Madeleine, jeune femme
Il est possible, il est probable même qu'il m'eût volontiers acceptée comme femme; il est certain, je le sais aujourd'hui, qu'il ne me souhaitait pas comme maîtresse. Pour le comprendre et pour m'en convaincre, il a fallu que j'en vinsse à l'humiliation de me l'entendre dire.
XV
J'avais conservé dans le tiroir de mon petit bureau le commencement de lettre à M. Juillet, les trois lignes, de ma main, qui eussent suffi à m'accuser et à me confondre à tout jamais aux yeux de qui les eût découvertes. L'ébauche de mon aveu, arrêtée en son premier élan, incomplète, mais déchiffrable et claire pour le premier venu, elle était là, sous une mince lame de citronnier, défendue par une serrure vulgaire que deux clefs étrangères au meuble, parmi celles de mon trousseau, ouvraient; qui eût cédé, par conséquent, à combien d'autres! J'éprouvais un amer plaisir à cet enfantillage. C'était mon feu qui était là! C'était aussi tout mon pauvre romanesque, à moi, qui était là!... Lorsque j'ouvrais mon tiroir, je constatais la présence de la feuille pliée en quatre et maintenue, comme presse-papier, par l'argent du ménage: billets de banque, petite pile d'or ou grosse tour penchée de pièces de cinq francs par-dessus... Elle pouvait venir avec le papier-monnaie sous ma main, se déplier, se laisser lire... C'était insensé, odieux même, peut-être.
Cette ébauche de réponse, l'hésitation, la défaillance, l'interruption qu'elle représentait pour moi, c'était aussi tellement l'image de ma situation vis-à-vis de M. Juillet!...
Les mois passèrent. M. Juillet ne reparaissait pas.
Les Le Gouvillon revinrent et point M. Juillet. Les Le Gouvillon furent sur M. Juillet très sobres de paroles: ils s'étaient rencontrés, oui, ils s'étaient quittés aussi. Les intentions de M. Juillet? Ils les ignoraient. Qui donc connaissait jamais les intentions de M. Juillet!
Et la mission?... Une femme ne pense pas à la mission!
L'été vint. Madame Du Toit s'y était prise de fort bonne heure pour me faire jurer de retourner à Fontaine-l'Abbé; mon mari fut invité; il y viendrait du moins quelques jours, car il avait pendant les vacances des travaux ici ou là, en province; mais nous étions assurés d'avoir cette année Albéric et sa femme. M. Du Toit informé, finalement,—c'était inévitable,—des scandales de l'année précédente à Dinard, étant monté sur ses grands chevaux et ayant menacé de cesser toute relation avec son fils si celui-ci ne demeurait, les prochaines vacances, ou chez soi, dans tel endroit où il lui plairait de louer, ou au Manoir. Des motifs d'économie et un autre, dont je vais avoir à parler, déterminèrent le jeune ménage à venir «échouer» à Fontaine-l'Abbé.
L'autre motif était que la jeune sœur, Pipette, allait aussi se réfugier à Fontaine-l'Abbé. Comment!... Pipette à Fontaine-l'Abbé! Oui. Rien de plus imprévu; rien de moins vraisemblable! Assurément. C'était ainsi. La vie des Voulasne créait sans cesse des circonstances extravagantes. L'absence complète, chez eux, de toute loi, le défaut de toute autorité, de tout commandement, l'appréhension de tout obstacle à leurs jeux de gamins, la mollesse vis-à-vis de toute entreprise étrangère, avaient favorisé, sinon provoqué la demande en mariage la plus burlesque. Celui que l'entourage des Voulasne nommait l'intendant des Plaisirs, M. Chauffin, vieil ami de la famille tant qu'on voudra, mais pique-assiette, en somme, vieux sot, oisif décavé et ridicule, et dont l'assiduité excessive près du ménage Voulasne passait, à tort d'ailleurs, mais enfin passait pour suspecte, avait demandé la main de Pipette, et les parents n'avaient à cela trouvé rien à redire. Ils avouaient, dans leur bonhomie, qu'ils eussent préféré que Chauffin fût plus jeune et plus fortuné, mais la chose, disaient-ils, si elle agréait à leur fille, aurait du moins cet avantage de ne rien modifier aux habitudes de la maison et de n'introduire dans leur milieu aucune famille rabat-joie... C'était bien cela qu'avait escompté Chauffin. Toutefois, à quelque chose malheur est bon; les Voulasne n'étaient pas débonnaires à demi: si leur fille résistait, ce n'était certes pas eux qui la contraindraient à accepter Chauffin.
Or, Pipette regimba. Elle n'avait rien de la jeune fille docile que j'étais, moi, avant le mariage. Elle était une «enfant gâtée», accoutumée à suivre ses caprices; elle avait, comme ses parents, le goût des plaisirs; elle tira à son papa et à sa maman une langue longue comme la main, puis, l'ayant rentrée, leur parla son langage expressif, où un seul mot suffisait; elle leur dit: «Flûte!...»
Mais Chauffin ne se tint pas pour battu; Chauffin était amoureux, et résolu, disait-il, à se faire aimer, avec la permission des parents. Les parents étaient bien incapables de refuser à Chauffin la permission de se faire aimer: que fussent-ils devenus sans lui? Ce que voyant, Pipette ne fit ni une ni deux; elle se laissa conduire chez sa sœur Isabelle par sa gouvernante et dit à celle-ci: «Vous pouvez rentrer et dire à papa et à maman que je ne rentre pas.» Une affaire! croira-t-on. Point du tout. Chez les Voulasne, aucun événement ne pouvait tourner à l'affaire; le genre dramatique ne se jouait pas dans leur maison. Pipette refusait obstinément de rentrer; mais Pipette était chez sa sœur, à l'abri, ne manquant de rien, tout au plus incommodant Isabelle.
Le bon Gustave, à l'annonce de la fugue, ne dit mot, paraît-il, et parut sur l'heure assez déconfit. Que pensait-il et qu'allait-il dire? Aussitôt qu'il parla, il dit:
—Eh bien! et la soirée chez Happy? Est-ce que Pipette va laisser perdre sa place?
Jamais les Voulasne et leurs enfants n'avaient fait défaut à la soirée annuelle chez Happy, un homme du monde, fort connu, chez qui des amateurs donnaient une véritable séance de cirque.
Les Voulasne aimaient beaucoup leur fille; elle allait manquer à leurs agréments, mais non pas autant que leur eût manqué Chauffin. Il n'y eut pas un mot prononcé qui fût amer; pas un geste menaçant, pas un symptôme de mauvaise humeur; Henriette Voulasne vint voir sa fille cadette chez sa fille aînée et parla devant elle de la soirée au cirque Happy où ils avaient assisté la veille et où Chauffin, dans un rôle de clown, avait eu du succès. Voulasne lui-même, entrant sur ces entrefaites, et embrassant sa fille comme si de rien n'était, lui demanda:
—Tu n'as pas voulu venir avec nous chez Happy, pourquoi?
Et il parla du succès de Chauffin comme l'avait fait Henriette, non par malice, non pas même par la sottise qui eût consisté à faire valoir devant elle les talents de son prétendant détesté, mais par ignorance absolue des susceptibilités morales. Pipette d'ailleurs n'en était pas autrement choquée. Elle ne voulait plus être en butte aux assiduités de Chauffin, mais, habituée qu'elle était à le tenir pour excessivement drôle, elle prenait plaisir à entendre parler de ses succès chez Happy.
Albéric était enchanté d'avoir chez lui sa petite belle-sœur, qui mettait de la gaîté dans le ménage. Mais, qui fut heureux? qui crut voir en l'aventure une bénédiction de la Providence? qui saisit l'occasion aux cheveux pour parvenir à ses fins? Ce fut madame Du Toit. Ayant appris les dispositions, inouïes à la vérité, des parents Voulasne, mais conciliantes à l'extrême, on peut le dire, elle s'en était aussitôt emparée, afin de «sauver», disait-elle, la pauvre petite Irène,—qu'elle se refusait à appeler Pipette,—et pour ramener à soi, du même coup de filet, le ménage Albéric. Puisque les Voulasne comptaient sur le temps pour arranger les choses, que ce temps s'écoulât pour leur jeune fille comme pour Isabelle, ces prochaines vacances, à Fontaine-l'Abbé! Elle le leur proposa. Les Voulasne ne s'alarmèrent, à cette proposition, que d'une chose: madame Du Toit paraissait donc supposer que d'ici une quinzaine de jours, date de leur départ pour la mer, Pipette n'aurait pas consenti à reprendre sa place au foyer paternel?
—Elle la reprendrait dès ce soir, leur dit madame Du Toit, si vous consentiez à éloigner d'elle l'homme qui l'a fait s'éloigner de vous...
—Mais pourquoi? demandait naïvement Voulasne.
—Il ne l'épousera pas malgré elle!... ajoutait Henriette.
En conscience, madame Du Toit, quoique tremblant un peu qu'ils la comprissent, avait essayé de leur faire comprendre la raison. Elle échappait certainement à Voulasne; Henriette la soupçonnait peut-être; mais éloigner Chauffin était au-dessus de leurs forces.
Et la quinzaine écoulée, Pipette n'ayant pas cédé, les parents consentaient à ce qu'elle allât à Fontaine-l'Abbé: «A la maison de correction», disait Albéric.
Le départ pour la Normandie fut même un peu avancé, à cause de la jeune Voulasne, tant madame Du Toit avait peur qu'elle ne lui échappât. Et, à cause de la jeune Voulasne encore, la composition des hôtes de Fontaine-l'Abbé fut entièrement remaniée. Madame Du Toit avait son plan: il consistait à marier Pipette, à la marier vite, si cela se pouvait, à la marier très bien, toutefois. Cela pouvait présenter quelques difficultés à cause des parents Voulasne; mais quoi! est-ce que les Du Toit eux-mêmes n'avaient pas donné leur fils à une Voulasne? Et puis, la fortune était belle. En conséquence, nous eûmes de la jeunesse à Fontaine-l'Abbé, jeunes gens et même jeunes filles, inutiles celles-ci, il est vrai, au projet de madame Du Toit; mais si l'on convoquait les frères, le moyen de laisser les sœurs de côté? Quiconque ne possédait pas un jeune homme à marier fut exclu, du moins ce premier mois. Il était à craindre que Pipette scandalisât ces familles, sinon ces jeunes gens, et qu'il résultât de cet assemblage beaucoup de mal pour la maîtresse de maison: tant pis! madame Du Toit triomphait; elle remportait, cette année, une grande victoire sur les Voulasne; elle possédait leurs deux filles, elle possédait son fils, et elle espérait fermement conserver le tout pour elle.
Quant à moi, que la compagnie fût jeune ou vieille, turbulente ou morose, Fontaine-l'Abbé demeurait le lieu de mes plus douces émotions; c'était le lieu de mon ensorcellement; sur ses pelouses, sous ses beaux arbres, au bord de ses fossés d'eau vive, j'avais bu le philtre qui faisait aujourd'hui mon tourment... Quand je repassai sous ses châtaigniers, quand le château me réapparut, quand j'entendis, en mettant le pied dans la cour pavée, le grand frisson qui secoue le soir le feuillage des platanes, je ne pus me priver de dire à madame Du Toit: «Ah! que j'aime votre maison!...» Cri travesti de mon cœur! duperie de moi-même par moi-même! Était-ce donc tant la maison que j'aimais?
Les deux mêmes chambres que l'année précédente nous furent attribuées; je retrouvai ma vieille perse bleue, les nattes sur lesquelles j'avais sauté de joie, le balcon d'où la vue s'étendait par une trouée dans la campagne et qui surplombait le barrage au joli murmure d'eau. Mon mari devait venir passer un jour ou deux dans le courant du mois; Suzanne était au comble du bonheur; rien ne lui plaisait autant que Fontaine-l'Abbé, parce qu'il y avait de l'eau au pied des murs et parce que c'était un château! Son petit frère Jean n'exprimait pas encore très nettement ses impressions.
Tout compte fait, les jeunes gens mariables, et malgré l'activité déployée par madame Du Toit, se trouvaient réduits à trois, deux avocats du barreau de Paris, l'un blond, l'autre brun,—madame Du Toit avait pensé à tout!—l'un sans famille, l'autre accompagné de père, de mère et de sœurs qui, il est vrai, pouvaient entrer en concurrence avec mademoiselle Voulasne vis-à-vis des deux autres jeunes gens, mais aussi fallait-il sauvegarder les apparences et ne pas paraître vouloir à tout prix préparer le sort de l'unique Pipette; le troisième était un garçon ayant à peine passé la trentaine, déjà décoré, ayant un poste dans je ne sais quelle colonie.
Avant toute chose, il fut indispensable d'organiser un tennis. Il n'y avait pas de terrain préparé pour le tennis à Fontaine-l'Abbé; les jeunes gens et les jeunes filles s'emparèrent de la pelouse, devant la façade principale, la seule dont l'inclinaison, très peu sensible, se prêtât, tant mal que bien, aux exigences de ce sport. Madame Du Toit fut très affectée de voir piétiner sa pelouse, mais donna l'ordre de tondre de près l'étendue nécessaire. Chacun de ces messieurs et de ces jeunes filles était muni de sa raquette. Manquaient le filet, les balles et les bandes de toile blanche. Albéric,—que je soupçonne de n'avoir pas averti sa mère qu'un tennis était nécessaire, afin de lui prouver qu'elle n'entendait rien aux amusements de la jeunesse et qu'on ne saurait que «se raser» chez elle,—se dévoua pour aller à Trouville chercher les accessoires. Il y resta deux jours, pendant lesquels tout notre monde, dans le plus complet désarroi, fut sauvé de l'ennui mortel par Pipette. Pipette avait le caractère extrêmement facile et une vitalité si heureuse, si libre, si jaillissante, qu'elle égayait les plus récalcitrants. Beaucoup de ses mots, d'une crudité de pomme verte, nous tiraient les dents, et il était touchant d'être témoin des prodiges d'indulgence et d'ingéniosité à l'excuser qu'inspirait à la sévère madame Du Toit la volonté arrêtée de trouver à la petite Voulasne un mari. En attendant, Pipette se montrait pour tous d'un grand secours. Elle n'avait ni la timidité, ni la retenue, ni la modeste conversation des jeunes filles bien élevées qui se trouvaient là; elle n'avait rien de cet air languide qu'adoptait souvent sa sœur Isabelle. La femme d'Albéric, bien que formée de la même façon que Pipette, donnait un résultat absolument différent. Isabelle, prévenue de bonne heure, par les Du Toit et par son goût très tôt prononcé pour Albéric, que les manières de ses parents n'étaient pas les bonnes, s'était aussitôt entraînée à copier les manières des autres familles, des Du Toit d'abord, comme on l'a vu pendant ses fiançailles, puis, après son mariage, et depuis que son mari avait fléchi lui-même en subissant les Voulasne, de toutes les personnes successivement qui lui semblaient plus brillantes. Elle empruntait sans cesse, incertaine du modèle à suivre, fatiguée de son incertitude, et surtout fatigante. Pipette était une nature par hasard heureuse, sans un instinct fâcheux, et que rien, jamais, n'avait bridée. Tout, chez elle, était spontané, ce qui lui donnait un grand charme. C'était un bon petit diable, certes. Toutefois, pour des personnes soumises à la rigueur des convenances, c'était tout de même un peu le diable.
Elle eut du succès néanmoins, à Fontaine-l'Abbé, parce qu'on ne pouvait faire autrement que de la trouver bonne fille, et parce qu'on avait besoin d'elle. De quelle façon plaisait-elle aux jeunes gens? Je ne sais trop; en tout cas, elle semblait leur plaire beaucoup à tous les trois. Point mal de sa personne, avec cela, la chère Pipette. De figure moins régulière que sa sœur, moins jolie, si l'on veut, mais bien plus piquante, elle avait des cheveux blonds fort beaux, une gorge, une taille savoureuses et des bras que l'on remarquait et jugeait ravissants, d'un commun accord. Que serions-nous devenus sans elle, et sans tennis, pendant l'absence d'Albéric, Seigneur Dieu. Tout ce monde-là n'aimait point la campagne pour elle-même, point la promenade, point la musique; et tous les bons vieux jeux qui nous avaient suffi, à nous, le croquet, le volant, colin-maillard, cache-cache, étaient surannés.
Nous parcourûmes, madame Du Toit et moi, les greniers du château fleurant la poussière et le rat; nous ouvrîmes toutes les vieilles armoires afin d'y découvrir quelque objet de divertissement oublié. A notre retour sur la terrasse, avec un antique jeu de loto, un cor de chasse et des romances de Loïsa Puget à demi rongées, nous vîmes toute la jeunesse employée à une besogne captivante: ces messieurs avaient réussi à déplacer le rouleau de pierre qui encombrait l'allée couverte, et ils le traînaient sur la pelouse afin d'aplanir le sol destiné au tennis. Pipette en avait eu, nous dit-on, l'idée la première, bien éloignée, la pauvre petite, de penser qu'elle remuait quelque chose qui, à Fontaine-l'Abbé, n'avait pas bougé depuis plus de soixante ans!
Je m'aperçus que madame Du Toit avait du chagrin à voir changer de place le rouleau de pierre qui la gênait depuis si longtemps. J'en eus bien, moi, qui ne le connaissais que de l'année dernière; il m'avait obligée souvent, lorsque nous marchions dans l'allée trois ou quatre de front, à me détourner de mon chemin, mais déjà cette petite incommodité était unie pour moi au charme qui s'attache à presque tout souvenir.
Le tennis organisé, nous eûmes la paix durant le jour. Ils jouaient la matinée, l'après-midi jusqu'au coucher du soleil, sans se lasser jamais, sans réclamer jamais une autre occupation.
—C'est vraiment bien commode! disait madame Du Toit.
Mais elle trouvait que toute cette jeunesse, captivée par le sport, ne s'entretenait pas d'autre chose et n'apprenait pas à se connaître; elle allait presque lui reprocher de ne pas seulement engager quelque amourette! Ah! ce n'était pas pour le tennis qu'elle l'avait convoquée, mais pour marier la petite Voulasne. Aussi, le soir après le dîner,—adieu Beethoven et Chopin!—j'étais chargée de faire danser tout ce petit monde.
Et quelle était ma vie, à moi, au milieu de ces sauteries et de ces jeux? J'espérais.
J'espérais. J'aurais été bien en peine de dire quoi. Mon optimisme, aujourd'hui, me paraît insensé. Mais c'était ainsi. J'espérais. Je portais avec ivresse mon culte intérieur et secret. J'aimais un être, à mon gré, charmant, qui maintes fois m'avait ravie, qui, une fois, un peu forcé, il est vrai, m'avait dit qu'il m'aimait.
J'espérais. Je m'abandonnais avec une voluptueuse terreur à je ne savais quoi, qui pouvait arriver. Croirait-on que, pendant cinq mois, mon cœur a sauté, chaque jour, à l'idée qu'en somme il eût pu m'écrire d'une manière détournée, et même directe, à la rigueur, en ne me disant rien que d'insignifiant; mais quelle signification aurait eue pour moi un mot de lui! Un jour que sa tante me parlait de lui, je lui demandai:
—Ah çà! est-ce qu'il ne vous dit seulement jamais un mot pour moi?
—Il ne manque pas de me charger de ses bons souvenirs pour nos amis...
Cela me glaça tout le corps.
Le soir, après avoir exécuté tout ce que ma mémoire pouvait contenir d'airs de valses, lorsque j'étais remontée dans cette chambre de perse bleue où, l'année précédente, le démon qui me possédait m'avait si insidieusement imprégnée, je m'accoudais encore à mon balcon de fer... Oh! mon Dieu! je m'agenouille aujourd'hui à vos pieds pour vous supplier de me pardonner les douceurs que j'ai rêvées... Oh! que la femme qui a reçu de vous cette bénédiction de connaître dans le mariage le bonheur de l'amour ne me jette pas la pierre!... Oh! que tout être qui s'est senti presser et briser entre des bras vraiment aimés suspende son jugement avant de me condamner!... Jamais, jamais, je n'ai connu, moi, la saveur du baiser d'amour!... Mon cœur battait comme celui des autres femmes; mon corps était jeune, sain; ma bouche absolument pure... J'ai tendu mes lèvres à l'air caressant de la nuit, en appelant le baiser de l'homme que j'aimais. J'ai aussi dit son nom, tout haut—insigne et damnable folie!—ce prénom que je n'écris pas dans ces souvenirs et que je n'écrirai jamais, soit par une sorte de honte, soit par respect pour l'intimité sacrée qu'il représentait à mes espérances, soit peut-être aussi par dépit de n'avoir pas été admise à le lui dire à lui-même... J'avais l'air d'être toute seule vivante au milieu de cette magnifique campagne endormie; tous avaient achevé leur journée; moi j'attendais...
Le murmure de l'eau, toujours pareil, infatigablement monotone, à la longue m'irritait. Je me disais: «Ma vie sera comme ce bruit d'eau, toujours également mesurée, immuablement modeste, quasi imperceptible, agaçante pour qui par hasard la verrait, et elle n'aura même pas, comme cette chute d'eau minuscule, l'avantage d'être seulement appréciée par quelqu'un...» Et je pleurais, et je sanglotais sur mon balcon, n'osant rentrer dans cette chambre près de laquelle dormaient mes enfants, et où il n'y avait personne, au château, qui ne crût que dormait, paisiblement aussi, la femme la plus irréprochable, la plus immaculée, la plus sûre.
J'avais apporté à Fontaine-l'Abbé les trois lignes de ma lettre commencée... Je ne pouvais me résoudre ni à la détruire, ni à m'en séparer. Je la tenais enfermée dans un petit coffret de fer où étaient mes bijoux et mon argent. Étonnant besoin d'aveu, étrange nécessité de proclamer notre amour!... Si j'étais morte dans la nuit, la pureté de ma mémoire, si précieuse à mon mari et à mes enfants, en était stupidement ternie!... Je le savais, j'y songeais souvent. Je ne résistais pas au désir d'avoir là, près de mon chevet, ce feu ardent qui, selon moi, devait projeter des rayons comme un phare, comme un phare que tous les initiés reconnaissent du large. Qu'ils reconnussent donc tous, tous! ah! du plus loin qu'ils le pouvaient apercevoir, qu'ils reconnussent à mon phare celle qui dormait ici: ce n'était qu'une femme amoureuse!
Un jour, se promenant avec moi dans le potager, son sécateur à la main, madame Du Toit me dit qu'elle avait reçu une lettre de son neveu, qu'il lui demandait s'il pouvait venir la saluer à Fontaine-l'Abbé...
—Ah!
—Il ne manque pas de me prier de lui nommer mes invités; c'est un monsieur qui veut bien présenter ses hommages à sa tante, mais qui ne veut pas s'ennuyer. Faut-il, ajouta-t-elle en souriant, que je vous nomme?...
Trop vivement, mais j'avais tellement peur que ma présence l'empêchât de venir, je m'écriai:
—Non, non, ne me nommez pas!
—Oh! dit madame Du Toit, comme vous dites cela! Craindriez-vous de l'effaroucher?...
Madame Du Toit continua, plus sérieuse:
—Plût à Dieu que mon malheureux neveu s'enthousiasmât, je ne dis pas de vous, ma chère enfant, bien entendu, mais d'une femme comme vous,—s'il s'en fait encore!...—Hélas! il ne me ménage pas cette consolation: c'est un garçon très remarquable, chacun en convient; mais il donne raison, il faut aussi le reconnaître, à ceux qui, comme son oncle, le président, affirment que c'est en même temps un écervelé...
—Monsieur Juillet, un écervelé!...
—C'est un homme incapable de faire son choix dans la vie. Avec les plus beaux dons naturels, après les études les plus brillantes, voilà un garçon qui refuse toute espèce de situation, qui s'adonne à des travaux personnels, très séduisants, paraît-il, moi je le veux bien, mais bien incertains quant aux avantages à venir... Est-ce un philosophe? un sociologue, comme on dit aujourd'hui? un essayiste?... un moraliste?... Tout cela implique encore un choix dans les idées, et vous oblige à prendre parti entre les idées qu'on a. Tout cela demande de la logique, de l'esprit de suite et au moins une certaine conformité entre les principes qu'on émet et la vie qu'on mène... Un moraliste! je vous demande un peu...
—Pourquoi monsieur Juillet ne serait-il pas un moraliste?
—Pourquoi monsieur Juillet ne serait pas un moraliste?... Mais, ma chère enfant, parce que monsieur Juillet est un... libertin!
Elle fit, en lâchant ce mot, des yeux de grand'mère courroucée, et rabattit d'un coup sec le petit fermoir de son sécateur.
J'étouffais; l'allusion encore une fois réitérée à ce libertinage me suffoquait. Je dus avoir le sang à la figure. Heureusement, l'attention de madame Du Toit était à ce moment à son neveu, non à moi. J'étais partagée entre le souci de m'informer et la peur d'apprendre.
A tout hasard, je répétai:
—Un libertin!...
—N'en disons pas davantage, fit madame Du Toit, pour ne point faire de médisances.
Nous remontions les marches conduisant du potager à l'allée couverte. Aussitôt en haut, la vue du tennis, entre les troncs d'arbres, et les voix des joueurs: «play? out!... trente à...» s'introduisirent entre nos pensées; nous remontâmes toute l'allée sans parler. Je souffrais d'une de ces douleurs sourdes et rageuses qui font souhaiter de souffrir plus encore; je criai à madame Du Toit qui me quittait pour aller écrire à son neveu:
—Tiens! mais, dites-lui donc que vous n'admettez ici cette année que les jeunes gens disposés au mariage!...
—C'est une idée, fit-elle.
Mais je ne sus pas si elle lui avait écrit cela, non plus que si elle lui avait cité mon nom parmi ceux des hôtes de Fontaine-l'Abbé. De sorte que son arrivée, s'il venait, ne devait rien signifier pour moi.
Allait-il venir? Il pouvait arriver demain!...
Viendrait-il, me sachant là?... S'il ignorait que je fusse là, quel effet ma vue lui produirait-elle?...
Madame Du Toit ne se doutait certes pas qu'elle me laissait sous son allée couverte avec une pareille angoisse. A cette angoisse s'en ajouta une autre, vers le soir, qui paraîtra tout à fait misérable, mais que je dois confesser: celle d'être laide, le lendemain, si je me laissais abîmer par le tourment!
Il arriva, non pas le lendemain, mais, sans se presser, quatre jours après. J'avais eu le temps de m'accoutumer soit à l'idée qu'il allait venir, soit à l'idée qu'il ne viendrait pas.
Je fus avertie de son arrivée, grâce à l'attention extrême que je portais à toutes les paroles, à tous les gestes, à tous les ordres de madame Du Toit, depuis quatre jours. Je l'entendis commander la voiture. J'étais enfermée dans ma chambre quand la voiture descendit les lacets; je ne pouvais la voir, je l'entendis bien et je suivis son bruit jusqu'à l'arrêt dans la cour pavée, sur la façade nord. Il était environ six heures du soir; je ne voulais pas me montrer avant le dîner, mais je pensais qu'il connaîtrait ma présence, au cas où sa tante ne la lui eût pas annoncée, par mes enfants qui jouaient en bas.
Je ne me souviens pas d'avoir eu jamais, en aucune circonstance de ma vie, autant d'appréhensions et des palpitations si violentes qu'au moment de descendre, à l'heure du dîner, ce soir-là. Je ne me mettais pas ordinairement de rouge; mais j'avais appris, depuis un an, à en mettre, et je possédais tout ce qu'il faut pour cela. Je mis un peu de rouge, car j'aurais eu l'air d'une morte.
En entrant dans la pièce où l'on était réuni, mes yeux allèrent immédiatement à lui; je remarquai même: «Comment se peut-il faire que j'aie deviné l'endroit exact où il se trouve?» C'était moi qui, en entrant, recevais tout le reste de lumière des fenêtres ouvertes sur le couchant; c'était lui qui m'apparaissait en une sorte de silhouette auréolée. Mais je ne pus pas discerner son premier mouvement. Il s'avança pour me saluer; sa main était tout à fait inexpressive; il me dit aussitôt:
—Madame je n'espérais pas vous trouver ici.
—Vous n'avez donc pas rencontré mes enfants?...
—Vos enfants?... Comment!...
Et il se mit à chercher parmi les enfants qui étaient sur la terrasse. Il avait certainement rencontré mes enfants, mais il ne les avait pas reconnus.
Et j'aperçus, après ce premier contact, qu'en effet il avait eu la surprise de me voir entrer; il y avait en lui quelque chose de gauche et de gêné que je connaissais bien pour l'avoir observé autrefois dans les circonstances où il n'était pas à son affaire. Il était si peu habile à dissimuler! Cela venait-il de la petite vexation qu'il éprouvait de n'avoir pas reconnu mes enfants? Cela voulait-il dire qu'il retrouvait, en me voyant, la confusion ou la honte de notre dernière entrevue?... Il avait la peau hâlée, bronzée; je le trouvais beau.
Il ne fut placé, à table, ni à côté de moi, ni en face de moi. En me penchant sur mon assiette, j'apercevais son nez bruni, sa barbe allongée, ses mains fines, nerveuses et velues, sans bague aucune.
On ne l'entendit presque pas; c'était bien toujours le même homme; il ne parlait guère pour peu que le milieu ne lui fût pas tout à fait favorable; les jeunes gens qui étaient là ne le connaissaient pas, pour la plupart, ignoraient sa valeur, et l'ennuyèrent, à ce qu'il me sembla, en discutant leurs coups, critiquant leur jeu, et criant d'un bout de la table à l'autre, comme s'ils foulaient encore la pelouse. On s'en donnait! et la maîtresse de maison était toute indulgence, tant que le président n'était pas arrivé. Après le dîner, échange de mots banals; puis ma fonction de tapoteuse me retint au piano. Il n'avait pas besoin de me tourner les pages, pour la musique que j'avais à jouer cette année! Et j'allai me coucher sans avoir, en somme, rien appris.
Eh bien! il était revenu... Eh bien! nous nous étions retrouvés! Et ce n'était que cela! Pas de vitres brisées, point d'éclat; mon cœur tout seul, dans ma poitrine, que mes proches voisins auraient pu entendre. «Mais, demain, pensais-je, il faudra bien que nous causions, un peu comme autrefois, quand ce ne serait que pour ne point nous faire remarquer...»
Il n'était pas pressé de me parler, c'était évident. Il eût pu me parler dans la matinée. Je ne le provoquais pas, mais j'étais loin de le fuir. Un aparté tranquille s'offrit à lui et à moi dans le jardin; il ne fit rien pour en profiter et se laissa entraîner par la petite Voulasne qui tenait à l'initier au tennis. Toute l'après-midi, je boudai dans ma chambre. Le soir se passa comme la veille, sauf qu'à table, il se mêla à la conversation des joueurs de tennis: il s'amusait à s'initier au jeu. Les saillies de Pipette, qui parfois étaient inouïes, le faisaient rire. A table, de côté, j'apercevais ses dents, quand il riait, et je voyais à sa physionomie une expression inconnue de moi. Cette expression n'était pas celle qui me plaisait mais, par contraste, elle avivait le souvenir de celle que j'aimais; je me torturais du regret de ce que je ne trouvais plus en lui, et j'étais jalouse de l'agrément qu'il semblait prendre en disant des bêtises avec des jeunes filles, des enfants!...
Tout à coup, le lendemain, dans l'escalier, en descendant, c'est-à-dire dans l'endroit le moins propre à prolonger un entretien, où nous pouvions et devions être interrompus à chaque seconde, il me rencontra et me dit:
—J'aurais voulu vous épargner la vue d'un homme qui vous a offensée...
—Offensée?...
—Oh! dit-il, vous voulez avoir oublié...
Et il ajouta, sur un ton de résignation douloureuse, mais qui me parut singulier:
—On n'oublie pas!...
Ce qui voulait dire probablement: «Vous ne pouvez avoir oublié que je vous ai offensée, et moi, je ne puis vous oublier...»
C'était correct. Pourquoi cela me parut-il plus correct que convaincu?
Je lui dis:
—Il faudrait...
Je voulais dire: «Il faudrait que nous ayons un moment de causerie.» Il me coupa, pressé sans doute par un bruit de pas dans l'escalier, et il dit:
—Oui, il faudrait pouvoir oublier!... Oh! un accès de démence!... Je ne me pardonnerai...
Quelqu'un, qui s'engageait dans l'escalier, l'empêcha de poursuivre.
Il tenait donc tant à oublier? Ce n'était pas, à moi, mon souci. Il pensait à se disculper. Moi, je ne songeais qu'à me charger davantage.
Nous arrivâmes au bas de l'escalier en disant des choses banales.
Il pouvait être sincère en croyant m'avoir offensée. C'était mon attitude et ma figure involontaires, au moment de sa déclaration, qui le lui avaient fait croire.
Fallait-il que j'en vinsse à lui dire: «On n'est pas offensé quand on aime?...»
Ce fut à ce moment-là que l'idée me vint de lui donner à lire le cher papier qui me suivait partout et que je tenais enfermé dans mon petit coffret de fer. Je le tirai du coffret, je le pliai une fois de plus pour en diminuer le volume, et je le portai dans mon corsage, sur la peau même, afin de le sentir. C'était mettre le comble à ma folie. Lui, s'accusait d'un accès de démence; mon accès, à moi, n'était pas isolé, il durait. Je portai ce papier deux jours sans trouver l'occasion de le remettre. Il me brûlait la poitrine; j'avais peur de le perdre, une envie grandissante de le donner et en même temps une lâche terreur de ce que je désirais faire. Je ne parle pas de pudeur ni de remords anticipé d'une faute possible: on sent trop, hélas! qu'au point où j'en étais venue, cela ne comptait pas pour moi.
La pudeur, la honte, par un singulier renversement des rôles, elles se trouvaient, elles étaient visibles chez celui pour qui je les avais abdiquées! Positivement, son front rougissait et ses épaules tombaient en face de moi! Il n'allait pas jusqu'à m'éviter, mais ma présence lui rappelait, comme il me l'avait dit, une chose qu'il voulait oublier. Ce qu'il voulait oublier, c'était surtout le souvenir d'avoir commis une action qu'il croyait une erreur, une maladresse irréparable... L'offense? mais elle était, à mon avis, dans la recherche de l'oubli plutôt que dans l'acte qu'il voulait oublier!... S'en doutait-il un peu, et sentait-il qu'à chaque heure il aggravait son cas à mes yeux? Il ne me fuyait pas, mais il ne me recherchait pas du tout. Il me parlait, et des mêmes sujets qu'autrefois, mais plus volontiers en compagnie et sans s'appliquer à terminer par un de ces tête-à-tête si faciles, ici, qui s'offraient pour ainsi dire, et qu'il me devait, à ce que je croyais... Traitait-il ces sujets comme autrefois? Il me semblait que non; mais c'était peut-être que les sujets, je les écoutais moins, que mon âme n'y était plus, que je pensais à autre chose?... J'enrageais, je trépignais. Je crois aussi que j'avais un peu l'air de l'attendre, de le poursuivre, et enfin de le provoquer. S'il ne m'aimait réellement pas, combien devait-il me trouver détestable! La seule pensée m'en fait frissonner aujourd'hui, et l'humiliation rétrospective m'en donne la nausée.
Une après-midi, comme je descendais au jardin, je l'aperçus sur la pelouse, assis sur le rouleau de pierre que l'on avait laissé à quelque distance du tennis. Il regardait les joueurs. Je descendis l'allée couverte où, par hasard, il n'y avait personne. Entre les troncs des tilleuls il me vit; il pouvait venir me rejoindre; je parcourus deux fois l'allée. Il ne vint pas. Moi, j'allai à lui.
Je m'assis à côté de lui sur le vieux rouleau de pierre. Son premier mot fut:
—Oh! madame, vous ne craignez pas le soleil?
Je lui dis que non. Alors il me dit:
—Mais votre petite cousine Voulasne est charmante! regardez-la donc jouer...
Je dis:
—Elle a le diable au corps.
—Joli diable, dit-il, et quel corps!
Je fus choquée, peut-être à cause d'une certaine piqûre de jalousie, mais certainement aussi par l'impossibilité absolue où j'étais de m'accoutumer à entendre un homme parler sans périphrase du corps d'une femme et surtout d'une jeune fille. Dans vingt ans, peut-être aujourd'hui même, pareille susceptibilité paraîtra ou déjà paraît bien extraordinaire. Nous étions ainsi. Je fus choquée. Il le vit, d'un bref coup d'œil suivi d'un certain froncement des sourcils que j'avais surpris chez lui, je m'en souviens bien, le soir même de la déclaration. Avais-je donc fait, mon Dieu! encore le même visage?
Et, parce qu'il s'aperçut qu'il m'avait choquée, il fit tout de suite l'aimable; il me dit des phrases où s'enchâssait au moins par deux fois l'expression «une femme comme vous». C'était une expression qu'il avait employée autrefois en me parlant de moi, sans que j'en eusse fait la remarque. Autrefois, il me semblait que je savais ce que cela voulait dire et je n'étais pas fâchée que l'on voulût dire cela de moi. Aujourd'hui, cette expression me paraissait manquer de sens. Je lui demandai, avec un peu d'irritation dans le ton:
—«Une femme comme moi!... une femme comme moi!...»
Il me dit sans hésiter:
—Une femme née pour être un exemple à toutes...
—Merci.
Et il me tint, comme inédit, un discours que je lui avais déjà entendu prononcer sur les deux catégories de femmes, aussi tranchées que des espèces différentes. l'une honnête et qui, si elle manque à le demeurer, commet une erreur, l'autre qui se trompe aussi lourdement si elle prétend l'être sans en avoir la vocation.
Je n'accordais pas grande attention au discours, d'abord parce que je le connaissais et ensuite parce que je faisais cette remarque: «Jamais, autrefois, il ne se fût répété devant moi... parce que ma présence, en lui étant agréable, provoquait chez lui une attention active et minutieuse qui l'eût fait se souvenir de paroles déjà dites, et qui suscitait sa pensée, l'inspirait.» Entre temps, je remarquais aussi que son discours était le développement rigoureux de la croyance qu'il avait de m'avoir offensée... Mais l'impression qu'il me donnait d'un si grand refroidissement à mon égard m'obligeait à me demander: «Croit-il vraiment m'avoir offensée? Ou tient-il à me le faire croire afin que je ne l'invite pas à m'offenser davantage!» Peut-être s'aperçut-il que je l'écoutais peu; il me dit tout à coup:
—Prenez garde! vous allez tacher votre petit soulier blanc...
J'appuyais, sans y prendre garde, un de mes souliers de drap blanc sur le timon en fer rouillé qui servait à tirer ou à pousser le vieux rouleau de pierre.
Et, en me disant cela, il avait, prestement, pour sauver mon soulier, touché du doigt ma cheville.
Étrange chose! contradictions, complexités insondables de notre nature: de cet homme à qui, s'il m'eût emportée dans ses bras, je me fusse abandonnée corps et âme,—du moins, à ce qu'il me semblait—je ne pus supporter ce contact léger. Je retirai ma jambe d'un mouvement brusque, inconscient, exagéré, d'un mouvement de patte de grenouille galvanisée; et, sans que ma volonté y fût le moins du monde intervenue, je m'écartai un peu de mon voisin sur le siège de pierre. Et je dus, encore une fois, c'est probable, faire la figure de mes arrière-grand'mères!...
Il eut, lui, un œil lassé qui se reporta d'instinct sur un objet agréable et suivit les mouvements du «corps» de Pipette. Et ce qu'il eût aimé alors à dire, il ne me le dit pas.
Je suivais, à la dérobée, son regard. J'en souffrais si cruellement que je dis:
—«Elle» est destinée à faire une très honnête femme, savez-vous?
—Qui? me dit-il, en se retournant vers moi.
—La petite Voulasne.
Il éluda ma question:
—Avouez, dit-il, que les deux autres jeunes filles sont bien insignifiantes.
—Mon Dieu! ce sont tout simplement des jeunes filles bien élevées. Tout le monde dira d'elles ce que vous dites...
—Mais on les épousera...
—Et elles serviront d'exemple...
Ma riposte était un peu vive. Il dut la trouver hardie; il se tourna de mon côté, et ses deux sourcils demeurèrent suspendus; il était embarrassé pour répondre; il me dit:
—Je leur souhaite de n'être pas aimées par d'autres hommes que leurs maris: ceux qui les aimeraient souffriraient inutilement; elles aussi, peut-être.
—Ces femmes-là, quand elles aiment, aiment souvent plus que les autres!
—Des amoureuses repenties!... dit-il.
Il parut ennuyé. Ses yeux cherchaient à se dérober en fuyant vers les mouvements heureux du tennis. En quelques minutes, en quelques paroles, à propos d'un banal sujet, et sans toucher directement la grande question qui gisait entre lui et moi, le fond de son cœur s'était révélé. Nous avions l'air de causer bien amicalement, assis sur notre vieux rouleau de pierre et dans une atmosphère de jeunesse alerte et joyeuse, et moi je recevais le plus effroyable choc de ma vie; je m'entendais annoncer, par douces paraboles, la ruine totale, irrémédiable de mes espérances; sous ce clair soleil, devant ce beau château, lieu d'enchantement, abri de tant de rêves, je voyais se fermer à jamais, à tout jamais, pour moi, les portes infranchissables du domaine de l'amour.
Je tirai de mon corsage le papier quatre fois replié. Je n'avais plus, cela va sans dire, à le donner à lire.—Il est si clair, d'ailleurs, que je ne l'aurais jamais donné!...—Je le dépliai. C'était une feuille presque toute blanche. Deux lignes et demie, cela semblait être peu de chose. En déchirant le papier, je réservai la petite langue qui contenait les deux lignes et demie. Je chiffonnai le papier blanc en une boule que je jetai sur la pelouse; et de la petite langue je fis une boulette que j'avalai sous les yeux de M. Juillet.
Il me dit:
—Que diable faites-vous là?
—Vous le voyez: je mâche un morceau de papier...
Il eut un assez gentil sourire; il n'était pas du tout obligé de comprendre ce que j'avais fait.
Et il me dit, un peu taquin, comme en ses bons moments:
—Que vous êtes jeune! Il y aura toujours en vous de la pensionnaire!...
En effet, c'était un geste de pensionnaire que je venais d'accomplir.
Mais il restait en moi, comme en beaucoup de femmes, bien plus de ce que fut la pensionnaire qu'il ne le pouvait croire et que je ne le croyais moi-même.
Le soir de ce même jour, après le dîner, à l'extrémité de la terrasse aux grenadiers, j'allai m'accouder, un peu à l'écart, à la balustrade, et je regardai, au-dessous de moi, l'eau de la douve sombre et silencieuse, qui avançait comme un enterrement. C'était le soir d'un de mes plus tristes jours; j'étais tellement contusionnée que je ne pensais à rien. Une lueur, provenant des fenêtres éclairées, se diffusait à la surface de l'eau, tout juste pour permettre de discerner de menus objets qu'entraînait le courant lent et lourd: une feuille de platane, étalée comme une grande patte de canard, un brin d'herbe, une tige de roseau brisée. Soudain, je poussai un cri parce que je croyais apercevoir un animal; tout le monde vint autour de moi s'accouder; c'était un pauvre petit chat de quelques jours, le ventre gonflé, les membres étendus comme la peau d'une descente de lit. On le regarda s'en aller, doucement, dans l'ombre de ce triste fossé. Madame Du Toit admonesta un domestique en lui rappelant qu'elle avait défendu qu'on jetât aucun objet dans la douve; et puis tous s'éloignèrent de moi, sauf M. Juillet, accoudé tout près. Il eût pu très bien donner une suite à la conversation de l'après-midi, à supposer qu'il n'eût ni compris ni voulu le sens définitif qu'elle avait pris pour moi. Il me parla simplement de son voyage.
Et désormais il ne craignit plus de s'approcher de moi, de causer avec moi, mais sans plus jamais faire allusion à «l'instant de démence». Notre affaire avait été réglée, une fois pour toutes, par notre échange de propos indirects, sur le rouleau de pierre.
Ma boule de papier roula pendant trois jours sur la pelouse. Du haut de la terrasse, je la voyais; quand je passais sous l'allée couverte, je la regardais, déplacée par le vent, déformée par la rosée de la nuit qui peu à peu en élargissait la tache blanche.
Lorsque M. Du Toit arriva, son premier coup d'œil, du haut du perron, fut pour cette tache blanche sur la pelouse et il s'écria:
—Ha! qui est-ce qui laisse traîner de la paperasse sur la pelouse?
Je dis:
—C'est moi!
—Cela m'étonne de votre part! dit-il.
Mais sa figure se radoucit aussitôt à cause de l'indulgence qu'il avait pour moi, femme irréprochable entre toutes!...
XVI
Les témoignages si particuliers d'estime qu'à tout instant M. Du Toit m'accordait ne me gênèrent pas, tant que l'amour en moi eut toute sa virulence. Un nuage épais, qui m'environnait, me cachait le monde et moi-même, et m'abusait sur la valeur des choses. Tout à coup, les témoignages de M. Du Toit me gênèrent.
A la suite de la conversation sur le rouleau de pierre, j'avais été plongée dans une hébétude telle que l'on ne saurait dire si l'on y souffre ou bien si l'on n'y éprouve pas une espèce de plaisir barbare qui vient de sentir qu'on ne pourrait souffrir davantage. C'est une stupeur qui trompe nos bourreaux et peut leur donner à croire que nous sommes insensibles. Le soir où je regardais le petit chat noyé dans la douve, et où M. Juillet me parlait de son voyage, M. Juillet se disait probablement: «Comme elle est tranquille! c'est fini; on a toujours tort de s'imaginer que cela va faire des histoires...» Je pleurais, presque tous les soirs, à mon balcon, avant ce soir-là, mais ce soir-là je n'ai pas pleuré. Et, depuis ce soir-là, les jeunes gens, les jeunes filles étant partis pour faire place aux amis du président, et Pipette demeurant seule de ce petit monde, à Fontaine-l'Abbé, je jouais, après le dîner, quelques airs de valse pour faire danser Pipette, soit avec son beau-frère Albéric, soit aussi avec M. Juillet!... Et lorsque Pipette valsait avec M. Juillet, mes mains ne tremblaient pas, sous mes doigts si calmes naissaient et se répandaient ces ondes amoureuses, sensuelles et troublantes qui font pencher les têtes, clore à demi les yeux, frissonner la taille sous le bras qui la presse, et dont les effets semblent à tous salutaires du moment qu'ils sont produits sur des jeunes filles à marier.
Mais M. Du Toit commença à me proposer trop souvent comme exemple à la jeune Voulasne pour qui il n'avait pas toute l'indulgence de sa femme. Madame Du Toit elle-même, il est vrai, se montrait à présent plus serrée, à l'égard de Pipette, soit à cause de la présence du président et de ses nouveaux hôtes, soit qu'elle se fatiguât des incartades de la jeune fille, parfois vives, soit qu'une apparence de flirt avec M. Juillet lui parût inopportune, soit enfin qu'elle fît involontairement expier à Pipette l'échec, hélas! probable, de toute la fameuse stratégie matrimoniale: les trois jeunes gens s'étaient montrés pourtant au mieux avec mademoiselle Voulasne; aucun n'avait fait mine, en partant, de la vouloir épouser. Bref, Pipette, telle qu'elle était, n'ayant pas enlevé un mari, on essayait de dompter la farouche Pipette. Et de même que j'avais été le modèle proposé à sa sœur Isabelle, j'allais servir désormais d'«exemple» à Pipette!
Tout le temps qu'une image nette et de relief un peu vigoureux ne s'était pas présentée à mon esprit pour figurer ma conduite d'amoureuse, celle-ci bénéficiait de toute ma complaisance; soudain, un beau jour, à table, M. Du Toit, d'un mot d'ailleurs très discret, très supportable, ayant fait allusion, en souriant, à je ne sais quelle de mes prétendues «vertus», l'idée me vint que quelqu'un pouvait se lever, là, devant tous ces juges assemblés, et déclarer que si M. Un Tel, ici présent, eût voulu de moi, je serais aujourd'hui sa maîtresse. L'image, le ton des paroles, leur sens, cela fut devant moi comme une hallucination. Ce n'était pas une épouvante si chimérique; quelqu'un était là qui eût pu, en somme, à la rigueur, se lever et parler ainsi, et moi, à supposer un «instant de démence»,—j'en avais bien eu d'autres,—je pouvais moi-même me lever, m'accuser publiquement, dire cela!... Et cela, ç'aurait été la vérité, la vérité vraie, celle dont le visage vous éblouit!... J'eus peur.
Cela m'écrasa. Pas une seule fois, jusque-là, je n'avais éprouvé le sentiment de la honte. L'année précédente, quand sur les marches du perron, là, tout à côté, j'avais senti que l'amour me possédait, j'étais fière; lorsque j'étais parvenue, dans les toutes dernières semaines, pour ainsi dire au faîte de mon exaltation amoureuse, lorsque la réalisation même osait se présenter à mon imagination, je ne me sentais pas amoindrie; aujourd'hui, l'image de ce qui eût pu se faire et ne s'était pas fait s'offrant à mon esprit, je me sentais foulée aux pieds, réduite à l'état de boue.
De cet état de prostration, le chagrin me tira. Le chagrin me releva à mes propres yeux. C'était un chagrin immense, profond comme mon amour même; intermittent comme un sanglot. Quand mon chagrin éclatait, je ne me voyais plus qu'amoureuse et malheureuse; j'avais pitié de moi-même; je pleurais si fort, et si abondamment, que je n'aurais pu, alors, ni m'en vouloir ni m'en mépriser. Quand il faisait trêve, c'était pour céder à mon écœurement et à mes nausées. Alternatives de clarté et de nuit, comme dans un tunnel percé de jours fréquents. Au fond, j'étais d'une grande ignorance des procédés de la passion et des phénomènes que j'avais subis; ma solitude était complète; je ne pouvais m'ouvrir de mon tourment à personne; et ce que j'avais fait, l'énormité de ce que j'avais fait durant l'étrange maladie de ma conscience, ne se révélait à moi que par bribes, à mesure que se multipliaient en moi les intervalles lumineux.
Quel réveil, le jour où il fut établi, à mes yeux, que moi, la scrupuleuse et la timorée, moi la correcte et la délicate, j'avais eu tout simplement plus d'audace que la plupart des femmes dont les mœurs me scandalisaient! Moi? mais je m'étais tout simplement jetée à la tête d'un homme! Moi? mais sans que cet homme m'eût jamais dit un mot d'amour, sans que cet homme m'eût déclaré qu'il me désirait, moi? par mes assiduités, par ma tendresse non retenue, par tout le feu qui rayonnait de moi, par cette imploration que tous mes gestes probablement traduisaient, j'avais dû contraindre un homme à prononcer cette formule dont la banalité et le caractère artificiel m'avaient tant stupéfaite, et tout de même satisfaite!... Moi, moi? j'avais mis un homme en demeure de me faire cette grâce, cette charité!... Sans qu'il tînt beaucoup aux minces avantages qu'il en pouvait retirer, oui, moi, j'avais acculé cet homme à endosser la responsabilité de détourner de ses devoirs «une femme comme moi»! Car enfin, soyons francs, il s'entendait à merveille avec moi; il prenait plaisir à bavarder avec moi, oui,—surtout chez sa tante où toutes les autres femmes l'ennuyaient;—il avait même une complaisance particulière pour moi; il regrettait peut-être, je l'ai déjà dit, de ne m'avoir point connue en un temps où il eût pu m'épouser; oui, oui, oui! mais avec tout cela, il ne me parlait point d'amour!... Une femme plus expérimentée que moi ne s'y fût pas trompée! elle eût à temps brisé son élan, évité de s'écorcher à ce mur contre lequel je poussais un homme embarrassé, m'aimant bien, mais pressentant en moi ce qui, en effet, allait se produire, ce qui se produisit aussitôt dit le mot fatal, un homme pressentant qu'il y avait en moi, sous la femme amoureuse, si passionnée fût-elle, un mystérieux et insurmontable obstacle à ce que je fusse jamais la maîtresse de quelqu'un.
Cet obstacle s'était élevé de moi, à mon insu et contre moi-même; il m'avait environnée, encerclée comme la ceinture d'une forteresse; et de quel revêche système de défense avais-je dû être hérissée tout à coup pour qu'un homme qui venait de se déclarer comprît, dans l'instant, à mon seul aspect, que je n'étais pas de l'espèce des femmes dont on tire le plaisir!—Mais il le savait depuis longtemps! et c'était pour cela, probablement, qu'il ne me parlait pas d'amour!...—Oui, oui, il le savait; il s'en doutait du moins; mais moi, ne semblais-je pas lui affirmer le contraire?... Et lorsque enfin il avait pris la soudaine décision d'agir, un visage que je ne gouverne pas, un visage, il faut le croire, aussi mien que le mien, l'avait fait reculer d'effroi... Ce visage, quand j'y songe, je crois que c'était ce qu'on appelle «l'air de famille», qui rapproche les plus fraîches fillettes du masque décrépit des aïeules, et le poupon naissant d'un arrière-grand-oncle, foudre de guerre et moustachu; c'était l'air de famille qui me liait sans doute à une longue lignée d'honnêtes grand'mères, autant et plus peut-être que mon éducation si idéaliste et si pure; c'était un ensemble, une accumulation de mœurs réservées et contraintes, force puissante, bien supérieure à nous-mêmes et à notre meilleure volonté.
Dans les instants de lucidité qui me cinglaient comme des éclairs durant ma grande perturbation, je commençais à entrevoir l'homme que l'amour avait transfiguré à mes yeux et que ma chasteté héréditaire avait fait reculer. Il était apte à tout comprendre, et il s'était plu à comprendre mes aspirations vers une vie moins matérielle et moins rudimentaire. Mais il se plaisait autant à comprendre celles de la jeune Voulasne qui consistaient à jouer, sauter, danser, tonitruer, cavalcader, dépenser une activité physique surabondante, et dont surtout la jeune chair exerçait un attrait sur les hommes. Il savait lui parler comme il avait su me parler à moi; comme il avait su parler, peut-être, à une madame Le Gouvillon... Il était le seul homme, à Fontaine-l'Abbé, qui sût amuser Pipette. Il aimait dans la femme autant la légèreté que la gravité; il avait de l'admiration sincère pour les pures, et des arguments pour les encourager dans la bonne voie; mais il appréciait, d'un point de vue différent, les autres, et s'il les accompagnait dans leur chemin non classé, je ne pense pas que ce fût pour les remettre sur la grande route... Ses opinions demeuraient, en tous les sujets, cohérentes et conformes à celles qui régnaient dans la famille Du Toit, mais il ne conformait pas sa vie strictement à ses opinions. Il avait un démon intérieur, avouait-il lui-même, avec lequel tantôt il se colletait, tantôt, bras dessus bras dessous, il «tirait des bordées». Son oncle disait de lui: «C'est un impulsif, comme les génies et les propres à rien.»
Mais lorsque je retombais au creux de mon chagrin, seul, le souvenir me restait des choses si belles qu'il m'avait dites parfois et qu'il avait si bien l'air de ne dire que pour moi. N'était-il pas sincère, à ces moments-là comme aux autres? Les moments les plus doux de ma vie!...
Lorsqu'il partit, je fus précipitée au dernier degré de ma misère.
Il partit parce que madame Du Toit lui avait demandé pourquoi il n'épouserait pas la petite Voulasne.
Pipette, qui ne cachait pas ses impressions, en le voyant partir, dit:
—Ah! bien, ça va être gai, ici, sans vous!
Je la trouvai délicieuse de penser et de dire cela. Si je n'avais pas su pourquoi il partait, j'aurais peut-être été jalouse. Pauvre Pipette! elle ne savait pas, elle, la cause de ce départ; et je m'apprêtais à partager un peu avec elle ma tristesse, sans parler de lui trop directement, moi du moins, mais en échangeant entre nous de petites plaintes.
Il partit par le même train qui m'avait emportée l'année précédente; un train de fin d'après-midi qui permettait de se dire adieu au goûter. La voiture attendait dans la cour pavée; tout le monde vous reconduisait jusque-là; on se serrait la main, on disait les mots ordinaires, et puis la voiture s'en allait en grimpant l'allée en lacets, avant de disparaître sous les châtaigniers.
Un an auparavant, quand c'était moi qui partais, il était demeuré un des derniers dans la cour, à regarder s'éloigner la voiture. M. Du Toit ne faisait point à son neveu l'honneur d'interrompre sa chasse pour lui dire adieu, de sorte que nous n'étions plus là qu'entre femmes sur le pavé, et personne ne resta. En rentrant par la galerie dallée, aux murs blancs, où étaient des têtes de cerfs et des gravures représentant des prises de villes par le roi Louis XIV, et qui s'éclairait tout au long sur la façade Nord, par de nombreuses fenêtres, je me retournai du côté de l'allée sinueuse, et je vis la voiture déjà rapetissée et affectant de fantastiques formes, à travers les vieilles vitres, les unes bleuâtres, les autres vert bouteille, certaines incolores, toutes inégalement aplanies. Cela faisait un peu mal au cœur...
Pipette avait décroché dans le corridor une ancienne corde à sauter suspendue au portemanteau, et, étant repassée dans la cour pavée, sautait à la corde. J'étais convaincue qu'elle avait pourtant du chagrin. Je lui dis, bêtement, sans trop penser à rien, ce qu'on m'avait dit tant de fois à moi-même, et dans les moments où cela convenait le moins:
—Comme vous êtes jeune!
Elle ne me répondit pas. Elle fermait aux trois quarts les paupières; la corde claquait à intervalles réguliers en touchant le sol et semblait couper autour du corps entier de la jeune fille tous les fils qui la pouvaient relier au monde extérieur.
XVII
On sait comment les jours mauvais se groupent d'ordinaire et se mettent volontiers bout à bout, de manière à former ce qu'on appelle une série noire. Ce ne fut pas le lendemain du départ de M. Juillet, ce ne fut pas le soir de ce départ, ce ne fut même pas trois heures après la disparition de la voiture sous les châtaigniers de Fontaine-l'Abbé, que mon petit Jean tomba malade. Rien ne le faisait redouter dans la première partie de la journée; il avait très peu mangé au déjeuner, il n'avait rien pris au goûter, mais c'était un enfant à l'estomac capricieux à qui cela arrivait maintes fois; il jouait sans turbulence, de coutume; personne n'avait remarqué qu'il était sans entrain. Tout à coup la fièvre le prit, une fièvre violente. Je me souvins qu'on avait parlé dernièrement, à mots couverts, de peur que j'en fusse inquiète, d'un cas de croup dans le pays. Je fus épouvantée. J'ouvrais la bouche du pauvre petit qui criait comme si je l'étranglais; je lui trouvais la gorge rouge.
—Mais, me faisait observer madame Du Toit, pour le moindre bobo à la gorge ils ne l'ont pas moins rouge!... Il aura pris froid;... une petite angine, peut-être!... Le croup! ma bonne amie, mais un enfant qui a le croup, on ne l'entend plus!...
—Mais! disais-je, ce n'est peut-être que le commencement; il l'aura demain!... Et la scarlatine!... Me voyez-vous ici avec une scarlatine, à huit kilomètres du médecin!...
Mon idée première, immédiate, avait été d'emmener mon enfant à Paris. On me trouvait folle. Pourquoi tant d'alarme sous le prétexte qu'un enfant a la fièvre?
—Attendez le médecin, tout au moins! Le fils du jardinier est monté sur sa bicyclette; il va prévenir le docteur Houdart...
—Mon Dieu! mon Dieu!... une heure plus tôt! la voiture qui conduisait justement au train de Paris!...
J'étais affolée; je pensais à ce qui aurait pu être, à ce que j'aurais pu faire: si je n'avais pas perdu cet enfant de vue, si je n'étais pas restée au goûter, si je ne m'étais pas attardée dans la cour pavée, dans le corridor, on eût pu encore faire signe à la voiture, et j'emmenais mon enfant à Paris!...
Le fils du jardinier revint sur sa bicyclette, à peu près en même temps que la voiture: il avait laissé un mot chez le docteur Houdart, mais le docteur Houdart était en visites, et dans une direction opposée à Fontaine-l'Abbé! Point d'autre médecin dans la petite ville... A quelle heure ce satané médecin viendrait-il? Viendrait-il aujourd'hui? Et qu'était-ce que ce médecin? Un jeune homme, nouvellement établi. Et si c'était le croup!... Dans ce temps-là on ne connaissait pas le sérum; il fallait pratiquer d'urgence une opération difficile... Envelopper mon enfant, le porter dans mes bras à Paris, voilà ce que je voulus à toutes forces. Il n'y avait pas de train avant onze heures du soir. Si le médecin n'était pas venu à dix heures, je partirais. Mais j'étais d'avance décidée à partir: quelque chose en moi voulait, voulait absolument que le salut de mon enfant ne fût qu'à Paris. Mais je risquais, dans le trajet, long, en pleine nuit, d'aggraver l'état du pauvre petit? On me le disait. Je n'en voulais rien croire. C'était un entêtement étrange, farouchement obstiné. Nous avons des raisons d'agir que, vraiment, nous ne connaissons pas. Le docteur Houdart vint à neuf heures; il avait l'air d'un homme méticuleux, très prudent; il ne me parut pas avoir le coup d'œil assuré du médecin qui devine; il ne pouvait rien affirmer; il fallait attendre; il reviendrait le lendemain. Il connut ma décision d'emmener l'enfant, il ne la combattit pas assez pour m'obliger à rester.
Grave affaire au château: supplications, partis divers, la plupart comprenant mon inquiétude, mais n'approuvant pas ma détermination; désespoir de Pipette qui se lamentait déjà parce que la voiture avait rapporté le courrier pris à la poste, et une lettre de ses parents partis pour l'Espagne!... Sans elle, sans sa sœur, sans avoir averti ni l'une ni l'autre!... «Un tour de Chauffin, disait-elle; il se venge!...» Albéric et Isabelle pestaient comme la jeune sœur; ils se rappelaient le voyage d'Italie, l'année précédente, à pareille époque. A n'être pas chez les Voulasne, cette année, ils perdaient l'Espagne!...
Je fis, moi, un voyage de nuit pénible; mais, aussitôt dans le train roulant vers Paris, je ne sais pourquoi, la confiance renaquit en moi. Fontaine-l'Abbé me semblait le tombeau; Paris, que j'atteindrais dans la matinée, me parut le port, le salut assuré. J'avais fait monter Suzanne avec la bonne, dans un autre compartiment, afin d'éviter les contacts avec le petit malade; aussitôt à Paris, j'expédierais Suzanne en Touraine...
Personne ne peut douter de la sincérité de mon tourment. Quand on va oser ce que je m'apprête à dire, on ne mesure pas l'étendue de la franchise... Ma conscience, je le jure, n'éclairait pas en moi une autre pensée que celle de mon enfant malade, de mon autre enfant qui pouvait le devenir... Eh bien!—et je le dis pour peindre l'amour tout entier, avec ses conséquences,—je me demande aujourd'hui si j'eusse éprouvé pareille démangeaison de conduire mon enfant malade, à Paris, dans le cas où cette maladie se fût déclarée la veille, par exemple, ou trois jours auparavant, M. Juillet étant encore à Fontaine-l'Abbé!...
Vers sept heures et demie du matin, nous arrivions à la maison sans que le petit eût souffert du froid; c'était plutôt miracle qu'il n'eût pas été étouffé sous l'amoncellement de châles, de couvertures, de foulards, dont on nous avait surchargés au départ; d'ailleurs, à peu près tout ce que, dans notre fuite précipitée, nous avions pris comme bagages. Le fiacre aussitôt arrêté, je sors avec mon précieux fardeau entre les bras. A ma grande surprise, le concierge, qui balayait l'entrée, ne donne pas signe d'étonnement de nous voir ainsi revenir à l'improviste; il touche à peine de la main sa calotte.
—Ah! mon pauvre monsieur Bailloche, rendez-moi le service de sauter dans la voiture qui nous a amenés et de courir chez le docteur Clair, et dites-lui qu'il vienne en commençant sa tournée, que mon petit garçon est mourant... entendez-vous?... mourant!...
Je me précipite dans le corridor d'entrée au fond duquel est la loge.
La concierge, occupée à se coiffer, entr'ouvre le carreau, fait un petit signe de tête un peu familier, elle d'ordinaire si prévenante. Je dis en passant, avec mon lourd paquet vivant sur les bras: «Ah! ma pauvre madame Bailloche!» ce qui signifiait pour moi: «J'ai bien du malheur avec mon pauvre petit...» Entre femmes, on attend sur ces sujets un signe de commisération, un mot interrogatif. Madame Bailloche ne me dit rien. Des premières marches de l'escalier, je lui crie:
—Ah çà! est-ce que vous auriez été informée de mon retour?
L'idée m'était venue que madame Du Toit avait pu avertir le concierge par télégramme.
Madame Bailloche me répond:
—Monsieur ne nous a rien dit.
—Comment! Monsieur?...
Je savais mon mari dans la Dordogne. Madame Bailloche en quelques mots rapides, débités sur un ton étrange, m'apprend que monsieur est de retour depuis le commencement de la semaine. Je ne veux pas m'arrêter, pourtant; je monte, je monte l'escalier, tout en regardant au-dessous de moi la tête de la concierge aux cheveux épars et aux petits yeux vairons où semble contenue je ne sais quelle humeur perfide.... Mon mari est revenu depuis le commencement de la semaine; et il ne m'en a pas avertie! Il n'était pas convenu qu'il dût revenir à Paris; nous devions, comme l'année précédente, nous retrouver à Chinon... Et cet air des concierges!... Que se passe-t-il?... Mon cœur bat si violemment que je suis obligée de faire une station à chaque palier... Ma femme de chambre m'a rejointe ainsi que Suzanne, et elles montent devant moi:
—Monsieur est là, à ce qu'il paraît!... Ton père est là, Suzanne!...
Suzanne qui faisait la sérieuse, à cause de son petit frère malade, ne contient plus sa joie à l'idée que son père est là. Au cinquième, elle carillonne et crie: «Papa!... papa!...»
Jusque de l'étage inférieur, j'entends le bruit bien connu de la chaîne de sûreté, du verrou, puis la voix du papa étouffée par les embrassements et les rires de Suzanne, qui s'est barbouillée de savon, son père ayant été surpris le blaireau à la main. J'arrive enfin:
—C'est Jean qui est malade... J'ai voulu le ramener dare-dare... Le concierge est chez le docteur Clair...
Une fois chez moi et ayant vu mon mari vivant, et debout, je ne songe même plus à m'informer du motif qui peut faire qu'il soit là, et non dans la Dordogne; je ne songe plus qu'à coucher mon petit dans son lit, à épier la sonnerie de l'entrée, la visite du docteur.
Après s'être informé de ce qui concerne le petit malade, la première question que mon mari me pose est celle-ci:
—Avez-vous eu là-bas des nouvelles des Voulasne?
—Des Voulasne? mais oui: ils sont partis pour l'Espagne.
Il sursaute:
—Quand ça?... Mais depuis quand?...
—La nouvelle en est parvenue hier; ils ont écrit à leurs filles, de Burgos...
—Leurs filles ne les savaient donc pas partis?
—Mais non! elles sont furieuses...
Je le voyais s'effondrer comme j'avais vu le faire Isabelle, Pipette, Albéric lui-même, à l'annonce de ce voyage impromptu:
—Eh bien! dis-je, qu'est-ce que cela peut vous faire? Comptiez-vous être du voyage?
Il m'écoutait à peine; il se livrait à un calcul de dates. Il aboutissait à une conclusion qui lui paraissait désastreuse:
—Ils ont pu ne quitter Dinard que dimanche!...
—Eh bien?
—Je cherche, dit-il, à me rendre compte, parce que je leur ai écrit. Je n'ai pas reçu de réponse...
—Comment! vous attendiez une réponse des Voulasne?...
La négligence des Voulasne était, entre nous, matière ordinaire à plaisanterie. Il ne dit rien, mais souleva tous les muscles de son visage, ce qui semblait signifier que le cas était de nature à modifier les us et coutumes des Voulasne eux-mêmes.
Et son attitude à lui, en effet, était telle que, penchée sur mon pauvre petit dont le front avait la chaleur d'un linge ébouillanté, je commençais à doubler mon inquiétude de celle qui bouleversait mon mari.
A ce moment, on sonna. Je bondis, je fus à la porte d'entrée sans attendre l'intervention de la bonne, et j'ouvris au docteur comme à un sauveur. Le bon docteur Clair, qui connaissait mes enfants, qui les avait un peu mis au monde, accourait, avant l'heure de la première visite, et dans la voiture même que j'avais envoyée le chercher. Bailloche était monté avec le docteur et me réclama à la porte le prix du fiacre.
—C'est bon! c'est bon! voulez-vous avoir la complaisance de payer le cocher, nous réglerons ça...
Bailloche tournait entre ses doigts sa calotte; il avait une mine singulière et me manifesta qu'il préférait être réglé sur l'heure. Je ne comprenais rien à une exigence aussi insolite; je dus regagner ma chambre où j'avais laissé mon porte-monnaie; mais, une fois-là, j'oubliai le concierge pour n'être plus qu'à la consultation. Il fallait une bougie, une cuiller à potage pour servir de réflecteur, une autre pour peser sur la langue. Et pendant que le docteur, armé de cet appareil, examinait la gorge, moi, haletante, je regardais la figure du docteur, comme si le destin allait s'y inscrire en caractères déchiffrables.
Je n'y lus rien du tout; et, comme le docteur Clair ne se pressait jamais ou voulait avoir l'air de ne jamais porter un diagnostic hâtif, il prit le temps de souffler la bougie et de reposer sur la table de nuit ses deux cuillers, avant de me dire:
—C'est une affaire de quarante-huit heures... une angine herpétique... trois boutons en pleine floraison... Il a dû faire cette nuit une fièvre de cheval?... Et vous êtes partie, comme ça, avec un enfant dans cet état?...
Je lui énumérai mes raisons: huit kilomètres de la ville, médecin inconnu, hésitant; ma crainte d'une maladie grave dans ce désert qu'est la campagne... Il ne m'approuvait ni ne me blâmait. Je crois que, si la maladie eût été grave, il eût été content de tenir l'enfant sous sa main; mais il se trouvait que la maladie n'était pas grave, et il me dit:
—Que vous êtes nerveuse!
Il eût pu m'attraper, à présent! cela m'eût été bien égal; j'étais soulagée, tranquillisée. Et je pensais que le médecin de campagne, là-bas, tel que je l'avais vu, n'eût pas été homme à se prononcer si catégoriquement, et nous eût fait languir d'inquiétude. Nous voulons tout de suite savoir. Au fond, nous pensons beaucoup à nous-mêmes jusque dans les tourments que nous causent les malades les plus chers.
En reconduisant le docteur, je trouvai la porte ouverte et le concierge qui était resté là.
—Comment! vous voilà encore! Vous n'avez pas payé le fiacre?...
—J'attends l'argent..., dit-il, d'un ton finaud qui me parut désobligeant en présence du docteur.
Je lui remis dix francs pour payer le fiacre. Il me demanda:
—Faudra-t-il prendre là-dessus les deux petites courses que ma femme a déjà avancées à monsieur?...
—Prenez donc! lui dis-je en refermant la porte et retournant à mon malade.
Le papa devait se charger de porter lui-même l'ordonnance chez le pharmacien. Je poussais des soupirs: «Ça ne sera rien! ça ne sera rien!... une angine...» Mais lui, qui n'avait pas traversé mes inquiétudes, ne participait pas à ma détente heureuse. Et il me fallut revoir son teint bilieux pour me rappeler où nous en étions lorsque le docteur avait sonné. L'affaire du voyage Voulasne!... Mon mari poursuivant ses calculs,—que je ne me charge pas de reconstituer,—aboutissait à conclure que les Voulasne avaient très bien pu ne quitter Dinard que deux jours après réception de sa lettre; et il voulait me faire juge du cas. Moi, à qui l'on eût fait adopter tous les calculs du monde, je lui disais: «Mais, qu'importe? quelle importance cela peut-il avoir?» Je voyais bien qu'il avait un très gros souci et qu'il hésitait à me le confier.
—Ce sont bien eux, s'écriait-il; ah! je les reconnais bien là... Ils sont capables de s'être dérobés!...
—Pourquoi?...
Il ne me le disait pas encore. Je lui rapportai les suppositions, les soupçons, si l'on voulait, que ce voyage inopiné nous avait inspirés, à Fontaine-l'Abbé: un coup de M. Chauffin pour se venger de Pipette et obliger en même temps le couple Albéric à se morfondre à la campagne tout l'automne...
—C'est plausible, me dit mon mari: mais voilà ce qui s'appelle une coïncidence!...
—Une coïncidence?...
—La réception de ma lettre qui, j'en suis certain, leur est arrivée tel jour; leur départ, très probablement le surlendemain, pour un voyage dont il ne fut auparavant jamais question...
—Eh! mon Dieu! que pouvait donc bien contenir cette lettre?
Il parut fauché tout à coup comme une gerbe d'épis, s'affala sur un fauteuil bas où j'avais jeté toutes les couvertures prêtées par madame Du Toit:
—L'aveu, dit-il, d'une grande, d'une très grande détresse.
Et je me souviens qu'avant d'être touchée par l'annonce de la catastrophe, je ne pus m'empêcher de manifester mon étonnement que l'aveu en eût dû être fait aux Voulasne. Pourquoi aux Voulasne?
Mon mari n'avait jamais cessé de croire que son salut reposât dans la maison de ses cousins; il les tenait pour sa Providence; on eût dit qu'il se les fût de tout temps réservés pour le jour du malheur... Si je ne partageais point son sentiment, ce n'était pas que je les tinsse pour incapables de rendre quelque service; mais je savais, par mainte épreuve, que c'étaient des gens qui ne voulaient pas, qui ne voulaient absolument pas être ennuyés, et que les joindre pour leur demander quoi que ce fût qui n'eût point de rapport avec un divertissement, était l'entreprise la plus insensée.
Et donc, voilà qu'ils étaient encore une fois en voyage! Je me remémorais leur départ opportun au moment de la cérémonie du mariage à Chinon...
Enfin, mon mari me raconta, lui qui ne disait jamais mot de ses affaires, la triste affaire qui l'accablait. Une affaire que lui avait passée Grajat, il y avait plus de quinze ans: l'adjonction d'une aile à un corps de logis ancien, en Dordogne, sur un terrain sableux. Il y avait eu difficulté à construire, risques à courir; Grajat d'ailleurs avait averti, en se déchargeant d'un travail qui l'ennuyait sur un jeune architecte encore inconnu et dont il piquait l'amour-propre. Le jeune architecte s'en était tiré; sa réussite même avait fait un certain bruit, l'avait servi dans sa carrière, et il ne pouvait de ce chef adresser aucun reproche à Grajat.
Mais, au bout de dix-sept ans, l'aile tout entière se lézardait, nécessitait de coûteux travaux d'étayage, de reprise des sous-sols, causait d'importants dommages, les locaux étant devenus inutilisables. C'était pour cette construction que mon mari avait été si fréquemment obligé d'aller en Dordogne; il ne s'en était pas vanté... Enfin, et malgré tous les travaux supplémentaires, un dernier glissement du sol emportait tout ce que l'ingéniosité, la hardiesse ou la ténacité des architectes modernes avaient ajouté à un vieux bâtiment demeuré depuis trois siècles manchot, laissé tel, probablement, par la prudence des bonnes gens du temps, que préoccupaient moins les prouesses ou le bénéfice pécuniaire que les œuvres durablement établies. Enfin, la responsabilité incombait à l'architecte constructeur. On plaiderait, oui, sans doute, me disait mon mari, mais pour que le tribunal fixât l'indemnité, non pour en esquiver le paiement. Le propriétaire du château était un vigneron du Bordelais, assez âpre, et à court d'argent dans le moment; il proposait une transaction. Le chiffre de la transaction, débattu, finalement accepté en principe, était de cent mille francs. Mon mari affirmait qu'éviter, à ce compte, le bruit du procès et l'indemnité prévue était avantageux. Ces cent mille francs, il me confessa qu'il ne les avait pas, qu'il n'avait rien. C'étaient ces cent mille francs qu'il demandait à ses cousins Voulasne.
—Pourquoi pas à d'autres?
—Ce n'est pas si facile que cela!...
—Comment!... un architecte... Vous... cent mille francs!...
Il leva sur moi des yeux misérables, des yeux que je ne lui connaissais pas, des yeux de ces bons animaux de chiens qu'on a tapés et qui vous regardent en levant vers vous une patte si tendre... Je sentis ma gorge se contracter. Je m'approchai de lui; je lui touchai la main. Alors je vis de chacun de ses yeux sourdre une grosse larme qui lui coula sur la joue et dans la moustache avec une rapidité étonnante, comme si c'eût été une petite bille de cristal.
Il n'avait pas de crédit! Il n'avait jamais dû exécuter de travaux considérables, ou bien il était, comme me l'avait dit Grajat, maladroit en affaires... Peut-être aussi, pensais-je, était-il simplement très honnête?... Il n'avait non plus jamais cessé d'être rongé par sa sœur à qui je le soupçonnais de fournir de l'argent, soit directement, soit par l'intermédiaire de la vieille mère, afin d'éviter qu'elle ne fût tentée de s'en procurer d'une manière indécente... De ses affaires, dont il ne m'informait point, par principe, je ne connaissais qu'une conséquence: la maigreur de notre budget; mais en me remettant, d'ailleurs très ponctuellement, l'argent du ménage, ne me disait-il pas souvent: «Je ne suis plus jeune, il faut faire des économies pour vous et vos enfants...» Eh bien! il n'avait pas fait d'économies.
J'étais surprise qu'il n'eût pas recouru, dans sa détresse, à Grajat qui en était la cause initiale, et avec qui il demeurait en relations; mais, à l'interroger là-dessus, j'aurais préféré la misère. Et d'ailleurs, s'il ne recourait pas à Grajat, n'était-ce pas qu'il l'avait déjà fait en vain? Il recourait à ses cousins Voulasne.
Il reçut de ses cousins Voulasne, huit jours plus tard, une carte postale expédiée de Séville, toute remplie par les exclamations ordinaires aux voyageurs: joie, admiration, ciel idéal, affolement produit par le légitime désir de s'instruire, oubli de tout dans une enivrante activité, courses de taureaux par-dessus le marché! Un coin de la carte, un petit triangle, séparé même du reste par un trait de plume, au-dessous des initiales de Gustave et d'Henriette, contenait cette simple allusion à la lettre qui rendait mon mari si anxieux: «Bien attristés par votre mot, mais, hélas! que nous sommes loin de tout!»
Rien de plus ne nous parvint d'eux. Quand la carte postale nous arriva, d'ailleurs, l'infortuné cousin des Voulasne ne comptait plus sur leur secours. Il ne fut presque pas plus abîmé par l'énumération des attractions sévillanes et par le tour d'escamotage exécuté dans le petit triangle. Une incertitude planait sur l'acte de nos cousins. Agissaient-ils par eux-mêmes? Agissaient-ils par leur ami Chauffin? Avaient-ils reçu la lettre avant leur départ, ou, réellement, cette lettre aurait-elle été décachetée par eux dans le courant d'air d'un hall d'hôtel ou d'une gare de chemin de fer, ou bien en prenant des billets pour la course de taureaux? «A quoi bon approfondir? disait mon mari, le résultat n'en est pas moins négatif.» Là se trahissait encore la différence de nos caractères: pour moi, le résultat importait moins que le procédé; mon mari pensait à son besoin d'argent et moi à mon indignation.
Il avait, aussitôt son malheur constaté, donné congé de l'appartement que nous occupions rue de Courcelles et aussi de ses ateliers situés dans le voisinage. Qu'il eût pu se procurer les cent mille francs nécessaires à la transaction, les intérêts à payer, fût-ce à ses cousins, ne lui eussent pas permis d'habiter un quartier où les loyers augmentaient chaque année. Ç'avait déjà été très peu prudent de nous installer là au moment du mariage, mais que de sacrifices n'eût pas faits mon mari pour donner à un cocher une adresse qui sonne bien! Je vis que le désastre pour lui était dans la nécessité de s'amoindrir aux yeux des gens, de s'amoindrir quant à la façade. Ayant commis l'imprudence de lui rapporter l'insistance du concierge à se faire payer le prix du fiacre, j'appris à respecter en lui ce qui pouvait lui causer une telle douleur:
—Moi, me dit-il, qui avais fait exprès de demander par deux fois à Bailloche de payer ma voiture, afin de voir sur sa figure s'il était informé ou non!...
C'était une torture pour lui de penser que son concierge était informé ou se doutait de son désastre. Le concierge était informé du congé des ateliers par les employés qui venaient quelquefois à l'appartement; les employés devaient être informés de l'affaire de Dordogne. Je croyais, moi, que ces concierges, qui avaient toujours été pour moi pleins de prévenances et à qui, en outre, mon mari avait rendu quelques services, seraient compatissants, qu'ils nous plaindraient en leur âme. On n'aime pas à être plaint, assurément; mais avoir perdu de l'argent n'était pas du tout pour moi une honte... Jamais personne ne me fera admettre qu'un homme soit diminué parce qu'il a moins d'argent aujourd'hui qu'hier. Oui, je savais bien qu'au temps de ma jeunesse, à Chinon, mes parents avaient beaucoup souffert de pareil accident; mais je pensais qu'à Paris on était plus avancé, et je m'efforçais, quant à moi, de prendre ce malheur-là à la légère.
—Mon cher ami, disais-je à mon mari, je vous jure bien que cela ne me fait ni chaud ni froid; si c'est à cause de moi que vous vous mettez martel en tête, mon Dieu! que vous avez donc tort!...
Il croyait que je faisais un effort surhumain pour ne point paraître lui reprocher notre disgrâce. Je n'en faisais aucun. Tout cela me semblait si peu de chose au prix des transes que j'avais souffertes dernièrement: l'alarme à propos de la santé du petit, et, hélas! aussi, des douleurs d'autre sorte!... Pensant à ces dernières, l'idée d'une punition de Dieu me traversa l'esprit, et alors je me dis: «Dieu lui-même se trompe!...» Ce n'étaient pas là des châtiments pour moi. Déchoir aux yeux des concierges, rompre avec nos connaissances opulentes, renvoyer les domestiques, habiter un quartier sans lustre et faire mes courses en omnibus, quelle plaisanterie pour une femme élevée dans nos maisons économes de province!... Je conseillais à mon mari d'aller nous installer au fond d'Auteuil. Il s'indigna. Il ne voulait entendre parler d'Auteuil sous aucun prétexte. Passy, alors? Point davantage. C'était pour lui l'exil.
Il s'agissait avant tout de sous-louer notre présent appartement, car, par malchance, nous commencions un nouveau bail. Et c'était cette particularité encore qui sentait la catastrophe aux narines des Bailloche: si ce n'est pour cause d'«inconvénients locatifs» ou bien d'«agrandissements», on ne demande au propriétaire cette faveur que sous le coup d'une infortune.
Pendant les quatre ou cinq premières semaines, il ne se passa presque pas de jour que madame Bailloche ne sonnât à la porte, à partir d'une heure de l'après-midi, pour faire visiter. Et aussitôt la porte ouverte, elle entrait comme l'envahisseur en pays conquis. Alors commençait pour nous la retraite précipitée, de pièce en pièce, qui amusait beaucoup les enfants, ne me plaisait guère, je l'avoue, et faisait verdir de rage mon pauvre mari, quand il était encore là. Dans notre inexpérience, au début, nous étions pris souvent par madame Bailloche, tassés au fond d'une chambre obscure, que la concierge se hâtait d'inonder de clarté en ouvrant les persiennes; et sa suite pénétrait derrière elle: des messieurs, des dames, gênés comme nous-mêmes, saluant, s'excusant, faisant mine de n'apercevoir que murs, cloisons et ouvertures, et non les traces de notre vie privée, tant que madame Bailloche, d'autorité, ne leur avait fait entendre qu'ils étaient «dans leur droit» et que selon son expression, «c'était bien la moindre des choses». Petit à petit, nous apprîmes la tactique de la fuite efficace, et madame Bailloche, à moins de capricieux retours des visiteurs, ne nous atteignait plus.
Quelquefois, en rentrant à la maison, l'après-midi, si, par exemple, la pluie nous avait chassés du dehors, nous trouvions une famille chez nous ou bien s'étant attardée à regarder, du balcon, la vue sur la grille dorée du parc Monceau. J'étais tellement interloquée qu'il m'est arrivé de demander pardon à madame Bailloche, comme si c'était moi qui pénétrais chez elle.
Mon mari s'exténuait; il quittait la maison, le matin, beaucoup plus tôt qu'à l'ordinaire, parce qu'il exécutait à lui seul la besogne de plusieurs employés congédiés; et il travaillait encore dans la soirée, sur la table de la salle à manger. Il passait l'après-midi en courses. Il était d'une complaisance chaque jour grandissante pour moi parce qu'il s'émerveillait de me voir supporter si patiemment les revers. Moi, j'éclatais de rire toutes les fois que j'étais témoin de son étonnement; je lui affirmais que je n'avais aucun mérite:
—Mais, mon pauvre ami, moi, je ne suis bonne qu'à cela!
—Qu'à être malheureuse?...
—Qu'à m'accommoder au mieux des malheurs de ce genre-là. Je vous jure que ce n'est pas cela qui m'atteint.
Il ne pouvait pas comprendre. Cependant, pourquoi donc avait-il été me choisir dans une famille trempée par les épreuves? Oui, je sais bien, c'était surtout pour que je fusse «correcte» en toutes les circonstances; mais aussi pour que, ignorante que j'étais du bonheur matériel, j'y fusse initiée par lui et le lui dusse tout entier. Il ne croyait qu'à celui-là; et c'était sa bonté, à lui, de vouloir me le procurer.
J'étais tentée de lui faire remarquer que l'infortune présente était ce qui nous rapprochait le plus depuis notre entrée en ménage. C'était la première fois que nous avions, sincèrement, quelque chose à nous dire. Lorsque, autrefois, pour me séduire, il me parlait de la «voiture» ou «du valet de chambre en livrée», je le trouvais un peu puéril, et lorsqu'il me contait aujourd'hui ses déboires, il m'inspirait une grande sympathie, je me sentais de cœur avec lui et j'éprouvais une réelle et toute nouvelle satisfaction de sentir cela. Mais non, je n'avais aucun mérite à faire bonne figure: j'étais véritablement plus heureuse.
Mes plaisirs à moi, je commençais à m'en rendre compte, sont d'ordre tout intime et secret, sans communication avec les amusements du monde; et je ne déteste pas qu'ils aient un certain goût amer.
Un soir, en rentrant, mon mari poussa un profond soupir et me dit:
—Enfin, ça y est! La transaction se fera.
Il était parvenu, à force de démarches, à se procurer la somme nécessaire, «par lambeaux», me dit-il, et dont le moindre lui coûterait fort cher. Mais le procès n'aurait pas lieu. D'ailleurs, il ne désespérait pas de pouvoir contracter, un jour ou l'autre, un «emprunt sérieux» et se débarrasser de ses petits prêteurs. Aussitôt libéré du plus gros danger, il eut même une crise d'optimisme; il entrevoyait déjà la possibilité, si quelque belle affaire survenait, de pouvoir conserver son appartement!...
N'empêche qu'il allait avoir à payer désormais en intérêts plus que le prix de son loyer. Mais il comptait toujours sur les Voulasne.
Nous étions tenus au courant des déplacements des Voulasne par Pipette, réfugiée chez sa sœur Isabelle, comme avant les vacances à Fontaine-l'Abbé, puisque les vacances à Fontaine-l'Abbé n'avaient point abouti à la marier. Les cartes postales des heureux voyageurs pleuvaient chez les Albéric: gentillesse paternelle? peut-être; ou taquinerie un peu cruelle, destinée à faire subir le supplice de Tantale aux trois «lâcheurs» qui, en effet, rongeaient leur frein non sans pester avec turbulence? Isabelle rejetait la responsabilité du voyage manqué sur Pipette. Si Pipette n'avait pas quitté le domicile de ses parents, ceux-ci n'auraient pas fait une pareille fugue sans les prévenir et sans les inviter!
—Non! répliquait Pipette, ils ne me reprochent point d'avoir quitté la maison, car depuis mon départ ils s'amusent davantage; c'est à vous qu'ils en veulent d'avoir été assez lâches pour aller à Fontaine-l'Abbé!...
—Nous, lâches d'avoir été à Fontaine-l'Abbé, s'écriait Isabelle, en fureur, quand on a consenti à s'y enterrer deux mois et demi pour essayer de marier mademoiselle!...
—Oh! pour ça, faisait Pipette, il aurait fallu d'abord m'avertir et me consulter. Je n'avais et je n'ai aucune envie de me marier.
—Eh bien! c'est gai.
—Ça ne serait pas gai pour moi d'épouser des cornichons!
—«Cornichons» depuis que tu sais qu'ils ne t'ont pas demandée! Auparavant, ils n'étaient pas si bêtes!... «Cornichons», même monsieur Juillet?...
—Oh! celui-là, dit Pipette, ce n'est pas un jeune homme, c'est un célibataire!
Heureusement qu'avec Pipette, on finissait toujours par rire, car la vie fût devenue intolérable chez les Albéric. La vérité sur la tentative de mariage était d'une particulière tristesse: sur les trois jeunes gens mariables invités à Fontaine-l'Abbé, deux avaient demandé la main d'une des jeunes filles si comme il faut qui étaient les sœurs du troisième; aucun celle de Pipette avec qui pourtant ils avaient tant paru se plaire. Madame Du Toit, de l'événement, était abasourdie: «Oui, certes! disait-elle, mademoiselle Voulasne a été élevée d'une façon déplorable, mais qu'il n'y ait pas un de ces messieurs pour deviner l'excellente nature qui se cache sous cette exubérance, c'est à désespérer du jugement des hommes!...»
C'était une personnelle défaite qu'elle venait de subir là et que rendait plus cuisante le succès non escompté de l'autre jeune fille «si quelconque», disait-elle; et, en outre, c'était un désastre pour la pauvre petite de qui le sort allait être inquiétant, la période des vacances écoulée. Qu'allait-elle en effet devenir, la gracieuse et endiablée Pipette? Demeurer chez sa sœur était une solution qui semblait de plus en plus impossible. Retourner chez ses parents? Hélas! il était bien peu probable que les parents, tels qu'on les connaissait, eussent modifié la situation qui avait mis leur fille en fuite. Ils voyageaient avec M. Chauffin, comme ils l'avaient toujours fait, et ils ne s'étaient pas du tout cachés pour nommer à leurs filles, dans leur correspondance, les personnes qui, durant la saison dernière, égayaient la villa de Dinard: pour la plupart des connaissances particulières de M. Chauffin, et qu'ils n'osaient auparavant pas inviter lorsqu'une jeune fille se trouvait sous leur toit, ce qui était beaucoup dire! Le règne de M. Chauffin, loin qu'il eût été entamé par les événements, s'annonçait bien plutôt comme engagé dans une ère audacieuse et redoutable. Ah! oui, pauvre Pipette!...
«La pauvre Pipette» était le thème ordinaire, désormais, des nouvelles lamentations de madame Du Toit, qui croyait avoir reconquis son fils, pour l'avoir eu,—fût-ce grincheux et dépité,—toute la saison à la campagne.
Madame Du Toit venait chez moi plus souvent que je n'allais chez elle, car elle ne recevait pas encore. Ensemble, nous causions du sort des jeunes filles. Elle m'effarait parfois avec des idées que je jugeais, moi, délibérément «d'un autre âge». «D'un autre âge», pourquoi? Parce que, comme je le voyais, elles n'étaient plus conformes aux idées qui gouvernaient le monde le plus actif ou le plus remuant, parce qu'elles se trouvaient même en opposition tout à fait nette avec le courant qui emportait une société nouvelle, ou, si l'on veut, avec ce qui, pour le moment, «était dans l'air». Il faut accorder une grande attention à ce qui «est dans l'air», non pour le happer et s'en nourrir stupidement, bien entendu, mais parce que, quoi que l'on fasse ou que l'on veuille, ce qui «est dans l'air» tend à nous pénétrer. N'était-ce pas pour avoir absorbé, moi, par exemple, ce qui était dans l'air à l'époque de ma jeunesse, c'est-à-dire la rébellion contre toute contrainte, que j'avais été si encline à critiquer mon éducation? Un peu moins de soumission héréditaire, quelques exemples concrets d'indépendance sous les yeux, et je pouvais déjà, moi, de mon temps, à Chinon, faire figure d'une jeune «affranchie»! Combien subtils ou combien rares encore étaient cependant les miasmes en ce temps-là à ma portée! Et aujourd'hui, ce n'était pas que j'eusse adopté les idées nouvelles, puisqu'on a vu combien le monde qu'elles formaient m'était instinctivement antipathique: la femme tendant à n'être plus qu'une courtisane, la société à ne plus obéir qu'aux caprices des sens, rien ne me paraissait plus répugnant et plus bête; cependant, lorsque madame Du Toit me disait: «Mon enfant, la meilleure recette pour obtenir un bon mariage, c'est de le fonder sur ce qui peut durer le plus longtemps, et par conséquent sur des intérêts...» je bondissais. Elle ne se troublait pas: «... Sur des intérêts matériels, reprenait-elle, qui sont quelque chose de bien fort dans la vie, et qui obligent plus de couples aux mutuelles concessions, à la patience et finalement à contracter cette habitude sans laquelle aucune union n'est possible, que ne le ferait même aucun commandement moral... Et, en second lieu, sur des considérations de convenances, de situation publique, etc., qui agissent plus sûrement et plus longuement sur l'esprit de la femme, en particulier, que la considération même de l'amour!...» Je bondissais de nouveau; le sang me montait à la figure. Comment pouvait-elle me dire cela, elle qui m'avait confié avoir tant souffert en manquant un mariage d'amour!... Elle m'apaisait en me faisant «Tout beau! tout beau!» de la main: «Ma chère enfant, affirmait-elle, il y a beaucoup moins de femmes amoureuses, ou du moins destinées irrévocablement à l'amour, qu'on le croit ou que l'on se plaît à le dire... Les femmes ont l'instinct de la maternité, avant tout, et après cela ou à défaut de cela, le goût de la vanité et de la coquetterie qui souvent se confondent... Mais, celles qui ont l'instinct de l'amour? car il y en a, certes, je vous concède qu'il y en a, eh bien! il n'y en a pas probablement beaucoup plus qu'il n'y en a qui ont l'instinct de l'art, du commandement ou de la véritable charité; ce sont des exceptionnelles, et comme leur disposition, pour mériter qu'on en tienne compte, a besoin d'être ardente, elle trouve, en toutes les situations, le moyen de se réaliser. Quand nous parlons du mariage, il ne peut s'agir que de la bonne moyenne des jeunes filles; or, la bonne moyenne, croyez-en mon expérience, ma chère enfant, la bonne moyenne est peut-être capable d'un amour, que l'on ne manque pas de prendre pour la grande passion, naturellement, mais qui n'existe que dans l'imagination, entendez-moi bien, qui n'a d'intensité que parce qu'il est un rêve, un rêve conduit à notre guise, et j'ajoute: parce qu'il est généralement malheureux, car il vit surtout de compassion pour soi-même; mais qui ne résisterait pas au prétendu bonheur réclamé par lui à grands cris, qui s'écorcherait et s'évanouirait comme une bulle de savon au contact de la première réalité... Pour aimer l'amour, et j'entends par amour ce qui s'appelle l'amour, oh! oh! il faut être d'une autre trempe que la plupart de nos femmelettes! Ce sont des gaillardes, ma petite, celles de nous qui sont réellement et par vocation spéciale appelées à l'amour; on les reconnaîtrait entre mille, parce qu'il n'y en a pas une sur mille qui ait les reins taillés pour cela!
—Mais, osais-je objecter, c'est peut-être faute de plus nombreux mariages d'amour!...
—Le mariage d'amour! s'écria-t-elle, qu'est-ce que ça dure?
—Oui, oui, soupirais-je; mais, pourtant!...
—La fleur bleue? la suavité? l'idéal attendrissement? notre poésie à nous qui ne sommes que l'innombrable «bonne moyenne» des femmes? Oui!... Eh bien! je vous le répète, c'est plus beau, c'est meilleur quand ça demeure une aspiration, un désir, un songe... Et de ce songe-là, mon enfant, l'histoire de la vie des jeunes filles et des femmes est abondamment illustrée!
Elle me choquait, comme on se choque presque toujours d'une génération à une autre. Elle exprimait, je le crois, des vérités comme l'historien qui se prononce sur une période passée, toutes pièces en mains, sauf la principale, et qui est le vif de la vie; je sens bien que je m'approche de son opinion aujourd'hui; mais alors que je n'en étais qu'à la moitié de son âge, ce qu'elle disait me faisait de la peine.
J'avais toujours gardé vis-à-vis d'elle, comme de tout le monde, une extrême discrétion touchant mon propre mariage; j'ai en horreur les confidences dites personnelles, où une autre personne est intéressée autant que nous et plus que nous parce qu'elle y est généralement maltraitée. Madame Du Toit croyait-elle ou ne croyait-elle pas que j'eusse fait un mariage heureux? Un jour, à propos toujours de la petite Voulasne, j'improvisai, tout à fait malgré moi et poussée par la force des choses, un rapprochement entre le cas de Pipette et celui des jeunes provinciales de mon temps:
—Que c'est curieux! dis-je à madame Du Toit, nous reprochions, nous autres, à nos familles, cet usage abusif de l'autorité, qui présidait chez nous à toutes choses et nous contraignait à des mariages contraires à nos goûts; et voilà les Voulasne, aussi différents qu'il soit possible de nos familles, les Voulasne où nulle volonté n'existe, nulle autorité ne règne, où le régime du bon plaisir de chacun est le seul principe qui semble établi, eh bien! de leur défaut complet de volonté, leur fille va souffrir plus que nous n'avons jamais souffert peut-être de la volonté excessive de nos parents...
—Vous voyez bien! disait madame Du Toit, vous voyez bien!... Mais, ajoutait-elle, où vous faites erreur, ma chère enfant, c'est en croyant qu'il existe une famille, fût-ce celle des Voulasne, où une autorité ne soit pas établie, légitimement ou non. Il y a toujours une autorité! Si la légitime vient à s'oublier elle-même, une autre, venue du dehors, de n'importe où, se substitue à elle et s'impose plus tyranniquement. Voilà le danger du relâchement des mœurs.
Malgré ce danger madame Du Toit voulait que Pipette rentrât sous le toit paternel aussitôt que ses parents seraient de retour.
—Comment! lui disais-je, mais voyez-vous cette jeune fille livrée sans défense aux entreprises d'un monsieur à qui les parents donnent carte blanche!
—La place d'une jeune fille est sous le toit de ses parents.
—Mais il y a parents et parents...
—Non! il y a les parents! Aux yeux du monde, la jeune Voulasne se fera plus de tort en n'habitant pas entre son père et sa mère qu'en y demeurant malgré une situation anormale.
—Aux yeux du monde!... mais quant à elle, personnellement?...
—Ma petite amie, «aux yeux du monde», c'est tout, principalement quand il s'agit d'une jeune fille à marier.
Voilà où se manifestaient nos divergences: madame Du Toit appartenait à une école où la figure que l'on fait est plus importante que la conscience que l'on a, avec ce correctif, bien entendu, que la conscience que l'on a contribue pour beaucoup à la figure que l'on fait. Je crois, aujourd'hui, que tout compte établi, et étant donné l'incurable imperfection des hommes et les antinomies de la vie sociale, c'est madame Du Toit qui, en définitive, avait raison; mais, parmi les miasmes qui «étaient dans l'air» de mon temps, j'avais absorbé, c'est certain, moi, le mépris de l'opinion, qui peut mener à ce qu'il y a de plus beau, mais qui laisse le champ libre aux plus néfastes extravagances qui a fait les saints, mais qui fait le premier excentrique venu, car le mépris de l'opinion ne vaut que ce que vaut celui qui le professe. C'est une outrecuidante présomption, de s'imaginer que l'on peut mieux que ce que l'opinion commune exige; c'est peut-être mon «romantisme» à moi, ce désir ardent du bien extrême en toutes choses; mais on n'arrache pas aisément ce panache lorsqu'on en est né coiffé. On m'a versé dans ma jeunesse un trop grand enivrement moral pour que je puisse me contenter jamais, quant à moi, de faire la fade figure de la femme comme il faut. «Orgueil! orgueil!...» m'eût dit, et m'avait dit dans d'inoubliables entretiens celui dont le souvenir me faisait tant souffrir en secret. «L'orgueil est mon péché!» j'en convenais avec lui.
J'aurais voulu sauver la jeune Voulasne en la tirant d'un si misérable milieu. Bien que madame Du Toit jugeât que, les vacances terminées, il était de la dernière inconvenance qu'elle habitât chez des étrangers, je m'écriai, devant madame Du Toit, que je cacherais Pipette chez moi, si j'avais seulement un placard. La voyant tout à coup scandalisée et peinée, je lui dis:
—Tranquillisez-vous! Je n'aurai pas de placard à offrir... Je n'en aurai peut-être pas pour moi!...
Il fallait bien qu'un jour ou l'autre je lui fisse l'aveu des changements survenus dans ma vie. Je lui dis que nous allions quitter notre appartement. Elle n'aimait déjà point que l'on changeât, de quoi que ce fût; mais elle pensa que c'était pour m'agrandir, et elle admettait cela avec un sourire. Je la détrompai:
—Non! pour me diminuer...
Alors, elle fit une mine que je n'attendais pas. C'était une femme avertie, pleine d'expérience, et qui savait ce que parler veut dire. Le chagrin domina d'abord toute sa physionomie; elle tendit sa main en avant, l'appliqua sur la mienne. Puis l'interrogation souleva les deux arcs de ses sourcils, et presque aussitôt, avant que je n'eusse rien dit de plus, un soupçon brouilla tout; après quoi je lui vis une lèvre hautaine, étrangère.
Avant de lui avoir fourni les motifs pour lesquels «je me diminuais», j'avais saisi sur son visage la pensée déjà en bien d'autres occasions menaçante, la pensée que mon mari était «dans les affaires», était d'une gent qu'elle méprisait à cause des fluctuations de situation auxquelles elle est soumise et des abus que toute instabilité engendre, et que le malheureux, étant dans les affaires, en avait «fait de mauvaises», ce qui s'entend de façon ambiguë. Je reconnus, plutôt que je ne découvris, sur son visage, les préjugés de ma propre famille, et ce dédain, dont je n'étais pas moi-même exempte, pour les professions où l'on court le risque d'exposer sa probité à des épreuves. Avant qu'elle eût, d'un mot, exprimé sa pensée, j'eus l'impression de ce que la «situation» d'un homme était pour elle, et des ruines que pourrait amonceler autour de nous le petit changement dans notre façade.
L'effet premier de la nouvelle était produit; la pensée dominante avait traversé son cerveau, s'était trahie à mon attention exaspérée. Ceci fait, la femme, en elle, parfaitement excellente et compatissante, put s'adonner à un réel chagrin, à mille protestations d'amitié sincères et qui surent même me toucher. Je discernais si nettement en elle la femme, et puis la femme occupant un certain rang dans un certain monde!... Son chagrin, hélas! était plus grand que n'eût été celui d'une amie toute simple, car il était d'abord le chagrin d'une amie émue de ma déchéance, et il se doublait du chagrin d'une amie obligée de me perdre!...
XVIII
Madame Du Toit fut cependant charmante après la triste révélation de notre catastrophe. Oh! je voyais bien que la pauvre femme était loyale! Elle pensait comme mon mari que le malheur était pour nous de devoir modifier notre train de vie d'une manière apparente. Elle voulait que mon mari recourût à tous les expédients afin de «sauver la face»; obtenir une centaine de mille francs des Voulasne, elle s'en chargeait, personnellement, disait-elle, et «qu'est-ce que c'est, pour ces gens-là, de faire remise de l'intérêt à votre mari pendant une dizaine d'années, voyons?...» En dix ans, un homme encore jeune, se relèverait, que diable!... Et elle me disait:
—Mais il ne sait donc pas s'arranger?
—Comment cela?
Elle ne me regardait plus en face et elle ne donnait qu'un demi-jour à sa pensée:
—Dans la multitude des entreprises d'aujourd'hui, ces messieurs ont pourtant, dit-on, mille moyens de servir leur fortune!
Je répliquai, en souriant, pour ne point m'en fâcher:
—Mille moyens! sans doute, mais pas un seul peut-être qui soit... irréprochable...
—Oh! je tous entends, vous, ma belle! Je vous reconnais bien là!... Je parie que vous introduisez le nez dans les affaires de votre mari pour l'empêcher de réaliser les bénéfices consacrés par l'usage!...
—Jamais je n'ai connu une seule des affaires de mon mari. S'il se conduit en honnête homme, à lui en revient tout le mérite... Il va sans dire que, si je l'avais soupçonné de se conduire autrement, je ne l'aurais jamais mené chez vous...
—Allons! allons! ma chère amie,—ah! que vous êtes vive! et quel feu pétille au dedans de cette petite femme si placide!—il ne vient à personne de supposer que vous ayez jamais pu être l'épouse d'un homme autre que celui qui est le plus probe en son métier; mais encore, mon enfant, s'agit-il ici d'un métier; chacun d'eux, sachez-le, comporte des accommodements qui, avec le temps, deviennent des obligations... des usages si vous voulez, usages dont une conscience par trop scrupuleuse ne s'arrange pas toujours sans regimber...
—Je ne connais pas les affaires, je ne connais pas les «usages» auxquels vous faites allusion, et vous voyez, le mérite que mon mari aurait pu acquérir à mes yeux, reste vague... Mais je me souviens de lui avoir tant rabâché l'horreur que m'inspiraient les compromissions du monde où l'on s'enrichit!... Cela, surtout au moment de l'affaire Grajat, qu'il n'est pas d'usage de rappeler, je sais, mais dont le président Du Toit doit se souvenir... De voir mon mari à la suite de cet homme, madame, je serais morte de honte!
—Allons! Je suis sûre encore que vous vous exagérez les choses! Monsieur Grajat, de qui vous parlez, a aujourd'hui une situation considérable. En s'aliénant son influence, votre mari a dû subir une grande perte...
Madame Du Toit, comme tout le monde, avait oublié la phase mauvaise des affaires de Grajat, parce que Grajat, en somme, s'en était tiré, et parce qu'il avait su s'en tirer audacieusement, en élargissant plutôt qu'en restreignant son étalage.
Qu'objecter à cela? et qu'objecter à une femme comme madame Du Toit, âgée, expérimentée, et de la plus parfaite dignité, qui, tel un médecin au chevet du malade, devait savoir mieux que moi la nature de mon mal et avait pris à tâche de me sauver?
Elle n'avait pas moins de deux sauvetages, en ce moment, à mener à bien: celui de la petite Voulasne et le mien. Tous les deux se réduisaient en définitive à empêcher ou à favoriser un changement de lieu, à obliger Pipette à réintégrer le domicile de son père, et moi à ne pas quitter le mien.
Comment madame Du Toit s'y prit-elle pour rencontrer les Voulasne au débotté et pour leur parler? ce fut son affaire et son secret. Elle arriva un jour chez moi, après le déjeuner, radieuse; elle m'annonça:
—Tout est arrangé! D'abord en ce qui vous concerne, ils n'ont eu qu'une voix l'un et l'autre: «Mais cela va de soi!...
—Et en ce qui concerne leur fille?
—Mais ils sont prêts à l'accueillir à bras ouverts!
—Et monsieur Chauffin aussi, sans doute?
—Ma petite amie, ne soyez pas sarcastique! J'ai abordé de front la question de monsieur Chauffin...
—Ah! Eh bien?
—Eh bien! mais, on se fait des monstres de ces chers Voulasne; et ce n'est pas exact du tout. Il n'y a pas d'êtres plus éloignés de vouloir contraindre qui que ce soit à quoi que ce soit. Un mariage avec monsieur Chauffin, d'eux à moi, ne m'a point paru leur plaire...
—Évidemment! Mais ils le laisseront accomplir!
—J'en reviens à mes moutons: sur les deux questions, difficiles, vous le reconnaissez, que j'avais à poser aux Voulasne, les Voulasne m'ont répondu gentiment, spontanément, sans hésitation, sans condition: «oui» et «oui!»
—Mais parce qu'ils ne savent pas dire non! Ils vous ont dit «oui»; ils diront «oui» à leur fille; et ils diront «oui» à Chauffin...
—Et à votre mari aussi! ne vous en plaignez pas, pour le moment.
—Ils diront «oui» à mon mari, parce que «non» est bien plus difficile à dire; mais s'exécuter sera pour eux plus difficile que de dire «non».
—On n'a qu'une parole!
—Mais, si l'on n'a point d'action?...
Pauvre madame Du Toit! je la taquinais. Elle était si heureuse d'avoir accompli une mission, qu'elle seule d'ailleurs avait prise à tâche, mais qui était généreuse et qu'elle avait tenue pour ingrate parce qu'elle croyait les Voulasne pareils à elle! Les premières objections épuisées, en la poussant un peu dans le récit de sa visite, je vis qu'elle était tombée sur les Voulasne en un moment où ils brûlaient, comme de grands enfants qu'ils étaient, de raconter à tout venant leur voyage, et qu'ils lui avaient raconté leur voyage, et que madame Du Toit se présentant à eux comme négociatrice de la rentrée de Pipette, la rentrée de Pipette leur était apparue comme un surcroît de plaisir et avait exalté leur excellente humeur, et qu'ils eussent accordé à ce moment-là à madame Du Toit tout et n'importe quoi, fût-ce l'exil de Chauffin, quittes à se trouver plus tard à bout d'arguments si Chauffin leur eût demandé: «Pourquoi me chassez-vous?» et qu'enfin, s'ils avaient tranquillisé madame Du Toit quant au danger émanant de Chauffin, c'était en traitant leur cher ami comme ils le faisaient toujours, en personnage inoffensif et propre uniquement à distraire, à amuser sans méchanceté, sans malice même, en un mot, tel qu'ils se voyaient eux-mêmes. Que Pipette eût pris au dramatique les intentions de leur ami, voilà qui les dépassait! Ils ne connaissaient pas le dramatique; se mettre martel en tête? ah! quelle folie! Si Pipette voulait rentrer le soir même, avaient-ils proposé, on irait tous ensemble au théâtre!... «Tous ensemble?... avait demandé madame Du Toit, serait-ce avec monsieur Chauffin?...»—«Pourquoi pas?...» avaient dit les Voulasne. Et ils avaient soudain paru chagrinés, mais franchement chagrinés, que leur fille ne consentît pas à aller ce soir même au théâtre en compagnie de M. Chauffin!...
—Vous voyez bien! dis-je à madame Du Toit, vous voyez bien qu'ils n'ont rien compris à ce qui est arrivé, rien!...
—Si, si, fit madame Du Toit, ils ont été extrêmement sensibles au fait que leur fille n'irait même pas dîner avec eux ce soir en de telles conditions; et cela leur servira de leçon.
«Cela leur servira de leçon», disait madame Du Toit! Et à elle-même, douée de conscience et d'intelligence, quarante années de fréquentation des Voulasne ne servaient pas de leçon, puisqu'elle les croyait capables d'être demain autres que ce qu'ils avaient été toujours!
Mon mari écrivit à ses cousins, leur exposa de nouveau son bilan, comme s'ils n'avaient point lu la première lettre, et les remercia des bonnes promesses transmises par madame Du Toit; il sollicitait un rendez-vous pour causer. Les cousins répondirent par une invitation à dîner.
On ne saurait imaginer la bonhomie et la joie de nos cousins en nous recevant. Cela était franc, cela était dépourvu d'arrière-pensées. Ils ne songeaient même pas que nous venions leur demander cent mille francs; ils songeaient que, depuis longtemps, ils étaient privés du plaisir de nous avoir autour d'eux, et qu'ils avaient aujourd'hui ce plaisir. Toute pensée désagréable, ils étaient munis du pouvoir de l'écarter d'eux, de la dissoudre par enchantement.
C'était la rentrée de Pipette sous le toit paternel. Oh! cela ne rappelait en rien le retour de l'Enfant prodigue! Cela ne se faisait point avec cette solennité que comportait l'expression «rentrer sous le toit paternel» dans la bouche de madame Du Toit, par exemple, car un reste de solennité n'est possible que là où subsiste un reste de principes. Cela se faisait ce soir chez les Voulasne comme si cela n'était rien, c'est-à-dire comme s'il n'y avait jamais eu ni départ ni retour.
Avec les Albéric, avec Pipette, il y avait là les Baillé-Calixte, et un autre couple que nous ignorions, les Blonda, amis nouveaux, connaissances de plage; et il y avait là, comme de juste, M. Chauffin; car si M. Chauffin n'eût pas été là, cela eût fait précisément du retour de Pipette un événement, événement qu'il fallait à tout prix éviter; telle était du moins l'explication que je me donnais de sa présence afin de la trouver supportable, mais la vérité, beaucoup plus simple, était que M. Chauffin était là parce qu'il lui plaisait d'y être.
Le sort de la jeune fille qui venait ici ce soir reprendre sa place m'empêchait de trop penser à la disgrâce du nôtre. Mais, d'ailleurs, qui eût pensé, dans cette maison, à quelque disgrâce?
Les Baillé-Calixte étaient triomphants; le mari venait d'adjoindre à sa fabrique de bicyclettes l'industrie de l'automobile à ses débuts, et qui fournissait les plus grandes espérances; la femme, toujours la même, identifiée par dévouement inné, non seulement à son mari mais à l'industrie, aux industries de son mari, avait, une des premières, exécuté des randonnées merveilleuses, sur le «véhicule de l'avenir».
Les Blonda possédaient une de ces voitures. Gustave Voulasne en avait depuis six mois commandé une. Il ne fut pas question d'autre chose. Mon mari s'était de tout temps passionné pour la locomotion. Un tel sujet lui voilait momentanément ses malheurs.
De loin, et essayant de m'enflammer moi-même au contact de l'excellente madame Baillé-Calixte, je sentais, comme aux premiers jours de mon entrée dans cette maison, mon cœur se glacer et ma bouche se tordre en voyant la déférence servile où tous, devant Chauffin, s'abaissaient.
C'était Chauffin, non les Blonda, non les Voulasne, qui s'était épris de l'automobile, et il me fut très apparent, tant à certaines paroles prononcées qu'à l'attitude nouvelle de madame Baillé-Calixte envers lui, que Chauffin avait «fait», comme on dit, «l'affaire» de la vente aux Voulasne et de la vente aux Blonda.
Vers la fin de la soirée, qui me sembla longue, je demandai à mon mari s'il avait causé avec son cousin. Il n'en avait pas trouvé l'occasion. Je lui dis: «Il le faut, pourtant!...» Il alla tout droit saisir Gustave par le coude et l'entraîna. Mais ils reparurent presque instantanément l'un et l'autre et reparlant déjà d'automobile. Gustave lui avait dit: «Allons donc! c'est entendu... Mais comment causer de cela ce soir? Si vous étiez gentils, votre femme et vous, vous viendriez dîner en famille, après-demain?» Mon mari vint me rapporter la proposition. Gustave en avisait d'autre part Henriette. La cousine vint me prendre les mains, me faire jurer de revenir dîner «entre nous».
Et nous retournâmes le surlendemain.
Chauffin n'était pas là!
Pendant tout le repas, les Voulasne furent pour nous comme des parents de bonne humeur, qui tiennent une surprise en réserve. La conversation ne manquait pas d'être un peu pauvre, chez eux; quand M. Chauffin ne la dirigeait point, nos cousins ressemblaient trop au malheureux acteur qui regarde avec angoisse le trou du souffleur resté vide; ils étaient paresseusement accoutumés non seulement à ce qu'on agît, mais à ce qu'on parlât pour eux. Ils n'en gardaient pas moins une sécurité manifestée par un échange de regards malins et joyeux, et qui me faisait à la fois espérer et craindre qu'ils ne nous donnassent au dessert le chèque de cent mille francs dans quelque pièce de pâtisserie. J'aurais préféré plus de discrétion, mais que ne transformaient-ils pas en farces et en joujoux!
Ce n'était pas ce genre de surprise qui nous était réservé. Pour nous être agréables, ils avaient imaginé deux choses. La première était d'emmener mon mari dans la voiture nouvelle que les ateliers Baillé-Calixte devaient livrer incessamment; et la seconde, destinée à me flatter personnellement, consistait à m'offrir une mantille espagnole, en dentelle d'ailleurs magnifique, et qui me permît de figurer dans la corrida burlesque qu'ils comptaient donner chez eux pour la Noël: Chauffin en prima spada, Gustave avec Blonda, accolés sous une peau, devant à eux deux faire la bête...
Le plaisir, ineffable, de Gustave et d'Henriette Voulasne annonçant cette fête et me tendant la mantille avait je ne sais quoi de primitif, d'innocent, de céleste, oui, de cette pure puérilité des bons imagiers naïfs de jadis. Henriette me confessa tout de suite qu'elle se réservait le rôle de la reine-régente; on cherchait un Alphonse XIII enfant.
Nous ne pensions, mon mari et moi, qu'aux cent mille francs, dont le besoin était impérieux; mais nos cousins n'y pensaient pas, parce qu'ils ne parvenaient pas à se mettre à la place de quelqu'un qui a des besoins. Je vis et j'entendis mon mari rappeler cette question à Gustave. Je vis la plus entière bonne foi sur les traits de Gustave: «Ah! oui, oui, les cent mille francs!...» Et il semblait dire: «Quelle singulière préoccupation!...»
—Mais il avait été convenu que ce soir?... disait mon mari.
—C'est pardieu vrai! disait Gustave Voulasne. Mais, d'ailleurs, ajouta-t-il, une idée!...
Et il prit son cousin par le bras pour lui exposer une idée qu'il avait, prétendait-il, ou que, peut-être, avait-on eue pour lui.
Mon mari faisait, lorsqu'il fut en possession de «l'idée», la figure que je lui avais connue trop souvent, lorsque le fatal Grajat venait de lui proposer une affaire «monstre». Il me souffla que tout allait bien. Rendez-vous fut pris, en effet, pour aller voir la voiture, dès le lendemain, aux ateliers, et pour le petit voyage d'essai en compagnie des Blonda, tout jours prêts à partir, et de M. Chauffin, cela allait de soi.
Alors, que faire? Il fallut applaudir d'avance la corrida, promettre d'y assister dans la loge de la «Reine régente» et remercier avec effusion du cadeau de la magnifique mantille! Ce ne furent qu'exclamations, que cris et qu'embrassements; Pipette revêtit devant nous un costume de gitane; elle se réjouissait de prendre incessamment des leçons de castagnettes; elle dansait déjà sans principes et sans connaissances précises, mais en se déhanchant à outrance, comme elle l'avait vu faire aux Espagnoles de l'Exposition.
Dans la voiture qui nous ramenait, mon mari me confia «l'idée». Construire pour Baillé-Calixte des ateliers nouveaux, bâtiments importants, sur un terrain que Gustave Voulasne venait d'acheter à Levallois. L'affaire serait grande, surtout si y était jointe la construction d'immeubles de rapport environnants; et les bénéfices qu'en tirerait l'architecte équivaudraient amplement à la somme que mon mari se proposait d'emprunter. «A bon entendeur salut!» avait dit Gustave à son cousin: il ne tenait qu'à lui d'enlever l'affaire.
—La forte somme, à moi, bien à moi, gagnée par mes travaux, disait mon mari, serait évidemment une solution préférable à celle d'un secours dû aux Voulasne.
—Mais à qui serait dû l'avantage d'avoir «enlevé l'affaire»?
—En partie à Baillé-Calixte qui construit, évidemment; en partie à Gustave lui-même, sans doute, propriétaire du terrain et fortement engagé dans l'entreprise, à ce qu'il me semble...
—Alors, gare celui qui gouverne Gustave... et qui, peut-être, gouverne Baillé-Calixte!...
Mon mari souleva l'épaule. Il revint de cette soirée chez ses cousins, regagné par eux comme aux premiers temps de notre mariage; il avait recouvré cet appui, cette providence positive qui était un besoin pour lui, qui lui manquait tant depuis la perte de Grajat, et depuis notre quasi-éloignement des Voulasne.
Moi, je revins abîmée, ayant l'intuition de l'imminence, pour nous, du plus grand des maux.
Dès le lendemain, mon mari, ayant écourté son déjeuner, sauta dans un fiacre pour aller prendre son cousin et se transporter avec lui sur les terrains de Levallois; en même temps il verrait la voiture! Cette perspective d'une grosse affaire et ce goût de véhicule mécanique le ressuscitaient, le rajeunissaient.
Il revint le soir, à l'heure habituelle. Il ne s'était pas transporté sur les terrains; il n'avait pas vu la voiture.
—Mais, en revanche, lui dis-je, vous avez vu Chauffin?...
—Oui, dit-il, j'ai vu Chauffin.
—Et le cousin vous a-t-il reparlé de l'affaire?
—Le cousin, vous le connaissez! il n'a guère été question que de la corrida. Pour l'affaire, je dois voir Baillé lui-même; et je le préfère.
Une dame, venue déjà plusieurs fois visiter l'appartement, était décidée à le sous-louer aux conditions imposées par nous. Je pressais mon mari de conclure avec elle. Il me dit:
—Pas avant que je n'aie revu ces messieurs!...
Il escomptait à présent une affaire si belle, que peut-être pourrions-nous conserver l'appartement!...
Mon mari retourna chez son cousin qui ne lui dit rien de sérieux, mais, pendant que Chauffin avait le dos tourné, l'autorisa à aller chez Baillé-Calixte. Il alla chez Baillé-Calixte qui l'intéressa beaucoup en lui faisant visiter ses voitures en construction, et celle, particulièrement, qui était destinée à Gustave Voulasne, et en lui faisant jeter un coup d'œil sur les dix mille mètres de terrain à bâtir, mais ne lui parla point de l'architecte constructeur. Désespéré, mon mari s'enhardit à lui déclarer en confidence que son cousin Voulasne avait l'intention de lui confier les travaux. «Mais! cela ne dépend que de lui, répondit Baillé-Calixte: les dix mille mètres sont sa propriété, et c'est lui qui fait construire; je ne suis, moi, que locataire désigné.»—«Ah!»
—Eh bien! dis-je à mon mari, mi-décontenancé, mi-satisfait pourtant d'avoir appris que l'affaire était toute aux mains de Gustave, est-ce assez clair? Discernez-vous qui, pour l'instant, vous met des bâtons dans les roues? Et ne savez-vous pas ce qu'il vous reste à faire?
Il dit:
—J'aurai une conversation définitive avec Voulasne, et pas plus tard que ce soir...
—Non! dis-je, avec Chauffin!...
Il savait, certes, que ce n'était pas à Voulasne qu'il fallait s'adresser; mais il était piqué au vif que j'eusse discerné, et à qui il fallait s'adresser, et ce qu'il y avait à faire.
Un mot des Voulasne nous priait d'aller le soir même les retrouver au Folies-Bergère.
J'avais réduit les dépenses de la maison à l'économie la plus étroite. Je ne prenais plus de voitures et je ne m'étais pas commandé une robe depuis la rentrée. Il s'agissait de la «première» d'une revue de fin d'année. Et mon humeur, comme ma toilette, était singulièrement défraîchie. Je ne voulus pourtant faire encore aucune objection à l'invitation des cousins. Nous allâmes au Folies-Bergère par l'omnibus des Filles-du-Calvaire avec correspondance à la Madeleine. Mon pauvre mari était vert d'humiliation en payant au conducteur ses douze sous. Seul, il eût pris, je le crois, une voiture! Nous arrivâmes en retard et les pieds un peu crottés, dans une salle éblouissante.
Gustave et Henriette étaient seuls avec Chauffin dans la loge. Je me refusai obstinément à me placer en avant, à cause de mon chapeau de l'an passé, de sorte que je me trouvai côte à côte avec l'inévitable ami. Il fut d'une prévenance excessive; il se mit en frais absolument inusités à mon égard. Il m'avait de tout temps inspiré une instinctive répulsion; il s'en était aperçu; nous ne nous parlions ordinairement quasi point. Il me fit remarquer les Blonda aux fauteuils, les Baillé-Calixte dans une autre loge avec les Albéric. La plupart des amis étaient là. Attendait-il que je lui disse qu'il était regrettable que Pipette fût jeune fille encore et ne pût être là aussi?... Je reconnus le gros Grajat, gonflé et rubicond, en compagnie d'une actrice de la Comédie-Française, s'il vous plaît: il progressait en ses liaisons, notre ex-ami, mais non pas la Comédie-Française. Un air de luxe vibrait autour de cet hémicycle de loges élégantes; les femmes ne demandaient rien que d'exhiber les modes nouvelles; les hommes semblaient avoir accompli leur destinée en ayant paré ces femmes, chacun un peu au delà de ses moyens; et l'on sentait que tous les travaux du jour avaient été accomplis pour aboutir là, le soir, rien que là, non au delà.
L'odeur grisante de ces chambrées de Paris où l'on vous demande d'avoir de l'argent à dépenser et pas du tout d'où il peut provenir, comme ils la respiraient tous! et comme je sentais bien que mon mari, venu en omnibus et à pied, s'en laissait étourdir! Il se voyait choyé par ses opulents cousins; il observait du coin de l'œil,—parce qu'il était surtout venu pour se rapprocher de Chauffin,—les obséquiosités dont Chauffin par extraordinaire me couvrait. Je tremblais. Ah! que j'avais été moins mal à l'aise le jour où j'appris crûment qu'il nous fallait renoncer à tout!... Je regardais de loin madame Baillé-Calixte, la femme-modèle de l'homme lancé dans les affaires: quels sourires! quels petits yeux complices et reconnaissants adressés à Chauffin, à combien d'autres! Je me la rappelais, aux premiers temps de mon mariage, brave et bonne femme de ménage, qui me confessait n'aimer que son mari, ses enfants, la table où fume le potage et puis la campagne avec une basse-cour; je me la rappelais écoutant des messieurs lui dire des horreurs, leur en disant, et se laissant baiser le creux des bras... Comme elle avait aidé à la prospérité de son mari! Comme ils étaient tous les deux larges, gras, débordants!... Je tremblais... J'écoutais bien mal la Revue, dont les passages les plus désopilants ne me faisaient seulement pas rire, et quand le rideau baissait, mon Dieu! que je me sentais bête, à court de paroles, vide à donner tout autour de moi le vertige!... J'aurais trouvé sans difficulté des choses à dire à des pauvres dans la rue, à des malades inconnus de moi, dans un hôpital, mais à des gens hilarants et pleinement satisfaits de ce qu'ils faisaient là, pas un mot qui consentît à sortir de ma gorge sans me brûler, comme un mensonge ou un blasphème. Recevant, entre les Voulasne et Chauffin, les salamalecs des Baillé-Calixte, des Blonda et de ce grand dadais d'Albéric, environnée de leur fade haleine, et leur parlant comme un «sujet» en état d'hypnose, serrée, pressée, comprimée avec eux en un groupe, entre le grouillement du public de l'orchestre et le va-et-vient des filles, de l'arrière-fond le plus obscur de moi monta une nostalgie plus troublante que celle qu'inspirent les plus pures nuits de l'été; c'était quelque chose comme le souvenir d'une suavité sans mélange et d'un contentement sans regret... Ce fut une fumée qui passa, une vision qu'aucun objet précis n'altéra... Mais c'était le rappel qu'une région existait, au dedans de moi, où des ressources inouïes étaient accumulées, et d'où s'exerçait sur moi le plus puissant attrait: un exilé un peu oublieux ou ahuri par les mœurs étrangères, et qui voit passer le drapeau de sa patrie...
Lorsque nous quittâmes cet endroit, après avoir remercié nos cousins de l'excellente soirée due à leur gentillesse, mon mari héla un fiacre.
—A quoi pensez-vous donc!...
—Bast!... fit-il, en me prenant le bras pour me pousser dans la voiture.
Et il me confia, à peine assis, que sa cousine lui avait glissé à l'oreille: «Vos affaires semblent en bonne voie...»
—Sur quoi se fonde-t-elle? lui dis-je, sur les aménités de Chauffin?...
—Le fait est, dit-il, qu'il s'est prodigué ce soir... Vous voyez bien que vous exagériez en prétendant que nous aurions à le gagner; c'est lui, tout au contraire, qui...
—Qui va nous demander quelque chose, mon pauvre ami... et quelque chose de beaucoup plus cher!...
—Je ne comprends pas.
—Il vous fera comprendre!...
Les aménités de Chauffin retardèrent la solution.
Mon mari, à qui elles s'adressaient presque autant qu'à moi, se fondait sur elles pour estimer superflue la redoutable extrémité d'entamer avec lui des négociations.
—Je le vois venir, me disait-il. Il nous ménage; il tient à nous.
—Mais pourquoi?... C'est ce que je me demande et c'est ce qui me terrifie...
—Oh! vous, avec votre pessimisme!... disait mon mari, vous n'aurez de plaisir que lorsque tout sera perdu!...
Il m'accusait de me complaire à faire l'oiseau de mauvais augure; et il écartait mes noires prévisions.
En attendant, rue Pergolèse et dans tout Paris, nous roulions à la remorque des Voulasne. Nous dînions chez eux à tout propos, et ils nous convoquaient une ou deux fois par semaine dans quelque «théâtre à côté». Au plus bas de nos malheurs, nous vivions à l'instar des plus insouciants viveurs. Tout juste obtenions-nous la grâce, en quittant nos cousins, de ne pas achever la fête par le restaurant de nuit! Qu'ils nous eussent donc tenus pour de meilleurs amis s'il nous eût été agréable de les y accompagner! Enfin, à ce prix, nous achetions leur alliance, et mon mari affirmait qu'il sentait l'affaire se préciser à petits mots tombés ici ou là de la bouche des Voulasne ou de Chauffin, généralement aux moments mêmes où nous paraissions partager le plus volontiers leurs plaisirs. Tel était l'unique moyen de s'emparer de Gustave; Baillé-Calixte confessait n'avoir pas procédé autrement. Chauffin était avec nous, cela semblait évident. Mais pourquoi?... Il était si gratuitement avec nous, et d'une façon à ce point apparente, qu'il devenait superflu de lui parler de l'affaire: elle s'engageait, elle était engagée. Mon mari alla cette fois sur les terrains de Levallois avec Gustave Voulasne, avec Baillé-Calixte, avec Chauffin, avec un employé autorisé à prendre des notes. Et il fit une excursion en automobile. Il revint enchanté, enivré quelque peu, ayant accompli un des rêves de sa vie, mais qui excitait en lui d'autres convoitises.
Chez les Voulasne, du moins voyais-je Pipette. Malgré tous mes sermons, elle aimait à rappeler cet été à la campagne, le tennis, le rouleau de pierre où elle m'avait vue assise un jour, et les valses du soir... Nous trouvions toujours à bavarder ensemble. Sa mère me confiait: «Elle vous en dit plus qu'à moi!...» Elle ne m'en disait pas long, parce qu'elle n'avait jamais appris à parler que de jeux ou à prononcer que des mots excessifs et destinés à faire rire. Mais elle avait une complaisance à me laisser entendre son langage, tel qu'il était, et moi j'avais à l'entendre une complaisance qui m'étonnait presque... Peut-être prêtais-je à ces mots légers ou cocasses, à cette jonglerie et jusqu'à ce cynisme d'expression je ne sais quel sens caché, car enfin, pourquoi voulais-je m'imaginer qu'il y avait chez la petite Voulasne autre chose que ce qu'elle manifestait, autre chose que ce que contenaient son père, sa mère, sa sœur aînée elle-même, attachée à son mari, fidèle amoureuse, mais si vide? Pipette, il est vrai, s'était montrée un jour capable d'un acte énergique en fuyant Chauffin avec un éclat bien grand pour une jeune fille; était-ce à cause de cela que je lui prêtais de sérieux dessous? A la vérité, elle ne manifestait absolument rien qui contrastât avec les mœurs de sa famille, nulle modification à sa gaminerie bien connue, nulle tristesse à se retrouver chaque jour vis-à-vis d'un adorateur haïssable, nulle trace d'un autre sentiment.
Je lui disais:
—Mais voyons, Pipette, vous connaissez beaucoup de jeunes gens qui viennent aux fêtes de vos parents, est-ce qu'aucun ne vous plaît?
—A quoi ça servirait-il? et quand ils me plairaient? puisqu'ils ne tiennent pas à moi?...
—Comment! aucun, jamais, n'a demandé votre main?
—Rien que des vieux... dans ce genre-là... dit-elle en tirant la langue du côté de Chauffin qui jouait au billard.
—Oh!... cependant, j'ai entendu dire...
—Oui, oui; des gosses alors... Il y en a eu trois, toqués... Ils n'avaient seulement pas fait leur service militaire!...
—Mais ils pouvaient le faire et vous revenir après?...
Elle se tordit de rire:
—Ah! bien, ouiche!... la grande passion? le genre sérieux?... Nous ne tenons pas ça, madame!...
—En êtes-vous si sûre, Pipette?
Elle se secoua, s'agita, fit la folle. Je ne pus rien tirer d'elle.
Un soir, la partie de billard finie, Chauffin vint s'asseoir près de moi et me dit, lui, qu'il avait à me parler de la façon la plus sérieuse.
Tout mon corps fut saisi d'un tremblement, mes mains se glacèrent, ma bouche se sécha, mes dents claquaient quand, ayant pris haleine, il commença son discours.
Il fit allusion à la sympathie qu'il avait eue de tout temps pour mon mari, puis à «l'admiration respectueuse» que je lui avais inspirée dès le premier jour et que les années n'avaient fait qu'accroître...
Je me ressaisis, d'un effort violent, pour n'avoir point tout de même l'air d'une proie rendue:
—Même les années, dis-je en souriant, où vous ne m'avez pas vu le bout du nez?...
Il n'entendait pas plaisanter et il avait préparé son discours. Il me dit que, précisément, il avait beaucoup regretté ces temps de quasi-froideur avec les Voulasne, parce que l'avenir de mon mari était avec ses cousins. Sans vergogne aucune, il me dit qu'il prenait sur lui que tout allât au mieux si de francs rapports amicaux s'établissaient entre nous...
Il disait: «Nous.»
—«Nous», lui dis-je, est-ce vous ou les Voulasne!
Il bondit, comme un grand félin, à ma question qui était impertinente; il se tourna vers moi et fut tout près de me poser les mains sur les genoux:
—Il ne tiendrait qu'à vous, dit-il, que les Voulasne et moi puissions être confondus!...
—Comment cela?
Il me confessa cyniquement l'attrait qu'il éprouvait pour la petite Voulasne, ce qu'il appelait «sa dernière flambée!» Il me dit qu'il comprenait, certes, qu'étant donné la différence d'âge, il ne pouvait espérer, «du moins avant la vie commune», être payé de retour; qu'il ne se dissimulait point l'obstacle à vaincre; mais, que, néanmoins, «les parents aidant», et s'il avait la chance d'être secondé en outre par une personne de grand sens et d'influence certaine, il triompherait et serait le meilleur des maris...
Je le vois encore tournant vers moi sa moustache grise, relevée au fer, deux dents de porcelaine à crochets d'or, et ses yeux vils et flétris.
Une vague de dégoût, qui venait de loin, qui grondait en moi depuis des années, qu'avait grossie la honte de me montrer à côté de cet homme, ces dernières semaines, dans tous les lieux de Paris où l'on peut être le plus sot, s'enfla tout à coup au fond de moi, comme un mascaret, m'étourdit de son bruit, jeta bas les idées de patience, de prudence, de résignation, de raison dont je me faisais une forteresse, m'obstrua l'entendement et me causa soudain un soulagement indicible, une volupté profonde et jamais savourée jusqu'ici, en faisant irruption hors de moi comme un vomissement: oui, j'eus l'impression de couvrir d'une salissure vengeresse cette face de papier mâché, cette image blême et fripée de l'oisiveté, de l'imbécillité, de la sordide médiocrité en toutes choses; en lui se ramassa pour moi toute la hideur d'un monde qu'aucune idée morale ne gouverne; la vilenie qu'il s'apprêtait à commettre m'inspirait moins d'aversion encore que la bassesse organisée de sa vie;—mais l'audace de prétendre m'y associer, moi, souleva encore une fois ce qui, dans ma nature, est plus fort que la conscience même et que la volonté.
Oh! je n'ai nul esprit, nul pouvoir de faire justice par le moyen d'un mot mémorable! De quels termes ai-je usé pour lui demander s'il me prenait pour une procureuse? mon cerveau trop troublé alors en garde incomplètement la mémoire, mais tout ce que le fond et l'arrière-fond de nous dirige et fait mouvoir: les muscles du visage, le souffle qui passe par les narines ou ce spectacle miraculeux, objet d'étonnement pour les plus grands des hommes et accessible même aux plus sots, que jouent dans nos yeux nos prunelles, toute ma personne, en mainte autre occasion plus éloquente que moi-même, se prononça, parla, injuria, commit la chose définitive.
Je me levai. J'allai prendre le bras de mon mari. Je prétextai que je ne me sentais pas bien et qu'il fallait rentrer à la maison au plus vite...
—A l'anglaise! dis-je à mon mari, filons!...
Je ne voulais pas embrasser Pipette parce que je pressentais que sa seule approche romprait mon élan de somnambule... Mais mon idée fixe était de donner quelque chose aux domestiques...
—Vous êtes folle! disait mon mari.
Je ne lui dis pas ce qui était arrivé, ni ce que j'avais fait. Il continuait à être joyeux et confiant. Et en moi naissait parallèlement une joie nouvelle, une confiance éperdue en un sort nouveau, en un avenir providentiel... Nos deux états, presque semblables, mais contradictoires, se côtoyèrent pendant plusieurs jours, comme deux bêtes, que l'on voit s'éloigner bondissant, folâtrant, de qui l'on saurait que l'une sera par l'autre fatalement étranglée;... et je n'en pus supporter le spectacle,—moi qui savais!...—qu'à cause de l'exaltation même qui m'animait. J'étais possédée d'une joie impérieuse, égoïste, même cruelle en son irrésistible élan. Sérénité, paix, enfin! Renaissance, résurrection!... Fête en tout moi-même!... Ah! moi aussi je savais donc ce que c'était que la fête!... La joie, moi aussi je la célébrais, sans oripeaux, sans castagnettes!... C'était ma conscience qui me valait toute cette joie. Ma joie n'était ni de chanter, ni de danser, ni de crier, mais d'aller droit. Rien, rien, non, plus jamais rien, j'en avais la certitude, ne m'empêcherait désormais d'aller droit mon chemin en suivant mon commandement. Suivre son commandement sans se soucier de la route, des traverses, de la boue et des ornières, ah! celui qui n'a pas éprouvé le bonheur de faire cela, qu'il ne vienne pas me parler de ses plaisirs et de ses chétives voluptés!... Malheureux! je vous plains tous, et je ne plains au monde que vous, malheureux qui n'avez jamais entendu la voix qui commande, ou qui n'avez jamais eu l'incomparable fortune de lui obéir!...
Oh! la mystérieuse et toute-puissante voix!... L'étrange voix aussi qui, par exemple, s'était tue lorsque l'amour s'offrit sur mon chemin... et qui, aujourd'hui, me félicitait de n'être pas encombrée de l'amour pour m'élancer sur la seule route, celle qui est toute droite et absolument pure!...
XIX
Je n'étais soutenue que par l'enivrement qui me venait de renoncer à de grands avantages matériels; mon mari me suppliait de ne rien «solutionner», disait-il, d'une façon si radicale; il se jetait à mes pieds, afin de m'entraîner de nouveau chez ses cousins, quitte à dire non à Chauffin, mais du moins afin de ne point rompre d'une façon désobligeante pour les Voulasne «à qui nous n'avions rien à reprocher...»
—Mais j'ai à leur reprocher leur lâcheté, répliquais-je; ils sacrifient leur fille de la façon la plus indigne!
—Qu'en savez-vous? Qui sait comment tourneront les choses?
Ah!... «les choses!... les choses!...» J'entendais fréquemment ce mot: on attendait toujours le secours des choses, non de soi-même.
—Non, non! je n'irai pas chez vos cousins. Que leur dois-je, en somme? ils se sont constamment moqués de vous; ils vous bernent sans cesse; ils ne sont pour vous qu'un incessant mirage, un espoir pernicieux; ils vous démoralisent...
Il alla sans moi chez les Voulasne; il y retourna; il y fut de service un peu plus qu'auparavant; on m'oubliait. Mais mon mari trop soumis, ils ne le craignaient pas; il ne pouvait pas non plus à lui seul être utile à Chauffin qui, d'ailleurs, pénétra le motif de mon absence. Un beau jour Chauffin se chargea d'apprendre lui-même à mon mari, en le chargeant de m'exprimer tous les regrets des bons cousins, qu'un architecte s'était présenté, amenant avec lui un puissant bailleur de fonds qui permettrait de donner plus d'ampleur à l'affaire, et soulagerait d'autant Voulasne pour qui l'entreprise était un peu lourde.
Mon mari avait voulu d'emblée en appeler à ses cousins en personne, mais on avait expédié pour trois jours les cousins en automobile, le temps qu'on estimait nécessaire pour que la grande colère de la victime fût tombée. Mon mari me confessa qu'il avait vu rouge, qu'il avait cru un moment étrangler Chauffin. Son ressentiment ne se reporta pas sur moi parce que Chauffin, à lui-même, lui avait, paraît-il, mis le marché en main depuis plusieurs semaines, en le priant de me faire agir sur Pipette. Mon mari avait eu la faiblesse de paraître acquiescer, mais il n'avait pas eu l'audace de me faire part de l'ultimatum; de sorte qu'il assumait une part de responsabilité qui atténuait la mienne. Il ne m'accusa pas d'être cause de son malheur. Son malheur l'accablait sans recours.
Il retourna pourtant trouver ses cousins aussitôt qu'il les sut revenus; il leur rappela leur promesse. Voulasne semblait plus malheureux que lui, non de le savoir malheureux, car il ne croyait pas qu'on pût l'être, mais d'être obligé, lui, de subir des récriminations. Il dit, avec son ordinaire rondeur, que c'était bien malgré lui que l'affaire de Levallois avait pris des proportions imprévues, absorbait tous ses fonds et en nécessitait d'étrangers. Et il eut cette idée singulière: «Pourquoi, dit-il à mon mari, ne participeriez-vous pas à l'émission qui va se faire? La valeur des obligations va décupler en trois ans?..» «Mais, dit mon mari, parce que je n'ai pas d'argent!» Depuis le temps qu'on lui en demandait, Voulasne ne s'était pas encore représenté la situation de son cousin dénué d'argent. Voulasne, d'ailleurs, ne devait jamais atteindre la notion de ce que c'est que de manquer d'argent. Son innocence avait encore une fois désarmé mon mari qui était sorti de chez lui après avoir, une heure durant, consenti à parler de voyages en automobile. Ils n'étaient point fâchés; ils devaient se revoir; et mon mari, malgré son accablement, n'était pas guéri d'espérer!...
Mais j'obligeai, séance tenante, mon mari a sous-louer l'appartement. J'avais pris mes précautions et avisé, tout au fond de Neuilly, une petite maison d'un loyer trois fois moins élevé que le nôtre, où nous aurions plus de logement et même un bout de jardin avec un pavillon pouvant servir d'atelier. La plupart des affaires de mon mari étant en province, qu'importait, après tout, qu'il logeât au cœur de Paris ou dans cette petite banlieue! Il s'y transporta, lui, comme au cimetière; mais hésiter n'était plus possible. Nous nous trouvions dans une situation très critique. Que quelques travaux vinssent nous relever, c'était le moins que nous pussions espérer afin seulement de vivre.
Comment n'étais-je pas atteinte par le désespoir trop apparent de mon mari? Je ne l'étais à aucun degré. Auparavant, dès qu'il avait le teint bilieux ou le front préoccupé, je tremblais; à présent que j'avais la certitude d'une diminution irrémédiable, j'étais insensible à ces nuages que la violence même de la tempête devait poursuivre et dissiper, et j'avais la certitude d'avoir atteint mon port à moi, d'avoir abordé à ma terre et atteint mon but. Nous fîmes notre déménagement parmi les cris de joie de ma petite Suzanne, ravie, elle, de se transporter n'importe où, et mes chantonnements à moi, qui finirent par communiquer un peu de confiance à mon malheureux mari.
Il me disait:
—Mais on croirait, en vérité, que vous êtes contente!...
Je ne voulais pas non plus affecter une attitude de femme heureuse, pour qu'on me trouvât du courage ou quelque mérite spécial; j'avais la notion que ce qui faisait mon allégresse intérieure n'était et ne serait jamais compris. Je ne me reconnaissais en réalité aucun courage ni aucun mérite. Je ne luttais pas; je suivais ma pente; j'entrais dans ma voie qui consiste à être d'accord, complètement d'accord avec moi-même, à ne plus faire un geste de comédie, et aussi, peut-être, qui sait? à tourner en un certain plaisir ce que l'on nomme généralement la douleur...
Je répondais à mon mari:
—Je vous jure, mon ami, que je n'ai jamais encore été aussi bien.
Il ne pouvait pas le croire. Son esprit positif était, d'une part, assuré qu'aucun reproche de moi ne viendrait accroître ses maux, mais dans son cœur d'homme il était attendri douloureusement par ce qu'il appelait ma résignation. Il eût peut-être mieux aimé avoir à me donner quelque bon conseil, à se sentir plus fort que moi. J'avais beau l'assurer que je n'étais point forte, mais que je satisfaisais en ce moment un goût à moi; une larme était logée au coin de son œil. Et le pauvre homme songeait, je l'aurais juré, à cet instant même, qu'il m'avait promis une «voiture» et un domestique en livrée!...
Il a pensé à cela constamment en s'installant dans la petite maison, au fond de Neuilly, là-bas, non loin des berges de la Seine, où une livrée eût été bien comique! où une voiture eût ameuté le voisinage!
Je n'avais gardé que ma petite bonne, complaisante, active, aimant mes enfants; elle, et moi, nous devions tout faire. Ah! si mon sort m'avait paru malheureux, je n'aurais eu guère de loisir pour me plaindre!
—La vie ne nous coûtera presque rien, disais-je à mon mari; et madame Du Toit s'est engagée à vous dénicher au fond des provinces une clientèle qui ne viendra pas voir si vous habitez un somptueux hôtel...
—Peut-être, soupira-t-il, pourrai-je bientôt avoir en ville un cabinet d'affaires...
Dès qu'il se reprenait à espérer, il espérait quelque chose de conforme à ses rêves de toujours. Son imagination n'avait revêtu jamais qu'une seule figure; il la revoyait dès qu'il imaginait: dans ses projets, un petit domestique, en livrée, ouvrait la porte du cabinet d'affaires!
Nous le conduisîmes par la main, Suzanne et moi, au bout du jardinet, dans le pavillon où ronflait un petit poêle d'école primaire et où j'avais fait disposer ses grandes tables. La seule vue de ce pauvre toit de zinc, isolé, derrière un if noir, et au bout de trois ou quatre plates-bandes incultes où pourrissaient sous la pluie, après les gelées de l'hiver, quelques choux de l'année passée, lui causait une mortelle tristesse. Tout cet espace autour de nous, ce silence, çà et là ces squelettes de peupliers, lui imposaient un effroi que je n'aurais pas redouté chez un homme aussi insensible aux choses de la nature. Il était accoutumé au coup de fouet que donnent le bruit de la rue, le coudoiement continuel des hommes, l'illusion ininterrompue d'un vaste affairement qui doit, semble-t-il, aboutir à un résultat proportionné. Le voisinage de l'homme nous fait attendre de son industrie un secours merveilleux; lorsque nous ne touchons plus que le sol terrestre, et que le contact direct avec le grand ciel indifférent nous est rappelé par le bavardage monotone de l'eau dans la gouttière, ou par le geste infatigable du bras endeuillé de l'if sous la pluie, il nous faut alors dans le cœur, pour ne pas faiblir, autre chose que la duperie de la ville trépidante, autre chose que la farce bouffonne que l'homme joue à l'homme pour l'étourdir et le leurrer jusqu'à la fin. Illusion pour illusion, je n'admire que celle qui nous permet de vivre en la seule compagnie de la terre et du ciel nus.
Suzanne, elle, était ravie parce qu'elle n'avait jamais vu d'aussi grandes tables; elle se fit hisser par son père sur chacune d'elles, et, une fois là-dessus, cette enfant n'eut-elle pas, spontanément, l'unique idée de jouer la comédie? Elle n'avait jamais été à la comédie; nous ne parlions guère entre nous des représentations chez les Voulasne: et, aussitôt montée sur une planche un peu plus haute que le sol, l'envie lui venait de jouer la comédie!...
Nous revînmes, sous la pluie, par la petite allée entre les choux pourrissants, à notre pauvre maison si exiguë, si bourgeoise, «si laide», disait mon mari qui ne l'avait pas construite; et aussitôt il fallut se mettre, avant toute besogne plus pressée, à dessiner les plans d'un théâtre d'ombres que l'on placerait au fond du pavillon, sur la grande table. En une demi-journée, avec des bristols, quelques lattes, et un vieux foulard de l'Inde, la scène fut debout, le rideau glissa sur sa tringle, et l'on put imaginer, quand il s'ouvrait, tous les décors souhaitables.
Et moi je me demandais, en voyant mon mari ranimé par ce même jouet qui enchantait sa fille, si le problème de la destinée humaine n'était pas d'une simplicité puérile, si la formule romaine «du pain et des jeux» ne rassasiait pas la plupart des hommes, si,—déception, ô chute lamentable de tout moi-même!—les Voulasne, ignorants, insouciants, pareils à des enfants joviaux et rêvant de travestissements, n'incarnaient pas le seul idéal de nos contemporains: avoir de la fortune et jouer la comédie..
XX
Mon penchant à rêvasser sur ces sujets fut promptement interrompu. Ma jeune et unique bonne ayant pris la grippe, aussitôt entrée dans la maison nouvelle, je dus mettre la main à tout le ménage et aller moi-même aux provisions. Dans la rue, un matin, discutant le prix des légumes avec une marchande ambulante, je me trouvai côte à côte avec mon ancienne compagne de couvent, Charlotte Le Rouleau, devenue madame de Clamarion, que je n'avais pas vue depuis la première année de mon mariage. Sans nous être regardées, nous nous reconnûmes à nos voix qui répétaient avec une âpreté identique les prix qu'on nous faisait. Et nous rougîmes, toutes les deux, non pas peut-être d'en être réduites à l'état de pauvres ménagères, mais de nous surprendre l'une l'autre en cet état. Et ce furent aussitôt des exclamations, et un certain ton entre nous, où nous nous efforcions, à l'envi, de faire reconnaître notre qualité de «femmes du monde». La marchande que nous impatientions sans doute, avec nos manières, poussa sa charrette, et je discernai que, dans son grommellement éraillé, elle nous traitait de «détresses». Charlotte et moi demeurâmes là, au bord du trottoir, échangeant des phrases banales, l'indication de notre domicile, et reculant l'une comme l'autre l'aveu des événements qui nous avaient conduites de la rue Monsieur et de la porte du Parc Monceau, à ce carrefour boueux de Neuilly, où simultanément, à dix heures du matin, nous nous indignions de la cherté des vivres. Il se trouva que nous étions presque voisines. Elle avait perdu sa belle-mère, et son mari avait fui avec la comtesse de P..., toujours la même maîtresse, âgée maintenant de cinquante ans, la dot dissipée, la fortune même des parents Le Rouleau entamée aux trois quarts. Mais Charlotte me racontait ces détails lamentables de sa vie comme un enfant récite la biographie des grands hommes; elle ne pleurait plus comme lors de notre entrevue rue Monsieur; elle avait contracté l'habitude de la vie cruelle. Malheureuse en ménage, tout de suite, elle avait donné tout de suite sa fortune à manger; elle avait pris tout de suite le parti de se hausser hors de ces contingences, et elle les tenait, à présent, pour des particularités ordinaires à cette obligation souveraine qu'est la vie. Ancienne jeune fille bien élevée, dressée à nouveau par sa belle-mère, elle n'avait pas cessé un instant de se conformer à la discipline des maisons où le sort l'appelait. Elle élevait son petit garçon; elle apprenait le latin et des éléments de grec et d'algèbre, me dit-elle, pour lui servir de répétiteur, et le nombre d'œuvres auxquelles cette femme sans fortune était employée de ses mains m'émut et m'humilia. Elle courait, en tramways, à pied, aux dispensaires, bandait les plaies hideuses, mouchait, lavait par douzaine de pauvres enfants sordides, mendiait pour les indigents honteux, grimpait dans les galetas, y avait reçu un jour le coup de couteau d'un homme ivre; son chagrin, disait-elle, était de ne laisser jamais qu'un soulagement provisoire; mais elle ne parlait pas du souvenir vivace et embaumé qui doit demeurer après le passage d'un être angélique. Elle me narrait, sur un ton simple, uni, sans un mot à effet et sans bouger le petit doigt, des drames à faire reculer jusqu'à l'effacement toutes les fictions littéraires, et des drames, à ses yeux, si communs, qu'elle en semblait à peine comprendre la grandeur et même l'intérêt. Je frissonnais, l'émotion me prenait à la gorge; elle me voyait tout à coup en larmes et me demandait: «Mais qu'est-ce que vous avez?»
—Je vous admire, Charlotte!
Ou bien je lui disais:
—«Je songe, en vous écoutant, Charlotte, à toutes les femmes que j'ai connues et dont la vie se consume à colporter des calomnies et des potins idiots.»
Mais en disant cela, je parlais un langage qui n'atteignait plus Charlotte. Elle ne pensait pas à être admirable; elle était possédée d'un zèle sublime; une passion magnifique et heureuse l'animait, mais elle la sentait encore bien éloignée de ce qu'elle eût dû être pour contenter le cœur de Jésus qu'elle adorait.
Du monde, du «siècle» plutôt, pourrait-on dire en parlant d'elle, elle semblait n'avoir conservé que le préjugé du rang et celui du nom. C'était assez étonnant, même, chez une femme arrivée au point culminant dans l'ordre moral où je la voyais. Elle était pauvre; elle s'exténuait pour les pauvres; mais toutes les catégories intermédiaires entre ce que l'Évangile nomme «les pauvres» et le monde auquel elle appartenait par le nom de son mari l'intéressaient très peu.
Elle faisait encore des visites dans son monde, et elle trouvait moyen de recevoir en son réduit une fois par mois. La vraie sympathie qu'elle me témoignait, c'était à l'ancienne élève du Sacré-Cœur qu'elle l'accordait, mais je sentis bien qu'elle ne tenait pas à «voir» la femme du petit architecte. Que m'importait cela? elle m'enthousiasmait et elle était le seul être, depuis mon mariage, qui me redonnât le goût franc et pur de cette joie ineffable qui m'avait exaltée au couvent. Si elle ne venait point chez moi, ce dont elle eût d'ailleurs eu peu le temps, moi, j'allais la voir au moindre signe.
XXI
Madame Du Toit ne se montrait plus pour moi tout à fait la même. Ce n'était pas qu'elle me donnât tort en ce que j'avais fait, mais, oubliant les causes, elle me donnait tort en ce que les résultats de ce que j'avais fait étaient désastreux pour notre situation, pour mon mari, pour mes enfants. J'allais la voir comme autrefois, et certes elle m'accueillait fort bien, mais elle fut longtemps sans venir jusque chez moi: la distance, la «barrière» à franchir!... en réalité l'amicale appréhension de voir de ses yeux mon appauvrissement. Elle ne se décida, la chère vieille amie, à accomplir le voyage de Neuilly, que le jour où elle put m'apporter la nouvelle d'une assez grosse affaire qu'elle avait, dit-elle, «enlevée» pour mon mari. Munie de ce joli cadeau, elle osa sonner à la porte de notre petite maison. Je fus témoin de son étonnement à trouver mes deux enfants poussant des cris joyeux dans le jardinet embelli et égayé par l'été. Je lui dis: «Vous voyez, les enfants ont de l'air; nous sommes beaucoup mieux, je vous assure!...» Il ne fallait pas lui dire cela; ce n'était pas du tout conforme à l'idée implantée en son cerveau: elle tenait notre installation modeste pour provisoire; nous n'étions là, selon elle, qu'au «garde-meuble».
La vérité est qu'elle nous rendit un immense service en procurant à mon mari la construction d'un immeuble à Passy qui commençait à se bâtir. Et cette construction en entraîna plusieurs autres. Mais madame Du Toit ne nous invita plus guère chez elle à dîner. Nous tombions. Vivoter nous était encore possible; mais nous n'étions pas de ces gens ou qui sont solidement assis, ou qui s'augmentent. Elle avait aussi de graves ennuis, je le savais, la pauvre femme: pourquoi ne m'en faisait-elle plus la confidente? Peut-être par une délicatesse excessive, après tout, et pour ne point me manifester que je ne lui avais servi à rien, moi, dans mon ancienne croisade destinée à «ramener» son fils?... Le ménage d'Albéric n'allait plus; Isabelle, ayant cessé d'aimer son mari, devenait insupportable. Albéric se réfugiait volontiers à la maison paternelle, oui; Albéric revenait à sa mère, il est vrai; mais il revenait sans sa femme; ce n'était pas cela qu'on avait attendu de lui. Et sa femme, où allait-elle? Qu'allait-elle faire, l'impulsive Isabelle, du nom honoré des Du Toit?... Mon mari pourtant bien peu observateur, m'avait dit, un soir, en revenant de chez ses cousins: «Isabelle prend des libertés!...» Je ne l'avais pas poussé à m'en dire davantage, mais pour qu'il m'eût dit cela, quelles libertés Isabelle ne devait-elle pas prendre? Je voulais tout ignorer des Voulasne, et surtout de peur d'apprendre au sujet de la chère petite Pipette et de son mariage possible des choses qui m'indignaient outre mesure. Madame Du Toit ne parlait plus de Pipette, plus des Voulasne, plus du ménage d'Albéric...
Elle me parlait de son neveu Juillet. Il fallait bien qu'elle parlât de lui, parce que le nom de M. Juillet était sur toutes les bouches, à la suite du retentissement «injustifié,» disait sa tante, d'un ouvrage récemment publié par lui. C'était une sorte d'essai psychologique et moral, de fond très savant, mais de forme excessivement libre, et contenant des idées que la famille Du Toit tenait pour beaucoup plus mauvaises que les mauvaises. Toujours est-il que le succès du livre se trouvait organisé, à la grande surprise de l'auteur, par les milieux dont il prétendait combattre les tendances; et l'auteur se voyait renié, honni, par l'opinion à laquelle il s'était piqué d'apporter des renforts nouveaux. «Il est perdu! s'écriait madame Du Toit; il va passer à l'ennemi!»
—Ne le combattez pas, lui disais-je; ses intentions sont louables; toutes ses conclusions saines: c'est un soldat précieux!...
—Un soldat qui combat à sa guise!... et, vous le voyez bien, qui se fait applaudir par l'autre camp!
—Mais ce que l'autre camp applaudit, ce sont les points sur lesquels vos adversaires peuvent s'entendre avec vous?...
—On s'entend sur tout, ou l'on ne s'entend pas.
M. Du Toit avait flétri d'une façon tranchante et impitoyable l'œuvre de son neveu en qualifiant l'auteur de «catholique-dilettante».
Je n'avais point lu le livre de M. Juillet; je m'interdisais de le lire. Mais, si sévère que me parût le jugement de M. Du Toit, je le devinais assez fondé, parce que, à bien réfléchir, c'était sous cet aspect que m'apparaissait à présent M. Juillet. Il louait tout du catholicisme; il en aimait la beauté sensible et il en pénétrait l'âme, admirablement, je le crois; il prêchait, il eût fait, comme je l'avais dit, des conversions; mais il n'était pas catholique. Il se montrait le même homme vis-à-vis de la morale dont il reconnaissait et grandeur et nécessité, mais il ne vivait pas conformément à la morale. Et l'amour, le beau, le suave, le délicat et grave amour, l'amour que le christianisme inventa, celui dont tant de conversations de M. Juillet en ma présence ou avec moi s'étaient plu à évoquer la fascinante image, une image à ce point radieuse que lui-même avait failli s'y brûler, de cet amour-là, en définitive, il avait craint les extases, l'intensité, la gravité, la naïveté, la durée peut-être, en termes plus bruts: la responsabilité, les obligations; ç'avait été chez lui romanesque de causerie, ornement de salon, objet d'art si l'on veut ou littérature! Mais le fond de lui-même?... C'était un grand égoïste, aimant les plus beaux des plaisirs, et aussi les autres, au vrai, n'aimant que son plaisir. Il donnait à son esprit, qui en était avide, des fêtes magnifiques et des divertissements du plus haut goût; à part cela, il vivait et se vautrait comme un homme ordinaire.
Ah! ah! je commençais à le juger!... avec une impartialité un peu fière d'elle-même.
Mais madame Du Toit, chaque fois que j'allais la voir, revenait avec une insistance curieuse à son neveu; ne fût-ce que pour l'anathématiser ou m'annoncer que M. Du Toit ne le voyait plus, elle trouvait un moyen de me parler du «succès de son neveu». Je crois que, dans quelque arrière-retraite quasi ignorée d'elle-même, le succès de son neveu, qu'elle qu'en fût la nature, la flattait.
Et je crois aussi qu'elle souhaitait que j'en fusse un peu flattée, à mon tour, à cause de l'amitié que M. Juillet m'avait fait l'honneur de me manifester et à cause peut-être d'une plus particulière complaisance à mon égard, dont un jour, en souriant, elle s'était elle-même faite l'interprète. Elle croyait sincèrement m'être agréable en suscitant ces retours d'échos évanouis. Madame Du Toit était une femme qui avait de l'indulgence pour les affections sentimentales, comme toutes les femmes que l'amour, «ce qui s'appelle l'amour», ainsi qu'elle disait elle-même, n'a pas mordues au rouge. Et elle n'en imaginait le souvenir qu'agréable. Elle ne comprenait pas plus mon état d'esprit qu'elle n'avait compris le mouvement qui me tenait farouchement heureuse, terrée au fond de Neuilly.
Bonne et serviable amie, elle ne soupçonnait pas que c'était une certaine fièvre qui me soutenait, non le cours normal de mon sang! que ma résignation était une passion, et que ce n'était pas quelque chose d'agréable qui me pouvait plaire!
En m'entendant juger du haut d'une impartialité de glace son neveu tout couvert d'une jeune renommée, elle eut un regard surpris, elle se tut un instant, parut réfléchir, et me dit:
—Il ne faut pas vous dessécher le cœur, mon enfant!...
Mot terrible! Je ne sais pas si elle en percevait tout le sens. Inconsciemment prononcé ou bien résultat de l'expérience d'une femme comme madame Du Toit, il fit frémir toutes mes moelles. Intransigeante, à n'en pas douter, sur tous les grands principes directeurs de la vie, je suppose que madame Du Toit, comme elle me l'avait laissé entrevoir dans un autre entretien, admettait avec le ciel des accommodements que le grand zèle de Pascal eût raillés: pour elle, le souvenir attendri d'une passionnette innocente était un dérivatif possible à la rigueur d'une vie honnête. Moi, qui eusse commis la faute au milieu de l'ouragan déchaîné, c'était la détestation furieuse de la moindre peccadille, qui, aujourd'hui, me donnait des forces!...
XXII
L'ascétisme de madame de Clamarion s'adaptait mieux à mon besoin. La voir, la voir agir, cette martyre à l'extatique supplice, me reversait dans les veines le sang de ma jeunesse. J'aimais trop à la voir, sans doute. Elle me dit un jour que si je voulais vivre bien, il ne fallait pas rechercher les satisfactions, fussent-elles de cet ordre. Nous nous mîmes à causer des plaisirs permis... Dans sa pauvre chambre, je m'imaginais au couvent, écoutant encore la voix séraphique de madame Du Cange; et, en effet, sur les traits beaucoup moins réguliers et moins purs de Charlotte, par un étrange effet de la transparence d'une même âme, une beauté analogue à celle de mon ancienne maîtresse générale se répandait et me subjuguait. La supériorité de Charlotte sur moi, sa constante ascension morale, sa sainteté, l'incomparable bonheur qui rayonnait de toute sa personne, contribuaient à augmenter l'illusion de mes jeunes années aux pieds d'un être qui représentait plus que la sagesse humaine: l'inspiration directe d'en haut. Charlotte n'avait que du dédain pour la seule expression de «plaisirs permis». Elle m'ouvrit le livre de l'Imitation, et me lut cette imploration surhumaine mais dont le timbre est cependant à l'unisson de je ne sais quel cri profond de mon cœur: «Faites que toutes les choses de la terre me soient amères...» Elle m'indiquait du doigt ces lignes brûlantes, soulignées de sa main, tous les jours relues dans un petit volume aux marges grasses; et ses yeux brillaient d'un feu qui m'attirait. Elle dit, de mémoire, un second verset que je croyais connaître, comme tous les autres, mais que je n'avais lu que des yeux, non du dedans: «... Que je retire mon cœur de toutes les choses créées...» Et, comme elle me répétait cela, je me mis à pleurer, moi, aussi soudainement que je l'avais vue pleurer, elle, autrefois, lorsqu'en me parlant de son bonheur, elle m'avait avoué tout à coup que son mari ne l'aimait pas.
«Que je retire mon cœur de toutes les choses créées...» Sublimité!... épouvante!... Terre!... ciel!... arbres chéris!... lumière du jour! Pelouses arrosées, ombres de l'été, petite allée qui tourne, banc dans le jardin, souvenir d'une fleur, parfum de la goutte d'eau qui tombe, ô goût des beaux fruits mûrs!... Soirs!... Soirs!... calme des champs!... ô nuits d'été divinisées!... Désirs, désirs!... incertitude de l'appel informulé de nos lèvres!... Petits enfants!... êtres humains!... figures aimées!... «toutes les choses créées!...»
Charlotte me dit: «Mais qu'avez-vous donc?» Elle avait franchi, elle, le cercle où l'on s'attendrit et où l'on pleure! Un paradis prématuré l'avait reçue, où je voulais m'élancer et la joindre; mais moi, je pleurais encore toutes mes larmes à la seule évocation des choses créées!...
Charlotte me fit honte de mes attachements. Elle était vraiment très grande et très pure; elle n'essayait pas de me capter en me parlant du bonheur qui m'attendait si j'accomplissais tout le sacrifice; elle ne faisait pas miroiter une récompense, une compensation à mes yeux comme on le fait aux mercenaires; elle me parlait seulement de la nécessité de «vivre bien» et de l'abnégation qui en est le moyen unique.
Alors, moi, dans mon désarroi, et dans cet état particulier où nous mettent les larmes et qu'on peut comparer à une mer agitée dont le fond obscur lui-même se soulève, voilà que je pousse un cri imprévu:
—Vous ne savez pas!... Charlotte, vous ne savez pas!...
Elle ouvrit des yeux étonnés. Elle tenait toujours entre deux doigts le petit livre aux accents surhumains. Je croyais que par un seul mot j'allais la rendre pitoyable à mon cas; ce que j'allais dire, je croyais que cela formait le faisceau de tous les liens qui ont noué mes membres avec la trop charmante création de Dieu. Je lui dis, sans rien omettre, de quelle façon et jusqu'à quel point j'avais aimé!...
Charlotte fut aussi stupéfaite, aussi indignée, aussi terrorisée que si elle eût eu la vision, dans l'encoignure de la pauvre chambre, de Satan avec ses braises et son odeur soufrée. Elle recula, elle fit une figure horrible, et puis, tout aussitôt, et sans prononcer un mot, elle commanda, oui, toute son attitude donna un ordre impérieux, orgueilleux, souverain;—et là, elle recouvra sa beauté d'ange,—tout, en elle, ordonna: «Va-t'en!»
Je pensai instantanément à la figure que j'avais faite lorsque l'homme que j'aimais m'avait parlé d'amour: j'avais dû être pareille, exactement, à ce qu'était Charlotte recevant la confidence de ce qu'il y avait de profane dans mon cœur. Ah! je comprenais qu'il eût fui!
—Mais, Charlotte, puisque je n'aime plus, je vous le jure!... puisque je vous confesse un péché d'intention presque ancien et expié, depuis, tous les jours!... puisque je vous dis la grande aile protectrice qui m'a sauvée de la faute et qui est quelque chose de bien plus auguste que moi, que ma volonté, que notre vertu, quelque chose fait d'un amoncellement d'honnêteté dans nos familles, quelque chose fait de la parole de nos communes maîtresses, dix ans écoutée et poussée plus loin même que notre esprit: jusqu'à notre chair, jusqu'aux muscles de notre visage;... quelque chose d'un bien plus large et plus fécond enseignement que n'eut été ma résistance volontaire, isolée, chétive... ne vous scandalisez pas, Charlotte! ne me méprisez pas! j'ai peut-être été un instrument utile entre les mains de Dieu...
Charlotte n'avait rien de la mansuétude évangélique. Dure à elle-même et dure à tous,—par une étrange contradiction, vouant sa vie au soulagement des maux,—elle était haussée à l'héroïsme constant; et ma faiblesse de femme, qui conservait encore, malgré tout, malgré moi, un parfum pour mes narines, devait aux siennes exhaler l'odeur putride que je sentais, moi, à toutes les veuleries, à toutes les compromissions...
Elle ne m'infligea pas de paroles sévères; elle ne discuta même pas avec moi. Je devinai en elle un sentiment pire pour moi que les plus infamantes invectives: la désespérance de me sauver jamais; comme si un manquement du genre de celui que j'avais failli commettre était la marque d'une incurable dégénérescence.
Douloureux cahots du chemin de ma vie! je me heurtais à droite et à gauche: à madame Du Toit qui me trouvait le cœur trop aride; à Charlotte de Clamarion qui me jugeait perdue par la trop grande tendresse de ce même cœur; à ma vieille amie dont la conception de la vie, trop raisonnable, ne satisfaisait pas mon idéalisme; à mon ancienne compagne de couvent de qui m'attirait la sainteté, mais que sa superbe attitude morale même rendait cruellement dédaigneuse de mon infime et trop imparfaite nature!...
Hélas! j'avais la passion de m'élever. La platitude des basses terres m'obligeait à tenter l'ascension des sommets; et la blancheur de leur neige, à peine entrevue, trop pure, pour mes yeux, me rejetait meurtrie, en me laissant accrochée par mes vêtements de femme, à ces régions de mi-côte, où, pour la plupart d'entre nous, sans doute, où seulement la vie est possible...
Je descendis l'escalier de madame de Clamarion comme un automate, les yeux hagards, effrayée de la perte de ma dernière amie, effrayée de ce qui me manquait pour me trouver de niveau avec ceux qui vivent et avec ceux qui dominent complètement la vie. Je me souviens qu'en bas je fus aveuglée par un soleil de juillet féroce qui cuisait l'interminable avenue aux arbres trop jeunes pour fournir de l'ombre. Il y avait un cantonnier assis sur sa brouette, qui se versait dans la gorge le contenu d'une bouteille; plus loin, sur un banc, deux malheureux, un homme et une femme, en vêtements sordides, et qui n'avaient peut-être pas de quoi manger, s'embrassaient avec transport. Je pressai le pas. Des cloches sonnaient l'Angélus de midi. A la porte de notre jardinet, ouverte, Suzanne et son petit frère, les cheveux blonds plus lumineux que le soleil, épiaient mon retour.
O chers petits! mes enfants! ne plus penser qu'à vous, ne plus vivre que pour vous voir vivre mieux que moi! n'était-ce pas assez? Qu'est-ce que je demandais et qu'est-ce que je cherchais?... Suzanne et Jean m'entraînèrent au pavillon. Ce n'était pas à cause de mon retard à déjeuner qu'ils me guettaient, c'était parce que Suzanne avait réussi à démolir la toiture du petit théâtre édifié si soigneusement par son père, et, le couvercle enlevé, à s'introduire, «elle tout entière,» disait-elle,—ses deux pieds tout au moins et les jambes jusqu'aux genoux,—dans la boite ouverte que devenaient par son vandalisme le minuscule édifice, et, là dedans, s'agitant, gesticulant, à donner des représentations à son frère. On l'asseyait, lui, dans un panier haussé à la dignité de fauteuil d'orchestre, et sa sœur, tour à tour mime, danseuse, artiste tragique et comique, était indifféremment Peau-d'Ane, madame Mac' Miche, Footitt ou Sarah Bernhardt. Excessivement gênée par sa situation entre les quatre montants du cartonnage, elle était réduite à exécuter tous ses mouvements en piétinant sur place.
Mais qu'importait cet inconvénient, pourvu qu'elle se crût sur la scène d'un «théâtre?»
—Mais qu'est-ce que ton papa dira quand il verra sa toiture enlevée?
—Papa comprendra très bien, dit Suzanne, que ce théâtre ne pouvait pas toujours durer, et je lui confierai le soin de faire quelques agrandissements... Des dégagements, regarde un peu, nous n'en avons pas! En cas d'incendie, par exemple, je me demande ce qui se passerait...
Suzanne ne rêvait pas que théâtre: elle rêvait «agrandissements!» comme son père...
L'avant-veille de ce jour même, le papa étant absent pour ses travaux en province, un monsieur ne s'était-il pas présenté à la maison, pour tout peser et examiner, en me laissant entendre que mon mari cherchait à contracter un emprunt?... Or, d'après mes plus minutieux calculs, nos dépenses étant réduites à l'extrême et les travaux en cours d'exécution étant importants, nous pouvions vivre... Mon mari partageait certes l'avis de madame Du Toit: notre petite maison ne représentait pour lui qu'un garde-meuble. Pauvre petite maison de Neuilly, à laquelle je m'étais, quant à moi, si vite accoutumée, et qui plaisait aux enfants! Dans la modestie, et dans l'éloignement du tumulte humain, c'est la vie de notre âme qui s'augmente, s'enrichit et s'élève... Mais à quoi bon? diront tous les hommes d'aujourd'hui. Monter tout seul, s'élever loin des yeux du monde? Admissible, ceci, jadis, pour escalader un ciel d'où Dieu nous voit!... Pourtant, quand l'œil de Dieu ne me verrait point, je sentirais à gravir cette échelle une volupté incomparable et secrète... Pourquoi est-ce que je sens cela? Pourquoi ne le sentez-vous pas?
XXIII
Vers le même temps, c'est-à-dire à la fin de juillet, je reçus à midi, au moment de nous mettre à table, une dépêche de mon mari, datée de Dinard. Que faisait-il à Dinard? Je le croyais dans le Midi... Il me demandait de lui envoyer d'urgence des vêtements de deuil et son chapeau haut de forme avec un crêpe «de hauteur moyenne». «Lettre suit», portait le maudit papier qui si souvent fait l'économie de quatre sous pour nous consumer par vingt-quatre heures d'angoisse. De quoi s'agissait-il? Et comment mon mari se trouvait-il à mon insu chez ses cousins partis pour Dinard la semaine précédente?
Madame Du Toit qui n'était venue qu'une fois à Neuilly, que je n'avais pas vue depuis un certain temps, qui ne m'avait pas invitée cette année à Fontaine-l'Abbé, arriva dans un fiacre, à ma porte, avant que trois heures fussent sonnées. Elle était en possession d'une dépêche plus explicite; elle venait s'informer si j'en avais une plus explicite que la sienne. On lui annonçait, à elle, qu'un grave accident était arrivé à Pipette. Je lui appris qu'à moi mon mari réclamait des vêtements de deuil.
A elle comme à moi on avait voulu épargner la vérité tout entière. Nos deux tronçons d'information réunis formaient quelque chose de pire. Pipette!... notre charmante Pipette!... Ah! mon Dieu! Quoi? qu'avait-il pu lui arriver? A son âge, en si parfaite santé, disparaître? Mourir si soudainement!... Pipette! pauvre petite Pipette!... Nous demeurâmes là à nous morfondre, à nous épuiser en conjectures, madame Du Toit et moi, écrasées par l'événement qu'il fallait conclure de nos deux télégrammes réunis.
La lettre annoncée par mon mari me parvint le lendemain matin seulement. Elle ne contenait que quelques mots griffonnés à la hâte: «C'est moi qui suis chargé d'accompagner le corps. J'arriverai à la gare à dix heures. C'est un accident. La pauvre petite, étourdie comme elle était, vous savez, avait mangé, paraît-il, avant d'aller au bain. Le désespoir des parents dépasse toute imagination.» A la gare, à l'heure dite, bien avant l'arrivée du train qui eut du retard, je trouvai monsieur et madame Du Toit. Les Albéric étaient à Dinard; c'était par eux que ma vieille amie avait des nouvelles. Albéric, en dernière heure, disait qu'il était obligé de tenir la tête à sa femme et à ses beaux-parents littéralement fous de douleur. «Par un hasard heureux, ajoutait-il, Serpe s'est trouvé là pour accompagner la pauvre enfant dans son dernier voyage.» Et nous nous regardions tous les trois sur le quai, embarrassés, mordillant sur nos lèvres l'expression cuisante de notre crainte commune et inavouable, de notre crainte plus grande que la stupéfaction et la douleur même de cette mort: la crainte que cette mort ne fût pas le résultat d'une étourderie, d'un accident fortuit...
Je ne tenais pas Pipette pour étourdie. Depuis le jour où je l'avais vue se jeter dans l'escalier avec ses grands patins, j'avais connu en elle une décision rapide et téméraire, et il y avait en son esprit quelque chose de sérieux qui s'ignorait parce que le sérieux n'avait pas droit de cité autour d'elle. Et côte à côte avec madame Du Toit, sur le quai de la gare, je pensais: «Madame Du Toit a eu grand tort de contribuer à faire rentrer cette enfant sous le toit paternel!...» Et madame Du Toit, j'en suis sûre, se disait que l'événement eût peut-être été évité, si, pour obéir à mes scrupules, je n'avais pas abandonné Pipette à elle-même. Hélas! hélas! que de choses inconciliables en ce monde! En effet, une amie eût été bonne à ce cher petit être, forcé comme la pauvre et jolie bête aux abois, par des chasseurs insensés!... On la poussait à un mariage horrible non par méchanceté, mais par indolence criminelle, et pour ne point interrompre une partie de plaisir!...
Le train n'arrivant pas, monsieur Du Toit s'exténuant à lire dans tous les journaux le fait divers rapporté d'une façon identique, madame Du Toit qui rongeait son frein s'approcha de moi, me mit son doigt ganté sur le bras et me dit:
—Cette petite avait un amour au cœur!...
Je m'en doutais, mais je blêmis:
—En êtes-vous sûre... et comment?...
—Dans son embarras, me dit-elle, il s'en était ouvert à moi... Vous savez comme elle était mal élevée et ignorante des usages: n'avait-elle pas osé lui écrire! C'est peut-être par là qu'elle s'est perdue, la malheureuse. Quel homme eût donné sa main à une jeune fille aussi déterminée!
Les paroles de madame Du Toit me faisaient frémir, et à cause des faits qu'elle m'apprenait et à cause de l'opinion qu'elle en avait, qu'elle ne pouvait manquer d'en avoir, que tout le monde en eût eu comme elle!
Malheur aux infortunées petites filles trop naturelles et trop sincères! Oh! qu'elles ne soient, ni aujourd'hui ni demain, dupes d'une prétendue libération des mœurs! Monsieur Juillet, si libre, lui, averti si à fond de toutes choses, recevant une lettre amoureuse d'une jeune fille à la suite d'un flirt léger, riait d'elle, et d'un acte si grave, et de portée si tragique pour elle, il n'était qu'embarrassé!
Nous vîmes mon mari, avec son vêtement de deuil et son demi-crêpe, descendre du fourgon. Il était très ému; il nous parla immédiatement de l'état indescriptible des parents. Il doutait si Albéric réussirait à les faire monter dans une voiture pour prendre le train suivant; c'étaient deux «loques», dit-il, des gens qui ne concevaient pas le malheur et qui se trouvaient tout à coup en présence de la pire chose qui leur pût advenir. Isabelle ne valait pas mieux que ses parents.
Quant à l'accident, eh bien! c'était un accident... Elle avait mangé peu de temps avant d'aller au bain... On répétait cela; on n'avait que cela à dire. Elle était excellente nageuse; elle avait fait ses preuves...
—Mais précisément à cause de sa grande expérience de l'eau, de la mer, de la natation, elle n'ignorait pas le danger?...
—Elle était retournée à l'office manger le quart d'un plum-pudding!... les domestiques ne savaient pas qu'elle allait au bain; ils se sont souvenus de ce détail après...
—C'est affreux! C'est affreux!...
A cause, précisément, de sa grande expérience de la natation, elle allait prendre son bain à marée basse et sans que personne l'accompagnât. On l'avait vue, de la villa, partir en courant sur le sable, son peignoir gonflé par la brise et le petit nœud bleu de son bonnet lui voltigeant sur la tête, comme un papillon. Là-bas, là-bas, sur la nappe d'eau tranquille et qui semblait si mince, trois ou quatre boules noires flottantes: des têtes de nageurs, et puis le canot, pareil à une coque de noix où le maître-baigneur entre ses deux avirons flottants, cuisait au soleil... Des témoins avaient vu la jeune fille déposer son peignoir en un petit tas, sur le sable, et s'avancer avec cet air résolu qu'ont tous ceux qui l'aiment en allant vers la mer... Ah! Dieu!... j'imaginais, moi, à ce récit, ces deux jambes fines, ces chevilles et ces petits pieds blancs marquant leur dernière empreinte sur le sol humide qui la conserve comme une cire!... Tout le monde, après, avait retrouvé, paraît-il, ce chemin sinistre et gracieux, cette suite de sceaux mise par une enfant mourant d'amour, au dernier feuillet de son histoire... Et là-bas, entre les trois ou quatre boules noires, sa petite tête lourde d'une si grande résolution, s'était enfoncée... Le baigneur ne savait-il pas que mademoiselle Voulasne plongeait comme un poisson?... Il avait fallu plusieurs minutes pour que la coquille de noix s'agitât, pour que des cris s'échangeassent entre les nageurs lointains... On avait vu plusieurs d'entre eux plonger à diverses reprises, autour du canot aux rames battantes, puis l'un d'eux regagner la plage en poussant le lugubre appel: «Au secours! au secours!» Alors, tout Dinard, comme une fourmilière dérangée, descendait sur la plage, un commissaire méticuleux ayant la précaution d'ailleurs bien vaine de faire respecter, dans un but d'identification, la trace des petits pieds nus...
Il me fut impossible de m'éloigner de la bière qui contenait le corps de cette enfant chérie. Le fourgon, le coffre de bois, le transfert dans une salle spéciale de la gare, les voyageurs qui se découvraient, se signaient, le prêtre qui priait au-dessus des restes d'une pauvre petite à qui le nom même de Dieu n'avait jamais rien dit!... Pour quelles misérables joies avait-elle vécu vingt ans, la fille des Voulasne, morte sans espérance? On l'avait élevée pour le rire, les jeux, la vie amusante, et elle venait de sacrifier dans sa fleur son jeune corps, seul instrument de plaisir connu d'elle, au dur et sévère amour!... Pipette! Pipette!... grâce, insouciance, allégresse, image accomplie du bonheur de vivre! vous étiez là, percée par le trait le plus noir que les plus sombres mœurs puissent décocher contre la créature humaine! Mensonge, duperie suprême que la vie de plaisir, puisque au cœur même de son ébriété vous atteint la même blessure que dans la vie spiritualisée qui veut connaître la douleur et qui, elle, du moins, en aperçoit l'au delà radieux!
Lorsque je me fus ressaisie et que je pus demander à mon mari: «Mais, enfin, comment vous trouviez-vous à Dinard?» il me dit:
—Les cousins avaient tant insisté!
Il ne pouvait pas résister à la prière de ses cousins; il en avait un peu honte; il avait préféré s'en cacher.
Les Voulasne arrivèrent enfin, méconnaissables. Albéric avait assez à faire de s'occuper d'Isabelle que la fin de sa petite sœur anéantissait comme la première révélation de notre sort mortel. Isabelle avait eu des crises de nerfs pendant le voyage; on l'emporta pareille à une malade; l'appréhension de voir le cercueil, d'entrevoir seulement le prêtre en surplis, la faisait hurler d'horreur. Les parents, c'étaient deux paquets inertes, des colis encombrants, dont Chauffin prenait soin. Jusqu'aux obsèques, ils demeurèrent en cet état, et même Gustave n'y put paraître, le médecin le maintenant au lit comme un enfant sensible à qui l'on cache les préparatifs mortuaires. Il échappa, ainsi, à la vue des tentures, des cires brûlantes, des candélabres d'argent et aussi du clergé, dont lui aussi avait une peur puérile; il esquiva, par une défaillance non feinte, l'église, les chants divins, trop grands pour lui, le piétinement derrière le char lugubre, et le spectacle,—auguste, celui-là,—de la restitution d'une partie de lui, pauvre Voulasne, à la majesté sereine de la terre qui ne rit pas.
Henriette, elle, s'évanouit devant la fosse béante. Pareil accablement fut d'un effet considérable. C'est la faiblesse des parents qui avait poussé leur enfant à la mort; chacun le savait, le disait; personne qui se privât d'incriminer une inertie connue de tous et à ce point monstrueuse. C'est leur faiblesse qui les sauva. Ils avaient tous deux tant de chagrin, que l'on se tut, presque respectueusement. Ce fut de leur chagrin qu'on parla. Le chagrin des Voulasne avait dépassé la mesure commune. Leur responsabilité dans l'événement? mais ils l'ignoreraient toujours! Que leur fille eût voulu mourir, qui donc le leur eût fait comprendre! Inconscients ils avaient vécu, inconscients ils avaient écrasé leur chair la plus tendre; inconscients, l'image physique de leur douleur écartée, ils renaquirent peu à peu à leur vie facile de corps simples.
Pendant le temps que les restes de Pipette demeurèrent rue Pergolèse, j'étais retournée, naturellement, chez nos cousins. Mon mari leur fut utile, et il est juste d'ajouter que Chauffin se multiplia: c'était lui qui, dans la maison, était au fait de tout; il faisait tout, Gustave laissant tout faire. Une commune besogne, une tristesse partagée, et l'impression identique du désastre irréparable nous unissait. Nous oubliions momentanément tout ce qui nous avait si totalement disjoints. Le sacrifice de la victime immaculée avait, comme aux temps anciens, sa vertu apaisante.
Et le besoin de pleurer Pipette me ramena encore, après les obsèques, chez les Voulasne!
Ils ne disaient rien, ni le père, ni la mère; ils ne savaient absolument que faire, ayant l'impression qu'aucune de leurs occupations habituelles ne convenait à leur situation; ils pleuraient. Isabelle, Albéric pleuraient. Je pleurais avec eux. Chauffin, faisant comme nous, se purifiait à nos yeux!
Rentrée chez moi, je pleurais encore. Je pleurai ainsi jusqu'au jour où je m'aperçus que, dans un chagrin si grand, se mêlait l'idée de la douleur qu'avait dû subir la malheureuse enfant en songeant à celui qu'elle aimait, à qui elle avait écrit, elle, et envoyé l'expression de son amour...
Les Voulasne ne devaient plus jamais retourner à Dinard. Un jour, Chauffin leur proposa de partir à la recherche d'un autre endroit où passer l'été. Ils partaient en automobile. Ils n'emmenaient point les Albéric qui déjà recommençaient leurs chamailleries intolérables; moi, j'étais retenue par mes enfants; mais ils offrirent une place dans leur voiture à mon mari, à côté de Chauffin.
Nous causâmes, le soir, de la proposition, mon mari et moi. Il me dit:
—La pauvre Pipette disparue, la question Chauffin se trouve avoir bien changé de figure: elle ne vous épouvantera plus, j'imagine?...
Je fus cependant épouvantée. Je n'avais pas songé à cette conséquence en effet trop logique de la mort que nous pleurions: mon mari, qui, déjà, avant l'événement, retournait chez ses cousins, allait m'y retenir et recommencer à se leurrer d'espoirs, à y prendre cette fièvre troublante que donne le contact de la fortune et de la fête. Et tout était à recommencer.
J'avais bien senti, hélas! que je ne convertirais pas mon mari à la vie modeste où toutes les joies ne peuvent provenir que de l'intérieur. Sinon pour moi, du moins pour lui et pour l'avenir de nos enfants, mieux valait peut-être prolonger la duperie à la lisière de la fortune des Voulasne: un espoir sans cesse reculé de puiser chez eux le moyen de relever sa situation ne vaudrait-il pas mieux que ces incorrigibles tentatives d'emprunt dont l'une, tout dernièrement, m'avait tant alarmée?... Hélas! qu'était mon influence et qu'eût été ma volonté la plus acharnée, mais solitaire, contre l'universel mouvement qui entraînait les hommes vers le dehors, vers les grands jouets propres à divertir un monde rajeuni? Par moments, le doute me prenait de la valeur de mon rôle en une pièce où j'apparaissais, me semblait-il, comme un fantôme du passé. «Qui suis-je, me disais-je, et qu'ai-je à faire ici?...» Et le doute que j'avais sur ma propre valeur était plus effroyable que le sentiment de mon caractère étranger... «Je viens du fond des temps; je suis une image affaiblie des femmes d'autrefois; je porte en moi le spectre de mes aïeules au point de faire reculer l'amant que mes bras entr'ouverts appellent, mais je n'ai ni la simplicité, ni la rude foi de ma mère et de la mère de ma mère qui leur ont épargné, à elles, de se demander jamais ce qu'elles étaient... Je tiens trop encore de leur intégrité pour faire aux yeux du meilleur monde de mon temps la figure tout à fait convenable d'une madame Du Toit, et je n'ai pas hérité une assez haute vertu pour boire au calice enivrant de Charlotte de Clamarion... Mon Dieu! Mon Dieu! je crois en vous... Je ne me sens pas assez forte pour douter de tout ce qu'on m'a enseigné en votre nom: mais j'ai besoin de me dire, pour n'en point douter, que mes propres lumières sont insuffisantes!... Quel abîme entre le pâle fantôme que je fais et la figure de celles à qui je ressemble encore!... Je ne doute point; mais déjà je n'ai plus la foi qui agit. Et quand un instinct secret, une voix du plus profond de moi, m'affirme que ce que je sens de meilleur en moi provient des restes de cette foi candide et parfaite, je pâlis et je tremble à la pensée de ce que vaudra ma fille, élevée par l'ombre que je suis et dans une atmosphère cent fois plus hostile à la cohésion de nos vieux atomes chrétiens, si raréfiés, que ne le fut l'air que j'ai respiré!...»