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Mademoiselle de Bressier

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The Project Gutenberg eBook of Mademoiselle de Bressier

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Title: Mademoiselle de Bressier

Author: Albert Delpit

Release date: June 27, 2013 [eBook #43047]
Most recently updated: October 23, 2024

Language: French

Credits: Produced by Clarity, Hélène de Mink, and the Online
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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK MADEMOISELLE DE BRESSIER ***

Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée. Les numéros des pages blanches n'ont pas été repris.

Mademoiselle
de Bressier

PAR
ALBERT DELPIT

.... Une guerre encore plus que
civile, une cité grande entre les
cités, tournant d'une main furieuse
le fer des siens contre son
cœur!

(Lucain: La Pharsale).

DEUXIÈME ÉDITION

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PARIS
PAUL OLLENDORFF, ÉDITEUR
28 bis, RUE DE RICHELIEU, 28 bis
1886
Tous droits réservés

IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE:

Cinquante exemplaires numérotés à la presse

20 exemplaires sur papier du Japon 1 à 20
30 exemplaires sur papier de Hollande 21 à 50

A MON CONFRÈRE ET AMI
FRANCIS MAGNARD

Février 1886.

PREMIÈRE PARTIE

..... Une guerre encore plus
que civile, une cité grande
entre les cités, tournant d'une
main furieuse le fer des siens
contre son cœur!

(Lucain: La Pharsale.)

PREMIÈRE PARTIE

I

Le bataillon défilait lentement le long de la rue de Rivoli; en tête, le drapeau rouge, suivi d'une musique criarde. Peu de monde aux fenêtres. A peine quelques curieux, çà et là, les mains dans les poches, regardant ces hommes qui s'en allaient à la boucherie. Une petite vendeuse de violettes, adossée contre un magasin, ouvrait ses yeux étonnés, pendant qu'un marchand grommelait tout bas «contre ces gens qui empêchaient les affaires de marcher». De temps en temps passait un officier, au visage rouge, aux paupières injectées, engoncé dans son uniforme galonné. Il disparaissait vite par une rue latérale, poursuivi par des gamins qui criaient. Les promeneurs, très rares, pressaient le pas, vaguement inquiets. Chez les soldats, rien de ce qui relève le moral d'hommes marchant au combat. Tristes, sombres, muets, ils allaient, le front baissé, n'osant pas se regarder les uns les autres, comme si chacun craignait de voir dans les yeux de son voisin le reflet de ses terreurs lugubres.

Au loin, on battait la générale. Un roulement sourd, adouci par la distance, avec quelque chose de funèbre et d'alangui. On eût dit le rappel des condamnés. Et c'étaient des condamnés, en effet, forcés de défendre une cause perdue. Un voile de mélancolie semblait épandu sur la cité, flottant sur les fronts et les consciences. Tout ce monde portait le deuil de quelqu'un ou de quelque chose: peut-être d'un espoir écroulé.

A quelque distance de l'Hôtel de ville, une centaine d'hommes se joignaient au bataillon. Des enragés, ceux-là, trompés sans doute par les proclamations menteuses de la Commune. Il suffisait de voir leur mine conquérante, leurs yeux brillants, leurs fusils très soignés dont le canon d'acier reluisait au soleil. Ils croyaient sérieusement au patriotisme des braillards de clubs; ils croyaient au courage de ceux qui les envoyaient se battre, pendant que certains chefs restaient à l'abri. Il y avait de tout dans cette troupe, décidée à vaincre ou à mourir: des exaltés, grisés par la pensée d'un sacrifice sublime; des égarés, qu'affolaient encore les souffrances physiques et morales du premier siège; surtout, cette écume populacière que les révolutions rejettent sur le pavé des rues, écume noire, pareille à la boue qui surnage à la surface des grands fleuves troublés.

Ils se représentaient l'armée de Versailles à moitié vaincue. Elle s'évanouirait du jour au lendemain, ainsi que les vapeurs grisâtres dissipées par le premier rayon de soleil. Ils riaient, ils chantaient, essayant d'égayer la tristesse de leurs compagnons. Mais bientôt, le découragement des autres les gagnait, les enveloppait, de même qu'un lumineux coteau est assombri bien vite par les brouillards montant de la vallée.

Le bataillon s'arrêta sur la place de la Concorde. Elle se couvrait de soldats. Il en venait de droite, de gauche, par le pont, par le quai, par la rue Royale, et l'avenue Gabriel. Là encore, un dédaigneux abandon. Pas de foule. Les promeneurs ne détournaient point la tête. Les bonnes d'enfants ne s'attardaient plus; elles ne montraient pas aux petits curieux la troupe «de ces militaires», moins placides que les troupiers bonasses.

Cependant, les hommes mettaient la crosse en terre. On commençait l'appel. Les uns et les autres s'étiraient, comme déjà lassés par cette première étape: puis chacun répondait: «Présent!» ou un silence de quelques minutes suivait le nom prononcé. Les absences ne pouvaient guère surprendre. Après six mois de siège, et deux mois de guerre civile, les vides se faisaient nombreux, par la faim, par la fièvre, par la maladie qui décimait les pauvres. On ne comptait même plus ceux qui manquaient. L'homme prend l'habitude de tout, même de la souffrance et du danger.

Tout à coup, le capitaine d'une compagnie appela: «Pierre Rosny!» Et comme personne ne répliquait, il ajouta d'un ton surpris:

—Comment, Pierre Rosny n'est pas là?

Un garde national sortit du rang.

—Pierre nous rejoindra au Point-du-Jour, citoyen. Il a une consultation ce matin pour son fils.

Invoquée pour un autre, cette excuse eût soulevé les rires et les quolibets. Mais il s'agissait de Rosny. Personne ne broncha. C'était un homme convaincu et brave, ayant fait dix fois ses preuves. Nul ne se serait permis de douter de lui. S'il n'était pas venu, c'est qu'il ne pouvait pas venir. On ne suspectait ni la bonne volonté ni le courage de celui-là. Pendant une heure, ce fut une suite ininterrompue de commandements, de contre-ordres, d'appels. Des officiers passaient ventre à terre, s'éloignant dans la direction de la rue Royale; les cantinières allaient d'escouade en escouade, offrant un petit verre d'eau-de-vie rarement refusé. Mais les conversations se faisaient plus rares. Nulle part, on ne sentait l'entrain des premiers jours. Une immense lassitude, qui touchait presque au dégoût, alanguissait les cœurs et les volontés.

Enfin douze batteries d'artillerie parurent, sortant des Tuileries, traînées au grand trot par des chevaux vigoureux. Ce fut un roulement de tonnerre, pendant que les canons filaient le long des Champs-Élysées, leurs gueules de bronze tournées vers ce Paris qu'elles voulaient défendre. Un homme grand, sec, habillé d'une longue redingote noire, fit quelques pas sur la chaussée, jetant un regard aigu sur les bataillons rangés. Il inclinait un peu la tête en marchant, comme si elle eût plié sous le poids d'une responsabilité trop lourde. L'œil, fixe et brillant, s'illuminait par instants de rapides éclairs. On sentait là une volonté qui pensait. Un léger tressaillement nerveux secouait le bas du visage. Alors les lèvres minces et pâles s'entr'ouvraient, montrant des dents très blanches. Cet homme était le citoyen Delescluze, délégué à la guerre. Il monta sur un banc et leva la main. Tous les bataillons s'ébranlèrent les uns après les autres dans un ordre remarquable. A force de se battre, ces ouvriers devenaient des soldats. Puis, sous la volonté puissante de ce révolté, ils sentaient mollir les vieilles rébellions toujours prêtes à bondir dans leurs âmes. La longue file noire s'engagea dans l'avenue des Champs-Élysées où le soleil de mai jetait d'éblouissantes nappes de lumière. L'artillerie semblait plus menaçante parmi cet appareil guerrier, dans ce gai retour du gai printemps. Le ciel bleu riait, la brise tiédie embaumait; les arbres exilés au Rond-Point des Champs-Élysées et au Cours-la-Reine, pouvaient se croire encore dans la profondeur sombre de la forêt natale. «Mai qui fleurit, cœur qui rit», dit la chanson. Les cœurs gémissaient cependant, les yeux pleuraient, et là-bas, dans la grande ville, saignait l'immense troupeau des veuves et des orphelins.

Ce n'était pas fini. La Commune concevait le rêve tragique de s'ensevelir sous les ruines fumantes de Paris. Furieusement, elle poussait ces hommes au combat; ils croyaient mourir pour une Idée, et ne tombaient que pour assouvir l'ambition effrénée de quelques-uns. On racontait que ce jour-là l'armée des rebelles tentait une grande sortie: la sortie de malheureux poussés par des chimères et se ruant vers l'Impossible.

Les pavés de Paris s'entr'ouvraient pour vomir des bataillons. De la Bastille à l'Arc-de-Triomphe, montait une foule énorme, remuante, sombre à l'œil. Ondulante et secouée comme un serpent gigantesque, elle déroulait ses anneaux d'acier d'où sortaient des canons de fusil et des baïonnettes aux reflets sinistres. Mais à la Bastille, les bataillons ne s'embrigadaient pas comme aux Champs-Élysées. Ceux de ce quartier-là formaient l'arrière-garde. Ainsi, dans la rue Jean Baussire qui se tord sur elle-même pour aller du boulevard Beaumarchais à la place, c'étaient des allées et venues sans fin. A la porte d'un petit pharmacien, situé vers le milieu de la rue à côté d'un hôtel borgne, une longue file stationnait, impatiente et souffreteuse. On faisait queue pour les médicaments, maintenant, comme naguère pour le pain et pour la viande. Le pharmacien se hâtait et se démenait, ne sachant où donner de la tête. Aidé de ses deux élèves, il préparait hâtivement les ordonnances, sans intérêt, sans pitié pour les malades, qui attendaient de lui la guérison. A peine eut-il un geste d'empressement, quand un garde national entra, disant:

—La potion est-elle prête?

—Voilà, citoyen Rosny.

Le citoyen Rosny était un homme de quarante ans, grand, brun, pâle, d'une figure énergique. Il prit délicatement la fiole entre ses mains calleuses, avec un soin infini, comme s'il craignait de la briser. Il balbutia un remerciement furtif, puis, sortant de la pharmacie, traversa rapidement la rue. Il entra dans une maison triste d'apparence et noircie par le temps. En guise de porte, une cloison disjointe suintant l'humidité. L'étroit escalier conduisait à des chambres pauvres occupées par des ouvriers vivant au jour le jour. Qui donc parmi ces malheureux possédait encore des économies après les épreuves de ces mois terribles? Au cinquième étage, le citoyen Rosny s'arrêta et frappa contre une porte, en disant très bas: «C'est moi, Françoise.» La porte s'entre-bâilla et se referma rapidement, pendant que Françoise répliquait, également à voix basse: «Prends garde. Il ne faut pas changer la température.» La chambre était petite, mais très propre; les murs nus et reluisants, les rideaux éblouissants, les carreaux vierges attestaient des soins de tous les instants.

—Comment est Jacques? continua Pierre sur le même ton.

—Toujours calme.

Et la jeune femme, en disant ces deux mots, couvait d'un ardent regard un garçon de seize ans qui sommeillait, étendu dans le lit. Les yeux du père et de la mère se rencontrèrent dans une commune pensée. Françoise embrassa tendrement son mari:

—Voyons, ne te tourmente pas, reprit-elle. Le docteur est certain que tout danger a disparu. Tu sais bien qu'il amène aujourd'hui son maître, un grand savant. Ah! je suis plus inquiète de toi que de Jacques, va, maintenant!

Avec une expression de haine farouche, elle étendait son poing fermé dans le vide, comme pour en menacer des ennemis lointains. Elle était belle ainsi, dans l'éclat de ses trente-cinq ans, avec sa crinière blonde qui donnait un caractère étrange à sa figure d'une pâleur mate. Cette fille du peuple avait l'élégance innée. Grande, bien faite, elle semblait créée pour le luxe; ses yeux d'un bleu très sombre, étincelaient; le front haut, un peu bombé au-dessus des tempes, prouvait l'intelligence, et le regard révélait une énergie vaillante. Pierre Rosny oubliait l'enfant pour une minute. Maintenant il contemplait sa femme avec une expression de tendresse fière. Françoise réveilla son malade, et lui fit boire une gorgée de potion.

—Comment es-tu, Jacques?

—Bien, maman. Merci.

—As-tu encore sommeil?

L'enfant sourit:

—J'ai toujours sommeil, murmura-t-il.

Il ferma de nouveau les yeux, pendant qu'elle le baisait au front. Puis, bordant avec soin la couverture, elle revint auprès de son mari, qu'elle entraîna dans un coin de la chambre.

—Tu partiras après la visite du docteur?

—Oui, j'ai fait avertir le capitaine que je rejoindrais le bataillon au Point-du-Jour. Oh! j'ai le temps.

Françoise hésitait. Elle reprit:

—Tu crois que c'est pour aujourd'hui la grande sortie?

—Pour aujourd'hui ou pour demain. En tous cas, je resterai peut-être deux jours dehors. Il faut en finir, tu comprends. Ça ne peut pas durer toujours. Et encore, Dieu sait quand je retrouverai du travail! Après la guerre, les maçons, les menuisiers auront de l'ouvrage: il y a tant de maisons par terre, et tant de ruines à relever! Mais nous autres, les compositeurs d'imprimerie! Si c'est la Commune qui l'emporte: bon. Et puis, il y aura toujours les trente sous par jour. Mais si ce sont les autres? Tu sais bien ce qu'on nous raconte. A Versailles, ils veulent faire la monarchie, et une monarchie comme avant 89; c'est-à-dire plus de Chambre, plus de libertés, plus de journaux. On cassera les presses, et personne n'aura le droit d'être imprimeur. Si on supprime les journaux, on ne permettra pas les livres non plus. Pense donc! Une censure comme autrefois! Alors, qu'est-ce que nous deviendrons, nous autres, les compositeurs? Tu vois bien que j'ai raison de me mettre en colère et de désespérer.

Cet homme intelligent, presque instruit, qui avait beaucoup lu Jean-Jacques, débitait sérieusement ces balourdises énormes. Il croyait aux mensonges des clubs, aux calomnies de quatre ou cinq feuilles publiques. Comme tant d'autres fédérés, il s'imaginait que des bandes de chouans marchaient sur Paris. La folie faisait délirer ce cerveau, de même que déliraient aussi d'autres cerveaux moins solides. Il avait eu des succès dans les réunions publiques avec son élocution facile et un peu déclamatoire. Ces applaudissements faisaient de lui un sectaire, un fanatique. Tous ses amis se jetaient dans le mouvement insurrectionnel, et il les suivait naturellement.

—C'est effrayant, tout ce que tu me dis là. Et tu admets que l'ancien régime pourrait revenir?

—Il faut bien le croire, puisqu'on nous l'affirme. Est-ce que tu t'imagines qu'on se battrait, s'il ne fallait pas sauver la Liberté?

Françoise cachait sa tête pâle entre ses mains. Ses cheveux blonds, mal retenus par le peigne, tombaient maintenant sur ses épaules, et la jeune femme s'auréolait d'une splendeur fauve. Elle reprit, haussant la voix, avec un geste brusque:

—Si ce que tu racontes est vrai, c'est nous qui serons les vainqueurs. On ne recommence jamais le passé. Ce qui est fini est fini. Est-ce qu'une barque remonterait le courant de la Seine? Je ne peux pas croire aux folies qu'on débite. Supprimer toutes les libertés! Comment vivrait le pauvre monde? Il y a des moments où je m'imagine qu'on colporte ces histoires-là, pour que, vous autres, vous ayez du cœur à vous battre. Du moment que tu me dis que c'est vrai, toi, un honnête homme, c'est bien, je te crois. Alors, c'est moi qui ai raison. Nous l'emporterons. Et nous l'emporterons, parce que nous avons pour nous le bon droit et le bon sens.

—Ma brave Françoise!

—Et puis, nous ne pouvons pas avoir donné pour rien nos larmes et notre sang! Ah! ce que j'ai peur, vois-tu! Tu vas retourner là-bas... Et si tu ne revenais pas?

Dans un mouvement de passion, elle se jetait dans les bras de Pierre, collant ses lèvres à celles de son mari. Elle l'aimait tant! Ils se rencontraient un jour, dans un square, ils causaient ensemble pendant une heure, et se plaisaient tout de suite. Lui, vingt-deux ans; elle, seize. La liaison s'ébauchait rapidement. Vers le milieu de la journée, il disait «mademoiselle Françoise»; et elle l'appelait «monsieur Pierre». Ils se racontaient leur histoire commune, avec la confiance touchante et sublime des êtres bons.

Lui, travaillait dans une imprimerie. Un bon métier: il gagnait huit francs par jour. Mais, par exemple, il ne fallait pas bouder à la besogne. Son patron l'estimait; il espérait bien être un jour metteur en pages dans un journal. Oh! alors, il deviendrait riche, il aurait vite des économies. Cette bambine de seize ans se montrait ravie d'en apprendre si long. Ce qui touche à l'imprimerie comme ce qui touche au théâtre, intéresse toujours les êtres intelligents. L'un et l'autre ne servent-ils pas à grandir et à exalter la pensée humaine?

A son tour, Françoise parlait d'elle. Elle était dans un atelier de couture, appartenant aux célèbres demoiselles Standisch. De même que Pierre, elle donnait des détails amusants, racontant les niches que se faisaient les ouvrières, les bavardages de celle-ci, les amours de celle-là. Pierre s'égayait:

—Est-ce que vous avez aussi des amoureux, mademoiselle Françoise?

—Moi? jamais! répliquait la jeune fille, en le regardant bien en face, de ses yeux purs et tranquilles. Mon parti est pris. Je veux me marier, aimer mon mari, avoir un enfant. Voyez-vous, monsieur Pierre, il y a celles qui sont honnêtes et celles qui ne le sont point. On ne peut pas se montrer coquette et rester sage. On ne joue pas avec l'amour d'un honnête homme. Si on l'aime, il faut le lui dire, et si on le lui dit, il faut l'épouser.

Les jeunes gens se quittaient, charmés l'un de l'autre. Ils se revoyaient le dimanche suivant; et, peu à peu, Pierre apprenait à estimer Françoise, à l'aimer davantage. Le compositeur jugeait bien vite son caractère. Elle était absolument droite, foncièrement loyale; en revanche, violente et passionnée. Elle haïssait «les bourgeois»: ce qu'elle appelait les «gens qui se sont seulement donné la peine de naître»! Pourquoi cette exaltation absurde chez une créature honnête qui jugeait sainement les choses? Sans doute le reflet d'une éducation première, l'enseignement d'une mère envieuse et jalouse. Peu importait ce mauvais grain, jeté par hasard dans une si bonne terre. Tant de qualités faisaient oublier ce défaut-là! Courageuse, active, ne reculant jamais devant la fatigue, et disant d'une certaine façon: «Cela est bien» ou «Cela est mal», qui faisait comprendre tout de suite que cette enfant de seize ans irait droit dans la vie, sans dévier jamais du chemin du devoir et de l'honneur. Deux mois après, ils s'épousaient. Neuf mois, jour pour jour, après le mariage, Jacques venait au monde. Et dès lors, ils vivaient tous les trois, heureux et fiers. Après dix-sept ans de labeurs et de soins, le ménage économisait enfin quelque argent. En mai 1870, il possédait 4,000 francs à la caisse d'épargne. Dans le quartier,—ils demeuraient alors rue Saint-Antoine,—tout le monde aimait ces braves gens, si beaux, si bons, si travailleurs. Puis la guerre éclatait, et Jacques devenait garde national. Il entrait dans les bataillons de marche, car il voulait se battre. Et il se battait bien, aux avant-postes, du côté du fort de Montrouge. Mais plus de travail, plus de gain. On commençait de manger les économies; le bon temps était passé, et le malheur allait venir.

Assise auprès du lit, Françoise évoquait tous ces souvenirs, et des larmes coulaient de ses yeux. Vrai, depuis quelques mois, elle payait bien son bonheur passé. Au 18 mars, voilà que Pierre se jetait dans la Commune! Elle n'osait pas le retenir, croyant qu'il faisait ce qu'il devait faire. Alors recommençaient les éternelles angoisses. Les deux seuls êtres qu'elle aimât, toujours en péril!

Cependant, Jacques se rendormait. Le mari et la femme se rapprochaient de la fenêtre et causaient encore, mais à voix très basse pour ne pas éveiller l'enfant. Pierre dit pour la seconde fois:

—Vrai, tu n'es plus inquiète de Jacques?

—Non. Malheureusement, les forces sont lentes à revenir.

A dix heures seulement, le docteur parut, accompagné d'un autre homme de haute taille, à l'œil vif, au front puissant. C'était le docteur Grandier, médecin en chef des hôpitaux, un savant illustre; mieux qu'un homme illustre: un homme très bon. Il salua respectueusement Françoise et hocha la tête, mécontent, en voyant la vareuse de garde national sur le dos de Pierre. Enfin, se tournant vers son jeune collègue, un de ses anciens internes:

—Alors, vous me disiez, Borel?...

—Je vous disais, mon cher maître, que ce jeune garçon revient de loin. Une balle dans le corps, rien que ça!

—Une balle... par accident?

—Non pas, s'il vous plaît, mon cher maître! Un joli lingot de plomb, en pleine poitrine, à Montretout.

M. Grandier restait stupéfait. Il regardait Pierre et Françoise comme s'il les prenait pour des fous.

—C'est votre fils, n'est-ce pas, Madame? Vous êtes assez jolie et assez jeune pour que je vous adresse cette question.

—Oui, Monsieur, répliqua-t-elle, rougissant un peu.

—Mais c'est un bambin! quel âge a-t-il?

—Seize ans et demi.

—Et vous le laissez s'engager? Vous êtes bons tous les deux à mettre à Charenton!

—Oh! il est parti malgré moi, répliqua Françoise, en ébauchant un vague sourire de fierté. Son père, mon mari que vous voyez là, se battait aux avant-postes, pendant le premier siège. Moi, je restais seule avec Jacques. L'enfant devenait triste. Il ne se plaisait même plus à pétrir de la terre glaise. Car c'est un artiste, Monsieur! Il usait ses journées à regarder les troupes défiler, et il fermait les poings d'un air sombre. Un matin, il m'a dit: «C'est honteux de penser que je suis ici à ne rien faire, quand les autres se battent!» Je demeurais tout interdite, toute frissonnante. Pensez donc! je tremblais déjà pour mon mari. Est-ce que j'allais encore trembler pour mon fils? «Mais tu es trop petit, Jacques. Il n'y a pas un seul bataillon où on voudrait de toi!» Il m'a répondu, en hochant la tête: «Alors, pourquoi père me racontait-il autrefois de si belles histoires? Celle de Bara, tambour à quatorze ans; celle des volontaires de seize ans, qui s'enrôlaient pour courir à la frontière?» Je ne savais trop que répliquer. On a tort de mettre certaines idées dans le cerveau des enfants. Pendant huit jours encore, Jacques restait songeur, tout triste. Il rentrait tard, le soir. Un matin, il m'a dit: «Écoute, maman, je voudrais t'obéir, mais il n'y a plus moyen. Bersier... tu sais, Bersier, le graveur qui m'a appris à dessiner? eh bien, il est sergent dans les francs-tireurs. Il m'a fait inscrire dans sa compagnie. Je partirai tantôt. Pardonne-moi, maman! mais je n'y tenais plus!» Et il me sautait au cou, m'embrassant, me câlinant. Moi, j'étais bien malheureuse, mais aussi toute fière! Oh! je peux dire cela, Jacques dort, il ne m'entend pas. Il y a une âme de héros et d'artiste dans cet enfant. J'ai souri; et j'ai répondu: «Va te battre, puisque tu y tiens tant que ça!» Mais après son départ, je me suis mise à sangloter; je maudissais le sort. Ah! que je souffrais, quand la nuit tombait toute noire, toute glacée! Je pensais à mon pauvre petit, déjà intelligent, fier et hardi comme un homme. Quinze jours après, on se battait à Montretout. Jacques sautait le premier dans le jardin de M. Gounod, où se cachaient six cents Badois. Et il tombait, la poitrine traversée. Voilà notre histoire, Monsieur.

Françoise parlait simplement, avec une émotion concentrée, mais profonde. Elle jetait sur Jacques un long regard chargé d'amour. Le petit héros dormait toujours, et son sommeil souriait. Peut-être rêvait-il fièrement aux belles actions accomplies. M. Grandier détournait la tête. Il ne voulait pas laisser voir les larmes qui roulaient dans ses yeux. Rien ne remue un homme de cœur comme la rencontre soudaine d'un caractère. Les êtres supérieurs ont plaisir à rencontrer la supériorité chez les autres.

—Voulez-vous me donner la main, Monsieur? dit-il en se tournant vers Pierre Rosny. L'homme et la femme qui ont mis au monde et qui ont élevé cet enfant-là sont de braves gens.

—Vous nous le guérirez, n'est-ce pas, docteur? s'écria Pierre dans un élan de reconnaissance.

M. Grandier souriait maintenant.

—Laissez-moi le voir d'abord, que diable! répliqua-t-il avec sa bonhomie charmante. Bien sûr, on le guérira. Il n'y a pas déjà tant de Français comme votre petit! D'ailleurs, Borel s'y connaît. S'il répond de son malade, c'est que tout va bien.

L'illustre médecin s'asseyait près du lit, et réveillait Jacques doucement. Le blessé ouvrait les yeux et regardait avec confiance la figure du savant où rayonnait la bonté.

—C'est le maître du docteur, Jacques.

—Bonjour, monsieur Borel, dit le jeune garçon en tendant la main au médecin, devenu son ami.

Puis, il reportait les yeux sur M. Grandier qui l'étudiait maintenant avec son regard pénétrant de psychologue. Il avait les cheveux blonds de sa mère; et, comme elle aussi, des yeux d'un bleu sombre, fiers, passionnés et résolus. Il tenait entièrement de Françoise. On eût dit que l'âme de cette femme était entrée dans le corps de cet enfant. Le visage, pâli par la souffrance, par les longues semaines passées au lit, s'amincissait au menton, accusant une finesse énergique. Les lèvres se dessinaient très nettement: signe de volonté et de courage. Quant au front, il apparaissait large et puissant sous les cheveux blonds.

—Borel a raison, pensait M. Grandier. Il y a là un homme.

Il continua, reprenant son sourire bienveillant:

—Mon cher enfant, je vais examiner votre plaie.

—Merci, Monsieur. Si vous saviez comme M. Borel a été bon pour moi!

—Allons, Jacques, tais-toi! répliqua celui-ci.

—Non, je ne me tairai pas! Vous avez été bon, très bon. Sans vous, je serais mort dix fois. Je suis heureux de le dire et de le répéter. Je serai heureux de m'en souvenir, surtout.

Au regard ardent et concentré qu'il jetait sur M. Borel, on voyait que Jacques saurait tout se rappeler, en effet: le bien comme le mal.

—Certainement, il a raison de n'être pas ingrat! s'écria M. Grandier. Voyons, il faut que j'inspecte tout ça. Borel, racontez-moi l'histoire.

—Voici, mon cher maître. La balle est entrée à gauche du sternum, entre la cinquième et la sixième côte. Elle a traversé le médiastin antérieur. Elle est ressortie à droite de la colonne vertébrale, entre la quatrième et la cinquième côte.

—Pristi! la belle blessure!

Pour une minute, la science l'emportait sur la pitié. Jacques se mit à rire.

—Votre phrase m'amuse, Monsieur. Ah! le Badois qui me visait a bien tiré!

—Il est charmant, ce petit. Continuez, Borel, je vous écoute.

—Naturellement, dans les premiers temps, fièvre intense, jusqu'à ce que la suppuration ait été bien établie. Pour l'aider j'avais introduit un drain sur le devant et à la partie postérieure. La fièvre a duré jusqu'au 5 ou 6 février. La suppuration, assez faible au début et de nature douteuse, se modifia. La cicatrisation du fond de la blessure s'effectuait normalement. La plaie du dos guérit la première, vers le 20 février. Celle de la poitrine suppura jusqu'au commencement de mars. Quelques jours après, je remarquai des symptômes d'irritation pleurétique que j'attribuai au traumatisme. J'ai dû combattre cette affection qui menaçait de tourner à la tuberculose. C'est pourquoi j'ai gardé Jacques au lit si longtemps. Aujourd'hui, je voudrais qu'il se levât, qu'il allât à la campagne, pour respirer de l'air et du soleil. Vous seul déciderez. Enfin, je désirais surtout que vous connussiez mon ami Jacques.

M. Grandier écoutait attentivement. Il examinait le blessé avec soin.

—Mon avis est bien simple, mon cher Borel. Vous avez soigné ce garçon-là comme si vous étiez Hippocrate lui-même. Votre ami Jacques est devenu aussi le mien. La semaine prochaine, il pourra commencer à se lever; un tout petit peu d'abord, pour s'habituer à l'air, à l'exercice. Dans quinze jours, je l'emmènerai à la campagne. Vous voulez bien me confier votre fils, monsieur Rosny? Et vous aussi, Madame?

Pierre, dans sa reconnaissance, eût embrassé cet homme, qui faisait tant de bien avec si peu de phrases. Françoise ne disait rien: elle pleurait. Jacques et M. Borel se regardaient en souriant; et M. Grandier sentait son cœur battre délicieusement en présence de la joie qu'il apportait dans cet humble logis d'ouvriers. Rien n'est plus grand que le génie uni à la bonté.

—Maintenant, poursuivit M. Grandier, après avoir vu la plaie du blessé, je veux voir les essais de l'artiste. Car il paraît que vous êtes ambitieux, mon garçon. Il ne vous suffit pas d'imiter le jeune Bara: vous voulez aussi recommencer Michel-Ange!

—Oh! Monsieur! murmura Jacques, souriant de plaisir.

M. Grandier suivait Françoise, qui le conduisait dans une petite pièce, attenante à la chambre à coucher. Jacques s'en servait en guise d'atelier. Là, gisaient sur le carreau rouge des blocs de glaise séchés, des bas-reliefs non finis, des médaillons commencés: ébauches presque informes, mais pleines de vie et de mouvement. L'illustre médecin s'étonnait à présent devant les essais de l'artiste, comme tout à l'heure devant l'héroïsme de l'enfant. Le savant sentait en cette argile grossière les beautés mystérieuses du marbre qui palpiterait un jour sous la main d'un ouvrier sublime. Il voyait étinceler la flamme du génie; cette flamme inconnue qui brille doucement, avant que le labeur, l'étude, la réflexion la fassent rayonner dans tout son éclat.

—Travaillez, mon ami, dit-il en rentrant dans la chambre, travaillez, et vous serez un grand artiste; je vous le promets. Embrassez-moi!

Jacques souriait plus ouvertement. Son visage blanc s'illuminait. Il lui était doux qu'on louât son courage: plus doux encore qu'on louât ses œuvres. Après l'avoir embrassé, M. Grandier ajouta:

—Je viendrai vous revoir. Mais, auparavant, vous aurez eu de mes nouvelles.

—Quelles nouvelles? demandait Jacques, curieux.

—C'est mon secret! Au revoir, monsieur Rosny; Madame, je vous présente mes respects. Vous sortez avec moi, Borel: j'ai besoin de vous parler.

Et arrivés sur le palier humide:

—Ce Rosny est un brave homme. Empêchez-le donc de se compromettre davantage dans la Commune. Vous devez avoir de l'influence sur lui?

—Aucune. Je ne pourrais pas plus empêcher le père de se battre contre nos amis de Versailles, qu'on n'a pu empêcher le fils de se battre contre nos ennemis les Allemands. Une famille d'entêtés!

—Ce petit Jacques est adorable...

—N'est-ce pas? Aussi j'ai pensé que vous en parleriez au Président... Pardon, à votre grand ami.

—Je songeais à cela, tout à l'heure. Justement, je dîne à Versailles ce soir. Je raconterai l'histoire, et je réponds du succès. Au revoir, mon cher Borel. Je vous remercie de m'avoir amené ici.

—Au revoir, mon cher maître.

L'illustre médecin descendait l'escalier, tout rêveur. Il pensait à ces caprices du destin qui va chercher un fils d'ouvrier, dans un quartier obscur, pour faire peut-être de lui un glorieux artiste. Cependant, M. Borel rentrait dans la chambre.

—Eh bien, vous êtes contents tous les trois?

—Oh! oui, bien contents, s'écria Jacques.

Françoise serrait silencieusement la main du docteur.

—Alors, je peux m'en aller tranquille? demanda Pierre.

—Que le diable vous emporte!

—Docteur...

Le médecin haussait les épaules.

—Mon maître me disait tout à l'heure de vous faire de la morale. A quoi bon? On ne fait pas de la morale aux mulets! Je vous ai déjà répété vingt fois la même antienne. C'est enrageant de voir un brave homme tel que vous risquer sa peau dans cette aventure sanglante. J'ai mon franc parler, moi, vous savez! Comme si vous ne feriez pas mieux de lâcher tous ces gens-là... Il vous en cuira, Rosny, c'est moi qui vous le prédis. Si vous échappez à la bataille, vous n'échapperez pas à la défaite. Et ce sera terrible, allez! Oh! je parle dans le désert, je sais bien. Je vous connais tous les trois: vous écoutez poliment les conseils qu'on vous donne, et vous n'en faites qu'à votre tête.

—Mais le devoir, docteur...

—Le devoir, c'est de travailler pour votre femme, et de soigner votre enfant. Il ne m'écoute plus. Ah! l'entêté! A demain, mon ami Jacques.

—A demain, monsieur Borel.

Pierre accompagna le médecin sur le palier. Il rentrait bientôt. Le mari et la femme se retrouvaient seuls. Françoise restait toute songeuse. Les paroles du docteur sonnaient lugubrement à son oreille. Elle prit un livre sur la cheminée et le tendit à Jacques.

—Tiens, mon chéri. C'est le livre que Mlle Aurélie a apporté pour toi, pendant que tu dormais. Je vais cinq minutes dans ma chambre avec ton père.

—Merci, maman.

Et quand Françoise eut emmené son mari dans la pièce voisine.

—M. Borel a peut-être raison, dit-elle de sa voix brève et nerveuse. Pourquoi retournes-tu te battre?

—Françoise...

—Oh! je n'essaierai pas de t'en empêcher. Tu prétends que c'est ton devoir. Et tu sais, je suis une vaillante. Toutes ces craintes du docteur, il y a longtemps que je les partage. Si ce n'était encore que les balles et les obus, eh bien, on leur échappe. Mais après!...

Elle frissonnait. L'énergie de son regard s'éteignait lentement sous l'effort d'une pensée cachée.

—Calme-toi, mon amie.

—Oh! je suis calme. Mais il a raison, vois-tu. Chez eux comme chez nous, on est féroce. Ce n'est plus la guerre, tout ça. Il paraît qu'à Versailles on tue les prisonniers. Et nous en faisons autant. Oh! pas toi! Tu es bon, toi; c'est tout naturel, puisque tu es brave. Mais si on te fusillait!

Pierre la prenait dans ses bras et l'étreignait longuement. Maintenant, il riait, pour chasser les idées funèbres qui hantaient le cerveau de Françoise.

—Où diable as-tu donc la tête! reprit-il gaiement. Voyons, voyons, est-ce que tu vas t'effrayer comme une femmelette? D'abord, on ne tue pas les prisonniers. Ainsi, ce n'est pas la peine de t'épouvanter, comme cela, sans raison. C'est appeler la mauvaise chance que de tant la redouter. Est-ce que je n'ai pas eu du bonheur, jusqu'à présent? J'ai échappé à tout! Pourquoi n'en serait-il pas toujours ainsi? Nous retrouverons le bon temps, va, et notre vie heureuse d'autrefois. On ne me tuera pas, on ne me fusillera pas. Au contraire, je reviendrai bien vivant, et nous irons nous installer tous les trois dans un grand quartier, plein de soleil.

D'habitude, quand Pierre lui parlait ainsi, Françoise retrouvait sa confiance. Cette fois, elle restait sombre.

—Qu'est-ce que tu as, voyons? dit-il tendrement.

—J'ai... j'ai peur.

—Toi, si courageuse de coutume?

—Je n'ai pas de courage, aujourd'hui. Je ne sais pas pourquoi... Mais je frissonne en te voyant partir. C'est absurde. On ne devrait pas être comme ça. Embrasse-moi, mon ami, et va-t'en. Ton bataillon est en marche déjà. Plus tu attendras, plus tu auras de chemin à faire pour le rejoindre.

Cependant Pierre prenait son fusil dans un coin, il attachait son sabre, il inspectait sa musette. Françoise redevenait énergique pour sourire au moment des adieux à cet homme qu'elle adorait.

—As-tu bien tout ce qu'il te faut? demanda-t-elle. Montre-moi ta gourde. Bon: elle est pleine. Emporte le gros châle brun: les nuits sont encore fraîches. Allons, va, Pierre; ne t'expose pas trop. Va... va...

—Quel cœur tu as!

—Le cœur que tu m'as fait. Il est facile à une femme d'être une bonne compagne et une bonne mère, quand elle aime et quand elle est aimée.

Ils rentraient dans la chambre du petit blessé. Jacques s'était rendormi. Au moment de franchir la porte, l'ouvrier s'arrêtait une dernière fois. Il embrassait encore, ardemment, tendrement, cette superbe et vaillante créature qui lui donnait tous les trésors de son cœur et de sa beauté. Puis, tourné vers le lit, il envoyait un baiser à Jacques, n'osant pas s'approcher de son fils, craignant de troubler son sommeil.

—Embrasse-le aussi, dit tout bas Françoise attendrie. Il est si faible le pauvre petit! Ce n'est pas ton baiser qui l'éveillera...

Alors, cet homme rude et brave marchait sur la pointe des pieds, se faisant petit, discret, pour son cher malade. Jacques dormait, comme à l'arrivée du docteur Borel et de M. Grandier, souriant à quelque songe délicieux, avec le calme bien-être des convalescents. Son fin visage, légèrement ombré par ses cheveux blonds, disparaissait à demi dans les blancheurs de l'oreiller. Pierre contemplait sa femme et son fils: les deux seules tendresses de sa vie. Il les quittait pour ne les revoir jamais, peut-être. Et maintenant, les sinistres pressentiments de Françoise l'envahissaient, hantant son cerveau, troublant son esprit. Il se répétait tout bas les sages conseils de M. Borel. S'il se trompait, après tout? Si son devoir ne lui commandait pas d'aller se battre? Si les gens de Paris avaient tort, et raison ceux de Versailles? Toutes les hésitations qui torturent le cœur d'un honnête homme remuaient en lui. Où était le devoir? Dans sa famille, ou sur le champ de bataille? Il chassait vite ces idées. Est-ce qu'il ne le connaissait pas, son devoir? Et depuis quand reculait-il au moment de l'accomplir? Il ne pouvait pas être dans l'erreur, depuis tant de semaines que sa conscience l'approuvait.

Doucement, il se penchait vers l'oreiller, et embrassait Jacques sur le front. Puis, s'éloignant du lit, sur la pointe des pieds, il faisait signe à Françoise de le suivre.

—S'il m'arrivait malheur, murmura-t-il d'une voix altérée, jure-moi que tu en ferais un homme.

—Ah! je te le jure!

Et comme s'il craignait de ne pouvoir résister à la lâcheté de sa tendresse, Pierre se précipita au dehors.

II

Au bout de deux heures, Jacques s'éveilla.

—Père est parti, maman?

—Oui, mon chéri.

—Moi qui voulais lui dire adieu!

—Il t'a embrassé pendant que tu dormais.

Françoise regardait son fils, laissant glisser son ouvrage sur ses genoux. Certes, la santé lui reviendrait bien vite. Mais quelle pâleur sur ses joues! comme il souriait tristement, lui toujours si gai!

—Ne parle pas trop, reprit-elle. Tu ferais mieux de lire. Veux-tu que je te donne le livre de Mlle Aurélie?

—Merci, maman. J'aimerais mieux Aurélie que son livre. Elle est si amusante!

—Je vais la chercher, répliqua Françoise, heureuse de satisfaire le caprice de son fils.

Mlle Aurélie Brigaut, une brunisseuse, demeurait porte à porte. Rousse, assez galante, jolie fille, très gaie, elle riait toujours, peut-être pour montrer ses dents blanches. Aurélie aimait bien Mme Rosny, mais elle raffolait de Jacques.

—Ah! s'il avait cinq ou six ans de plus! disait-elle parfois en soupirant.

Elle n'affectait pas de pruderie méchante, pas de vertu poseuse. Bonne enfant, elle choisissait ses amours par caprice, et non par intérêt. Ces amours-là changeaient souvent: voilà tout. Elle arriva bien vite auprès du gentil malade.

—Mme Rosny m'a dit que vous me demandiez? Voilà qui est bien. C'est une bonne idée. Savez-vous ce que j'ai fait? J'ai envoyé votre mère se promener. Elle ne voulait pas; elle se défendait. Je n'ai pas entendu raison. Elle a besoin de prendre un peu l'air, cette femme. Pourquoi resterait-elle là, puisque je suis auprès de vous? Il est joli comme tout, dans son lit blanc, avec ses yeux... Oh! quels yeux!..

Elle riait et c'étaient des fusées de gaieté frissonnante, qui ragaillardissaient Jacques et lui faisaient du bien.

—Racontez-moi les histoires du quartier, mademoiselle Aurélie, disait-il.

Les potins commençaient à n'en plus finir. Les histoires de celui-ci ou de celle-là: surtout les amours de la petite modiste, qui faisait la vertueuse. Mlle Aurélie ne pouvait pas la souffrir, cette petite modiste! Une pimbêche! Si elle voulait raconter tout ce qu'elle savait... Mais il ne faut pas être mauvaise. Tout en ne voulant pas être mauvaise, la brunisseuse s'en donnait à cœur joie et mordait tant qu'elle pouvait. Quand on a de si belles dents!... Jacques riait. Elle s'amusait de le voir rire, ce pauvre petit si brave, et qui revenait de si loin. A son tour, il lui racontait l'aventure du matin, la visite de M. Grandier. Jacques avouait à son amie sa joie et son orgueil. Le fameux savant prédisait qu'il serait un grand artiste. Et il ajoutait avec une flamme dans les yeux:

—Voyez-vous ça! un grand artiste, moi!

Aurélie prenait une mine coquette.

—Qu'est-ce que vous ferez quand vous serez célèbre, Jacques?

L'enfant restait une minute rêveur, les yeux perdus dans le vide.

—De belles œuvres, mademoiselle Aurélie! Je serai si heureux que ma pauvre maman soit fière de moi! Oh! je travaillerai... Pas un ne travaillera comme moi. Je sais bien que la vie est dure, quand on est artiste et qu'on n'a pas le sou. N'importe, rien ne me découragera. J'ai écouté souvent ce que racontait Bersier le graveur, mon premier maître. C'est lui qui m'a appris à dessiner. Voilà son opinion, à Bersier: Dans la vie on fait ce qu'on veut. Les savants ont inventé un tas de machines: la vapeur, l'électricité. Il paraît que la volonté, c'est plus fort que tout ça! Jugez un peu si elle me manquera! C'est si beau, de voir son rêve prendre vie; de regarder un bloc de glaise et de se dire: «Je tirerai peut-être de cette terre informe une statue immortelle!»

La gaieté de ses seize ans reprenait le dessus; il ajoutait avec son rire argentin de gamin de Paris:

—Non! ce serait trop drôle! Immortel, moi! Moi, fils de Pierre Rosny, ouvrier compositeur, et de madame son épouse, modiste... C'est Michel-Ange qui ferait une tête!

Ils continuaient de rire, de plaisanter tous les deux, inventant de ces mots comme en inventent seuls les très jeunes gens, pour qui la vie est longue, et l'espérance féconde. Décidément, Mlle Aurélie le trouvait charmant, ce garçonnet, vif, gai, spirituel, en qui brillait tout à coup, par une échappée rapide, la flamme divine et inextinguible du génie. Elle aussi, comme le grand médecin, sentait dans ce fils d'artisan quelque chose de rare et de particulier. Dans son affection pour Jacques il entrait un peu de respect et beaucoup de tendresse.

Quelques minutes avant le dîner, Françoise revint, nerveuse, inquiète. Elle passa la soirée à travailler près de Jacques. Le malade s'endormit de bonne heure, gaiement bercé par ses rêves. Le lendemain, toujours pas de nouvelles de Pierre. Mme Rosny ne s'inquiétait pas encore. Son mari ne lui disait-il pas avant de partir qu'il resterait peut-être deux jours absent?

Vers trois heures, un valet de chambre se présentait: un domestique de bonne maison ayant grande allure et qui produisait un étrange effet dans cet obscur logis de pauvres. Il laissait deux grandes enveloppes. L'une au nom de Mme Rosny, l'autre assez lourde au nom de Jacques.

—Y a-t-il une réponse?

—Non, Madame.

Et comme elle insistait, demandant ce que cela signifiait, il répondait en homme dont la leçon est faite:

—Non, non; il n'y a pas de réponse.

La lettre adressée à Françoise renfermait trois billets de mille francs. Elle était courte, mais d'une adorable simplicité.

«Madame,

«Je suis le fils d'un serrurier. Au début de ma carrière, je tombai gravement malade. Mes espoirs, toute ma vie peut-être allaient sombrer. Un savant illustre vint me voir un jour; et, généreusement, il me prêta trois mille francs, déposés sur ma cheminée sans que je m'en fusse aperçu. Il faut transmettre aux autres ce qu'on a reçu soi-même. Permettez-moi de faire pour Jacques ce qu'on a fait pour moi. Ne me remerciez point. Quand Jacques sera grand, il me rendra les trois mille francs, en les donnant à quelqu'un qui en aura besoin.

«Votre respectueux serviteur,

«Docteur Grandier

«P.S. Dans cinq jours, je viendrai prendre votre fils et l'enverrai dans une de mes fermes, en Picardie. La campagne achèvera de le remettre.»

Mme Rosny laissa glisser la lettre et les trois billets de banque. Des larmes coulaient de ses yeux. Larmes de reconnaissance, d'émotion, de stupeur. Une aumône, cet argent! Non, l'homme qui faisait cela, si simplement, était un grand esprit et un grand cœur. Il aidait, non pas seulement des ouvriers à demi ruinés par le siège; mais un artiste menacé dans son avenir. Sa pensée allait plus haut et plus loin que le secours d'un instant, accordé à de pauvres gens douloureusement gênés par une suite de mois malheureux. Ces malheurs-là, en somme, pesaient sur tout le monde. Pierre et Françoise se tireraient d'affaire comme les autres. M. Grandier songeait, dans sa délicatesse, que Jacques touchait à cette heure décisive où pas un retard ne doit entraver le labeur de l'artiste naissant. Lui, le grand savant d'aujourd'hui, il tendait sa main généreuse au grand sculpteur futur.

—Ah! il y a de braves gens! il y a de braves gens! s'écriait Françoise, essuyant ses larmes.

La voix de son fils qui l'appelait de la chambre voisine, la tira de son trouble. Il criait: «Maman! maman!» Un instant elle eut peur. Elle se précipita vers le lit de Jacques.

—Dieu! qu'est-ce que tu as?

Le garçonnet avait le visage illuminé. Ses yeux bleu sombre flambaient de joie.

—Regarde! disait-il, regarde!

Et sa main tremblante levait en l'air une belle médaille militaire toute neuve, suspendue au ruban jaune liseré de vert. Un brevet, émané de la chancellerie de la Légion d'honneur, conférait cette distinction «à Jacques Rosny pour services exceptionnels». C'était la nouvelle promise par M. Grandier. Comme il le disait au docteur Borel, il dînait la veille au soir chez son «grand ami». Et encore tout chaud de sa visite du matin, il racontait l'héroïsme de Jacques comme soldat, son tempérament d'artiste comme sculpteur. Le «grand ami» de M. Grandier pouvait avoir bien des défauts, mais son cœur de bon Français vibrait toujours au patriotisme. Cet enfant de seize ans, qui partait comme soldat, parce que le jeune Bara et les volontaires de 92 en avaient fait autant, l'émut profondément, comme un fait divers héroïque. Il possédait cette qualité rare de faire tout de suite ce qu'il voulait faire; la réflexion ne venait pas refroidir le premier mouvement qui est toujours le bon. Vite, il appelait un de ses secrétaires, et l'envoyait à la chancellerie de la Légion d'honneur. On rédigeait le brevet séance tenante. Et c'est ainsi que Jacques Rosny, à seize ans, recevait la médaille militaire, comme jadis, à quatorze, le jeune Durand dans la tranchée de Sébastopol. Peut-être aussi le malicieux vieillard riait-il un peu derrière ses lunettes, et trouvait-il plaisant de conférer une distinction au fils d'un communard qui se battait dans l'armée de Delescluze! On appela Mlle Aurélie, qui embrassa Jacques tant qu'elle pouvait, ainsi que les voisins, tout heureux et tout fiers. Seul, Pierre ne jouissait pas de cette joie, et cette pensée gâtait le bonheur de Françoise. Elle se disait, anxieuse: «Où est-il? Quand reviendra-t-il?» Avant de s'en aller, Mlle Aurélie voulut se donner un plaisir. Elle attacha le ruban jaune et vert sur la poitrine de l'enfant, et s'écria dans un éclat de rire:

—Puisqu'il n'a pas d'uniforme, je l'ai cousu à sa chemise!

L'absence de Pierre se prolongeait. Le lendemain, dès l'aube, Françoise descendait pour aller aux nouvelles. Elle revenait, au bout d'une heure, complètement épouvantée. Le bruit se répandait à travers Paris que les gens de la Commune avaient essuyé une grosse défaite. Elle n'y tenait plus. Elle voulait savoir. Son inquiétude lancinante la ressaisissait. Elle courut chez sa voisine.

—Je compte sur vous, n'est-ce pas, mademoiselle Aurélie?

—Mais oui, madame Rosny, vous le savez bien.

—Tant que je resterai dans le doute, voyez-vous, je ne vivrai pas. Pierre s'est battu, bien sûr. S'il y a un malheur, j'aime autant le connaître tout de suite. Je serai peut-être longtemps, très longtemps absente. Vous me promettez de ne pas quitter Jacques?

—Je vous le promets.

—Je veux dire... Vous ferez... comme si c'était moi?

—Soyez donc tranquille, madame Rosny. Est-elle naïve de se tourmenter comme ça... et pour un homme encore!

—Merci, merci...

Françoise serrait fiévreusement les mains de sa voisine. Elle s'enveloppait d'un châle, et sortait. La jeune femme allait droit devant elle, ne s'arrêtant que pour demander des nouvelles aux uns ou aux autres, espérant toujours qu'on savait quelque chose de nouveau. Elle traversait ainsi tout Paris. La matinée s'avançait. Vers la Madeleine, elle voyait passer des bataillons de fédérés aux mines hâves, aux vêtements déchirés. Ceux-là venaient de la bataille, sans doute. Alors, elle regardait avidement le numéro cousu sur le collet des tuniques. Et, stupide, elle restait debout sur la chaussée, contemplant ces hommes échappés à la boucherie, se demandant si Pierre aurait eu ce bonheur, si elle le reverrait. Elle faisait quelques pas encore, et arrivait place de la Concorde. Aller plus loin? Et si, pendant ce temps-là, son mari revenait par un autre côté? Elle tournait et retournait ses idées dans son cerveau, quand une escouade à demi débandée passa devant elle. Françoise se dressa, comme mue par un ressort. Elle ne se trompait pas. C'étaient bien des hommes appartenant au bataillon de son mari. Elle reconnaissait le numéro. Une vingtaine de fédérés tout au plus, qui défilaient, noirs de poudre, exténués de fatigue. Un lieutenant, légèrement blessé, les conduisait. Françoise courut à lui.

—Est-ce que tout le bataillon va rentrer, citoyen? dit-elle.

—Le bataillon? Voilà ce qu'il en reste!

Et d'un geste farouche, il montrait le troupeau en guenilles qui le suivait. Françoise faillit tomber à la renverse. Elle devint si pâle que l'officier comprit ou devina quelque chose.

—Est-ce que votre homme en était? lui demanda-t-il.

—Oui.

—Diable! comment s'appelait-il?

—Pierre Rosny, balbutia Françoise, épouvantée d'entendre ainsi parler de son mari au passé.

—Pierre Rosny? Connais pas. Écoutez. Si vous voulez avoir des nouvelles, le plus simple est de pousser jusqu'à Sèvres. Votre homme est, ou tué, ou blessé, ou prisonnier. Pas de milieu. Car le bataillon a rudement écopé aujourd'hui!

Le lieutenant s'éloignait, suivi de ses soldats vaincus. Et Françoise demeurait immobile, sans voix, sans haleine. Elle était sur le point de tomber. Elle s'appuya contre un arbre. Elle regardait s'éloigner, traînant le pied, suant, soufflant, les fédérés qui revenaient du combat suprême. Il lui semblait que chacun d'eux emportait avec lui un morceau de celui qu'elle adorait. Pierre! Pierre, tué, blessé ou prisonnier! Elle n'hésitait pas. Il fallait partir. De l'énergie? On en trouve toujours quand on veut!

Elle allait à la recherche de son mari. Sans doute, elle claquait des dents, elle frissonnait, et les forces lui faisaient défaut. Mais elle ne tomberait pas. Elle ne voulait pas, non, elle ne voulait pas! Inutile à présent de s'inquiéter de Jacques, hors de danger, et surveillé par Aurélie. Elle marchait vite. En chemin, elle s'arrêtait à peine dix minutes, pour manger un peu. Et elle recommençait sans se lasser, sans se décourager. Le temps coulait. Il était à peu près six heures du soir; et à huit, il ferait nuit. L'étape était longue; et cependant Françoise ne sentait pas la fatigue. Une surexcitation nerveuse, très intense, la soutenait. Les paroles du lieutenant dansaient dans son cerveau affolé.

Tué, Pierre? Impossible! la vie n'est pas toujours cruelle. Elle a quelquefois des sourires. Après tant de mois de dures épreuves, le destin lui devait bien un peu de bonne chance. Non, Pierre n'était pas tué. Blessé, seulement... Toute blessure n'est pas mortelle. Est-ce que Jacques n'avait pas guéri d'une balle au travers du corps? Mais l'espérance est envahissante, et à mesure qu'elle marchait, Françoise construisait dans sa pensée le roman de sa vie future. Après avoir souhaité beaucoup, elle souhaitait encore davantage. Elle se refusait à admettre même que Pierre pût être blessé! Lui, l'élu de son cœur, son mari, son amant, avec une balle dans la poitrine, avec une jambe ou un bras de moins? Jamais! S'il ne revenait pas, c'est qu'il était prisonnier! On racontait dans Paris que les soldats de Versailles tuaient les prisonniers? Un mensonge! Elle ne voulait plus y croire. D'ailleurs, Pierre disait le contraire. N'importe; c'est affreux tout de même que d'être captif, enfermé dans une geôle sombre, farouche, puante. Maintenant, elle n'admettait même plus la dernière hypothèse, la plus favorable. Ni tué, ni blessé, ni prisonnier. Pierre avait, sans doute, échappé au désastre. Il ne rentrait pas parce qu'il ne pouvait pas rentrer. Il se cachait dans les bois de Sèvres ou de Ville-d'Avray.

Elle arrivait à la Seine. Un cri d'horreur sortit de ses lèvres.

Oh! la guerre civile, hideux chaos, œuvre d'une colère maudite! Des soldats de ligne, des gardes nationaux, des chasseurs à pied, des artilleurs apparaissaient pêle-mêle sur la berge, sur les talus, sur la route, le visage convulsé, les bras en croix ou repliés le long du corps, couchés sur le dos ou étalés sur le ventre, lugubrement et fraternellement étendus les uns à côté des autres. Pourquoi s'étaient-ils entre-tués, ces êtres humains que la mort réunissait ainsi dans le repos du même sommeil? La vie en avait fait des ennemis: et leurs cadavres réconciliés se touchaient sans dégoût et sans haine. Des chevaux du train d'artillerie gisaient dans la boue, les jambes raides, dessinant leur charpente maigre sous la peau collée. A droite et à gauche, des mares de sang en plaques noirâtres; partout la mort, hideuse, saisissante, brutale. Çà et là, des fusils abandonnés, des sabres tordus, des cartouchières crevées, des képis boueux. D'un côté, la Seine, qui coulait brune, mélancolique, indifférente, poussant un vagissement monotone; de l'autre, les maisons éventrées par les obus, dépouillées de leur toiture, vides, béantes. Dans les murs, des meurtrières ouvraient leurs gueules sinistres. On voyait encore des hommes penchés aux fenêtres, immobiles, semblables à des statues. Une balle les avait atteints à leur poste de combat, et ils restaient appuyés à la muraille qui soutenait leurs corps glacés.

La nuit commençait à s'épandre, jetant son voile indigné sur toutes ces hideurs. Et Françoise errait au milieu de ce carnage, seule, livide, les yeux remplis d'épouvante, contemplant pour la première fois l'infamie des guerres civiles.

Non, jusqu'à ce jour, elle ne la comprenait pas! La robuste fille du peuple, nourrie dans la haine des riches, croyait qu'on avait le droit de prendre le fusil pour livrer la grande bataille du pauvre et du déshérité. Cette pensée n'évoquait pour elle que l'histoire légendaire des rouges barricades de Juillet ou de Février. Elle entendait dans sa mémoire les cris des glorieux va-nu-pieds en blouse, renversant le trône de Charles X; et le tocsin des églises, sonnant le retour du drapeau tricolore; et les refrains de Béranger, qui chantaient encore à son oreille le triomphe des vainqueurs. Tout cela restait pour elle, jusqu'à présent, comme une épopée vague, ou des figurants de théâtre représentent les combattants, et où tout se termine au cinquième acte par une apothéose!

Elle la voyait maintenant, la guerre civile, et elle frissonnait de terreur! C'était ça. C'étaient ces cadavres d'hommes et de bêtes, ces désastres, ces ruines, ces abandons, ces catastrophes. Collée contre un mur, elle sentait confusément des idées nouvelles germer dans son cerveau. Toute son espérance d'épouse s'écroulait épouvantablement. Elle demandait une seule chose, maintenant: que Pierre eût échappé à ce massacre!

Vivant! vivant! qu'il fût vivant! Infirme ou captif, ou les jambes coupées, mais vivant! Qu'elle pût encore baiser son front, baiser ses lèvres, entendre sa voix, sourire à son regard! Elle fuyait dans la nuit, emportant avec elle, dans sa course, le ressouvenir du hideux spectacle, frissonnant à la pensée qu'elle reconnaîtrait peut-être son Pierre au milieu de ces tas de chair humaine. Vivant! qu'il fût vivant! Elle ne souhaitait plus que cela! Comme le cœur est ambitieux, mon Dieu! et se forge d'insensés désirs! L'obscurité grandissante l'empêchait de poursuivre sa lugubre recherche. Elle arrivait sur un pont. Et elle n'osait pas s'arracher au sinistre champ de bataille. Il lui semblait que quelque chose d'elle-même restait là-bas, parmi ces corps couchés. La malheureuse! Toute sa croyance s'émiettait. Elle continuait sa route pour faire son devoir jusqu'au bout; parce qu'elle devait compte à son fils de la tâche accomplie. Mais il lui semblait impossible que Pierre fût sorti vivant de cette effroyable boucherie!

A l'entrée du pont, une petite maison de garde, vide. Elle s'affala contre la porte. Machinalement, elle croisa les mains, et pria. La prière naïve, éplorée et sincère de l'enfant du peuple, qui ne croit pas que tout est fini quand c'est fini, et qui demande quelque chose de meilleur à quelqu'un de plus grand.

Enfin, pour la dixième fois, elle reprit courage. Toujours poursuivie par son désir d'avoir des nouvelles, elle traversa le pont. Tout le monde n'avait pas fui ce pays dévasté. Chez certains êtres, la crainte du pillage domine la crainte de la mort. Deux ou trois maisons étaient encore occupées. Un brave homme, un de ces propriétaires tenaces qui aiment leurs murailles mieux que leur chair, restait immobile à la croisée. Une lumière brillait derrière lui dans la chambre, et sa figure triste apparaissait dans l'encadrement gris de la fenêtre. Soudain, il aperçut cette femme qui venait à lui.

—Est-ce que vous savez où a eu lieu la bataille? demanda-t-elle.

L'homme, étendant la main, fit un grand geste découragé dans l'espace.

—Par ici, et par là, tenez! Ce matin, quand j'ai vu arriver les soldats, je suis reparti pour Versailles. Seigneur Dieu! je ne croyais pas retrouver ma maison debout! Est-ce que vous cherchez quelqu'un?

—Mon mari, balbutia-t-elle.

—Il est de la Commune?

—Oui.

—Je ne sais pas grand'chose. Cependant, un officier de ligne m'a raconté que les Parisiens perdaient relativement peu de monde. Il paraît qu'on a fait beaucoup, mais beaucoup de prisonniers. A votre place, moi, j'irais à Versailles. Là-bas, vous êtes sûre de recueillir un renseignement sûr.

—Merci, Monsieur.

La malheureuse reprenait sa route, cette route interminable, ce chemin de croix qui n'en finissait plus. Pouvait-elle faire autre chose? Non. Blessé ou prisonnier, Pierre serait à Versailles. Mais elle se traînait maintenant comme un oiseau dont l'aile est fracassée. La foi ne la soutenait plus. Une courbature morale aggravait sa lassitude physique. Il lui fallut trois heures pour achever le voyage. Et quel voyage, mon Dieu! pour une femme harassée, n'ayant plus de jambes, n'ayant plus d'énergie. Elle s'arrêtait, défaillante; elle soufflait un peu, puis elle recommençait. Ça ne finirait donc jamais? Elle n'arriverait donc pas? Eh bien, non. Le découragement ne triompherait pas de sa volonté. Il fallait qu'elle touchât à son but, dût-elle en mourir. Elle le devait à son mari et à son fils, ces deux êtres qu'elle adorait. Comment! elle disait souvent qu'elle donnerait sa vie pour eux, et elle faiblirait dans l'accomplissement de sa tâche sacrée? Elle tendit ses nerfs dans un effort suprême; et tout ce qu'il y a de force de résistance chez une créature humaine, se réveilla chez cette femme robuste.

Versailles, en mai 1871, offrait aux psychologues un spectacle étrange et pittoresque. Le conte de la Belle au bois dormant se transportait subitement dans la réalité cruelle. La cité de Louis XIV s'éveillait tout à coup de son sommeil séculaire et se déguisait en cité contemporaine. Les députés, les curieux, les diplomates, les journalistes, les patriotes et les indifférents, s'y précipitaient les uns après les autres. Ceux-ci pour voir, ceux-là pour savoir, quelques-uns pour recevoir. Un Coblentz en miniature. Mais un Coblentz où la raison dominait, parce que tout le monde s'y mettait d'accord pour sauver le pays menacé. La ville paisible prenait les allures d'un petit Paris. On se couchait tard; on rencontrait par les rues des promeneurs peu pressés de regagner l'étroit et incommode logis où l'affluence des réfugiés les entassait. Dans les cafés, ouverts très tard, regorgeant de monde, on bavardait, on maudissait la guerre civile; et les bruits les plus invraisemblables trouvaient toujours des crédules prêts à les accepter.

Françoise allait à travers les rues, à travers les places publiques, à travers les avenues, regardant, écoutant, ne comprenant pas ce qu'on disait. Elle s'arrêtait devant les cafés, espérant entendre un mot, un seul, qui fixerait son destin. La créature humaine est ainsi. Elle s'imagine toujours que ses petites douleurs occupent la grande foule égoïste. Qui donc, parmi tout ce monde, pouvait penser à Pierre Rosny, garde national obscur, perdu dans la tourbe des armées parisiennes? Françoise n'y songeait pas. Il lui semblait que tous ces gens qui parlaient devaient parler de Pierre; que les lèvres remuaient pour prononcer le nom de Pierre. Elle n'osait aborder personne; elle s'accotait contre un mur, l'œil fixe, attendant tout d'un hasard, maintenant. Cependant, l'heure fuyait, les promeneurs se faisaient plus rares; les cafés se fermaient lentement, les uns après les autres. Françoise reprit le chemin de la place d'Armes, et machinalement elle se laissa tomber sur un des bancs de l'avenue. La nuit l'enveloppait; une nuit très calme. L'ombre dissimulait cette malheureuse créature; et lentement, un sommeil profond s'emparait d'elle. La tête à demi couverte par son châle, elle dormait, de ce sommeil lourd de la bête épuisée chez qui l'esprit est vaincu par la chair. Elle dormait, réparant ses forces, sans rêver, ne sentant pas le froid qui la gagnait. Quelques heures de repos: heureusement, quelques heures d'oubli! Jusqu'au petit matin, elle resta là, immobile. Brusquement elle ouvrit les yeux, ne sachant pas où elle se trouvait; le souvenir aussi s'éveillait, le souvenir lancinant, atroce. Peu à peu, la vie recommença, graduellement renouvelée; des troupes de soldats passaient, des maraîchers des environs arrivaient, conduisant leurs voitures cahotées. Françoise se leva, toute transie, et fit quelques pas pour dégourdir ses jambes glacées. Elle toussait; sa poitrine prise l'oppressait. Elle s'arrêta tout à coup devant la Préfecture. Un soldat sommeillait à demi au fond de sa guérite. Un fils de paysan, blond, avec des taches de rousseur. Il rêvait au pays, sans doute, à la ferme paternelle, aux bois paisiblement endormis dans le silence de la plaine; peut-être à quelque belle fille qu'il avait aimée jadis. Françoise lui mit la main sur le bras. Il fit un mouvement brusque dans sa capote à longs poils.

—Hein? quoi? que voulez-vous?

—Je vous... je vous demande pardon, balbutia-t-elle.

Par bonheur, elle tombait sur un brave garçon.

—Qu'est-ce que vous voulez, ma bonne dame? répliqua-t-il, en baissant un peu son capuchon.

—Je voulais vous prier de... de m'indiquer où est la prison?

L'officier du poste s'avançait et lui donnait tous les renseignements nécessaires. On ne permettait pas aux factionnaires de parler sous les armes. Elle trouverait la prison un peu plus loin, à droite, en suivant l'avenue. Pas moyen de se tromper: un grand bâtiment gris avec des fenêtres grillées. Et comme un artilleur passait, traînant la jambe, l'officier lui cria:

—Eh! là-bas! conduisez donc la bourgeoise à la prison. Ça ne vous dérangera pas beaucoup: elle ne sait pas, cette femme.

A une heure aussi matinale, les fonctionnaires sont rarement levés. Comme le concierge lui disait cela d'une voix un peu grognon, Françoise répliqua humblement qu'elle attendrait. Du reste, on n'était pas sûr: on allait voir. Le directeur de la prison, ancien officier, homme correct, n'avait pas trop de ses journées pour accomplir sa tâche. Chaque jour, on lui envoyait des fournées de prisonniers. Son activité suffisait à peine à la besogne. Il était levé et reçut Françoise tout de suite. Il jeta sur la jeune femme un regard rapide, ému malgré lui par ce visage pâle, par ces yeux pleins de terreur.

—Vous désirez, Madame?...

D'une voix tremblante, elle dit tout. Elle cherchait son mari: tué, blessé ou prisonnier. Elle répétait toujours ces trois mots terribles. Tué? elle commençait à croire que non. Prisonnier? elle allait le savoir. Elle raconta son histoire navrante, et comment il ne devait pas être là depuis plus de deux jours.

—Quel est le nom de votre mari, Madame?

—Pierre Rosny.

Le directeur prit un gros livre relié, à couverture verte, et parcourut les pages.

—Il n'est pas ici, Madame. Il est peut-être «au hangar».

Elle ne comprenait pas. Le directeur lui expliqua que la prison était pleine, plus que pleine. Il en venait tant, de ces gardes nationaux, qu'on saisissait à chaque rencontre! Ne sachant où les mettre, depuis quelques jours, on les parquait dans un immense hangar, tout près de la prison. Il allait la faire conduire afin qu'elle ne s'égarât pas. Françoise remerciait vaguement, étonnée de trouver tant d'obligeance et de bonté chez ces hommes qu'à Paris on leur dépeignait comme des bourreaux. De nouveau, elle se retrouvait dehors, avec le gardien chargé de la guider. Encore marcher, encore traîner ses pas errants! Si, du moins, tant de fatigues aboutissaient, si elle devait sauver Pierre! Elle longeait les murs de la prison, d'où sortaient des plaintes vagues comme de longs soupirs. Elle s'éloignait à regret de cette geôle sombre: elle eût été si heureuse maintenant que Pierre fût enfermé là dedans! Après une course de dix minutes, le gardien lui dit:

—Voilà, Madame.

Et faisant un salut vague, il la laissa toute seule. Elle s'arrêtait devant une espèce de cantonnement, entouré d'un gros détachement de chasseurs à pied qui restaient là, le fusil armé, pendant que les officiers veillaient, le revolver au poing. La prison trop pleine ne pouvait plus loger tous les captifs, et on les enfermait là comme des bêtes fauves. Il fallait reconnaître Pierre dans cette foule. Il faisait jour, à présent. Un jour gris, brouillé, dont les lueurs troubles éclairaient mal. Elle cherchait, elle regardait.

Il y en avait de tous les âges: des enfants, des hommes faits, des vieillards; tous hâves, harassés par la bataille, épuisés aussi par l'angoisse qui les tenaillait. Quelques-uns, blessés légèrement, gisaient dans un coin, sous un toit rapidement construit, que soutenaient des poutres équarries à la hâte; les autres demeuraient immobiles, ne bougeant pas, comme s'ils craignaient les mauvais traitements ou les coups. Presque tous semblaient se méfier de leurs gardiens. C'est qu'une légende terrible se colportait dans Paris; une légende calomniatrice qui accusait les soldats et les officiers de violences et de cruautés. Les gens de l'Hôtel de ville voulaient mettre le feu au ventre de leurs hommes. La plupart de ces ambitieux, devenus soudain tribuns du peuple, assuraient qu'à Versailles, on ne faisait pas de prisonniers. On tuait tout; si par hasard on gardait quelques vaincus, c'était pour les torturer. Quelques journaux ignobles de la capitale inventaient d'infâmes histoires sur les traitements réservés à ces captifs. Quand, plus tard, l'historien, calme, réunissant les documents de ce temps-là, voudra peser les crimes des uns et des autres, il se demandera si les mensonges de ceux qui gouvernaient n'excusent pas à demi la folie de ceux qui se laissaient conduire.

Aussi, parmi tous ces prisonniers, quelques-uns aimaient mieux en finir tout de suite. Deux ou trois des plus enragés rêvaient une tentative d'évasion, ou une insulte brutale à leur gardien; enfin, quelque chose qui amenât un dénouement rapide. Françoise les contemplait, épouvantée. Pierre, retenu là ou ailleurs, endurait toutes ces misères. Elle lisait tant de souffrance sur les visages décharnés de ces malheureux! Lui aussi avait faim, avait soif; lui aussi gisait étendu sur la terre, le visage convulsé. Elle ne pouvait pas détourner ses yeux hagards du hideux spectacle étalé devant elle! Malgré son angoisse, elle les examinait un à un, cherchant à reconnaître celui qu'elle adorait. Un officier de chasseurs s'approcha de Françoise, lui demandant poliment ce qu'elle désirait. Elle répliqua qu'elle croyait son mari prisonnier; le directeur de la prison, après l'avoir reçue, l'avait fait conduire «au hangar», pour qu'elle pût s'informer. L'officier dit que c'était fort simple. Il possédait la liste de tous ceux qui se trouvaient là. Il la conduisit dans un petit bureau placé dans la maison voisine. Nombreuses, ces pages où s'entassaient les noms de tous ces captifs. Celui de Pierre Rosny ne s'y lisait point. L'officier, un adolescent, se sentait ému. Il s'intéressait malgré lui à cette pauvre femme.

—C'est votre mari que vous cherchez?

—Oui, Monsieur.

—Vous ne l'avez pas trouvé à la prison; il n'est pas ici non plus. Vous pouvez espérer encore.

Espérer! Elle en était lasse. La vue de tous ces hommes, dont le visage suait la douleur, l'angoissait. Elle restait comme clouée sur le sol. Tout à coup, un jeune homme se leva, un garçon d'une vingtaine d'années. C'était un des blessés. Une baïonnette avait troué son épaule, et l'on voyait une large tache rouge à travers la toile qui enveloppait la plaie. Il paraissait souffrir beaucoup. Le visage blanc, les lèvres tuméfiées, les yeux brûlés de fièvre, il promenait sur les soldats ses regards chargés de haine. Soudain, il s'appuya contre une poutre et, faisant un geste de défi, il se mit à chanter un hymne féroce, au refrain hideux, qui suintait la haine et le sang:

La Commune, dans les batailles,
O drapeau rouge de Paris,
Rit des crapules de Versailles,
Enveloppée entre tes plis!
Que le feu flambe ou le sang coule,
Qu'importe à qui n'a feu ni lieu?
Vive la Commune! qui soûle
Ses braves b... de vin bleu!

Tous les prisonniers avaient tressailli. Un long murmure frissonnait dans les groupes. Un sergent se détacha de l'escouade, et s'approchant du chanteur:

—Te tairas-tu, blanc-bec?

Le «blanc-bec» sourit: il souffrait trop; il voulait que son martyre eût une fin. Alors, haussant la voix, avec un accent plus farouche encore:

Ta couleur, ô rouge bannière,
C'est la couleur du sang vermeil!
C'est celle du feu, quand t'éclaire
Un rayon d'or du grand soleil!
Quand le maudit Badinguet croûle,
Quand tout passe, roi, pape ou Dieu,
Vive la Commune qui soûle
Ses braves b... de vin bleu!

Tous les prisonniers étaient debout. Cette Marseillaise de la populace les enflammait. Le sergent prit le jeune homme par l'épaule et le secoua si violemment que le blessé jeta un cri de douleur.

—Tu joues un jeu à te faire casser la gueule! cria-t-il.

De nouveau le captif ne répliqua rien. Ses yeux hautains regardèrent encore le groupe remuant de ses compagnons de misère. On lisait sa pensée sur son visage résolu. Il ferait tout pour exaspérer ses gardiens. D'une voix ardente, où vibraient la rage et la fureur, il commença le troisième couplet:

Autour de toi, drapeau-symbole,
Nous irons tous au cabaret,
Danser bientôt
la carmagnole
Sur la carcasse à Foutriquet!
Malgré Vinoy, malgré la foule
Des roussins qu'il faut f..... au feu,
Vive la Commune qui soûle
Ses braves b... de vin bleu!

Ce ne fut pas long. Le sous-officier fit signe à deux chasseurs et vint droit au jeune homme. On allait l'empoigner et le jeter au cachot. Il ne bougeait plus, et regardait son ennemi en face, d'un air qui voulait dire: «Enfin!» Il recula de deux pas, et violemment, il souffleta le sergent. Celui-ci tira son revolver et fit feu. Le jeune homme roula sur le sol, la cervelle éparse. Un long cri sortit de la foule des prisonniers, pendant que Françoise s'enfuyait, affolée.

Ah! elle comprenait maintenant que tout était bien fini pour Pierre! Lui aussi ne résisterait pas à cet âpre besoin de défier ses ennemis; lui aussi leur jetterait à la face un dernier anathème dans un cri de rage; lui aussi meurtrirait son gardien pour en être frappé; lui aussi roulerait sur le sol, la tête fracassée!

Françoise courait maintenant sur la route de Paris, fuyant droit devant elle, n'osant pas regarder en arrière, comme si un infernal démon l'eût poursuivie. Il lui semblait que les pâles légions du Désespoir chevauchaient à son côté, et qu'elle ne pourrait leur échapper jamais, jamais! Elle ne s'arrêta que lorsque ses forces furent à bout. Alors, elle s'assit sur le rebord du chemin, la poitrine oppressée, n'y voyant plus clair. Un voile de sang descendait devant ses yeux.

L'impérieux besoin de la mort dominait cette malheureuse. La mort! Elle n'avait même pas le droit de l'espérer. Elle se rappelait son Jacques, blessé, malade, qui l'attendait, qui ne pouvait point se passer d'elle; elle se rappelait cette parole suprême de Pierre Rosny: «S'il m'arrivait malheur, jure-moi que tu en ferais un homme!» Non, elle ne pouvait pas, elle ne devait pas mourir. Son devoir la condamnait à vivre. Si Pierre était tué, en effet, il fallait qu'elle accomplît le suprême désir de son mari. Il fallait qu'elle vécût pour lutter, pour travailler, pour faire du fils de l'ouvrier un artiste illustre. La mère se retrouvait vaillante et soutenait l'épouse désespérée. Sans cela, elle se serait couchée le long du fossé, pour attendre la mort. Mais ainsi que le marin qui, au milieu d'une nuit d'orage va devant lui les yeux fixés sur les étoiles, elle voyait reluire aussi son étoile, là-bas, bien loin: un enfant qui dormait dans son lit tout blanc. Elle voulut se mettre debout: elle ne pouvait pas. Ses jambes ne la soutenaient plus. Une grande maison, un château, se dressait devant elle. Elle y demanderait un secours, un morceau de pain. Elle essaya de traverser la route. Mais tout à fait épuisée, elle roula dans un saut de loup qui longeait un parc immense.

III

Les murs blancs du château que Françoise avait aperçu, avant de fermer les yeux, jaillissaient maintenant dans les gaietés frissonnantes et mouillées du réveil. Une matinée délicieuse commençait; une exquise matinée de printemps pleine de parfums et de chants d'oiseaux. Le soleil rieur et familier illuminait les allées et les taillis du parc. A la cime des arbres flottait encore un léger brouillard qui ressemblait à une gaze très fine, étendue sur les feuilles vertes.

—Ah! le beau temps, dit une voix claire. Dépêche-toi, Faustine. Mon Dieu! comme tu es paresseuse!

—Un peu de patience, Nelly.

Un superbe lévrier russe, au poil d'argent, aux yeux pleins de flammes, franchit d'un bond le large perron de pierre et se coucha aux pieds de Nelly qui se penchait pour le caresser.

—Ta maîtresse est en retard, Odin, reprit la jeune fille. Enfin, la voilà!

Odin tournait sa tête fine vers le château; quittant Nelly, il courut vers la nouvelle venue, bondissant autour d'elle, cherchant à deviner sa volonté, s'élançant au milieu des allées et s'arrêtant bientôt comme s'il craignait de n'être pas suivi. Les jeunes filles s'embrassèrent tendrement. Toutes deux étaient brunes, à peu près du même âge. Faustine de Bressier avait dix-sept ans: c'était l'aînée. Tout Paris a connu son père, le général de Bressier, le héros de Solférino, nimbé d'une gloire nouvelle, après sa campagne dans l'armée de Chanzy. Resté veuf de bonne heure avec deux enfants, un fils et une fille, il recueillait dans sa maison une parente éloignée, riche et de bonne naissance. Nelly Forestier et Faustine, les deux inséparables, avaient grandi ensemble, s'aimant comme des sœurs, de cette fraternité d'élection souvent plus durable et plus sûre que la fraternité selon la nature. On subit ses parents; le cœur choisit ses alliés. Nelly et Faustine entraient dans la vie, unies par ces liens solides que nouent les souvenirs d'une enfance commune. Elles se chérissaient d'une tendresse égale, mais différemment exprimée.

Nelly, volontaire, toujours gaie, avec des emportements et des jalousies d'enfant gâtée; Faustine sérieuse, d'une gravité douce et réfléchie; la première, nerveuse et ardente d'allures, la seconde, calme en apparence, mais froidement passionnée, avec des éclairs de mysticisme. Elles étaient également belles, et leurs beautés mêmes ne se ressemblaient pas. Nelly, souple et fine comme un cheval de race, impatiente du joug, rappelait par ses yeux noirs et sa peau orangée les femmes arabes de Fromentin. Petite, bien prise dans sa taille fine, aux ondulations souples, elle trahissait vite la Méridionale exubérante et vive. Faustine était la femme du Nord. Mince et gracieuse, avec son regard énergique, elle semblait mieux faite pour conduire sa destinée que pour la subir. Son visage, d'une pâleur nacrée, allongé comme un camée antique, s'illuminait par instants à la lueur chaude de ses yeux pers. Ces deux jeunes filles se complétaient l'une par l'autre. Accoutumées à penser ensemble, liées surtout par ces affinités secrètes que créaient leurs natures dissemblables, elles considéraient la vie comme une étape qu'elles franchiraient sans jamais se quitter.

—Décidément, tu n'es pas plus gaie ce matin qu'hier soir! s'écria Nelly après un silence.

—Comment veux-tu que je sois gaie? répliqua doucement Faustine. Depuis deux jours, je n'ai pas eu de nouvelles de mon père et de mon frère. La division du général est à Courbevoie; il ne peut pas quitter son commandement, et je trouve naturel qu'il ne vienne pas. Mais Étienne est sous Versailles, son régiment n'a pas donné tous ces jours-ci. Vraiment, en un temps de galop, il pouvait bien pousser jusqu'ici.

Nelly haussa les épaules et se mettant à rire:

—Tu es incroyable! Alors tu t'imagines qu'un beau capitaine de hussards comme Étienne se dérangera pour voir deux petites filles... Eh bien, qu'est-ce que tu as, Odin?

Le chien s'arrêtait court, l'oreille droite; puis il bondissait, pour s'arrêter bientôt, et japper bruyamment. L'allée où se promenaient les deux amies tournait sur elle-même et s'enfonçait sous de larges platanes, dans l'épaisseur du parc. Odin s'y précipita, tête baissée, comme s'il eût cherché à retrouver une piste.

—Regarde-le donc, reprit Nelly.

Mais Faustine suivait son rêve intérieur, songeant à ses chers absents, peu soucieuse de s'occuper du lévrier russe. Ils ne finiraient donc jamais, ces longs jours d'inquiétude et d'angoisses? Pendant quatre mois elle avait tremblé chaque jour pour son père, qui se battait sur la Loire, pour son frère prisonnier à Hambourg. Elle les revoyait enfin, sains et saufs, après l'armistice, et voilà que recommençait la même vie d'épouvantes quotidiennes! La guerre civile, après la guerre étrangère, renouvelait les tourments passés.

—A propos, as-tu trouvé le sujet de ton tableau? demanda Nelly.

Faustine eut un geste de lassitude découragée.

—A quoi bon? murmura-t-elle.

—Comment! à quoi bon? Je ne l'entends pas ainsi. Voilà cinq jours que tu n'as travaillé. Je ne veux pas que ta paresse continue. Tu te mettras à la besogne aujourd'hui. Oh! fais cela pour moi, ma petite Faustine!

Au lieu de répondre à son amie, la jeune fille s'arrêta brusquement.

—Qu'as-tu donc? demanda Nelly étonnée.

—N'as-tu pas entendu?

—Quoi?

—Un gémissement. Peut-être me suis-je trompée. Et cependant, il me semblait... Non, je ne m'abusais pas. Vois Odin.

En effet, le chien se tenait immobile, la tête en avant, comme s'il fût tombé subitement en arrêt.

—Il y a quelque chose, reprit Faustine. Cherche, Odin, cherche!

Le chien gratta le sol, hésitant: puis il enfila un petit sentier qui s'enfonçait dans l'épaisseur verte des taillis. Sa maîtresse le suivait; et Nelly venait la dernière, riant et se dépitant contre les branches qui s'accrochaient à sa jupe ou se faisaient enrouler par ses cheveux.

—Tu es folle, mon amie! Quelle idée de te prêter aux caprices de cette bête! Tu vois bien que ce sentier-là ne mène nulle part, et qu'il aboutit à l'un des sauts de loup qui entourent le château.

Au bout de cinq minutes, Odin s'arrêta devant le fossé qui fermait le parc. De nouveau il cherchait, il quêtait, le poil hérissé. Enfin, brusquement, il se jeta dans le fossé, poussant un aboiement prolongé. Les deux jeunes filles eurent un cri d'effroi: elles venaient d'apercevoir le corps de Françoise qui gisait inanimé entre les hautes herbes. Mais Faustine ne s'épeurait pas longtemps.

—La maison de garde est à côté, dit-elle. Va chercher Marius, ma bonne Nelly. Il nous aidera à transporter cette pauvre femme au château.

—Comment tu... tu vas rester... seule? balbutia Nelly.

—Tu es une enfant. De quoi veux-tu que j'aie peur?

Nelly s'éloignait, tournant timidement la tête comme si elle eût craint de perdre son amie des yeux; et Faustine, descendant le long du fossé, s'approchait de Françoise qui demeurait immobile.

—Elle est bien pâle! murmura-t-elle.

Elle prit la main de l'inconnue: le pouls battait à peine. Doucement, Faustine essayait de soulever la tête de la malade, et l'appuyait sur ses genoux. Françoise soupira profondément, ouvrit un moment les yeux, et les referma comme aveuglée par ce grand soleil qui succédait pour elle aux noires terreurs de la nuit. Que faire? La jeune fille attendait avec angoisse le retour de Nelly. Pourvu qu'elle eût rencontré Marius! A elles deux, elles n'exécuteraient qu'une médiocre besogne, et l'on ne pouvait pas laisser là, abandonnée et sans secours, cette malheureuse créature, vaincue sans doute par le besoin et la fatigue. Nelly avait trouvé Marius. Ce solide gaillard souleva Françoise dans ses bras, sans effort, et comme Faustine lui demandait s'il désirait qu'on l'aidât, il répondit par un sourire orgueilleux. Dix minutes après, la femme de Pierre revenait à elle, étendue sur une chaise longue dans le salon du château. Elle ne souffrait pas, elle ne se plaignait pas. Ses yeux étonnés regardaient autour d'elle. Lentement, son cerveau affaibli reconstruisait les événements qui s'étaient succédé depuis deux jours. Elle revoyait la chambre de la rue Jean-Baussire, où Jacques restait seul; puis son départ lugubre et ce rude chemin de croix jusqu'à Versailles; enfin son retour, quand épuisée, n'en pouvant plus, elle regagnait Paris désespérée. Et avec le souvenir, renaissait aussi la souffrance. Pierre! que devenait Pierre! Non, elle ne voulait pas s'oublier chez les êtres généreux qui la recueillaient. Il fallait qu'elle remplît son devoir jusqu'au bout.

—Comment vous sentez-vous, Madame? lui demanda doucement Faustine, qui se penchait vers elle, épiant le retour de la vie sur ce visage blême.

—Mieux... je vous remercie, Mademoiselle. Vous êtes bonne. Tenez, voyez, je peux me remettre en route...

—Vous voulez?...

—Il le faut.

Elle essayait de se tenir debout: mais son énergie la trahissait. Est-ce que la fatigue serait plus forte que sa volonté?

—Pourquoi repartir déjà? reprit Mlle de Bressier. Attendez au moins que vos forces soient revenues. Craignez-vous que votre absence prolongée n'inquiète quelqu'un des vôtres? Il m'est aisé d'écrire pour donner de vos nouvelles.

—Je vous remercie, Mademoiselle. Mais mon fils est malade. Il est seul. C'est moi qui le soigne. J'ai hâte d'être auprès de lui, vous comprenez.

—Une maladie... grave? ajouta la jeune fille, après une courte hésitation, comme si elle craignait d'aviver une douleur qu'elle sentait profonde.

—Une blessure.

—Sérieuse?

—Oui. Il l'a reçue à Montretout. Oh! c'est un brave enfant... A seize ans, il s'est engagé comme les autres.

—Voilà qui vous fera du bien, Madame, s'écria Nelly gaiement.

Elle rentrait dans le salon, précédant le valet de chambre qui apportait une petite table toute servie. Françoise, confuse de tant de soins, essayait de se débattre et de refuser. Avec sa brusquerie d'enfant gâtée, Nelly la força d'obéir. Elle but lentement quelques gorgées de vin, et mangea non sans appétit: les couleurs remontaient à son visage pâle, et ses yeux brillaient d'un éclat plus vif. Mais aux lèvres douloureusement contractées, au pli qui se creusait sur son front blanc, les amies comprenaient que l'étrangère taisait son secret. Ce n'était pas seulement une pauvre femme atteinte d'un mal physique, mais une victime torturée par une souffrance cachée. Françoise était mise simplement, avec l'élégance innée des Parisiennes qui, en dépit du rang qu'elles occupent, ont toujours plus de finesse et de distinction que les autres femmes. Assises auprès d'elle, Nelly et Faustine s'ingéniaient à la servir. Rien de plus gracieux que ce groupe: l'ouvrière soutenue et consolée par ces deux fraîches et charmantes créatures. Mme Rosny se sentait profondément touchée, surprise surtout. Elle avait été élevée dans la haine de cette bourgeoisie qui venait à son aide, à l'heure la plus douloureuse de sa vie. N'était-ce pas contre ces mêmes classes riches et heureuses que la Commune, en qui elle croyait, s'insurgeait désespérément?

—Maintenant que vous avez repris des forces, continua Faustine, je vous permets de poursuivre votre route. Seulement, vous ne vous en irez pas à pied. Oh! ne vous défendez pas! Vous êtes obligée de nous obéir. Si moi j'étais assez faible pour vous céder, voici mon amie Nelly dont vous n'auriez pas aisément raison. Je vais faire appeler Marius. Il nous conseillera. D'ailleurs, puisque vous avez hâte de retourner auprès de votre fils, le plus simple est encore qu'on vous reconduise en voiture.

L'argument était juste, et Françoise ne répliqua rien. Marius entrait. Il se mit à rire, en voyant Françoise.

—Oh! oh! dit-il, vous avez meilleure mine que lorsque je vous ai ramassée sur la route!

C'était un vieux soldat qui avait servi jadis sous le général, en Afrique; son temps achevé, il était entré comme garde chez son ancien chef. Mlle de Bressier lui expliqua que sa protégée voulait retourner à Paris, et qu'elle comptait sur lui pour l'escorter. Mais comment gagner la ville, en voiture, au milieu des troupes qui sillonnaient la plaine, sous la perpétuelle menace des feux convergents des forts? Marius eut tôt fait de prendre un parti. S'en aller directement par Sèvres et Bellevue: impossible. On se heurterait à mille difficultés toujours renaissantes. Il conseillait d'aller à Saint-Denis, par Versailles et la forêt de Saint-Germain. La voiture franchirait la Seine au pont de Poissy, rétabli depuis huit jours. Comme les Prussiens occupaient les zones du nord et de l'est, on arriverait jusqu'aux fortifications sans être inquiété.

Un quart d'heure après, un duc bien attelé attendait devant le perron du château. Les choses marchaient si vite depuis que Françoise avait recouvré sa connaissance qu'elle en demeurait encore interdite. Comme les êtres délicats, elle se sentait gênée pour exprimer sa gratitude. Depuis deux heures, elle vivait dans un ordre de sentiments inconnu, dans un monde presque entièrement nouveau. Elle ne pouvait se faire à l'idée qu'elle, une ouvrière, une révoltée, recevait un pareil accueil chez ces belles et riches jeunes filles. Cependant, elle allait partir, et c'est à peine si elle avait dit combien elle se sentait profondément touchée. Elle se tenait debout, au milieu du salon, regardant l'une après l'autre ces jolies fées qui lui apparaissaient dans sa détresse comme deux anges consolateurs: Faustine, douce, calme et souriante, Nelly, toute gaie avec ses yeux où luisait la joie.

—Je ne sais que vous dire... Mon Dieu! comme vous êtes bonnes! Qui sait ce que je serais devenue sans vous? Et mon pauvre enfant ne m'aurait jamais revue peut-être. Pourtant, il a plus besoin que jamais de...

Elle s'arrêta. La pensée de Pierre lui revenait, cruelle, remplissant son cerveau d'idées funèbres. Un sanglot s'étouffait dans sa gorge: elle chancela. Comme Faustine s'élançait pour la soutenir, elle l'arrêta d'un geste doux:

—Non, merci, ce n'est rien. Un éblouissement: il est passé déjà.

Elle essayait de sourire; mais des larmes brillaient dans ses yeux. De nouveau elle les regardait l'une après l'autre.

—Voulez-vous me permettre de vous embrasser? dit-elle avec une nuance de timidité.

—Comment donc! mais c'est moi qui vais commencer, s'écria Nelly.

Françoise serrait les mains de Mlle de Bressier, elle la contemplait, comme si elle eût voulu graver à jamais dans sa mémoire le visage charmant de la jeune fille.

—Soyez heureuse, dit-elle enfin. Adieu, Mademoiselle.

Elle dégageait ses mains que Faustine retenait dans les siennes.

—Alors, nous allons nous quitter, et je ne saurai pas votre nom? demanda-t-elle.

—Qu'importe, si je n'oublie jamais le vôtre? répliqua doucement l'ouvrière. Je suis celle qui passait et que vous avez sauvée. Merci et adieu!

—Étrange femme! murmura la jeune fille, pendant que le duc filait dans l'allée du parc.

Marius conduisait lui-même. Il n'entendait pas qu'il arrivât un accident à la protégée de sa maîtresse. Pendant le trajet, assez long, sans cesse interrompu par des convois militaires, par des troupes de soldats qui rejoignaient leurs régiments, Marius parlait du général, de son fils, de sa fille. Françoise écoutait curieusement l'éloge de cette belle créature à qui elle devait tant. D'ordinaire, rien n'est plus doux que d'entendre admirer ceux-là qui nous ont fait du bien. Dans son cœur, la reconnaissance se heurtait à sa haine contre les bourgeois. Quand Marius la déposa, au delà de Saint-Denis, à quelque cent mètres des fortifications, Françoise savait de Faustine et des siens tout ce que le soldat savait lui-même. Un sentiment nouveau remuait dans son cœur. Elle revoyait en pensée l'allure noble et fière, les yeux pers de la jeune fille, et elle se demandait avec étonnement si, maintenant, il n'y avait pas en ce monde un être de plus qu'elle aimait.

Comme elle franchissait le poste de gardes nationaux qui campait dans la première avenue, Françoise s'entendit appeler par son nom. Surprise, elle tourna la tête, et subitement devint toute pâle. Elle reconnaissait le lieutenant légèrement blessé, qui faisait partie du bataillon de Pierre.

—Bonne nouvelle! citoyenne! votre mari est vivant...

Elle eut un cri déchirant, se sentant défaillir. Après avoir réagi contre l'excès de la douleur, est-ce qu'elle ne saurait pas réagir contre l'excès de la joie?

—Vivant! vivant!

—Oh! je me suis beaucoup reproché de vous avoir tourmentée hier... Mais je ne savais pas... Un brave garçon est arrivé ce matin apportant des nouvelles sûres. Cent hommes du bataillon ont pu s'échapper. Ils sont cachés dans les bois au delà de nos avant-postes. On enverra deux régiments pour les dégager.

Mais Françoise n'entendait plus, ne voyait plus. Elle ne savait qu'une chose: Pierre était sauvé! Elle le reverrait; il y aurait encore du bonheur pour eux! Dans son ivresse elle restait debout, dans l'avenue, appuyée contre un arbre. Comme un soleil, cette radieuse jeune fille venait peut-être de lui porter bonheur.

IV

Le château de Chavry, qui appartient au général de Bressier, date du premier Empire. Il a été bâti, en 1803 par le fameux Ledret, sur l'ordre de Napoléon, qui en fit don à sa sœur Pauline, lorsqu'elle épousa le prince Borghèse. Cette énorme propriété porte bien la marque de son époque: un corps de bâtiment assez lourd, au milieu, et flanqué de deux ailes trop légères. Tout d'abord, le regard est désagréablement heurté par le manque d'harmonie de l'ensemble. Le plan primitif existe encore dans les cartons du cadastre de Versailles. D'abord, le château s'élevait au milieu d'un jardin anglais médiocrement dessiné, où le mauvais goût d'un jardinier amoureux d'Ossian avait semé quelques ruines et une demi-douzaine de cavernes. C'était d'un ridicule achevé. Heureusement, au début de la Restauration, la propriété passa entre les mains d'un homme d'esprit, M. de La Robertie, qui s'empressa de détruire les cavernes et les ruines. Épris d'arboriculture, il essaya de corriger la laideur des bâtiments en les entourant d'un parc qui leur prêterait un aspect plus grave. M. de La Robertie mourut très vieux, après le coup d'État. Les arbres avaient poussé, et toujours surveillé par un maître habile, le parc devenait grandiose. On retrouvait bien encore, çà et là, les traces de l'ancien jardin anglais; mais la beauté des allées silencieuses et profondes ravissait le promeneur qui croyait errer dans une forêt. Des arbres énormes, tantôt espacés comme les chevaliers d'un conte héroïque qui restent immobiles et la lance en arrêt, tantôt serrés et rapprochés par l'insouciant caprice de la nature. Un bois de platanes conduisait sur un plateau étroit, d'où les yeux ravis contemplaient un paysage merveilleux. Toute la plaine rieuse où la Seine se plie et se replie sur elle-même. Au fond, à droite, Paris couché dans les vapeurs grises de l'horizon. Et, nonchalamment posés, les villages coquets qui montent en étages jusqu'à Saint-Cloud.

Au début de la guerre civile le général voulait que sa fille retournât en Auvergne où elle s'était déjà réfugiée pendant l'Invasion. Elle s'y refusait nettement. M. de Bressier n'insistait pas. Il savait que, situé sous la protection du Mont-Valérien, Chavry resterait en dehors des mouvements militaires et ne serait jamais menacé. Depuis la mort de sa mère, qu'elle avait à peine connue, Faustine habitait ce château; d'abord seule, plus tard avec Nelly. Toutes deux s'y plaisaient plus qu'à Paris, dans l'hôtel de la rue de Lille, occupé seulement pendant les rares congés du chef de la famille. Elles recevaient là une éducation solide, dirigée par une institutrice de premier ordre, Mlle Vaudois. La semence idéale germa différemment dans ces terres dissemblables. Nelly, paresseuse et indolente, travaillait parce que c'était le seul moyen de pouvoir s'amuser ensuite; Faustine, au contraire, aimait l'étude par goût, pour elle-même, pour les joies qu'elle en tirait. De très bonne heure, on fut frappé, autour d'elle, de son aptitude à saisir la plastique des êtres et des choses. Son goût pour le dessin se révéla, tout de suite, d'instinct, et se développa si rapidement que le général voulut qu'à dix ans elle eût un maître sérieux. Par une heureuse fortune, on lui recommanda un ancien prix de Rome, d'une grande habileté de main, d'une instruction solide, et chez lequel l'enseignement de l'École n'avait pu tuer l'originalité première. Quoiqu'il fût absolument dénué d'imagination, Joseph Cayron aurait fait sa trouée comme les autres, s'il n'eût été paralysé par une timidité invincible. L'artiste qui doute souvent de lui-même est fort; l'artiste qui ne croit jamais en lui est perdu. Il est voué à l'infécondité. Joseph Cayron était de ceux-là. Il admirait tellement son art qu'il en avait peur. Peut-être aussi manquait-il de cette vaillance d'esprit qui permet à un homme de n'apercevoir les obstacles que pour s'efforcer de les vaincre. Le peintre vit tant de médiocrités hissées sur le pavois, tant de vrais talents foulés aux pieds, qu'à sa timidité naturelle se joignit bien vite un incurable scepticisme.

S'il ne pouvait créer des œuvres personnelles, il restait du moins un merveilleux initiateur aux œuvres des autres. Faustine crut en lui. Elle accepta docilement ses conseils impérieux. Car cet homme craintif n'admettait pas qu'on discutât l'Art. Il prononçait ce mot d'une voix légèrement emphatique, en clignant à demi le regard, comme un dévot qui parle de la Sainte Vierge. Pendant quatre ans, il ne permit pas à son élève de peindre. Il voulait la rompre à la gymnastique du dessin, lui donner une grande sûreté de main. Ensuite on verrait. Jamais le général n'éprouva une plus grande stupeur que le jour où Joseph Cayron lui démontra que Faustine devait étudier l'anatomie. L'anatomie! une enfant de seize ans! Est-ce que ce peintre raté devenait fou? Mais le peintre raté mit une telle ardeur dans son insistance que M. de Bressier céda. Avec mauvaise humeur, par exemple. Pendant trois jours, il dit, comme se parlant à lui-même: «L'anatomie! l'anatomie!» Et il affectait de n'appeler sa fille que Mlle Carabin.

Cette instruction solide développa rapidement les dons naturels de Faustine. Elle était trop intelligente pour ne pas savoir que le talent n'existe pas sans la maturité. Elle voulait travailler longtemps, travailler beaucoup, avant que personne, en dehors des siens, se doutât de ses goûts et de sa vocation. Elle était artiste dans le grand sens de ce mot sublime, c'est-à-dire rebelle par nature aux sensations banales. Certes elle eût mieux aimé crever ses toiles et jeter ses brosses par la fenêtre que de rester un amateur.

Son atelier se dressait à deux cents mètres du château, le long de la route, en plein air. Le jour y arrivait par de larges baies vitrées; un écran de soie verte cachait le plafond, tendu sur un châssis, et permettait de distribuer à volonté la lumière. Jamais on ne se serait cru dans un atelier de jeune fille. Des boiseries sombres, appliquées contre les murailles, donnaient un aspect sévère à cette pièce vaste qui semblait être le cabinet de travail d'un philosophe. On n'y trouvait aucune de ces fantaisies gracieuses que le caprice de quelques peintres célèbres ont mises à la mode. Des bibelots de grand prix, et d'un goût exquis; mais pas de japonaiseries grêles, pas de peluches chatoyantes ni de porcelaines délicates. Rien de ce désordre affecté qui rassemble avec soin les objets les plus disparates, et colle un violon XVIe siècle à côté d'un cheval en carton, caparaçonné d'étoffes voyantes. En revanche, cinq ou six toiles rares. Un Hobbema d'une incomparable fraîcheur, près d'études signées des noms les plus retentissants de l'école moderne; la première esquisse que Delacroix ait faite de l'Entrée des Croisés; plus loin, de gracieuses terres cuites, un merveilleux groupe en marbre d'Antonin Mercié, une aiguière d'argent de Froment-Meurice. Et, dans le fond de l'atelier, occupant la moitié d'un immense panneau, une merveille découverte par Faustine, deux mois avant la guerre, au fond d'un palais génois: un tableau du Titien.

Quand il fallut fuir devant l'invasion, c'était l'unique trésor que Mlle de Bressier eût emporté avec elle. La toile miraculeuse, soigneusement roulée, resta cachée en Auvergne, comme un de ces mystérieux coffrets que surveillent des nains jaloux. Un sujet d'une grande simplicité. Une femme rousse, au visage altier, joue avec une bague d'émeraudes qu'elle regarde fixement de ses yeux noirs; elle est vêtue d'une robe de satin marron brodée de jais. Pas un bijou: pas même un collier. Une rose rouge saigne dans la splendeur fauve de sa chevelure. Jamais le vieux Titien ne modela des chairs plus fermes; jamais il ne trouva des tons plus satinés et plus fulgurants. Faustine appelait cette toile: la Dame à la bague. Le général, plus pratique, prétendait que sa fille aimait tant son tableau parce qu'elle s'y retrouvait, de brune changée en rousse. Et en réalité, par un hasard curieux, l'héroïne du Titien et Faustine se ressemblaient, comme une femme de vingt-cinq ans peut ressembler à une jeune fille de dix-sept.

Mlle de Bressier passait là le meilleur de ses journées. Quand elle voulait se délasser, elle ouvrait son piano, et Nelly sortait de sa paresse pour l'accompagner. Quelques heures après le départ de Françoise, les deux amies se trouvaient dans l'atelier comme d'habitude. Nelly, allongée sur une pile de coussins, regardait Mlle de Bressier, debout devant une toile blanche. Elle esquissait au charbon la scène du matin. Un coin de parc; Odin immobile et le poil hérissé au milieu des grandes herbes; et les jeunes filles, avec une allure craintive, avançant curieusement la tête pour mieux voir la pauvre femme étendue toute raide dans le fossé.

—J'avais bien raison, en te conseillant de te remettre au travail, s'écria gaîment Nelly. Seulement je ne me doutais pas que tu trouverais un drame dans ta propre maison. Maintenant que nous sommes seules, échangeons un peu nos confidences. T'es-tu demandé par suite de quelles circonstances l'inconnue s'est évanouie à la porte du château?

—Mon Dieu, non.

—Tu n'es pas curieuse. Moi j'ai deviné.

—Oh! tu inventes très facilement, dit Faustine avec un sourire.

—Méchante! Je suis sûre qu'elle a un amoureux dans l'armée de Versailles. Elle est jolie, sais-tu? Quel âge peut-elle bien avoir? Trente-cinq ans, puisque son fils en a seize... Bravo! Faustine. En deux traits tu as rendu l'expression douloureuse du visage.

Faustine n'écoutait plus son amie. Le démon du travail la possédait tout entière. Sous ses doigts agiles, la scène prenait une intensité particulière. Elle avait vu le drame, et elle le rendait dans toute sa simplicité poignante. Soudain, un bruit de voix éclata dans le parc. Curieuse, Nelly courut à la baie vitrée, et jeta un cri.

—Qu'y a-t-il donc? demanda Mlle de Bressier avec une nuance d'inquiétude.

—Monsieur ton frère qui daigne nous rendre visite.

—Étienne!

—Lui-même.

Un véritable officier, dans toute son élégance guerrière. De haute taille, mais bien pris dans ses formes athlétiques, Étienne de Bressier avait vingt-quatre ans. Il ressemblait à sa mère qu'on citait naguère pour sa beauté rayonnante et douce. Les cheveux très blonds, coupés en brosse, découvraient un front noble et plein de pensées. Le jeune homme portait une moustache fine et soyeuse qui laissait voir un sourire charmant. C'était vraiment un beau soldat, à l'allure crâne et décidée, qui regardait bien en face, de ses yeux gris et pleins de flammes.

—Oui, c'est moi, mes chers enfants! Embrasse-moi encore, Faustine, et toi aussi, Nelly. Mon Dieu, que je suis content de vous voir!

—On ne s'en douterait pas, murmura Nelly en faisant la moue.

—Je sais ce que vous voulez dire, mademoiselle Grondeuse. Vous me boudez, parce que je ne suis pas venu ces jours-ci. Comme les meilleurs sentiments sont travestis! Tu n'as pas de nouvelles du général, n'est-il pas vrai, Faustine?

—Non. Cela m'inquiète.

—Eh! bien, je t'en apporte!

Le visage de la jeune fille s'éclaira de nouveau. Elle n'était plus la même depuis l'arrivée de son frère. L'expression grave de sa physionomie disparaissait. Une joie profonde luisait dans ses grands yeux pers, qu'elle fixait sur son frère avec une adoration concentrée. Elle le trouvait beau; elle le savait intelligent et bon. Son père, son frère et Nelly se partageaient toutes les tendresses de son cœur.

—Oui, oui, vous m'accusiez toutes les deux, continua le capitaine. Les absents ont toujours tort. On les blâme, sans savoir. On dit: «Ils pourraient venir, et ils ne viennent pas.» D'abord, j'ai un service très dur. Les généraux manquent d'aides de camp. C'est nous autres, officiers de cavalerie, qui les remplaçons. Ensuite, dès que j'ai eu un moment de liberté, j'ai couru au pont de Courbevoie. Oui! vous commencez à comprendre, mademoiselle Faustine! Je voulais voir le général, et apporter ici des nouvelles toutes fraîches. En superbe santé, le général! Je crois, ma parole, que ça le rajeunit de faire campagne.

—Il ne t'a rien dit pour moi? pour Nelly?

—Comment donc! Mon père est un trop parfait galant homme pour ne pas envoyer un souvenir à deux jolies filles telles que vous, Mesdemoiselles. Et je vais avoir l'honneur de vous le remettre...

Moitié sérieux, moitié riant, il s'approcha des deux amies. Ensuite, les réunissant entre ses bras, il les baisa l'une au front, l'autre sur les joues, malgré leurs éclats de rire. Maintenant il examinait la grande toile blanche, où Faustine esquissait la scène du matin.

—Très bien, mon amie! Voilà qui est dramatique et vivant! Mais c'est le parc... Oui, c'est l'aile droite du château, dans le fond...

Il fallut raconter au capitaine toute l'histoire. Nelly, d'un ton très larmoyant, expliqua son idée. Elle construisait tout un roman! Une pauvre femme, éprise d'un brillant officier de l'armée de Versailles, bravait le danger et la fatigue pour aller voir celui qu'elle aimait. Étienne accueillit cette hypothèse par un joyeux éclat de rire. Et comme les jeunes filles lui demandaient la cause de son hilarité, il leur expliqua que, seule, une héroïne de la Commune pouvait risquer une telle aventure. Le raisonnement du capitaine ne manquait pas de vraisemblance. Évidemment, l'inconnue espérait trouver à Versailles son fiancé, son mari ou son amant. L'objection d'Étienne détruisait de fond en comble le petit roman inventé par Nelly. La jeune fille le sacrifia sans aucun amour-propre! L'arrivée de Marius, qui revenait de sa course aux environs de Paris, acheva de la convaincre. Ne laissait-il pas la jeune femme à quelques mètres des fortifications? Il avait vu les gardes nationaux s'approcher d'elle, et entendu le lieutenant de la compagnie lui parler.

Qu'importait à Faustine? Elle ne regrettait rien de sa bonne action. La charité ne connaît point d'opinion politique. Et puis, elle était si heureuse de sentir Étienne auprès d'elle, d'avoir des nouvelles de son père! La journée s'achevait gaiement! Le capitaine se plaisait dans cette atmosphère familiale, entre ces deux tendresses vigilantes, qui lui rappelaient les meilleures et les plus heureuses années de sa vie.

Vers le soir, il ordonna de seller son cheval. Marius hochait la tête. Il commençait une longue histoire pour détourner le jeune homme de partir à la nuit close. Étienne s'étonnait, riant, demandant au vieux soldat d'où lui venait cette prudence inaccoutumée. Marius ne voulait pas répondre d'abord. Il connaissait le capitaine et son amour des périlleuses aventures. Nelly et Faustine insistaient, elles aussi: mais pour le seul plaisir de conserver plus longtemps auprès d'elles celui qu'elles considéraient toutes les deux comme un frère.

—Voyons, Marius, dit Étienne. Tu as un motif pour m'empêcher de rentrer ce soir à l'État-major?

—Eh bien, oui, mon capitaine.

—Un motif... grave!

—Très grave.

—Lequel? Parle.

Bon gré, mal gré, il fallut que Marius s'exécutât. Il avait recueilli quelques mots de la causerie échangée entre le lieutenant et Françoise. Une centaine de gardes nationaux occupaient les bois, cachés dans les environs. Pour regagner Versailles, le jeune officier passerait forcément au milieu de ces guérillas attentives; ce serait s'exposer inutilement et par vaine bravade. Étienne se mit à rire.

—Tu es fou, mon pauvre Marius. Alors, moi, un officier français, je reculerais devant une poignée de pantouflards? Ces gens-là ne sont point des soldats. Ils n'ont de courage que pour fusiller les prisonniers. Mon chemin traverse les bois où ils se cachent; j'y passerai coûte que coûte. Et malheur à ceux que je rencontrerai!

Faustine était brave. Son frère le savait. La fille, la sœur d'hommes qui risquent tous les jours leur vie, s'accoutume insensiblement au danger. Elle a de bonne heure appris à le regarder en face. Cependant son cœur se serra. Les craintes de Marius la pénétraient. Elle s'effrayait à l'idée qu'Étienne franchirait seul, sans escorte, la nuit, ces grands bois sombres, qui se dressaient à l'horizon comme de mystérieux géants.

—Pourquoi ne restes-tu pas avec nous? dit-elle, d'une voix suppliante. Tu m'as dit que ton devoir ne te rappelait pas. Reste... je t'en prie!

—Mais, mon amie, on peut se battre demain: ce serait beau si j'étais absent! Puis, ne sens-tu pas que les craintes de Marius m'ont mis en goût? Morbleu! j'ai l'espoir de sabrer une douzaine de communards, et je reculerais? Allons donc! Regarde, Œdipe piaffe de joie. Je n'ai qu'à sauter en selle. En un temps de galop j'arriverai à Versailles!

Faustine n'insista plus. Elle connaissait la bravoure de son frère; cette bravoure aventureuse et légendaire qui l'entraînait toujours au plus épais du danger. Il était si vaillant et si beau, ce hardi jeune homme, souriant au péril offert, comme au rendez-vous d'une jolie femme! Nelly essaya de joindre ses prières à celles de son amie. Mais quand le capitaine voulait la condamner au silence, il la traitait de petite fille; dépitée, elle se taisait, s'enfermant dans sa dignité blessée.

Œdipe, un vigoureux cheval anglais, avait fait toute la campagne du second siège. Faustine essaya de se rassurer, en voyant la vie de son frère confiée à l'ardent animal. Seul, Marius continuait à hocher la tête, avec mécontentement. Il grommelait entre ses dents, à la grande gaieté d'Étienne, qui se moquait de ses enfantines frayeurs.

—Mesdemoiselles, je vous salue! s'écria le capitaine.

Il partit au petit galop de chasse, à travers les allées du parc. Faustine le regardait, les sourcils froncés, cherchant vainement à chasser l'inquiétude qui la poignait.

—Que crains-tu? lui demanda Nelly, en passant ses bras autour du cou de son amie.

—Je ne sais pas...

—Et toi, Marius? Qu'est-ce que tu as à grommeler d'un air mécontent?

—Je dis... je dis que la guerre est une mauvaise bête. Quand on la griffe pour s'amuser, elle se venge.

V

Œdipe filait grand train. Étienne ne songeait déjà plus aux prédictions de Marius. Comme les êtres créés pour l'action, il avait l'insouciance autant que le mépris de la mort. Il aurait dit volontiers avec Shakespeare: «Le danger et moi sommes deux lions nés le même jour: seulement je suis l'aîné!» Le péril n'exige en somme qu'une accoutumance de la pensée: l'esprit s'y fait aussi aisément que le corps à l'inclémence du ciel.

La nuit tombait rapidement. Des nuages, gris comme des plaques d'ardoise, couraient en frissonnant sur le ciel. Pas une voiture, pas un promeneur. A droite et à gauche les maisons blanches et les villas coquettes. Chavry n'avait pas trop souffert pendant la guerre. Le commandant prussien qui l'occupait, connaissait de réputation le général de Bressier. Depuis la Commune, les formidables batteries de Versailles protégeaient le château contre le canon de Paris.

Une centaine de gardes nationaux cachés dans les bois! En vérité, Marius devenait fou. Et le capitaine riait en lui-même de la naïveté du vieux soldat. Il retrouvait l'Africain toujours crédule aux histoires invraisemblables, habitué aux Bédouins agiles tapis dans l'ombre des buissons traîtres. Les communards, fugitifs et vaincus, traqués par les soldats de ligne, ne pensaient guère à s'embusquer si près de leurs ennemis. Et quand ce serait vrai, après tout? Il passerait sur le ventre de ces gens-là. Étienne éprouvait contre eux ce sentiment de rage qui dominait dans tous les cœurs patriotes. Échappé à grand'peine de son bagne allemand, encore humilié des désastres de l'armée, il voulait male-mort à ces hommes qui dressaient leur drapeau sanglant en face du drapeau français. Les souffrances intimes de la défaite agissaient sur lui comme agit la douleur d'une mère aimée sur un fils tendre. Cet étendard tricolore qui avait frissonné dans tant de victoires, lui devenait plus cher après leurs communes souffrances.

La grande route le conduisait droit à Versailles. Il suffisait de laisser galoper Œdipe qui ne risquait pas de s'égarer. Mais en coupant à travers bois, le capitaine gagnait une demi-heure. D'ailleurs, il lui tardait de voir si l'embuscade promise se dresserait devant lui. La masse bleue et noire des taillis s'étendait à ses côtés dans une immobilité frissonnante. Bientôt Étienne poussa son cheval à travers champs, et prenant un petit sentier, caché par les herbes vivaces, s'enfonça parmi les arbres. Un grand silence l'enveloppait: le silence de l'obscurité et de la solitude. A ce moment, le vent chassa les nuages, déchirant le rideau de la nuit, et la lune monta très lentement sur l'horizon. De minces filets d'or glissaient entre les branches avec des reflets tremblants.

Le cheval, non excité par son cavalier, allait au pas. Étienne ne pensait plus à ces invisibles ennemis. Il revoyait en souvenir Nelly et Faustine, ces deux délicieuses créatures. Soudain, le bruit sec d'une branche cassée le fit tressaillir. D'instinct, il tira son revolver de la fonte: rien ne bougeait. Il pressa le flanc d'Œdipe, qui bondit sous l'éperon et s'élança. Pendant une minute, le cheval garda le galop, puis il s'arrêta brusquement. Un homme se dressait au milieu du sentier, le fusil à la main, la baïonnette en avant. Le capitaine visa et fit feu. L'homme, non atteint, se jeta de côté; mais le cheval se cabra violemment avec un hennissement aigu. Le jeune homme sentit sa monture se dérober sous lui. Il lâcha les rênes et se laissa glisser. On pouvait venir maintenant, on le trouverait debout, un revolver dans chaque main.

Ce ne fut même pas une lutte. De chaque côté du bois, des hommes se ruaient furieusement sur l'officier. Une grappe d'ennemis se pendait après lui, paralysant ses efforts violents. Ses pieds, ses jambes, ses poignets étaient serrés, tenaillés et comme vissés en des écrous de chair. Une attaque silencieuse, brutale, comme un coup de massue asséné dans l'ombre. Étienne était bâillonné, ligoté, entraîné à travers les arbres, avant même d'avoir compris d'où venait ce rude assaut.

De ce côté, les bois de Chavry ont une étendue de plusieurs kilomètres. Le capitaine connaissait tous ces fourrés, tous ces taillis où il jouait dans son enfance, où, plus tard, il se promenait à cheval. Il tâchait de regarder à droite et à gauche pour se rendre compte du chemin suivi par ses ennemis. Mais la nuit l'enveloppait. Un rideau humain se dressait à ses côtés. Il entendait à peine quelques mots échangés à voix basse. De temps en temps, un juron étouffé, lorsqu'un de ses agresseurs buttait contre une pierre ou s'accrochait à une branche. Enfin brusquement on s'arrêta. Une voix dit: «Nous sommes bien ici...»

Entre des arbres épais s'étalait une clairière étroite, mais très exactement fermée. Alors seulement se dénouèrent les liens attachés aux membres du jeune homme. D'un bond il se trouva sur pied, mais sans armes. Autour de lui, une vingtaine de gardes nationaux hâves, déguenillés, vaguement estompés par le reflet jaunâtre d'un feu de broussailles. D'autres vautrés à terre, avec des faces abruties d'ivrognes, cuvaient leur eau-de-vie, et regardaient, indifférents, en fumant de courtes pipes. Çà et là, des fusils en faisceaux. Ce qui effrayait le plus chez ces démons évoqués d'un enfer inconnu, c'était le silence lourd qui pesait sur eux. Ils étaient soixante, à peu près. Et depuis la grande défaite, ils restaient là, tapis dans ces bois, comme des bêtes fauves. On leur avait distribué quarante-huit heures de vivres avant de quitter Paris. Mais la plupart, depuis le matin, les autres, depuis la veille, manquaient de biscuit et de viande.

Étienne comprit tout d'un seul regard. Il était perdu. Jamais on ne lui ferait grâce. Sans doute, la plupart de ces fédérés, qui, l'avant-veille, se battaient encore et rudement, avaient des âmes de soldats. Mais la haine l'emporterait. Il ne lui restait plus qu'à bien mourir. Pas une chance de salut. L'armée de Versailles ignorait que cette bande campât si près d'elle. Les feux rares, le silence relatif qui se gardait, prouvaient autant de prudence que de crainte.

L'un d'eux, qui portait les galons de sergent-major, sortit d'un groupe et s'avança vers le capitaine:

—Écoutez, citoyen. Vous voyez que vous êtes pris. C'est moi le chef ici: n'oubliez pas mes paroles. N'essayez pas de vous enfuir. Vous êtes soigneusement gardé. On va délibérer sur votre sort.

—C'est-à-dire que vous allez discuter à quelle sauce on me mangera? riposta l'officier avec un sourire gouailleur.

Le sergent-major eut un geste brusque; Étienne l'examina avec plus d'attention. Un grand gaillard, à la figure tannée, violente. Ses yeux noirs brillaient. Une nature implacable, mais non féroce.

—On va vous juger, reprit-il. Vous autres, vous massacrez nos frères, vous égorgez même les femmes! Ah! on nous a raconté les jolies horreurs des Versaillais! Si nous vous tuons, ce ne sera que juste. Œil pour œil, dent pour dent. Si nous ne vous tuons pas, ce sera pour vous échanger. Mettez-vous dans ce coin, et ne bougez pas.

Étienne demeurait très calme. Ses lèvres souriaient. Il s'étira légèrement, comme un homme fatigué, et d'un ton railleur:

—Ne craignez rien... citoyen! Je tombe de sommeil. Je vous assure qu'au lieu de prendre la fuite, je vais dormir tant que je pourrai!

Le courage frappe toujours les hommes. Il leur impose une sorte de respect fait de crainte et de surprise. Cependant la réponse d'Étienne souleva un murmure de colère. Son accent exprimait tant de raillerie que ces gens se sentaient bravés dans leur force.

—Pas d'échange! dit un voyou verdâtre et scrofuleux, aux lèvres plissées, aux yeux ternes. C'est des blagues! Qu'on nous le donne pour nous amuser... On s'embête trop ici!

—Silence, Cadet! ordonna le sous-officier, le sourcil froncé. C'est moi qui commande.

—Il n'y a plus de chef! Il n'y a plus de chef! hurlèrent cinq ou six énergumènes.

L'un d'eux s'avançait déjà pour mettre la main sur Étienne. Mais le sergent-major se jeta devant l'officier, et d'une main rude écarta les assaillants.

—Tu as raison, citoyen, dit une voix mâle. Un prisonnier est sacré. Et si les Versaillais sont des assassins, ce n'est pas une raison pour que nous soyons des bandits!

—Ah! c'est toi, Pierre Rosny? Tant mieux. A nous deux, nous leur ferons entendre raison, peut-être.

Le mari de Françoise se tenait les bras croisés, immobile et résolu, à côté du sergent-major. Autour d'eux, remuait le groupe sinistre des vaincus. Ceux qui dormaient ou qui rêvaient s'étaient levés. Une curiosité avide flambait dans leurs yeux. Une querelle? Voilà qui distrairait pendant une demi-heure. Et puis ce prisonnier les excitait comme une promesse. Non, ils souffraient trop! Bientôt, ils n'auraient plus d'autre ressource que de se livrer à la clémence du vainqueur. Et ils la connaissaient bien, cette clémence des guerres civiles! C'étaient tous ou presque tous des fils d'insurgés, des hommes nés du mauvais côté de la barricade, les descendants des furieux combattants de Juin broyés par les mains de fer de Cavaignac. Ils gardaient au fond de leur cœur, comme une légende haineuse, l'histoire de ces funèbres journées. Et peut-être, dans ces âmes rebelles, la révolte venait-elle de plus loin et de plus haut. Depuis l'origine des sociétés, un abîme s'est creusé entre les dociles et les indomptés. Les uns toujours prêts à respecter la loi; les autres toujours disposés à l'avilir. Abel et Caïn n'existent pas seulement dans la poésie grandiose de la Bible. Ils sont le double emblème des luttes fratricides qui ont déchiré et déchireront éternellement les flancs maternels de l'humanité. Fils de Caïn, les disciples des Gracques qui ensanglantaient le Forum pour défendre les lois agraires; fils de Caïn, ces débauchés et ces énervés qui, pendant le vote des sections romaines, couraient à travers les tribus en criant: «Vive Catilina consul!» Fils de Caïn, les bandits de Septembre, les sectaires de Marat, les amis de Babœuf, les insurgés de Juin, et maintenant ces défenseurs de la Commune agonisante.

La haine et la curiosité remuaient en eux. Ils tenaient donc entre leurs mains un de ces ennemis qu'ils exécraient! Certes, laissés à eux-mêmes, ils auraient senti quelque pitié se glisser dans leurs âmes troublées. Mais ils entendaient depuis deux mois d'infâmes calomnies. On leur racontait qu'à Versailles les prisonniers subissaient d'ingénieuses tortures. On les enfermait dans des culs de basse-fosse, on les affamait, on les laissait pourrir de misère et de saleté. Quant aux blessés, on les achevait. Faits indéniables et avérés. Chacun se rappelait encore la fable inventée par un misérable: cette femme en cheveux jaunes, trempant le bout de son ombrelle rose dans la plaie saignante d'un captif.

Cependant l'attitude ferme du sergent-major et de Pierre Rosny imposa pour un instant silence à toutes ces haines. On aimait l'ouvrier compositeur. On le respectait surtout. Sa bravoure, sa sobriété commandaient la déférence.

—Écoutez, citoyens, reprit Pierre. Nous avons beaucoup des nôtres qui sont prisonniers, là-bas. Voici un capitaine. Nous pouvons l'échanger contre dix ou vingt de nos amis peut-être.

Il y eut des murmures et quelques ricanements.

—Ceux qui ne sont pas de mon avis n'ont ni mère, ni épouse, ni enfants! Nous sommes pauvres, nous autres! Nos familles vivent du travail de nos mains. Sans ce travail, elles crèveraient de faim. Lorsqu'on tue un ouvrier dans le combat, on tue aussi des femmes et des petits; tous ceux que la misère va saisir et dévorer!

—Ça, c'est vrai, grommela un garde national d'une voix pâteuse.

C'était un homme de cinquante ans, aux cheveux blancs, qui fumait une pipe de bois à calotte de cuivre, en roulant des yeux humides. Il s'appelait Granset, surnommé Grand-Sec. Amateur d'eau-de-vie, il buvait ferme, et l'ivresse lui inspirait toujours des sentiments tendres. On l'aimait assez. Il faisait rire.

—La concilia... concilia... tion! je ne connais que ça, citoyens. Nous serons bien a... nous serons bien avancés quand nous aurons tué le capi... le capi... le capi...

—Taine! acheva Cadet. Est-il gourmand, ce Grand-Sec! Il mange la moitié de ses mots!

Etienne semblait absolument étranger à la scène dramatique qui se jouait. Avec son insouciance du danger et son mépris de la mort, il observait curieusement ces bizarres types d'hommes qui se pressaient autour de lui. L'intervention du voyou qui achevait la phrase de l'ivrogne le fit sourire, pendant qu'une gaieté nerveuse secouait toute la bande. Cadet fut grisé par son succès; il essaya de le doubler. S'approchant de l'officier il le regarda sous le nez, avec le geste blagueur et débraillé des gamins de Paris. Mais Étienne se tourna vers le sous-officier:

—Eh! sergent, puisque vous êtes le chef, débarrassez-moi de votre camarade! Vous avez le droit de me fusiller, non pas de m'exhiber ce gaillard-là. Il est trop laid... Il ressemble à une punaise verte!

La comparaison faisait une image si frappante que tout le monde éclata de rire. L'œil terne de Cadet s'alluma. Il rentra dans le rang, grinçant des dents, grommelant une menace.

Jusqu'à ce moment la concilia... la conciliation l'emportait, comme disait l'ivrogne. Les paroles de Pierre Rosny frappaient juste. A quoi bon tuer le prisonnier? Les gens de Versailles seraient trop heureux de l'échanger contre une vingtaine de communards. Le sergent-major fit un signe à Pierre Rosny. Chacun d'eux prit Étienne par un bras, et le conduisit à l'écart, en dehors de la clairière. Un grand chêne s'élevait au milieu des jeunes arbustes, un de ces rois de la forêt qui dressait superbement vers le ciel sa tête orgueilleuse. Le sous-officier voulait éloigner Étienne du groupe des gardes nationaux. Pendant qu'il s'entendrait avec ses compagnons, deux ou trois d'entre eux surveilleraient le prisonnier.

—Inutile, dit Pierre Rosny.

Il regardait le capitaine:

—Citoyen, je vous demande votre parole d'honneur que vous ne chercherez pas à vous enfuir.

Donner sa parole à ces gens-là! Cette idée répugnait à Étienne. Mais Pierre Rosny était le seul qui l'eût défendu. Puis, le jeune homme avait observé la physionomie ouverte et franche du mari de Françoise.

—Je vous donne ma parole, dit-il simplement.

—C'est bien; je vous remercie, répliqua l'ouvrier.

Les gardes nationaux ne semblaient guère disposés à s'entendre. Ils parlaient très haut maintenant, comme si toute espèce de prudence les abandonnait. L'eau-de-vie, l'angoisse, l'insomnie achevaient de brouiller leurs idées déjà confuses. Une trentaine seulement souhaitaient sincèrement l'échange. Les autres rêvaient une exécution lente, une de ces tortures subtiles et raffinées dont, peut-être, quelques-uns s'étaient déjà donné le régal rue des Rosiers. La discussion prenait une allure violente. Seul, le capitaine demeurait calme et souriant, comme si, en cette minute suprême, ce n'eût pas été sa vie qui se décidât. Avec soin, il débarrassait le tronc du chêne des herbes et des brindilles. Puis enveloppé dans son manteau, la tête appuyée sur son bras replié, il s'endormit profondément. La nuit était complète. La lune se cachait déjà dans le ciel couvert de nuages noirs. A peine quelques points lumineux épars dans la clairière. Et ces hommes, si près de la mort, recommençaient à discuter la mort d'une créature humaine. Plus loin, une dizaine de gardes nationaux moins prudents que les autres, ou plus insouciants, préparaient un feu de branches sèches pour chasser l'humidité de la nuit. Bientôt la flamme jaillissait joyeuse et colorée, étalant une nappe de lumière vive sur les ombres immobiles de la forêt. Sur ce fond rouge, les arbres se détachaient avec des arêtes précises. L'extrémité de la clairière semblait être un large décor où s'agitaient les figurants d'un drame nocturne. Par instants, le reflet des flammes frappait les faisceaux de fusils, et des éclairs grisâtres jaillissaient. Au milieu de ce tableau étrange, s'agitait la passion de ces hommes, prêts à lutter entre eux pour se disputer la vie d'un innocent. Le vent se calmait. A peine une légère brise soufflait-elle par instant, comme un vague soupir de la nature troublée dans son sommeil. Seul, Étienne, les yeux fermés, envolé en un songe aérien, restait immobile et indifférent, pendant que la rage des uns et la diplomatie des autres décidaient si ce sommeil d'une heure se continuerait pendant l'éternité.

Pierre Rosny voulait le sauver. Son honnêteté s'obstinait. Résolu, hautain, il se jetait énergiquement au milieu des plus farouches. Et avec l'allure un peu déclamatoire d'un ouvrier nourri par la lecture de Jean-Jacques, il s'écriait d'une voix chaude et vibrante:

—Je dis qu'il n'est pas permis d'hésiter! Vous n'êtes qu'un tas d'égoïstes, si vous méprisez mes paroles. Il n'est même plus question d'échanger le prisonnier contre une vingtaine des nôtres. Est-ce que vous croyez que nous pouvons aisément nous tirer d'ici? Hier, on ne savait pas que nous nous sommes réfugiés dans ce bois. On le saura demain. Si même on devait l'ignorer, est-ce que nous ne sommes pas sans vivres? Croyez-moi! le plus simple est de garder le capitaine vivant. Nous pourrons dire aux Versaillais: «Vous voyez bien que nous ne sommes pas des assassins! Nous tenions l'un des vôtres: nous l'avons épargné.»

On ne répondait pas. A peine un murmure vague, prouvant que les paroles de cet honnête homme entraient comme des coins dans ces cerveaux obscurs.

—Et puis, de quel droit le tueriez-vous? Vous oubliez que nous avons levé le drapeau de la fraternité universelle! On n'a déjà commis que trop de crimes parmi nous. Aux hontes passées n'ajoutons pas une honte nouvelle. Quand on combat pour le droit et la justice, il faut pouvoir porter le front haut, et ne pas démériter de la cause sacrée qu'on défend. Vous êtes les fils des hommes de 93 et de 48. Ce ne sont pas les soldats de Marceau et de Kléber qui auraient massacré un prisonnier sans défense. Lorsque les hussards de la République prenaient un Vendéen, ils aimaient mieux le lâcher que le passer par les armes!

—Voilà qui est décidé, s'écria le sergent-major. Après tout, camarades, vous m'avez choisi pour chef. Et dans la passe où nous sommes, il n'y a que la discipline qui puisse nous sauver.

Nerveusement, il leur expliqua son projet. Il fallait que l'un d'eux s'en allât aux avant-postes des Versaillais. Il dirait qu'une soixantaine de Parisiens échappés à la bataille, proposaient de se livrer, sous la seule condition qu'on leur laisserait la vie sauve. En échange, ils rendraient un capitaine de hussards qu'ils tenaient prisonnier. Par exemple, on devait se hâter et profiter de la nuit pour exécuter ce plan sauveur. Grâce aux ombres protectrices qui couvraient la plaine, le messager arriverait facilement aux avant-postes.

L'égoïsme est le plus vivant des sentiments humains. Dès les premiers mots prononcés par leur chef, tous ces êtres comprirent qu'on leur offrait le salut. Ceux-là mêmes qui, deux heures auparavant, refusaient d'échanger le capitaine contre une vingtaine des leurs, se réjouissaient de sauver leur vie en rançon de la sienne. Pierre Rosny approuvait chaleureusement le projet du sergent-major. Il ne s'agissait plus que de choisir le messager. Les suffrages se portèrent presque tous sur le mari de Françoise. Mais celui-ci ne voulait pas. Il connaissait la mobilité d'esprit de ses compagnons. Un instant apaisés, ils pouvaient redevenir furieux. Et il voulait être là pour apporter au sergent-major l'aide de sa parole et l'autorité de son influence.

On choisit un ouvrier ébéniste, assez brave homme, jeté dans la Commune autant par la misère que par la peur. On lui indiqua le chemin qu'il suivrait, la conduite qu'il devrait tenir. Arrivé aux avant-postes versaillais, il demanderait à parler au chef. Et là, il raconterait tout. Mais il aurait soin de ne pas révéler l'asile de ses camarades, avant d'avoir obtenu la parole de l'officier qui commanderait.

Cet ouvrier s'appelait Joseph Larcher. On l'eût bien étonné deux ans auparavant, en lui prédisant qu'il serait un jour mêlé à des événements dramatiques. Faible de caractère et de nature bonasse, il aimait avant tout la tranquillité. Pendant le premier siège, il endossait la vareuse du garde national, comme tout le monde. Son service aux remparts ne le fatiguait pas beaucoup. Sans doute, les affaires ne marchaient plus. Mais trente sous par jour consolent de bien des choses. Lorsque la Commune éclata, il aurait pris volontiers la paisible résolution de rester chez lui. Sa conscience ne l'obligeait pas à se prononcer entre les partis. Que lui importait que Paris fût vainqueur, ou que Versailles triomphât? Il caressait la douce ambition de continuer à toucher trente sous tous les soirs. Volontiers, il eût renoncé à son métier d'ouvrier ébéniste, pourvu que cette haute paie fût soldée toujours. Mais les égoïstes qui siégeaient à l'Hôtel de ville ne permettaient pas aux Parisiens de rester neutres! Il fallait être pour eux ou contre eux. Contre eux, on allait en prison; pour eux, on allait dans un bataillon. C'est ainsi que Joseph Larcher se retrouva garde national. Bien malgré lui! Malheureusement, cette fois, l'enrôlement devenait sérieux. Il ne s'agissait plus de se promener sur les remparts pour guetter dans l'ombre un ennemi toujours invisible. Il fallait faire le service d'avant-postes, exécuter des sorties, risquer sa peau. Joseph Larcher commençait à trouver que, décidément, le métier se gâtait. Et pas moyen de reculer! A la moindre incartade, les chefs se fâchaient. Ces grands diables, improvisés capitaines ou colonels, qui portaient des galons depuis le poignet jusqu'à l'épaule, se montraient bien plus sévères que les vrais chefs de l'armée. Il n'y a que les gueux de la veille pour être durs au pauvre monde.

On ne pouvait donc pas choisir un meilleur messager. Oh! certes, celui-là dépenserait toute son éloquence à convaincre les Versaillais! Il remercia ses compagnons de la confiance qu'ils lui témoignaient, et partit. Il se guidait comme il pouvait au milieu des arbres qui assombrissaient encore son chemin dans la nuit toute noire. Il dépensa vingt minutes à peu près pour gagner la lisière du bois. Quand il déboucha dans la plaine, un grand silence l'enveloppait; ce silence effrayant des nuits de guerre, lorsque toute ombre est périlleuse et semble cacher une embûche traîtresse. Joseph allait à travers champs, un peu effrayé, se demandant comment il s'y prendrait pour reconnaître son chemin. Tout à coup, un ruban jaune apparut, coupant en deux le champ tout gris. C'était la grande route. Joseph tourna sur la gauche. Il irait droit devant lui jusqu'à ce qu'il rencontrât quelqu'un qui pût le renseigner. Il marchait assez vite, ayant le désir d'arriver aux avant-postes avant qu'une blancheur aurorale ne veloutât les nuées sombres. Çà et là se dressaient les maisons endormies; et bien loin, à l'horizon, des feux épars, comme ceux d'un bivac attentif. Soudain un immense feu s'allumait au sommet du Mont-Valérien. Alors, une nappe de lumière très douce s'épandait sur la plaine, du côté de Paris. Les maisons, les arbres, les forts, se découpaient sur l'ombre avec des arêtes précises, fantastiquement grandis par ces lueurs fulgurantes. Puis, le Mont-Valérien interrompait brusquement les courants de lumière électrique. Et tout retombait dans l'ombre, comme si la plaine se fût abîmée au fond d'un précipice entr'ouvert.

Joseph Larcher marchait depuis une heure, lorsqu'une teinte rose courut sur le ciel. La nature, à peine éveillée, eut un large soupir et les nuages se crespelèrent de blancheurs molles. Le garde national frissonna. Le jour venait, et il n'avait point accompli sa tâche. Il hâta le pas. Déjà il croyait toucher à son but, quand une voix brusque cria:

—Halte là, qui vive!

Joseph s'arrêta court.

—Ami! hurla-t-il de toute la force de ses poumons.

Sans doute, la sentinelle ne croyait pas beaucoup aux amis qui errent la nuit à travers les chemins. Elle répondit brutalement par un coup de fusil. Le pauvre ouvrier ébéniste avait une balle dans le gras de l'épaule. Envahi par une terreur folle, il prit la fuite, ainsi qu'un lièvre qui a reçu quelques grains de plomb. Derrière lui, des rumeurs s'éveillaient; puis ce fut une autre volée de coups de fusil. Cette fois, pas une balle ne l'atteignit. Il courait toujours, quittant la grande route, se jetant à travers champs, buttant contre les pierres, s'accrochant aux buissons, et refaisant avec une surprenante vélocité tout le chemin déjà parcouru.

Cependant, les gardes nationaux attendaient patiemment le retour du messager. Les arguments de Pierre leur paraissaient très logiques. Évidemment, on serait trop heureux d'échanger la vie de quelques pauvres diables contre celle d'un capitaine de hussards. De temps en temps, l'un d'eux s'en allait vers le grand chêne, pour voir si le prisonnier ne bougeait pas. Il devenait d'autant plus cher, que leur vie dépendait de la sienne. Mais Étienne dormait toujours, enveloppé dans son manteau, avec la tranquillité du courage et de la jeunesse. Le jour commençait à se lever, quand Pierre Rosny s'approcha de lui, et l'éveilla en lui mettant la main sur l'épaule. M. de Bressier ouvrit les yeux et se leva. Il croyait qu'on l'arrachait à son sommeil pour le passer par les armes.

—Est-ce que le moment est venu? dit-il, en souriant. Alors je vous demanderai de m'accorder une minute de répit. J'ai une envie folle de fumer une cigarette.

—Il n'est pas question de vous tuer, répliqua Pierre doucement. J'espère même que, dans quelques heures, vous serez libre.

—Hé! mais, je vous reconnais, reprit Étienne, c'est vous qui me défendiez si crânement cette nuit! Merci! et à charge de revanche, si l'occasion se présente. En attendant, donnez-moi la main.

En quelques mots, Pierre Rosny mit le capitaine au courant de la situation. Il lui expliqua comment il décidait ses compagnons à ne pas commettre un meurtre inutile.

—Je vous ai réveillé pour que vous puissiez manger un morceau de pain avant que le jour soit venu. Il nous en reste si peu que les camarades seraient jaloux s'ils me voyaient vous en donner.

Comme Étienne ébauchait un geste de refus, Pierre ajouta:

—Oh! n'ayez aucun scrupule. Ce pain est la seule provision qui me reste. Je partage avec vous: c'est mon droit. Voilà tout.

—J'accepte, répliqua simplement le jeune homme. Mais, décidément, camarade, vous êtes un brave garçon! Je crois que si nous nous tirons d'affaire tous les deux, vous serez mon ami.

—Je le suis déjà, dit Pierre.

—Pourquoi?

—Parce que vous êtes en danger.

Et après un léger salut de la tête, Pierre s'éloigna de M. de Bressier. Étienne restait confondu. Comment tant de noblesse pouvait-elle s'allier avec tant d'erreur? Pourquoi ce brave cœur battait-il sous la vareuse d'un révolté, non pas sous l'uniforme d'un soldat? Depuis le commencement de la guerre civile, Étienne n'avait guère pris le temps de réfléchir aux causes qui la déterminaient. Revenu de Hambourg sans avoir connu les terribles misères du siège, il ignorait que la folie couvait déjà dans bien des cerveaux troublés. Il ignorait que dans cette immense armée de la révolte qui se signalait, dès les premiers jours, par deux crimes, qui fusillait des généraux sans défense, qui arrêtait un prince du sang, qui saisissait le glorieux soldat de l'armée de la Loire, qui emprisonnait des femmes, des enfants et des prêtres, qui déboulonnait la colonne Vendôme aux acclamations des Allemands, joyeux de voir le bronze d'Austerlitz traîné dans la boue; il ignorait que, dans cette tourbe sans nom, il y avait autant d'égarés que de criminels!

Le capitaine restait pensif, appuyé contre le chêne dont les branches lui servaient d'abri. Si les efforts de Pierre Rosny échouaient, si décidément la fureur l'emportait sur la clémence, le jeune homme voulait se tenir prêt pour la mort. Il repassait dans son souvenir les courtes années vécues. Il revoyait son père, le vieux soldat blanchi au service du pays; sa jolie sœur, qu'il laisserait toute seule. Les fautes commises? Certes elles étaient nombreuses. Mais Dieu lui pardonnerait le mal en échange du bien. Étienne était un croyant, s'il ne pratiquait guère. Il incarnait en Dieu la bonté suprême et la suprême miséricorde. Il se reposait avec confiance entre ses mains. Après tout, si ces bandits l'assassinaient, il succomberait en brave pour le service de la France.

Le capitaine gardait bien nette et bien précise dans son âme l'idée d'une autre existence, où les bonnes actions sont payées au centuple. Ses fautes et ses péchés lui apparaissaient très légers en présence de l'expiation suprême. Haut le cœur! il pourrait paraître en toute sûreté devant Dieu, puisqu'il serait mort pour son pays.

Sa conscience étant apaisée, M. de Bressier se sentait fort calme. Il fumait tranquillement une excellente cigarette, suivant un rêve lointain, dans les flocons légers de la fumée blanche. Par un contraste bizarre, sa pensée évoquait obstinément une jolie fille qui soupait avec lui quelques jours auparavant à Versailles. Ayant obtenu quelques heures de congé, il se promenait dans les rues de la ville. Soudain, au coin d'une avenue, il rencontrait une actrice des Variétés: une charmante femme, spirituelle et vive, presque célèbre déjà, aux cheveux blonds comme de l'ambre. Une assez grande intimité avait existé entre eux vers la fin de l'Empire, brusquement interrompue par la guerre. Et voilà qu'il la retrouvait tout à coup, séduisante et gaie comme jadis! Elle lui sautait au cou, et ils allaient ensemble au cabaret. En le quittant, elle lui disait:

—Tu reviendras me voir bientôt, n'est-ce pas, mon capitaine?

—Oui, ma petite Blanche!

—Bien sûr?

—Bien sûr.

Elle le quittait, rieuse et toute gaie, les lèvres encore chatouillées par la moustache du beau garçon. Non, elle ne le reverrait pas, la petite Blanche! Elle pouvait l'attendre. Il ne reviendrait pas embrasser son joli museau, barbouillé de poudre de riz. Dans ce décor brutal, au milieu de ces hommes à l'aspect farouche, quand la mort le guettait déjà, lui, captif et sans armes, après avoir pensé à son père, à sa sœur et à Dieu, voilà que, par un caprice bizarre du cerveau, il songeait tout à coup à la frimousse effrontée et mutine de la petite Blanche!

—Je suis trop bête, murmura-t-il en souriant.

Et il se leva, afin de marcher un peu pour dégourdir ses jambes. Un instinct lui disait que Pierre Rosny se trompait, qu'il n'échapperait pas à cette embuscade, que sa dernière heure sonnerait bientôt. Malgré son courage, un regret vague de la vie s'éveillait dans ce cœur aventureux de soldat. Mourir! Il était bien jeune pour mourir! A quoi bon avoir traversé tant de belles batailles, pour tomber clandestinement, sans gloire, au fond d'un bois?

Un tumulte l'arracha brusquement à ses pensées. L'une des sentinelles placées en faction accourait tout effarée. A l'horizon, on voyait remuer une troupe nombreuse de soldats. Dans quelle direction allaient ces hommes? L'alarme grandissait parmi les gardes nationaux. Quelques-uns, une dizaine, furent envoyés en reconnaissance. Il s'agissait de savoir si, réellement, les fugitifs couraient un danger. Les soldats marchaient-ils vers le bois? Ou bien, au contraire, suivaient-ils la grande route, pour se rapprocher de Versailles? En un clin d'œil, chacun fut armé et en défense. L'immonde Cadet cria:

—Eh bien, et le prisonnier? Qu'est-ce qu'on va en faire?

—Si on nous tire dessus, son compte est bon! dit une voix.

Quelques furieux voulaient en finir tout de suite. Mais Pierre Rosny se jetait déjà devant Étienne, bien décidé à le protéger jusqu'au bout. Une fois encore, le sergent-major usa de toute son autorité pour apaiser la fureur de ces enragés. Malgré leurs huées féroces, il leur expliquait que, plus on les menaçait, plus la vie du capitaine leur devenait utile. Elle était leur sauvegarde et leur protection.

M. de Bressier, toujours calme, voyait grandir le péril, sans que le sourire disparût de ses lèvres. Il mit la main sur l'épaule de Pierre, qui se tenait debout devant lui.

—Hé! bien, camarade, voilà nos affaires qui se gâtent!

Pierre serrait les poings avec rage.

—Ah! pardieu, ils feront ce qu'ils voudront: je ne vous laisserai pas assassiner!

—Avant tout, reprit le jeune homme, je vous défends de vous compromettre pour moi.

—Hé! Monsieur, n'en feriez-vous pas autant, si vous étiez à ma place?

Le capitaine alluma une autre cigarette, et s'appuya de nouveau contre un arbre. Maintenant, il faisait grand jour. Le ciel riait, tout bleu, et des clartés se glissaient joyeusement à travers les branches.

—Ce serait bien ennuyeux de mourir par un si beau soleil! pensa-t-il.

Une course furieuse, le bruit tumultueux d'une poignée d'hommes qui se sauvent, éclatèrent tout à coup. Les fédérés envoyés en reconnaissance revenaient tout pâles, l'air effaré. Ils criaient: «Nous sommes trahis! nous sommes trahis!» L'un d'eux, moins affolé que les autres, raconta qu'une centaine de soldats de ligne marchaient droit sur le bois. Impossible d'échapper. Avant une heure peut-être, ils seraient cernés, et fusillés. Alors, la rage des fugitifs se tourna contre le capitaine.

—A mort! à mort! à mort! criaient des voix rauques.

—Oui. Mais qu'on le fasse souffrir avant! ajouta Cadet.

—Allons, je crois que le moment est venu, murmura Étienne.

Il serra une dernière fois la main de Pierre.

—Merci, camarade, dit-il. Et Dieu vous garde!

Il fit le signe de la croix; puis, souriant, résigné, hautain, il se croisa les bras et attendit.

VI

Étienne avait quitté le château, la veille. Le lendemain de son départ, dès l'aube, les canons des forts éclataient dans l'étendue, comme des dogues furieux qui se seraient répondu aux deux extrémités de l'horizon. Mlle de Bressier sentit renaître ses frayeurs. Chaque jour elle espérait que le dernier coup serait porté à l'insurrection, et chaque jour l'effort suprême se brisait contre une résistance désespérée. L'armée de Versailles n'avançait que lentement, pas à pas, obligée de conquérir par de sanglants sacrifices chacune de ses positions nouvelles. Ces atroces histoires colportées dans les deux camps, cette légende du massacre des prisonniers terrifiaient les femmes, les amantes et les sœurs. Faustine tremblait comme tremblait Françoise. Chacune d'elles maudissait la hideur des guerres civiles, dont les haines se montraient plus farouches que le choc enragé de deux peuples ennemis.

Mlle de Bressier restait immobile et pensive dans l'atelier. Près d'elle, Nelly feuilletait un album. Mais les jeunes filles étaient bien loin de là, envolées en leurs cruelles songeries. Nelly devinait le découragement profond de son amie. Faustine eût essayé en vain, comme la veille, de distraire son amer souci par le travail. Elle n'entendait que la voix puissante du canon. Encore de nouveaux combats, encore du sang versé, encore des angoisses mortelles!

La matinée s'écoula, lente et douloureuse. Après le déjeuner, Marius alla aux nouvelles. A Chavry, en dehors du mouvement des troupes, on ne savait rien de précis. Mieux valait que le soldat poussât jusqu'à Versailles. Faustine s'épeurait sans pouvoir raisonner son inquiétude. Étienne ne l'avait-elle pas rassurée sur le général? Mais la tranquillité de la veille devient toujours le souci poignant du lendemain. Espérant calmer l'irritation de ses nerfs, elle se remit au travail.

—Veux-tu que je te fasse la lecture? demanda Nelly.

—Oui, ma chérie.

—Ne crains rien. Je choisirai quelque chose de gai, ou du moins de pas triste. Car, vrai, le château est lugubre aujourd'hui.

Et, comme une larme brillait dans les yeux de son amie, Nelly courut vers elle, lui faisant un collier de ses bras.

—Pardonne-moi. Je plaisante. Cependant je n'en ai guère envie. Tu as du chagrin, ma pauvre petite. Pourquoi? Que tu sois tourmentée, c'est tout naturel. Mais je ne t'ai jamais vue ainsi depuis le commencement de cette affreuse guerre!

—Tu as raison; c'est absurde. D'habitude, je suis plus vaillante. Aujourd'hui, je ne peux pas. J'ai le cœur serré dans un étau. Je ne voudrais point parler de pressentiments, parce que c'est ridicule. Une grande fille telle que moi n'a pas le droit de se conduire comme une enfant. Cependant, c'est le seul mot qui soit vrai. J'éprouve une angoisse inexplicable. Il me semble que tous les malheurs vont fondre sur moi et sur les êtres que j'aime!

—Si ton cousin, M. Henry de Guessaint était là, il t'expliquerait que le pressentiment n'existe pas. Une simple dépression du cœur, qui occasionne des troubles cardiaques, voilà tout! Méthodique, Guessaint! Bon garçon, mais méthodique. Encore un qui ne mourra pas d'un excès d'idéal!

—N'en dis pas de mal: c'est un homme excellent.

—Il ne lui manquerait plus que ça! Ma chère, un géographe est tenu d'être un homme excellent. Cela fait partie de la profession.

—Tu es folle!

—Certes! Mais ma folie est plus lucide que ta raison. Si bien que je me suis aperçue que Guessaint était amoureux de toi. Ah! tu as souri; bravo! c'est ce que je voulais. Tu sais que tu as un sourire adorable? Pauvre garçon! quand tu es là, il ne te perd pas des yeux. Il te mange!

De nouveau, Faustine souriait malicieusement, comme si la passion de son cousin l'égayait beaucoup.

—Chacun a sa manière d'exprimer son amour, continua Nelly toujours sur le même ton de gaieté finement railleuse. Te rappelles-tu comme nous avons ri en lisant ce roman de Mme Cottin que Mlle Vaudois nous vantait si fort? Pauvre Mlle Vaudois! il me tarde que ses vacances soient terminées et qu'elle revienne à Chavry! Est-ce qu'elle ne t'a pas écrit ces jours-ci?

Faustine eut un geste d'impatience.

—Tu es insupportable, Nelly! Parlons-nous de Mlle Vaudois, ou parlons-nous de mon cousin?

L'espiègle Nelly éclata de rire.

—Oh! oh! M. de Guessaint serait bien flatté, s'il savait à quel point il te préoccupe! Comment, tu te fâches, parce que j'ai le malheur de m'inquiéter de Mlle Vaudois, de la respectable Mlle Vaudois?

—Puisque tu ne veux pas être sérieuse, c'est moi qui le serai, continua Faustine qui reprenait son sourire malicieux. Certes, je me suis aperçue que mon cousin me... comment dirais-je? me trouvait à son goût. Tu te souviens que nous avons souvent plaisanté ses mines déconfites et ses allures bizarres. Mais, si j'avais douté, j'aurais eu du moins une preuve il y a un mois.

Nelly frappa ses deux mains l'une contre l'autre:

—Et tu ne m'as point raconté cela?

—Parce que... parce que tu te moques toujours de moi. Quand le général est venu passer quelques heures ici, à la fin d'avril, il m'a prise à part, et m'a dit que M. de Guessaint me demandait en mariage. Il ajouta que cette union lui plaisait. Il pouvait mourir; à son âge, on n'a pas le droit de compter sur le lendemain, et, plus que tout autre, un soldat est toujours menacé. M. de Guessaint est mon cousin. Tu sais que mon père adorait ma tante, sa sœur aînée. La fortune d'Henry est égale à la mienne. Toutes raisons pour faire un excellent mariage de convenance.

Nelly piétinait avec colère.

—Et tu n'as pas répondu à ton père que M. de Guessaint était plus vieux à vingt-huit ans qu'un homme de cinquante! que, si bien épris qu'il fût, il aimerait toutes les femmes, excepté la sienne!

—A quoi bon? Le général me laissait parfaitement libre. Je lui ai dit que je ne pensais pas à me marier; tant qu'il me serait permis de vivre auprès de lui, je ne me résignerais pas à quitter sa maison pour celle d'un étranger. Comme il n'a pas insisté...

—Je voudrais bien voir qu'il eût insisté! M. de Guessaint n'est pas un mari possible.. Un géographe... Je te demande un peu! Et, tu sais? comme je dois ne jamais te quitter, il est nécessaire que ton futur époux me plaise autant qu'à toi-même. Autrement...

—Tu refuserais ton consentement?

—Mais oui.

Et avec cette vivacité moqueuse qui est au fond de toute jeune fille, elle se mit à singer M. de Guessaint, galant et cérémonieux derrière son binocle d'écaille. Faustine ne pouvait s'empêcher de rire, et Nelly ne demandait pas autre chose. Elle voulait distraire son amie. Maintenant Mlle de Bressier chassait les idées tristes qui la hantaient.

—Décidément, s'écria brusquement Nelly, tu ressembles d'une manière étrange à la femme qu'a peinte le Titien.

Faustine levait les yeux vers la toile du vieux maître, qui se dressait comme dans une gloire au fond de l'atelier. Elle faisait un geste, quand Mlle Forestier ajouta vivement:

—Non, non, ne bouge pas! Reste comme tu es là. Ah! la ressemblance est vivante! Le soleil joue dans tes cheveux noirs et leur donne un reflet fauve, comme à ceux de notre héroïne. Tu l'as surnommée «la Dame à la Bague». A l'avenir, j'ai bien envie de t'appeler ainsi.

—Folle!

—Eh! oui, folle! Je reprends. T'es-tu jamais demandé ce que pouvait bien avoir été la vie de «la Dame à la Bague»? Tu es trop artiste pour ne pas sentir ainsi que moi que cette femme a existé. Ce n'est pas une créature idéale; c'est un être humain qui a vécu, qui a aimé, qui a souffert.

Faustine écoutait avec une attention étrange. Sans doute, pour elle, les divagations apparentes de Nelly prenaient corps et devenaient une réalité. Elle restait immobile, les sourcils froncés, les lèvres entr'ouvertes.

—Continue, dit-elle.

—Oh! oui, j'ai souvent rêvé devant cette toile merveilleuse! Regarde ces yeux profonds et superbes, dont l'éclat est pareil à celui d'un diamant noir! Elle joue distraitement avec la bague d'émeraude qui roule entre ses doigts effilés. On dirait que nul souci ne l'effleure. Mais il y a une ride creusée sur ce front blanc. Les sourcils légèrement rapprochés trahissent une douleur.

—Ah! tu as pensé cela? s'écria Faustine. Je suis coupable d'une folie bien plus grande que la tienne, moi que tu trouves si sage et si sérieuse. J'ai reconstruit dans mon imagination toute l'existence de «la Dame à la Bague». Bien plus. Je me suis mis en tête une superstition bizarre. C'est que mon existence serait pareille à la sienne. Comme elle, j'aimerai et je souffrirai.

Nelly éclata de rire.

—Permets-moi de te dire que, pour une «jeune fille pondérée», ainsi que t'appelle avec orgueil le général, tu es tout à fait extraordinaire. Certes, ta folie est plus grande que la mienne. Moi, je n'ébauche qu'un rêve; toi, tu bâtis une réalité. Ta réalité doit avoir une histoire. Raconte-la-moi.

Faustine songeait. Elle se perdait dans les profondeurs de son rêve mystique.

—Je suis convaincue, reprit-elle, (et Dieu sait s'il faut que je sois folle pour te faire cet aveu!) que mon existence aura quelque rapport avec la sienne.

—Tu la connais donc, cette existence?

—J'en connais dix lignes.

—Où les as-tu lues?

—Dans un livre de Ridolfi, intitulé: Maraviglie dell'arte. Elles disent simplement ceci: «En 1557, le Titien suspendit ses travaux pour aller pleurer loin de Venise la perte de son ami l'Arétin. Il s'arrêta quelque temps chez Adrien da Ponte, à Spilemberg. Il fit le portrait de la nièce de son hôte, Vittoria Orsini. Il la peignit en robe sombre, jouant avec une bague d'émeraude. Vittoria Orsini se tua d'un coup de poignard, parce qu'elle était séparée de l'homme qu'elle aimait.»

Cette fois, Nelly fut prise d'un fou rire.

—Non, vrai! s'écria-t-elle, je suis ravie que tu aies de pareilles idées, toi mademoiselle la jeune fille sérieuse! Je conseille au général de ne plus donner ta sagesse en exemple à ma fantaisie. Sous prétexte que tu es grave et que je suis gaie, j'ai une réputation déplorable!

Nelly riait toujours, ne pouvant pas s'arrêter, si bien que son rire gagna Faustine.

—Quel beau drame pour un auteur dramatique de l'avenir! continua Mlle Forestier. «Faustine de Bressier se tuant de désespoir!»

—Pourquoi pas?

—Alors, tu excuses le suicide?

—Le suicide vaut mieux que la honte! On n'a plus le droit de vivre quand l'honneur est mort!

La journée passait, et les angoisses de Faustine s'envolaient. La gaieté de Nelly agissait toujours sur elle. Le général le savait. Aussi se réjouissait-il de l'intimité de ces jeunes filles. Naturellement grave, Mlle de Bressier se perdait un peu trop en des pensées sérieuses. Il était bon qu'elle eût à côté d'elle un être expansif et rieur. Puis, si le général désirait autrefois que les deux amies vécussent ensemble, c'est qu'il prévoyait que bien des tristesses assombriraient l'existence de son enfant. La mort pouvait le prendre à l'improviste. Lui surtout, menacé par les périls toujours nouveaux du métier militaire. Étienne resterait, sans doute. Mais un officier n'est pas son maître. Il est exposé aux hasardeux changements des garnisons. Aussi voulait-il que sa fille se mariât jeune. Il désirait en effet, qu'elle épousât M. de Guessaint. Répugnant à la contraindre, il se consolait à la pensée que Nelly serait pour elle une tendresse toujours présente et toujours active.

La nuit tombait. Déjà le parc s'emplissait d'ombres grises, quand Marius entra.

—Hé bien! quelles nouvelles, mon ami? s'écria Mlle de Bressier en l'apercevant.

—Bonnes nouvelles, Mademoiselle.

—Tu viens de Versailles?

—Oui.

—Est-ce que tu as vu Étienne?

Il y eut un silence. Marius poussa un soupir. Il répondit:

—Je n'ai pas trouvé le capitaine, Mademoiselle. Il était reparti pour son régiment.

—On ne t'a rien dit de mon père?

—Rien. Seulement, comme on s'est battu tout cet après-midi du côté de Courbevoie, où il commande, bien sûr, vous aurez une lettre demain.

Il sortit de l'atelier, comme si les questions l'embarrassaient. De vrai, Marius tremblait d'inquiétude. A Versailles, personne ne pouvait lui parler d'Étienne. On savait que la veille, au matin, il demandait un congé de quelques heures, pour aller voir sa sœur à Chavry. Il n'était pas revenu. Vainement, le vieux soldat affirmait que son jeune maître avait quitté le château vers le soir. Il racontait ses craintes, au sujet des communards réfugiés dans les bois de Chavry. On se moquait un peu de lui. Comment admettre, en effet, que des gardes nationaux fussent campés si près de leurs ennemis? Il ne fallait pas s'inquiéter du capitaine. En quittant le château, il était allé auprès de son père, voilà tout. Marius trouvait cette explication assez logique. Et cependant, une angoisse sourde le poignait. Pourquoi Étienne ne disait-il rien à sa sœur de sa visite au général? On ne se rend pas aisément de Chavry au pont de Courbevoie, en temps de guerre, quand les routes sont encombrées par les troupes, et le matériel d'artillerie. Le fidèle serviteur se rappelait que son maître riait beaucoup, lorsque lui, vieil Africain, habitué aux ruses des Kabyles, parlait de ces hommes cachés dans les environs. Marius se tourmentait, et il n'aurait pas pu dire la cause de ce tourment. Avant tout, il voulait le garder pour lui seul. A quoi bon troubler Mademoiselle? Sans doute, un malheur est bien vite arrivé. Il serait toujours temps de l'avertir. La prévenir trop tôt, ce serait la faire souffrir inutilement, s'il se trompait; avancer sa souffrance de quelques heures, s'il ne se trompait pas.

Les deux amies dînèrent gaiement, en face l'une de l'autre. Couché près d'elles, Odin les surveillait gravement. Rien ne restait plus des inquiétudes du matin. Nelly continuait à plaisanter Faustine, à propos de ses divagations sur «la Dame à la bague». Elle ne l'appelait plus que Vittoria Orsini. Et elle ajoutait sur un ton de regret comique:

—Quel dommage que tu n'aies pas les cheveux rouges!

Faustine répliquait que des cheveux noirs suffisaient parfaitement à son bonheur. Après le dîner, Mlle de Bressier s'assit au piano.

—Tu ne veux pas jouer à quatre mains? demanda-t-elle à Nelly.

—Ma foi, non. Je suis dans une veine de paresse, ce soir.

—Eh bien, je vais faire de la musique pour toi toute seule.

—C'est cela; un peu de Beethoven, je te prie. Ou plutôt, prends la partition de Lohengrin, et joue-moi le prélude du Chevalier du Cygne.

Elles se perdaient toutes les deux dans cette exquise mélodie, quand elles furent rappelées à la réalité par le bruit d'une voiture qui roulait dans les allées du parc.

—Une visite, à cette heure-ci? s'écria Mlle de Bressier.

—C'est peut-être Mlle Vaudois que ses vacances ennuyaient!

On entendit la voiture s'arrêter devant le perron du château. Quelques minutes s'écoulèrent. Faustine restait immobile, assise devant le piano, comme si elle écoutait sa pensée lui parler tout bas. Un valet de chambre parut, soulevant la draperie lourde.

—M. de Guessaint demande si Mademoiselle peut le recevoir. Il attend dans le petit salon.

—Faites-le entrer ici, répliqua Mlle de Bressier.

—Est-ce qu'il vient ébaucher une déclaration? s'écria Nelly.

Henry de Guessaint avait trente ans. Fils d'un magistrat, président de chambre à la cour de Paris, il restait orphelin de bonne heure, confié aux soins d'une mère dévote. Cette femme pieuse et timorée considérait le collège comme une abominable invention. L'enfant ne quitta pas l'hôtel familial. Il y fut élevé dans le respect de Dieu et la crainte des exercices corporels. Sa mère lui permit à grand'peine l'équitation, et grâce aux vigoureuses remontrances de son oncle M. de Bressier. En revanche, il eut le droit de lire tant qu'il voudrait. Et quels livres!

Vers douze ans, à l'âge où les vocations se trahissent, Henry s'éprit d'un goût très vif pour la géographie. Comment? Pourquoi? On ne sut jamais. Il se passionnait pour les récits de voyages. Et même, il ne cachait pas son mépris pour les inventions de quelques romanciers à la mode, qui conduisent leurs lecteurs dans des pays fantaisistes. Il était bien de son siècle. Il n'aimait que la réalité. Il aimait aussi les femmes! A seize ans, il prouvait ce goût irrésistible à l'une des domestiques de sa mère.

La mort de Mme de Guessaint le laissa de bonne heure maître de lui-même. Une grande fortune, un nom honorable, une bonne position dans le monde: il n'en faut pas davantage pour être heureux. M. de Guessaint vivait à Paris comme les jeunes gens de son âge. Les plaisirs ne lui manquaient pas, autant ceux qui s'achètent que ceux qui se donnent. Il prenait les uns et les autres, et surtout des femmes. Mais ses amis s'étonnaient qu'il ne fixât jamais son choix sur une seule. Il aimait le sexe plus qu'il n'aimait la personne. Il ne plaisait guère, du reste, à ses maîtresses d'une ou de plusieurs nuits. L'une d'elles disait: «J'ai vu bien des êtres sensuels dans ma vie. Jamais un seul qui fût comparable à Guessaint. Ce n'est pas un homme passionné. C'est un satyre.» Ce ne sont pas là des propos bien graves, dits par une femme quittée. Les amis d'Henry de Guessaint ne lui reprochaient pas ses galanteries, les trouvant excusables. Ils lui reprochaient sa plus grande qualité: le côté aventureux de son caractère. Comme c'est ridicule d'aimer la géographie!

Car les goûts de l'enfant devenaient de la passion chez le jeune homme. Henry se faisait recevoir à la Société de géographie, à la Société des études coloniales et maritimes, dans trois ou quatre autres sociétés, aussi spéciales que savantes. Tout garçon de vingt ans est plus ou moins amoureux de sa maîtresse. Les maîtresses de M. de Guessaint étaient de toute sorte. En réalité, il ne restait fidèle qu'à une seule: la Géographie. Ni beau ni laid, ni gras ni maigre, ni pâle ni coloré, Henry entrait dans la catégorie de ces gens qu'on estime toujours, mais qu'on ne remarque jamais. Il demeurait inaperçu. S'il ouvrait la bouche, il ne disait pas un mot spirituel. Il est vrai qu'il prononçait rarement une sottise. Avec ses cheveux châtains, son front bas, ses lèvres sensuelles, ses yeux gros, bleus et myopes, sa figure douce et renflée vers la mâchoire, il ressemblait assez bien à un mouton. Cependant, les tempes, un peu bombées, accusaient de la volonté. C'était bien toujours un mouton, mais un mouton entêté. Au demeurant, assez généreux de nature, brave comme doit l'être un homme, avec un vif penchant pour les aventures. Encore le goût de la géographie qui se décelait dans cette partie de son caractère. Il avouait franchement qu'il rêvait la gloire des illustres voyageurs. Caillié, Burke, et Livingstone lui semblaient être les plus grands hommes de l'humanité. Et quand son oncle le général lui disait en plaisantant:

—Eh bien, quel voyage comptes-tu faire? Par quelle découverte rendras-tu ton nom fameux? As-tu un plan? Une idée? Raconte-moi tes projets.

Il répliquait avec gravité:

—Parfaitement. J'ai un voyage tout arrêté dans ma tête. Un voyage qui aura les plus grands résultats au point de vue financier et humanitaire.

—Ah! bah! mon neveu! Explique-moi ça; voyons.

—Savez-vous combien de voyageurs sont allés jusqu'à Tombouctou?

—Que diable! pourquoi veux-tu que je le sache?

—Mon oncle, il y en a cinq.

—Et tu voudrais être le sixième, gourmand?

—Vous l'avez dit.

—Comment t'y prendras-tu? Car je suppose que c'est un voyage très difficile, puisque cinq hommes seulement ont pu l'accomplir?

—Si difficile, qu'il me faudra dix ans pour le préparer. Je commencerai d'abord par apprendre l'arabe et cinq ou six dialectes africains; je resterai un an à l'extrémité sud de l'Algérie, pour m'acclimater au soleil et aux sables; je m'habituerai à ne monter que sur des chameaux; je ne mangerai que des dattes; je resterai le plus longtemps possible sans boire; et enfin je me ferai mahométan.

—Mahométan! Pour avoir un harem? Tu aimes tant les femmes! Et tu t'imagines que je te donnerai ma fille?

—Oh! mon oncle, je serais si heureux d'épouser Faustine, que, pour elle, je renoncerais à la gloire d'aller à Tombouctou.

Cette alliance devait-elle se conclure ou échouer? Pendant huit ans, M. de Guessaint prépara son voyage. Quand il arrêtait un projet, rien ne l'en pouvait détourner. Sa volonté native devenait de l'entêtement. Il apprit l'arabe et les dialectes touaregs; il vécut trois mois à Coléah avec deux juives et six mois à Khartoum avec plusieurs Soudaniennes. Il poussa même jusqu'aux tentes chrétiennes du négus Jean, où les négresses d'Éthiopie durent trouver de leur goût cet Européen blond. Comme, un jour, sa cousine le plaisantait au retour d'une de ses courses lointaines:

—Ne riez pas, dit-il, vous êtes la seule créature capable de me faire oublier Tombouctou.

—Grand merci du madrigal! répliqua Faustine.

—Mais c'est un vrai compliment! Vous ne connaissez pas Tombouctou. C'est la ville du sable, la cité du rêve, la Babylone du désert. Un fleuve, large comme une mer, baigne ses murailles inviolées, et les longues caravanes de chameaux n'y conduisent jamais un seul chrétien. Elle se dresse toute seule entre l'immensité du ciel et l'immensité du Sahara. C'est vers elle que montent les désirs et les ambitions de tous les peuples d'Afrique. Et le Touareg farouche aussi bien que le Nomâ bestial prononcent le nom de Tombouctou avec le même recueillement religieux avec lequel un Grec d'autrefois disait «Delphes» ou «Olympie»!

—Mais vous êtes un poète, mon cousin! s'écriait Faustine. C'est une qualité que je ne vous connaissais pas!

M. de Guessaint laissait dire, et continuait de penser à Tombouctou. Combien d'autres ont fait des rêves moins intelligents et plus fous que celui-là?

Il attendait dans le petit salon du château de Chavry que le valet de chambre lui apportât une réponse. Assis dans un fauteuil, la tête penchée, Henry réfléchissait. Il était fort pâle. Par instants, il poussait un soupir comme s'il éprouvait une cruelle souffrance qu'il essayait en vain de cacher.

—Mademoiselle va recevoir Monsieur, dit le domestique en reparaissant. Si Monsieur veut déposer son pardessus, je vais avoir l'honneur de le conduire.

M. de Guessaint eut une hésitation. Il semblait gêné de se présenter devant Faustine. Puis, tout à coup, prenant une résolution brusque.

—C'est bien, éclairez-moi. Je vous suis.

—Bonsoir, mon cousin, dit Faustine en le voyant entrer. Comme vous venez tard!

—Oui, je viens tard, en effet. C'est que...

Il s'arrêta. Les mots s'étranglaient dans sa gorge. Faustine recula.

—Que vous êtes pâle! Est-ce que?... Dieu!... Mon père!...

Et elle attendait, livide, angoissée, les lèvres entr'ouvertes.

—Oui... murmura-t-il, n'ayant ni la force d'en raconter davantage, ni le courage de s'expliquer.

Faustine comprenait! Elle comprenait, et elle restait immobile, secouée de frissons convulsifs, l'œil fixe. Son père, mort! Voilà ce que signifiait la présence de son cousin et son inexplicable silence. C'était comme un coup de massue que le destin lui assénait sur la tête. Elle étouffait. Et elle ne faisait pas un geste, elle ne versait pas une larme, elle ne jetait pas un cri. Son immobilité épouvantait.

—Faustine! Faustine! s'écria Nelly en la serrant dans ses bras, en la pressant sur son cœur, en la couvrant de baisers.

Mlle de Bressier ne répondait rien. Son front, ses joues, ses lèvres, ses mains se glaçaient. La vie se retirait de cette malheureuse créature, soudainement meurtrie en plein cœur. Nelly la poussait doucement vers un fauteuil. Faustine se laissait faire. Elle s'asseyait docilement. Mais elle continuait à garder un silence effrayant et farouche. A peine un léger tremblement des lèvres, comme si elle se parlait tout bas à elle-même. M. de Guessaint et Nelly s'épeuraient devant cette douleur concentrée, qui ne se répandait ni par des larmes ni par des cris. Mlle Forestier s'agenouillait devant son amie, et baisait ses mains qu'elle mouillait de pleurs.

—Faustine! je t'en prie, je t'en supplie, parle-moi, réponds-moi! Tu ne me vois donc pas? Tu ne m'entends donc pas? Je suis à tes genoux, moi, Nelly, ta meilleure amie, ta sœur... O mon Dieu! est-ce qu'elle va rester comme cela?

Faustine baissa les yeux, ces yeux effroyablement fixes. Elle voyait Nelly maintenant. Elle la regardait. Elle dit à voix haute:

—Alors, mon père est mort...

Et, brusquement, elle éclata en sanglots.

—Ah! s'écria Nelly, Dieu merci! elle pleure.

Elle pleurait, oh! elle pleurait toutes les larmes de son corps! Nelly l'avait étendue sur la chaise longue; et là, Faustine sanglotait, s'abandonnant à son désespoir, disant d'une voix entrecoupée: «Papa... mon pauvre papa!...» Toute la soirée, elle resta ainsi, brisée, vaincue. Nelly et M. de Guessaint se taisaient. Eux aussi aimaient tendrement le général de Bressier; eux aussi souffraient de cette mort brusque et cruelle. Mais leur douleur ne trouvait pas une plainte en présence du navrement de la fille. Faustine avait une nature énergique et forte. Le malheur pouvait la courber d'abord sous sa main d'acier. Elle réagissait bientôt, prête à lutter contre le destin féroce. Tout à coup, elle essuya ses larmes, et regardant M. de Guessaint en face:

—Je désire ne rien ignorer, dit-elle. Puisque mon père a été tué à l'ennemi, je veux savoir comment.

Vainement, M. de Guessaint se défendait. Pourquoi donner à Faustine cette émotion inutile? Chaque mot prononcé aviverait la torture de la jeune fille. Chaque détail recueilli évoquerait pour elle de sinistres visions. Mais il y avait de l'héroïsme dans cette fière créature. Toute une race de soldats revivait en elle. Son âme vaillante ne connaissait pas les ridicules terreurs. Si, un instant, elle pliait écrasée, elle se redressait bientôt, plus énergique et plus hautaine. Elle l'adorait, ce père, qu'une mort tragique lui ravissait. Il l'avait élevée, elle, privée de sa mère dès le berceau. Il lui suffisait de fermer les yeux pour revoir l'énergique soldat, penché sur son petit lit, et la couvrant de son regard tendre. C'est de lui qu'elle tenait ces premières phrases que balbutie une bouche enfantine. C'est de lui qu'elle apprenait toutes les légendes héroïques de l'armée africaine. Elle se souvenait du commandant de Bressier, alors à la tête d'un bataillon du 1er zouaves, et revenant de Constantine. Il racontait ses campagnes à la petite fille étonnée, ravie et stupéfaite; et les razzias bruyantes, et la fuite désordonnée des Arabes au burnous blanc; et les villages qui fumaient; et la cantinière qu'on appelait «Mademoiselle maman»; et le désert jaune où rôdaient les lions roux sous le soleil cuivré. Ou bien, devenu colonel, il disait la triomphale entrée dans les rues de Milan, alors que, par les fenêtres pavoisées de drapeaux, pleuvaient des bouquets, des applaudissements et des sourires. Et puis encore, cette course à travers la Chine, qui tenait à la fois de l'épopée et du rêve, quand, avec une poignée de six mille pioupious, on attaquait un empire de quatre cent millions d'hommes; le pont de Palikao, lorsque s'y engouffraient les Tartares aux yeux bridés, agitant leurs bannières en losange, où grimaçaient de noirs démons; et l'incendie du Palais d'Été, et l'entrée dans Pékin, qui apparaissait subitement dans une ceinture de murs crénelés, avec ses toits de tuiles vernissées, ses palais jaunes, ses mandarins coiffés d'une plume de paon, racontant à cette armée héroïque les secrets de l'Asie mystérieuse!

Mort, l'homme qui accomplissait tant d'actions hardies ou sublimes, qui ne marchandait au pays ni son temps, ni sa santé, ni sa vie. Mort comme il rêvait de mourir: sur un champ de bataille. Au milieu des balles qui sifflaient, au milieu des obus qui éclaboussaient le sol de chair humaine, dans l'enivrement de la lutte et du devoir rempli. Hélas! non point en face de l'étranger! En se battant contre des Français, drapeau tricolore contre drapeau rouge, enfants de la même famille se ruant les uns contre les autres. Eh bien, elle ne voulait rien ignorer. C'était son devoir, à elle, de se faire conter la fin de ce héros. Elle savait comment son père avait vécu: elle voulait savoir comment son père était mort!

Il fallut donc que M. de Guessaint parlât. Il arrivait droit de Versailles. Deux heures auparavant, l'aide de camp même du général lui avait raconté la catastrophe. Vers trois heures de l'après-midi, le commandant du corps d'armée donnait l'ordre de faire avancer la réserve. L'artillerie des communards fauchait des rangs entiers. Les troupes hésitaient. Déjà un bataillon reculait en désordre, quand le général lança son cheval au galop et cria: «En avant! en avant!»—Il disparaissait un moment dans la fumée. Bientôt on le revoyait debout, près de son cheval éventré par un éclat d'obus. Il courait pendant quelques mètres entraînant ceux-là mêmes qui voulaient fuir, fascinés à présent par le courage de leur chef. Tout à coup, il buttait contre une pierre et tombait raide. Une balle lui avait troué le cœur. Son officier d'ordonnance, aidé de deux soldats d'infanterie de marine, se hâtait d'emporter le corps, au milieu des coups de fusil. Voilà tout. L'histoire était simple et grande comme la vie même de ce soldat.

M. de Guessaint attendait les ordres de sa cousine. On ne pouvait pas déposer les restes du général dans le caveau de famille, au Père-Lachaise. Où voulait-elle qu'ils fussent transportés? Faustine réfléchissait. Elle consultait le mort pour connaître sa volonté.

—Le service officiel devrait avoir lieu à Versailles, dit-elle. Mais mon père a souvent exprimé son horreur pour ces pompes brillantes, où l'émotion disparaît sous la banalité. Et puis, aujourd'hui, Versailles n'est plus une ville. C'est une grande hôtellerie où tout le monde a pris rendez-vous. Je désire qu'on apporte ici le cercueil de mon père. Il y a une chapelle dans le château. C'est là qu'on dira la messe et que nous prierons pour lui.

Nelly s'effrayait des émotions nouvelles que cette funèbre cérémonie éveillerait chez Faustine. Elle voulait qu'elle renonçât à cette idée. Mais la jeune fille se révoltait:

—Je fais ce que mon père ordonnerait qu'on fît s'il pouvait nous dicter ses volontés.

M. de Guessaint s'inclina. Il ne lui restait qu'à obéir à sa cousine. Faustine était la maîtresse.

—Est-ce que vous couchez au château? demanda-t-elle au jeune homme.

—Non, ma cousine. Il faut que je retourne à Versailles et que je transmette votre décision au commandant de la place.

—Merci, mon cousin. Je n'oublierai pas que vous avez été de moitié dans la plus grande douleur de ma vie.

Elle lui serra la main, et M. de Guessaint sortit.

—Si tu savais combien je suis malheureuse, murmura Faustine en glissant dans les bras de Nelly.

De nouveau, elle fondait en larmes, et son désespoir la ressaisissait, plus intense et plus violent au souvenir de ce père qu'elle adorait. Elle se coucha pour complaire à son amie. Mais pas un instant elle ne put fermer l'œil. Pauvre Étienne! comme il serait malheureux, lui aussi. Faustine se retournait dans son lit, fiévreuse, répétant: «Papa! oh! mon pauvre papa!» Elle ne s'endormit qu'au matin, brisée, de ce sommeil lourd qui est moins le repos que l'anéantissement. Lorsqu'elle s'éveilla, la matinée s'avançait déjà. La jeune fille ne voyait ni le clair soleil qui se jouait entre les branches, ni les gaietés rieuses du printemps. Elle n'entendait pas les cris vifs des oiseaux qui voletaient en se poursuivant d'arbre en arbre. Une seule pensée la tenait. Son père, qu'elle chérissait de toutes les forces de son être, elle ne le verrait plus jamais jamais! Sa femme de chambre lui dit que Mlle Nelly était venue plusieurs fois prendre de ses nouvelles, et qu'elle l'attendait dans l'atelier.

—Priez Mlle Forestier de m'excuser, répliqua Faustine, je la rejoindrai dans un instant.

Et elle descendit dans le cabinet de travail du général. M. de Bressier aimait à se réfugier dans cette pièce large, aux tentures sombres, où se trouvaient réunis quelques-uns des plus chers souvenirs de sa vie aventureuse. A côté d'armes arabes, autrichiennes et chinoises, entre les panoplies guerrières, étaient accrochés les portraits de ses enfants et de sa femme. Au fond de la chambre se dressait un bureau, acheté par lui à la vente du maréchal Bugeaud. Au commencement de la guerre, il disait à Faustine:

—Tiens, mon enfant, prends l'une des clefs de ce bureau, je garde l'autre. Si je suis... hum!... s'il m'arrive malheur, je veux que tu puisses ouvrir ce meuble. Tu y trouveras mon testament.

Et vaillante, domptant sa souffrance, refoulant ses larmes, Faustine venait exécuter les ordres de son père. Tout était dans un ordre parfait. Quelques cartons, remplis de papiers mis à leur place, bien étiquetés. Dans un tiroir, une enveloppe assez grande, où luisait un cachet de cire rouge aux armes du général. On lisait ces trois mots: «Pour mes enfants.»

La jeune fille hésita un instant avant de briser le scel. Ce papier ne lui appartenait pas, à elle seulement, mais aussi à Étienne. Elle réfléchit que M. de Bressier, dans son testament, ordonnait peut-être comment devait avoir lieu son service funèbre. Son devoir lui commandait d'en prendre connaissance avant l'arrivée de son frère. Puis, une telle tendresse unissait Étienne et Faustine, qu'entre eux tout restait commun. A l'avance, elle savait qu'il l'approuverait. Elle déchira l'enveloppe et elle lut. M. de Bressier désirait, en effet, que son enterrement fût très simple. Autant que possible, il souhaitait qu'on ne lui rendît pas les devoirs dus à un général de division, grand officier de la Légion d'honneur. Que les plus chers parmi ses compagnons d'armes assistassent à ses obsèques; qu'on ne prononçât aucun discours; qu'on dît seulement une messe basse: voilà tout ce que demandait cet homme de bien. Les prières de ceux qu'il aimait lui suffisaient, pour saluer sa dépouille mortelle.

Suivaient quelques lignes spécialement adressées à Faustine. Le général ne donnait aucun ordre à sa fille. Pourtant, il la priait d'épouser M. de Guessaint, le fils de sa sœur. Elle avait dix-sept ans. Le métier des armes ne permettait pas à son frère de rester longtemps auprès d'elle. Il lui fallait un mari. Et ce mari, son père voulait le connaître à l'avance. Faustine laissa tomber le papier sur la table du bureau; elle cacha une minute sa tête entre ses mains. Puis, à voix haute, comme si elle parlait à un être invisible, mais toujours présent, qui pouvait l'entendre et l'approuver:

—Père, dit-elle, dans trois mois, je m'appellerai madame de Guessaint.

Elle reprit le testament. Il était assez long. Le général n'oubliait personne; aucun de ceux qu'il chérissait. Par exemple, il léguait douze cents francs de rente à un vieux sous-officier, légionnaire et médaillé, qui habitait près de Pornic, sur une des terres de M. de Bressier. Ce sous-officier avait été blessé naguère à côté de lui, en lui sauvant la vie. Il pensait même à ses serviteurs, assurant l'existence des plus pauvres. Chacun de ses amis recevait un souvenir. Et dans le choix même de ces souvenirs, on retrouvait la bonté vigilante du vieux soldat. Quant à sa fortune, elle formait naturellement deux portions égales distribuées entre son fils et sa fille. Le testament se terminait par deux lignes adressées à Étienne. Deux lignes pleines de noblesse et de fierté, où le père disait au fils: «Fais ce que j'ai fait. Conduis-toi comme je me suis conduit. Aime la France comme je l'ai aimée!»

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