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Mademoiselle de Bressier

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VII

—Je vous demande pardon de vous déranger, Mademoiselle. Il y a au salon des amis de mon général. Ils arrivent de Versailles, conduits par M. de Guessaint.

Marius venait avertir sa maîtresse, qui s'oubliait à rêver dans le cabinet de travail de son père.

—Merci, mon ami. Je vais un instant dans ma chambre, et je descends.

Si Faustine n'eût pas appartenu tout entière à ses souvenirs, elle aurait été frappée par l'allure étrange de Marius. Ses dents claquaient. Une pâleur verte rendait presque méconnaissable son visage énergique. Par instants, il s'appuyait contre un meuble, comme s'il allait tomber. C'est que maintenant il connaissait toute l'étendue du désastre qui frappait la famille de Bressier: ce désastre que Faustine ignorait encore. La veille, Marius trouvait déjà bien étrange l'absence prolongée d'Étienne. En y réfléchissant, elle lui apparaissait grosse de menaces. Il connaissait le capitaine; gai, bon enfant: mais, avant tout, ponctuel dans le service et docile à ses chefs. Comment admettre qu'un pareil officier, ayant quelques heures de congé, s'en accordât le double? Pour aller voir son père au pont de Courbevoie? Invraisemblable. Le général dirait tout de suite à son fils: «Tu as une permission?» Non, Étienne courait un danger.

Pendant toute la nuit, le soldat tournait et retournait la même idée dans son cerveau, hanté par des terreurs folles. Au matin, il courait à Versailles sans rien dire à personne. Coûte que coûte, il voulait savoir la vérité. Il allait la connaître dans toute son horreur. Couché de bonne heure, la veille, avant l'arrivée de M. de Guessaint, le matin, il partait avant que personne fût levé. D'ailleurs, il ne demeurait pas dans le château même. Il occupait ce petit pavillon de garde où Nelly et Faustine l'avaient trouvé, lorsque Françoise gisait dans le fossé, évanouie. En quittant le château, il ignorait donc la mort de son général. Il l'apprit en arrivant à l'état-major de la place. Le concierge, ancien sergent, vint droit à Marius.

—Ah! comme je vous plains, mon camarade!

—Quoi? qu'est-ce qu'il y a?

—Vous ne savez donc pas? Votre maître?...

—Le capitaine?

—Hélas! tous les deux, mon pauvre vieux!

Marius s'abattit comme un bœuf qu'on assomme. Six heures du matin sonnaient à peine. Déjà, la cour s'emplissait d'officiers, d'estafettes, de soldats qui allaient et venaient; tout le mouvement d'une ville de guerre, quand l'ennemi est aux portes et qu'on se bat tous les jours, et que toutes les nuits le danger recommence. On savait déjà l'affreux malheur. Le général de Bressier tué à l'ennemi; le capitaine de Bressier fusillé dans un bois. Le sergent transporta Marius dans sa loge, et lui prodigua ses soins pour le rappeler à lui. Au bout d'un quart d'heure, Marius ouvrait les yeux et on lui racontait l'aventure tragique. La mort du père, d'abord, glorieusement frappé d'une balle en pleine poitrine, quand il menait au feu ses soldats hésitants et troublés. La mort du fils ensuite, cette fin hideuse, dans un guet-apens.

Une sentinelle, aux avant-postes, voyait tout à coup, au moment où le soleil se levait, une ombre marcher vers elle. Le factionnaire criait: «Qui vive!», puis il lâchait son coup de fusil. L'inconnu prenait la fuite, poursuivi par une dizaine d'hommes. On le saisissait bientôt. L'inconnu disait s'appeler Joseph Larcher. Il faisait partie des troupes de la Commune. Interrogé, il racontait une histoire assez étrange. D'après lui, une soixantaine de gardes nationaux se cachaient dans les bois, à quelque distance de là. Ils tenaient prisonnier un capitaine de hussards. Lui, Joseph Larcher, venait de la part de ses camarades offrir un marché. Les communards respecteraient l'officier; en échange, on leur promettrait la vie sauve. Le malheureux entremêlait son récit d'interjections comiques, de phrases entrecoupées, qui trahissaient une terreur bestiale. Non, il n'était pas un méchant homme, mais un ouvrier ébéniste! Il aurait bien voulu rester tranquille. Impossible. Avec ces bavards de l'Hôtel de ville, il fallait marcher droit. On pouvait le croire sur parole. Ses compagnons et lui ne demandaient qu'à ne pas être fusillés. On pouvait bien ne pas les tuer, puisqu'ils rendaient leur captif vivant.

Le capitaine qui commandait la grand'garde écoutait attentivement le récit embrouillé et confus du garde national. Évidemment, cet homme ne mentait pas. En tout cas, on pousserait une reconnaissance vers le bois indiqué par Joseph Larcher. Demander à l'officier sa parole d'honneur que ses compagnons auraient la vie sauve? L'ouvrier ébéniste n'y pensait guère. Il ne songeait qu'à protéger la sienne. C'est ainsi qu'une compagnie de ligne s'était mise en marche pour délivrer Étienne. Que se passait-il ensuite? On ne savait pas. On supposait que quelques soldats, oubliant la consigne, avaient tiré les premiers sur les gardes nationaux. Ceux-ci, pris de peur, se croyant trahis, avaient tué leur prisonnier, après l'avoir accablé de coups et criblé d'outrages! Quand le capitaine du détachement de ligne fut maître du bois, il trouva le corps d'Étienne de Bressier percé de balles, déjà tuméfié. Le visage noir, meurtri par des coups de crosse, gardait une expression de colère farouche. Exaspérés, les soldats massacrèrent tout ce qui leur tomba sous la main. C'est à peine si quelques gardes nationaux s'échappèrent, fuyant à droite et à gauche comme une volée de perdreaux.

Dès les premiers mots de ce récit lugubre, Marius s'était mis à pleurer. Peu à peu, ses larmes s'arrêtèrent. Il serrait les poings avec rage, ou levait les bras, dans une indicible colère, comme pour menacer un ennemi lointain. Ce paysan, arraché par la conscription à sa terre bourguignonne; ce fils des anciens serfs, dont le cerveau étroit ne concevait aucune des idées de son temps; ce simple soldat, devenu sous-officier après tant d'années de bonne conduite, après tant d'actes de bravoure; cet enfant du peuple, enfin, subissait en ce moment une impression bien étrange pour un être tel que lui. Il voyait à jamais éteint ce nom de Bressier qui, à ses yeux, s'auréolait d'une gloire lumineuse.

Cependant, on connaissait à l'état-major les intentions de Mlle de Bressier. On savait que le service du général aurait lieu au château de Chavry. Ceux de ses compagnons d'armes qui se trouvaient à Versailles, quelques-uns de ses amis, comptaient y assister. Restait une question grave pour laquelle le commandant de la place, M. de Rentz, dut prendre l'avis de M. de Guessaint. Fallait-il célébrer les deux services en même temps? Ou convenait-il de cacher à Faustine pendant quelques jours encore la mort de son frère aîné? M. de Guessaint n'hésita pas. Il se rappelait le désespoir de la jeune fille, désespoir d'autant plus violent qu'il restait plus concentré. Lui apprendre qu'Étienne venait de succomber, lui aussi, ce serait la briser: peut-être la tuer.

—Que faire, alors? demanda M. de Rentz. Mlle de Bressier s'étonnera de l'absence de son frère, en un pareil moment.

—Nous mentirons, mon général. Et vous m'y aiderez.

—Volontiers. Comment?

—Vous comptez venir au château pour la messe?

—Certainement. J'ai déjà donné les ordres. Je sais que mon pauvre camarade n'aimait pas les enterrements officiels. Mais je veux au moins que des soldats saluent le cercueil de ce soldat. Un bataillon de ligne et un escadron d'artillerie sont en route pour Chavry. Le corps sera transporté sur un affût de canon.

—Ne pouvez-vous pas dire à ma cousine que vous avez donné hier une mission au capitaine de Bressier? Je lui expliquerai qu'on n'a pas eu le temps de le rappeler par télégraphe.

—Parfaitement.

—De cette façon, elle restera dans l'ignorance, au moins pendant une semaine. Je l'habituerai peu à peu à ce malheur. Et quand il me sera permis de le lui révéler, c'est qu'elle sera assez forte pour souffrir encore.

—Ne trouvera-t-elle pas cette fable bien invraisemblable?

—Non, mon général. Les êtres très malheureux sont toujours très crédules.

Dans l'armée, on aimait beaucoup la famille de Bressier. Chacun connut bientôt ce que décidaient le général de Rentz et M. de Guessaint. Faustine ignorait et devait ignorer la mort de son frère. Quand Marius dit à la jeune fille que plusieurs personnes arrivaient, les jardins et le parc s'emplissaient déjà. Non seulement, les troupes commandées occupaient la place qu'on leur assignait; mais encore des officiers, des sous-officiers et des soldats ayant tous servi sous les ordres du général. Les uniformes variés, aux couleurs violentes, se découpaient nettement sur la verdure criarde des arbres et des pelouses. Les lignards, placés sur trois rangs, occupaient les deux côtés de la grande allée qui partait de la grille. Les officiers des autres armes, des généraux, des colonels se massaient à la droite et à la gauche du château. M. de Guessaint, ayant Nelly à son côté, recevait sur le perron. Tout à coup, Faustine de Bressier parut, toute blanche sous le long voile noir qui encadrait sa pâleur. On lisait tant de douleur sur ce fier visage, tant de souffrance dans ces yeux éclatants qui ne pouvaient plus pleurer, qu'un murmure d'émotion courut dans la foule. Tout le monde se découvrit. On saluait la fille et la sœur de deux soldats tombés pour la patrie.

Brusquement, on entendit sur la route un ordre donné d'une voix brève. Ce fut un piétinement de chevaux, le bruit sourd de caissons qui roulent et un canon entra par la grille, lentement, portant sur son affût un cercueil voilé par le drapeau tricolore. Derrière, des artilleurs à cheval traînant d'autres canons qui tournaient vers la campagne leurs gueules de bronze, ce jour-là muettes. Le général qui commandait leva son épée. Alors, les clairons sonnèrent, les tambours battirent aux champs. Et celui qui était mort en soldat eut des funérailles de soldat.

La messe fut très courte. Les assistants ne voulaient point devenir importuns. Tout le monde sentait que Faustine désirait demeurer seule. Les généraux, les officiers vinrent saluer, les uns après les autres, la fille de leur compagnon d'armes. Une douleur sourde pesait sur ces fronts. Le mensonge pieux qu'on faisait à la jeune fille assombrissait toutes les consciences. M. de Rentz rougissait malgré lui en racontant que, la veille, il avait envoyé le capitaine de Bressier à Niort pour une remonte de chevaux. On souffrait, pour la malheureuse orpheline, de ce malheur nouveau qui la frappait. Tout le monde gardait bien le secret: mais tout le monde se sentait cruellement impressionné.

Vers deux heures, le château redevenait solitaire. Faustine pria M. de Guessaint de l'accompagner dans l'atelier. Et, comme Nelly s'éloignait, son amie lui dit:

—Je désire que tu restes. En l'absence de mon frère, c'est toi qui représentes toute ma famille. N'es-tu pas ma sœur?

Et lorsqu'ils furent réunis tous les trois, Mlle de Bressier lut à son cousin le testament du général.

—J'ai désiré que vous prissiez connaissance des dernières volontés de mon père. J'ajoute que je suis décidée à les respecter. Je mentirais en vous disant que je vous aime, Henry. Mais je suis toute prête à vous aimer: je m'ignore moi-même. Mon père vous estimait. C'est assez pour que j'aie un sentiment pareil au sien. Il désirait que vous fussiez mon mari; sa volonté soit faite.

—Ma cousine..., balbutia Henry.

Faustine lui tendit la main.

—Je vous promets d'être pour vous une femme fidèle. Au revoir, mon cousin. Je vous prie de me laisser seule aujourd'hui. A l'avenir, chaque fois qu'il vous plaira de venir chez moi, vous serez toujours chez vous.

M. de Guessaint aurait voulu exprimer sa reconnaissance d'une manière éloquente. En réalité, il ne trouvait pas un mot. L'excès de son bonheur l'étranglait; et, ne sachant que dire à Faustine avant de partir, il sortit.

—Alors, mon amie, tu es bien résolue? demanda Nelly.

—Mon père le voulait, murmura Mlle de Bressier.

Nelly poussa un soupir significatif.

—Voilà qui est décidé. Tu t'appelleras madame de Guessaint. Ah! ce n'est pas ce que je rêvais pour toi!

—Moi aussi, j'espérais une autre existence, dit lentement Faustine.

Elle essuyait les larmes qui coulaient de ses yeux.

—Ne jamais quitter mon père, ne point me marier, vivre auprès de cet héroïque et fier soldat... Étienne est destiné à s'en aller toujours au loin. Il n'aurait pu être comme moi, pour le général, un compagnon toujours présent. Tu ne nous aurais pas abandonnés, Nelly. Ta gaieté si franche et si jeune eût été le sourire de notre maison. Et mon père eût vieilli avec nous deux: moi, sa fille; toi, presque sa fille...

Nelly se jeta dans les bras de son amie:

—Tu pleures encore, ma pauvre chérie.

—Hélas! je ne pleurerai jamais assez celui que j'ai perdu!

—Veux-tu me faire une promesse?

—Laquelle?

—C'est qu'il en sera désormais comme si ton père vivait toujours. Tu vas avoir un mari. Pour lui, je ne serai qu'une étrangère. Il voudra nous séparer. Les hommes ont des idées si bizarres! Jure-moi que tu refuseras? Voilà bien des années que nous sommes comme deux sœurs. Je désirerais que l'avenir fût pareil au passé.

Faustine prit les mains de Nelly et la regarda tendrement.

—C'était la volonté de mon père, dit-elle. Je respecterai celle-là, comme j'ai respecté toutes les autres. Que je sois riche ou pauvre, je ne t'abandonnerai pas. Ma maison sera toujours la tienne. Sœurs nous avons été, sœurs nous resterons.

—Tu me rends bien heureuse, ma chérie!

—Qui sait? Ce sera toi peut-être qui voudras me quitter! Tu as seize ans; tu es jolie, tu es riche. Tu aimeras et tu seras aimée. Alors, fatalement, le destin brisera le lien qui nous unit.

Le visage de Nelly devint grave.

—Tu te trompes, Faustine. Je ne me marierai jamais. J'ai l'air de ne pas beaucoup réfléchir. Au fond, je suis très sérieuse. Je suis orpheline. Ma famille se compose d'une seule personne: toi. Pourquoi voudrais-je m'en créer une autre? Je sais bien qu'à dix-sept ans, il est un peu étrange de dire ce qu'on fera ou ce qu'on ne fera pas. Mais toutes les deux, vois-tu, nous sommes au-dessus de notre âge. La douleur nous a mûries. Nous avons subi des épreuves que les autres jeunes filles ignorent toujours. Toi, tu n'oublieras pas cette journée-ci. Elle t'enlève l'un des deux êtres que tu as le plus aimés. Moi non plus, je ne l'oublierai pas: tu viens de me promettre que je serai toujours ta sœur, et qu'on ne nous séparera jamais.

De nouveau, elles s'embrassèrent longuement. A cette heure terrible de sa vie, Faustine défaillante se ranimait en sentant près d'elle l'ardente et sincère affection de Nelly. Quand on a perdu un être aimé, il semble qu'un grand vide s'est creusé dans le cœur, et que rien ne le comblera jamais. Mais la nature, éternellement jeune, a quelquefois pitié des souffrances qu'elle impose. A côté d'une tendresse disparue, elle fait renaître une tendresse nouvelle.

—Puisque nous sommes sœurs, reprit Nelly, permets-moi d'être l'aînée de temps en temps. Tu as besoin d'air et de soleil. Prends mon bras, et viens avec moi dans le parc.

—Je t'en prie...

—Ne prie pas. C'est inutile. Je suis décidée à ne rien entendre. Si tu restes dans l'atelier, ou si tu remontes dans ta chambre, tu vas t'absorber dans tes rêveries; et tu souffriras, tu pleureras.

—Tu veux...

—Je veux que tu prennes de l'exercice; je veux que tu sortes avec moi. Vois Odin: il rôde autour de l'atelier avec des airs pitoyables. Il croit que nous l'oublions.

L'après-midi était extrêmement doux. Le soleil se cachait derrière les nuages. Une teinte un peu grise s'épandait sur les arbres et les allées. Un temps délicieux pour une course à travers le parc. Qu'importait le temps à Faustine? Elle obéissait à son amie. Mais elle aurait voulu s'étendre et pleurer à son aise. C'est ce que Nelly ne voulait pas, sachant qu'une douleur violente a besoin d'être violemment secouée. Elle espérait distraire Faustine par sa causerie toujours vive, toujours alerte. Les jeunes filles s'enfonçaient dans les taillis sombres, suivant les sentiers sinueux qui s'enchevêtraient les uns à travers les autres, précédées par Odin qui bondissait auprès d'elles. Nelly revenait à son idée fixe.

—Te marier! Sans doute je voulais que tu te mariasses. Mais je rêvais pour toi un prince Charmant. Tu es à mes yeux l'idéal de la jeune fille. Ne rougis pas, c'est complètement inutile! Je me disais que tu épouserais un beau jeune homme, follement amoureux...

—Nelly!

—Ne me gronde pas. Ton pauvre père en a décidé autrement? Tout ce qu'il a fait est bien fait. Car ne t'imagine point que je ne sente pas, moi aussi, l'immensité de cette perte. Je suis seule au monde; et si je possède une amie telle que toi, c'est qu'il m'a ouvert sa maison comme il m'ouvrait ses bras. Aussi, ma tendresse pour toi est faite pour moitié de reconnaissance. Je te parle du prince Charmant? C'est que je te voudrais tous les bonheurs. Que ne donnerais-je pas pour t'épargner une larme?

—Ma chérie...

Elles allaient, se tenant par la taille, et vraiment charmantes, ces deux fines créatures. En les faisant presque pareilles l'une à l'autre, la nature semblait avoir voulu rapprocher deux beautés exquises. Faustine et Nelly marchaient depuis une demi-heure, quand celle-ci dit tout à coup:

—Es-tu sûre que nous ne nous sommes pas égarées? Ce parc est si grand que j'ai toujours peur de me perdre.

—Non, répliqua Mlle de Bressier. On ne peut pas se perdre avec Odin. Vois: le saut de loup est à quelques pas. Il suffit de le suivre pour arriver à la grille.

Elles prenaient un nouveau sentier, quand le lévrier russe jeta un aboiement prolongé. Un homme paraissait sur la route. Il sortait du fossé, en se hissant avec les mains. Au lieu de se tenir debout, il regardait à droite et à gauche, épiant d'un air inquiet. A la distance où elles se trouvaient, les jeunes filles le voyaient mal. Cependant, leur premier sentiment fut de la peur. Cet homme semblait être un vagabond peu désireux de rencontrer quelqu'un.

—A moi, Odin! dit Faustine d'une voix brève.

Le lévrier bondit auprès de sa maîtresse.

—Heureusement, le saut de loup nous protège, murmura Nelly. Car voilà un individu qui ne promet rien de bon.

En ce moment, elles arrivaient à la grille ouverte, et l'homme les aperçut. Il se tenait debout au milieu de la route, les bras croisés, avec un air de découragement profond. Tout à coup, il eut un geste brusque, comme s'il prenait une résolution soudaine. Et, franchissant la grille, il vint droit à Faustine.

VIII

Pendant l'attaque furieuse des soldats de ligne, Pierre s'était défendu avec rage. La lutte n'avait pas été longue. Au bout d'une demi-heure, un silence lourd planait sur le bois lugubre changé en cimetière. Quelques hommes seulement avaient pu s'enfuir, et parmi eux, le mari de Françoise. Les autres ne les poursuivaient pas. Avant tout, ils voulaient retrouver le prisonnier encore vivant.

Pendant tout l'après-midi, Pierre resta caché derrière un arbre, accroupi sur le sol. Lorsque l'ombre descendit sur la plaine, il avança la tête, regardant, épiant, guettant. Personne. Pas un être suspect dans les voiles gris du crépuscule. Pour avoir sauvé sa vie, il ne se trouvait pas hors de péril. Que faire? Où aller? Impossible de rentrer dans Paris. S'il entreprenait de franchir la distance qui le séparait des remparts, il rencontrerait fatalement les troupes des assiégeants. Rebrousser chemin et remonter du côté de Versailles? Impossible encore. Il portait sur le dos sa vareuse de garde national. Le galérien qui fuyait naguère le bagne ignoble de Toulon, était toujours trahi par son hideux uniforme de forçat. S'il frappait à la porte du paysan, le paysan le chassait à coups de fourche. S'il demandait asile au berger nomade, le berger lâchait son chien. Pas de délivrance tant que le galérien évadé portait sur son dos la casaque maudite. Le bagne lointain se collait encore à sa peau. De même pour Pierre. On haïssait les communards. Il ôta sa vareuse et la jeta dans un buisson avec son képi. Certes, on pouvait reconnaître encore la bande rouge cousue au pantalon noir: mais à quelques pas, elle ressemblait à la culotte d'un artilleur. D'ailleurs, il faisait sombre. Il lui restait toute la nuit pour réfléchir. S'il pouvait manger au moins, s'il pouvait boire! Son pain, ce pain qu'il avait partagé avec le malheureux Étienne, il ne savait où le prendre maintenant. Demander l'aumône? Dans ce costume? Folie! Il se livrerait aussi sûrement que si, rencontrant un soldat, il lui disait: «Arrête-moi!» Il ne pouvait cependant pas rôder toute la nuit comme une bête fauve traquée par les chiens. Il ne savait seulement pas où il se trouvait. Il fallait s'orienter d'abord. Sur la gauche s'étendait un gros bourg. Çà et là des villas gracieuses, coquettement posées des deux côtés de la route. Pierre frissonnait. Il devait ressembler à un vagabond, avec son visage et ses mains noircis par la poudre, avec sa mine hagarde et ses cheveux emmêlés. Cet homme nu-tête, sale, farouche, ferait peur. Il se hasardait cependant et poussait devant lui. Au bout de cinq cents mètres, il reconnut le pays. Il était à Sèvres. Amertume du souvenir! Naguère, il était venu se promener là, un dimanche, avec Françoise. Il voyait encore son petit Jacques, riant de son bon rire d'enfant et se glissant dans les blés pour y cueillir des bleuets et des coquelicots. Comme c'était loin, ce bon temps-là! Tout à coup, Pierre s'arrêta. Une maison se dressait vers la droite, d'apparence cossue, avec un bon air tranquille: une maison de bourgeois parisiens, très calme. La lune qui se levait dans le ciel paisible, jetait sa lueur blanche sur ce coin de paysage banal et doux. Par la grille ouverte, Pierre voyait une fillette assise sur un perron; elle jouait avec un chien. Elle tenait un morceau de sucre dans la main et levait les doigts très haut. Le chien sautait et l'enfant riait; elle baissait le sucre, elle l'éloignait, et le chien poussait des aboiements plaintifs. Une jolie mignonne n'ayant pas plus de douze ans, un peu grasse, avec des cheveux blonds qui tombaient épais et bouclés sur son front et sur ses joues. Brusquement, Pierre, franchit la grille et s'avança vers la petite fille. En l'apercevant, elle se leva, et resta debout toute droite. Deux fois, elle balbutia:

—Monsieur... Monsieur...

Dans sa peur, elle laissait retomber sa main. Le chien en profitait pour manger le morceau de sucre. Pierre dit très vite, d'une voix qu'il s'efforçait de rendre fort douce:

—Mademoiselle... ne craignez rien... Mademoiselle... je ne suis pas méchant... Je n'ai pas mangé depuis hier. Donnez-moi un morceau de pain et un verre d'eau.

Il parlait d'un ton si étrange, avec une telle expression de crainte et de souffrance, que l'enfant se sentait toute remuée. Elle le regardait, de ses grands yeux étonnés. Elle se demandait d'où sortait subitement ce vagabond. Soudain, elle éclata de rire.

—Vous avez de la chance tout de même! Maman et ma tante sont allées se promener. La bonne cause avec le jardinier.... Et je ne sais pas pourquoi, quand elle cause avec le jardinier, elle ne fait jamais attention à rien. Attendez là une minute. Pourvu que maman ne rentre pas, mon Dieu! Elle ne dirait pas grand'chose; mais c'est ma tante qui crierait!

Et toujours riant, enchantée sans doute de commettre une chose défendue par sa tante, l'enfant disparut dans la maison. Elle revint au bout de cinq minutes chargée de comestibles. Du pain, de la viande, une bouteille de vin! Ses pauvres petits bras pliaient sous ce fardeau.

—Jamais vous ne pourrez emporter tout ça! s'écria-t-elle. Attendez, je vais vous donner une serviette.

Elle posait ses provisions sur le perron, et le chien gourmand les flairait. Pierre la trouvait ravissante, cette enfant. Il aurait voulu causer avec elle, la remercier. Mais cette mère et cette tante dont parlait la petite l'épouvantaient. Certes, elles crieraient en apercevant cet affreux bohémien dans leur maison. A la hâte, il mit quelques provisions dans la serviette que la petite rapportait et fit soigneusement un nœud solide.

—Comment vous nommez-vous, mon enfant? dit-il.

—Gabrielle; mais on m'appelle Gab!

—Je ne vous oublierai jamais, allez! Je voudrais bien vous embrasser, mais je suis si noir!...

Pierre souriait en parlant ainsi. Pour la première fois depuis son départ de Paris, depuis qu'il quittait sa femme et son fils, une lueur de gaieté flambait dans ses yeux tristes. La petite riait toujours.

—C'est ça qui m'est égal que vous soyez noir! Embrassez-moi tout de même! Et ne m'oubliez pas. C'est promis! Gabrielle... Mais on m'appelle Gab! Sauvez-vous vite. Maman et ma tante vont revenir. Et ma tante serait dans une colère!...

Jamais Pierre ne fit un repas si délicieux. Au pied d'un arbre, en plein champ, il dévora les vivres que la charité d'une fillette lui donnait. Quelle chance il avait eue! S'il rencontrait une enfant craintive au lieu d'un petit être courageux et bon, on le saisissait, on le conduisait à Versailles, on le jetait dans les cachots où gisaient les fédérés captifs. Et il ne revoyait jamais ni Jacques ni Françoise. Il fallait maintenant trouver un abri pour la nuit. Rien de plus simple. Il suffisait de se jeter dans un bouquet de bois. Quand les arbres dressèrent au-dessus de sa tête leurs branches lourdes, le malheureux fut envahi par un profond bien-être. L'espérance lui revenait. Une bonne fée semblait le protéger. Il échappait à tant de périls! La bataille, d'abord, et cette halte sinistre dans le bois; puis le combat enragé, lorsque les soldats de ligne attaquaient; enfin, ce cher petit ange qui surgissait tout à coup pour lui venir en aide lorsqu'il allait désespérer. Il murmurait son nom avec un attendrissement particulier, et il revoyait le visage de cette jolie Gab, gracieuse et mignonne, dans l'encadrement de ses cheveux blonds. Un calme délicieux le gagnait. Il fermait les yeux, bercé déjà par les premières caresses du sommeil. Enfin, il s'endormit profondément. Au-dessus de lui, souriait le grand ciel troué d'étoiles.

Quand il s'éveilla, des maraîchers passaient sur la route. Ses angoisses renaissaient avec le jour. Peu importait qu'on le prît pour un vagabond. Mais la bande rouge de son pantalon révélait à tout le monde un fédéré fugitif. Il resta dans son abri pendant de longues heures. Il avait ménagé ses provisions, la veille; il put déjeuner assez solidement. En ce moment, l'horloge d'une église lointaine sonna douze fois. De nouveau Pierre agitait ce problème: «Que faire?» Quand l'espérance est entrée dans un cœur, elle y reste obstinément. Le souvenir de Gab le consolait et le soutenait. Après tout, il y a des êtres bons et généreux, qui aident le pauvre monde. Il trouverait peut-être un asile dans une maison. Qui sait s'il n'arriverait pas à s'embaucher comme garçon d'écurie, dans une ferme? Il se serait bien hasardé sur la route, mais des soldats défilaient fréquemment par petites troupes. Il préférait attendre que le soir revînt. L'après-midi s'écoula; il demeura immobile. Enfin, vers cinq heures, il se risqua. Un champ de betteraves s'étalait devant lui. Il suivit un des sillons, et gagna la route qu'il apercevait de loin. Il la traversa et entra dans le champ voisin. Il marchait, il marchait toujours, sans se lasser, rompu à la fatigue, décidé à tout faire pour sauver sa vie, cette vie nécessaire aux deux êtres qu'il aimait passionnément. Depuis un quart d'heure il suivait un petit sentier, quand il s'arrêta brusquement. Une dizaine de soldats de ligne venaient droit à lui. Le plus simple eût été de continuer son chemin, sans témoigner aucune crainte, et de passer tranquillement à côté de ces hommes. Mais, depuis vingt-quatre heures, Pierre était hanté par des visions funèbres. Tout ce qui portait un pantalon rouge lui causait une épouvante nerveuse. Il prit la fuite, comme un lièvre qui détale devant les chiens. Les soldats, d'abord étonnés, en voyant cet homme qui se sauvait à leur approche, sans raison ni motifs, coururent après lui, criant: «Arrêtez-le! arrêtez-le!» Mais la terreur donnait des ailes au fugitif. Bientôt, il prit une avance considérable. Il franchissait les halliers; il sautait par-dessus les buissons; il enjambait les fossés. Enfin, il arriva sur une autre route. Devant lui, un parc énorme, aux profondeurs sombres, protégé par un large saut de loup. Il le suivit pendant quelques minutes et arriva devant une grille. Soudain il aperçut Faustine et Nelly. Il n'en pouvait plus. Ses dents claquaient. Il voyait trouble; ses tempes battaient avec force, et son cœur l'étouffait, sautant dans sa poitrine. Alors il se croisa les bras, anxieux, hésitant. Puis il réfléchit que la pitié de ces jeunes filles pouvait seule le sauver encore. Et il alla droit vers elles, décidé à tout leur dire, à implorer leur secours, songeant que des femmes, jeunes comme celles-là, seraient moins cruelles que le destin. Nelly tremblait, serrée contre son amie, un peu rassurée par la présence d'Odin, qui montrait les dents. Faustine attendait le vagabond, le front haut, très calme.

—Que voulez-vous? Que demandez-vous? dit-elle d'une voix brève.

—Mademoiselle... Mademoiselle... je suis perdu, sauvez-moi.

—Pourquoi êtes-vous perdu? Qui êtes-vous?

—Oh! laissez-moi entrer... Cachez-moi. Je vous dirai tout. Je suis un honnête homme. J'ai une femme, j'ai un fils. Si on me tue, on les tuera du même coup.

Faustine contemplait cet inconnu qui invoquait sa pitié, qui implorait sa protection. Ses yeux étaient doux, clairs, loyaux; elle songea qu'étant malheureuse elle devait tendre la main à tous les malheureux.

—Entrez, dit-elle simplement.

Puis, lorsque Pierre eut pénétré dans l'allée, elle ferma la grille et conduisit le fugitif dans un bosquet.

—Vous avez couru longtemps, reprit-elle; vous n'en pouvez plus. Asseyez-vous sur ce banc et reposez-vous.

Pierre joignait les mains, il la contemplait comme s'il eût adoré une madone.

—Mademoiselle... ah! Mademoiselle..., murmura-t-il.

—Ne parlez pas, vous êtes trop essoufflé. Vous me direz tout à l'heure ce que vous voudrez me dire. D'ailleurs, je n'ai pas besoin de savoir qui vous êtes, ce que vous avez fait, d'où vous venez. On vous poursuit, je vous donne asile. Voilà tout.

Nelly, d'abord effarouchée, se tenait derrière Faustine. Elle se rassurait maintenant; et, curieusement, elle se rapprochait de Pierre Rosny.

—Tu as raison, dit-elle avec vivacité, ce n'est pas un voleur!

Pierre pâlit.

—Un voleur, moi!

—Va au château, continua Faustine, et dis à Marius de venir.

—Comment! tu veux rester seule, avec... avec...?

Et ne sachant de quel nom appeler Pierre, elle le désignait d'un geste gêné, assez comique.

—Fais ce que je t'ai demandé, poursuivit Mlle de Bressier, très doucement, mais avec l'imperceptible nuance d'autorité qu'elle mettait dans ses paroles quand elle voulait être obéie.

Nelly s'éloigna, tournant de temps en temps la tête pour voir ce qui se passait. On l'eût profondément étonnée en lui apprenant que ce fugitif, ce vagabond, cet être dépenaillé, était le mari de la jeune femme qu'elle trouvait trois jours auparavant gisant dans le saut de loup. La vie a de ces coïncidences bizarres: par quel caprice du sort la femme et le mari venaient-ils, en si peu de temps, échouer l'un après l'autre dans le même endroit?

Pierre regardait toujours Faustine. Il eût voulu tout lui dire, lui prouver que sa charité ne sauvait pas un être indigne. Mais la jeune fille ne lui permettait pas d'ouvrir la bouche. Elle se sentait prise de pitié pour ce malheureux que le destin lui envoyait, en ce jour qui comptait comme le plus malheureux de tous ses jours. Elle se trouvait en cet état d'âme où l'on a le besoin de faire du bien à quelqu'un. Si un oiseau, battu par la pluie et chassé par le vent était venu frapper contre ses vitres, elle eût ouvert sa fenêtre et recueilli le fugitif ailé. Pourquoi repousserait-elle cet homme qui heurtait à sa porte et lui criait pitié?

Une seule question se posait devant son esprit, pendant que Pierre assis sur le banc, reprenait lentement des forces. D'où venait cet inconnu? Pourquoi le poursuivait-on?

Elle l'examina plus attentivement et comprit. C'était un garde national, un prisonnier qui s'évadait, sans doute. Elle le reconnaissait à cette large bande rouge du pantalon noir. Eh bien, soit! Elle, la fille d'un homme tué par la balle d'un fédéré, elle recevrait ce fédéré; elle le protégerait; elle lui donnerait asile. Est-ce que ce père tant aimé ne lui racontait pas jadis qu'il recueillait souvent sous sa tente algérienne les Arabes fugitifs? Le hasard la mettait en face d'un de ces hommes dont la révolte venait de tuer l'être qu'elle adorait? Elle paierait sa dette envers une mémoire respectée en couvrant l'inconnu de sa protection.

Nelly reparaissait déjà, mais seule.

—Et Marius? demanda Faustine.

—Impossible de le trouver.

—Alors, nous nous passerons de lui.

—Passons-nous de Marius, je le veux bien, répliqua Nelly, tout à fait rassurée maintenant.

—Monsieur que tu vois là est un garde national de l'armée de Paris, continua Faustine.

—Un communard!

—Il ne me l'a pas dit. Ce n'est pas bien difficile à deviner. Il s'agit de le sauver.

Pierre se leva.

—Vous êtes bonne comme Dieu, Mademoiselle, dit-il avec gravité.

—Je ne veux rien savoir, Monsieur. Vos idées ne sont pas les miennes, et, sans doute, vos actions ne m'inspireraient que de l'horreur. Mais je ne veux pas que le jour où j'ai enterré mon père, un homme ait vainement tendu la main vers moi. Ne me remerciez point. Ce que je fais n'est pas pour vous. C'est pour lui. Il a usé sa vie à commettre de nobles actions: je désire que, lui mort, sa mémoire protège encore ses ennemis. Votre visage et vos mains sont noires de poudre. Lavez-les dans ce bassin, là-bas, sous ces arbres. Si vous entriez dans ma maison, un de mes domestiques pourrait vous voir et les commérages sont à craindre. Faites vite. Nous n'avons pas de temps à perdre.

Faustine parlait avec une autorité douce, mais ferme. Pierre salua et obéit. Un bassin était creusé dans l'encadrement des massifs. Le fugitif y effacerait aisément les stigmates noirâtres qui le dénonçaient à tout le monde. Pendant ce temps, Faustine revenue dans l'allée avec Nelly, exposait son plan à Mlle Forestier. Nelly se chargerait de détourner l'attention des domestiques. Elle, Faustine, monterait dans l'appartement d'Étienne, où se trouvait la garde-robe du jeune homme. Elle y prendrait un costume qu'elle donnerait au garde national. Quand il aurait changé de vêtements, on ne pourrait plus reconnaître le fédéré sous le veston bourgeois. Quelques billets de cent francs lui permettraient de s'enfuir aisément. Que deviendrait-il ensuite? Faustine n'avait pas à se le demander. La bonne action serait accomplie. Elle serait quitte envers sa conscience, quitte envers la mémoire de son père.

—Ainsi, tu sauves un de ces misérables qui ont tué le général! dit Nelly.

—Ils l'ont tué sur le champ de bataille.

—Mais sans eux...

—Sans eux, je ne serais pas orpheline; c'est vrai. Que veux-tu? j'ai été élevée dans ces idées-là. Un vaincu est sacré.

A ce moment des cris éclatèrent sur la route.

—Qu'est-ce donc? dit Faustine en tournant la tête.

—Je vois des chasseurs à pied, des pantalons rouges, répliqua Nelly; ils sont guidés par un capitaine. Tiens! ils viennent du côté de la grille... Regarde donc, Faustine.

IX

Lorsqu'un homme se sauve, l'idée première de ceux qui le rencontrent est de lui courir sus. Pur instinct de la créature humaine. Un lièvre qui détale à travers champs entraîne après lui une meute de paysans avides; le chat qui galope, tête basse à travers les rues, est poursuivi par trente gamins hurlant et piaillant. Les premiers soldats qui virent Pierre Rosny, avec ses allures de fou, essayèrent de le prendre. Ce fut d'abord une chasse mal réglée, faite au hasard. Puis, ces premiers soldats en rencontrèrent d'autres; et alors, la battue s'organisa. Les lignards mettaient de l'ordre dans ce désordre. Quel était cet homme qui fuyait en plein jour? Nul ne le savait. Mais une légende se créa tout de suite: ils se racontaient les uns aux autres l'histoire d'un communard évadé la veille des prisons de Versailles. C'est ainsi qu'un capitaine de chasseurs, qui se rendait au Mont-Valérien, se mêla de la poursuite. Mais Pierre courait vite. Bientôt on le perdit de vue. Où se cachait-il? On ne pouvait admettre qu'il eût trouvé un asile dans une des maisons bâties le long de la route. Brusquement, on l'aperçut bien loin au milieu d'un champ. Il s'agissait de couper la retraite au fugitif, qui se dressait là-bas, ainsi qu'un point noir sur la route grise. Brusquement, il disparut, comme si, tout à coup, il s'enfonçait dans un abîme.

—Ah çà! qu'est-il devenu? murmura l'officier.

Le capitaine Maubert avait à peine vingt-cinq ans. Il adorait son métier. Maigre, bien pris dans sa petite taille, blond, avec des yeux gris où luisait une énergie intelligente, il comptait, à Saint-Cyr, parmi les meilleurs de sa promotion. Au début de la guerre, il partait plein d'enthousiasme, comme tant d'autres. Au bout de quelques semaines, il voyait qu'il fallait en rabattre. Assez d'officiers casse-cou qui ne savent rien, et possèdent l'unique mérite de bien risquer leur vie. L'avenir appartenait aux travailleurs. Louis Maubert ne perdit pas de temps. Là-bas, à Memel, où on l'envoya prisonnier, il se mit à la besogne. Courageusement, il recommença son instruction militaire. Revenu, comme tant d'autres, pour arracher Paris à la révolte, il ne dérageait pas, selon sa violente expression.

—Quelles brutes! disait-il quelquefois. Non, mais comprend-on ça! Une guerre civile, en présence de l'ennemi! Renverser la colonne Vendôme, quand l'Allemand est à Saint-Denis! Non seulement ils sont criminels, mais ils sont bêtes! Ah! je plains ceux qui me tomberont sous la main! Je les fusille comme des chiens enragés!

Et il guerroyait comme un furieux depuis le commencement d'avril. Son bataillon appartenait à la division Bressier, et le général le citait souvent comme un bon officier, plein d'avenir.

—Qu'est-ce qu'ils ont donc à courir comme ça? dit Louis Maubert en voyant les pantalons rouges qui poursuivaient Pierre.

—Un communard échappé! mon capitaine.

—Ah! bien, j'en suis!

Et il interrompit net la marche de ses hommes, leur ordonnant d'aider leurs compagnons à saisir le fugitif. Quand Pierre disparut, il resta interdit, tout penaud.

Que le fédéré fût entré dans une maison, c'était impossible. A gauche, s'étendaient des champs, ras et pelés, où tout être vivant, homme et bête, eût été vite aperçu. A droite, s'étalaient les massifs profonds du parc de Chavry. De temps à autre, par une avenue, on apercevait le château qui se dressait au loin, au milieu des arbres.

—Ce n'est pas là, pourtant, qu'il s'est caché, dit tout haut le capitaine. Enfin, nous verrons bien.

Accompagné de ses hommes, il suivait le saut de loup depuis un quart d'heure environ, quand la grille apparut. L'allée tournait sur elle-même. Le capitaine ne voyait pas les jeunes filles. Après tout, on entrerait tout de même. Le propriétaire du château excuserait cette invasion un peu brusque. En temps de guerre tout est permis. D'une voix brève, le capitaine commanda:

—Ouvrez la grille!

Faustine entendait. Elle fit quelques pas, et l'officier l'aperçut. M. Maubert s'avança vers elle, le képi à la main.

—Excusez-moi, Mademoiselle, j'ignorais que vous fussiez là.

—Je vous excuse, Monsieur.

—Nous cherchons un fédéré qui s'est évadé des prisons de Versailles. On le suppose, du moins.

—Et vous croyez qu'il s'est caché dans mon parc?

—Je le crois, oui, Mademoiselle. Voulez-vous me permettre d'entrer avec mes hommes?

—Je vous permets d'entrer monsieur, mais seul. Je suis la fille du général de Bressier. Un officier français sera toujours le bienvenu chez moi.

—Vous êtes mademoiselle de Bressier? Oh! comme je vous plains!

Ce fut dit avec une telle expression, que Faustine se sentit remuée. Elle ouvrit la petite porte ouvragée, à côté de la grille, et M. Maubert pénétra dans l'allée.

—Vous connaissiez mon père, Monsieur?

—J'avais l'honneur de servir sous ses ordres, Mademoiselle.

D'un mouvement instinctif, plein de noblesse et de gracieuseté, Faustine lui tendit la main. Ce jeune homme connaissait son père! Il cessait d'être un inconnu et devenait presque un ami.

—Si vous saviez combien je vous plains, combien tous nos camarades auraient voulu vous exprimer leur respectueuse pitié! Certes, la mort du général a été un rude coup pour vous. Mais enfin, il est tombé face à l'ennemi, sur le champ de bataille, en ramenant ses soldats au feu. Il est mort, comme c'est notre rêve à tous de mourir! Tandis qu'Étienne...

Faustine ne disait pas un mot. Elle restait droite, privée de souffle, comme si le sang affluait brusquement à son cœur.

—J'étais le camarade de votre frère, reprit le capitaine. Nous sommes de la même promotion, à Saint-Cyr. Et quelle brillante nature! Quel être charmant, généreux et bon!

—Étienne est mort! balbutia Faustine.

Elle restait là, toujours immobile, écoutant cet étranger qui lui révélait l'épouvantable mystère. Elle écoutait, blanche, secouée de frissons, se demandant ce qu'elle allait apprendre, et pourquoi tout le monde s'ingéniait à lui mentir.

—Pauvre Étienne! Nous sommes revenus ensemble de captivité. Ah! il ne croyait pas que la mort fût si proche de lui. Oui, je me rappelle maintenant... Il me parlait de sa sœur, sa petite sœur qu'il adorait, qu'il aurait tant de plaisir à revoir. Et il a fallu qu'on l'assassinât lâchement, lui si brave, lui qui ne reculait jamais!

—Étienne est mort! murmura-t-elle pour la seconde fois.

Il n'y avait pas une larme dans ses yeux. Une colère farouche la saisissait. Son frère après son père! Ah! c'était trop! Elle éprouvait un atroce besoin de se venger, de se venger de ces êtres maudits qui lui arrachaient tous ceux qu'elle aimait!

—J'aurais voulu que vous entendissiez ce qu'on a dit d'Étienne, Mademoiselle, lorsqu'on nous a raconté son horrible fin. Les officiers de mon bataillon n'ont poussé qu'un cri. Ah! on les massacrait, les capitaines de hussards qui se sont battus contre les Allemands! Eh bien, on traiterait comme des chiens tous les communards qu'on prendrait. Ce n'est plus la guerre, ces horreurs-là! C'est de la barbarie, de la férocité. Aussi, je plains ceux qu'on a fait prisonniers, depuis l'aventure du bois. Il n'en est pas resté grand'chose! Mais je vous demande pardon. Je renouvelle toutes vos douleurs avec mes paroles.

Faustine lui saisit les poignets de ses petites mains nerveuses, devenues flexibles et dures comme de l'acier.

—Mais vous ne voyez donc pas que je ne sais rien!

Une telle flamme luisait dans ses yeux que le capitaine Maubert frissonna.

—Mademoiselle...

—Non! je ne sais rien! On me cachait la mort de mon frère; on me prenait pour une femmelette, sans doute! Étienne est mort! Où? Quand? Comment? Dites-moi tout!

—Mademoiselle...

—Vous voyez bien que je ne suis pas une femme comme les autres, moi! Je ne pousse pas des cris et je ne me trouve pas mal. Je veux connaître la vérité tout entière! tout entière, vous entendez? J'ai donné au pays mon père et mon frère; j'ai bien le droit d'exiger qu'on ne me cache rien! Vous me dites qu'Étienne est mort? Je l'ignorais. Je veux savoir comment on me l'a tué. Parlez! mais parlez donc!

Une douleur vengeresse transfigurait son visage. Nelly, accourue dès les premiers mots, était tombée à genoux, sur le sable, au coin de l'allée. Elle sanglotait. Au contraire, pas une larme ne coulait sur la figure livide de Faustine. De courts frissons la secouaient. Mais elle restait droite, la tête haute, avec une allure de colère implacable. Le capitaine Maubert regrettait d'avoir parlé. Cette superbe créature l'épouvantait, avec sa souffrance furieuse, faite de passion et de délire. En dehors de la grille, les soldats entendaient; et ils se parlaient bas, échangeant des commentaires exaspérés. Pas un qui, en cet instant, ne se fût fait tuer pour cette noble fille, dont le père et le frère succombaient presque à la même heure. Le capitaine Maubert dit tout ce qu'il savait. Après la grande bataille livrée par les fédérés, une soixantaine de fugitifs se cachaient dans les bois. Le capitaine de Bressier tombait entre leurs mains. Et après avoir cerné les gardes nationaux, après s'être rendu maître du poste qu'ils occupaient, on trouvait Étienne mort, le corps troué de balles. Mais quel martyre, grand Dieu! avait dû subir le malheureux. Le corps était tout noir, meurtri de coups de crosse...

—Assez! assez... balbutia Faustine.

Elle ne pouvait pas en entendre davantage. Elle défaillait. Un instant, elle cacha sa figure pâle entre ses mains; malgré elle, sa pensée surexcitée évoquait un épouvantable spectacle. Elle voyait Étienne livré aux mains de ces hommes; elle voyait ces êtres, furieux de leur mort prochaine, se ruant sur lui, labourant son corps de coups de crosse, lui crachant au visage. Son frère, si bon, si noble, si généreux, abandonné à des brutes qui s'exerçaient à le torturer! Et elle recueillait chez elle un de ces bandits! Et, grisée par des idées absurdement chevaleresques, elle donnait asile à l'un de ces meurtriers! Sa douleur délirait. Elle ne savait plus ce qu'elle disait; elle ne savait plus ce qu'elle faisait. Violemment, elle alla droit à la grille, et l'ouvrit toute grande.

—Entrez! dit-elle. Celui que vous cherchez est ici!

Les soldats se ruèrent dans l'allée. Déjà, quelques-uns se jetaient dans les massifs, pour fouiller à droite et à gauche, lorsque Pierre Rosny parut. Il était fort pâle; mais calme et résolu. En le voyant, Faustine oublia sa colère. Elle ne comprit qu'une chose: c'est qu'elle livrait à la mort une créature humaine. Elle fit un mouvement pour se jeter devant lui. Mais Pierre étendit la main.

—J'ai entendu, Mademoiselle. Je vous pardonne. Seulement, vous vous trompez. J'ai tout fait pour protéger votre frère. Je suis un soldat, non pas un assassin.

Cet homme ne mentait pas. Il suffisait de le regarder, de l'entendre. Il avait tout fait pour protéger Étienne! Faustine s'élança vers le capitaine.

—Ah! sauvez-le! cria-t-elle.

Trop tard. Impossible maintenant de maîtriser les soldats exaspérés. Ils tenaient enfin cet enragé qui les harassait depuis si longtemps. Et puis, cet homme faisait partie de ceux qui se cachaient dans le bois. Lui-même l'avouait. Avant même que Louis Maubert eût donné un ordre, on saisissait Pierre Rosny; on le traînait sur la route.

—Sauvez-le! sauvez-le! sauvez-le! disait Faustine en se tordant les mains.

Louis Maubert se précipita. Serrées l'une contre l'autre, les jeunes filles attendaient, muettes, n'osant pas prononcer un mot. Non, cet homme ne mentait pas. On lisait sur son visage de l'énergie et de la volonté. Ne disait-il pas qu'il avait protégé Étienne? Elles attendaient. La discipline serait-elle plus forte que la fureur? Le capitaine dompterait-il la colère de ses soldats? A cette époque, les rages s'entre-croisaient mortellement. Dans les deux camps, on se haïssait. Et Faustine, qui pleurait son père, qui pleurait son frère; Faustine, si cruellement frappée depuis trois jours, eût tout fait pour sauver celui qu'elle venait de livrer. Tout à coup, une fusillade éclata, crépitante et sinistre.

—Ah! malheureuse!... s'écria la jeune fille.

Et elle tomba raide.

FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE

DEUXIÈME PARTIE

DEUXIÈME PARTIE

I

—Madame n'est pas encore sortie? dit-elle.

—Non, Madame.

—Vous l'avertirez que j'attends ici. Si elle le désire, je monterai.

Le valet de chambre s'éloigna; et Nelly s'assit dans un grand fauteuil bas, le voile à demi relevé, plus jolie encore à vingt-sept ans qu'autrefois, à dix-sept. Elle regardait vaguement, à droite et à gauche, les meubles et les tableaux qui peuplaient la silencieuse solitude du salon. M. et Mme de Guessaint habitaient à Paris un vaste hôtel, dans l'avenue Kléber. Au rez-de-chaussée, les salons, la salle à manger, où se retrouvaient les goûts rares d'une artiste telle que Faustine; au premier, les appartements; et plus haut, l'atelier que la jeune femme s'était fait installer, en souvenir de l'atelier de Chavry.

Le valet de chambre reparut.

—Madame est encore dans son boudoir. Elle prie madame Percier de vouloir bien monter.

Faustine eut un cri de joie en voyant son amie.

—C'est une bonne surprise. Je devais aller te prendre et je ne t'attendais pas.

—Tu ne serais venue qu'à trois heures, et je me sentais tout agacée. Pense donc! M. Percier, daignant se rappeler que ma fête tombait demain, 20 mars 1881!... Il voulait me donner un bracelet.

—Il n'a pas dû insister beaucoup, répliqua Faustine en souriant. Il n'aura pas osé. Je t'assure que tu intimides ton mari! Alors, il est parti pour la Bourse?

—Oui.

—En emportant le bracelet?

—Oui.

—Pauvre homme!

—Ne le plains pas. L'emploi est tout trouvé. Il le donnera à Mlle Aurélie.

—Jalouse!

—Jalouse? non pas.

—Tu mens!

—Nullement. J'ai une véritable reconnaissance pour cette jeune personne. Elle fait justement... toutes les choses qui m'ennuient.

—Qui t'ennuient... aujourd'hui!

—Aujourd'hui, soit, répliqua-t-elle, en rougissant un peu. Je ne suis Mme Percier... que le jour, moi. Or, mon mari part le matin pour son bureau, à huit heures et demie. On est un agent de change sérieux ou on ne l'est pas. Il a le bon goût de ne pas pénétrer dans ma chambre. A onze heures et quart, il rentre pour déjeuner. C'est le moment des intimités tendres. Trente minutes de tête-à-tête! Il mange sa côtelette, il me parle du cours probable de la Bourse, et il m'offre un bracelet, comme aujourd'hui. Je ne le revois plus que le soir à sept heures. Nous allons au théâtre, ou nous dînons en ville, ou je passe la soirée avec toi. A minuit, il se rend... au cercle, à ce qu'il prétend. Un cercle... à cheveux rouges! présidé par Mlle Aurélie, du Gymnase. Voilà comme nous entendons le ménage, nous autres; comment vivent un mari et une femme, en l'an de grâce 1881. De l'argent à remuer à la pelle; l'Union Générale qui fait et refait des fortunes en vingt-quatre heures; des courses, des visites, des conversations bêtes; un tas de banalités qu'on ne pense pas, et un tas de pensées qui sont banales: tu ne trouveras pas là dedans une minute de tendresse, une apparence d'intimité, ou une lueur d'amour!

Mme de Guessaint écoutait son amie, en la regardant de ses grands yeux calmes. C'était bien toujours la Faustine d'autrefois. Dix années écoulées depuis son mariage n'avaient rien enlevé de sa jeunesse, de sa beauté, du charme exquis de tout son être. Mais la créature morale avait changé. Dans son regard, dans ses gestes, dans ses paroles, dans ses tristesses subites, on sentait quelque chose de brisé. Son mari et elle ne se quittaient pas; on les voyait toujours ensemble; et cependant, on remarquait entre eux une étrange froideur. Faustine avait épousé jadis M. de Guessaint, sans l'aimer, pour obéir au général; six mois après son mariage, elle ne l'estimait plus. Que se passait-il donc? Personne ne le savait, excepté Nelly. Quels vices cachait cet homme, sous ses allures de mouton entêté? D'ailleurs, elle vivait peu à Paris pendant ces dix ans. D'abord, un long séjour en Algérie, puis, de fatigants voyages, en Égypte, et en Asie. Toujours accompagnés de Nelly, M. et Mme de Guessaint visitaient les pays lointains dont on rêve: le Caire, Thèbes, Memphis, Khartoum, la cité guerrière, en plein Soudan. Ils revenaient à Paris, et passaient l'été, l'automne et l'hiver en France, au bord de la mer. Faustine ne voulait plus retourner à Chavry, qui lui rappelait des jours si douloureux. Puis, ils repartaient encore tous les trois. Cette fois, ils commençaient par Vienne, pour finir par Jérusalem. Le Danube, le Bosphore, l'Asie Mineure, la Syrie révélaient tour à tour aux jeunes femmes leur poésie et leurs mystères. Faustine laissait faire. Vivre ici ou là, que lui importait? L'espérance même du bonheur n'existait plus pour elle. Peut-être trouvait-elle une distraction à ses lourds ennuis dans ces absences éternelles, dans ces fatigues suivies de repos, dans ces paysages inconnus, toujours variés, qui se déroulaient devant elle. Huit ans s'écoulaient ainsi. Brusquement, M. de Guessaint, plus géographe que jamais, toujours préoccupé de découvertes, de conversations avec d'illustres voyageurs, s'installait enfin à Paris; il achetait l'hôtel de l'avenue Kléber; il ouvrait ses salons, il recevait beaucoup, sans que Faustine et lui fussent vraiment mari et femme.

Un jour,—il y avait deux ans de cela,—Nelly, toujours si gaie, était entrée chez son amie, la mine sérieuse.

—Mon Dieu, qu'est-ce que tu as?

—Je viens te demander un avis.

—Lequel?

—Qui me conseilles-tu d'épouser?

Faustine restait stupéfaite.

—Tu veux te marier? Toi!

—Oui.

Mme de Guessaint ne comprenait pas. Se marier, Nelly! Elle qui, huit ans plus tôt, dans les allées du parc de Chavry, lui disait: «Je veux rester fille;» elle, qui pendant ces longues courses aventureuses, faites contre son plaisir, ne les quittait pas un instant; elle qui raillait si finement les hommes pratiques, amoureux de sa dot, ou les hommes sincères, amoureux de sa personne! Faustine dit une seconde fois:

—Te marier, toi!

Et avec un accent désolé:

—Tu ne m'aimes donc plus, Nelly? Toi, ma confidente et ma sœur, tu veux me quitter? Tu connais mon existence vide, mes secrets dégoûts, le désenchantement de tout mon être. Tu connais tout cela et tu m'abandonnes!

Nelly, prise de désespoir, fondait en larmes. Elle serrait son amie dans ses bras.

—Je t'aime comme toujours! Plus que jamais, peut-être. Mais je désire me marier.

Mme de Guessaint restait un instant la lèvre entr'ouverte, le sourcil froncé; et, nettement:

—Il y a eu quelque chose entre mon mari et toi?

—Non!

—Il a osé...

—Non! non, je te le jure!

—Ah! c'est que je le connais, M. de Guessaint!

Nelly répliquait doucement:

—Moi aussi, je sais les amertumes de ton existence, les dégoûts qui t'ont prise après les premiers mois de ton mariage, et comment vous vous êtes séparés d'un commun accord.

—Tu te maries, parce que M. de Guessaint a essayé?...

—Non! encore une fois, je te le jure!

—Alors, je ne comprends plus.

—C'est bien simple, mon amie. J'ai une situation très fausse dans le monde. Un quart d'institutrice, un quart de dame de compagnie, et une moitié de vieille fille! Je ne me rendais pas compte de tout cela, autrefois. Ah! nos beaux rêves de jeunes filles, à Chavry. Hélas! les rêves... La vie a tôt fait de les effeuiller brutalement. Voilà longtemps que je réfléchis. Je ne te disais rien. A quoi bon t'affliger?

Faustine essaya de convaincre son amie. Impossible. Elle se heurtait à une volonté inébranlable. La jeune fille reprit avec sa gaieté rieuse:

—Voyons! cherchons un peu celui que je pourrais bien épouser. Il y a M. de Lustry: trente ans, fortune médiocre, visage passable, intelligence nulle. M. Harman: fortune considérable, laideur... pareille à la fortune, intelligence passable. M. Percier, agent de change; visage bon enfant, intelligence fine, excellent garçon, homme d'esprit.

—Pourquoi ne me cites-tu que ces trois noms-là?

—Parce que ces messieurs sont les seuls qui aient formulé une demande en mariage.

—Eh bien, laisse-moi réfléchir. Je te répondrai plus tard.

Alors elle observa, curieuse, les allures de M. de Guessaint et de Nelly. Jusqu'alors, pendant leurs voyages, elle avait bien remarqué que Mlle Forestier haïssait Henry. Elle avait cru que cette haine contre le mari venait de la tendresse pour la femme. Mais pourquoi, après quelques mois de séjour à Paris, Nelly prenait-elle brusquement cette résolution inattendue? Pendant plusieurs semaines, Mme de Guessaint poursuivit son investigation patiente, et ne découvrait rien. Elle pensa qu'après tout, Nelly avait peut-être raison. Les rêves qu'une jeune fille caresse ne se continuent pas dans la vie. Un peu de fumée: la brise vient, et ce peu s'envole.

Devant les insistances de Mlle Forestier il fallait prendre un parti. Faustine, après avoir étudié avec soin les trois prétendus, se décida pour M. Percier. Elle connaissait bien ses défauts, mais elle estimait ses qualités. Un homme bon, sûr, loyal, très amoureux de Nelly; trop timide peut-être. Le mariage se fit. M. Percier, très épris, entourait sa jeune femme de prévenances et d'adorations qu'elle recevait avec une raillerie tendre. Pendant dix-huit mois, le ménage sembla fort heureux. Tout à coup, M. Percier imita M. de Guessaint. Jamais chez lui; galant avec toutes les femmes, excepté avec la sienne. Bientôt cependant, le monde remarqua une grande différence entre les deux hommes. On ne connaissait pas de liaison fixe au géographe passionné. Tantôt celle-ci, tantôt celle-là. Toutes les femmes lui paraissaient bonnes. Une fille de chambre bien accorte et une cocotte bien en chair, l'actrice de petit théâtre et la mondaine compromise, les grandes dames douteuses et les petites dames certaines, il allait de l'une à l'autre avec un égal sans-gêne et une inconsciente immoralité. L'agent de change, au contraire, mettait de l'ordre dans son désordre. Son choix se fixait bientôt. Et maintenant, tout Paris le désignait comme l'heureux possesseur de Mlle Aurélie Brigaut, du Gymnase.

Ainsi se dispersaient à tous les vents les rêves, les désirs et les illusions de ces deux charmantes créatures. Faustine était mal mariée; Nelly semblait l'être. Mais celle-ci gardait encore une espérance vague et inavouée. Elle ne s'en expliquait que rarement avec son amie: peut-être parce qu'elle lisait difficilement en elle-même. Faustine, elle, était la créature brisée chez laquelle rien ne vibre plus. Excepté Nelly, il n'existait pas un être qu'elle aimât profondément. Difficile dans ses amitiés, elle passait à travers le monde, inspirant un grand respect à tous, une craintive sympathie à quelques-uns. On connaissait son talent de peintre. Si elle eût daigné exposer, elle fût rapidement devenue célèbre. Mais elle craignait le bruit soulevé autour de son nom. D'ailleurs, elle aimait mieux rêver ses œuvres que les créer. Les désillusions de l'existence éteignaient lentement la divine flamme d'artiste qui brûlait dans son âme. Elle donnait ses tableaux à ses amis, à ses connaissances. Quelques peintres, des critiques délicats, s'étonnaient qu'une femme douée d'un si haut talent, affectât de le dissimuler. Un illustre paysagiste lui disait un jour:

—Je sais que vous n'aimez pas les compliments, Madame. Je ne me permettrais pas de vous en adresser un. Mais quel dommage que vous soyez si modeste, ou si... orgueilleuse!

—Ce n'est ni de la modestie ni de l'orgueil, Monsieur. C'est de l'indifférence. J'ai des idées particulières peut-être, mais très nettes. A chacun son métier. Il est naturel que les hommes poursuivent la gloire. Les femmes ne doivent chercher que l'oubli; j'entends l'oubli du monde. Le bruit n'est pas fait pour elles.

—Avec de pareilles idées, vous ne devez pas être heureuse.

—Bah! qui est heureux? Il faut envier ceux qui possèdent le repos. Le repos, c'est déjà la moitié du bonheur.

Elle vivait ainsi, plutôt résignée que triste, ne livrant ses pensées intimes qu'à Nelly. Femme du monde parfaite, dédaigneuse des succès brillants, glacée par sa maison froide, elle eût dépéri de chagrin peut-être, sans les idées vagues de mysticisme qui la soutenaient. Aussi, connaissant les rancœurs des existences brisées, elle se jurait de tout faire pour que Nelly fût heureuse. Elle ne s'expliquait pas cette brouille survenue entre M. Percier et sa femme. Elle les surveillait l'un et l'autre, faisant son profit des confidences de son amie. Ce jour-là, quand celle-ci lui eut conté l'histoire du bracelet, Faustine voulut en avoir le cœur net.

—Tu dînes à la maison ce soir, n'est-ce pas, Nelly?

—Oui, mais probablement seule. Mon mari m'a prévenue que des affaires sérieuses... oh! très sérieuses, le priveraient peut-être de l'honneur... Tu sais que tu lui fais une peur bleue, à cet agent de change débauché?

Faustine souriait.

—Eh bien, tu lui diras, à cet agent de change débauché, que je compte absolument sur lui. Tu m'entends? Je lui ordonne de venir.

—Oh! il t'obéira, va!

Nelly retira son chapeau, et, passant son bras autour de la taille de son amie, elle ajouta:

—Nous devions sortir, n'est-ce pas? Eh bien, fais-moi un plaisir: ne sortons pas. Montons dans l'atelier, et passons notre après-midi à bavarder comme à Chavry.

—Je veux bien.

Cette vaste pièce rappelait l'atelier du château. Depuis qu'elle avait pris en aversion la propriété familiale, Faustine voulait au moins voir autour d'elle ce qui restait des souvenirs immobiles d'autrefois. Les objets d'art, les meubles sombres, les statues, les tableaux, les portraits d'Étienne et du général, se retrouvaient là, moins bien éclairés dans la lueur grise de Paris. En entrant, Nelly fit une révérence ironique à la «Dame à la bague».

—Vittoria Orsini, je te salue! dit-elle avec son rire espiègle.

—Pauvre Vittoria Orsini!

—Te rappelles-tu les folies que tu me débitais? Ton histoire ne ressemble guère à celle de la «Dame à la bague»! Tu ne mourras jamais d'amour, ma pauvre chérie. Voyons, fais-moi une confidence.

—Quelle confidence?

Elle s'asseyaient l'une à côté de l'autre, dans un coin sombre de l'atelier, sur le divan large.

—Toi qui passes à travers la vie, calme et dédaigneuse, n'as-tu jamais rencontré un homme qui t'ait frappée?

—Frappée?

—Oui; par sa beauté, par son intelligence, par son esprit; enfin, qui ait produit sur toi cette impression indécise qui pourrait peut-être devenir de l'amour?

Mme de Guessaint ne souriait plus. Comme d'habitude, quand une pensée l'occupait, elle restait immobile, droite, les sourcils froncés.

—Tu veux que je sois bien franche? dit-elle en regardant son amie.

—Ne l'es-tu pas toujours avec moi?

—Certes. Mais tu désires que je te fasse l'aveu que, souvent, on n'ose pas se faire à soi-même?

—Mon Dieu, Faustine, que tu m'intrigues!

—Crois-tu au «coup de foudre»?

—Celui de Stendhal? L'impression immédiate et profonde produite par la créature qu'on aimera? Oui, j'y crois.

—Eh bien, j'ai failli l'éprouver.

Mme Percier jeta un cri.

—Toi!

—Oui, moi.

—Je ne rêve pas? C'est bien ma Faustine qui parle? Tu pourrais être amoureuse, toi, ma chère statue?

Le sourire de Mme de Guessaint devenait très doux.

—Il suffit de rencontrer Pygmalion, et la statue devient femme, murmura-t-elle.... Écoute mon histoire. Elle n'est pas longue. Tu te rappelles notre séjour à Rome, en 1878? Quelles journées enchanteresses pour nous deux! Un peu fatigantes, par exemple. Pendant la dernière quinzaine, un après-midi, j'entrai toute seule pour rêver à mon aise dans la chapelle du petit couvent de San Onofrio, sur le Janicule, au-dessus de la porte San Spirito, au delà du Tibre. Ma prière faite, j'allai droit à cette Vierge de Léonard de Vinci, que je voulais étudier, tu te rappelles? Deux jeunes gens arrivèrent presque aussitôt et s'assirent près de moi, sans me voir: l'ombre m'enveloppait. L'un, brun; l'autre, blond. Le brun dit: «Tiens! mon cher, voilà le baptistère que tu devrais dessiner.» Le blond regarda et répliqua d'un air indifférent: «Peut-être. Je n'aime pas beaucoup cet art italien du dix-huitième siècle. A cette époque-là, vois-tu, le génie est mort. Pauvre Italie! Quel peuple, sans la papauté!» Le brun riait: «Allons, tais-toi, démagogue!» Le blond riait tout haut maintenant, et d'une manière que je trouvais même fort indécente. «Ni démagogue ni autre chose, tu sais bien. Rien qu'artiste! Je me moque pas mal de la politique!»... (Et il se servait d'une expression plus énergique que celle-là, ma bonne Nelly!) «Non, il y a ici autre chose qui me plaît. Veux-tu venir avec moi?»

«—Je t'ai dit que je ne pouvais te donner qu'un quart d'heure. Tu sais que j'ai rendez-vous avec ma petite Transtévérine.» Le blond riait encore. Décidément, il paraissait très gai. «Embrasse-la de ma part. Si elle a une amie jolie, très jolie, conseille-lui de l'amener. Depuis le départ de ma danseuse, j'ai le cœur libre.»

—Il disait cela dans une chapelle?

—Un vrai parpaillot, ma chère! Ils s'en allèrent au bout de dix minutes. Moi, quelque temps après, j'entrai dans le promenoir du couvent, pour respirer un peu de soleil. Tu sais comme il est joli, ce promenoir. Qu'est-ce que je vois, devant une délicieuse statuette? Mon jeune homme blond. Il dessinait appuyé contre une colonne. Au bruit de mes pas, il tourna la tête et me salua. Ensuite il me regarda assez fixement et fit un geste pour s'en aller. Il fermait son calepin et partait déjà, quand je lui dis: «Ne vous dérangez pas, Monsieur.» En m'entendant parler français, sa gaieté revint: «Vous êtes Parisienne, Madame? Moi aussi! J'ai vu cela tout de suite à votre accent. Nous autres Parisiens, nous nous reconnaîtrions au Congo!»

—Et tu permettais à ce monsieur, assez mal élevé en somme, de te parler sans t'être présenté?

—Oh! en voyage... Et puis... (Mme de Guessaint rougit) je ne sais quel charme me retenait dans l'allée de ce promenoir. Très beau, mon inconnu. Un grand blond, de vingt ou vingt-deux ans, avec des yeux bleus étincelants et un front superbe.

—Faustine, tu m'abasourdis.

Mme de Guessaint souriait toujours, mais une pensée illuminait maintenant son sourire.

—Tu seras bien plus stupéfaite encore dans cinq minutes. Figure-toi que je suis restée une demi-heure avec mon artiste. Car c'était un artiste, un élève de l'École de Rome, un grand prix de sculpture. Et une gaieté, ma chère! Il riait de tout, d'un bon rire loyal et franc. Il faisait des mots qui m'égayaient malgré moi. Car tu penses bien que je ne disais pas grand'chose: j'écoutais. Il me racontait que, depuis deux ans, il ne bougeait pas de Rome. Il la connaissait bien, sa Ville Éternelle! Sur le bout du doigt. Les églises, les salons, les chefs-d'œuvre, les racontars du Quirinal et les histoires du Vatican, les amours de la grande dame et celles de l'actrice, il disait tout avec une verve endiablée. Je le trouvais charmant. Et en m'en allant, je me faisais tout bas un aveu: c'est qu'il serait facile d'aimer un être jeune, loyal et enthousiaste comme celui-là!

Nelly riait aux éclats.

—Tu ne lui as pas demandé son nom?

—Il ne m'a pas demandé le mien.

—Il n'aurait plus manqué que ça! Et tu ne l'as pas revu?

—Jamais.

—Tu te rappelles bien son visage?

—Très nettement. Je le reconnaîtrais tout de suite.

Nelly riait toujours.

—Mon Dieu, que je serais donc contente si tu le revoyais!

—Tu crois que je?... Tu te trompes, va, j'en ai bien fini avec l'amour. On peut avoir une rêverie, un trouble d'une heure. Mais plus!...

Nelly soupira:

—Ce n'est pourtant pas désagréable, l'amour!

Faustine ne souriait plus. Elle fronçait les sourcils.

—L'amour? ah! ne m'en parle pas, tiens! Certes, je n'aimais pas M. de Guessaint quand je l'ai épousé. Mais je l'estimais. Il s'associait, dans ma pensée, à la mort de mon père, à la mort de ce pauvre Étienne. Quel désenchantement! Tu la connais, cette nuit de noces... Le cœur s'indigne, toutes les pudeurs se révoltent!... On se dit: «C'est donc ça l'amour?» Enfin on se résigne. Et quelques semaines après, on trouve celui qui est votre mari caressant une femme de chambre; et après la femme de chambre, une actrice; et après l'actrice, une fille... Pouah!... Ils ne comprennent rien, les hommes! Ils ne comprennent pas que ce qu'ils appellent l'amour n'est admissible qu'avec l'absolue fidélité. Serrer dans ses bras un être sali par une autre, et qui vous apporte des lèvres où sont à peine essuyés des baisers suspects... Ah! c'est ignoble!

—Le fait est que M. de Guessaint...

—Je le hais, tiens... Non pas de m'avoir trompée! Je ne l'aimais pas. Quand on connaît la trahison, on n'est plus la femme de son mari, voilà tout. Je le hais, parce qu'il m'a arraché toutes mes illusions, et jusqu'à l'estime que j'avais pour lui. Il m'a montré l'amour comme une sorte d'accouplement bestial, où le cœur n'entre pour rien. Quand je l'ai vu promener ses caresses de l'une à l'autre, le dégoût m'a prise. Je me suis dit que tous les hommes ressemblaient peut-être à celui-là.

Nelly se taisait, connaissant les tristesses de son amie. Lorsque Faustine cédait à ses dégoûts, tout doucement, elle changeait la conversation, guidant peu à peu la pauvre femme vers des pensées nouvelles. Cependant, la journée s'écoulait. Soudain Nelly dit vivement:

—Quelles bonnes heures je te dois! J'ai retrouvé pour un moment nos chères intimités disparues. Si nous prenions l'air, maintenant? Veux-tu que nous allions faire un tour au Bois?

—Volontiers. Mais tu m'amèneras ton mari ce soir?

—Tu y tiens donc beaucoup? s'écria Mme Percier d'un ton moqueur.

—Beaucoup.

—Pauvre homme! Il sera flatté à la fois et intimidé. Enfin, nous verrons.

II

—C'est admirâble! admirâble!

—Vraiment, Merson?

—Vous verrez!

—Qu'est-ce que dit M. de Merson? demanda Nelly. Une nouvelle? Il doit être bien informé.

C'était la spécialité de ce mondain aimable, très potinier mais pas du tout méchant; spirituel, quoiqu'il cherchât son esprit; alerte, quoiqu'il fût un peu gras. A Paris, chacun porte une étiquette, et quand une fois le monde a collé cette étiquette sur le dos d'un homme, personne n'oserait plus l'enlever. M. de Merson connaissait toutes les nouvelles, tous les potins; ce qui est vrai, et même ce qui ne l'est pas; les jours de grande séance, il entrait le premier à la Chambre; et les soirs de grande première, il sortait le dernier de l'Opéra. Mlle X... avait-elle rompu avec le duc? On demandait à Merson. La première du Gymnase serait-elle retardée? On demandait encore à Merson. Le favori pour la course de demain, l'étoile inconnue de l'Opéra-Comique, le poète qu'on répétait à l'Odéon, le peintre qui serait célèbre la semaine prochaine: tout ce monde-là appartenait à Merson. On achevait le dîner dans l'hôtel de l'avenue Kléber: un de ces dîners parisiens où l'esprit va, vient, vif et brillant, effleurant tous les sujets sans en creuser un seul, le scandale d'hier et l'aventure de demain, l'anecdote finement contée et le livre à la mode. Naturellement, Merson, apportait une primeur; et il répétait, légèrement renversé sur sa chaise, en appuyant sur l'a:

—C'est admirâble!

—Quoi donc? demanda M. de Guessaint.

—L'envoi de Jacques Rosny au Salon. Je l'ai vu ce matin, dans son atelier.

En entendant parler de Jacques Rosny, le docteur Grandier, placé à la droite de Faustine, tourna vivement la tête.

—N'est-ce pas que c'est beau? s'écria-t-il; j'en suis bien heureux. Jacques est un des êtres que j'aime le plus au monde.

—Vous le connaissez donc beaucoup, mon cher docteur? lui demanda Mme de Guessaint.

—Depuis dix ans: Jacques en avait seize. Je l'ai soigné quand il a été blessé pendant la guerre.

—A seize ans! dit Faustine.

—A seize ans. Blessé et médaillé militaire. Savez-vous ce qu'il m'a répondu, quand je le grondais de s'être engagé si jeune? «Le jeune Bara avait quatorze ans. Je pouvais bien faire comme lui.»

—Mais c'est superbe! reprit Mme de Guessaint, les yeux brillants.

Cette fille de soldat tressaillait au récit d'un jeune héroïsme.

On arrivait à ce moment d'un bon dîner où, volontiers, on se donne le plaisir égoïste d'écouter les autres; et le docteur parlait bien, avec une chaleur pittoresque: son scepticisme de savant la tiédissait un peu, mais pas plus qu'il ne convenait. Il continua, au milieu de l'attention générale:

—Il a peiné dur, allez! Prix de Rome à vingt et un ans, célèbre à vingt-trois, par l'envoi au Salon de sa fameuse Dalila; décoré à vingt-quatre pour sa Statue de Bayard, il travaillait depuis deux ans à cette œuvre nouvelle dont parle Merson. Vous verrez, vous verrez! Son Vercingétorix vaincu aura un succès fou! Avec Paul Dubois, Chapu, Antonin Mercié et deux ou trois autres, Jacques sera l'un des maîtres de la sculpture contemporaine. J'en suis bien heureux, car je l'aime de tout mon cœur.

Mme de Guessaint fit un léger signe à son mari; on se leva pour passer au salon.

—Alors, c'est vraiment un grand artiste? dit-elle en prenant le bras de M. Grandier. Vous savez, j'ai voyagé pendant longtemps. Je ne connais aucune des œuvres de Jacques Rosny.

—Un grand artiste, oui. Et quel homme charmant! Un mélange de gaieté et d'enthousiasme, une exaltation de poète, avec les paradoxes amusants d'un gamin de Paris!

Faustine écoutait, intéressée comme toujours par l'art et par les artistes.

—Vous partagez l'avis de M. de Merson sur son envoi du Salon de cette année?

—Absolument.

—Vous devriez aller voir cela, chère madame, dit Merson en s'approchant. Un grand peintre comme vous ne doit pas rester indifférente aux chefs-d'œuvre.

—Taisez-vous. Je n'aime pas les banalités.

—Merson dit vrai, reprit le docteur Grandier. Une idée: venez avec moi visiter l'atelier de Jacques Rosny. Vous ne serez pas la seule. C'est une faveur très recherchée.

—N'est-ce pas un peu indiscret? Je ne le connais pas du tout.

—Je vous répète que je suis l'un de ses meilleurs amis, chère madame. Il sera enchanté d'avoir l'honneur de vous recevoir.

—Je t'en prie, Faustine, accepte l'offre gracieuse de M. Grandier! s'écria Nelly. Je t'accompagnerai; et cela me fera tant de plaisir!

—Eh bien, c'est convenu, ma chérie. Je vous remercie, mon bon docteur: vous êtes aimable et charmant comme toujours. Mais je ne veux pas que vous vous dérangiez. Mme Percier et moi nous passerons vous prendre après demain, à trois heures. Cela vous convient-il?

—Parfaitement.

—Est-ce que vous accompagnez votre femme, Guessaint?

Le maître de maison tourna la tête en s'entendant appeler.

—Non; je ne suis pas libre. Une séance à la Société de géographie.

—Naturellement! Vous êtes préoccupé depuis quelque temps. Est-ce que vous songeriez à quelque beau voyage?

—Peut-être.

Pendant que le whist s'organisait, Faustine s'approcha de M. Percier, très muet jusque-là, et qui causait dans un coin, à voix basse.

—Je vous enlève, dit-elle en souriant.

—Madame...

Elle prit son bras et l'emmena dans son boudoir. Là, le faisant asseoir à côté d'elle:

—Vous le voyez, cher monsieur, je vous accorde un tête-à-tête.

L'infidèle époux de Nelly ne semblait pas tenir beaucoup à cette faveur. Félix Percier, à trente ans, en paraissait vingt-cinq. Ses cheveux châtains, ses yeux clairs, intelligents et doux, son teint rosé, lui donnaient l'air d'un tout jeune homme. De taille moyenne, assez élégant de manières, il ne lui manquait que du courage pour avoir de l'esprit. Mais pour être spirituel, il faut parler, et Félix n'osait pas. Une timidité nerveuse le paralysait. D'une famille bourgeoise, honorable et riche, il avait succédé de bonne heure à son père, agent de change fort estimé. Habile en affaires, très travailleur, d'une probité rigoureuse, il avait augmenté bien vite sa fortune première. Un jour, il s'était épris de Nelly Forestier; et, transporté d'amour, il avait triomphé de sa timidité pour enlever cette jolie fille d'assaut, comme une place forte. Depuis quelques mois, on s'étonnait de voir ce garçon honnête et laborieux changer brusquement d'existence. Il délaissait sa maison et s'affichait presque avec une maîtresse avouée. Pourquoi? On ne le savait pas: et c'est ce que Faustine voulait savoir. Elle devinait dans ce drame intime bien des petits secrets que n'osait pas lui confier Nelly. Quand elle arriva dans le boudoir, au bras de l'agent de change, la jeune femme eut un sourire. M. Percier semblait affreusement gêné.

—Maintenant, causons, reprit-elle. Votre femme vous a dit que je vous ordonnais de venir ce soir? Sans cela, vous l'auriez abandonnée, n'est-ce pas?

—Madame...

—Ne mentez pas. Je vous connais bien. Vous êtes un excellent garçon, et je sais que vous aimez Nelly. Aussi je ne comprends pas votre conduite. Monsieur Percier, pourquoi trompez-vous votre femme?

A cette question imprévue et un peu comique, le visage de l'agent de change trahit un embarras excessif. Il se levait déjà, ne sachant que dire; Mme de Guessaint le contraignit à s'asseoir de nouveau.

—Non, non, vous me répondrez. Je veux en avoir le cœur net. D'abord, aux premiers bruits vagues de votre... trahison, j'ai hoché la tête. Je n'y croyais pas. Nelly était toujours aussi gaie; rien ne m'autorisait à m'occuper de son existence intime. Aujourd'hui, c'est différent. Je sens bien que, sous sa gaieté, votre femme souffre. Or, on ne m'ôtera pas de l'idée que vous l'aimez.

Félix, très rouge, courbait la tête comme un coupable.

—Oui, c'est ma conviction, reprit-elle. Alors, pourquoi la trompez-vous? Je veux que Nelly soit heureuse. Vous êtes un honnête homme; elle est une honnête femme. Vous tenez tous les deux votre bonheur à portée de la main. D'où vient que vous désertez votre maison, et qu'on vous voit dans une baignoire, au Vaudeville, avec Mlle Aur...

—Madame! je vous en supplie!...

—Est-ce que je ne suis pas votre amie? Je vous demande une confidence complète. Je ne vous cache pas que Nelly ne m'a point fait la sienne. Les femmes, même lorsqu'elles sont intimement liées, ont la pudeur craintive de certains aveux. Croyez-moi, c'est dans votre intérêt que je parle. Vous êtes intimidé? Sachez qu'on ne doit jamais être timide avec les gens qui vous témoignent de la sympathie. Vous ne pouvez rien me raconter ce soir, je le pense bien. Mais venez me voir... Ah! vous êtes pris toute la journée, c'est vrai. Eh bien, venez me voir dimanche prochain, après votre déjeuner. C'est une amie qui vous parle: Vous me répondrez comme à une amie... voulez-vous?

Faustine parlait avec sa gravité douce qui séduisait tout le monde. L'embarras de M. Percier se fondait peu à peu. Il eut un élan de gratitude envers cette charmante femme, et lui tendit la main.

—Merci, Madame. Vous êtes bonne comme la bonté. Je viendrai, et je vous raconterai tout; seulement, c'est... c'est assez difficile à dire.

—Voilà que vous vous troublez à l'avance! Vous verrez que tout est facile à dire, quand on dit tout franchement. Maintenant, redonnez-moi votre bras et reconduisez-moi au salon.

Nelly s'approcha curieusement de Faustine.

—Tu viens de causer avec mon mari?

—Oui.

—Est-ce qu'il t'a fait ses confidences?

Les yeux de la jeune femme brillaient de malice et de curiosité. Elle devait savoir à quoi s'en tenir. Peut-être comprenait-elle vaguement la cause du succès remporté par Mlle Aurélie sur le cœur de son mari. Il se cachait là-dessous un petit mystère sur lequel elle ne s'expliquait pas volontiers. Faustine la regardait avec une tendresse infinie; et ses yeux voulaient dire: «Si moi je ne suis pas heureuse, toi, du moins, je veux que tu le sois.»

On se retira de bonne heure. Chacun savait que Faustine aimait la solitude. De coutume, elle échangeait un salut assez froid avec Henri; puis le mari et la femme se séparaient. Ce soir-là, au lieu de souhaiter le bonsoir à Faustine, M. de Guessaint resta.

—Je voudrais causer quelques minutes avec vous, ma chère amie, dit-il.

—Je suis à vos ordres, répliqua-t-elle froidement.

Elle s'assit au coin du feu, la joue appuyée sur sa main, dans l'attitude d'une femme qui écoute.

—Ma chère amie, continua M. de Guessaint, je suis sur le point de faire un grand voyage. Voilà plusieurs semaines déjà que je caresse cette idée. J'aurais pu vous en parler. Mais je sais que mes projets ne vous intéressent guère. Puis, maintenant que votre amie Nelly est mariée, j'ai supposé qu'il ne vous conviendrait pas de m'accompagner.

—En effet. Mais vous êtes absolument libre, mon cher Henry. Je vous prie de ne pas vous occuper de moi. Vous avez le désir de voyager à nouveau: faites.

—D'autant que j'aurais craint la fatigue pour vous. Ce sera plutôt une expédition scientifique qu'un voyage. Le ministre de la marine organise une mission dans le Sud-Oranais, sur la demande de la Société de géographie. Cette mission est commandée par un officier de très grand mérite, le colonel Maubert, de l'infanterie de marine. Nous partirons, je crois, dans une dizaine de jours. Encore une fois, je vous prie de m'excuser si je ne vous en ai point parlé plus tôt. Mais je n'ai pris une décision que cet après-midi.

—Je vous répète encore, mon cher Henry, que vous êtes parfaitement libre. Ma vie continuera en votre absence comme si vous étiez présent. C'est tout ce que vous aviez à me dire? Alors, bonsoir.

—Bonsoir.

Mme de Guessaint remontait chez elle, seule comme toujours. Que lui importait que son mari fût à Paris ou en voyage? Elle était une de ces femmes si nombreuses dans la société contemporaine, qui, n'ayant pas d'enfants, sont veuves avant le veuvage. Elles n'ont le choix qu'entre les vulgaires dégoûts de l'adultère, et les incurables tristesses d'une vie manquée.

III

Françoise Rosny avait beaucoup changé depuis dix ans. Ses magnifiques cheveux blonds étaient devenus gris. Son visage pâle et aminci semblait rigide; ses yeux bleus, au regard dur, disaient toutes les souffrances subies. Le corps seul gardait la svelte jeunesse d'autrefois. Les gestes brusques, l'allure résolue, révélaient une créature qui a beaucoup lutté et qui ne pardonne pas à la vie. Elle habitait avec son fils un petit appartement rue Lambert. L'atelier de l'artiste se trouvait à dix minutes de là, bien éclairé, en plein soleil, au milieu du square des Batignolles. A huit heures du matin, Françoise arrivait; elle allumait le feu dans le poêle et mettait tout en ordre. Quand son fils venait, elle se retirait discrètement, pour ne plus le revoir qu'après la journée finie. Il ne lui restait au monde que ce seul être à aimer. Et elle l'aimait d'un amour maternel passionné, jaloux, farouche. Bien rudes, les premières années après la mort de Pierre. Françoise était revenue dans son atelier de couture; elle n'épargnait ni son temps ni ses peines, usant ses jours et ses nuits dans un labeur acharné. Inflexible, elle marchait à son but. Elle ne voulait pas que Jacques fût un ouvrier. Une flamme d'artiste brillait dans le cœur et le cerveau de cet enfant: elle se révoltait à l'idée que la dureté de la vie matérielle l'éteindrait. Il lui fallait une revanche, à cette femme: une revanche contre les riches et les heureux de ce monde. Elle encourageait Jacques; elle le poussait au travail, comme le capitaine pousse un jeune soldat à l'assaut. Jacques, passionné pour son art, laborieux d'instinct, n'avait pas besoin d'être encouragé. Il entrait d'abord dans l'atelier d'Antonin Mercié, ensuite à l'École des beaux-arts; et l'estime de ses maîtres, l'admiration de ses camarades lui donnaient cette énergie indomptable qui triomphe de tout. Le soir, quand il se retrouvait avec sa mère, elle lui forgeait lentement une cuirasse bien trempée pour le combat de la vie.

Pendant les cinq années qui précédèrent son prix de Rome, Jacques ne quitta pas Françoise, redevenue ouvrière. La mère coulait toutes ses pensées dans l'âme de son fils. Elle lui disait d'abord la mort tragique de son père. Cette mort, elle l'avait apprise par hasard, en lisant un entrefilet de journal. Quelques lignes d'une concision brutale, entrées dans le cerveau de Françoise comme des pointes rougies: «Avant-hier, le capitaine Maubert, du 3e bataillon de chasseurs à pied, a ramassé, sur la route de Chavry, un communard nommé Pierre Rosny. Cet homme avait trempé dans l'assassinat d'un capitaine de l'armée. Les soldats, exaspérés, l'ont fusillé sur place.» Pendant cinq ans, tous les jours, Mme Rosny racontait à son fils sa haine toujours vivante. Ah! les bourgeois, les riches, les aristocrates! Jacques adorait sa mère; et de son père fusillé il gardait un souvenir tendre, où entraient un grand respect et une profonde pitié. On ne subit pas impunément l'influence d'une mère qu'on adore. Lentement, les idées de Françoise devenaient celles de l'artiste. Mais elle lui recommandait toujours de les tenir enfermées dans son cœur.

—A quoi bon crier tout haut ce que tu penses? disait-elle. Les vaincus de la Semaine Sanglante agonisent à Nouméa ou pourrissent dans la terre glacée. On nous redoute et on nous hait. La société ignore que ton père est une de ses victimes. On ne doit pas le savoir avant le jour de ton triomphe. On te forcerait peut-être à quitter l'École. Les membres de l'Institut sont des bourgeois. Ils t'empêcheraient d'avoir le grand prix. Tais-toi, mais souviens-toi.

Quand Jacques partit pour Rome, elle eut le courage de se séparer de lui. Pendant deux ans, elle ne lui permit pas de rentrer à Paris. Le succès vint tout de suite, comme le racontait M. Grandier. Dès ses premiers envois, Jacques s'était trouvé célèbre. Il gagnait de l'argent; et un peu d'aisance égayait la maison; bien peu, car les sculpteurs restent toujours pauvres. Alors seulement, Françoise avait quitté son atelier de couture. Elle ne voulait pas qu'on rabaissât le fils par le métier de la mère. Mais elle s'était faite la surveillante, la femme de charge, la servante de son enfant. Elle seule s'occupait de sa vie, elle seule dirigeait ses actes. Et lorsque, sorti de la Villa Médicis, Jacques se retrouva à Paris, ils avaient repris ensemble la vie d'autrefois, ayant les mêmes goûts, les mêmes plaisirs, les mêmes pensées.

Le jeune homme rappelait l'enfant par son visage énergique et beau, par sa gaieté spirituelle et enthousiaste. Il travaillait dur, mais il s'amusait ferme. Personne ne savait comme lui animer une promenade dans les bois, ou une course à Bougival, un souper chez le père Lathuile, ou un déjeuner dans une guinguette des environs de Paris. Le jeune artiste n'a guère l'occasion d'adresser d'amoureuses déclarations aux princesses et aux marquises. D'ailleurs Jacques s'en souciait peu. Il ne demandait à celles qu'il honorait de ses caprices que d'être de jolies créatures, gaies et bien portantes. Françoise désirait que son fils eût des plaisirs. Elle savait qu'à vingt-six ans, plus un artiste s'amuse et mieux il travaille. Avant tout, elle ne voulait pas que l'amour, l'amour vrai, vînt distraire sa vie. Qu'importait à Mme Rosny que son fils choisît pour maîtresse un modèle, une modiste sans ambition ou une petite actrice du théâtre des Batignolles? Ce qu'elle redoutait, c'était la maîtresse, celle qui s'implanterait dans le cœur de Jacques, et lui prendrait sa place, à elle.

Elle l'empêchait d'aller dans le monde, elle le détournait d'accepter ces invitations qu'on adresse toujours aux gens célèbres. Qu'est-ce qu'il ferait au milieu de ces gens-là? Comme tous ceux qui travaillent, Jacques ne tenait pas à sortir. Il suivait aisément des conseils qui s'accordaient avec son humeur. La mère et le fils conservaient cependant quelques amis de leur existence d'autrefois. M. Grandier, d'abord, devenu le protecteur de Jacques lors de ses débuts; puis Aurélie Brigaut, leur voisine de la rue Jean-Baussire. Celle-ci avait fait comme bien d'autres. Entrée au Conservatoire, elle en était sortie avec un premier prix; le Gymnase l'avait engagée; et, pour elle aussi, la vie s'annonçait plus clémente. Quant au docteur Borel, il était mort en 1874. Tous les deux gardaient discrètement le secret de Mme Rosny. Nul ne savait que, dix ans plus tôt, son mari était tombé sous les balles des soldats, fusillé comme insurgé.

Ce matin-là, comme d'habitude, Jacques, en arrivant, trouva son atelier en ordre; un atelier énorme, qui s'ouvrait au rez-de-chaussée sur une large cour. La terre glaise, le plâtre, ne permettent pas aux statuaires ces élégances raffinées qui séduisent chez le peintre. Pas un seul bibelot; quelques toiles rapportées de Rome; un grand mannequin, tordant ses membres disloqués, grimaçait contre le mur; à côté, l'original de la Dalila, se dressant contre un immense paravent en reps vert. Deux vieilles tapisseries masquaient la nudité des murs. Le jour venait d'en haut, par de larges vitres que séparaient des arceaux en ogive; une longue galerie en bois vert, où l'on arrivait par un petit escalier, touchait presque à la voûte. Le sculpteur s'y plaçait pour juger l'ensemble d'une œuvre; il y campait ses modèles quand il voulait obtenir certains effets. Partout dans l'atelier, on voyait les premières ébauches du Vercingétorix. D'abord une esquisse peinte:—Jacques tenait ce procédé de son illustre maître, Antonin Mercié, qui l'avait emprunté lui-même aux statuaires grecs;—puis une quinzaine d'esquisses en terre glaise et deux ou trois autres en cire. Le sculpteur travaille incessamment. C'est après des mois, et des mois de labeur, quand il est arrivé à la forme définitive, qu'il monte en grand l'esquisse modelée par son génie.

Sous les linges humides, se dressait le Vercingétorix vaincu, caché sous une immense cage en caoutchouc blanc. Un garçonnet de seize ans, un élève de Jacques, grimpait sur la galerie, surveillé par Françoise. Il tournait soigneusement une petite poulie; la cage de caoutchouc blanc s'enlevait lentement au plafond, et le Vercingétorix apparaissait comme dans une gloire, éclairé par les rayons du soleil. L'élève aspirait de l'eau avec une petite pompe dans un seau italien en cuivre rouge ciselé, et inondait la terre glaise du groupe énorme. Quinze jours seulement avant le Salon, le mouleur viendrait, quand l'original serait bien fini, pour traduire la terre glaise en plâtre.

Françoise contemplait l'œuvre de son fils. C'était bien toujours la femme énergique et passionnée d'autrefois. L'amour de l'épouse se continuait dans l'amour de la mère. Ces deux sentiments se ressemblaient par un même égoïsme de tendresse, par une égale jalousie. Françoise rêvait une existence absolument commune. Jacques aurait toutes les gloires, elle aurait toutes les fatigues; nul ne saurait que derrière l'artiste brillant se cachait une femme obscure. Qu'il se mariât? Cette pensée ne lui entrait même point dans le cerveau. Son fils lui appartenait, comme elle appartenait à son fils. Dans sa pensée, rien ne dénouerait ces liens toujours plus forts. Elle ne trouvait même pas que ces projets fussent égoïstes. Ils lui semblaient tout simples, d'un ordre naturel, et comme la conséquence des épreuves subies en commun.

Elle admirait ce Vercingétorix avec toute l'exaltation de son orgueil. Sa finesse de femme intelligente percevait vaguement les beautés de cette œuvre robuste. Plusieurs fois, depuis quelques jours, des équipages s'arrêtaient devant le rez-de-chaussée. De belles dames descendaient, ayant obtenu la faveur de connaître, avant le public, le succès futur du Salon. Françoise jouissait à l'avance de ce triomphe qui dépasserait tous ceux que Jacques avait remportés jusque-là. Sa revanche commençait; elle l'aurait complète, le jour où elle pourrait crier la vérité; le jour où son fils, comblé d'honneurs officiels, écraserait de sa gloire cette société qui avait fusillé son père.

—Tu es vaillante, maman, s'écria Jacques en entrant. Tu es partie de bonne heure, ce matin. Moi, j'ai fait le paresseux, je ne me suis pas levé.

—Tu peux te reposer. Ton labeur est fini. Récolte!

Jacques sourit.

—Oui, je crois que le succès se présente bien. Moi, je suis assez content de Vercingétorix. Va, maman, nous irons respirer à la campagne, cet été. Je te conduirai en bateau; nous ferons des parties sur l'herbe, à nous deux. Si tu savais comme j'ai envie de quitter Paris, de rester deux mois sans rien faire, de courir les bois comme une bête échappée. Oh! les bêtes! je les envie. Ça ne pense pas. Mais sois donc un peu gaie!

—Je suis gaie, mon enfant... ou plutôt, je suis heureuse. Si tu ne vois pas mon bonheur, c'est qu'il est en dedans.

Jacques s'installa devant un buste presque terminé. Celui d'une princesse romaine, Mme V..., qui lui montrait jadis beaucoup de sympathie pendant son séjour à la Villa Médicis. Lors d'un voyage à Paris, elle lui avait demandé la faveur de poser dans son atelier. Elle savait que Jacques disait toujours: «Faire un buste, c'est perdre son temps!» Mais l'artiste gardait trop bon souvenir de l'accueil ancien, pour ne pas satisfaire au désir de la jeune femme. Françoise jeta les yeux autour d'elle. Rien ne manquait; tout se trouvait à sa place; elle pouvait partir. Elle embrassa Jacques et sortit.

Le sculpteur travaillait depuis une heure, quand il entendit frapper trois coups au dehors. Presque aussitôt, la porte s'ouvrit bruyamment, et une jolie femme entra. Il n'aimait pas être ennuyé pendant les heures de besogne. Il allait se fâcher, quand il reconnut Aurélie. La comédienne et le sculpteur se voyaient peu. Sans doute, Jacques aimait beaucoup sa petite amie, l'ancienne brunisseuse, et Aurélie eût volontiers éprouvé un violent caprice pour ce beau garçon si séduisant, auquel la rattachaient les souvenirs de leur adolescence. Mais, jusqu'à ce moment, Jacques n'avait pas semblé s'apercevoir qu'elle fût une femme, et même ravissante.

—Eh! mon Dieu, qu'est-ce qui vous amène de si bonne heure? dit-il.

—Je ne veux pas vous déranger. Continuez à travailler. Je vais m'asseoir à côté de vous, et je vous dirai ce que j'ai à vous dire. Qu'est-ce que vous faites ce soir?

—Ce soir? Je dîne avec ma mère.

—Et après?

—Après? Je ne sais pas.

Vous n'irez pas voir mam'zelle... mam'zelle? J'ai oublié son nom. Cette jolie fille, avec qui je vous ai vu au théâtre, l'autre jour?

Jacques éclata de rire.

—Oh! elle m'a planté là, ma chère; et d'une manière si gentille que ça m'égaie quand j'y pense. Moi, je la trouvais charmante. Nous étions ensemble depuis cinq ou six mois: je ne pensais pas à la quitter. Si amusante, cette petite Alice! Il y a trois jours, elle arrive ici un matin, comme vous, ma chère. Son air grave m'étonne. Je l'interroge; elle fond en larmes. Je m'étonne bien plus encore; elle s'écrie: «Je suis amoureuse de toi!» J'essaie de lui prouver que c'est un bonheur, puisque je suis son amant. Elle me répond: «Mon patron veut me meubler un appartement!» Je ne comprenais plus du tout. Enfin, ses larmes tarissent. Elle me raconte que son patron, un gros rouge, lui a fait des propositions déshonnêtes, mais avantageuses. Il exigeait en retour une absolue fidélité. Aussi se voyait-elle forcée de choisir entre son amour et son intérêt. Alors elle venait me demander conseil! Je trouvai cela si drôle que je fus pris d'un fou rire. En voyant ma gaieté, la sienne revint; elle se mit à rire aussi. Je lui dis: «Alice, jamais un tailleur de pierres ne vaudra un appartement richement meublé. Exauce les vœux de ton patron, et sois fidèle à cet homme, puisqu'il a la faiblesse de tenir à ces choses-là.» Elle n'a pas trop résisté. Ce n'est pas très flatteur pour mon amour-propre, mais je suis forcé d'en faire l'aveu. Le soir, je l'ai menée chez le père Lathuile, et ne l'ai quittée que le lendemain matin. Voilà comment une modiste est devenue patronne, et comment un sculpteur est devenu... veuf.

Aurélie riait à son tour.

—Si vous n'avez pas plus de chagrin que ça, Jacques, c'est que vous n'étiez pas bien amoureux!

Le jeune homme alluma une cigarette:

—Voulez-vous une confidence, Aurélie? Je n'ai jamais été amoureux. Toute jolie fille me plaît, mais toute jolie fille en vaut une autre. Celle-ci ou celle-là, que m'importe? Pour être amoureux, il faut n'avoir rien à faire. Moi, je n'ai pas le temps!

Aurélie semblait un peu dépitée. Les femmes n'aiment pas entendre nier leur pouvoir. Elle regardait Jacques avec un peu de tendresse et beaucoup de malice.

—Je ne vous connais pas d'hier, reprit-elle: vous êtes très gai, mais très ardent. Le jour où vous serez pris, vous...

Il haussait les épaules.

—Ah! je suis bien tranquille, allez. Mais pourquoi me demandiez-vous si j'étais libre ce soir?

—Voilà: je ne joue pas; je n'ai rien à faire. Vous seriez bien gentil de m'emmener dîner. Le directeur de la Renaissance m'a envoyé une loge pour son théâtre. Ça nous ferait une bonne soirée. Qu'en dites-vous?

—Je dis que cela me va.

—Alors, c'est convenu. Vous passerez me prendre?

—A sept heures.

—Merci, Jacques. Vous êtes gentil comme les amours. A ce soir. Je ne veux pas vous importuner davantage. Nous avons tous les deux à travailler. Moi, je répète jusqu'à cinq heures.

Elle s'en allait, avec un sourire malicieux, comme si elle caressait une arrière-pensée. Ah! il était... veuf, le beau Jacques? La rupture tombait à merveille. Le jeune homme l'intimidait un peu. Jusqu'à ce jour, il se trouvait toujours engagé dans un un lien quelconque. Il redevenait libre? tant mieux. L'artiste ne cherchait pas si loin. Il aimait Aurélie d'une bonne amitié bien franche, et jamais il ne lui serait entré dans l'idée de lui faire la cour. Elle évoquait pour lui tous les souvenirs tristes et doux de son enfance; mais elle n'éveillait ni son désir ni sa curiosité. Il travailla toute la journée, n'interrompant sa besogne que pour recevoir quatre ou cinq personnes, auxquelles il avait permis de voir le Vercingétorix. Vers le soir, son élève lui remit un mot du docteur Grandier, l'avertissant qu'il viendrait le lendemain avec deux dames de ses amies. La lettre lui fit plaisir. Il adorait l'illustre savant. A six heures, content de sa journée, il s'en alla d'un pas léger rue Lambert dire à sa mère qu'il ne dînerait pas avec elle. Il savait qu'elle se réjouissait toujours, quand il prenait une distraction.

—C'est gentil, une partie fine à nous deux, s'écria Aurélie, en entrant dans le cabinet particulier où Jacques la conduisait.

Elle portait une toilette délicieuse: jamais elle n'avait été plus jolie. Ses cheveux roux, superbement tordus sur la nuque, jetaient des tons ambrés sur son visage pâle, éclairé par ses yeux gris, spirituels et vifs. Au théâtre, elle jouait les coquettes avec une verve mordante. L'habitude aidant, elle continuait le rôle dans la vie réelle. Ses reparties vives, quelquefois impertinentes et acérées, lui avaient acquis très vite la réputation d'une femme d'esprit. Ce soir-là, plus en verve que jamais, elle désirait que son esprit brillât sous toutes ses facettes, comme un diamant bien taillé. Jacques s'amusait franchement. Jeunes et bien portants tous les deux, ils s'égayaient ainsi que des gamins faisant l'école buissonnière. Le dîner fini, assis l'un près de l'autre, sur le banal canapé de velours rouge, ils se sentaient bercés par la jouissance d'une digestion agréable. Tout à coup, Aurélie se leva.

—Et le théâtre? Nous allions l'oublier!

Il est probable que, malgré son succès, l'opérette à la mode n'amusait pas Aurélie; peut-être aussi voulait-elle en jouer une autre dans l'intimité, une opérette à deux avec couplets alternés. Au bout d'une demi-heure, elle dit tout bas à son ami:

—Cette pièce est insipide. Nous gâtons notre soirée. Venez-vous prendre une tasse de thé chez moi?

—Volontiers.

La comédienne habitait rue des Pyramides. Avec beaucoup de goût et un peu d'argent, il est facile de s'organiser un nid délicieux.

—C'est bien joli chez vous, dit Jacques; j'y viens toujours avec plaisir.

—Vous êtes un impertinent, répliqua-t-elle. Vous venez pour le logis, et non pour la locataire. Bon! voilà que Rosalie n'a pas allumé le feu dans le salon. Passons dans mon boudoir: là, au moins, nous pourrons nous chauffer. Je vous laisse une minute. Vous m'excusez?

Aurélie connaissait les hommes; elle estimait que pour être un grand artiste, Jacques n'en ressemblait pas moins à ses confrères en bêtise. Un quart d'heure après, elle apparaissait, troublante et capiteuse, comme une jolie fille qui veut damner un saint. La chasteté du sculpteur ne lui méritant pas encore son inscription au calendrier, elle espérait bien lui tourner complètement la tête. Il jeta un cri en l'apercevant.

—Vous êtes adorable ainsi, dit-il.

Elle avait quitté sa robe, et vêtu un peignoir blanc garni de dentelles qui dessinait gracieusement la taille souple.

—Vous voyez, je m'assieds là, à côté de vous, reprit-elle.

Et elle se rapprochait de Jacques, grisé lentement par le parfum pénétrant de cette exquise créature.

—Rien ne vaut une bonne tasse de thé au coin du feu. Ah! mon ami, quelles charmantes soirées nous avons perdues! C'est dommage que deux anciens camarades comme nous ne se voient pas plus souvent.

—Mais je ne demande qu'à vous voir davantage!

—Vraiment?

Elle secouait gracieusement la tête d'un air coquet: brusquement, son peigne d'écaille roula, et les cheveux roux coulèrent à flots sur son visage et sur son corps. Elle eut un petit cri d'effroi.

—Jacques, sauvez-moi, je vais me noyer!

Elle se tenait debout, superbe sous les flots de cette magnifique chevelure qui l'enveloppait d'un vêtement doux aux reflets ambrés et soyeux.

—Dieu! que vous êtes belle! dit-il.

—Ramassez le peigne, et relevez mes cheveux...

Elle s'agenouillait sur le fauteuil, penchant en arrière sa tête fine. Jacques baignait ses mains avec délice dans ces flots dorés qui dégageaient une odeur troublante. Aurélie, la taille bien cambrée, faisait saillir, dans son mouvement léonin, les splendeurs de sa gorge. Jacques se penchait vers elle. La jeune femme le regardait, les lèvres entr'ouvertes. Il tendit les siennes dans un sourire.

—Ah! j'ai une envie folle de toi! murmura-t-elle en se laissant glisser dans ses bras...

Il était bien étonné, le lendemain matin, quand, léger et fredonnant, il retournait aux Batignolles. Sa maîtresse! Aurélie, sa camarade d'autrefois! Il emportait de cette nuit d'amour un souvenir aigu. Tour à tour rieuse et passionnée, la comédienne avait tout fait pour séduire et fixer ce beau garçon volage. Elle lui confiait un de ces aveux délicats qui charment toujours un homme, lui disant qu'elle croyait bien l'aimer depuis longtemps. Et elle ne mentait pas, la coquette! Lui, songeait que cela était possible, après tout. Pour la première fois, il gardait une pensée émue en sortant des bras d'une femme. Elle ressemblait si peu à toutes celles qu'il avait rencontrées jusque-là! On n'a guère le temps d'aimer, à la Villa Médicis, quand on travaille beaucoup et qu'on ne va pas dans le monde. Les Transtévérines massives, avec leurs allures de bêtes paisibles, n'avaient jamais été pour lui que des machines à plaisir. De retour à Paris, ses caprices changeants ne pouvaient guère l'attacher aux maîtresses qu'il prenait pour quelques semaines. Voilà que, maintenant, il connaissait une vraie femme, sensuelle et gaie, avec des goûts délicats et un cœur dévoué. Pourquoi ne l'aimerait-il pas, après tout? L'amour! un bien grand mot et qui lui faisait peur. Que ce dût être de l'amour ou un caprice plus sérieux que les autres, il n'en était pas moins secrètement attendri. Il se disait pourtant, avec cet impérieux besoin de psychologie qu'éprouve tout homme intelligent quand il possède une femme nouvelle, que l'amour vrai ne commence pas ainsi par un caprice des sens subitement éveillés. Il lui semblait que, même après cette nuit d'amour, Aurélie restait pour lui la camarade d'autrefois. Sans doute, des liens plus intimes se nouaient entre eux. Mais le sentiment de son cœur demeurait le même... Bah! pourquoi discuter avec son plaisir? Il se rappelait, non sans de secrètes voluptés, la fine tête d'Aurélie, ses yeux brillants, son corps souple et bien fait. Il lui devait des heures délicieuses et qu'il n'oublierait pas de sitôt.

Sa mère l'attendait dans l'atelier. Elle feignait de ne jamais s'apercevoir de son absence lorsqu'il disparaissait pendant une nuit. Cette tolérance peu morale entrait dans les calculs de Françoise. Jacques ne s'expliquait point, en pareil cas. Leurs vies communes se liaient trop étroitement pour qu'il pût lui cacher ce qu'elle aurait dû ne point savoir; du moins, l'un et l'autre ne faisaient aucune allusion à des sujets qu'il ne leur convenait pas d'aborder. Françoise tenait un journal à la main:

—Lis, mon enfant.

Jacques dépliait rapidement la feuille. Un critique d'art célèbre parlait du Vercingétorix en termes enthousiastes. Il n'hésitait pas à placer Jacques Rosny au même rang que les plus grands sculpteurs. Puis, il parlait du courage du jeune homme, de sa belle conduite pendant la guerre, de l'âpre énergie qu'il mettait au travail.

—Tu es content, dit-elle, les yeux remplis de joie.

—Si je suis content! C'est plus que je ne mérite.

—Ne dis pas cela. Je veux que tu sois le premier... tu entends? le premier!

En prononçant ces deux mots, elle se transfigurait. Oui, il serait le premier dans son art, le fils du fusillé, le descendant des ouvriers misérables. Il serait le premier, et le monde s'inclinerait devant la force de son génie, et il serait illustre, riche, envié, et les plus belles, les plus puissants lui souriraient, et ce serait sa revanche, à elle, qui en jouirait toute seule, dans son silence et son obscurité.

—Est-ce que tu attends du monde aujourd'hui, mon enfant?

—Oui. Notre ami, le docteur Grandier. Il doit venir me voir avec deux dames de ses amies.

—Tu dînes avec moi, ce soir?

—Certainement. Mais je t'en prie, ne restons pas à la maison. Les murs m'étoufferaient. Il me semble que j'ai un trop-plein de vie qui déborde. Veux-tu que je te mène au théâtre?

—Du moment que je passe ma soirée avec toi, je suis contente. Allons, embrasse-moi, et à ce soir.

Elle le serrait dans ses bras, ravie, heureuse, triomphante. Jacques se remit à la tâche quotidienne. Il travaillait avec ardeur, entièrement possédé par son œuvre, sans être distrait une minute par le souvenir d'Aurélie. Le joli visage de l'actrice ne venait pas même danser devant ses yeux. Toute la matinée s'écoula ainsi. Après un déjeuner rapide, il reprit sa besogne un instant interrompue, ne se rendant pas compte de la fuite des heures. Seule, l'arrivée de M. Grandier le rappela à la réalité. Nelly en toilette tapageuse, montrant son joli visage, et Mme de Guessaint en toilette sombre, la figure un peu voilée, accompagnaient l'illustre savant.

—Chère madame, dit le docteur, en se tournant vers Faustine, permettez-moi de vous présenter Jacques Rosny. Je vous ai dit que je l'aimais comme un enfant.

Faustine eut un mouvement brusque, et se sentit vaguement troublée. Elle reconnaissait le sculpteur rencontré par elle deux ans plus tôt, dans le promenoir de San Onofrio, à Rome. Elle se ressaisit bien vite, et leva son voile, afin que l'artiste pût commodément la voir. Se souviendrait-il aussi de cette causerie d'une demi-heure? Elle le regardait de ses beaux yeux fiers et tranquilles. Jacques rougit légèrement, et, s'inclinant devant elle.

—Je suis heureux de vous être présenté, Madame. Vous m'avez oublié, sans doute. C'est tout naturel.

Faustine interrompit le jeune homme pour s'approcher du Vercingétorix. Elle contemplait le chef-d'œuvre avec une profonde émotion d'artiste. Le Gaulois, chargé de chaînes, les membres tordus sous les âpres morsures du fer, relevait la tête en un mouvement d'orgueil hautain. Dans ses yeux on lisait une pensée immuable. Derrière Rome triomphante, il voyait la Gaule future, victorieuse à son tour, et prenant sa revanche des hontes passées. Autour de lui, gisaient un guerrier mort, un enfant massacré; une femme, les seins nus, le cœur percé d'un poignard, se renversait entourant de ses bras les genoux du patriote enchaîné. Faustine admirait. La pensée du sculpteur jaillissait, lumineuse et sublime. La jeune femme éprouvait ce frisson du Beau qui est la plus grande jouissance de l'artiste. Dans un élan d'enthousiasme, elle tendit la main à Jacques.

—C'est beau, dit-elle.

De coutume, on l'accablait de compliments, et de flatteries banales dont il se sentait gêné plutôt que réjoui. Ces deux mots, prononcés d'une voix émue, lui allèrent droit au cœur. Il retrouvait, devant Mme de Guessaint, cette espèce d'embarras qu'il avait éprouvé jadis dans le promenoir du couvent. Cette belle créature, au visage pâle et fier, aux yeux éclatants, qui marchait avec l'aisance calme et superbe d'une déesse, lui inspirait une crainte vague.

—Oh! le beau buste! s'écria tout à coup Nelly.

Et elle appelait l'attention de Mme de Guessaint sur le buste de la princesse V..., d'une élégance souple et gracieuse. A son tour, Mme Percier exprima toute son admiration au jeune homme. Elle lui expliqua que son amie se montrait fort réservée, d'habitude, devant les œuvres d'art. Un suffrage comme le sien valait bien des éloges. Elle lui apprit que, malgré sa modestie, Faustine était peintre et capable de le comprendre. Mme de Guessaint causa peinture avec Jacques, et tous deux se sentirent rapprochés par des impressions communes. Jacques l'écoutait parler avec un plaisir dont il ne se rendait pas compte. Les idées de la jeune femme lui plaisaient; mais aussi cette voix harmonieuse qui le charmait d'une façon singulière.

—Maintenant que nous nous connaissons, monsieur, j'espère que vous me ferez le plaisir de venir chez moi. Je serai toujours heureuse de vous recevoir.

D'habitude, le sculpteur laissait tomber ces invitations qu'on lui adressait. Il acceptait celle-ci, avec l'intention réelle d'y donner suite. Pourquoi désirait-il revoir Mme de Guessaint? Il ne s'en rendait pas bien compte. Mais quand elle fut partie, quand il se retrouva seul dans l'atelier, il se promit d'aller chez elle. Chose étrange! il venait de passer une nuit amoureuse, pleine de sensations subtiles, avec une jolie créature qu'il connaissait depuis longtemps, et voilà qu'il pensait obstinément à une autre femme, qu'il n'avait vue que deux fois en deux ans, et pendant quelques minutes. A vingt-six ans, on subit ses sentiments sans les analyser. Jacques songeait à Faustine, sans comprendre l'étrangeté de cette songerie. Quelque chose comme une obsession très douce s'emparait de son esprit. Il se rappelait surtout la manière divine dont elle marchait, ces mouvements d'impératrice romaine, gracieuse et noble.

Deux heures plus tard, on frappait doucement à sa porte; absorbé, moins par son travail que par sa préoccupation intime, il n'entendait pas l'appel du visiteur nouveau, lorsque Mme Percier se trouva tout à coup devant lui.

—Vous êtes étonné de me revoir? dit-elle en riant.

—Mais, Madame...

—Voici ce qui m'amène. Mme de Guessaint, avec qui je suis venue tantôt, est ma sœur plutôt que mon amie. Or je n'ai ni son portrait ni son buste! Oui, oui, je comprends votre mouvement. Je sais que vous n'aimez pas faire de bustes; le docteur me l'a dit. Je vous prie en grâce de consentir à une exception en ma faveur.

—Mais je ne refuse pas, j'accepte.

—Vous acceptez? comme cela, tout de suite, sans vous faire prier? Vous êtes charmant.

En effet, pour toute autre, Jacques eût refusé. Il s'agissait de Faustine; il consentait, et avec un plaisir qui l'étonnait un peu.

—Alors, je vais vous demander une autre faveur, répliqua Nelly. Vous voulez bien?

Jacques la trouvait charmante: elle parlait si gentiment, et tant de gaieté sonnait dans son rire jeune!

—Je vais vous expliquer mon affaire, reprit-elle. Je suis très riche... oh! mais, très riche. Malheureusement, je suis aussi très dépensière. Il y a des mois où j'ai beaucoup d'argent; d'autres où je suis pauvre comme Job. Eh bien, rendez-moi un grand service. Acceptez ceci.

Elle lui tendait un portefeuille, en maroquin du Levant, sans chiffre. Le jeune homme recula la main.

—Oh! Madame!...

—Puisque je vous dis que vous me rendez service! Vous ne voulez pas être mon banquier? Il faudra bien que je le paie, ce buste, que vous consentez si aimablement à faire. Que vous importe si c'est tout de suite?

Elle bavarda pendant une heure; et le jeune homme l'écouta, très attentif, parce qu'elle lui parlait de Mme de Guessaint. Nelly lui dit quelle artiste était Faustine, et pourquoi le monde ignorait la flamme géniale qui brûlait en elle. Peu à peu, l'ombre emplissait l'atelier, et les causeurs ne s'en apercevaient pas. Bientôt, Jacques alluma une lampe, et le bavardage recommença. Le temps coulait si vite que Mme Rosny, inquiète de ne pas voir rentrer son fils, vint le chercher tout à coup.

—Ma mère, Madame, dit Jacques un peu embarrassé.

Françoise, à demi cachée dans l'ombre, dévorait des yeux cette étrangère qu'elle trouvait auprès de son fils, dans une conversation intime, à une heure si avancée de la journée. Nelly s'excusa et prit congé, après avoir remercié le sculpteur et salué Mme Rosny. Dès que Mme Percier fut partie, Françoise interrogea son fils. Quelle était cette inconnue? Une femme du grand monde, sans doute? Du grand monde! Elle disait ces trois mots avec amertume. Sa jalousie ne s'y trompait pas une minute. Jacques aperçut le petit portefeuille, et dit gaiement:

—Je ne sais pas son nom. Elle venait me demander de faire le buste d'une de ses amies. Toutes deux sont fort liées avec M. Grandier. Regarde donc, mère! Dix mille francs! Ma foi, c'est une surprise agréable. Cette dame a le tort de payer d'avance, mais elle paie cher.

Joyeusement, il embrassait sa mère, dont la méfiance se dissipait peu à peu. Elle avait cru d'abord à quelque mondaine amoureuse; et les caprices de mondaine lui faisaient peur. Il s'agissait, au contraire, d'un travail, d'un travail bien payé: rien de mieux.

—Je te mène au cabaret, maman. Ce soir, nous faisons une partie fine à nous deux!...

IV

Pendant les deux premières séances, Nelly accompagna son amie à l'atelier du square des Batignolles. A la troisième, Faustine arriva seule. Il en fut ainsi désormais. Et, dès lors, commencèrent pour le jeune homme des journées pleines d'enchantement. Faustine se sentait vivement attirée par cette nature expansive et jeune. Elle retrouvait tout entière l'impression qu'elle avait subie à Rome, deux ans auparavant. Mme de Guessaint, trop fière pour craindre le danger et d'ailleurs trop pure pour le connaître, se laissait aller doucement à la sympathie que lui inspirait l'artiste. Pendant que Jacques travaillait avec sa fougue et sa passion habituelles, dévorant des yeux le beau visage qui posait devant lui, elle parlait avec le même abandon que si elle eût été en face de Nelly. Lui, trouvait toujours le même charme à cette voix délicieuse. Mille séductions s'étaient réunies dans cette jeune femme, pour un homme tel que Jacques. Mme de Guessaint paraissait tout connaître: elle gardait de ses voyages une fraîcheur de souvenirs, une variété d'expressions, une poésie de langage qui emportaient l'artiste dans un monde nouveau. Elle disait les paysages sans fin de la Syrie, les plaines où jaillissent les cactus énormes, et les arbustes gris, secouant la poussière de leurs feuilles fanées; et Jérusalem, debout sur son plateau légèrement incliné, éveillant à la fois la religiosité du chrétien et la sensation subtile de l'artiste; et les terrasses du temple de Salomon, que flanquent des tours crénelées sous le bleu profond du ciel; et l'émotion subite quand, du sommet de la citadelle de Sion, l'œil descend sur la sombre vallée de Josaphat. Brusquement, elle quittait la Syrie pour l'Europe; elle racontait Madrid et ses élégances raffinées; la verte Andalousie qui rit le long du jaune Guadalquivir, couchée au milieu de ses palmiers et de ses aloès. Puis la mosquée de Cordoue, avec ses mille colonnes de porphyre; et la cathédrale de Séville, où l'âme s'endort dans la molle plénitude du rêve, cet immense vaisseau de pierre où Notre-Dame de Paris danserait à l'aise; et la Giralda, le jour du samedi saint, quand toutes les cloches partent à la fois, lançant leur carillon de bronze vers le ciel éternellement pur.

Jacques l'écoutait avec ravissement. Les artistes seuls savent parler aux artistes. Le jeune homme comprenait toutes les descriptions de Faustine, heureuse elle-même de se sentir comprise. Une irrésistible sympathie les avait d'abord attirés l'un vers l'autre. Maintenant, cet homme de génie et cette femme rare, connaissaient l'union de leurs intelligences, avant l'union de leurs cœurs. Jacques savait peu de chose en dehors de son art. Il ignorait le monde, où il ne mettait jamais les pieds; il ignorait la vie, avec ses exigences; il ne savait pas qu'on ne pardonne jamais aux hommes, même supérieurs, de se passer des autres. Faustine lui ouvrait des horizons jusque-là fermés.

—Vous me dites que vous n'aimez pas le monde, Monsieur. N'importe: il faut y aller. Si puissant que soit votre esprit, il ne possède, en somme, comme celui de toute créature humaine, qu'un nombre limité d'idées. Nous avons besoin, les uns et les autres, d'échanger nos pensées, de nous renouveler nous-mêmes en renouvelant ceux qui nous entourent. Vous me pardonnez de vous faire un peu de morale?

—Je vous ai une reconnaissance infinie, Madame. J'ai toujours vécu comme un sauvage, replié sur moi-même, absorbé dans mon travail. Vous m'initiez à des vérités que je ne soupçonnais pas. Je croyais qu'un artiste doit fuir le monde. Ce sont les idées de ma mère. Elle se trompait, n'en sachant guère plus que moi. Vous, dont l'esprit est ouvert à tout, vous me montrez mon erreur. Est-il possible, mon Dieu, qu'en un temps où les femmes sont si futiles, il s'en rencontre une telle que vous!

—Prenez garde! votre phrase ressemble à un compliment. N'oubliez jamais en me parlant que je hais la banalité. Alors, je vous ai réconcilié avec le monde? Eh! bien, vous ferez vos débuts chez moi, et j'en serai charmée.

Faustine posait depuis cinq ou six jours, quand, un après-midi, la causerie effleura la politique. Jacques lui parlait d'un bas-relief dont l'idée le passionnait. Il voulait synthétiser la Révolution, faire crier au marbre l'enthousiasme des volontaires de 92, et les belles fureurs de ces années sanglantes et guerrières.

—Vous avez tort, Monsieur. L'art est trop haut pour qu'on l'abaisse au niveau de la politique.

—Ce n'est pas de la politique, Madame, c'est de l'histoire.

—Vous oubliez les échafauds... A ce compte, la Commune aussi serait de l'histoire. Cependant, il ne vous viendrait pas à l'idée de couler en bronze les massacreurs et les bandits de cette époque-là.

Jacques dit d'une voix brusque:

—Ni massacreurs ni bandits, Madame. Serviteurs malheureux d'une idée fausse, voilà tout.

Faustine se leva toute droite, impérieuse et frissonnante.

—Je vous excuse, Monsieur. Vous ne savez rien de ma vie. Mon père a été tué par une balle des fédérés, et les fédérés ont fusillé mon frère!

—Sang pour sang, Madame! Les soldats de Versailles ont fusillé mon père!

Les haines forcenées de la guerre civile se réveillaient en ces deux êtres. Leurs idées contraires se choquaient violemment. Le choc pouvait faire jaillir deux colères: il n'éveilla que deux pitiés.

—Votre père et votre frère ont été tués, reprit Jacques d'une voix très douce. Comme vous avez dû être malheureuse!

—Votre père a été fusillé, répliqua-t-elle extrêmement émue, comme vous avez dû être malheureux!

Et d'instinct, ils se tendirent la main, comme pour abjurer les haines d'autrefois. Ce jour-là, Jacques ne travailla pas davantage. L'un et l'autre parlèrent de ceux qu'ils avaient aimés. Faustine disait la belle vie du général, son dévouement chevaleresque au pays, son patriotisme, sa fin sublime de héros; elle évoquait le souvenir d'Étienne, le soldat aventureux, au caractère généreux et fier. Lui, de son côté, racontait les années dures de l'ouvrier, les souffrances de Pierre Rosny, sa mort tragique au coin d'un fossé; si bien que son fils et sa veuve, ignorant où il dormait son dernier sommeil, ne goûtaient même pas la triste joie de prier sur sa tombe. De nouveau, les deux jeunes gens se sentaient unis par cette communauté de douleurs semblables, nées de destins contraires. Ce qui aurait séparé deux âmes vulgaires rapprochait ces deux âmes supérieures. Oubliant que leurs pères étaient morts dans des rangs opposés, ils abjuraient les fureurs infécondes, pour pleurer le même malheur qui faisait de pareils orphelins.

Le lendemain, quand Faustine revint, ils ne parlèrent plus du passé douloureux. La jeune femme, cette fois, interrogea l'artiste sur son enfance. Elle lui fit raconter sa courte vie de soldat, pendant la guerre; comment il tombait à Montretout, la poitrine trouée par une balle; l'histoire de cette médaille militaire obtenue par M. Grandier, puis, les années de Rome, à la Villa Médicis. Jacques ne voulut rien cacher. Il dit toute son histoire, avec un abandon plein de gaieté, riant de la misère d'autrefois, lorsque l'argent manquait et que le travail acharné de sa mère suffisait seul à les faire vivre. Mme de Guessaint questionna curieusement Jacques Rosny sur Françoise. Mais celui-ci s'enferma dans une sorte de craintive discrétion. Il sentait si bien l'abîme creusé entre ces deux femmes! Faustine cependant insista pour que l'artiste donnât suite à son projet de sortir, d'aller dans le monde. Elle devinait qu'une volonté pesait sur lui, pour qu'il persistât dans cette claustration. A présent, il cherchait des défaites, il s'efforçait de réfuter ses arguments; mais elle sentait bien qu'elle prenait lentement une influence considérable sur cet esprit.

A la fin de la première semaine, une phrase de Jacques la fit réfléchir. Ils discutaient une question assez importante de l'art contemporain: le modernisme. Mme de Guessaint lui conseillait de suivre le courant de son siècle, qu'un âpre besoin de vérité emporte loin de la fantaisie capricieuse. Lui, au contraire, entraîné par sa nature ardente, voulait allier beaucoup de vérité avec un peu de romantisme. Elle combattait cette opinion qu'elle estimait fausse.

—Croyez-moi, Monsieur. Un grand artiste comme vous doit trouver la formule nouvelle. Cette formule est la même pour le sculpteur que pour le peintre et le poète. On ne la découvrira ni dans le romantisme échevelé des uns, ni dans le réalisme exagéré des autres. C'est la modernité qui triomphera. Il faut être l'homme de son temps.

On eût bien fait rire Jacques quinze jours auparavant, en lui disant qu'une femme du monde lui donnerait des conseils d'esthétique; bien plus, qu'il les suivrait et en tiendrait compte. Quand Faustine partait, il ne rentrait pas rue Lambert, comme il faisait d'habitude. Il se couchait sur son canapé, et, bercé par un souvenir, il rêvait profondément. L'image de cette femme le hantait. Elle ne parlait plus, qu'il l'écoutait encore. La douceur de sa voix musicale chantait à son oreille des paroles cadencées. De temps en temps, il levait les yeux sur le Vercingétorix et baissait la tête, confus, surpris, presque mécontent. Lui aussi portait des chaînes, comme le guerrier vaincu. Il aimait Faustine. C'est donc cela, l'amour, une possession violente, une conquête de toutes les pensées? Comme c'était venu vite! Alors, il se débattait, cherchant à se prouver qu'il se trompait. L'amour? Allons donc! Un caprice comme les autres, d'une nature différente peut-être, parce que Faustine était une femme d'un ordre supérieur. Pour la première fois, il cherchait à lire dans son cœur, à bien analyser ses propres sentiments. Pourquoi l'aurait-il aimée? Et il se répondait tout bas qu'il l'aimait parce qu'elle ne ressemblait à aucune autre créature. Cette intelligence si haute l'exaltait, cette voix, cette démarche, ce sourire le ravissaient, son œil exercé de sculpteur devinait les splendeurs de ce corps harmonieux et souple; et toutes ces pensées le grisaient, l'affolaient. Chaque soir, à présent, Françoise venait le chercher à l'atelier. Elle le trouvait seul, dans l'ombre, enfoncé en de cruelles songeries. Elle l'emmenait avec elle; et le jeune homme gardait sa mélancolie. Elle l'interrogeait, et il ne répondait que par des mots vagues. Il invoquait son travail, l'inquiétude du prochain Salon. Mme Rosny ne le croyait pas. Son travail? Il était fini. L'inquiétude du prochain Salon? Un triomphe paraissait assuré. Jacques mentait. Il ne lui disait plus la vérité. Alors, que se passait-il? Elle voulait savoir et elle ne trouvait pas. Ce fut Aurélie qui lui fit tout comprendre. La comédienne venait peu chez Mme Rosny. Batignolles est loin de la rue des Pyramides; et une femme austère comme Françoise effarouchait la comédienne coquette. Cependant, une semaine environ après son aventure avec Jacques, elle arriva rue Lambert. Depuis cette nuit délicieuse où, très sincèrement, dans un élan de passion, elle s'était donnée au jeune homme, Aurélie n'avait plus revu son amant de quelques heures. Le lendemain, le surlendemain, elle l'avait attendu vainement, un peu surprise d'abord, très dépitée ensuite. Comment! il ne revenait pas? il ne lui écrivait pas?

Les femmes ont une vanité excessive, mais autant de finesse que de vanité. Dans les choses de l'amour qui lui sont personnelles, la plus sotte sait toujours bien y voir clair. Aurélie n'hésita pas une minute. Une rivale s'emparait brusquement de Jacques, l'arrachait à la séduction tendrement et savamment préparée. Le silence de l'artiste ne s'expliquait pas autrement. Mais quelle rivale? Évidemment, Jacques ne la connaissait pas avant cette soirée où il était tombé dans ses bras. Sans doute une de ces aventures imprévues et soudaines qui bouleversent la vie d'un homme.

—Bonjour, Madame. Comme il y a longtemps que je ne vous ai vue! s'écria-t-elle en entrant chez Mme Rosny. Comment va Jacques?

—Jacques va bien, je vous remercie.

Non, Jacques n'allait pas bien. Il suffisait à Aurélie de regarder la mine soucieuse de Françoise. Alors elle bavarda, parla de son théâtre, de ses rôles, de ses petites ambitions. Puis, elle revint au sculpteur par un détour habile. Que faisait-il? A quoi travaillait-il? Distraitement, Mme Rosny raconta l'histoire des dix mille francs, la visite de cette femme élégante et jolie qui commandait le buste d'une de ses amies. Aurélie était fixée. Jacques aimait l'une ou l'autre; ou la dame au buste, ou celle qui le faisait faire. Elle savait d'avance qu'elle aurait en Mme Rosny une alliée inconsciente.

—Jacques va devenir amoureux d'une de ces élégantes mondaines, dit-elle en riant. Prenez garde, elles vous l'arracheront! Vous ne les connaissez pas. Elles vont bien quand elles s'y mettent! On accuse les comédiennes de coquetterie! Quelle erreur! Les femmes du monde s'entendent bien mieux que nous à enjôler un homme. D'autant plus que, malgré ses vingt-six ans, il est presque aussi naïf en amour qu'un garçonnet de dix-huit. Il a toujours travaillé; il ne connaît pas les roueries et les séductions de ces belles dames, qui gâchent le temps d'un artiste, et le plantent là quand elles ne l'aiment plus.

La comédienne savait exactement la portée de ses paroles. Il n'en fallait pas davantage pour exciter la jalousie de Mme Rosny, pour que celle-ci surveillât son fils. Aurélie prit congé et s'en alla frapper à la porte de l'atelier, très curieuse de savoir quelle réception lui réservait le bel infidèle. Elle le trouva, comme le trouvait toujours sa mère après le départ de Faustine, seul, inactif, sombre.

—C'est moi, dit-elle en entrant. Puisque vous ne veniez pas, je suis venue. Je vous demande à dîner comme l'autre soir: voulez-vous?

Jacques eut un geste violent en l'apercevant.

—Ma foi, je suis absurde! s'écria-t-il, et vous êtes vraiment bien gentille de vous souvenir encore d'un imbécile tel que moi! Vous me demandez à dîner? Bravo! asseyez-vous là; je veux me mettre à vos genoux, implorer mon pardon, vous dire que vous êtes adorable. Nous dînons ensemble; ensuite vous m'emmenez chez vous, et nous passons une bonne soirée... comme l'autre soir; et... et tu m'offriras une tasse de thé, veux-tu?

Toute la soirée, il se montra fort gai, fort tendre; mais sa gaieté et sa tendresse trahissaient une intense nervosité. Ses yeux brillaient d'un feu sombre. Il parlait avec une amertume et une violence qu'Aurélie ne lui connaissait pas, ou bien, tout à coup, il devenait triste et taciturne. Elle l'étudiait avec son intuition du cœur humain, avec son flair de femme un peu jalouse et très coquette. Elle éveillait les sens de son amant: rien de plus. Le cœur et la pensée n'étaient pas avec elle. Il lui témoignait la passion physique qu'éprouve toujours un jeune homme pour une jolie femme; mais le rêve, l'infini, l'au-delà de l'amour appartenaient à une autre. Quelle était cette autre?

V

Faustine se sentait violemment aimée. Une femme ne se trompe jamais aux sentiments qu'elle inspire. Elle perçoit nettement les troubles qu'elle fait naître, les émotions qu'elle éveille. Coquette, Mme de Guessaint aurait joué le jeu des coquettes. Sincère et loyale, elle s'interrogeait avec angoisse, se demandant si elle n'était pas bien près d'aimer, elle aussi; si elle n'aimait pas déjà. Jacques la séduisait par sa nature primesautière et jeune, par son ardeur, par sa gaieté: surtout par cette flamme de génie qui l'illuminait. Devant Faustine se posait la redoutable question qui a épouvanté tant d'honnêtes femmes! «Je suis aimée. Que ferai-je, si j'aime?» On espère toujours ruser avec son cœur. Pour une créature telle que Faustine, pure comme la neige inviolée, d'une loyauté inflexible, l'adultère est un mot vide de sens. La pensée du mensonge n'entrait pas dans cette âme. Bien plus, l'hypothèse d'une chute ne se présentait même pas à son esprit. Avec la naïveté poétique de son esprit d'artiste, elle croyait que Jacques l'aimait d'un amour passionné, mais platonique. Très fine, elle sentait bien qu'elle en imposait au jeune homme. Oserait-il même risquer un aveu? Ce qu'elle ne pouvait pas se cacher à elle-même, c'est la jouissance profonde que lui causaient ces rendez-vous quotidiens. Elle partait de l'atelier avec du bonheur plein son âme. Elle devenait gaie, elle riait, et, presque expansive, elle étonnait Nelly qui ne la reconnaissait plus. Le soir, qu'elle restât chez elle ou qu'elle allât dans le monde, elle revivait par le souvenir toute la délicieuse journée.

Ce dimanche-là, elle avait déjeuné seule. Depuis quelques jours, elle voyait peu M. de Guessaint, absorbé par les préparatifs de son voyage dans le Sud-Oranais. Assise au coin du feu, dans son boudoir, elle rêvait à la semaine qui venait de s'écouler. Comment avait-il pu suffire de quelques jours pour la changer si profondément? Elle aimerait, elle? Impossible. Par instants, elle se débattait contre la séduction irrésistible qu'elle subissait. Non pas qu'elle eût honte en se disant qu'elle pouvait faillir. Mais elle se révoltait contre cette prise de possession d'elle-même. Comment, elle, si libre, si fière, cédait-elle ainsi à une inclination coupable? Ce qui l'étonnait le plus, c'est qu'elle ne luttait pas, qu'elle ne désirait même pas lutter. Elle en revenait toujours à la même conclusion. Elle aimait Jacques, ou elle l'aimerait. Mais son amour ne connaîtrait ni les lâches abandons ni les honteuses défaites. Faustine disait quelquefois que l'honneur était la propreté de l'âme. Il lui paraissait impossible que son âme ne fût pas nette comme son corps. Les souillures humaines ne l'atteindraient jamais. Elle ne se rendait pas compte que des idées pareilles sont d'autant plus périlleuses qu'elles empêchent d'avoir peur du danger. Le danger? elle ne le redoutait pas. Elle se laissait glisser à son amour avec une témérité hautaine. Telle, la Fée des Glaciers, dans la légende suédoise: Odin l'a faite reine des hautes montagnes, et son empire durera aussi longtemps que sa virginité; insouciante et légère, elle court sur les hautes cimes, riant des abîmes entr'ouverts. Un jour elle aime et elle est aimée; elle se croit aussi vaillante que jadis; mais sa force la trahit, le vertige la prend, et elle roule dans les précipices sans fond.

La femme de chambre qui entrait dans le boudoir, tira Faustine de sa rêverie.

—M. Percier demande si Madame peut le recevoir? dit-elle.

Mme de Guessaint restait un peu étonnée. Que lui voulait-il? Tout à coup, elle sourit, se rappelant sa conversation avec le mari de Nelly.

—Faites entrer, répliqua-t-elle.

Une lueur de malice flambait dans les yeux de Faustine. Le pauvre homme! Il venait se confesser avec une docilité de collégien! Elle s'amusait à l'avance des terreurs de sa timidité effarouchée. Très effarouché, en effet, M. Percier. Rouge, ne sachant comment aborder l'entretien, il parla maladroitement de choses inutiles. Mais Faustine le rappela vite à la question.

—Il est bien convenu, n'est-ce pas, que vous me considérez comme une amie, comme une amie vraie? J'aime très tendrement votre femme. Je veux qu'elle soit heureuse. Je crois qu'il y a entre vous plus qu'un malentendu. Mais en tout cas, ce n'est pas bien grave. Donc, répondez-moi franchement. Vous aimez Nelly?

—Oui, murmura Félix.

—Beaucoup?

—Passionnément.

Il dit ce mot avec une ardeur que Faustine ne lui connaissait pas. Elle le regarda fort étonnée.

—Alors, reprit-elle, je ne comprends pas du tout. Comment, vous aimez passionnément votre femme, et vous la trompez! C'est absolument inexplicable!

—Ce n'est pas inexplicable... mais c'est bien difficile à expliquer.

—Si difficile!

—Oh! Madame... Vous allez voir! Est-ce que vous me permettez de marcher? Si je marche, je ne vous verrai pas; et il me semble que... Oui! si je ne vous vois pas, j'aurai plus de courage.

Alors, tout en se promenant de long en large, même en tournant un peu le dos à Faustine, ce qui produisait un effet assez comique, Félix raconta l'histoire délicate de ses relations conjugales. Très délicate, en effet! Il avait un grand malheur, le pauvre homme. Il était... fort sensuel. Il adorait Nelly, et il s'efforçait de lui prouver le plus souvent possible qu'il la considérait comme la plus séduisante des créatures. Cruellement, la jeune femme semblait prendre plaisir à refuser ses témoignages répétés d'une tendresse naturelle. Elle coquetait avec son seigneur et maître; puis, elle s'enfermait obstinément dans sa chambre fermée au verrou, et ne consentait que bien rarement à s'humaniser un peu. Cette sévérité barbare surprenait un peu Félix. Était-ce coquetterie, ou désir de dominer souverainement, ou simple caprice transformé en entêtement par l'orgueil? Mais, depuis quelques mois, changeant tout à coup, elle déclarait son intention d'être désormais seulement la sœur de son époux. Félix essayait de la ramener, de la convaincre que le mariage a des fins à la fois plus agréables et plus hautes; rien n'y faisait. Nelly s'obstinait dans sa résolution glaciale. Le malheureux agent de change se disait alors que le mieux serait peut-être d'éveiller la jalousie de sa capricieuse compagne. C'est pourquoi il adressait à Mlle Aurélie des vœux coupables, mais exaucés. Au lieu de cacher cette liaison, il s'efforçait de la faire connaître, voulant que Nelly n'ignorât pas ces amours illicites.

Faustine riait aux éclats. Ce mari, infidèle par amour, et cette femme amoureuse, glaciale par coquetterie, l'amusaient comme deux personnages de comédie. Décidément, rien ne menaçait le bonheur de son amie. Un simple malentendu séparait les jeunes époux. Elle riait toujours, et ses rires intimidaient de plus en plus M. Percier; il s'imaginait qu'elle se moquait de lui.

—Je ne me moque pas de vous du tout, cher monsieur. Mais avouez que la situation est très comique.

—Je ne trouve pas, murmura-t-il.

Elle le vit si malheureux qu'elle s'empressa de le rassurer. Elle lui promit que son bonheur conjugal renaîtrait bientôt. Elle ferait de la morale à Nelly; et elle se chargeait de changer en une docilité de brebis la capricieuse humeur de la jeune femme. Elle ne lui demandait que huit jours. Et, avant huit jours, Nelly, repentante et corrigée, ôterait de sa porte le verrou fâcheux, cause première de tous ces désastres.

M. Percier, très consolé, s'éloignait à peine, lorsque M. de Guessaint se présenta chez sa femme.

—Je ne vous dérange pas, ma chère amie? dit-il avec sa politesse accoutumée.

—Vous avez besoin de me parler?

—Oui. Je voulais vous annoncer une nouvelle qui vient de me surprendre. J'ai reçu tout à l'heure une lettre du ministère de la marine. Nous partons pour Oran beaucoup plus tôt que je ne croyais, dans quatre ou cinq jours.

—Je vous souhaite un heureux voyage, mon cher Henry.

—Merci. On attelle; vous ne voulez pas faire un tour au Bois?

—Merci. Le temps est beau. Je ne suis pas sortie de la journée. Je vais aller jusqu'à la Muette, en marchant.

Elle éprouvait le besoin de se dépenser, de rafraîchir sa fièvre, et aussi d'user la longue journée. Il lui tardait d'arriver au lendemain, à cette heure charmante où, toute joyeuse, elle partirait pour l'atelier. Les aveux de M. Percier, ces confidences qui lui paraissaient si comiques, exerçaient sur elle une influence physiologique. Elle en rougissait, elle si pure et si chaste; mais elle enviait les délicates jouissances des amours permises. Ah! si elle était libre, comme elle serait heureuse et fière de devenir la femme de Jacques! L'amour chemine dans un cœur neuf avec une rapidité surprenante. A présent, elle ne discutait plus avec elle-même. Elle s'avouait son amour; mais, en se l'avouant, elle ne sentait naître aucune crainte. Elle se croyait sûre d'elle; elle se croyait également sûre de l'artiste. Il n'oserait jamais révéler sa passion. L'osât-il, elle cacherait la sienne et il ne saurait rien. Elle continuait à se bercer dans sa sécurité périlleuse. Elle aimait? Soit. L'amour pour elle ne serait jamais qu'un sentiment sublime qui réchaufferait doucement son cœur et ne le consumerait pas. Elle était heureuse, oh! bien heureuse! La vie lui apparaissait sous des couleurs nouvelles. Le soir, elle avait du monde à dîner, et elle étonna ses amis par sa gaieté et sa verve joyeuse. Nelly, de plus en plus étonnée, la regardait, ne comprenant rien à cette métamorphose subite. La fière Faustine, s'humanisant tout à coup, semblait descendre des hauteurs où elle avait coutume de planer. Elle causait avec entrain, laissant briller son esprit supérieur, jetant des reparties vives, des mots alertes qui contrastaient avec sa réserve accoutumée. Rentrée dans son appartement, elle compta les heures qui la séparaient de sa visite habituelle au square des Batignolles.

Dès huit heures du matin, Jacques arrivait à l'atelier, les sourcils froncés, l'œil sombre. Tout lui pesait; il n'avait pu dormir; il n'avait pas vu Faustine depuis l'avant-veille et une fièvre impatiente le brûlait. L'ardeur de sa nature l'emportait; il ne se sentait plus la force de résister. Il renvoya son élève, qu'il gardait d'habitude jusqu'à l'apparition de Mme de Guessaint; il s'occupa lui-même des mille détails de sa besogne accoutumée. Bientôt une lassitude immense l'accabla, il s'étendit sur le canapé, enfonçant dans les coussins sa tête brûlante, hâtant les heures, ne parvenant pas à oublier. Faustine parut enfin, et Jacques, domptant la révolte de ses nerfs, s'efforça de paraître calme.

—Êtes-vous libre demain soir, Monsieur? dit-elle en s'asseyant à sa place accoutumée.

—Mais... mais oui, Madame.

—J'espère que vous me ferez le plaisir de venir dîner chez moi. M. de Guessaint entreprend un long voyage, et je désire, avant son départ, vous recevoir dans ma maison.

Elle aussi paraissait très calme, et rien, sur son visage paisible et fier, ne trahissait son trouble profond. Mais ce nom de M. de Guessaint suffit à exciter l'irritation de Jacques, qui ne connaissait pas les rapports du mari et de la femme.

—Vous voudrez bien m'excuser, Madame, dit-il d'une voix un peu sèche. Mais décidément, je ne me sens pas fait pour le monde. Mieux vaut que je reste chez moi.

—Cependant, je croyais vous avoir convaincu que vous aviez tort, reprit-elle avec un sourire.

—Pour tout autre artiste qu'un sculpteur, votre raisonnement serait juste. Mais les pauvres diables tels que nous, sont soumis à de terribles nécessités. Ce que vous me voyez faire souvent, me lever et couvrir d'eau mon ébauche, c'est l'emblème de la vie que nous menons. Le sculpteur est avec son œuvre comme la mère avec son enfant. Tant que l'enfant n'a pas grandi, la mère ne le perd pas des yeux; tant que notre œuvre n'est pas finie, nous ne pouvons pas l'abandonner.

Faustine feignit de ne pas sentir la rudesse de son accent.

—Alors, Monsieur, vous refusez de venir chez moi? reprit-elle souriante.

—Oui, Madame.

—Pourquoi?

Il eut un geste violent:

—Parce que je vous aime!

Faustine se leva toute pâle. Un léger frisson courait le long de son corps.

—Comment vous êtes-vous despotiquement emparée de tout mon être? Je ne sais pas. C'est un poison lent qui s'est glissé dans mes veines. Est-ce que j'ai aimé, moi, avant de vous connaître! Aucune femme ne m'a jamais fait ressentir ce que j'éprouve. Je regardais l'amour comme un plaisir, comme un passe-temps. Vous êtes venue, et voilà que je ne peux plus vivre sans vous! Qu'est-ce que vous voulez que je devienne? Je suis tout seul; je n'ai que ma mère. Si vous ne m'aimez pas, je suis perdu. Il ne me reste plus qu'à me jeter à l'eau. Ne riez pas! Je ne suis pas un de vos jeunes gens élégants qui font la cour à une femme par plaisir ou par désœuvrement. Je vous aime... Si vous ne m'aimez pas aujourd'hui, vous m'aimerez un jour... Et puis... je ne sais plus ce que je dis... Je vous en supplie, ayez pitié de moi...

Faustine s'était laissée retomber sur le fauteuil, violemment secouée par ces paroles ardentes, qui l'épouvantaient et la ravissaient à la fois. Les premiers mots de Jacques lui avaient fait peur; voilà maintenant qu'il demandait grâce, qu'il s'humiliait, que des larmes coulaient de ses yeux.

—Pardonnez-moi, je suis un enfant. Je vous dis des absurdités... Je vous aime, je vous aime, je vous aime...

Elle le regardait très doucement, sans fierté ni colère, avec une pitié et une tendresse infinies. Elle le voyait souffrir, et elle l'aimait! Eh! bien, non, elle saurait cacher son redoutable secret; il ne se douterait pas du trouble profond où il la jetait.

—Oui, vous êtes fou, répliqua-t-elle de sa voix harmonieuse comme une musique. Vous me dites que vous m'aimez, je vous crois. Vous ne songez pas que je ne suis point libre, que je suis mariée... mal mariée peut-être, mais esclave de mon serment. Une femme telle que moi ne descend pas jusqu'au mensonge. Elle a honte de la trahison, non pour les autres, mais pour sa conscience.

Jacques cachait sa tête entre ses mains tremblantes, et, de plus en plus troublée, Faustine s'efforçait de cacher son émotion. Elle ne s'apercevait pas que les quelques paroles qu'elle venait de prononcer contenaient un aveu indirect. Il lui disait: «Je vous aime...» et au lieu de répondre: «Je ne vous aime pas», elle se contentait de cette défaite banale: «Je ne suis pas libre.» Mais le jeune homme ne sentait rien, ne voyait rien.

Il reprit d'une voix sourde:

—Je n'ai jamais aimé avant de vous connaître. L'amour? j'en avais peur, sentant bien que le jour où je me donnerais à une femme, je me livrerais tout entier. Mais il me semblait impossible qu'il en existât une seule méritant cet abandon de tout mon être. La première fois que je vous ai vue, vous m'avez intimidé. Intimidé, moi qui n'ai jamais reculé devant rien! Je vous ai retrouvée, et j'ai retrouvé aussi mon impression première. Puis, vous veniez ici tous les jours et je ne sais quel charme m'enveloppait, que je subissais malgré moi, dont je ne pouvais pas me défendre. Tout est adorable en vous. Vous êtes belle; vous êtes la créature la plus intelligente que j'aie jamais rencontrée; non seulement vos paroles me ravissent, mais encore la voix divine qui les prononce. Je vous aime, oh! je vous aime follement.

Il s'agenouillait devant elle maintenant; il entourait la taille de la jeune femme de ses mains brûlantes. Elle le repoussa, se relevant dans un mouvement rapide; elle se jeta en arrière, murmurant d'une voix étouffée:

—Adieu, Monsieur.

La douceur subite du jeune homme l'effrayait. Faustine marchait déjà vers la porte, quand Jacques se précipita devant elle.

—Non, vous ne partirez pas! Si vous partiez, vous ne reviendriez plus. Mais répondez-moi donc! Vous restez là, immobile et glacée, et vous ne me dites rien, à moi qui souffre et qui désespère! Je vous aime! Rien ne me coûtera pour me faire aimer de vous! Si vous me fuyez, je vous poursuivrai avec toute la rage de mon désespoir. Vous me trouverez partout sur votre chemin. Mais pourquoi me fuiriez vous? Il est impossible que vous ne m'aimiez pas un jour. Une passion telle que la mienne saura bien faire fondre le manteau de glace dont vous vous couvrez. Je vous aime, je vous adore!

Il la saisissait dans ses bras; il la serrait étroitement contre sa poitrine; il couvrait de baisers son front, ses yeux, ses joues. Toujours muette, les dents serrées, elle luttait nerveusement contre la violence de cette passion qui la pénétrait. Les baisers de Jacques lui produisaient l'effet d'une brûlure. Faustine défaillait maintenant. Elle tomba sur le canapé.

—Je sens que vous m'aimez, continuait-il de sa voix ardente. Quelque chose me crie que vous m'aviez deviné, que vous partagez ma folie...

Elle se taisait toujours, renversée en arrière; il la prenait dans ses bras, et elle s'en arrachait violemment; il la ressaisissait, la couvrant encore de caresses. Et de nouveau, elle se débattait, honteuse de se sentir presque vaincue et de ne pas demeurer maîtresse d'elle-même. Elle parvint à le repousser, à redevenir libre; elle courut au fond de l'atelier.

—N'approchez plus, dit-elle, ou je crie, ou j'appelle. La force contre une femme! Vous! Vous que je croyais supérieur aux autres! Vous me reprochez de me taire: je vais vous répondre. Seulement, quand je vous aurai répondu, vous resterez où vous êtes, sans faire un mouvement, sans venir à moi.

Il la regardait toujours; et l'influence qu'elle exerçait sur lui calmait lentement sa passion physique.

—Donnez-moi votre parole d'honneur de m'obéir, continua Faustine.

—Je vous obéirai.

—Je veux votre parole.

—Je vous la donne.

Elle hésitait, sentant bien toute la gravité des mots qu'elle allait prononcer. Mais cette vaillante créature ne reculait jamais.

—Jacques, dit-elle, je vous aime.

Il jeta un grand cri.

—Rappelez-vous votre promesse! Je vous aime, et je ne peux pas être à vous. Le mensonge me répugne et la trahison me révolte. Si je vous appartenais, je ne pourrais plus vivre.

—Qu'est-ce que vous voulez que je devienne? murmura-t-il d'une voix brisée par les sanglots.

A son tour, il tombait assis, épuisé, vaincu; Mme de Guessaint s'approcha de lui, et doucement, avec une tendresse exquise:

—Voyez, dit-elle, c'est moi qui viens à vous maintenant. Vous souffrez, vous pleurez, mon pauvre ami? Est-ce que vous croyez que je ne souffre pas, moi aussi? Je m'étais juré que vous ne connaîtriez jamais mon amour pour vous. Je me confie à votre honneur et j'en appelle à votre loyauté. Je vous aime. Vous êtes le premier qui m'ait donné l'émotion irrésistible que je ressens. Si nous ne pouvons pas être l'un à l'autre, il nous reste au moins un bonheur suprême, celui de nous aimer sans honte, puisque nous serons sans reproche. Est-ce que je ne vous livre pas ce qu'il y a de meilleur en moi? Est-ce que vous ne possédez pas ma tendresse, mon cœur, ma pensée? Adieu, Jacques. Regardez-moi bien en face. Je veux savoir si vous m'avez comprise.

—Vous partez...

—Oui. Je vous supplie de me laisser partir.

—Vous reviendrez?...

—Je vous le promets. Adieu.

Il voulut s'élancer, la retenir; elle lui échappa... et s'enfuit.

Jacques demeurait écrasé. Partie! Reviendrait-elle? Oui. Elle l'avait promis; et puis, elle l'aimait. Elle l'aimait! Alors pourquoi se refusait-elle? Mais il ne se sentait pas la force de discuter avec lui-même. Cette violente scène le laissait brisé. Malgré l'aveu de Faustine, il souffrait cruellement, devinant bien qu'un abîme le séparait de cette femme. Il la connaissait maintenant; elle pouvait l'aimer, mais elle ne lui appartiendrait jamais. Mille pensées contradictoires se heurtaient en lui. Il ne gardait même pas l'espérance vague de la fléchir, d'obtenir de sa pitié qu'elle cédât à la passion folle qui l'envahissait. Cette créature fière et hautaine ne s'abaisserait jamais à la chute banale, à l'adultère louche qui ment et qui se cache. Quel que fût son amour, elle résisterait vaillamment, dût-elle le fuir. Le fuir? Il eut un cri de colère. Il essaya de se calmer, en se rappelant la promesse de Faustine: elle ne pensait pas à fuir, puisqu'elle avait promis de revenir. Étendu sur le canapé, son souvenir évoquait toutes les séductions divines de la jeune femme. Il cherchait à voir clair dans ce qui venait de se passer. Faustine lui avait avoué son amour; et pourtant, il restait triste, découragé, abattu. Au lieu d'espérer, au lieu de se dire que, fort de cet aveu, il triompherait de ses résistances, il subissait de nouveau une lourde et cruelle lassitude. Les heures s'envolaient; et il demeurait ainsi, angoissé, déchiré par ces incertitudes cruelles, ne sachant que croire, ne sachant que faire, prêt à donner sa vie pour finir sa torture. La nuit tombait quand sa mère arriva dans l'atelier. Comme les jours précédents, elle le trouvait sombre, farouche.

—Tu ne viens pas, mon enfant?

—Pardonne-moi, dit-il, je n'ai pas faim ce soir. Je ne veux pas dîner.

Elle insistait, anxieuse, sans pouvoir obtenir une autre réponse. Jacques voulait rester là, où il venait de la voir, où son souvenir flottait impalpable et parfumé; il voulait demeurer seul, seul avec ses pensées dont il buvait, jusqu'à la lie, la douloureuse amertume. Françoise le contemplait, muette, les bras croisés. Elle se rappelait les paroles d'Aurélie. Est-ce que la comédienne avait raison? Jacques était-il donc amoureux d'une coquette qui le faisait souffrir? Et elle regardait les traits tirés de son fils, sa pâleur, sa tristesse mortelle.

—Tu ne m'accompagnes pas, mon enfant? reprit-elle doucement.

—Non, mère, permets-moi de rester ici et, je t'en prie, pardonne-moi. Je n'ai de goût à rien. Cela me fait du bien d'être seul.

Seul! voilà que Jacques ne voulait même plus d'elle maintenant! Françoise alluma une lampe; puis, promenant les yeux autour d'elle, elle chercha, regardant, épiant, comme le soldat flairant l'ennemi qui guette une embuscade tendue. Elle voyait clair; Aurélie avait dessillé ses yeux; Jacques aimait follement, éperdument, désespérément. Elle aperçut le buste de Faustine, vaguement éclairé par la lueur rougeâtre de la lampe, et soudain elle comprit. C'était cette femme que son enfant aimait, cette femme qui venait tous les jours, qui causait avec lui, qui s'enfermait avec lui. Mme Rosny eut un geste de colère violente. Elle avait donc en vain surveillé depuis tant d'années l'existence de son fils, en vain elle l'avait fortifié contre les séductions de ce monde exécré. Il fallait qu'une créature sans cœur détruisît d'un seul coup toute son œuvre, torturât son enfant, lui arrachât la récompense de tant de sacrifices! Elle voulait la connaître, cette étrangère maudite qui bouleversait sa vie, Jacques ne l'accompagnerait pas? Eh bien, soit: pendant quelque temps, elle serait patiente. Ensuite, après le Salon, elle l'emmènerait loin de Paris. Et quand elle l'aurait à elle toute seule, elle reprendrait l'empire qu'elle exerçait autrefois.

—Alors, je te laisse. Rentreras-tu de bonne heure?

—Oui, mère.

—Rentre tard, si tu veux. Tu ne me dérangeras point. Je m'endors tout de suite, tu sais.

Non, elle ne s'endormait pas. Mais elle espérait vaguement que Jacques chercherait à s'étourdir, à oublier, qu'il se jetterait dans le plaisir, qu'il s'éprendrait d'une autre peut-être. Sans rien ajouter, elle sortit de l'atelier, puisque la solitude lui plaisait à présent. Le jeune homme égrenait une à une toutes les pensées anciennes; sa fièvre les exagérait. Il se butait toujours à la même idée. Faustine l'aimait: pourquoi se refusait-elle? L'homme ne se rend pas compte des terribles combats qu'une femme se livre à elle-même. Ses pudeurs, ses hésitations, ses craintes lui échappent, parce qu'il n'a pas la même façon de sentir ni d'éprouver. Une femme telle que Faustine, en se donnant à l'homme qu'elle aime, cède moins à l'entraînement de sa tendresse qu'à l'appel de sa pitié. Elle se livre non pour elle, mais pour lui. Celle qui n'a jamais failli ressent une révolte instinctive de tout son être. Connaissant mieux la vie, Jacques aurait compté sur le hasard, sur le temps, sur les circonstances. Il se serait dit que Faustine, puisqu'elle l'aimait, accepterait un jour toutes les conséquences de son amour. Pour une créature pareille, le danger n'était pas en elle, mais en lui. Elle saurait bien résister à la passion qu'elle éprouvait, non pas à celle qu'elle inspirait. Forte contre sa souffrance, elle serait faible contre la souffrance qu'elle faisait naître. Trop exalté pour réfléchir, trop naïf pour espérer, le jeune homme se débattait éperdument contre son désespoir. Elle avait promis de revenir? Son cœur lui criait qu'elle ne reviendrait pas. Afin de calmer ses terreurs, il résolut de la voir, de se présenter chez elle; Faustine le recevrait, il lui arracherait de nouveau cette promesse dont il doutait. Dans le square, il s'arrêta une minute. L'air vif du soir lui faisait du bien. Il marchait par les rues, espérant que la fatigue d'une course rapide calmerait son exaltation. Devant l'hôtel de l'avenue Kléber, il eut une minute d'hésitation. Si elle refusait de le recevoir? Elle n'oserait pas. Il sonna. La porte s'ouvrit.

—Est-ce que Mme de Guessaint est chez elle? demanda Jacques.

—Non, Monsieur; Madame vient de partir en voyage.

Il ne répliqua rien et sortit. Partie! ah! la misérable! Coquette et menteuse comme toutes les autres! Elle lui jurait de revenir et elle s'enfuyait, pour le faire souffrir, pour exalter jusqu'au délire la passion qui le brûlait. Il tomba sur un banc de l'avenue, ne faisant pas même attention aux passants qui regardaient avec stupeur ce jeune homme élégant, nu-tête, échoué là comme un ivrogne. Tout à coup, il eut un mouvement de rage et reprit le chemin de l'atelier. Il la maudissait, il la méprisait, il l'exécrait. Partie? où allait-elle? Elle avait donné des ordres, sans doute, on ne le lui dirait pas; elle cachait peut-être à tout le monde l'endroit de sa retraite. Eh bien, soit; il l'oublierait. Il voulait l'oublier! Quand il rentra dans son atelier, des rayons de lune filtraient à travers les fenêtres ogivales de la voûte. Le buste de Faustine se dégageait avec des arêtes indécises vaguement baignées dans les pâleurs de la lumière blanche. Jacques restait hébété devant ce souvenir matériel de son amour. Il souffrait maintenant par sa faute à lui. Son génie d'artiste avait modelé une œuvre incomparable. Et Faustine absente, Faustine dont il bannissait le souvenir, réapparaissait vivante et palpable devant ses yeux. Il chassait loin de lui cette idée ravissante et maudite: et voilà que son œuvre se dressait implacable, souriante, pour l'empêcher d'oublier, pour le forcer de se souvenir. Dans un accès de colère folle, il se jeta sur le buste, enfonçant dans l'argile ses mains frémissantes; avec rage il arrachait la glaise lambeaux par lambeaux, espérant arracher ainsi de son cœur la pensée qui l'obsédait. Il tuait l'image de Faustine afin de tuer son souvenir. Il voulait déchiqueter son œuvre et la détruire, croyant amoindrir sa souffrance s'il rendait au néant la figure divine qu'il en avait tirée. Enfin, épuisé, n'en pouvant plus, il fondit en larmes et se mit à sangloter comme un enfant.

VI

Les arbres du parc de Chavry frissonnaient sous la brise d'avril. Un beau soleil clair jetait des lueurs blanches sur les taillis dénudés. Quelques fenêtres ouvertes, dans cette maison déserte si longtemps, donnaient un peu de vie aux grandes murailles tristes. Dans le salon, assises devant le feu, Nelly et Faustine causaient avec la douce intimité d'autrefois.

—Pourquoi m'as-tu enlevée hier soir? Voilà ce que je ne comprends pas. Tu es arrivée: tu m'as fait préparer une petite malle. Je suis partie sans même savoir où j'allais! Tu me recommandes de taire à tout le monde le lieu de notre retraite. Pourquoi ce mystère qui rappelle ceux de la Sainte-Vehme?

—Curieuse!

—On le serait à moins. D'ailleurs, je ne te reconnais plus depuis quelque temps. Sûrement, il y a dans ta vie quelque chose que j'ignore. Autrefois, tu m'aurais tout dit. Mais aujourd'hui, tu ne m'aimes plus.

Faustine jeta sur son amie un long regard plein de tendresse.

—Je ne t'aime plus? Tu verras tout à l'heure. Il faut que nous soyons très franches l'une et l'autre. Confidence pour confidence!

—Qu'y a-t-il donc? demanda Nelly dont les yeux brillaient.

—Sois patiente. Tu me demandes pourquoi je t'ai enlevée? Te rappelles-tu l'histoire que je t'ai dite un jour? Ma rencontre avec un jeune artiste dans le promenoir de San Onofrio? Je t'avouais que, pendant une demi-heure, il m'avait tenue sous le charme; et toi, méchante, tu me répondais en riant: «Que je serais donc contente si tu le revoyais!»

—Oui, je me rappelle.

—Eh bien, je l'ai revu.

—L'inconnu? le bel artiste? le Pygmalion qui doit animer Galatée? reprenait Nelly en riant; et quel est ce mystérieux personnage? Est-ce que je le connais?

—Oui. C'est Jacques Rosny.

—Celui à qui j'ai commandé ton buste?

—Oui.

—Et tu l'aimes?

—Je l'aime, dit Faustine en la regardant de ses grands yeux tranquilles. Je le lui ai dit. C'est pour cela que je suis partie. Je veux être son inspiratrice, son amie, mais rien de plus. J'ai eu peur de lui et de moi. Je me suis enfuie; et pour ne pas fuir seule, je t'ai enlevée.

Alors elle racontait à son amie l'histoire de la passion soudaine qui, brusquement, s'était emparée de tout son être, cette semaine délicieuse dans l'atelier du sculpteur, et les brûlants aveux de Jacques, et comment elle se sentait profondément troublée par l'invasion de cet amour irrésistible. Elle aimait Jacques, mais elle se méfiait de lui. Elle n'osait pas ajouter qu'elle se méfiait d'elle-même aussi. Nelly écoutait son amie avec une attention sérieuse.

—Oui, c'est bien l'amour. Et tu espères pouvoir dompter sa passion et la tienne, rester maîtresse de ta volonté, endiguer un sentiment d'autant plus vif qu'il naît chez deux créatures qui l'éprouvent pour la première fois? Car, si je comprends bien ce que tu me racontes, Jacques Rosny non plus n'a jamais aimé avant de te connaître.

—Non seulement je l'espère, mais je le veux. Pourquoi ai-je fui, sinon pour m'arracher à la séduction? Je ne le reverrai plus que chez moi. Si ce n'est pas assez, si je me sens trop faible, je recommencerai mes voyages. Je veux aimer, je ne veux pas avilir mon amour.

—Et s'il découvre que tu es à Chavry?

—Excepté toi, personne ne connaît ma retraite. Puis, tu oublies Marius, Marius qui se ferait tuer pour moi. Je lui ai dit que personne ne devait franchir l'enceinte de la grille. Personne ne la franchira.

—Et ton mari?

—M. de Guessaint part après-demain pour Oran. Il s'inquiète bien plus de son voyage que de sa femme.

—Et... et Félix?

Un frisson de gaieté courait sur les lèvres moqueuses de Nelly. Faustine souriait.

—Parlons-en de ton mari! Sais-tu que j'ai causé longuement avec lui?

—Qu'est-ce que t'a dit cet homme coupable?

—Il m'a dit... il m'a prouvé que le plus coupable des deux, c'est peut-être toi. Il y a une certaine histoire de verrou qui ne me paraît pas bien nette. Comment! ton mari est amoureux de toi, et tu fais la coquette avec lui? Tu t'ingénies à le faire souffrir par des raffinements de cruauté! Mais je lui ai promis de te convertir, et comme nous resterons ici au moins un bon mois, j'aurai le temps de te faire de la morale.

Nelly, toute rougissante, cachait sa jolie tête entre ses mains.

—Allons nous promener dans le parc, reprit Mme de Guessaint. Je ne te demande rien aujourd'hui. Revivons pour quelque temps nos charmantes journées d'autrefois.

Faustine savait bien qu'on pouvait compter sur Marius. Personne, même dans le pays, ne connut sa présence au château. Les deux jeunes femmes ne sortaient pas de l'enceinte du parc. Une cuisinière, ramenée de Versailles par le vieux soldat, demeurait également invisible. C'est lui qui renouvelait les provisions, qui faisait les courses, qui s'en allait chercher à la poste restante les lettres de ses maîtresses. Le temps fuyait rapidement. Nelly et Faustine, séparées par le monde, retrouvaient pour la première fois leur existence de sœurs. Mme de Guessaint jouissait de son repos dans toute la plénitude de son esprit. La solitude lui plaisait. Il lui semblait qu'elle venait d'échapper à un grand danger. Certes, elle se disait que Jacques devait souffrir. Mais elle voulait qu'il s'accoutumât à l'aimer seulement avec son cœur. Elle riait, elle rêvait à travers les allées, ravie de ces premières journées de printemps. Peut-être attendait-elle instinctivement une lettre de son ami, lorsque Marius apportait le courrier. Nelly, au contraire, se montrait nerveuse, agacée. Qu'est-ce que faisait son mari? Lui, non plus, n'écrivait pas. Elle disait à Faustine, non sans un dépit très visible: «Si cette Mlle Aurélie allait prendre de l'influence sur lui cependant?» Mme de Guessaint haussait les épaules et se moquait d'elle. Trois semaines s'écoulaient ainsi, trois semaines délicieuses, pendant lesquelles l'ennui ne se glissait pas une minute entre elles. Mais l'amour de Faustine grandissait démesurément. Ne voyant plus Jacques, vivant repliée sur elle-même, la jeune femme se laissait aller sans défense au charme divin qui la pénétrait et, vingt fois le jour, elle se demandait: «Que fait-il? que devient-il?»

Un soir, Nelly qui lisait le journal, se mit à rire gaiement.

—Qu'as-tu donc? demanda Faustine.

—On parle de quelqu'un qui vous intéresse, Madame. Le temps passe si vite que nous ne réfléchissons pas aux dates. C'était hier le 1er mai. Les journaux ne tarissent pas en éloges sur ton sculpteur. Tiens, lis.

Mme de Guessaint prit d'une main un peu tremblante les feuilles que lui tendait son amie. Le Vercingétorix vaincu remportait un triomphe. D'une commune voix, on décernait au jeune artiste la médaille d'honneur de sculpture; tous les critiques se trouvaient d'accord. Faustine jouissait délicieusement des bravos lointains qu'elle entendait au fond de sa paisible solitude. Elle lisait et relisait ces lignes, où l'on célébrait celui qu'elle aimait. Elle trouvait un bonheur infini à se dire qu'elle régnait dans ce cœur neuf et ardent.

—Ton amour pour ce tailleur de pierre éclate sur ton visage, s'écria Nelly avec un éclat de rire. Te rappelles-tu le temps où je t'appelais Vittoria Orsini? Tu es aussi amoureuse que la «Dame à la Bague», ma pauvre chère.

Une ombre glissa sur le front blanc de la jeune femme.

—Elle est morte d'amour, murmura-t-elle.

—Au XVIe siècle! Au XIXe, elle se serait consolée. D'ailleurs, je ne te cacherai pas, que l'amour... platonique, tel que tu le comprends, me paraît impossible. Tu aimes, tu seras vaincue. Mais, laissons ce sujet,» et, en disant ces mots, Nelly reprenait le journal et tournait machinalement la page, quand soudain elle jeta un cri.

—Qu'as-tu donc?

Mme Percier ne répondait pas; elle lisait, immobile, stupéfaite.

—Mais parle-moi donc, Nelly! Donne-moi ce journal.

—Non, non. Je te lirai... j'aime mieux te lire... Ton mari...

—Eh bien, quoi? mon mari?

Le journal contenait ces quelques lignes dans les dépêches de l'Agence Havas. «On télégraphie d'Oran une triste nouvelle. Une mission scientifique, choisie par le ministre de la marine et des colonies, partait, il y a quelques jours, pour le Sud-Oranais. M. de Guessaint, membre fort distingué de la Société de géographie, a soudainement disparu. Tout fait supposer qu'il a été assassiné. Le procureur de la République a ouvert une enquête.» Faustine lisait. Mort, son mari? Impossible! Le journal mentait. S'il disait vrai pourtant?

—Comme tu es pâle, ma pauvre chérie, dit Nelly en lui prenant la main.

—La mort est une terrible chose. Elle efface le mal et ressuscite le bien.

—Vas-tu donc le regretter maintenant, toi qui es malheureuse depuis tant d'années!

—Tais-toi. Quand Dieu frappe, il faut prier pour ceux qu'il touche.

Mme de Guessaint se sentait fort impressionnée. Elle remonta chez elle de bonne heure, laissant Nelly seule dans le salon. Mme Percier ne pratiquait pas si généreusement la charité chrétienne. Sans hésiter, elle appela Marius et lui remit une dépêche, en le priant de la porter le soir même au bureau le plus voisin. Elle demandait au préfet d'Oran de confirmer ou de démentir la nouvelle donnée par l'Agence Havas. Elle ne s'expliquait pas cette fin tragique. M. de Guessaint avait-il été assassiné en effet? Au nom de Faustine, son amie intime, elle priait qu'on envoyât des détails exacts et complets. Lorsque Marius fut parti, elle voulut rejoindre son amie. Mais celle-ci désirait rester seule; seule avec ses pensées et ses réflexions. Certes, Henry avait commis bien des fautes. Il l'avait trompée, il avait avili sa chasteté de jeune fille et sa pudeur de jeune femme. Mais cette brusque fin la troublait étrangement. Elle voyait cet homme tombant assassiné loin de sa famille, loin de ses amis, loin de son pays. Une créature délicate, même en perdant un mari qu'elle n'estime pas, souffre dans ses souvenirs si elle ne souffre pas dans son cœur. C'était le seul être à qui elle eût appartenu; celui à qui elle donnait jadis tous les trésors de sa jeunesse et de sa beauté. Elle portait son nom, et ce château de Chavry où elle se trouvait lui rappelait de chers et cruels souvenirs. C'est Henry qui lui annonçait naguère la mort du général. Pendant la nuit, une très pénible impression l'obséda. Nelly la trouva pâle le lendemain matin, avec les traits tirés et les yeux tristes. Mme Percier frappa du pied avec colère.

—Tu n'es pas raisonnable! Oh! tu peux te fâcher. Je dis toujours ce que je pense.

—Ne parle pas légèrement d'un événement terrible, ma chérie. Ma vie se trouve si brusquement changée que je suis bouleversée.

Nelly paraissait fort énervée. Elles se promenaient toutes les deux dans les allées du parc, vers la grille. Marius apparut derrière la petite porte ouvragée, tenant un papier bleu à la main.

—C'est la réponse que j'attendais, s'écria Mme Percier.

—Quelle réponse?

—Tu vas voir.

Net et concis, le télégramme du préfet d'Oran ne laissait aucun doute. Il disait seulement que le procureur de la République croyait être sur la trace du meurtrier; de plus, il annonçait une lettre contenant des détails plus complets.

—Je puis parler maintenant, s'écria Nelly. Ah! tu plains ton mari, et, avec tes idées chevaleresques, que je trouve absurdes, tu hésites à profiter de ton bonheur! Écoute.

Faustine pâlissait un peu, comme si elle s'effrayait de ce qu'elle allait entendre.

—Je vais te révéler un secret que je t'ai obstinément caché. Tu t'étonnais naguère de mon entêtement étrange à me marier? C'est à cause de M. de Guessaint que j'ai quitté ta maison. Pardonne-moi de te dire tout cela: mais je ne veux pas qu'il reste un seul regret dans ton cœur, un seul! Je ne pouvais plus vivre à côté de ton mari. Incessamment, j'avais à me défendre de ses entreprises amoureuses. Quand il se trouvait seul avec moi, il cherchait à me surprendre, à me saisir dans ses bras... Oui, tu m'as fait jurer naguère qu'il n'entrait pour rien dans ma décision subite... Est-ce que je pouvais t'avouer la vérité? Est-ce que ma tendre affection pour toi ne me commandait pas le silence? Et tu le plains aujourd'hui! Cet homme te manquait de respect jusque dans ta propre maison, en oubliant que j'étais ta sœur; je me suis mariée pour le fuir. Tu t'imagines bien que les charmes et la beauté de Félix ne m'éblouissaient pas. Ce pauvre Félix!... ce n'est pas que je regrette maintenant... surtout maintenant... mais passons. Tu sais tout. Le destin t'a faite libre. A toi de juger si tu voudras user de cette liberté, ou si tu aimeras mieux pleurer un mari indigne!

Faustine sentait une amertume profonde monter à ses lèvres. La veille, sous le coup d'une émotion sincère, elle pardonnait à M. de Guessaint toutes ses trahisons. Mais ce que lui apprenait Nelly la meurtrissait dans la plus chère tendresse de sa vie. Elle plaignait cet homme; elle éprouvait une vague pitié pour lui. Eh bien, non! Désormais il serait deux fois mort pour elle, car il ne laisserait pas une trace dans son souvenir. Elle se révoltait à la pensée qu'il n'avait pas même respecté sa meilleure amie, la compagne de son enfance, sa sœur. Elle prit la jeune femme entre ses bras.

—Tu ne m'as rien dit naguère, ma pauvre Nelly; tu as eu raison et je t'en remercie. Tant que M. de Guessaint vivait, mieux valait que j'ignorasse tout. Sachant ce que tu viens de m'apprendre, je ne serais pas restée une minute de plus dans sa maison. J'ai dit autrefois à mon mari, ici même: «Je jure que je serai pour vous une épouse fidèle.» J'ai tenu mon serment. La mort m'en a déliée...

VII

Depuis la fuite de Faustine, Jacques s'enfermait dans le désespoir et l'inertie. Françoise l'interrogeait; il gardait un silence farouche. Elle voyait dépérir l'être qu'elle adorait. Il ne travaillait plus. Il avait fallu qu'un de ses amis surveillât le Vercingétorix, et s'entendît avec un mouleur pour que le plâtre fut prêt au jour fixé. Un soir, Mme Rosny regardait son fils, étendu sur une chaise longue, dans le petit appartement de la rue Lambert. Les yeux de Jacques se perdaient dans le vide, sa pensée s'envolait au loin, cherchant obstinément une vision adorée. Comment secouer cette torpeur, ce dégoût des autres et de lui-même? Elle eut une inspiration désespérée.

—Jacques, dit-elle, tu touches au triomphe. Tu es célèbre, et l'on te salue à l'égal d'un maître. Les craintes que j'avais pu concevoir autrefois pour ton avenir n'existent plus. Nous sommes libres de parler tout haut, de penser tout haut, libres de nous venger.

—Nous venger!

—De ceux qui ont tué ton père. Te le rappelles-tu?

—Si je me le rappelle! murmura le jeune homme. Je le vois encore dans la vieille maison de la rue Jean-Baussire, quand il est parti, hélas! pour ne plus revenir. Je me remettais lentement de ma blessure. Il m'a embrassé pendant que je dormais...

—Tu ne t'es jamais dit que tu pouvais le venger?

—Comment? Nous ne savons même pas où il repose. Il a été victime des haineuses fatalités de la guerre civile. Qui puis-je accuser de sa mort, sinon le destin qui nous l'a pris? Tant de victimes sont tombées dans les deux partis! L'oubli s'est fait, ma mère. Bien criminels ceux qui voudraient se souvenir!

Françoise eut un geste violent. Est-ce que son fils abjurerait jusqu'aux farouches rancunes qu'elle avait coulées dans son âme?

—Tu te trompes, reprit-elle, quelqu'un est coupable de la mort de ton père. Celui qui l'a arrêté, celui qui l'a fait passer par les armes. Tu as oublié son nom? Je peux te le rappeler.

Elle ouvrait l'armoire où elle cachait toutes les reliques du passé; et Jacques relisait les lignes sinistres: «Avant-hier le capitaine Maubert, du 3e bataillon de chasseurs à pied...»

—Tu venais d'entrer dans l'atelier d'Antonin Mercié, ton maître. Pendant les longues journées, je tournais et retournais la même idée dans ma tête. Comment retrouver cet officier, le joindre, le punir? Une fois, j'arrivais à me procurer l'Annuaire de l'Armée, et j'y trouvais inscrits trois capitaines du nom de Maubert. Pas un ne servait dans les chasseurs à pied. Je me perdais dans un dédale. Et il fallait être prudente; cacher notre passé, pour ne pas nuire à ton avenir. Aujourd'hui, tu as vingt-six ans; tu es riche, puisque tu as du succès; tu est fort, puisque tu es célèbre. Cherche! cherche cet officier qui a fusillé Pierre Rosny!

Jacques écoutait, en penchant la tête, les paroles ardentes de Françoise. Il songeait; soudain il releva le front après un silence, et dit lentement:

—Ma mère, l'action que tu me conseilles n'est pas digne de moi; et j'ajoute, sans manquer au tendre respect que je te dois, qu'elle n'est pas digne de toi non plus. Les souffrances d'autrefois ont conservé la haine dans ton cœur; elle ne s'est pas fondue avec le temps, qui efface tout et qui répare tout. Moi, quand un peuple entier oublie, je n'ai pas le droit de me souvenir. Ce père que j'ai tant aimé, s'il pouvait me donner un ordre, me défendrait la vengeance. C'est un sentiment fait de violence et de colère, excusable dans l'emportement de la lutte, criminel quand l'apaisement s'est fait. Tu m'en veux de ne pas t'entendre et de méconnaître tes leçons? C'est que j'ai bien réfléchi depuis trois semaines que je souffre cruellement. Une grande douleur vient de me meurtrir et je crois que l'épreuve m'a rendu meilleur. Je n'ai de haine contre personne. Il me semble que je me suis renouvelé et purifié.

—Tu as oublié ton père, murmura-t-elle d'une voix sourde.

—Pourquoi m'accuses-tu? Ma mère chérie, n'es-tu pas bien injuste? Est-ce que je ne me rappelle pas ta bonté, ta tendresse, ton dévouement? Puisque je ne suis pas ingrat envers toi, comment pourrais-je l'être envers une mémoire bien-aimée? Si je me trouvais en face de cet officier dont tu parles, la colère filiale m'emporterait peut-être. Mais le chercher, mais le suivre pas à pas, comme un chasseur qui guette sa proie? Je te le répète: voilà qui serait indigne de nous deux!

—Tu viens de me dire que tu souffrais beaucoup? Eh bien, fais au moins ce que je vais te demander. Secoue cette douleur qui t'obsède, au lieu de rester replié sur toi-même, au lieu de vivre dans la solitude où tu t'enfermes. Je t'en supplie, mon Jacques, accorde-moi ma prière, tâche de te distraire, de t'étourdir, et de te consoler si tu peux!

Il l'embrassa très tendrement.

—Il m'est très doux de t'obéir, dit-il.

Et en effet, à partir de ce jour, il changeait d'existence, autant pour contenter sa mère que pour user l'ardeur de sa nature exubérante. Il revoyait ses amis; il cherchait le plaisir et les distractions; et Aurélie pardonnait de nouveau à ce volage qui lui revenait.

La rusée comédienne avait un but. Elle voulait connaître le nom de cette femme du monde qui lui volait le cœur du beau garçon. Un hasard la servait à souhait. M. Percier prenait assez bien son parti de l'absence de sa femme. Il savait que Faustine enlevait Nelly pour la gronder; et Mme de Guessaint avait promis de lui ramener sa capricieuse compagne corrigée de son indocilité. Se trouvant seul à Paris, s'ennuyant un peu, il honorait très souvent Aurélie de sa présence. C'est ainsi que la jolie fille apprenait le nom de la mystérieuse inconnue. Elle faisait bavarder Félix, naïf comme la plupart des hommes chez qui la bonté est plus forte que la méfiance. Il lui racontait un jour que le grand sculpteur Jacques Rosny exécutait le buste d'une dame de ses amies, Mme de Guessaint. Elle se le rappelait, ce buste. Elle l'avait vu dans l'atelier. Il est vrai que depuis quelques semaines, Jacques n'y travaillait plus. Avec son flair de coquette un peu jalouse, elle rapprochait de ce petit fait la profonde tristesse de l'artiste. Il souffrait, sans doute, de ne plus voir cette belle dame qui venait poser dans son atelier. Pour achever de se convaincre, elle prononça un jour le nom de Faustine devant Jacques. Le jeune homme fit un mouvement violent, la regardant avec des yeux indignés; elle avait deviné juste. Sans doute, il considérait comme une profanation d'entendre parler de son idole par Mlle Aurélie Brigaut, ancienne brunisseuse et simple cabotine. Aurélie, connaissant le nom de Mme de Guessaint, s'empressa de l'apprendre à Françoise. La comédienne savait bien qu'elle n'aurait pas d'alliée plus sûre que cette mère jalouse.

Les hommes ne ressemblent guère aux héros de romans; n'étant pas des créatures idéales, ils subissent toutes les faiblesses de la vie. Jacques, qui aimait profondément Faustine, ne croyait pas avilir cet amour en acceptant les avances de la belle Aurélie. Et puis, décidément, sa mère disait vrai. Il voulait s'étourdir, il voulait oublier. Oublier! Il savait bien que c'était impossible. Le souvenir cruel et délicieux de Faustine le poursuivait partout. Dans ces plaisirs où il se jetait éperdument, le visage hautain et doux de la jeune femme hantait son esprit; au milieu du souper où des amis l'entraînaient, le fantôme de la bien-aimée lui apparaissait tout à coup. Il eût été plus digne d'elle de chercher à se consoler en s'enfermant dans le travail, mais il n'en avait pas la force. Et cependant, ses meilleures heures, il les vivait tout seul, dans l'atelier, à se rappeler les jours exquis d'autrefois. Autrefois! un mois le séparait de ce temps-là. Et depuis, il lui semblait avoir vécu toute une existence. L'ouverture du Salon arriva. Le Vercingétorix vaincu se dressait, superbe, au milieu du grand jardin de la sculpture. Tout de suite, les éloges enthousiastes de la presse, les félicitations des camarades et des amis, apprirent au jeune homme son nouveau triomphe. A peine eut-il un peu de joie de cette gloire qui donnait à son nom un lustre plus grand. A quoi bon la gloire quand on n'a pas l'amour? A quoi bon le succès quand on n'a pas le bonheur?

Un soir, vers cinq heures, il revenait à son atelier. Il n'y entrait jamais sans que l'image très douce de l'absente ne lui apparût. Quelle obsession chérie et redoutée! Il la voyait partout; sur le fauteuil où elle se plaçait, dans la porte où s'encadrait naguère son fin profil de camée. L'atelier semblait énorme, maintenant que le groupe en terre glaise n'était plus là. Jacques s'étendit sur le canapé, rêvant comme toujours à la disparue, et l'appelant comme toujours. Pourquoi ne revenait-elle point? A présent, il lui aurait obéi sans discuter. Pour la revoir, il eût accepté toutes les conditions qu'elle lui imposait jadis. Soudain, il entendit un bruit léger, la porte s'ouvrit, et une forme féminine se dessina entre les deux tentures qui masquaient l'entrée. Il se leva, le cœur battant... Elle! il la reconnaissait! Elle, chez lui, quand il la croyait perdue pour toujours, quand il croyait l'appeler vainement, quand l'espoir même ne le soutenait plus dans ses défaillances! Faustine s'avançait, souriante, calme, heureuse. Il restait immobile, s'imaginant qu'il rêvait, qu'il devenait fou. Elle le regardait avec ses beaux yeux où brillait une tendresse infinie.

—Vous m'avez dit que vous m'aimiez, je vous ai dit que je vous aimais. Je ne voulais pas être votre maîtresse: voulez-vous de moi pour votre femme?

Il jeta un grand cri.

—Faustine!

Et il tombait à genoux devant cette noble créature, prenant ses mains, les couvrant de baisers, les couvrant de larmes, riant et pleurant à la fois.

—Grand enfant, qui a cru que le bonheur était si loin, et le voilà tout près!

Il l'entraînait vers le canapé; elle s'asseyait; et il se mettait encore à ses genoux; et il la contemplait avec un respect profond et une profonde adoration.

—Moi, votre mari! Mais c'est un rêve! Mais il est impossible qu'un pareil bonheur me soit réservé! Ne pas vous quitter, vivre à côté de vous, auprès de vous, vous entendre toujours et vous voir toujours! Avez-vous bien pensé à cela? Vous êtes donc libre? Que s'est-il passé? Vous me dites que vous serez ma femme. Ma femme! Je m'interroge et je me demande si je suis bien digne de vous!

Cette juvénile explosion de bonheur la ravissait. Alors, elle lui disait tout: le départ de M. de Guessaint, sa fin tragique, et comment elle devenait veuve. A mesure qu'elle parlait, une ombre envahissait le visage de Jacques. Il s'attristait un peu, et elle devinait bien vite les pensées de son ami.

—Qu'avez-vous donc? demanda-t-elle un peu inquiète.

—Vous ne m'en voudrez pas, ma bien-aimée? Vous ne trouverez pas que je me laisse aller à des pensées bien vulgaires dans le grand bonheur qui m'arrive? Si je vous disais que je regrette... mon Dieu, c'est bien naïf... je regrette que vous soyez riche, que vous soyez une femme enviée et adulée. Je voudrais vous épouser pour vous, rien que pour vous, pour votre beauté qui me ravit, pour votre intelligence que j'admire, pour ce charme divin qui est en vous.

Faustine souriait, heureuse des paroles de Jacques. Elle goûtait le bonheur dans toute sa plénitude.

—Si vous saviez ce que j'ai souffert quand vous êtes partie! Je ne pouvais plus travailler. Il me serait impossible d'être encore un artiste si vous ne m'aimiez pas. J'ai besoin de vous comme on a besoin du soleil. Je vous adore!

Ils faisaient des projets d'avenir, tranquilles et confiants, se jetant à corps perdu dans la sublime espérance qui les berçait. Que leur manquait-il pour être heureux? Il ne voyait pas un nuage dans leur ciel. La main dans la main, ils se parlaient presque à voix basse. Elle voulait savoir ce qu'il avait fait depuis son départ, et il avouait tout, avec sa loyale franchise. Il disait son désespoir, sa colère, sa jalousie; il racontait comment, dans sa rage, il avait détruit ce buste radieux où Faustine revivait, hautaine, et souriante. Il ne cachait même pas ses désordres, les plaisirs qu'il cherchait pour s'étourdir et oublier.

—Ah! les hommes, les hommes! murmura la jeune femme avec un soupir. Ainsi, vous m'aimez, vous m'aimez passionnément, je le crois. Et d'autres femmes pouvaient exister pour vous!

—C'est le passé. Pardonnez-le-moi. Le passé, quel qu'il soit, laisse toujours de l'amertume aux lèvres. Ah! chère, quel radieux bonheur je vous dois!

Et de nouveau, ils reprenaient les projets caressés, arrangeant leur existence, préparant leur avenir. Comme elle serait fière de porter le nom de cet homme célèbre! Comme il serait fier d'être le mari d'une pareille femme! Puis, ils reparlaient de leur amour plutôt comme deux amants que comme deux fiancés. Car c'étaient bien des amants qui s'uniraient par des liens indissolubles. Certains de l'immortelle durée de leur tendresse, ils voulaient se serrer l'un contre l'autre pour traverser la vie. Le jour baissait, et ils échangeaient encore leurs douces confidences.

—Il faut que je parte, dit-elle.

—Déjà!

—Croyez-vous que je ne serais pas heureuse de rester? Venez chez moi, ce soir.

Il voulait la serrer encore entre ses bras. Elle se dégageait, souriante:

—Il faut que je sois en pleine confiance avec vous, Jacques. Une fiancée n'est pas une maîtresse. Ne manquez pas de respect à celle qui sera votre femme.

Elle s'éloignait, heureuse de son bonheur et du bonheur qu'elle laissait derrière elle. Le cœur de Jacques débordait de joie. Jamais son esprit surexcité n'eût osé concevoir un pareil destin. Devenir le mari de Faustine lui semblait de ces espérances auxquelles on a peine à croire. Une seule inquiétude le tenait. Il allait annoncer à sa mère son mariage avec Mme de Guessaint. Que dirait-elle, avec ses idées violentes, avec sa haine contre «les classes riches», comme elle continuait à les appeler? Il ne doutait point qu'elle ne cédât. Mais il y aurait lutte. Et il souffrait toujours de lutter contre une mère qu'il adorait, qui, depuis tant d'années, se montrait dévouée, courageuse, âpre au travail. A qui devait-il ses succès? A celle qui, par son héroïque labeur, lui permettait de les conquérir. La convaincre? il ne l'espérait pas. Elle consentirait, pour ne pas désespérer son fils; mais sa conscience protesterait. Qui sait même si, tout d'abord, la jalousie maternelle ne serait pas la plus forte? Il savait bien quels étaient ses rêves: ne jamais quitter Jacques et remplacer par sa tendresse vigilante toutes les autres tendresses humaines. Il agitait toutes ces pensées en revenant rue Lambert. Avec la netteté de décision des natures franches, il voulait ne pas attendre et avouer tout de suite à sa mère ce qu'elle ne devait pas ignorer. En apercevant Jacques, Françoise demeura stupéfaite. Elle ne reconnaissait plus son fils, sombre et soucieux depuis tant de jours. Ses yeux riaient; une joie profonde illuminait son visage.

—Mère, dit-il, j'aime; je suis aimé. Je te demande la permission d'épouser celle que j'ai choisie, et qui me choisit elle-même entre tous.

Avant même qu'elle pût répondre, rapidement, en quelques mots, il lui racontait ce roman d'amour, jeune et frais comme un poème d'avril. Françoise, immobile, muette, écoutait Jacques, le regardant de ses yeux fixes.

—Alors, tu veux me quitter?

—Mère...

—Tu me quittes, puisque tu te maries! Crois-tu donc que ta femme voudra vivre avec ta mère? Ah! les enfants! Sacrifiez-vous donc pour eux! Donnez-leur tout! Voilà comme ils vous récompensent. Je n'ai plus que toi. Ton père est mort fusillé et dort je ne sais où, comme une bête abandonnée. Je me disais que tu me resterais; je jouissais de ta gloire et mon égoïsme consolait ma douleur. Il te suffit de rencontrer une femme que tu ne connaissais pas il y a trois mois, pour abandonner ta mère qui t'a aimé toute ta vie!

Il se mettait à genoux devant elle; il se faisait humble, tout enfant.

—T'abandonner? tu ne le penses pas. Je le voudrais, que je ne le pourrais pas. Il y a entre nous deux plus que ces liens de nature qui unissent une mère à son fils; il y a les souffrances endurées en commun, les larmes que nous avons versées, les espérances que nous avons conçues; il y a mon père qu'on a volé à notre tendresse!

De nouveau il l'embrassait, comme s'il voulait lui prouver, à cette heure où elle doutait de lui, que sa tendresse filiale vivait toujours plus ardente et plus respectueuse que jamais.

—Tu me dis que ma femme ne voudra pas vivre avec ma mère? C'est que tu ne connais pas Faustine. Elle t'aimera, puisqu'elle m'aime. Pourquoi donc seriez-vous séparées? Est-ce qu'une affection commune ne vous réunit pas?

Françoise se taisait toujours. Elle ne voulait pas confesser que, sans l'avoir vue, elle haïssait cette étrangère. Sa jalousie grandissait à son insu. Elle ne pardonnait pas à la femme qui venait bouleverser sa vie. Jacques s'effrayait de ce silence obstiné.

—Pourquoi ne me réponds-tu rien? Je me montre tendre et soumis; je ne peux donc pas t'avoir blessée? Il est impossible que tu juges mal Faustine, puisque tu ne la connais pas. Si c'est un mariage en lui-même que tu blâmes, attends au moins quelques jours. Étudie celle que j'aime, observe son caractère: il est impossible que tu ne sois pas séduite par sa franchise et sa loyauté.

Françoise ne pouvait pas refuser. Elle aurait avoué ainsi que, par égoïsme, elle détruisait le bonheur de son fils. Soit, elle la verrait, cette femme, et peut-être alors lui serait-il permis de parler.

—Mme de Guessaint m'attend ce soir, reprit-il. Pourquoi ne m'accompagnerais-tu pas? Je présente ma fiancée à ma mère: rien de plus naturel.

—C'est bien, dit-elle. Je t'accompagnerai.

Faustine attendait dans son atelier avec Nelly.

—Alors ton mari ne sait rien encore de tes résolutions? demandait Mme de Guessaint en riant.

—Rien; je me suis montrée d'une dignité... oh! d'une dignité!... En me voyant arriver, le pauvre homme est devenu tout pâle. Bon Félix! je voulais lui sauter au cou. Mais, heureusement, je suis restée dans une réserve amicale pleine de tenue. Je lui ai dit: «Je crois que nous avons à causer. Je vais dîner avec Faustine, et je rentrerai de bonne heure. Je vous défends de sortir: attendez-moi.»

—Et qu'est-ce que tu feras en... en rentrant de bonne heure?

Nelly rougissait un peu. Elle baissa la tête et dit tout bas:

—J'ôterai le verrou...

Cette fois, Mme de Guessaint riait aux éclats.

—Dame! reprit Nelly, puisque les hommes sont comme ça! Puisque si... puisque... enfin, je m'entends!

Mme Percier détourna la conversation.

—Alors, il va venir, le beau sculpteur? Mon Dieu, que j'ai donc envie de vous voir tous les deux en face l'un de l'autre! Sois tranquille, je ne vous ennuierai pas longtemps. Je m'en irai au bout d'un quart d'heure.

Faustine rougissait à son tour; et, à son tour aussi, Nelly riait, heureuse de sa petite revanche. Presque aussitôt on annonçait à Mme de Guessaint la visite de Jacques Rosny et de sa mère.

—Sa mère? murmura-t-elle étonnée. C'est vrai. Il lui a tout dit, et elle a voulu me voir.

Faustine ne pouvait pas reconnaître Françoise. Tant d'années s'étaient écoulées depuis le jour où elle avait recueilli la pauvre créature! Tant d'événements, terribles ou douloureux, avaient troublé sa vie! Puis, cette femme de quarante-cinq ans, aux cheveux gris, au visage pâle, allongé et durci par la souffrance, ne ressemblait guère à la Françoise d'autrefois, superbe dans l'épanouissement de sa beauté blonde. Au contraire, Mme de Guessaint n'avait pas changé. C'était bien toujours la jeune fille du château de Chavry, mûrie peut-être par l'existence, mais toujours jeune et radieuse. Françoise n'hésita pas une minute. En entrant dans l'atelier, elle fixa ses yeux ardents sur cette rivale, et dès le premier regard elle resta toute saisie. Elle revoyait après tant d'années celle qui, naguère, lui venait en aide; celle qui se montrait bonne et généreuse lorsque le destin la désespérait. Elle ne pouvait pas douter. Dans le fond de la pièce était accroché le tableau, peint par Faustine, ce tableau que Mlle de Bressier esquissait, le jour même où le malheureux Étienne arrivait à Chavry pour la dernière fois. Ce souvenir ancien amollissait les duretés de Françoise. Elle apercevait, dans la pénombre du passé, ce grand salon et ces deux belles jeunes filles si douces et si prévenantes. Sa jalousie maternelle se fondait brusquement à la chaleur de sa gratitude.

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