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Mademoiselle de Bressier

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—Vous! c'est vous! Oui, vous ne me reconnaissez pas: c'est que je ne suis plus moi-même. Rappelez-vous la pauvre malheureuse qui s'évanouissait, il y a dix ans, à votre porte. Vous l'avez recueillie, vous l'avez sauvée. Comme je vous ai bénie, sans savoir où vous étiez! Et c'est vous qui êtes aimée par mon fils! C'est vous qui l'aimez! Comme je suis heureuse! C'est pour son bonheur et le mien qu'il vous a rencontrée! Il aurait pu s'éprendre d'une coquette, d'une créature légère, incapable de le comprendre. Et c'est vous! Moi qui étais jalouse! Les desseins de Dieu sont infinis. J'aurai le bonheur d'aimer comme ma fille celle qui épousera mon fils!

Jacques écoutait, stupéfait, ne comprenant pas. Il fallut que Faustine et sa mère lui racontassent tout ce qu'il ignorait. Françoise expliquait à Mme de Guessaint quelle terreur lui inspirait le mariage de son fils. Elle avait craint que cette épouse lui arrachât le cœur de son enfant. Maintenant, elle ne redoutait plus rien. Elle ne se lassait pas de regarder Faustine. Oui, Jacques avait bien choisi. Comme la vie se montrait douce et clémente, qui les réunissait ainsi dans une communauté d'amour! Et Mme de Guessaint, à son tour, achevait d'apaiser les dernières jalousies de la mère. Non, ils ne se quitteraient pas, ils vivraient ensemble, toujours, toujours...

Toujours! Un bien grand mot, et que les lèvres humaines ne devraient prononcer jamais.

VIII

Depuis un mois, le procureur de la République d'Oran poursuivait son enquête. Comment M. de Guessaint avait-il été assassiné la veille du départ de la mission scientifique? Tout le monde l'ignorait. Un mystère étrange enveloppait ce drame, et les dépositions du colonel Maubert et de ses compagnons ne l'éclaircissaient pas. Le colonel croyait savoir qu'un soir, vers dix heures, M. de Guessaint était entré dans la maison d'une Mauresque, célèbre par sa beauté. Cette fille, nommée Yelma, accueillait volontiers les voyageurs qu'elle supposait généreux et riches. On lui connaissait pourtant un amant en titre, un riche Tunisien, Enoussi, établi à Oran depuis une quinzaine d'années. L'enquête établissait que M. de Guessaint avait quitté la maison de la Mauresque à une heure du matin. Depuis, on ne l'avait pas revu. Le lendemain seulement, ses compagnons de voyage s'apercevaient de son absence. Tout le monde croyait à un crime; comment le prouver? Interrogés séparément par le magistrat, Yelma et le sieur Enoussi répondaient très nettement. La première disait qu'entré chez elle à dix heures, M. de Guessaint la quittait un peu après minuit. Enoussi, de son côté, prouvait qu'il avait passé la soirée au théâtre, avec un marchand de ses amis et un sous-lieutenant de la garnison. Les servantes de la Mauresque confirmaient la déposition de leur maîtresse. Les soupçons qui effleuraient un instant le Tunisien tombaient d'eux-mêmes devant un indiscutable alibi. Cette affaire mystérieuse passionnait un moment la presse algérienne, et le bruit en retentissait jusqu'à Paris. Tout le monde connaissait Faustine et son mari; on les estimait, ils tenaient dans la société une place importante: mille raisons pour qu'on s'occupât de cette étrange disparition. Qu'il y eût eu crime, personne n'en doutait. Alors! quel était le criminel? C'est ce qu'on ne découvrait pas.

Mme de Guessaint vivait retirée, à Louveciennes, dans une propriété appartenant à Nelly. Elle ne voyait personne, excepté Jacques, sa mère et le docteur Grandier. M. Percier et sa femme l'entouraient de prévenances. Pour lui complaire, ils ne recevaient aucune visite. Jacques venait tous les jours, ayant soin de se protéger contre les indiscrets. La villa de Nelly se dressait à l'entrée des bois de Marly, sur la route de Saint-Germain à Versailles. Le sculpteur ne prenait pas le chemin de fer; on aurait pu le rencontrer. Il arrivait en coupé et franchissait la grille qui se refermait derrière lui. La certitude d'un bonheur prochain calmait les fièvres et les désirs du jeune homme. Qu'importe d'attendre quelques mois, quand on a devant soi toute la vie?

Cependant, la jeune femme suivait avec ardeur l'enquête commencée. Par ordre du procureur de la République, le greffier du parquet d'Oran la tenait au courant d'une manière fort exacte. Les recherches hésitaient, tâtonnant à droite et à gauche. On croyait, cependant, que M. de Guessaint était tombé victime de la cupidité de deux Arabes. D'importants témoignages établissaient que deux hommes d'allures suspectes rôdaient, le soir du crime, à peu de distance de la maison habitée par la Mauresque. Des agents de police, venus de Paris, se lançaient comme de fins limiers sur la trace de ces hommes. Puis, tout s'évanouissait; et il fallait partir à nouveau sur une autre piste.

Cependant le temps s'écoulait. Vers la fin d'août, trois mois après la disparition de M. de Guessaint, Faustine invita M. et Mme Percier, Jacques et sa mère, à passer la moitié de septembre dans une propriété qu'elle possédait en Bretagne. Le général avait hérité jadis une grande villa d'un de ses oncles, armateur à Nantes. A trois kilomètres de Pornic, un petit village de pêcheurs s'accroche aux falaises, penchées sur les vagues grises de la baie de Bourgneuf. La Birochère est une de ces plages au sable fin, que l'invasion parisienne n'a pas encore déshonorées. M. de Bressier ayant un peu délaissé sa villa bretonne, avait installé dans un des pavillons de garde, ce sous-officier auquel, plus tard, il devait léguer une rente dans son testament. Devenue maîtresse de sa fortune, Faustine prit, au contraire, l'habitude d'y passer quelques semaines tous les ans. Elle se réjouissait d'y recevoir Jacques dans une intimité plus grande encore qu'à Louveciennes. Elle partit la première, suivie de près par ses amis.

Au lieu de quinze jours, la petite colonie fit un séjour de deux mois. Les deux fiancés partaient le matin pour de longues promenades à travers les roches. La grande mer leur envoyait ses âcres senteurs salines, ou bien, ils s'enfonçaient à travers la campagne, et leur imagination d'artistes trouvait un charme infini à ces excursions nouvelles. Autour de La Birochère, de vieux chênes, des hêtres chevelus couvrent la terre féconde de bois sombres et bleus. La forêt se dessine capricieusement, enroulée autour du golfe et découpant au hasard des criques ses fantastiques dessins; une vraie forêt de la vieille Bretagne, où sous les ramures frissonnantes le rêve attendri cherche encore une Velléda blonde. Pas de routes tracées dans la profondeur muette des bois silencieux. Quelques sentiers qui s'entre-croisent, des lacets jaunâtres à demi cachés sous la mousse, et, de temps à autre, d'énormes blocs de pierre grise, qu'on croirait jetés au milieu des arbres par les efforts magiques d'un géant enchanteur. Les jeunes gens éprouvaient une jouissance exquise à se perdre au milieu de ces luxuriants dédales. Tout près d'eux, la mer grondait comme un lion au repos; au-dessus de leurs têtes, le grand ciel ardoisé de Bretagne; et partout un calme infini à peine troublé par la respiration profonde de la nature.

—Et le travail? disait de temps en temps Faustine avec un sourire de reproche.

Françoise défendait son fils; elle voulait qu'il se reposât. Après tant d'années de labeur, il pouvait bien goûter quelques semaines d'oisiveté utile. Le cerveau a besoin de se renouveler. Octobre s'achevait, le temps devenait plus âpre, et personne ne pensait encore à regagner Paris. Félix et Nelly ne se plaignaient pas d'être abandonnés par les deux fiancés. Leurs amours conjugales, en plein renouveau, n'en étaient pas moins charmantes pour être plus positives. Nelly tenait parole. Elle assassinait son mari de tendresses; elle l'étouffait de baisers; le bon Félix n'en gémissait pas. Plus de verrou moqueur à la porte de la jolie femme! Elle disait: «Je veux mon mari!» ou bien: «J'emmène mon mari!» d'une façon qui montrait que sa tyrannie d'enfant gâtée ne désarmait pas. Elle continuait à gouverner son époux; seulement, au lieu de le glacer par sa froideur, elle l'accablait de son amour.

—Tu ne peux donc pas rester dans un juste milieu raisonnable? lui demandait Faustine en riant.

—Je voudrais t'y voir! Et puis, ma chère, l'excès ne me déplaît pas... en cette matière-là, bien entendu. Les demoiselles Aurélie peuvent faire ce qu'elles voudront; je suis plus forte qu'elles à présent!

Entre ce couple d'amoureux, Françoise menait sa vie patiente et calme. Elle observait beaucoup Faustine, et chaque jour elle la chérissait davantage. Cette jeune femme d'apparence froide, et qui se livrait tout entière quand elle s'était donnée, cette nature profondément tendre et qui cachait sa tendresse aux seuls indifférents, plaisait à la fille du peuple ardente et passionnée. Elle aimait surtout Faustine d'aimer son fils. Les servantes d'un dieu comprennent toujours celles qui partagent leur culte. Ce furent donc deux mois de bonheur plein, de tranquillité paisible.

Le notaire de Mme de Guessaint eut seul le pouvoir de troubler cette quiétude. Il avertissait sa cliente que son retour à Paris devenait nécessaire, car il désirait lui parler de choses importantes; il s'agissait de la succession de son mari. Faustine prévint ses hôtes qu'on partirait quelques jours plus tard. Elle s'en allait de Bretagne plus éprise que jamais. Après deux mois d'existence commune, elle n'éprouvait aucune désillusion. Chez Jacques l'homme valait l'artiste. Sa franchise et sa loyauté séduisaient la jeune femme autant que sa haute intelligence; et Jacques, lui, pour la première fois de sa vie, connaissait enfin l'amour dans ce qu'il a de plus élevé et de plus complet.

—Nous reviendrons ici, n'est-ce pas? dit-il. J'ai vécu sur ce coin de plage les jours les plus heureux de mon existence. Je croyais impossible de n'aimer une femme qu'avec mon cœur; vous m'avez montré que ce qu'il y a de vraiment divin, c'est l'union de deux âmes.

Heureux et calme, il attendait son bonheur sans impatience. Cinq mois passés déjà! Cinq mois encore, et la bien-aimée lui appartiendrait. A vingt-six ans, l'existence s'ouvre si large et si belle que les impatiences fiévreuses s'apaisent bien vite, quand on a la certitude d'un bonheur prochain.

Me Denizot, notaire à Paris, se présentait chez Faustine le lendemain même de son arrivée.

—J'ai su que vous aviez quitté Paris après le malheur qui vous a frappée, Madame. D'ailleurs, je n'avais pas lieu de vous importuner. J'étais le notaire de M. de Guessaint, je suis le vôtre, et je connais à fond les affaires qui vous intéressent. Vous étiez mariés sous le régime de la communauté; en cas de décès, le survivant devait hériter. Ne voyant pas la nécessité de pourvoir à l'administration des biens de votre époux, présumé absent, je vous ai laissée tout entière à votre douleur.

Les affaires d'intérêt ne préoccupaient guère Faustine. Deux mots seulement la frappaient dans la phrase de l'officier ministériel. Pourquoi disait-il en parlant de son mari «présumé absent»? Me Denizot lui donna tout de suite l'explication nécessaire.

—La situation est bien nette, Madame. L'article 15 du Code civil ne permet aucun doute. Lorsqu'une personne aura cessé de paraître au lieu de son domicile ou de sa résidence, et que depuis quatre ans on n'en aura point de nouvelles, les parties intéressées pourront se pourvoir devant le tribunal de première instance, afin que l'absence soit déclarée.

Faustine ne voyait toujours qu'une question d'affaire, débattue par un homme d'affaires.

—Cependant, maître Denizot, mon mari est déjà mort depuis cinq mois.

—Vous commettez une petite erreur, Madame. M. de Guessaint n'est pas considéré comme mort, mais comme disparu.

—Je ne comprends pas bien la différence.

—Elle est capitale, cependant. Dans le premier cas, vous entreriez tout de suite en possession de son héritage; dans le second, vous êtes forcée de l'attendre.

—Cela n'a pas beaucoup d'importance pour moi. Que je sois plus ou moins riche, qu'importe? Si je viens à me remarier, mon second mari m'épousera pour moi, non pour ma fortune.

Me Denizot, vieux notaire, blanchi dans le respect du Code, ne connaissait qu'une chose: LA LOI. Quand on commettait devant lui une hérésie de jurisprudence, il bondissait comme si on eût attaqué une maîtresse adorée. En écoutant Mme de Guessaint, il se contenta de témoigner une stupéfaction profonde. Il lui semblait impossible qu'une créature humaine pût être aussi ignorante des lois de son pays. Il crut avoir mal entendu et répliqua:

—Je ne comprends pas bien ce que vous me dites, Madame.

—C'est pourtant bien clair. Vous m'apprenez que je n'hériterai la fortune de mon mari qu'au bout d'un certain temps. Je ne récrimine pas et ne m'étonne pas. La question est pour moi sans importance. Puisque je suis veuve...

Cette fois, Me Denizot sauta sur son fauteuil.

—Mais vous n'êtes pas veuve, Madame!

Brusquement, Faustine devint toute pâle. Elle marchait à tâtons dans une impasse. Il lui semblait qu'elle se heurterait bientôt à un obstacle terrible.

—Vous dites? Je ne suis pas veuve, je ne suis pas libre?

—Mais non, Madame, mais non!

—Je ne peux pas me remarier si cela me convient?

—Non, non, mille fois non!

Faustine défaillait. Qu'était-ce donc que cette loi qui lui réservait subitement une si cruelle surprise? Me Denizot ne voyait pas le trouble profond où il jetait sa cliente. Emballé par sa passion de jurisconsulte, il reprit avec ardeur:

—Voilà bien les gens du monde! Ils n'ont jamais lu le Code, le seul livre sérieux qu'on ait écrit! «Article 147: On ne peut contracter un second mariage avant la dissolution du premier.—Article 47: Le mariage ne se dissout que par la mort.»

—M. de Guessaint n'est donc pas mort?

—Mais non, Madame, il n'est pas mort; disparu seulement, et ce n'est pas la même chose. On n'a pas pu constater sa mort, puisqu'on n'a pas retrouvé son cadavre. Pour rédiger l'acte de décès de votre mari, il faudrait qu'on rencontrât des témoins pouvant affirmer à quelle heure, et dans quelles circonstances, il a été tué. Bien plus, l'officier de l'état civil est spécialement chargé de s'assurer du décès; et il est censé devoir le constater toujours personnellement de visu. Vous ne connaissez donc pas l'article 77?

Et les lunettes de M. Denizot sautaient sur son nez, comme si le notaire s'indignait qu'une femme du monde, élégante et jolie, ne connût pas l'article 77! Faustine comprenait que la lutte recommençait pour elle. La fière créature s'y jetait courageusement, comme toujours. Il fallait se battre encore? Eh bien, elle se battrait.

—Certainement, je ne connais pas le Code, monsieur. Mais je comprends tout de suite ce qui est intelligent ou ce qui ne l'est pas. Or, il me paraît impossible que le Code édicte une sottise. Il résulterait de vos paroles qu'on ne pourrait jamais dresser l'acte de décès d'un homme ou d'une femme dont le corps ne serait pas retrouvé. Cependant, quand un soldat est tué sur le champ de bataille, quand un voyageur disparaît dans un naufrage, ils ne peuvent pas être considérés comme vivants. L'absence de constatations entraînerait toutes sortes de difficultés. La loi doit avoir prévu ces hasards douloureux.

—La loi a tout prévu, Madame, dit gravement Me Denizot, comme s'il n'admettait pas qu'on touchât à l'inviolabilité du Code.

—Eh bien, ce cas est le mien, ce me semble!

—La jurisprudence a dû apporter un tempérament raisonnable aux exigences de la loi. Certes, il est des personnes auxquelles la tenue des registres de l'état civil ne peut raisonnablement s'appliquer. On admet donc que les tribunaux ont le droit de constater un décès par jugement.

—Je m'adresserai aux tribunaux, c'est bien simple.

—Pardon, pardon, Madame. La jurisprudence a décidé qu'en cas d'incendie ou de naufrage, la preuve ressortait suffisamment des témoignages, attestant qu'une personne a été vue enveloppée par les flammes, ou qu'elle a été vue engloutie par les flots. Mais jamais... vous m'entendez bien, Madame?... jamais, en cas de disparition ou même d'absence proprement dite, on n'a pu suppléer à la constatation du décès. Quelques fortes que soient les présomptions, les tribunaux, en dehors de ces deux cas, se sont toujours refusés à prononcer la dissolution d'un mariage.

Faustine restait écrasée par la netteté de ces paroles. Elle remercia Me Denizot d'un signe de tête. Elle ne pouvait pas prononcer une parole. Le notaire se retira, enchanté de lui-même, et charmé d'avoir donné une consultation de droit à une aussi jolie cliente.

La malheureuse! Tout croulait autour d'elle: le passé, le présent et l'avenir. Jamais elle ne serait la femme de Jacques; le bonheur rêvé depuis cinq mois s'envolait pour ne plus revenir. Elle restait stupide, les yeux fixes, le corps à demi incliné, ne voyant plus clair dans son destin, doutant même de la justice de Dieu. Que faire? Elle se croyait libre, elle ne l'était pas; elle se croyait heureuse, et voilà que le malheur la ressaisissait à nouveau entre ses griffes pour la déchirer plus cruellement. Cette créature vaillante, toujours prête pour la lutte, voyait que même la lutte devenait impossible. On ne se bat pas contre des chimères, on ne résiste pas à l'impossible, on ne se jette pas tête baissée contre un mur qu'on n'enfoncera pas. Elle en revenait toujours à ces deux mots qui flambaient devant elle comme une lueur d'incendie: «Que faire?» Mais, surtout, comment apprendre à Jacques le désastre qui les frappait? Survivrait-il à ce coup imprévu? Généreuse et chevaleresque comme toujours, elle plaignait Jacques plus encore qu'elle-même. Elle se savait moins nerveuse et plus résistante que lui contre les découragements et les dégoûts de la vie. S'il allait se tuer? Pour la première fois, depuis que la pensée s'était éveillée en elle, Faustine hésitait. Son devoir lui paraissait trouble. Et de nouveau, un immense désespoir l'envahissait; de nouveau, elle s'interrogeait, se demandant pour la troisième fois: «Que faire?»

Son cœur trouvait une réponse que sa conscience n'approuvait pas.

IX

En apprenant la vérité, Jacques courba la tête. Ses colères, ses violences, ses ardeurs d'autrefois avaient disparu. L'amour qu'il éprouvait pour Faustine subissait de trop fréquentes secousses. Sa nature, plus nerveuse que forte, ne pouvait plus résister. Étendu sur le canapé, dans son atelier, il usait ses journées dans un abattement vague, d'où la pensée restait absente. Il fumait des cigarettes, il causait avec ceux de ses amis qui venaient le voir, mais ce jeune homme, naguère si plein de vie, semblait maintenant frappé à mort. Il devenait très doux, ne s'irritait de rien, comme si rien ne méritait plus qu'il s'en occupât. Le soir, il allait chez Mme de Guessaint. Mais l'un et l'autre avaient l'air, maintenant, de se craindre et de s'éviter. Françoise, seule, ne désespérait pas. Cette loi qu'on lui opposait lui paraissait absurde. Elle n'admettait pas qu'on ne pût prouver la mort d'un homme tué. Voyant dépérir son fils, elle s'exaspérait, mais elle ne se lassait pas. La femme du peuple se retrouvait tout à coup avec ses confiances irraisonnées et ses crédulités naïves. Mme Rosny comptait sur un hasard, sur quelque chose d'inattendu. Est-ce que l'imprévu, à deux reprises différentes, n'avait pas changé brusquement l'existence de Jacques et de Faustine? Mais Jacques, lui, ne croyait plus à rien, et Mme de Guessaint épiait avec angoisse sur son visage la marche de sa douleur.

—Est-ce que vous n'êtes pas inquiet de lui? demandait-elle un jour au docteur Grandier.

—Très inquiet. Tous ces chocs successifs ont ébranlé le système nerveux. Autrefois, cela s'appelait fièvre de langueur ou consomption; aujourd'hui cela s'appelle anémie cérébrale; le résultat est le même.

Il s'épuisait d'amour et de désespoir: elle le sentait bien. La jeunesse pourrait-elle triompher d'une maladie purement morale? Viendrait-il une heure où l'excitation du travail et l'ivresse du succès réveilleraient dans ce cœur la force et le désir de vivre? Faustine discutait tout cela en elle-même. Elle se rappelait l'aventure de Nelly et de son mari; et de nouveau, cette histoire humaine et comique exerçait sur elle une influence physiologique. Certaines pensées blessaient la délicatesse de son esprit. Mais elle comprenait bien que les hommes ne sont point faits pour les sentiments élégiaques et les aspirations éthérées. Jacques la chérissait profondément, mais il la désirait ardemment. Faustine aimait, et elle tenait à son amour. C'était le seul bonheur qui lui restât dans la vie, la seule espérance qui illuminât encore son horizon. Et toujours elle en revenait dans ses hésitations à l'exemple de M. Percier, ce mari amoureux et infidèle parce qu'il était amoureux. La femme peut éprouver un amour platonique. C'est sa grande supériorité sur l'homme, qui lui est inférieur dans l'ordre des sentiments élevés. Elle pousse jusqu'à l'exaltation l'héroïsme du sacrifice, elle se grise avec son abnégation pour se donner une force factice, qui lui permet d'atteindre jusqu'au sublime. Mais lorsqu'elle possède un esprit vaillant, une intelligence lucide, elle voit tout de suite le but vers lequel il faut marcher.

Un après-midi, Faustine arriva dans l'atelier. Depuis la destruction de leurs espérances, c'était la première fois qu'elle y venait. Jacques se leva brusquement lorsqu'il l'aperçut.

—Mon amie, est-ce que je ne ferais pas mieux de partir bien loin? Tout me lasse et me décourage. Je sens que je suis très près de la mort, et je n'ai pas même la force de l'attendre. Je vous invoque une dernière fois. Vous qui êtes ma bonne fée, il est impossible que vous ne soyez pas mon ange consolateur, il est impossible que vous ne refassiez pas du bonheur avec notre malheur à tous les deux!

Elle le regardait de ses yeux clairs où brillait une tendre loyauté; et, très doucement:

—Quand j'ai vu que je ne pouvais pas être votre femme, je me suis demandé ce que je devais faire. Mon cœur et ma conscience ne se trouvaient pas d'accord. Mais il ne s'agit plus de moi, aujourd'hui. Ce n'est pas pour moi que je vous aime, c'est pour vous. Être votre bonne fée, vous toucher de ma baguette? O cher, retenez bien mes paroles. Je ne tiens à la vie que pour rendre la vôtre heureuse. Il y a une différence entre nous deux. Vous m'aimez passionnément: moi, je vous aime tendrement. Le ressort de la volonté s'est brisé chez vous. Vous vous abandonnez au désespoir et vous ne cherchez même plus à lutter. Vous croyez me connaître? Est-ce que l'homme connaît jamais celle dont il est aimé? Vous savez que j'ai des idées absolues sur les devoirs de la femme en ce bas monde. Je n'admets pas les compromissions vulgaires, le mensonge me révolte, et j'ai le dégoût de ces amours qui se cachent comme si elles avaient honte d'elles-mêmes. Lorsque vous avez vu que vous ne pouviez pas être mon mari, vous ne m'avez plus rien demandé. Vous n'ignoriez pas que j'eusse trop souffert de m'avilir à mes propres yeux et de déchoir dans l'estime que j'ai de moi-même. J'ai bien songé à tout cela. Maintenant, je vois nettement mon devoir. Je vous aime, vous m'aimez; Jacques, ne désespérez plus, et fiez-vous à moi!

—Faustine!...

Il croyait comprendre ces paroles tendres et un peu mystérieuses. Il voulait la saisir entre ses bras, la couvrir de baisers. Elle se défendait doucement, mais avec fermeté.

—Je vous ai dit de vous fier à moi, murmura-t-elle. Je partirai de Paris demain. Vous serez trois jours sans lettre. Attendez trois jours.

Il voulut l'interroger; elle lui mit gentiment la main sur les lèvres, sans répondre un seul mot. Pauvre Faustine! Pendant bien des jours et bien des nuits, sa chasteté avait lutté contre son amour. Se donner à Jacques, tomber de son piédestal, rouler dans la chute vulgaire et banale! Elle aimait. Elle se savait follement aimée. Elle sentait que Jacques ne résisterait pas sans doute à ces coups répétés du destin. Qu'était-elle? Une femme ignorée, bien peu de chose, quand il s'agissait de l'existence, de l'avenir, du génie d'un grand artiste. Sa tendresse plaidait tout bas pour elle-même et pour lui. Pourquoi refuserait-elle de faire leur bonheur à tous les deux? Quel serment la liait encore? Qui trahissait-elle? Elle ne devait plus rien qu'à sa conscience, et sa conscience pure ne la défendait même plus. Du moins, ne voulait-elle pas tomber vulgairement. Puisqu'elle se donnait, elle se donnerait honnêtement, comme une honnête femme qui cède à sa réflexion et à sa volonté, et non pas à l'entraînement fougueux d'une passion.

En effet, elle partit le lendemain avec Marius, et alla droit à La Birochère. Décembre commençait. Le vent soufflait du large, et la mer tumultueuse brisait contre les hautes falaises ses efforts désespérés. La forêt, noire à présent, étalait dans la plaine rase ses arbres dénudés. Le ciel roulait des nuages gris, où se détachait, comme un semis de taches blanches, le vol capricieux des goélands et des mouettes. Dans le triste encadrement de l'hiver, Faustine retrouvait ces mêmes paysages qu'elle parcourait toute joyeuse pendant les jours cléments de l'automne. Le vieux sous-officier qui habitait la maison de garde fut très étonné en revoyant Mme de Guessaint. Elle savait que la famille de ce brave homme était en Normandie. Elle lui expliqua que, pour des raisons particulières, elle désirait rester seule avec Marius à La Birochère, et lui remettant deux mille francs, elle le pria de retourner chez lui pour six semaines. Il partit le soir même, ravi de cette aubaine, enchanté de distraire ses ennuis par un voyage. A sa place, Marius s'installa dans la maison de garde. Faustine savait que, pour ce vieux serviteur, tout ce qu'elle faisait était bien fait. Elle lui dit qu'elle voulait rester avec Jacques Rosny à La Birochère, sans que personne soupçonnât leur présence. Pas un citadin ne s'attardait si tard sur cette plage ignorée. Pornic lui-même, à cette époque de l'année, perdait ses derniers hôtes. Qu'importait aux rares pêcheurs du petit village de voir Mme de Guessaint seule ou avec un étranger? Pour plus de sûreté, Faustine n'avait pas amené sa femme de chambre de Paris. Elle ferait venir deux Nantaises: Marius s'occuperait des provisions avec elles.

Quand tous les préparatifs furent terminés, elle écrivit à Jacques ces quelques mots: «Partez pour La Birochère dès que vous recevrez cette lettre. Vous arriverez à dix heures du soir, et vous trouverez Marius à la gare.» En lisant ces lignes, Jacques pâlit. Il reconnaissait la délicatesse profonde de son amie. C'est là-bas qu'elle voulait se donner à lui, au milieu des mille témoins de leur bonheur naissant. A vingt-six ans, le corps a des ressorts inattendus. Il retrouva d'un seul coup toute sa foi, toute son énergie, toute sa volonté. Elle l'attendait! Il répétait ces trois mots avec un ravissement infini. Elle allait donc lui appartenir, celle qu'il aimait et qu'il désirait passionnément. Le train qui l'emportait lui semblait trop lent au gré de son impatience nerveuse. Elle l'attendait! Il aurait voulu crier son bonheur. Il se sentait comme angoissé par l'ivresse de son espérance. Il fermait les yeux, et dans une vision rapide, il l'apercevait, cette belle créature, se laissant glisser entre ses bras, troublée et rougissante. Elle l'attendait!...

Faustine n'avait rien à lui expliquer. Il devinait tout. Elle voulait lui appartenir comme une épouse qui se donne, non comme une maîtresse qui se livre. Un feu brillant éclairait la chambre nuptiale de ces deux fiancés de l'amour. Quand il pénétra dans la grande pièce, claire et parfumée, Jacques vit Faustine devant lui, le regardant sans crainte, mais avec une émotion profonde, et ce fut sa vie tout entière qu'elle donna dans le premier baiser de sa chasteté vaincue.


Pendant un mois, ils vécurent ainsi, enchantés et ravis, oubliant le monde, oubliant les autres créatures. Il n'y eut pas une ombre à leur bonheur, et pas une tache dans leur ciel. Le plus souvent, ils restaient enfermés toute la journée, jamais las de se contempler l'un l'autre, ni de se redire ces mille paroles naïves que des amoureux se répètent à l'infini. Quelquefois, bien protégés contre l'inclémence du froid, ils partaient à pied, riant de la bise glaciale; ou, quand le soleil de décembre luisait dans le ciel bleu pâle, ils s'enfonçaient au milieu des arbres sans feuilles de leur chère forêt déserte. La nature s'était plu à créer ces deux êtres exactement l'un pour l'autre. Il y avait entre eux un accord harmonieux: ils vibraient à l'unisson. Leur cœur et leur intelligence se complétaient si bien que Faustine devinait les pensées de Jacques avant qu'il eût parlé, et que Jacques comprenait Faustine sans qu'elle lui eût rien dit. Jamais un homme et une femme ne se sentirent aussi absolument faits pour la vie intime du mariage. Ces amants méritaient d'être des époux pour qui la chaîne est légère et que la mort seule peut séparer. Ils se plaisaient à oublier qu'ils ne pouvaient pas même s'épouser; qu'un obstacle insurmontable se dressait entre eux, pareil à ces murs de bronze que les génies malfaisants des contes de fées font surgir devant les trésors fantastiques. Ils oubliaient tout; et les êtres qu'ils avaient aimés jusque-là, et la vie extérieure, et le monde qui demande toujours compte aux heureux d'un bonheur qu'il n'a point permis...

Une lettre de Nelly vint éveiller Faustine et lui rappeler qu'elle n'était pas seule au monde. Très délicatement, la jeune femme disait à son amie qu'on commençait à s'étonner un peu de son départ imprévu. Une ou deux personnes rapprochaient ce départ de l'absence de Jacques. Il fallait craindre que la méchanceté ne s'emparât de ces propos, vaguement malveillants. Mme Percier donnait une autre raison qui achevait de persuader Faustine. La mission scientifique dirigée par le colonel Maubert était arrivée à Marseille. Or Mme de Guessaint ne désespérait pas encore d'établir, par un acte officiel, le décès de son mari. Selon Me Denizot, il fallait des témoignages, des dépositions précises; il importait donc d'interroger le colonel et ses compagnons de route. Ils rentraient en France deux mois et demi après leur départ. Ce retour rapide, causé peut-être par un échec, devait laisser aux voyageurs des impressions très fraîches de ce drame encore récent.

—Hélas! mon ami, tout a une fin, dit-elle un soir à Jacques.

—Nous partons!

—Il le faut.

—Nous étions si heureux ici, murmura-t-il en soupirant.

—Ingrat! Est-ce que je ne souffre pas de m'en aller, d'abandonner la chère retraite où nous venons de vivre des jours délicieux? Lisez ce que m'écrit Nelly. Nous avons peut-être à lutter encore; cette fois, ce sera pour conquérir le même bonheur, mais alors sans limite, sans obstacle, et tel que nul n'y pourra toucher!

X

Louis Maubert, au lendemain de la Commune, avait quitté son bataillon de chasseurs à pied, pour entrer dans l'infanterie de marine, comme tant d'autres officiers qui espéraient un avancement plus rapide, et l'événement ne trahissait pas sa confiance. Pendant dix ans, il faisait un très rude métier au Sénégal, à la Guyane, et en Cochinchine. On ne vit pas impunément et pendant tant d'années sous le dur et brûlant climat des colonies. A trente-cinq ans, le colonel Maubert paraissait en avoir quarante. Chauve maintenant, bruni par le soleil dévorant, très amaigri par la fièvre et son activité que rien ne lassait, il ne ressemblait guère au brillant jeune homme d'autrefois. Désirant envoyer une mission dans le Sud-Oranais, le ministre de la marine ne pouvait pas mieux choisir que cet officier intelligent, résolu et ambitieux. Mais dès le commencement du voyage, le colonel Maubert s'apercevait qu'il était mal outillé pour l'entreprendre. Sans fausse honte, il revenait directement à Paris, pour expliquer les causes de son insuccès relatif. Un matin, il reçut une lettre dont la signature le fit tressaillir. Mme de Guessaint le priait de vouloir bien passer chez elle.

On l'avait interrogé au ministère sur cette mort restée mystérieuse. Il disait son opinion très nettement. M. de Guessaint, géographe instruit, voyageur expérimenté, aimait un peu trop les femmes. Il s'éprenait tout à coup, dès leur arrivée à Oran, de la belle Yelma, une Mauresque aux formes opulentes, au teint mat, aux yeux allongés, et, malgré la colère de son protecteur, il n'hésitait pas à lui rendre visite en plein jour. Le soir, il retournait chez elle, et dès lors on ne le revoyait plus. Le colonel ne pouvait pas prouver que le sieur Enoussi fût le coupable; mais il restait convaincu que des hommes payés par le Tunisien avaient assassiné son trop galant compagnon. Dans ces pays restés arabes, malgré la domination française, il est toujours facile de commettre un crime. Un Parisien n'est jamais très méfiant. Il est aisé de l'assaillir tout à coup, en pleine nuit, quand il sort d'une maison suspecte, et de le tuer d'un coup de couteau. La mer est une complice à qui l'on peut se fier. On attache une lourde pierre au cou du cadavre, on le jette dans les flots, et ils ne trahissent pas le secret qu'on leur donne en garde. Le procureur d'Oran partageait un peu l'opinion du colonel Maubert. Mais il lui paraissait impossible d'entamer une instruction sans avoir une preuve certaine. Il est commode d'arrêter un Français, de l'emprisonner, et de l'intimider par des menaces. Avec les Arabes, ces procédés européens échouent toujours. Ils s'enferment dans un mutisme calme. Leur nature flegmatique ne se trahit jamais. Puis, l'arrestation du sieur Enoussi, marchand riche et bien posé, opérée sans motif apparent, eût soulevé trop de colères. «L'affaire Guessaint», comme on disait à Oran, allait donc grossir le nombre des crimes mystérieux que la justice connaît sans pouvoir les punir.

La lettre de Mme de Guessaint embarrassait le colonel. Que dirait-il à la veuve de son compagnon? Irait-il lui raconter que son mari avait succombé à sa passion exagérée pour la beauté grasse d'une Mauresque? Son ami, M. de Merson, le rassura bien vite.

—Vous n'avez pas à vous gêner, je vous affirme que vous ne désolerez pas outre mesure cette jolie veuve. Elle n'ignorait pas les mœurs légèrement musulmanes de son mari; et... bien entre nous, tout ceci!... je ne crois pas qu'elle fasse concurrence à la pleurante Arthémise, veuve de Mausole.

—Le fait est que Guessaint...

—Je crois même pouvoir vous dire qu'elle désire vous interroger pour avoir la preuve du décès de son mari. Car enfin, elle se trouve dans une situation embarrassante, la pauvre femme. Elle est veuve... sans l'être. C'est-à-dire qu'elle ne peut pas se remarier! Dites-lui donc tout sans hésiter. Si vous pouvez l'aider à établir nettement sa situation devant les tribunaux, vous lui rendrez un fier service!

Mis à l'aise par cette petite confidence, le colonel n'hésita pas. Il répondit à Mme de Guessaint qu'il se mettait complètement à ses ordres, et qu'il aurait l'honneur de se rendre chez elle le surlendemain, à deux heures de l'après-midi.

Prévenue de cette visite, Mme Rosny témoigna le désir d'y assister. Un changement étrange se faisait chez Françoise. Elle n'ignorait pas pourquoi son fils l'avait quittée sans dire où il se rendait. Il allait retrouver Faustine. Ces deux êtres qui s'adoraient, et que la vie cruelle séparait brusquement, devaient fatalement tomber dans les bras l'un de l'autre. Mme Rosny se réjouissait d'un mariage entre Jacques et Mme de Guessaint. Elle savait Faustine bonne, tendre, dévouée; elle savait que jamais elle n'aurait pu rencontrer une bru mieux disposée pour sa belle-mère. Le souvenir de la radieuse jeune fille d'autrefois étouffait complètement la rancune de ses jalousies maternelles. Puis, d'autres raisons, plus vulgaires, plaidaient en faveur de ce mariage, dans ce cœur exclusif et passionné. Au point de vue des sentiments, Faustine représentait pour elle la belle-fille idéale. Au point de vue de l'ambition, elle n'eût jamais rêvé pour son fils un mariage aussi éclatant. L'immense fortune de Mme de Guessaint, sa haute situation dans le monde, ses alliances de famille aplanissaient d'un coup bien des difficultés dans la vie de l'artiste. Il se trouvait soudain rapproché de ce but où elle voulait le conduire par des chemins plus détournés et moins sûrs. Quelle revanche éclatante elle prenait subitement contre les riches et les heureux de ce monde! Le fils du communard fusillé comme un chien au coin d'une route, épousait la fille d'un général de division, d'un homme apparenté aux plus nobles familles: c'était pour elle une jouissance intime et profonde. Et puis tout à coup, l'objet de son ambition se dérobait. Faustine devenait pour elle ce qu'elle avait toujours redouté: la maîtresse; maîtresse d'autant plus à craindre qu'elle possédait plus de puissance séductrice. La mère ne pouvait plus entrer dans la vie des deux jeunes gens, la surveiller, la conduire à son gré. Il fallait donc que ce mariage se fît; et, pour y parvenir, elle ne reculerait devant aucun effort. Bien que Me Denizot affirmât qu'on s'adresserait en vain aux magistrats, elle poussait Faustine à introduire une instance devant le tribunal de la Seine. Pour soutenir cette instance, il fallait au moins des témoignages; le colonel Maubert était là pour en apporter. Ce nom de Maubert rappelait sinistrement à Françoise le capitaine de chasseurs à pied qui, naguère, avait fait passer par les armes le malheureux Pierre Rosny. Pouvait-elle supposer que ce fût le même? Autrefois, en consultant l'Annuaire, elle trouvait dans l'armée, trois capitaines Maubert. Elle n'imaginait pas que l'officier de chasseurs, permutant avec un de ses camarades, fût entré dans l'infanterie de marine dès le mois d'octobre 1871.

Son ambition maternelle lui inspirait donc le désir d'assister à l'entretien de Faustine et du colonel. Elle voulait écouter avec soin tout ce que dirait le chef de l'expédition dans le Sud-Oranais; elle voulait recueillir ses moindres paroles, et voir si de tout cela ne jaillirait pas une preuve qui pût convaincre les juges. A deux heures, elle arrivait chez Mme de Guessaint. Celle-ci attendait dans son atelier, préoccupée par cette visite qui allait peut-être éclaircir sa destinée.

—Je vous remercie de m'avoir permis de venir, dit-elle à Faustine. C'est notre bonheur à tous qui est en jeu. J'ai laissé Jacques très troublé, très ému. Il nous rejoindra tout à l'heure pour savoir ce que vous aurez appris.

—Que vous dirai-je? répliqua la jeune femme. L'espérance est bien tenace dans le cœur humain; le colonel nous révélera peut-être quelque chose; et cependant, comment saurait-il ce que les magistrats ignorent?

En entendant résonner le timbre de la porte d'entrée, après celui de la pendule, les deux femmes se regardèrent très émues. Le sort allait prononcer. Françoise, un peu à l'écart, mais en pleine lumière, guettait l'apparition de l'officier, avec une curiosité anxieuse; Faustine, plus maîtresse d'elle-même, restait assise au fond de l'atelier, un peu dans l'ombre. Elle se leva légèrement, lorsque le colonel entra, et lui indiqua un fauteuil de la main.

—Je vous sais gré de votre empressement, Monsieur, et je vous remercie d'avoir bien voulu passer chez moi.

M. Maubert s'inclina. En entrant, il avait salué Françoise et Mme de Guessaint; mais il voyait mal la jeune femme.

—Je ne fais que remplir mon devoir, Madame. M. de Guessaint est tombé victime d'un crime, hélas! impuni, et je serais heureux si, en joignant mes efforts aux vôtres, je vous aidais à tirer vengeance de ce lâche assassinat.

Se rappelant les conseils de M. de Merson, il n'hésita pas à reconstruire le drame dans toute sa réalité cruelle. Il atténua certains détails, n'insistant pas trop sur le rôle de la belle Mauresque, mais il dit comment la réflexion confirmait les hypothèses de la première heure et pourquoi il soupçonnait le sieur Enoussi de s'être débarrassé d'un rival gênant. Peu à peu, l'officier s'animait et son récit devenait pittoresque et coloré. Quand on a longtemps vécu en Orient, l'imagination garde un reflet des grands soleils lumineux. M. Maubert s'exprimait en homme qui a beaucoup vu et beaucoup étudié. Il décrivait d'une manière colorée cette ruelle d'Oran où, d'après lui, le guet-apens se dressait, habilement préparé; la boutique du marchand d'eau fraîche et de dattes vertes, avec ses embrasures louches et complices des coupe-jarrets; un peu plus loin, la jetée et la mer toute grise dans la nuit, prête à recevoir le cadavre de la victime.

—Alors vous croyez, colonel, que les coupables seraient ces deux Arabes qu'on a vus rôder entre la maison de la Mauresque et l'hôtel où vous étiez descendus?

—J'en suis presque certain, Madame.

—On a recherché ces hommes?

—Oui. On a suivi patiemment leurs traces, mais tout à coup elles se sont effacées. Les Arabes trouvent toujours dix complices pour un. Ils savent qu'ils ont besoin les uns des autres, et leur plus grande joie, c'est de tromper la justice française, qui leur inspire autant de haine que de terreur.

—Savez-vous quelle est l'opinion de ces agents de police qu'on a envoyés de Paris?

—Ils pensent comme moi. Ce sont des hommes intelligents, je les ai vus à l'œuvre; ils ont fait et ils font encore tout ce qu'il faut pour réussir. Car je leur rends cet hommage, rien n'a pu les décourager.

Françoise écoutait avidement. Le colonel ne leur apprenait rien de nouveau. Elle espérait toujours qu'une phrase, un mot jetterait une lueur dans ce drame sombre. M. Maubert regardait un peu distraitement autour de lui, comme un homme qui aime les belles choses et que les objets d'art intéressent. Tout à coup, il dit, avec une sorte d'étonnement, en remarquant l'un des deux portraits peints par Faustine:

—Mais je ne me trompe pas: c'est le général de Bressier?

—Mon père, Monsieur.

L'officier fit un mouvement très brusque et s'avança vers Faustine qui s'était levée. Elle se trouvait maintenant en pleine lumière. Il la voyait distinctement.

—Pardonnez-moi, Madame, j'aurais dû vous reconnaître tout de suite.

—Je ne me rappelais pas avoir eu le plaisir de vous voir, colonel... Vous avez prononcé le nom de mon père; et tous ceux qui disent ce nom-là me causent une émotion dont je ne peux pas me défendre.

—Nous nous sommes rencontrés il y a dix ans, Madame, et dans des circonstances presque aussi tristes qu'aujourd'hui. On dirait que, par une étrange fatalité, je suis destiné à n'être auprès de vous qu'un messager de malheur. La première fois que je suis entré dans votre maison, c'était pour vous annoncer la mort de votre frère; la seconde fois, c'est pour vous parler de la mort de votre mari.

Faustine jeta un cri.

—Je me souviens!

—Vous vous souvenez?... Mon visage ne vous rappelait rien, tout d'abord. C'est que l'infanterie de marine a tôt fait de nous défigurer, nous autres. Mais partout, sous le ciel dévorant du Sénégal comme dans les forêts profondes de la Guyane, je me suis rappelé l'aventure sinistre du mois de mai 71. Comment se nommait le malheureux qui vous avait demandé asile? Je ne sais plus. Il m'en est tant passé par les mains, pendant la semaine qui a suivi! Mais je revois encore cette grille fermée, et moi, vous racontant le martyre du malheureux Étienne, à vous qui ne saviez rien, et ce garde national, sortant du taillis où il s'était jeté, et nous disant d'un air résolu: «Je suis un soldat, non pas un assassin!»... Quelle chose atroce que la guerre civile!

Faustine cachait sa tête entre ses mains. Elle aussi s'abandonnait à ses souvenirs comme l'officier, et tous deux oubliaient Mme Rosny, qui les regardait, toute pâle, collée à la muraille, et se disant tout bas: «C'est lui qui a fusillé mon mari! c'est lui, c'est lui!...» Les lignes révélatrices imprimées naguère dans le journal, ressortaient devant ses yeux: «Avant-hier, le capitaine Maubert, du 3e bataillon de chasseurs à pied...» Non! elle se trompait, c'était impossible! Trois officiers du même nom servaient dans l'armée: pourquoi celui-là plutôt qu'un autre? La vérité lui apparaissait flamboyante, et elle refusait d'y croire. De sa main crispée, elle serrait son cœur qui sautait dans sa poitrine, elle voulait déguiser l'angoisse qui l'étouffait. D'une voix étranglée, elle dit:

—Vous étiez dans l'armée de Versailles, Monsieur?

—Oui, Madame: capitaine au 3e bataillon de chasseurs à pied.

—De chasseurs...

—Nous poursuivions un communard, réfugié dans les bois avec une soixantaine de ses compagnons. Mme de Guessaint lui avait donné asile dans son parc. Exaspérée par la mort de son frère, elle nous l'a livré, et mes soldats l'ont passé par les armes.

Françoise ne répliqua rien. Elle tomba sur un fauteuil, foudroyée. Après dix ans, elle se trouvait en face de l'homme qui avait fait fusiller Pierre. Bien plus! elle découvrait qu'une femme l'avait livré à la rage de ses ennemis, et cette femme, c'était la maîtresse de son fils! Jacques aimait la meurtrière de son père; sans un hasard, il fût devenu son mari; les fatalités de la vie réunissaient dans l'amour deux êtres séparés par la haine!

Faustine et le colonel échangeaient encore quelques mots. Mme de Guessaint se levait pour reconduire l'officier.

—J'ai fait ce portrait que vous venez de voir, avant sa mort, dit-elle. Je désire vous en montrer un autre que j'ai peint il y a quelques années. Prenez la peine de descendre dans mon boudoir. Vous m'excuserez, Madame?

—Oui... oui... balbutia Françoise qui détournait la tête pour cacher sa pâleur.

Seule, elle était seule! Cent idées tumultueuses s'entre-choquaient dans son cerveau. Que faire? Les amours de Jacques et de Faustine lui apparaissaient monstrueuses comme un inceste. Elle allait broyer le cœur de son fils, désespérer sa vie, le jeter dans toutes les épouvantes de la terreur et de l'anéantissement! Et cependant, elle ne pouvait pas hésiter. Du fond de la tombe inconnue où pourrissait son corps abandonné, Pierre Rosny sortait pour se jeter tout à coup entre cet amant et cette maîtresse. Les os blanchis du fusillé criaient vengeance, et elle entendait ce cri de colère, et toutes ses rages d'épouse meurtrie se réveillaient dans un élan de passion violente. Comme Jacques souffrirait! Non, l'homme n'est pas mort quand il est mort. Au delà des cercueils fermés, plane encore l'insaisissable souvenir, le souvenir que rien ne peut tuer: ni la fusillade au coin d'une route, ni dix années qui s'écoulent, ni l'amour qui réunit deux êtres, ni l'apaisement qui se fait dans les âmes!

Jacques entra dans l'atelier.

—Est-ce que Mme de Guessaint n'est pas là? dit-il d'une voix claire.

—Lui! balbutia Françoise.

—Tu es seule, mère?... Qu'est-ce que tu as?... Tu es toute pâle... Est-ce que tu es souffrante?

—Mon enfant...

Les mots s'étranglaient dans sa gorge.

—Tu me fais peur! Tu es livide, tes mains tremblent... Qu'est-ce qui se passe?... Il y a un malheur dans cette maison! Dieu! Faustine?...

Françoise le contemplait avec des yeux pleins de larmes. Elle souffrait à l'avance de la cruelle douleur qu'elle allait lui causer.

—Mon enfant, écoute-moi... J'ai à te parler... Mais jure-moi que tu seras calme, que tu seras courageux...

—Tu ne vois donc pas que tu me terrifies! Voyons, je suis fort, je suis un homme. Pour l'amour de Dieu, parle!

—Tu aimes Faustine?

—Si je l'aime!

—Je veux dire: Est-ce que tu l'aimes... à ne pouvoir pas vivre sans elle, par exemple?

Jacques défaillait. Il jeta un cri désespéré:

—Faustine est morte!

—Non. Elle est là. Elle va venir. Tu vas la voir. Mais avant que tu la voies, il faut que je te dise... Oh! mon Dieu, je ne sais pas comment te dire... Écoute. Il y avait là un homme tout à l'heure, un officier, le colonel Maubert.

—Maubert!

—Tu trembles? Oui, c'est lui qui, autrefois, a fusillé ton père! Demande à Faustine. Elle te racontera de quelle façon Pierre Rosny est mort.

—Comment le sait-elle?

Ces aveux contenus, ces hésitations, ces réticences faisaient frissonner le jeune homme. Il pressentait un malheur qu'il ne comprenait pas. Françoise lisait une telle douleur sur son visage qu'elle n'osait point parler. Elle n'osait point parler et elle ne pouvait pas se taire! La porte s'ouvrit, et Faustine entra. Jacques courut vers elle.

—Par grâce, racontez-moi tout! Ma mère ne veut rien me dire.

Elle restait stupéfaite. Pourquoi cette fièvre et cette ardeur chez Jacques, pourquoi la regardait-il avec des yeux égarés?

—Vous raconter?... Je ne sais pas... Que signifie?...

—Je vous prie de raconter à Jacques ce que vous disiez tout à l'heure au colonel Maubert, reprit Françoise d'une voix sourde.

—Je vous en supplie, Faustine, faites ce que ma mère vous demande! s'écria le jeune homme.

Mme de Guessaint les contemplait tour à tour l'un et l'autre, ne devinant pas le drame sombre qui l'enlaçait, surprise de voir Françoise pâle et menaçante, de voir Jacques tremblant et livide.

—Ce que je disais au colonel Maubert? Il me rappelait la mort de mon pauvre frère.

—Oui, c'est bien cela...

—C'est bien cela? Mais comment cet affreux souvenir peut-il vous jeter dans un trouble si profond?

Jacques regardait toujours Françoise. La volonté de sa mère pesait sur lui. Elle lui dictait ces paroles brûlantes, ces questions hachées. Puis ce nom de Maubert éveillait en lui tout le passé atroce. Il ne savait pas ce que Mme de Guessaint venait faire là dedans: c'était quelque mystère épouvantable où allaient s'abîmer, comme en un précipice, son amour et sa félicité.

—Je vous en conjure, reprit-il, écoutez ma prière. Qu'est-ce que vous disiez au colonel? Je veux savoir, je dois savoir!

—Je lui disais... Ah! tenez, vous êtes cruel! Toute cette histoire, que je croyais oubliée depuis dix ans, ressort, vivante et lugubre, des voiles ténébreux du passé. Je la revois, la journée maudite... Un garde national est entré chez moi; des soldats de ligne le poursuivaient, et il me demandait asile. Que de fois, dans mes rêves, m'est apparu son spectre pâle, frémissant et doux! J'ai accueilli ce malheureux. Et cependant mon père avait été tué la veille. Mais je suis une fille de soldat, pour qui les vaincus sont sacrés. Je voulais le sauver, je voulais arracher cette victime promise à la mort après tant d'autres victimes! J'avais fermé la grille du parc et ma maison devenait pour lui un asile inviolable. Puis le capitaine Maubert arrive. Et j'apprends qu'un nouveau deuil me frappe en plein cœur!

—Après... après... balbutia le malheureux.

—Mon pauvre Étienne, si bon, si généreux, si fier! Entraîné dans un bois, par une bande de gardes nationaux; et massacré, martyrisé... C'est atroce!...

—Après... après... dit encore une fois Jacques d'une voix étranglée.

—Après? j'ai perdu la tête, j'ai déliré, je suis devenue folle; j'ai ouvert la grille toute grande. J'ai livré cet homme que j'avais reçu comme mon hôte: il m'a dit: «Je vous pardonne...» Mais je ne me suis jamais pardonné à moi-même. Mon excuse, c'est que ma raison ne m'appartenait plus, c'est que je voyais le malheureux Étienne déchiré par ses bourreaux! Cette excuse-là, les hommes et Dieu peuvent l'accepter, mais ma conscience ne l'accepte pas. Je l'ai livré, vous dis-je! on l'a emmené, on l'a fusillé... Mais pourquoi me demandez-vous tout cela? Pourquoi votre mère est-elle menaçante? Pourquoi vous, Jacques, êtes-vous frissonnant?...

Françoise et son fils courbaient la tête; Faustine les contemplait avec épouvante; une lueur entrait lentement dans son cerveau; elle se rappelait la terrible confidence de son amant; elle poussa un grand cri, un cri furieux et désespéré.

—Dieu!... Votre père!...

—C'était lui.

Elle resta brisée, anéantie, et tomba sur les genoux. Jacques la regardait avec des yeux d'halluciné; il était égaré, stupide, fou. Son cerveau éclatait; une dernière fois, il essaya de parler; il ne pouvait plus. Alors, il fit un grand geste, un de ces grands gestes d'homme détraqué qui se sent rouler à l'abîme, et, s'enfuit, épouvanté. Faustine sanglotait; son bonheur s'effondrait tout à coup, et il lui semblait qu'on frappait sur son cœur à coups répétés. Seule, Françoise demeurait immobile. Toute la colère et toute la haine amassées dans son âme se réveillaient dans un coup de fureur. Elle oubliait celle qui pleurait à ses genoux sa vie désemparée, elle oubliait son fils qui venait de se sauver, emporté par son désespoir, comme une feuille morte par un vent de tempête; elle ne voyait plus que le fantôme du fusillé qui lui commandait la vengeance, et elle écrasait Faustine de ses regards implacables et lourds.

XI

Faustine avait tué son père! Ces mots terribles sautaient dans sa tête, et le malheureux s'enfuyait, comme poursuivi par un spectre. Les promeneurs, étonnés, examinaient avec stupeur ce jeune homme élégant, qui prenait sa course à travers l'avenue, le visage pâle, les yeux injectés de sang, le corps secoué de frissons. En peu d'instants, il arriva sur les hauteurs du Trocadéro; il se laissa tomber sur un banc, ne sentant pas le froid, épuisé, vaincu. Faustine avait tué son père!... Son père? Il se rappelait la petite chambre de la rue Jean-Baussire, et la visite du docteur Grandier, et Pierre Rosny qui partait pour la grande bataille, dont il ne devait pas revenir. Pauvre père! combien de fois, avec son ardente passion, Françoise lui avait raconté le courage, la volonté, l'énergie de l'ouvrier! Les souvenirs de sa première enfance lui montraient un homme au visage intelligent et doux, qui lui parlait d'une voix rieuse, en l'emmenant dans ses promenades. Pierre marchait à grandes enjambées, et lui, Jacques, trottait pour mieux le suivre. Ils s'en allaient dans les squares ou sur les boulevards; quelquefois, Françoise les accompagnait. Et elle disait avec un sourire: «Ne vas donc pas si vite, Pierre: tu fatigueras le petit.» Plus tard, ses souvenirs lointains se fondaient en un seul sentiment, où la tendresse se mêlait à la pitié. La vie prenait Jacques et l'emportait dans un élan impétueux; loin d'oublier ce père, sinistrement disparu, il se représentait souvent le tableau de cette mort affreuse. Un coin de route, au bord d'un fossé, sous le soleil de mai riant dans le ciel bleu; un garde national, debout, les bras liés derrière le dos, jetant un dernier regard à ces rayons dorés; et des soldats, armant leurs fusils au commandement sec d'un officier. On mettait le condamné en joue, et douze balles trouaient son corps. Un sergent s'approchait et lâchait le coup de grâce dans l'oreille. On creusait une fosse à la hâte, n'importe où; un peu de terre comblait le trou béant, et les soldats s'en allaient; et tout le monde reprenait sa vie accoutumée; et personne ne venait prier sur la tombe du fusillé, personne, pas même son fils et sa veuve, qui ne savaient point où la poussière de l'ouvrier se mêlait à la poussière confuse de l'humanité.

Faustine avait tué son père!... Jacques repassait un à un tous les jours vécus depuis sa rencontre avec elle. Il la revoyait entrant dans l'atelier avec le docteur et Nelly; il la revoyait posant devant lui, racontant ses voyages, décrivant les pays inconnus où la pensée s'envole sur les ailes du rêve. Il se rappelait l'amour qui germait dans son cœur, à lui, et son aveu enfiévré, et la réponse loyale de la jeune femme. Puis les heures d'accablement et de doute, lorsque, craignant de succomber, elle s'enfuyait au loin. Enfin, l'heure inoubliable et divine où elle tombait entre ses bras frémissants, là-bas, à La Birochère, dans la grande chambre claire et parfumée. Oh! le mois d'amour exquis et passionné! Quelle femme pouvait être plus tendre et plus loyale, plus intelligente et plus dévouée! Il faudrait donc renoncer à cette créature unique, ne plus voir ce visage hautain et doux, cette démarche harmonieuse et souple! Il faudrait donc ne plus entendre cette voix musicale! Il faudrait donc ne plus serrer dans ses bras ce corps aux beautés sculpturales!

La nuit était venue. L'ombre grise enveloppait l'infortuné; sa fièvre intense ne sentait pas les morsures aiguës du froid; l'exaltation de son cerveau croissait à mesure que toutes ces pensées revenaient une à une dans son esprit. Devant lui, s'étageaient les maisons de Paris, vaguement éclairées, comme des ombres très brunes pointillées de taches d'or. La Seine coulait entre les quais, paisible et mélancolique, avec des tons d'ardoise plus clairs sur le terrain très sombre de ce décor nocturne. Un vent froid commençait de souffler, grinçant dans les arbres maigres, et sur le ciel brouillé, des nuages se poursuivaient éperdument, noirs comme de l'encre, avec des formes bizarres, semblables à des démons échevelés. Jacques regardait devant lui et autour de lui. Ce n'était pas seulement la mort de son père qui le séparait de Faustine: mais la haine de deux races, créées pour se détruire et s'exécrer. Sa pensée d'artiste ressuscitait dans une évocation gigantesque, toutes les idées que sa mère avait coulées dans son cœur. Quelle folie de penser que lui, fils d'ouvriers, issu de toute une longue lignée de pauvres et de déshérités, pourrait s'allier à la fille des riches et des aristocrates, sortie d'une longue lignée d'heureux et de favorisés! Est-ce qu'un abîme ne les séparait pas? Est-ce que l'habitude, le préjugé, la tradition ne creusaient pas un gouffre entre lui et cette femme qu'il adorait? Un hasard les réunissait un instant; mais l'inéluctable fatalité s'abattait sur eux et les divisait pour toujours. Aussi loin que sa pensée pouvait s'étendre, il apercevait une lutte implacable entre leurs deux races fratricides! Cet homme de génie subissait malgré lui le délire fiévreux de sa folie passagère. Le désespoir exaspérait son cerveau, il revoyait toutes les haines, tous les tumultes, toutes les ruines, enfantés par les guerres civiles!

Faustine avait tué son père!... Ah! que d'êtres qui s'aimaient avaient été, eux aussi, désolés et broyés par ces combats qui exterminent et déshonorent les enfants d'une même patrie! Que de déchirements ils avaient vus, les flots noirs de ce fleuve qui coulait à ses pieds! Et les Jacques, avec leur drapeau rouge et bleu, brûlant les châteaux, les maisons, les forteresses, jetant dans la Seine tant de cadavres que les eaux ne roulaient plus vers la mer; et les Maillotins, conduits par les arbalétriers vêtus de buffle gris, qui dressaient les échafauds sur les places publiques et piquaient des têtes coupées aux angles des maisons et des palais; et la rouge nuit de la Saint-Barthélemy; et les journées hideuses de la Terreur; et ces coups de piques, ces massacres, ces exterminations, qui faisaient couler tant de sang à travers les rues, qu'on pouvait croire la grande famille française épuisée à jamais par ces effroyables saignées! Elle restait debout cependant, cette nation immortelle et féconde! Elle restait debout, parce que l'apaisement succédait à la guerre, et que de la haine naissait l'amour, comme du fumier hideux naît un lis immaculé. Oui, l'amour!... car les ennemis se rapprochaient et s'unissaient dans un fraternel baiser. Pourquoi Jacques Rosny ne ferait-il donc pas ce que les autres avaient fait? Le général de Bressier tombait frappé par les révoltés de Paris; Pierre Rosny tombait frappé par les soldats de Versailles. Leurs enfants, éclairés jadis par les sanglants incendies, oubliaient tout ce passé abominable; une divine tendresse les liait l'un à l'autre. Et Faustine avait tué son père!...

Il ne serait ni le premier ni le seul qui eût adoré une femme, malgré le destin et la fatalité. Non, il ne pouvait pas l'oublier! Non, il ne pouvait pas vivre sans elle! Sa mère? Ah! oui, sa mère allait se jeter entre eux, combattre sa passion, plus forte que sa volonté? Eh bien, soit, il combattrait contre sa mère. Assez longtemps il l'avait écoutée docilement, suivant ses conseils, ne résistant jamais. Aujourd'hui, il s'insurgeait contre cette énergie puissante qui, jusqu'à ce jour, avait dominé son existence. Cette lutte, il ne la craignait pas; il l'affronterait sans hésiter et à l'instant même. Il savait bien que Françoise l'attendait, et qu'entre eux deux le choc serait violent. Il rentra chez lui, encore sous le coup des pensées tumultueuses qu'il venait de remuer. Françoise, très pâle, se dressa en voyant son fils.

—Mon pauvre enfant, comme tu dois être malheureux! Je me représente ta douleur et je souffre avec toi, autant que toi. Tu aimes Faustine et tu es séparé d'elle. Tu lui as donné toute ta vie, et tu ne peux plus la revoir. Que vas-tu faire? Veux-tu partir, voyager? Tu ne peux pourtant pas rester, malade et désespéré, à retourner le fer dans ta blessure. Tu es jeune; la vie s'ouvre pour toi radieuse et pleine de sourires. Tu es célèbre, on t'admire et on t'envie. Tu n'as pas le droit de renoncer, pour un peu d'amour perdu, à tant de gloires promises. Tu aimes Faustine... Mon Dieu, tu oublieras, on oublie toujours, va!

Il écoutait, les yeux baissés. Quand Françoise se tut, il releva le front.

—Non, ma mère; non je n'oublierai pas et je ne veux pas oublier! Je l'adore; toute ma vie, toute mon espérance, tout mon bonheur sont dans cet amour-là! Et je la fuirais, et je ne la reverrais plus!... C'est impossible. Mieux vaudrait me casser la tête au coin d'un mur!

Elle recula, transfigurée par la colère qui éclatait dans ses yeux.

—Alors tu choisiras: elle ou moi!

Jacques se croisa les bras.

—Tu n'as pas le droit de me jeter un pareil défi! Il y a entre nous des liens que ni ta volonté ni la mienne ne pourraient dénouer. Tu n'es pas seulement la mère de mon corps, tu es aussi la mère de mon âme. Tu m'as soufflé mon courage et ma volonté; sans toi, je n'eusse été qu'un ouvrier. Tu ne peux pas ôter de mon être tout ce que tu y as mis! Ta menace ne m'atteint pas, car je n'y crois pas plus quand je t'écoute, que tu n'y crois toi-même quand tu me parles!

—Oui, Jacques, oui,... je ne sais pas ce que je dis! Je suis folle. Tu sais combien je t'adore, mon enfant! Mais ton amour est un sacrilège. Elle a tué ton père; elle l'a livré, elle l'a trahi. Elle a jeté cet homme sans défense à l'acharnement de ses ennemis. Brise ton cœur, s'il le faut; mais fais ton devoir. Tu vois, je ne menace plus, je supplie... Jacques, rappelle-toi ton père, si bon, si tendre...

—J'aime Faustine... je l'adore! dit-il d'une voix sourde.

—Tu n'en as plus le droit! L'abîme s'est creusé entre vous. Rien ne peut faire que le passé n'existe pas. Tu crois que tu peux l'aimer sans remords! Tu ne sais pas ce que c'est que le remords! Une obsession de toutes les heures, de toutes les minutes, qui ne te laisserait ni trêve ni repos!

—Je l'aime! dit-il encore.

—Tu l'aimes? Il y a bien d'autres amours dans la vie! Coupable? non, je veux bien, elle n'est pas coupable. Elle ne savait plus ce qu'elle faisait en ouvrant sa grille toute grande aux soldats qui poursuivaient ton père. C'est la fatalité qui s'est abattue sur vous. Mais le devoir te condamne à la subir!

—Je l'aime, je l'aime...

—Ah! tu n'es pas digne de moi! Que sont devenues toutes les idées que je t'ai enseignées si longtemps? Bel amour que celui de l'ouvrier pour la fille noble! Ce n'est pas seulement la mort de ton père qui vous sépare, c'est l'immortelle exécration de deux races! Elle était en haut, tu étais en bas! Ce n'est pas elle qui est descendue où tu es, c'est toi qui es monté où elle se trouve! Et tout l'amour que tu peux avoir dans le cœur ne pèsera jamais autant que les amas de haines jetés entre vous deux!

Il écoutait ces phrases furieuses d'un air calme et résolu. Il dit d'une voix très douce:

—Oh! ma mère! c'est toi-même que tu condamnes lorsque tu parles ainsi. Toutes tes idées sont sorties de mon cœur et de mon cerveau, car mon sentiment les condamne et ma raison les réprouve. Tu m'as dit que je devais haïr et je ne me sens capable que d'aimer. Faustine a tué mon père; je lui pardonne.

—Tu lui pardonnes parce que tu l'aimes!

—Et c'est parce que je l'aime que je cours vers elle.

—Ah! je te mau...

Elle n'acheva pas sa malédiction. Jacques ne l'entendait plus. Il voulait revoir Faustine. Sa passion exaspérée par tant d'assauts contraires, le poussait auprès d'elle. La revoir! Toute sa volonté tendait vers ce but unique. Sa mère elle-même le reconnaissait, Faustine n'était pas coupable. La fatalité seule avait conduit Pierre Rosny chez Mlle de Bressier. Est-ce qu'elle ne s'était pas efforcée d'abord de le sauver? En le livrant, elle n'obéissait pas à sa volonté raisonnante. Elle subissait le contre-coup des terribles douleurs qui la surexcitaient. Le général tué, Étienne massacré... Que d'excuses pour la malheureuse! Et puis, il ne pouvait pas vivre sans elle. Il fallait voir les choses en face, logiquement et froidement. Il avait déliré, là-bas, sur ce banc du Trocadéro, et l'égarement de son esprit l'empêchait de saisir nettement la réalité des choses. Faustine n'était pas coupable. Est-ce que les enfants doivent être malheureux parce que leurs pères ont commis telle ou telle action? Pierre Rosny? Seize ans s'étaient écoulés depuis que le malheureux tombait victime d'une erreur sanglante. Seize ans! la moitié de la vie d'une créature humaine. Bien des événements se succédaient depuis ce temps-là. Les fils des victimes, dans l'un et l'autre parti, grandissaient, oublieux du sang répandu. Faustine n'était pas coupable... Coupable de quoi, d'ailleurs? Il l'aimait, il ne pouvait pas vivre sans l'aimer; il ne savait pas, il ne voulait pas savoir autre chose. Françoise jugeait tout avec sa passion violente, avec ses convictions premières, fortifiées par la souffrance. Lui, Jacques, avait vingt-six ans. Il vivait dans un temps nouveau, où les dissentiments d'autrefois s'effaçaient dans un scepticisme indifférent. Pourquoi ne profiterait-il pas des tendances de son époque? Ses contemporains ne fatiguaient pas leur esprit à discuter leurs sentiments. Quand on aime, on aime. Rien ne peut empêcher une passion de vivre et d'exister dans un cœur; ce cœur, il faudrait l'arracher, pour en arracher en même temps la femme qui le remplit. Tous les raisonnements, tous les sophismes, toutes les dissertations n'empêcheraient pas son amour d'être, de remuer en lui, de le posséder tout entier, âme, cœur et cerveau. Et puis à quoi bon discuter si longtemps? Faustine n'était pas coupable.

Le malheureux décomposait un à un tous les arguments vainqueurs qu'il s'opposait deux heures auparavant. Il croyait s'étudier, et il ne sentait pas que, depuis la terrible découverte, il ne se possédait plus, puisque ses raisonnements psychologiques se heurtaient et se détruisaient les uns les autres. Auparavant, il était en proie à un délire exalté, maintenant il subissait un délire calme. Et il allait, conduit par sa passion ardente, quand il se croyait guidé par sa volonté réfléchie.

XII

Après la terrible découverte, Faustine subissait une crise de désespoir aigu. Mais moins nerveuse que Jacques, plus habituée à souffrir, elle réagissait bien vite et regardait la situation face à face. Que ferait-il? Que déciderait-il? Elle le connaissait bien; il l'aimait, et la lutte entre son amour et son devoir serait violente. Lequel des deux sentiments l'emporterait dans cette âme d'artiste, impressionnable et mobile, capable de prendre une résolution extrême, mais incapable de maîtriser sa passion? Jacques voudrait la quitter, la fuir; mais le sentiment d'adoration qu'ils éprouvaient l'un pour l'autre les rapprocherait inévitablement. De même que la fatalité de la haine les séparait, la fatalité de l'amour les rejetterait dans les bras l'un de l'autre.

Le perdre! Cette pensée la torturait et la révoltait. Elle adorait ce jeune homme d'une nature si loyale et si droite, et elle sentait bien qu'en quelques semaines, il avait pris possession de sa vie tout entière. Et puis son honnêteté de femme se rebellait à l'idée de tomber au rang des créatures qu'on abandonne. Elle ne résisterait pas à ses illusions brisées. Elle ne voyait que deux dénoûments à ce drame violent où le destin la jetait tout à coup: ou elle vivrait, aimée par Jacques; ou, abandonnée par Jacques, elle mourrait. Elle avait tué Pierre Rosny? Est-ce qu'on ne lui avait pas tué son père et son frère, à elle? Est-ce que ces deux êtres n'étaient pas quittes l'un envers l'autre? Est-ce que jadis ils n'avaient point souffert des mêmes haines entre-choquées furieusement? Et après dix ans écoulés, eux, les innocents, porteraient le poids des déchirements passés! Non, ce serait injuste! Et la raison de Faustine, d'accord avec sa passion, repoussait loin d'elle cette iniquité!

Mais pourquoi se tourmentait-elle ainsi? Jacques s'était enfui, éperdu, à la découverte du terrible secret; quand la réflexion l'aurait apaisé, il reviendrait vers elle. Elle se berçait de cette illusion que dans le cœur du jeune homme l'amour serait plus fort que tout. Si cependant, entraîné par Françoise, par ses idées premières, par son éducation, il s'efforçait de la fuir toujours? Eh bien, alors, elle mourrait. Il ne lui restait plus rien dans la vie; plus rien que l'affection de Nelly, trop peu de chose pour remplir un cœur comme le sien. Si Jacques l'abandonnait, elle aurait tour à tour perdu tous ceux qu'elle aimait et qui l'aimaient. Son horizon se fermait subitement, et ses idées mystiques lui revenaient peu à peu. Comme c'est doux de mourir, quand l'existence ne laisse plus concevoir aucune espérance, de quitter ce monde où les meilleurs sont les plus durement châtiés, ce monde qui ne donne pas une consolation dans les désespoirs humains! Elle ne considérait pas le suicide comme un crime. Se tuer? pourquoi pas? Ses yeux regardaient l'héroïne du Titien, qui, rêveuse, les sourcils froncés, jouait avec la bague d'émeraude. Elle lui ressemblait, à cette pauvre Vittoria Orsini qui, dans un chagrin d'amour, se frappait d'un coup de poignard. Comme Nelly la plaisantait naguère, quand elle disait que son existence serait pareille à celle de la «Dame à la Bague»! Faustine prit un couteau espagnol qui, enfoncé dans sa gaine ciselée, reposait à côté d'elle sur la table. Pendant quelques minutes, elle resta rêveuse, lisant la devise gravée sur la lame en lettres rouges, capricieusement dessinées: «Si esto bibona te rica, per un guen olo botica...—Si cette vipère te pique, ne cherche pas un onguent pour te guérir.» Il faut bien peu de chose pour s'endormir du grand sommeil! Elle enfoncerait dans sa poitrine cette lame aiguë, et tout serait fini. Elle repoussa violemment le couteau, et cacha ses yeux avec ses mains. Elle était folle. Il l'aimait. Il allait revenir. Elle le reverrait. Est-ce qu'ils pouvaient vivre l'un sans l'autre? Pourquoi penser à la mort, quand tant de bonheur l'attendait dans la vie? Et cependant, malgré elle, malgré les illusions dont elle cherchait à se bercer, Faustine regardait toujours le tableau du Titien. Il lui semblait que les yeux de Vittoria Orsini se détournaient vers elle, pour lui sourire et lui parler: «Viens, disaient-ils, la mort est douce, quand la vie fait souffrir; viens me retrouver à travers les espaces sans fin, où l'on oublie les douleurs terrestres dans l'éternité du rêve...» La jeune femme eut un geste brusque. Elle se leva et dit à voix basse, comme irritée contre elle-même:

—C'est insensé! Il faut que ma raison soit plus forte que ma folie!...

Elle fit quelques pas dans l'atelier. Soudain, elle s'arrêta en jetant un cri: la porte s'ouvrait, et Jacques lui apparaissait tout pâle, entre les tentures sombres, venant à elle à l'heure où elle se désolait, comme elle allait à lui, jadis, quand il s'abandonnait au désespoir.

—Jacques!

—Oui, c'est moi! Je t'adore. J'ai essayé de renoncer à toi, de te perdre, de ne plus te voir, je ne peux pas, je ne peux pas!

Il l'entraînait vers la chaise longue, et il s'agenouillait devant elle, appuyant sa tête sur les genoux de la jeune femme. Elle le regardait, transfigurée.

—Oh! mon Jacques! Et je croyais que nous étions séparés pour toujours!

—Pour toujours, est-ce que cela est possible, mon Dieu! Mais nous sommes créés l'un pour l'autre; mais nous nous sommes donnés librement dans un échange consenti de nos amours. Sans le destin qui ne l'a pas voulu, j'aurais été ton mari. La liaison qui nous unit n'est pas un caprice léger auquel s'abandonnent deux êtres incertains de leur tendresse. Tu es à moi et je t'appartiens. Même quand nous nous quittons, nous sommes toujours ensemble, car tu me gardes et je t'emporte!

Un divin bonheur se lisait sur les traits charmés de Faustine. Et quelques instants auparavant, elle doutait encore de cet être jeune, ardent et sincère! Radieuse, elle laissait tomber sa tête sur l'épaule de Jacques.

—Si tu veux, nous nous en irons bien loin, si loin que nul ne pourra troubler le rêve sans fin où nous nous envolerons tous les deux. Qu'avons-nous besoin de ce monde où tout n'est que mensonge? Je me suis donnée à toi librement: il m'est impossible de me reprendre... Je t'aime...

—Je t'aime...

Il la saisit dans ses bras. Soudain, s'éloignant d'elle avec un mouvement nerveux, il dit très bas:

—Est-ce que tu te rappelles mon père? Te souviens-tu de ce jour où il est entré chez toi?

—Jacques!

—Je lui ressemble, n'est-ce pas?

Elle l'attira violemment vers elle.

—Ne pense qu'à notre amour, au bonheur qui nous attend. Quand je me suis arrêtée à Palerme, jadis, avant de te connaître, je me disais qu'on serait bien là, au bord de la mer perpétuellement bleue. Nous irons, veux-tu?

—Oui, partons, reprit-il d'une voix fiévreuse. Tu as raison. Il n'y a que notre amour au monde. Tout le reste ne vaut pas la peine de vivre! Nous sommes jeunes, l'avenir est à nous... Tu es si belle!

Il tenait la tête de Faustine entre ses deux mains et la couvrait de baisers fous. La jeune femme le regardait, vaguement inquiète. Elle sentait remuer dans les yeux de Jacques une pensée maladive qui le possédait.

—Ah! je t'adore! s'écria-t-il violemment, comme pour obliger son amour à vaincre sa volonté.

Leurs lèvres allaient s'unir. Brusquement, il s'éloigna d'elle, et lentement:

—Sais-tu s'il a beaucoup souffert? Est-ce qu'on l'a fusillé tout de suite?

—Ah! malheureux! repousse ce souvenir maudit! Par pitié pour nous deux, livre-toi tout entier à l'amour qui nous possède! Le passé est le passé! Pourquoi veux-tu le revivre, puisque tu ne peux pas le détruire! Je suis entre tes bras. Le présent nous appartient. Et cette heure divine, personne ne viendra nous l'arracher!

—Tu as raison, je suis fou. Ah! ma Faustine, sauve-moi de moi-même... L'infini est dans tes yeux. Nous serons heureux là-bas, où tu veux me conduire. Je t'adore... Oui, serre-moi bien sur ta poitrine. Je sens qu'on va m'arracher de tes bras. Mais tu ne veux point, n'est-il pas vrai? Je t'adore...

Il l'étreignait avec passion. Puis, comme lassé par un effort impuissant, ses bras retombèrent inertes. Un pli se creusait sur son front.

—Ah! c'est affreux, Faustine! Je ne peux pas, je ne peux pas! Il y a quelqu'un entre nous deux! Et quand je te serre sur mon cœur, il me semble que je suis loin de toi!

Elle voulait le ressaisir, le dominer à nouveau; il était debout maintenant, et des sanglots le secouaient.

—C'est épouvantable! dit-il désespérément. Je sais que je t'aime et je crois que je ne t'aime plus! Je te désire avec toutes les forces de mon être, et je m'imagine que tu me fais horreur! Tu possèdes mon cœur, et mon instinct te repousse! Protège-moi, sauve-moi! Il faut que je t'aime! Je me prosterne à tes genoux. Délivre-moi de cette obsession qui m'épouvante. Éloigne ce spectre qui se dresse devant mes yeux, quand je veux te saisir et t'enlacer... Tu vois, j'ouvre les bras, pour bien te sentir sur mon cœur, pour bien me prouver que tu m'appartiens et que nous ne serons séparés jamais, jamais...

Il disait cela et il s'éloignait d'elle; il ouvrait les bras pour la prendre, et il marchait à reculons pour la fuir. Faustine ne luttait plus. Elle se tenait debout, la tête inclinée, le suivant de ses yeux fixes, emplis de douleur et d'effroi. Elle était sans force contre cet implacable souvenir qui obsédait le cerveau du malheureux. Elle ne pouvait plus rien, rien. Le délire de Jacques revenait, ce délire aigu qui l'avait secoué quelques heures auparavant.

—Non, non. C'est impossible. Je t'aime et je te déteste, je te désire et je te fuis! Je ne peux pas vivre sans toi et je ne peux pas vivre avec toi! Qu'est-ce que nous allons devenir, mon Dieu? Si tu savais comme je souffre! Tu ne me dis rien aussi, tu ne me défends pas contre moi-même... Tu ne vois donc pas qu'il y a un abîme qu'on a creusé entre nous, et que je n'ai plus la force de le franchir pour courir à toi!

—Adieu, dit-elle d'une voix sourde.

—Faustine!

—Va-t'en! Si j'ai perdu ton père, tu as immolé mon bonheur. Nous sommes quittes! J'oubliais les miens tombés dans la tourmente, pour t'aimer, toi, le fils de ceux qui les ont massacrés! Chez moi, l'amour avait tué le souvenir; et chez toi, c'est le souvenir qui a tué l'amour. Va-t'en!

—Faustine!...

Il voulut s'élancer vers elle, mais elle le chassa d'un geste tragique et souverain. Il s'en allait, toujours à reculons, la regardant, ébloui par les yeux de la jeune femme, ces yeux pers où brillaient la colère et le désespoir.

Elle était seule maintenant, très calme en apparence. Elle s'étendit sur la chaise longue, les bras croisés; et désespérément elle se rejeta dans la pensée de la mort. Fini, fini, c'était fini! Il ne l'aimerait plus. Fini! Elle n'avait plus rien dans la vie! Qu'est-ce qui l'attachait encore à l'existence? Froidement, subissant l'impulsion de sa volonté réfléchie, elle prit le couteau sur la table, et se frappa en pleine poitrine.

XIII

Penché sur le lit où était couchée Mme de Guessaint, le docteur Grandier l'examinait avec attention. Derrière lui, Nelly attendait. Elle savait déjà que son amie ne courait aucun danger.

—Chut! dit tout bas le docteur, elle dort maintenant.

Il ordonna tout bas à la femme de chambre de s'asseoir et de garder le plus profond silence. Puis, faisant signe à Mme Percier de le suivre, il l'emmena dans le boudoir attenant à la chambre à coucher. Quand ils furent seuls, Nelly eut une crise de larmes.

—Pleurez, pleurez, dit tranquillement M. Grandier, ça vous fera du bien.

—Vous ne voulez donc me donner aucun détail?

—Je vous donnerai tous les détails que vous désirerez.

—Enfin!

Et la jolie femme essuyait avec sa petite main les pleurs qui brillaient dans ses yeux.

—Asseyez-vous là, chère madame, et causons. Quelle est la vérité? C'est que Mme de Guessaint s'est poignardée. Supposez un instant qu'au lieu d'entrer chez votre amie dix minutes après le... après l'accident, la femme de chambre vous ait précédée? Cette fille aurait poussé les hauts cris; elle eût ameuté tout l'hôtel, et demain, trois ou quatre gazettes bien informées auraient publié un écho de Paris très perfide. Au contraire, une bonne chance veut que vous arriviez chez Mme de Guessaint. Vous la croyez morte, vous arrachez de la plaie ce petit couteau espagnol, et vous m'envoyez chercher tout de suite. Voilà le drame reconstitué dans tous ses détails, n'est-il pas vrai?

—Mais la santé de Faustine, docteur? Mais sa vie!

—Je vous ai déjà dit que dans trois semaines elle serait sur pied.

—Trois semaines?

—Mon Dieu, oui. Elle a voulu se tuer; elle s'est manquée, voilà tout. Cela se voit très souvent.

—Vous êtes exaspérant! Vous discutez les choses les plus effroyables avec un calme d'anatomiste.

Le docteur Grandier souriait doucement. Il prit la main de Nelly avec cette exquise galanterie des vieillards chez qui le cœur est resté jeune.

—Ma chère enfant, reprit-il, vous savez combien j'aime Faustine. Elle était malade depuis quelque temps; malade moralement. Vous et moi sommes ses meilleurs amis. Nous savons ce que nous savons, et ni l'un ni l'autre nous ne voudrions effleurer certains sujets. Mme de Guessaint a éprouvé une commotion violente. Le dénouement s'est produit, et un dénouement heureux, puisqu'elle ne court aucun danger, puisque personne dans sa maison ne se doute de rien. Tout le monde croit à un accident. Si je me taisais tout à l'heure devant la femme de chambre, c'est que le mot suicide ne doit pas être prononcé.

—Se tuer! Faustine!

—Hé oui! vous n'y comprenez rien. Cette femme du monde, élégante, fine et distinguée, se plantant un couteau dans la poitrine, comme une héroïne de drame au cinquième acte!... Chère madame, ce sont des faits qui se produisent tous les jours. La petite modiste et la grande dame sentent de même et vont droit à la même conclusion. Le suicide est un acte désespéré conçu par la raison, mais exécuté par la folie, pas autre chose.

—Par la raison, docteur!

—Certainement. Dans une extrême souffrance, il est naturel de prendre une résolution extrême.

—Mais comment est-elle encore vivante? Vous avez examiné la lame de ce couteau. Elle est aiguë et tranchante. Vous avez remarqué que le coup avait été appliqué avec une grande vigueur. Faustine s'est frappée au sein gauche. Non seulement cette arme dangereuse n'a point touché le cœur, mais encore vous me dites que Faustine sera guérie dans trois semaines?

—C'est bien simple, allez. La lame s'est enfoncée à travers l'épaisseur du sein; le manche l'a arrêtée. La pointe a heurté la sixième côte, où elle a dévié. Quand vous avez arraché le couteau de la plaie, vous avez remarqué que l'hémorragie était peu considérable. C'est qu'aucune artère n'était coupée; l'écoulement sanguin se faisait par nappe. Lorsque je suis arrivé, la respiration se rétablissait déjà. Il m'a été facile de constater que la plaie ne pénétrait pas jusqu'aux poumons. Je lui ai fait un pansement occlusif; de la ouate phéniquée recouverte d'une bande en huit-de-chiffre, et tout a été dit. C'est l'enfance de l'art. Je lui ai donné une potion de chloral pour l'endormir. Déjà demain, elle sera plus calme.

—N'importe. Je vais passer la nuit auprès d'elle.

—C'est complètement inutile. Faites-vous dresser un lit dans le boudoir, si vous voulez; mais ne veillez pas. Adieu, chère madame, et n'oubliez pas qu'avant tout, (il appuyait sur ces deux mots), il faut que notre amie reste très calme.

La convalescence de Mme de Guessaint suivit un cours très régulier. Pourquoi avait-elle voulu se tuer? Mme Percier pouvait le soupçonner; il ne lui convenait pas de provoquer sur un pareil sujet une confidence qu'on ne lui faisait point. Avant tout, elle désirait que son amie ignorât la très grave maladie qui menaçait la vie de Jacques Rosny. Quatre jours après le suicide manqué de Faustine, la jeune femme avait lu dans un journal que le sculpteur était atteint d'une fièvre cérébrale. On racontait, dans un écho de Paris très circonstancié, que l'auteur du Vercingétorix allait peut-être mourir. Il suffisait à Nelly de rapprocher le désespoir de Faustine et la maladie de Jacques pour deviner qu'un drame violent se jouait entre ces deux êtres. Mais lequel? Elle observait son amie, elle l'étudiait. Pas un mot ne trahissait la vérité. Mme de Guessaint, toujours hautaine, mais triste et résignée, parlait de tout, excepté de son accès de désespoir. Elle disait: «Quand je serai guérie, je ferai telle chose; quand je n'aurai plus la fièvre, je me lèverai.» Elle ne prononçait pas le mot de «blessure», comme si elle avait honte de cet accès de folie.

Une nuit, ne dormant pas, elle repassait un à un, dans son esprit, tous les événements qui s'étaient succédé depuis six mois. Il s'opérait un travail psychologique très curieux chez cette fine créature. Il lui semblait qu'ayant été fort malade, elle commençait seulement à guérir. Elle s'étudiait et ne se comprenait pas; car lorsqu'elle regardait en elle même, il lui semblait découvrir une autre femme qu'elle ne connaissait plus. Faustine pensait à Jacques comme on pense à un être qui est très loin de vous, qu'on n'a pas vu depuis longtemps, et dont le souvenir est à la fois cruel et délicieux. A la lueur tremblante de la veilleuse, elle évoquait le visage de l'artiste, son front large et intelligent, ses yeux bleu sombre où flambait l'éclatante flamme du génie. Comme elle l'avait aimé! Et de ce véritable amour qui venait de la pensée réfléchie, d'une tendresse librement échangée, et non pas d'un vulgaire délire des sens. Elle s'était donnée à lui, violant toutes ses pudeurs de femme hautaine et pure; elle s'était donnée à lui, et voilà que, maintenant, il lui apparaissait comme un étranger! C'était donc cela, l'amour! Une surexcitation nerveuse du cerveau qui ne laissait après elle qu'une douloureuse amertume! Elle l'avait adoré pourtant! Elle l'avait adoré, et rien ne restait de ce délire passager, rien qu'une tendresse émue, faite de désenchantement et de regret, car elle était une honnête femme, créée pour les amours permises qui ont le droit de se montrer en plein soleil, et elle éprouvait une instinctive répulsion pour le demi-jour banal des tendresses défendues. Elle s'analysait parfaitement; elle avait voulu se tuer, non parce qu'elle perdait l'amour de Jacques, mais parce qu'elle se sentait avilie et souillée, et que rien désormais ne pouvait laver la tache de sa chasteté perdue. Ce suicide mélodramatique n'était que la dernière convulsion de son amour: et il lui semblait que sa passion d'autrefois s'échappait lentement de son cœur comme le sang qui coulait goutte à goutte de sa blessure!


Jacques Rosny ne connut jamais cette tentative de suicide. Après la scène violente où il criait à la jeune femme son adieu désespéré, il rentrait chez lui comme un fou. Françoise le trouvait exalté, fiévreux; et, le lendemain, une fièvre cérébrale se déclarait. La vaillante créature était prête à lutter, comme toujours. Pas un instant elle ne voulut le quitter, le disputant à la mort qui s'accrochait après lui. La maladie suivit d'ailleurs son cours naturel, sans complications. Dès le début, le jeune homme fut pris d'un délire acharné, furieux. Il se dressait sur son lit, comme pour chasser au loin une image obsédante; il s'écriait, en tordant ses mains: «Elle est là... Je ne veux pas la voir... Je ne l'aime plus... je ne l'aime plus!» Et puis il retombait dans les divagations de son cerveau affolé. Vers la fin de la seconde quinzaine, il se produisit une sorte d'accalmie; mais Jacques ne retrouva toujours pas sa raison. Elle ne revint que le dix-neuvième jour; et, dès lors, ce ne fut plus qu'une affaire de temps. Peu à peu, les forces reparurent, et la convalescence s'opéra d'une façon très naturelle; la jeunesse est si puissante, elle possède tant de forces! Sitôt qu'il put sortir, le docteur Grandier l'envoya à la campagne. Il n'avait pas besoin de l'interroger. L'illustre médecin savait parfaitement à quoi s'en tenir sur son état d'âme.

Avec la finesse attendrie des vieillards que l'âge n'a point rendus égoïstes, il pouvait prononcer sur Jacques et sur Faustine un diagnostic très exact. Il connaissait la maladie passionnelle de ces deux êtres aussi exactement qu'il eût noté les degrés d'une fièvre typhoïde. Chez l'un et chez l'autre, l'amour était mort, tué de la même façon, et par des causes identiques. Faustine et Jacques, jetés dans un drame violent, avaient dépensé dans la lutte toutes leurs forces nerveuses. Lancés contre un obstacle invincible, ils s'y étaient brisés, et retombaient meurtris et sanglants. Alors, chez le jeune homme comme chez la jeune femme, la réaction commençait: tous les deux cessaient d'aimer parce que tous les deux avaient épuisé la somme de résistance qu'ils possédaient. Ils avaient trop souffert l'un et l'autre; le bonheur qu'ils goûtaient dans leurs tendresses partagées n'était plus en proportion exacte avec la douleur qu'elles leur faisaient éprouver.

Ces deux êtres, qui s'étaient adorés jusqu'à vouloir mourir, recommencèrent peu à peu leur existence d'autrefois avec la même sérénité. Ils se revirent pour la première fois chez M. Grandier. Le savant réunissait quelques amis à dîner; et, brusquement, Jacques se trouva en face de Faustine. Ils devinrent fort pâles; après un court silence, il alla droit vers la jeune femme et lui tendit la main. Elle le regardait de ses yeux doux et fiers, où luisait une pensée calme.

—Toujours amis? murmura-t-elle.

—Toujours!

Et ils parlèrent de choses indifférentes.

M. Grandier ne les perdait pas de vue. Il souriait finement.

—Heureusement que la sixième côte est bien placée! murmura-t-il.

Il y eut un court silence.

—Jacques, reprit-il à haute voix, qu'est-ce que vous faites pour le prochain Salon?

—Une Phèdre, docteur!

—«Une Phèdre mourant d'amour?» Cela manque de réalité, mon ami. On ne meurt d'amour que dans les romans...

Il aurait pu ajouter que ce n'est aussi que dans les romans que les dénouements existent. Dans la vie, rien ne finit, parce que tout recommence.

Benfeld (Alsace). Avril-novembre 1885.


Paris.—Typ. G. Chamerot, 19, rue des Saints-Pères.—18634.

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