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Mademoiselle de Cérignan

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The Project Gutenberg eBook of Mademoiselle de Cérignan

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Title: Mademoiselle de Cérignan

Author: Maurice Sand

Release date: February 20, 2007 [eBook #20623]

Language: French

Credits: Produced by George Sand project PM, Carlo Traverso, Chuck
Greif and the Online Distributed Proofreading Team at
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generously made available by the Bibliothèque nationale
de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK MADEMOISELLE DE CÉRIGNAN ***

Un franc le volume

NOUVELLE COLLECTION MICHEL LÉVY

MAURICE SAND

MADEMOISELLE DE CÉRIGNAN

NOUVELLE ÉDITION

CALMANN LÉVY ÉDITEUR

ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES

RUE AUBER, 3, ET BOULEVARD DES ITALIENS, 15.

À LA LIBRAIRIE NOUVELLE

———

OUVRAGES
DE
MAURICE SAND

Format in-8º

RAOUL DE LA CHASTRE1 vol.
Format grand in-18
L'AUGUSTA1—
CALLIRHOÉ1—
MADEMOISELLE AZOTE1—
MISS MARY1—
SIX MILLE LIEUES À TOUTE VAPEUR, 2e édition1—

 

———

Paris.—Imp. H.-M. DUVAL, 17, rue de l'Echiquier

1884

Droits de reproduction et de traduction réservés.


Chapitres:
I, II, III, IV, V, VI, VII, VIII, IX, X, XI, XIII, XIV, XV, XVI, XVII, XVIII, XIX, XX, XXI, XXII, XXIII, XXIV

MADEMOISELLE DE CÉRIGNAN


I

Je venais de passer avec mon grade de chef de demi-brigade, nous disons aujourd'hui colonel, dans le 3e régiment de dragons, lorsque, vers la fin d'avril 1798 (floréal an VI), je reçus du général Desaix, qui commandait notre division, l'ordre de quitter la garnison de Florence pour aller m'embarquer à Civita-Vecchia avec mes hommes. Je bouclai ma malle et je partis, suivi de mon brosseur, le fidèle Guidamour, qui, comme moi, du 1er chasseurs à cheval, avait permuté dans le 3e dragons. Nous dûmes, tout en laissant nos chevaux, emporter nos selles et nos harnais. Là où nous allions, nous trouverions apparemment des montures supérieures aux nôtres.

Où allions-nous? En Angleterre, probablement, opérer la descente projetée depuis quelques mois par le général Bonaparte, puisque notre division faisait partie de l'aile gauche de l'armée dite d'Angleterre.

Je retrouvai mon ami Hector Dubertet à bord de la frégate l'Artémise, qui reçut dans ses flancs mon régiment démonté. Dubertet était mon plus ancien camarade; nos familles étaient intimement liées; nous étions entrés au collége le même jour. C'est avec lui que, le 22 juillet 1792, je m'étais enrôlé volontaire sur l'estrade du Pont-Neuf; avec lui que j'avais fait campagne et passé dans la cavalerie à Cambrai; avec lui enfin que j'avais enlevé la redoute d'Aldenhaven, en Allemagne, et que j'avais continué la guerre jusqu'à la paix de 1795[A].

Depuis ce moment, je l'avais perdu de vue. Ce fut une véritable joie pour moi de le retrouver frais et dispos, bien que le joyeux camarade, le beau chanteur de table et le grand conteur de facéties qui avait fait les délices du régiment, fût, sous ses habits bourgeois, beaucoup moins brillant et que sa physionomie eût perdu de son éclat et de sa franchise, à tel point que je ne le reconnus pas tout de suite.

—Haudouin! s'écria-t-il en me sautant au cou: j'étais bien sûr de te retrouver au nombre des cavaliers d'élite que le général en chef a choisis pour faire partie de l'expédition.

—Mais toi, lui dis-je, tu as donc quitté l'état militaire?

—À peu près; j'ai été mis à la disposition du général Bonaparte, qui m'a attaché à la commission des arts, et m'a envoyé à Rome prendre le matériel des imprimeries grecques et arabes de la Propagande, rassemblé par Monge d'après l'ordre du gouvernement. Je viens d'embarquer tout cela, ainsi qu'une troupe d'interprètes et d'ouvriers imprimeurs.

—Mais à quoi nous serviront ces langues orientales avec les Anglais? Ah! j'y suis, nous allons dans l'Inde secourir le sultan Tipoo-Saëb contre la perfide Albion?

—Nous allons d'abord conquérir l'Égypte, au pouvoir des beys mameluks qui favorisent le commerce anglais, et de là nous irons probablement dans l'Inde porter à l'Angleterre le coup le plus sensible en ruinant ses colonies.

—Très-bien! allons conquérir l'Égypte!

Il m'apprit aussi que le général en chef emmenait avec lui une centaine de savants, d'artistes, d'ingénieurs, de géographes, parmi lesquels il me cita des noms déjà illustres, ou qui le devinrent par la suite: Monge, Berthollet, Fourier, Denon, Geoffroy Saint-Hilaire, les médecins Desgenettes, Larrey, Dubois et l'amiral Brueys. Parmi les généraux qui avaient voulu s'attacher à la fortune de Bonaparte, il nomma Desaix, Menou, Reynier, Davoust et Kléber, que j'avais vu à Mayence alors que j'y avais été porter les ordres du général Houchard.

Une jeune femme qui brillait plus par la fraîcheur de sa carnation que par la régularité de ses traits, douée d'un léger embonpoint et dans une toilette des plus exagérées, sortit en ce moment de la cabine d'arrière. Elle vint à nous, et, s'adressant à Dubertet:

—Hector, lui dit-elle, cet embarquement se fait sans aucun ordre. On a fourré les caisses qui contiennent mes effets à fond de cale. C'est insupportable! Je ne puis cependant pas garder la toilette que j'ai sur moi pendant toute la traversée.

—Ma chère Sylvie, calmez-vous, lui répondit mon ami, je vais donner des ordres pour que vos chiffons vous soient rendus.

—Bien, dit-elle. Et, reportant les yeux sur moi, elle me toisa de la tête aux pieds, comme si j'eusse été à l'inspection.

—Pierre Haudouin de Coulanges, mon ami intime, lui dit Dubertet en me présentant.

Je la saluai respectueusement. Elle me fit une révérence assez gauche et disparut.

—Dubertet, tu ne m'avais pas dit que tu fusses marié?

—Je n'ai pas plus de secret pour toi que tu n'en as pour moi. Je puis te confier la vérité! Sylvie est ma maîtresse, mais je la fais passer pour ma femme afin de pouvoir l'emmener avec moi. C'est une fille bonne et dévouée, qui serait morte de chagrin si je l'avais laissée. Il y a deux ans que nous vivons ensemble, et nous nous aimons comme au premier jour.

—Elle paraît un peu impatiente?

—C'est le déplacement, l'ennui du voyage, qui la rendent nerveuse. Depuis trois mois, nous avons été toujours en l'air.

—C'est à Paris que tu l'as connue?

—Oui, elle était au théâtre de la Montansier, et y jouait de petits rôles. J'ai soupiré longtemps, car c'était une vertu. Son père est un commerçant de la rue Saint-Denis. Elle a quitté sa famille par amour de l'art, et, si elle n'a pas pu percer, c'est un peu la faute de sa sagesse. Tu sais, dans cette carrière-là, une jolie femme ne réussit qu'autant qu'elle sait plaire à tout le monde.

Il me parla encore longtemps de mademoiselle Sylvie avec la loquacité d'un homme radicalement subjugué.

Le 26 mai, à six heures du soir, notre frégate, précédée des bricks et des soixante-dix transports du convoi de Civita-Vecchia, allait lever l'ancre, quand un canot amena de nouveaux passagers. C'était d'abord un homme déjà mûr, avec des ailes de pigeon et une queue à la prussienne, puis une grande jeune fille, très-belle, très-blonde et très-bien mise, qui donnait la main à un garçon de douze à treize ans.

Le commandant, qui n'attendait plus personne, s'avança vers eux d'un air interrogateur.

Le monsieur aux ailes de pigeon se nomma.

—De Cérignan, dit-il, attaché à l'administration des guerres; et, présentant ses compagnons: «Olympe de Cérignan, ma fille, et Louis de Cérignan, mon fils.»

Puis il sortit de sa poche une lettre cachetée de rouge et la remit au commandant en disant:

—De la part du citoyen Cambacérès.

Le capitaine lut la lettre, salua respectueusement l'employé du ministère de la guerre, et lui fit donner une cabine pour lui et ses enfants.

On prit la mer.

Mademoiselle de Cérignan et mademoiselle Sylvie, qu'on appelait madame Dubertet, furent bien vite le but des hommages de MM. les officiers du bord. Pendant une traversée, il n'y a rien de mieux à faire que de roucouler près du beau sexe, quand on n'est pas malade.

Je ne l'étais pas, et pourtant je m'occupai peu de ces dames. L'idée d'aller sur les brisées de mon ami ne m'était même pas venue. J'aurais bien soupiré pour la belle blonde aux manières de duchesse si je n'avais eu autre chose en tête: apprendre l'arabe.

Dès le lendemain de notre départ, il signor Fosco, un des imprimeurs de la Compagnie Dubertet, s'était fait fort de me l'enseigner. Je l'étudiai avec acharnement, et, comme il m'était bien montré, je fis de rapides progrès pendant les cinq semaines que dura le voyage.

Nous dînions tous à la même table; je fus à même d'observer la famille de Cérignan. La fille dissimulait mal son antipathie pour la république et son mépris pour les républicains. Le fils était un joli enfant blond et pâle, avec des yeux à fleur de tête. Il semblait souffreteux, un peu ahuri, sinon hébété; aussi son père et sa sœur ne le laissaient jamais seul. Il était très-craintif, et tremblait devant M. de Cérignan comme s'il eût craint d'être maltraité. M. de Cérignan était cependant très-doux pour lui, n'élevait jamais la voix et ne le reprenait sur rien. C'était un voltairien de l'ancienne cour. S'il regrettait au fond du cœur la monarchie, il avait la prudence de n'en rien laisser voir. La seule chose dont il se plaignît, c'était de n'avoir plus vingt ans.

Nous étions en vue de l'île de Malte le 17 prairial (5 juin), devant laquelle nous restâmes en croisière. Quatre jours après, le général Bonaparte vint nous rejoindre. La flotte partie des divers ports de la Méditerranée, Marseille, Toulon, Gênes, Ajaccio, pouvait s'élever à cinq cents voiles et emportait quarante-six mille hommes, dont dix mille marins, sur la terre d'Afrique.

Le but de l'expédition, tenu caché jusque-là, ne fut plus alors un secret pour personne.

La possession de l'île de Malte, place réputée imprenable, importait aux succès des desseins de Bonaparte dans la Méditerranée. Il était d'ailleurs autorisé à mettre au nombre des ennemis de la France les chevaliers de l'ordre de saint Jean de Jérusalem, qui avaient interdit l'entrée du port de Lavalette à nos vaisseaux, refusé de recevoir le chargé d'affaires de la république française, et accepté le protectorat de la Russie.—Bonaparte envoya demander au grand-maître Hompesch, un Bavarois, l'entrée de tous ses vaisseaux dans le port. Elle lui fut refusée. À l'instant même le débarquement est effectué sur les côtes du nord et de l'est. Les chevaliers tentent une sortie, ils sont ramenés plus vite qu'ils n'étaient venus et se réfugient derrière leurs murailles, tandis que le clergé implore la protection de saint Paul, patron de l'île, et va, bannières déployées, jeter de l'eau bénite sur les remparts pour les préserver de nos boulets.

L'ordre institué pour protéger les pèlerins qui allaient en terre sainte et les navires marchands des puissances chrétiennes contre les infidèles, ne possédait maintenant plus de marine. Ses membres, que le titre de chevalier de Malte n'engageait à rien, vivaient dans l'opulence et l'oisiveté. Ils avaient perdu tout prestige et toute considération. Pas un seul d'entre eux n'avait fait la guerre aux Barbaresques. Ils n'avaient depuis longtemps aucune influence sur leurs sujets, et ceux-ci, jugeant la situation désespérée, gagnés d'ailleurs par le général en chef, parlèrent de nous ouvrir leurs portes afin de hâter le dénouement. Bonaparte ordonna l'assaut. Ce fut, sur certains points, une véritable plaisanterie. Mes dragons s'emparèrent d'une redoute, l'espadon au poing, et en chassèrent sans effusion de sang les gardes-côtes chargés de la défendre.

La ville se rendit; l'ordre fut supprimé; le grand-maître reçut une indemnité et quitta l'île avec seize de ses chevaliers. Les quarante-quatre autres demandèrent à servir en qualité de volontaires sous les drapeaux de la France.

Un soir j'étais monté sur le pont pour fuir la chaleur de la cale et travailler sans être distrait par la gaieté trop bruyante de mes compagnons. Appuyé sur l'affut d'une caronade, j'étais tout au moulage de mes lettres arabes, quand des doigts potelés passèrent rapidement sur mon papier et les effacèrent. Je me retournai et je vis madame Dubertet debout derrière moi, me regardant d'un air moqueur.

—Savez-vous, dit-elle, que vous êtes peu aimable?

—Je croyais tout le contraire, belle dame!

On disait belle dame dans ce temps-là!

—Les ours aussi se croient beaux et bien faits, reprit-elle.

—Je les trouve gracieux, moi!

—C'est pour cela que vous cherchez à les imiter en vous retirant toujours dans les petits coins, avec vos grammaires chinoises.

—Pardon, arabes.

—C'est tout comme. Enfin, sauf à mon mari et à votre M. Fosco, un autre sauvage, vous ne parlez à personne, et pourtant il y a ici des dames qui valent bien la peine que vous leur adressiez un regard.

—Je les ai regardées, et je les trouve également belles, chacune dans son genre.

Elle s'adossa contre le plat-bord en me frôlant des plis de sa tunique.

—Je vois, dit-elle en souriant, que vous n'êtes qu'un ourson, et, si on voulait s'en donner la peine, on vous rendrait doux comme un agneau.

On? parlez-vous de mademoiselle de Cérignan?

—Elle vous plaît?

—Je la trouve très-séduisante.

—Et moi, fort méprisante; et puis, une blonde qui a des yeux bleus et des sourcils noirs, il n'y a pas à s'y fier, je vous en avertis! Savez-vous qu'elle n'est pas jeune?

—Quel âge peut-elle avoir? vingt ans tout au plus?

—Dites donc au moins une trentaine. Ses soins, son affection, son dévouement pour ce petit garçon sont ceux d'une mère; c'est une prude qui cache une faute.

—Il faut que vous soyez en rivalité de coquetterie pour l'arranger de la sorte?

—Ce n'est pas ça, ces gens-là sont si cachotiers, que je les soupçonne d'être des espions ou des agents de l'Angleterre. Qu'est-ce qu'ils vont faire en Égypte, je vous le demande!

—Je n'en sais, ma foi, rien; mais je crois vos soupçons mal fondés. Le vieux a de l'esprit et semble un très brave homme...

—Un drôle de brave homme qui me fait la cour!

—Qui donc ne vous la fait pas, ici?

—Vous! dit-elle avec un regard provocant.

Comme je ne suis pas de ceux qui vivent sur le bien d'autrui, je jugeai prudent de battre en retraite. Je ne répondis rien; elle me regarda d'un air étonné, partit d'un grand éclat de rire et regagna sa cabine.

Elle se croyait peut-être remplie d'esprit, mais je la trouvai fort vulgaire. Si elle n'avait pu percer, comme disait Dubertet, sa retenue vis-à-vis des hommes ne devait pas en être la cause.

Ses soupçons et ses doutes sur la famille de Cérignan passèrent pourtant dans mon esprit. Cet enfant que son père et sa sœur, sa mère peut-être, ne quittaient pas de l'œil, comme s'ils eussent craint qu'il ne vînt à dévoiler quelque secret d'État; cette recommandation de Cambacérès, qui n'avait pas la réputation d'être des plus républicains, leur embarquement par-dessus le bord, l'air profond et mystérieux du capitaine quand on le questionnait sur ses trois passagers, l'adresse toute particulière avec laquelle mademoiselle de Cérignan savait éluder une question indiscrète ou détourner la conversation, mille choses me donnèrent à penser que ces gens-là avaient une mission secrète, ou que la jeune femme cachait sa maternité en se rajeunissant.

La veille de notre débarquement, je surpris le petit Louis perché dans le bastingage à l'avant du navire, et regardant le rivage d'Afrique qui se dessinait déjà à l'horizon. Mademoiselle de Cérignan lisait au pied du grand mât.

—Nous voilà bientôt arrivés, dis-je à l'enfant.

—C'est donc l'Égypte ce qu'on voit là-bas tout blanc? dit-il d'un air triste; je voudrais déjà y être, je m'ennuie tant, ici!

—Je le crois bien! Vos parents vous gardent à vue comme un prisonnier.

—Pourquoi dites-vous ça? reprit-il avec un regard inquiet, je suis parfaitement libre!

Puis il baissa les yeux, se tut, comme s'il en eût déjà trop dit, et se sauva dans sa cabine sans être vu de mademoiselle de Cérignan.

Un instant après elle passa devant moi.

—Vous cherchez votre fils? lui dis-je, et aussitôt, je me mordis la langue, honteux d'avoir cédé à ma préoccupation sur son compte.

—Mon fils! dit-elle en me regardant avec stupéfaction.

—Excusez-moi, mademoiselle, ma langue a fourché; après tout, il est permis de se tromper; votre tendresse, votre sollicitude pour cet enfant sont celles d'une mère.

—Moi sa mère! c'est insensé! J'ai vingt-deux ans, et il en a treize! Vous êtes donc myope, monsieur de Coulonges?

—Pardon, j'y vois très clair, dis-je en la regardant en face.

—Et que voyez-vous? reprit-elle en soutenant mon regard sans le moindre embarras.

—Je vois que vous avez de doux yeux et que vous avez tort de les tenir si souvent baissés. Votre bouche est un chef-d'œuvre quand vous souriez ainsi, avec ces petites fossettes aux joues. Vous avez les plus beaux cheveux blonds que j'aie jamais vus.

—Vous êtes galant, monsieur de Coulanges, dit-elle en souriant.

—Pourquoi m'appelez-vous de Coulanges?

—J'ai ouï dire que votre mère était noble.

—Mais mon père Haudouin ne l'est pas. Il m'a donné les deux noms; je ne les sépare jamais.

—Vous avez bien peur qu'on vous prenne pour un ci-devant! Vous êtes un républicain obstiné, je sais cela; mais vous n'en êtes pas moins un homme de cœur.

—Vous n'en savez rien encore, mademoiselle de Cérignan.

—Pardon, je vous connais beaucoup et depuis longtemps.

—Comment cela?

—Quand vous étiez à Arras, vous avez sauvé de la guillotine une parente à moi[B], mon amie intime, et vous avez failli monter sur l'échafaud à sa place. Elle m'a parlé de vous avec une vive reconnaissance. Ces choses-là ne s'oublient pas, monsieur de Coulanges, pardon, monsieur Haudouin! Croyez bien que les familles nobles ne sont pas toutes vouées à l'ingratitude.

Elle me paraissait très-émue; mais elle changea aussitôt de sujet pour me demander si Louis m'avait parlé. Je lui rapportai les trois mots qu'il m'avait adressés.

—Mon pauvre frère, dit-elle avec un soupir, et non mon fils, je vous prie de le croire, s'ennuie partout, cela tient à son état maladif. J'espère que le climat de l'Égypte lui fera du bien.

—Vous allez en Égypte dans ce seul but?

—Sans doute! Devant le dépérissement de cet enfant et d'après le conseil des médecins, mon père n'a pas hésité à demander à être adjoint à l'expédition en qualité d'administrateur.

—Mais vous ne suivrez pas l'armée au milieu des dangers de toutes sortes qu'elle va affronter? Monsieur votre père n'est plus d'un âge...

—Vous voulez dire qu'il est vieux? Ah! il s'en plaint assez! mais il n'est pas nécessaire qu'il s'expose aux coups et aux fatigues, il restera dans les bureaux.

—Je ne crois pas qu'il y ait beaucoup de bureaux dans le désert.

—On en fera pour moi, dit-elle en souriant.

Et elle rentra chez elle.

Pendant qu'elle parlait, je l'avais bien regardée, et je lui trouvai un grand charme et une rare distinction.

Pour être la mère d'un enfant de treize ans, non! C'était impossible. Elle ne paraissait pas avoir plus que l'âge qu'elle se donnait, et elle avait l'air chaste d'une jeune fille.

La cabotine Sylvie l'avait jugée d'après elle-même.


II

Le 30 juin, aux derniers rayons du soleil couchant, nous aperçûmes enfin la colonne de Pompée, le phare, la tour des Arabes et les grêles minarets d'Alexandrie.

Bonaparte, craignant que la flotte anglaise, qui cherchait la nôtre et qui avait croisé l'avant-veille sur la côte, ne vînt le surprendre, donna sur-le-champ le signal du débarquement. Malgré une mer furieuse et l'obscurité de la nuit, trois mille hommes d'infanterie gagnèrent la terre, et, sous la conduite des généraux Bonaparte, Kléber, Bon et Menou, s'élancèrent à l'assaut. Après une résistance de six heures, la ville se rendit. Notre armée n'avait perdu que quarante hommes. L'artillerie et la cavalerie à pied ne débarquèrent que le lendemain avec les trois cents chevaux embarqués à Toulon et destinés à former un escadron prêt à tout événement.

Je fus entièrement déçu en voyant ce qu'était devenue Alexandrie, le siége de l'empire des Ptolémées, le centre du commerce de l'Orient et le rendez-vous des poëtes et des savants de l'antiquité. Où sont ses douze mille tours et son mur d'enceinte, ses quatre mille palais, ses quatre mille bains, ses cinq cents théâtres et ses douze mille boutiques? Ils jonchent le sol de leurs débris. La cité antique est un amas de ruines sur lesquelles sont groupées des maisons basses, construites avec de l'argile et de la paille, habitées par une misérable population de fellahs et de juifs. La ville arabe, occupée par les Turcs, les Égyptiens opulents et les commerçants francs, est bâtie sur l'Heptastadion (c'est-à-dire les sept stades, en raison de sa longueur). Cette jetée, construite par Ptolémée Soter pour séparer les deux ports et rattacher le phare à la terre ferme, s'est élargie peu à peu par suite des attérissements, et a aujourd'hui un quart de lieue de large.

Le général en chef s'occupa sur-le-champ de faire réparer le mur d'enceinte des Arabes et ordonna la construction de quelques forts, pour protéger la garnison qui devait rester dans la ville sous le commandement de Kléber; ce général avait été blessé à la tête en montant à l'assaut.

Aller prendre de ses nouvelles était une bonne occasion de renouveler connaissance avec lui. Je le trouvai, la tête enveloppée de linges, et, comme je me réjouissais d'apprendre que sa blessure n'était pas grave:

—Parbleu! c'est Haudouin, s'écria-t-il; touche-là, mon brave! te voilà officier supérieur, très-bien! je ne te félicite pas, moi, d'être venu dans ce pays maudit! c'est un trou à vermine. Si le reste de l'Égypte ressemble à l'échantillon que nous voyons aujourd'hui, il y aura de quoi crever d'ennui et de faim. On était mieux à Mayence!

Je trouvai que Kléber était injuste; à peine arrivé, il blâmait déjà l'expédition. Il faut dire que c'était un peu l'habitude des généraux de l'armée du Rhin de critiquer et de dénigrer ceux de l'armée d'Italie. Kléber surtout, fantasque et frondeur, semblait ne vouloir ni commander, ni obéir. Il obéissait pourtant à Bonaparte, mais en murmurant. Jusque-là, il n'y avait pourtant rien à dire contre les mesures prises par le général en chef, elles étaient sages et habiles.

Il avait mandé près de lui le gouverneur de la ville, les chefs arabes qui n'avaient pas pris la fuite, les imans, les mollahs, le cady, et il les avait confirmés dans leurs emplois et dignités en leur demandant de prêter serment de fidélité à la république française; puis, il fit publier en langue arabe et distribuer aux habitants une proclamation empreinte de la couleur orientale imprimée en pleine mer à bord de l'Orient et dans laquelle il disait n'être venu que pour délivrer l'Égypte de la tyrannie des mameluks. Il leur prouvait que les Français étaient aussi de vrais musulmans; n'avaient-ils pas détruit le pape et les chevaliers de Malte, qui voulaient l'anéantissement des mahométans? Il se disait l'ami du Grand-Turc et l'ennemi de ses ennemis. Il terminait en promettant bonheur, fortune et prospérité à ceux qui seraient avec lui, et menaçait de mort ceux qui s'armeraient pour les mameluks.

Cette proclamation rassura tous les esprits; on admira la clémence du vainqueur, les fugitifs rentrèrent en ville et nous apportèrent des provisions. Quinze des chefs arabes qui, à la tête de leur cavalerie irrégulière avaient combattu contre nous sous les murs d'Alexandrie, s'engagèrent à nous prêter main-forte contre les mameluks.

Je dois dire tout de suite quelle était la situation de l'Égypte quand nous y arrivâmes et par quelles races elle était habitée. Cette exposition est absolument nécessaire à l'intelligence des aventures dont j'entreprends le récit.

Les Cophtes, d'abord au nombre de cent cinquante mille, passent pour les plus anciens habitants du pays. Ils descendent des familles chrétiennes épargnées par les kalifes, et vivent pour la plupart dans les cloîtres. Ceux qui habitent les villes représentent fort mal l'élément chrétien. Ils exercent les plus vils métiers, hommes d'affaires et percepteurs des finances pour le compte des mameluks, pourvoyeurs d'eunuques, etc.

Les Arabes, que l'on doit séparer en trois classes, forment la masse réelle de la population. Ils descendent des compagnons du prophète qui conquirent l'Égypte sur les Cophtes; les scheicks, dont la généalogie remonte, selon eux, jusqu'à Mahomet, sont les grands propriétaires et les savants; ils réunissent à la noblesse les fonctions du culte et de la magistrature. Dans les Divans, ils représentent le pays; dans les mosquées, ils enseignent la religion, la morale du Koran, un peu de philosophie et de jurisprudence.

Au-dessous des scheiks sont les marchands arabes et les petits propriétaires du sol. Vient ensuite la classe des Arabes fellahs, qui comprend les paysans cultivateurs, les prolétaires, ouvriers, ilotes et mendiants. Puis les Arabes nomades ou Bédouins, fils du désert, au nombre de cent cinquante mille, et vivant de rapine et de pillage.

Les Turcs, au nombre de deux cent mille, sont les derniers conquérants de l'Égypte sur les Arabes; mais leur puissance et leur autorité n'ont plus qu'une existence nominale. Leurs esclaves et mercenaires de race circassienne appelés mameluks, que depuis près de huit siècles, ils tirent du Caucase, et dont ils avaient formé une milice pour les aider à maintenir l'Égypte sous leur domination, ont, avec le temps, pris la suprématie. Ils se sont rendus indépendants de Constantinople et maîtres du pays. Ils sont au moins soixante-dix mille, sans compter un corps de douze mille cavaliers secondés par vingt-quatre mille servants d'armes, car chaque mameluk est escorté de deux fellahs à pied.

Vingt-trois beys, égaux entre eux, ayant chacun de quatre à huit cents mameluks, règnent par la terreur sur les Cophtes, Arabes, fellahs, Turcs, janissaires, spahis, juifs et Levantins. Sous ce dernier nom, on désigne les Arabes chrétiens, les Syriens, Arméniens, Grecs et commerçants européens établis à Alexandrie.

À notre arrivée en Égypte, deux beys se partageaient l'autorité. Ibrahim, riche, astucieux, puissant, s'était adjugé les attributions civiles; Mourad, intrépide, vaillant, plein d'ardeur, les attributions militaires.

Une féodalité comme celle du moyen âge, une milice conquérante en révolte contre son souverain, et une population abrutie, aux gages du plus fort, telle était la situation.

Si nous étonnions les musulmans, ils ne nous surprenaient pas moins. Tout est opposition entre leur manière de voir et la nôtre, tout est contraste entre eux et nous. Nous portons des habits courts et serrés; ils ont de longs et amples vêtements. Nous laissons pousser nos cheveux et nous nous rasons la barbe; ils laissent croître leur barbe et se rasent le crâne. Se découvrir la tête est chez nous une marque de respect; chez eux, il n'y a que les fous qui aillent tête nue. Nous saluons en nous inclinant; ils saluent sans courber l'échine. Ils mangent à terre; nous nous asseyons sur des chaises. Nous écrivons de gauche à droite; ils écrivent de droite à gauche. Ils s'abordent d'un air grave et profond, au lieu du sourire que nous affectons souvent. Notre gaieté leur paraît de la folie. S'ils parlent, c'est posément, sans gestes, sans marquer aucun sentiment, longuement et sans jamais s'interrompre. Quand l'un a fini, l'autre reprend sur le même ton monotone; aussi leurs conversations ne sont ni animées, ni bruyantes; ils passent volontiers des journées entières sans dire un mot, rêvant ou fumant, les jambes croisées, immobiles sur le seuil de leurs maisons ou de leurs boutiques ouvertes en plein vent.

Cette nonchalance ne tient nullement à l'influence du climat, car les Grecs et Levantins sont aussi remuants et aussi gais que les Turcs sont paresseux et graves. Cela tient à la notion du fatalisme, qui arme le musulman de résignation devant toutes les éventualités de la vie.

De là une imprévoyance, une incurie absolues. Chez le chrétien, au contraire, le cœur est ouvert à toutes les aspirations. Dieu n'est pas inexorable; l'homme pouvant le fléchir, doit réagir sur les conditions de sa propre existence.

Bonaparte voulant s'emparer du Caire, capitale de toute l'Égypte, et y arriver avant l'inondation du Nil, prit ses dispositions pour se mettre en marche. Après quatre jours de repos à Alexandrie, la première colonne, composée de l'avant-garde et du corps de bataille, partit par la route de Damanhour et le désert. La seconde colonne, dans laquelle était comprise la cavalerie, qui, en quatre jours, n'avait naturellement pas eu le temps de se remonter, et le corps des savants avec leur matériel, fut embarquée sur une flottille.

Dubertet voulut que je fisse le voyage avec lui, en compagnie de sa femme et de ses imprimeurs. Je montai donc avec Guidamour et une douzaine de dragons sur la même djerme, c'est ainsi que l'on nomme ces gros bâtiments du Nil. La famille de Cérignan, que je n'avais pas revue, restait à Alexandrie.

Pendant les sept jours que je passai en compagnie de Dubertet et de sa moitié, j'eus tout le temps de voir que celle-ci était une franche coquette qui avait pris un ascendant fâcheux sur mon pauvre ami. Il ne voyait que par elle et ne faisait rien sans la consulter. Déplaire à mademoiselle Sylvie, c'était déplaire à Dubertet. Je vis le moment où les scrupules qui m'empêchaient de répondre aux œillades de sa belle allaient me brouiller avec lui. Lui apprendre qu'il était dupe eût été fort inutile. Elle n'eût pas manqué de lui dire que je la calomniais par dépit d'avoir été éconduit. Je résolus de les quitter à la première occasion, et de ruser jusque-là avec la demoiselle.

—Fait-elle assez ses embarras, cette princesse de théâtre! me dit un matin Guidamour, qui avait son franc-parler avec moi.

—Sois plus respectueux pour la femme de mon ami Dubertet.

—C'est peut-être sa femme, je ne dis pas; mais son père tire le cordon.

—C'est un portier?

—Concierge, mon colonel; c'est écrit sur la porte de sa niche.

—Tu connais donc les parents de madame Sylvie?

—Si je les connais? ce sont mes cousins. Ils s'appellent Guidamour comme moi. Nous sommes tous du Cantal. Quand j'étais petit, j'ai souvent joué avec la cousine Sylvie; mais son père a quitté le pays et le rétamage pour aller à Paris. C'est là que je l'ai retrouvé concierge avec une fille qui pinçait de la harpe dans la loge. Ah! il était fier, oui!

—T'es-tu fait reconnaître de ta cousine?

—Elle n'a pas l'air de se souvenir de moi, et puis je n'ose pas! J'ai peur de fâcher le citoyen Dubertet, mon supérieur.

—Pourquoi se fâcherait-il?

—Dame! il est de famille bourgeoise, et nous sommes tous des paysans; la loi dit: Tous les hommes sont égaux, c'est vrai hors du service; mais le principe n'est pas encore passé dans l'esprit de tout le monde, et le gros-major Dubertet ne serait peut-être pas content d'avoir un cousin simple dragon et brosseur de son colonel.

Guidamour avait raison. La bourgeoisie aura toujours ses préjugés comme la noblesse. Je ne devais pas me vanter de connaître mieux que Dubertet la généalogie de sa compagne. Je gardai le secret pour moi, et j'aspirais à fausser compagnie à l'heureux couple dès que nous serions à Rahmanyeh, où nous devions retrouver le général en chef et l'armée. Ni Bonaparte, ni l'armée ne parurent. Le vent qui soufflait du nord nous avait fait marcher plus vite que les colonnes françaises, et nous poussait toujours en avant. Dans la nuit du 13 au 14, un coup de canon, parti en amont du Nil, nous réveilla en sursaut, puis un second et un troisième. Un boulet raffla notre pont. Sept chaloupes canonnières de la flotte turque nous barraient le passage à la hauteur du village de Chebrêrys, tandis que deux corps d'armée les escortant parallèlement sur les deux rives, commençaient un feu bien nourri de mousqueterie. Le combat s'engage, on se canonne; mais la lutte était inégale. Nos légers bâtiments n'étaient pas à l'épreuve des boulets et les imprimeurs de Dubertet n'étaient ni marins, ni soldats. Mes cavaliers eux-mêmes ne valaient pas grand'chose, enfermés entre ces planches flottantes.

Pourtant personne ne se laissa intimider. Le corps des savants prit part à l'action. Parmi eux, je citerai les citoyens Monge et Berthollet, qui montrèrent l'énergie et la présence d'esprit de vieux soldats aguerris au feu.

C'est en cette occasion que je fis connaissance avec le jeune Morin, attaché à l'expédition en qualité de dessinateur. Il se battit comme un lion, et eut un bras cassé par une balle. Heureusement, dit-il, c'est le gauche. Ça ne m'empêchera pas de copier tous les hiéroglyphes de l'Égypte.

Les Turcs envahirent trois de nos chaloupes et massacrèrent les équipages. Le commandant Perrée me permet l'abordage. Je lance mes dragons sur le pont d'une djerme qui est bientôt déblayé. Une autre est prise par le 22e de chasseurs. En ce moment, l'infanterie turque et des nuées de cavaliers arabes débouchent en désordre du village de Chebrêrys. L'armée française les pousse, la baïonnette dans les reins.

La flotte musulmane vire de bord pour aller embarquer les fuyards. Il y a des chevaux là-bas, criai-je à mes dragons. Allons les prendre. Nous abordons; les chasseurs nous suivent, et, à coups de mousqueton, c'est à qui démontera un cavalier. Le lendemain, après avoir passé la nuit sur le champ de bataille, l'armée se remit en marche.

Comme j'avais assez de la navigation, et que je ne tenais pas à plaire davantage à mademoiselle Sylvie, je me joignis à l'infanterie et à l'artillerie attelée, avec 200 de mes dragons maintenant à cheval; les autres suivaient, dans les djermes prises la veille à l'ennemi.

On marcha sans relâche pendant huit jours en suivant la rive gauche du Nil. Huit jours de privations et de souffrances, car la provision de riz et de biscuit que chaque homme avait reçue en partant d'Alexandrie était épuisée.

Le blé ne manquait pourtant pas, on campait au milieu des meules, mais on n'avait ni moulin pour broyer le grain, ni four pour le faire cuire. Nos chevaux seuls en profitaient. Des lentilles, des dattes, des pastèques, tel était le fond de la nourriture de l'armée, nourriture qui empêche de mourir de faim, mais qui ne satisfait pas les estomacs français, habitués au pain. Quant au vin, c'était chose inconnue. J'avais appris de longue date à supporter la faim, je restai parfois vingt-quatre heures sans manger et sans me plaindre: hélas! j'étais du petit nombre de ceux que le pays des Pharaons intéressait, et qui avaient gardé leur belle humeur.

Cette expédition lointaine faisait à nos soldats l'effet d'une déportation. L'armée était plutôt mécontente que démoralisée. Après s'être couverte de gloire en Italie, elle trouvait inutile d'en venir chercher encore et si loin, sous un ciel de feu. Le général en chef l'avait gâtée par ses louanges; elle l'en remerciait en murmurant contre lui. Les généraux et les officiers criaient le plus haut et le plus fort. Tous regrettaient l'Europe aux campagnes verdoyantes, tous maudissaient l'Afrique aux sables brûlants.

J'en ai entendu qui accusaient les savants attachés à l'expédition d'être cause de tout le mal. On ne vient ici, disaient-ils, que pour servir d'escorte à des gens curieux d'inscriptions incompréhensibles. Le Caire n'existe pas, c'est une bourgade comme Damanhour ou un puits d'eau saumâtre comme Bedah. J'ai vu des soldats quitter leurs rangs, tomber sur le sable et se laisser égorger par les Bédouins qui harcelaient l'armée et venaient nous tirer à vingt-cinq pas. J'en ai vu se brûler la cervelle. Ce n'était plus les tourments de la soif, nous longions le Nil et chaque soir on pouvait s'y baigner au risque des crocodiles. C'était la démence occasionnée par les insolations; les chapeaux de feutre et les casques de cuivre ne préservent pas la tête contre un soleil aussi ardent. J'ai compris alors l'usage du turban chez les Orientaux.

Le 21 juillet (3 thermidor) nous quittâmes au milieu de la nuit Omm-Dynar où nous avions fait halte la veille. Au point du jour, nous vîmes à notre gauche, au delà du Nil, les hauts minarets du Caire, dans les feux du soleil levant, et à notre droite, au loin dans le désert, les pyramides de Gizèh, gigantesques monuments qui remontent aux premiers temps d'une grande civilisation dont nous ne pouvons avoir qu'une faible idée aujourd'hui. À mesure que nous avançons, elles grandissent et semblent de véritables montagnes. À leurs pieds, dans la plaine, sur les deux rives du fleuve, fourmille une multitude qui garde le village d'Embabéh. Une ligne de dix mille cavaliers mameluks couverts de fer et d'acier comme des chevaliers du moyen âge, sont rangés en bataille sur une seule ligne qui n'en finit pas. Derrière eux leurs vingt mille servants, puis des bataillons d'infanterie massés dans une redoute gardée par 40 pièces de canon; des hordes de Bédouins, au nombre de vingt ou trente mille, galopent dans la plaine; des milliers de tentes s'étendent sur la rive du Nil. Sous un grand sycomore, est dressée celle de Mourad-Bey. Le voilà entouré de ses kiachefs, tous resplendissants d'or et de pierreries. Là-bas, de l'autre côté du Nil couvert des djermes mamelukes, Ibrahim-Bey campe avec un millier d'hommes, ses femmes, ses richesses, ses serviteurs et ses esclaves. C'est presque une autre armée.

Bonaparte commande de faire halte. Il voudrait donner le temps à ses colonnes de se reposer; mais l'ennemi s'ébranle. Un détachement de mameluks arrive sur nous, ventre à terre. J'étais à l'avant-garde et, depuis que je voyais ces guerriers bardés de fer, je mourais d'envie de savoir ce qu'ils savaient faire dans le combat. J'allais courir à leur rencontre quand je reçois l'ordre de me replier avec mes dragons, et de me tenir derrière l'artillerie; j'enrage, mais j'obéis. Une volée à mitraille força ce détachement à rétrograder. Ils se replient en bon ordre sur leur ligne de bataille. Bonaparte à cheval parcourt les rangs, et, le visage rayonnant d'enthousiasme, s'écrie en montrant les pyramides: «Soldats! songez que du haut de ces monuments quarante siècles vous contemplent!» Puis il forme, avec ses cinq divisions, cinq carrés de six rangs de profondeur. Derrière, les grenadiers en peloton; l'artillerie aux angles, la cavalerie, les bagages et les généraux au centre. Ces carrés sont mouvants, deux côtés marchent sur le flanc, pour être prêts à faire front sur toutes les faces quand le carré sera chargé. C'est ainsi que l'armée entière, semblable à cinq citadelles hérissées de baïonnettes, ayant la faculté de se mouvoir dans tous les sens, s'avance à l'ennemi.

Le général en chef, après s'être assuré, au moyen d'une lunette, que l'artillerie musulmane qui défend le passage du Nil, est montée sur des affûts de siége et ne peut par conséquent se déplacer, ordonne un mouvement sur la droite, hors de la portée du canon, et marche sur Mourad et ses mameluks. Personne ne se plaignait plus, au contraire. Comme je flanquais avec mes hommes un des côtés du carré, j'entendis un de mes dragons demander à Guidamour:

—Dis-donc, camarade, est-ce que ça a des yeux, un siècle?

—Citoyen Léonidas, répondit Guidamour, un siècle ne peut avoir des yeux, puisque c'est une chose inanimée, un laps de cent ans. En disant que quarante fois cent ans, ce qui fait, sauf erreur, quatre mille ans, nous contemplent, ça veut dire que nous devons nous montrer dignes des héros de l'antiquité, et délivrer leur pays du joug des oppresseurs, enfin c'est une métaphore.

—Une métaphore? Je ne connais pas ça.

Une masse énorme de mameluks accourait sur nous. La division fit halte et forma le carré.

—Assez causé pour le moment, il s'agit de recevoir ce tas de faignants, dit mon érudit brosseur en montrant à son camarade, d'un air de mépris, la plus belle cavalerie du monde. Ils se précipitaient sur nous avec l'impétuosité de l'ouragan. C'était une charge de huit mille mameluks à soutenir. Notre division, engagée dans les palmiers, fut un instant ébranlée par ce choc violent. Mais le carré se forme et ne présente plus qu'une muraille de baïonnettes.

Les mameluks galopent et tourbillonnent autour de cette citadelle vivante qui vomit la mort. Ils reviennent à la charge, se jettent sur les baïonnettes, veulent les trancher à coups de sabre, déchargent leurs pistolets à bout portant, hurlent de colère, nous lancent leurs armes à la tête; quelques-uns des plus intrépides retournent leurs chevaux et les renversent sur nos grenadiers, qui cèdent sous le poids des cadavres. Une quarantaine d'entre eux s'ouvre ainsi un passage. N'en déplaise à Guidamour, ce n'était certes pas là des faignants, c'étaient de braves et rudes adversaires. L'occasion de me mesurer avec eux était enfin venue. Je m'élançai à leur rencontre avec mes hommes.


III

Je m'attaque au premier venu, et du premier coup, ma latte de dragon se brise sur sa cotte de mailles. Il lève les bras pour me sabrer; je ne lui en donne pas le temps, je me jette sur lui, et le tenant au corps, je roule avec lui dans la poussière. C'était un gaillard fort et agile, mais je ne suis pas des plus faibles, ni des plus maladroits: je le maintins sous moi et le serrai jusqu'à l'étrangler.

—Otez-vous de là, mon colonel, me criait Guidamour, que je lui fasse son affaire!

C'était inutile; le mameluck ne résistait plus; d'une voix éteinte et les yeux remplis de larmes, il me demanda de lui faire grâce.

J'eus pitié de sa jeunesse, de sa beauté, et, par égard pour sa bravoure, je le lâchai.

—Jure, lui dis-je dans sa langue, jure par le Koran que tu ne chercheras pas à t'évader, et je t'accorde la vie.

—Le mameluck, dit-il, observe les lois de l'honneur, il ne manque jamais à sa parole. Malek se regarde comme ton prisonnier et ne se sauvera pas.

Il me rendit ses armes et me pria de lui laisser son cheval. J'y consentis, et je le confiai à deux de mes dragons.

Tous ses compagnons d'armes avaient trouvé la mort au milieu du carré. Le combat continuait; mais bientôt les cavaliers de Mourad, pris entre les feux de trois divisions, tournent bride. On bat la charge, les carrés se dédoublent en colonnes d'attaque et on marche sur Embabèh.

Mourad-Bey fait une dernière tentative pour nous entamer; mais il est repoussé avec perte. Une partie de ses troupes se réfugie dans Embabèh, où elle jette la confusion; l'autre fuit vers les pyramides, en abandonnant tentes, femmes et bagages. À la vue des mamelucks en déroute, les Turcs chargés de défendre la redoute abandonnent leurs positions et courent se jeter en désordre sur une de nos divisions, qui les disperse et les balaye à coups de canon.

Je reçois l'ordre de charger, et, à la tête de mes hommes, je m'élance aussitôt sur cette fourmilière humaine. Ce n'est plus qu'un massacre jusqu'au Nil. Ceux qui savent nager se jettent à l'eau et gagnent la rive opposée, les autres se noient, sont pris ou sabrés. Au milieu du carnage, une femme, enveloppée de longs voiles noirs, roule sous les pieds de mon cheval. Elle se relève, éperdue de terreur, s'accroche à l'une de mes jambes et me crie: Amman! Amman! c'est-à-dire grâce, grâce. La pièce d'étoffe percée de deux trous qui lui cachait le visage ne me permettait de voir que ses yeux; mais ils étaient si grands, si beaux, si noirs, que j'eus compassion d'elle et l'enlevai sans peine sur ma selle; car elle n'était ni bien lourde, ni bien grande. Son vêtement s'accroche à un ardillon de mes fontes, et, en se déchirant, me laisse voir ses longues tresses noires semées de sequins d'or et parfumées d'ambre qui s'échappaient de dessous une calotte composée exclusivement d'émeraudes. De son bras nu, orné d'un triple rang de grosses perles fines, elle se retient à mon cou et se cache la figure dans ma poitrine comme un petit oiseau qui se réfugie sous l'aile de sa mère.

—La prise est bonne, me dit Guidamour, qui galopait près de moi; la petite mamelouke en a pour plus de cent mille francs sur la tête.

—C'est possible, mon garçon; tout ce que je sais, c'est qu'elle est fort gênante pour charger. Si tu la prenais sur ton cheval?

—C'est que, mon colonel, j'ai déjà une négresse en croupe.

Nous étions dans Embabèh. La nuit venue, je ralliai mes dragons et pris possession d'une maison vide d'habitants. La captive de Guidamour, qui, en tant que négresse, était une assez belle fille, courut, dès qu'elle eut été mise à terre, se jeter en sanglotant, le front dans la poussière, aux pieds de la jeune mamelouke qui avait tant bien que mal ramené sur son visage ce masque allongé ressemblant un peu à la cagoule d'un pénitent.

—Ah! sitty Djémilé, dit-elle, croyant n'être comprise que d'elle, te voilà entre les mains des ennemis du Prophète! Quelle plus grande honte pouvait t'arriver? Ah! chère et douce maîtresse, heureusement qu'Allah a fait prendre en même temps que toi ton esclave Zeyla. Il faut offrir une rançon à ces chiens; s'ils refusent, jouer la soumission, leur donner confiance et profiter de leur sommeil pour nous évader.

—Tu fais bien de m'en avertir, dis-je en arabe à la négresse. J'aurai l'œil sur vous.

La foudre aurait éclaté sur elle qu'elle n'eût pas été plus terrifiée. Je priai celle à qui la mauricaude donnait le titre de sitty, c'est-à-dire madame, de vouloir bien me montrer son visage.

—Tu me demandes là, dit-elle, une chose qu'une femme n'accorde qu'à son père, à son époux ou à son maître. Tu es maître de ma vie, je t'obéirai donc, mais pas ici devant tous tes soldats.

Après avoir donné des ordres pour que l'on me procurât à souper, et averti Guidamour des projets d'évasion de sa captive, j'emmenai la sitty dans l'intérieur de la maison. Dès que nous fûmes seuls, elle défit ce masque appelé borghot, et me montra la plus jolie figure que j'eusse jamais vue. C'était le type de la Circassienne dans toute sa pureté, avec ses grands yeux de gazelle entourés de koheul, ses sourcils et ses cheveux d'un noir profond qui faisaient d'autant plus ressortir le blanc mat de son teint, son nez droit aux ailes frémissantes, ses lèvres roses comme l'intérieur de la grenade. Elle me rappela ces figures de danseuses étrusques que j'avais vues en Italie.

Les femmes sont toutes sensibles à l'admiration qu'elles inspirent. Celle-ci, voyant que je ne me lassais pas de la contempler, se débarrassa de l'ample vêtement de taffetas noir qui l'enveloppait comme un domino, et, avec un sourire de triomphe, se montra à moi dans toute sa splendeur. Elle m'apparut alors comme une fée des Mille et une Nuits, toute ruisselante de soie, d'or et de pierreries, et je restai ébloui de tant de jeunesse et de beauté.

—Tu es une des houris du paradis de Mahomet, lui dis-je, et tu n'as qu'à dire ce que tu souhaites pour être obéie; celui à qui tu as donné ton cœur est le plus heureux des mortels.

—Je n'aime personne, et je ne connais encore de l'amour que ce qu'en disent les ballades et les chansons.

—Eh bien, laisse-moi t'aimer et te le dire!

—Est-ce que je te plais? dit-elle d'un air naïf et curieux.

—En peux-tu douter? Qui t'a vue une fois ne saurait jamais t'oublier. Ne t'envole pas, petite fée. Reste avec moi.

—Es-tu le sultan de cette armée d'Occident?

—Non. Je suis l'un de ses colonels.

—Comme qui dirait un bey?

—Oui, si tu veux! et toi, qui es-tu?

Elle prit un air de reine pour répondre.

—Je suis Djémilé, la fille de Mourad-Bey, le plus vaillant guerrier de l'Orient, et de sitty Nefyssèh, la plus belle des Géorgiennes. Mon rang et ma naissance commandent le respect. J'espère que tu ne l'oublieras pas!

Cette merveilleuse beauté, issue du mariage d'un mameluk et d'une Circassienne, était une exception à l'impitoyable loi qui frappait de mort la postérité des mameluks. Depuis près de six siècles qu'ils asservissaient l'Égypte, aucun bey n'avait donné de lignée. Tous leurs enfants périssaient en bas âge ou à l'époque de leur puberté. D'où vient que cette race venue du Caucase n'a pu se naturaliser sur les bords du Nil? Probablement par la même raison que les plantes du Nord refusent de s'acclimater dans les contrées voisines des tropiques. Je regardais cette jeune fleur des montagnes de Kaf, éclose au soleil d'Afrique et je me demandais si elle y pourrait vivre. Quand elle m'eut dit qu'elle n'avait que treize ans, j'eus peine à la croire, car elle paraissait en avoir seize.

Il est vrai que les filles de l'Orient sont nubiles de bonne heure. C'était pourtant une enfant, et je me sentis pris pour elle d'un sentiment où l'affection protectrice du père se mêlait à la jalousie du maître. Je la questionnai sur sa famille, sur son père Mourad, dont on racontait tant de choses vraies ou fausses.

Et voici, en résumé, ce qu'elle m'apprit. Mourad, fils d'un petit cultivateur chrétien des environs d'Erzeroum, avait été enlevé à l'âge de douze ans et vendu comme esclave à Aly-Bey, qui lui avait fait embrasser l'islamisme. En devenant homme, il se distingua bientôt des autres serviteurs d'Aly par son courage et son habileté. Celui-ci prit pour femme une jeune et belle Circassienne dont Mourad devint quelques années plus tard éperdument amoureux. Quand Aly prétendit s'élever au-dessus des vingt-quatre beys ses égaux et les soumettre à son autorité, Abou Dahab, l'un de ses kiachefs ou lieutenants, ne voulut point le reconnaître pour suzerain. Il se mit à la tête des mécontents et lui déclara la guerre. Mourad, entraîné par son amour, vint trouver Abou Dahab et lui offrit de lui livrer son maître, à condition qu'il aurait son harem en partage. Le marché fut conclu. Mourad, sachant qu'Aly devait passer pendant la nuit dans un bois de palmiers, alla s'y poster, l'attaqua avec un millier de mamelucks et le tua de sa propre main. Il eut son harem. Abou Dahab mourut quelques jours après, en lui léguant ses richesses, et c'est ainsi que Mourad devint l'époux de la belle Géorgienne Nefyssèh et l'un des beys les plus renommés. Peu à peu, par ses armes ou par son ascendant, il soumit ses vingt-quatre rivaux et partagea l'autorité avec Ibrahim.

Djémilé me faisait part des amours et de la trahison de son père comme d'une chose toute simple. N'avait-elle aucune conscience du bien et du mal?

Au bruit que Guidamour et sa négresse firent en apportant le souper, Djémilé reprit son voile. Je l'invitai à manger avec moi. Elle s'y refusa et me demanda la permission de se retirer avec son esclave noire dans la chambre voisine. Je ne voulus pas la contraindre; je lui demandai seulement sa parole de ne pas chercher à s'échapper, la prévenant qu'elle serait infailliblement reprise et peut-être par quelque autre qui, ne sachant pas sa langue et ne se doutant pas de son rang, la traiterait en esclave.

—Chrétien, dit-elle, je comprends bien que je ne peux retourner auprès de mon père sans que tu y consentes. Tu fixeras ma rançon et j'attendrai chez toi la réponse. Je te le jure sur le Koran.

Je ne me fiai qu'à moitié à sa parole, et afin qu'il ne lui arrivât rien de fâcheux, je donnai des ordres pour qu'elle ne pût s'échapper.

L'armée s'établit à Embabèh et à Gizèh, où était le quartier général de Bonaparte, et trouva de quoi se dédommager des privations et des fatigues des jours précédents. Elle avait en abondance des vivres frais, des fruits, des pâtisseries, des raisins succulents.

Cette dernière affaire, qui prit le nom de bataille des Pyramides, nous avait coûté une centaine d'hommes tués ou blessés, tandis que plus de six cents mameluks avaient été tués; un millier s'était noyé dans le Nil. Aussi nos soldats passèrent-ils les quatre jours de répit que Bonaparte leur accorda, à repêcher les morts pour les dépouiller. Les mameluks portent toute leur fortune sur eux. Quelques-uns de mes dragons recueillirent ainsi des bourses contenant trois et quatre cents pièces d'or. Les chevaux m'intéressant plus que les sacs de sequins, je fis main basse sur tous ceux que je pus attraper, et quand arriva la flottille restée engravée pendant deux jours sur un banc de sable, j'avais de quoi monter une partie de mon régiment.

Après deux jours de négociations, la ville du Caire nous ouvrit ses portes. Bonaparte y transporta son quartier général et y fit son entrée le 25 juillet, avec son état-major et quelques bataillons de grenadiers sans armes, afin d'inspirer la confiance aux Caïrotes: les autres divisions vinrent occuper la ville pendant la nuit. La mienne reçut l'ordre d'occuper la petite ville de Boulaq, qui n'est, en somme, qu'un faubourg du Caire, et mon régiment prit ses quartiers à mi-chemin de la ville et du village.

Comme à Embabèh, je trouvai une maison vide d'habitants. Je sus plus tard que le propriétaire avait été tué aux Pyramides. Elle était vaste et divisée en deux parties principales, l'une pour le maître du logis, l'autre pour les femmes et la famille. Elle ne présentait à l'extérieur que des murailles nues, percées de rares et étroites ouvertures semblables à des meurtrières. L'intérieur renfermait une cour assez grande pour être disposée en parterre de fleurs, avec une fontaine de marbre dans le milieu. Tous les appartements qu'avaient occupés les hommes s'ouvraient sur cette cour qui, par sa disposition, ses colonnades et galeries, rappelait l'atrium antique.

À côté, et séparée par une porte massive fermant à triple serrure, était une autre cour plus petite, sur laquelle donnaient les appartements destinés aux femmes et les salles de bain. C'était le harem, et ce fut là que Djémilé et son esclave noire s'installèrent. Je m'emparai de l'autre partie. Je n'avais que l'embarras des logements. Enfin j'en trouvai un à mon goût, au rez-de-chaussée, car la maison avait deux étages et j'aurais pu offrir l'hospitalité à tous les officiers de mon régiment; c'était une pièce au plafond peint et doré, au pavé couvert de nattes et aux murs recouverts de stuc.

Les meubles ressemblaient peu à ceux que j'avais l'habitude de voir. Il n'y a pas de lit en Orient, ce serait un meuble trop chaud. On dort tout habillé sur des sofas ou sur des divans, et l'on s'assied à terre pour manger sur de petites tables d'un pied de haut. Les armoires sont, ou des niches dans la muraille, ou des coffres de bois peint. Cette chambre communiquait avec le salon ou divan, où étaient reçus les étrangers. Je confiai à Guidamour la garde de l'unique porte placée à l'extrémité de la maison. Elle était peinte en rouge avec des filets blancs et on y lisait, écrite en lettres d'or, cette sentence tirée du Koran:

Les biens de la terre sont passagers. Les trésors du ciel sont plus précieux.

Dans les dépendances se trouvaient les écuries, et des magasins bien approvisionnés. Le tout au milieu de jardins arrosés d'eaux vives et entourés de murailles.

Dubertet et sa compagne vinrent louer une maison à côté de la mienne. Nos jardins communiquaient. C'était une idée de Sylvie.

En changeant de place un vieux coffre, je remarquai que le dallage avait été descellé et mal remis en place. Je soulevai un des carreaux de faïence et je vis, parmi la poussière, briller quelques pièces d'or. J'en enlevai un second, je vis de l'or; un troisième, c'était encore de l'or, toujours de l'or, et cela sur une superficie de quatre pieds carrés et une profondeur de plus d'un pied.

De par le droit de la guerre, ce trésor devenait ma possession.

La trouvaille était bonne, car j'avais mangé ma solde depuis longtemps.

Je bourrai de sequins et de guinées turques mon porte-manteau et ma valise; après quoi, je cherchai à savoir ce que contenait encore la cachette, et j'en fis un tas au milieu de la chambre. À vue d'œil, j'estimai le trésor à près d'un million.

La sentence écrite sur ma porte m'avertissait que les biens terrestres étaient passagers. Je devais donc profiter de ce lieu commun pour dépenser tout cet argent au plus vite. Je pensai d'abord à mon vieux père, qui désirait depuis longtemps acheter une petite propriété dans le val de la Loire, puis à plusieurs anciens compagnons d'armes.

J'avais là de quoi faire bien des heureux, mais, en attendant, où serrer ce monceau d'or? J'avais déjà l'embarras des richesses. Je vais d'abord demain régaler tout le régiment, me dis-je. Quel dommage que la femme du général en chef ne nous ait pas suivis! Je lui aurais donné une fête. Elle qui aime tant la danse, je l'eusse fait sauter toute la nuit; elle m'aurait recommandé à son mari et j'aurais eu de l'avancement.

—De l'avancement! à quoi bon à présent? est-ce que j'ai besoin d'être ambitieux?

Je voulus d'abord mettre de côté trois ou quatre cent mille francs pour les envoyer à mon père; mais j'eusse passé la nuit à les compter. Je rejetai le tout dans la cachette afin d'y venir puiser au fur et à mesure de mes besoins, de mes caprices ou de mes générosités. Quand ce fut fait, je replaçai le carrelage, le vieux coffre par dessus et j'allai dormir.

Le lendemain j'écrivis à mon père et je m'adressai au payeur général, pour qu'il lui fît passer cent mille francs. Ayant peu de confiance dans ce mode d'envoi, j'attendis qu'il m'en eût été accusé réception pour expédier une nouvelle somme.

Malek le mameluk, fidèle à son serment, n'avait pas quitté le régiment, et, en sa qualité de kiachef, avait obtenu de manger avec les officiers. C'était un très-beau garçon à la peau olivâtre, au nez brusqué, et à la lèvre ombragée d'une longue moustache soyeuse.

Dès le lendemain, il vint me trouver et me dit avec l'emphase orientale:

—Chrétien, nul guerrier jusqu'à ce jour n'avait vaincu Malek. Il a dévoré sa honte toute la nuit. Ce matin, il a compris qu'Allah avait voulu le punir de son orgueil, de même qu'il a puni Mourad en dispersant ses armées comme les sables du désert! que sa volonté soit faite! Je t'ai juré de ne pas fuir, je resterai. Je combattrai même avec toi et je t'amènerai ce qui reste des trois cents cavaliers que j'avais hier.

J'acceptai son offre, et le laissai partir sur sa parole. Il revint le lendemain avec une centaine de mameluks qui prêtèrent tous serment à la république devant le général de division. Malek m'avoua plus tard que lorsqu'il se vit libre, il eut bien envie de ne plus revenir; mais la haine mortelle qu'il avait vouée à Mourad et son serment l'avaient ramené. Je le questionnai pour savoir la cause de cette haine. Il y a du sang entre nous, dit-il; il a tué mon père. Je dois le tuer.

La défection de Malek fut bientôt imitée par le grec Nikolo Papas Oglou, qui avait jusque-là servi les beys mameluks. Il enrôla tous ses compatriotes, quelques Arabes et Turcs déserteurs et forma une légion de 1,500 hommes qu'il nous amena. Ce fut le premier noyau de ce régiment de mameluks qui suivit l'armée lorsqu'elle retourna en France.

Les indigènes, qui nous avaient d'abord regardé avec effroi, voyant que, bien loin de piller, nous achetions tout et payons largement, reprirent confiance; les fugitifs revinrent, et bientôt le bon accord régna entre les vainqueurs et les vaincus.


IV

Trois jours après mon installation, Dubertet m'envoya chercher pour déjeuner chez lui, et m'invita ensuite à l'accompagner au Caire avec Sylvie.

Le Caire est plus grand que Paris[C], mais il est fort différent d'aspect, c'est la cité arabe dans toute son originalité. Hormis trois grandes places de forme irrégulière, c'est un dédale de petites rues étroites, tortueuses et non pavées. La plupart ont à chaque extrémité une grande porte qu'un gardien fermait tous les soirs avant notre occupation; nos patrouilles ont rendu inutile ce genre de précaution contre les voleurs. Comme, au-dessus des rues, les habitants tendent des toiles ou des nattes pour les préserver du soleil, on marche dans une demi-obscurité. Le Caire avec ses maisons peintes, ses terrasses, ses palais blancs au milieu de la verdure, ses constructions sans régularité aucune, accolées les unes aux autres ou superposées, ses mosquées bariolées de grandes bandes rouges et blanches, ses milliers de minarets s'élançant dans les airs, ses marchés, ses bazars, ses boutiques innombrables, me rappelait à chaque pas les descriptions des Mille et une Nuits. La population offrait un égal intérêt à ma curiosité. Ici toutes les races de l'Afrique, l'Arabe à la démarche fière, le Cophte au maintien grave, le juif à la mine concentrée, l'humble fellah, le Grec au regard éveillé, le nègre au rire d'enfant. Ici, c'est une caravane de chameaux portant des montagnes de ballots; là, une troupe d'âniers criant à vous rompre les oreilles; puis des femmes, qui, enveloppées dans leurs haïks de couleurs sombres, passent comme des fantômes; des marchands d'esclaves poussant devant eux de jeunes nubiennes, des porteurs d'eau chargés d'outres pleines. Je cherchais, dans cette foule bigarrée, si je ne rencontrerais pas le petit bossu, le dormeur éveillé ou les trois calenders. J'aurais préféré être seul pour savourer le spectacle féerique qui se déroulait devant moi, car mes compagnons de promenade ne remarquaient que le mauvais côté de l'Orient, la poussière, la chaleur, la malpropreté des rues, les mauvaises odeurs qui s'échappaient des boutiques, les haillons ou la lèpre des passants. Ils furent moins mécontents du quartier des mameluks, plus aéré, mais moins original. C'est là que Bonaparte avait établi son quartier général dans le palais d'Elfy-Bey.

Dubertet avait à parler au général Bon, qui occupait la citadelle, nous y montâmes. L'étendue du pays que l'on découvre de là est immense. Il y avait près d'un mois que j'étais en Égypte, et je la vis ce jour-là pour la première fois. Sous nos pieds, le Caire, avec ses massifs de constructions blanches et ses minarets, tout entouré de forêts de palmiers. À droite et à gauche, dans une plaine sablonneuse, à l'entrée du désert, les tombeaux des kalifes. En face, le vieux Caire, et l'île de Roudah avec d'autres jardins et d'autres maisons blanches; le Nil qui se déroule entre deux lignes de verdure et va se perdre dans les plaines du Delta; à l'horizon, la masse imposante des pyramides de Gizèh, d'Aboukir et de Sakkarah; puis le désert aux profondeurs insaisissables.

J'étais tout entier à mon admiration, quand mademoiselle Sylvie, que Dubertet avait laissée sous ma garde, pour aller remplir sa mission auprès du général, me tira par le bras et me dit:

—Au lieu de tant regarder ce vilain pays, parlez-moi donc un peu! qu'avez-vous contre moi depuis quelques jours? vous m'en voulez?

—Et pourquoi vous en voudrais-je?

—Vous m'avez trouvée trop coquette avec vous?

—Avec moi comme avec tous les autres. C'est votre manière d'être; mais cela ne tire pas à conséquence.

—Jusqu'à présent, non! Mais qui peut répondre de son cœur? Dites-moi, vous n'êtes plus amoureux de mademoiselle de Cérignan, j'espère?

—Si fait! plus que jamais.

—Vous vous moquez de moi?

—Oh! je n'oserais.

—Vous aimez donc les filles nobles?

Je ne suis jamais tombé amoureux que de celles-là!

—Cela se comprend, puisque vous êtes noble vous-même, à ce qu'on dit. Moi, j'aimerais bien avoir un amant titré.

—Est-ce que vous n'avez pas eu quelque vidame ou quelque chevalier de Malte dans votre famille?

—J'ai eu un oncle chanoine ou curé, je ne sais plus.

Je faillis lui éclater de rire au nez.

—Mais, reprit-elle en revenant à sa première idée, si vous êtes amoureux de cette blonde aristocrate, que faites-vous de cette jeune fille turque ou arabe que vous tenez enfermée chez vous? Avouez qu'elle est votre...

—Non, sur l'honneur! Mais en quoi cela peut-il vous intéresser?

—Qui sait? Aveugle que vous êtes! dit-elle en minaudant. C'est à cause de votre ami Dubertet que vous fermez les yeux?

—Parbleu! Je ne suppose pas que ce soit à cause du Grand-Turc, bien qu'il soit titré.

—Mais vous savez bien qu'Hector n'est pas mon mari?

Le retour de Dubertet la fit taire, et nous reprîmes le chemin de Boulaq. Au moment où j'allais les quitter:

—Je voudrais bien, dit-elle, voir cette petite mameluke que vous tenez enfermée avec tant de précautions. Est-elle jolie?

—Vous en jugerez par vous-même quand vous voudrez; mais je vous préviens qu'elle n'entend pas un mot de français.

—Ça ne fait rien, j'irai après-demain, si vous le permettez. En même temps vous me montrerez votre palais.

Je prévins Djémilé de la visite.

—Et comment faire, dit-elle, pour recevoir dignement cette dame française? Quelle idée va-t-elle prendre de moi si je n'ai qu'une seule esclave pour me servir? J'en voudrais au moins deux pour me tenir compagnie et me distraire, car je m'ennuie. Zeyla est dévouée, mais elle ne sait que des chansons nègres. Et puis il m'en faudrait bien trois ou quatre autres pour me servir.

C'était une bonne occasion de dépenser mon argent et d'étudier de près les mœurs de l'Orient. Je lui demandai si une douzaine lui suffisait.

—Je n'en veux que six, c'est ce que j'avais chez mon père.

—Je te les promets pour demain.

—Mais toi-même, tu n'as qu'un saïs (palefrenier), pour servir toi et ton cheval! C'est presque une honte pour un bey. Il te faut d'abord à la maison un portier, un cuisinier, un porteur d'eau, un kahwedj bachi pour faire ton café, un seradj-bachi pour tenir ton cheval quand tu vas à la promenade, un selikdar pour porter tes armes, un porte-pipe, un trésorier et un secrétaire, sans compter sept ou huit yamaks pour les servir tous.

Elle ne m'eût pas compris si je lui eusse répondu que je n'avais aucun besoin de toute cette valetaille paresseuse et inutile dont s'entourent les riches musulmans; je prétendis avoir tout ce monde-là dans mon régiment, et qu'il me suffisait d'aller chercher un cuisinier.

Dès le matin, je me mis en quête d'un marchand d'esclaves: je n'avais pas fait vingt pas dans les rues de Boulaq, qu'une vieille fellahine vint d'elle-même m'offrir sa fille en me vantant ses charmes. Je demandai à la voir, et j'entrai dans une misérable maison où, sur une natte, se tenait accroupie sur les talons une maigre fillette assez gentille, de dix à douze ans. Sur l'injonction de sa mère, elle se leva, et, toute tremblante de frayeur, se mit à piétiner sur place, en arrondissant les bras, et en se déhanchant. La mère chantait d'une voix éraillée et marquait le rhythme sur une calebasse dont un des bouts était percé et l'autre recouvert d'un parchemin. Je fis cesser la musique et la danse, et je dis à la vieille que je ne cherchais pas d'aventure galante, mais des esclaves pour mon harem.

—Eh bien, donne-moi cent talari et emmène ma fille.

—Je ne t'en donnerai pas même vingt. Le talari vaut à peu près cinq francs, c'était donc cinq cents francs qu'elle demandait, et je lui en offrais cent.

—Prends Zabetta pour ce prix, me répondit-elle. Elle sera toujours plus heureuse chez toi qu'ici.

Je n'étais pas satisfait de la denrée, je refusai.

—Si tu en veux une plus grande et plus forte, reprit la vieille, attends-moi ici, je vais t'amener ça.

—J'en veux six.

—Six! s'écria-t-elle. En ce cas, il faut aller à l'Okel, chez Yacoub, le marchand d'esclaves. Si tu veux me donner une petite gratification, je t'y conduirai.

—Soit, passe devant.

—Oui, sidy (seigneur), mais, auparavant, terminons le marché. Je te laisse ma fille pour dix-huit talari.

Je les lui comptai pour en finir et je lui dis d'envoyer chez moi sa progéniture, qui semblait plutôt satisfaite que mécontente de la quitter.

Le marché aux esclaves était dans une ruelle étroite et malpropre. J'entrai de plain-pied dans une vaste cour entourée d'arcades. La lumière du jour, tamisée par les velums tendus d'une muraille à l'autre, plongeait dans un crépuscule, plus favorable au vendeur qu'à l'acheteur, une vingtaine d'hommes, de femmes et d'enfants plus ou moins nus, et plus ou moins noirs.

À ma vue, tout ce monde se jeta en désordre vers le fond de la cour, mais se rassura bientôt en voyant la vieille fellahine aborder comme une ancienne connaissance Yacoub, le marchand de chair humaine.

Dès que celui-ci connut le motif de ma visite, il s'avança vers moi d'un air obséquieux, et me demanda quel genre d'esclaves je souhaitais. Je lui dis de me montrer ce qu'il y avait de mieux pour un harem.

—J'ai ton affaire, dit-il; on m'a livré hier de la marchandise de première qualité et je vais te montrer ça; mais c'est cher, très-cher!

Il alla tirer d'un groupe une jeune nubienne, et, comme un maquignon claque les flancs d'une bête à vendre pour montrer la fermeté de sa chair, il frappa du plat de la main sur les épaules de cette fille au corps de bronze. Puis, il lui ouvrit la bouche pour me montrer ses dents blanches, en me disant: Tu vois, c'est grand et bien fait, ça peut avoir vingt ans, ça se porte bien, c'est fort, c'est assez sobre et ça n'a encore eu qu'un maître. Je te la garantis pour huit jours. Si d'ici là tu lui trouves quelque infirmité, ramène-la, je te rendrai ton argent ou tu en choisiras une autre.

—Combien en veux-tu?

—Deux bourses (250 francs).

J'étais surpris qu'une femme, fût-elle noire comme la nuit, coûtât si peu. Je la prends, lui dis-je. Comment s'appelle-t-elle?

Il ignorait le nom de son esclave et le lui demanda. Elle répondit Daoura.

Il m'amena ensuite une jeune négresse aux cheveux nattés en mille petites tresses et enduits de beurre, ainsi que son visage, ses épaules et sa poitrine.

—J'ai assez de noires, lui dis-je.

—On n'a jamais assez de cette espèce-là, reprit-il; c'est une Abyssinienne, et c'est généralement très-recherché, quand elles sont femmes; mais comme celle-ci est encore fille, je te la laisserai pour le même prix que l'autre. C'est une occasion.

—C'est possible, mais elle est trop luisante!

—Tu l'enverras au bain et tu lui feras dénouer ses tresses; après cela, elle sera plus jolie que l'autre, tu verras!

Le fait est qu'elle avait les traits fins, la bouche petite et le nez droit. Je ne parle pas de ses yeux, les filles de sa race ont presque toujours le regard langoureux. Je pensai que la blancheur de Djémilé ressortirait davantage entre ses trois noires, et je l'achetai aussi. Elle s'appelait Choho.

—Maintenant montre-moi des blanches, dis-je à Yacoub.

—C'est beaucoup plus cher, je t'en avertis.

—Peu m'importe!

—En ce cas, viens avec moi. C'est de la trop belle marchandise pour la laisser voir en public.

Je le suivis dans une chambre haute où plusieurs femmes, dans des costumes assez délabrés, se tenaient rangées contre le mur.

Il m'en présenta une à la peau légèrement bistrée et aux traits délicats.

—Veux-tu, dit-il, cette jolie Arabe du Saïs? Seize ans et vierge! Elle chante et joue du tarabouk. Je la gardais pour le harem du pacha. Aussi c'est cher, très-cher! Huit bourses! (mille francs).

—Achète-moi, me dit la jeune esclave, les yeux brillants d'un éclat fébrile, tu ne t'en repentiras pas. Je me nomme Thomadhyr et je suis de la ville d'Esnèh, la patrie des almées!

—Je t'achète, lui dis-je.

Elle vint me baiser la main.

Je fis ensuite l'acquisition d'une chrétienne de Damas, d'une figure fine, avec des cheveux d'un blond tirant sur le roux. Elle répondait au nom de Mériem. La dernière que j'achetai s'appelait Pannychis. Elle était de Macri, dans l'Asie-Mineure, avait été enlevée par des corsaires et vendue à un bey mameluk, qui l'avait répudiée. Elle remplissait toutes les conditions de la beauté comme l'entendent les Orientaux. Pourvu qu'une femme soit blanche, elle est belle; si elle est grasse, elle est admirable. On pouvait lui appliquer cette comparaison arabe: Son visage est comme la pleine lune; ses hanches sont comme des coussins.

Aussi, c'était cher, très-cher!

J'avais sur moi assez d'argent pour payer Yacoub; mais, ne voulant pas me promener dans Boulaq avec ce troupeau féminin, je chargeai la vieille fellahine de le conduire chez moi. Une heure après, elle venait me livrer mon bétail, y compris sa fille, et se retirait fort satisfaite de son bakchis, c'est-à-dire de son pourboire.

Djémilé, enchantée de ses six nouvelles esclaves, vint me remercier en me baisant le pouce.

Mais ce n'était pas tout d'avoir acheté six femmes, il fallut les attifer, car Yacoub me les avait livrées avec aussi peu de vêtements que possible. Les pauvres filles n'étaient pas honteuses de leur nudité, elles l'étaient de leurs haillons. Heureusement, les odalisques qui avaient habité la maison n'avaient pu, dans leur fuite, emporter toute leur garde-robe. Je la leur livrai en attendant mieux. Ce fut bientôt, du haut en bas de ma résidence, un va-et-vient, des rires et un bavardage qui se prolongèrent fort avant dans la nuit.

Sylvie arriva le lendemain dans une toilette ébouriffante. De son côté, Djémilé avait mis toutes ses femmes sous les armes, s'était parée de tous ses bijoux et y avait ajouté ceux qu'elle avait passés la matinée à choisir, car j'avais fait venir toute une friperie et toute une joaillerie pour équiper les compagnes de la fille de Mourad.

L'entrevue fut des plus comiques. Dès que l'Européenne parut sur le seuil du divan où j'avais rassemblé le harem, Djémilé se leva, et, suivie de ses esclaves, courut au-devant d'elle, posa la main à son front, à sa poitrine, lui prit les pouces et y posa ses lèvres. Elle s'attendait à ce que Sylvie lui rendît les mêmes hommages. Il n'en fut rien. L'ex-comédienne n'avait aucune idée des usages de l'Orient. La jeune mamelucke se redressa alors avec fierté, lui tourna le dos et revint sur son sofa. Puis, s'adressant à moi: Dis-lui de s'asseoir si elle le veut. Offre-lui un narghilé et du café.

Je traduisis mot à mot.

—Est-elle drôle, cette petite? dit Sylvie, mais je ne veux ni de son café ni de sa pipe.

Quand j'eus reporté ces paroles à Djémilé.

—Ton épouse est bien mal apprise, dit-elle.

—Elle n'est pas ma femme.

—Alors, que vient-elle faire chez toi et à visage découvert? C'est donc une almée ou quelque chose de pis?

—Que dit-elle? demanda Sylvie. Elle me fait des yeux comme si elle voulait me manger.

—La trouvez-vous jolie?

—Sans doute; mais Dieu sait comme c'est fagoté!

Je dis à la mameluke que Sylvie la trouvait belle.

—Moi, je la trouve laide, tu peux le lui dire de ma part. Fais-la donc fumer, ça la rendra malade et je serai contente.

Thomadhyr, sur un signe de sa maîtresse, offrit à la visiteuse une pipe, tandis que Daoura lui versait du café.

—Mais je ne veux rien, dit-elle.

—Il n'est pas empoisonné, lui dit Tomadhyr, offensée.

J'engageai Sylvie à accepter. Sur mon insistance, elle tira trois bouffées, toussa, se mit de la fumée dans les yeux, et pour se remettre, avala bouillant le café préparé à la turque, encore tout bourbeux, ce qui lui fit faire une grimace épouvantable.

—Qu'elle est sotte! s'écria Djémilé en battant des mains et en riant d'une joie d'enfant. Toutes les autres l'imitèrent, autant pour lui complaire que par jalousie instinctive contre la Française.

—Qu'est-ce qu'elles ont donc tant à rire, toutes vos grues? s'écria Sylvie.

—Elles rient de ce que vous n'avez pas donné le temps à votre café de déposer au fond de la tasse.

—Ce n'est pas si drôle que ça, je me suis brûlée affreusement avec leur chicorée. Faites-les donc taire! elles sont agaçantes avec leurs cris.

Je leur observai qu'il était fort grossier dans tous les pays du monde de se moquer de ses hôtes. Elles se turent. Djémilé reprit son sérieux; mais, au bout d'un instant, elle eut le malheur de lever de nouveau les yeux vers Sylvie, qui s'essuyait la langue avec son mouchoir. Dès lors, adieu toute gravité. Elle fut prise d'un rire inextinguible. Elle en avait les larmes aux yeux. Il va sans dire que les autres éclatèrent.

Je parvins à obtenir un peu de calme, mais non sans peine, car moi aussi je riais.

—Je ne sais trop, reprit Sylvie, quel plaisir vous pouvez trouver dans la compagnie de ces sauvagesses. Il est vrai qu'en voilà trois fort jolies. D'abord cette grosse-là, qui ressemble à une Junon de M. David!

Elle désigna la Grecque Pannychis.—Et puis, cette mince, reprit-elle en me montrant Tomadhyr; elle a des yeux impossibles, mon cher, ce sont des charbons ardents. Et puis, votre favorite, mais je préfère la belle aux yeux de feu.

—Que dit-elle donc? me demanda Djémilé. Elle se moque de moi?

—Pas le moins du monde; elle parle de Tomadhyr qu'elle trouve jolie.

Celle-ci, pour la remercier, s'approcha de Sylvie qui la repoussa en disant: Ah! ma chère, je n'aime pas à être embrassée par les femmes.

Tomadhyr alla reprendre sa place en riant sous cape. Sylvie de leva. Djémilé en fit autant et l'engagea à revenir, autant pour prendre des leçons de politesse que pour l'amuser encore.

Je me gardai bien de traduire textuellement une si aimable invitation. La comédienne lui fit une révérence, et comme elle se dirigeait vers la porte, je lui vis un vieux plumail que Tomadhyr, sous prétexte de l'embrasser, lui avait attaché en guise de croupière. Ce fut pour le coup qu'il y eut une explosion de rires et de cris de joie. Je détachai l'aile de volaille sans que madame Dubertet s'en aperçut et je la jetai au nez de l'esclave espiègle.

Au moment de sortir, Sylvie fit une nouvelle révérence à Djémilé qui, pour la congédier selon les usages, lui dit:

—Le ciel vous accorde une nombreuse postérité et conserve vos enfants!


V

Quelques jours après, Sylvie, voulant prendre sa revanche, car elle n'était pas assez simple pour n'avoir pas vu qu'on s'était moqué d'elle, me pria de lui amener Djémilé à dîner.

Je tirais vanité de la beauté de cette jeune fille, et j'étais content de la montrer à Dubertet et aux autres. J'eus beaucoup de peine à obtenir son consentement.

—Enfin, me dit-elle, puisque tu le veux, j'irai, mais ce sera une grande honte pour moi. Je ne connais pas plus vos usages que vous ne connaissez les nôtres, et elles vont se moquer de moi à leur tour. Apprends-moi comment je dois me conduire.

Elle avait beaucoup d'amour-propre. Je la mis au fait tant bien que mal de ce qui se passait avant, pendant et après le dîner. Quand elle sut que Dubertet serait présent, elle fut sur le point de se rétracter, ne voulant point paraître à visage découvert devant lui.

—Ma chère enfant, lui dis-je, chez nous les femmes vont partout sans voiles, cela ne leur attire le blâme de personne. Il n'y a que les laiderons qui se cachent la figure.

—Eh bien, soit! j'ôterai mon voile; d'ailleurs, les chrétiens ne sont pas des hommes pour moi.

—En ce cas, tu me considères comme un chien?

Elle rougit jusqu'au blanc des yeux et me dit:

—Toi, tu n'es pas chrétien!

—Bah! et que suis-je donc?

—Tu parles arabe, tu respectes Allah et son prophète, et tu es doux pour ta captive Djémilé. Aussi j'ai une grande amitié pour toi et je suis heureuse ici.

Elle n'était pas difficile à contenter, car l'existence qu'elle menait m'eût ennuyé à mourir. Ne sachant ni lire, ni écrire, ni broder au tambour, ni même jouer d'un instrument quelconque, elle passait son temps à s'attifer, à prendre des bains, à boire du café, fumer et bâiller. Elle ne s'occupait même pas des soins de la maison; elle en avait chargé les négresses. Sauf Tomadhyr, qui était belle conteuse, bonne joueuse de tarabouk, et qui avait une légère teinture d'instruction, les autres ne savaient pas compter jusqu'à cent. À quoi leur eût servi d'apprendre? On ne leur avait jamais demandé que d'être jolies.

Elles vivaient en bonne intelligence et se montraient toutes soumises aux volontés et aux caprices de la Khanoune, c'est-à-dire de la maîtresse de la maison. Celle-ci avait son appartement séparé, chambre, antichambre et cabinet de toilette, qui donnaient sur la principale pièce du harem; c'était le salon commun, entouré de divans, avec de petites tables incrustées d'écaille et des enfoncements découpés en ogive çà et là dans la muraille, servant à serrer les naghlès, les vases de fleurs et les tasses à café.

Quant aux esclaves ou odaleuk, elles dormaient tout habillées sur les sofas des petites chambres qui entouraient le salon, sur les nattes ou les divans des grandes salles sans avoir de place fixe, et parfois sur les galeries en plein air; car, comme je l'ai déjà dit, il n'y avait pas un seul lit dans toute la maison.

Cette cohabitation avec huit femmes, toutes jeunes et plus ou moins belles chacune dans son genre, peut d'abord paraître singulière à un Européen. Je me figurais aussi que les Turcs, ayant plusieurs épouses et une quantité d'esclaves, se retiraient chaque soir avec deux ou trois d'entre elles. Je me trompais étrangement. J'appris bientôt que le musulman ne vivait en réalité qu'avec une seule. Si la loi lui permet d'en prendre quatre, il n'y a que les gens excessivement riches qui puissent se passer ce luxe. Ordinairement il se borne à prendre une seule femme légitime. Les filles de bonne maison en font presque toujours une condition avant le mariage. Quant aux esclaves, il en peut avoir autant qu'il en peut nourrir. Mais, dans ce cas, il fait bien de les loger ailleurs que chez son épouse; celles qu'il lui a données sont devenues sa propriété, et, s'il veut avoir la paix chez lui, il se garde bien de s'occuper d'elles. Du reste, les maisons séparées en deux parties deviennent, par le fait, deux maisons distinctes dont les intérêts et la vie intimes sont différents. Dans le cas où les femmes sont nombreuses, le harem est une sorte de couvent, où chaque cadine vit séparément avec ses esclaves. Le mari n'y va rendre visite qu'avec cérémonie, et, comme il ne mange jamais en leur compagnie, il y passe son temps à fumer et à prendre du café ou des sorbets; et encore, s'il trouve des babouches à la porte du harem, il se retire discrètement, de crainte de gêner et de voir les nobles visiteuses ou amies de sa femme.

C'était encore une erreur de ma part de croire que les musulmanes étaient des prisonnières que l'on gardait à vue. Les cadines, c'est-à-dire les dames, sont parfaitement libres de sortir, accompagnées, il est vrai, par leurs esclaves ou par leurs eunuques, d'aller aux bains, de rendre et de recevoir des visites. Si elles n'ont pas le droit de témoigner en justice et de se mêler aux fidèles dans les mosquées, elles peuvent néanmoins hériter et posséder comme partout, même en dehors de l'autorité du mari. Elles peuvent même demander à divorcer; mais il leur faut donner de fortes raisons, tandis que le mari n'a qu'à dire devant trois témoins: «Tu es divorcée,» pour que cela ait force de loi.

Le jour du dîner arrivé, j'allai chez Djémilé. Je la trouvai parée de ses plus beaux atours et riant aux éclats en imitant les révérences de Sylvie. Tomadhyr lui rendait ses saluts en arrondissant les bras et en prenant des airs penchés.

En m'apercevant, toutes s'envolèrent—comme une compagnie de perdrix.

Je les rassurai, et j'emmenai Djémilé.

Dans le jardin, je lui offris mon bras et je sentis qu'elle tremblait.

—Si tu as peur, lui dis-je, reste ici. Je dirai que tu es malade. Je ne veux pas te contraindre.

—Non, ce n'est pas la peur, c'est... je ne sais pas!... C'est si étrange que tu me tiennes ainsi pour marcher!

Dubertet ou plutôt Sylvie avait invité plusieurs personnes, entre autres le colonel Sabardin, qui était de mes amis, Morin dont le bras était guéri, et il signor Fosco. Quand Djémilé se trouva devant tous ces hommes, elle fut décontenancée. Mais, se remettant vite, elle alla droit à Sylvie comme on marche au feu, et lui fit une des révérences qu'elle venait de répéter dans le harem. Elle s'en acquitta assez bien.

—Est-ce que cette jeune dame, dit Sabardin, va garder son mouchoir sur le visage pour dîner? ce sera bien gênant.

Je priai Djémilé de quitter son voile, ce qu'elle fit en rougissant, et elle se tint les yeux baissés.

—On lui ôterait ses cottes, observa Sylvie, qu'elle ne serait pas plus honteuse. La pudeur est décidément une affaire de convention!

—Comment! s'écria Morin, c'est là l'enfant que vous avez recueillie aux Pyramides? mais c'est un chef-d'œuvre! quelle finesse de traits, quel regard! Colonel, il faudra que vous me permettiez de faire son portrait.

—De grand cœur, répondis-je, et je fis part de sa proposition à Djémilé.

—Je ne veux pas, dit-elle; pour qu'il m'emporte et me fasse arriver malheur? non! non, jamais!

Dubertet lui offrit le bras pour passer dans la salle à manger. Djémilé hésitait; et, comme je lui faisais signe d'accepter, elle me dit d'un ton de reproche:—Tu n'es donc pas jaloux, pour me laisser emmener par un autre homme?

Je lui expliquai en deux mots que Dubertet n'agissait ainsi que pour lui témoigner son respect. Il la plaça à côté de lui à table et s'occupa exclusivement d'elle. Il avait appris trois mots d'arabe et il les répétait à tort et à travers, ce qui la faisait beaucoup rire.

Sylvie, qui ne comprenait pas même ces trois mots, crut ou feignit de croire qu'il lui disait des fadeurs. C'était un bon prétexte pour lui rendre la pareille. Elle s'attaqua à Sabardin, mais celui-ci était tout à ce qu'il mangeait. Alors elle se retourna vers moi, et je devins le but de ses agaceries.

Djémilé avait un coup d'œil d'aigle, et rien ne lui échappa: on apporta du vin de Champagne et Dubertet lui persuada d'en boire, en lui disant que ce n'était pas du vin. Elle en but fort peu, mais cela suffit pour lui monter la tête. Dubertet était gai et redoublait de prévenances, Djémilé comprenait bien, et, en vraie coquette, acceptait ses hommages avec une certaine satisfaction. J'en eus du dépit contre elle, et j'en voulus à mon ami de chercher à me souffler cette jeune fille, qu'il croyait être ma maîtresse. Je me reprochai d'avoir été si scrupuleux en repoussant les avances de la sienne. Je ne sais si cette diablesse de Sylvie lut dans ma pensée; mais, en se levant de table, elle me dit tout bas:

—Je serai ce soir, à onze heures, dans votre jardin, sous le grand caroubier; j'ai à vous parler.

J'en voulais tant à Dubertet que je promis d'être exact au rendez-vous.

Quand le café fut pris, elle se donna le luxe d'une scène de jalousie à son amant, et j'en profitai pour m'esquiver avec Djémilé qui m'avait déjà demandé trois fois à s'en aller.

J'étais de mauvaise humeur, elle s'en aperçut, m'en demanda la cause. Ne voulant point la lui apprendre, je lui dis que j'avais mal à la tête.

—Oh! ce n'est pas cela, dit-elle.

—Qu'est-ce donc?

—Tu veux que je te le dise?

—Oui, parle.

—Eh bien, quoique je ne comprenne pas votre langage, j'ai deviné bien des choses.

—Et qu'as-tu deviné?

—D'abord que ton ami voulait me plaire et que cela t'a fâché: puis, que sa femme a de l'amour pour toi.

—Et quand cela serait, que t'importe! lui dis-je un peu durement.

—Tu as le droit de l'acheter à ton ami et de l'amener dans ton harem; mais j'en aurai beaucoup de chagrin. Ce n'est pas là ce que tu m'avais promis!

—Et que t'avais-je promis?

—Que je serais seule maîtresse au logis.

Et elle fondit en larmes.

J'eus beau dire qu'elle seule régnerait chez moi, que je ne pouvais pas acheter la Française, qu'elle ne viendrait jamais, rien n'y fit. Elle pleurait toujours. Le vin de Champagne lui avait porté sur les nerfs.

Onze heures sonnèrent, c'est-à-dire que le muezzin cria l'heure, du haut d'un minaret voisin. Sylvie devait m'attendre; mais je ne pouvais laisser cette enfant, excitée comme elle l'était; et puis, elle était si jolie que j'aurais sacrifié tous les rendez-vous de la terre pour elle.

Je ne trouvai rien de mieux pour la consoler que de lui faire des compliments. Elle essuya ses larmes, me dit qu'elle avait été bien sotte, et m'avoua en rougissant qu'elle était jalouse de moi.

—Si tu es jalouse, c'est donc que tu m'aimes, petite Djémilé? dis-je en la serrant sur mon cœur.

—Eh bien, oui! répondit-elle en se jetant à mon cou. Je t'aime et je t'aimerai toute ma vie.

Ma bouche rencontra la sienne. Elle trembla et bondit sous ce premier baiser, en s'échappant de mes bras.

Son esclave Tomadhyr entra en ce moment.

—Que veux-tu? lui demandai-je impatienté de sa présence.

—Je venais savoir si la sultane était rentrée, afin de l'aider à se déshabiller.

—Va-t'en! et ne viens jamais sans être appelée, lui répondit sa maîtresse avec colère. Quand elle fut partie, Djémilé vint à moi, et, d'un air sérieux, me dit:—Je serais méprisable à mes propres yeux, si je me donnais à toi avant d'être ta femme. Demande-moi à mon père.

—Et où le prendre?

—Il doit être dans le Fayoum.

—Mais, chère enfant, quand même je pourrais y aller maintenant, ce serait en pure perte. Ne suis-je pas l'un de ses ennemis?

—Et pourquoi ne deviendrais-tu pas son ami?

—Parce que ce serait déserter mon drapeau et trahir l'armée.

—Alors, tu veux donc que je sois avilie si je te cède, ou malheureuse si je te résiste?

—Ta fierté et la pudeur te grandissent dans mon estime. Reste pure. Je ne t'en aime que davantage. Nous reparlerons mariage plus tard.

—Oui, plus tard, dit-elle en se retirant.

L'heure de mon rendez-vous était envolée depuis longtemps; mais j'étais loin de regretter d'y avoir manqué. Djémilé m'avait préservé d'une sottise, et je m'endormis en me promettant de brûler un cierge à ma petite vierge musulmane. Sylvie dut m'en vouloir, mais je m'en inquiétai peu.

Parmi les cavaliers que Malek nous avait amenés, il s'en trouvait un que j'avais vu, à deux reprises, rôder dans mon jardin sans y être appelé.

Je le soupçonnais d'abord d'avoir connaissance du trésor et de vouloir s'introduire dans la maison. M'étant informé de lui près de Malek, j'appris qu'il se nommait Souleyman el Haleby et qu'il était natif d'Alep. Je lui fis défendre l'entrée du jardin. Il n'y revint plus, mais il passait des journées, assis, les jambes croisées, devant la porte, à gratter d'une mandoline à trois cordes et à psalmodier des ballades et des chants d'amour.

À laquelle de mes esclaves adressait-il ses sérénades? Je le sus bientôt. Un jour qu'il me croyait bien loin, il franchit le jardin, et pénétra dans la maison jusque sous le moucharaby de la chambre de Djémilé.

Le Lindor musulman commença par vanter sa noblesse, sa bravoure, son cheval, ses exploits, les coups de sabre qu'il avait donnés, énuméra les têtes qu'il avait tranchées; puis il chanta les louanges de Mourad Bey, la gloire de Mahomet, la puissance d'Allah qui préparait ses foudres pour nous anéantir. Il se plaignit ensuite des rigueurs de Djémilé, lui exprimant son amour sur tous les tons, avec des hyperboles et des métaphores orientales, lui reprochant de ne pas descendre dans la cour, lui offrant de la ramener à sa famille, et finalement il lui proposa de se sauver dans le désert avec lui, cette nuit même, tandis que j'étais absent.

Je tremblais d'entendre ma captive accepter ses propositions.

—Souleyman, lui répondit-elle, cesse de me poursuivre de ton amour. Tu n'as jamais vu mon visage et tu ignores si je suis belle ou laide. Ce que tu recherches en moi, c'est l'alliance de mon père. Apprends d'abord que je suis laide à faire peur. Demande-le plutôt au chef français qui a osé soulever mon voile! Mais Allah l'a puni de sa curiosité, il s'est retiré épouvanté; ensuite j'ai juré par le Koran, de ne pas m'enfuir. La fille de Mourad est fière, elle ne saurait manquer à son serment, même vis-à-vis d'un chrétien. Si tu veux retourner vers mon père, dis-lui où je suis. Il sait bien la rançon qu'il doit offrir au chef français en échange de sa fille. Va t'en et qu'Allah te protége.

J'entendis la fenêtre se refermer et Souleyman s'éloigner.

Rassuré sur la loyauté de Djémilé, j'avais une autre inquiétude; je ne voulais pas que son père vînt me la reprendre, fût-ce en payant une rançon de roi. Je prenais plaisir à la regarder. J'en étais jaloux comme un avare l'est du trésor auquel il ne touche pas.

Je fis appeler Malek et lui donnai des ordres pour qu'il surveillât de près son Arabe, après quoi je le fis venir lui-même. Quand il fut devant moi:

—Tu veux fuir, lui dis-je sans préambule, et cela au mépris du serment que tu as prêté entre les mains du général. Comme je suis le maître de ton maître, je t'avertis qu'à la moindre tentative, je te ferai trancher la tête: c'est tout ce que j'avais à te dire, va t'en.

—Les chrétiens ne coupent pas les têtes, dit-il en me jetant un regard dédaigneux.

—Vous nous avez donné l'exemple, vous autres musulmans, et c'est la meilleure manière de vous empêcher d'aller jouir des délices du paradis de Mahomet.

Souleyman poussa un grognement sourd et sortit.


VI

Dans les premiers jours du mois d'août, l'ordre m'arriva de monter à cheval et d'aller rejoindre sur la route de Belbéys, avec mon régiment, la division commandée par Bonaparte. J'allai prévenir Djémilé de mon départ.

Elle parut d'abord ne pas comprendre ce que je lui disais, tant elle fut surprise, puis elle s'élança vers moi.

—Comment, dit-elle, tu vas me quitter? Pour combien de temps? À jamais, peut-être!

—Je ne crois pas que l'expédition soit de longue durée. Nous allons protéger contre les Bédouins la caravane des pèlerins de la Mecque qui revient au Caire.

—C'est une œuvre pieuse, va, et qu'Allah te protége! Mais je vais bien m'ennuyer ici!

—Pas plus que tu ne t'ennuies tous les jours.

—Mais j'aurai peur!

—Je serai bientôt revenu. En mon absence, ne sors pas du harem et veille à ce que tes esclaves ne prennent pas la clef des champs.

—Laisses-tu quelqu'un pour nous garder?

—Oui, un escadron tout entier.

—Dans la maison? s'écria-t-elle avec effroi.

—Non, dans la maison il n'y aura que Guidamour.

Elle m'apporta son front. Je l'embrassai et la quittai, après avoir donné des ordres à celui qui devait veiller sur mon troupeau; je me rendis au quartier où le régiment n'attendait plus que moi pour partir.

N'apercevant pas Souleyman parmi les cavaliers de Malek, je lui demandai ce qu'il en avait fait.

—Il est parti depuis huit jours.

—Et tu l'as laissé rejoindre Mourad, ton ennemi personnel?

—Je ne suis pas l'ami de Souleyman, pour qu'il me fasse part de ses projets! Peut-être lui est-il arrivé malheur, car il a laissé son cheval et ses armes, comme s'il devait revenir.

—S'il revient, dis-je à l'officier chargé de garder Boulaq et de protéger ma maison, fusillez-le comme déserteur.

—Soyez tranquille, ce sera fait!

Nous entrâmes dans le désert tout de suite en sortant du Caire, au seuil de la porte de la Victoire. Nous traversâmes El-Khankah et Abou-Zabel, cités jadis florissantes qui maintenant tombent en ruines. Près de Belbéys, nous rencontrons une partie des pèlerins de la Mecque, que les Bédouins emmenaient prisonniers après les avoir pillés. Le fait de délivrer les pèlerins, de rattraper leurs richesses et de donner la chasse aux Bédouins ne fut ni long ni difficile. Bonaparte les traita fort bien, ces pèlerins, et leur fournit une bonne escorte jusqu'au Caire. Je pensais que la campagne était terminée et je me réjouissais déjà à l'idée de revoir ma petite cadine. Point! Ibrahim-Bey avait établi son quartier général à Belbéys et y avait convoqué les autres beys mameluks, afin de reprendre l'offensive; à la nouvelle de notre arrivée, il se retire; nous le suivons jusqu'à Salahyeh. Là, il y eut un combat de cavalerie qui faillit coûter la vie au général en chef. Ibrahim venait de lever son camp, lorsque Bonaparte arriva, suivi d'une escorte de 300 hussards. Ceux-ci se jetèrent sur les 500 mameluks qui protégeaient la retraite des femmes et des bagages. Ils s'ouvrent un passage dans leurs rangs, mais ils sont bientôt enveloppés. Bonaparte, avec ses guides et son état-major, vole à leur secours et la mêlée devient générale. Le colonel du 7e de hussards, Détrés, est tué, l'aide de camp Shulkowsky reçoit huit blessures. Bonaparte lui-même met le sabre à la main.

Je ne sais trop comment cela eût fini, si mon régiment ne fût venu à leur secours en fournissant l'une de ces belles charges à fond de train, auxquelles rien ne résiste. Non-seulement nous mîmes en déroute la cavalerie mameluke, mais encore nous lui enlevâmes deux pièces de canon et cinquante chameaux chargés de bagages. Ce jour-là 11 août, le 3e dragons fut mis à l'ordre du jour de l'armée, et le colonel fut invité à souper sous la tente du général en chef. Je n'avais jamais vu Bonaparte de si près et je n'avais jamais causé avec lui.

Je ne fus pas surpris de la beauté des lignes de sa figure, j'avais assez vécu en Italie pour savoir que ce type sculptural y est encore très-répandu; mais la douceur pénétrante de son regard n'appartenait qu'à lui. Dans la colère, ce regard ne devenait pas terrible comme on l'a dit, il était celui de tout autre homme dans la même situation morale. Sa véritable particularité c'était d'être persuasif à un degré qui pouvait le rendre irrésistible.

Un des généraux qu'il avait invités blâma tout haut l'imprudence qu'il avait commise en se jetant au milieu des mameluks. Vous pouviez, ajouta-t-il, être fait prisonnier ou être tué.

—Eh bien, je serais mort, dit en souriant le général en chef, et mes officiers eussent été libres de quitter cette terre d'Égypte qui leur déplaît tant. Mais il est écrit là-haut, comme disent les croyants, que je ne dois pas être pris par les mameluks. Puis, se tournant vers moi avec un sourire aimable: Colonel, je ne vous en remercie pas moins d'être venu à temps. Voulez-vous entrer dans mon régiment des guides?

—Général, je n'ai fait que mon devoir et je vous sais gré de votre offre, mais je suis habitué à mes dragons. Permettez-moi de rester à leur tête.

—Alors que voulez-vous? reprit-il d'un ton brusque.

—Rien pour le moment, général.

—Vous êtes encore un mécontent, vous!

—Mécontent de quoi?

—Mécontent de l'expédition!

—Non, ma foi, j'en suis enchanté, moi!

—Bah! fit-il. Et que pensez-vous de l'Égypte?

—C'est un pays unique dans la nature et dans les fastes de l'histoire, c'est le berceau de la civilisation grecque et romaine, de la nôtre par conséquent. Tout y est intéressant, les mœurs, les croyances, les monuments de tous les âges, depuis les pyramides jusqu'aux tombeaux mameluks. Cette vallée du Nil si fertile et ces déserts arides, tout est contraste, et je serais bien fâché de ne pas avoir vu tout cela.

—Vous êtes du petit nombre de ceux qui s'y plaisent!

—Parbleu! dit mon général de division Reynier, Haudouin est aux trois quarts mameluk!

—Comment cela, général?

—Il parle l'arabe comme feu Mahomet, il a un escadron de cavaliers du désert sous ses ordres, une douzaine d'odalisques dans son sérail, et sa favorite est ni plus ni moins que la fille de Mourad-Bey.

—Mais, colonel, dit Bonaparte en me frappant sur l'épaule d'un air enjoué, tu es un homme précieux, tu me faciliteras les moyens d'entrer en relations avec ton beau-père.

—Quand vous voudrez, mon général, lui répondis-je sur le même ton.

—En attendant, tu me feras bien l'amitié d'accepter un sabre d'honneur?

—Avec plaisir, pourvu que la lame soit bonne.

En ce moment on annonça l'arrivée d'un aide de camp de Kléber. Bonaparte le fit venir, et, lui voyant la figure bouleversée, lui dit:—Est-ce que les mameluks sont à vos trousses?

—Pire que cela, général. Prenez connaissance de ce rapport, et vous verrez s'il y a matière à se réjouir.

Nous nous éloignâmes avec l'aide de camp, et voici ce qu'il nous apprit.

L'amiral Brueys, au lieu de suivre les instructions de Bonaparte en mettant la flotte à l'abri, était resté dans la rade d'Aboukir, soit qu'il craignît de rencontrer l'escadre anglaise en pleine mer, soit qu'il voulût associer la marine française à la gloire de l'expédition en livrant combat. Quoi qu'il en soit, Nelson était arrivé en vue d'Alexandrie le 1er août, à cinq heures du soir. Brueys croyait si peu engager le combat sur-le-champ, qu'il attendait sans trop d'impatience une partie des équipages débarqués: Nelson s'embossa entre le rivage et nos vaisseaux de manière à couper toute communication avec la terre. À sept heures du soir, il attaqua notre ligne composée de treize vaisseaux de haut-bord et de quatre frégates avec des forces à peu près égales. Le combat dura seize heures et Brueys fut tué par un boulet à bord de l'Orient.

À dix heures du soir, le vaisseau amiral avait sauté en l'air. Trois autres navires avaient été pris à l'abordage. Tous s'étaient jetés à la côte, enfin trois autres encore avaient été brûlés par les Anglais. Pendant tout ce temps, le contre amiral Villeneuve qui commandait l'arrière-garde de la flotte n'avait pas bougé: il avait attendu les ordres de Brueys jusqu'à la fin du combat. Voyant tout perdu par son manque de résolution, il prit le large avec deux gros vaisseaux et deux frégates, sans avoir tiré un seul coup de canon. L'ennemi, trop endommagé pour le suivre, l'avait laissé gagner le large. Sur huit mille hommes d'équipages, à peine trois mille avaient pu regagner la côte.

À cette nouvelle, tous les assistants restèrent atterrés. Pour quelques-uns des généraux qui, déjà mécontents en mettant le pied en Égypte, pensaient sérieusement à retourner en France, tout espoir était perdu. Murat, Lannes, Berthier, Bessières, jurèrent à qui mieux mieux et manifestèrent tout haut leur regret d'avoir suivi Bonaparte. L'un d'eux m'adressa même quelques mots amers pour avoir vanté l'Égypte un instant auparavant. Je ne lui répondis même pas. Je déplorais la perte de nos vaisseaux, mais je n'en pouvais accuser l'Orient et son soleil.

Bonaparte s'avança vers nous. Quoiqu'il fût vivement ému au fond, il nous dit d'une voix calme: Nous n'avons plus de flotte. Eh bien, il faut mourir ici, ou en sortir grands comme les anciens!

Nous reprîmes le chemin du Caire. Nous y arrivâmes le 17 août dans la soirée. Je courus chez moi. J'avais eu le temps de réfléchir à la conduite que je voulais tenir vis-à-vis de Djémilé. La demander en mariage à son père, était impossible, insensé. En faire ma maîtresse, elle s'y refusait, et je ne voulais pas la traiter en esclave. Je m'étais donc promis de la considérer comme une enfant, et d'attendre tout de sa volonté ou de son caprice.

Je fus d'abord désagréablement surpris de ne pas trouver Guidamour à son poste. Un de ses camarades qui le remplaçait m'apprit qu'il était malade, à l'hôpital. Il me tardait tant de revoir Djémilé que je me rendis sur-le-champ dans le harem sans faire d'autres questions.

Ne la voyant pas venir à ma rencontre, j'en fus d'abord un peu blessé. Je l'appelai sans obtenir de réponse. J'entrai, la chambre était vide. Sur un coffret étaient rangé avec soin son tarbouch d'émeraudes et ses bijoux; sur le sofa, ses voiles et ses vêtements, comme si, depuis longtemps, elle n'eût pas couché là. Je pressentais un malheur. L'une de ses femmes sa présenta; c'était Mériem la chrétienne.

—Qu'est devenu Djémilé? lui dis-je.

—Au lieu de me répondre, elle fondit en larmes.

—Est-elle morte? Voyons, parle!

—Non, elle est partie. Son père est venu la chercher, il y a cinq jours.

—Mourad a osé s'aventurer jusqu'ici pour reprendre sa fille? C'est invraisemblable!

—Cela est, je te le jure sur le Christ, la négresse Zeyla et moi avions suivi notre jeune maîtresse dans le jardin, où tu nous as permis de nous promener. C'était le soir. Nous étions toutes trois assises sous le grand caroubier et nous respirions la fraîcheur de la nuit, quand Mourad-Bey, suivi du mameluk Souleyman, s'est présenté à nous. Ils étaient déguisés tous deux en marchands. Mourad s'est fait reconnaître de sa fille et lui a enjoint de le suivre. Je crois qu'elle avait connaissance de ce projet d'enlèvement et qu'elle y consentait, car elle ne fit aucune résistance et répondit à son père qu'elle était prête à lui obéir. Zeyla demanda comme une grâce de ne pas quitter sa maîtresse, et Mourad les emmena toutes deux sans leur donner seulement le temps d'aller prendre d'autres vêtements.

—Il faut que tu sois bien sotte pour n'avoir ni crié, ni appelé avant qu'ils fussent trop loin pour être rejoints.

—Souleyman m'avait bâillonnée et attachée.

—N'étais-tu pas d'accord avec eux?

—Peux-tu me soupçonner d'une telle trahison? moi qui ai jeté l'alarme aussitôt que je l'ai pu! mais il était trop tard!

Ce misérable Souleyman ne s'était enfui que pour aller apprendre au bey où était sa fille, la lui demander en mariage et l'obtenir selon toute probabilité. J'enrageais de chagrin de me voir enlever cette enfant qui me tenait si fort au cœur, et de colère en pensant qu'elle allait appartenir à un autre.

Mériem chercha à calmer ma douleur en me parlant de la volonté du ciel, de la sainte Vierge et des saints. Sa religion ressemblait plus à l'idolâtrie qu'au christianisme. Je la remerciai de la bonne intention qui lui faisait dire tant de sottises, et je sortis.

Je questionnai le remplaçant de Guidamour et lui demandai pourquoi il avait manqué à sa consigne en laissant sortir les femmes.

—Mon colonel, répondit-il en tournant son bonnet de police dans ses mains, je n'avais pas compris qu'elles étaient prisonnières.

—Tu ne t'es donc pas aperçu de la disparition de la cadine?

—Si fait, mon colonel, le lendemain!

—Où étais-tu et que faisais-tu ce soir-là?

—Je... je... causais ici dans la cour avec la petite fellahine, dit-il en rougissant.

—Tu te permets d'en conter à une si jeune enfant? Tu me feras quinze jours de salle de police pour te calmer, et quinze autre jours pour t'apprendre à être plus vigilant.

—Oui, mon colonel!

Je fis ensuite appeler l'officier que j'avais chargé de veiller sur ma maison et je le consignai pour huit jours. Puis j'allai savoir ce que Guidamour pouvait bien avoir.

—C'est ma négresse, dit-il, qui m'a fait avaler une drogue dont j'ai failli crever. Cette fille était de mèche avec le père Mourad, bien sûr, et ma surveillance la gênait. Une autre fois, mon colonel, j'aimerais bien mieux vous suivre que de répondre de sept femelles qui n'ont qu'une idée, celle de détaler.

—Je t'excuse, mais tu aurais pu, au moins, te faire relever de ton poste par un camarade moins bête.

—Mon colonel, il n'est pas trop coupable, allez! j'étais si malade que j'ai bien pu lui transmettre la consigne de travers; ça me menait roide, sans le citoyen Larrey, j'étais flambé.

Je fis subir ensuite un interrogatoire à la petite fellahine. Elle me jura, avec les serments les plus terribles et les plus étranges, qu'elle n'avait jamais été du complot et que si, le soir de l'enlèvement, elle avait donné des distractions au gardien de la maison, c'était sans aucune intention malhonnête, mais pour se moquer de lui; il était si sot!

Celle-ci me parut sincère et elle l'était.

Je songeai à courir après Djémilé. Mais où la retrouver, dans cet océan de sable?

Quoi qu'il pût en résulter, j'allai demander au général Reynier de me permettre des recherches.

—Je suis désolé de vous refuser, dit-il, mais je ne veux pas perdre un régiment de dragons pour les beaux yeux d'une fillette. J'ai besoin de toute ma cavalerie. Restez donc! un soldat se doit à son drapeau, à son pays plus qu'à sa maîtresse. Vous ne devriez pas vous le faire dire.

Il avait raison: à sa place j'eusse parlé comme lui. Je baissai la tête sous la discipline militaire, et je m'en revins triste et abattu.

Pendant quelques jours je ne dormis ni ne mangeai. J'étais comme une âme en peine, je regardais toutes les femmes voilées qui passaient, comme si l'une d'elles eût pu être Djémilé.

Si j'eusse été en Europe, j'aurais plus vite pris le dessus; mais, dans ce milieu arabe, tout me rappelait celle que j'avais perdue. Ce n'est pas que le général en chef ne fît son possible pour enlever à la ville son caractère oriental. On élevait des forts, on construisait des hôpitaux, des casernes, des entrepôts, des greniers à blé; on bâtissait un théâtre. Les rues étaient balayées, éclairées. Un jardin, à l'instar du Tivoli de Paris, fut ouvert au public. J'y allai promener mon ennui et demander des nouvelles de la division Desaix qui poursuivait Mourad.

C'était demander des nouvelles de Djémilé. J'appris bientôt qu'après un combat acharné à Sédyman, Mourad avait été battu par Desaix et qu'il gagnait la haute Égypte. Ceci m'enlevait tout espoir de revoir jamais la jeune mameluke, et je devins, sans m'en apercevoir, d'une humeur massacrante. Guidamour, rétabli de son empoisonnement, m'en avertit un jour avec sa franchise habituelle:

—Pourquoi, me dit-il, vous casser la tête pour une petite fille qui ne tenait guère à vous, puisqu'elle a filé! Oubliez-la, consolez-vous avec d'autres, et, si elle était jolie comme quatre, prenez les cinq qui sont chez vous pour la remplacer. Ajoutez-y la petite fellahine pour faire la bonne mesure.

—Comme tu y vas, toi! Tu trouves qu'une seule femme ne suffit pas pour nous faire endiabler, tu me conseilles d'en avoir six! Je tiens si peu à elles que je vais leur donner la liberté.

—Ce sera un mauvais service que vous leur rendrez là! Elles mourront de faim au coin d'une borne, ou bien elles seront la proie des passants, ce serait dommage! Et puis, vous avez besoin de domestiques, noires ou blanches.

—Alors, je dois les garder. Mais cela va me faire une singulière réputation dans l'armée. Tant que j'avais Djémilé, il était tout simple qu'elle eût des esclaves pour son service. Maintenant, que dira-t-on?

—On dira que vous avez une Syrienne pour repasser votre linge, une Grecque pour astiquer votre fourniment, une Arabe pour panser votre cheval, deux négresses pour cirer vos bottes, et une fellahine pour faire les courses.

Sa bonne humeur me gagna et je finis par rire. Je fis un retour sur moi-même et me trouvai ridicule.


VII

Au bout du compte, Djémilé n'était pas la seule jolie fille qu'il y eût au monde. J'en avais dans ma maison qui eussent attiré l'attention de tout homme moins prévenu que moi. Je ne parle ni des négresses, bonnes bêtes de somme, ni de la petite Zabetta, un manche à balai; ni de la chrétienne de Syrie, qui, avec son faux air de dévote et sa taille penchée, me faisait l'effet d'un saule pleureur. Et puis les chrétiens de Syrie passent en général pour être fourbes, menteurs, vils dans l'abaissement, insolents dans la fortune. Elle devait tenir de ses coreligionnaires et ne m'inspirait que de la méfiance. Quant à la Grecque, Pannychis, elle était splendide de fraîcheur et d'embonpoint. Ses traits rappelaient ceux des statues de Phidias; mais c'était la nonchalance personnifiée: elle fumait du matin au soir, assise sur son sofa, et n'en bougeait que lorsqu'elle ne pouvait pas faire autrement; alors, elle s'en allait à petit pas en traînant ses babouches. Elle me faisait bouillir le sang.

Si Tomadhyr n'était ni aussi grande, ni aussi belle, elle était à coup sûr plus agréable. Ses traits fins, ses yeux pleins de feu, sa physionomie expressive, sa démarche gracieuse, son talent de musicienne, la plaçaient beaucoup au-dessus des autres. Le proverbe oriental dit: Prends une blanche pour les yeux, mais pour le plaisir prends une Égyptienne. Et Tomadhyr était tout ce qu'il y avait de plus égyptien.

Ordinairement vive et enjouée, elle avait pourtant des moments de torpeur pires que ceux de Pannychis. Elle restait absorbée, sombre, le regard fixe, les dents serrées, et comme insensible. Elle avait honte de cet état maladif et allait se cacher dès qu'elle sentait venir un de ces accès. Ses compagnes disaient tout bas qu'elle voyait les afrites, c'est-à-dire les mauvais esprits, et, pour les conjurer, elles la chargeaient d'amulettes et de talismans. Je la surpris un jour chez moi, dans le divan, ce qui était une grave infraction aux convenances et au respect qu'elle me devait.

Elle était étendue dans l'embrasure de mon moucharaby, le menton dans les mains, et regardant avec attention dans un plat, une liqueur noire qui me fit l'effet d'être de l'encre.

Elle était tellement absorbée que je m'approchai sans qu'elle m'entendît.

—Que fais-tu là? lui demandai-je.

—Je regarde Djémilé, me répondit-elle sans lever les yeux.

—Djémilé, où ça?

—Là dedans.

J'eus la naïveté de regarder, mais je ne vis absolument rien que le visage de Tomadhyr, réfléchi comme dans un miroir.

—La voilà! reprit-elle, elle est avec son père et sa mère... Il y a des tentes, des chameaux; ils vont partir; oh! que c'est joli! Plus de deux mille mameluks à cheval... Tout s'efface... Il n'y a plus que le désert!... des palmiers... rien!

—Quelle est cette plaisanterie?

—C'est très-sérieux, dit-elle gravement. Tu ne sais donc pas que je suis magicienne? Ne le dis pas aux autres, elles me feraient du mal.

—Ah! bravo! répondis-je en riant, me voilà en plein dans les Mille et une Nuits.

—Qu'est-ce que tu dis? tu ne me crois pas? Assieds-toi et donne-moi ta main. Je t'apprendrai ce que tu veux savoir.

—Je t'en défie.

—Vrai? dit-elle en me regardant dans les yeux. J'accepte.

Je feignis d'ajouter foi à sa sorcellerie. Elle me prit la main, y versa une goutte de son liquide noir, s'agenouilla devant moi, et, s'accoudant familièrement sur mon genou, elle resta les yeux fixés sur ce pâté d'encre.

—Eh bien, y sommes-nous? lui dis-je.

—Oui, pense à une personne.

Je pensai à cette singulière fille qui se prétendait ou se croyait douée de seconde vue.

—Tu penses à moi, dit-elle.

—C'est vrai: à quoi reconnais-tu cela?

—Je me suis vue passer là.

—Et maintenant à qui est-ce que je pense?

—À une femme blonde, très-jolie, elle se promène avec un petit garçon, très-joli aussi. Elle est habillée à la française, l'enfant aussi.

Je restai stupéfait. Pour la dérouter, j'avais reporté ma pensée sur mademoiselle de Cérignan et le jeune Louis.

—Et peux-tu me dire où est cette dame?

—Dans un jardin près d'un bassin rempli d'eau; voilà un vieux monsieur, un Français avec des cheveux blancs, qui vient les chercher... Ils s'en vont... ils entrent dans une maison... Je ne vois plus que le sable de l'allée et des fleurs bleues.

Je lui demandai si je ne pourrais pas voir aussi.

—Non, dit-elle. Je ne peux dévoiler mon secret.

—Et peux-tu prédire l'avenir?

—Non!

—Tant pis! j'aurais voulu savoir...

—Si tu retrouveras Djémilé? Toutes tes idées sont tournées vers elle?

—Tu voudrais qu'elles le fussent vers une autre?

—Vers moi, oui! Fais-moi cadeau d'un collier d'or!

—Regarde dans ma main si je te le donnerai.

—Oui, tu me le donneras!

Je le lui donnai en effet.

Ce collier jeta la perturbation dans le harem, les autres lui portèrent envie et lui cherchèrent querelle: pour les apaiser, je dus leur faire à chacune un cadeau, et tout rentra dans le calme.

La splendide Pannychis en prit pourtant de l'ombrage, comme si elle eût eu le droit d'être jalouse de moi. Elle me fit prier par l'Abyssinienne de me rendre dans le harem, et, après avoir signifié d'un ton d'autorité aux autres odalisques de s'éloigner, elle me parla ainsi:

—Sidi, depuis la fuite de ton épouse légitime, qui équivaut à un divorce, tu n'as encore jeté les yeux sur aucune de nous, si ce n'est sur Tomadhyr l'Égyptienne. Il faut que nous sachions si tu l'as choisie pour ta femme, afin que nous ayons à lui obéir, ou si elle n'est pour toi qu'une esclave que tu gardes pour ton plaisir et à qui nous ne devons aucun respect.

Je répondis la vérité, Tomadhyr n'était ni ma femme ni ma maîtresse.

—Je suis satisfaite. En ce cas, il est temps que tu désignes celle qui doit succéder à Djémilé. Regarde-moi. Je suis belle, j'ai dix-neuf ans, je n'ai été mariée qu'une fois, je suis une cadine et non une odaleuk. Je sais très-bien gouverner un harem et je mérite la préférence. Si tu tiens à avoir deux femmes, je consens à ce que tu prennes Tomadhyr; mais elle n'aura que le titre de perroquet, tandis que je serai la Khanoune.

—Qu'entends-tu par perroquet?

—La durrah (perroquet), c'est la seconde femme.

—Je ne veux ni de dame maîtresse ni de perroquet. Odalisque je t'ai achetée, odalisque tu resteras. Que ferais-tu de plus si je te mettais à la tête de ma maison? tu ne sais absolument rien. Continue donc à être belle et à engraisser. Te manque-t-il quelque chose? Parle.

—Tu m'as fort bien traitée jusqu'à présent et je ne me plains pas de toi; mais mon rang exige que je ne sois pas plus longtemps confondue avec tes odalisques. Laisse-moi vivre comme une cadine et commander aux négresses.

—Sois donc cadine si cela t'amuse; mais j'y mets une condition: c'est que tu viendras déjeuner ou dîner avec moi chaque fois que je te le ferai dire; je m'ennuie de manger seul.

—Et si tu as des amis, devrai-je me montrer à eux le visage découvert? dit-elle d'un air effrayé.

—Oui, tu éclaireras de ta beauté les sauces que nous dégusterons.

Elle prit la plaisanterie pour un compliment, s'en montra fort satisfaite et me répondit avec majesté:

—Je mangerai avec toi les sauces que tu voudras, et dès ce soir si cela te convient; mais ne sois pas surpris si on te dit plus tard que je te manque de respect.

—Oublie tes usages orientaux et fais ce que je te dis.

Dès le soir même, je mis au service de sa nonchalante personne Daoura et Choho, et je la fis manger à ma table, ce qui leur parut de la dernière inconvenance. Dès le lendemain, Mériem réclama: elle prétendit être une cadine aussi et me pria de lui donner la petite fellahine pour la servir. Elle m'adressa sa supplique d'un air si doux et en termes si humbles, que j'y consentis à la même condition. Elle accepta sans commentaires. Il est vrai qu'elle était chrétienne.

Restait Tomadhyr. Je lui demandai si elle était aussi une cadine et combien elle voulait d'esclaves.

—Je n'ai pas besoin d'odalisques, répondit-elle, je suis mieux qu'une dame, je suis une almée. Le sort m'a privée de ma liberté; mais je ne me plains pas, puisqu'il m'a donné un maître tel que toi. Je ne désire rien que de te servir.

C'était la seule désintéressée. Je la questionnai. J'appris qu'elle était fille d'un chef arabe du Hedjaz et d'une Arabe du désert lybique. De huit enfants, elle seule avait survécu. À l'âge de six ans, elle avait perdu ses parents en l'espace d'un mois. Son père était mort fou, une almée d'Esnèh l'avait recueillie, élevée, instruite, puis vendue un très-gros prix à la femme d'un bey.

Celle-ci, voyant qu'elle devenait l'objet des attentions de son mari, s'était vivement défaite d'elle et Yacoub l'avait achetée. C'était là toute son histoire.

Je l'autorisai à venir tant qu'elle voudrait dans la maison de son maître, puisqu'elle me considérait comme tel. Elle eut la discrétion de n'en pas abuser, et je m'amusai parfois à la consulter; mais elle n'était pas toujours voyante. C'était une fille intelligente, adroite et prévenante. Je ne l'avais pas payée sa valeur. Je ne pouvais pourtant pas être amoureux d'elle. Elle me faisait peur avec ses beaux yeux souvent égarés.

J'obtins bientôt que Pannychis et Mériem mangeassent ensemble avec moi, et j'apprivoisai si bien la grosse cadine, qu'elle consentit à boire du vin. Tomadhyr, en sa qualité de fille de chambre, les négresses et la petite fellahine servaient à table, chacune leur maître ou leur maîtresse. J'avais pris un cuisinier français, et la gaieté était revenue au logis.

J'ai dit que Malek était beau garçon, mais il était grave et solennel, ne s'amusant de rien, et trouvant indigne de lui de sourire, plein d'amour-propre et très-susceptible, mais cachant ses impressions comme s'il eût eu peur qu'on les lui volât. Je l'invitai un jour à dîner avec les deux odalisques, ce qui le flatta énormément, bien qu'il eût l'air de trouver cela tout simple. Il fut pourtant très-scandalisé au fond, quand il vit Pannychis s'asseoir près de lui; ce jour-là, elle n'osa pas boire de vin; mais la chrétienne ne s'en priva pas assez. Quand elle eut la langue déliée, elle attaqua le mameluk, né dans le rite grec et converti forcément à l'islamisme. Elle lui reprocha sa tempérance, le poussa à boire, et finalement le traita de renégat. Malek resta impassible et la regarda avec mépris. Elle se piqua à ce jeu-là et chercha alors à porter le trouble dans le cœur de cet homme de marbre. Elle joua des prunelles. En Orient, c'est tout un langage; c'est le seul que les femmes puissent parler en public, voilées comme elles le sont et ne pouvant lier conversation avec aucun homme dans la rue; aussi les filles, tant musulmanes que chrétiennes ou cophtes, savent-elles tout dire sans ouvrir la bouche.

Malek n'était pas si bien cuirassé qu'il voulait le paraître, mais il ne bougea pas. Mériem en prit de l'humeur et se retira avec Pannychis. Malek me quitta quelques moments après, sans me faire aucune observation sur le singulier repas que je lui avais donné. J'allais me coucher quand Tomadhyr vint me dire que Mériem, rien qu'avec le langage des yeux, avait assigné un rendez-vous à Malek et qu'elle s'apprêtait à sortir.

Je n'étais pas le moins du monde jaloux, je ne m'étais arrogé aucun droit sur cette fille, mais je ne voulais pas jouer vis-à-vis de mon mameluk le rôle d'un maître trompé. Je me tins prêt et je suivis l'esclave coupable. Elle s'arrêta dans le jardin, près de la porte qui donnait sur la rue, et je me cachai dans un buisson en entendant venir Malek.

Celui-ci, sans lui donner le temps de s'expliquer, lui dit: Quoique tu sois une fille impure, qui bois du vin, je suis venu pour te dire la vérité. Je comprends bien ce que tu désires de moi. Cela ne sera pas, d'abord parce que tu appartiens à un homme que j'estime et que je ne veux pas lui voler son bien; ensuite parce que tu ne me plais pas! qu'Allah te ramène à la raison, je m'en vais!

Et il s'en retourna en laissant Mériem stupéfaite.

J'attendis qu'elle fût rentrée pour sortir de mon bosquet. Je ne lui adressai aucun reproche. Elle était assez mortifiée. J'admirai la sage conduite de Malek. À sa place je n'eusse peut-être pas été si vertueux.

Quelques jours après, me trouvant seul avec Mériem, je fis allusion, je ne sais plus à propos de quoi, à sa fantaisie pour Malek.

—Je suis une grande pécheresse, dit-elle; mais heureusement pour moi, j'ai un maître indulgent. Tu es doux et bon et je te suis toute dévouée.

—Tu me fais trop de compliments, Mériem! tu veux quelque chose.

—Je n'ose le dire, tu me refuserais, dit-elle en baissant les yeux.

—Allons, parle!

—Tu es chrétien, et tu connais les monastères.

—Fort peu.

—Enfin, tu sais qu'il y a des vierges qui se vouent au Christ.

—Oui, des nonnes, des religieuses; après?

—Je suis une de ces religieuses, et j'étais dans un couvent près de Bethléem.

—Toi? dis-je en éclatant de rire; en ce cas tu fais bon marché de tes vœux!

—Pour mes péchés, reprit-elle en rougissant, j'ai été enlevée par une tribu de Bédouins, vendue comme esclave et amenée à Boulaq où tu m'as achetée. Veux-tu me rendre ma liberté moyennant le prix que tu m'as payée? Je retournerais près de mes sœurs en Christ.

—Comment as-tu de l'argent? les esclaves n'en ont pas.

—C'est Mourad qui le lui a donné, s'écria tout à coup Tomadhyr, qui s'était glissée sans bruit près de nous.

—Tu mens, s'écria Mériem.

—Je te dis que c'est Mourad, reprit l'autre, pour l'aider à enlever Djémilé.

—Tu m'accuses faussement, répondit la chrétienne outrée de colère, parce que tu es jalouse et amoureuse du maître!

—Si je l'aime, je saurai bien le lui apprendre moi-même, répondit la jeune Arabe en lui sautant au visage et en l'égratignant.

Mériem riposta en la prenant aux cheveux. Je les séparai et je fis subir un interrogatoire sévère à Mériem. Devant les assertions de Tomadhyr, elle resta confondue et avoua la vérité; elle chercha à mettre sa trahison sur le compte de la jalousie, et, comme preuve, elle m'offrit de m'en remettre le prix.

—Garde ton argent, lui dis-je, et va-t-en dès demain, tu es libre!

—Tu es irrité contre moi?

—Tu me le demandes, lâche, idiote? Tiens, va-t-en tout de suite!

Et je lui tournai le dos.


VIII

À l'occasion du 1er vendémiaire de l'an VII, le 22 septembre 1798, fête qui avait remplacé celle du 1er de l'an, Bonaparte passa l'armée en revue dans un cirque immense qu'il avait fait construire ad hoc. Il profita de cette solennité pour distribuer des armes d'honneur. Après s'être placé sur une estrade avec son cortége de généraux, il fit appeler ceux qui étaient désignés pour recevoir les récompenses nationales. Je me présentai à mon tour et je reçus de ses mains un espadon d'honneur.

—Haudouin, me dit-il en souriant, tu m'as recommandé que la lame fût bonne, je l'ai recommandée moi-même.

Comme un enfant pressé de voir son jouet, je la sortis sur-le-champ de son fourreau; c'était un damas droit à double gorge, pointu comme un damas et coupant comme un rasoir. La coquille dorée garantissait la main, comme celle d'une claymore. C'était une arme excellente.

—Merci, mon général, lui dis-je. Soyez tranquille, j'en ferai bon usage.

La distribution terminée, Bonaparte donna un repas de deux cents couverts aux principaux officiers de l'armée, aux récompensés et aux autorités musulmanes. Puis il y eut courses, illuminations, ascension d'un ballon, spectacle nouveau pour les orientaux, et feu d'artifice. La fête se termina par un bal dans le palais et les jardins du quartier général, à la place d'Esbekieh.

Je retrouvai là M. de Cérignan et sa fille, et je me retrouvai, moi, aux trois quarts amoureux de la belle Olympe; j'allai l'inviter à danser. Elle en parut surprise et accepta. En valsant, je la serrai peut-être un peu plus que les convenances ne le permettaient. Sa main glacée tremblait dans la mienne comme si je lui eusse fait peur ou inspiré du dégoût. Voulant la faire revenir à de meilleurs sentiments sur mon compte, je lui proposai de faire un tour dans le bal et je lui offris mon bras. Elle accepta avec un empressement qui me prouva que je m'étais trompé.

En traversant les groupes: «Voyez, me dit-elle, tous ces mahométans avec le maintien impassible; ils sont encore plus scandalisés que surpris de nous voir nous promener bras dessus, bras dessous. Il se passera du temps avant que ces gens-là acceptent notre civilisation. Cette Égypte serait pourtant une magnifique possession. Malheureusement le Français ne sait pas coloniser. Il se démoralise loin de ses foyers, et, au lieu d'imposer ses vertus aux peuples conquis, il ne sait que prendre leurs vices. Y a-t-il rien de plus ridicule, pour ne pas dire immoral, que l'exemple donné dernièrement par le général Menou, qui a pris le turban, se fait appeler Abdallah-Menou, et se permet d'avoir un sérail? S'imagine-t-il être estimé davantage des infidèles, pour avoir renié le Christ? Non! Ils ne croient pas plus à sa sincérité qu'à celle de Bonaparte, qui se prétend l'ami du sultan de Constantinople, ce qui ne l'empêche pas de s'emparer de son pays, d'y introduire les lois françaises et de lever des impôts pour le compte de la république. Tenez! votre Bonaparte est un sceptique, qui traite par trop cavalièrement les opinions religieuses, et qui méprise tout ce qui n'est pas lui. C'est un homme qui cherche sa voie. Il tâtonne en ce moment, et s'il ne réussit pas à fonder une nouvelle dynastie de Pharaons en Égypte, il abandonnera cette entreprise, retournera en Europe et, après s'être dit plus musulman que le Grand-Turc, il se dira plus catholique que le pape, s'emparera du pouvoir et se fera sacrer à Reims, qui sait?

Sans croire à ses prédictions, j'admirais l'esprit sérieux de cette belle jeune fille. Elle me surprenait et me charmait tout à la fois.

—Savez-vous, lui dis-je, que vous raisonnez comme un homme? Je ne partage pas vos sentiments, mais j'admire votre intelligence. Vous êtes une personne supérieure, et si vous m'avez plu dès l'abord, aujourd'hui j'éprouve pour vous un sentiment plus vif et plus profond.

—Vous ne m'aimez pas, et vous ne pouvez m'aimer, dit-elle d'un air sérieux en s'arrêtant dans l'embrasure d'une fenêtre. Cessez ce jeu cruel!

—Vous êtes la première femme que le mot d'amour effarouche à ce point; il n'y a rien d'offensant dans l'hommage qu'un honnête homme rend à la beauté d'une fille telle que vous.

—Vous ne m'offensez pas, vous me faites souffrir. Taisez-vous, je ne dois pas vous écouter davantage.

—Je ne vous comprends pas.

—Je ne me comprends pas moi-même, dit-elle en passant la main sur son front; puis me prenant par le bras: Venez me faire valser encore. Elle fit trois pas et s'arrêta. Non! reconduisez-moi à ma place, et laissez-moi, je vous en prie! mon père peut blâmer ma conduite.

Elle était si pâle que je crus qu'elle allait se trouver mal. Je voulus l'emmener dans le jardin, respirer l'air. Elle refusa. Au moment de la quitter, je lui demandai la permission d'aller lui rendre visite.

—Non! dit-elle, nous ne devons pas nous revoir.

—Je vous fais donc horreur?

Elle leva vers moi ses grands yeux, se troubla en rencontrant les miens, et me dit: Non! croyez-le bien! mais je ne suis pas libre!

—Vous êtes mariée?

—Je me suis donnée à Dieu!

Était-elle religieuse? Je voulais le savoir; mais son père vint couper court à toute information. Je l'invitai de nouveau. Elle me donna la trois cent soixante-cinquième contredanse; c'était me renvoyer à Noël ou à la Trinité. Je ne la perdis pas de vue de toute la soirée. Quand elle sortit au bras de son père, je la suivis de loin, afin de savoir où elle demeurait.

C'était dans une des dernières maisons du quartier franc. L'habitation était précédée d'un jardin enclos d'une muraille peu élevée, formant terrasse, avec une tonnelle sur la rue. Il n'était pas difficile d'entrer par là; mais je ne voulais pas agir aussi brusquement avec elle. Dès le lendemain, sous prétexte de promener un cheval arabe que j'avais acheté tout récemment, j'allai rôder dans la rue, espérant apercevoir mademoiselle de Cérignan à sa fenêtre ou sur sa terrasse.

Je ne l'aperçus pas, j'y revins huit jours de suite. Un dimanche, je vis dans le jardin le petit Louis qui, auprès d'un bassin entouré de fleurs bleues, comme dans la vision de Tomadhyr, jetait des cailloux dans l'eau et s'amusait à faire sombrer toute une flotte en papier.

—Voilà pour l'amiral Nelson! disait-il, vive le brave Brueys!

—Oui, vive la République! lui criai-je par-dessus le mur.

L'enfant cessa son jeu, et tourna son visage effaré de mon côté.

—Pourquoi, dit-il, voulez-vous donc me faire peur? Vous n'avez pourtant pas l'air méchant.

—Ce n'est pas pour t'effrayer, mon petit ami.

—Ah! je suis votre petit ami, dit-il avec un sourire triste et—venant sur la terrasse—il reprit:

—Vous voudriez bien être celui de ma sœur, n'est-ce pas?

—Tu as deviné cela tout seul? Est-elle chez-elle? Ne pourrais-je lui présenter mes hommages?

—Elle vous voit bien passer; mais elle ne veut pas vous revoir... Voilà M. de Cérignan! allez-vous-en!

J'eus peur d'être surpris en faute et je piquai des deux.

Je revins le lendemain et je demandai à être reçu. On me répondit qu'il n'y avait personne à la maison.

Je fus blessé de ce refus, et de retour chez moi, j'écrivis une déclaration à mademoiselle Olympe. Je la lui fis parvenir par Louis, que je revis un matin dans le jardin, mais avec lequel je n'eus pas le temps de causer. Je ne reçus pas de réponse. Je ne me tins pas pour battu. J'espérais avoir mes entrées par son père. J'invitai celui-ci avec ses enfants à un grand dîner que je voulais rendre à mon général. Il refusa. Le dîner n'en tint pas moins. J'envoyai mes invitations d'abord aux généraux Roize et Reynier, à Sabardin, à Dubertet et à sa moitié, à Morin, à quelques notables indigènes, à Malek et à tous les officiers de mon régiment. Je passai deux jours à styler mes esclaves qui devaient servir à table sous les ordres de Guidamour. Tomadhyr et la petite fellahine promettaient seules de s'en tirer avec intelligence; les négresses étaient de véritables brutes.

Le dîner était des plus somptueux pour l'Égypte. Si mon cuisinier français n'avait pu varier le fond de la nourriture, il avait, en revanche, voulu se surpasser par la variété des assaisonnements et les déguisements qu'il avait fait subir aux victuailles. Les poissons du Nil furent censés des carpes du Rhin. Les coqs de bruyères, les poules, pigeons et canards avaient pris des noms nouveaux. Jusqu'au mouton, qui fut baptisé chevreuil des pyramides. Les pâtisseries et les fruits étaient supérieurs à ceux d'Europe. Les vins, qui venaient de France et de Grèce, étaient des meilleurs clos. Mon luxe n'étonna personne; on pensa que j'avais fait de bonnes prises sur le champ de bataille. J'avais convoqué la fanfare de mon régiment, et, entre chaque service, la salle retentissait de nos airs nationaux: la Marseillaise, le Chant du Départ, etc.

Au dessert, toutes les langues étaient déliées, et la sitty Pannychis, qui tenait la place de maîtresse de maison, était le but des hommages de ses voisins Dubertet et Morin.

—Vous devez bien m'en vouloir, me dit Sylvie, qu'en sa qualité de seule femme européenne, j'avais placée à côté de moi.

—De quoi donc, ma belle dame?

—D'avoir manqué au rendez-vous que je vous avais donné sous le grand caroubier, il y a plus d'un mois. Vous m'avez attendue et maudite cent fois, j'en suis sûre! Mais il n'y a pas eu de ma faute. Hector a refusé de me laisser seule et je n'ai pu m'échapper.

L'amour-propre blessé lui suggérait-il ce mensonge?

—Mais cela se retrouvera! ajouta-t-elle; voyez Hector, comme il regarde votre femme!

Il était en effet pâmé devant la belle tête de Pannychis.

—Je ne tiens pas à cette fille, lui dis-je, et si Dubertet la trouve à son gré, je la lui céderai volontiers.

—Merci! je m'oppose à ce qu'il prenne vos mœurs orientales. Vous ne feriez pas une offre semblable s'il s'agissait de votre favorite; mais je ne la vois pas; vous la tenez donc sous clef, celle-là?

—Je ne l'ai plus, dis-je, en affectant une indifférence que j'étais loin d'éprouver.

—Vous l'avez renvoyée?

—Parfaitement.

—Elle ne vous plaisait plus?

—Oui, c'est ça.

—Et c'est la Junon qui l'a remplacée dans votre cœur? Moi, mon cher, j'aurais préféré cette fille aux yeux de feu, qui vous sert avec tant d'attention.

—L'une n'empêche pas l'autre, dis-je en riant.

—Quel pacha vous faites!

Le divertissement le plus en faveur en Orient est celui des danseuses ghaziyèh, que l'on appelle plutôt ghawasies, du nom de la tribu à laquelle elles appartiennent. On les confond souvent avec les almées, qui sont spécialement chanteuses et improvisatrices. Elles n'ont de commun que d'être appelées dans l'intérieur des harems et des maisons pour y faire montre de leurs talents. Les ghawasies ne jouissent pas d'une très-bonne réputation, tandis que les almées sont parfois des filles d'un grand mérite.

Pour que ma petite fête fût aussi complète que possible, j'avais donc fait dire à plusieurs de ces danseuses de venir nous récréer dans la soirée, après le café et les narghilés, car nous avions déjà pris l'habitude de fumer comme des Turcs. Elles arrivèrent suivies de musiciens arabes et de quelques indigènes, toujours curieux de ce genre de spectacle. Les ghawasies dansèrent avec assez de grâce, et comme je les applaudissais devant Tomadhyr:

—Je danse mieux que ces ghawasies, me dit-elle, veux-tu me permettre de prendre place sur le dourkah?

Le dourkah est le tapis placé au milieu de la salle et que la danseuse ne doit pas quitter pendant qu'elle se livre à ses trépidations.

Tomadhyr s'y élança, et agitant au-dessus de sa tête de petites cymbales de cuivre, elle se livra sur place à une danse effrénée, ralentissant ou accélérant avec une audacieuse énergie les mouvements de ses hanches et de ses reins assouplis à ce genre d'exercice, suivant les diverses phases du sentiment lascif qui semblait l'animer, jusqu'à ce qu'elle tombât haletante, épuisée sur le dourkah. Elle obtint les applaudissements des spectateurs et se retira couverte de gloire.

Pannychis s'était placée auprès de Dubertet. Au milieu du tumulte, je vis celui-ci lui serrer furtivement la main, et elle, lui répondre par un sourire d'intelligence. D'un autre côté, Malek, dont j'avais déjà remarqué les œillades de tigre amoureux, à l'adresse de Sylvie, s'approcha d'elle, et dans son mélange d'italien, de français et d'arabe, l'invita à briller aussi sur le dourkah, ce qui la fit beaucoup rire, mais lui suggéra l'idée de danser. Elle me pria de faire jouer quelques valses, et, sur mon ordre, la musique arabe dut céder la place à la fanfare du 3e dragons. Les danseuses européennes manquant, mes officiers s'emparèrent des ghawasies, de mes odalisques, de mes négresses, et, bon gré mal gré, les firent sauter. Je n'ai jamais rien vu de plus comique, cela ressemblait à une mêlée, où circulaient les bols de punch, les sorbets, les sucreries et les petits verres d'aragui, sorte d'anisette que les musulmanes avalaient sans sourciller. Cette petite fête dura jusqu'à cinq heures du matin.

Le lendemain, ne voyant pas paraître Pannychis à l'heure du dîner, je demandai à Tomadhyr si c'était jour de jeûne ou si elle était malade.

Elle a quitté la danse hier avec ton ami, celui qui demeure de l'autre côté du jardin.

—Qui? Dubertet?

—Oui, Toubertié (c'est ainsi qu'elle prononçait son nom), et elle n'est pas rentrée.

—Et elle a bien fait, si cela lui a plu; mais si elle revient, tu lui diras de ma part qu'elle y retourne. Je ne veux plus d'elle chez moi.

—Oh! je le lui dirai bien, sois tranquille! Elle n'avait pas le droit de te quitter ainsi. Elle aurait dû, au moins, demander à divorcer.

—À quoi bon? je ne l'ai pas épousée plus que toi.

—Tu ne tiens donc pas à tes femmes, que tu te montres si indifférent à leur départ?

—Je ne tiens pas aux gens qui ne tiennent pas à moi.

—En ce cas, si je te demandais de me permettre de revoir mon pays, ne fût-ce que l'espace d'une lune, tu croirais que je n'ai pas d'affection pour toi?

Je croirais que tu veux t'en aller.

Elle me regarda tristement et dit en soupirant: Le soleil du Saïs est si chaud! Ici, j'ai froid! Je me sens malade et j'ai peur de mourir.

—Je ne voulais pas lui rendre sa liberté, et je fis la sourde oreille. Pour changer le cours de ses idées, je lui dis:

—Maintenant que Mériem et Pannychis sont parties, prends leur place dans le harem. Je te donne toutes les odalisques et je te fais khanoune.

—Ma vie est à toi! dit-elle avec un soupir, et si tu veux la conserver, envoie-moi me réchauffer au soleil du désert. Je jure, par l'affection que je te porte, de revenir dès que je serai en bonne santé.

J'hésitai quelques jours. Sans être épris d'elle, j'éprouvais une sorte d'affection basée sur l'estime d'un caractère de femme supérieur aux autres.

Mais elle tomba tout à fait malade et ne parla plus que de son pays. Effrayé de sa nostalgie, je pourvus à ses besoins, et quand je l'embarquai pour la Haute-Égypte, l'espérance, le bonheur de revoir le désert l'avait déjà à moitié guérie.

De huit femmes qui peuplaient ma maison, quelques jours auparavant, il ne me restait plus que les deux négresses et la petite fellahine. Encore pouvaient-elles vouloir décamper d'un jour à l'autre. Je leur demandai quelles étaient leurs intentions. Les négresses, qui n'avaient aucune volonté pour leur propre compte, ne comprirent même pas ce que je voulais leur dire. La liberté pour elles, c'était la honte et la misère. Quant à la petite fellahine, elle me répondit avec une emphase comique:

—Je ne yeux pas retourner avec ma mère pour ne manger que de la pastèque, et recevoir des coups de bâton. Tu m'as achetée trois fois plus cher que je ne valais, je suis à toi. Garde-moi, je t'en prie; je te servirai de mon mieux, je le jure par Chamâ!

—Quel est ce saint-là?

—La grande idole de Medinet-Abou.

Elle jurait par l'une des statues de Memnon à Thèbes, comme dans l'antiquité, on prenait à témoin de ses serments les roches de l'île de Philée. Cette fille avait-elle conservé quelque tradition de l'ancienne religion égyptienne?

Je la questionnai à ce sujet. Ses croyances étaient un mélange d'idolâtrie et de paganisme entés sur l'islamisme.

Je restai donc avec mes trois esclaves, et la maison n'en marcha pas plus mal, au contraire; les négresses étaient soumises comme des animaux domestiques, et Zabetta se montrait alerte et adroite dans ses fonctions de servante par intérim.


IX

Quelques jours après, je vis entrer chez moi Dubertet, la figure bouleversée.

—Mon cher, dit-il, j'ai fait une sottise et j'ai agi comme un enfant. J'ai d'abord des excuses à te faire pour t'avoir enlevé Pannychis, et je suis prêt à te rembourser le prix qu'elle t'a coûté.

—Si cette fille te plaît, lui répondis-je, je t'en fais cadeau et je te pardonne; tu étais ivre l'autre jour.

—C'est la vérité: Sylvie aurait dû le comprendre et se montrer plus indulgente, au lieu de me planter là.

—Vous êtes brouillés?

—À mort! Elle a surpris cette fille chez moi, et elle est partie sans me dire un mot, sans même emporter ses chiffons.

—Elle a peut-être été se jeter dans le Nil? La jalousie, la colère et l'amour-propre blessé sont de mauvais conseillers.

—Oh! elle ne se tuera pas, dit-il avec calme, je la connais! Du reste, ça ne battait plus que d'une aile chez nous, depuis notre départ de Civita-Vecchia, et ce qui est arrivé hier serait arrivé dans huit jours. En attendant, je me trouve très-embarrassé sans une maîtresse de maison. Pannychis a pourtant la prétention de l'être au suprême degré; mais elle ne sait ni recevoir, ni causer. Elle comprend seulement quelques mots de français.

—Donne-lui des maîtres, façonne-la à ton idée; elle est assez belle pour te faire honneur, et elle te donnera de beaux enfants.

—Oui, tu as raison, j'ai été assez longtemps l'esclave avec Sylvie, il est temps que je sois le maître chez moi. Voyons, dis-moi ce qu'elle t'a coûté.

Comme il me répugnait de revendre cette grosse personne qui avait mangé si souvent à ma table, je ne voulus point recevoir d'argent. Hector se fâcha presque, il me dit qu'il en était sérieusement amoureux et qu'il la voulait toute à lui. Je fus obligé de lui dire le prix que je l'avais payée: mille francs.

—C'est moins cher que Sylvie, dit-il, les voici.

—Veux-tu un reçu, un contrat de vente?

—Tu plaisantes!

—Cependant, pour le montrer à ta future épouse quand elle voudra empiéter sur tes droits?

—Tu te moques de moi?

—Je l'avoue.

—Eh bien, ça m'est égal!

Nous nous quittâmes bons amis.

En traversant la cour, je vis la petite fellahine occupée à faire reluire mes bottes; l'or de Dubertet me brûlait les doigts.

—Tiens, lui dis-je, je te fais cadeau de cette bourse; achète-toi de belles robes et des parures.

—Tu me donnes tout ça? s'écria-t-elle en lâchant mes bottes et en sautant sur les sequins.

—Oui.

—Oh! je m'en vais acheter un borghot blanc et un habbarah de taffetas noir! et des bottes jaunes! Quand j'irai aux bains, on me prendra pour une cadine: et puis j'achèterai un corsage d'or et un tarbouch brodé!...

Je la laissai à sa joie d'enfant.

Le lendemain, je la trouvai dans une toilette fort riche, sinon du meilleur goût. N'ayant pu dépenser qu'une faible partie de son trésor, elle avait imaginé de percer tout ce qui lui restait de sequins et d'en faire un quintuple rang de colliers, qui lui couvrait la poitrine comme une cuirasse d'or. C'est ainsi qu'elle cirait mes bottes tous les matins.

Quelques jours après, j'avais été au vieux Caire pour jouir, au soleil couchant, de la vue grandiose du débordement du Nil, et je me promenais seul le long de la berge, quand, à la petite fenêtre d'un palais arabe, de l'autre côté du mur d'un jardin, je vis agiter un mouchoir. Était-ce à moi que ce signal s'adressait? Je m'arrêtai, le mouchoir disparut, et une femme voilée montra sa tête. Elle était trop loin pour entendre ma voix. Par signes, je lui demandai si c'était à moi qu'elle en voulait. Comme la fenêtre était trop étroite pour lui permettre d'y passer la tête en même temps que le bras, elle se retira et agita de nouveau son mouchoir. Je recommençai à télégraphier pour lui demander par où je devais passer. Elle me fit signe de prendre à droite, et je m'engageai dans une ruelle.

Par une porte entre-bâillée, j'entendis une voix me crier en arabe: Par ici!

J'entrai, la porte se referma derrière moi, et je me trouvai dans un jardin, en face de Mériem. J'avais oublié ma colère contre elle et je lui demandai ce que signifiaient ses signaux.

—Suis-moi, dit-elle, et tu le sauras.

—C'est inutile, repris-je en riant, je ne veux pas d'aventure galante avec une fille sainte; n'es-tu pas religieuse?

—J'ai renoncé au couvent dit-elle en baissant les yeux, et d'ailleurs il ne s'agit pas de moi en ce moment, mais de la plus belle des sultanes.

Une idée folle, l'espoir de retrouver Djémilé, m'avait fait accepter l'aventure. Sans me vanter de ma ridicule espérance, je voulus en avoir le cœur net, et je suivis Mériem.

La nuit venait et l'intérieur de la maison était déjà plongé dans l'obscurité. L'ex-nonne me poussa dans une pièce mal éclairée, me dit que sa maîtresse était là et se retira après avoir laissé retomber derrière moi le tapis qui servait de porte. À la lueur d'une lampe brûlant dans un globe de verre bleuâtre, je distinguai, sur un sofa, la dame assise à l'orientale, enveloppée de draperies blanches et voilée jusqu'aux yeux: ce n'était pas ceux de Djémilé.

Elle me fit signe de m'asseoir à ses pieds. Je lui obéis et lui adressai quelques compliments auxquels elle ne répondit que par monosyllabes inintelligibles, d'une voix gutturale qui semblait une affectation. Je regardai sa main qu'elle avait blanche et potelée, et je vis tout de suite que ce n'était ni celle d'une juive, ni celle d'une cophte, mais bien celle de mademoiselle Sylvie Guidamour. Je me gardai bien de lui dire que je la reconnaissais. Je voulais voir jusqu'où irait la comédie. Je lui parlai arabe si longtemps et si froidement qu'elle s'impatienta et ôta son voile, en me disant qu'elle ne m'avait pas appelé pour m'entendre réciter le Koran.

—Quoi! fis-je en jouant l'étonnement, c'est vous, Sylvie! Je suis heureux de vous avoir enfin retrouvée: je vous cherche depuis huit jours.

—Bah! vous me cherchez! Pour vous moquer encore de moi?

—Non, vous êtes partie avec une telle précipitation de chez Dubertet, que vous n'avez rien emporté, pas même vos bijoux.

—Je les ai envoyé chercher depuis.

—Ah, très-bien! Mais vous pouvez avoir besoin d'argent...

—Certainement que j'en ai besoin! tout est hors de prix, et ces chiens de Turcs nous exploitent tant qu'ils peuvent. Si j'avais seulement une douzaine de mille francs, je me tirerais d'affaire.

—Ça se trouve bien, j'ai justement un ami qui veut placer douze mille francs.

—À fonds perdus? dit-elle en riant.

—Parbleu!

—Et cet ami, c'est vous?

—Non, c'est Jean Guidamour.

—Qu'est-ce que c'est que ça?

—Un brave et digne militaire qui se dit votre cousin.

—Il est officier?

—Non, c'est mon brosseur.

—Connais pas.

—Alors, je lui dirai de ne rien vous offrir, vous n'accepteriez pas.

—Voyons, ne plaisantez pas. Dites-moi que vous viendrez à mon secours.

—Dites-moi d'abord ce que vous faites ici sous ces vêtements d'odalisque: avez-vous épousé un musulman?

—Mon cher, c'est toute une histoire. Il faut que je vous raconte ça. J'aurais dû rester chez Dubertet et mettre l'odalisque à la porte; mais j'avais la tête montée, et je suis partie pour aller droit chez vous; et puis j'ai pensé que vous ou vos trente-six esclaves ne me recevriez pas, et, de colère contre Dubertet, de dépit contre vous, j'ai été comme une sotte pour me flanquer à l'eau.

—Mais vous ne l'avez pas fait?...

—Mais si, je l'ai fait! Heureusement que c'était dans le petit bras du Nil, en face l'île du Lazaret. Quand je me suis sentie de l'eau jusqu'au creux de l'estomac, j'ai crié. Il était plus de minuit, et à cette heure il ne passe guère que des chats; alors j'ai crié plus fort. Je voulais être sauvée par quelqu'un et faire un esclandre qui aurait compromis Dubertet. Enfin, un homme est venu qui m'a tirée de là. Vous ne devineriez jamais qui?

—Le général Bonaparte, peut-être?

—Non, Malek, le beau mameluk!

—Ah! ah! et qu'a-t-il fait de vous?

—J'étais évanouie....

—Ce qui ne vous empêchait pas de crier.

—Vous riez toujours! vous n'êtes donc pas un homme sérieux?

—Si fait! je comprends qu'il vous a emportée.

—Et déposée ici.

—Cette maison est donc à lui?

—Non, elle appartient à votre ancienne odalisque, Mériem, la chrétienne, qui l'a achetée avec ses économies et avec l'argent que lui avait donné Mourad-bey pour livrer votre belle mameluke. Vous ne vous étiez pas vanté de sa fuite!

—Mais comment Malek, qui méprisait cette Mériem, vous a-t-il amenée chez elle?

—Il ne la méprise pas tant que ça, bien qu'il prétende être amoureux de moi. Ces musulmans sont si rusés! moi, je ne les estime pas. Ce Malek est beau comme l'Apollon du Belvédère, mais il n'est ni gai ni spirituel, avec son baragouin arabico-français. Et puis il m'enferme comme un jaloux, sans en avoir le droit. Il s'entend avec la Mériem, et je commence à avoir assez de leur compagnie. Tirez-moi de leurs griffes, colonel, ou je ne réponds pas de moi.

—Vous mériteriez de rester là, pour avoir été prendre un bain dans le Nil et avoir fait des coquetteries à un Arabe: mais je parlerai à Malek dès demain et je lui signifierai de vous laisser libre et tranquille.

—C'est convenu, vous êtes gentil comme tout! Voulez-vous me faire la grâce de rester souper?

Je la remerciai, prétextant un travail pressé, et je la quittai.

Le lendemain, je lui fis porter par Guidamour la somme qu'elle désirait. Comme elle reçut son cousin la figure voilée, il ne la reconnut pas.

Je n'eus pas besoin de mander Malek. Il vint de lui-même. Mériem n'avait pas manqué de lui apprendre que j'avais vu sa belle et que je lui avais envoyé de l'argent. Ce fut assez pour rendre le mameluk furieux de jalousie.

Il prit un air sombre et c'est lui qui me soumit à une espèce d'interrogatoire. Je n'avais rien à me reprocher. Je lui appris toute la vérité.

—Je te crois, dit-il, mais que la Française me trompe de fait ou d'intention, c'est la même chose pour moi. Je la punirai comme elle le mérite.

—Garde-toi bien de toucher à un cheveu de sa tête: c'est une femme libre et non une esclave. Estime-toi heureux et content si elle a daigné jeter les yeux sur toi. Tu n'as pas le droit de la retenir prisonnière et je t'avertis que la contrainte irrite les Européennes et ne les soumet pas.

—Je la soumettrai en la tuant!

—Tu ne la tueras point et tu vas la laisser partir.

—Oui, dit-il avec un sourire amer, je la laisserai partir, mais après lui avoir coupé les pieds.

—Malek! tu me forces de prendre la défense de cette femme dont, pour mon compte, je ne me soucie en aucune façon: mais j'ai des devoirs de compatriote à remplir et je les remplirai. Tu vas te rendre à la citadelle afin d'y prendre le temps de réfléchir, et cela dans ton intérêt; car la moindre tentative sur la personne d'une Française entraînerait ta mort.

—Si je n'avais à accomplir une vengeance plus sérieuse en tuant Mourad, je n'accepterais aucune condition. Que la Française fasse ce qu'elle voudra, tu peux le lui apprendre!

—Je n'ai rien à lui dire: je ne la vois pas; c'est à toi d'être doux avec elle, si tu veux la garder.

—Les femmes de votre pays sont donc vos maîtres?

—En amour, oui, certainement.

Quand il fut sorti, comme je ne me fiais qu'à demi à sa promesse, j'allai trouver le général, afin qu'il l'expédiât avec ses mameluks à Desaix. Il pouvait lui être utile pour s'emparer de Mourad.

Trois jours après, Malek recevait l'ordre de partir pour Beny-Soueyf, où était la division Desaix.

Le lendemain du départ de Malek, le 22 octobre, je rôdais à cheval avec Guidamour autour de la maison de mademoiselle de Cérignan, espérant lui fournir l'occasion de revenir de ses rigueurs, quand, grâce à ma connaissance de la langue du pays, j'entendis que les groupes auprès desquels nous passions nous qualifiaient gracieusement de fils de truie. Je méprisai l'injure, mais elle me donna à réfléchir sur les protestations d'amitié dont les musulmans nous accablaient.

À quelques pas de là, la voix du muezzin cria dans les airs, du haut d'une mosquée voisine, une prière qui me parut apocryphe. Je m'arrêtai pour écouter, et je saisis clairement les paroles suivantes:

«L'heure est venue d'écraser les impurs chrétiens. Le peuple français (Dieu veuille détruire son pays de fond en comble et couvrir d'ignominie ses drapeaux) est une nation de scélérats sans frein.

»O vous, défenseurs de la foi, ô vous adorateurs d'un seul Dieu, qui croyez à la mission de Mahomet, réunissez-vous et marchez au combat sous la protection du Très-Haut.

»Comme la poussière que le vent disperse, il ne restera bientôt plus aucun vestige de ces infidèles. Debout! debout! armez-vous, frappez, et que les méchants périssent!»

Une immense clameur, suivie de coups de feu et de cris de détresse, répondit à cette proclamation de révolte. Un flot de peuple en armes se rua de notre côté, des balles sifflèrent à nos oreilles. Mon cheval s'abattit. Je mis l'épée au poing en criant à Guidamour: «Je me réfugie chez M. de Cérignan, amène-moi un escadron et file vite.» Il partit ventre-à-terre. Je courus à la maison d'Olympe. Une autre bande d'insurgés débouchait par le haut de la rue. La porte était fermée. Je grimpai sur le mur. Plusieurs balles passèrent sur ma tête. Je me jetai dans le jardin. M. de Cérignan, suivi de deux domestiques armés de carabines, s'élança à ma rencontre.

—Ne tirez pas! lui dis-je, gardez votre poudre, vous en aurez besoin tout à l'heure.

—Ah! çà, me dit-il, ce n'est donc pas à vous seul qu'en veut cette canaille?

—C'est à tous les Français, monsieur, il s'agit de se défendre.

—Oui, oui, barricadons-nous!

Quand ses gens eurent placé deux gros madriers en travers de la porte de la maison, nous nous préparâmes à en soutenir le siége, en attendant l'arrivée de mes dragons.

Mademoiselle Olympe, en négligé du matin, et les cheveux dénoués, accourut en tenant le petit Louis par la main. Elle se troubla en me voyant et me demanda si j'étais la cause de ce tumulte.

—C'est une révolution, lui dit son père avec sa légèreté habituelle, même au milieu du danger; c'est pire qu'à Paris, car ici on ne guillotine pas, on empale. Ces gens-là font tout à l'envers!

—Monsieur de Coulanges, s'écria Olympe en joignant les mains, protégez-nous! Mais avant tout, sauvez cet enfant.

La porte de la rue céda sous les efforts des assaillants et le jardin fut envahi.

M. de Cérignan me donna un fusil de chasse fleurdelysé, des balles, et je me postai à un des deux croisillons qui donnaient au-dessus de l'entrée, tandis qu'il courait à l'autre.

Les révoltés dirigèrent leurs efforts sur la porte de la maison et l'attaquèrent à coups de hache; je voulus parlementer, je reçus une volée de coups de fusil. Alors, je ripostai à coups de carabine. Nous étions quatre contre cinq ou six cents. Nous tirions sans relâche. L'odeur de la poudre avait tellement enivré le vieux Cérignan qu'il parlait de faire une sortie.

À chaque coup de hache qui résonnait dans la porte comme un coup de canon, j'entendais mademoiselle de Cérignan invoquer le ciel, non pour elle mais pour Louis. Malgré ma préoccupation, je fus frappé de l'espèce de culte qu'elle lui rendait. Pourtant nos munitions s'épuisaient et mes dragons n'arrivaient pas. Étaient-ils, de leur côté, aux prises avec l'ennemi?

—Il n'y a plus de poudre! cria M. de Cérignan; jetons-leur les meubles sur la tête.

Mais les croisillons et l'escalier étaient trop étroits pour livrer passage au moindre coffre.

La porte cédait.

—Vite, vite! criai-je, empilons les meubles dans le couloir; une barricade!

On s'empressa d'apporter tout ce qui tomba sous la main. Olympe, surmontant sa frayeur, nous aida bravement.

Louis s'était réfugié en haut de l'escalier et, d'un air hébété par la peur, il nous regardait travailler.

Pour résister à une troupe de forcenés, il eût fallu autre choses que des malles et des coussins. Tout notre échafaudage fut vite renversé. Le vieux royaliste était vraiment brave, mais inexpérimenté en pareille matière. Il s'élança sans précaution sur le premier qui se présenta et tomba, la tête fendue d'un coup de hache. Un des domestiques fut écrasé sous les pieds, l'autre s'enfuit. Je m'emparai de mademoiselle de Cérignan; elle s'accrochait à moi avec désespoir. Je lui fis vivement grimper l'escalier du premier étage, je ramassai Louis qui ne bougeait pas et je continuai à monter.

Aucune chambre, selon la coutume orientale, ne fermait autrement que par des portières.

—Montrez-moi le chemin de la terrasse, dis-je à Olympe, de là nous pourrons peut-être gagner quelque maison voisine.

Dès que nous fûmes sur le toit, je rabattis la trappe derrière nous. Des balles de coton se trouvaient là. À quoi étaient-elles destinées? C'est ce dont je n'avais pas le temps de m'inquiéter. Je les amoncelai sur la trappe à l'aide de ma compagne qui commençait à reprendre courage.

Il n'y avait pas moyen de gagner la maison voisine, elle était à une distance de quinze pieds. Du reste à l'abri des balles derrière le mur d'appui qui tenait lieu de balustrade, nous pouvions encore braver la fureur des révoltés.

Ils pillèrent la maison, cassèrent ce qu'ils ne pouvaient emporter, et plantèrent à la porte du jardin la tête du vieux Cérignan et celle de son domestique.

À la vue de ce hideux spectacle, Olympe tomba comme foudroyée. Soit que Louis ne comprît pas, soit qu'il fût peu sensible, il montra peu d'émotion.

Le tambour battait dans les rues du Caire, les feux de mousqueterie crépitaient, le canon tonnait. Un nuage de fumée s'élevait de la ville.

Après avoir attendu là une grande heure, je vis enfin étinceler au soleil les casques de mes dragons. La cause de leur retard venait de ce que les habitants de Boulaq avaient également tenté de se révolter et qu'il avait fallu les maintenir.

Un instant après, un escadron pénétrait dans la ruelle, en chassant devant lui la populace en désordre.

Je criai au commandant de venir nous délivrer. Les dragons furent bientôt dans le jardin et massacrèrent tous ceux qui leur tombèrent sous la main.

Nous dûmes marcher sur les cadavres et dans le sang pour gagner la rue.

Avec la nuit, le combat avait cessé. Les musulmans croiraient commettre un péché en se battant ou en traitant une affaire quelconque après le coucher du soleil.

Un régiment de grenadiers vint prendre position et bivaquer dans l'enclos même. Mademoiselle de Cérignan et Louis ne pouvaient rester là. Je les emmenai. Quand nous arrivâmes à Boulaq, un officier d'ordonnance vint m'avertir de me tenir prêt à marcher au premier signal.

Olympe était tellement brisée de douleur et de fatigue, que je la portai dans le divan sans qu'elle s'en aperçût. Elle faisait peine à voir.

Je la laissai aux soins de Daoura et de la petite fellahine.


X

En traversant la cour, je vis Louis accoudé sur le bassin du marbre et regardant les poissons rouges, sans donner aucune marque de regret pour son père ou d'inquiétude pour sa sœur.

Je lui reprochai son insensibilité devant le malheur qui venait de le frapper dans la personne de M. de Cérignan.

—Il n'était pas mon père, dit-il.

—Mademoiselle de Cérignan n'est-elle pas ta sœur?

—Non! je suis orphelin. Mon père et ma mère ont été guillotinés; et, sans des amis que je ne connais pas, on m'aurait bien laissé mourir au Temple.

—Qu'est-ce que tu chantes-là?

—Je ne chante pas, dit-il en me regardant d'un air doux, et un jour, quand je serai roi, je me rappellerai que sans vous les Arabes m'auraient coupé la tête comme à mon pauvre menin!

Le Temple, le roi, sa gouvernante, son menin... qu'est-ce qu'il voulait dire? ce pauvre enfant avait-il perdu la raison au milieu d'émotions trop fortes pour son âge?

—Il faut, lui dis-je, te coucher, dormir, oublier tout ça.

—Oui, oui, oublier... il faut oublier, dit-il d'un air singulier; mais en attendant j'ai bien faim!

—En ce cas, viens souper.

Je lui donnai ce que je trouvai. Moi-même, à jeun depuis le matin, je soupai quatre à quatre, car j'attendais à chaque instant l'ordre de monter à cheval. J'étais seul avec l'enfant. Il ne donnait aucun signe de démence et mangeait de fort bel appétit.

—Comment t'appelles-tu? lui dis-je.

—Je te le dirai si tu me promets le secret vis-à-vis de tout le monde.

—Même vis-à-vis de ta sœur?

—Oh! ma gouvernante le connaît bien, mon nom! Cela m'étonne qu'elle ne te l'ait pas confié.

—Pourquoi?

—Parce que tu es son bon ami.

—Cela n'est pas, mon petit garçon. Mais qui es-tu? parle. Je ne le dirai à personne.

—Je suis le Dauphin.

—Quel Dauphin?

—Le Dauphin de France, donc!

—Tu prétends être le fils de Louis XVI et de Marie-Antoinette?

—Oui.

—Pour le coup tu me la bailles belle! Si tu n'es pas fou, tu es un imposteur ou un mauvais plaisant. Louis Capet est mort au Temple, il y a trois ans.

—C'est celui qui a pris ma place qui est mort. Moi, je me porte bien. Veux-tu boire à ma santé? ajouta-t-il en approchant son verre du mien avec un charmant sourire.

—À la santé du petit Louis, de tout mon cœur! mais pas à celle du roi Louis XVII.

—Soit! dit-il en trinquant, je ne demande pas à être roi. On vous met en prison, on vous tue... Ne dis à personne qui je suis!

Je regardais cet enfant et je lui trouvais en effet une frappante ressemblance avec les portraits de Marie-Antoinette. Son âge était celui qu'aurait eu le Dauphin. Il ne m'était pas prouvé que celui-ci fût mort, car j'avais souvent ouï dire que le petit prisonnier mort au Temple n'était pas Louis de France. Le docteur Desault, chargé de constater son identité, l'avait parfaitement dit: il l'avait même dit trop haut, car on prétendait que sa propre mort était le résultat du poison. On ne voulait pas qu'il divulguât un secret d'État, qui, un jour ou l'autre, pouvait rallumer la guerre civile. Un mystère planait sur cette fin du savant, si rapprochée de celle non moins mystérieuse du prince, et si, en France, on n'y songeait déjà plus, en Égypte, nos esprits inclinés au merveilleux se reportaient aux légendes de la Terreur et ne rejetaient pas l'hypothèse de mainte aventure plus ou moins admissible.

En écoutant les révélations de Louis, je songeais aux soins que ses prétendus parents prenaient pour qu'il ne parlât à personne. Je l'examinai avec curiosité. Peut-être que sa folie me gagnait.

—Voyons, mon prince, lui dis-je en abondant dans son sens, pourquoi me faites-vous l'honneur de me confier un secret qui peut me faire fusiller un jour ou l'autre? car vous êtes fort compromettant, et bien des gens ont intérêt à se débarrasser de vous et de vos confidents.

—Je me fie à toi, dit-il, d'abord parce que tu m'as sauvé la vie, et puis... je ne sais pas, tu me plais, et j'ai besoin de parler, de me confier à un ami; tu feras enrager ma gouvernante en lui disant que tu connais son secret.

—Vous n'avez pas l'air de l'aimer beaucoup?

—Oh! elle m'ennuie tant avec sa dévotion.

—Est-ce une religieuse défroquée, comme elle me l'a dit?

—Elle t'a dit ça pour se moquer de toi.

—Est-ce qu'elle était au Temple avec vous?

—Oh non! quand je suis sorti de dessous les paquets de linge de la citoyenne Simon, où on m'avait caché, pour monter en chaise de poste, je l'ai trouvée là avec son père.

J'allais lui demander des détails sur son évasion du Temple quand les trompettes sonnèrent le boute-selle. Je lui montrai sa chambre et je le quittai.

Les nouvelles du grand Caire étaient désastreuses. Les insurgés, auxquels s'étaient joints des bandes d'Arabes du désert et des mameluks, étaient maîtres de la ville. Le général Dupuy, commandant la place, Shulkowsky, aide de camp de Bonaparte, deux officiers appartenant à la commission des arts, avaient été tués. La plupart des maisons habitées par les chrétiens avaient eu le sort de celle des Cérignan.

C'en était fait de tous les Français, si Bonaparte n'eût dompté la révolte, qui avait pris des proportions formidables. Pendant la nuit, il couvrit de canons et de mortiers les hauteurs du Mokattam. À la pointe du jour, il lance ses colonnes d'infanterie sur la ville. Les murailles sont franchies, les insurgés combattent avec énergie. Mais rien ne résiste à l'attaque furieuse des Français. Pourchassés de rue en rue, de maison en maison, les révoltés courent se retrancher dans la grande mosquée d'El-Azhar. Bonaparte eut pitié d'eux, et, comme je me tenais prêt à charger:

—Colonel! me cria-t-il, vous qui parlez l'arabe, allez, de ma part, offrir le pardon à ces malheureux.

Je me détachai en parlementaire avec un trompette. Un mameluk, accompagné d'une dizaine d'insurgés, s'avança au-devant de moi; c'était Souleyman. Ma première pensée fut de lui demander ce qu'il avait fait de Djémilé.

—Elle est sous la tente de son père, dit-il, et elle sera ma femme quand j'aurai remis à Mourad la tête de celui qui a enlevé sa fille.

—Chien maudit, lui répondis-je, la tienne ne tient qu'à un fil, et ce fil, c'est moi qui le trancherai. Si tu as tant soit peu de courage, tu viendras te mesurer avec moi après que les tiens se seront soumis au général.

—Je refuse le combat, et les miens ne veulent pas se soumettre.

Je m'adressai aux autres en leur disant que le général en chef leur offrait le pardon.

—Nous n'en voulons pas, dit l'un d'eux avec emphase. Les troupes aussi redoutables que nombreuses du chef des croyants s'avancent par terre, en même temps que ses navires, hauts comme des montagnes, touchent déjà les rivages de l'Égypte. Vous n'avez plus de flotte, vous ne pouvez fuir, et nos sabres sont tranchants, nos flèches aiguës, nos lances perçantes. Ce pays sera votre tombeau!

—Est-ce toute la réponse que je dois reporter au général?

—C'est toute la réponse! dirent en chœur les musulmans.

J'allai reporter ces paroles à Bonaparte. Il fronça le sourcil, pinça les lèvres, et commanda qu'on fît jouer l'artillerie.

Les canons vomissent la mitraille, les obus pleuvent, les maisons croulent, et, comme s'il eût voulu se mettre de la partie, le ciel, ordinairement si pur, s'obscurcit, le tonnerre gronde, la foudre éclate et répond au fracas de l'artillerie. Les révoltés, saisis de terreur, croient que les éléments se déclarent en faveur du sultan El-Kebir (le sultan du feu), c'est ainsi que les Musulmans appelaient Bonaparte. Ils le supplient maintenant de faire grâce: «L'heure de la clémence est passée, répond Bonaparte; vous avez commencé, c'est à moi de finir.»

Le canon foudroie la mosquée, les portes sont enfoncées à coups de hache, et cavaliers, fantassins, généraux, soldats s'y précipitent pêle-mêle. Tous frappent sans trève ni merci. Au milieu du carnage, je cherchai Souleyman pour le tuer; mais il avait péri ou pris la fuite. Le massacre de la grande mosquée décida du sort de la journée. Dans le quartier de Hussein, pourtant, les Caïrotes soutinrent encore notre feu jusqu'au milieu de la nuit.

Le lendemain on compta quatre mille morts parmi les révoltés et environ trois chefs dans l'armée.

En rentrant, je trouvai Morin et mademoiselle Sylvie qui étaient venus chercher un refuge chez moi. Je dis à Morin de regarder ma maison comme sienne et de choisir la chambre qui lui plairait.

—Eh bien, et moi? dit Sylvie; m'enverrez-vous dormir dans la rue, blessée comme je le suis?

—Blessée?

—Oui, voyez comme votre Malek m'a arrangée.

Elle ouvrit ses voiles, car elle était encore vêtue en odalisque, et nous montra, sans vaine pudeur, sa poitrine sillonnée d'une égratignure peu profonde.

—Où en serais-je, s'écria-t-elle, si j'avais manqué de présence d'esprit! Il m'eût poignardée, ce tigre! mais je me suis esquivée à temps, et c'est bien à temps aussi que la révolte est venue me délivrer de lui. Je la bénis, moi, la révolte!

Je m'abstins de lui répondre qu'elle nous coûtait un sang plus précieux que le sien, mais j'hésitai à lui accorder l'hospitalité.

—Pour le coup, reprit-elle, je ne vous reconnais plus. Vous, le plus généreux, le plus aimable colonel de l'armée, le plus riche en même temps que le plus beau...

Je savais que ma richesse m'embellissait beaucoup, et Sylvie prit mon sourire d'ironie pour un témoignage de gratitude.

—Je reste! s'écria-t-elle.

—Non, repris-je, vous reviendrez plus tard, si vous voulez; mais il y a ici une personne que vous n'appréciez pas autant qu'elle le mérite, et à qui j'ai dû offrir un asile avant que vous me fissiez l'honneur de me demander le même service.

—Mademoiselle de Cérignan? Je ne lui en veux pas, moi! Elle n'est pas coquette, elle ne se soucie pas de vous, elle ne sera pas jalouse de moi.

En ce moment, Louis entrait en sautillant. Je le pris à part pour lui demander des nouvelles d'Olympe.

—Elle va mieux, dit-il, et elle veut s'en aller. Fais-la donc rester. Nous n'avons plus de maison, pas d'argent, et je me plais bien ici. Ta petite esclave est si drôle, avec tous ses colliers! Elle ressemble à la châsse de Sainte-Geneviève, et je ris, rien qu'à la regarder. Et puis, madame Sylvie est bien aimable, elle m'a bourré de confitures. Et le peintre Morin sait un tas de drôleries. Je m'amuserai bien mieux avec vous tous qu'avec ma gouvernante toute seule.

—Va la prier de me recevoir, et je lui ferai part de tes désirs.

Olympe était encore très-pâle, mais moins abattue.

Je commençai par lui dire que sa maison ayant été effondrée par les boulets, ce qui était la vérité, et la ville n'étant pas encore bien apaisée, il y aurait imprudence de sa part à vouloir chercher une autre demeure que la mienne.

—Vous n'y songez pas, colonel! Je ne suis ni votre sœur, ni votre parente pour braver les commentaires que l'on ferait sur notre intimité, et, d'ailleurs, cela pourrait paraître étrange à mademoiselle Sylvie qui va être, m'a-t-elle dit, la maîtresse de la maison.

—Elle en a menti! Je vais lui signifier de s'en aller sur-le-champ, si vous le désirez.

—À quoi bon? De toutes façons je ne dois pas rester ici, quand ce ne serait que pour mon frère.

—Êtes-vous bien sûre que Louis soit votre frère?

—Parfaitement sûre.

—Vous l'avez vu naître?

—Voyons! Est-ce que vous persistez à le croire mon fils?

—Non, certes, oubliez ma sottise.

—Le service que vous m'avez rendu en secourant mon pauvre père et en sauvant cet enfant, efface le souvenir de votre injure.

—Eh bien, écoutez, ma chère demoiselle; puisque j'ai sauvé cet enfant si précieux et que vous voilà orpheline, sans autre protecteur que moi, confiez-moi la vérité. Je vous aiderai à cacher ce redoutable secret de la naissance de Louis. Sachez qu'il me l'a déjà dit; mais, moi, je ne sais pas s'il rêve qu'il est le Dauphin. Si cela est je ne m'engage pas à servir sa cause. Au contraire, je la combattrai jusqu'à la mort; mais je protégerai sa vie. Je ne suis pas de ceux qui font la guerre aux enfants et aux femmes, vous le savez bien.

Mademoiselle de Cérignan était redevenue pâle, et il me sembla lire dans ses yeux un moment d'hésitation; mais, tout aussitôt, elle reprit son air froid et accablé.

—Le véritable secret, répondit-elle, et le plus douloureux, c'est que mon pauvre frère est frappé d'aliénation mentale. Il est si jeune, il pourra guérir. Mais il y a des malheurs qui sont presque des taches de famille. Un homme atteint de folie, ne fût-ce que dans son enfance, n'inspire jamais la confiance et le respect. Tout l'avenir de mon frère est perdu si je ne parviens, tout en le guérissant, à cacher le malheureux état de son cerveau. Voyez d'ailleurs à quel prix nous exposeraient ses fausses révélations, si on venait à les prendre au sérieux! Vous-même vous avez failli en être dupe. Aidez-moi donc à me cacher, au lieu de vouloir me garder chez vous, où l'hospitalité vous fait un devoir d'accueillir vos nombreux amis.

—Laissez-moi les renvoyer tous et faire la solitude autour de vous.

—Non, votre caractère ouvert et bienveillant souffrirait trop de mon égoïsme.

—Vous craignez de contracter envers moi une dette d'affection?

—Eh bien! oui, je le crains, dit-elle avec fermeté. Je ne m'appartiens pas, je vous l'ai déjà dit. Je serais forcément ingrate, et j'en souffrirais trop. Laissez-moi partir.

Je dus céder. Je lui demandai s'il était vrai qu'elle fût sans ressources, comme Louis me l'avait raconté.

Elle répondit que c'était encore une des chimères du pauvre enfant, qu'elle avait une somme de cinquante mille francs chez le payeur général, enfin, qu'elle n'avait besoin de rien.

Elle consentit seulement à ce que je me misse en quête pour elle d'une autre habitation. Je lui en trouvai une assez jolie sur la berge du Nil, au vieux Caire, et je l'y installai le soir même. Je la quittai le cœur gros. Son isolement, sa fierté, son courage, imposaient le respect. Me trompait-elle? Était-elle la victime d'un malheur de famille noblement accepté, ou me refusait-elle sa confiance pour mener à bien une intrigue politique? L'amour-propre me portait à croire à la folie du prétendu Dauphin et à la sincérité d'Olympe. Elle ne s'expliqua pas sur ses projets ultérieurs, me promit de m'appeler si elle avait besoin de moi, et me laissa entre le doute et l'espérance, content de moi, en somme, car, dans le désastre commun, j'avais songé beaucoup aux autres, fort peu à moi-même.

Il devenait pourtant urgent d'y songer un peu, car Sylvie me menaçait d'un envahissement qui ne me souriait en aucune façon.

Dès le lendemain de la prise de possession de mon harem par cette naïve personne, je mis Guidamour en campagne pour lui trouver un logement en ville. Mais elle ne tenait pas à s'en aller et elle sut si bien gagner mon brosseur en daignant enfin le reconnaître pour son cousin, qu'il ne trouvait pas pour sa cousine d'habitation plus convenable que la mienne. Chaque fois que je rentrais, je pensais la savoir déguerpie. Il n'en était rien et il me fallut prendre le parti d'en rire. J'avoue que j'étais un peu faible à l'endroit des femmes, même quand l'amour n'y entrait pour rien. Dans cette vie bizarre de l'Orient, je m'étais habitué à les regarder toutes comme des enfants, même celles de ma race. Mademoiselle de Cérignan était la seule qui eût le droit d'être prise au sérieux. Sylvie arriva donc à m'amuser avec ses extravagances et ses goûts de luxe. Je ne pouvais rencontrer une hôtesse mieux disposée à dépenser follement mon argent. J'eus tous les jours quatorze ou quinze personnes à dîner, avec bal ou soirée. Elle y paraissait dans des toilettes bizarres. Je me rappelle entre autres un dolman de hussard tout chamarré d'or avec une tunique prétendue grecque et une sorte de turban à aigrette, qui fit rire Morin jusqu'aux larmes. Elle prenait des poses au milieu du salon, pinçait de la harpe, assez mal, je dois le dire, tenait le haut de la conversation, tranchait à tort et à travers, débitait des bourdes de l'autre monde; enfin elle était d'un ridicule achevé. Elle tourna pourtant la tête à deux généraux, trois colonels, quinze capitaines et je ne sais combien de lieutenants; mais elle se montra invulnérable. Ne pouvant s'emparer de moi et, sachant qu'après moi, le plus riche et le plus prodigue était Dubertet, elle ne songeait qu'à reprendre son empire sur lui. Je pressentais son dessein et, ne voulant pas être brouillé avec mon plus ancien ami, je me gardais bien de rendre la réconciliation impossible. Cela eut lieu plus vite que je ne le pensais, car il y vint de lui-même. Elle le reçut comme un transfuge et l'engagea, d'un ton protecteur, à lui présenter sa Grecque. Elle manœuvra si bien qu'il amena Pannychis, et qu'elle l'écrasa de sa supériorité, ce qui ne fut pas bien difficile. Dès le lendemain, elle me déclara que je n'avais pas besoin de m'occuper davantage de lui chercher un logement, vu qu'elle réintégrait le domicile conjugal. Je lui souhaitai de faire bon ménage, tout en blâmant l'incorrigible faiblesse de mon ami.

Mais l'aventure eut des conséquences inattendues. Il n'y avait pas une heure que Sylvie était partie et je déjeunais avec Morin, quand je vis arriver Pannychis.

—Et que viens-tu faire ici? lui dis-je.

Elle me répondit sans marquer ni honte, ni repentir, ni chagrin:

—Le Français m'a répudiée et, comme j'ai conservé une bonne amitié pour toi, je reviens à la maison. Fais-moi manger.

—Assieds-toi là et mange! Quant à te reprendre chez moi, tu dois bien comprendre que cela ne se peut pas. Tu ne m'as même pas demandé la permission d'en sortir.

—Oui, j'ai eu tort; mais le Français m'avait fait perdre la tête, et puis, je croyais revenir le soir même.

—Comment trouvez-vous l'aplomb de ces femmes-là? dis-je à Morin.

—Grand comme les pyramides! répondit-il, tout est grand en ce pays-ci. Mais c'est une beauté splendide, reprenez-la, colonel! Elle fait si bien à table! Voyez! son appétit est à la hauteur de sa confiance. Je voudrais bien faire une étude d'après elle.

—Faites son portrait tant que vous voudrez, mon cher Morin, et gardez l'original avec la copie, si vous voulez, à condition de la loger, de la nourrir, de lui donner deux esclaves pour la servir, car elle se prétend de bonne famille, de lui fournir deux vêtements complets par an, sans compter les cadeaux.

—C'est trop de choses, c'est au-dessus de mes moyens. Gardez-la.

Elle me portait sur les nerfs, mais je ne pouvais la jeter dehors.

—Puisque tu veux rester, lui dis-je, reste; mais à condition que tu ne prendras pour te servir que Daoura la négresse, et que tu n'iras plus passer des mois entiers chez mes amis.

—Épouse-moi, tu seras bien plus sûr de ma fidélité!

—Madame est bien bonne, répondis-je en la saluant jusqu'à terre.

Les jours suivants se passèrent à rechercher les instigateurs de la révolte. Douze scheyks, un grand nombre d'agents subalternes et de pillards furent arrêtés et enfermés à la citadelle. Chaque nuit on en fusillait une vingtaine. Le Divan fut dissous et remplacé par une commission militaire. Puis, quand les exécutions eurent suffisamment jeté parmi les habitants ce qu'on appelle une terreur salutaire, Bonaparte proclama une amnistie générale. Les scheyks envoyèrent dans le Delta et les provinces révoltées un manifeste pour les inviter à déposer les armes et à payer l'impôt, en accusant de mensonge et d'imposture les beys Ibrahim et Mourad qui se disaient les amis du sultan dans le seul but de rallumer la guerre et de remettre le pays sous leur joug.

Le Caire reprit son aspect précédent, on oublia les massacres des 22 et 23 octobre, les relations amicales se rétablirent entre les soldats et les habitants.

Il y avait un mois que mademoiselle de Cérignan habitait sa nouvelle maison, quand le juif qui la lui avait louée et qui cumulait auprès d'elle les fonctions de propriétaire, de fournisseur et domestique, se présenta chez moi pour me demander de lui payer son loyer, ainsi que les déboursés pour les frais de nourriture; car, disait-il, je n'ai pas encore vu la couleur de l'argent de ces Français-là.

Mademoiselle de Cérignan m'avait donc trompé en prétendant avoir de quoi pourvoir à ses besoins? Je payai le loyer et les dépenses, et je répondis de celles à venir.

Le juif revint, huit jours après, me rapporter mon argent, en me disant que la jeune dame ne voulait pas de mes dons et qu'elle l'avait payé.

—Et où a-t-elle trouvé des fonds?

—Ah! voilà! fit-il d'un air malicieux.

—Garde cette bourse que tu me rapportais, et apprends-le moi.

—Comment ne te dirais-je pas la vérité? s'écria-t-il, les yeux brillants de cupidité; je te dirai tout comme à Jéhovah! mais à condition que tu me garderas le secret.

—Oui, parle!

—Eh bien, hier, à la nuit, un homme que je crois être un mylord anglais, est arrivé en bateau. Il m'a demandé si la dame française était seule, et sur ma réponse affirmative, il est entré chez elle, est resté un quart d'heure, puis il est remonté en barque.

—Comment s'appelle cet Anglais?

—Il ne m'a pas dit son nom; c'est un homme grand, un peu fort, blond et sans barbe, d'une quarantaine d'années.

—Peux-tu savoir d'avance quand il reviendra et venir m'avertir? Tu seras content de ma générosité.

—Je ferai de mon mieux, seigneur, dit-il en empochant la gratification.

Quel était cet Anglais mystérieux? j'aurais donné n'importe quoi pour le savoir, car je me sentais véritablement jaloux de mademoiselle de Cérignan. Je me pris à réfléchir autant que me le permettaient l'agitation et le décousu de mon existence. Si je suis jaloux à ce point, pensais-je, c'est que je suis très-amoureux. Eh bien, il ne faut pas que cela soit. Olympe a peut-être eu envie de m'aimer, mais elle a eu la force de s'en défendre. Elle l'a dit, elle ne s'appartient pas. C'est à moi de respecter ses liens, quels qu'ils soient, et de l'oublier.


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