Mademoiselle de Cérignan
XI
Dans les premiers jours de Décembre, j'appris que le général Davoust était venu au Caire pour demander des renforts qu'il devait conduire à Desaix, toujours à la poursuite de Mourad.
Je demandai à faire partie de l'expédition avec mon régiment, ce que j'obtins comme une faveur.
Dieu savait seul si je reviendrais jamais. J'avais besoin de faire campagne. Je m'étais remis à penser à Djémilé. Je déposai à la caisse du payeur général l'argent qui me restait, avec ordre de faire passer le tout à mon père si je ne revenais pas.
Puis, laissant la maison sous la garde de Pannychis, des négresses et de la petite fellahine, je partis avec Guidamour et Morin, qui voulait dessiner les antiquités semées sur les deux rives du Nil et copier les inscriptions.
La colonne sous les ordres de Davoust se composait de 1,200 cavaliers, de 300 hommes d'infanterie et de six pièces d'artillerie qui furent embarqués sur une flottille.
Le voyage du Caire à Beny-Soueyf, où était la division Desaix, ne m'offrit qu'un médiocre intérêt.
Morin ne voulut pas passer devant les ruines de Memphis, récemment retrouvées par le général Dugua, sans les visiter. Je le suivis. Deux pauvres villages, quelques monceaux informes de décombres au milieu des monticules et quelques colonnes brisées, c'est là tout ce qui reste de la ville de Menès. Morin me montra une statue renversée et à demi-enfouie dans le sable, qui avait plus de cinquante pieds de long. Après avoir lu les hiéroglyphes gravés sur le colosse, il m'apprit que c'était l'image du grand conquérant Ramsès-Meiamoun, que nous appelons Sésostris.
Le 10 Décembre, nous étions à Beny-Soueyf, ville assez considérable défendue par une redoute que Desaix avait fait construire. Malek avait su se rendre utile. Il tenait le général au courant des mouvements de Mourad. Celui-ci avait rallié à lui toutes les tribus arabes du désert et de Yambo, sur la côte d'Arabie, et celles de la Mecque sans compter une foule de Nubiens et d'Éthiopiens.
Dès qu'il apprit l'arrivée du renfort, il quitta la rive gauche du canal de Yousef où il avait campé, pour se porter sur les bords du Nil.
Le 17 décembre, nous marchons sur Fechn où étaient les postes avancés des mameluks. Leur corps d'armée est, dit-on, à Saste-el-Sayené.
Nous y courons. Il n'a fait que passer et gagne Syout par la rive gauche du canal de Yousef. Nous marchons sur Syout. Mourad se rabat sur Girgèh (l'antique Abydos). Il n'y est déjà plus quand nous y arrivons. Veut-il éviter la bataille ou nous attirer dans un piége? L'espoir de l'atteindre nous avait donné des ailes. Soixante-quinze lieues en treize jours et dans le sable, c'était gentil! On fit halte à Girgèh pour attendre la flottille partie de Beny-Soueyf en même temps que nous. Elle portait les vivres, les munitions et le matériel de campagne.
La baisse des eaux du Nil lui rendait la navigation lente et difficile. Desaix, inquiet de ne pas la voir arriver et craignant qu'elle ne fût arrêtée en route par les Arabes et la population soulevée, envoya le 1er janvier 1799 le général Davoust avec une partie de la cavalerie. J'espérais prendre un peu de repos, visiter avec Morin les ruines de l'antique Abydos, m'enquérir de Djémilé. Point! Il me fallut prendre le commandement de mes escadrons et donner la chasse aux Arabes et aux fellahs. Il y eut un engagement sérieux à Tabtha contre 2,000 Arabes et 5 à 6,000 bandits à pied. Selon leur habitude, les Bédouins prirent la fuite et abandonnèrent leurs compagnons qui furent hachés. Nous trouvâmes la flotille à la hauteur de Syout, et nous revînmes avec elle le 19 janvier à Girgèh.
Mourad, qui ne savait pas la cause de l'arrêt forcé de l'armée à Girgèh pendant une vingtaine de jours, crut probablement qu'elle se trouvait dans une position difficile puisqu'elle ne le poursuivait plus. Il se détermina à nous attaquer. Le 22 janvier, Desaix donne l'ordre de marcher à l'ennemi. Le 23 nous rencontrons l'armée mameluke auprès du village de Samanhoud.
L'action se passa comme aux Pyramides, les mameluks attaquèrent nos carrés de tous côtés à la fois, criant, hurlant, se jetant sur les baïonnettes, se faisant tuer comme des mouches. Le village fut bientôt pris, mais l'ennemi revint à la charge et peut s'en fallut qu'il ne nous délogeât tant il y mit de vigueur. Mais l'artillerie légère fit merveille et le força de rétrograder. Desaix attendait ce moment pour lâcher sa cavalerie sur les mameluks. Dragons, hussards, chasseurs chargèrent à la fois. Mourad était là, je voyais de loin son turban à aigrette blanche. Je me disais: si je peux m'emparer de lui, je le forcerai bien à me rendre Djémilé! Elle devait être aux alentours. Allais-je enfin la retrouver?
Fol espoir! Les mameluks, en voyant arriver cette terrible charge, n'osèrent la soutenir. Ils tournèrent bride en entraînant leur chef, qui brandissait son cimeterre comme s'il eût voulu les ramener au combat. Leur fuite entraîna celle du reste de l'armée musulmane. Nous les poursuivîmes pendant quatre heures jusqu'à Farchout.
Desaix, ne voulant pas les laisser respirer, reprit dès le lendemain sa poursuite acharnée. Le 29 janvier nous étions à Esnèh, le 2 février à Assouan (la Syène des Romains), toujours poussant Mourad devant nous. Le lendemain nous avançons au delà de la première Cataracte. Voici l'île sainte de Philée, à la luxuriante végétation et aux curieuses antiquités. Quinze lieues plus loin, nous sommes sous le tropique; c'est la limite que Desaix donne à notre conquête, comme autrefois les Romains l'avaient donnée à leur empire.
Les mameluks semblaient insaisissables. Desaix renonça à les atteindre et revint à Esnèh.
Il était impossible que Djémilé eût suivi son père dans cette course furieuse.
Des prisonniers m'apprirent que Mourad n'avait en effet avec lui ni ses femmes, ni ses richesses, mais ils ne surent ou ne voulurent pas me dire où elles étaient. J'appris aussi que Souleyman avait échappé au massacre du Caire et se trouvait au nombre des kiachefs qui suivaient le bey.
Cependant tous les mameluks n'avaient pas dépassé les Cataractes.
Les mois de février et de mars furent employés à empêcher les beys de se réunir et à leur donner la chasse. Abou-Manah, Benoutah, Bir-el-Bar, Bardys, Temeh, Beny-Adyn, Abou-Girgèh, Qosseyr, autant de villes ou de villages témoins de nos faits d'armes. Le soldat devenait féroce dans cette guerre d'extermination, et tout ce qui ne rampait pas devant lui était fusillé, sabré ou percé de coups de baïonnettes. Mes dragons avaient pris des mameluks de Malek la louable habitude de décapiter leurs ennemis, donnant pour raison que ceux-là ne reviendraient pas, le lendemain, les attaquer par derrière.
Il est vrai que faire grâce aux musulmans, c'était avoir l'air de les craindre. Les relâcher sur parole, nous savions tous à quoi nous en tenir: c'est un acte de foi chez eux de tromper le chrétien. Nous n'avions un peu d'égards que pour les cophtes qui nous accueillaient toujours comme des coreligionnaires et des sauveurs. Sans eux et sans les juifs, race beaucoup trop méprisée en ce pays, nous eussions souvent manqué de tout.
Mon régiment prit en avril ses quartiers d'hiver à Esnèh avec la 21e demi-brigade, après en avoir chassé le schérif Hassan. Bâtie sur les bords du Nil, Esnèh, autrefois Latopolis, est une des places importantes de la Haute-Égypte, par son commerce de poteries, de toiles de coton bleu et ses manufactures de couvertures appelées mélayeh, qui, en voyage, peuvent servir alternativement de lit ou de tente.
C'est là que les caravanes du Sennaar viennent livrer leurs denrées, qui consistent en gomme arabique, plumes d'autruche et dents d'éléphant.
La grande place où se trouve la principale mosquée est entourée de maisons assez régulières, construites en briques de différentes couleurs qui forment des dessins capricieux et qui paraissent d'autant plus sombres qu'elles sont surmontées de colombiers en forme de pyramides tronquées, blanchies à la chaux. La végétation est belle et vigoureuse dans la partie septentrionale, tandis qu'au sud, le quartier, habité par les fellahs, est misérable et à moitié démoli.
Les habitants, dont la plupart étaient cophtes, nous virent avec plaisir fonder quelques établissements de commerce. J'allai prendre gîte dans le beau quartier chez un cophte époux d'une jeune femme qu'il s'empressa de mettre à mon service pour tout faire. Ce chrétien d'Orient me fit même l'offre singulière de me la céder par bail de trois, six, neuf ans, moyennant une rente, conformément aux droits et coutumes de sa race.
Elle avait les yeux fendus en amande, une croix bleue en tatouage sur chaque joue, et des lèvres rouges comme la chair d'une pastèque; mais je me gardai bien de l'employer à quoi que ce soit, dans la crainte de déranger la nombreuse tribu qui avait élu domicile dans son épaisse crinière.
C'était à Esnèh que j'avais envoyé Thomadhyr; je m'enquis d'elle, dès mon arrivée; mais ce fut en vain. Les musulmans sont d'une discrétion désespérante quand il s'agit d'une femme. Ils ont l'air d'être jaloux, mêmes des vôtres.
J'accompagnai souvent dans ses tournées archéologiques mon ami Morin et parfois le naturaliste Geoffroy-Saint-Hilaire, avec lequel j'allais ramasser des insectes, tirer des oiseaux et des chauve-souris ou pêcher dans le Nil.
L'accoutrement de ces messieurs était des plus bizarres: c'était un mélange des modes orientales et occidentales; l'un portait un de ces vastes pantalons mameluks avec une petite veste de toile blanche, un chapeau de paille à larges bords, un sabre turc au flanc; l'autre avait pris le pantalon de coutil rayé de nos grenadiers avec le caftan léger des cophtes, la casquette à visière démesurée des voyageurs anglais et le fusil en bandoulière. Ils se faisaient suivre de trois ou quatre fellahs et d'autant d'ânes pour porter leurs instruments, leurs récoltes et leurs provisions. C'est en leur compagnie et au milieu des ruines de Thèbes, au pied des statues de Memnon, que j'appris en même temps la déclaration de guerre de la Sublime-Porte et l'expédition de Bonaparte en Syrie. Marcher sur Constantinople en s'emparant de l'Asie Mineure était la meilleure réponse à rendre au sultan.
J'étais transporté d'admiration pour Bonaparte, et dans mon enthousiasme, je me tournai vers les blocs de soixante pieds de haut, en leur disant:
—Colosses de granit, images de grands rois qui ne sont plus, vous qui courriez à la conquête des peuples d'Asie et d'Éthiopie avec des millions d'hommes, des milliers de chariots montés par des milliers de guerriers, et des engins de guerre qui couvraient des lieues de terrain, vous êtes bien petits auprès de ce général d'Occident qui, avec une poignée de soldats, a délivré votre pays de l'esclavage et va porter la lumière et la liberté aux peuples de l'Asie.
Deux nègres que Morin avait pris à Esnèh pour conduire son âne et porter son bagage, me regardèrent avec épouvante, et l'un dit à son compagnon:
—Le français parle avec les idoles!
—Oui, repris-je, et je somme Chamâ de me répondre, puisqu'il parle, lui aussi, quand le soleil se lève.
Ils prirent la fuite en se bouchant les oreilles et sans regarder derrière eux.
Nous apprîmes bientôt que Mourad, après avoir trompé la vigilance du général Belliard, laissé à Syène pour le maintenir en Nubie, était rentré en Égypte. Un jour, on le disait dans la grande oasis, le lendemain à Syout. Il était beaucoup plus près que nous ne le pensions.
Un matin, on vint avertir le général Davoust qu'il était aux environs de Thèbes, où il attendait le sherif Hassan-Bey, qui lui amenait un contingent d'Yambos et d'Arabes de la Mecque.
Les mameluks de Malek et mon régiment furent envoyés pour empêcher la réunion des forces ennemies. En arrivant près des ruines de Medinet-Abou, nous vîmes défiler au loin les convois et la cavalerie de Mourad.
Dès qu'il nous aperçut, il fit enfoncer ses chameaux dans le désert et lança ses mameluks sur nous. Nous n'étions pas de l'infanterie pour nous former en carré et les recevoir sur nos baïonnettes. Nous les chargeâmes, mais la cavalerie française n'a jamais pu soutenir seule le choc de ces intrépides adversaires. Ce n'est pas que le courage ne fût égal de part et d'autre, mais les mameluks, habitués dès l'enfance au maniement des armes, montrèrent, en cette circonstance surtout, une supériorité incontestable. Ce fut un combat corps à corps. Combien des miens je vis tomber sans pouvoir leur porter secours! J'avais trop à faire pour mon propre compte.
Souleyman était là, et je poussai à lui en lui criant de se défendre. Au lieu de s'attaquer à moi, il m'évita, fit faire un écart à son coursier, et se couchant sur sa selle, il coupa d'un coup de cimeterre le jarret de mon cheval. Je roulai dans la poussière; mais, aussitôt debout, je courus à lui. Un flot de cavaliers m'empêcha de le rejoindre. L'un d'eux faillit m'écraser sous les pieds de son cheval. À son aigrette blanche et à son maintien superbe, je reconnus Mourad. Je sautai sur lui, et en le saisissant à la ceinture, je cherchai à le désarçonner, en criant:
—Rends-moi Djémilé, et je te laisse la vie!
Pour toute réponse, je reçus un coup de sabre qui fendit mon casque et une ruade de son cheval dans la poitrine. J'allai tomber à dix pieds de là, à demi-suffoqué. Un de ses mameluks se jeta sur moi et me saisit par les cheveux. Il levait déjà le bras pour me trancher la tête, quand Malek lui brisa les reins d'un coup de pistolet, puis il me transporta hors de la mêlée.
Mourad abandonna le champ de bataille et rejoignit ses chameaux, sans être inquiété davantage. Quand je pus parler, j'appelai Malek et lui dis: Si je t'ai laissé la vie aux Pyramides, tu viens de sauver la mienne. Ce n'est pas par des paroles que je veux te prouver ma reconnaissance, mais par des faits. Si tu souhaites quoi que ce soit, parle! je suis prêt à te satisfaire, je le jure!
—En ce moment, je ne veux rien; mais rappelle-toi la parole que tu me donnes. Un jour, nous verrons si tu sais la tenir comme Malek a tenu la sienne.
Nous étions trop mal arrangés pour poursuivre Mourad. Le sol était jonché de morts et de blessés. Nous revînmes à Esnèh, l'oreille basse.
La ruade que j'avais reçue dans la poitrine ne m'avait heureusement rompu aucune côte; mais je crachai le sang pendant près de quinze jours, et je gardai le lit plus d'un mois.
Je dois rendre justice à la jeune cophte chez qui je logeais. Si elle négligeait beaucoup sa personne elle veilla du moins avec dévouement sur la mienne. Dès que je pus me tenir sur mes jambes, j'allai me jeter dans le Nil, et, comme je m'en trouvai fort bien, je lui conseillai d'en faire autant. Elle refusa, disant avec fierté qu'elle n'était pas une infidèle pour faire des ablutions.
Quelques jours après, je fus invité par le colonel Sabardin à venir dîner chez lui en compagnie du général en chef et de nombreux convives tant Français que musulmans. Il me promettait une soirée dans le genre de celle que je lui avais donnée au Caire; une des plus brillantes almées du Saïs devait y venir danser et chanter. Je m'y rendis. Le repas fut bruyant. Au dessert, la célébrité se présenta, accompagnée de plusieurs autres almées, d'une troupe de musiciens, de danseuses et de psylles, c'est-à-dire d'escamoteurs, de jongleurs et charmeurs de serpents. Cette étoile, c'était Tomadhyr, fraîche, pimpante et en parfaite santé. Elle me reconnut sur-le-champ; mais alla d'abord saluer le maître de la maison, puis vint à moi et me baisa le bout des doigts. Je lui rendis son salut oriental.
On passa dans la salle, où nous attendaient les pipes et le café.
Tomadhyr, après avoir gazouillé des chants d'amour et de guerre tirés des aventures d'Antar, se livra à la danse. Elle fut couverte d'applaudissements, et quelques notables indigènes, pour lui témoigner leur satisfaction d'une manière galante, lui appliquèrent au front, sur la gorge et les bras, de petites pièces d'or, humectées du bout de la langue.
Quand elle passa devant moi, j'imitai la galanterie arabe.
Tandis que les danseuses et les psylles paraissaient alternativement sur le dourkah, elle vint à moi, me pria de lui faire une place sur mon divan, s'y installa familièrement, but sans façon mon café et me prit ma pipe, ce qui, en public, était le signe de la grande intimité. J'en fus un peu surpris, mais, avant de lui demander la cause de cette affectation, je voulus savoir pourquoi, depuis deux mois que j'étais dans son pays, elle ne m'avait pas donné signe de vie.
—J'ai couru, répondit-elle, le Saïs et la Nubie avec toute cette bande de psylles qui dépend de moi; aussi j'ai gagné beaucoup d'or, et comme tu es mon maître, tout cela est à toi. Tu sais que les esclaves ne peuvent rien posséder, et, d'ailleurs, je serais libre, que tu pourrais bien prendre tout ce que j'ai, j'en serais heureuse.
Le désintéressement de cette fille était chose si rare chez les individus de sa race, que je n'y crus pas. Je ne l'en remerciai pas moins, et je lui offris de lui rendre sa liberté.
—À quoi bon? dit-elle. Je ne serais pas ton esclave de fait et de droit, que je te demanderais à l'être. C'est un peu un calcul de ma part.
—Et comment?
—Comme almée et danseuse, je me montre librement à visage découvert dans les fêtes. Je ne suis pas laide, et ma profession autorise les hommes à me le dire et à me proposer de fumer à leurs narghilés, tu comprends! J'ai donc une excuse toujours prête pour les refuser sans les blesser, en leur disant: Je ne le puis, seigneur, je suis l'odaleuk d'un bey, je ne m'appartiens pas. C'est ainsi que je te reste fidèle.
—Voyons, est-ce que tu veux m'ensorceler de toi!
—Tu sais bien que je suis magicienne, dit-elle avec un charmant sourire.
—Je ne l'ai pas oublié, et tu m'as bien manqué. J'aurais voulu savoir tant de choses!
—Je t'apprendrai tout ce que tu voudras; j'y vois mieux que je ne voyais avant d'être malade. Si tu ne m'avais pas envoyée dans ce pays, j'étais morte; aussi je t'en garde une grande reconnaissance.
Je voulus rendre une fête à Sabardin.
La maison du cophte était grande et donnait sur les jardins qui avaient appartenu au bey Hassan et que la 21e demi brigade avait convertis en promenade publique. J'y donnai plusieurs soirées dans lesquelles Tomadhyr exécuta mainte fois la danse de l'abeille. Elle avait fait des progrès, et dansait admirablement. J'avoue qu'elle me devenait chère; mais l'espoir de retrouver Djémilé me préoccupait sans cesse. C'était comme une idée fixe dont je ne me débarrassais que pour la retrouver plus intense.
Nous étions dans les premiers jours de juin, quand Malek se présenta un matin devant moi:
—Veux-tu t'emparer de Mourad? me dit-il sans préambule.
—Tu sais où il est.
—À Khardjèh, dans la grande oasis.
—Djémilé y est-elle?
—Djémilé y est.
—Allons-y; je vais faire prévenir le général Desaix, qui prendra le commandement de la colonne d'expédition.
Malek sourit d'un air de pitié.
—Mourad a des espions partout, et avant que l'armée française se mette en mouvement, il sera averti et aura décampé, selon son habitude. Ce n'est pas avec quatre mille hommes qu'il faut aller trouver le bey, c'est avec trois ou quatre de mes mameluks et Tomadhyr.
—Tu es fou!
—Je sais ce que je dis.
—Nous n'allons pas nous embarrasser d'une almée?
—Sans Tomadhyr, il n'y a rien à faire là-bas.
—Mais elle ne voudra pas nous suivre, et c'est la mener à la mort.
—Elle est magicienne, elle ne mourra pas. D'ailleurs, c'est nous qui la suivrons, puisqu'elle va se rendre avec sa bande d'almées et de psylles dans l'oasis, pour les fêtes du mariage de Djémilé avec le sherif Hassan.
—Que me dis-tu là? N'était-elle pas promise à Souleyman?
—Souleyman t'a menti; c'est un trop petit seigneur pour la fille de Mourad.
—Combien de jours nous faut-il pour aller là-bas, enlever Djémilé et revenir?
—Huit jours, ou l'éternité.
—Je vais demander un congé de quinze jours au général.
—Ne lui dis pas où tu vas, ni ce que tu veux faire.
—Soit. Quand partons-nous?
—Demain dans la nuit, avec Tomadhyr.
—Lui en as-tu parlé?
—Elle hésite à nous laisser venir avec elle. Dis-lui que tu le veux; elle le voudra.
—La crois-tu donc si obéissante?
—Elle est ton esclave. Tu prendras les vêtements et les armes de l'un de mes mameluks. Tu parles assez bien l'arabe à présent pour tromper l'oreille la plus soupçonneuse. Nous nous joindrons aux psylles et aux almées. Nous avons trois jours de marche dans le désert. Arrivés là-bas, nous nous ferons passer pour des mameluks d'Hassan. Allah seul sait le reste.
—Avant tout, je dois parler à Tomadhyr.
—Parle-lui.
—Je la mandai sur-le-champ et lui reprochai de ne m'avoir rien dit de son prochain départ.
—Tu dois bien comprendre, dit-elle, que je ne suis pas assez folle pour croire que, lorsque tu auras revu Djémilé, tu voudras encore me regarder. Je sais bien qu'elle était dans la maison avant moi et qu'elle est ta khanoune, tandis que je ne suis que ton odaleuk; mais je t'aime plus qu'elle ne t'aime!
—Puisqu'elle est ma khanoune, je ne puis la laisser marier avec un autre, il faut que j'aille la réclamer.
—C'est ton droit et ton devoir, je le sais. Tu ne serais pas un homme si tu te la laissais enlever, et, à présent que tu sais où elle est, je n'ai rien à dire; mais je serai jalouse d'elle, je ne te le cache pas. Tu veux que je t'aide dans ton entreprise. Viens! Mais c'est la plus grande preuve de reconnaissance que je puisse te donner. Après cela, ne me demande plus rien.
J'obtins de mon général la permission de m'absenter pendant une quinzaine, donnant pour prétexte une tournée scientifique avec Morin. Comme il fallait tout prévoir, dans le cas où je serais retenu prisonnier, je confiai sous le sceau du secret à mon ami le dessinateur le but de mon voyage. Je lui confiai aussi mon testament et une lettre d'adieux à mon père, dans le cas où j'aurais la tête tranchée.
Puis, après avoir fait le sacrifice de ma chevelure, j'endossai les vêtements et l'armure d'un Circassien: cotte de mailles, casque, rondache, sabre de Damas, pistolets, rien n'y manquait. Je me trouvai plus à l'aise sous cet attirail que je ne l'aurais cru. Malek prétendait que j'étais beaucoup mieux ainsi que sous mon uniforme.
La nuit venue, nous prîmes avec nous quatre mameluks et six fellahs, tous à cheval, et nous allâmes rejoindre Tomadhyr qui nous attendait avec sa caravane de bateleurs à la porte de la ville.
J'aurais bien voulu céder aux prières de mon brave Guidamour qui voulait m'accompagner; mais, bien qu'il eût appris passablement l'arabe, son accent français nous eût trahis.
Tomadhyr ne me dit pas un mot, ni là, ni durant le voyage. Elle était triste et résolue. Je pensai alors que c'était un malheur pour elle de m'avoir aimé sincèrement, et peut-être une faute de ma part de n'avoir pas été insensible à sa grâce et à son affection. Tant que je m'étais préservé d'y répondre, elle avait été dévouée et soumise à Djémilé; n'allait-elle pas la prendre en haine? Je comptai sur l'ascendant que j'exerçais sur mon almée; je n'étais pourtant pas sans inquiétude, et je n'osais ni la flatter, dans la crainte d'exalter sa passion, ni avoir l'air de douter d'elle.
Après avoir franchi la chaîne lybique, nous nous engageâmes dans le désert. Il ne faudrait pas croire comme je me l'imaginais moi-même, que ces plaines et ces vallées qui se succèdent pendant des journées entières soient complétement dépourvues de végétation. On y trouve, très-disséminés il est vrai, des bouquets de palmiers nains et parfois des dattiers. Le sol est recouvert, en certaines parties, de touffes d'absinthe, d'hysope, de camomille et de beaucoup d'autres plantes qui forment de grandes plaques d'un vert cru au milieu de la blancheur éclatante des sables.
Nous suivîmes le chemin des caravanes, reconnaissable aux ossements de chevaux et de dromadaires dont il est semé. Le sable, soulevé par le vent, et la réverbération du soleil me fatiguaient terriblement les yeux. La chaleur était accablante, et je priai Malek de ne voyager que la nuit.
Le quatrième jour au matin, nous sortîmes des solitudes sablonneuses pour entrer à Dakakyn, village placé à la limite de l'oasis. De là nous prîmes, vers le nord, le chemin de Khardjèh.
L'oasis, dans son ensemble, est une grande vallée qui s'étend du nord au sud sur une longueur de 40 lieues et une largeur de cinq à six de chaque côté du chemin. Partout où suintaient des eaux de source, ce n'étaient que champs de blé, rizières, plantations de coton, bouquets de dattiers, villages entourés d'arbres fruitiers. Je remarquai en passant plusieurs temples ruinés que, bien entendu, je ne m'amusai pas à visiter.
Nous arrivâmes à Khardjèh à nuit close, et nous allâmes nous loger dans un caravansérail, auberge ouverte à tout venant, où l'on ne trouve ni maître, ni valet, ni provisions.
Dès le matin, Malek et moi, nous allâmes chacun de notre côté aux informations.
La boutique du barbier est, en Orient, le rendez-vous des flâneurs et des beaux esprits; c'est de là que partent les nouvelles politiques; c'est là que se forgent les histoires vraies ou fausses, là que l'on médit de son voisin.
Sous prétexte de me faire raser, j'entrai chez celui dont la devanture ouverte en plein vent me parut la plus achalandée. J'appris d'abord qu'un homme du désert de Derne, se disant l'ange El Mahdy, c'est-à-dire le Messie annoncé par le Koran, venait de partir pour le Delta après s'être entendu avec Mourad-Bey, suivi d'une bande de fanatiques. Il allait prêcher la guerre sainte dans toutes les villes de la basse Égypte. Ces bons musulmans faisaient des vœux pour qu'il nous chassât tous et ne manquaient pas de nous charger d'imprécations. Puis on passa à la chronique du jour. Les noces du sherif Hassan et de Djémilé devaient être splendides. Tous les gros turbans de l'oasis étaient invités et les cérémonies étaient fixées à trois jours de là.
Il n'y avait pas de temps à perdre pour enlever Djémilé; mais comment pénétrer auprès d'elle? Pourrait-elle fuir? Le voudrait-elle seulement?
J'allai me promener autour du palais de Mourad. C'était une construction massive, percée de petites ouvertures grillées comme celles d'une prison, et entourée, du côté des jardins, d'une haute muraille flanquée de tours carrées.
Je cherchais avec précaution le moyen de me glisser dans cette forteresse, quand j'entendis un chant d'amour avec accompagnement de gouzla, espèce de mandoline. L'endroit était désert. Sous les murs du palais, en face des champs de blé, le chanteur était assis, les jambes croisées, à l'ombre d'un caroubier. Il me tournait le dos. Je m'arrêtai pour écouter: à ses plaintes, à ses propositions de fuite, je reconnus Souleyman.
Je me dissimulai dans un fourré de lentisques.
Un fellah, poussant un âne chargé de paniers de grains, passa sur le sentier. Souleyman se tut. Quand il jugea ne pouvoir plus être entendu, il reprit son chant monotone.
Cette psalmodie finit par me porter sur les nerfs, et je m'avançai vers lui en lui demandant à qui s'adressaient ses soupirs. Il crut sans doute avoir affaire à un gardien du palais, car il se sauva comme un voleur pris sur le fait.
Je revins au caravansérail avec peu d'espoir. Malek et Tomadhyr causaient à l'écart avec beaucoup d'animation. En me voyant, le mameluk m'appela.
—Voilà Tomadhyr, dit-il, qui est entrée dans le palais; elle a parlé à Djémilé. Elle connaît sa pensée. Elle sait que fuir Hassan est le plus ardent désir de la fille de Mourad, et elle ne veut pas nous aider à l'enlever, à moins que tu ne t'engages à la prendre pour ta seconde femme.
—Malek, je ne puis m'engager à cela; j'ai juré à Djémilé de n'avoir pas d'autre femme qu'elle, et je ne veux pas que Tomadhyr me prouve davantage sa reconnaissance. Il est plus simple que j'aille demain demander ouvertement à Mourad la main de sa fille.
—Il est trop tard. Mourad s'est engagé, et d'ailleurs jamais il ne donnera sa fille à un chrétien et à un Français.
—Tout cela est vrai, me dit Tomadhyr, et il n'y a que moi qui puisse t'aider. Eh bien, je t'aiderai. Je ne te fais pas de conditions. Je te demande seulement, en retour de ce que je vais faire pour toi, de me conserver une place dans ton cœur.
Le lendemain elle partit avec sa bande de jongleurs en me disant de rester dans le caravansérail et d'attendre qu'elle eût trouvé un moyen. Malek alla rôder par la ville et ne revint pas de la journée. J'allais envoyer à sa recherche, quand Tomadhyr arriva avec sa troupe.
—Tout va bien, me dit-elle à voix basse; tu vois ce vieux temple païen, là-bas, sur la pente de la colline, à une heure de marche d'ici. Malek nous y attend, et tu vas t'y rendre de ton côté, sitôt la nuit venue; moi, je pars en avant.
—Une heure après, je me dirigeai vers les ruines. Une série de pilônes ou portes monumentales me conduisit à l'édifice entouré d'une muraille ruinée en plusieurs endroits. Après avoir franchi plusieurs degrés, je me trouvai dans l'enceinte. J'appelai en vain Tomadhyr à plusieurs reprises et je la cherchais à travers les décombres, quand je la vis sortir de dessous terre, à quelques pas de moi. Elle me prit par la main pour me guider dans l'obscurité et m'entraîna sur une pente rapide en suivant un long couloir. Parvenue au bout, elle descendit une vingtaine de marches, ramassa une lampe dont elle raviva la flamme et me montra un puits d'une quinzaine de pieds.
—C'est là ta cachette? lui dis-je; comment descendre dans ce trou?
—Il ne s'agit que de prendre cette corde à nœuds et de se laisser glisser au fond. Il n'y a pas d'eau. Je l'ai fait, tu peux le faire!
Et, me donnant l'exemple, elle disparut. Quand je l'eus rejointe, nous nous engageâmes dans un nouveau couloir, qui aboutissait à une chambre taillée dans le roc.
Quelques marches et une porte tellement enfouie qu'il fallut nous baisser jusqu'à terre pour y passer, nous donnèrent accès dans une seconde chambre assez vaste, que je reconnus pour être un hypogée.
Les murailles, le plafond couverts d'hiéroglyphes et de sculptures représentaient probablement les faits et gestes du mort dont le sarcophage de basalte occupait le milieu de la salle. Le couvercle était brisé et la boîte de bois qui avait contenu la momie gisait entr'ouverte et vide dans un coin. Quelques statuettes et des fragments d'ustensiles dont je ne compris pas l'usage entouraient le mausolée. Mon imagination vivement frappée me reportait à l'époque des Pharaons, quand Malek, que je n'avais pas encore aperçu, me rappela au présent.
—Tomadhyr, dit-il, a consulté le destin: nous réussirons, c'est une bonne sorcière!
—Oui, répondit-elle, je suis bonne sorcière, et j'ai pensé à tout. Voici des provisions, de l'huile, du café et du tabac. Nous allons souper et causer.
Quand elle eut tout préparé: Le seul moyen, dit-elle, que nous ayons trouvé, Djémilé et moi, c'est que je prenne sa place quand elle se rendra voilée dans la salle où son père doit la livrer au sherif Hassan. Comme l'époux ne peut enlever le voile de sa fiancée que lorsqu'il sera seul avec elle, et qu'il n'a jamais vu le visage de Djémilé (s'il le connaissait, ce serait une profanation que Mourad eût puni de mort), il ne peut s'apercevoir de la substitution. Au moment de la cérémonie nuptiale, tous les invités, danseurs, psylles et almées quitteront le palais. Elle sortira avec eux et te suivra.
—Alors, tu te résignes à épouser Hassan?
—Oui, puisqu'il le faut.
—Tomadhyr, je n'accepte pas ce sacrifice!
—Et qui te dit que c'en soit un? Hassan est un vaillant guerrier; et d'ailleurs, ne suis-je pas sorcière? Je le charmerai et ne lui appartiendrai que si je veux.
En parlant ainsi, elle me regardait fixement pour voir si je devenais jaloux. Certes, malgré moi, je l'étais; mais c'est là un sentiment dont il ne faut pas abuser en Orient, vu que les femmes en abusent encore plus à nos dépens. Tomadhyr était assez séduisante pour charmer en effet le sherif. Devenir sa première ou seulement sa seconde femme était pour elle une meilleure situation que de s'attacher à ma fortune errante. J'affectai un grand calme en lui donnant ce conseil qu'elle parut accepter.
—Maintenant, dit Malek, voilà qui est résolu, et j'approuve. Mais écoute: je ne t'ai pas amené ici seulement pour t'aider à enlever une femme. Je suis venu pour en finir avec Mourad; il est temps que tu le saches.
—Tu veux tuer le bey?
—J'y suis résolu et tu vas m'aider.
—Mais il est le père de celle qui doit être ma compagne.
—Souviens-toi de la promesse que tu m'as faite quand je t'ai sauvé la vie à Medinet-Abou. Tu étais encore étourdi du coup de sabre que t'avait porté celui que tu voudrais respecter aujourd'hui; mais aujourd'hui, moi, je te somme de tenir ta parole.
—Et comment approcher de Mourad au milieu de ses gardes!
—Je puis bien dire tout haut devant cette sorcière ce qu'elle lit dans ma pensée. J'espère qu'elle sera muette comme ce tombeau. Écoute: Demain quand Mourad et Hassan se rendront à la mosquée, nous nous mêlerons au cortége, tu frapperas le sherif en même temps que je casserai la tête du bey des beys, d'un coup de pistolet. Il mourra de la mort qu'il a donnée à mon père Aly pour lui voler Sitty-Nefyssèh, ma mère.
—Quoi! m'écriai-je, tu es le fils de Sitty-Nefyssèh, le frère de Djémilé par conséquent? Pourquoi ni elle, ni toi ne m'en avez-vous jamais rien dit? Et toi, Tomadhyr, le savais-tu?
—Je l'ignorais, répondit-elle.
Malek reprit:
—Djémilé ne me connaît pas. J'avais dix ans et j'étais exilé depuis longtemps quand elle est née. Pour moi, je ne considère pas comme ma sœur la fille de l'assassin de mon père.
—Ta haine ne peut anéantir les liens du sang. Ta mère te maudira!
—Ma mère aurait dû assassiner Mourad. Si elle me maudit, je la maudirai aussi.
J'eus beau chercher à ébranler sa résolution, j'y usai mon éloquence. J'en eus probablement fort peu, je ne pouvais me défendre d'admirer cet Hamlet oriental qui avait peut-être, lui aussi, la vision de son père devant les yeux, car, après être entré dans une grande colère contre moi, il s'apaisa tout à coup; son regard devint fixe et comme extatique. Sa parole s'embarrassa et ses paupières s'appesantirent comme s'il eût été surpris par l'ivresse. Tout à coup il me tourna le dos, se roula dans son mélayeh et s'endormit profondément. Tomadhyr, qui l'avait observé à la dérobée, me dit en se rapprochant de moi:
—J'avais déjà tenté de le détourner de son dessein. Il m'a dit que sa volonté était plus forte que celle d'une sorcière. J'ai voulu lui prouver qu'il se trompait. Je lui ai fait boire un philtre dans son café. Quand il se réveillera, tu seras déjà bien loin avec Djémilé.
Y songes-tu? Il est mon ami; je ne veux pas l'abandonner.
—Ne crains rien. J'ai pris toutes mes mesures. Demain matin, ses hommes le couvriront de son mélayeh, comme s'il était mort. Ils le chargeront sur un chameau et regagneront Esnèh. Je lui ai versé du sommeil pour plus de vingt-quatre heures et je lui sauve la vie, car son entreprise ne pouvait pas réussir, les astres me l'avaient dit. À présent, écoute-moi bien. Demain soir, le sherif Hassan dormira plus profondément que Malek; il dormira pour ne plus s'éveiller.
—Les astres te l'ont dit?
—Non, c'est ma volonté qui m'a parlé. J'irai, avec mes psylles, vous rejoindre, toi et Djémilé, à Dakakyn. Nous rencontrerons là Malek endormi et tes cavaliers, et nous regagnerons Esnèh tous ensemble. Tu m'as promis une place dans ton cœur, je ne te quitte plus.
—Est-ce que tu veux donner du poison au sherif?
Elle ne répondit pas. Tomadhyr, capable de tout, m'effrayait pour l'avenir de Djémilé. Mais quel était cet avenir? Pouvais-je espérer accomplir sa délivrance? Cette almée qui se disait voyante et que j'avais peut-être trop facilement crue sur parole, ne se moquait-elle pas de moi? Je me demandai si le soleil d'Égypte ne m'avait pas tapé sur la tête ainsi qu'à tant d'autres, et si mon désir d'enlever la fille de Mourad n'était pas une vaine fantaisie peut-être irréalisable: mais je m'étais engagé trop avant pour reculer, et je me serais cru poltron, si la prudence l'eût emporté sur ma soif d'aventures. La bizarrerie de ma situation me plaisait. Je m'endormis au fond de l'hypogée, entre mon Hamlet et ma sorcière.
XIII
Il faisait grand jour quand Tomadhyr m'éveilla.
—Il est temps, me dit-elle. Je passe devant pour avertir deux des cavaliers de Malek de venir chercher ce beau dormeur. Ne me suis pas; rends-toi au palais de Mourad. Promène-toi en regardant toutes les femmes qui en sortiront. Djémilé aura mon habbarah et mon masque de crin noir. Tu le reconnaîtras bien? Il a un croissant de corail au front. N'aborde pas la fille du bey dans la rue. Passe devant et amène-la ici. Tu y trouveras un des cavaliers de Malek avec des chevaux. Attends la nuit, et pars!
Une heure après, mêlé à la population, j'étais devant les hautes tours du palais.
Des almées dansaient dans l'intérieur, aux sons d'un orchestre plus bruyant qu'harmonieux. La journée s'avançait.
Je me hasardai jusqu'à la porte, mais les schaouss m'en interdirent l'entrée. Une heure après, les musiciens, psylles, almées et ceux des invités qui n'étaient pas de la famille, se retiraient. Mourad allait, disait-on, se rendre à la mosquée.
Je cherchai vainement à reconnaître Djémilé parmi toutes ces femmes masquées qui sortaient. Aucune n'avait de croissant de corail au front. On ferma les portes. Un silence de mort régnait dans le palais. Que se passait-il?
Le soleil venait de descendre derrière l'horizon, et je longeais les murailles de cette forteresse lorsque, sur le haut d'une tour, la silhouette d'une femme se dessina au milieu du ciel déjà parsemé d'étoiles. Elle assujettit promptement une corde à un créneau, et, avec une hardiesse dont Thomadhyr seule était capable, elle se risqua dans l'espace et se laissa glisser. Il s'en fallait de plus de dix pieds que la corde fût assez longue pour atteindre le sol. La fugitive n'hésita pas à sauter. J'arrivai à temps pour amortir la chute. Elle jeta un cri, se dégagea vivement, et s'enfuit à travers les blés.
Je fus bientôt près d'elle.
—Thomadhyr! lui dis-je, ne crains rien, c'est ton maître.
Elle s'arrêta et revint en courant se jeter dans mes bras.
Ce n'était pas Thomadhyr, c'était Djémilé!
—Ah! chère fille! m'écriai-je en la serrant sur mon cœur, je te tiens donc enfin!
—Emporte-moi, cache-moi, sauve-moi! reprit-elle. On doit être déjà à ma recherche.
En effet, l'éveil était donné. Des cavaliers passèrent au galop sur le chemin près des blés où nous étions. Du côté de la ville, les habitants munis de falots allaient, venaient, se croisaient. De loin on eût dit d'une volée de lucioles. Les muezzins hurlaient du haut de la grande mosquée.
Il fallait nous réfugier au plus vite dans l'hypogée. Je ne connaissais pas le pays, je me trompai et je fis beaucoup plus de chemin qu'il n'était nécessaire.
Je retrouvai enfin le temple égyptien. Les cavaliers qui devaient m'attendre n'y étaient pas. Nous nous engageâmes dans le passage qui menait aux souterrains. Pour Djémilé, qui venait de descendre du haut d'une tour, ce n'était rien que de gagner le fond du puits, au moyen d'une échelle laissée par les cavaliers de Malek lorsqu'ils avaient dû emporter leur maître endormi.
Je retirai l'échelle, et nous gagnâmes l'hypogée, où, en effet, Malek ne se trouvait plus.
Je pus seulement alors contempler ma chère Djémilé. C'était bien toujours la même mignonne enfant, avec ses doux sourires, ses grands yeux de gazelle et sa jolie bouche; mais, si ses traits avaient peu changé, sa taille avait pris un rapide développement. C'était véritablement une belle jeune fille. On ne pouvait plus hésiter entre l'amour et le sentiment paternel.
Il restait des provisions, et, tout en soupant, elle me raconta comment son père, après l'avoir enlevée de chez moi, l'avait emmenée d'abord dans le Fayoum, puis dans la haute Égypte et enfin dans l'oasis.
—Mon mariage avec Hassan, dit-elle, fut décidé sans que je fusse seulement consultée. Je me résignai; mais je n'avais qu'une idée, me sauver! Aussi quand, avant-hier, je reconnus Tomadhyr, je compris tout de suite qu'elle venait de ta part. Je la fis appeler près de moi. Nous convînmes de tout, et aujourd'hui, à l'insu de l'eunuque chargé de garder ma porte, j'échangeai ma riche toilette de fiancée contre les vêtements de l'almée. Nous sommes à présent de la même taille. Je me voilai le visage, je m'enveloppai de son habbarah et je la laissai à ma place. Il n'y avait rien à craindre, nous étions convenues de nous retrouver demain à Dakakyn. J'allai sous la galerie en attendant le moment de me glisser parmi les femmes des beys invitées à mes noces. Je ne pus parvenir jusqu'à elles. Les eunuques redoublaient de vigilance, comme s'il eussent eu connaissance de mon projet. Tomadhyr, déguisée et voilée, fut amenée au milieu de la salle et, placée entre mon père et ma mère, elle assista aux danses. Dans la soirée, tous ceux qui n'étaient ni parents, ni alliés de ma famille, se retirèrent. C'était le moment de fuir, et j'allais descendre quand un eunuque me signifia de regagner le harem et d'attendre, avec les almées, que Mourad eût permis au sherif de voir le visage de sa future épouse, après quoi la fête recommencerait. Ni Tomadhyr ni moi n'avions pu prévoir cette infraction aux coutumes. Tout était perdu! J'entendis mon père s'écrier: «Ce n'est pas là ma fille!» Puis Hassan dire: «Que cette chienne soit punie comme elle le mérite!» Tomadhyr jeta un cri déchirant qui me glaça d'épouvante. Toutes les femmes et les eunuques coururent sur la galerie, et moi, je me précipitai dans un escalier dérobé qui menait au jardin. Je gagnai la porte, elle était fermée. En voyant un paquet de cordes auprès de la citerne, je pensai sur-le-champ à fuir par dessus la muraille. Je m'emparai de ces cordes, je courus à une des tours...
—Je sais le reste; mais parle-moi de la pauvre Tomadhyr! Crois-tu qu'elle ait été tuée?
Djémilé allait me répondre, lorsque le nom de Tomadhyr vibra sous le plafond de l'hypogée, comme s'il eût été prononcé par un écho mystérieux. Djémilé devint pâle. Je me levai, je fis quelques pas et je reconnus, avec une inexprimable surprise, la voix de Malek qui appelait Tomadhyr avec angoisse et colère. Je courus vers le puits:
—Maudite sorcière, disait-il, rends-moi l'échelle, je suis blessé, poursuivi...
Je me hâtai de le faire descendre.
—Ah! c'est toi? dit-il; où est l'empoisonneuse qui prive les gens de leur volonté?
—Hélas! je crois que Tomadhyr a payé de sa vie son dévouement pour moi!
—Elle était mauvaise sorcière si elle s'est laissée tuer, dit-il sèchement. Allons, retire l'échelle, moi je ne puis t'aider.
—Es-tu blessé?
—Oui, à la main.
Nous gagnâmes l'hypogée.
—Tu as ta femme? me dit-il en voyant Djémilé; je resterai de l'autre côté de la porte.
—Comme tu voudras.
Quand il se fut installé dans la première chambre, je lui demandai ce qui lui était arrivé.
—Je me suis réveillé, dit-il, à mi-chemin de Dakakyn. J'ai sauté sur mon cheval et je revenais, d'abord pour punir Tomadhyr de m'avoir donné un philtre, ensuite pour accomplir mon dessein, lorsque, à une heure d'ici, j'ai rencontré Mourad et Hassan escortés seulement de cinq cavaliers et de quelques esclaves portant des falots. Je ne sais pas ce qu'ils cherchaient, mais l'occasion était trop belle pour la laisser échapper.
J'ai marché droit à mon ennemi et de mes deux pistolets j'ai fait feu à trois pas. Il s'est affaissé sur le cou de son cheval et je le crois mort. Hassan m'a chargé et m'a coupé d'un coup de sabre ces deux doigts de la main gauche. Tiens, regarde. Je ne saigne plus et je ne sens rien. D'ailleurs la vie de Mourad valait bien la perte de la main tout entière. Des mameluks sont accourus au bruit du combat. On s'est battu dans l'obscurité. Deux de mes cavaliers ont été tués et je suis venu chercher un refuge ici.
—Es-tu suivi?
—On a perdu ma trace.—Maintenant que nous n'avons plus rien à faire dans l'oasis, nous pourrons repartir pour Esnèh demain ou cette nuit même, car, pour rester longtemps dans ce tombeau à respirer la poussière des morts et à mourir de faim, je ne le veux pas.
—Je n'y tiens pas non plus, lui dis-je; mais, cette nuit, toute l'oasis doit être sur pied.
—Qu'importe! le désert est à une portée de pistolet, nos chevaux sont là-haut cachés dans l'intérieur du temple. Crois-moi, partons sur-le-champ. Nous couperons tout droit à travers les sables.
—Une traversée de trois jours sans eau, sans provisions, c'est impossible, et Djémilé ne peut faire le trajet à cheval.
—Alors, attendons la nuit prochaine. Je vais dormir comme je n'ai pas encore dormi depuis la mort de mon père. J'ai le cœur léger. Mourad est mort...
—Ne le dis pas à Djémilé, elle l'apprendra assez tôt.
—Ne crains rien, je ne lui en parlerai jamais; mais elle ne peut avoir beaucoup de larmes pour celui qui la forçait à épouser Hassan.
Djémilé dormait dans l'hypogée, je m'étendis en travers de sa porte, à deux pas de Malek.
Si la satisfaction d'avoir assouvi sa vengeance lui procura un profond sommeil, la mort de Tomadhyr et le danger que courait Djémilé me tinrent éveillé. Et puis, j'étouffais dans cette tombe. Je montai respirer l'air plusieurs fois et m'assurai que l'ennemi n'était pas sur nos traces.
Le jour venu, il fallait agir prudemment pour ne pas attirer l'attention sur nous. Je craignais que Malek ne commît quelque imprudence; j'obtins de lui qu'il resterait pour veiller sur Djémilé. Je me mis en quête des dromadaires qui avaient amené Tomadhyr; j'envoyai les fellahs faire de l'eau au puits le plus voisin et j'allai aux provisions avec deux cavaliers.
La ville était en émoi. On criait fort autour de la boutique du barbier, j'y entrai hardiment et je criai aussi fort que les autres, afin de savoir ce qui se passait. Mourad était vivant. Il n'avait été blessé que fort légèrement à l'épaule, et on disait que le meurtrier n'était autre que Souleyman, furieux de n'avoir pas obtenu la main de Djémilé.
Quelques-uns prétendaient que la fille du bey n'avait pas quitté le palais et qu'une esclave seule avait pris la fuite. D'autres soutenaient que son père l'avait tuée pour avoir outragé d'avance son époux. Quant à l'attaque nocturne de Malek, on la mettait sur le compte d'une incursion de pillards bédouins dans l'oasis, et c'était ce qui préoccupait le moins. La grande nouvelle était le retour du sultan Kébir (Bonaparte) au Caire, après avoir échoué dans son expédition de Syrie, et l'on se disait tout bas que Mourad et Hassan allaient marcher de concert, l'un sur Minieh, l'autre sur Medineh, avec cinq ou six mille mameluks, bédouins, magrebins, darfouriens, et chasser les Français de la moyenne Égypte. L'intérêt politique l'emportait sur les intérêts privés.
J'avais une envie démesurée d'aller trouver Mourad et de juger par moi-même de ce caractère indomptable et de cette infatigable activité. J'admirais cet homme qui, presque à bout de ressources, avait su conserver tant d'autorité, tant de prestige sur ceux qui lui avaient longtemps disputé le pouvoir. Mais le salut de Djémilé m'imposait la prudence, et puis Hassan, ce lion des déserts de l'Arabie, qui sait s'il ne tuerait pas sa fiancée fugitive comme il avait sans doute tué ma pauvre almée? Il la faisait chercher; on fouillait les maisons des fellahs et on questionnait les propriétaires. Une forte récompense était promise à celui qui livrerait Djémilé, ou dirait seulement où elle était cachée.
Il fallait fuir au plus tôt. Nos outres pleines et nos provisions faites, je revins près de mes compagnons leur donner des nouvelles; mais je me gardai bien de dire à Malek que Mourad était vivant, il eût risqué une nouvelle tentative.
Nous nous mîmes en route vers le milieu de la nuit, à l'heure où l'oasis tout entière dormait. Au jour, nous en étions déjà bien loin. Nous marchâmes jusqu'à ce que nos montures fussent épuisées; nous dressâmes nos tentes dans un repli de terrain, auprès d'un fourré de lentisques et de palmiers nains. Nous achevions de prendre notre repas quand un des fellahs, placé en observation, signala une troupe à cheval.
Malek et moi, gravîmes la petite éminence de sable qui protégeait notre campement. Un nuage de poussière s'élevait de l'horizon.
—C'est la cavalerie de Mourad! dit Malek, nous ne pouvons fuir, nos bêtes sont trop fatiguées. Il faut abattre les tentes, cacher la femme, les fellahs et les bêtes dans le fourré. Nous et les deux cavaliers, nous monterons à cheval et agirons de ruse.
En un instant ses ordres furent exécutés. Je rassurai du mieux que je pus Djémilé, qui était pâle, mais ne tremblait pas, et j'allai rejoindre Malek et ses deux cavaliers.
—Attirons-les loin d'ici, me dit-il, et laisse-moi porter la parole; il sera toujours temps de se battre.
Nous fîmes un quart de lieu au galop, à l'abri derrière le repli de terrain, et nous nous arrêtâmes sur une butte de sable bien en vue.
L'ennemi nous vit et se dirigea de notre côté.
—Ils sont plus de vingt, me dit Malek, et nous ne sommes que quatre; mais ce sont des bédouins et des yambos. Ils sont vêtus de laine, tandis que nous sommes maillés de fer; on peut en venir à bout si Allah le permet! Allons au-devant d'eux.
Quelques instants après nous étions à portée de la voix. Ils avaient fait halte en nous voyant accourir.
—C'est Hassan-Bey, en personne, me dit tout bas Malek en arrêtant son cheval. S'il ne se contente pas de mes paroles, il faudra le tuer.
—Je m'en charge, répondis-je.
Malek s'adressant alors directement à lui:
—Ya Sidi Sherif, tu as été trompé comme nous aux pistes de cette caravane.
—Que veux-tu dire? répondit Hassan.
—Ne cherches-tu pas comme nous celle que Mourad appelle sa fille?
—Si tu le sais, pourquoi le demandes-tu?
—J'aurais pu te donner un renseignement, mais puisque tu n'en veux pas...
—Parle, où est ma fiancée?
—Dans l'oasis, à Dakakyn.
—Tu mens, j'en arrive!
—O Sherif, dit à Hassan un de ses cavaliers, que je reconnus pour être Souleyman, cet homme te trompe en effet. C'est Malek-Ben-Aly, c'est lui qui a enlevé Djémilé, pour le compte du colonel français.
Malek répliqua en lui tirant un coup de pistolet qui le fit rouler à terre; puis, mettant le sabre à la main, il fondit sur le gros de la troupe. Je courus au sherif, et le combat s'engagea. Hassan était un homme vigoureux, expérimenté dans le maniement des armes, ce qui ne l'empêcha pas de recevoir une blessure au bras qui lui fit lâcher son sabre, et j'allais en débarrasser Djémilé sur l'heure, car il était hors d'haleine, si ses Arabes ne fussent venus à son secours. J'en tuai un, mais en pure perte. Je fus renversé de cheval et maintenu à terre par quatre bédouins qui, sur l'ordre d'Hassan, me lièrent les jambes et les bras.
Malek et l'un des cavaliers étaient également pris, l'autre était mort. À nous quatre, nous leur avions tué cinq hommes, nous en avions mis quatre hors de combat sans compter Hassan et Souleyman blessés.
En voyant que sur vingt il n'en restait que neuf, je ne perdis pas l'espoir d'en venir à bout, quoique Malek et moi fussions liés de cordes.
Nous fûmes amenés devant Hassan qui avait mis pied à terre pour panser sa blessure.
—Voilà trois rudes compagnons, dit-il, et les houris seront bien désolées de les voir arriver en paradis sans leur tête.
—Tu plaisantes agréablement, répondis-je; mais ne crois pas m'effrayer; je te sais plus cupide que méchant et tu préféreras notre rançon à notre mort.
—Pourquoi ton kiachef ne parle-t-il pas lui-même?
Et se tournant vers Malek:
—Dis-moi d'abord s'il est vrai que tu conduisais la fugitive à ton chef français?
—Je ne connais pas celle dont tu veux parler, répondit Malek, et il y a longtemps que le Français ne pense plus à elle.
—Alors, que venais-tu faire à Khardjèh?
—Je venais me joindre aux cavaliers de Mourad avec ces deux bons musulmans, qui, comme moi, ont déserté le drapeau de nos oppresseurs.
—Tu me crois bien sot pour me donner à boire de telles impostures. Ta langue a assez menti. Je vais te la faire couper.
Je crus qu'il plaisantait; mais je fus bien vite détrompé en voyant deux de ses bourreaux renverser mon compagnon et lui ouvrir la bouche avec leurs sabres. Ce fut en vain que j'implorai sa grâce, que j'offris des monceaux d'or et que je dis qu'il était le frère de Djémilé: le malheureux Malek fut mutilé sous mes yeux.
Vaincu par la souffrance, il s'évanouit.
Hassan s'adressa ensuite à moi:
—À ton tour, dit-il; veux-tu avouer la vérité?
Un frisson glacial me passa dans les veines. J'avais vu la mort souvent en face; mais j'avoue que l'idée d'être mutilé comme cet infortuné paralysait toutes mes facultés. Je n'avais qu'une idée, celle de fuir, et je faisais des efforts surhumains pour rompre mes liens. Tout à coup je sentis qu'une des cordes qui me retenait les coudes l'un contre l'autre cédait. L'espoir et la présence d'esprit me ranimèrent.
—Oui, je veux bien parler, dis-je avec aplomb: que veux-tu savoir?
—Tu n'es ni Arabe, ni mameluk.
—C'est vrai.
—Qui es-tu?
—Le chef français lui-même.
—Toi!... fit-il en s'approchant.
—Oui! et je suis venu chercher ma femme.
—Qui, Djémilé?
—Elle est mariée avec moi depuis longtemps.
—Et tu l'as emmenée?
—Oui.
—Où est-elle?
—Pas loin d'ici!
En ce moment, ma corde se desserra tout à fait, mais je restai immobile.
—Tu consens à me la rendre?
—Puis-je faire autrement? Fais moi délier les pieds, et je te conduirai près d'elle.
Comme un sot, il en donna l'ordre.
Dès que j'eus les jambes libres, et, pendant que son esclave était encore agenouillé devant moi, je rompis mes liens, et, avec la promptitude de l'éclair, j'arrachai le yatagan que celui-ci portait sur l'épaule comme un carquois; je me jetai sur Hassan qui était à trois pas de moi, et lui plantai la lame tout entière dans la poitrine. Ce fut si vite fait que j'eus encore le temps de couper la corde qui retenait les mains du mameluk prisonnier avant que les bédouins fussent revenus de leur stupeur.
Pendant qu'ils s'empressent autour de leur sherif, le mameluk et moi nous leur tombons sur le dos à notre tour. J'en abattis un pour mon compte, lui deux; nous étions devenus enragés. Souleyman prit la fuite avec ceux qui restaient. Mon mameluk songea d'abord à les poursuivre; mais je le rappelai pour qu'il allât chercher quelques-uns de nos fellahs, et un dromadaire afin d'emporter Malek, qui semblait mort. Il obéit, mais il ne voulut pas partir avant d'avoir tranché sans pitié les têtes des trois bédouins qui respiraient encore. Hassan se tordait sur le sable, en rugissant de douleur et m'accablant d'imprécations. Je lui brûlai la cervelle pour en finir.
Quelques instants après, Malek hissé sur le dromadaire, et mes fellahs ayant dévalisé et décapité les morts, y compris le sherif, je repris le chemin du bois de lentisques en emmenant les chevaux. Djémilé accourut au-devant de moi et, sans prononcer une parole, me prit la main et y colla ses lèvres.
Ne voulant pas attendre que Mourad, averti par Souleyman, pût venir nous rejoindre avec une armée tout entière, je donnai l'ordre de repartir sur-le-champ, afin de prendre de l'avance. Les chevaux étaient fatigués, il est vrai, mais les dromadaires pouvaient encore fournir une longue marche.
Nous avions d'ailleurs plus de chevaux qu'il n'en fallait pour monter tout le monde. Nous partîmes au soleil couchant. Le khamzine s'éleva. C'est un vent du sud-ouest qui, chargé de l'atmosphère embrasée du désert, vous énerve et vous dessèche les poumons. Dans sa furie, il soulève des tourbillons de sable et ensevelit parfois les caravanes qui se laissent surprendre. Il souffla toute la nuit et il nous sembla respirer l'air qui sortirait d'une fournaise. Malgré les haltes fréquentes pour rafraîchir les hommes et abreuver les bêtes, dix de mes chevaux tombèrent fourbus et deux fellahs moururent suffoqués. Avec le retour du jour, le khamzine redoubla de violence. Le soleil était tellement voilé par les nuages de sable qu'il semblait un boulet rouge. Les dromadaires se couchèrent. Il fallut s'arrêter. Grâce à la précaution que nous avions prise, Djémilé et moi, de garder constamment une éponge imbibée d'eau sur la bouche, nous supportâmes ce vent desséchant. Je fis porter sous ma tente le malheureux Malek, dont la soif exaspérait encore la douleur et je cherchai à lui donner courage.
Djémilé, à laquelle j'avais appris qu'il était son frère, sut lui parler beaucoup mieux que moi dans le sens du fatalisme musulman. Après l'avoir écoutée d'un air sombre, il parut se soumettre à son sort. Tout à coup il se leva, prit la main de Djémilé et la porta à son front et à sa poitrine, voulant dire par là qu'il la reconnaissait pour sa sœur. Puis il me fit comprendre que j'eusse à lui donner ses armes. Je les lui remis, pensant qu'une idée de combat traversait son esprit et en réveillait l'indomptable énergie. Il prit ses pistolets, en fit jouer les batteries, les chargea, et les rejeta loin de lui d'un air mécontent. Puis il tira son sabre, en examina la pointe affilée, le remit au fourreau, et sortit de la tente en me faisant signe de le suivre. Il fit trois pas, s'arrêta, me fit voir avec un geste de désespoir sa bouche mutilée, sa main estropiée; puis, levant au ciel un regard résigné, il me serra la main et s'éloigna. Je crus qu'il voulait me quitter et j'allai vers lui; mais avant que je l'eusse rejoint, il avait tiré son sabre, et, à deux mains, se l'enfonça dans la poitrine.
En me voyant près de lui, il sourit tristement, ferma les yeux et retomba mort. Ses hommes vinrent le relever.
—Ce qu'il a fait là, dit l'un d'eux, est d'un lâche sans foi ni religion. Il faut savoir supporter ce qui doit arriver. Il a eu tort.
Dans la situation de Malek, un vrai musulman se fût dit en effet, que c'était écrit. Mais, comme la plupart des mameluks nés dans le rite grec et convertis ensuite à l'islamisme, Malek ne croyait pas à la fatalité. Il avait compté sur la mansuétude divine et s'était soustrait par la mort à la honte de vivre mutilé.
Les fellahs refusèrent de lui donner la sépulture et je dus, avec l'aide des mameluks, lui creuser une fosse et l'ensevelir. La douleur de Djémilé ne pouvait être bien grande, elle ne connaissait ce frère que depuis quelques heures, et le sentiment de la famille est peu développé chez les Orientaux.
Il fallait songer à se remettre en route. Je donnai l'ordre de plier les tentes et de recharger les outres. Les deux dromadaires et trois chevaux furent seuls en état de repartir. Le vent soufflait toujours. La soif se fit bientôt sentir et les fellahs absorbèrent ce qui restait d'eau. Nous avancions lentement. À chaque instant c'était un homme ou un cheval qui restait en chemin. Vers minuit, mon cheval refusa d'aller plus loin. Il n'y en avait pas d'autre. Je grimpai sur le dromadaire qui portait Djémilé. Trois heures après, nous étions seuls. Notre monture refusa de marcher et se coucha. Nous dûmes rester là sous des tourbillons de sable qui menaçaient de nous ensevelir. La soif, l'ardente soif, me brûlait la gorge. J'avais épuisé les quelques gouttes d'eau qui me restaient. Les provisions étaient restées sur l'autre dromadaire. Ma compagne souffrait de la faim; elle était écrasée par le manque d'air et la fatigue. Je cherchais à la réconforter en lui disant que nous ne pouvions pas être loin d'Esnèh, qu'il fallait attendre que notre dromadaire eût pris un peu de repos. Je voulus le faire lever, mais le maudit animal ne bougeait pas plus qu'une borne. Il ruminait paisiblement, le cou allongé sur le sable. Que cette nuit fut longue et cruelle! Au matin, Djémilé était glacée. Son regard était voilé. Allait-elle mourir?
—Écoute, lui dis-je, je donnerai ma vie pour sauver la tienne. Veux-tu boire mon sang?
—C'est horrible! répondit-elle d'une voix éteinte.
—C'est nécessaire, je veux que tu vives!
Je me fis une entaille au bras. Elle but.
Le ciel était moins chargé de nuages de poussière du côté de l'Orient, le vent faiblissait. Je vins à bout de mettre le dromadaire sur pied et nous repartîmes.
Enfin nous vîmes les minarets d'Esnèh, et le même jour, ma chère compagne était sous la protection de la France. Nous avions dû au vent du désert de n'avoir pas été rattrapés par Mourad. Cette expédition avait duré dix jours, et, sur treize personnes, je revenais seul.
À la suite des privations que nous avions endurées, Djémilé fut malade assez longtemps; moi même je m'en ressentis plus de quinze jours.
XIV
Aussitôt que Djémilé eut recouvré ses forces, elle me témoigna une affection dont je fus vivement touché.
—Dis-moi donc que tu m'aimes, me disait-elle, il me semble que tu ne me l'as pas encore dit.
—C'est vrai. Je ne te l'ai pas dit comme je le sens. Je ne saurais pas le dire.
—Mais tu me l'as prouvé; c'est pourquoi Djémilé aime par-dessus tout celui qui lui a sauvé deux fois la vie et qui l'a délivrée, par son courage, d'un maître odieux. Aussi, pour toi, j'ai fui ma famille; pour toi, je renoncerai à ma religion si tu le veux. Je t'obéirai aveuglément. Je ne te demande qu'une chose, c'est de souffrir près de toi ton esclave Djémilé.
—Chère enfant adorée, lui dis-je en la serrant sur mon cœur, ce que je t'ai dit, il y a un an, alors que je te vis pour la première fois, je te le répète ici: c'est moi qui suis ton esclave.
—Non, il faut être mon maître, me commander, m'instruire. Je ne sais rien et je veux tout apprendre. Avec ton sang, j'ai bu tes pensées, tes désirs; aujourd'hui, j'ai encore soif, mais c'est ton âme tout entière que je veux boire.
Quel homme n'eût été enivré par cette enchanteresse, et comment aurais-je pu douter d'elle?
J'avais raconté mon expédition dans l'oasis au général Desaix. Il me blâma de ne pas lui en avoir parlé avant de partir. Je vous eusse donné, dit-il, le moyen de parler à Mourad; j'estime sa bravoure, et peut-être eût-il été sensible à des propositions de ma part. Mais c'est partie remise. Vous avez sa fille, gardez-la bien.
Il n'était pas nécessaire de me faire cette recommandation, je ne la perdais pas de vue. J'en étais devenu jaloux comme un tigre.
Le noble caractère et la sage administration de Desaix lui avaient valu, de la part des habitants de la haute Égypte, le surnom de Sultan juste; il se vit à regret forcé d'abandonner la garde du pays aux troupes indigènes et d'aller rejoindre Bonaparte à son quartier général de Gizèh.
Mourad marchait sur le Caire, en même temps qu'une flotte anglo-turque s'avançait vers Alexandrie.
Nos préparatifs furent bientôt faits. Je m'embarquai avec Djémilé.
Morin se joignit à nous avec ses cartons, et, durant le voyage, il se montra si aimable auprès de ma compagne, qu'il obtint de faire un dessin d'après elle. Décidément ce garçon faisait une collection de portraits de femmes. Comme il me montrait la série de ceux de Sylvie, de Pannychis, de Daoura, de mon hôtesse cophte à Esnèh, et de Tomadhyr, je le priai de me faire une copie de celui-ci. Je voulais garder l'image de cette pauvre fille; mais Djémilé en parut contrariée et j'y renonçai. Nous étions ingrats tous les deux. L'almée avait payé notre bonheur de sa vie, puisqu'elle n'avait pas reparu!
Le 10 juillet, la division Desaix était de retour à Gizèh, et mon régiment, en attendant de nouveaux ordres, revenait prendre ses quartiers à Boulaq.
Ma maison était toujours à la même place, mais Pannychis en avait décampé quelques jours après mon départ. J'en fus fort aise. Elle avait passé avec armes et bagages, c'est-à-dire, avec ses chiffons et ses bijoux, dans les bras d'un Riz-pain-sel. C'est ainsi que nous appelions ces munitionnaires qui faisaient souvent, aux dépens du pauvre soldat, de si rapides fortunes.
Il ne me restait que Daoura, Choho et Zabetta pour recevoir Djémilé. Elles l'accueillirent par des cris, des pleurs, des rires à n'en plus finir. Daoura sautait autour d'elle absolument comme un chien qui retrouve son maître.
Je courus embrasser Dubertet qui me dit, en me parlant de Sylvie: J'ai eu envers elle bien des torts qu'elle m'a pardonnés. La fidélité de cette femme est inimaginable, mon cher! Elle a dédaigné de se venger alors qu'elle pouvait le faire impunément.
Malek n'était plus là pour dire le contraire, et je n'étais pas chargé de détromper Dubertet. L'amour vit d'illusions, et mon ami se trouvait heureux.
En le quittant, je m'occupai de trouver un professeur pour Djémilé.
Elle voulait apprendre à lire, à écrire et à parler le français qu'elle commençait à bégayer. Je ne pouvais m'adresser à un meilleur maître qu'à Fosco qui m'avait montré l'arabe, et j'obtins qu'il lui donnât des leçons. J'eus le loisir de surveiller les progrès de l'élève, car j'étais chargé de garder le Caire avec mes dragons. Je ne pus donc, à mon grand regret, assister le 22 juillet à la glorieuse bataille d'Aboukir où Murat fit une si belle charge pour couper l'armée turque et la pousser jusque dans la mer.
Bonaparte quitta le Caire le 18 août 1799 avec plusieurs de ses généraux et quelques savants. Croyant qu'il allait en tournée scientifique, personne ne s'en inquiéta: aussi le désappointement fut grand lorsque nous sûmes qu'il s'était embarqué à Alexandrie le 22 et faisait voile pour la France. Il laissait le commandement à Kléber qui vint au Caire et fut reconnu général en chef le 1er septembre, aux acclamations de l'armée et de la population.
Celui-ci montra d'abord les dispositions les plus pacifiques et ne songea qu'à s'attirer la confiance des habitants. Les mois de septembre et d'octobre se passèrent en fêtes. Djémilé aimait à paraître, je la conduisis partout. Sa jeunesse et sa beauté furent très-remarquées. Elle eut les hommages des hommes et l'envie des femmes.
En novembre l'infatigable Mourad reparut dans le Fayoum et Desaix marcha contre lui avec deux colonnes mobiles composées de cavalerie, d'artillerie et d'infanterie montée sur des dromadaires. Dans la crainte qu'il ne vînt encore me ravir sa fille, je fis faire bonne garde autour de ma maison.
Je n'avais pas revu mademoiselle de Cérignan, je n'en avais même pas de nouvelles par son propriétaire juif, quand, un matin, j'aperçus Louis rôdant autour de ma maison. Il avait beaucoup grandi et semblait mieux portant.
—Où vas-tu ainsi tout seul, petit Louis?
—Je venais chez toi, dit-il en accourant se jeter dans mes bras; il y a plus de huit mois que je ne t'ai vu! Veux-tu que je déjeune avec toi?
—Avec plaisir; mais tu seras raisonnable?
—Est-ce que je ne le suis pas toujours?
—Ce n'est pas ce que dit ta sœur.
—Elle prétend me faire passer pour aliéné, dit-il en haussant les épaules. Je lui pardonne ce mensonge. C'est à bonne intention, pour ne pas donner l'éveil sur mon secret; mais, à force de prudence et de soins, elle en est arrivée à me devenir insupportable. Elle m'ennuie!
—Ce que tu dis là serait odieux si tu en sentais la portée. Ta sœur...
—Ne l'appelle donc pas ma sœur. Cela me rappelle madame Royale et me fait de la peine!
—Voilà ta folie qui te reprend? Allons viens déjeuner; mais que votre majesté daigne au moins garder l'incognito.
—Oh! sois tranquille, je suis prudent, dit-il d'un air grave.
Je l'emmenai dans la salle à manger où Djémilé m'attendait. Ce jour-là elle était vêtue d'or et de soie, elle avait son tarbouch d'émeraudes et ses colliers de perles. Elle savait déjà assez de français pour se faire comprendre.
Quand je lui eus présenté Louis comme le fils de l'un de mes amis, elle le fit asseoir près d'elle et lui demanda quel âge il avait. Puis elle me dit qu'il était joli et qu'il ressemblait à une fille. Lui ouvrait de grands yeux et la regardait avec admiration. Puis il toucha du bout du doigt, et d'un air craintif, ses vêtements, ses colliers, ses cheveux et ses mains.
—C'est une fée! lui dis-je en riant; prends garde de la faire envoler.
—J'en serais bien fâché, dit-il; et s'adressant à Djémilé: Voulez-vous que je vous embrasse, madame la fée? Elle y consentit sans façons.
Pendant le déjeuner, cet enfant se montra très-sensé; s'il n'était ni très-instruit ni très-intelligent, il était au moins affectueux et plein de bons sentiments. En sortant de table, qu'il fût fils de roi ou non, il avait gagné mon affection.
Pour venir me voir, il avait profité d'une visite que mademoiselle de Cérignan était allée rendre, et, quand je lui parlai de le reconduire, il me dit:
—Laisse-moi passer avec toi tout le temps que je pourrai. Si la Cérignan est inquiète de moi, elle viendra bien me chercher ici. J'ai dit au juif où j'allais.
Je le laissai libre de faire ce qui lui plairait. Djémilé lui proposa de jouer au mangallah, espèce de jeu de trictrac très à la mode en Orient.
Après un quart d'heure, il bâilla et me demanda à voir mes chevaux; quand ce fut fait, il voulut aller se promener dans la caserne. En voyant mes dragons, il me manifesta son désir d'être soldat un jour. De retour à la maison il demanda à Guidamour de lui apprendre à faire l'exercice; puis il alla taquiner la petite fellahine en lui dérangeant ses échafaudages de pâtisserie et il se pâmait de rire devant les impatiences de cette fille. Djémilé, qui n'était guère moins enfant que lui, s'en mêla et la maison fut bientôt sens dessus dessous. Elle finit par en faire sa poupée et l'habilla en odalisque.
On annonça en ce moment mademoiselle de Cérignan. Louis, pris de terreur, demanda à Djémilé de le cacher, et ils s'enfuirent dans le harem.
J'allai au-devant d'Olympe, qui me demanda avec inquiétude si son frère était chez moi.
—Tranquillisez-vous, lui dis-je, il est ici.
—Ah! quel enfant terrible! comme il m'a fait peur!
—Vous craignez qu'on ne vous l'enlève?
—Sans doute! dit-elle imprudemment; puis se reprenant: un enfant qui ne sait ni ce qu'il fait, ni ce qu'il dit, peut suivre le premier venu.
Après l'avoir priée de s'asseoir:
—Voyons, mademoiselle de Cérignan, cessez de feindre avec moi. Louis n'est pas plus fou qu'il n'est votre frère. Je ne sais s'il est réellement le Dauphin; mais c'est un enfant aimable et bon que vous tenez trop sévèrement et que vous ennuyez. Tant pis, le mot est lâché!
—Il vous a dit que je l'ennuyais? dit-elle en se redressant.
—Parfaitement!
Elle était profondément blessée.
—Je l'ennuie! Ah! voilà bien l'ingratitude des princes! Dévouez-vous donc pour eux, sacrifiez-leur toutes vos affections, résignez-vous à vivre loin du monde, pour ainsi dire cloîtrée; brisez-vous le cœur: ils vous en savent gré en vous faisant dire: Vous m'ennuyez!
—C'est donc décidément un prince?
Elle se tut, rougit et baissa les yeux, puis elle me regarda hardiment et me dit avec l'accent de la vérité:
—Je vous ai trompé jusqu'à ce jour. Je le devais! Puisque cet enfant, par ses révélations, me force à vous confier son sort, sachez qu'il est bien le fils de Louis XVI. Vous l'avez sauvé de la mort, à présent protégez sa vie! Un jour, quand il remontera sur le trône de ses aïeux, il vous en saura peut-être gré, si jusque-là vous avez le talent de ne pas l'ennuyer. Moi, j'ai échoué, c'est à votre tour d'être dévoué et de lui sacrifier tout: à vous le devoir et l'honneur de garder l'héritier de trente-six rois et de l'amuser, ce qui est malaisé, je vous en avertis!
Et elle sourit avec amertume.
—Mademoiselle Olympe, en admettant que vous disiez la vérité, je ne veux rien de tout cela; d'abord parce que je ne suis pas ambitieux, ensuite parce que je suis de ceux qui ne veulent pas le retour du passé.
—Alors, vous allez dénoncer le roi?
—Je ne suis pas convaincu qu'il soit ce que vous dites, non que je doute de votre sincérité, mais vous pouvez avoir été trompée. Quant à dénoncer qui que ce soit, cette sorte de patriotisme n'est pas de mon goût. Je suis peiné de voir que vous m'estimez si peu!
—Excusez-moi, monsieur de Coulanges, j'ai pour vous une grande estime, au contraire! mais j'ai eu tant de déceptions et je suis tellement dégoûtée de la vie que je suis injuste.
—Oui, vous êtes injuste!
—Accablez-moi, je le mérite; mais croyez à ma sincérité, à mon affection...
Elle était si émue que je crus voir un aveu s'échapper avec ses larmes. Que j'eusse été heureux si elle eût été sincère en temps utile! mais il était trop tard!
—Voici votre protégé, lui dis-je en voyant entrer Djémilé et l'enfant, qui avait repris ses vêtements masculins.
À la vue de Djémilé, mademoiselle de Cérignan resta atterrée. Elle la regarda en pâlissant, puis reportant les yeux sur moi, elle voulut parler. La parole expira sur ses lèvres. Elle gagna la porte, repoussa Louis qui l'avait suivie par habitude, et lui dit d'une voix tremblante de colère:
—Vous pouvez rester avec vos nouveaux amis, moi je n'ai pas le talent de vous amuser.
Et elle partit sans rien écouter et sans se retourner.
Louis se prit à pleurer, mais en montrant plus d'effroi de se voir abandonné que de tendresse pour la pauvre Olympe. Djémilé l'embrassa, lui essuya les yeux et l'emmena jouer.
Je n'étais nullement satisfait d'avoir en garde ce prétendu rejeton royal. Mais que faire? Je ne pouvais le mettre sur le pavé. Je lui accordai l'hospitalité pour la nuit. Le lendemain, jugeant que la colère de mademoiselle de Cérignan devait être tombée, je me rendis chez elle, mais je ne trouvai que le vieux petit juif. Il m'apprit qu'elle avait quitté le Caire.
—Est-ce pour longtemps?
—Qui sait! Peut-être pour toujours.
—Si tu sais quelque chose, parle!
—Je sais qu'elle a versé beaucoup de larmes depuis hier, et qu'elle s'est embarquée ce matin.
—Et où va-t-elle?
—Je l'ignore; mais elle a dû aller rejoindre le lord anglais.
—Qu'est-ce qui te le fait supposer?
—Il y a quelque temps, un soir, il a frappé à la porte de chez moi. Je ne voulais pas lui ouvrir avant qu'il ne m'eût dit son nom, afin de vous l'apprendre à votre retour.
—Et qu'a-t-il répondu?
—Qu'il venait de la part du prince.
—Quel prince? il y en a beaucoup!
—Je n'ai pu en savoir plus long. Je devinais bien qu'il apportait de l'argent. Je craignais de n'être pas payé, car vous étiez parti, et je l'ai introduit chez la dame française. Alors je suis monté sur ma terrasse, d'où je pouvais entendre leur conversation. Je sais assez de français pour comprendre.
—Très-bien, et qu'as-tu entendu?
—Oh! bien des choses, car il est resté ce jour-là plus d'une heure. Le petit garçon avait été envoyé au lit tout de suite après souper. Le mylord n'était donc pas gêné par sa présence. Il a d'abord dit à la dame qu'elle demandait trop souvent de l'argent à la famille, et que celui qu'il apportait était tout ce dont on avait pu disposer. Elle se récria sur l'exiguïté de la somme; à quoi l'Anglais répondit qu'il était prêt à lui donner tout ce qu'elle demanderait si elle consentait à le suivre. Enfin, il lui proposa de l'acheter comme on achète une esclave au bazar; mais il voulait le petit garçon par-dessus le marché.
—Et qu'a répondu la Française?
—Elle s'est fâchée très-fort, lui a dit qu'il était l'ennemi de son pays, que jamais elle ne vendrait l'enfant qui lui était confié, et qu'il était un misérable et un insolent. Alors l'Anglais lui a parlé plus poliment; il lui a proposé d'être son mari.
—A-t-elle accepté?
—Elle n'a dit ni oui ni non. Elle a fait une de ces réponses comme les femmes en font quand elles ont besoin des gens qu'elles n'aiment pas. Enfin, il est parti en disant qu'il reviendrait; mais il n'est pas revenu, et la dame française n'a plus reçu d'argent. Je crois qu'elle n'a plus rien.
Je payai largement ce rapport et je me retirai, cherchant à pénétrer les motifs de la fuite d'Olympe. Sans doute elle était à bout de ressources, et, ne voulant pas en accepter de moi pour son compte, elle me confiait le prince, sachant qu'il était en sûreté sous la garde de mon honneur et qu'il ne manquerait de rien chez moi. Il n'était pas probable qu'une personne si dévouée ne fût pas partie avec l'intention de lui chercher des protecteurs plus à même que moi de l'élever. Pourquoi ne m'avait-elle pas dit franchement les choses, au lieu de feindre une colère qui ne pouvait pas être dans son cœur?
XV
Je pris le parti de garder Louis et de veiller sur lui. Comme il était peu ferré sur sa grammaire et voulait apprendre un peu l'arabe, je l'associai aux leçons que Fosco donnait à Djémilé. Elle commençait à parler passablement notre langue, mais avec un accent arabe très-prononcé. La petite fellahine, qui, pour les convenances, assistait aux leçons, apprit sans y songer, et parla bientôt plus purement qu'elle; mais il n'eût fallu lui demander ni de lire ni d'écrire. Louis était doux, nonchalant et distrait. Il préférait à l'étude, des exercices corporels, l'équitation, l'escrime, la natation. Sa santé s'en trouva bien, et je le vis grandir rapidement. Il devenait fort joli garçon, un léger duvet blond teintait déjà sa lèvre supérieure. Ce n'était plus un enfant et ce n'était pas encore un jeune homme. Il avait quinze ans.
De son secret ou de sa monomanie princière il ne se confiait qu'à moi. Sa réserve vis-à-vis de tous les autres n'indiquait pas un état de démence, et je ne lui en vis jamais donner le moindre signe. Quand il me parlait de ses droits à la couronne, je rabattais ses espérances en lui disant qu'il fallait être avant tout un citoyen, savoir se rendre utile à son pays, et ne pas songer à le dominer. Je ne sais si je l'ennuyais, mais il ne me le fit jamais dire.
Un soir, en rentrant chez moi, j'entendis chuchoter dans la chambre du rez-de-chaussée, où couchait Louis. Comme il taquinait beaucoup la fellahine, qui devenait une fillette assez gentille et pas trop mal tournée, je voulus savoir s'il ne l'avait pas attirée là dans un but moins innocent que ne le comportait son air novice.
Je m'approchai sans bruit. La personne avec laquelle le petit-fils de Louis XV causait, n'était autre que Djémilé. Je prêtai l'oreille.
—Pourquoi pleurez-vous? lui demandait-elle, avec intérêt.
—Parce que vous m'avez fait de la peine.
—Moi? je ne vous ai jamais grondé!
—Oui, c'est vrai, vous êtes bonne pour moi, petite fée, très-bonne! mais vous êtes méchante aussi quand vous agissez comme hier au soir.
—Qu'ai-je donc fait?
—Vous ne m'avez pas embrassé en me disant bonsoir.
—C'est que vous devenez trop grand. Vous voilà bientôt un homme, et moi qui ne suis guère plus âgée que vous, je ne dois plus vous traiter comme un enfant.
—En ce cas, vous ne m'aimez plus, petite Djémilé de mon cœur?
—Si fait, mais je ne puis avoir d'amour pour vous.
—Je comprends bien ce que vous dites; mais j'en ai bien du chagrin! Je voudrais être encore petit! Vous parlez d'amour: qu'est-ce que c'est donc, au juste?
—C'est de livrer son cœur tout entier, c'est d'être prêt à verser son sang et à faire le sacrifice de sa vie pour la personne que l'on aime.
—En ce cas, je suis amoureux de vous, car je donnerais tout cela pour vous et davantage. Je vous ferais reine dans mon pays.
—Vous parlez comme un enfant.
—Alors, si je suis un enfant, embrassez-moi comme par le passé.
Et elle l'embrassa en lui disant: C'est pour la dernière fois.
Je jugeai à propos d'intervenir et je me montrai en disant à Louis:
—Si tu tiens tant à être embrassé, va trouver mes négresses.
Il resta tout penaud. Djémilé éclata de rire.
Quand j'eus remmené ma compagne, je lui dis qu'il n'y avait là rien de si risible, et je lui demandai ce qu'elle avait été faire chez Louis.
—Je l'ai trouvé, dit-elle, pleurant au milieu de la cour; je l'ai questionné, ce qui a augmenté son chagrin et l'a fait fuir. Voulant savoir s'il n'était pas malade, je l'ai suivi dans sa chambre, où il m'a enfin répondu.
—En es-tu plus avancée, maintenant que tu connais son amour pour toi?
—Bah! ce n'est pas de l'amour. Crois-tu que je prenne cela au sérieux?
J'avais confiance dans ma compagne; mais elle était fille de l'Orient, c'est-à-dire facile à émouvoir, et, devant les promesses extravagantes d'un garçon tout bouillant d'ardeur juvénile, elle pouvait faiblir. Il valait mieux ne pas l'exposer au danger.
Il fallait donc éloigner Louis. Il savait assez monter à cheval et suffisamment manier le sabre pour devenir l'ordonnance, voire l'aide de camp d'un général. Je commençai par lui faire endosser un uniforme et porter un sabre, ce qui le rendit fou de joie. Puis, dans un bal que donnait Kléber, je le lui présentai comme un mien cousin et lui demandai de le prendre dans son état-major. Kléber l'accepta, et dès le lendemain, après avoir recommandé à Louis de ne jamais confier à personne le secret de sa naissance s'il ne voulait être fusillé, je le conduisis au quartier général; après quoi je défendis à Guidamour de le recevoir jamais chez moi quand je n'y serais pas.
En quittant l'Égypte, Bonaparte avait promis à Kléber de lui envoyer des secours: non-seulement les secours n'arrivaient pas, mais encore nous étions sans nouvelles. Les uns le croyaient mort ou pris par les Anglais durant la traversée, les autres disaient qu'il abandonnait l'armée, et parlaient tout haut d'évacuer l'Égypte. Il y eut même des tentatives de révolte dans l'armée. Cette irritation des esprits, jointe à un nouveau débarquement des Turcs soutenus par une flotte anglaise, décida le général en chef à entrer en négociations avec le grand visir et sir Sidney Smith, dont l'intervention était indispensable.
Les Anglais, maîtres de la mer, nous eussent empêchés de passer. Après bien des pourparlers la convention fut signée à El-Aryeh, avec le grand visir, le 28 janvier 1800.
Les généraux Desaix, Davoust et Rapp, contraires à l'abandon de notre conquête, se brouillèrent avec Kléber et partirent sur-le-champ pour la France.
Le général en chef donna l'ordre du départ à la satisfaction de l'armée. La nouvelle du changement de gouvernement qui venait de s'opérer en France et l'avénement de Bonaparte au consulat remplissaient le cœur des soldats d'espérance et de joie. Je n'étais pas moins désireux de revoir mon pays, mon père et mes amis, après cinq ans d'exil tant en Italie qu'en Égypte.
Si Djémilé était enchantée à l'idée de voyager sur mer et de voir la France, ses deux négresses se croyaient déjà la proie des requins. Je vis bien qu'il valait mieux les laisser sur leur terre d'Afrique, et, après leur avoir assuré à chacune une petite fortune qui les affranchissait à jamais de l'esclavage, je les congédiai. Elles partirent après avoir versé beaucoup de larmes et en me couvrant de bénédictions. La petite fellahine refusa de nous quitter.
Nous étions à la fin de février. Plusieurs régiments étaient déjà prêts à s'embarquer à Alexandrie; quelques places fortes du littoral avaient été remises fidèlement, selon les clauses du traité d'El-Arych, à l'armée turque, quand un officier Anglais, du nom de Humphrey, envoyé par l'amiral Keith, informa Kléber que le gouvernement britannique ne consentirait point à ce que nous sortissions d'Égypte sans mettre bas les armes, en abandonnant nos munitions et nos vaisseaux.
Si Kléber, dégoûté du séjour de l'Égypte, avait faibli un instant en consentant à livrer notre colonie aux Turcs et aux Anglais, il se releva avec fierté devant tant d'insolence. Il convoqua tous les officiers généraux en conseil de guerre, et, leur mettant la lettre de Keith sous les yeux:
—Messieurs, dit-il, que devons-nous faire? J'attends votre décision.
—Nous devons nous battre! répondirent-ils tous.
—C'est aussi mon avis, dit Kléber; on ne répond à de telles insolences que par des victoires. Préparons-nous donc!
Kléber contremanda sur-le-champ les ordres de départ et rassembla ses divisions sur le Caire.
Il me fit appeler.
—Haudouin, me dit-il, Desaix m'a appris que tu avais pour maîtresse la fille de Mourad. L'as-tu toujours?
—Oui, général. J'ai eu assez de peine à la ravoir.
Sur sa demande, je lui racontai brièvement comment je l'avais trouvée aux Pyramides, comment son père était venu me l'enlever en mon absence, et ce que j'avais fait pour la lui reprendre à mon tour.
—Bien! dit Kléber, Mourad est un héros de légende, sa fille une héroïne de roman, et toi, un enragé troupier. Je voudrais la voir, ta sultane, parle-t-elle français?
—Oui, général.
—En ce cas, je désire m'entretenir avec elle d'un projet qui, s'il réussit, doit avoir une grande importance pour l'armée. Elle peut me rendre un service signalé dans les circonstances présentes. J'irai avec mon secrétaire Poussielgue te demander à dîner demain, sans façon, en famille.
—Ne puis-je savoir de quoi il est question?
—Je te le dirai demain. D'ici-là, tu contrecarrerais peut-être mes plans.
Je m'en retournai assez inquiet et je prévins Djémilé de la visite du général en chef. Elle en fut très-fière. Le sultan des Français n'allait pas dîner chez tout le monde et c'était un grand honneur, disait-elle.
Je recommandai qu'on soignât le dîner, car le général aimait la bonne chère, et je l'attendis avec impatience.
Il arriva à l'heure dite avec Poussielgue, baisa galamment la main de la maîtresse de la maison, lui adressa sur sa beauté un compliment qui la fit rougir de satisfaction, et lui offrit le bras pour se rendre à table. Il avait déjà conquis ses bonnes grâces.
Au dessert, quand j'eus renvoyé Guidamour et la petite fellahine qui s'acquittaient du service, j'engageai Kléber à me faire part de ses projets.
—Parfaitement, dit-il.
Et, se tournant vers Djémilé:
—Belle dame, il s'agit d'une mission que je veux vous confier, mission délicate à remplir; mais je m'en rapporte à votre intelligence et à votre cœur pour vous en acquitter mieux que personne. Il s'agit d'aller trouver votre père, en ce moment du côté de Suez.
—Vous voulez qu'elle retourne dans le désert? m'écriai-je en voyant pâlir Djémilé. Elle en a assez, du désert, je vous en avertis!
—Et moi aussi, répondit-il, j'en ai assez, ainsi que de la vallée du Nil, de la ville du Caire et de ses environs. J'y reste pourtant; mais ce n'est pas à toi que je m'adresse. Ne dégoûte pas d'avance madame d'un rôle glorieux pour elle. Nous allons avoir fort à faire avec les Anglais et les Turcs réunis. Nous les battrons; mais nous n'y gagnerons rien si nous n'avons la sympathie de la population et si nous ne faisons alliance avec de vaillants guerriers comme Mourad. Voyons, chère enfant, portez-lui de ma part des propositions de paix. Vous n'aurez rien à redouter. Poussielgue vous accompagnera, et je vous donnerai un régiment si vous le souhaitez. Offrez en mon nom à votre père le gouvernement de la Haute-Égypte. Je ne lui demande en échange que son amitié, et de prêter serment à la République Française, car nous sommes toujours la république, bien qu'on l'ait coiffée d'un consul.
Djémilé l'avait écouté avec un calme apparent; au fond, sa vanité était extrêmement flattée. Comme elle se taisait, je pensais qu'elle refuserait.
—C'est à la mort que vous voulez l'envoyer, dis-je à Kléber. Son père est capable, dans un premier moment de fureur, de la tuer sans vouloir l'entendre.
Elle m'imposa silence, et en relevant le front:
—J'accepte la mission, dit-elle. Je saurai bien parler à mon père. Si je suis coupable envers lui, je n'en suis pas moins sa fille, et je lui apporte, avec l'amitié du plus grand guerrier de l'Occident, la couronne de la Haute-Égypte. Peut-être me pardonnera-t-il? En tout cas, je n'aurai pas passé dans la vie sans avoir tenté de faire une action courageuse. Si j'échoue et si je meurs, on me plaindra, mais on parlera de moi. Si je réussis, j'aurai la gloire d'avoir assuré la paix de l'Égypte.
—Vous êtes une brave fille! s'écria Kléber. Vous réussirez. Il n'y a que les imbéciles qui échouent, et vous êtes une femme d'esprit!
—Dans tout ceci, dis-je avec dépit, on me laisse un peu de côté. Aurai-je au moins le droit d'accompagner madame?
—Je n'y vois pas d'empêchement, dit Kléber, si tu peux être revenu à temps pour rentrer en campagne.
—Il vaut mieux que tu ne viennes pas, me dit Djémilé; tu as amassé trop de colère sur ta tête; et puis, tu brusquerais mon père.
J'allais répondre que je la suivrais malgré elle, mais c'eût été entamer une querelle d'intérieur devant le général; je me tus.
Il fut convenu qu'elle partirait dès le lendemain avec Poussielgue, muni des pouvoirs du général pour traiter, et avec un détachement du régiment des dromadaires. Auprès de ma maîtresse comme à la bataille, Kléber l'emportait sur toute la ligne.
Dès que je fus seul avec Djémilé:
—Alors, lui dis-je, tu veux me quitter?
—Te quitter, toi? répondit-elle en venant se jeter dans mes bras. Non, jamais!
—En attendant, tu vas partir sans moi. Tu prends des décisions sans même me consulter. Tu as la tête montée par cette folle entreprise et pour le général lui-même. Je le vois bien. Mais est-ce là ce que tu m'avais promis? N'avais-tu pas juré de m'obéir aveuglément?
—Tu ne m'as pas défendu d'aller porter la paix à mon père, et tu ne peux vouloir me le défendre. Je veux rendre service à l'armée française. Est-ce que tu ne m'en aimes pas davantage?
—Je ne puis t'aimer davantage tu le sais bien. C'est pour cela que je ne veux pas te laisser aller là-bas sans moi.
—Je le désire aussi, mais cela peut rendre les choses plus difficiles.
—Pourquoi cela? Ne m'as-tu pas dit jadis que je devais aller demander ta main à ton père? J'irai dans ce but.
—C'est bien inutile.
—Tu ne veux plus être ma femme?
—C'est au contraire le plus ardent de mes désirs; mais il n'est pas nécessaire que tu t'exposes pour cela. Je dirai à mon père et à ma mère que nous sommes mariés. Ne le sommes-nous pas, de fait: N'ai-je pas bu ton sang? N'as-tu pas donné ta vie pour moi? Quel plus beau contrat?
—Bien. En attendant je pars demain avec toi.
—Viens donc! dit-elle d'un ton dépité qui m'irrita davantage et me décida d'autant plus à ne pas la perdre de vue.
Je ne savais pas Djémilé si vaillante. Je l'avais aimée avec toutes les idées de domination que les femmes d'Orient autorisent par leur soumission passive ou leur nullité absolue. Elle me faisait voir que cette nullité n'existait pas chez elle et que sa soumission était toute volontaire. Elle me devenait d'autant plus chère et plus précieuse; mais l'amour est inconséquent et tyrannique. J'étais furieux contre elle, j'avais cru régner sans contrôle; le devoir du citoyen et du soldat me mettait pour ainsi dire aux ordres de mon esclave.
XVI
Dès trois heures du matin, Poussielgue était devant chez moi avec son escorte de cavaliers à dromadaires. Le fondé de pouvoir montait un de ces animaux. Djémilé s'installa sur un autre et moi sur un troisième. Nous avions vingt lieues à faire tout d'une traite et nos chevaux n'eussent pu fournir une pareille étape. Le voyage pour se rendre au lac Temsah, où nous devions trouver Mourad, n'offre rien d'intéressant. Le désert s'y montre dans toute son aridité. C'est une surface plate, sablonneuse, d'un gris noirâtre, sillonnée par des lits de torrents desséchés. Une stérilité et un silence de mort, un soleil impitoyable. De temps à autre, un coup de vent qui soulève le sable et nous couvre de poussière. Le mirage était le seul événement qui vînt rompre la monotonie du trajet. C'était des lacs, des montagnes, des forêts de palmiers, des villes. En réalité, il n'y avait rien sur cette immense étendue: tout au plus un bouquet d'alfa sur les rares renflements du sol.
Djémilé était très-préoccupée et ne disait rien.
Nous arrivâmes dans la soirée en vue du campement de Mourad. Bien que brisée de fatigue, Djémilé résolut de se présenter sur-le-champ devant sa famille. Elle aimait mieux, disait-elle, savoir à quoi s'en tenir tout de suite que de passer une nuit dans l'incertitude. Il me sembla qu'elle était impatiente de revoir ses parents. C'était assez naturel, mais je lui en fis un crime. Je dus céder pourtant. Remettre l'entrevue au lendemain nous eût exposés à des désagréments avec les Bédouins qui étaient déjà venus galoper et hurler autour de nous. Nous avançâmes donc jusqu'à ce qu'un détachement de mameluks accourût à notre rencontre. L'un d'eux demanda ce que nous voulions.
Djémilé porta la parole et demanda, à son tour, dans des termes assez humbles, que Sitty Nefyssèh voulût bien accorder l'hospitalité à une personne qui venait lui apporter des propositions de paix et des nouvelles de sa fille.
Un cavalier sortit des rangs, vint me regarder sous le nez d'un air insolent et partit au galop du côté des tentes. C'était Souleyman le déserteur.
—Monsieur, dit Djémilé à Poussielgue, avez-vous pensé, avant de partir, que vous pouviez laisser votre tête ici?
—Pas le moins du monde. La personne d'un parlementaire est inviolable.
—Pour des Européens peut-être, reprit-elle, mais pour des gens qui ont une insulte à venger, non!
—Vous n'êtes pas rassurante, belle dame! Je vous avoue que je n'aimerais pas laisser ici ma tête.
Il me sembla que Djémilé, en mettant le pied sur les domaines de son père, prenait une attitude fière et un ton presque menaçant.
—Vous allez savoir votre sort, dit-elle en nous regardant, comme pour interroger notre courage.
Souleyman revenait transmettre l'ordre que nous eussions à entrer dans le camp. À trente pas de la tente de Mourad, il nous signifia de nous arrêter, nous dit que nous pouvions nous installer là, et pria Djémilé de le suivre.
—Reste, me dit-elle, tu peux m'entendre d'ici. Si je crie, viens à mon secours avec tous tes soldats.
Je ne tins compte ni de son ordre ni de la défense de son guide d'aller plus loin.
—Prenez vos pistolets, dis-je à mon compagnon, et brûlez la figure du premier qui vous empêchera de passer. En même temps je tirai les miens de ma ceinture et j'en fis jouer les batteries en regardant Souleyman. Il doubla le pas et n'osa nous empêcher d'escorter Djémilé jusqu'à l'entrée de la tente.
—Attendez ici, nous dit-elle, et elle ajouta pour moi seul: J'ai bien peur, adieu!
Je prêtai l'oreille:
—Noble voyageuse, dit une voix de femme qui ressemblait extraordinairement à celle de Djémilé, sois la bienvenue puisque tu m'apportes des paroles de paix, mais de la part de qui?
—De la part du sultan des Français.
—Alors, il faut appeler Mourad.
—Non, pas encore. Je viens aussi te donner des nouvelles de ta fille.
—De ma fille! mais... c'est toi-même. C'est toi! enlève ton voile, Djémilé?
—Ah! ma mère, ma mère... Oubliez ma faute, pardonnez-moi!
—Oui, va, je te pardonne, je suis si heureuse de te retrouver! Viens m'embrasser.
Voyant que les choses prenaient si bonne tournure, je fis signe à Poussielgue, et nous nous retirâmes par discrétion. Une heure après, Mourad fit mander Poussielgue près de lui. Il y resta si longtemps que je crus qu'il y coucherait. Je fus appelé à mon tour et introduit auprès d'une femme d'un certain âge, encore très-belle. En la voyant, il me sembla voir ce que serait Djémilé dans une vingtaine d'années: c'était la même taille, le même genre de beauté, le même regard et la même voix.
—Tu ne peux être que la mère de celle que j'aime, lui dis-je.
—Oui, répondit-elle, je suis Nefyssèh; je suis ta mère aussi, car je te pardonne et te regarde comme mon fils.
Après l'avoir saluée avec les cérémonies orientales, je l'assurai de mon respect.
—Il faut, dit-elle, que tu aies ensorcelé ma fille pour lui avoir fait quitter sa famille. Du reste, tu es beau, jeune et vaillant, cela suffit pour émouvoir le cœur des femmes. Ce que tu as fait pour la venir enlever jusque dans l'oasis est d'un brave, et Mourad apprécie le courage; nous sommes alliés maintenant. Djémilé a transmis à son père les propositions du sultan des Français. Mourad ne veut s'engager à rien avant d'avoir réfléchi. Seulement je peux te dire tout de suite qu'il restera neutre tant que les hostilités avec la Turquie n'auront pas été reprises. Après la première bataille livrée, il se prononcera. Djémilé restera avec nous jusque-là. Tu viendras faire ta demande selon les usages, et il t'accordera sa main. Tu te feras musulman. C'est, avec sa succession la souveraineté de l'Égypte, car les Français la quitteront un jour ou l'autre, chassés, non par la force, mais par l'ennui et la lassitude, et l'ambassadeur a promis d'en faciliter l'entière possession à Mourad.
Quelques jours auparavant, un prétendant au trône de France m'avait offert d'être son conseiller et son ministre; aujourd'hui la femme du futur sultan d'Égypte m'offrait le sceptre des Pharaons. Décidément, je montais en grade; mais la condition de me mahométiser ne m'allait pas plus que celle de laisser Djémilé.
En ce moment une portière à laquelle je n'avais pas pris garde se souleva au fond de la tente pour donner accès à Mourad et à Djémilé.
Mourad s'avança vers moi d'un air majestueux et me dit avec un accent de colère mal dissimulé:
—Sitty Nefyssèh t'a-t-elle fait part de ma volonté relativement à toi?
—Oui.
—Et tu acceptes?
Je fus sur le point de lui rompre en visière et de refuser net; mais c'était perdre Djémilé.
Je cherchai à tourner la difficulté.
—Si je t'écoute, lui dis-je, ce sera à une condition, celle de remmener Djémilé, comme otage, jusqu'à ce que tu aies ratifié le traité avec Kléber.
—Je refuse cela! dit Mourad d'un ton sec.
—N'insiste pas, me dit Djémilé, aie confiance dans la parole de mon père et nous nous reverrons bientôt.
—Si tu désires rester, soit, lui répondis-je; et je sortis de la tente après avoir salué la famille aussi respectueusement que ma colère me le permettait.
La nuit était fort avancée lorsque je rejoignis mon compagnon. Il dormait et se réveilla en m'entendant entrer.
—Ah! c'est vous, enfin, colonel? je vous croyais à tout le moins empalé.
—Et vous ne vous dérangiez pas plus que cela pour venir me débrocher?
—Que voulez-vous? je suis fatigué... Je suis brisé, je tombe de sommeil. Maudit dromadaire, va! Quand je pense qu'il faudra recommencer demain! C'est égal, nous avons enlevé la chose. Votre maîtresse est une femme d'esprit. Vous êtes-vous arrangé de votre côté avec M. votre beau-père?
—Tout va selon mes souhaits, cher monsieur. Dormez en paix.
Il me répondit par un ronflement.
Je me débarrassai de mon casque et de mon uniforme, que je posai, faute d'autre meuble, sur la malle de mon compagnon, au pied de son lit de camp, et je m'étendis sur ma couche, mon sabre d'honneur et mes pistolets à portée de la main, car je me méfiais de quelque trahison. Je voulais me tenir éveillé, mais la fatigue l'emporta et je m'endormis.
Je fus réveillé par des cris étouffés et par la lutte de deux hommes dans l'obscurité. Je lâchai un coup de pistolet en l'air, un homme s'échappa de la tente. Je courus sur lui; mais il disparut comme par enchantement. Je revins vers l'envoyé de Kléber qui criait: À moi! je suis assassiné. Mon coup de feu avait jeté l'alarme. Quelques cavaliers de notre escorte entrèrent avec un fallot, et je vis mon compagnon baigné dans son sang. Il avait une légère entaille au cou, comme si on eût voulu lui trancher la tête. Je ne pouvais soupçonner Mourad de cet attentat. À quoi cela lui eût-il servi? C'était plutôt l'œuvre de Souleyman. Dans l'obscurité, et trompé sans doute par la présence de mon uniforme près de mon compagnon, il l'avait frappé, croyant s'adresser à moi.
Une espèce de chirurgien arabe vint donner des soins au blessé et dit que ce ne serait rien.
Au jour, je portai plainte à Mourad et j'accusai Souleyman en demandant qu'on me le livrât. Mais Souleyman fut introuvable. Il faut dire qu'on ne mit pas beaucoup d'ardeur à le chercher.
Dans la soirée, Poussielgue se sentant en état de se remettre en route, et moi n'ayant plus rien à faire là, nous prîmes congé de Mourad, qui nous répéta ce qu'il nous avait déjà dit la veille, et nous partîmes en lui laissant Djémilé.
C'était bien la peine d'être descendue du haut d'une tour au risque de se rompre le cou, d'avoir fait tuer la malheureuse Tomadhyr, d'avoir été cause de la mort de son frère Malek, d'avoir failli mourir de soif dans le désert, enfin d'avoir tant de fois exposé sa vie et la mienne pour m'abandonner ainsi!
J'étais en proie au désespoir, et je me trouvai stupide de l'aimer; mais je l'aimais follement et je n'étais pas au bout de mes chagrins.
Le soir, nous étions de retour. Poussielgue alla rendre compte de sa mission au général et je rentrai chez moi de si mauvaise humeur que je rudoyai la petite fellahine qui, ne m'attendant pas sitôt, n'avait rien préparé. Elle se mettait en quatre pour réparer sa faute; moi, pour l'en punir, je refusai d'attendre et je me couchai sans souper, comme un enfant qui s'en prend à lui-même pour faire enrager les autres. Aussi la faim augmentant le chagrin, je ne profitai pas de la fatigue, qui, du moins, m'eût fait dormir et oublier.
XVII
Pendant que je m'affectais pour une femme oublieuse ou rebelle, la situation de l'armée devenait des plus graves. Nous avions livré les postes les plus importants, et le visir s'avançait à grandes journées pour occuper le Caire, qui devait lui être remis selon les clauses du traité d'El-Arych. La population était agitée. Celle de la ville, sachant l'armée turque si près d'elle, n'attendait que le signal pour se révolter. Kléber intima au visir l'ordre de rebrousser chemin jusqu'à la frontière. Celui-ci invoqua les traités et continua d'avancer.
Il n'y avait plus qu'à combattre.
Le 20 mars 1800, l'armée française, au nombre de dix mille hommes tout au plus, sous le commandement de Kléber, sortit du Caire avant la pointe du jour, et alla se déployer dans les plaines d'Héliopolis.
Les forces de l'armée turque s'élevaient à près de quatre-vingt mille hommes.
L'affaire s'engagea par un combat de cavalerie et la prise du village d'El-Mattarieh, défendu par les janissaires.
On ne s'amusa pas à ramasser le butin laissé par eux; on se porta en avant. Au delà d'Héliopolis, nous aperçumes un nuage de poussière qui s'élevait à l'horizon sur la largeur de plus d'une lieue et s'avançait sur nous. Un coup de vent dissipa ce nuage, et nous permit de voir l'armée turque, sous le commandement du grand visir. Celui-ci, au milieu d'un groupe de cavaliers aux armures étincelantes, se pavanait devant le front de bandière. Quelques obus envoyés à son adresse le firent promptement rentrer dans la masse confuse de son armée.
Il nous répondit par le feu de son artillerie, mais ses boulets nous passaient par-dessus la tête, ce qui excita l'hilarité de nos soldats. Ses pièces furent bientôt démontées par les nôtres; alors cette masse d'hommes et de chevaux s'ébranle et vient fondre sur nous. On les reçoit sur les baïonnettes, on les mitraille. La fumée, la poussière nous empêchent de voir ce qui se passe. Après plusieurs tentatives infructueuses et des pertes considérables, l'ennemi renonce à nous entamer. La fumée se dissipe, nous distinguons, aussi loin que la vue peut s'étendre, des bandes de fuyards courant dans tous les sens, et du côté du lac des Pèlerins, Mourad-bey qui, à la tête de sept à huit cents cavaliers mameluks, est resté froid spectateur du combat.
En voyant le grand visir se retirer en désordre sur El-Khankah, il prend une direction tout opposée et disparaît dans le désert. Il avait tenu parole à Kléber. Il était resté neutre.
On court au visir qui prend la fuite en abandonnant ses bagages et ses vivres. On fit halte au coucher du soleil, et on déjeuna, dîna et soupa tout à la fois, car nous n'avions eu, pour nous soutenir depuis vingt-quatre heures, que des rations d'eau-de-vie.
Nous célébrions notre victoire, lorsque, dans le silence de la nuit, le canon se fit entendre du côté du Caire. Kléber pressentit tout de suite que les corps qui avaient tourné sa gauche étaient allés soulever la ville. Il avait laissé à peine deux mille hommes pour garder la citadelle et les forts. Il donna l'ordre à quatre bataillons de leur porter secours et de partir surle-champ. Chaque coup de canon me faisait trembler pour la vie de ceux que j'avais laissés au Caire. Je savais par expérience que les révoltés n'épargnaient personne.
Nous poursuivîmes les Turcs pendant quatre jours, sans leur donner le temps de souffler. Le visir s'enfuit à travers les déserts de Syrie avec 500 hommes seulement. Son départ fut, dans son armée, le signal de la déroute la plus complète.
Les Turcs, saisis d'épouvante, se débandèrent, abandonnant tout, camp, artillerie, bagage, et se jetèrent sans vivres et sans munitions dans le désert.
Les bédouins, qui suivaient les deux armées comme des nuées de vautours pour profiter des dépouilles du vaincu, se mirent à leur poursuite et les massacrèrent tous sans pitié.
C'était le sort qui nous était réservé, si nous eussions été mis en déroute. Nous trouvâmes dans le camp abandonné, sur une superficie d'une lieue carrée, une multitude de tentes, de chevaux, de canons, sur quelques-uns desquels était gravée la devise anglaise: Honni soit qui mal y pense. Une grande quantité de selles et de harnais, 40,000 fers de chevaux, des vivres à profusion, des coffres pleins d'or, de vêtements, d'étoffes, de soie, de flacons d'essences, de parfums et d'autres objets de luxe. À côté de douze litières en bois sculpté et doré, se trouvait une voiture suspendue à l'européenne et de fabrique anglaise. Quelques-uns de nos officiers s'amusèrent à l'atteler et à se faire promener dedans; d'autres prirent des vêtements orientaux, se coiffèrent de turbans et se livrèrent aux danses les plus folles, avec accompagnement de grosse caisse et de fanfares. Au lieu de se reposer, on ne songeait qu'à rire et à s'amuser. S'il y avait eu quelques sultanes parmi le butin, ce bal improvisé eût été complet.
Kléber, après avoir chargé les généraux Lanusse et Rampon de parcourir le delta et de faire rentrer dans le devoir ou de reprendre les villes et villages du littoral, laissa à Salahyeh la division Reynier pour surveiller la frontière, et partit pour le Caire avec une demi-brigade d'infanterie, le 7e de hussards, le 3e et le 14e de dragons.
Nous arrivâmes le 27. La ville était en pleine insurrection. Les Turcs de Nassyf-pacha, les mameluks d'Ibrahim-bey, la population soulevée, avaient commis des atrocités. Une partie de la garnison française était enfermée dans la citadelle, l'autre retranchée sur la place d'Esbekieh avec les Cophtes qui tenaient pour nous. La division envoyée à leur secours campait dans les jardins du quartier général. Si beaucoup de Français et de chrétiens avaient pu y trouver un asile, combien d'autres avaient été massacrés! Les habitants de Boulaq, du vieux Caire et de Gizèh s'étaient également révoltés et avaient pillé les maisons des chrétiens, la mienne, par conséquent. Au milieu de cette tourmente, qu'étaient devenus Louis, Morin, Dubertet, Sylvie, la petite fellahine?
Je les retrouvai tous au quartier général. Mourad, en apprenant le retour de Kléber, vint établir son camp à Torrah, sur la rive droite du Nil, à deux lieues au-dessus du Caire, et y amena sa femme et sa fille. Après avoir ratifié ses conventions avec Kléber, et, comme preuve de sa bonne foi, il lui offrit ses services pour faire rentrer les Caïrotes dans le devoir. Ses négociations restèrent sans succès; alors il ne trouva pas d'autre expédient que celui d'incendier la ville. Kléber refusa, voulant ménager la capitale du pays où nous devions rester et dont nous avions besoin pour vivre. Cette considération l'avait déjà empêché de la bombarder du haut de la citadelle. Lancer ses soldats à travers des rues défendues par des barricades, et prendre un à un tous les quartiers, était s'exposer à perdre plus d'hommes que n'en eussent coûté dix batailles. Il résolut de gagner du temps et de laisser l'insurrection se fatiguer elle-même. Il fit bloquer toutes les issues en attendant le retour de la division Reynier.
Les pourparlers, les négociations, les opérations pour reprendre la ville menaçaient de durer longtemps. Sylvie m'offrit gracieusement de partager la tente de Dubertet. Il l'y autorisait, tant il comptait sur elle. S'il comptait aussi sur moi, il avait raison. Je refusai.
J'allai bivaquer avec Guidamour et la petite Fellahine qui s'attachait à moi comme une âme en peine. La crainte et la pudeur lui étant venues avec ses quatorze ans, elle se blottit au fond de la cabane de planches qui me servait d'abri et n'osa plus en bouger. Le fait est qu'elle aurait pu courir quelques risques au milieu de tous nos soldats entassés dans les jardins. Avec moi elle pouvait être fort tranquille. Ce n'en était pas moins une singulière installation. Mon logement se composait de deux pièces, la première de six pieds carrés, dont un lit de camp occupait la moitié; la seconde n'avait pas deux pieds de large, c'était là que nichait Zabetta, séparée de moi par une barre de bois. À force de passer et de repasser, elle finit par trouver plus simple de rester dans ma chambre, de faire de la sienne le garde-manger, et de dormir roulée dans sa couverture à mes pieds. Comme elle ne ronflait ni ne bougeait, je la souffris dans cette intimité.
Dès que la division Reynier fut arrivée, le vieux Caire et Gizèh furent promptement réduits. Boulaq fut bombardé, car il fallut en venir là pour soumettre les Osmanlis, qui s'en étaient emparés. Enfin la ville se rendit, et les troupes turques se retirèrent le 25 avril. Tout cela avait demandé un mois.
Kléber sentait qu'il avait commis une grande faute en se hâtant d'abandonner la colonie, aussi la répara-t-il glorieusement.
En trente-cinq jours et avec vingt mille hommes, il reconquit toute l'Égypte sur les Turcs, les mameluks d'Ibrahim et la population soulevée.
Il ne se montra pas moins humain qu'habile après la victoire. Il pardonna et se contenta de frapper une contribution sur les villes insurgées. Il s'occupa ensuite de l'administration et de l'organisation de la colonie. Il fit entrer dans les rangs de l'armée des Égyptiens, des Cophtes, des Syriens, des Turcs déserteurs. Les caravanes d'Éthiopie amenaient une grande quantité d'esclaves noirs, il les fit tous acheter, et la 21e demi-brigade, qui avait beaucoup souffert, fut complétée par des nègres qui, étrangers à tous les préjugés des musulmans, prirent bien vite les habitudes et se montrèrent jaloux d'égaler la bravoure du soldat français. Ils étaient tout fiers de se dire nos compagnons, ne se croyant d'abord que nos esclaves.
J'étais retourné avec Guidamour et la petite fellahine dans ma maison qui, vu sa distance de Boulaq, avait peu souffert du bombardement. Les meubles avaient été brisés ou enlevés, mais les pertes matérielles n'étaient pas bien graves et j'avais chez le payeur général de quoi les réparer.
Mourad, investi de son commandement, fit ses préparatifs de départ pour aller chasser de la Haute-Égypte les détachements de l'armée turque, venus par la mer Rouge. Ne voulant pas se faire suivre de sa femme et de sa fille dans son expédition, il les mit sous la protection de Kléber. Elles s'installèrent avec leurs esclaves et le reste du harem dans le palais qu'elles avaient à Gizèh avant notre occupation, et que le général leur fit restituer.
Ce fut là que je revis enfin Djémilé, mais sous les yeux de sa mère, contrainte qui parut lui être beaucoup moins pénible qu'à moi. Sitty Nefyssèh me déclara encore qu'elle me considérait comme son gendre, vu que Mourad me dispensait de me faire musulman; mais il exigeait que sa fille ne retournât chez moi que bien et dûment mariée selon la loi de mon pays. Notre intimité la plaçait au rang des esclaves, disait-elle, et je devais trouver bon qu'une personne de sa qualité reprît le rang qui lui était dû.
Je n'avais rien à dire, d'autant plus que Djémilé, redevenue princesse dans ses habitudes et dans ses idées, n'eût pas compris ma résistance. Il me fallut donc, pour remplir les formalités devant le commissaire des guerres, attendre que mon père m'eût envoyé son consentement, ce qui exigeait au moins quatre mois. Je lui écrivis, non sans appréhension d'un refus: mon père était excellent, mais notaire et positif. Ma future position de successeur au gouvernement de la Haute-Égypte pouvait fort bien ne pas le séduire. Il se pouvait aussi qu'une bru mameluke lui fît l'effet d'une sauvage ou d'une sorcière.
XVIII
On ne songeait plus à évacuer l'Égypte. Bonaparte, à la tête du gouvernement, surveillait de loin la colonie. Il ne se passait pas de semaine sans qu'il arrivât quelques bâtiments qui apportaient des munitions, des denrées d'Europe, des journaux, la correspondance. La solde était payée régulièrement en argent. Notre armée était encore de vingt-trois mille hommes, sans compter les auxiliaires et les recrues. Le commerce avec l'Arabie, la Grèce et l'intérieur de l'Afrique prenait chaque jour plus d'extension. Les officiers, voyant l'occupation résolue, s'étaient arrangés pour vivre le moins tristement possible. Beaucoup avaient pris chez eux des filles de l'Orient, soit comme esclaves, soit comme maîtresses. Enfin la tristesse était bannie et la colonie florissante.
Souleyman reparut sur l'horizon.
Djémilé m'avertit, un jour que j'avais été la voir, qu'il était revenu chanter sous son moucharaby, et qu'il l'avait menacée de l'enlever si elle ne lui accordait pas un rendez-vous.
—Et tu ne lui as pas répondu?
—Non, mais je n'ose plus sortir.
—Il faut se débarrasser de ce chanteur-là; mais c'est difficile. Il a le don de disparaître, et puis il est défendu expressément à tout Français de porter la main sur un musulman, et, si je le bâtonnais dans la rue, j'encourrais les peines les plus sévères: tout ce que je peux faire, c'est de le dénoncer comme déserteur à la police arabe; mais c'est parfaitement inutile.
—Si je m'en plaignais au général Kléber lui-même? Il doit venir causer demain avec ma mère.
—Ce serait le meilleur moyen; mais est-ce que Kléber vient souvent voir Sitty Nefyssèh?
—Il est venu deux fois depuis que nous sommes ici.
—Seul, ou avec Louis?
—Une fois avec Louis.
—Pourquoi rougis-tu?
—Je ne sais, tu me questionnes comme si tu me soupçonnais!
—Ce n'est pas toi que je soupçonne! Ta mère est encore fort belle...
—Que tu es fou! dit-elle en riant, ils ne s'entretiennent que de politique!
—En ce cas, parle à Kléber à propos de Souleyman, et ne bouge pas de chez toi. De mon côté, je vais me mettre à sa recherche.
Huit jours après, j'appris qu'il avait été arrêté et conduit devant Kléber, qui l'avait interrogé. Souleyman ne se vanta ni d'avoir failli assassiner Poussielgue en croyant s'adresser à moi, ni d'avoir été chercher un refuge dans l'armée turque après sa méprise. Je n'étais malheureusement pas présent à son interrogatoire. Il prétendit que Mourad lui avait promis la main de sa fille et qu'il usait de son droit d'amant en chantant sous son moucharaby. Kléber, sachant fort bien qu'il n'en était rien, lui signifia qu'il eût à quitter l'Égypte, et, comme Souleyman lui répliqua insolemment, il lui fit donner vingt-cinq coups de bâton, après quoi il ordonna sa déportation.
Je croyais mademoiselle de Cérignan bien loin, quand je reçus d'elle le billet suivant:
«Colonel, je suis de retour au Caire depuis quinze jours. J'ai revu Louis, que vous avez placé en qualité d'ordonnance auprès du général en chef. Je ne sais si vous avez bien fait. En tout cas, j'ai à vous parler de lui, en sa présence et devant son général. Veuillez donc bien venir dîner chez moi, demain 14 juin, à quatre heures. J'habite en ce moment l'ancien palais d'Osman-bey, dans l'île de Roudah. Venez, vous ferez grand plaisir à celle qui se dit votre servante.
«Olympe de C....»
Que signifiait ce dîner en petit comité, avec le général en chef? Que pouvait-elle vouloir de moi? Qu'était-elle devenue depuis six mois? L'ambition lui faisait-elle tenter auprès de Kléber quelque démarche en faveur de Louis? Elle l'avait donc revu et lui avait pardonné? J'étais fort intrigué. Je pouvais savoir d'avance quelque chose par Louis, et j'allai le relancer au quartier général. Il avait suivi Kléber à Abou-Zabel, et ils ne devaient rentrer qu'à la nuit.
Le lendemain, dès trois heures, j'étais chez mademoiselle de Cérignan. Il n'y avait encore personne, et elle s'habillait. Je l'attendis trois quarts d'heure. Enfin, elle apparut dans une toilette à la grecque qui, pour une personne si austère, était une véritable transformation. Robe et tunique de gaze lamée d'argent; plusieurs rangs de camées lui ceignaient la taille, le cou et les bras, qu'elle avait nus jusqu'à l'épaule, et qui, par parenthèse, étaient les plus beaux que j'eusse vus de ma vie; des perles étaient mêlées à son abondante et souple chevelure blonde. Je l'avais toujours rencontrée en costume de voyage, ou si enveloppée que je ne soupçonnais pas sa beauté. J'en fus ébloui et inquiet en même temps. Je l'avais laissée dénuée de tout, je la retrouvais dans un palais, entourée de serviteurs, couverte de bijoux. D'où venait tout ce luxe, sinon du milord anglais, comme l'appelait le petit juif?
Cette pensée m'apportait une grande déception: je le lui donnai à entendre.
—Fort bien, dit-elle avec un sourire amer, vous me croyez entretenue! Oh! dites le mot. Nous sommes dans un milieu et dans un pays où il faut s'habituer à tout. Eh bien, quand cela serait? Je ne sache pas avoir de comptes à vous rendre. Mais je veux bien vous dire que tout ce que vous voyez ici est à moi et me vient de bonne source. J'ai converti ce qui me restait de biens-fonds pour vivre libre et à ma guise; car, depuis que je ne vous ai vu, j'ai été en France.
—Avec l'Anglais?
—Quelle est cette nouvelle folie?
—Vous ne pouvez nier l'existence d'un Anglais mystérieux qui venait vous voir en cachette.
—Je ne suis pas sa maîtresse! dit-elle en relevant la tête.
—Sa femme, peut être?
—Pas davantage.
—Comment s'appelle-t-il?
—Que vous importe!
—Il m'importe de savoir quel est l'homme auquel vous avez recours plutôt qu'à moi pour vous obliger. D'ailleurs, je le saurai un jour ou l'autre: à quoi bon me le cacher?
—Eh bien, c'est lord Humphrey. En êtes-vous plus avancé?
—Humphrey? c'est le nom de l'officier qui est venu de la part de lord Keith apporter à Kléber des conditions si insolentes! Et c'est cet homme-là que vous aimez? Non, c'est impossible! Je vous estime trop pour le croire, et pourtant vous le recevez en secret.
—Ah ça, vous me faites donc espionner? c'est beaucoup d'honneur pour moi. Cela prouve que vous pensez à moi.
—Oui, je pense à vous, ou du moins j'y ai pensé beaucoup trop.
—En vérité? dit-elle en me regardant d'un air étonné. Mais alors, comment arrangez-vous cela avec votre mariage? car vous aimez la fille de Mourad-Bey au point de vouloir l'épouser.
—Oui, et d'ailleurs je me suis engagé vis-à-vis de sa famille.
—Ce n'est pas la possession de cette fille que vous ambitionnez, c'est la couronne d'Égypte dont vous voulez parer un jour votre front de colonel. Comme Bonaparte, tous ses officiers se croient appelés à renouveler les aventures et conquêtes des Croisés. Ils sont ridicules d'ambition, ces beaux républicains. Ils ne se contentent plus de couronnes civiques.
—Vos railleries ne m'atteignent pas, mademoiselle de Cérignan; je suis plus sérieux que cela.
—Alors, pourquoi contracter une union qui va faire de vous un bey mameluk? Voyons, monsieur de Coulanges, parlons sensément. Que cette Djémilé vous plaise, je le comprends; elle est jeune et jolie. Quant à son esprit, ce n'est pas le côté par où elle brille; ignorante et superstitieuse comme ceux de sa race, elle ne dit que des niaiseries. Dans le monde français du Caire, où vous la montriez comme une des sept merveilles du monde, ses naïvetés ont prêté à rire. Vous avez voulu lui donner des maîtres, lui apprendre le français et les bonnes manières: elle n'a pu perdre ni son accent arabe, ni ses allures d'odalisque; mais elle a pris les minauderies de nos coquettes et la vanité des courtisanes. C'est un produit métis, qui n'est ni turc ni français, et vous eussiez mieux fait de lui laisser son originalité. Quand vous présenterez madame de Coulanges dans le monde, on dira certainement: Voilà une charmante créature! mais ne lui laissez pas ouvrir la bouche, si vous ne voulez qu'on dise aussi: Mon Dieu! qu'elle est sotte! Non, non, si vous voulez vous marier, ce n'est pas la fille d'un mameluk qu'il vous faut, ce n'est pas la fille d'un homme dont le père était un simple paysan, grossier et farouche, d'un aventurier qui a été d'abord l'esclave, puis le favori, et enfin l'assassin de son maître. Je ne parle pas de votre future belle-mère, une femme qui n'a pas hésité à se donner au meurtrier de son époux et qui a laissé exiler son fils! Et ce fils lui-même, qui n'avait d'autre but dans la vie que de boire le sang de son beau-père! Ce sont là les mœurs orientales, me direz-vous! Oui, c'est possible; mais vous êtes un Français, un être civilisé, intelligent, instruit; et vous allez vous jeter de gaieté de cœur dans la barbarie et l'ignorance!
»Devenu le gendre de Mourad, vous allez avoir un millier de sujets et d'esclaves. Vous ferez donner des coups de bâton à ceux qui refuseront l'impôt à votre beau-père, car sa cause et ses intérêts seront les vôtres. Vous lui succéderez même, c'est possible; alors vous renierez forcément le christianisme pour conserver votre influence sur vos scheyks et kiatchefs. Et un jour vous ferez la guerre à votre pays, car vos intérêts seront diamétralement opposés aux siens.
»Après avoir été ridicule, vous deviendrez odieux; et tout cela pour une petite fille de quinze ans qui n'est ni plus jolie, ni plus distinguée, ni plus intelligente que l'une de nos grisettes, et qui ne vous en saura pas le moindre gré, car elle vous trompera avec le premier venu. Elle s'est donnée à vous, me direz-vous; le beau mérite chez une femme qui, par éducation et par principe, croit devoir subir avec résignation le droit du vainqueur!
»Vous pensez lui devoir la réparation du mariage? C'est trop naïf! Alors pourquoi ne pas épouser toutes celles à qui vous avez fait la cour, moi entre autres? J'ai encore votre furieuse déclaration d'amour, et, si je n'avais pas été enchaînée à la garde du Dauphin et que je vous eusse répondu, vous m'offriez donc votre main? Non, n'est-ce pas! Eh bien, sans fatuité, je suis autrement intelligente que cette petite Arabe. Je ne suis pas aussi jolie qu'elle, c'est vrai; je n'ai plus quinze ans, c'est encore vrai, mais à vingt-quatre, je peux encore prétendre à plaire, non pas à vous, je le sais, et je n'y tiens pas; d'ailleurs, je ne veux pas faire assaut de coquetteries et de séductions avec votre maîtresse; non! Gardez-la. Emmenez-la à Paris, achetez-lui un fonds de magasin et qu'elle mette pour enseigne: À la Belle Mameluke. Je n'y vois pas d'inconvénients. Elle fera fortune. Soyez-lui fidèle tant que vous voudrez, je souhaite qu'elle vous le rende. Ce ne sera pas moi qui chercherai à porter le trouble dans votre ménage; mais ne l'épousez pas. Croyez-moi, réfléchissez-y vous-même, et soyez assez sincère pour m'avouer que j'ai raison. C'est dans votre intérêt que je vous donne ce conseil. Tout à l'heure vous m'avez dit que vous m'estimiez trop pour me croire la maîtresse de lord Humphrey. Moi, je vous estime assez pour vouloir vous dissuader d'un mariage qui vous deviendra funeste.»
Mademoiselle de Cérignan avait raison. J'étais un Français et non un Arabe. Elle faisait vibrer en moi des cordes qui s'étaient détendues dans la mollesse de la vie orientale.
Si j'étais violemment épris de la jeunesse, de la beauté et de l'originalité de la jeune Mameluke, je n'avais pas cessé d'être amoureux de la distinction et de l'esprit de la charmante Française. Avec elle, je pouvais causer de tout, je ne trouvais jamais ces hautes murailles qui, chez Djémilé, m'interdisaient l'accès de son intelligence. Il n'y avait pas de portes closes entre elle et moi, pour empêcher l'échange de nos sentiments, de nos impressions, de nos idées. Enfin, c'était ma pareille et Djémilé n'était pas l'égale de mademoiselle de Cérignan. Je le sentais bien, je n'y pouvais rien changer, aussi je ne trouvais rien à répondre.
Olympe me tira de mes réflexions en me disant:
—Il est six heures, Kléber ne viendra plus.
—Devait-il venir? lui dis-je en souriant.
—Ah ça, reprit-elle, vous devenez très-fat avec vos succès mameluks; vous croyez que je me ménageais un tête-à-tête avec vous?
—Où serait le mal? nous avons tant de choses à nous dire!
—C'est vrai, et je ne vous ai pas tout dit, mais le dîner ne peut attendre davantage, offrez-moi le bras.
Nous passâmes dans la salle à manger aux murailles émaillées d'arabesques. Olympe me fit asseoir en face d'elle en donnant l'ordre d'enlever les couverts de Kléber et de Louis. En présence de ses gens, je ne pouvais l'entretenir que de choses sans intérêt direct. Le théâtre du Caire, achevé et ouvert, fournit un sujet de conversation. Sylvie avait organisé une troupe d'amateurs, composée de jeunes officiers. Dubertet, sur l'instigation de sa maîtresse, en avait pris la direction et faisait jouer des pièces françaises.
Je racontai à Olympe, curieuse comme toutes les femmes du monde des détails de coulisses, comment Sylvie, soi-disant par amour de l'art, mais en réalité pour exhiber ses toilettes et briller aux yeux de son cortége d'adorateurs, avait tout combiné, tout arrangé et mis un bandeau sur les yeux de Dubertet.
Au dessert, quand ses gens se furent retirés, Mademoiselle de Cérignan m'adressa des questions plus directes. Elle voulait savoir jusqu'où avaient été mes relations avec Sylvie, quel genre de femme c'était, si je l'avais aimée; enfin elle se montrait jalouse avec plus de naïveté que je ne l'eusse espéré d'une personne si indépendante et si fière.
—Il m'est très-facile de vous répondre, lui dis-je. Je ne suis nullement le sultan que vous croyez. Je suis au contraire un des Français qui ont le moins abusé des faciles voluptés de l'Orient. J'ai assez de raison pour n'être infatué de rien, et de mademoiselle Sylvie moins que de toute autre. Je n'ai fait à Dubertet aucun sacrifice en ne lui disputant pas cette conquête; mais vous paraissez curieuse d'entendre ma confession, la voulez-vous?
—Je vais en entendre de belles! dit-elle en souriant, et je ferais aussi bien de me boucher les oreilles.
—N'en bouchez qu'une. J'ai d'abord été vivement épris de vous, le jour où je vous ai rencontrée sur la frégate; mais vous êtes restée à Alexandrie et je vous ai perdue de vue. J'ai ramassé sur le champ de bataille une petite fille que je respectais comme un objet merveilleux. Je vous ai retrouvée au Caire, et vous savez bien que j'étais sincère en vous disant que je vous aimais. Vous m'avez rebuté par vos dédains, et puis j'ai été jaloux de votre Anglais, comme je le suis encore aujourd'hui. J'en ai pris du dépit. Je suis parti pour ne plus vous voir, pour vous oublier.
—Vraiment, vous avez une manière d'entendre l'amour qui n'appartient qu'à vous, et je serais bien sotte de vous croire! Vous me faites une cour assidue pendant tout un bal, sous les yeux de mon père, vous m'écrivez que vous m'aimez, vous passez tous les jours sous mes fenêtres, vous me sauvez d'un danger effroyable au péril de votre vie, vous m'entourez de soins et d'affection, enfin vous faites tout votre possible pour me brûler le cœur; et puis, tout à coup, vous partez sans m'en avertir. J'apprends votre retour par hasard. Je cours chez vous. J'avais les droits de l'amitié et de la reconnaissance; si je m'en étais arrogé d'autres, que n'aurais-je pas souffert en me trouvant en présence de votre maîtresse! Trouvez-vous que votre conduite, en ce qui me concerne, ait été celle d'un galant homme? Aujourd'hui mon ressentiment est dissipé; je puis vous parler avec calme, et vous dire...
Elle fut forcée de s'interrompre. Elle feignit de tousser, mais je vis une larme briller à travers ses longs cils.
Je me jetai à ses pieds.
—Non, relevez-vous, monsieur de Coulanges, dit-elle avec un regard suppliant; ne cherchez pas à me rendre plus malheureuse que je ne le suis. Je sais bien que je vous ai plu, mais je veux être aimée; c'est bien différent du sentiment que je vous inspire.
—Je vous comprends! aimez-moi, et il me sera facile de me dégager de tout autre lien. Djémilé ne m'aime pas ou ne m'aime plus. Sa famille me trompe en feignant de consentir à notre union, Moi-même j'ai senti le vide de cet amour des sens qu'une femme de sa race inspire et partage, sans croire son cœur ou sa conscience engagés. Dites un mot, je reprends possession de moi-même.
Olympe réfléchit: Je sais, dit-elle, que vous ne doutez de rien et que vous me ferez les plus belles promesses du monde; mais si je vous demandais votre fortune?
—Je vous la donnerais.
—Votre vie?
—J'en ferais le sacrifice.
—Écoutez-moi. J'ai quitté le Caire, où je ne pouvais plus être utile à Louis, puisqu'il était en révolte contre moi, pour aller savoir quel avenir lui réservait la France. Depuis la mort de mon pauvre père, j'avais formé ce dessein. Le dépit que m'a causé votre conduite a précipité ma résolution. Je pouvais revoir la France, les émigrés rentrent tous. J'ai vu ce qui se passait, j'ai étudié l'état des esprits: il est temps que le Dauphin se fasse connaître; si ce n'est pas l'avis de quelques membres de sa famille qui ont tout intérêt à le laisser croire mort, c'est celui de ses véritables amis et le mien.
—Il s'agit, alors, d'une conspiration contre le repos de la France?
—Appelez-vous repos, l'ordre de choses actuel? après une révolution sanglante, une réaction terrible; la peur, la famine, l'échafaud, les massacres, les noyades, les déportations, les dénonciations, la lutte de tous les partis, que sais-je? Il faut sauver la France de ses propres fureurs, et le général Bonaparte le peut seul aujourd'hui.
—C'est mon avis.
—Sa valeur, ses triomphes ne la sauveront pourtant pas s'il ne rétablit la fixité et cette fixité ne peut se trouver que dans le retour de la monarchie. Voilà ce dont je voulais m'entretenir ce soir avec vous et avec Kléber.
—Kléber est un républicain sincère qui ne peut vouloir retourner à l'ancien régime.
—Je ne nie pas les vertus civiques de M. Kléber! Mais l'esprit des généraux de l'armée du Rhin est royaliste. Parmi ceux qui portent envie au vainqueur de Lodi et de Castiglione, le héros d'Héliopolis s'est toujours montré le plus frondeur. Bonaparte voulait conserver la colonie égyptienne, c'était une raison pour que Kléber voulût l'abandonner.
—Il a voulu quitter l'Égypte par ennui, par lassitude.
—Qu'importe le motif? Il allait partir sans la nomination de Bonaparte au titre de premier consul et son refus d'acquiescer aux conventions du traité d'El-Arych. Il emmenait Louis, et à l'heure qu'il est, nous serions tous à Paris.
—Et aux Tuileries, n'est-ce pas? dis-je en riant.
—Qui sait? la chose n'est que différée. En attendant, si vous m'aimez, vous allez vous charger du Dauphin et le conduire en France, avec moi. Kléber doit vous envoyer porter aux consuls les drapeaux enlevés à la bataille d'Héliopolis.
—La mission est honorable, et je suis prêt à la remplir. Seulement, je voudrais savoir d'avance à quoi je m'engage en ramenant en France un brandon de discorde tel que Louis.
—Le roi de France, un brandon de discorde! dit-elle avec animation. Oui, cela aurait pu être l'année dernière encore, mais aujourd'hui, c'est bien différent.
—Je ne comprends plus.
—Je vais me faire comprendre. Après huit ans de guerre et de troubles civils, la population tout entière désire la paix avec l'Europe, et la majeure partie souhaite tout bas le retour des Bourbons. L'intérêt du conquérant de l'Italie et de l'Égypte exige donc qu'il s'unisse au roi s'il veut répondre aux vœux de tous. Il ne peut préférer à la gloire de remettre la couronne au front de l'héritier légitime, une vaine célébrité et la fantaisie d'usurper une place où il ne saurait se maintenir; tandis qu'assis sur les premières marches du trône relevé par lui, il serait l'objet de la reconnaissance du monarque, de l'admiration et de l'estime de toute la France.
—C'est parfait! et vous croyez qu'il acceptera?
—Nous devons tenter cette démarche et aller à Paris. Vous vous chargerez du dauphin que vous présenterez au premier consul en temps opportun, tandis que je demanderai à faire partie des filles d'honneur de Joséphine. Elle est de noble famille, et ses relations avec notre monde, ses sentiments pour les Bourbons sont connus. L'influence que j'aurais bientôt prise sur elle et son intervention auprès de son mari seraient d'un grand poids pour que Bonaparte remît le pouvoir aux mains du roi. Personne ne peux mieux l'en convaincre que celle dont le sort est lié au sien.
—Bonaparte, lieutenant-général du roi Louis XVII, lui, le fils de la Révolution? Allons donc! Ce serait risible! Est-ce qu'il a pris la place de quelqu'un, d'ailleurs? Ses victoires, son génie et le vœu de la nation lui donnent bien le droit d'être à la tête de la République. Quant à Joséphine, détrompez-vous, elle n'a pas l'influence que vous lui supposez. Personne n'en a sur le premier consul. C'est un boulet de bronze qui renverse tous les obstacles et va droit au but. Ne cherchez donc pas à entraîner Joséphine dans une trame royaliste, vous seriez balayées toutes deux. Vous êtes aveugle, comme tous les émigrés qui ont vécu dans l'exil. Quand vous ferez part de vos projets à Kléber, il vous rira au nez; quant à moi je refuse positivement d'entrer dans votre conspiration. C'est renoncer à vous, je le sais, et ce n'est pas un mince sacrifice! Mais il ne s'agit plus ici de ma fortune et de ma vie, il s'agit de celles de milliers de Français qui se feraient tuer avant d'accepter l'abandon de nos conquêtes révolutionnaires.
Elle allait me répondre, quand nous entendîmes battre la générale et tirer le canon d'alarme.
—Que se passe-t-il donc? s'écria-t-elle, en me regardant avec effroi. Encore une révolte! Ne me laissez pas seule...
XIX
Louis entra, pâle et défait, comme égaré; et, se laissant tomber sur un siége, il nous dit:
—Kléber est mort!
Nous l'accablâmes de questions, et quand il eut repris ses esprits:
—Il a été assassiné ce soir, nous dit-il, dans le jardin du quartier général, comme il parlait à l'architecte Protain. Un musulman s'est élancé sur lui et l'a frappé d'un coup de poignard au cœur. Le général est tombé en criant: «Je suis assassiné!» Protain s'est jeté sur l'assassin, qui l'a renverse, blessé, et, revenant à Kléber étendu, l'a frappé encore par trois fois. Aux cris de l'architecte, nous sommes accourus. Le général était mort. On s'est emparé de l'assassin caché dans des décombres. C'est un fou, un fanatique, dit-on, qui s'appelle Souleyman.
—Souleyman el Haleby? celui qui était parmi les mameluks de Malek?
—Peut-être bien, je crois que oui, mais on aura beau le tuer, cela ne me rendra pas mon général.
Et le pauvre garçon fondit en larmes.
Il perdait son protecteur et il ne pouvait plus être question pour lui ni de retour en France, ni de royauté. La consternation de mademoiselle de Cérignan me disait assez qu'elle le comprenait bien. Elle lui offrit de le garder avec elle. Il accepta et je les quittai. J'avais la mort dans l'âme, je ne songeais plus qu'à Kléber.
Une commission militaire fut chargée de juger l'assassin. C'était bien Souleyman, mon ennemi personnel. Il raconta, avec un cynisme farouche, qu'après la bastonnade que lui avait fait donner Kléber, il avait juré à Dieu de tuer le sultan des Français. C'était accomplir une œuvre sainte. Il avait fait part de sa résolution à quatre prêtres de la grande mosquée, où il avait trouvé un refuge. Ceux-ci avaient eu peur, mais ne l'avaient pas dissuadé. Il avait suivi Kléber pendant plusieurs jours sans pouvoir l'approcher. Il avait enfin trouvé moyen de pénétrer dans le jardin du quartier général et de s'y cacher dans une citerne abandonnée, jusqu'au moment où il avait pu commettre le crime.
Il fut condamné, suivant les lois du pays, à avoir la main droite brûlée et à être empalé. Quant à ses quatre confidents, ils eurent la tête tranchée.
Kléber fut regretté de tous, même des musulmans. Djémilé montra un véritable chagrin; car elle était en partie cause de sa mort. Combien je me repentis de n'avoir pas fait des recherches plus actives pour mettre la main sur cette bête venimeuse qui faisait perdre à l'armée le meilleur de ses généraux, à l'Égypte un fondateur, et à la France une belle colonie!
Un seul homme pouvait le remplacer dans le gouvernement de l'Égypte, c'était Desaix; mais, embarqué depuis trois mois pour se rendre en Italie, Desaix tombait, le même jour, sur le champ de bataille de Marengo.
Les généraux crurent devoir offrir le commandement en chef au général Menou, comme au plus âgé, bien qu'il n'eût jamais donné une haute opinion de ses talents militaires. Ce fut une grande faute de la part de ses collègues et une plus grande encore de la part du premier consul, qui ratifia sa nomination. Ce n'est pas qu'il ne fût un assez bon administrateur et un bouillant partisan de la colonisation, à preuve qu'il avait pris le turban, se faisait appeler Abdallah-Menou et avait épousé une femme turque. Je n'avais pas le droit de le trouver ridicule, moi qui avais voulu en faire autant; mais il était irrésolu, sans expérience et tracassier. Au physique, c'était un petit myope, à gros ventre, qui roulait sur sa selle comme un sac. Quelle différence avec la mâle figure, la noble prestance et l'imposante stature de Kléber!
Quand on voyait paraître sa triomphante chevelure sur les champs de bataille, la victoire était assurée. Il faut parler aux yeux des soldats. Menou n'était donc pas le chef qu'il nous fallait, à nous autres alertes et hardis troupiers. Le général Reynier eût bien mieux valu; mais il avait d'abord refusé le commandement pour le regretter quand il n'était plus temps.
On s'attendait à un soulèvement général après la mort de Kléber, et pourtant tout resta calme.
Au bout de huit jours, Louis revint de chez mademoiselle de Cérignan, en me disant qu'il s'était brouillé avec elle. Il me retombait sur les bras. Je le questionnai, et il m'avoua que mademoiselle de Cérignan étant revenue de France avec l'intention de l'y amener, il avait refusé net.
—Qu'est-ce que tu veux! dit-il; je me plais en Égypte et je ne tiens pas à être jamais roi, pour être guillotiné comme mon pauvre père.
—Kléber savait-il qui tu es ou prétends être?
—Tu m'avais recommandé de ne pas le lui apprendre et je ne le lui ai jamais dit.
—Mais mademoiselle Olympe le lui avait-elle appris?
—Je ne crois pas; cependant je n'en jurerais pas, car elle est venue au quartier général trois fois en quinze jours, et j'ai bien vu qu'elle plaisait beaucoup à Kléber. C'est qu'elle est très-jolie, ma gouvernante! c'est dommage qu'elle soit si prude!
—Est-ce là ce qui t'a mis en révolte contre elle?
—Bah! ne parlons pas de ça!
J'insistai:—Je parie que tu lui auras conté fleurette!
—Pas précisément...
—Voyons, raconte-moi donc...
—Eh bien, avant-hier, en dînant seul avec elle, j'avais cru remarquer qu'elle me regardait avec une certaine attention. J'en étais tout honteux, et puis je me suis trouvé bien sot!
—Et tu lui as demandé à l'embrasser? Tu aimes les baisers, toi!
—Oui, mais elle m'a fait une belle morale, un vrai sermon! Elle m'a dit que je prenais exemple sur toi, pour manquer de respect aux femmes, que sais-je encore? si bien que je me suis en allé l'oreille basse. J'en ai pris de la colère et je suis parti.
Si mademoiselle de Cérignan lui avait fait un sermon, je lui en fis un aussi, car je le trouvais furieusement avancé pour son âge. À quinze ans, une femme me faisait peur, à moi, et je n'eusse jamais osé me hasarder à parler le premier. Croyait-il, en véritable rejeton de Louis XV, faire honneur aux dames en cherchant à se les approprier?
Je voyais rarement Djémilé. Peu de jours après la réinstallation de Louis dans ma maison, elle vint me voir en secret; mais elle fut si froide et si distraite, que je me demandai si elle venait pour moi.
Le lendemain, Louis sortit sans que je pusse savoir où il allait, et, les jours suivants, il disparut de même sans me dire l'emploi de ses heures. Je n'avais aucun droit sur lui et il paraissait peu disposé à subir une autorité quelconque. Il était doux, aimable, craintif même devant une explication; mais il ne faisait qu'à sa tête et fuyait toute contrainte plutôt que d'aborder aucun obstacle. Je m'abstins de le questionner; mais, résolu à savoir ce qui m'intéressait personnellement, je le suivis, un soir, comme il prenait le chemin de Gizèh. Il s'arrêta au vieux Caire et entra dans la maison que Mériem avait jadis louée à Malek pour y tenir Sylvie enfermée. Après m'être informé auprès des voisins, j'appris que la maîtresse de Dubertet y venait parfois en cachette. Elle était assez jolie pour plaire, et Mériem assez peu scrupuleuse pour favoriser cette intrigue. Je n'en cherchai pas plus long.
Je plaisantai même Louis à propos de sa bonne fortune; il rougit beaucoup, se troubla, mais ne s'en défendit pas, ce qui m'enleva tout soupçon.
Quelque temps après j'allai voir Djémilé, et, comme elle était d'humeur maussade, pour la dérider, je lui racontai les prouesses de Louis. Elle pâlit, comme si elle eût été jalouse de lui, et je le lui fis remarquer.
—Est-ce que je peux avoir de l'amour pour cet enfant? dit-elle. Tu sais bien, d'ailleurs, que je n'ai d'affection que pour toi. Je voudrais être sûre que tu m'aimes autant que je t'aime!
—Qu'est-ce que cela veut dire?
—Pourquoi espionnes-tu Louis, qu'est-ce que cela te fait, à toi, qu'il soit amoureux de madame Sylvie? Tu es donc encore jaloux d'elle?
—Je ne l'ai jamais été. Je voulais savoir si Louis ne venait pas chez toi.
—Ah! fit-elle en rougissant de colère, tu me soupçonnes? tu crois que je fais semblant de t'aimer?
—Tu serais méprisable de vouloir me tromper, tandis que tu es encore libre.
—Alors tu me méprises, car tu penses...
—Je pense surtout que tu cherches une querelle.
—Je n'ai donc pas le droit de me plaindre de ne pas être aimée comme tu me l'avais promis?
—Il me semble que les preuves d'amour et de dévouement de ma part ne t'ont pas manqué jusqu'à présent.
—Je ne le nie pas; mais aujourd'hui tu me trompes.
—Voilà du nouveau! Et avec qui? Tu serais bien embarrassée de me l'apprendre.
—Que vas-tu faire chez la Cérignan? Elle est ta maîtresse, je le sais!
—On t'a trompée, cela n'est pas.
—Et Tomadhyr? Pourquoi as-tu son portrait dans ta chambre? Tu l'aimais donc? elle avait pris ma place ici, je le sais. C'est un bien qu'elle soit morte!
—C'est ainsi que tu lui sais gré de s'être sacrifiée pour toi?
—Son dévouement n'était pas désintéressé. Elle espérait que tu l'en récompenserais. Si elle eût vécu, tu l'aurais prise pour seconde femme. Cela ne m'eût point convenu. Je veux être ta seule femme légitime, j'en fais une condition de notre mariage.
—Mais, c'est convenu, tu le sais bien!
—Je sais bien aussi que ni madame Sylvie, ni Pannychis ne mettront les pieds dans ma maison. Elles ont mangé une partie du douaire auquel j'ai droit.
—Il y en a encore assez pour toi.
—Et la petite fellahine? tu ne peux nier qu'elle ait dormi sous ta tente pendant un mois?
—Te voilà jalouse de Zabetta aussi? permets-moi de rire.
—Oh! ce n'est pas risible. Elle est jolie et il y a longtemps qu'elle n'est plus une enfant.
—Qui donc t'a si bien mise au courant de mes faits et gestes?
—Qui? tout le monde. Tu ne te caches pas pour me trahir. Et si je te trahissais à mon tour?
—Je te tuerais!
Elle me regarda avec effroi, puis vint se jeter dans mes bras, en disant: Je vois bien que tu n'aimes que moi. Pardonne ce que j'ai dit, c'était pour t'éprouver.
La paix fut bientôt faite et je la quittai plus amoureux d'elle que jamais. J'avais failli guérir de cette maladie. Olympe eût pu être le médecin, mais son complot politique m'avait désenchanté. Il me semblait qu'elle avait voulu me tourner la tête pour m'employer à son but.
Je ne revis plus Djémilé de la semaine et j'allai chez elle sans la trouver. Sa mère me dit qu'elle avait été rendre visite à l'une de ses amies.
Je ne connaissais pas d'amies à Djémilé, et, comme je marquai mon mécontentement, Sitty Nefyssèh me fit quelques observations qui me donnèrent à penser.
Elle me demanda si j'avais bien réfléchi à ce que j'allais faire, si j'étais assez sûr d'aimer Djémilé pour lui sacrifier mes devoirs envers la France; si j'étais bien résolu à embrasser l'islamisme, condition dont son époux m'avait dispensé et sur laquelle elle revenait de son chef. Elle se plaignit hautement de ce que la réponse de mon père n'arrivait pas, comme si c'eût été ma faute; enfin, elle me menaça de rejoindre son époux avec sa fille.
J'aurais dû les laisser partir. Le chagrin, l'ennui, l'indécision, la crainte d'un refus de la part de mon père, le mécontentement de Djémilé, me causèrent un mal moral qui se traduisit en véritable maladie. La fièvre me prit et me cloua au lit pendant quinze jours.
J'avais des visions étranges: tantôt c'était Djémilé, toute ruisselante d'or et de pierreries, qui se promenait dans les jardins de Versailles, bras dessus, bras dessous avec Louis, le visage souriant, le manteau fleurdelisé sur les épaules et la couronne en tête. Tantôt c'était mademoiselle de Cérignan, au bras d'un Anglais, qui me tournait obstinément le dos. Je voyais encore l'infortuné Maleck que sa langue coupée n'empêchait pas de parler, et cela ne me surprenait pas beaucoup. Puis, je voyageais dans le désert, j'étais étouffé sous des montagnes de sable et je m'ouvrais la poitrine pour étancher la soif de Djémilé mourante. Le sherif Hassan m'apparaissait aussi; il me tranchait la langue, et la pauvre Tomadhyr, le front fendu d'un coup de sabre, me donnait un breuvage noir comme de l'encre où scintillaient des étoiles. Ce rêve était le plus persistant, mais je ne m'en étonnais pas plus que des autres.
XX
Dans mes derniers accès, Thomadhyr prit un caractère de réalité qui me fit peur. Il me semblait la voir aller et venir par la chambre comme si elle eût existé réellement. Un matin que ma fièvre était tombée, je la vis distinctement étendue au soleil, dans l'embrasure de la porte, et consultant son miroir magique. Au cri que je jetai, elle se leva et vint à moi en me demandant si je me sentais plus mal.
—As-tu donc le pouvoir de sortir de la tombe? m'écriai-je.
—Non, dit-elle, je suis bien vivante.
Je la touchai pour m'en assurer. Elle avait, comme dans ma vision, une balafre qui partait du front et allait se perdre dans les flots de son abondante chevelure. Cette cicatrice ne l'empêchait pas d'être jolie. Comme je la regardais avec stupeur:
—Je suis bien Tomadhyr, me dit-elle, et non son spectre. Le sabre d'Hassan ne m'a pas ôté la vie. Il m'a crue morte pourtant, puisque, après m'avoir frappée, il m'a fait jeter aux chiens; mais un moine cophte compatissant m'a emportée pour m'ensevelir. Je suis revenue à moi dans le monastère. J'y suis restée malade bien longtemps. Quand j'ai été guérie, les moines m'ont proposé de me faire chrétienne; j'ai refusé. Alors ils m'ont renvoyée. Je ne crains plus Hassan; mais Mourad peut me faire mourir; aussi je suis venue avec de grandes précautions. Maintenant je ne crains plus rien près de toi. Je suis ici depuis huit jours; c'est moi qui t'ai soigné.
—Tu es une brave fille, et je suis content de te revoir. Reste avec moi, j'ai bien des choses à te demander.
—Ne parle plus, la fièvre peut revenir. Si tu as besoin de moi, je suis là.
Je me rendormis, et, quand je m'éveillai, je n'étais pas bien sûr de n'avoir pas rêvé que Tomadhyr était vivante. Je l'appelai pour m'en convaincre.
Elle était là.
Elle me soignait avec un zèle qui m'attacha davantage à cette singulière créature douée d'un sixième sens, que les médecins expliquaient à leur manière en l'appelant magnétisme, somnambulisme, ce qui n'expliquait rien.
Djémilé ne vint me voir que deux fois pendant le cours de ma maladie; mais elle ne rencontra pas Tomadhyr, qui, dès qu'elle entendait venir une visite, se réfugiait dans le harem avec Zabetta.
J'étais mécontent du peu d'empressement de ma future épouse, et, comme j'entrais en convalescence, je m'en plaignis tout haut devant mon esclave.
—Écoute, me dit-elle, tu sais si je te suis dévouée et si je prends part à tout ce qui te fait peine ou plaisir. Eh bien, n'épouse pas Djémilé de manière à ne pouvoir jamais divorcer, tu n'en auras que du chagrin.
—Je ne peux plus me dédire.
—Tant pis! En ce cas, promets-moi de me garder toujours auprès de toi, quand même ta khanoune le trouverait mauvais.
—Tu me demandes tout simplement de me brouiller avec elle.
—Pourquoi? est-ce que je ne la servais pas bien? N'ai-je pas donné ma vie pour elle? Ne saurait-elle m'en marquer un peu de reconnaissance en me souffrant dans sa maison? D'ailleurs, est-il besoin de son bon plaisir? N'es-tu pas le maître? Qu'est-ce que Djémilé, au bout du compte? une fille d'esclave, tandis que mon père et mon grand-père et tous les hommes de ma famille ont toujours été libres et indépendants comme le vent du désert! Je t'ai toujours été fidèle, moi, et je mérite autant qu'elle et davantage d'être ta seconde femme.
—Tomadhyr, j'estime ton caractère et j'ai beaucoup d'amitié pour toi, tu le sais bien. Je te garderai tant qu'il te plaira. Puis-je mieux dire?
—C'est bien; aussi Tomadhyr t'aime plus que sa vie! Elle te le prouvera.
Le lendemain, je venais de sortir pour la première fois, quand la petite fellahine se présenta tout effrayée devant moi.
—Qu'as-tu donc, Zabetta?
—Moi, je n'ai rien. C'est Tomadhyr qui est là-haut sur la galerie. Elle dit des mots sans suite et elle pleure. Je crois bien qu'elle voit l'ange noir. Va donc le conjurer, toi qui sais des paroles magiques pour le chasser.
Je montai près de Tomadhyr. Elle avait le regard brillant de la fièvre ou de la folie.
—Ah! te voilà, s'écria-t-elle en me voyant. Viens vite! Je souffre!... Prends-moi le front dans tes mains. Je verrai mieux!
Quand j'eus fait ce qu'elle demandait.
—Impose-moi donc ta volonté, reprit-elle. Ne suis-je pas toujours ton esclave?
—Eh bien! regarde et vois, je le veux!
—Oui, je vois Djémilé, elle est là... Elle parle!
—Avec qui?
—Avec un jeune homme blond... que j'ai déjà vu en songe...
—Que dit-elle?
—Je ne l'entends pas... Elle remue les lèvres, mais je suis sourde. Ah! que je souffre! Je voudrais entendre pourtant!
—Où sont-ils?
—Dans une maison, au vieux Caire, chez Mériem!
—C'est impossible, tu te trompes!
—Je dis vrai. Mériem s'en va. Elle les laisse seuls. Ils s'embrassent.
—Tais-toi! tais-toi! tu me rendrais fou de colère si je te croyais.
—Tu refuses de me croire? Va donc t'en assurer, tu peux entrer dans la maison, la porte n'est pas fermée et Mériem est loin... Ah! je ne vois plus!...
Et Tomadhyr tomba dans mes bras en s'écriant: Ne l'épouse pas! elle ne t'aime pas! elle te trahit... Moi seule je t'aime!
Puis elle fondit en sanglots et eut une attaque de nerfs.
Je la laissai aux soins de Zabetta, j'allai prendre mon cheval. Je ne savais trop ce que je faisais, j'agissais comme dans un rêve. Je connaissais la maison de Mériem et je partis au galop. Cette course me calma un peu. Je me trouvai bien fou d'ajouter foi aux hallucinations d'une extatique, et je fus sur le point de rebrousser chemin. Je n'en fis pourtant rien et je me trouvai en face de la porte de Mériem. Elle était entre-bâillée, comme me l'avait dit Tomadhyr. Je sautai à terre et j'entrai sans bruit. On chuchotait derrière la tapisserie de la chambre où j'avais jadis retrouvé Sylvie.
Qui me disait que ce fussent Louis et Djémilé? J'écoutai.
Pour douter davantage de la trahison, il eût fallu être sourd. Tomadhyr n'avait pas menti.
Le sang me bourdonnait dans la tête; j'avais des éblouissements. Heureusement pour eux, je n'avais pas d'armes.
En me voyant, Louis alla s'adosser à la muraille pour ne pas tomber, tant il tremblait. Djémilé resta impassible.
—Tu me montreras demain, dis-je à Louis, ce que tu sais faire l'épée à la main.
—Vous voulez me tuer? s'écria-t-il effaré.
—Oui, monseigneur, et je rendrai peut-être un grand service à mon pays.
Et m'adressant à Djémilé:
—Quant à toi, tu sais que la loi musulmane me donne le droit de te coudre dans un sac et de te jeter à l'eau.
—Si j'étais ta femme, tu le pourrais, répondit-elle avec un aplomb qui me déconcerta; mais je suis encore libre et je peux aimer qui je veux.
—C'est juste, nous ne nous devons rien. Tant pis pour toi si tu n'as ni cœur ni mémoire. Je ne suis pas un Arabe pour te punir comme tu le mérites. Si je t'ai sauvé la vie dans le désert, ce n'est pas pour te l'ôter aujourd'hui. Va, retourne vivre au milieu de tes pareils. Il n'y a plus rien de commun entre nous. Je te méprise.
—C'est bien! j'irai vivre avec mon pareil, avec ton roi, qui m'épousera, lui! Il me l'a juré. Je serai reine de France.
—Louis veut t'épouser? j'y consens! ce sera un bon moyen de débarrasser la République de ce prétendant. Quant à la couronne de France, n'y compte pas. Contente-toi de lui mettre sur la tête celle de la Haute-Égypte. Ce sera mieux que rien, qu'en penses-tu, Louis Capet?
—Vous consentiriez à mon mariage avec Djémilé? dit-il en me regardant d'un air incrédule.
—Oui! va la demander à sa mère, arrange-toi avec Mourad, et que je ne te revoie plus jamais. Adieu.
Le coup qui me frappait était tellement imprévu et si violent, que j'en étais comme écrasé. Je les quittai. J'avais besoin de confier ma douleur à quelqu'un, et mademoiselle de Cérignan était la seule personne qui pût s'intéresser à ce qui venait d'arriver. Je me dirigeai vers l'île de Roudah. En route, je craignis qu'elle ne se moquât de moi, les amants trompés prêtent toujours à rire. Je ne voulus pas lui donner la satisfaction du triomphe. Elle m'avait prédit ce qui m'arrivait! Je rebroussai chemin. En revenant, je rencontrai le colonel Sabardin, qui, me voyant la figure bouleversée, m'en demanda la cause. Faute d'autre confident, je pris celui-ci. Quand je lui eus tout dit:
—Bah! fit-il, ce n'est que ça? ta maîtresse te trompe? Prends-en une autre; toutes ces filles d'Orient ne valent pas une larme. Allons, viens dîner avec moi et oublie.
J'acceptai, mais je ne pus manger. En revanche, je bus avec la résolution d'un homme qui veut s'abrutir. Je ne réussis qu'à me rendre fou, c'était toujours quelque chose.
Sabardin, ne voulant pas rester en arrière, s'enivra aussi; après quoi il fit venir deux danseuses. Elles étaient grandes et bien faites, elles avaient le regard effronté, les yeux entourés de koheul, les sourcils peints et les joues fardées. Leur peau brune apparaissait entre la veste et la ceinture lâche tombant au-dessous des hanches. Leur danse était des plus lascives; mais, en les regardant de plus près, nous découvrîmes que nos ghawaises n'étaient autres que des khewals, c'est-à-dire des almées mâles. Je n'avais pas encore vu de près ce genre d'êtres douteux dont les longues tresses, la taille, les bras et le cou nus parodiaient si étrangement la femme. Après avoir bien regardé ces étranges animaux, nous les mîmes dehors, comme de juste, à grands coups de bottes.
Nous allâmes achever la soirée au théâtre. Notre conduite ne fut pas celle de deux colonels, mais celle de deux sous-lieutenants. Nous jetâmes des fleurs et des friandises à toutes les femmes belles ou laides que nous vîmes dans la salle. Morin se laissa entraîner et fit mille folies de sang-froid, ou plutôt il se grisa de notre ivresse. Il vit Pannychis dans la loge du général en chef, en compagnie de la femme turque d'Abdallah-Menou, une assez belle-fille, et l'idée lui vint de les inviter à souper avec nous. Pannychis accepta d'emblée. La sultane me refusa comme je m'y attendais. Pendant ce temps, Sabardin avait été chercher fortune dans les coulisses. La représentation finie, il ramena Sylvie. Celle-ci aimait trop le plaisir et les excentricités pour laisser échapper l'occasion. En apprenant que j'avais échoué auprès de la sultane, elle se chargea d'arranger la chose et partit en nous donnant rendez-vous chez elle.
En attendant, nous emmenâmes Pannychis dans un café que nous fîmes ouvrir, malgré les mesures de police, et pour se mettre à notre diapason, Morin et sa belle s'abreuvèrent de Champagne. Après quoi, nous nous rendîmes chez Dubertet, qui était absent depuis huit jours.
Sylvie nous attendait avec la sultane. Fiez-vous donc à la vertu des femmes de l'Orient! On rit, on but, on chanta, on cassa pas mal de vaisselle et on mena grand bruit.
À trois heures du matin, Sabardin proposa une partie de bateau, et nous allâmes tous nous baigner dans le Nil pour nous rafraîchir. La sultane fut touchée par une torpille et faillit se noyer, ce qui nous divertit beaucoup. Nous revînmes chez Sylvie boire du punch pour nous réchauffer. Le jour nous surprit dormant tous, les uns sur la table, les autres sur les nattes.
Pour cette belle équipée, Sabardin se battit en duel avec Dubertet et reçut un bon coup d'épée. Sylvie se brouilla avec son amant; mais, au bout de la semaine, elle lui avait persuadé d'aller faire des excuses à Sabardin pour avoir été trop prompt à le soupçonner.
Pannychis, après avoir été mise à la porte par son riz-pain-sel, avait été s'implanter chez Morin.
Quant à moi, je fus consigné pour un mois à la citadelle, de par l'ordre d'Abdallah-Menou, sous prétexte de tapage nocturne.
XXI
En me mettant aux arrêts, Menou me rendit service. J'eus tout le temps de réfléchir et de me calmer. Je passai en revue toute la conduite de Djémilé, depuis le jour où je l'avais ramassée sur le champ de bataille des pyramides. Elle n'était restée chez moi que parce qu'il ne pouvait en être autrement. Du jour où son père était venu la chercher, elle n'avait pas hésité à le suivre. Quand elle avait fui avec moi, c'était bien plus par haine contre Hassan que par affection pour moi. La vanité était le fond de son caractère. Du moment où Kléber lui avait donné un rôle à jouer, j'étais devenu un bien pauvre sire auprès du sultan des Français. S'il eût vécu, il eût pu me supplanter. Mais, quand elle eut obtenu les confidences de Louis, je fus perdu. Un futur roi de France était un meilleur parti qu'un colonel de dragons. Elle m'avait sacrifié, trompé et bafoué indignement. Elle aurait pu s'épargner la honte d'être prise sur le fait, en rompant plus tôt avec moi. De mon côté, j'aurais dû comprendre les réticences de sa mère, qui, à coup sûr, était sa confidente; mais j'étais aveugle. Aussi, quel diable d'amour à demi paternel, à demi sauvage, avais-je été me mettre au cœur pour une fille de quinze ans? Elle m'avait traité en Cassandre.
Quant à Louis, c'était aussi un enfant, et un enfant qui avait peut-être trop souffert pour que son sens moral ne se fût pas oblitéré jusqu'à un certain point. Il n'avait eu ni assez de conscience ni assez de volonté pour respecter l'hospitalité que je lui accordais. Et cela, c'était un peu ma faute; j'avais eu tort de le laisser des journées entières dans l'intimité d'une fille aussi séduisante que Djémilé. Avais-je mieux agi en le mettant chez Kléber pour m'en débarrasser? Kléber, comme beaucoup de héros, était aussi licencieux dans ses mœurs que dans son langage. Cet enfant n'avait profité que des mauvais exemples. C'était un peu mon ouvrage, mais la punition était bien dure.
Ce n'est pas le premier ni le second jour que je pus raisonner de tout cela froidement; mais, à mesure que le temps marchait, le calme revenait avec l'oubli de l'outrage.
Je m'ennuyais largement dans mon étroite casemate, je ne voyais personne, si ce n'est Guidamour qui, tous les matins, venait cirer mes bottes, me donner des nouvelles et repartait une heure après.
—Mon colonel, me dit-il un jour, je dois vous faire savoir que le citoyen Louis n'est pas rentré une seule fois à la maison depuis la petite noce que vous avez faite avec la cousine Sylvie et les autres. Thomadhyr m'a dit qu'il était parti avec votre odalisque et sa mère pour Esnèh.
—Il est parti? Bon voyage!
—C'est drôle tout de même.
—Je l'y ai autorisé. J'ai rompu avec l'odalisque.
—Et vous avez aussi bien fait de ne pas vous fourrer dans cette famille de mamamouchis! La vieille est une madrée qui entend le français aussi bien que vous et moi. Je ne sais pas si elle croit que le citoyen Louis est le Messie que les Turcs espèrent toujours voir tomber du ciel; mais elle manigance un mariage entre sa fille et lui.
Guidamour ne m'apprenait rien.
Je lui demandai s'il avait des nouvelles de mademoiselle de Cérignan.
—Elle est venue chez vous pour vous parler. Ah! elle n'avait pas l'air content: Elle m'a dit qu'elle reviendrait dès que vous seriez libre. C'est une belle femme et qui parle bien. Il vous faudrait une fille comme elle dans le harem. Après ça, il y a Tomadhyr que ça pourrait contrarier.
—Je n'ai pas besoin de tes commentaires.
—Suffit, mon colonel!
La réponse de mon père m'arriva comme j'étais sous les verroux. Sa lettre était pleine de bonnes raisons pour me faire abandonner mon idée de mariage avec une mameluke.
En résumé, il me refusait son consentement. Je lui répondis sur-le-champ que tout était rompu.
Abdallah-Menou ne me fit grâce ni d'un jour ni d'une heure de prison. Je crois même qu'il me vola de plusieurs minutes. Je retournai enfin chez moi. Dès le lendemain, je vis arriver mademoiselle de Cérignan. Elle m'aborda en me disant:
—Vous êtes décidément fou, mon pauvre colonel! Comment, vous envoyez le Dauphin demander la main de votre maîtresse? Il va épouser la fille d'un mameluk, à quinze ans et demi!
—Louis est maintenant un homme, et
Dans les âmes bien nées...
—J'avoue que je ne m'attendais guère à ce dénoûment! Je vous ferais même mes compliments sincères d'avoir rompu votre extravagant mariage, si vous n'aviez mis le Dauphin dans la situation ridicule où vous étiez il y a un mois. Il faut le tirer de cette fâcheuse affaire, le débarrasser de ces femmes qui veulent exploiter sa position. Il ne peut rester entre les mains des mameluks.
—Pourquoi pas? Il y sera choyé, fêté...
—Si vous prenez votre parti du mal que vous avez fait, moi, je veux le réparer. Je ne me résigne pas si aisément à abandonner le Dauphin. On me l'a confié, je réponds de lui...
—On vous l'a confié, dites-vous: alors pourquoi me l'avez-vous renvoyé après la mort de Kléber?
—Colonel, Louis n'est plus un enfant, vous le dites vous-même, et je ne suis pas une vieille femme.
—Oui, je le sais! Il vous a trouvée belle; il n'est pas aveugle.
—Il s'en est vanté à vous? dit-elle en rougissant. C'est bien sot! Mais qu'importe! Je suis prête à le reprendre si vous me le ramenez. Au bout du compte, il vous a rendu service en vous ouvrant les yeux; il vous a débarrassé d'une fille qui vous serait devenue funeste; aidez-moi à le ramener.
—Oh! quant à cela, non! qu'il devienne ce qu'il pourra!
—J'agirai donc seule.
—Et que ferez-vous?
—J'irai le chercher, l'enlever même, car je m'attends à sa résistance.
—Vous y risquez gros! Allez-vous courir après lui dans la Haute-Égypte? Que ferez-vous dans ce milieu arabe, vous femme européenne, et par conséquent fort peu considérée? Et Mourad? vous l'oubliez. Il ne vous rendra jamais un gendre si haut placé. Vous échouerez, et vous y perdrez sinon la vie, du moins votre liberté ou votre honneur.
—Ah! s'écria-t-elle en s'abandonnant à sa douleur, je ne savais pas à quoi je m'engageais en me chargeant de cet enfant! Si vous ne me venez en aide, je mourrai à la peine.
—Je ne veux pas que vous mourriez: mais je ne vois pas ce que je puis faire pour votre prince.
—Vous pouvez me faciliter les moyens de le soustraire à ce mariage insensé.
—Et comment?
—Je n'ai plus assez de fortune pour parer aux frais de la guerre.
—Vous voulez de l'argent? Est-ce que mylord n'est plus de ce monde, ou vous abandonne-t-il?
—Ah! encore? Vous tenez à ce qu'il soit mon protecteur? Comme vous voudrez! En tout cas, je ne veux pas lui devoir ce service. J'aime mieux m'adresser à vous.
—Je suis flatté de la préférence.
—Vous ne pouvez pas m'aider? N'en parlons plus.
—Si fait! combien vous faut-il?
—Trois cent mille francs!
Après les envois que j'avais faits à mon père, les cadeaux, les dépenses folles, c'était à peu près ce qui devait me rester.
Je n'hésitai pas à le lui offrir. Il y avait assez longtemps que nous étions en délicatesse tous les deux. Il fallait que cela eût une solution, et le service que j'allais lui rendre valait bien un peu de reconnaissance.
—Quand vous faut-il cette somme? lui dis-je.
—Le plus tôt possible; dès demain.
—Je vous la porterai moi-même si vous voulez me recevoir.
Après un moment d'hésitation:
—Pourquoi ne vous recevrais-je pas? dit-elle avec un sourire charmant; ne sommes-nous pas de vieux amis? Venez, et merci d'avance.
Elle s'enveloppa le visage avec soin. Je lui demandai ce qu'elle craignait pour se cacher ainsi.
—Je me méfie des bravi de Sitty Nefyssèh qui a menacé de se débarrasser de moi, si je cherchais à éloigner le Dauphin de sa fille.
—Laissez-moi vous reconduire.
—Oui, donnez-moi le bras.
Tout en marchant, je l'interrogeai de nouveau. Son projet d'aller chercher Louis et de l'éloigner de l'Égypte était bien arrêté; mais elle n'était pas encore fixée sur les moyens à employer. Le devoir ou l'ambition lui faisaient entreprendre une lutte où elle pouvait succomber. Sa résolution était prise. Je la quittai à sa porte. Le lendemain, je lui portai la somme désirée. Comme elle voulait m'en donner un reçu:
—À quoi bon? lui dis-je. Je puis perdre ce chiffon de papier, et j'ai confiance en vous.
—Mais, je ne veux pas de vos dons, répondit-elle d'un air fier. Croyez-vous que je vous emprunte cette somme pour ne pas vous la rendre?
Elle fit un reçu. Je le pris et le déchirai en disant: Laissez-moi vous obliger sans arrière-pensée. Elle me regarda avec curiosité et parut réfléchir, puis elle se leva, fit le tour de la chambre, s'arrêta devant moi, et me demanda brusquement:
—M'épouseriez-vous?
Je gardai le silence.
—Non? reprit-elle, vous me trouvez trop vieille, car je suis presque de votre âge.
—Ce n'est pas là la raison. Vos opinions, vos croyances sont trop différentes des miennes, nous ferions mauvais ménage.
Elle recommença sa promenade et revint à moi.
—Voulez-vous retourner avec moi en France?
—Oh ça! oui, de grand cœur, mais avec vous seule, pas de Dauphin!
—Bien! c'est convenu.
Et, se penchant vers moi, elle me baisa le front, puis me repoussa doucement: Allez-vous-en, reprit-elle, et attendez, pour revenir, que je vous appelle. Ce sera bientôt, j'espère!
J'hésitais: Obéissez, reprit-elle. Prouvez-moi votre respect si vous voulez compter sur ma confiance.
XXII
Quinze jours se passèrent sans m'apporter aucune nouvelle d'Olympe. La perspective de retourner bientôt en France avec elle était devenue une idée fixe chez moi. Je tenais d'autant moins à rester au Caire que la peste, apportée par les caravanes de la Mecque, commençait à sévir dans l'armée et dans la population.
J'allai à l'île de Roudah pour savoir où en était le projet de départ. Mademoiselle de Cérignan était à Alexandrie.
Un mois après, le petit juif demanda à me parler. Je le fis venir sur-le-champ. Après s'être assuré que personne ne pouvait l'entendre:
—La dame française est de retour, me dit-il.
—Depuis quand?
—Depuis quinze jours.
—En es-tu bien sûr?
—Oui, elle se tient cachée à l'île de Roudah. Elle est revenue d'Alexandrie avec le mylord, qui est reparti. Ce que je t'apprends là vaut bien quelque chose.
Je lui donnai une bourse et je le renvoyai.
Olympe n'était-elle qu'une adroite aventurière, qui m'avait pris pour dupe?
Je fis seller mon cheval, et, suivi de Guidamour, je me rendis chez elle.
Il me fut répondu qu'elle était en voyage. Je savais le contraire et je résolus de forcer la consigne en passant par les derrières de la maison. Elle était située au bord du Nil, au milieu de bosquets et de jardins enclos de hautes murailles. Une petit porte donnait sur un escalier qui descendait au fleuve. Je pouvais entrer par là et me cacher, en attendant que la nuit fût close, dans une construction basse que je remarquai sous mes pieds. J'allais y descendre quand j'entendis derrière moi un bruit de rames. Une djerme se dirigeait vers l'escalier.
Je me cachai vivement sous un saule pleureur qui trempait sa chevelure dans l'eau. Le bateau aborda à dix pas de moi. Plusieurs hommes descendirent à terre. Parmi eux je reconnus Louis. Ramenait-il Djémilé dans cette barque, ou, comme l'avait projeté Olympe, l'enlevait-on lui-même?
Les autres s'entretenaient en anglais. N'en sachant pas un traître mot, je ne compris rien à leur conversation, si ce n'est que l'un d'eux était qualifié de mylord.
Il était grand et fort. Son visage, autant que je pouvais en juger de loin aux dernières lueurs du jour, répondait au signalement que m'avait donné le juif. C'était lord Humphrey!
Au moment où Louis s'engageait sur l'escalier, je m'élançai vers lui.
L'Anglais fit un aôh de surprise et arma un pistolet.
—C'est inutile, lui dis-je; je suis l'ami de ce jeune homme.
—Oui, oui, c'est mon ami! répéta Louis avec un peu d'effort.
Le lord abaissa son arme et retourna s'entretenir à voix basse avec ses hommes.
—Qu'as-tu fait de Djémilé? dis-je à Louis.
—Il m'a fallu la quitter, mylord m'a emmené de vive force et à l'insu de Mourad.
—L'avais-tu épousée?
—Non, mais le mariage allait se faire.
—Tu es prisonnier des Anglais?
—Oui, et si je sais pourquoi?
—Parce qu'on veut faire de toi une arme contre la République, en tant que tu sois réellement l'héritier de Louis XVI.
—Je ne suis que trop réellement fils de roi. Si j'étais un simple citoyen, on me laisserait vivre à ma guise, on ne m'empêcherait pas de me marier avec Djémilé!
—Tu souhaites retourner près d'elle?
—Oui! et, puisque tu m'as déjà montré tant de bonté, aide-moi à me sauver.
Il faut croire que notre conversation ne fut pas du goût de Lord Humphrey. Il s'avança vers Louis, et, le chapeau à la main, lui dit en mauvais français:
—Monseigneur, je vous attends.
Louis, croyant que j'étais en visite chez mademoiselle de Cérignan, me demanda si elle était prête à partir avec lui, et si je rentrais avec lui chez elle.
—Oui, je te suis.
Quand il fut entré dans le jardin, le lord passa devant moi comme un mal appris, me barra le passage, et, me mettant le canon de son pistolet dans la figure:
—Vous n'irez pas plus loin, dit-il. Vous en savez beaucoup trop! J'ai une mission grave à remplir, vous êtes un obstacle: je briserai cet obstacle.
D'un revers de main, je fis sauter son arme et je le pris au collet.
Au même instant, quatre de ses acolytes, qui s'étaient glissés sans bruit derrière moi, me jetèrent un manteau sur la tête pour m'empêcher d'appeler à l'aide, et, malgré ma résistance, m'emportèrent lié de cordes, je ne sais où.
Quand je fus parvenu à me débarrasser, je vis que j'étais enfermé dans une espèce de cave au bord du Nil. Le croissant de la lune se mirait dans le fleuve et les premières lueurs du jour blanchissaient déjà les hauts minarets du Caire: je sortis de mon antre et je me trouvai auprès du jardin de mademoiselle de Cérignan. La djerme était repartie: je courus à la maison, elle était vide! Olympe avait suivi Louis et lord Humphrey. Je pensai à fréter une embarcation et à les poursuivre; mais ils avaient une avance de douze heures au moins, et puis, de quel droit et sous quel prétexte me fussé-je opposé au départ des fugitifs? Mademoiselle de Cérignan m'avait peut-être trompé, mais peut-être aussi l'avait-on enlevée malgré elle; en tout cas, pour la délivrer, il m'eût fallu livrer à l'autorité militaire son secret et sa personne.
Je rentrai chez moi, j'en avais gros sur le cœur contre lord Humphrey. Je le dépeignis avec soin à Tomadhyr et lui demandai de me dire où il était; mais ses visions étaient indépendantes de sa volonté. Elle ne sut rien répondre.
Je vivais paisiblement et modestement, car mon trésor était épuisé, et ma solde m'interdisait les prodigalités, quand, un soir, Guidamour vint me dire qu'une femme voilée demandait à me parler. Je pensai tout de suite que c'était mademoiselle de Cérignan.
—Qu'elle vienne! m'écriai-je.
Elle entra voilée de noir jusqu'aux yeux. J'étais vivement irrité contre elle, et, comme il faisait très-sombre dans la chambre, je ravivai la lumière de la lampe, en invitant d'un ton brusque, la visiteuse à se faire connaître.
—Elle obéit en silence, et, au lieu des cheveux blonds et des yeux bleus de mademoiselle de Cérignan, je reconnus la brune chevelure et le regard inquiet de la perfide Djémilé.
—Toi ici? lui dis-je, et qu'y viens-tu faire?
—Obtenir ton pardon, dit elle en se jetant à mes pieds; car je t'ai offensé, outragé cruellement, toi qui m'aimais tant! J'ai été bien coupable, bien lâche, bien folle, de croire à la parole de ce jeune garçon, qui m'a lâchement abandonnée. J'aurais dû te prévenir qu'il me poursuivait de son amour depuis longtemps; j'aurais dû te prier de l'éloigner. Je n'en ai pas eu le courage. J'ai préféré employer la ruse et le mensonge vis-à-vis de toi, si doux, si confiant, si bon. Je t'ai volé ton bien en disposant de moi sans ta permission, car j'étais ta propriété, tu m'avais bien gagnée. Je viens me rendre à toi. Punis-moi, comme je le mérite; frappe-moi si tu veux, je ne t'en aimerai pas moins; car si j'ai eu pour Louis un moment d'abandon, je ne l'ai jamais aimé comme je t'aime.
—Voyons, voyons! pas tant de paroles et assez de mensonges. Tu viens me demander où est Louis, avoue-le franchement.
—Non, je le jure sur le Koran, je ne reviens ici que pour obtenir grâce devant toi. Louis est un imposteur; le jeune roi de France est mort depuis longtemps.
—Et tu crois que je vais te reprendre dans ma maison? Tu vas peut-être me demander de t'épouser, maintenant, comme Pannychis?
—Non, je comprends que j'ai mérité ton mépris, mais sois assez généreux pour oublier le passé. Songe que je suis seule au monde maintenant, et que, si tu n'as pitié de moi, il faudra que j'aille me vendre comme une esclave.
—Tu dis que tu es seule au monde? qu'est donc devenu Mourad? a-t-il été tué?
—Il est mort de la peste, il y a quinze jours. Osman-bey lui a succédé; il m'a offert de me prendre dans son harem; j'ai refusé. Un musulman ne saurait me plaire, et mon cœur endolori, mon âme repentante étaient près de toi.
—Et Sitty Nefyssèh, est-elle morte aussi?
—Oui, avant mon père, dit-elle en pleurant.
—Puisque tu es sans famille et sans asile, j'ai pitié de toi. Je pardonne; mais, comme j'ai appris à te connaître, je ne te considérerai à l'avenir que comme une jolie esclave que je surveillerai de près. Quant à ton repentir, ce sera à toi de me le prouver. Je dois te déclarer aussi que le trésor est vide; que par conséquent, je ne pourrai plus satisfaire tes fantaisies.
—Je n'aurai d'autres fantaisies que les tiennes, et si tu veux mes bijoux, les voici!
Elle retira ses colliers, ses bracelets et son tarbouch d'émeraudes qu'elle posa sur la table.
—Garde tes parures, ta vanité souffrirait trop de ne pouvoir plus briller, ne fût-ce que devant moi.
—Je n'ai plus besoin de paraître, mon orgueil a été brisé, ma vanité étouffée. Je n'ai plus que l'amour-propre de vouloir me garder pour celui qui m'a donné à boire son sang. Ah! tu n'aurais jamais dû m'amener ici et m'apprendre le français! Tout le mal que je t'ai fait ne serait jamais arrivé.
Elle avait raison, c'était encore ma faute!
Le lendemain, Tomadhyr me demanda sur un ton farouche si elle allait redevenir l'esclave de Djémilé.
—Non, lui dis-je, elle n'est pas plus que toi dans la maison, elle le sait. Rends-lui ton amitié.
—Je n'ai pas le droit d'être plus jalouse que toi de ton honneur. Je ne lui dirai rien.
—Ce sera bien gai pour moi!
—Tu le veux? Je serai de bonne humeur...
C'était une singulière bonne humeur que de rester des journées accroupie dans un coin, à consulter son miroir magique, à se plaindre de violentes douleurs d'estomac, à tomber dans des spasmes nerveux, et à dire régulièrement tous les soirs en se retirant:
—Je n'ai pas longtemps à vivre, je te dis adieu, parce que demain matin je serai morte!
Djémilé était plus gaie et plus aimable. Il est vrai qu'elle avait beaucoup à se faire pardonner.
Bien qu'elle m'eût promis de n'avoir d'autres fantaisies que les miennes, elle eut bientôt envie de mille colifichets et mit en gage sa coiffure d'émeraudes et ses perles pour se procurer de l'argent. Se figurait-elle que je retrouverais un nouveau trésor pour les dégager?
Un soir, elle me dit:
—Je ne sais si Tomadhyr m'a ensorcelée. Comme elle, je sens une grande douleur à la poitrine; seulement je ne vois rien que des brouillards rouges qui passent, et j'ai une envie de dormir insurmontable.
—Depuis quand souffres-tu?
—Depuis ce matin.
J'envoyai chercher le médecin qui, après être resté un quart d'heure auprès d'elle, revint me dire:
—Si vous tenez à cette fille, armez-vous de courage: elle a la peste! On n'en meurt pas toujours; mais enfin..., elle est fort malade. Faites-la porter à l'hôpital; c'est plus prudent pour vous!...
—Non, docteur; j'ai eu beaucoup d'affection pour elle, et je ne dois pas l'abandonner.
—Comme vous voudrez. Je reviendrai demain.
Il prescrivit une potion et sortit.
J'allai près de Djémilé. Elle dormait, mais elle avait la pâleur de la mort sur le visage. Le délire la prit dans la nuit.
Elle se croyait dans le désert, disait qu'elle mourait de soif et me demandait sans cesse à boire; mais elle refusait constamment la potion que je lui offrais.
—Non, disait-elle, cela ne sent rien. J'ai du feu dans la poitrine et ton sang peut seul l'éteindre. Me laisseras-tu mourir? Ne veux-tu pas m'en donner?
Et elle cherchait à me mordre comme si elle fût devenue enragée. Ce fut la seule crise violente.
Au matin, elle tomba dans un état de stupeur qui n'était ni la vie ni la mort. Elle resta ainsi trois jours. Le 10 janvier, elle ouvrit les yeux et m'appela:
—Je ne souffre presque plus, dit-elle, mais je suis si faible que je sens bien que je vais mourir. Tu m'as pardonné et je mourrai sans crainte; mais je te demande une dernière grâce. Ne me laisse pas enterrer avec les musulmans. Élève-moi un tombeau sur lequel tu feras inscrire mon nom et le service que j'ai rendu à Kléber. J'aurai du plaisir à venir le regarder après ma mort. Je viendrai te voir aussi, le veux-tu? Tu n'auras pas peur de moi?
Pauvre fille qui croyait conserver, au delà de la vie, l'usage de ses sens.
—Je ferai ce que tu désires, lui dis-je, et je serai content que ton spectre vienne me trouver; je n'ai pas peur des morts.
Elle me remercia, me dit qu'elle avait sommeil, et ma demanda un dernier baiser. Elle était déjà roide et glacée. Puis, elle s'endormit en tenant ma main dans la sienne. Elle ne se réveilla plus.
Je la fis enterrer sans aucune cérémonie religieuse, dans mon jardin, sous le grand caroubier où elle avait coutume de venir respirer la fraîcheur de la nuit.
Pour satisfaire sa dernière vanité, je lui élevai un mausolée sur lequel je fis graver en français et en arabe: «Ici repose Djémilé, fille de Mourad-bey, morte à l'âge de 16 ans, le 10 janvier 1801. Elle fut belle et aimée. Elle emporte avec elle les regrets de ceux qui l'ont connue, ainsi que l'estime des Français et des mameluks qui lui doivent la paix conclue entre Mourad et Kléber.»
La mort de Djémilé sembla rendre la vie à Tomadhyr. Elle pleura pour la forme quand elle la vit ensevelir, et n'en parla plus.
Nous étions dans les premiers jours de février quand, un matin, elle entra chez moi et me réveilla en sursaut en criant:
—Voilà les habits rouges!
Je reconnus bien vite qu'elle était en état de somnambulisme.
—Ils s'embarquent, reprit-elle; ils viennent ici! Que de vaisseaux! que de monde!
—Où sont-ils?
—Dans une île où il y a beaucoup de soleil, des maisons et des forts tout ruinés, avec des croix de pierre sur les portes. Le général donne des ordres. Auprès de lui se tient un jeune homme vêtu de bleu. Je le reconnais!—C'est l'amant de Djémilé. Cette dame blonde, je l'ai déjà vue en songe, elle est bien belle, elle remet une lettre à l'Anglais. Elle salue, elle s'en retourne....
—Où va-t-elle?
—Où elle va?... Dans une grande maison, avec deux autres dames vieilles... Elle les quitte.
—Suis-la!
—Elle rentre chez elle... Elle se jette sur un sofa... Elle pleure!... Je ne vois plus!
Je lui recommandai en vain de parler encore. Elle ne dit plus que des mots sans suite, fondit en larmes, et se laissa tomber à terre, en proie à ses convulsions accoutumées.
Ce qu'elle avait vu dans le délire n'était que trop réel. Les Anglais, sous le commandement du général Abercromby, concentraient leurs forces à Rhodes et à Macri, sur la côte de l'Asie-Mineure, sous prétexte de s'emparer de l'archipel, mais, en réalité, pour opérer d'accord avec Constantinople une nouvelle descente en Égypte. J'avertis Abdallah-Menou, qui n'en voulut rien croire, et ne donna aucun des ordres nécessaires pour défendre la côte en cas d'attaque. Il avait entassé l'armée au Caire et s'occupait activement, mais inutilement, de réformes administratives.
La sécurité était donc complète, et moi-même je doutais de la lucidité de Tomadhyr, quand on apprit l'apparition de la flotte anglaise devant Alexandrie et le débarquement de vingt mille hommes. D'un autre côté, une armée de trente mille Turcs s'avançait à travers les déserts de Syrie, en même temps qu'une autre armée anglaise, composée de sept à huit mille cipayes, arrivait par la mer Rouge. Nous étions pris en tête, en flanc et en queue, et nous étions dix-huit mille hommes valides pour faire face à tant d'ennemis. La partie n'eût pourtant pas été perdue si nous eussions été bien commandés et si nos généraux se fussent entendus au lieu de tirer chacun de son côté.
Je reçus l'ordre d'être prêt à partir le 11 mars. Quand j'en fis part à Tomadhyr, elle fondit en larmes, se roula par terre, s'arracha les cheveux et eut une crise terrible; tout à coup elle se dressa devant moi et, les yeux égarés, la voix brève:
—Nous ne nous reverrons plus, dit-elle, car tu ne reviendras pas! Tu seras tué par les Anglais, et moi je vais mourir. Me voilà morte ici, dans tes bras, et toi-même tu n'es plus qu'un cadavre. Regarde, voici Djémilé qui vient te chercher!
La promesse que la fille de Mourad m'avait faite à son lit de mort me revint en mémoire, et j'en eus le frisson comme si son spectre était là réellement. Il y était peut-être, qui sait!
—Elle parle! reprit l'hallucinée, l'entends-tu? Elle te dit qu'elle n'est pas morte de la peste. Eh bien, non!
Et s'adressant à cet être imaginaire:
—Je t'ai fait mourir, dis-tu? je l'avoue. Si, dans l'oasis, j'ai consenti à t'aider à fuir avec ton maître, ce n'était pas pour t'obliger. Je t'ai haïe dès le premier jour; c'était pour lui plaire, à lui. Je voulais qu'il sût jusqu'où allait mon amour. Je voulais être aimée plus que toi, qui n'avais jamais rien fait pour lui! Tu l'as trahi, outragé, et moi je t'ai fait boire du poison. Va-t'en! il ne t'aime plus! C'est moi seule qui serai sa compagne dans la mort!
Puis, avec une force surhumaine, elle m'enlaça de ses bras, colla ses lèvres froides sur les miennes et retomba anéantie.
Je la portai sur un sofa. La croyant en catalepsie, comme je l'y avais déjà vue si souvent, je ne m'en inquiétai pas. En rentrant le soir, je la retrouvai dans la même position.
Elle était morte.
Mon départ était fixé au lendemain matin, quand la petite fellahine me dit:
—Ya Sidy, on dirait que tu ne veux plus revenir dans ta maison?
—Il est probable, en effet, que je n'y reviendrai pas, et peu m'importe. Je n'y laisse rien: femmes, maîtresses, esclaves, trésor, tout est envolé.
—Mais la maison reste, et moi dedans.
—Eh bien? ma pauvre enfant, je t'en fais cadeau.
—Tu me donnerais tout cela, à moi pauvre fellahine?
—Oui; viens avec moi chez le cady afin de remplir toutes les formalités voulues par la loi musulmane.
—Mais que ferai-je d'un si grand palais?
—En cherchant bien, tu y trouveras peut-être un autre trésor, et tu m'offriras l'hospitalité si je reviens.
—Comme cela, oui, j'accepte; mais, si tu pars pour ton pays, j'aimerais mieux te suivre.
—Eh bien, si je pars, viens me rejoindre; mais, en attendant, allons chez le cady.
L'affaire fut bientôt faite. L'ex-propriétaire n'avait pas d'héritiers. Je donnai quittance d'une somme que je fus censé avoir reçue, et Zabetta fut mise en possession. La pauvre enfant n'en pouvait croire ses yeux et ses oreilles.
J'étais bien aise de faire quelque chose pour cette dernière fleur de mon harem. Celle-ci ne m'avait jamais trahi ni trompé, elle m'était toujours restée attachée; elle ne s'était jamais posée en sultane. Contente de peu, elle ne m'avait ennuyé ni de son amour, ni de sa jalousie et n'avait donné la mort à personne. C'était le seul souvenir parfaitement pur de ma vie orientale. Celui de Tomadhyr, qui m'avait été si longtemps cher, alors que je la croyais morte pour moi, ne m'apparaissait plus qu'effrayant, depuis que ses dernières paroles avaient été l'aveu d'un crime.