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Mademoiselle de Cérignan

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XXIII

Nous arrivâmes avec le général en chef à Rahmanyeh, le 13 mars au soir; nous y perdîmes toute la journée du lendemain. Le 16, on coucha à Damanhour, et on se prélassa encore le jour suivant. Il faut croire que rien ne pressait, ou que le général en chef avait peur de fatiguer les jambes de nos chevaux. Nous arrivâmes le 19 sous les murs d'Alexandrie au camp du général Lanusse, en face des Anglais commandés par lord Abercromby. Ils s'étaient retranchés en avant de Canope, sur le banc de sable d'une lieue de large qui se termine par le fort d'Aboukir. La mer et le lac Maréotis étaient couverts de leurs chaloupes canonnières. Le 21 mars 1801 avant le jour, l'armée française s'ébranla; il s'agissait d'enlever au pas de charge toute la ligne d'ouvrages défendus par de l'artillerie, afin d'attaquer le gros de l'armée anglaise en bataille sur deux lignes au delà des retranchements. Le régiment des dromadaires commence le branle. Il enlève les redoutes sur la droite et tourne les pièces contre l'ennemi, pendant que la division Lanusse emporte celles de gauche. Au plus fort de la bataille un boulet parti des chaloupes anglaises frappe mortellement le général Lanusse, ce qui met le désordre dans sa division. En ce moment, Menou qui allait de droite et de gauche sur le champ de bataille, sans rien ordonner, arrive devant notre cavalerie commandée par le général Roize et lui ordonne de charger.

—Charger quoi? demande Roize.

—Mais, le gros de l'armée anglaise!

—Ses lignes ne sont pas même ébranlées, le moment est mal choisi.

—Chargez à fond, vous dis-je!

Roize se tourna vers nous et enfonçant avec force son casque sur sa tête:

—À moi! mes amis, s'écrie-t-il, on nous envoie à la gloire, à la mort. En avant!

Les trompettes sonnent, nous partons, nous traversons au galop le défilé formé de droite et de gauche par les redoutes qui nous mitraillent; un véritable coupe-gorge.

Après avoir franchi un fossé, nous tombons sur les Anglais avec fureur. Ils sont renversés, culbutés, sabrés; ils reculent. Nous pénétrons jusque dans leur camp; mais ils avaient creusé des puits, semé des chausses-trappes et croisé les cordes des tentes. Ces obstacles nous firent perdre tout le fruit d'une si belle charge: les chevaux s'abattaient ou refusaient d'aller plus loin, les cavaliers à terre étaient criblés de coups de baïonnettes par les Anglais furieux. Le général Roize combattit jusqu'à ce qu'il fut tué sous mes yeux. Ce fut le signal de la retraite. Je venais de reconnaître, auprès de la tente du général en chef, lord Humphrey sous l'uniforme de major.

Je crus que j'aurais le temps d'aller lui payer ma dette avant de rejoindre mes dragons qui tournaient bride. Je courus sur lui à fond de train, et, à la manière des mameluks, j'arrêtai brusquement mon cheval sur les jarrets en portant au major un coup de pointe dans les côtes. Il riposta par un coup de pistolet qui abattit ma monture. Je sautai lestement à terre, il recula sous la tente. Le général Abercromby mit l'épée à la main pour lui porter secours. Il eut grand tort de m'attaquer. L'espadon d'honneur que m'avait donné Bonaparte était une fière lame; je la passai à travers le corps de l'Anglais. Il tomba à la renverse sur sa table et roula à terre avec ses cartes et ses plans. Le major Humphrey se jeta sur moi comme un furieux, en criant à l'aide. Il me blessa à l'épaule. Je n'en fus que plus acharné. Je le clouai sur le corps de son général. Au même instant, quelques soldats écossais pénétrèrent sous la tente, la baïonnette croisée. C'était le moment de jouer le tout pour le tout.

—Voilà les Français! leur criai-je.

Ils se retournèrent comme des niais. Je fendis d'un coup de sabre la toile de la tente et je filai par là; mais je tombai de Charybde en Scylla. Les Écossais, revenus de leur surprise, passèrent par la brèche que j'avais ouverte, me lâchèrent quelques coups de fusil sans m'atteindre. D'autres vinrent à leur aide, me barrèrent le chemin. J'en ruai deux par terre, mais je rompis mon épée et je fus abattu d'un coup de crosse sur la tête. Heureusement, j'avais mon casque. Je fis le mort.

J'en étais quitte à bon marché; mais je ne pouvais plus rejoindre les débris de mon régiment, qui s'étaient repliés sur le centre. J'attendis, couché sur le sable. Tomadhyr s'était trompée en me prédisant que je serais tué par les Anglais.

La bataille n'avait l'air d'être ni gagnée ni perdue pour nous. L'ennemi ne faisait aucun pas en avant, et les Français avaient repris leurs positions du matin. J'étais à vingt pas de la tente d'Abercromby. Les officiers y entraient tour à tour et en sortaient avec des figures longues. Tout à coup je vis au milieu d'un groupe d'officiers un jeune homme en uniforme bleu-ciel, la brette au côté. Je reconnus Louis.

Il passa à trois pas de moi.

—Monsieur, lui dis-je, si vous êtes Français, voici le moment de sauver un de vos compatriotes.

—Comment, dit-il en s'écartant du groupe et en venant à moi, c'est toi, de Coulanges? tu faisais partie de cette charge brillante et tu es blessé?

—Oui, monsieur, vous le voyez bien.

—Pourquoi m'appelles-tu monsieur?

—Pourquoi? la question est jolie. Vous demandez de vous aider à fuir, et vous me laissez maltraiter et emprisonner derrière vous!

—Emprisonner? derrière-moi? où ça? quand?

—Parbleu! à l'île de Roudah, deux minutes après m'avoir parlé.

—Ils t'ont maltraité? Oh! c'est bien mal, bien mal! Je croyais que tu étais retourné au Caire; mylord Humphrey me l'avait assuré, ainsi qu'à mademoiselle de Cérignan.

—Eh bien! ton mylord, je lui ai payé ma dette aujourd'hui, et, par la même occasion, j'ai tué son général en chef.

—C'est toi qui as tué lord Abercromby?

—Mais oui; je m'en vante.

—Ne le dis pas si haut devant ses officiers. Beaucoup comprennent le français, et je ne pourrais peut-être pas te sauver. Tu ne peux rester là. Je vais te faire porter sous ma tente.

—C'est inutile, je peux marcher, je ne suis blessé qu'à l'épaule.

Et je me levai, alerte et dispos.

—Est-ce que ta première dame d'honneur est là? lui dis-je en me dirigeant vers son campement.

—De qui veux-tu parler?

—De mademoiselle de Cérignan!

—Mais non, elle est à Rhodes.

—Comme elle sera contrariée en apprenant la mort de son amant!

—Lord Humphrey n'était pas son amant.

—Son mari, peut-être?

—Elle n'a jamais été mariée.

Nous entrâmes sous sa tente. Il fit demander un chirurgien qui pansa ma blessure, et je soupai avec lui de bon appétit. Il me demanda, en hésitant, des nouvelles de Djémilé.

—Elle est revenue chez moi, lui dis-je, et je lui ai pardonné.

Il devint rouge, essaya de sourire et se mordit la lèvre.

—Dès lors, lui dis-je, tu ne l'aimes plus?

Il s'efforça de montrer un air dégagé pour me répondre qu'il ne l'avait jamais prise au sérieux. Je ne crus pas nécessaire de lui faire savoir qu'elle était morte. Le lendemain, Louis m'apprit que le général Hutchinson avait succédé, dans le commandement de l'armée anglaise, à Abercromby, et qu'il voulait me voir.

Je me rendis près de lui. Il me reçut très-poliment et me pria de lui rendre mon épée.

—Je n'en ai plus, général, lui dis-je, je l'ai brisée sur le dos de vos soldats.

—En ce cas, colonel, veuillez vous constituer prisonnier de guerre.

—Vous êtes bien bon de me le demander.

—Je rends hommage à votre bravoure, et je compte sur votre honneur. Je ne vous demande que la promesse de ne pas chercher à vous évader et de ne jamais plus porter les armes contre l'Angleterre.

—Je vous promets tout le contraire. Je m'évaderai dès que je le pourrai, et je vous jure une haine mortelle.

—En ce cas, colonel, je me vois dans l'obligation de vous faire fusiller sur-le-champ. C'est une satisfaction que je dois à l'armée en expiation de la mort du général Abercromby.

—Il n'était pas besoin de faire tant de manières.

Il me salua, je ne lui rendis pas son salut, et, entre quatre soldats, je fus conduit au bord de la mer.

Un peloton m'attendait, l'arme au pied. On me lia les bras, et je fus placé à quinze pas.

Un sous-officier vint pour me bander les yeux; je refusai. Les Anglais chargèrent leurs armes. Je ne m'étais pas encore trouvé dans une position aussi critique, et la prédiction de Thomadhyr me revint à la mémoire. J'en pris mon parti. Je voulais montrer à l'ennemi comment un Français sait mourir.

—Attention! leur criai-je; j'ai bien le droit de commander le feu.

L'officier fit un signe d'adhésion.

—Apprêtez armes! En joue!

Les armes s'abaissèrent. Je regardai sans crainte les gueules de ces vingt-quatre fusils, et j'allais crier: Feu! quand Louis, à cheval et suivi d'un colonel anglais, se présenta et se plaça au-devant de moi, au risque de recevoir la décharge en plein corps, ce qui n'était pas d'un lâche!

Il présenta un papier à l'officier, les soldats remirent l'arme au bras et me délièrent.

—Il était temps, me dit Louis. J'ai obtenu ta grâce, mais non ta liberté. Tu vas être embarqué avec d'autres prisonniers.

—Tu as fait ce que tu as pu, lui dis-je, et je t'en remercie. Tu n'es pas un ingrat, et tu sais te faire pardonner. Je te rends mon amitié.

Il me sauta au cou, et, les larmes aux yeux, m'embrassa sur les deux joues.

C'était une bonne nature au fond, et je regrettai qu'il fût le Dauphin, ou qu'il crût l'être! Mais je ne regrettai pas de lui avoir fait cadeau de trois cent mille francs; selon moi, ce n'était pas payer ma vie trop cher.

L'officier me demanda si j'étais prêt à le suivre. Je dis adieu à mon sauveur, et, après lui avoir conseillé de ne pas rester avec les Anglais, au moins tant qu'ils nous feraient la guerre, je me remis entre les mains du peloton qui me conduisit vers une embarcation.

Au moment de me quitter, l'officier anglais m'offrit cordialement la main. Je ne crus pas devoir lui refuser la mienne, et je montai à bord du Swiftsure. Je fus mis à fond de cale en compagnie de quelques officiers de chasseurs à cheval et de plusieurs de mes dragons, parmi lesquels je retrouvai Guidamour intact. Il pleura de joie en me voyant; il m'avait cru mort, et s'était fait prendre en me cherchant.

Nous restâmes à l'ancre pendant plus de quinze jours. Tous les soirs on nous faisait monter sur le pont, deux par deux, et alternativement, pour respirer l'air.

Si on ne nous gorgea pas de nourriture, on ne nous laissa pas tout à fait mourir de faim. Les officiers du bord eurent même la bienveillance de nous apprendre que, chaque jour, notre armée perdait du terrain en Égypte, et quand nous partîmes, ils daignèrent nous dire que nous allions en Angleterre. On nous réservait pour les pontons de Plymouth. Mais ces messieurs comptaient sans la flotte française. Ils se croyaient seuls maîtres de la mer.

En traversant le canal de Candie, le Swiftsure rencontra les vaisseaux de l'amiral Gantheaume, fut canonné, enveloppé et pris. Ce fut au tour des Anglais d'aller à fond de cale, et à nous de monter prendre leurs places.

Gantheaume, après avoir tenté de débarquer sur la côte d'Afrique les renforts qu'il amenait de Brest, reprenait la route de France. Il n'est pas besoin de dire combien nous fûmes fêtés à bord et questionnés par nos compatriotes.

Au mois de juillet, nous étions en vue des montagnes grises de la Provence!


XXIV

La paix entre la France et les autres puissances de l'Europe qui reconnaissaient nos conquêtes sur le Rhin et en Italie venait d'être conclue. Bonaparte organisait une garde consulaire composée d'infanterie, de cavalerie et d'artillerie. Nous autres Égyptiens—c'est ainsi qu'on appela par la suite ceux qui avaient fait partie de l'expédition d'Orient—nous n'eûmes qu'à nous présenter pour être admis dans les rangs de ce corps d'élite.

Je passai dans les chasseurs à cheval de la garde avec mon grade de colonel. Je déposai le casque et l'habit de dragon pour prendre le colback et le dolman galonné d'or. Mon régiment était composé des plus beaux et des plus vaillants soldats de l'armée, et leur colonel, modestie à part, n'était ni le plus laid ni le plus mal bâti. J'avais alors vingt-sept ans, et après neuf ans de campagne, sauf quelques cicatrices, j'étais au complet. Aussi fus-je grandement admiré et fêté dans ma ville natale de Beaugency, quand j'y allai voir mon père.

Il s'était installé avec ma vieille bonne Gertrude dans un joli château du val de la Loire et avait converti en vigne, en prairies, les deux cent mille francs que je lui avais envoyés. Mais, ce qui ne laissa pas que de me surprendre, c'est qu'il me demanda mon avis pour placer une somme de trois cent mille francs qu'une personne inconnue lui avait fait passer, pour moi, à titre de restitution.

Je ne pouvais plus accuser mademoiselle de Cérignan d'être une aventurière. Je lui aurais bien écrit pour lui demander pardon de mes grossiers soupçons, si j'avais su où lui adresser ma lettre.

Après quinze jours de villégiature, je retournai à Paris reprendre mon service. Deux mois après, le général Menou, obligé de se rendre, évacuait l'Égypte et ramenait en France huit mille hommes. C'est tout ce qui restait des quarante-six mille emmenés par Bonaparte trois ans auparavant. Je retrouvai encore quelques-unes de mes connaissances, Sabardin, revenu avec le grade de général, et Dubertet.... bien et dûment marié avec Sylvie!

Un matin, je vis entrer chez moi mon brave Guidamour suivi d'une jeune fille très-brune, bien tournée, vêtue en grisette, et que je n'eusse pas reconnue tout de suite, si elle ne se fût prosternée devant moi à la manière orientale. C'était Zabetta, la fellahine; elle parlait très-bien français.

—Vous m'avez permis de venir vous rejoindre, dit-elle, et je suis venue.

Puis, me présentant un objet empaqueté avec soin:

—J'ai pensé, reprit-elle en arabe, que tu serais content de conserver le tarbouch d'émeraudes de la pauvre Djémilé.

—C'est un doux et triste souvenir. Je l'accepte avec reconnaissance. Comment donc t'es-tu procuré ce bijou?

—J'ai vendu la maison de Boulaq pour le dégager de chez un juif et te l'apporter.

—Combien en veux-tu?

—Je ne veux rien. Je te le donne.

—Mais cela vaut au moins cinquante ou soixante mille francs; et, si tu as vendu tout ce que tu avais pour le ravoir, il est juste que je t'en dédommage.

—Reprends-moi à ton service, et je serai assez payée.

—Tu es une brave fille! Viens m'embrasser.

Elle le fit avec une effusion de cœur qui me toucha.

J'étais toujours à gronder ma femme de ménage. Je lui donnai congé le soir même, et je mis la petite fellahine à la tête de mon linge, en l'avertissant qu'en mettant le pied en France elle était libre.

Pour ses appointements, je ne fis pas de prix; j'écrivis à mon père que j'avais un placement de 50,000 francs à faire, et, quand j'eus reçu la somme, je la donnai à Zabetta en lui disant que c'était sa dot, à condition qu'elle épouserait Guidamour, s'il ne lui déplaisait pas. Elle me répondit qu'un homme que j'aimais ne pouvait lui déplaire.

J'avais déjà remarqué que le brave garçon ne pouvait lui adresser la parole sans pousser des soupirs à renverser des cathédrales.

Il quitta le service et employa la dot de sa femme à l'acquisition d'un magasin de lingerie, sur lequel Zabetta fit peindre par Morin une enseigne qui me représentait en uniforme de dragon, à cheval, avec cette épigraphe: À l'Égyptien.

Morin avait rapporté une montagne de croquis, de dessins d'après nature et de portraits. Il en copia pour moi un bon nombre, et je décorai bientôt les murailles de mon appartement d'une suite de jolies esquisses d'après Djémilé, Tomadhyr, Louis, Malek, Kléber, la petite fellahine avec tous ses colliers de sequins, Pannychis en déesse de l'Olympe, enfin de plusieurs vues du Caire, d'Esnèh, des bords du Nil, des Pyramides et de l'intérieur de ma maison de Boulaq. C'était autant de souvenirs qui ravivaient en moi les émotions du passé. Cette terre d'Égypte n'était plus qu'un rêve pour moi. J'y avais mené l'existence la plus émouvante et la plus invraisemblable; j'y avais dépensé follement plus de cinq cent mille francs, sans compter trois ans de paye. J'oubliais les chagrins que j'y avais éprouvés, les dangers que j'y avais courus, pour ne me rappeler que les charmes de cette vie aventureuse et les splendeurs de ce pays unique au monde. J'étais parfois tenté d'y retourner, mais qu'y aurais-je retrouvé! les tombes de Djémilé et de Tomadhyr, ces fleurs de l'Orient flétries à l'âge où celles de nos climats du Nord commencent à peine à éclore. Non! le passé était mort, et, si une apparition charmante voltigeait encore dans mes rêves, c'était celle d'Olympe de Cérignan.

Cet hiver de 1801 à 1802 fut extrêmement brillant. La paix générale avec l'Europe avait amené beaucoup d'étrangers et de hauts personnages à la cour de Bonaparte: car c'était déjà une cour. Des Anglais eux-mêmes, qui avaient passé de la haine à l'enthousiasme pour le pacificateur de l'Europe, vinrent en foule l'admirer. Au milieu de l'éclat et du tourbillon des fêtes, j'aperçus un jour, à un bal des Tuileries, mademoiselle de Cérignan assise au milieu d'un groupe de ladies.

Je courus à elle et l'enlevai, un peu contre son gré, à son milieu anglais. Après avoir réussi à l'éloigner de la foule, je lui exprimai toute ma joie de la revoir; je lui demandai ce qu'elle était devenue depuis le jour où elle m'avait proposé de partir avec elle.

—J'ai d'abord été à Alexandrie, puis à Rhodes, répondit-elle. J'allais demander le concours de lord Humphrey, afin qu'il m'aidât à arracher le Dauphin des mains de Mourad: vous refusiez de m'aider!

—Mais vous êtes revenue au Caire, vous y avez passé quinze jours...

—À attendre le résultat de l'expédition et le retour de Louis.

—Quinze jours pendant lesquels, après m'avoir donné d'enivrantes espérances, vous avez refusé de me recevoir.

—Alors, vous m'avez prise pour une coquette! Écoutez, colonel, il y a entre nous une barrière infranchissable, l'opinion, ou, si vous voulez, l'honneur politique. Nous avons travaillé pour des causes opposées, mais vous aviez pris trop d'empire sur moi; votre brusque franchise vous sert à être pénétrant, vous m'eussiez arraché le secret des moyens de cette délivrance, que vous étiez, je l'ai craint, disposé à faire échouer. Je ne devais donc pas vous revoir avant qu'elle eût réussi. Si nous avons de la sympathie l'un pour l'autre, si, en dépit de nos mutuels griefs, nous nous estimons beaucoup, c'est parce que nous ne nous sommes pas fait de concessions de principes. En refusant de vous revoir à ce moment-là, j'étais dans la raison, dans l'abnégation qu'impose le devoir. J'en ai probablement souffert plus que vous.

—Je crois, au contraire, que c'est moi... Mais après? Pourquoi ne m'avoir pas tenu parole?

—Après?... Je suis retourné à Rhodes, d'où je vous ai écrit de venir me rejoindre.

—Je n'ai rien reçu.

—Ma lettre aura été interceptée. Quand le jeune prince m'eut appris vos prodiges de valeur à Alexandrie, votre condamnation à mort et ce qu'il avait fait pour vous sauver, vous étiez déjà embarqué comme prisonnier sur la Swiftsure. Si j'ai suivi alors le Dauphin en Angleterre, c'est dans l'espoir de vous y retrouver et de vous faire rendre la liberté. C'est là que j'ai appris votre délivrance en mer, et que Louis est resté caché sous un nom anglais: ne me demandez pas lequel.

—J'aime autant l'ignorer; mais ce que je voudrais savoir, c'est quelles étaient vos relations avec lord Humphrey.

—Il était le correspondant, le banquier, si je puis m'exprimer ainsi, du Dauphin, c'est lui qui était chargé de nous faire passer des fonds.

—Et ces fonds, d'où venaient-ils?

—Ah! vous m'en demandez trop. Je ne veux ni dénoncer, ni compromettre personne.

—C'est juste! Mais lord Humphrey pouvait être tout à la fois votre banquier et votre...

—Mon amant, dites le mot allez! Eh bien non, je vous le jure. Je dois avouer pourtant qu'il m'avait offert sa main.

—Vous l'aviez acceptée?

—J'avais demandé à réfléchir, pour ne pas le détacher de la cause du Dauphin.

—En ce cas, vous devez m'en vouloir de vous avoir privée d'un futur époux?

—Je ne l'aimais pas; Je ne l'ai jamais aimé.

—Et maintenant, vous abandonnez donc le Dauphin?

—Il n'a plus besoin de moi, il a des protecteurs riches et puissants, et j'ai rompu les liens qui m'enchaînaient à lui. Me voilà débarrassée de cette lourde responsabilité; je suis libre et je respire à pleins poumons. Ah! mon ami, quelle rude tâche mon dévouement m'avait imposée! Quel rôle j'ai dû jouer à vos yeux! celui d'une intrigante, d'une ambitieuse ou d'une aventurière! Vous avez dû me soupçonner d'être tout cela. Hélas! je suis une pauvre émigrée, qui a mangé dans l'exil et au service de la famille royale le peu de fortune qu'elle possédait; à propos, le prince vous a-t-il restitué l'argent que je vous avais emprunté pour lui?

—Oui, et je le tiens toujours à votre disposition.

—Je n'en veux pas, merci!

—Louis vous a dédommagée amplement?

—Je n'ai rien voulu recevoir. Sa fortune n'eût pas suffi à me dédommager de tout ce que j'ai fait pour lui. J'aime mieux qu'il reste mon obligé, le pauvre enfant!

—Olympe, il y a du dépit au fond de votre cœur. Avouez-le, vous avez perdu tout espoir de voir régner Louis XVII, vous venez vous rallier à la fortune du premier consul et vous ambitionnez comme autrefois une place de dame d'honneur auprès de Joséphine?

—Vous vous trompez, je suis plus fière que cela. J'aurais recherché cette situation pour servir le prince. À présent, je la refuserais. Je viens en France à la suite de lady Fox en qualité de dame de compagnie. N'est-ce pas une belle position pour la comtesse de Cérignan? J'ai été heureuse de revoir mon pays; j'y resterai peut-être, car l'Angleterre et les Anglais ne m'ont jamais été sympathiques.

—Et que ferez-vous, puisque vous n'avez plus de fortune?

—Je ne sais, je travaillerai pour vivre, je donnerai des leçons de musique ou de français. Bah! je ne suis pas en peine. Je serai libre! n'est-ce pas tout? Mais c'est assez parler de moi. Dites-moi, à votre tour, ce que vous êtes devenu. Je suis heureuse de vous retrouver si beau, si pimpant. Que de victimes vous devez faire au milieu de cet essaim de frétillantes dames d'honneur!

—Je vous jure qu'aucune de ces femmes n'a fait battre mon cœur. Il est à vous, Olympe, à vous seule, et...

—Reconduisez-moi auprès de lady Fox, dit-elle en se levant.

—Non, je vous tiens, je ne vous lâche plus: vous êtes plus belle que jamais et je n'ai fait que penser à vous depuis...

—Depuis que nous causons ensemble, c'est-à-dire depuis une demi-heure.

—Je ne ris pas, Olympe, vous savez bien que je vous aime.

—Je n'en sais rien, mais il ne peut plus être question d'amour entre nous.

—De mariage, en ce cas?

—Encore moins: si je viens de quitter un maître, ce n'est pas pour en reprendre un autre. D'ailleurs je suis trop âgée pour vous. Regardez-moi, j'ai des rides et des cheveux blancs.

Ce n'était pas vrai du tout.

—Je vous accepte telle que vous êtes.

—En ce cas, c'est vous qui êtes trop jeune pour moi, trop lancé dans cette nouvelle cour. Si j'étais votre femme, mes opinions nuiraient à votre avancement, vous le savez bien. Vous m'en voudriez, et vous me tromperiez.

—Vous ne seriez pas embarrassée pour me le rendre et j'en mourrais de jalousie. Mais, puisque vous voulez rester libre, ne pouvons-nous pas nous aimer franchement et sans restriction? Et en riant, j'ajoutai: Passons un contrat à la cophte, pour trois, six, neuf...

—Trois ans! ce serait trop pour vous!

—Et si je vous en demandais neuf?

—Alors, pourquoi pas toute la vie? Vous me faites peur! Il y a longtemps que je vous aime, moi! J'ai beaucoup lutté, beaucoup souffert, j'ai droit à un peu de bonheur. Il faut que je vous oublie ou que vous m'aimiez réellement. Prenez-y garde, je ne suis pas une enfant, je ne suis pas une sotte, je ne suis pas une odalisque. L'amour vulgaire ne me tromperait pas. Je mérite mieux, j'ai cette prétention, du moins.

—Vous avez le droit d'être aimée passionnément et sérieusement, et moi, je me crois capable d'aimer ainsi. Mettez-moi à l'épreuve.

—Venez me faire danser, répondit-elle, car on remarque notre tête-à-tête.

—Il faut pourtant me répondre.

—Eh bien, venez me voir demain; c'est à vous de me persuader, de me donner confiance.

—Je sais que ce n'est pas facile; mais, moi, j'espère en vous; j'ai ce qu'il faut pour persuader, j'ai la foi!


Un soir que nous avions été faire une promenade à la campagne, je me permis de dire à ma chère Olympe: À présent que je peux me flatter d'avoir obtenu votre confiance,—au moins en fait de politique!—dites-moi donc si vous êtes toujours aussi persuadée que Louis soit le Dauphin de France?

—Si je n'en eusse été persuadée, répondit-elle, vous savez bien que je ne me fusse pas dévouée à sa personne et à sa cause.

—Cela n'a jamais fait de doute pour moi; mais depuis? ne vous est-il jamais venu de doute à vous-même?

—Il m'en est venu, je mentirais si je ne l'avouais pas.

—Il vous en est venu tellement que vous n'avez plus voulu servir cette cause au prix d'une imposture?

—Non! mes doutes sont faibles et ma croyance est encore assez vive. J'en suis à ce point où l'on se réjouit de pouvoir s'abstenir, sans pourtant regretter d'avoir agi. Si mon père et ses amis ont été pris pour dupes, ils l'ont été très-habilement, et leur erreur a été complète. Quant à moi, ce qui m'a rattachée le plus à leur croyance, c'est la persistance des souvenirs de cet enfant, leur ingénuité, leur caractère de vérité spontanée. Peut-on admettre qu'à l'âge où il nous fut confié, on soit un imposteur assez habile, et assez bien stylé pour jouer un pareil rôle sans contradiction et sans lassitude durant plusieurs années?

—J'avoue que toutes les autres affirmations me trouvent incrédule; mais celles de l'enfant lui-même, un enfant craintif... quelquefois dissimulé pourtant!

—Il n'y a pas de pusillanimité sans un peu de perfidie, et Louis, pour cacher ses convoitises ou ses terreurs, est capable de ruse, je vous l'accorde. Mais une feinte de longue durée lui est impossible; pour cela, il faut une force de volonté qu'il n'aura jamais.

—C'est vrai; donc il se peut très-bien qu'il soit le Dauphin! Mais alors, quel sera donc son avenir? Croyez-vous toujours qu'il régnera?

—Je vois bien que Bonaparte règne à sa place!

—Et vous ne lui pardonnez pas cette usurpation.

—Je la lui pardonne en songeant qu'il rend service à mon pauvre Louis. Ce jeune homme est incapable de soutenir l'honneur et l'indépendance de la France, et, si vous voulez tout savoir, c'est son moindre désir et sa plus grande crainte.

—Il m'a parlé souvent dans ce sens; était-il sincère?

—Il était plus que sincère, il était naïf.

—Alors il ne sera jamais rien, pas même un drapeau dans les mains de son parti et de sa famille?

—Son parti ignore qu'il existe et sa famille n'y veut pas croire. Ses oncles sont des hommes, et il ne sera jamais qu'un enfant.

—Un enfant qui mourra dans l'exil peut-être?

—Ou dans quelque prison d'État.

—Pauvre Louis! Puisque vous avouez qu'il n'est plus à craindre pour mon pays, je peux vous avouer que, malgré ses torts envers moi, je l'aime beaucoup.

—Je l'ai bien vu! Sans cela je ne vous l'eusse pas confié. Tous êtes bon et vous lui avez tout pardonné avant même qu'il eût réparé ses torts. Moi, j'ai eu plus de peine à oublier son ingratitude et l'injure qu'il m'a faite de croire que je consentirais à être sa maîtresse.

—Je ne vous reproche pas cette rancune! Je serais jaloux de lui si vous étiez plus miséricordieuse; mais quelle étrange destinée que la sienne, s'il doit passer dans le monde à l'état de roi méconnu!

—Ce que je lui souhaite, moi, tel que je le connais, c'est l'état de roi inconnu!

FIN

Paris.—Imp. N H.-M. DUVAL, 17, rue de l'Echiquier

NOTES:

[A] Voyez André Beauvray, dans le volume du même auteur—Mademoiselle Azote—chez Michel Lévy.

[B] Voir André Beauvray.

[C] Le narrateur écrit dans les premières années du premier empire.

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