Mademoiselle La Quintinie
X.
LUCIE A M. MOREALI, A CHAMBÉRY.
Turdy, le 9 juin.
La voici, cette grande confidence! Soyez assuré qu'elle est aussi nette et aussi sincère qu'une confession.
Je ne vous ai écrit qu'une fois cette année, et ma lettre était plus courte que les autres. Je n'arrangerai rien, j'avouerai le fait. Je n'ai pas senti le besoin de vous écrire davantage, et, comme c'est toujours moi qui ai besoin de vous, comme vous ne pouvez jamais avoir besoin de moi, je me suis crue dispensée de vous importuner de ces écritures sans but et sans portée qui servent à tuer le temps dans les relations des gens du monde.
Depuis un an, mes idées se sont modifiées. Je croyais que cela ne durerait pas, j'attendais pour vous le dire que je fusse sortie de cette épreuve; mais ce n'était pas une épreuve, c'était une vue nouvelle: sa clarté et sa durée m'ont donné le droit d'y croire.
Il y a un an, mon grand-père était à Lyon; j'étais à Chambéry, auprès de ma tante. Je voyais beaucoup les communautés instituées pour l'éducation chrétienne des jeunes filles. J'aime les enfants, vous le savez, et, quand j'ai aspiré si longtemps et si fortement à l'état religieux, c'est toujours sous la forme d'institutrice et de mère adoptive de l'enfance que ce noble état m'apparaissait. Vous m'aviez conseillé de fréquenter ces établissements, afin d'y prendre de plus en plus le goût des devoirs auxquels ils sont consacrés. Eh bien, c'est là précisément que j'ai perdu le goût de cette maternité banale qui n'est pas celle que Dieu inspire directement à la femme. D'abord ces établissements ne peuvent se soutenir qu'à l'aide de spéculations et de calculs dont le côté matériel me répugne, et puis ils sont bien plus institués par l'esprit de parti du dehors que par l'esprit de charité du dedans. L'hostilité déclarée, ardente, sans cesse en mouvement de cette lutte contre le siècle a quelque chose qui m'effraye et me consterne. J'ai craint de me tromper, j'ai obtenu de mes parents la permission de voyager avec des dames missionnaires en tournée; j'ai fait avec elles plusieurs voyages, j'ai visité une grande partie du centre et du midi de la France. Eh bien, j'ai vu des intrigues véritables pour faire tomber les établissements séculiers, pour tuer toute concurrence, pour accaparer et monopoliser le bénéfice d'un commerce, car cela est devenu un commerce la plupart du temps. L'état religieux est devenu généralement lui-même un métier pour vivre, et l'esprit de corps n'est qu'un esprit d'égoïsme un peu moins étroit, mais beaucoup plus âpre que l'égoïsme individuel.
Ne vous récriez pas, mon ami: je ne sais comment les choses se passent ailleurs; mais aujourd'hui, en France, je les ai vues telles qu'elles sont, et elles ne sont point à la gloire de Dieu. J'ai voulu savoir si c'était seulement la corruption de l'idéal dans certaines communautés. J'ai été mise dans la confidence de l'esprit de l'ordre, et j'ai vu un esprit de lucre et de domination poussé et soutenu par un esprit de conspiration, je ne dirai pas contre tel ou tel gouvernement, mais contre toute espèce d'institutions ayant la liberté pour base. Je suis à peu près sûre aujourd'hui qu'il en est ainsi dans la plupart des établissements religieux des deux sexes, et que cette population de serviteurs de Dieu, en prenant une extension subite et en disposant de ressources considérables, s'est donnée à l'esprit mercantile et positif du siècle. Non, Dieu n'est plus là, et cela devait arriver. L'état de renoncement est un état sublime qui doit rester exceptionnel, pauvre, et pour ainsi dire caché. Du moment qu'il s'affiche, qu'il tourne au prosélytisme calculé et intéressé, du moment qu'il se recrute avec aussi peu de choix et de scrupule que s'il ne s'agissait pas de servir d'exemple, du moment qu'il se répand dans toutes les affaires de ce monde et qu'il se mêle à tous les courants vulgaires de ses intrigues puériles, il n'est plus le premier, mais le dernier des états, car il trafique des choses les plus sacrées, la foi et le renoncement.
Je me suis donc éloignée de ces projets, navrée d'abord, et puis peu à peu rassurée dans ma foi, car rien ne prouve contre Dieu, et les faux prophètes n'ont point ébranlé l'arche sainte de la vraie croyance; mais j'ai souffert pour me remettre sur mes pieds. Il y avait eu pour moi quelque chose de si doux à me sentir vivre dans une atmosphère de vaste fraternité religieuse avec la foule grossissante des fidèles! L'association des idées, des sentiments et des actes, c'est vraiment l'idéal social et divin! J'étais fière alors d'appartenir à l'Église romaine, à ce catholicisme dont le nom signifie doctrine universelle. Je voyais se réaliser le rêve de ma foi, l'esprit de Dieu se répandre dans les masses, les aumônes se formuler en millions, les monastères se relever sur tous les points de la France, les poétiques chartreuses se rebâtir avec leurs propres ruines dans les sites sauvages, les paysans se prosterner naïvement devant les chapelles pittoresques et les croix bénites, les églises se remplir d'une foule avide de la parole de Dieu, comme aux plus beaux temps de la foi; je voyais enfin cette grande chose s'opérer: l'union dans la force de l'amour! Et ces belles sociétés de secours, cette fraternité puissante, cet appui que le faible était toujours sûr de trouver en invoquant le nom du Christ, ce sentiment de confiance qui me poussait dans la vie avec la certitude de pouvoir faire le bien en donnant tout, ma fortune, mon temps, mon intelligence et ma vie, à une Église vraiment évangélique, oh! oui, tout cela était bien beau, et je respirais à pleine poitrine dans mon idéal! J'étais jeune, j'étais gaie; tout me souriait dans le présent et dans l'avenir. Il n'y avait aucune ombre en moi, aucun écueil possible dans ma vie. Le ciel était pur sur ma tête, le monde était lancé irrésistiblement sur la pente du vrai. Tous mes semblables allaient être heureux et bons. Plus de détresse, plus d'isolement pour ma pensée! L'Évangile était debout, et l'humanité chrétienne était une immense chaîne de mains amies, enlacées les unes aux autres pour s'aider et s'entraîner dans la voie du beau et du bien!
Rêve d'enfant que j'ai bien-pleuré! Les temps que je croyais venus sont loin encore! Il n'a manqué qu'une chose à ce grand élan religieux du siècle, la sincérité! Elle n'y est point; par conséquent, ni foi, ni charité réelle, ni espérance rassurante dans ce prétendu réveil divin. Le bien s'y fait mal, avec partialité, avec calcul. On y vend l'aumône, puisqu'on y achète la prière. On y spécule de l'aisance des familles et de la sécurité des existences. On y chante les louanges de Dieu sans penser à Dieu. On s'y permet beaucoup de ce que l'on défend aux autres, et le mal lui-même y a quelquefois des sanctuaires de refuge et des licences impunies comme au moyen âge. Ne dites pas que je me trompe, que j'ai mal vu, mal compris, que je subis de funestes influences. Je n'en ai subi aucune, je n'ai jamais laissé discuter ma foi, même par mon grand-père, qui est mon meilleur ami; je ne suis pas un esprit faible, et je ne m'abandonne pas à l'impression d'un fait isolé. Je n'en signale aucun en particulier, et ce n'est pas le pays que j'habite qui m'a fourni des sujets saillants d'observations; c'est un ensemble de choses qu'on m'a laissé connaître et apprécier, comptant me rallier à l'œuvre générale. Je ne me suis pas livrée à cet examen attentif et clairvoyant des personnes et des choses par curiosité frivole et avec l'arrière-pensée d'y trouver le prétexte d'une défection. Oh! non, Dieu m'en est témoin! mon parti était pris, j'avais accepté d'avance toutes les luttes, et j'allais même jusqu'à la cruauté envers la famille pour réaliser le vœu de mon cœur. Je voulais être religieuse et je ne voulais que choisir l'ordre où je me sentirais plus utile à la religion. Qu'ai-je trouvé? Rien qui parle à ma foi, si ce n'est ce pauvre couvent de carmélites où je vais encore quelquefois et où je n'irai plus, parce que j'y ai reconnu, à mon dernier examen, un esprit étroit et sombre, un ascétisme sans chaleur, un sauvage mépris de l'humanité, une protestation sincère, mais sauvage et stupide, contre la civilisation et contre l'avenir de la société[1].
[Note 1: L'auteur n'a pas besoin de dire qu'il ne désigne aucun couvent particulier,
et qu'il ignore s'il y a des carmélites à Chambéry ou aux environs.]
Ceci n'est pas ce que vous m'avez enseigné, mon ami! Vous m'avez montré le vaste et riant horizon de la foi sous les couleurs de mon rêve. Ce rêve s'est évanoui. J'ai dû alors rentrer en moi-même et me demander au service de quelle cause sainte et féconde mon cœur toujours croyant et mon esprit toujours logique allaient maintenant se dévouer.
Jusqu'ici, ma vie n'a pas été celle de tout le monde. Il m'a manqué d'avoir une mère, j'ai à peine connu la mienne, et ma grand'tante ne pouvait pas la remplacer; il y avait trop de distance d'âge entre nous. Mon père a toujours vécu loin de moi, mon enfance s'est donc écoulée dans le monde antique et suranné de Chambéry ou dans l'austère solitude de ce vieux manoir, en tête-à-tête avec un vieillard excellent et charmant, mais tout d'une pièce dans ses idées et fort peu disposé à régler et à développer mes premières aspirations. Point de sœurs, point de compagnes de mon âge; à Turdy, point de religion; à Chambéry, beaucoup de pratiques religieuses, aucune dévotion intérieure et sentie. Hélas! faut-il reconnaître que parmi tant de manières de croire qui se partagent la religion de notre temps, cette dévotion inoffensive et tolérante est encore une des moins mauvaises?
Quoi qu'il en soit, j'étais sans religion aucune quand ma tante me fit envoyer à ce couvent de Paris où j'ai eu le bonheur de vous connaître. Vous vous souvenez de cette enfant sauvage qui chantait d'une voix de clairon à la tribune de l'orgue et qui ne se souciait de rien que de musique, d'étude silencieuse et de récréation bruyante? Vous avez mieux auguré d'elle que les autres, vous avez dit: «C'est une bonne personne, elle est tout entière à ce qu'elle fait.» Et vous avez entrepris de m'instruire dans la religion, en même temps que vous dirigiez mes études profanes dans le sens le moins étroit possible, au sein d'un couvent de femmes. On m'a trouvé de la mémoire et de la facilité; vous me trouviez, vous, du jugement et de l'ordre dans les idées. Vous m'avez beaucoup gâtée en m'encourageant à me servir de ma logique naturelle pour comprendre Dieu, et de mon cœur tel qu'il était disposé à l'aimer. Je vous dois tout le bonheur que mon âme d'enfant pouvait trouver en ce monde si désert pour moi. Vous m'avez donné le ciel, et vous avez toléré tous les élans de mon petit esprit, jusqu'à me permettre en souriant de ne pas croire d'une manière absolue à l'éternelle damnation et à ces tortures matérielles de l'enfer qui me paraissaient indignes du sens moral de la foi.
Sur bien d'autres points encore, vous avez élargi pour moi le cercle étroit d'une certaine orthodoxie farouche; vous m'avez promis que mon grand-père ne serait pas jugé et perdu sans retour pour n'avoir pas compris Dieu; vous m'avez autorisée, fût-ce à l'heure suprême de la mort, à ne pas le tourmenter inutilement pour le faire rentrer dans le sein de l'Église; vous m'avez défendu de haïr et de mépriser les dissidents; enfin vous m'avez enseigné une religion d'amour, de grâce et de bonté qu'il ne me serait plus possible de changer contre une autre, et pour laquelle je vous bénirai tant que je serai moi-même.
Vos lettres si paternelles et si véritablement évangéliques ont continué votre ouvrage et maintenu mon cœur dans cet état de béatitude jusqu'à l'année dernière. De ce moment, il m'a semblé que vous changiez de sentiment intérieur et que vous me parliez un langage nouveau. Après avoir ajourné pendant des années le désir que j'éprouvais de renoncer au monde, vous m'avez poussée à ce parti avec une énergie soudaine. Il semble que ce vénérable père Onorio, dont vous me parliez avec enthousiasme, ait modifié, dirai-je dénaturé? votre foi.... Vous ne pensiez plus que mon salut fût conciliable avec mes devoirs de famille, et, pendant quelques instants, quelques semaines peut-être, j'ai travaillé à vous obéir en pesant un peu sur la tendresse de mon grand-père, et en le dominant par la crainte de me pousser à la révolte. Mon ami, je me suis vue au seuil du fanatisme, et j'ai eu là quelques accès d'obstination et de malice d'un enfant gâté. Au moment où je commençais à me le reprocher, la désillusion s'est faite à l'égard de l'esprit de la religion de ce temps-ci, et voilà où j'en étais quand votre arrivée m'a surprise, quand votre lettre m'a bouleversée. Ah! que cette lettre-là ressemble peu aux anciennes, et comme il m'est difficile de vous reconnaître à travers ce ton indigné, chagrin et rempli d'épouvante! Votre style lui-même est changé comme votre accent, comme votre figure, et je vous ai cru lancé dans ces mystérieuses affaires qui se résolvent toujours par une récolte d'argent, dont l'emploi n'est pas toujours vraiment utile et pieux! Mon ami, pardonnez-moi de vous dire tout cela; mais je ne sais pas feindre. Vous aimiez ma franchise. Il faut l'aimer encore et répondre à mes objections par des raisons, non par des menaces; je n'y croirais pas. Souvenez-vous qu'entre Dieu et moi je n'ai jamais pu apercevoir le diable. Si Dieu veut me châtier, il ne se servira pas de l'esprit du mal pour me ramener au bien, et, s'il est pour moi sans merci, s'il veut me confondre et m'anéantir, il m'abandonnera à moi-même. C'est bien assez de moi pour me torturer, si ma conscience est coupable; c'est bien assez de l'horreur des ténèbres, si l'œil de Dieu n'est plus le flambeau de ma vie.
Pour aujourd'hui, voilà tout ce que j'ai à vous dire. La confidence de mes sentimens personnels et de mes projets est tout à fait inutile, si nous ne pouvons plus nous entendre sur le point de départ, la religion. La mienne n'a pas changé depuis tantôt six ans que vous lisez dans mes pensées, et je ne vois rien dans le présent que je ne puisse combattre seule, si je m'y sens en péril sérieux. Soyez sûr que j'y ai songé et que je n'ai pas été pour rien m'enfermer aux Carmélites.
Lucie.
XI.
MOREALI A MADEMOISELLE LA QUINTINIE, A TURDY.
Chambéry, le 10 juin.
Oui, j'ai changé, Lucie, j'ai changé complétement d'esprit et de volonté; ne vous l'avais-je pas écrit? J'étais sorti de la voie du salut, j'y suis rentré, et il faut que je vous y ramène, il le faut absolument, ou un remords éternel pèsera sur mon âme en ce monde, peut-être un éternel châtiment dans l'autre.
Lucie, vous êtes toute préparée pour ce que j'ai à vous dire; vous avez vu clair, la vraie religion est perdue, personne ne croit plus, chacun l'interprète à sa manière, il n'y a plus d'orthodoxie. Les catholiques se sont faits protestants à leur insu, beaucoup se sont faits juifs tout en criant contre les juifs, moins âpres dans leur cupidité que ne le sont ces prétendus chrétiens. Le mal est partout, il ne connaît même plus cette contrainte de l'hypocrisie dont on disait qu'elle était un hommage rendu à la vertu. Non, en fait d'hypocrites, il n'y a plus que quelques pauvres pères de famille ou quelques pauvres prêtres qui ont besoin de la protection du clergé ou qui redoutent sa censure; mais ce monde imprudent qui encombre les églises, ces femmes dépravées qui assiégent le confessionnal, ces personnages qui se courbent en ricanant devant les autels, croyez bien que je les connais mieux que vous, car je suis un homme pratique, moi, et j'ai beaucoup pratiqué le monde depuis que nous nous sommes perdus de vue. Vous les flattez en les supposant hypocrites: ils ne sont même pas cela. Ils sont cyniques, voilà tout; ils ne croient à rien, ils ne respectent rien. La religion est un manteau, non pour cacher leurs vices, ils ne se donnent pas tant de peine, mais pour les couvrir d'une insolente impunité!
Êtes-vous contente, Lucie, et n'ai-je point assez abondé dans votre sens? A présent, écoutez-moi, et vous verrez si plus que vous je tolère l'intrigue mondaine, si plus que vous je fais grâce au mensonge.
Vous ne savez peut-être pas mon âge, Lucie. Vous ne vous êtes jamais demandé probablement si mon visage était plus jeune ou plus vieux que moi. J'ai cinquante ans, et certaines années de ma vie ont compté double. Vous m'avez connu mélancolique et pourtant bienveillant. Je vivais dans un bon milieu, et, quand j'offrais à Dieu les repentirs profonds de mon âme, je me disais qu'il m'absoudrait de mes péchés en me donnant l'occasion de souffrir encore plus. Cette occasion est venue: appelé à Rome, j'ai vu Rome, et j'ai failli perdre la foi!
J'eus là un temps de révolte intérieure et de dégoût profond dont je ne crus pas devoir vous entretenir, mais qui me força d'ouvrir les yeux sur la perversité des hommes et le pervertissement de la foi. Je résolus de me guérir en travaillant activement à guérir les plaies de l'Église. J'essayai de signaler des abus, d'élargir le cercle des idées, de mettre d'accord la raison humaine et les dogmes sacrés. Je montrai quelque talent dans cette entreprise; je croyais être agréable à Dieu et au saint-siége. Je me sentais des forces pour une lutte généreuse, de l'habileté pour la discussion. La seule chose certaine, c'est que j'y portais un zèle naïf, une entière sincérité. Vous ne me trouviez pas changé; je ne l'étais pas malgré ma blessure; je voyais le mal, je me croyais de force à le vaincre.
Je fus repris, censuré, réduit au silence, après des encouragements trop flatteurs. Ceci s'est passé au commencement de l'année dernière. J'ai vécu quatre mois dans une sorte de désespoir; je ne vous ai écrit que quand j'ai eu surmonté cette mortelle, cette dernière épreuve. C'est alors que, retiré dans un couvent de moines où je voulais m'ensevelir pour toujours, j'ai rencontré ce pauvre capucin qui m'a ranimé par sa ferveur austère et sublime. Ce qu'il m'a dit et redit cent fois en modifiant fort peu ses expressions, je peux vous le redire au courant de la plume, car je le sais par cœur.
«La religion est perdue. Tout est à recommencer. Il faut la reconstituer sur une base inébranlable, l'orthodoxie. En fait de religion, il n'y a pas de moyen terme, c'est tout ou rien. La discipline est devenue un fardeau à l'homme, parce que l'homme a marché dans la voie des prospérités matérielles et qu'il ne s'est plus soucié des choses de l'autre vie. La mort de l'âme, c'est ce que les hommes du siècle appellent le progrès. Ce progrès destructeur est entré partout. Les églises des pays froids ont adopté les poêles, les tapis, les fauteuils. On se met à l'aise pour prier Dieu. Les couvents, sans grandeur et sans poésie, se construisent dans un esprit de matérialisme qui révolte. On se met en bon air et en belle vue: on a des chambres aérées, commodes; on se préoccupe de la santé du corps, et nullement de celle de l'âme. Tous les règlements sont relâchés; on achète toutes les dispenses possibles, on fait son salut sans qu'il en coûte une goutte de sueur. La mortification est supprimée. Voilà pour les personnes consacrées à Dieu. Quant aux gens du monde, on leur permet toutes les licences de la vie, tous les accommodements de l'esprit. On discute avec eux, on leur fait des concessions de principes, on laisse leur sentiment politique se séparer de leur sentiment religieux. On se pique de tolérance; on dit à chacun: «Croyez ce que vous pourrez, et ce que vous ne croirez pas, n'en faites pas de bruit; l'absolution couvrira tout. Dieu est bonne personne: ayez l'intention de ne pas trop pécher, tout s'arrangera....» Voilà où la douceur et l'indifférence ont conduit l'Église et le siècle. A l'heure qu'il est, il n'y a peut-être plus cent véritables catholiques dans le monde.»
Et, comme je lui demandais le remède à ce mal universel, il me répondait invariablement:
«Relever l'orthodoxie primitive, et s'y soumettre sans appel.»
La première fois que le vieillard me parla ainsi, mon esprit fut révolté. Je réclamai au nom du passé, du présent et de l'avenir, au nom des lumières de la science, au nom des progrès de la civilisation, au nom des droits, des habitudes, des sentiments et des besoins de l'homme.
«Que réclames-tu? s'écria-t-il, enflammé d'une sainte colère; voyons, formule la première venue de tes réclamations! Je te défie d'en trouver une qui ne consacre le prétendu droit du bonheur en ce monde. Progrès des sciences dites exactes et des sciences dites naturelles! exercice de l'esprit qui veut mesurer l'œuvre divine, s'en rendre compte et détruire la notion religieuse par la connaissance des secrets de la nature! recherche des propriétés des éléments et de toutes les choses créées pour se rendre maître de toutes les forces de la matière: qu'y a-t-il au bout de ces travaux énormes? L'industrie, le pain du corps, pas autre chose. Les sciences abstraites, la métaphysique, l'étude nouvelle de l'âme et la définition modernisée de la Divinité?... Blasphème de crétins! Ces sciences-là n'ont pour objet que de se débarrasser de l'œil de Dieu; de réduire sa loi à une fatalité sans cause et sans but, et d'assurer l'impunité à toutes les jouissances de la vie.—Sciences philosophiques, morale, érudition, recherche d'une prétendue sagesse?... Mensonges sur mensonges en vue d'un scepticisme égoïste et d'une paix glacée! Paresse du cœur conquise par le vain travail de l'esprit!—Les arts, les lettres?... Raffinements puérils et corrupteurs de l'intelligence amoureuse de plaisirs profanes, vanités et folies! Rien pour Dieu dans tout cela.
«Regarde la vie du Sauveur, y vois-tu les luttes et les triomphes de l'orgueil? Écoute sa parole, y sens-tu les subtilités de la science, les recherches de la discussion, les réticences d'une temporisation quelconque avec les avantages de la vie terrestre? Ménage-t-il les goûts et les idées de son temps? Tient-il compte des lumières du siècle? Enseigne-t-il le moyen d'être riche, tranquille et applaudi? Non! il pousse à tous les renoncements, il accepte toutes les misères, toutes les humiliations, et il ouvre la route du martyre. Il subit les derniers outrages, il se livre au dernier des supplices pour nous montrer que la vie d'ici-bas n'est rien, et que tout est là-haut. Aussi sa cause triomphe parce que, n'eût-il pas été Dieu, avec une telle doctrine il ne pouvait pas se tromper, parce que cette doctrine tient en deux mots sans réplique: aimer et souffrir.
«Quelle belle chose qu'une croyance qui ne discute rien et qui ne se laisse pas discuter? Que sont tous les savants, tous les théologiens, tous les docteurs de la terre devant un dogme absolu qui se formule ainsi? Et regarde ce qu'il y a au fond de ce dogme.... Une idée? Non, un sentiment. Eh bien, je te le dis, les idées ont fait leur temps, elles n'ont servi qu'à égarer l'homme. Il faut que le règne du sentiment revienne, il faut que la foi purifie tout; mais c'est à la condition de détruire ce bel édifice humain qu'on appelle la civilisation. Il faut faire des chrétiens nouveaux, des chrétiens primitifs au sein de cette société corrompue, et pour cela il ne faut plus tergiverser, il ne faut rien concéder, il faut abattre sans pitié leur orgueil, leur luxe, leur savoir-faire, leurs palais de l'industrie, leurs chemins de fer, leurs flottes, leurs armées. Il faut rentrer dans la pauvreté, dans l'austérité, dans la contemplation, dans le stoïcisme chrétien, et ne plus se servir de la terre que comme d'un marchepied pour monter à Dieu. Va, mon fils, ceins tes reins, prends ton bâton et voyage, cherche par le monde le petit nombre des vrais fidèles et porte-leur la vraie parole. Dégage-les de tous les liens du siècle et de la famille, qui sont des liens de chair et de sang. Dis-leur que tout ce qui n'est pas à Dieu est au diable, et qu'il n'y a pas de degrés dans le bien et dans le mal. Il n'y a point de joies permises en dehors des joies spirituelles. Il faut reconstituer l'œuvre des apôtres, et, si tu peux en réunir seulement douze aussi forts dans la foi que tu le seras toi-même, tu auras plus fait pour la religion que tous les conciles n'ont su faire depuis la mission de Jésus. Tu seras plus agréable au Seigneur que tous ces bavards d'évêques avec leur rhétorique de mandements, et tous ces présomptueux journalistes qui s'intitulent les défenseurs du saint-siége. Laisse tomber ce qui est vermoulu, et que le siége temporel lui-même soit réduit en poudre: qu'importe, si la voix du salut tonne du haut de la chaire spirituelle de saint Pierre? Que les empires s'écroulent les uns sur les autres, et que les nations s'entr'égorgent pour des questions de commerce! ne t'inquiète pas de cela; c'est la colère de Dieu qui passe. Sois de ceux qui ne peuvent la craindre parce qu'ils sont sans péché, et, si un déluge nouveau détruit la race rebelle, sois dans l'arche qui sauve le petit nombre des élus! Je me moque bien de votre nouvelle idole, de cette bête de l'Apocalypse que vous appelez l'humanité, c'est-à-dire la race humaine corrompue et vouée au culte de la matière! Jésus est venu pour la racheter, et elle s'est de nouveau vendue à Satan. Que Dieu l'abandonne, puisqu'elle a abandonné Dieu. Que la lèpre de son péché la dévore ou que le Très-Haut déchaîne sur elle les cataclysmes et tous les fléaux de la colère. Là où il n'y a plus de croyants, il n'y a plus d'hommes véritables, et je n'ai pas plus de tendresse ou de pitié pour eux que pour des loups dévorants.
«Va donc et cherche à rassembler quelques brebis sans tache, afin que l'humanité spirituelle, résumée par ce petit groupe, soit comme un Christ nouveau qui pousse un cri de délivrance vers le ciel.»
J'ai repoussé d'abord cette doctrine sublime qui me paraissait sauvage, et je me suis mis à chercher dans la religion un corps de doctrines qui pût, en deux mots aussi nets que les deux mots du père Onorio, résumer une vérité opposée à la sienne.
Je me suis livré à une suite de travaux ardus, j'ai relu tous les théologiens, j'ai analysé toutes les décisions des conciles, j'ai cherché la source de toutes les croyances discutées, j'ai refait mes classes canoniques pour ainsi dire d'un bout à l'autre. Hélas! au bout de cet immense travail, je n'ai trouvé que le doute, et la lettre même de l'Évangile, tiraillée par tant d'interprétations contraires, ne m'est plus apparue que comme une faible lueur vacillante au fond des ombres du sanctuaire. Le doute! horrible supplice, comparable à celui de l'enfer pour une âme nourrie dans la foi! Ah! Lucie, j'ai fait mon purgatoire en ce monde, et, un jour, pâle, épuisé de corps et d'esprit, plus semblable à un spectre qu'à moi-même, je suis tombé aux pieds du vieux moine en lui disant:
«Fais de moi ce que tu voudras, pourvu que tu me rendes la faculté de croire.»
Et lui, souriant de ma faiblesse, m'a répondu:
«Te voilà donc enfin rendu! Tu as bu le vin de l'orgueil jusqu'à la lie dans la coupe de la science. Te voilà érudit, te voilà armé de toutes pièces pour n'importe quelle thèse de pédants. Tu peux répondre à toutes les questions par des milliers de textes différents et montrer aux plus forts que tu sais tout le pour et tout le contre entassés par des siècles de bavardage frivole! Aussi te voilà fatigué, brisé, et ne croyant plus à rien! Il te fallait en venir là, et à présent il n'y a plus à choisir hors de ces deux termes: accepter toutes les contradictions des doctrines pour nier Dieu, ou les repousser toutes pour le posséder. Eh bien, choisis; n'es-tu pas libre?»
J'ai choisi, j'ai sacrifié toute ma vaine science, j'ai résolûment oublié tout l'ergotage de discussion amoncelé dans ma mémoire. J'ai cherché l'esprit de l'Évangile sans plus me soucier des passages obscurs ou altérés qui ont jeté les esprits dans de si ardentes discussions. J'ai réduit à néant les plus grandes autorités dès qu'elles m'ont paru dépasser le programme concis du Sauveur. J'ai reconnu qu'il était absolument inutile de comprendre ce qui était profondément senti. J'ai dégagé le véritable sentiment du Christ de toute la scolastique religieuse des siècles postérieurs; j'ai trouvé au sein de ce cercle de plus en plus rétréci le diamant que le père Onorio me montrait au fond du puits de vérité. Recherche de la perfection, divorce absolu avec toutes les satisfactions charnelles, hymen absolu avec la vie spirituelle. Dieu avant tout, avant le progrès, avant la civilisation, avant la famille, avant les plus saintes affections humaines s'il le faut!... Je n'ai pas été aussi loin que le père Onorio dans la haine de la société. Là est peut-être l'excès de son enthousiasme. Je ne suis pas un homme de destruction et de colère; je n'ai pas abjuré les tendresses du cœur. Je ne crois pas qu'il en ferait si bon marché, lui, s'il les eût connues. Je ne repousse pas les beaux-arts, qui sont la poésie de l'Église. Je ne considère pas la civilisation comme un mal absolu, ni la perte de la foi comme un fait accompli. Je vois le remède, et c'est lui, c'est ce moine si simple, qui me l'a fait trouver. Il ne faut plus tant s'embarrasser de faire un grand nombre de prosélytes vulgaires que de relever, d'épurer et de résumer la foi dans un petit nombre d'élus. Il y a beaucoup de gens qui pratiquent, il y en a peu qui croient, et l'on doit reconnaître que dans ce siècle de discussion la foi n'est possible qu'aux grandes volontés et aux dévouements opiniâtres. Soyons de ceux-là, Lucie, soyons des saints! Aspirons à monter sur les hauteurs, abandonnons la lutte avec le monde, prêchons-le d'exemple; mais pour cela sacrifions tout, ne nous réservons rien. Soyons à Jésus-Christ corps et âme, créons-lui des sanctuaires qui ne recevront pas le mot d'ordre des intérêts ou des passions. Adorons-le en esprit et en vérité dans la région de renoncements suprêmes!...
Hélas! voilà ce que je me disais en venant ici. J'espérais vous trouver encore disposée à me comprendre et à profiter de ce que ma foi avait acquis de lumière et d'humilité, de force et de douceur dans le commerce d'un saint.... Mais vous voilà enivrée d'un rêve funeste, l'amour d'un homme!... O Lucie, il semblait pourtant que nous dussions nous rencontrer à cette pénible étape de certaines désillusions! A mon insu, et vous à l'insu de ce qui se passait en moi, vous étiez arrivée au doute. C'était le moment de nous sauver ensemble par un grand acte de foi; car, moi aussi, j'aurais fondé dans ces montagnes un sanctuaire sans tache. Ma fortune personnelle, qui s'est accrue d'un héritage assez considérable, m'eût permis de n'avoir pas recours à ces pressurages d'argent dont vous m'avez cru occupé, et pour lesquels j'ai fait toujours preuve d'incapacité notoire. J'aurais obtenu que le père Onorio vînt y donner l'exemple des grandes vertus, et j'aurais enseveli là, non loin de vous, ma vie obscure et immolée. Vous ne le voulez pas? Ce rêve sublime de votre vie s'est dissipé sous le souffle d'une passion vulgaire! Votre cœur est fermé à Dieu, ma voix n'arrive plus à votre oreille! Est-ce possible? Faut-il que j'y croie?
Ne me répondez pas avec précipitation. Relisez les paroles du père Onorio, relisez ma confession, qui est aussi la vôtre; car vous avez cherché dans les faits la lumière que j'ai cherchée dans les livres, et dans quelques jours, dans plusieurs jours s'il le faut, vous prononcerez. Jusque-là, je vous verrai, mais devant votre famille, et sans chercher à hâter vos résolutions.
Votre ami M.
XII.
ÉMILE A M. LEMONTIER, A PARIS.
Aix, 12 juin 1861.
J'ai fait aujourd'hui connaissance avec un homme assez remarquable dont je ne sais pas le nom. J'étais allé faire mon pèlerinage aux Charmettes et j'étais monté ensuite, par le chemin aimé de Jean-Jacques, sur la hauteur d'où l'on domine Chambéry. Cette petite ville aux toits noirs lamés d'argent est charmante à l'extérieur. Ses vieux édifices et son cadre de montagnes hardiment dessinées en font une des villes les plus pittoresques que j'aie vues. Ce n'est pas l'importance et la fierté du Puy en Velay, qui a des montagnes pour monuments décoratifs et pour cadre un immense bassin semé de monuments naturels analogues. Chambéry n'est pas le centre, mais le détail d'un pays moins ouvert et plus détaillé lui-même. Ce n'est pas ce grand tableau que l'œil embrasse tout entier, c'est un pays de retraites profondes et d'éblouissements imprévus. Les rochers n'ont pas, comme dans les régions à cratères, l'aspect d'effrayante régularité propre aux vomissements volcaniques. Ici les lourds craquements du calcaire ont varié la proportion et l'inclinaison des accidents au point qu'on ne saurait dire ce qu'il faut appeler plaine ou vallée. Les hautes montagnes ne sont pas des pics isolés ou distincts, mais de puissantes masses groupées et liées ensemble par des terrains parfaitement praticables. Le Nivolet porte sur son flanc des contrées entières, villages, chemins, cultures, toute une population agricole qui peut vivre et circuler comme l'habitant des plaines, et qui pourtant repose sur une corniche de rochers à pic très-élevée au-dessus du niveau du lac. Un second étage de calcaire blanc dénudé porte une seconde région plus froide et plus verte, fertile encore et habitée, mais moins riche en céréales et moins bien plantée. Une troisième et une quatrième terrasse offrent encore de vastes espaces végétables où les chalets disséminés se perdent dans les nuages et où l'œil attentif distingue les troupeaux errants. Un dernier couronnement plus rétréci et plus abrupt porte des dentelures d'une blancheur mate qu'à travers les brumes on pourrait prendre pour de la neige, si à l'horizon opposé ne se dressaient les véritables grandes neiges éternelles d'une blancheur irisée qui ne se peut comparer à rien, mais dont le splendide aspect est navrant, tandis que les montagnes de Chambéry sont riches et riantes malgré leur construction en gradins qui se ressemblent par le plan général. Cette monotonie n'est qu'apparente. Dès qu'on étudie ces beaux accidents fièrement ou mollement ondulés, ils reprennent la réalité de leur variété charmante ou sublime, et la découpure de ces masses inclinées devient le domaine de l'imagination en même temps que le plaisir de la vue. On aime à chercher par quels chemins invisibles, par quels sentiers mystérieux des contrées superposées à de si grandes hauteurs peuvent communiquer entre elles, et puis, après en avoir interrogé toutes les formes, on choisit une de ces oasis, on se persuade qu'elle est, comme elle le paraît, inaccessible de toutes parts, que ses chemins sinueux dessinés sur la verdure ne peuvent servir qu'à ses habitants, que le monde finit pour eux à la brusque coupure du rocher au-dessus et au-dessous de leur petit monde, et c'est là que, dans je ne sais quel rêve de détachement triste et délicieux, on voudrait aller enfermer sa vie avec les objets de son affection.
Je quittai la route et je montai à travers les blés sur le plateau qui domine Chambéry. J'étais là moi-même sur une de ces vastes régions cultivées qui forment le premier plan des grands massifs au delà desquels le mont Grenier montre sa silhouette imposante. Je gagnai le bord de la corniche qui limitait ma promenade. Le terrain s'amaigrissait, le roc perçait sous les pieds, et vers le sud les montagnes vertes et déchirées prenaient un caractère pastoral à la fois doux et triste. Je me retournai vers le nord, je revis le lac et je distinguai le manoir de Turdy. Je restai là, absorbé par ce sentiment immense de l'amour qui remplit la nature entière d'une aspiration infinie. Une ombre qui se dessina près de moi m'arracha à ma rêverie. Je me retournai, je vis un homme qu'il me semble avoir déjà vu, mais je ne saurais dire où et quand. Peut-être ressemble-t-il à quelqu'un dont je ne peux pas retrouver le souvenir distinct. C'est un personnage de mise et de physionomie sérieuses, entre quarante et cinquante ans, une belle figure pâle, intelligente et fatiguée, l'accent légèrement étranger, la voix sonore. Il me demandait avec beaucoup de politesse le nom des principales montagnes et la distance du point où nous étions. Je le renseignai assez mal, m'excusant sur ma qualité d'étranger au pays; mais, comme sa figure et ses manières me disposaient favorablement, je ne mis pas dans mes réponses cette brièveté qui rompt la conversation. Il me demanda si j'avais vu la cascade de Jacob, où il avait l'intention de se rendre, et m'offrit de m'y conduire dans un char qu'il avait laissé près des Charmettes. J'acceptai. Nous fîmes donc cette promenade ensemble. Tu vois—et je ne saurais dire comment—que la connaissance était déjà faite.
Je veux essayer de résumer l'entretien qu'à travers quelques déviations inévitables nous avons eu en voiture, parce que cet entretien m'a laissé en proie à beaucoup de réflexions personnelles auxquelles j'ai besoin que ta réflexion assiste.
Tout a roulé sur l'amour, et cela est venu naturellement à propos de Jean-Jacques et de madame de Warens; puis nos idées se sont éloignées, détachées même tout à fait de ces deux types pour se généraliser à peu près ainsi:
Lui.—Vous faites à l'amour, je le vois bien, une part immense dans la vie humaine. Prenez garde de vous tromper et d'en juger avec l'effervescence de votre âge. L'amour n'est qu'un acte, peut-être seulement un court prologue, dans l'existence d'un homme sérieux.
Moi.—Vous me paraissez un homme très-sérieux. Pourriez-vous, pour l'instruction du très-jeune homme à qui vous faites l'honneur de parler, répondre à une question directe et personnelle?
Lui.—Voyons la question.
Moi.—Avez-vous aimé?
Lui.—Ma réponse ne vous apprendrait rien, car je n'entends pas l'amour comme vous, et mon expérience ne suppléerait pas à celle qui vous manque. Ne nous égarons pas dans les faits personnels, toujours variés et changeants. Tenons-nous dans la haute région des principes. L'amour doit-il être pour une âme élevée une question de vie ou de mort, comme jusqu'ici il m'a semblé que vous vouliez l'entendre?
Moi.—Je dis oui, et vous dites non?
Lui.—Certes, je dis non! Notre âme est l'abstraction que nos organes manifestent et doivent humblement servir. Cette abstraction vit elle-même d'abstractions supérieures; elle les cherche, elle y aspire, elle les contemple et s'en empare. C'est d'elles qu'elle reçoit sa nourriture intellectuelle, c'est par elles qu'elle se forme, se développe et arrive à exister dans sa plénitude. Le culte de ces abstractions devient son besoin, sa vie, sa passion, son mérite et sa fin. M'accordez-vous cela?
Moi.—Parfaitement, si nous nous entendons sur le mot abstraction.
Lui.—Disons des idées, des vertus, des croyances, si vous l'aimez mieux.
Moi.—Disons la foi, si vous voulez.... C'est le résumé de toutes les conceptions de l'esprit, et c'est à elle que toutes les nobles aspirations se rapportent.
Lui.—La foi en Dieu?
Moi.—Vous paraissez surpris de me voir invoquer Dieu dans une discussion de ce genre?
Lui.—Si je suis surpris, je le suis agréablement. Eh bien, si vous croyez en Dieu..., et c'est là ce que je n'eusse pas osé vous demander, dites-moi si vous pouvez placer au nombre des abstractions qui se rapportent à lui, et qui développent son culte dans nos âmes, l'amour qu'une créature humaine vous inspire. Je comprends la charité, la justice, la générosité, la science des choses sacrées, le renoncement aux choses vaines, le travail, l'humilité, le sacrifice: tout cela mène au seul but sérieux de la vie, plaire à Dieu; mais je ne comprends pas les désirs charnels élevés par l'imagination à l'état d'enthousiasme et de délire, se présentant devant Dieu comme des mérites dont il puisse nous tenir compte.
Moi.—Permettez, vous me conduisez là d'emblée dans les régions de l'idéalisme chrétien. Je consens à vous y suivre et à ne pas me croire indigne de vous comprendre; mais je vais pourtant vous choquer en vous disant que devant Dieu, qui m'a fait homme, mon premier devoir est d'être homme. Mon but principal, mon but unique, exclusif, si vous voulez, doit être de lui plaire? Soit! J'accepte l'idéal le plus sublime qu'il vous plaira de m'indiquer, et je trouve même une joie immense dans cet élan imprimé à mon âme. Je ne vous demande donc pas grâce pour la faiblesse humaine, je n'invoque pas la misère de ma condition. J'aurai l'ardente ambition que vous me suscitez, de pouvoir plaire comme vous dites, moi atome, à l'esprit qui règle les destins de l'infini. Eh bien, monsieur, je vous jure que je crois lui obéir de la manière la plus intelligente et la plus sainte en aimant de toutes les puissances de mon être la femme qu'il me donnera pour associée dans la tâche sacrée de mettre des enfants au monde.
Lui (après un assez long silence).—Si vous aimez cette femme de toutes les puissances de votre être, que restera-t-il à Dieu?
Moi.—Tout! Ces mêmes puissances, renouvelées, ravivées et centuplées par l'amour, remonteront vers Dieu comme la flamme de l'autel allumée par lui. L'amour est miracle, il n'épuise que ceux qui en font deux parts, une pour l'âme qu'ils n'ont pas, l'autre pour les sens qu'ils croient avoir, et qu'ils n'ont pas davantage probablement, car le rôle des sens chez les animaux est plutôt rage, souffrance par conséquent, que jouissance, c'est-à-dire bonheur. Le mot plaisir est ici un non-sens. Je ne crois pas qu'il y ait plaisir où il n'y a pas joie, à moins que vous n'assimiliez l'amour à tous les autres appétits matériels. Et pourtant ces appétits, l'homme, toujours avide de raffinements, les aiguise avec recherche. Il épure et assaisonne la nourriture de son corps. Il met son sommeil à l'abri du froid, du chaud ou du trouble; ses yeux se détournent de ce qui les choque, et ainsi de toutes les fonctions de son existence. Quoi! l'amour seul resterait brutal, et la plus divine, la plus providentielle de nos aspirations ne serait pas ennoblie par l'effort de notre raison et les ivresses de notre pensée! Non, je n'admets pas, je n'admettrai jamais ce partage de l'esprit et de la matière dans un acte de la vie où Dieu intervient si miraculeusement. De tout ce dont l'homme a abusé, c'est certainement l'amour qu'il a le plus perverti et méconnu, puisqu'il en a fait la source de tous les maux et de tous les délires, et ceci, permettez-moi de vous le dire, est l'œuvre funeste du christianisme mal entendu.
Lui.—Le christianisme ne condamne que l'excès des passions; il les autorise et les vivifie dans ce qu'elles ont de légitime et de respectable. Tel est son esprit et sa lettre même. Ce n'est donc trahir ni la lettre ni l'esprit que d'imposer une barrière à ces trop brûlantes aspirations des sens qui essayent de se donner le change en s'offrant à Dieu comme divines. Rien de ce qui n'est pas Dieu seul n'est divin dans l'homme, et vous ne pouvez lui offrir comme un encens digne de lui aucune des satisfactions de votre être matériel.
Moi.—Alors vous tranchez résolûment dès cette vie le lien qui unit l'âme à la vitalité? Vous n'admettez que des passions spirituelles, et, comme vous ne pouvez aimer l'âme de la femme sans aimer aussi son corps, vous la repoussez de votre cœur, vous la proscrivez corps et âme du sanctuaire de vos affections?
Lui.—Je n'agis point ainsi. Je ne me suis pas habitué comme vous à révérer cette indissolubilité prétendue de l'esprit et de la matière. Ma pensée sépare facilement ces deux termes que vous confondez sous le nom d'être. Je puis aimer l'âme d'une femme et mépriser ce que vous appelez la femme dans votre langue philosophique ou physiologique. Il peut convenir à mon âge, à ma situation, à mes principes ou à mes instincts sérieux, de vivre sans femme, et pourtant de consacrer une partie de ma vie au bonheur et à l'honneur d'une femme. Vous voyez que je ne bannis les femmes ni du sanctuaire de mes affections ni du domaine de mon respect.
Moi.—Vous faites ici la peinture de l'amitié; mais vous proscrivez l'amour, je le répète. L'amour est un, et toute union veut l'unité.
Lui.—Je vois bien que je ne me trompais pas sur le compte de cet amour que vous exaltez si haut. Il n'est que le résultat des tempêtes de votre jeunesse. J'ignore si vous êtes marié; mais j'ose dire que votre compagne présente ou future cessera de vous inspirer l'amour, si la maladie, quelque infirmité, une vieillesse prématurée vient à briser le lien matériel de votre union.
Moi.—Je vous jure qu'il n'en sera pas ainsi. Ce lien matériel, à l'état de souvenir ou d'espérance, n'aura rien perdu de sa force et de sa dignité. Et si de tels accidents doivent traverser la jeunesse de deux époux, bien leur aura pris de n'avoir pas marchandé le prix de leur tendresse devant Dieu. Cet enthousiasme mutuel, que vous assimilez à une sorte d'idolâtrie, sera leur consolation et leur dédommagement. Dieu bénira cette tendresse en la rendant tout à fait pure, comme vous l'entendez, et le bonheur qu'il eût refusé à un divorce volontaire entre le corps et l'âme, il l'accordera encore à l'âme qui accepte et poursuit sa mission.
Nous fûmes interrompus par le bruit de la cascade. Mon inconnu m'avait écouté avec un fréquent sourire d'incrédulité bienveillante. Je le laissai à la chute qui est au-dessus du chemin, et je descendis sous le pont pour voir la seconde chute. Je craignais d'avoir montré une obstination indiscrète, et j'étais même un peu confus d'avoir exprimé les ardeurs de mon âme à un passant qui m'avait pour ainsi dire ramassé sur son chemin. Je me demandais par quelle bizarrerie du hasard je m'étais senti entraîné à parler avec tant de feu de mes préoccupations personnelles. Je résolus de le quitter sans lui dire qui j'étais et sans lui demander qui il était lui-même. Cela me parut une réparation mutuelle de notre abandon mutuel trop soudain et à coup sûr irréfléchi. Je remontai donc vers lui pour prendre congé. Je le trouvai si absorbé, que je dus attendre qu'il fût sorti de sa rêverie; mais, tout en regardant les grandes valérianes sauvages qui poussent dans ces rochers, je ne pus me défendre de l'examiner à la dérobée. Je trouvai à son profil énergique une expression de tristesse, je dirai même de douleur qui m'intéressa. Cet homme est malheureux; notre conversation avait ravivé quelque plaie incurable d'un cœur brisé ou tourmenté. La noblesse de son attitude me frappa aussi. Rien en lui n'est d'un homme ordinaire, et je sentis une grande curiosité de savoir avec quel éminent personnage je venais de discuter si hardiment et si chaudement. Je l'aurais su peut-être en questionnant le cocher de sa voiture de louage, je ne voulus pas commettre cette indiscrétion. Je m'éloignai de lui, qui paraissait m'avoir complétement oublié, mais sans le perdre de vue. Il me fallait bien le saluer et le remercier en le quittant. Il avait les yeux fixés sur la petite cascade, et semblait suivre par la pensée la fuite rapide de ses remous. Qui sait si, comme Rousseau lançant jadis, en ce même lieu peut-être, des pierres à un arbre pour connaître son sort dans l'autre vie, ce chrétien austère et fourvoyé ne demandait pas aux feuilles et aux brins d'herbe emportés par le courant le mystère de sa destinée?
Enfin il se leva, me vit à quelque distance, et vint à moi pour m'offrir de me reconduire à Chambéry. Je refusai, et je crus voir qu'il me savait gré de le laisser seul. Je le saluai avec déférence, et il leva entièrement son chapeau de paille pour me rendre mon adieu. La beauté de son front très-découvert, luisant au soleil, me causa un tressaillement que je ne m'explique pas....
Je viens d'interrompre ma lettre en proie à une émotion inconcevable. En t'écrivant, en te racontant ce fait dont l'importance m'a saisi par le souvenir, j'ai retrouvé dans ma mémoire la figure de cet inconnu. C'est celui qui était dans la voiture de mademoiselle de Turdy quand Lucie est sortie de la chapelle des carmélites le jour où j'ai eu tant de chagrin, de colère et de jalousie. Ce jour-là, je suis rentré à Aix avec la fièvre, et la fièvre avait troublé l'image de cet homme dans mon cerveau au point que ce matin, durant deux heures de conversation avec lui, je ne l'ai pas reconnu! Mais c'est bien lui! Et son accent italien.... Mais quoi! ceci est un rêve de mon imagination malade. L'homme du lac, je n'ai pas pu voir ses traits, et l'homme de la voiture, je n'ai pas entendu sa voix. Pourquoi cette obstination à me persuader que c'est le même homme? Et ce que je me persuade à présent, que l'homme de la cascade est encore le même, a-t-il plus de consistance? Mon père, tu m'as défendu d'être jaloux, tu m'as dit que c'était un outrage envers la personne aimée; je n'avais donc pas reparlé à Lucie de cet inconnu... et... je ne veux pas croire que, s'il y avait entre elle et lui quelque relation qui pût m'intéresser, elle ne me l'eût pas dit d'elle-même. Elle ne m'a rien dit, il n'y a rien, n'est-ce pas? Je suis fou: c'est ce qu'il ne faut point! Je t'embrasse et je vais tâcher de dormir tranquille; mais pourtant quel rapport singulier entre les idées de cet homme et celles que Lucie a exprimées un jour devant moi! Elle me demandait si l'on pouvait aimer Dieu de toute son âme en même temps qu'un objet terrestre.... Oui, Lucie était dans ces idées-là, dans ces idées que je sens fausses, cruelles pour l'humanité, antireligieuses par conséquent; mais les croyances de Lucie ont dû se modifier, puisqu'elle me témoigne une affection si vraie, puisqu'elle me laisse tout espérer! Il me tarde d'être à demain; je veux la voir, je veux qu'elle s'explique.... Je ne suis pas jaloux, mais....
Mais pourquoi ne le serais-je pas? Non, mon père, cette jalousie ne l'outrage pas. Je sais très-bien que Lucie est pure comme le soleil, et ce n'est pas sa conduite que je soupçonnerai jamais; car, le jour où cela pourrait m'arriver, je sens que je ne l'aimerais plus. Ce qu'il m'est bien permis d'envier, c'est sa confiance entière;—de redouter, c'est l'influence qu'un autre esprit que le mien pourrait avoir sur son esprit. Hélas! jusqu'ici cette influence étrangère à moi et contraire à celle que je prétends exercer, elle l'a reçue de toutes parts, et je suis un intrus dans le sanctuaire de sa pensée.... Pourquoi donc croirait-elle en moi? Pourquoi m'aimerait-elle? Mais elle m'a dit de revenir souvent, elle a chanté pour moi, elle m'a serré la main comme à un frère.... Non, Lucie ne se joue pas de moi....
Et puis cet homme que je crains; cet homme dont ma jalousie se fait un ennemi, qui sait si je l'ai bien compris? qui sait si, différent de moi par la pensée et les instincts, il ne m'est pas supérieur par le cœur ou par la vertu? Tu m'as dit à Lyon un mot que je me rappelle: «Que l'habit ne t'empêche pas d'étudier et d'apprécier l'homme qu'il couvre!» Et cet homme, je dois reconnaître qu'il n'a rien de vulgaire et qu'il m'a été sympathique aujourd'hui en dépit de tout.
Émile.
XIII.
M. LEMONTIER A HENRI VALMARE, A AIX EN SAVOIE.
Paris, le 10 juin 1861.
Mon cher enfant, je te remercie de m'écrire et de me parler de mon Émile. Gâte ton vieux ami. Écris-moi souvent. Dis-moi tout ce que tu penses de lui, d'elle, et de moi-même. Gronde-moi aussi, mon grand sceptique, accuse-moi d'imprudence. Je ne me corrigerai pas; mais je te corrigerai peut-être de la manie du doute: qui sait?
Oui, Émile souffre et souffrira peut-être en pure perte pour son amour, comme tu le crains; mais ce qui sera perdu pour son bonheur ne le sera pas pour son salut, comme disent les catholiques. Acceptons le mot: sauver l'intelligence et le cœur à travers les épreuves de cette vie n'est pas une si petite affaire qu'il faille la sacrifier au repos et à la prudence. Émile doit lutter, il le veut, il m'a persuadé. J'ai senti en lui une force que je voyais éclore et qui cherchait l'occasion de s'exercer. Or, nous sommes en ce monde pour y chercher courageusement le beau et vrai bonheur. C'est une conquête qui veut d'héroïques soldats; mais on est soldat, et c'est pour être blessé!
Tu es soldat aussi, et brave soldat, mon cher Henri, car voilà que, par scrupule de cœur, tu m'offres de renoncer à Élise, que sa mère t'accorde. J'aime ce mouvement généreux, et je t'en remercie en t'aimant davantage; mais je te rends ta liberté que tu m'offres. C'est la sérieuse Lucie que nous aimons; aime la charmante Élise, et rends-la heureuse.
Tu as la discrétion de ne pas me reparler de ton essai littéraire, et, moi qui l'ai gardé avec soin dans mon tiroir, je l'ai lu avec attention. Je vais l'abîmer, je t'en avertis, et pourtant j'en apprécie les qualités, qui sont nombreuses. Tu m'as pris pour arbitre, et je te réponds:—Oui, tu seras, tu es déjà un homme de lettres. Tu as la forme, tu sais écrire. Est-ce assez? Je ne crois pas. Tu as de quoi vivre, écris pour toi seul et pour moi, si tu veux, pendant dix ans. Du talent, tu en as; mais qui n'en a pas aujourd'hui? Tous les jeunes Français savent faire un livre, comme tous les jeunes Italiens savent chanter un air, comme tous les jeunes Allemands du temps de Werther savaient jouer de la flûte. Ah! cette flûte allemande, je la regrette bien! Elle était si candide!
Vos jeunes livres le sont moins, enfants terribles qui ne croyez à rien!... Si vous aviez au moins le parti pris de nier quelque chose! Nier, c'est croire à un contraire; mais vous n'opposez rien à la croyance des vieux. Alors vous écrivez pour écrire n'importe quoi, comme on est avocat pour plaider n'importe quelle cause. Il est pourtant facile, quand on a le talent que vous avez presque tous, de le mettre au service d'une idée fausse ou vraie; mais vous arrivez dans l'arène avec un secret dédain pour le lecteur: il est, selon vous, frivole ou sceptique, vous craindriez de lui paraître pédants. A quoi bon se faire un fonds de croyance ou tout au moins de notions sérieuses pour un public qui ne veut pas être instruit?
Grande erreur! Le public ingrat ou équitable est toujours plus sérieux que vous ne pensez. Il est moins sensible à la phrase et au style qu'à la révélation d'une conscience quelconque. Ton essai a les qualités et les défauts de ton temps et de ton milieu. Avant tout, il est poseur, et, toi qui fais avec tant d'esprit la guerre à ce travers, tu en es pénétré de la tête aux pieds.
La grande pose du moment, c'est d'avoir du style et de l'esprit, du goût et de l'originalité à propos de tout. Il y a trente ans, on posait l'homme rassasié et dégoûté de tout, désespéré par conséquent. C'était faux la plupart du temps, mais c'était logique: si tout est fini, finissons nous-mêmes. Aujourd'hui, on dédaigne et on insulte tout ce qui fait la vie sérieuse et significative, on s'avoue impuissant à le comprendre et à le goûter, et on rit! Il n'y a pas de quoi, je t'assure!
Ce qui me déplaît dans cette gaieté, c'est qu'elle n'est pas gaie, elle est aigre et froide; elle cherche à blesser, et pourtant elle ne tient pas à blesser, puisqu'elle ne tient à rien. Voltaire, méchant parfois, brutal même et cynique, fit aimer sa moquerie, parce qu'elle montrait une ardeur de lutte qui était une croyance, une volonté, une véritable mission philosophique. Aujourd'hui, on combat des personnes et point des idées, des ridicules et point des actes. On joue au méchant, et l'on est inoffensif. On s'évertue à être amusant: on est triste.
Ton livre n'est pas jeune: où trouver aujourd'hui un livre jeune sorti d'une jeune plume? J'en cherche, j'en attends un chaque matin, je n'en vois pas naître. De la critique, toujours de la critique! Les romans mêmes sont la satire de la vie. Il me semblait que le blâme du temps présent était notre affliction classique, notre maladie fatale, à nous autres vieillards. Point! nous sommes les naïfs, les don Quichotte, et vous êtes les Cassandre de la comédie humaine.
Quel dommage pourtant! Il y a des choses excellentes dans ton petit livre, des pages de style à encadrer, des finesses de sentiment ravissantes, des originalités d'esprit vraiment drôles. Et tout cela perdu dans la prétention de n'être pas toi-même, dans un désordre d'impressions qui se contredisent et qui ne semblent pas appartenir au même homme, mais à l'homme que tu veux être et que tu ne connais même pas, car tu n'es pas sûr qu'il soit bon ou mauvais. Je le cherche, ce monsieur que tu cherches aussi, je le trouve dans beaucoup de jeunes messieurs qui écrivent; mais je ne le connais pas pour cela, je ne le vois pas. C'est un dandy qui a des airs profonds et des airs évaporés; il cherche les allures du gentilhomme, il regrette le temps des Lauzun, il aspire au puissant libertinage du dernier siècle, il ne trouve pas dans celui-ci assez de femmes galantes pour assouvir les passions qu'il n'a pas. Il a des idées de luxure avec des mœurs timides ou prudentes, car l'homme du jour est très-positif. Il est philosophe, et par moment Voltaire est son dieu. Généralement, il méprise Rousseau, qui vivait si mesquinement et qui avait des amertumes de cuistre; mais tout d'un coup ce dandy littéraire, qui, en choisissant un pseudonyme, se donne la satisfaction d'y joindre un de, passe dans un autre compartiment de sa fantaisie: il vient de lire quelques pages de théologie, et le voilà ascétique. Pourquoi pas? Il a du talent, et il faut que le talent s'exerce à tout exprimer, car il se flatte de tout comprendre. Vite, une belle tirade sur le désert, et de grandes cascades de phrases sur la poésie des chartreuses, sur les extases des saints! Tout à l'heure nous serons féroce avec les forts châtelains du moyen âge et magistralement sabreur, si le chauvinisme nous tombe sous la main. Nous voilà bien loin des pantoufles voluptueuses et du pied rose de la Pompadour; mais qu'importe, pourvu que la couleur y soit?
Ah! que de couleurs perdues dans le kaléidoscope d'une jeune tête qui se croit grave! que de talent dépensé en pure perte! que de pierreries éparses qui manquent de fil pour faire un collier! que de perles de la plus belle eau rejetées à la mer! que de forces gaspillées, que d'efforts pour devenir un papillon quand on eût pu être un oiseau! Et pourquoi, je te prie? Comment se fait-il que, pouvant le plus, vous ne puissiez pas le moins? Vous avez du génie et pas de bon sens! C'est que, ne croyant à rien parce que vous voulez être vieux, vous vous prenez à tout indistinctement sans rien saisir.
Le remède est facile: attendez un peu. Vivez, et il vous faudra bien comprendre que la vie ne peut se passer d'un but. Las de n'en point avoir, vous en saisirez un avec ardeur. Fasse le ciel qu'il soit bon! Mais, si quelques-uns de vous le choisissent mauvais, les autres s'épanouiront au bien par réaction. Ils sauront à quelle lutte se vouer, et les grandes causes de l'humanité, qui se plaident, malgré tout, de siècle en siècle, retrouveront des accusateurs publics très-nets et de libres défenseurs très-passionnés. Dans vingt ans, dans dix peut-être, il vous faudra bien voir où vous allez et prendre parti pour ou contre l'avenir.
En attendant, mon Henri, tu as produit là un charmant symptôme de marasme, et ce n'est pas ta faute; mais il est charmant quand même à beaucoup d'égards, parce que tu es jeune malgré toi, et que tu le redeviendras tout à fait en mûrissant. Cette mode va passer, elle passe déjà. Vous rirez bientôt d'avoir été des Lauzun, comme nous rions aujourd'hui d'avoir été des Childe-Harold. Suicidés et viveurs iront ensemble et fatalement vers la lumière de 1900! Elle est là devant nous, et tu es de ceux qui la salueront. Elle attend, bien brillante et bien tranquille, que vous vous lassiez de vouloir souffler dessus.
Sais-tu ton meilleur ouvrage? C'est ta dernière lettre. Tu ne l'as pas cherchée, elle est sortie toute seule de ton cœur, qui a plus d'esprit que ton esprit.
Je me tiens prêt: quand mon action sera nécessaire à Turdy, j'y serai. En attendant, je t'embrasse paternellement.
H. Lemontier.
XIV.
ÉMILE A M. LEMONTIER, A PARIS.
Aix, 12 juin.
Je suis arrivé hier à Turdy à l'heure du déjeuner. Le général m'a reçu avec un éclair de joie naïve, tout aussitôt réprimé par son habitude de je ne sais quelle dignité théâtrale dont à coup sûr il n'a aucun besoin pour se faire respecter de moi. Lucie et le grand-père m'ont tendu les deux mains avec une certaine émotion. J'ai vu qu'on venait de parler de moi; mais on passait dans la salle à manger, et la présence des domestiques nous a forcés de causer de choses étrangères à la préoccupation commune. Le général s'est mis en observation devant moi comme devant un corps d'armée dont on veut saisir et pressentir les manœuvres. C'est tout au plus s'il n'a pas braqué sur moi une lunette d'approche. Je ne pouvais ouvrir la bouche pour demander du pain, étendre la main pour prendre de l'eau, sans rencontrer son regard avide, qu'il voulait rendre pénétrant. Heureusement je ne suis pas timide. Cela n'est permis qu'aux gens qui sentent leur importance et dont on a le droit d'exiger beaucoup. J'ai donc fait bonne contenance devant cet examen. Je me suis laissé même interroger avec plus de bienveillance que de discrétion sur le sens de quelques paroles insignifiantes où le malin général voulait voir de la profondeur. Il a entamé au dessert une dissertation sur les avantages de l'obéissance passive, qu'il a poussée fort loin. Selon lui, cette obéissance n'est pas seulement nécessaire pour consacrer la discipline militaire, elle est la sauvegarde de l'esprit humain dans toutes ses fonctions, de la société dans toutes ses lois. Je me suis gardé de le contredire, et je n'ai pas cru faire acte d'hypocrisie ou de lâcheté en me renfermant dans un silence décent. J'ai senti, je le confesse, que le bon général battait trop franchement la campagne pour donner lieu à une controverse sérieuse, et autant j'ai mis jusqu'à ce jour d'emportement et d'audace dans ma franchise avec Lucie, autant avec son père j'ai accepté le rôle de petit garçon qu'il lui plaisait de m'attribuer. Je crois qu'il a été satisfait de cette déférence et qu'il ne demandait pas autre chose pour m'accorder sa protection. A peine le déjeuner fini, il a pris son fusil pour aller faire une promenade, et je suis resté seul avec Lucie et son grand-père.
«Écoutez, Émile, m'a dit tout aussitôt Lucie, notre situation, que je croyais assise et réglée jusqu'à nouvel ordre, se trouble et se complique un peu devant l'arrivée de mon père. Il faut bien vous dire qu'il ne comprend rien du tout à nos conventions. Nous avons ri tous les trois ce matin de ce qu'il lui plaisait d'appeler notre armistice; mais au fond il était un peu fâché contre mon grand-père et contre moi, contre vous encore plus. Il assure que vous auriez dû déjà et que vous devez au moins, dans un bref délai, lui déclarer vos prétentions.... Il s'exprime ainsi. J'ai dû lui dire que je m'y opposais, et je m'y oppose encore; mais, s'il s'obstine, comment allons-nous sortir de là?
—Pourquoi vous opposez-vous à ce que je lui dise mon vœu, chère Lucie? Vous craignez donc de vous trop engager envers moi en me permettant de m'engager vis-à-vis de votre famille?
Le grand-père a pris la parole avec un peu d'émotion.
«Oui, voilà la crainte de cette méchante enfant. Elle a beau dire le contraire, elle veut se réserver toujours une porte de derrière.
—Comme c'est vilain, ce que vous dites là, monsieur! reprit Lucie en secouant et baisant la tête du grand-père. Vous me cherchez toujours des torts, et nous finirons par nous brouiller!... Mais, en attendant, parlons raisonnablement. Dites-moi donc, Émile, ce qui se passe entre nous et où nous en sommes. Nous avons besoin d'une grande explication dont on ne nous a pas laissé le loisir, et que mon père a enfin compris devoir nous permettre avant toute démarche de votre part. Il est sorti pour nous laisser libre de causer tous les trois. J'ai défendu à nos gens de laisser entrer personne; causons.
—Je suis prêt, Lucie, mais c'est à vous de m'interroger.
—Je ne peux, ni ne dois, ni ne veux vous confesser en détail. Je me contenterai de vous rappeler notre situation au moment où je me suis retirée aux Carmélites. Je vous demandais de me laisser à moi-même pendant quelques jours, et vous reconnaissiez que j'avais le droit de me consulter. Vous me promettiez de m'attendre, et vous m'avez manqué de parole. Vous vous êtes affecté, impatienté; vous m'avez causé une grande inquiétude et une véritable souffrance, lorsque j'ai appris tout à coup que vous étiez assez gravement malade. Je me suis hâtée de revenir ici pour avoir plus vite et plus souvent de vos nouvelles; mais à peine étiez-vous guéri que vous partiez sans me voir et sans écrire un pauvre mot à mon grand-père. Nous avons su par vos amis que vous alliez à Paris, mais que votre père, inquiet de vous, se trouvait déjà à Lyon, et, autant que nous avons pu savoir ce qui s'était passé entre vous, il a calmé votre agitation, il a pris ma défense, et il vous a conseillé de revenir ici. Vous êtes à Aix depuis trois jours, et voici enfin que nous pouvons parler librement. Ne me direz-vous pas ce que je dois penser du trouble et du mal que je vous ai causés? Avez-vous cru que je voulais vous décourager, et que je manquais de la sincérité nécessaire pour vous dire que je renonçais à vous? Ou bien, découvrant que j'étais plus religieuse que vous ne le supposiez, avez-vous regardé mes principes comme incompatibles avec les vôtres?
—Je n'ai jamais supposé, Lucie, que vous pussiez manquer de franchise et de loyauté. J'ai cru que vous ne m'aimiez pas, et que vous ne tarderiez pas à me le dire. J'ai perdu la tête, j'ai devancé mon arrêt, j'ai voulu fuir. Mon père a blâmé ma précipitation, il m'a dit de revenir accepter de nouveau l'espérance ou subir ma condamnation. Me voici.
—Résigné à tout?
—Oh! résigné.... pas le moins du monde! J'ai promis de l'être, je l'ai promis de bonne foi. Je tiendrai parole, si toute ma soumission doit consister à me retirer sans faire entendre à qui que ce soit la moindre plainte; mais ce que je souffrirai est effroyable, et je sens bien que j'en guérirai difficilement... si j'en guéris! Ne prenez pourtant pas ceci pour un appel à votre conscience. Je reconnais tous vos droits, et dans ma douleur il n'y aura ni blâme ni reproche contre vous. Je vous sais bonne, je crois à votre amitié. Je sais que je mérite votre estime, et je crois qu'en me faisant souffrir vous souffrirez beaucoup aussi; mais je ne veux rien devoir à votre pitié: elle nous serait funeste à tous deux. Je désire donc vivement que cette explication soit décisive, et que vous me commandiez de partir ou de me déclarer à votre père.
—Écoutez, Émile, il y a quinze jours, je chantais chez les carmélites le jour de la Trinité... et il me semblait que vous étiez là, quelque part, que vous m'entendiez, que vous me compreniez, et que votre âme chantait et priait avec la mienne.
--- J'étais là, Lucie, j'étais dehors dans le soleil, dans la poussière et dans la fièvre; je croyais être loin de votre pensée, et je devenais fou!
—Ingrat! reprit Lucie avec force, comment n'êtes-vous pas venu à moi quand je suis sortie?
—J'ai couru à vous, Lucie; vous ne m'avez pas reconnu, vous ne m'avez pas seulement aperçu; vous sembliez abîmée dans l'extase ou brisée par l'émotion.
—Eh bien, vous m'avez vue, vous, mais vous ne m'avez pas comprise! J'étais ravie dans l'espérance! Je venais d'entendre la voix de ma conscience et celle de mon cœur qui chantaient avec moi!
—O Lucie! que vous disait-elle donc, cette voix intérieure?
—Elle me disait d'avoir confiance en vous.
—Et vous ne la repoussiez pas? vous ne la combattiez plus?
—Émile, répondit-elle en me tendant les deux mains à la fois, quand le cœur et la conscience sont d'accord pour dire oui, que reste-t-il en nous pour dire non?
—Oh! ma chère Lucie, dites-moi cela cent fois, dites-moi cela toujours!»
Et je tombai à ses pieds.
«Que Dieu l'entende et nous protége! s'écria-t-elle en se jetant dans les bras de son grand-père; qu'il renverse les obstacles qui sont entre nous!
—Des obstacles! dit M. de Turdy avec feu; quels obstacles?
—Il y en a, grand-père, répondit Lucie en fondant en larmes, ou il y en aura!
—Non, Lucie, m'écriai-je, il ne peut y avoir d'obstacles, puisque vous croyez en moi!
—Ah! prenez garde! reprit-elle avec tristesse, je m'abandonne à cette espérance les yeux fermés et dans toute la loyauté de mon cœur, parce que je m'imagine qu'au fond nous aimons Dieu de la même manière, parce que je suis sûre que, loin d'être un athée comme on m'avait dépeint tous ceux qui résistent à l'orthodoxie catholique, vous êtes une âme profondément religieuse et vouée sérieusement au culte du vrai, du beau et du bien, parce que je crois que Dieu, qui voit bien haut par-dessus les prescriptions humaines, agrée votre culte autant que le mien, parce que je veux, si je deviens votre compagne dans la vie, vous aimer dans toute l'éternité, et que je compte sur l'éternité avec vous.... Mais, si vous ne croyez pas la même chose en ce qui nous concerne,—faites bien attention!—allez-vous exiger que je renonce à la pratique d'un culte qui jusqu'ici m'a semblé nécessaire à la vie de mon âme, et dont ma foi ne pourrait peut-être plus se passer? Si je vous tiens pour sauvé, vous qui rejetez ce culte, ne me jugerez-vous pas hors de la voie et en révolte contre vous, si je le conserve? Quand je pense cela, ma conscience recommence à s'alarmer, en même temps que ma fierté se révolte. Il faut que vous me garantissiez la liberté de conscience; est-ce trop réclamer de votre équité? Vous voyez bien que je ne peux pas vous laisser prendre d'engagement vis-à-vis de moi avant que vous m'ayez accordé le point essentiel.»
Je ne pus répondre tout de suite. J'étais tombé dans une sorte d'anéantissement comme si, dans un jour de fête et dans un moment d'ivresse, j'eusse été percé d'une flèche empoisonnée.
«Que me demandez-vous? lui dis-je enfin. Le divorce avant le mariage, par conséquent le mariage de convention que tout le monde fait et que personne ne respecte! Ah! Lucie, si vous ne deviez être pour moi qu'une amie, une sœur, probablement je regarderais comme un devoir de respecter vos croyances et de vous aimer d'autant plus que je vous croirais dans l'erreur à certains égards. Ou je vous plaindrais de mal comprendre Dieu, ou je vous admirerais de pouvoir l'aimer sans le comprendre. Dans tous les cas, je vous considérerais comme un enfant bien cher et bien naïf dont je ne voudrais ni effrayer la débile intelligence, ni contrister le cœur malade. Est-ce ainsi que vous voulez être devant moi? Serai-je seulement votre père indulgent ou votre frère résigné? Ah! vous m'arrachez le cœur de la poitrine, car je suis un homme, et je ne puis supporter un autre homme que moi auprès de vous! Non, je ne me sens pas capable d'accepter avec tranquillité le divorce que vous me proposez, parce que je ne peux pas vous aimer à demi! On peut se marier sous le régime de la séparation de biens, mais non sous celui de la séparation des âmes, ou bien alors le mariage est nul devant Dieu!
—Il a raison! s'écria le vieux Turdy avec une impétuosité que je ne lui avais jamais vue et en se levant avec cette roideur convulsive qui est toujours un peu effrayante chez les vieillards; oui, oui, c'est parler en homme, et c'est ainsi que j'aurais dû parler à la mère de ta mère, à ta mère, et à toi par conséquent! Vous ne vous seriez pas jetées toutes les trois dans ce mysticisme qui t'éloigne du bonheur au moment d'y toucher, et qui a rendu si triste et si froid le mariage de ta mère et le mien. Ah! je dis là des choses que je ne devrais peut-être pas dire devant toi; mais il y a dans la vie des moments décisifs où il faut tout avouer! Sache donc, folle enfant, que ni ton père, ni ton grand-père n'ont été heureux! Ton père, qui a fini par donner aussi dans la dévotion, ne se rappelle pas combien il a maudit autrefois l'influence du prêtre dans son ménage! Il l'a maudite pourtant, et je l'ai vu furieux, menacer la vie d'un certain directeur. Aujourd'hui, sans doute il en demande pardon à ces messieurs; mais ces messieurs ne peuvent lui rendre le bonheur qu'ils lui ont volé. Et, quant à moi, je n'étais ni violent, ni despote, j'aimais ma compagne.... Je l'eusse aimée avec passion, si elle l'eût voulu; mais il y avait entre nous un homme qui ne voulait pas, un homme qui lui disait chaque jour: «Subissez les caresses de votre mari, votre corps lui appartient, mais non votre âme, puisqu'il est un impie et un philosophe! Gardez votre âme à Dieu et à moi...»
—Mon père! s'écria Lucie, ne dites pas ces choses-là!
—Je veux les dire, je les dirai! elles me font du mal, elles t'en font aussi, ce n'est pas une raison pour laisser la vérité dans l'ombre et dans l'oubli. J'ai quatre-vingt-deux ans; eh bien, je le jure devant celui que vous appelez Dieu, et qui est pour moi la loi de l'univers, je porte en moi depuis cinquante ans une malédiction que je veux formuler jusqu'à ma dernière heure! Maudite et trois fois maudite soit l'intervention du prêtre dans les familles! le prêtre qui, jeune ou vieux, honnête ou dépravé, nous enlève la confiance et le respect de nos femmes, le prêtre qui, fanatique ou modéré, est obligé par son état de leur dire que nous sommes damnés si nous ne nous confessons pas, qui, par conséquent, les habitue à séparer leur âme de la nôtre, et à rêver un paradis d'égoïstes dont nous serons exclus! Oui, maudit soit le prêtre qui ne nous marie que pour nous démarier au plus vite, lui qui a déjà prélevé ses droits sur la virginité de l'esprit et la pureté de l'imagination de nos femmes en leur apprenant ce que nous seuls eussions dû leur apprendre.»
Lucie devint pâle devant l'énergie un peu délirante de son grand-père.
«Comme tout cela est affreux! dit-elle en se laissant retomber sur son siége après avoir fait de vains efforts pour calmer le vieillard. O Émile, nous sommes bien malheureux!»
Elle pleurait amèrement. La colère du vieux Turdy s'apaisa tout à coup, et il lui demanda pardon de sa violence avec de touchantes puérilités. Pour moi, j'avais la mort dans l'âme, car je sentais qu'il m'était à jamais impossible d'accepter un mariage comme ceux dont il venait de révéler les douleurs et les hontes morales. Lucie comprit mon silence, et, après avoir apaisé son grand-père par ses caresses, elle vint à moi et me prit le bras pour marcher dans le salon, comme si elle eût voulu chasser les images qui venaient d'être évoquées devant elle.
«Émile, me dit-elle enfin en s'appuyant sur moi avec abandon, oublions tout cela, et cherchons le moyen de gagner du temps; oui, il nous faut absolument le temps de nous confesser l'un l'autre jusqu'au fond de l'âme, à moins que vous n'ayez perdu toute espérance de m'amener à vous ou de venir à moi!
—Je garde, lui répondis-je, la ferme espérance de vous amener à moi, si vous me dites que vous ne la répudiez pas, malgré ce que vous regardez peut-être comme une obstination de mon orgueil.
—Je vous crois l'esclave d'une logique terrible que je voudrais faire fléchir par des raisons de sentiment! Je sais que vous n'êtes pas orgueilleux, puisque je vous estime quand même, puisque je vous retiens, puisque voilà mon bras enlacé au vôtre, puisque je vous dis: Gagnons du temps, connaissons-nous bien, et réunissons tous nos efforts pour parvenir à nous entendre!
—Lucie, vous êtes adorable, et je vous adore. Laissez-moi donc vous demander aujourd'hui à votre père et m'engager vis-à-vis de vous sans exiger que vous vous engagiez vis-à-vis de moi.
—Est-ce que cela est possible?
—Oui, cela est possible de moi à vous, parce que votre loyauté est sacrée à mes yeux. Si vous sentez, après quelque temps d'épreuve, que vous ne pouvez me faire aucune concession, vous me rendrez ma parole, et tout sera dit. Je ne vous demande pas la vôtre; je n'en ai pas besoin pour savoir que vous ferez votre possible pour franchir l'intervalle qui nous sépare.
—Eh bien, s'écria Lucie avec une sainte effusion, j'accepte ce marché-là! Vous êtes un grand cœur, Émile, et je me laisse vaincre en générosité, afin d'avoir à vous admirer et à vous estimer toujours davantage. Il faut bien que cela s'arrange ainsi, car mon père romprait tout, et quel affreux malheur pour nous de nous séparer sans avoir cherché de toutes nos forces à unir nos âmes, qui se cherchent avec tant de force et de sincérité! Allons, Émile, embrassez le grand-père, et dites-lui de prier pour nous.
—Moi, prier! s'écria, en me serrant dans ses bras, le vieux Turdy, qui riait et pleurait en même temps.
—Oui, mon ami, lui dis-je, vous prierez pour nous la grande loi de l'univers; car, en y pensant bien, vous reconnaîtrez que cette loi est esprit autant que matière. Votre esprit parlera donc pour nous à ce grand esprit qui gouverne les intelligences, puisqu'il régit toutes les forces, et, tout en essayant de prier, il vous arrivera de prier en effet.
—Ah çà! répondit le vieillard en me tutoyant sans s'en apercevoir, tu pries donc, toi?
—Oui, à toute heure, à tout instant, par la pensée, par l'admiration, par la tendresse enthousiaste, par le désir brûlant, par la réflexion lucide, par la rêverie vague, par toutes mes facultés, par toutes mes émotions, par toutes mes aspirations, par tous mes instincts, dont le but est l'idéal, Dieu par conséquent, l'amour infini!
—Allons! reprit le vieux Turdy en s'adressant à Lucie, tu vois bien que c'est un exalté comme toi.... Quel diable peut donc vous empêcher de vous entendre? Mariez-vous, mariez-vous, et, si nous mettons de côté le prêtre, je promets de me convertir!»
Un billet de M. La Quintinie est arrivé en cet instant. Il avait reçu, disait-il à sa fille, une lettre qui le forçait d'aller tout de suite à Chambéry. Il avait loué une petite voiture au village du Bourget, et, comme il comptait dîner à la ville, il priait qu'on ne l'attendît pas. Il passerait la soirée et la nuit chez mademoiselle de Turdy.
Je ne sais pourquoi cette escapade inattendue du général a inquiété Lucie. Elle s'est informée auprès du militaire qui sert de domestique à M. La Quintinie et qui l'avait accompagné à la chasse. Un exprès avait été rencontré par eux, comme il apportait une lettre au château. Le général, après avoir lu la lettre dont cet homme était porteur, avait poussé jusqu'au village. Là, il avait paru indécis un instant; puis, s'étant assuré d'un moyen de transport, il avait écrit le billet et renvoyé à Turdy son domestique, son fusil et ses chiens.
«Je ne vois là rien d'étonnant, dit le grand-père. Le général n'avait pas encore été saluer ma sœur; la moindre affaire l'aura décidé à se rendre tout de suite à son devoir.»
Il me laissa seul avec Lucie, c'était l'heure de sa sieste, et il en avait d'autant plus besoin qu'il avait été fort ému de notre entretien.
Dès qu'il se fut retiré, je demandai à Lucie pourquoi elle était troublée. Elle me dit qu'elle eût été satisfaite d'une explication ce jour même entre son père et moi.
«Vous devez apprendre, me dit-elle, que son caractère est très vif, mais non opiniâtre. Quand même je ne l'aimerais pas tendrement, je ne le craindrais pas; mais il est l'homme des formalités extérieures, et il reproche beaucoup à mon grand-père de n'en pas tenir assez de compte en ce qui me concerne. Jusqu'à présent, il s'est beaucoup impatienté de ce que je ne me mariais pas. Il prétend qu'on s'y prend très-mal pour m'y décider, que des parents sages doivent choisir eux-mêmes, présenter le fiancé, et réclamer la soumission aveugle de la jeune fille. La question qu'il a soulevée ce matin à propos de l'obéissance passive n'était qu'une suite de ce raisonnement à mon adresse. Il croit qu'en laissant un jeune couple s'observer et s'étudier mutuellement, on lui donne le temps de se désenchanter du mariage, et il ajoute très naïvement que, si l'on connaissait bien d'avance la personne à laquelle on doit s'unir, on n'en trouverait pas une seule à qui l'on voulût se fier. Quand je lui fais observer que ce n'est point là un encouragement au mariage, il prononce qu'il faut se marier, et pour mon père il faut n'a jamais besoin d'explication. Ne le prenez pas cependant pour un despote. Quand vous le connaîtrez, vous verrez qu'avec lui ma liberté ne court pas de risques bien sérieux: ce n'est donc pas lui que je crains pour moi, c'est vous, Émile, que je crains pour lui.
—Expliquez-vous.
—Eh bien, je crains qu'il ne vous impatiente et ne vous irrite. Ses théories vous blesseront certainement, et la manière dont il procédera avec vous vous révoltera, j'en ai grand'peur.
—Voyons, je crois y être préparé: il me demandera si je suis bon catholique. Eh bien, étant catholique lui-même, il a le droit de m'interroger, et je subirai l'interrogatoire avec le plus grand calme.
—Mais vous ne le tromperez pas sur vos principes religieux?
—Certainement non.... Alors il me refusera votre main?
—Voilà ce que je ne puis vous dire, je n'en sais absolument rien. Il y a deux ans, mon père eût fait meilleur marché que moi de la croyance; mais le voilà bien changé, et, je le dis avec regret, sa conversion n'a pas ouvert son esprit à l'aménité. Que ferez-vous, Émile, s'il vous déclare qu'il faut faire acte de catholicisme pour m'obtenir?
—Je reculerai, comme on fait avec les enfants, pour détourner l'orage. Je lui demanderai de prendre le temps de me connaître, et alors tout dépendra de vous.
—Comment cela?
—Si vous m'aimez assez pour embrasser mes idées, vous userez de votre légitime ascendant sur lui pour l'amener à approuver notre union.
—Ah! oui; mais nous sommes dans une impasse. Pour que nos idées arrivent à se fondre, il ne faut pas qu'on nous sépare.... M'autorisez-vous à lui dire que j'espère vous convertir?
—Si vous le croyez, dites-le, Lucie; mais ne comptez pas que je vous aiderai à le faire croire.»
Lucie eut un moment de dépit où, pour la première fois, je vis la femme l'emporter sur l'apôtre.
«Vous êtes un roc! me dit-elle; vous n'êtes pas capable de la plus petite concession pour rester près de moi et me donner du courage! Est-ce là aimer?
—Oh! oui, Lucie, m'écriai-je, c'est aimer avec la passion d'un honnête homme qui vous respecte, et qui ne veut pas se rendre indigne de vous par le mensonge.
—Et c'est justement pour cela que je vous estime! répondit-elle avec un mélange de colère et de tendresse qui la rendit adorable. Je m'en veux parfois de tant tenir à un homme si fier et si têtu! Mais comment faire? Plus vous me résistez, plus je suis fière de vous, et plus je m'obstine à vouloir vous aimer!»
Elle veut! Hélas! moi, j'aurais beau ne pas vouloir! Je l'aime, je l'aime avec une passion brûlante comme un instinct, froide comme une fatalité. Pour l'obtenir je n'aurais qu'un genou à plier, une formule à prononcer.... J'ai mes heures de tentation comme un dévot; seulement, le tentateur ici, c'est l'esprit clérical. Il joue dans le drame de mon amour le rôle du diable.
Mais ne crains rien, la tentation peut être terrible et poignante à ceux qui ont pour juge le dieu des ténèbres. Moi, j'ai le Dieu de vérité! Avec lui, la lutte du mensonge est courte, et la victoire est facile!
Ton Émile.
XV.
LUCIE A MOREALI.
Turdy, le 13 juin.
Mon ami, vous êtes bien bon pour moi d'avoir écrit cette longue lettre et transcrit ou plutôt traduit la doctrine du père Onorio pour les besoins de mon âme. Je ne sais si ce vénérable religieux est aussi éloquent que vous le faites. Peut-être prêtez-vous à ses idées le secours de votre propre éloquence. N'importe, je ne veux examiner que la doctrine elle-même.
Elle n'est pas nouvelle, c'est celle du beau livre de l'Imitation de Jésus-Christ, qui est considérée par l'Église comme l'introduction à la sainteté; mais peut-être avons-nous le droit de croire que ces sortes de travaux inspirés sont appropriés au temps où ils éclosent, et qu'ils nous tracent une ligne de conduite peu à peu impossible à suivre, sinon dangereuse et contraire aux progrès de la foi. Est-ce que la foi, est-ce que la notion et l'amour de Dieu ne doivent pas suivre la marche de l'esprit humain de siècle en siècle et se mettre à la tête de toutes les conquêtes, au lieu de se faire traîner ou de protester?
Ceci nous mènerait bien loin et ne serait que la paraphrase d'une de ces excellentes leçons que vous oubliez, que vous reniez peut-être, mais que j'ai gardées en extraits et en résumés dans mes cahiers du couvent. Cette leçon était intitulée E pur si muove! Souvenez-vous, mon ami! Vous nous disiez (et je vous cite à peu près textuellement, car j'ai mon extrait sous les yeux):
«Oui, elle tournait, la terre, et elle avait toujours tourné, car ce mouvement est sa vie, et, si les juges qui condamnaient Galilée avaient mieux réfléchi et mieux raisonné, ils eussent pu interpréter le miracle de Josué sans faire mentir ni les livres saints, ni les éternelles lois de la nature. Dieu, qui a le pouvoir de faire fonctionner tous les rouages de l'univers, avait bien celui de faire apparaître aux yeux de cette poignée d'hommes qui combattaient en son nom le spectre enflammé d'un soleil immobile, remplaçant pour leur croyance l'astre véritable qui s'éloignait et s'éteignait dans les nuées du couchant.
«C'est ainsi, ajoutiez-vous, qu'en s'attachant quelquefois trop à la lettre, on se jette en des luttes où l'esprit du siècle semble triompher, tandis qu'au fond c'est pourtant l'esprit de Dieu qui éclaire les travaux des savants et des philosophes, soit qu'ils le reconnaissent, soit qu'ils le nient.»
Voilà ce que vous disiez, mon ami. Permettez-moi de m'en tenir à ce doux et clair esprit qui formait le mien, et dont il ne m'est plus possible de changer les conclusions. Votre père Onorio est un saint, je n'en doute pas; mais il y a des saints qui se trompent, et vous-même êtes forcé de modifier et d'atténuer les conséquences de sa doctrine.
Je n'aime pas l'exagération de parti pris. J'ai aujourd'hui la certitude que l'on peut prendre le sauveur Jésus pour l'idéal de la vie intérieure sans rompre avec les devoirs du temps et du milieu où l'on existe. Cet idéal que l'on porte en soi tend à élever sans cesse la pratique de la vie sociale; mais je crois qu'il défend aussi de la briser, et que les grandes ruptures avec les devoirs ordinaires sont de grands scandales, pardonnables seulement à qui n'a pas compris ces devoirs-là. Je les ai compris, moi; je ne peux plus les méconnaître. Je dois et je veux vivre avec mon temps, que Dieu n'a pas maudit. Dieu ne maudit rien, je proteste!
Ne me demandez pas autre chose, mon ami. Vous parler de ce projet de mariage qui vous paraît si funeste m'est encore plus impossible.
Pourquoi? Je ne sais pas! Je sens que mon âme aborde un grand mystère, et que cette première lutte avec l'esprit inconnu qui me parle ne peut souffrir de témoin étranger. Je n'oserais dire à mes parents les pensées que je porte en moi, je n'oserais même les dire à celui qui en est l'objet. Il y a là comme un abîme à franchir et comme une montagne à soulever; c'est je ne sais quelle honte sacrée, si je puis dire ainsi, car elle ne me fait pas rougir de moi-même quand le sang monte brûlant à mes joues. Ne craignez donc pas! Mon bon ange veille, et il me rassure. Ma conscience n'a pas de détours, elle est donc libre de terreurs. Je sens Dieu en moi comme je ne l'ai jamais senti, et, sans savoir comment il résoudra le problème de ma situation, je suis pénétrée d'une confiance sans bornes dans l'issue qu'il me réserve.
Je ne veux pas faire de controverse avec Émile. Je ne pourrais pas non plus. Je ne me sens de forces réelles que sur des articles de foi où je le sais d'accord avec moi et beaucoup plus fort que moi-même,... aussi fort que vous, mon ami, et ce n'est pas peu dire!
Tranquillisez-vous sur mon compte, et ne pleurez pas notre amitié brisée. Pourquoi le serait-elle, si vous redevenez l'ami que j'ai toujours connu? Émile lui-même renouera cette amitié quand vous m'autoriserez à la lui dire, et quand vous aurez reconnu en lui un guide sûr, éclairé, légitime enfin pour mon âme. Voyez-le donc, parlez-lui de moi, de lui, faites-vous apprécier, obtenez sa confiance: je consens à ne me prononcer dans un sens ou dans l'autre qu'après cette épreuve; mais soyez vous-même, mon ami, et mettons tout à fait de côté l'influence hors de saison qui a dicté votre dernière lettre.
Lucie.
XVI.
M. LEMONTIER A ÉMILE, A AIX.
Paris, 13 juin 1861.
Je crains que, par suite d'un zèle de jeune apôtre, tu n'apportes un peu trop de rigidité dans tes rapports avec l'entourage officiel ou occulte qui te dispute Lucie.
Ne demandons pas trop aux hommes, dans ce moment de déraillement intellectuel, s'ils sont catholiques, protestants ou juifs. Si l'on y regardait de bien près, on verrait que beaucoup d'entre eux sont tout cela ensemble, et très-païens par-dessus le marché, tant les doctrines tendent à une fusion inévitable en dépit de la prétention à l'immobilité qui caractérise certains adeptes de cette foi à facettes. C'est que la fusion a pour prologue inévitable la confusion.
Mon avis est qu'il faut éviter les discussions vaines et ne point porter le trouble dans les esprits par la guerre aux détails. Beaucoup de chemins conduisent au vrai, et la devise de l'Église est que tout chemin mène à Rome. Demandons aujourd'hui que tout chemin mène Rome à Dieu!
Tracer une route unique et absolue, bâtir des systèmes de toutes pièces, ce serait recommencer l'histoire du passé. L'homme nouveau ne subira plus d'entraves nouvelles. Il aimera encore mieux user celles dont il a l'habitude, jusqu'à ce qu'elles le quittent à force de vétusté, et, comme cela est fatal, rien ne doit nous irriter dans les obstinations de l'habitude.
D'ailleurs, quelle que soit la théorie de l'individu, il peut être dans le chemin pratique de l'idéal, si son âme est plus généreuse que sa croyance, et cette anomalie se présente en nombreux exemples dans la situation particulière aux époques de grande transition. Il ne faudrait donc pas prendre trop à la lettre ce que je t'ai dit sur les eunuques intellectuels. Le mysticisme est une grande machine à mutilation morale; mais les germes de la véritable virilité lui échappent souvent. J'ai connu des dévots très-philosophes, des esprits forts très-superstitieux, et des athées très-religieux sans le savoir.
Ces exceptions, quelque fréquentes qu'elles soient, ne doivent pourtant jamais servir à réhabiliter l'esprit meurtrier des doctrines ennemies du progrès. Elles ne sont rien de plus que de nobles inconséquences, des révoltes de la vie divine dans les âmes, des protestations qui échappent au raisonnement, des attentats sublimes contre la logique du mal, des contradictions sans lesquelles l'esprit de Dieu eût été entièrement étouffé au moyen âge. La réforme fut une de ces protestations spontanées qui ouvrent une soupape de sûreté à l'étouffement universel. Une nouvelle réforme plus radicale et plus complète se prépare. L'Église romaine se mettra-t-elle en tête du mouvement? Qui sait? et pourquoi non? Voilà pourquoi, mon enfant, il ne faut pas décourager les catholiques comme Lucie, ni les athées comme son grand-père.
Pour conclure, esprit de charité, tolérance et aménité envers tout homme et toute femme de bien qui se trompe!—Guerre ouverte, guerre à mort au mensonge érigé en parole de Dieu! Mépris absolu, mépris de glace aux hypocrites qui font de l'idée religieuse un instrument de haine et d'abrutissement, ou tout simplement le marchepied de leur ambition!
Sois sage autant que courageux, ce n'est point facile! Raison de plus pour essayer.
Sois béni de Dieu comme tu l'es de ton père.
Adresse-moi ta prochaine lettre à Chêneville. Je vais achever mon travail sous les vieux arbres qui t'ont vu naître. Je serai plus près de toi.
XVII.
ÉMILE A SON PÈRE.
Aix, le 13 juin.
Aujourd'hui, je croyais pouvoir aborder la question avec le général; mais il a écrit de Chambéry qu'il ne rentrerait que demain, et j'ai pu passer la journée dans une sorte de tête-à-tête avec Lucie.
Nous avons causé longtemps en nous promenant dans l'enclos et dans la montagne autour du manoir. C'est un lieu enchanté, et Lucie est une créature divine, mon père! Nous n'avons plus discuté, nous avons répandu nos cœurs l'un dans l'autre. Nous nous sommes raconté toute notre vie, et quel ravissement pour moi de n'avoir rien à lui cacher, rien à lui taire! Combien je t'en remercie! car c'est à toi que je dois d'avoir ignoré les dangereux entraînements de la jeunesse et de l'oisiveté. Je lui ai dit toute notre intimité de travail, de voyages tête à tête, de causerie intime et jamais épuisée, ces soirées d'hiver à la campagne où tous deux, seuls au coin du feu, nous pensions tout haut l'un pour l'autre, et quelquefois entraînés jusqu'au milieu de la nuit, oubliant de compter les heures qui sonnaient et les lumières qui se consumaient sur la table. Et Lucie aimait à apprendre que nous étions souvent gais dans ces épanchements jusqu'à rire et à réveiller en sursaut le vieux chien qui dormait dans nos jambes, que nous recommencions le jour suivant après nous être dit: «Cette fois, nous nous quitterons à dix heures, nous avons à travailler, nous veillons trop!» et que nous retombions dans notre oubli du temps, dans notre plaisir de pouvoir échanger avec suite nos idées et nos sentiments sans être dérangés ni distraits par la vie extérieure. Je lui racontais aussi nos longues promenades de huit jours dans l'été, avec un domestique pour faire notre cuisine ambulante et un mulet pour porter nos provisions. Je lui disais comment nous explorions ainsi une localité de peu d'étendue, examinant tout, recueillant tout, et comme quoi nous arrivions à la posséder sous tous ses aspects d'ensemble et de détail, art, science, histoire, mœurs, coutumes, faune et flore.—Et puis nos grandes excursions, nos campagnes dans les bibliothèques, nos heures de recherches dans les livres, nos collections de souvenirs, nos rêveries oublieuses de tout au sein de la nature, enfin toute cette vie à deux que tu m'as faite si libre et si remplie, si belle et si douce, si austère et si tendre!... Lucie a rêvé longtemps après m'avoir longtemps questionné.
«Je ne m'étonne plus, m'a-t-elle dit ensuite, de trouver en vous ce que je n'ai trouvé chez personne, l'accord des idées, des sentiments et des goûts. Votre esprit et votre caractère se tiennent, et cette pureté de mœurs que j'ai entendu déclarer impossible à votre sexe et à votre âge, à moins d'une éducation catholique des plus rigides, est pour moi une surprise dont je ne reviens pas.
—Tout cela, Lucie, a été obtenu par le sentiment religieux pourtant, n'en doutez pas; mais il y a manqué, je l'avoue, la crainte du diable et la croyance à l'enfer.
—Ne me parlez pas de l'enfer, répondit-elle vivement, je n'y ai jamais cru! Mais ne parlons pas du tout de nos dogmes, parlons de nous. J'adore votre père, me voilà enthousiaste de lui,... et jalouse aussi! Voyez, Émile, est-il possible, à vous qui avez sous les yeux à toute heure un tel idéal, de chérir passionnément une pauvre fille comme moi?
—Oui, et d'autant plus, même en supposant que vous soyez la pauvre fille que vous dites. Les grands amours naissent des grands amours.
—Pourtant voyez! reprit-elle; vous dites qu'un prêtre, un confesseur, un directeur de ma conscience serait votre rival, qu'il vous prendrait mon âme, et qu'entre deux êtres qui s'aiment il ne peut y avoir que Dieu!
—Je n'ai jamais dit entre, j'ai dit en eux et avec eux.
—Mais votre père est un homme pourtant! Sera-t-il notre confesseur et notre conseil? Je le veux bien, moi; mais alors que devient notre théorie contre l'intervention du père spirituel?
—Je vais vous dire la différence, Lucie! L'intervention d'un père comme le mien serait discrète, et notre recours à lui serait libre. Un père comme le mien n'entendrait pas la confession de l'un sans entendre celle de l'autre, et il n'exigerait ni l'une ni l'autre au nom de notre salut. Je comprendrais très-volontiers, à défaut de bons parents et d'amis sévères, le rôle d'un prêtre saint et sage qui consentirait à donner ses conseils et ses lumières à deux amants, à deux époux attirés vers lui d'un commun accord par une égale confiance, et qui, lorsqu'il ne les verrait pas venir à lui, remercierait Dieu de ce qu'ils n'ont pas besoin de lui. Est-ce ainsi que vos prêtres agissent? Votre confiance en eux n'est-elle pas obligatoire, forcée? Pouvez-vous les consulter sur un cas de conscience isolé? Ne faut-il pas leur dire tout, jusqu'aux plus délicats secrets de la pudeur, jusqu'aux choses qu'un père n'oserait demander à sa fille?
—Je ne sais pas, moi! répondit Lucie avec fermeté. Il y a des pudeurs qui n'ont pas de secrets à révéler et qui ne connaissent pas les angoisses de la confession. Ne m'accorderez-vous pas que, pour les autres, la crainte d'avoir à révéler quelque honte devient un frein salutaire et puissant?
—C'est un remède empirique, ma chère Lucie, que l'obligation de faire un acte impudique pour racheter l'impureté de la pensée! Quoi de plus indécent pour une jeune fille ou pour une jeune femme que de se révéler ainsi à un homme? C'est se jeter dans le feu pour se guérir de la brûlure.»
Lucie ne répondit pas. Elle revint à sa prétendue jalousie à propos de toi.
«Avouez, dit-elle, que vous m'avez déjà confessée à votre père?
—Il faut croire, répondis-je, que je vous ai confessée telle que vous êtes, puisqu'il m'a renvoyé à vos pieds.
—Comme pénitence!... dit-elle en riant. Eh bien, à présent je veux que nous parlions de moi, afin que ce père, dont j'ai peur et envie, juge si je suis digne de devenir sa fille. Vrai, je n'en sais plus rien! Interrogez-moi.
—Oh! mon Dieu, moi, lui dis-je, une seule chose me tourmente. Votre vie a été si pure, qu'elle est écrite dans un regard, dans un sourire de vous. Vous pouvez avoir essayé d'aimer quelqu'un comme vous essayez de m'aimer à présent, sans perdre le moindre de vos droits à mon respect, et pourtant je serais désespéré d'apprendre que vous avez aimé!
—Alors pourquoi le demandez-vous?
—Pour que, si cela est, vous ne me le disiez jamais.—Ah! vous voilà faible, et vous tombez au-dessous de vous-même. Vous avez le courage de votre franchise, mais non celui de la mienne.
—C'est vrai, mais c'est que je ne suis pas fort du tout, Lucie, ou du moins j'ignore si je le suis. Je n'ai eu jusqu'à présent que du bonheur, et je ne sais pas si je me tirerais d'une violente épreuve. Je crois pouvoir répondre que ma conscience n'y laisserait rien de son honnêteté, mais je ne sais pas si je n'y laisserais pas ma vie.
—Allons, allons! reprit-elle en souriant, ne détournez pas vos yeux des miens et ne soyez pas poltron! J'ai eu un amour, un véritable amour de femme dans ma vie, et j'ai besoin de vous le raconter; mais ne tremblez pas comme cela: j'ai aimé un enfant.
—Un enfant?
—Oui, un enfant de quatre ans, la fille de ma servante Misie, un enfant qui a causé dans ma vie une sorte de révolution; mais il faut que je remonte un peu dans cette vie d'auparavant. Je vous résumerai mon histoire en quelques mots, et vous la soumettrez au jugement de votre père.
«J'ai toujours été enjouée de caractère et sérieuse d'esprit. Le premier éveil de mon âme s'est fait au sein d'une religion douce et tolérante de formes, grâce à une bonne direction que j'ai rencontrée, mais sévère dans ses conséquences, grâce à un certain besoin de logique ardente qui est en moi. J'ai voulu appliquer cette logique à ma vie, consacrer ma fortune et mes soins au bonheur des autres sans me permettre de penser au mien propre. Ma nature calme ou bien gouvernée ne réclamait pas. Je ne pouvais séparer dans ma pensée mes propres félicités de celles des êtres que je voulais rendre heureux.
«On vous a dit que je voulais me faire religieuse: j'y ai pensé longtemps et sérieusement; mais ce n'était pas par un instinct d'isolement farouche. Je voulais me consacrer à l'éducation des enfants et des jeunes filles.
«Puisque je suis riche, me disais-je, j'ai de plus grands devoirs à remplir que celui de me marier. Je dois et je veux adopter une famille aussi étendue que mes ressources, mon temps et mes forces me le permettront.
«Je ne l'ai pourtant pas fait. Plus tard, et quand nous passerons aux détails, je vous raconterai ce qui m'a rendue hésitante. Je vous dirai seulement aujourd'hui ce qui m'a fait renoncer complétement à mes projets.
«Un jour, ma servante Misie me demanda en pleurant de prendre sa petite dans la maison. Sa sœur, à qui elle l'avait confiée, venait de mourir, et elle n'avait au village personne qui lui inspirât confiance. Mon grand-père aime les enfants, mais à la condition qu'ils ne seront ni bruyants ni dévastateurs. Il pense avec raison que leurs parents, engagés dans les devoirs de la domesticité, ne peuvent guère les surveiller, et que ces petits bandits, livrés à eux-mêmes, arrachent et brisent les fleurs, dénichent les oiseaux et font mille autres sottises nuisibles à eux-mêmes autant qu'au repos des vieillards. J'obtins une exception en faveur de Lucette; elle était ma filleule, je me chargeais de la surveiller aux heures où sa mère ne le pourrait pas. J'allai donc chercher l'enfant; elle était malpropre. Quand je l'eus baignée, je vis qu'elle était d'une délicatesse extrême et qu'elle avait besoin de grands soins. Elle n'était pas jolie; craintive, sauvage, elle ne me tint d'abord que par la pitié; mais elle m'occupait beaucoup. Sa frêle santé, son caractère ombrageux exigeaient une surveillance continuelle, et je me repentis d'avoir pris une charge qui absorbait tout mon temps et me rendait esclave d'un seul petit être médiocrement intéressant par lui-même.
«Au moment de la rendre à sa mère, pour qui j'aurais facilement obtenu une dispense de service jusqu'à nouvel ordre, je me sentis reprise de compassion. Misie ne savait soigner sa fille ni au physique ni au moral. Elle la faisait manger trop ou trop peu, elle la grondait et la gâtait sans discernement. Je la priai de ne s'en plus mêler. Conserver ce petit corps et cette petite âme, n'était-ce point aussi obligatoire que de préparer l'éducation de deux ou trois cents jeunes filles? Le brin d'herbe est-il moins fécondé par la rosée du ciel que par la grande nappe de la prairie? Et puis je devais peut-être accepter cette charge par la raison qu'elle me pesait. Je rêvais les grandes choses, et je dédaignais les petites; ce n'était pas là le véritable esprit chrétien. Je redevins l'esclave de Lucette, et je fis de mon mieux.
«Durant l'hiver, elle resta chétive et maussade; mais, quand les neiges commencèrent à fondre, quand le printemps verdit, ma pauvre petite commença à renaître. Un matin qu'elle jouait mélancoliquement à mes pieds dans le jardin, elle laissa tomber ses jouets, regarda longtemps un buisson où un oiseau avait commencé son nid, et, voyant la petite bête apporter et entrelacer adroitement un grand brin de paille, elle se mit tout à coup à sourire en silence. C'était, je crois, son premier sourire volontaire et spontané. Sa mère ne lui arrachait ces petites gracieusetés de la physionomie qu'à force d'obsessions. Ce que je vais vous dire vous paraîtra peut-être bien puéril, mais le muet sourire de Lucette à cet oiseau qui ne lui demandait rien me causa un attendrissement extraordinaire. Je la regardai comme si elle m'apparaissait pour la première fois. Ce sourire l'avait transfigurée, elle était belle. Encore pâle sous ses cheveux bruns, elle s'animait peu à peu, comme un bouton de fleur qui s'entr'ouvre et se colore au soleil. Elle se leva pour aller regarder le petit nid que l'oiseau venait de quitter, et son sourire devint un franc rire d'étonnement et d'admiration. Elle revint à moi, et, voyant mes yeux attachés sur les siens, elle hésita un peu, s'enhardit, et vint pour la première fois m'embrasser et me caresser de son plein gré.
«Nous nous aimions enfin! Elle avait pris confiance en moi, et moi... comment vous dirai-je ce qu'elle m'inspirait tout à coup? C'était comme la révélation d'une chose jusque-là ignorée, le charme de l'enfance. Les religieuses—et vraiment j'en étais une, bien que libre encore—ne connaissent pas le sentiment maternel. Il faudrait le deviner, et elles ne doivent pas chercher à en pénétrer les mystères. Leurs enfants d'adoption sont pour elles de petites sœurs qu'elles gouvernent plus ou moins bien, mais que leurs entrailles repoussent en quelque sorte. Il y en a même bon nombre qui détestent les enfants malgré elles, comme si leur conscience chagrine protestait contre la stérilité de leur vie. Pour moi, j'aimais l'enfance, mais je ne l'avais jamais comprise. C'étaient toujours de jeunes âmes à éclairer des lumières de la religion, mais non ces êtres complets et vraiment angéliques que les enfants sont en réalité. La beauté, la grâce, et je ne sais quoi de mystérieusement divin, comme si Dieu n'avait pas besoin de nous pour se révéler à eux plus intimement qu'à nous-mêmes, voilà ce qui me frappa d'une lumière imprévue. Pourquoi le nid du petit oiseau charmait-il la pensée de Lucette? Savait-elle si c'était un berceau ou un simple amusement? Si elle me l'eût demandé, je n'eusse pas osé lui répondre. Elle avait l'air de l'avoir mieux compris que moi et d'avoir adoré déjà dans son cœur la loi de Dieu dans le travail de cette petite créature.
«A partir de ce jour, Lucette me devint si chère, que ma personnalité disparut pour moi en quelque sorte. Comme si elle l'eût compris, la pauvre petite se mit à m'aimer passionnément. Elle n'était pas démonstrative, mais elle s'attachait à moi comme mon ombre à mon corps, et, si j'étais forcée de la quitter quelques heures, je la trouvais absorbée et comme dépérie. Sa joie était si grande en me voyant revenir, qu'elle avait des étouffements inquiétants. Le médecin, la voyant ainsi, me disait souvent:—«Ne vous y attachez pas trop, elle ne vivra pas.»
«Je pris à tâche de la faire vivre, n'espérant pas trop réussir et pour ainsi dire préparée à la perdre, mais pénétrée du désir ardent de faire sa vie aussi pleine et aussi douce que possible. Cette préoccupation devint mon unique pensée, et, pendant six mois, je vécus aussi absente de moi-même que si je ne m'étais jamais connue. Toutes mes pensées, toutes mes inquiétudes, toutes mes espérances avaient cette enfant pour objet, elle était le but de ma vie. C'est en vain que j'essayais quelquefois de me reprendre et de m'interroger; je ne pouvais plus me répondre, j'aimais l'enfant et l'enfance plus que moi-même.
«J'en étais venue à ressentir tous les mystérieux instincts de la maternité. La nuit, j'étais comme avertie de ses étouffements, et je m'éveillais avant elle. En la promenant, je sentais venir à l'horizon le souffle d'air un peu trop frais pour sa poitrine délicate. Cette enfant toujours dans mes bras, sur mes genoux ou pendue à ma robe, impatientait un peu mon grand-père, et lorsque, pour ne pas la quitter, je refusais d'aller passer les fêtes avec ma tante, celle-ci disait que je devenais folle; mais au fond tous deux espéraient que cet engouement pour l'enfance me conduirait au mariage, et on ne me contrariait pas trop.
«Durant l'été, Lucette parut vouloir vivre. Son intelligence se développait rapidement: elle questionnait beaucoup; mais ses questions mystérieuses, incompréhensibles quelquefois, m'effrayaient. Que répondre à cette petite âme qui cherchait Dieu et qui semblait le mieux entrevoir dans ses rêves que dans mes explications? Elle voulait aller dans les étoiles, c'était son idée fixe, et il fallait, quelquefois, lui promettre de l'y conduire pour l'empêcher de pleurer sans cause apparente.—Mais ce n'est pas l'histoire de Lucette que je veux vous raconter. Ses adorables gentillesses, sa poésie bizarre n'ont peut-être existé que pour moi. Elle a été un rêve délicieux et poignant dans ma vie. Au retour des neiges, elle a dépéri rapidement. Je ne la quittais ni jour ni nuit. Par une froide matinée de cet hiver, elle s'est endormie sur mon cœur pour ne plus se réveiller, et dans ce sommeil suprême je l'ai vue sourire une dernière fois, comme si la mort lui apparaissait sous la forme du petit oiseau qui tisse gaiement le berceau d'une vie nouvelle. J'ai ressenti une douleur dont je ne veux pas vous parler: je pleurerais encore, et je ne dois pas vous attrister.
—C'est fait, Lucie, je pleure avec vous, et, moi aussi, j'adore Lucette. Pour moi aussi, elle est une révélation que vous me communiquez... et me voilà tout prêt à vous raconter le reste de votre histoire.
—Oui, je veux bien, dites.
—Eh bien, vous avez été transformée par cet amour de mère; vous avez compris que l'adoption d'un enfant était une chose bien autrement grave que la gouverne d'un troupeau. Vous avez compris le but de la femme, vous avez vu que l'enfant ne pouvait avoir plusieurs mères, et que, pour vivre heureux ou pour mourir doucement, il devait absorber toute l'existence d'une seule. Vous vous êtes dit enfin que le but de la femme était la maternité avec toutes ses angoisses, toutes ses sollicitudes, tous ses déchirements et toutes ses joies, et qu'une religieuse n'était, en comparaison d'une mère, qu'un pédagogue à la place de Dieu.
—Oui, Émile, c'est la vérité que vous dites, et c'est là ce que j'ai ressenti. Tous mes raisonnements exaltés sont tombés devant le fait éprouvé. L'état le plus sublime et le plus religieux, c'est l'état le plus naturel. Dieu n'a pas mis dans nos cœurs ce miracle de tendresse inépuisable, cette faculté d'aimer et de souffrir pour que notre volonté s'y refuse. Le jour où j'ai perdu Lucette, j'ai résolu de me marier; mais je ne voulais pas me marier à tout prix, et aucun homme n'avait parlé à mon cœur, aucun n'avait éveillé mon imagination. J'étais très-hautaine, c'était un tort sans doute. Je n'avais pas le droit de prétendre à l'affection d'un homme véritablement supérieur, moi dont la vie toute faite de grandes aspirations et de petits dévouements avait été en somme assez stérile. Que voulez-vous! je ne me donne pas raison; j'étais prévenue, et l'idéal religieux dont je m'étais nourrie ne me portait pas à l'indulgence dans le monde réel. J'étais pourtant née bienveillante, ce me semble; mais j'avais fait deux parts de moi-même: une de bonhomie et d'enjouement pour cette vie extérieure à laquelle je ne voulais me mêler qu'à la surface, comme fait l'hirondelle qui rase le flot et ne quitte pas le domaine de l'air; l'autre toute de recueillement et d'enthousiasme pour les choses célestes, région intellectuelle où je voulais absorber le meilleur de mon âme.
«J'étais donc assez mal disposée à aimer quand je vous ai rencontré. C'est votre étonnante sincérité qui m'a frappée, et je vous ai pris dès les premiers jours en si grande estime, qu'il ne m'a plus été possible de revenir à mon orgueil solitaire; j'ai senti pour vous l'amitié à première vue, une amitié si grande, qu'il ne me paraît pas possible non plus qu'elle soit jamais détruite, quoi qu'il arrive, et que, si nous ne nous marions pas ensemble, je ne songerai plus du tout à me marier. Je n'oserais plus offrir à un autre homme un cœur où vous auriez conservé tant de droits, et je m'imagine que, si j'étais homme, je ne voudrais pas venir après vous dans la vie d'une femme sérieuse.
«Mais votre rude franchise a eu aussi ses inconvénients. Effrayée de me sentir si occupée de vous et redevenue absente de moi-même comme au temps de Lucette, j'ai voulu savoir ce qui se passait en moi. J'ai craint de vous aimer d'amour juste au moment où j'ai craint que vous n'eussiez pas d'amour pour moi. Était-ce là un puéril sentiment de femme, un instinct de coquetterie? J'ai eu peur de moi aussi, j'ai fui, j'ai cherché dans la prière et la retraite à me retrouver moi-même. Eh bien, là, je me suis réellement calmée, non par le détachement, mais par l'intervention mystérieuse de je ne sais quelle voix intérieure. Ne me questionnez pas là-dessus, je ne saurais pas bien vous répondre; je sais seulement que Dieu semblait sourd à ma prière quand je lui offrais de renoncer à vous, et qu'il me revenait avec des suavités ineffables quand je priais pour vous seul. Alors il m'est arrivé d'avoir en lui une confiance que je n'avais jamais eue encore, et que je me suis expliquée ainsi: la foi en Dieu n'est complète que quand nous avons foi en nous-mêmes. Dieu est tellement en nous, qu'en doutant de nous, nous sommes entraînés à douter de lui. A force de l'interroger sur ses intentions à notre égard, on oublie trop souvent peut-être, dans la pratique religieuse, qu'il nous a donné le libre arbitre pour nous forcer à nous en servir; enfin j'ai reconnu que mon affection pour vous avait grandi et éclairé ma foi. Dès lors j'ai résolu de ne plus combattre et d'attendre sans terreur ce que Dieu vous inspirerait à vous-même pour la solution de notre avenir.»
J'étais transporté de joie, et pourtant Lucie restait triste. Ses yeux attachés sur les miens se remplissaient à chaque instant de larmes.
«Dites tout, Lucie, m'écriai-je; dites tout, je vous en conjure. Ne me laissez pas ainsi ivre de bonheur et de reconnaissance avec cette épée de Damoclès sur la tête. Il y aurait là quelque chose d'horriblement cruel qui ne serait pas vous!
—Émile, reprit-elle, je vous ai dit que je vous aimais plus que tout autre, et que j'avais foi en vous. Ne me demander que ce dont je suis sûre: le reste est doute, crainte, espoir, appréhension! mon affection pour vous, c'est le cri de ma liberté. Mon aveu en est l'acte. Le reste ne dépend pas de moi, je vous le jure, et ce n'est pas aujourd'hui ni demain que disparaîtront les obstacles que je redoute. Je vous ai toujours dit qu'il y fallait un peu de temps, et nous ne pouvons ni ne devons devancer la marche du temps.»
J'ai cru devoir respecter le secret de sa pensée. De quel droit me révolterais-je? Elle me cache quelque chose; mais, en voyant à quelles braves et loyales surprises ont abouti jusqu'ici ses restrictions et les petits mystères de sa conduite, ne serais-je pas ingrat et fou de ne pas savoir attendre? C'est une épreuve qu'elle m'impose.... Ah! je ne veux pas être au-dessous de ce qu'elle attend de moi!
Nous avons dîné avec le grand-père, et nous sommes restés ensemble jusqu'au lever des étoiles. Nous les avons regardées avec amour. Lucie semblait accepter l'idée de vivre tour à tour, et peut-être un jour simultanément, par la perception de l'infini, dans tous ces mondes; elle aime la grandeur de ce beau rêve, elle n'y voit point d'hérésie.
«Les promesses de ma religion, disait-elle, sont tout aussi mystérieuses; elles donnent à mon âme l'éternité du bonheur dans la contemplation de Dieu, et pour occupation dans l'éternité le soin de chanter ses louanges. Ne tournez pas cela en ridicule. Toute cette vie qui nous entoure au ciel comme sur la terre, n'est-ce pas l'hymne éternel et incessant auquel nous nous associons déjà, et auquel nous brûlons de nous unir chaque jour davantage?»
Tu vois comme l'esprit de Lucie est vaste et comme son intelligence déborde les étroitesses de la lettre. Qu'est-ce qui peut donc nous séparer, nous empêcher d'être à jamais unis? Son père? Cet homme me paraît si peu de chose auprès d'elle, que je ne puis en tenir compte. Pourtant il y a une goutte de fiel dans mon bonheur, je ne sais laquelle; mais je ne crois pas que je m'en tourmente plus que de raison, et que mon cœur soit ingrat.... Je bénis Dieu, Lucie et toi.
J'ai passé cette soirée à t'écrire, et demain je retourne à Turdy, où l'on m'a dit de revenir dîner. C'est ce soir que je dois parler au général. Je te dirai le résultat de mes ouvertures; mais je ferme cette énorme lettre, et je vais tâcher de m'endormir confiant sous l'aile de ton amour.
Émile.
XVIII.
HENRI VALMARE A M. LEMONTIER, A CHÊNEVILLE, PAR LYON.
Aix, 14 juin.
Émile est très-contrarié ce soir, et à sa place je le serais davantage, moi qui me pique de plus de sang-froid. C'est vous dire, monsieur et digne ami, que votre enfant prend beaucoup sur lui; mais, comme il m'a dit de vous avoir écrit hier une très-longue lettre, je l'ai engagé à prendre du repos ce soir, et je me suis chargé de vous raconter avec exactitude nos pourparlers au manoir de Turdy.
Émile m'avait prié de l'y accompagner, pour donner, par la présence d'un témoin, plus d'autorité à sa démarche auprès du général. Le dîner s'est passé sans coup férir, bien que ce grand avaleur de sabres me parût plus rogue et plus cambré que les autres jours. Enfin, à l'heure bénévole où le guerrier modèle daigne fumer sa pipe sur la terrasse du vieux château, mademoiselle La Quintinie a emmené son grand-père, et nous avons pu porter la parole. Émile a parlé comme vous lui avez appris à parler, noblement, avec simplicité, franchise et délicatesse. Il a dit en résumé qu'il aspirait au bonheur d'épouser mademoiselle Lucie, et qu'il demandait à son père la permission de faire agréer ses soins; à quoi le général a répondu:
«Mon cher monsieur, je ne vous dis pas non, mais je ne peux pas vous dire oui. Tout ceci s'est combiné d'une façon irrégulière, et je suis forcé de marcher dans la voie de l'irrégularité ouverte par vous et par monsieur le grand-père. Ordinairement, et dans la règle voulue, qui est toujours la meilleure, le postulant présente sa demande au chef de la famille. Je croyais être ce chef unique et seul compétent. Vous avez cru devoir conférer mon titre et mes attributions à M. de Turdy.... Soit, la chose est faite! M. de Turdy a bien voulu m'avertir de vos intentions, et ma fille m'a prié de vous écouter. Je vous écoute, mais je me demande si vous avez agi à mon égard d'une façon dont je doive me montrer satisfait, et si votre peu d'empressement à gagner ma confiance est un bon précédent pour nos futures relations.»
Émile, sans s'effaroucher de cette gracieuse mercuriale, s'est respectueusement justifié en démontrant que, sans la permission de mademoiselle La Quintinie, il n'avait pu se croire autorisé à formuler sa demande; mais, le général paraissant ne pas comprendre qu'on pût aimer sa fille avant de le connaître, et s'adresser à elle-même au lieu d'aller demander aux autorités civiles ou militaires l'autorisation préalable, il n'y avait guère moyen de s'entendre. Émile a déployé là toute l'habileté possible pour ménager la susceptibilité du père sans compromettre sa propre dignité. Il a été évident pour moi que le général ne comprenait rien à la délicatesse de la situation, au dévouement romanesque d'Émile, et qu'il n'écoutait même pas ce qu'on lui disait, tant il était préoccupé du désir d'être désagréable et de décourager. Émile s'en apercevait fort bien aussi, mais n'en faisait rien paraître, et c'est avec le plus grand calme et la plus parfaite déférence qu'il a demandé une solution à ce que le général traitait de malentendu regrettable, comme s'il se fût agi d'arranger un duel et non un mariage.
Mis au pied du mur, le potentat nous a enfin octroyé une réponse à laquelle, pour mon compte, je ne m'attendais que trop.
«Passons l'éponge, a-t-il dit élégamment, sur le différend qui précède. Je persiste à dire que vous n'avez pas agi régulièrement, mais je ne vous suppose pas de mauvaises intentions, et j'accepte vos excuses.»
Ici, Émile est devenu rouge: il n'avait pas eu d'excuses à faire, il n'en avait pas fait, et j'ai cru devoir prendre la parole pour rétablir la vérité.
«Allons, soit! a repris le général. Ne disons pas excuses, disons justification. Je m'en contenterais, s'il ne s'agissait que de moi; mais mon incertitude porte sur quelque chose de plus grave, et dont je ne peux pas faire aussi bon marché.»
Et, après un peu d'embarras qu'il n'a pas su cacher, il a ajouté:
«J'irai droit au fait, et aussi franchement qu'un homme de guerre va au feu. Il m'a été dit que vous manquiez de religion, et je vous déclare que je ne donnerai jamais ma fille à un homme sans principes.»
Émile est devenu pâle. Il s'est remis vite et a répondu:
«Et moi, monsieur le général, je vous déclare que je me regarde comme un homme très-religieux et dont les principes sont très-sérieusement fixés, aussi bien en matière de religion qu'en matière d'honneur!
—Oh! pour l'honneur,... je n'en doute pas, monsieur, je sais.... Monsieur votre père et vous,... je sais, je rends justice.... Excellente réputation, caractère à l'abri de tout reproche.... Mais la religion, jeune homme, la religion! Il en faut! Point de famille sans religion! C'est la base de la société, c'est le frein de la femme, la tranquillité du mari, l'exemple des enfants. Je sais que monsieur votre père,... je n'ai pas lu ses ouvrages, ils sont fort bien écrits, à ce qu'on m'assure: beaucoup d'érudition, et des convenances!... mais cela ne suffit pas. Il méconnaît l'autorité de l'Église, et sans autorité il n'y a pas de religion. Enfin, vous êtes une espèce de protestant, et je ne crois pas que ma fille consente jamais à un mariage mixte. L'hérésie, monsieur, est quelquefois plus dangereuse que l'athéisme. Elle est une révolte, et tout ce qui est rébellion, est licence...»
Je vous fais grâce du discours dont nous a régalés, vingt minutes durant, ce Mars-Prudhomme. Il a fallu y passer et entendre tout cela sans sourire et sans impatience. Nous avons fait merveille, Émile et moi. Je ne le croyais pas si patient, et je ne me savais pas si grave. Le plus beau de l'affaire, c'est que nous n'avons jamais pu obtenir une conclusion. Il s'est si bien embrouillé dans les feux de file, tantôt disant qu'il espérait la conversion d'Émile et la vôtre, tantôt se retranchant sur la prétendue incertitude de Lucie, greffant maximes sur axiomes et ne décidant rien, que nous avons pris le parti de nous retirer en lui disant que nous attendrions le résultat de ses réflexions. C'était une pauvre sortie; mais nous étions enfermés dans un cercle vicieux, ou l'envoyer au diable, ou y être envoyés nous-mêmes; et votre fils, qui ne veut pas compromettre sa cause et qui n'a pas été admis à la plaider, n'a d'espoir que dans la résolution de Lucie et la protection du grand-père.
Le plus triste de la soirée, c'est qu'Émile n'a pu échanger un mot avec mademoiselle La Quintinie. Le général a surveillé notre retraite de la façon la plus désobligeante, et nous voilà rentrés moins avancés qu'au départ. Si demain Émile n'obtient pas plus de lumière sur les intentions de l'homme de guerre, il vous demandera probablement de venir à son aide, et je crois que vous jugerez le moment opportun, car bien véritablement la jeune personne lui est très-attachée, et c'est une femme de mérite.
Agréez, cher et respecté ami, le dévouement sans bornes de votre
Henri.
P.-S.—Est-ce la peine de vous dire que j'accepte votre jugement sans appel, et que je ne me ferai pas imprimer avant le jour où vous me direz: «C'est bien?» Mais, dans un temps où nous serons, vous et moi, moins préoccupés d'Émile, vous me permettrez de défendre cette jeune génération d'écrivains à laquelle vous accordez peut-être trop de talent et refusez trop la croyance. Si c'est pour développer en moi ce qu'il y reste de principes en dépit de la précocité de mon expérience, j'accepte le reproche pour moi et pour ceux de mon âge. Vous êtes bien capable de cela, vous, âme toute paternelle et maligne en diable en l'art de gâter les enfants! Non, pourtant vous êtes plus naïf que nous! Vous nous croyez plus forts que nous ne sommes. Nous prenons des airs de matamore sans le savoir. Il nous est passé tant de choses sous les yeux depuis le collége, que nous avons le goût perverti; mais, si nous n'aimons pas le vrai avec le jugement, nous l'aimons avec l'instinct et nous aspirons à le saisir. Que voulez-vous! nous sommes venus en ce monde à la male heure! Nous avons vu finir et recommencer diverses choses si vite emportées, que nous n'avons pas eu le temps de les sentir, et je crois que l'on ne comprend bien que ce que l'on a senti soi-même. Vous ne pouvez nier que nous ne soyons éclos à la vie au milieu d'une grande corruption de principes; nous ne pouvions donc nous développer par l'enthousiasme. Pour rester honnêtes, il nous a fallu avoir la volonté froide, et nous sommes froids comme de jeunes protestants. Il y a bien à cela quelque mérite! Vienne le soleil qui nous réchauffera!... L'an 1900 est encore loin, mon ami! Nous tâcherons de le hâter.
Mais c'est trop vous parler de moi, et j'en ai honte. Votre cœur a bien d'autres soucis que mon sot petit manuscrit, et j'admire votre bonté qui a trouvé le temps de le lire et de m'en parler, à moi qui n'y pensais plus!
XIX.
A M. ÉMILE LEMONTIER.
14 juin au soir, Turdy.
Émile, venez demain quand même. Mon gendre est fou, et je crois que quelque cagot lui a monté la tête à Chambéry. Nous nous sommes querellés, lui et moi, après votre départ. Il n'a pas osé prendre sur lui de s'opposer aux relations que je déclare vouloir conserver avec vous; mais il prétend que vous passerez par le confessionnal, ou qu'il refusera son consentement. C'est ce que nous verrons! Ne faiblissons pas. Nous n'avons à faire ni à un méchant homme ni à une tête bien solide. Soyez chez nous à l'heure du déjeuner, et comptez sur moi.
Michel de Turdy.
XX.
ÉMILE A M. H. LEMONTIER, A CHÊNEVILLE.
Aix, 15 juin 1861.
Henri t'a raconté nos ennuis d'hier. Rappelé par un billet de l'excellent grand-père, nous sommes retournés ce matin à Turdy. Le général était à la promenade. J'ai pu, en déjeunant avec Lucie et M. de Turdy, savoir, non ce que veut ou voudra positivement le général, mais ce que sa fille pense de la situation. Elle est persuadée que quelqu'un a agi sur son esprit tout récemment. Aux premières ouvertures de la famille, il s'était montré beaucoup plus coulant, et moi, maintenant, je crois savoir contre qui la lutte est engagée.
Nous étions au salon vers deux heures et le grand-père commençait sa sieste, lorsque le général est brusquement rentré en présentant un personnage qu'il a qualifié d'ami à lui. J'ai vu une grande surprise et une singulière émotion sur le visage de Lucie, et je n'ai pas été moins surpris moi-même en reconnaissant dans la personne ainsi présentée mon compagnon de promenade à la cascade Jacob. Il n'a point paru, lui, s'étonner de me voir là, et il m'a parlé sur-le-champ avec une bienveillance aisée et avec le même charme, la même élégance qui m'avaient déjà frappé. Cet homme a quelque chose de très-séduisant; il a plu tout de suite à Henri. Le grand-père, ne se doutant pas qu'il eût en présence un ardent catholique, tant le personnage mettait d'adresse à éviter le choc, l'a traité avec son aménité ordinaire; Lucie seule était timide ou réservée.
J'ai saisi le premier moment où j'ai pu échanger, sans être aperçu, quelques mots avec elle pour lui demander si elle le connaissait.
«C'est, m'a-t-elle répondu, M. Moreali, que ma tante a reçu dernièrement à Chambéry?
—N'est-ce pas lui qui est entré aux Carmélites, le jour où vous chantiez?
—Oui, précisément.
—Et c'est l'ami de votre père?
—Je n'en savais rien.
—Comment était-il entré dans ce couvent cloîtré? En vertu de quel droit?
—Je ne le sais pas non plus; mais vous, vous le connaissez donc?»
Je ne pus répondre. Le général s'avisait de notre aparté et faisait à Lucie des yeux terribles. Elle feignit de ne pas s'en apercevoir et se rapprocha de son grand-père. La visite se prolongeait. J'attendais que le général fût libre de me parler et qu'il parût décidé à le faire, puisque, pour mon compte, je n'avais plus d'initiative à prendre. Il se leva enfin en disant à M. de Turdy qu'il s'était permis d'inviter M. Moreali à dîner, et il se rendit au jardin pour fumer, mais sans m'engager à le suivre. Je me rendis au jardin presque aussitôt, et, feignant de lire un journal, je me tins à distance pour lui laisser la liberté de m'éviter ou de venir à moi. Il tarda quelques instants à prendre un parti. Je le crois fort irrésolu. Enfin il m'appela pour me faire une question oiseuse, et je dus me prêter à échanger avec lui les répliques d'une conversation étrangère au problème soulevé la veille. Cette conversation roula sur la chasse, sur l'agriculture, sur la Crimée, sur l'Afrique, que sais-je? Ce brave homme ne sait pas causer: de sa vie il n'a écouté une question ou une réponse; on dirait qu'il est le seul interlocuteur qu'il puisse comprendre; il raconte, prononce, juge, pérore, donne des explications que lui demande un auditoire imaginaire, et, parfaitement satisfait de ses propres réponses, il a l'étonnante faculté de parler tout seul et de se faire part de ses convictions sans se lasser. Je l'étudiais avec curiosité, et il acceptait mon silence comme l'admiration d'un subalterne en présence de son supérieur. C'est peut-être chez lui une habitude de rendre ses oracles à heures fixes en dégustant lentement la fumée de sa pipe. Le reste du temps il se renferme dans un majestueux silence d'où il sort par échappées touchantes, brusques ou dédaigneuses; puis il se tait comme s'il réservait les arrêts de son infaillibilité pour le moment consacré à l'expansion. Il m'a demandé naïvement à plusieurs reprises pourquoi Henri n'était pas là, et, comme je lui offrais de l'aller chercher:
—Non, disait-il, puisqu'il ne s'intéresse pas aux questions!»
Sa physionomie semblait ajouter: «C'est tant pis pour lui. Il perd l'occasion de s'instruire sur toutes choses en m'écoutant.»
Nous sommes rentrés au salon sans qu'il ait été question de mariage, et tout le reste de la journée il m'a fait assez bonne mine; d'où je conclus qu'il m'autorisait à faire ma cour à Lucie en attendant qu'il me prît en amitié ou en grippe, et j'avoue que ceci ne me paraît pas entrer dans la marche régulière dont il faisait d'abord tant d'étalage.
Quant à Moreali, c'est bien un autre problème, et je m'y perds. Il m'a été impossible de savoir de Lucie qui il est, d'où il sort, où il va, ce qu'il vient faire ici. Lucie s'est étonnée de ma curiosité; elle a paru ne pas le connaître plus que moi; pourtant elle n'a pas répondu d'une manière bien nette à mes questions, et son sourire avait quelque chose d'étrange et de triste quand elle me disait: «Mais qu'est-ce que cela peut vous faire?»
Nous ne pouvions parler ensemble qu'à la dérobée et à bâtons rompus. On s'est dispersé vers trois heures. Le grand-père m'a retenu pour lui lire une brochure. Henri, pensant que l'attitude du général avec moi était toute la solution à attendre, et selon lui la meilleure, s'était retiré. Le général était retourné au jardin avec Lucie et M. Moreali. J'espérais les rejoindre bientôt; mais, quand M. de Turdy m'a rendu ma liberté, ils étaient sortis de l'enclos et je les ai aperçus assez haut dans la montagne. Lucie donnait le bras à son père, M. Moreali marchait près d'elle de l'autre côté. Ils s'arrêtaient souvent, comme des gens préoccupés d'un entretien suivi. J'ai cru qu'il y aurait indiscrétion à les rejoindre, et puis j'étais blessé, navré de cette fugue de Lucie. Comment n'avait-elle pas trouvé le moyen de m'avertir? Je me jetai sur un banc; mais, au moment de désespérer, je vis des caractères tracés légèrement sur le sable et ces mots bien lisibles: Suivez-nous. Sans aucun doute, Lucie, surprise par un caprice de son père, avait furtivement écrit cela pour moi avec le bout de son ombrelle. Je m'élançai. En deux minutes, à travers les broussailles presque à pic, j'avais gagné le sentier, et je voyais le groupe venir à ma rencontre. Lucie s'en détacha, doubla le pas et passa son bras sous le mien.
Émile, me dit-elle très-vite, soyez patient, je vous en conjure, soyez calme! Ne vous apercevez de rien!... Mon père s'obstine, il veut que je vous convertisse; il dit que cela dépend de moi, et que notre sort est dans mes mains. Laissez-lui croire que j'y travaille, cela ne vous compromet pas, et ce n'est pas mentir, car j'y travaillerai sans doute; mais pas ainsi, soyez tranquille, pas sous le coup de la menace, et jamais à titre de compromis entre le cœur et la conscience! Vous me connaissez trop pour craindre que je ne livre à vos convictions un combat indigne de vous et de moi.»
Elle s'était assise sur une roche, comme si elle eût été lasse, mais en effet pour ne pas abréger ce court tête-à-tête en retournant vers son père et M. Moreali. Ils vinrent très-vite néanmoins, mais j'étais calme, j'étais guéri, j'avais des forces nouvelles. Je crois que j'étais souriant, car le général me dit en fronçant le sourcil, et d'un ton moitié sergent, moitié père:
«Vous avez un air de triomphateur, monsieur Émile! Prenez garde! si elle vous dit la vérité, vous avez à réfléchir.»
Au lieu de répondre, je regardai M. Moreali d'un air de surprise bien marquée, comme pour demander s'il était initié au secret de la famille. Le général me comprit, car il se hâta de répondre à cette question muette:
«Monsieur est de bon conseil, et je l'ai présenté dans la maison comme mon ami. Est-ce que ça ne suffit pas?»
J'allais dire en termes polis que cela ne me suffisait peut-être pas, à moi; M. Moreali ne m'en laissa point le temps. Il me tendit avec une grâce charmante une main blanche comme une main de femme et me dit:
«Nous nous connaissons, monsieur; nous avons déjà échangé nos pensées, poussés l'un vers l'autre non pas tant par le hasard que par une invincible sympathie. Je suis à moitié Italien, moi, c'est-à-dire impressionnable et de premier mouvement; vous m'avez intéressé, vous m'avez plu, et, malgré la différence de nos opinions, je sens que je désire vivement votre bonheur. Ne vous demandez donc pas si la confiance que le général me fait l'honneur de m'accorder est bien ou mal placée. Consultez votre instinct: je suis sûr qu'il vous dira que je suis votre ami.»
C'était aller bien vite, je le sentais, et pourtant, comme il n'est guère possible de se méfier sans cause, je répondis avec déférence et gratitude. Lucie, dont je tenais toujours le bras, m'avertit par une légère pression... de quoi? de me rendre, ou de m'observer? Le général s'assit sur le rocher en disant d'un ton satisfait:
«Alors, si vous vous entendez tous les deux, me voilà tranquille, et ma fille doit l'être aussi. Je reste ici avec elle un instant; allez devant, nous vous rejoindrons.»
C'était un ordre d'avoir à m'expliquer sur l'heure avec cet inconnu. J'y étais mal disposé par l'étrangeté du fait. Quelque agréable que soit le personnage, sa soudaine intervention bouleversait toutes mes idées. Il prit mon bras avec une familiarité surprenante, sans pourtant rien perdre de la dignité de ses manières, et, quand nous eûmes fait quelques pas:
«Monsieur, me dit-il, reconnaissons d'abord, pour nous entendre, que M. le général La Quintinie est d'un caractère excentrique et singulier. Je vous tromperais si je vous laissais croire que je suis son ami plus que le vôtre. Notre connaissance est tout aussi récente. Je l'ai rencontré ces jours derniers chez mademoiselle de Turdy à Chambéry. Elle nous a présentés l'un à l'autre, et, comme cette dame était fort préoccupée des projets de mariage formés entre sa nièce et vous, on m'a sommé pour ainsi dire de donner mon avis, non pas sur votre mérite personnel, qui n'était pas mis en doute, mais sur une question d'application générale du principe religieux dans le mariage. Je me suis défendu: on me traitait un peu trop comme un Père de l'Église, et le rôle d'oracle qu'on voulait m'attribuer ne convenait ni à mon peu de lumières, ni à la discrétion de mes sentiments; mais je ne pouvais refuser de causer, et je ne sais pas le moyen de causer sans dire ce que je pense. Ce que j'ai pensé tout haut, je puis vous le rapporter fidèlement. J'ai dit qu'entre gens d'honneur il n'y avait jamais moyen de transiger en matière de foi.... Je sais que c'est votre opinion aussi; mais j'ai ajouté que la vraie foi était contagieuse, et que vous ouvririez probablement les yeux à cette lumière, grâce à l'ascendant de votre fiancée. Voilà tout ce que j'ai dit: ne croyez donc pas, en me voyant ici, que j'y vienne en trouble-fête et en disputeur. Je me suis récusé comme arbitre, et je ne prétends à votre confiance qu'autant qu'il vous plaira de me l'accorder.
—Permettez-moi, lui répondis-je, de vous connaître davantage avant de vous donner cette confiance que votre bonté réclame. Je vaux sans doute moins que vous, puisque je résiste à l'attrait respectueux que vous m'inspirez; mais on me fait ici une situation tellement bizarre et délicate, que je m'y perds un peu.
—Oui, reprit-il, je comprends cela. Laissons venir, et ne forçons rien. Ne discutons pas surtout avant de bien connaître le fond de nos croyances, car ce serait du temps perdu.
—Vous comptez alors que nous nous reverrons ici?
—Ici ou ailleurs, chez mademoiselle de Turdy probablement. Puisque votre demande est faite, vous ne tarderez sans doute guère à vous présenter chez elle, et j'y vais tous les soirs. Donc, si vous avez besoin de ma sollicitude pour vous et de mon dévouement pour la vérité, vous saurez où me prendre. J'ai à votre service deux mois de séjour à Chambéry. J'y suis venu ranimer et consoler un vieux ami malade qui m'appelait depuis longtemps, et dont mademoiselle de Turdy vous donnera le nom, s'il vous plaît de venir me trouver; mais, s'il en est autrement, ne craignez pas que je m'en formalise. Vous ne me devez rien, je ne suis rien ici, et, si je m'y trouve mêlé à vos affaires, c'est à mon corps défendant, ne l'oubliez pas. Le jour où vous me prierez de ne m'en pas mêler, vous n'entendrez plus parler de moi.»
Tout cela a été dit sur un ton de bonhomie exquise, si l'on peut associer ces deux mots, et j'ai dû me rendre. La suite de notre entretien a roulé sur le caractère des parents de Lucie. M. Moreali paraît regarder le général comme un enfant aussi faible que volontaire. Il dit de la tante Turdy qu'elle est une excellente femme, trop communicative, et du grand-père qu'il lui plaît plus que les deux autres. Le nom de Lucie n'a pas été prononcé. En revanche, nous avons beaucoup parlé de toi. Ce M. Moreali sait tes ouvrages par cœur, comme s'il les avait lus hier. Il admire ton talent sans réserve littéraire, et il m'a peut-être un peu fait la cour en te louant avec vivacité. Pourtant il est catholique romain dans toute l'extension du terme: est-ce là ce qu'on appelle un jésuite de robe courte? Il est parfaitement aimable, et séduisant au possible, trop peut-être!
En nous retrouvant si bien d'accord, Lucie a été contente de moi, et le front du général s'est tout à fait éclairci au dîner. Il est bien certain que l'on espère me convertir; mais, s'il y a une petite conspiration tramée à cet effet, Lucie n'y est pour rien, et dès lors je me défendrai avec douceur contre les assauts de l'aimable apôtre suscité par son père. J'aime mieux cela en somme que d'avoir à discuter contre lui-même, ce qui est la chose la plus aride, la plus irritante et la plus vaine que je connaisse, et je dois peut-être lui savoir gré d'avoir mis en son lieu et place un homme de valeur réelle et de parfaite courtoisie.
Ne te dérange donc pas, tu vois que mes affaires ne vont pas plus mal. Quand ton intervention me sera nécessaire, je t'appellerai, cher père, ou je volerai près de toi. Te voilà si près, Dieu merci! mais je te réserve comme la suprême assistance pour les grandes occasions.
Ton Émile.
XXI.
M. LEMONTIER A SON FILS.
Chêneville, 15 juin.
Fais-lui comprendre, à cette noble Lucie, le droit et le devoir de la liberté de conscience, et ne t'inquiète pas du reste. Ne discute ni ses dogmes ni son culte, jusqu'à ce que tu aies établi en elle la base de tout principe, la sainte liberté. Tu ne pourrais entrer avec elle dans des discussions de détail, et ce serait bien en vain que tu le tenterais. L'amour te ferait taire, ou il t'emporterait dans son magique tourbillon à mille lieues de tes doctes raisonnements. Elle-même perdrait la tête, et, partagée entre son cœur et son esprit, elle prendrait peut-être de trop promptes résolutions. A mon sens, toute croyance doit être respectée dans son exercice, si la discussion de son principe ne l'a point modifiée. Laisse donc Lucie garder ses habitudes et ses amis, qu'ils soient prêtres ou séculiers, jusqu'à ce que leur influence échoue d'elle-même devant une conviction profonde de son droit vis-à-vis de tous et de toi-même. Ce droit lui apparaîtra clair et victorieux le jour où elle t'aimera d'un véritable amour, et c'est alors seulement que tu devras l'épouser et que tu n'auras pas à craindre d'influences néfastes dans ta vie conjugale. Si Lucie ne les secoue pas sans regret, ou si elle les secoue dans un jour d'entraînement pour toi, elle n'est pas la femme d'élite que tu vois en elle, ou bien elle aura de nouvelles luttes à subir contre elle-même au lendemain d'un dévouement irréfléchi.
Il faut bien le reconnaître, mon enfant, nous avons tous le droit de propagande et de persuasion; mais nous n'avons pas d'autre droit. Que les raisons d'État augmentent ou restreignent ce droit selon les circonstances, il existe toujours dans son entier. On peut subir le fait des obstacles qui le froissent, la conscience d'un homme digne du nom d'homme ne les acceptera jamais en principe. Les catholiques, qui le nient dès qu'il s'agit de religion, le réclament, ce droit, dès qu'il s'agit de leurs intérêts ou de leur propagande. Donc, ils le reconnaissent en dépit d'eux-mêmes, et pas plus que nous ils ne peuvent s'en passer.
Lucie comprendra, si elle est véritablement intelligente; si elle ne l'est pas, brise ton amour et n'engage pas ta vie, car, si tu la voyais retomber sous le joug du prêtre, de quoi te plaindrais-tu? Tu étais libre de ne pas l'épouser. Tu pouvais chercher ta compagne parmi celles qui pensent comme toi.... Mais, moi, je crois à la grandeur et au sérieux de son esprit; aussi ne suis-je pas très-inquiet. Poursuis donc cette noble conquête sans autres armes que celles qui t'ont servi jusqu'à présent, une sincérité inaltérable, une fermeté invincible pour conserver ta propre croyance, et avec cela la foi au vrai, qui est contagieuse et qui transporte les montagnes.
...Je reçois ta lettre du 13.—Eh bien, tu as été un peu vite; mais il n'est plus temps de regarder derrière soi, puisqu'à l'heure où tu recevras ma réponse, tu auras déjà présenté ta demande au général La Quintinie. Nous allons bien voir si, par quelque exigence inadmissible, il ne rend pas ta démarche nulle. N'importe, Lucie t'aime, je le crois; elle te l'a dit, ce me semble, avec une grandeur qui me charme, et je l'aime aussi, moi, et je la veux pour fille, si les obstacles dont elle parle, et que je commence à pressentir, ne sont pas insurmontables. Ces obstacles ne viennent plus d'elle, sois-en certain. Elle ne croit pas à l'enfer, elle ne damne personne. Elle est à nous, va, puisqu'elle est au vrai Dieu! Elle est de ces âmes de diamant que l'erreur ne peut ternir, et je l'estime, non pas quoique, mais parce que. Si elle a pu fleurir dans cette atmosphère du cloître sans en rapporter ni ombre ni déviation, c'est une forte plante, j'en réponds, et nulle brise malsaine ne l'empêchera de porter ses fruits.
Courage donc, un grand courage, Émile! entends-tu? car il faudra peut-être beaucoup combattre, beaucoup attendre, et quelquefois désespérer; mais je serai là dès que tu pourras me fixer sur la nature des empêchements signalés par Lucie, et je te promets de ne pas me décourager facilement.
Ton père.
XXII.
MOREALI AU PÈRE ONORIO, A ROME.
Aix en Savoie, 15 juin.
Viens, mon père, viens à mon secours, car je meurs ici. Je ne sais quelle influence ténébreuse s'est étendue sur moi, tout m'est amer et je me sens faible. Toi seul peux lire dans le livre obscur de mon âme et retirer violemment le poison qui l'engourdit et la glace.
Plus de sommeil réparateur, plus de veille féconde! Je ne comprends plus rien, la foi est voilée comme si elle n'avait jamais existé pour moi. Quelle épreuve! C'est la plus cruelle que j'aie traversée. Mes lèvres prient, mon cœur dort. Je me demande si mon corps marche, si mes yeux voient, si mes oreilles entendent.
Tu m'avais prévenu contre ce mal sans nom qui saisit le fidèle au début de la vie de sainteté et qui le tient prosterné, comme évanoui à la porte du Seigneur! Des jours, des mois, des années peut-être peuvent s'écouler ainsi. Sainte Thérèse a enduré vingt ans ce supplice de ne pouvoir prier, et, toi-même, tu t'es surpris, me disais-tu, blasphémant tout haut, la nuit dans ta cellule! Oui, mais tu avais le sentiment de la lutte, et je ne l'ai pas. Mon esprit n'est pas assailli de ces fureurs sourdes, de ces épouvantes, de ces détresses qui réveillent la volonté par l'excès des souffrances. Je me sens atone, brisé sans combat, et n'ayant envie ou besoin de rien nier, mais porté à douter de tout. Est-ce une de ces tentations décisives qui signalent l'agonie du vieil homme aux prises avec l'homme nouveau? Ou bien, homme faible et sans cœur, suis-je ébranlé par l'esprit du siècle dans ma lutte suprême avec lui?
J'ai une mission à remplir pourtant, une mission toute personnelle, mais que toi-même as jugée indispensable: j'ai juré de consacrer à Dieu cette âme qui m'était confiée, qui m'appartenait pour ainsi dire. Eh bien, cette âme m'échappe, elle succombe au milieu de son élan, elle est retombée sur la terre, elle périt, et je ne sais rien faire, je n'ose rien, je ne peux rien pour la sauver! Un dernier moyen me reste, mais il est incertain, il va peut-être contre mon but!
Est-ce la honte et la mortification d'échouer si misérablement au port qui m'ont jeté dans ce dégoût et dans cette lassitude? La raison n'est pas suffisante; nous ne convertissons pas tous ceux que nous entreprenons, et nous ne sommes pas toujours assez forts pour évoquer la grâce, pour la faire descendre sur nos néophytes. Pourquoi celle-ci, en m'échappant, me laisse-t-elle courbé sous une douleur immense? Qu'est-elle pour moi de plus qu'une autre? Que signifie en moi ce dépit que sa trahison soulève?
Évidemment, je suis malade, et Dieu m'afflige pour mon bien; mais, dans les rares moments où je retrouve un peu d'énergie, je sens que ma foi a baissé, et je m'épouvante de ce que je deviendrais, si elle s'effaçait absolument.
Sourire de la malice du tentateur et attendre la fin de cette maladie jusqu'à la mort, s'il le faut!... Voilà ton enseignement et ton exemple. Quand tu es près de moi, cela me semble possible; seul, je n'y crois plus. Je suis encore trop loin de la vieillesse et de la mort. Je succomberai, je mourrai dans l'athéisme! Viens donc, sauve-moi encore comme tu m'as déjà sauvé. Tout favorisait notre établissement ici... mais devons-nous, si près de cette défection, qui peut devenir un foyer de révolte, planter une tente qui sera regardée avec dédain?
Tu verras, tu jugeras et prononceras. Peut-être d'un mot ramèneras-tu en moi le sens de la vie et l'ardeur du zèle.
Moreali.
XXIII.
(FRAGMENTS DE DIVERSES LETTRES.)
HENRI VALMARE A M. LEMONTIER.
Quant à ce Moreali, je l'observe et n'ai pas d'opinion arrêtée sur son compte jusqu'à présent. Il vit fort retiré et ne fréquente que la vieille mademoiselle de Turdy. J'ai été aux informations, et voici tout ce qu'on a pu me dire:
Il demeure à Chambéry depuis peu, et il vient quelquefois à Aix avec un vieux gentilhomme piémontais fort dévot qui l'a connu à Rome et qui le tient en grande estime. Je me demande d'où le général le connaît, et s'il est vrai qu'il ne le connaisse que depuis quelques jours. Il court les environs pour acheter une propriété pour le compte de quelqu'un qui l'en a chargé. Il n'est pas, comme on l'avait supposé d'abord, un envoyé de la cour de Rome, du moins rien ne l'annonce comme un dévot de grand zèle ou de grande importance.
Émile en fait cas. Je ne saurais dire qu'il me soit très-sympathique malgré ses bonnes manières et son langage choisi. Je lui trouve un air de préoccupation et la plaisanterie aigre-douce.
MOREALI A LUCIE.
...M. Émile est un honnête caractère et un esprit loyal; mais les hautes lumières de la foi lui ont manqué, et son jugement est peut-être faussé sans retour. Il rejette des points essentiels, et vous ne pourrez jamais vous entendre avec lui sans rompre avec l'Église.
...Mais, puisque ses défiances s'effacent, puisque je peux vous voir souvent tous les deux, je ne me découragerai pas sans avoir tout essayé pour le ramener dans le droit chemin. Seulement, il nous faudrait votre aide, et vous la refusez à monsieur votre père et à moi. C'est là ce que je ne puis comprendre. Expliquez-vous, je vous en supplie. Vous dites que vous discuterez avec ce jeune homme, que vous plaiderez la cause de votre liberté de conscience. Je ne sais si vous le faites. Vous semblez consentir maintenant à nous laisser agir en voyant que M. Émile se prête avec moi de bonne grâce à la conversation; mais vous vous opposez à ce que je parle en votre nom, à ce que je déclare que non-seulement vous voulez garder votre foi, mais encore conquérir à Dieu la sienne! Je ne vous comprends plus, Lucie, et, si vous ne me rassurez bien vite, je croirai que vous subissez une passion funeste, un aveuglement, un piége de l'ennemi. Vous n'espérez pas sans doute sauver votre âme par ce chemin-là. Votre conscience n'admettra jamais l'exécrable sophisme de tout sacrifier, même la foi, même le ciel, à l'objet aimé.... Je tremble de vous voir si fière et si tranquille au bord d'un précipice! Ah! ma sœur, ah! ma fille, revenez à vous! Vous me jetez dans un trouble immense, et je me demande si je dois continuer à vous obéir, ou commencer à vous résister, en tendant tous les efforts de ma volonté contre ce détestable projet de mariage.
LUCIE A MOREALI.
...Votre lettre est presque une menace qui me contriste, mais qui ne saurait produire l'effet que vous en attendez. Avant tout, et pour la dernière fois, mon ami, je ne veux plus garder sur votre compte un silence qui équivaut à un mensonge. Je vous supplie de dire à Émile et à mon grand-père qui vous êtes, quelle influence votre amitié a eue et pourrait encore avoir sur ma vie, enfin quelle est la part que vous prenez à nos déterminations. Si vous agissez ainsi, je vous aiderai, comme vous dites, c'est-à-dire que je prierai Émile de vous écouter et que j'unirai mes efforts aux vôtres, ouvertement et loyalement pour l'amener à modifier ses croyances.
Autrement, non! Je séparerai ma cause de la vôtre, je la séparerais de celle de Dieu, s'il fallait aller à Dieu autrement qu'au grand jour, ce qui n'est pas possible.
HENRI VALMARE A M. LEMONTIER.
...Émile va tous les jours à Turdy. Le général compte sur Moreali pour le convertir, et Lucie semble retirer son épingle du jeu.
Un fait qui n'a peut-être aucune importance, c'est que Misie, la servante lingère de Turdy, est venue ici deux matins de suite pour conférer secrètement avec ce Moreali, lequel, depuis deux jours, est à Aix avec son ami le comte de Luiges. Misie est toute dévouée à sa jeune maîtresse, et ne peut venir que par ses ordres. Je n'ai pas fait part de ma découverte à Émile, que ce petit mystère pourrait inquiéter; mais j'ai cru devoir vous la dire.
XXIV.
ÉMILE A M. H. LEMONTIER, A CHÊNEVILLE.
Aix, 20 juin 1861.
Voilà plusieurs jours passés sans t'écrire autre chose que des billets. Le temps me manquait beaucoup, et la certitude ne se faisait pas. Je passais les matinées souvent avec Moreali, les soirées avec lui encore à Turdy. Je me prenais d'estime et d'amitié pour cet homme étrange. Je subissais l'attrait de ses manières et de son langage; ses raisons ne me touchaient pourtant pas. Il m'intéressait, il me faisait réfléchir, il me portait à examiner et à répondre. Je me sentais fort contre lui, fort de tes convictions plus élevées, plus vastes, plus satisfaisantes que les siennes; mais son esprit ingénieux et subtil me charmait, et je croyais trouver en lui un auxiliaire aimable, non déclaré encore en ma faveur,—c'eût été trop tôt se rendre,—mais sincèrement désireux de pouvoir me servir. Le général s'était endormi sur les deux oreilles, enchanté de n'avoir plus qu'à attendre. Le grand-père causait volontiers histoire et littérature avec cet hôte plein de mémoire et d'érudition. Lucie paraissait attentive, et rien de plus. Nous n'étions jamais seuls. Quatre jours sans avancer d'un pas, c'est long dans la situation où je suis! Je perdais patience et j'étais décidé à brusquer un peu les choses, quand une surprenante révélation s'est faite. Je t'écris tout bouleversé encore de l'événement.
Le soir, comme je revenais de Turdy avec Moreali, nous rencontrions madame Marsanne avec sa fille et Henri. Ils rentraient de la promenade, des rafraîchissements les attendaient dans le petit jardin de l'habitation louée par madame Marsanne. Elle nous invite à y entrer. Moreali remercie et nous quitte. Aussitôt Élise me prend le bras avec une vivacité singulière, met un doigt sur ses lèvres, nous attire dans le jardin, regarde si la porte est fermée, et nous dit en éclatant de rire:
«Enfin! je le connais!
—Qui? Moreali?
—Non pas Moreali, c'est quelque nom de guerre, mais l'abbé Fervet; c'est lui, j'en suis sûre, notre ancien directeur du couvent de *** à Paris!
—Directeur de quoi? demanda Henri.
—De conscience, rien que ça!
—Votre confesseur alors?
—Non pas. C'est très-différent. L'abbé Fervet, pour des raisons personnelles que je ne connais pas du tout, avait obtenu dispense de confesser.
—Allons donc! reprend Henri. Un prêtre qui n'a pas de goût pour cet exercice? Pourtant ce doit être fort divertissant de confesser les jeunes nonnes et les jolies petites filles!
—Il y a peut-être à cela autant de danger que de plaisir, car nous n'avons jamais eu à dire nos petits péchés qu'à de vieux prêtres plus ou moins octogénaires. On racontait sur notre abbé Fervet toute sorte d'histoires romanesques.
—Quelles histoires? demandai-je à mon tour.
—Oh! toutes les histoires que des cervelles de pensionnaires peuvent forger. Il avait reçu dans sa jeunesse la confession d'une demoiselle éprise de lui; amoureux à son tour, il avait héroïquement fui le danger, et il avait prié et obtenu de ne plus confesser les personnes de notre sexe. C'était là la version la plus accréditée; mais les imaginations vives en supposaient davantage. Faites-moi grâce du caquet de mes chères compagnes; je puis vous dire seulement que la pénitente séduite ou séductrice changeait continuellement de rôle dans la légende. Tantôt c'était une princesse et tantôt une bergère. De tout cela, il ne faut pas croire le moindre mot, car l'histoire n'était fondée sur rien; mais il fallait bien rire et babiller un peu!»
Je demandai à Élise quelles étaient les attributions du directeur de conscience à son couvent.
«Voici, dit-elle avec gaieté. On était libre de n'avoir jamais rien à démêler avec lui; mais il nous faisait, dans un grand parloir, une espèce de cours de théologie. En outre, il donnait des leçons particulières d'histoire sainte à quelques-unes des plus sérieuses, à Lucie entre autres, toujours avec la sœur-écoute, brodant à la table où nous avions nos livres et nos cahiers. Ceci nous intriguait encore un peu; car, avec nos autres vieux professeurs, ces précautions étaient fort négligées, et, si la sœur s'absentait, personne n'y prenait garde, tandis que l'abbé Fervet se montrait rigidement observateur de la règle, et, si la sœur était en retard au commencement des leçons, que nous fussions une ou plusieurs, il se tenait près de la fenêtre, loin de la grille, lisant ou feignant de lire et de ne pas nous voir. Il avait la réputation d'un saint homme, et nul ne pouvait la lui contester: pourtant nous nous disions tout bas qu'il eût été encore plus saint de ne pas tant nous craindre.
—Mais, reprit Henri, quand vous aviez des cas de conscience à lui soumettre, faisiez-vous donc vos petites révélations devant la sœur-écoute?
—Généralement oui, et même en présence les unes des autres, ce qui nous divertissait beaucoup. Celles qui étaient studieuses, comme Lucie, prenaient plaisir à écouter les doctes et éloquentes réponses du directeur, car c'était pour lui l'occasion de briller, et il ne s'en faisait pas faute. Il a toujours été beau parleur, et, pour le faire parler, nous inventions des doutes que nous n'avions pas. C'est vous dire que nos cas de conscience avaient rapport à des articles de foi et n'exigeaient aucun mystère. Si quelqu'une avait un petit secret à lui confier, elle lui écrivait, et il répondait d'assez longues lettres, fort belles, à ce qu'on assure, et que l'on montrait en confidence à ses amies. Moi, je n'en ai jamais reçu, n'ayant jamais aimé à écrire, et ne trouvant point en moi-même de scrupules sérieux à écouter ou à vaincre.
—Voilà votre récit couronné avec élégance, dit Henri, et nous tenons la légende de l'abbé Fervet: reste à savoir si M. Moreali, qui a peut-être l'esprit et le caractère d'un prêtre, mais qui n'en a ni l'habit ni les manières, est l'abbé Fervet, et pourquoi ce serait lui.
—Lisette rêve, dit madame Marsanne, ou elle se moque de nous. Elle a rencontré ici et à Turdy M. Moreali plusieurs fois, et jamais encore elle ne s'était avisée de cette belle découverte.
—Permettez, maman, reprit Élise; chaque fois que j'ai rencontré M. Moreali, je vous ai dit: «C'est singulier, je l'ai vu quelque part; il me semble qu'il évite mes yeux!» Vous m'avez répondu: «C'est quelque ressemblance, cela te reviendra.» Et je ne trouvais pas, parce que je cherchais dans mes souvenirs du monde et non dans ceux du couvent, qui sont déjà loin. Enfin, hier, nous quittions Turdy comme il y arrivait, et le nom de l'abbé m'est revenu avec sa figure. Je ne m'y suis pas arrêtée, puisque celui-ci n'était pas un prêtre, que d'épais cheveux rejetés en arrière cachent la place de sa tonsure, qu'il est fort bien mis, non pas à la dernière mode, mais avec l'élégance grave qui convient à son âge, enfin que rien chez lui ne trahit son ancien état. Et puis il a changé d'accent, il est devenu Italien. Comment? Je ne me charge pas de vous le dire; mais je sais que l'abbé Fervet, en quittant la direction de notre couvent, est allé vivre à Rome.
—Comment le sais-tu? dit madame Marsanne.
—Lucie me l'a dit, elle a reçu plusieurs fois de ses nouvelles.
—Alors ce n'est pas lui, reprit madame Marsanne; Lucie l'a vu chez sa tante pour la première fois il n'y a pas quinze jours. Est-ce que d'ailleurs elle ne t'aurait-pas dit: «J'ai revu l'abbé Fervet?»
—Voilà le mystère, répliqua Élise avec un peu de malice: Lucie sait ou ne sait pas. Peut-être qu'elle ne l'a pas encore reconnu, ou qu'elle n'est pas sûre, ou qu'elle est dans la confidence de son secret; car, pour se déguiser et changer ainsi de nom, il faut bien qu'il ait un gros secret. Qu'en dites-vous, Émile? Vous ne dites rien?
—Je dis que vous vous êtes trompée, Élise, et que l'abbé Fervet n'est pas M. Moreali.
—Eh bien, je fais un pari, moi: c'est que, Fervet ou non, Moreali est un prêtre. Qui tient le pari?
—Moi, répondit Henri. Je le saurai, et, si je perds, je m'avouerai vaincu. Quels sont vos indices? Soyez de bonne foi et mettez-moi sur la voie des recherches.
—Je n'ai, en outre de la ressemblance, qu'un seul indice, mais il est capital: c'est celui qui vient de me frapper là, tout à l'heure, comme il se refusait à entrer chez nous. Il y a chez beaucoup de prêtres un certain mouvement; tantôt du cou et du menton, tantôt de la main, pour remettre en place le rabat qui tend toujours à s'en aller de côté ou d'autre, et dont les attaches gênent ou grattent la peau quand elle est délicate. Or, ce mouvement était très accusé et très fréquent chez l'abbé Fervet. Les petites filles remarquent tout; et, quand nous voulions parler de lui sans le nommer devant nos religieuses, nous imitions son tic et nous affections de placer la main comme lui, vu que, à tort ou à raison, nous l'accusions d'aimer à montrer sa main, qui était fort belle. Eh bien, cette main toujours belle redressant le rabat devenu cravate, le mouvement du menton et du cou, avec cela certain air embarrassé et certain regard vif et sévère à mon adresse, comme celui dont il m'honorait jadis à la leçon pour me dire: «Silence, mademoiselle!» tout cela vu de face, et vivement éclairé par le flambeau que tenait le domestique, fait que je me suis écriée en moi-même: «C'est lui!» et qu'à présent j'en suis aussi sûre que nous voilà tous ici.»
J'étais atterré de la découverte d'Élise. Supposer Lucie capable de dissimulation avec moi, quelle qu'en fût la cause, c'était une souffrance atroce. Je n'en fis rien paraître, et je sortis avec Henri.
«Il faut découvrir la vérité, lui dis-je; mais, si Élise ne s'est pas trompée, il faut nous taire.
—Comment? Pourquoi?
—Parce que, si M. Moreali est un prêtre déguisé, c'est un ennemi, non en tant que prêtre, mais en tant que fourbe.
—Très-bien! j'entends! reprit Henri, dont l'esprit allait au but aussi vite que le mien. Nous ferons semblant d'être dupes, afin de déjouer ses projets. Évidemment, il fait son métier de Tartufe dans la famille. Il trompe le grand-père, il domine le général Orgon. Il n'y a point là d'Elmire, mais il veut empêcher le mariage de la fille de la maison pour qu'elle retourne au couvent et s'y enterre avec sa dot.
—Je ne suppose pas tout cela, répondis-je, je ne vais pas si loin. Moreali ou Fervet peut bien être un zélé de l'Église secrète, habitué aux chemins tortueux et trompeurs; mais je le crois de bonne foi quant à sa croyance, et disant comme les jésuites: «Qui veut la fin veut les moyens.» La fin pour lui n'est peut-être pas d'empêcher le mariage de Lucie, mais de le retarder jusqu'à ce que, me détachant de mes idées, je donne aux dévots le scandaleux triomphe de me voir renier les principes de mon père et les miens.
—Et ton père te conseille de résister jusqu'au bout? Prends garde! Lucie vaut bien une messe!
—Lucie vaut mieux que cela: elle mérite qu'on l'obtienne par la loyauté du cœur et la fermeté de la conduite. Mon père ne me conseillera jamais de m'y prendre autrement.
—Allons! soit; mais dis-moi donc quel rôle Lucie joue dans tout cela? Peux-tu supposer qu'elle n'ait pas reconnu Fervet?
—Je supposerai tout plutôt qu'une trahison.
—Mais que ferons-nous pour découvrir la vérité sous le masque de Moreali?
—Je ne sais pas; cherchons!
—Viens chez moi, dit Henri. Nous allons lui écrire une lettre adressée à M. l'abbé Fervet. S'il la reçoit, c'est lui.
—Il ne la recevra pas.
—Elle sera sous enveloppe adressée à Moreali. On attendra la réponse.
—Il ne répondra pas. D'ailleurs, au nom de qui écriras-tu?
—Au nom de personne. Tu vas voir. Il n'est que dix heures, il ne sera pas couché; viens chez moi.»
Je répugnais à cette feinte.
«Je prends tout sur moi, dit Henri. Ne t'en mêle pas: n'ai-je pas un pari à gagner ou à perdre?»
Il écrivit:
«Une âme fervente a recours aux prières de M. l'abbé. On l'a reconnu, mais on ne trahira pas son incognito. On le supplie d'offrir dimanche, à l'intention d'une âme chrétienne bien cruellement éprouvée, le saint sacrifice de la messe, qu'il doit dire en secret dans ses appartements. On ne demande pour réponse que le renvoi du ruban qui entoure cette lettre.»
«Quel ruban? demandai-je à Henri.
—Tu m'as parlé, reprit-il d'un bouquet de lis dans une grotte et d'un ruban aux emblèmes d'un cœur sanglant.... L'as-tu toujours?
—Oui.
—Ne l'as-tu jamais montré à personne?
—Jamais.
—A qui en as-tu parlé?
—A toi seul.
—Pas même à Lucie?
—Pas même à Lucie.
—Ce ruban n'a rien de particulier à l'adresse de Lucie?
—Rien.
—Eh bien, va le chercher; c'est un passe-port excellent. Il vient de la fabrique des symboles à l'usage des dévots, et c'est entre eux comme un mot de passe ou un signe de reconnaissance.»
Je livrai le ruban à Henri. Il ne s'agissait plus que de trouver un commissionnaire discret ou naïf.
«Le naïf sera le meilleur, dit Henri, je m'en charge. Il y a par là un vieux pauvre très dévot qui a une bonne figure et qui rôde jusqu'à minuit autour du casino. Mon domestique lui fera remettre ceci par un tiers, pour qu'il fasse la commission sans savoir d'où elle vient. Sois tranquille, tout ira bien!»
J'étais si bouleversé, que je laissai Henri commettre cette imprudence, car c'en était une, surtout si Moreali avait vu dans les yeux d'Élise, une heure auparavant, qu'elle l'avait reconnu. Il pouvait lui attribuer cette supercherie, se défier, renvoyer la lettre en disant qu'elle n'était pas pour lui; mais aurait-il cette audace?
«S'il l'a, disait Henri, nous serons d'autant mieux édifiés sur son aimable caractère.
—C'est-à-dire, lui répondis-je, que nous ne saurons rien du tout.»
Nous avons attendu un quart d'heure avec une impatience fiévreuse. Je comptais les minutes, les secondes. Le domestique d'Henri arrive enfin. Il apporte une enveloppe blanche cachetée de noir avec une simple croix pour devise, et dans cette enveloppe le ruban, c'est-à-dire: «Oui;» c'est-à-dire: «Je vous promets la messe;» c'est-à-dire: «Je suis prêtre;» c'est-à-dire: «Je suis l'abbé Fervet...»
Henri était enchanté du succès de sa ruse; moi, j'en étais triste et un peu honteux.
«Cet homme qui donne si facilement dans un piége improvisé, dans une véritable espièglerie de ta façon, n'est pas un traître bien exercé, lui disais-je; ce chrétien qui, plutôt que de refuser ses prières et sa sympathie à qui les invoque, s'expose à être découvert, n'est pas un tartufe: il croit sincèrement, et son déguisement lui est peut-être imposé malgré lui par une autorité qu'il regarde comme sacrée. C'est un homme qui se trompe assurément, car le déguisement est toujours un mensonge; mais peut-être n'a-t-il-pas l'intention de nuire. Ne sens-tu pas que Moreali, en se livrant avec le courage de l'imprudence ou l'attendrissement de la charité, nous ôte le droit de le démasquer?»
Henri me trouvait trop débonnaire ou trop scrupuleux. Il était triomphant et comme bouillant d'indignation, lui si indifférent devant les empiétements du clergé dans la famille et dans la société. Il se frottait les mains et se promettait de confondre l'imposteur aussitôt qu'il pourrait le faire sans nuire à mes projets.
«C'est étonnant, lui dis-je, comme les tièdes et les sceptiques sont batailleurs quand ils s'y mettent! Laisse-moi faire à présent, je t'en supplie, et calme-toi. Donne-moi ta parole d'honneur de garder le secret le plus absolu sur cette découverte jusqu'à ce que je t'en délie.
—Je le veux bien; mais Élise? Elle l'a reconnu, et elle n'en démordra pas.
—Élise est-elle l'amie sincère de Lucie?
—Oui et non, répondit Henri. Je suis franc, moi, et je vois bien qu'Élise est femme; mais elle me craint beaucoup, bien que je ne la blâme jamais. Je la taquine, je la persifle quand elle a tort; c'est ce qu'elle redoute le plus au monde. Je te réponds d'elle, si tu veux qu'elle se taise.
—Je le veux absolument.
—Elle se taira. Tu penses bien que, si je ne m'étais assuré d'être toujours le maître avec elle, je n'aurais jamais cédé au désir de l'épouser.
—Ah! voilà donc cette liberté complète que tu voulais conserver à ta femme?
—Mon ami, reprit-il, je suis l'homme de la société, non pas telle qu'elle sera peut-être un jour, mais telle qu'elle est aujourd'hui. Le mari doit être le maître; mais le seul moyen de l'être réellement, c'est d'avoir de l'esprit et de laisser croire à la femme qu'elle jouit d'une entière indépendance.»
Le 21 au matin.
J'ai dormi assez tranquille, bien triste, je l'avoue, mais résigné à attendre avant d'accuser Lucie. Je commence, tu le vois, à m'aguerrir et à supporter les orages.
Le 22 au soir.
Mon père, mon père, que je suis heureux! Ce matin, de très-bonne heure, j'ai passé le lac, et, sans me soucier d'être bien ou mal reçu par le général, j'ai attendu dans le jardin de Turdy le réveil de Lucie. Son père était parti avec le jour. Il chasse, non les perdrix et les lièvres, il est trop amoureux des règlements pour enfreindre ceux qui préservent le gibier, mais des loutres et des blaireaux, et même des rats et des belettes. Passionné pour le coup de fusil, il paraît qu'il est toujours debout avec l'aurore. Lucie, qui est matinale aussi, n'a pas tardé à ouvrir la persienne de sa chambre. En m'apercevant, elle a fait un cri de joie, elle s'est habillée à la hâte, elle est accourue me rejoindre avec ses beaux cheveux à peine relevés. La pureté du ciel était dans son regard, je me suis senti ranimé.
«Quelle bonne idée vous avez eue de venir ce matin! Nous allons enfin pouvoir causer!
—Oui; Lucie, je pressentais que vous aviez quelque chose à me dire.
—Quelque chose? Mille choses, toute mon âme!
—Rien de particulier?»
Je la regardais, je regardais dans ses yeux jusqu'au fond de son cœur. Elle a rougi, mais sans baisser les yeux et sans se troubler.
«Si vous avez une question particulière à me faire, prenez l'initiative. Je ne peux rien trahir de moi-même, mais je ne peux pas non plus mentir.»
Nous nous étions compris.
«Avez-vous juré, lui dis-je, avez-vous seulement promis de ne pas trahir un secret qui vous a été confié?
—J'ai promis de ne pas le trahir pour le plaisir de le trahir; mais j'ai juré de vous dire la vérité quand vous me la demanderiez sérieusement.
—Cela me suffit, Lucie. Je ne vous demanderai rien que ceci: Avez-vous une grande, une complète estime pour M. Moreali?
—Oui, bien que je ne sois plus d'accord avec lui sur quelques points qui touchent à la pratique de la vie.
—Est-il au moins le représentant de vos idées sur tout ce qui touche au dogme?
—Non, pas à présent.
—Il n'est donc pas orthodoxe selon vous, ou c'est vous qui ne l'êtes pas selon lui?
—O orthodoxie! s'écria Lucie avec un sourire mélancolique, où te trouve-t-on sur la terre, et quelle âme peut se vanter de te posséder!
—Toute âme qui aime, répondis-je.
—Oui, vous avez raison! s'écria-t-elle vivement; on ne trouve pas Dieu dans le sommeil du cœur et dans la solitude de l'esprit; j'arrive à croire qu'il se révèle à qui le cherche dans la pensée d'un grand devoir et d'une grande affection. Que je me trompe ou non selon les autres, je sens une confiance que je n'ai jamais eue, du courage, du calme et de l'énergie dans tout mon être. On dira ce qu'on voudra, je comprends ce que je ne comprenais pas. Mes horizons s'agrandissent; les pratiques puériles, les choses d'habitude et de forme extérieure deviennent une gêne entre Dieu et moi. La nature, embellie tout à coup, s'ouvre devant moi comme un temple où Dieu rayonne et me parle jusque dans les pierres. C'est une ivresse, et une ivresse sainte! Ils mentent, je le sais à présent, ceux qui disent qu'il faut mourir à tout pour apercevoir le ciel. Non, il faut vivre à tout pour voir qu'il est partout; en nous-mêmes aussi bien que dans l'infini.»
Et, comme je l'interrogeais ardemment, elle ajouta:
«Ce bonheur, je ne veux pas nier qu'il me vienne de vous, puisque votre foi et votre affection sont l'appui que j'accepte; mais il me vient aussi des lettres de votre père que vous m'avez montrées, des discussions que vous avez eues à propos de lui devant moi avec M. Moreali, des réflexions de M. Moreali lui-même, qui, n'étant pas dans le vrai à tous égards, me faisait revenir sur moi-même et me comprendre moi-même. Enfin, je crois et croirai toujours à la grâce, Émile, c'est l'action de Dieu en nous. Cette action est si nette, que je ne peux plus la méconnaître; elle me montre la vie de la femme glorieuse et douce dans le sanctuaire de la famille; elle chasse de moi les faux scrupules et les vaines terreurs; elle me dit clairement que, jusqu'à ce jour, ou la religion m'a trompée, ou je me suis trompée sur la religion. C'est plutôt cela; oui, c'est moi qui comprenais mal; mais je ne veux plus d'autre interprétation, d'autre direction que la vôtre, si vous devez être mon mari! Vous m'amènerez à vous, et alors, si je me sens de force à aller plus loin, qui sait? nous irons peut-être ensemble encore plus haut, toujours plus haut, et, à coup sûr, sans que nous ayons rien à rejeter de ce qui est vraiment sublime dans mon ancienne croyance.»
Lucie était si belle, si forte et si franche, que j'ai plié le genou devant elle. Oh! oui, mon père; tu l'avais comprise, toi, tu l'avais devinée dès le premier jour où je t'ai parlé d'elle. Elle est à moi, bien à moi, cette divine essence, cette beauté suprême!... Mais je ne veux pas devenir fou! Je me tais comme je me suis tu devant elle, car je n'ai pas osé lui parler d'amour. Elle me montrait tant de confiance, et je sentais si bien que je devais attendre, pour lui faire partager les transports de mon cœur, qu'elle eût fait la liberté autour d'elle!
Nous sommes restés ensemble sur ce banc, où Misie nous a apporté du lait et des œufs frais, en attendant le déjeuner. Nous n'avons pas songé à faire un pas de promenade, nous avons parlé, parlé toujours avec ivresse; de nous, de toi, de tout et de rien, de l'oiseau qui passait, du grand-père, qui était si bon de dormir longtemps, de Lucette, que nous avons tant aimée! de la neige, qui est si belle là-bas sur les Alpes, des fraxinelles, qui sentent si bon dans le jardin, des nuages roses, qui se mirent dans le lac, du matin, qui est une heure si riante, de la vie, qui est une si noble fête!... De Moreali, pas un mot. Le croirais-tu? Oui, tu le croiras bien, nous l'avons oublié. Que m'importent cet homme et son influence sur le passé de Lucie? Je me rappelle à présent que, sans le nommer, elle m'avait déjà parlé de lui. Quant à son influence sur le général, nous verrons bien s'il s'en sert pour ou contre nous! Est-ce un ennemi? Se vengera-t-il de la désobéissance de Lucie? Ah! qu'il me crée toutes les luttes dont l'esprit humain est capable, qu'il entasse toutes les montagnes de l'Atlas entre Lucie et moi, je me sens de force à tout renverser. Lucie déteste le mensonge, elle n'aime de sa religion que ce que j'en peux aimer; le reste, Dieu le fera retomber en poussière sous les pas de la volonté et le dissipera sous le souffle de l'amour!
Le grand-père s'est levé à dix heures. Nous avons été l'embrasser. Lucie lui a dit, avec un beau rire tendre, que nous étions d'accord sur bien des points. Il nous a bénis, il a marié nos cœurs dans ses bras tremblants. Liens sacrés!... Je n'ai pas voulu me gâter cette journée par une entrevue peut-être désagréable avec le général. Lucie a été du même avis. Elle m'a renvoyé.
«Ne pensons à rien d'inquiétant aujourd'hui, disait-elle; savourons notre espoir dans le recueillement. Je ne me laisserai tourmenter par personne, moi, je le déclare! Je chanterai pour le grand-père. Nous lirons, nous ne dirons rien aux autres. Nous rirons tous les deux. Mon père aussi a besoin de calme. Peut-être que demain il ne sera plus du tout pressé de brusquer nos résolutions et les siennes propres.»
Et me voilà, mon père, me voilà seul et tranquille dans mon chalet. Ah! que n'y suis-je avec toi! Mais ne viens que quand je te le dirai. Je veux essayer mes forces contre ce prêtre déguisé; je veux pouvoir te dire: «J'ai été patient; j'ai été doux et ferme, généreux et sévère....» Je veux faire acte de virilité intellectuelle et morale. Je veux que Lucie soit fière de moi et que tu sois content de ton enfant.
Émile.
XXV.
ÉMILE A M. LEMONTIER, A CHÊNEVILLE.
Aix, 23 juin.
Je me disposais ce matin à aller à Turdy, lorsque Moreali, que je n'ai pas vu hier, m'a pour ainsi dire fermé la route en s'attachant à mes pas. Il devinait mon projet; il savait sans nul doute mon entrevue matinale de la veille avec Lucie, il voulait m'empêcher de la renouveler, ou il voulait y assister. Dans mon récit trop ému de cette matinée d'hier, j'ai oublié un petit incident qui peut avoir son importance, et qui a fait passer un petit nuage sur l'enjouement délicieux de Lucie. Je t'ai dit que nous avions pris ensemble un vrai repas d'amoureux, des œufs frais et de la crème, sur la terrasse de gazon, devant le site grandiose qui s'ouvre là, au bout du jardin. C'était l'heure du premier déjeuner de Lucie, et Misie n'avait naturellement apporté qu'un couvert. Lucie m'ayant invité à partager ce léger repas, Misie montra une extrême répugnance à lui obéir, et même, en m'apportant mon couvert, elle eut tant de mauvaise grâce, que Lucie, surprise, lui demanda ce qu'elle avait.
Pauvre chère demoiselle! et de grands soupirs affectés, ce fut toute la réponse de Misie.
Misie est une grande et forte femme de trente à trente-cinq ans, qui, depuis son enfance, a passé à Turdy par divers grades de domesticité. Elle gardait les vaches, quand madame La Quintinie, touchée de son air simple et de sa piété, la fit entrer dans sa chambre, et l'y appela de temps en temps dans ses derniers jours. En mourant, elle la recommanda à son père, qui l'a toujours gardée, et qui, malgré son peu d'ordre et d'intelligence, l'a mise à la tête de l'office et de la lingerie.
«Elle est bonne, dit Lucie tout en me donnant ces détails, et je crois qu'elle m'est attachée, surtout depuis les soins que j'ai donnés à sa petite; mais elle est d'une dévotion exaltée et superstitieuse. Je ne serais pas étonnée qu'elle nous regardât, vous comme un païen, et moi comme une âme dévouée désormais à l'enfer. Ah! cette dévotion, quand elle est mal comprise, elle dénature le cœur et fait taire jusqu'à la reconnaissance d'une mère!»
Je crois donc que l'abbé sait par Misie tout ce que fait Lucie. Henri m'a dit les avoir vus conférer à Aix deux ou trois fois. Je t'ai écrit, n'est-il pas vrai? que le comte de Luiges était venu prendre ici quelques bains, et que Moreali l'y avait accompagné. Est-ce pour ne pas quitter son ami, ou pour se trouver plus près de Turdy? Ce doit être pour ce dernier motif, car Aix est une résidence bien bruyante pour un homme de son caractère, et bien trop fréquentée pour un prêtre qui cache son état.
Quoi qu'il en soit, j'ai accepté la promenade avec lui, et je l'ai suivi à travers les prés, affectant un calme qui ne l'a pas trompé, mais qui lui a donné à réfléchir sur la persévérance dont je suis capable.
«Émile, m'a-t-il dit tout à coup, c'est donc un fait accompli? Vous l'emportez? Vous avez vaincu tous les scrupules de mademoiselle La Quintinie? Vous avez sa parole?»
Il me sembla qu'il me tendait un piége, et, au lieu de lui répondre, je lui demandai d'où il tenait ces renseignements.
«Je ne les tiens pas, répondit-il, je vous les demande. J'espère encore que Lucie n'est pas décidée. Je vous rapporte les appréhensions de son père. J'ai passé la soirée d'hier avec eux, et je n'ai rien à vous cacher: le général est inébranlable, et veut une prompte solution.
—C'est-à-dire qu'il me refuse la main de Lucie?
—Il vous la refusera si vous n'abjurez pas vos erreurs.
—Vous a-t-il chargé de me signifier mon arrêt?
—Oui; mais, si je m'en charge, c'est pour amortir le coup, car c'est avec douleur que je remplis une telle mission.»
J'avais réussi à me maintenir parfaitement calme.
«Vous êtes bien pâle, me dit Moreali; asseyons-nous.
—Non, monsieur; un homme doit recevoir debout la blessure qu'il a prévue et bravée. Je ne me répandrai pas en plaintes inutiles. Je vous demanderai seulement s'il dépend de vous de modifier cette décision de M. La Quintinie.»
Ce fut au tour de Moreali de pâlir, à mon tour de lui demander s'il ne voulait pas se reposer.
«Asseyons-nous, dit-il, nous en avons besoin tous les deux, car nous souffrons autant l'un que l'autre; mais tous deux nous sommes sincères, je le jure devant Dieu, et cette douleur qui nous frappe doit nous unir au lieu de nous diviser.
—Quelle est donc votre douleur, à vous, monsieur, et quel intérêt si profond pouvez-vous prendre à la mienne?
—Émile! s'écria-t-il avec l'accent d'une vive sensibilité, est-ce que vous me prenez pour un hypocrite?
—Pour un hypocrite de profession, oui, monsieur, c'est-à-dire pour un de ces hommes qui acceptent les missions secrètes et qui s'embarquent dans les ténèbres pour frapper à couvert. Quelque soit votre état, vous faites une de ces campagnes perfides et mystérieuses qui croient avoir un but sacré, et vous, homme sincère et bon par nature, vous agissez sous la pression d'une autorité que vous ne croyez pas pouvoir récuser, ou sous celle d'un fanatisme que vous prenez pour la foi.
—Ni l'un ni l'autre, répondit-il en se levant et en parlant avec énergie. J'agis de mon plein gré, de mon propre mouvement et sous l'empire d'un sentiment aussi pur que ma conviction est nette et dégagée de fanatisme. Écoutez, monsieur Lemontier, j'aime le vrai, vous l'avez dit, et pourtant vous me voyez ici sous un habit qui n'est pas le mien: je suis prêtre.
—Je le savais, monsieur.
—Lucie vous l'avait dit?
—Non, car je ne le lui ai pas demandé.
—Hélas! je ne puis donc avoir auprès de vous le mérite de la confiance? Les circonstances sont contre moi, je le vois bien.
—C'est vous qui vous les rendez contraires en vous couvrant d'un masque. A quelle confiance pouvez-vous prétendre, ainsi déguisé?
—Eh quoi! reprit-il d'un air de surprise, poussez-vous plus loin que nous le respect de la lettre? Si vous aviez à fuir une persécution, à travers un danger, à échapper à quelque injuste sentence de prison ou de mort, vous reprocheriez-vous de passer une frontière ou de franchir une ligne ennemie sous l'habit d'un paysan, d'un soldat et même d'un prêtre?
—Votre vie ou votre liberté court-elle un danger ici? Pouvez-vous dire oui sur l'honneur?
—Oui, sur l'honneur, reprit-il. Un de ces dangers était certain pour moi il y a quelques jours. Il n'existe plus; je suis libre de reprendre le costume ecclésiastique, et je le reprendrai à Chambéry. Si je ne le reprends pas à Aix, c'est pour ne pas attirer inutilement l'attention sur ma personne, et pour ne pas éveiller la malveillance.
—De quelle malveillance vous plaignez-vous donc dans un pays et dans un temps où l'habitude et la mode sont pour tout ce qui porte la soutane?
—Ah! cette soutane, vous la détestez bien, Émile? Mais connaissez-moi donc sans prévention! Je suis par moi-même un homme obscur, et ma personne a toujours passé inaperçue dans le monde. Ne puis-je avoir eu dans ce pays-ci un devoir à remplir, un devoir tout personnel, je le répète, m'être entouré, pour le mener à bonne fin, de précautions indispensables, et me retirer sans bruit, sans avoir à me faire le reproche d'avoir trompé personne? Mademoiselle de Turdy, mademoiselle La Quintinie et son père savent qui je suis, son grand-père le sait depuis hier, vous le savez aujourd'hui; mon hôte, le comte de Luiges, l'a toujours su. Voilà les seules personnes à qui j'aie eu affaire. En quoi les ai-je trompées? Et vous, le dernier averti, que me reprochez-vous?
—Je ne vous ai rien reproché, monsieur, je me suis méfié, voilà tout.
—Et vous vous méfiez encore?
—Oui, et je me méfie davantage; je me méfie d'un prêtre qui, en ce temps de réaction catholique, et lorsque les gouvernements croient devoir tant ménager cette opinion menaçante, se trouve ou se croit en danger sur le sol de la France. Je ne sache pas un homme de cœur, à quelque état qu'il appartienne, qui, en temps de paix et de sécurité générale, ait à préserver sa vie sous un déguisement de nom et d'habit.
—A quelque état qu'il appartienne, dites-vous! Ignorez-vous qu'il en est un où l'homme, forcé d'abjurer les lois du point d'honneur qui vous régissent, est complétement empêché de repousser la violence par la violence?
—Quelle violence peut donc avoir provoquée un de ces hommes dont la mission est toute de paix et de douceur, à moins qu'il n'ait manqué à cette mission? Sommes-nous sous le régime de la terreur? Et ne voyez-vous pas que vous me forcez à soupçonner un crime, ou tout au moins une faute grave, un oubli quelconque de vos devoirs dans le passé?»
Cet interrogatoire où il m'avait entraîné presque malgré moi, par une confiance tardive et incomplète, le jeta dans une agitation où je vis se révéler une face nouvelle de son caractère. La fierté blessée, la passion, la douleur et la colère répandirent sur son visage, dans sa voix et dans son attitude une lumière sombre et comme un élan de révolte impétueuse.
«Ah! c'en est trop! dit-il en me serrant le bras comme s'il eût voulu me le briser, vous êtes un enfant, vous! et moi, j'ai derrière moi trente ans de sacrifices, de mérites, d'expiations, peut-être! Oui, un prêtre peut sans rougir parler de repentir et de pénitence, et c'est pour cela que sa loi est plus belle et sa vie plus grande que les vôtres! Eût-il un jour en cette vie oublié les devoirs de son état, il y peut rentrer à l'instant même et s'y purifier, s'y retremper dans les larmes et la prière. Qui êtes-vous, vous autres, pour nous interroger? Vous ne pouvez ici nous condamner ni nous absoudre, car vous ne pouvez ni vous châtier ni vous réhabiliter vous-mêmes. Quand le monde vous a pris votre honneur, il ne peut ni ne veut vous le rendre. Vous n'oseriez pas même le lui redemander; car, juste ou non, la sentence de vos tribunaux est une tache indélébile, et votre humble acquiescement aux rigueurs de l'opinion publique vous ferait tomber encore plus bas dans son mépris. C'est l'iniquité de vos principes en pareille matière qui vous rend si hargneux et si implacables envers nous. Vous voilà bien fiers de pouvoir nous dire: «Vous êtes prêtres; soyez saints, soyez anges, ou nous vous déclarons mauvais prêtres!» Eh bien, je vous déclare, moi, que nous n'accepterons pas votre jugement. Nous ne relevons que de Dieu. Nos manquements, nos erreurs n'ont de recours qu'à son tribunal, qui est omnipotent, tandis que le vôtre n'est que poussière. C'est pour cela que vous n'êtes rien, et que nous sommes tout dans l'ordre moral et philosophique. Oui, nous seuls représentons la vérité morale et religieuse, la seule vérité, celle qui prévaut depuis les premiers âges de la pensée humaine, et qui prévaudra au delà des institutions civiles de tous les siècles. A nous le dogme de la réhabilitation par l'expiation, à nous le salut des âmes éprouvées et brisées, à nous le saint orgueil de l'humiliation, les joies sublimes de la douleur et l'efficacité de la pénitence! A vous, qui portez si haut la tête, les hontes et les châtiments sans appel de la vie mondaine; mais à nous, qui, bafoués et avilis par vous, rampons sur nos genoux parmi les ronces, le baume efficace de la sanctification et les triomphes de l'éternité!»
Je te donne un résumé de sa sortie; je ne cherche point à en traduire l'éloquence. Il fut vraiment beau d'attendrissement et de conviction exaltée. Tout son corps tremblait, sa main blanche était livide; son regard, enflammé et mouillé tour à tour, supportait héroïquement l'attention du mien. Il est impossible de s'avouer coupable sans une souffrance profonde. Cette souffrance était en lui, mais elle ne le rabaissait pas, et, sans me reprocher de l'avoir forcé à cette sorte de confession, je n'eus aucune envie d'en profiter pour le mortifier davantage. Je détachai tranquillement de mon bras sa main qui s'y était crispée, je la ramenai sur sa poitrine, et je lui dis:
«Votre doctrine de la réhabilitation par l'expiation est la seule belle, la seule bonne, la seule vraie: c'est celle du Christ; mais elle est mienne autant que vôtre. Elle passera un jour dans l'esprit des sociétés et des législations; elle y passera par une nouvelle prédication de l'Évangile, dont vous n'aurez pas, dont vous n'avez déjà plus le monopole, vous qui prétendez être les seuls apôtres de la vérité et les seuls réformateurs autorisés par la révélation. La parole de Jésus est l'héritage de tous, et tout homme qui l'a comprise peut racheter ses propres fautes ou effacer par la charité celles de son semblable. Si, comme je le crois, vous avez un poids sur la conscience, ne voyez donc pas en moi un juge sans merci. Je vous absous de votre déguisement; et j'ai déjà pris des mesures pour empêcher que votre véritable nomme fût divulgué; mais, en revanche, j'exige de vous une sincérité absolue. Vous me direz si l'obstination du général et ses préventions contre moi sont votre ouvrage.
—Sa conversion est mon ouvrage, si mes prières ont été exaucées!
—Ne redevenez pas jésuite, ou je vous montrerai que je sais opposer la prudence à la ruse.
—Jésuite? s'écria-t-il. Je ne suis pas jésuite! A tort ou à raison, je me suis séparé de l'esprit de cette société puissante, voilà pourquoi je suis seul et faible sur la terre.
—Persécuté peut-être! Je le souhaiterais pour vous, vous ouvririez peut-être les yeux sur le mérite de la droiture absolue, mérite difficile dans la vie pratique et nécessaire devant Dieu; mais je n'ai pas le droit de vous adresser d'autres questions que celles qui me concernent, et je vous réitère celle à laquelle vous venez de répondre d'une manière évasive.
—Vous le voulez? dit-il. Je frapperai donc le grand coup, et, si vous avez la force d'esprit et de conviction à laquelle vous croyez pouvoir prétendre, vous ne me regarderez pas comme un ennemi après que j'aurai parlé. Oui, c'est moi qui ai dit au père de Lucie: «Votre fille ne peut pas devenir la fille d'un philosophe ennemi de l'Église.» Mais ne le saviez-vous pas, Émile? Ne m'étais-je pas déclaré à vous-même?
—Vous m'avez dit qu'on vous avait arraché malgré vous ce cri de votre conscience catholique: «Il n'y a jamais moyen de transiger en matière de foi.» Ce sont là vos propres paroles. Je vois que vous les avez développées de manière à rendre le général inflexible en dépit de son caractère indécis et de sa tendresse pour sa fille.
—J'ai été entraîné hier à ces développements par l'irrésolution de mademoiselle La Quintinie. Ne vous en prenez qu'à vous-même, qui avez travaillé à la détacher de l'Église.
—A la bonne heure, monsieur! J'aime mieux tout savoir.
—Vous voulez donc que je déclare la guerre à votre amour?
—Oui. Puisque c'est la guerre, combattons face à face! Il m'en coûtait de vous accuser d'une trahison réfléchie.
—Oh! s'écria-t-il avec véhémence, m'avez-vous cru un instant capable de vous calomnier, Émile, de rabaisser votre caractère et celui de votre père? S'il en est ainsi, je suis bien malheureux.»
Il pleurait de véritables larmes. Je fus ému.
«Non, monsieur, lui dis-je. Si j'ai été tenté d'y croire, je m'en suis défendu, et, devant ces larmes que je vous vois répandre, je sens que je dois m'abstenir d'un pareil soupçon.
—Merci, reprit-il en me serrant dans ses bras; merci, mon enfant! Ah! je le vois bien, vous êtes un cœur généreux et une noble nature! Vous séparer de celle que vous aimez est un calice que je partage avec vous, vous le voyez. Mon âme est brisée du coup que je vous porte! Je la plains elle-même, cette jeune fille...»
Ici les sanglots l'étouffèrent, comme si Lucie eût été pour lui l'objet d'une affection encore plus vive que celle qu'il m'exprimait à moi-même; mais il fit un effort pour vaincre cette pitié, et il continua:
«Il faut la sauver à tout prix, dût-elle en mourir! Qu'elle meure en paix avec Dieu et revive dans sa gloire plutôt que de vivre dans le péché et de végéter dans la mort!—A présent, Émile, reprit-il après un moment de silence et de recueillement, mon devoir m'oblige de vous faire une dernière sommation. Vous pouvez encore ramener à vous M. La Quintinie. Consultez-vous, essayez de vaincre l'orgueil philosophique; écoutez la voix de Dieu, qui vous enverra la foi, si vous la lui demandez ardemment. En un mot, faites votre possible pour vous convertir à la vérité, et, quelque frayeur que puisse m'inspirer pour votre avenir l'influence de votre père, je porterai des paroles de conciliation et d'espérance aux habitants de Turdy.
—Non, monsieur, répondis-je, ne trompez personne et n'essayez pas de vous tromper vous-même. J'ai la foi; j'ai été élevé dans la doctrine de vérité; j'aime Dieu de toute mon âme, et je sais prier. C'est pourquoi je n'accepterai jamais le joug du prêtre et les conditions de M. La Quintinie.
—Votre réponse me navre, reprit-il; mais je m'y attendais. Je vais la porter au général, et soyez sûr que je vous rendrai cette justice de dire que vous êtes un honnête homme, ennemi de toute hypocrisie, capable de sacrifier l'amour plutôt que d'avoir recours au mensonge.»
Il se dirigea vers le lac. Au bout de quelques pas, il s'arrêta en voyant que je le suivais. Je le rejoignis.
«Vous allez à Turdy, lui dis-je, j'y vais aussi: faisons-nous la route ensemble?
—N'y venez pas! répondit-il vivement, je m'y oppose!
—Vous ne pouvez pas vous y opposer: vous n'êtes pas le père de Lucie.
—Je suis son père et le vôtre, reprit-il avec chaleur. Je dois vous épargner une grande douleur... et même un véritable danger, celui d'exaspérer le général contre vous.
—Je vous réponds, moi, de résister à toute douleur et d'empêcher toute colère. Si je dois perdre Lucie, ce n'est pas sur l'avis d'un tiers que je peux la quitter sans prendre congé d'elle, et le général n'a pas le droit de me faire défendre la maison. Je ne puis recevoir un pareil ordre que de lui-même, et je prétends le contraindre à me l'exprimer sous forme de regret et de prière.
—C'est insensé de votre part, Émile; vous ne connaissez pas le naturel emporté de cet homme! Il sera impoli, brutal; il ne comprendra rien à votre juste fierté. Vous vous croirez forcé de lui demander réparation.... Non, je ne souffrirai pas que vous vous exposiez à de pareilles extrémités. Retournez chez vous, je me charge de vous porter une lettre de lui, une lettre dont la politesse répondra à toutes vos exigences....
—Non, vous dis-je, je veux tenir son dernier mot de lui-même; je veux me retirer avec les honneurs de la guerre; car, je vous le jure, monsieur, le fils de mon père ne sera jamais éconduit par une lettre, et, si on lui interdit le seuil d'une maison respectable, ce sera avec toutes les formes du respect exigé par le nom qu'il porte et qu'il veut porter dignement.»
Moreali fut anéanti par ma fermeté. Nous descendîmes ensemble dans une barque, et nous traversâmes le lac sans échanger un mot....