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Mademoiselle La Quintinie

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XXVI.

HENRI VALMARE A M. H. LEMONTIER.

Aix, 23 juin.

C'est moi qui me charge de vous raconter ce qui s'est passé ce matin à Turdy. J'ôte la plume des mains d'Émile, parce qu'à le voir si agissant, si combattant et si ému, je crains qu'il ne reprenne la fièvre en veillant pour vous écrire. Je l'ai forcé de se coucher, et j'ai promis de vous raconter, avec la précision de détail que vous exigez de lui, tout ce dont j'ai été témoin.

Je déjeunais à Turdy avec mesdames Marsanne et quelques personnes des environs lorsqu'Émile est arrivé avec l'abbé Fervet. Ils ont attendu au salon que l'on fût sorti de table. Émile m'a averti par quelques mots à l'oreille. Je l'ai suivi sur la terrasse avec le général et l'abbé. Le général s'est mis à fumer sa pipe solennellement, attendant que la tranchée fût ouverte. Émile ne bougeait pas. Fermes comme deux rocs, lui et moi, nous voulions que l'abbé fît son office parlementaire. Il y était mal disposé, il paraissait fort embarrassé. Enfin il a rompu la glace en disant au général:

«Vous devez être surpris, monsieur, de voir ici M. Lemontier, malgré le désir que vous aviez manifesté de ne plus lui laisser de vaines espérances. Je n'ai pas cru devoir m'opposer à son intention de recevoir de votre propre bouche la solution du différend qui vous occupe.»

Le général, manifestement contrarié d'être mis en demeure de s'expliquer en personne, a pris un air de hauteur peu supportable. Il a posé à Émile un ultimatum de toutes pièces: abjuration de ses principes, parole d'honneur de ne contrarier en rien les pratiques religieuses et particulièrement le choix du confesseur de sa femme, billet de confession pour lui-même, promesse de se livrer aux mains des convertisseurs, enfin un programme que je n'eusse point accepté pour moi-même, quelque bon marché que je fasse de ces sortes de choses. Émile écoutait froidement. L'abbé était fort agité: il a de l'esprit, il sentait la pauvreté d'élocution du général; mais, n'en voulant pas démordre lui-même, il le surveillait, la sueur au front.

«Est-ce tout? a dit Émile en souriant et en se tournant vers l'abbé. Ne me demandera-t-on pas d'écrire quelque manifeste contre les opinions de mon père?»

Cette pointe d'ironie a irrité le général. Il y avait déjà cinq minutes qu'il éprouvait le besoin de se mettre en colère pour couvrir le ridicule de sa situation par un éclat d'autorité. La bombe a éclaté.

«Eh bien, monsieur, s'est-il écrié, si l'on obtenait cela de vous, ce ne serait pas ce que vous feriez de plus mauvais en votre vie!

—J'en juge autrement, a dit Émile; je me mépriserais d'agir ainsi, et je ne me pardonnerai jamais d'avoir cédé sur le reste.»

La fermeté de son accent et le calme de son attitude ont frappé le général. Il l'a regardé avec surprise et même avec radoucissement. Le vieux homme de guerre, tout absurde qu'il est d'ailleurs, estime l'adversaire qui fait bonne contenance.

«Allons! vous avez vos principes, a-t-il dit: chacun les siens. Le respect filial est une bonne chose en elle-même. Je ne veux pas vous mortifier, moi!... Je fais cas de vous au fond; mais vous voyez qu'il n'y a pas de transaction possible. Je vous prie donc de renoncer à ma fille, et qu'il ne soit plus question de cela!

—Je ne puis vous promettre ce que vous me demandez.

—Comment! vous persistez malgré ma volonté?

—Plus je respecte votre volonté, moins je l'accepte comme inébranlable.

—Elle l'est, monsieur!

—Le temps seul peut m'apporter cette conviction. Il ne dépend pas de vous de m'interdire l'espérance.

—Ma foi, espérez tant que bon vous semblera, cela vous regarde, pourvu que vous ne fassiez part de vos illusions à personne!

—Vous vous opposez à ce que je les exprime à mademoiselle La Quintinie? Est-ce là ce que vous voulez dire?

—Je m'y oppose formellement.

—Vous ne le pouvez pas, monsieur.

—Comment! je ne le peux pas? Je ne suis pas le maître de ma fille?

—Non, monsieur, vous êtes mieux que cela; car elle est une personne et non une chose. Son cœur ne peut céder qu'à la persuasion, et j'ignore si vous l'avez persuadé.

—Mais savez-vous, monsieur Émile, que j'ai un bon sabre, et que quiconque touche à ce qui m'appartient a tout de suite affaire à ce sabre-là?

—Si je me permettais de toucher malgré vous à un cheveu de votre fille, je comprendrais que ma main tombât sous votre sabre; mais mon respect aspirant à son estime est une chose que vous n'avez aucun moyen de sabrer.

—Ce sont là des subtilités! Je vous dis, moi, que ma fille est ma chose, elle est mon sang, elle m'appartient au même titre que mon bras.

—Si elle ne fait qu'un avec vous, si son cœur est votre cœur, n'essayez pas de l'arracher de votre poitrine; ce serait vous sacrifier tous les deux.

—Ah çà! vous croyez donc que ma fille vous aime? Voilà qui est un peu fort!

—Je n'ai pas cette prétention; mais elle eût pu m'aimer un jour, puisqu'elle m'estimait déjà, et j'ai le droit d'aspirer à poursuivre le progrès de ses sentiments pour moi.

—Ah! ah! Comment ferez-vous pour exercer ce droit-là malgré moi?

—Vous me l'accorderez.

—Jamais!

—Jamais est ici un mot contre lequel votre conscience d'homme et de père proteste en vous-même.

—Comment ça, s'il vous plaît?

—Votre honneur vous défend de repousser l'insistance d'un jeune homme que vous savez parfaitement honnête, digne, sincère et respectueux. Votre sentiment paternel vous prescrit de l'examiner davantage avant de renoncer au bonheur qu'il peut apporter dans votre famille.»

Le général s'est trouvé fort embarrassé pour répondre. Je crois que ses idées bondissaient dans sa tête comme le grain sur un van. On ne sait jamais s'il comprend bien ce qu'il a l'air d'écouter; mais la tenue d'Émile, le son de sa voix et la limpidité de son regard agissaient évidemment sur son appareil nerveux. Émile a frappé le dernier coup en se tournant vers l'abbé Fervet et en lui disant avec une grande aménité:

«Allons, monsieur, vous qui m'estimez aussi et qui regrettiez la précipitation de M. le général, aidez-moi donc à le convaincre.»

L'abbé s'est réveillé comme en sursaut; mais, avant qu'il eût eu le temps de répondre, le général l'avait interpellé avec l'empressement d'un enfant qui saisit la robe de son pédagogue pour se couvrir.

«Oui, l'abbé; oui, c'est à vous de prononcer! Vous savez, moi, je m'en rapporte à vous. Faut-il attendre encore un peu? Faut-il couper court aux pourparlers?»

L'abbé s'est remis de son trouble.

«La question, telle que vous l'aviez posée, reste entière, si M. Émile persiste à ne pas la modifier. Vous étiez résolu à lui accorder du temps, s'il nous permettait d'espérer l'effet de ses réflexions; c'est lui-même qui vient ici nous dire en dernier appel de ne rien espérer de lui. Dès lors, je ne comprends plus ni son insistance, ni notre hésitation.

Émile.—Et vous hésitez pourtant encore, monsieur Moreali, convenez-en! Vous sentez que couper court, comme dit le général, c'est injustement blesser un caractère sans reproche et repousser une affection sans rancune. Peut-être votre conscience catholique vous reproche-t-elle aussi quelque chose à mon égard.

L'abbé.—Expliquez-vous, Émile.

Émile.—Eh bien, vous manquez de foi en vous-même, et vous avouez que vos doctrines ne vous paraissent pas infaillibles; car, si vous étiez persuadé qu'elles le sont, vous chercheriez à me faire entrer dans la famille de M. de Turdy. N'auriez-vous pas alors toute la vie pour travailler à ma conversion? Si vous m'éloignez avec tant de hâte, c'est que vous y renoncez apparemment, et, si vous y renoncez, c'est que vous me croyez fort et que vous vous sentez faible; si vous vous sentez faible, c'est que vous ne croyez pas ou que vous croyez mal, et dès lors vous me sacrifiez non plus à un principe souverain et indiscutable, mais à une prévention personnelle que je ne mérite pas, et dont vous vous êtes chaudement défendu, il y a une heure, en me pressant dans vos bras et en m'appelant votre enfant.»

L'abbé me faisait l'effet d'une araignée qui s'est prise dans sa toile. Selon moi, à présent, c'est un tartufe. Heureusement qu'Émile le juge autrement, car son appel à l'amitié feinte ou réelle du personnage paralysait l'action de celui-ci. Sommé au nom de la logique, dont, grâce à son intelligence, il a plus de souci que le général, il a reconnu humblement que son découragement était blâmable en thèse générale, mais qu'il s'agissait ici du bonheur de mademoiselle La Quintinie.... Et, comme impatienté de ce subterfuge, j'allais lui demander, moi, de quoi il se mêlait, mademoiselle La Quintinie est arrivée à nous d'un air sérieux et résolu.

Son apparition a embarrassé le général, qui s'est empressé de dire à demi-voix:

«Parlons d'autre chose.»

Mais Lucie avait entendu ou deviné, et, prenant la parole avec une certaine sévérité:

«Mon père, a-t-elle dit, je sais fort bien ce qui se passe, et j'y suis trop intéressée pour ne pas vouloir y assister. D'ailleurs, je vous apporte un avis grave et triste. Mon grand-père est fort souffrant. La discussion beaucoup trop vive qui a eu lieu en sa présence hier au soir lui a fait passer une mauvaise nuit. Il n'a pu assister au déjeuner, et je viens de le trouver si pâle et si abattu, que j'en suis inquiète. Il se tourmente beaucoup des résolutions que vous prenez en ce moment. Vous savez qu'elles lui déplaisent, qu'elles l'irritent et l'affligent. Ce n'est point à son âge que l'on supporte de sérieuses contrariétés. Quelque parti que vous ayez pris ou que vous comptiez prendre, je viens donc vous dire que je me refuse jusqu'à nouvel ordre à laisser dire le dernier mot de la situation. Le grand-père demande à voir M. Lemontier. Je prie donc M. Lemontier d'aller le trouver, de lui laisser l'espérance de voir les choses s'arranger entre nous, et de revenir demain, plusieurs jours de suite, s'il le faut, pour le calmer et le guérir.»

Le général, qui est peu tendre pour son beau-père, a cassé le bec d'ambre de sa pipe en la posant avec dépit sur le rebord de la terrasse. Il a regardé son cher abbé d'un air de détresse comme pour lui dire de parer le coup. L'abbé, très-pâle, a remué les lèvres; mais mademoiselle La Quintinie l'a regardé, elle aussi, et il est devenu jaune comme si la bile lui remontait au front et aux yeux.

«J'espère, monsieur, lui a-t-elle dit, que vous n'aurez pas d'objection à faire sur ce point, car c'est un devoir d'humanité pour vous, un devoir de famille pour moi, et la religion qui me commanderait de fouler aux pieds ces devoirs-là ne serait pas la mienne.

—J'irai moi-même avec M. Lemontier,» a répondu M. Fervet.

Mais Lucie, avec une énergie extraordinaire, l'a cloué sur place d'un geste.

«Non, monsieur, vous ne verrez plus mon grand-père. Votre présence lui fait du mal; c'est une prévention injuste, mais elle existe, et je vous défends de sa part de reparaître ici sans sa permission.»

Émile, qui était déjà au bout de la terrasse,—car, dès les premiers mots de Lucie, il s'était mis en devoir de courir chez le grand-père sans autre autorisation,—a entendu ces terribles paroles, car il s'est retourné involontairement; mais Lucie lui a fait signe de se hâter, et il a disparu.

Quel coup de théâtre, mon ami! et que n'étiez-vous là pour voir le triomphe de la cause d'Émile fouler l'orgueil de ce prêtre! Moi, je n'aurais pas cédé ma chaise pour un million, car j'ai pris l'abbé en grippe... d'abord parce qu'il est déguisé, ensuite parce qu'il se donne avec moi de petits airs de dédain philosophique qui m'offensent, et puis peut-être aussi parce que mademoiselle Marsanne, tout en raillant, parle trop de son éloquence, de ses belles manières et de sa belle main. Oui, je commence à croire qu'un prêtre est un homme, et j'ai grand'peur pour ces messieurs que ma femme ne se confesse pas beaucoup!

Et puis, et puis je veux tout vous dire, à vous seul. Émile, qui n'a pas fait cette découverte, ou qui n'a pas conçu ce soupçon, est bien assez agité. S'il lui faut lutter encore, laissons-lui ce calme qui l'a fait triompher aujourd'hui; mais pesez mes observations, je veux vous les donner très-complètes.

L'abbé était aplati. Lui qui, une heure auparavant, disait à Émile: «N'entrez plus dans cette maison, vous en serez chassé, vous serez forcé de vous battre avec le terrible général,» c'était à son tour de quitter la maison et d'y laisser Émile. Le général s'est montré terrible en effet, mais contre sa fille seulement. Il lui a adressé une semonce de Croquemitaine qu'elle a écoutée avec sang-froid et que je n'ai guère entendue. Toute mon attention était absorbée par l'abbé Fervet, qui paraissait près de se trouver mal. Un instant j'ai cru qu'il allait tomber de sa hauteur, et voyez comment je suis humanitaire! je m'apprêtais à l'empêcher de se fendre la tête sur les dalles; mais il s'est raffermi: son front, qui est beau, il n'y a pas à dire, avait l'air de vouloir toucher le ciel. L'humiliation et la colère ont disparu, la douleur seule est restée, mais quelle douleur! Elle était immense, effrayante. Ses yeux agrandis étaient attachés sur Lucie avec un mélange de reproche ardent et d'épouvante désespérée. Mon ami, cet homme de cinquante ans est jeune et beau encore; c'est l'âge des passions terribles, surtout pour les prêtres. Ce n'est pas la fortune de Lucie qu'il veut donner à l'Église, ce n'est pas son âme qu'il veut donner au ciel.... Je me trompe peut-être, mais venez et voyez vous-même, car c'est à vous qu'il appartient de dessiller les yeux du général, ceux de sa fille aussi. Ni Émile ni moi n'oserions toucher une question si délicate devant elle; le grand-père est trop vieux, la vieille tante est... trop grasse. Venez, c'est à vous d'être ici le véritable père de Lucie.... Mais je veux vous raconter l'aventure jusqu'au bout.

J'aurais dû me retirer, je ne l'ai pas fait, je ne l'ai pas voulu. L'abbé s'est opposé aux reproches que le général adressait à sa fille.

«Mademoiselle La Quintinie est dans son droit, a-t-il dit. Elle a même complétement raison. Elle m'avait averti de la haine que son grand-père porte aux personnes de mon état; mais, lorsque je me suis trouvé en présence de ce vieillard, elle a exigé qu'il sût la vérité en ce qui me concerne, et ce n'est pas moi, c'est elle qui a provoqué son irritation par un louable scrupule de sincérité. M. de Turdy est souffrant. Mademoiselle Lucie s'inquiète... elle craint ma présence; je me retire sans dépit et sans murmure.

—Non, mordieu! s'est écrié le général, personne ne vous chassera de chez moi!

—Mademoiselle La Quintinie est chez elle, a répliqué avec affectation M. l'abbé.

Lucie.—Non, monsieur, nous sommes chez mon grand-père.»

L'abbé a salué profondément.

Le général Orgon.—«Je sortirai d'ici avec vous!...

—Restez, mon père, a dit Lucie, c'est moi qui reconduirai respectueusement M. l'abbé. Soyez assez bon pour m'attendre; M. Valmare voudra bien vous tenir compagnie un instant. Vous êtes irrité, ne vous montrez pas ainsi. Nos hôtes se retirent, laissez les partir sans s'apercevoir de nos agitations.»

Elle a quitté la terrasse avec l'abbé, dont les yeux dilatés ont retrouvé une lueur d'espérance et de vie. Le général était abîmé dans je ne sais quelle méditation orageuse. Il s'est tourné vers moi, faisant une mine de mauvais garçon, et il m'a dit d'une voix de tonnerre:

«Avez-vous du feu?»

Heureux d'en être quitte à si bon marché, je lui ai offert un très-bon cigare à la place de sa pipe éteinte et cassée.

«Au moins vous fumez, vous! a-t-il repris en allumant le cigare et en gardant la pose et le ton tragiques; cet Émile n'a aucun de mes goûts! C'est un bel esprit, un esprit fort, comme son père. Et voilà que ce petit monsieur s'arrange de manière à ne pas quitter la place! Le vieux Turdy le protége et prétend marier ma fille contre mon gré. C'est ce que nous verrons, sac-à-laine! c'est ce que nous verrons!»

Émile m'avait donné le bon exemple: j'ai répondu avec une douceur diplomatique, j'ai plaidé de mon mieux sa cause; mais j'ai vite remarqué que ce n'était pas le moyen de calmer le général. Il est de ces gens qui abusent de la longanimité des autres et auxquels il faut tenir tête. Je n'avais pas ce droit-là, mais j'ai bien vu que sa fille savait le prendre et qu'elle pouvait s'en servir au besoin avec succès.

Elle est revenue au bout d'un quart d'heure et m'a prié de rester. Alors, prenant avec autorité les grosses mains de son père dans ses petites mains:

«Vous avez été fort méchant avec moi tout à l'heure, mon général! vous allez me demander pardon.

—Un bon pardon à coups de cravache, voilà ce que tu mériterais, toi!

—Bats-moi si tu veux, a répondu Lucie en le tutoyant tout à coup, ce qui a paru lui être agréable: je supporterai cela de bonne grâce et avec plaisir pour l'amour de mon grand-père.

—Ton grand-père, ton grand-père!... un vieux entêté!...

—Pis que cela, un vieux athée, mais qui n'en ira pas moins droit au ciel, parce qu'il est bon et qu'il m'a beaucoup aimée. Oh! dis ce que tu voudras, il vaut mieux que toi, surtout depuis que tu es dévot! Aussi tu as toujours été jaloux de lui, fais-y attention: tu avais tort! je vous aimais autant l'un que l'autre; mais, si tu continues à faire le fanatique, je l'aimerai mieux que toi, et voilà ce que tu auras gagné!

—Tu me traites de fanatique à présent? Tu deviens folle! Tu ne crois donc plus à rien?

—Je crois plus que jamais, parce que je crois mieux. Et moi aussi, j'ai été fanatique, ou j'ai failli le devenir. J'ai failli me faire religieuse au risque de te désoler, et, quand je pensais à ton chagrin, je travaillais à dessécher mon cœur en exaltant mon cerveau; mais j'ai réfléchi, je me suis dit: «N'est pas fanatique qui veut. C'est pour quelques-uns une sublimité, parce que leur génie est à la hauteur des plus grandes épreuves. Cela est bon pour M. Moreali et non pour moi.» Eh bien, cela ne vaut rien pour toi non plus, mon général. Tu peux avoir le génie militaire, mais tu n'as pas le génie métaphysique, je t'en avertis. La preuve, c'est que tu ne m'as pas du tout dissuadée d'estimer M. Lemontier et de le préférer au couvent, où j'avais résolu de m'ensevelir.

—Le couvent!... je ne veux pas de ça! on peut faire son devoir dans le monde, M. Moreali te l'a dit devant moi. Épousez un homme qui pense bien, un homme qui ait vos opinions et celles de votre père....

—Veux-tu faire une gageure? s'écria mademoiselle La Quintinie; c'est que M. Moreali, qui me blâme tant de te résister aujourd'hui, m'encouragerait dans le projet de te désobéir en me faisant religieuse!

—Tu mens, ma chère Lucie!

—Gageons! Tu ne veux pas parier?

—Je ne veux pas entendre parler de couvent!

—Et pourtant tu m'y pousses sans y prendre garde!

—Moi?

—Oui, toi! Supposons que j'aie pour M. Lemontier une préférence bien décidée, une affection... complète!

—Cela n'est pas.

—Tu n'en sais rien!»

Le général a bondi comme s'il était frappé d'une balle.

«Comment! je n'en sais rien? Je devrais le savoir, et je le sais!

—Tu ne le sais pas, et c'est ta faute. Tu es arrivé ici bardé de fer, le drapeau en main, et parlant d'exterminer tous les hérétiques. Tu étais si effrayant, que j'ai eu peur d'être hérétique moi-même.

—Tu l'es devenue?

—Tu vois bien! tu vas demander des fagots?

—Mais, sac-à-laine! je suis donc ridicule?

—Tu le deviendras, si tu continues!»

J'admirais les ressources du caractère et de l'esprit de Lucie pour se plier ainsi ou plutôt pour se forcer à la nuance brusque et tranchante qui seule peut être saisie par l'intelligence rétive de son père. Les yeux de celui-ci se sont tournés vers moi, lançant de gros éclairs, comme pour me dire: «Malheur à toi, blanc-bec, si tu souris!» J'étais sur mes gardes; je m'étais éloigné un peu, j'avais l'air de ne pas entendre: je suivais un point noir qui glissait sur le lac, la barque qui emportait Moreali. Le général s'est, de son côté, éloigné de quelques pas, emmenant sa fille et lui parlant d'Émile en tâchant d'assourdir le diapason peu flexible de sa voix irritée. Lucie m'a appelé:

«Il faut que vous sachiez tout, car je ne sais pas encore, moi, si mon père ne va pas fermer la porte de la maison à double tour derrière Émile et derrière vous quand vous en serez sortis. Eh bien, je veux qu'Émile et son père sachent bien que la rupture aurait lieu contre mon gré. Je ne me suis pas promise contre le gré de mon père. J'avais demandé au moins trois mois de réflexion et de relations qui nous permissent de nous connaître, Émile et moi: si on nous les refuse, ce ne sera pas ma faute, et il faudra bien se soumettre; mais je déclare devant vous, à mon père, que ceci me dégoûte du mariage, et que, ne voulant pas recommencer de si délicates épreuves sans résultats, ni me marier avec un inconnu, je fais vœu de ne me marier jamais!

—Assez! cria le général de toute la force de ses poumons, je cède... jusqu'à nouvel ordre! Vous voulez de l'excentrique? Faites-en. Vous ne vous souciez pas de vous compromettre en recevant les visites d'un jeune homme que je ne vous permettrais jamais d'épouser, s'il s'obstine dans l'irréligion? Soit! courez-en les risques; ils sont assez graves; car, lorsque vous aurez été compromise par lui, j'aurai la peine de le tuer, moi! Allez-y!... bravez tout!... je m'en lave les mains!»

Il quitta la terrasse au moment où Émile y rentrait. En passant, il lui demanda brusquement des nouvelles de M. de Turdy, et, sans écouter la réponse, il cria dans la cour pour qu'on lui préparât la barque.

«Où vas-tu, mon père?» lui dit Lucie en courant après lui.

Ils se parlèrent pendant quelque temps dans l'escalier de la tourelle, ce qui me permit de mettre rapidement Émile au courant de ce qui venait de se passer.

«Comment va mon grand-père? dit Lucie en revenant seule.

—Beaucoup mieux, dit Émile en lui baisant les mains. Il s'est endormi. Misie est près de lui. Mais où va donc le général?

—Vous le demandez? A Aix, où, grâce à nos bons rameurs, il arrivera en même temps que M. Moreali. Il va tâcher de repuiser en lui la force qu'il vient de perdre avec moi. Ah! Émile! Henri a dû vous dire l'orage qui a passé sur nous pendant que vous étiez auprès du grand-père; tâchons que ces tempêtes n'arrivent plus jusqu'à lui! Moi, j'en suis brisée!»

Elle s'assit, et sa charmante tête, pleine de l'animation de la lutte, se pencha pâle comme un lis battu du vent. Émile la soutint dans ses bras en lui disant:

«Courage, Lucie, courage! Vous combattez pour votre liberté, je combats pour mon amour, nous ne pouvons pas être vaincus!

—Ah! que Dieu vous entende! dit-elle en se ranimant; mais comme on souffre de lutter contre son père! un père que l'on voit si rarement, que le cœur appelle avec impatience, dont on rêve l'arrivée, là sur le chemin, avec son grand cheval blanc dans les jambes et sa belle balafre sur la joue! On voudrait le voir toujours souriant, l'étouffer de caresses, lui faire de ces quelques jours où on le tient enfin un paradis de tendresse et d'expansion.... Et puis on le trouve sombre, tendu, chagrin, capricieux, et tout à coup violent et obstiné!... car il est devenu obstiné! Il n'était pas ainsi, il était vif et faible: il est encore faible, mais il s'attache d'autant plus à ceux qui lui soufflent l'opiniâtreté, et ses emportements ont perdu la franchise qui les faisait oublier. Il vous dit: «Je cède,» et il se dit en lui-même: «Je m'arrangerai pour ne pas céder.» Ah! comme on me l'a changé, mon pauvre père! C'était un brave soldat avec toutes ses rudesses et ses naïvetés; ils ont mis les détours et les rancunes d'un casuiste dans sa peau de lion!...»

Vous le voyez, monsieur, mademoiselle La Quintinie a ouvert les yeux. Que l'amour ait fait ce miracle, ou que sa dévotion ait toujours été parfaitement saine et sage, c'est à Émile de vous le dire. Je sais seulement qu'elle aime Émile, j'en suis certain, et qu'elle déteste la pression du Moreali.

Elle nous a quittés pour aller voir son grand-père. Elle est revenue, et, serrant les mains d'Émile:

«Il faut vous en aller! Le voilà mieux, ce cher père, je dois m'occuper de lui seul. Pauvre ami! on l'a bien fait souffrir, et c'est là ce qui m'a mis en révolte ouverte. Il me semblait qu'on venait le poignarder dans mes bras, et je suis devenue une lionne pour le défendre. Oh! je le défendrai jusqu'à son dernier jour, et ils ne me feront pas aller à Chambéry, où ils voulaient m'attirer pour m'ôter mon seul appui. Je reste ici, quoi qu'il arrive! Revenez demain, Émile. Je ne pourrai peut-être pas vous voir, mais vous verrez le grand-père; il faut le tromper, il ne faut pas qu'il souffre davantage; moi, je supporterai les bourrasques.»

Émile lui demanda s'il ne ferait pas mieux de s'absenter quelques jours pour aller vous chercher.

«Non, dit-elle, qu'il vienne, et ne quittez pas le voisinage.

—Que craignez-vous donc? s'écria Émile effrayé.

—Tout et rien! mon père m'a fait hier des menaces... Émile, n'ayez pas peur pour moi, je sauterais de plus haut que ce donjon pour revenir à mon grand-père; mais si, pendant un jour, on venait à bout de me séparer de lui, je veux que vous soyez là, je vous le confie. Ne me le laissez pas mourir!... et si ce malheur arrivait... ne le laissez pas mourir en colère!... Hélas! voyez ce que je suis forcée de vous dire, ne souffrez pas qu'il aperçoive seulement l'ombre d'un prêtre à son chevet...»

Nous avons juré tous les deux de faire bonne garde, mais nous l'avons pressée de nous rassurer nous-mêmes sur le danger d'être séparés d'elle sans savoir où elle serait emmenée.

«Je trouverai toujours, a-t-elle dit, moyen de vous écrire; d'ailleurs, je ne crois pas sérieusement à ce danger-là. J'ai mis tout au pire pour que vous ne soyez surpris de rien. Jusqu'ici, Émile, je ne vous avais pas dit combien mon père est irascible. C'est que, jusqu'ici, en lui résistant avec franchise, je m'étais toujours préservée; mais tout à l'heure j'ai joué mon va-tout avec lui. M. Henri a cru que je triomphais parce que M. Moreali a quitté la place et parce que le général a dit: «Je cède.» Et moi aussi, je croyais avoir vaincu; mais, un instant après, comme je l'embrassais dans l'escalier, comptant sur ces retours d'attendrissement qu'il avait autrefois, je n'ai pu lui arracher un mot de raison et de bonté,... et je ne suis plus sûre de rien!»

Ces aveux de Lucie laissaient Émile dans un trouble extrême. Forcée d'aller rejoindre son grand-père, qui la faisait demander, elle ne pouvait nous expliquer le degré d'influence de Moreali sur le général, et nous ignorions de quel côté porter l'action principale. Mon avis était qu'Émile me laissât courir vers cet abbé pour le paralyser n'importe comment. Émile voulait se cacher dans le vieux château jour et nuit pour surveiller le général et pour préserver Lucie et le grand-père de dangers... peut-être imaginaires. Il ne le pouvait pas d'ailleurs sans risquer de compromettre Lucie. Nous ne trouvions plus d'autre parti à prendre que de courir après le général pour lui promettre qu'Émile quitterait le pays aussitôt que M. de Turdy serait hors de danger, sauf à vous laisser le soin de reprendre seul les négociations.

Nous allions repasser le lac, dont nous arpentions le rivage depuis quelque temps avec agitation, comme vous pouvez le croire, lorsque nous avons vu revenir la barque du général. Nous l'avons attendu.

«Eh bien, nous a-t-il dit en sautant lourdement sur la grève, nous voilà tous calmés, j'espère. C'est une trêve de trois jours que nous devons conclure. Pas un mot à M. de Turdy de ce qui s'est passé ce matin; laissons-lui ses illusions. Vous, monsieur Lemontier, pas un mot de conversation particulière avec ma fille, une visite par jour d'une heure au grand-père, et moi, pas un mot de reproche ou seulement de discussion avec lui, avec elle, avec vous, avec qui que ce soit: voilà les conditions. J'ai donné ma parole et je vous la donne. Donnez la vôtre, et tout est dit... jusqu'à nouvel ordre

Émile a échangé une poignée de main un peu convulsive avec le général; je me suis abstenu de dire un mot, voulant me réserver le droit de servir d'intermédiaire entre votre fils et Lucie. Nous avons passé le reste de la journée à nous promener autour du manoir, le général nous surveillant avec une lunette d'approche. A cinq heures, comme nous repassions devant la grille, il est venu très-gracieusement nous dire que M. de Turdy allait de mieux en mieux, et tout souriant, il nous a crié:

«A demain!»

Nous voilà tranquillisés, sinon tranquilles, pour trois jours, après lesquels vous serez ici, et l'espérance nous reviendra.

Henri.


XXVII.

LUCIE A M. LEMONTIER, A CHÊNEVILLE.

Turdy, 23 juin 1861.

Monsieur,

J'ai promis de n'avoir avec Émile aucun entretien particulier pendant trois jours. Ce serait éluder un engagement de la conscience que de lui écrire; mais je me regarde comme absolument libre de m'adresser à vous, à vous seul. Je vous aime, monsieur, je vous connais, je vous ai lu, j'ai entendu Émile parler de vous. J'ai vu votre belle âme à travers la sienne. Je vous respecte, je vous estime, je vous chéris. Je vous sais bienveillant, paternel pour moi. Je veux vous ouvrir mon cœur tout entier.

Ce que je ne puis ni ne dois dire à Émile dans la situation de contrainte et d'incertitude où l'on nous tient, je peux, je veux le dire à vous:—c'est mon secret que je confie à votre honneur. J'aime Émile de toutes les forces de mon âme!... Je ne sais pas si c'est de l'amour: je sais que ce n'est pas seulement de l'amitié, car j'ai connu, je connais l'amitié, et je sais qu'elle est un calme absolu, tandis qu'ici le calme et le trouble sont en moi, mais un trouble pieux, une crainte religieuse de ne pas être digne de lui, et un calme divin, une certitude complète de vouloir mériter son affection et me dévouer à son bonheur.

Je me suis demandé cent fois déjà ce que je pouvais faire pour cela sans lui sacrifier des habitudes pratiques qui diffèrent des siennes, et dont quelques-unes l'irritent. Je n'ai pu franchir cet obstacle. Il faut donc que le sacrifice s'accomplisse, je ne recule plus. Un sentiment accepté en nous-mêmes devient aussitôt un devoir. J'ai voulu en vain me le dissimuler. J'ai vu qu'il fallait abjurer ce sentiment, ou le recevoir de Dieu avec toutes ses conséquences.

Je me suis dit aussi que j'avais déjà fait pour l'amitié une partie de ce sacrifice. J'ai respecté les opinions de mon meilleur ami, de mon grand-père, et j'ai été amenée à déployer toute l'énergie dont je suis capable pour les faire respecter par les autres. A l'heure qu'il est, je suis près de lui, comme une sentinelle vigilante, pour empêcher la main d'un prêtre d'approcher le crucifix de ses lèvres, et je sais que je remplis un devoir. Je chasse le culte de notre maison, je détournerais au besoin avec violence l'image du Christ de notre seuil! Et pourtant je vénère cette image et j'adore la loi de Jésus; mais ma conscience, sûre d'elle-même, me commande ce que je fais.

Il y a donc au-dessus de tous les cultes un culte suprême, celui de l'humanité, c'est-à-dire de la vraie charité chrétienne, qui respecte jusqu'aux portes du tombeau, jusqu'au delà, la liberté de la conscience. Ce respect sans bornes, je sens que je ne le dois pas seulement à l'âge, aux vertus de mon grand-père et aux liens du sang qui m'unissent à lui. Je le dois à n'importe lequel de mes semblables, et au lit de mort d'un inconnu je sens que j'agirais comme je le fais ici, s'il invoquait son droit contre mes propres suggestions. Oui, vous avez raison, Émile a raison: la liberté de l'âme est sacrée, et, pour qui a compris cela, toute prescription qui nous la refuse perd sa force et son droit.

Si tous sont libres, je le suis aussi, et le noble sentiment qui s'est fait jour en moi est une révélation de mon droit à l'amour et au bonheur. Tout droit implique un devoir. J'ai le devoir de comprendre et de servir Dieu selon les vues de l'homme à qui je consacrerai volontairement ma vie tout entière.

Je me suis beaucoup interrogée, je m'interroge à toute heure. Je suis scrupuleuse, et mon amour ne peut être qu'une religion. J'ai voulu savoir si je ne cédais pas à quelque chose de personnel, à un instinct vague et cependant impétueux que je sentais en moi, au rêve enthousiaste et passionné de la maternité, et ces mystérieuses émotions, contre lesquelles je luttais, me sont apparues sacrées, inaliénables. Enfin le cœur et la conscience, la foi et la raison m'ont parlé ensemble et d'une seule voix m'ont dit: «Aime, mais aime bien et sans réserve!»

Une circonstance providentielle m'a rendue tout à coup très-forte, de très-craintive que j'avais été d'abord. Je veux que vous soyez bien édifié sur ce point.

J'ai dit à Émile que j'avais connu l'amour; il m'a dit vous avoir raconté l'histoire de Lucette. Tout à l'heure je vous disais avoir connu l'amitié; il ne s'agissait pas seulement de mon grand-père. J'ai à vous raconter l'histoire de l'abbé Fervet; elle sera courte.

L'abbé est un honnête homme: vous le verrez, vous vous en convaincrez. C'est un esprit de premier ordre, un caractère de noble et forte trempe, un chrétien sincère et ardent. Quelque chose manque à son cœur, qui a des élans de sensibilité généreuse et de tendresse vraie, mais qui s'est comme avarié dans les luttes avec l'esprit. Quelque chose aussi s'est affaibli dans l'intelligence, la logique peut-être, en s'exagérant elle-même, ou bien, pour entrer dans vos idées, monsieur, dans vos idées qui deviennent si claires pour moi, peut-être le rétrécissement imposé par lui à son cœur a-t-il eu sa réaction dans le cerveau. M. Moreali n'est plus l'abbé Fervet. Une dévotion trop peu éclairée a aigri le caractère de mon père, un mysticisme trop approfondi a ébranlé l'équité de mon directeur.

Il était mon directeur de conscience au couvent. Je ne me suis jamais confessée à lui, il ne confessait aucune femme. Il avait une dispense à cet égard, je n'ai jamais su pourquoi. J'aimais à le voir placé en dehors et comme au-dessus du détail des vulgarités de la faiblesse humaine. Il me semblait justement réservé pour les décisions d'une haute sagesse, non pour résoudre les ergotages des consciences troubles, mais pour entretenir et développer dans les âmes éprises d'idéal les grands instincts qu'elles renferment. Ce n'est pas lui qui m'a suggéré l'idée de me faire religieuse. Il l'a éludée d'abord, entretenue ensuite; enfin il a voulu me l'imposer au moment où je sentais devoir y renoncer.

L'amitié que j'avais pour lui eût pu être concentrée dans le domaine de l'esprit, et s'appeler seulement respect, vénération; mais je l'avais assez connu au couvent, où il me donnait des leçons particulières, pour que le charme sérieux de son entretien et la bienveillance paternelle de ses manières eussent conquis ma reconnaissance et par conséquent mon affection. Je voyais en lui plus qu'un père spirituel; c'était un ami que je plaçais dans ma pensée entre mon père et mon grand-père; il me servait comme de lien intérieur pour les chérir également, malgré la différence de leurs caractères. Il suppléait à ce que je ne trouvais point en eux qui répondît à mes croyances et à mes aspirations religieuses. Il suppléait aussi à l'intelligence qui manquait à mon vieux confesseur de Chambéry.

Depuis nos adieux au couvent, notre liaison n'a plus été qu'une correspondance. Mes lettres étaient peu fréquentes, mais longues; elles résumaient chacune toute ma vie de plusieurs mois. Les siennes parlaient peu de lui-même, il ne s'occupait que de moi. Je vous les montrerai; vous verrez qu'elles sont belles, et que j'avais raison de l'aimer.

Son arrivée ici m'a surprise, son déguisement m'a blessée. Il ne m'a pas fait connaître qu'il eût une mission ecclésiastique; il m'a dit au contraire, durant notre dernière explication, que le principal objet de cette mystérieuse campagne était de me ramener à l'orthodoxie. Je me suis refusée à des entretiens particuliers, cela était en dehors de nos habitudes. Je ne m'étais jamais trouvée seule avec lui au couvent, et, malgré son âge et son caractère, je ne voulais pas avoir à dire à Émile que j'accordais le tête-à-tête à un autre homme que lui. Je sais qu'il en eût été blessé et affligé.

L'abbé, malgré ma répugnance à le voir à Turdy, s'y est présenté, à ma grande surprise, sous le patronage de mon père. Je ne savais pas qu'ils se fussent déjà connus.

Vous savez par Émile comment M. Moreali s'y est pris pour avoir sa confiance, et quelles relations amicales commençaient à s'établir entre eux; mais les convictions inébranlables d'Émile ont vite découragé l'abbé. Mon père était fort impatient de vaincre toute résistance. Hier soir, ils sont venus ensemble me signifier de le congédier par une lettre. J'avais réussi à envoyer coucher mon grand-père; mais il était inquiet, il sentait un prêtre sous l'habit de M. Moreali, il ne dormait pas. Il avait passé dans la bibliothèque, qui est au-dessus du salon; toutes les fenêtres étaient ouvertes aux deux étages.

Je me refusais non-seulement à congédier Émile, mais encore à lui faire des conditions. La discussion était vive. M. Moreali passait de la prière de l'ami à la menace du prêtre; mon père y mettait de la violence, il prétendait me faire écrire comme dans la scène de la duchesse de Guise; mon grand-père parut tout à coup sur la porte du salon, tremblant, hors de lui. Avec sa longue robe de chambre blanche, son beau front nu, ses pauvres bras maigres, agitant une vieille épée, il ressemblait à un spectre. Je m'élançai vers lui, je lui ôtai l'épée; c'était bien assez de sa présence pour me protéger. Je l'enveloppai de châles, je le fis asseoir sur le canapé, j'essayai de lui faire croire que nous venions de nous livrer à une plaisanterie.

«Non, non! s'écria-t-il avec une véhémence effrayante, j'ai entendu, je vois, je comprends! C'est la persécution religieuse dans ma maison, c'est le prêtre! et quel prêtre! l'abbé Fervet, car son nom vous a échappé. C'est l'ancien ennemi de ma famille, le confesseur et le mauvais génie de ta mère! c'est l'ancien objet de la haine du général! c'est le petit prestolet qu'il voulait et qu'il aurait dû pourfendre lorsque, grâce à son beau zèle, ma fille faisait à son fiancé les mêmes conditions qu'on veut te dicter vis-à-vis d'Émile! Vous n'avez pourtant pas cédé, vous, mon gendre, et vous voulez qu'Émile fasse aujourd'hui une platitude à laquelle vous vous êtes refusé il y a vingt ans? C'était sous Louis-Philippe, vous étiez voltairien comme le roi! Vous avez refusé d'aller à confesse, mais vous avez transigé; vous avez souffert que votre femme gardât ou reprît son confesseur. Je ne le connaissais que de nom, moi! J'avais toujours fermé ma porte aux prêtres, vous leur avez rouvert la vôtre, comme si ce n'était pas assez de la liberté qu'ont nos femmes d'aller trouver ces hommes noirs et de s'épancher sans témoin avec eux! Mais celui-ci a fait avec vous le bon apôtre, il a endormi votre prudence, et de plus en plus il a rendu ma fille exaltée et mystique. Elle s'est usée dans les austérités, elle s'est tuée par le jeûne et les prosternations, et, quand vous l'avez ramenée ici, mourante, avec ma petite Lucie, qu'elle n'avait pas pu nourrir, je vous ai dit: «Il est trop tard! les prêtres m'ont tué ma fille; vous êtes brutal et faible, vous êtes inconséquent, vous n'élèverez pas ma petite-fille. Ma sœur est pieuse aussi, mais elle est raisonnable et tolérante. Lucie est à moi, elle n'est pas à vous!» Voilà ce que je vous ai dit, et vous avez cédé; mais vous voilà dévot aujourd'hui, soit! Qu'avez-vous à dire? Lucie n'a été que trop pieusement élevée, puisqu'elle voulait être nonne; mais voilà qu'elle consent au mariage, et vous vous y opposez! Vous n'en avez pas le droit. Si vous me l'emmenez, je vous tuerai comme j'aurais dû vous tuer le jour où, voyant expirer dans mes bras votre pauvre femme exaspérée et presque folle de la crainte de l'enfer, vous m'avez crié en pleurant: «Ah! c'est ce fanatique, c'est l'abbé Fervet qui lui a ôté la raison et la vie!» Et vous voilà aux genoux de cet homme, et c'est vous qui l'amenez chez moi! Vous voulez donc me tuer aussi?»

Mon grand-père s'est évanoui. Je ne me suis plus occupée que de lui. On m'a dit que l'abbé s'était senti très-mal de son côté. C'est mon père qui l'a secouru. J'ai su ce matin qu'il avait passé la nuit chez nous, et qu'il avait encore conféré avec mon père avant d'aller trouver Émile, qui a dû vous rendre compte du reste des événements.

Mon grand-père s'est senti mieux après avoir vu Émile, et je l'ai complétement rassuré en lui jurant que l'abbé ne remettrait plus les pieds ici. Il a toute sa tête, mais il n'a pas la mémoire bien nette de ce qui s'est passé hier au soir, et je tâche de lui persuader qu'il a fait un mauvais rêve. J'ai voulu cependant que mon père éclaircit ce qui restait mystérieux pour moi dans la colère de mon grand-père contre l'abbé. Mon père s'est fait beaucoup prier, disant qu'il avait donné sa parole d'éviter, quant à présent, toute discussion. Je lui ai juré que je ne ferais aucune réflexion sur ce qu'il voudrait bien m'apprendre, et que je désirais beaucoup entendre justifier l'abbé, pour lequel, malgré ma révolte, j'avais toujours de la vénération. En parlant ainsi, je croyais que dans son exaltation mon grand-père avait beaucoup exagéré. Le général a consenti à parler, avec beaucoup de réticences il est vrai, et en s'abandonnant à son insu aux fréquentes contradictions qui lui sont familières; mais j'en ai assez entendu pour être certaine à présent de la vérité. L'abbé a eu une jeunesse ascétique fougueuse de zèle et d'austérité. Ma mère, que je n'ai pas connue, et que mon grand-père m'a toujours dépeinte comme une âme timorée et un cerveau impressionnable, a subi l'ascendant du prêtre qui la confessait. Je savais déjà qu'elle avait perdu la santé et presque la raison dans cette vie d'extase et de terreurs; mais j'ignorais que le directeur qui n'a pas su ou qui n'a pas voulu guérir l'exaltation maladive de ma pauvre mère fût l'abbé Fervet, et je me demande avec surprise comment je l'ai connu à Paris, comment j'ai entretenu pendant six ans des relations avec lui, sans qu'il m'ait jamais dit avoir connu ma mère. Vous vous demanderez peut-être aussi, monsieur, comment je n'ai jamais parlé de cet abbé à mon père et à mon grand-père. C'est que jusqu'à présent mon père était aussi hostile au clergé que mon grand-père lui-même: le nom d'un prêtre, quel qu'il fût, leur suggérait à tous deux des réflexions ironiques ou malveillantes auxquelles je ne voulais pas exposer le nom de mon ami....

Mon ami! peut-il l'être encore? Je rends justice à la sincérité de sa foi, mais je sens que les révélations de mon grand-père et de mon père lui ont fermé l'accès de mon cœur: son silence avec moi sur le passé, l'empire soudain qu'il a repris sur mon père, malgré les préventions de celui-ci, les détours qu'il a employés pour se rapprocher de moi, le silence de ma vieille tante elle-même lorsque je lui parlais de ce directeur de ma conscience! Il est vrai qu'elle ne l'a connu que par ouï-dire, et qu'elle est brouillée avec les noms au point d'être capable d'oublier le sien propre dans la confusion de ses souvenirs.... Elle est fort âgée.... Enfin, monsieur, je ne sais plus ce que je dois penser de la conduite de M. Fervet. Je le sais désintéressé, chaste et fervent, voilà tout ce que je sais; le reste est un mystère. S'est-il repenti du mauvais effet de sa direction sur ma mère au point de changer pendant plusieurs années son point de vue religieux, et de vouloir par son influence me préserver des mêmes exagérations? Pourquoi donc aujourd'hui reprend-il les foudres de l'intolérance pour me séparer d'Émile? Pourquoi veut-il me replonger dans l'isolement du cloître? Et comment peut-il concilier la rudesse de son zèle avec les petites duplicités ou avec les attendrissements passagers que je remarque en lui?

J'ai voulu tout vous dire, car je vous appelle à mon secours, et cette longue lettre abrégera beaucoup, j'espère, votre examen de ma situation. Elle est fort cruelle, je vous assure, car je vois mon père sous le joug d'un homme redoutable et peut-être inflexible. Je crains pour mon pauvre grand-père, avec qui l'abbé a exprimé le vif désir de causer, certain, dit-il, de faire tomber ses préventions et de ramener son âme à Dieu. Osera-t-il se présenter de nouveau chez nous malgré ma défense? Émile, jusqu'à présent si patient, si fort, si confiant envers moi, si prudent avec l'abbé, ne faiblira-t-il pas dans toutes ces luttes? Non! mais comme il doit souffrir! Et s'il allait encore tomber malade! Et puis vers quelle solution marchons-nous? Si vous ne nous sauvez pas, puis-je résister à la volonté paternelle, traîner notre nom devant des tribunaux, couvrir ma famille de ridicule?... Cela m'est impossible.... Enfin venez! Mon grand-père vous appelle aussi et vous attend avec impatience. Quel que soit l'accueil de mon père, souvenez-vous qu'à Turdy, vous êtes chez M. de Turdy et chez moi.

A vos pieds et dans vos bras, monsieur,

Lucie.


XXVIII.

La trêve était bien près d'expirer lorsque M. Lemontier arrivait à Aix. Son premier soin, après avoir causé avec son fils, fut de le faire partir pour Chêneville, une terre qu'il possédait dans la vallée du Rhône, au-dessous de Lyon; là, le jeune homme recevrait en quelques heures les communications nécessaires. C'était l'époque où, tous les ans, le père et le fils habitaient cette résidence, où Émile avait été élevé et qu'il aimait beaucoup.

M. Lemontier sentait que la présence d'Émile ne pouvait qu'augmenter l'irritation du général et stimuler la vigilance hostile de l'abbé. D'ailleurs, si la lutte de famille prenait quelque échappée au dehors, il ne fallait pas que Lucie fût compromise par le voisinage de l'objet de cette lutte. Émile souffrit beaucoup de s'éloigner du théâtre des événements et de se sentir réduit à l'inaction; mais il comprit la sagesse de son père: il remit son sort entre ses mains et partit, cachant ses angoisses et surmontant sa douleur. Émile avait une grande force de volonté, on a pu en avoir la preuve dans ses dernières lettres. Il n'était peut-être pas ce qu'au temps de Grandisson on eût appelé un jeune homme accompli; mais il était naïf, généreux, enthousiaste, et d'un caractère assez solide pour porter la spontanéité de ses élans. S'il avait les jalousies de l'amour, il savait les renfermer dans les limites de la justice. S'il avait les ferveurs du néophyte philosophe, il n'y mêlait pas le sot orgueil de la dispute, et son père le calmait sans peine, car son père était pour lui le type de la raison et de la bonté.

Madame Marsanne et sa fille quittaient la Savoie. Henri Valmare eût désiré les suivre: mais il sentit qu'il pouvait être utile à M. Lemontier; et il lui offrit de rester. M. Lemontier accepta. Il y avait chez ce jeune homme un fonds de dévouement et d'affection dont il ne se vantait pas, qu'il n'appréciait peut-être pas lui-même, mais que M. Lemontier connaissait bien, et qu'il savait développer en le mettant à l'épreuve. Henri s'établit donc au village du Bourget, sur la même rive du lac où est situé le château de Turdy, et à une courte distance. M. Lemontier se rendit à Turdy, décidé à y passer tout le temps nécessaire et à ne s'en laisser chasser par personne, conformément au désir de Lucie et du grand-père.

Pendant que le siége se posait ainsi, M. Moreali, attentif aux mouvements de ses adversaires, faisait aussi son évolution. Il laissait à Aix son ami le comte de Luiges, qui ne lui eût été de nul secours, et il allait recevoir à Chambéry un auxiliaire important qu'il attendait avec impatience. Cet auxiliaire, cette force de conviction et de volonté qu'il voulait opposer à M. Lemontier, c'était le père Onorio, le capucin romain qui, par son influence, avait renouvelé à sa manière l'âme de Moreali et bien d'autres.

Le portrait de ce religieux se trouve assez nettement tracé dans la lettre onzième de cette collection, écrite par Moreali à mademoiselle La Quintinie. Si le lecteur veut s'y reporter en cas d'oubli[2], il saura aussi bien que nous par quelles épreuves avait passé la croyance de l'abbé, quelles ambitions légitimes et nobles avaient été refoulées et froissées en lui par le joug somnolent de l'infaillibilité papale, ressource puérile, mais unique et dernière, de l'orthodoxie agonisante; quels dégoûts mortels il avait éprouvés en se retrouvant, privé de persuasion intime, en face de cette loi aveugle, sourde et muette; enfin quel désespoir exalté l'avait jeté dans les bras du père Onorio, un des derniers saints de cette orthodoxie ruinée, un esprit passionné, une vie austère, une parole saisissante, mélange d'inspiration et d'égarement, le cynisme enthousiaste de la démission humaine.

[Note 2: Veuillez cherchez: «La Religion est perdue.]

Il avait fallu à la vive intelligence de Moreali, à bout d'efforts, le refuge de cette folie sacrée pour ne pas abjurer toute croyance. Il eût fait de vaines tentatives pour accepter la moderne philosophie spiritualiste, confuse encore à bien des égards, mais éclairée d'en haut, née du divin principe de la liberté, nourrie de la notion du progrès et en pleine route déjà vers les vastes horizons de l'avenir. Cette philosophie se personnifiait devant lui dans M. Lemontier et dans son fils. Il était ébloui, effrayé, indigné de la force de cette réaction contre les doctrines de mort du père Onorio, son dernier asile. Il était trop intelligent et trop instruit pour ne pas se sentir débordé et entraîné; cette réaction, on eût pu la paralyser en faisant entrer ses lumières et ses forces dans le domaine de la foi; mais l'Église ne veut pas de ce concours hétérodoxe, et, comme elle, Moreali avait en lui la haine des hommes libres et des écrits nouveaux, cette robe de Nessus du prêtre qui a vaillamment combattu toute sa vie, et qui meurt torturé, consumé, sans avoir pu vaincre.

Moreali, esprit entreprenant et toujours spontané quand même, était venu en Savoie avec de grandes illusions. Il avait cru triompher aisément des velléités de Lucie pour le mariage. On a vu qu'il comptait fonder un couvent d'hommes en même temps qu'elle fonderait un couvent de femmes, et qu'il voulait donner au père Onorio la direction du premier, se réservant pour lui-même tacitement celle du second. Il était riche, et le saint-siége l'avait autorisé à fonder son établissement religieux dans ce pays de Savoie, qui pouvait un jour ou l'autre être envahi par l'esprit gallican en se trouvant annexé à la France. Pour traiter de l'achat d'une propriété convenable sans trop donner l'éveil à l'esprit d'opposition que le prêtre suppose toujours déloyal, Moreali s'était fait autoriser à prendre l'habit séculier. On pensait peut-être aussi que les fidèles de Savoie étaient aussi jaloux de leurs intérêts que les autres, et que tout vendeur exploiterait la circonstance.

Ce n'était pas là, dira-t-on, une raison suffisante pour que l'abbé prît tant de précautions et voulût cacher jusqu'à son nom. En effet, il en avait donc une autre. Il l'avait dit à Émile, et il n'avait pas menti. Il craignait, sinon pour ses jours, du moins pour sa liberté d'action, car il avait sujet d'appréhender quelque violent scandale venant entraver ses projets. Ne la connaît-on pas maintenant, cette raison? Il savait que le général La Quintinie lui avait voué de mortels ressentiments, et il se disait que M. de Turdy, malgré son grand âge, n'avait peut-être pas, comme mademoiselle de Turdy, oublié son nom. Il fallait voir Lucie, la convaincre, obtenir par l'enchantement de la parole ce que ses lettres n'avaient pu opérer. Lucie se refuserait peut-être à des rendez-vous, à des conférences mystérieuses. Il fallait pénétrer à tout prix jusqu'à elle. L'abbé avait réussi.

Et pourtant il avait failli échouer. Sa première rencontre avec le général chez mademoiselle de Turdy avait été orageuse. Il avait audacieusement provoqué cette rencontre en se faisant reconnaître et accepter par la vieille tante, après l'avoir fascinée et conquise par ses soins. Ç'avait été l'affaire de peu de jours. Moreali avait d'exquises et chastes séductions dont il connaissait la puissance. Se fiant donc à lui-même de plus en plus, il avait prié la tante de le faire dîner avec le général à l'insu de M. de Turdy et de Lucie. On a vu que le général s'était rendu à l'appel d'un billet mystérieux. Le général avait dîné et passé la soirée avec lui sans le reconnaître. Il ne l'avait pas vu depuis plus de vingt ans, et même il l'avait rarement vu, bien que Moreali eût été l'arbitre secret de ses destinées conjugales.

Vers onze heures du soir, mademoiselle de Turdy étant rentrée dans ses appartements et le général prolongeant la veillée avec l'aimable et pieux séculier qui l'avait convenablement sondé et assoupli depuis quelques heures, Moreali s'était fait raconter la vie et la mort de madame La Quintinie. Il avait vu combien le temps avait amorti cette douleur, et il avait saisi les secrètes opérations de la conscience du général. Longtemps celui-ci s'était reproché la mort de sa femme comme un résultat de sa faiblesse envers le prêtre. Devenu dévot par vanité, pour marcher de pair au sortir du sermon et de la conférence avec certains officiers supérieurs de la vieille roche et pour recevoir les cajoleries des évêques et de leur suite, il avait tout à coup découvert que la mort de sa femme avait été, non celle d'une victime, mais celle d'une sainte, et il s'était fait à ses yeux presqu'un mérite de ce qui avait été si longtemps un sujet d'humiliation et un remords. Moreali le trouva donc suffisamment préparé, et l'abbé Fervet se révéla.

Un sentiment humain, un reste de dignité virile, un dernier battement de cœur pour la femme qu'il avait aimée rendirent le général furieux et menaçant pendant quelques minutes. Moreali, non moins ému, lui offrit sa poitrine en lui disant qu'il mourrait avec joie pour avoir travaillé sincèrement à sauver l'âme de madame La Quintinie. Le général pleura, s'humilia et demanda à l'abbé de le confesser et de l'absoudre; ce qui fut fait en l'oratoire du comte de Luiges, à Chambéry, le lendemain matin. L'abbé Fervet n'avait jamais cessé de confesser les hommes.

Dès ce moment, le général, heureux d'avoir trouvé une volonté à mettre à la place de la sienne quand celle-ci chancelait, et un homme de mérite et de science à opposer à ce qu'il appelait l'ergotage philosophique d'Émile, appartint corps et âme à son ancien persécuteur, à son ancien ennemi, à l'homme dont l'influence spirituelle avait failli empêcher son mariage et soulevé depuis, dans son cœur incertain et troublé, des tempêtes d'indignation et de jalousie.

Pendant ces opérations de l'abbé, le capucin était en route. Il était appelé pour prendre connaissance d'une propriété que Moreali avait commencé à marchander et qu'il voulait savoir appropriable aux desseins de l'anachorète. Moreali hésitait maintenant dans la réalisation de ce projet en voyant la résistance de Lucie à un projet analogue; mais il espérait que l'éloquence fougueuse et l'aspect fascinateur du saint agiraient sur elle.

Le jour de l'expiration de la fameuse trêve imaginée par Moreali pour donner à Onorio le temps d'arriver, un frère quêteur se présenta à la porte du manoir de Turdy. On le fit entrer dans les cuisines. Le général était averti, il ne bougea pas. Misie, habituée aux charités de Lucie et prévenue d'ailleurs par Moreali, qui disposait de ses étroites convictions, alla demander à sa jeune maîtresse ce qu'il fallait donner au religieux mendiant. Lucie était dans la bibliothèque avec M. Lemontier, arrivé depuis peu d'instants. On était en train de servir là le souper du grand-père, qui était assez bien pour sortir de sa chambre, mais encore trop faible pour descendre au salon.

Quand Lucie, tout en causant avec M. Lemontier, eut envoyé son aumône, Misie revint lui dire que ce pauvre frère était bien fatigué, qu'il avait les pieds en sang, et qu'il demandait à coucher sur une botte de paille dans un coin du vieux château ou des écuries.

«Qu'on lui donne un lit, une chambre, un bon souper et tout ce qu'il voudra, répondit Lucie.»

Et elle se remit à parler d'Émile avec M. Lemontier.

Elle était heureuse de le voir enfin, cet homme d'une sereine intelligence, d'une vaste érudition et d'un caractère aussi pur que son esprit. C'était un de ces persévérants chercheurs de lumière que le vulgaire de tous les temps discute, raille, critique ou injurie, mais qui, plus ou moins d'accord entre eux, creusent en chaque siècle plus profondément le sentier dont l'avenir fait de larges voies. Il n'avait pas l'orgueil de l'apostolat et ne se croyait pas un révélateur. Nulle intelligence n'était plus modeste, nul extérieur plus simple. Sa parole était douce, claire, sans ornements inutiles. Il écoutait plus qu'il ne démontrait. Son esprit était toujours occupé de comprendre afin de juger sans passion et de conclure sans partialité. Et, sous cette tranquillité d'âme, il y avait de la vraie force, un indomptable courage, des trésors de bonté, une patience inaltérable.

Bien qu'Émile eût parlé de son père avec enthousiasme, Lucie ne le trouva pas au-dessous de ce qu'elle avait rêvé, car Émile l'avait avertie de l'étonnante simplicité de ses manières; il lui avait prédit qu'au lieu d'être éblouie, elle serait charmée. Lucie se sentait aussi à l'aise avec M. Lemontier que si elle l'eût toujours connu. Déjà elle l'avait présenté au vieux Turdy, qui l'avait reçu avec une joie expansive, et qui maintenant s'habillait pour venir passer une ou deux heures avec eux avant de retourner à sa chambre de malade.

Le général, avec qui Lucie avait dîné, ne paraissait pas. M. Lemontier lui fit demander par Misie la permission d'aller le saluer. Le général fit répondre qu'après le souper de M. de Turdy il attendrait le nouvel hôte au salon. M. Lemontier ayant complété toutes les notions que devaient lui fournir Lucie et son grand-père, descendit au salon et y trouva le général flanqué du capucin. Ce n'était pas le moment de causer d'affaires: l'affectation du général à ne pas congédier ce vieillard silencieux et fatigué prouva de reste à M. Lemontier qu'on reculait pour ce jour-là devant les explications.

Mais quel était ce nouveau personnage inconnu à Lucie et qui se trouvait subitement lié avec le général? Un passant, un pèlerin recevant l'hospitalité d'un jour, ou un espion de Moreali? M. Lemontier, qui l'examinait tout en causant de choses d'un intérêt général avec M. La Quintinie, comprit vite que ce n'était ni un passant ni un intrigant, mais une sorte de missionnaire de bonne foi. L'homme était très-vieux ou très-usé par les austérités. Sa figure commune et terne avait tout à coup de grands éclairs sans cause apparente. L'œil éteint tenait assoupies des flammes qui s'échappaient comme des décharges de lumière électrique. Le front très-élevé, serré aux tempes, contrastait dans sa nudité avec le front court et large du général.

Il était vêtu de bure et souillé de poussière, sa peau et ses vêtements différaient peu de couleur. Il exhalait une odeur de terre et d'humidité. Il parlait mal le français et paraissait le comprendre plus mal encore. En revanche, il ne comprenait pas du tout l'italien, que le général s'efforçait de lui parler. Assis près de la fenêtre ouverte, il avait peut-être froid, mais il ne s'en apercevait pas ou ne s'en souciait pas. Il appartenait à ce tempérament insensible ou invulnérable qui est propre aux exaltés, aux martyrs et aux fous.

M. Lemontier observait son profil socratique, évidé pour ainsi dire, comme si la maigreur des jeûnes n'eût laissé en saillie que les lignes osseuses et emporté la trace de tous les instincts. Le front seul avait poussé en hauteur, et par là ce n'était plus Socrate, mais quelque chose de plus et de moins, un Indien, un stylite. Le père d'Émile sentit que l'homme n'était pas méprisable, et il lui parla en bon italien bien rhythmé. Une lueur de satisfaction éclaira les traits du pauvre moine, qui, fourvoyé, ennuyé et résigné, s'était changé en statue.

Il raconta naïvement à M. Lemontier qu'il venait de Frascati, qu'il avait voyagé en chemin de fer, par mer, en diligence et à pied. De tout cela, nul étonnement, nul souci. Du changement de pays et de climats, aucune préoccupation. Nulle remarque sur son chemin. Il avait marché dans ses pensées, disait-il; il n'avait rien vu.

«C'est très-beau de marcher ainsi, lui dit M. Lemontier, quand les pensées sont nobles. Vous pensiez à Dieu?

—A Dieu toujours et à beaucoup de petites choses que je demandais à Dieu de m'expliquer.

—Par exemple?

—D'abord pourquoi l'on tient à aller vite, comme si l'on croyait avancer en changeant de place?

—Dieu vous a-t-il répondu?

—Oui, il m'a dit que cela ne servait de rien, et que, la mort demeurant partout, il n'était pas besoin de se hâter pour la rencontrer.

—Et que lui demandiez-vous encore?

—Si les anges voyagent.

—Et Dieu?...

—Dieu m'a dit qu'ils allaient plus vite que la vapeur.

—Aussi vite que la pensée?

—Encore plus vite, plus vite que le mal, aussi vite que la grâce!

—Très-bien! Si le bien va plus vite que le mal, le mal sera donc devancé et réduit à l'impuissance?

—Cela, c'est un mystère. J'y ai songé quelquefois.

—Avez-vous questionné Dieu là-dessus?

—Non, il m'eût dit que cela ne me regardait pas. J'ai un jour à vivre!»

L'entretien continua sur ce ton, M. Lemontier examinant le cerveau de ce moine comme un produit curieux du travail ascétique, le moine répondant par sentences obscures et malignes comme celles d'un sphinx.

C'était au tour du général à ne pas comprendre. Il s'évertuait à saisir un mot dans chaque phrase, se demandant d'où venait à l'homme subversif cette audace tranquille d'interroger un saint. Son étonnement devint de la stupeur quand, au bout de vingt minutes, le capucin, qui n'avait pu échanger avec lui dix paroles, et qui lui marquait une extrême froideur, parut s'être pris d'abandon et de sympathie pour M. Lemontier, et, tout en se retirant, lui tendit la main en échangeant avec lui le souhait de felicissima notte. Puis il revint sur ses pas et lui demanda si sa fille était malade, qu'il ne l'avait pas vue? Il prenait M. Lemontier pour le père de Lucie, ce que M. La Quintinie avait pu lui expliquer à cet égard ayant été complétement perdu. M. Lemontier ne marqua pas de surprise et profita du quiproquo pour s'instruire. Sûr de n'être pas compris du général, qui le suivait la bouche béante, il demanda à son tour au capucin s'il connaissait la signora Lucia.

«Non, dit l'autre, mais elle m'a fait l'aumône et accordé l'hospitalité. On dit qu'elle est charitable et pieuse. J'aurais voulu la remercier. On m'a dit qu'elle savait très-bien ma langue, elle aussi.

—Nous y voilà,» pensa M. Lemontier.

Il promit au moine qu'il la verrait le lendemain matin.

«Car vous ne comptez point partir demain? ajouta-t-il.

—Non, s'il est vrai que vous ayez besoin de moi ici, répondit le père Onorio, complétement dupe de son erreur de personnes. Je vais où l'on m'appelle, comme je sors d'où l'on me chasse. On m'a dit qu'un père me réclamait, c'est vous; et qu'un grand-père voulait me battre, où est-il? Me voilà! Qu'il en soit ce que Dieu voudra, mon pauvre corps est à lui et ne vaut pas la peine qu'il le protége.»

Il s'en alla sur cette plaisanterie en souriant d'un air lugubre et doux.

Le général eût bien voulu savoir. M. Lemontier lui fit payer sa réserve en lui répondant d'une manière évasive et en se hâtant de prendre congé de lui jusqu'au lendemain.

«Vous retournez à Aix? dit le général sèchement.

—Non, mon fils n'y est plus, et M. de Turdy m'a engagé à passer quelques jours chez lui.

—Ah! monsieur votre fils?...

—Est allé m'attendre chez moi.

—Alors... nous causerons....

—Quand il vous plaira, général, répondit M. Lemontier en reprenant le chemin de la bibliothèque, où Lucie l'attendait.

—Ce diable d'homme! pensait le général en se couchant. Il était si pressé de parler, et il me semble que ce moine lui en ait ôté l'envie! Pourquoi donc, sac-à-laine! ai-je oublié tant que cela l'italien, que je croyais savoir?»

Il s'endormit en feuilletant un vocabulaire de poche à l'usage des commençants.

M. Lemontier conseilla à Lucie de voir et d'écouter le moine, de le laisser catéchiser, et de faire accepter à M. de Turdy la présence de cet apôtre dans sa maison pendant le temps nécessaire.

«Et même, ajouta-t-il, il n'est pas impossible que je vous demande de rappeler Moreali. Vous avez peut-être été un peu vite; il eût mieux valu ne pas le chasser. Je suis là, je veille, et je me charge de recevoir tous les assauts. Nous devons, je crois, au lieu d'entretenir les craintes et l'irritation du grand-père, l'amener à sourire de cette vaine persécution et à la laisser s'user d'elle-même autour de lui. Du moment que vous êtes sauvée de l'entraînement religieux, nous sommes tous sauvés. Il ne s'agit plus que de faire avorter les crises sans les trop éviter. Donnez de la gaieté et un peu de malice prudente au grand-père; je vous réponds qu'appuyé sur nous, et sûr de vous désormais, il retrouvera des forces dans ce petit exercice de sa vitalité.»

M. Lemontier ne se trompait pas. Dès le lendemain, M. de Turdy était sous les armes, enchanté d'avoir à travailler, lui aussi, au rachat de la liberté de sa petite-fille, et assez fort pour reprendre ses habitudes.

Le capucin réclama un entretien avec Lucie. On le reçut au salon, toute la famille présente. Là, Lucie refusa d'entendre aucune exhortation secrète, mais elle s'engagea à écouter le moine aussi longtemps qu'il lui plairait de parler, sans que ni elle, ni M. Lemontier, ni son grand-père se permissent un mot d'interruption. Cela ne faisait pas le compte du général, qui craignait que l'orateur n'eût pas ses coudées franches; mais Onorio fit bien voir qu'il ne s'embarrassait de rien et qu'il méprisait profondément les subterfuges. Il était l'antithèse du jésuitisme, il était l'anachorète des anciens jours; il en avait la foi, la vigueur et la science théologique; seulement, cet homme du passé transporté au XIXe siècle, n'ayant plus sa raison d'être, chantait dans le vide, et l'écho de sa voix retournait sur lui-même sans rien ébranler de solide au dehors.

Il parla avec une grande abondance de cœur pourtant, car il avait personnifié Dieu à son image; il s'entretenait avec lui d'égal à égal, tantôt avec une tendresse touchante, tantôt avec une trivialité comique. Il aimait ce Dieu de sa façon à l'exclusion absolue et complète de tout être réel. Il dialoguait avec lui à la manière des sibylles, répétant ses réponses sans nul souci de les rendre ridicules en les traduisant mal à l'assistance, se livrant à une pantomime comique parfois et parfois sublime de persuasion et de simplicité. Il a dit des choses admirables et des choses révoltantes. Il fut éloquent et puéril. Le vieux Turdy riait à son aise; l'orateur n'y faisait pas la moindre attention. Le général admirait de confiance, devinant au geste et à l'inflexion apparemment que tout devait être magnifique. M. Lemontier était attentif, et, quand il y avait à louer, il laissait échapper un mot d'approbation qui étonnait grandement le général. Lucie était grave et triste; elle sentait profondément le néant de cette doctrine de mort dont un représentant sincère et courageux lui disait le dernier mot. Elle avait traversé avec dégoût les transactions de mauvaise foi de la propagande, elle entendait maintenant la parole d'orthodoxie, le De profundis de l'humanité, la négation de la vie divine. On ne déserte pas sans un reste de frayeur et de regret l'autel refroidi dont on a longtemps couvé la flamme et guetté le réveil. Ce regret fut le dernier. Quand le capucin eut fini de prêcher le renoncement absolu, elle lui dit simplement:

«Je vous remercie, père Onorio, vous m'avez ramenée au vrai Dieu!»

Le grand-père et M. Lemontier l'avaient comprise. Le capucin, exténué de fatigue, se retira en bénissant l'assistance. Le général crut triompher; il prit le bras de M. Lemontier et l'emmena dans le jardin.

«Eh bien, lui dit-il, est-ce que ce n'est pas concluant, ce que vous venez d'entendre?

—Concluant pour le suicide, répondit M. Lemontier.

—Comment? quoi? il a parlé sur le suicide?»

M. Lemontier résuma clairement le discours du capucin et en fit toucher du doigt toutes les conséquences au général.

«La plus grave, ajouta-t-il, serait que mademoiselle La Quintinie eût été persuadée sans retour, car elle se ferait religieuse dès demain. Est-ce votre intention qu'il en soit ainsi, général?

—Non pas, sac-à-laine! jamais!... Mais croyez-vous réellement que ce moine, au lieu de lui parler raison, lui ait conseillé de faire des vœux?

—Il nous l'a conseillé à tous, et à vous tout le premier.

—A moi! à moi! Moi, me faire capucin?...

—Au nom de la logique, certes.

—Mais vous vous moquez?

—Je vous donne ma parole d'honneur que tout ce que nous faisons sur la terre est péché au dire de ce prédicateur. Votre habit propre et commode est un péché, le dîner sain et copieux que vous prendrez tantôt est un péché. Votre santé, votre activité, votre autorité, votre prière, votre croyance, votre affection paternelle, votre fille elle-même, tout est péché en vous et autour de vous.

—Eh bien, alors... que veut-il donc que je devienne?

—Ce qu'il est lui-même, un spectre, un cadavre, rien!

—Tenez, monsieur Lemontier, reprit le général en arpentant les allées à grands pas, je sais qu'il y a des exagérés;... il y en a partout!... Vous êtes un libéral!... Vous savez bien qu'il y a des jacobins?... On m'avait vanté ce moine comme très-éloquent....

—Il l'est.

—Il paraît, vous l'avez applaudi; mais vous ne l'avez pas goûté pour ça, et ce n'est pas l'homme qu'il fallait. Je vais le renvoyer....

—Je doute que M. de Turdy y consente. Cette éloquence l'a diverti....

—Oui, c'est un athée, lui! il a ri tout le temps! Il ne faut pas que la religion prête à rire!

—Vous eussiez ri de même... si vos oreilles eussent été plus habituées à l'accent campanien du prédicateur.

—Ah! il a un accent particulier, n'est-ce pas? C'est donc cela que je perds un peu de ce qu'il dit! Ah ça! il a donc été... grotesque?

—Oui, mais avec beaucoup d'esprit, et à dessein. Cette verve italienne soutenait son raisonnement. Il raillait les incrédules, les ambitieux, les chrétiens tièdes, tous ceux qui prétendent faire leur salut sans renoncer aux biens de ce monde et aux douceurs de la famille. Il les contrefaisait plaisamment, et, prenant ensuite les foudres du Dieu de Job, il les pulvérisait et les foulait aux pieds. Il appelait le diable à son aide, et Dieu commandait à Satan de torturer dans l'éternité ces âmes froides ou perverses. Il y avait du Dante et du Michel-Ange parfois dans sa vision de l'enfer. C'était fort beau, je vous assure, et j'aurai du plaisir à l'entendre encore.

—Ça ne vous fait donc rien, à vous? vous ne croyez à rien?

—Je crois en Dieu, général; mais, pas plus que vous, je ne crois au diable.»

Le général ne répondit pas. Il pensait à sa femme, que la peur de l'enfer avait tuée. Il se demandait à lui-même s'il y croyait.—L'image d'un démon armé d'une fourche se présenta devant lui; il crut voir un Kabyle et chercha à son côté désarmé son sabre pour taillader ce gringalet. Puis il sourit, et dit à M. Lemontier:

«Non, je ne crois pas au diable; c'est un épouvantail pour les capons!»

Puis, un peu mortifié de cette concession où M. Lemontier l'avait entraîné, il reprit avec humeur:

«Mais tout cela est en dehors de nos affaires, monsieur Lemontier, et nous en avons de sérieuses à régler.

—Je le sais, général, et je suis venu ici pour m'entendre avec vous.

—Nous entendre, je ne demanderais pas mieux, sac-à-laine! vous ne me déplaisez pas: vous me paraissez un homme bien élevé et de bon sens, Émile est un gentil garçon;... mais c'est un exalté, et nous ne pourrons jamais nous entendre. Voilà, j'ai dit.

—Laissez-moi dire à mon tour.

—Qu'est-ce que vous pouvez dire? Je vous connais bien.... Je ne vous ai pas lu, je ne suis pas un savant; mais on m'a parlé de vous, vous êtes aussi entêté que moi, vous n'abjurerez pas plus vos erreurs que je ne ferai fléchir mes croyances.

—Nous ne fléchirons ni l'un ni l'autre; nous laisserons nos enfants complétement libres.

—Vous n'empêcherez pas ma fille de pratiquer?

—Je m'y engage de la part d'Émile.

—Ah! voilà quelque chose de gagné! vous êtes plus sage que lui, je le disais bien! mais....

—Mais quoi, général?

—Vous la détournerez de ses devoirs; vous y travaillez déjà, vous êtes ici pour ça. Hein, vous voyez! on ne m'en fait pas accroire, à moi!

—Permettez, général, reprit M. Lemontier avec fermeté; si je devais travailler à modifier les idées de mademoiselle La Quintinie, je m'en attribuerais le droit, n'en doutez pas, et ce droit-là, Émile ne pourrait jamais l'aliéner non plus pour son compte; mais nous n'agirions pas à la manière des catholiques; nous laisserions à Lucie liberté absolue d'écouter, de lire, d'examiner toutes les instructions et toutes les exhortations contraires aux nôtres. D'où viennent les erreurs invétérées selon nous? Des croyances sans examen possible, sans discussion permise. Que les prêtres parlent et qu'ils nous laissent parler, nous ne demandons pas autre chose.

—Cependant... Émile lui a déjà persuadé de renvoyer d'ici son directeur de conscience, un homme excellent, dévoué... qui l'autorise à se marier, pourvu que le mariage soit chrétien et convenable.

—Je vous jure, monsieur, que mon fils n'a rien conseillé à mademoiselle La Quintinie, et que M. l'abbé Fervet....

—Vous savez son nom?

—Oui, général, je sais beaucoup de choses qui le concernent, et la preuve que, tout en travaillant à combattre son influence, je ne désire pas l'empêcher de travailler contre la mienne, c'est que j'ai demandé à M. de Turdy de lever la sentence de bannissement, et à mademoiselle Lucie de faire bon accueil à votre protégé.

—Est-ce vrai?... Allons! c'est agir en galant homme, il n'y a pas à dire! Je vais conseiller au capucin de déguerpir et faire prier l'abbé de reparaître.

—Quant au capucin, dit M. Lemontier avec une malice grave, prenez garde!... M. l'abbé Fervet comptait beaucoup sur lui, et mademoiselle La Quintinie a peut-être le désir de l'entendre encore.»

Le général s'oublia.

«Au diable le capucin! s'écria-t-il. C'est un vieux fou qui n'aura pas compris les instructions de l'abbé, ou qui aura voulu faire à sa tête!... Mais comment savez-vous de quelle part il venait ici?

—Le bon père me l'a dit lui-même.

—Allons! c'est un âne!» grommela le général entre ses dents.

Il courut écrire à l'abbé, et chargea le père Onorio de lui porter la lettre. En même temps, pour s'en débarrasser, il lui donna quelques louis que le saint regarda avec un sourire d'étonnement et jeta sur la table en disant:

«Je ne suis pas de ceux qui vendent la parole de Dieu. J'ai besoin de cinq sous pour ma journée, on me les a donnés, et je vous remercie.»

Il prit la lettre, son bâton, sa besace et partit pour Aix, où Moreali lui avait annoncé qu'il le retrouverait.

Moreali était un vivant bien différent de ce mort. Il n'était pas cuirassé contre les outrages. Celui qu'il avait reçu de Lucie, malgré le soin qu'elle avait pris de l'adoucir en le reconduisant et l'humilité qu'il avait réussi à lui montrer, saignait au fond de son cœur. Il avait la volonté de faire prédominer en lui l'esprit de charité; mais il n'était déjà plus assez homme pour aimer réellement, et l'était encore trop pour ne pas haïr. Le père Onorio vit qu'il reculait devant l'humiliation de retourner à Turdy après en avoir été chassé.

«Que tu es encore loin de l'état de perfection, mon pauvre monsignore!» lui dit-il.

Il l'appelait ainsi pour le railler de son reste d'attache au monde.

«Tu as encore besoin de lutter, pour ne pas bouder et regimber! Tu ne travailles point, tu te laisses vivre au gré du diable! J'ai été comme toi; mais je prenais les bons moyens, je me mortifiais, je portais le cilice.... Toi, tu as toujours la peau fine et les mains blanches. Tu attends les tentations, au risque d'y céder, et, quand elles viennent, elles te trouvent désarmé! Je te le dis: tant que tu n'auras pas détruit sans retour la sensibilité du corps et de l'esprit, tu souffriras sans profit et sans honneur.»

Selon le père Onorio, l'état de perfection, celui qui a été préconisé par les ascètes, et qui représente à leurs yeux la véritable orthodoxie, le premier degré de la sainteté, c'est d'arriver à ne plus être capable ni de pécher ni de mériter. On devient une chose, la chose de Dieu. Il vous éprouve, on le met presque au défi de vous faire crier, tant on est endurci contre toute souffrance humaine, physique ou morale. Il peut aller jusqu'à vous ôter la foi, comme une trop grande compensation et une trop vive jouissance: on se résigne, on se passe de foi, on devient stupide, tant que dure l'épreuve; mais, pour subir sans péril cette épreuve décisive, il faut avoir si bien détruit en soi le goût et la faculté de pécher, que Satan ne puisse rien contre vous. C'est la victoire de saint Antoine, c'est un nouveau degré de sainteté.

Ainsi ces hommes admettent pour eux une loi de progrès, comme nous la réclamons pour les sociétés; mais quel étrange progrès à rebours est le leur!

Moreali avait adopté cette doctrine, il se débattait au seuil de la pratique. Il avait eu trop de passions et il avait encore trop d'intelligence pour se plier jusqu'à terre.

«Ne me demandez pas de m'humilier devant la jeune fille, dit-il. Devant le vieillard, devant le philosophe, soit: j'essayerai; mais elle! je ne le puis, c'est aller contre la loi de Dieu!

Monsignore, reprit le moine, il n'y a rien à faire avec toi. La chair et le sang te tiennent. Je m'en retourne à Frascati.

—Non, dit Moreali, j'obéirai, je traverserai ce lac... sitôt qu'elle m'aura écrit elle-même!

—Ah! comme tu l'aimes, gibier de Satan! reprit le moine avec l'accent ironique d'un profond mépris. Allons, cède-moi ton oratoire, je vais me prosterner là, et je t'avertis que j'y resterai douze heures, douze jours, s'il le faut, sans bouger. Je m'offre pour toi en sacrifice, je ne me relèverai que quand tu m'auras dit: «J'y ai été!»

Et il se jeta par terre de sa hauteur devant un autel portatif que Moreali cachait dans une petite chambre pour faire ses dévotions, quel que fût son domicile.

Le bruit de ces vieux os qui résonnaient et semblaient craquer sur le carreau fit tressaillir Moreali. Il releva le moine.

«J'y vais, dit-il, j'y vais sur l'heure! Prie pour moi, mais ne m'attends pas; j'y resterai peut-être, mais je te jure que j'y vais.»

M. Lemontier s'était entendu de nouveau avec Lucie et son grand-père. Il leur avait annoncé Moreali, il les avait décidés à le voir, à l'entendre, à lui laisser la prédication libre. Cette liberté était la légitimation et la garantie de celle que M. Lemontier aurait lui-même de répondre à Moreali et de tenir tête au général. Le vieux Turdy comprit tout et surmonta ses répugnances. Moreali avait désiré un entretien particulier avec lui. Il fallait savoir le but de Moreali afin de le déjouer, si c'était un but perfide. M. Lemontier n'avait pas oublié la remarque sur laquelle Henri Valmare avait appelé son attention. Moreali était-il influencé par des sentiments personnels incompatibles avec la gravité de son âge et les prescriptions de son état?

Henri venait d'arriver à Turdy, où on le retenait à dîner presque tous les jours, quand Moreali se présenta. M. Lemontier engagea Henri à tout observer avec le plus grand calme, surtout dans les moments où lui-même, accaparé par le général ou distrait par quelque autre soin, serait forcé de perdre de vue la contenance de l'abbé. Il lui recommanda encore, si ses soupçons se confirmaient, de n'en faire part qu'à lui seul et de n'en rien écrire à Émile.

Moreali approcha prudemment. Il s'arrêta à la grille du manoir et envoya deux cartes à M. de Turdy et à Lucie, afin qu'ils ne pussent lui reprocher d'être entré sur la seule invitation du général. Lucie prit le bras de M. Lemontier et alla elle-même recevoir Moreali.

«Vous venez en chrétien, monsieur, lui dit-elle; soyez le bienvenu. Mon grand-père regrette d'avoir méconnu vos intentions; mais voici un nouvel ami, M. Lemontier, qui l'a calmé et persuadé. Je suis aussi heureuse d'avoir à vous faire rentrer ici que j'ai eu de chagrin a vous en faire sortir.»

Moreali s'inclina. La présence de M. Lemontier lui coupa la parole: il sentit qu'il le haïssait; Émile ne lui avait pas inspiré d'aversion. Il se remit vite. Il fut digne, poli avec ses hôtes, froid et comme dédaigneusement généreux envers Lucie. On servait le dîner, on l'invita à rester, et, en attendant le dernier coup de cloche, il se promena au fond du jardin avec le général. Il vit bien vite que celui-ci avait énormément faibli en son absence. Le général se plaignait du capucin, il rendait justice à l'esprit de tolérance de M. Lemontier, à la bonhomie sans rancune du grand-père, à la discrétion d'Émile, qui était parti afin de ne blesser personne, à la docilité de Lucie, qui ne se refusait à aucune tentative de conciliation, à Henri Valmare, qui avait été initié malgré lui à des dissentiments fâcheux, mais qui était un caractère sûr, un garçon discret. Bref, le pauvre général eût bien voulu être content de tout le monde et ne pas pousser plus loin sa résistance. N'était-ce pas assez d'avoir obtenu que Lucie, en épousant Émile, fût libre de pratiquer?

«Vous êtes facilement dupe, monsieur le général! répondit Moreali. Cela ne doit pas étonner de la part d'un caractère chevaleresque comme le vôtre; mais les devoirs austères de mon état m'ont appris à connaître les ruses de l'incrédule et les transactions des mauvaises consciences. Si M. Lemontier accorde toute liberté à sa future belle-fille, c'est parce qu'il sait déjà qu'elle a abjuré cette liberté entre les mains de M. Émile.

—Si je le croyais! fit le général déjà empourpré de colère; mais supposez-vous à ce petit Émile tant d'ascendant sur elle? Elle ne l'aime pas, elle ne m'a jamais dit qu'elle l'aimât. Elle ne tient point à lui! Elle est femme, elle s'amuse de l'obstination de cet original-là, qui prétend l'obtenir de moi malgré elle et malgré vous. Elle est flattée de la démarche et de l'insistance du père,... qu'elle tient en grande estime pour ses talents. Elle est instruite, c'est une liseuse, elle aime les beaux esprits. Et puis elle se plaît à m'inquiéter et à me taquiner à présent. Elle se tient sur la réserve, elle m'en veut de la scène de l'autre soir. J'ai été un peu emporté, je m'en accuse et m'en confesse; mais vous entendez bien que je ne peux pas lui en demander pardon. Un père est un père, il ne peut pas plus avoir de torts envers ses enfants qu'un chef envers ses inférieurs.

—C'est ma conviction! reprit vivement Moreali. C'est la loi de Dieu qui prime toutes les lois humaines. L'esprit révolutionnaire a en vain restreint et annulé en quelque sorte dans ses codes l'autorité paternelle: elle subsiste en son entier dans la conscience du vrai chrétien. Mademoiselle La Quintinie invoquera sans doute contre vous ces lois civiles qui ont assigné un âge de majorité, c'est-à-dire d'impunité, aux enfants rebelles....

—Jamais! s'écria le général, rendu à ses instincts de despotisme; je la tuerais plutôt!

—Ne parlons pus de tuer, reprit en souriant Moreali; sachons nous faire obéir sans éclat et sans violence. Mademoiselle La Quintinie est aux prises avec les suggestions de l'esprit du siècle, avec Satan lui-même.

—Oui, oui, dit le général, qui eût bien voulu concilier ses propres opinions entre elles; Satan, c'est le siècle, vous l'avez dit; c'est la Révolution!

—Eh bien, elle est chez vous, la Révolution! reprit Moreali. Elle ronge votre famille au cœur, et vous lui avez ouvert la porte. M. Lemontier est un de ses brandons; il est lancé sur votre maison, il la dévorera jusqu'au scandale, et déjà votre fille est atteinte. Qu'elle aime ou non le jeune homme, elle veut faire acte d'indépendance; elle se sépare de vous aujourd'hui, demain elle se séparera de l'Église. Tenez, monsieur le général, je n'ai plus rien à faire ici, moi; je suis dédaigné, méprisé. C'est tout simple! que suis-je pour mademoiselle Lucie? Ah! qu'un ami pèse peu dans la conscience qui a méconnu déjà la voix du sang! C'est à vous de voir si vous voulez tomber dans ce discrédit devant Dieu et devant les hommes, d'avoir courbé la tête sous le vent révolutionnaire et d'avoir fait alliance intime avec les ennemis de la religion et de la société.»

Moreali avait touché juste. Le qu'en dira-t-on conservateur et dévot était bien plus sensible au général que le fait. Quand Moreali le vit ranimé, il le calma. Ils se parlèrent à voix basse, discutant un plan de conduite. Quand le dîner les appela, ils étaient d'accord sur tous les points.

Le dîner fut un peu égayé par l'esprit d'Henri Valmare et la sérénité maligne du vieux Turdy. M. Lemontier se gardait bien des airs de triomphe. Il observait l'enjouement refrogné du général et lisait dans son attitude grosse d'orages l'effet de sa conférence avec Moreali. Quant à ce dernier, il s'observait si bien, qu'il fut impossible de surprendre un regard de lui dirigé vers Lucie, l'ombre d'une émotion quelconque au son de sa voix ou au frôlement de sa robe.

Après le dîner, on marcha un peu, puis on entra au salon. Henri resta dehors avec M. Lemontier, et le vieux Turdy provoqua une explication entre le général et sa fille en présence de l'abbé. Il la provoqua bénignement, disant qu'il aurait lui-même voix au chapitre et rien de plus, qu'il fallait entendre toutes les raisons, que celles de l'abbé pouvaient avoir leur poids sur l'esprit de sa petite-fille, et qu'il ne voulait plus, lui, s'opposer à ce qu'elles fussent écoutées dans tout leur développement. Il ajouta que, si ces raisons persuadaient Lucie, il retirerait son opposition. Il allait exiger que son gendre assurât la même autorité à la décision de Lucie, lorsque Moreali se leva.

«Monsieur de Turdy me fait, dit-il, une position qui m'honore et dont je lui suis reconnaissant; mais, en dehors de l'autorité paternelle, je ne reconnais ici aucune autorité directe. La mienne est tellement nulle, que je me récuse. Je ne me suis présenté ici que pour demander humblement pardon à M. de Turdy de lui avoir déplu. Ce pardon m'est généreusement accordé, je n'ai plus qu'à me retirer sans vouloir courir le risque de lui déplaire encore.

—Vous ne me déplairez pas, monsieur, reprit le vieillard, puisque c'est moi qui vous provoque à parler. Si vous vous y refusiez, je croirais que vous agissez sans franchise et que vous vous réservez d'influencer secrètement le général sans vous compromettre auprès de moi.

—Ce serait m'attribuer, dit Moreali, l'ascendant d'un esprit fort sur un esprit faible, et vous ne ferez, monsieur, ni cet affront au caractère du général, ni cet honneur à mon mince mérite.»

M. Lemontier entra fort à propos, le vieux Turdy allait perdre patience. Évidemment, Moreali voulait brouiller les cartes. M. Lemontier sut apaiser tout le monde, mais il ne put engager l'abbé à exprimer son opinion. Lucie fut indignée de cette démission perfide.

«Vous ne réussirez pas, dit-elle à M. Lemontier, à faire parler un oracle qui ne croit plus en lui-même. M. Moreali sent que sa cause n'est pas bonne, puisqu'il l'abandonne.»

L'œil du prêtre s'enflamma de colère, mais sa voix fut calme et son ton obséquieux et railleur.

«Il n'y a pas ici, dit-il, de cause qui me soit personnelle. Il n'y a que celle du devoir qui est la soumission filiale. Que je déserte ou non cette cause par mon silence, vous ne la gagnerez jamais devant Dieu, mademoiselle La Quintinie, et, comme vous savez cela aussi bien que moi, il est de toute inutilité que je vous le rappelle.»

Lucie provoquée fut sévère. Ce n'était peut-être pas ce que la prudence eût conseillé; mais M. Lemontier ne lui avait pas recommandé la dissimulation. Il voulait, au contraire, qu'on forçât l'ennemi à la franchise. Lucie s'en chargea vigoureusement.

«Monsieur l'abbé, dit-elle, si en ce moment, au lieu de me prononcer pour le mariage, je me prononçais pour le cloître, mon père s'y opposerait: que me conseilleriez-vous?

—D'obéir à votre père, répondit l'abbé avec précipitation et comme se mentant résolûment à lui-même.

—Mais vous m'aideriez pourtant à vaincre sa résistance?

—Je me jetterais à ses genoux pour qu'il vous laissât chercher n'importe dans quel état les voies du salut; mais il est des routes qui ne conduisent les âmes qu'à leur perte, et vous n'attendez pas de moi que je supplie votre père de vous les ouvrir.»

Le vieux Turdy allait répliquer.

«Entendons-nous bien, dit avec douceur M. Lemontier. M. l'abbé ne regarde pas le mariage en lui-même comme une voie de perdition: il estime mieux la voie du renoncement, c'est son droit; mais ce qu'il proscrit, c'est le mariage avec un hérétique, et mon fils est un hérétique à ses yeux.

—N'en faites-vous pas gloire, monsieur? reprit l'abbé.

—Non, monsieur, il n'y a aucune gloire à protester contre une loi qui condamne l'esprit d'examen. C'est un devoir très simple pour ceux qui croient que Dieu veut être compris librement, afin d'être librement aimé.

—Je ne me laisserai entraîner à aucune controverse, dit l'abbé. Je suis venu ici avec le ferme dessein de ne blesser aucune opinion et de ne blâmer aucune personne. Vous me permettrez de garder mes convictions, puisque je refuse d'attaquer les vôtres.

—Ce n'est point là votre mission, reprit Lucie; vous devez chercher à persuader et ne pas tant ménager des amours-propres dont nous faisons tous si bon marché devant vous.

—Le fait est, ajouta M. de Turdy, que le capucin d'hier l'entendait mieux. Il nous a dit notre fait sans s'embarrasser d'être raillé ou jeté par les fenêtres. Il m'a fait rire; mais, en me traitant de charogne et de fumier, il ne m'a point fâché, et il a emporté mon estime, tant la bonne foi est une belle chose!»

L'abbé sentit le trait, il ne broncha pas, et chercha son chapeau pour se retirer.

«Encore un mot, monsieur l'abbé, dit le général, qui recommençait à s'effrayer de rester seul; ne désiriez-vous pas un entretien particulier avec M. de Turdy? Vous savez qu'il est assez bien portant pour s'y prêter, et qu'il ne refuse plus....

—Je sais que M. de Turdy a cette extrême bonté pour moi, répondit Moreali avec l'humilité hautaine dont il ne s'était pas départi un seul instant; mais cet entretien serait sans objet à présent. Il m'accusait... de fanatisme. Je suis heureux de lui avoir prouvé par ma réserve et de lui montrer par ma retraite que je n'entends pas livrer bataille contre les opinions qui prévalent ici.»

Il salua et partit. M. Lemontier sentit que l'ennemi se dérobait. Il espéra un instant que cette défection rendrait le général plus traitable. Ce fut le contraire. On lui avait fait la leçon, il se monta pour en finir plus vite, et signifia à Lucie que sa décision était inébranlable. Lucie s'anima et déclara encore de son côté que, si elle n'épousait point Émile, elle ne se marierait jamais.

«C'est comme il te plaira, répondit le général irrité. Tu attendras ma mort, et, comme j'ai l'intention de ne pas finir de sitôt, tu auras le temps de faire tes réflexions. Je regrette que tout cela se dise devant vous, monsieur Lemontier. Vous l'avez voulu, je n'en suis pas moins votre serviteur; mais je ne peux pas céder. Vous vous consulterez pour voir si vous pouvez céder vous-même. C'est l'unique solution possible.»

Il se retira, et Lucie, héroïque et tendre avec son grand-père, l'embrassa en souriant.

«Ne vous tourmentez pas, lui dit-elle; ceci est le paroxysme de l'énergie de mon père. Vous savez bien qu'après les grandes explosions, les grandes lassitudes le prennent. Encore quelques jours de patience, et il cédera.»

Mais, quand elle eut reconduit le vieillard à sa chambre, elle revint à M. Lemontier, et se jetant dans ses bras, elle fondit en larmes.

«Mon ami, je crois que tout est perdu, lui dit-elle. Si l'abbé est parti, c'est parce qu'il s'est assuré que mon père ne faiblirait plus.

—Courage! lui répondit M. Lemontier; je n'abandonne pas la partie, moi!»

Le général n'avait pas la dose de fermeté que lui attribuait Lucie, et l'abbé n'avait point compté qu'il l'aurait. Il avait tourné l'obstacle, il s'était réservé d'agir seul.

Le lendemain matin, Lucie apprit avec stupeur que son père était parti dans la nuit. On lui remit une lettre de lui ainsi conçue:

«Ces luttes me fatiguent et me dégoûtent. Je retourne à mon poste, où le devoir me réclame. Puisque vous avez disposé de votre cœur sans mon aveu, je cède, mais sous une condition expresse: M. Lemontier quittera le château de Turdy, et vous entrerez aux Carmélites. Vous y passerez un mois dans une claustration absolue. Si, après ce temps écoulé, à l'abri des mauvais conseils et des funestes influences, vous persistez dans votre choix, je vous donne ma parole de n'y plus apporter d'obstacles.

«A.-G. La Quintinie.»

Lucie eut d'abord un élan de joie ardente, puis une peur froide, sans pouvoir se rendre compte de ce qu'elle redoutait. Elle se débattit contre cet instinct de pusillanimité. Elle savait bien que son père était devenu un peu perfide; mais il engageait sa parole, il en remettait le gage entre ses mains, il signait sa lettre. Elle se reprocha son doute et courut trouver M. Lemontier.

«Cette épreuve ne serait rien pour moi seule, lui dit-elle, mais je la trouve atroce pour mon grand-père et pour Émile; mon père n'eût point imaginé cela. Ah! mon ami, l'abbé Fervet me fait peur! le voilà qui aime à faire souffrir!

—Lucie, répondit vivement M. Lemontier, qu'est-ce que c'est que cette claustration des carmélites? Les prêtres ont-ils le droit de franchir la grille?

—Non, aucun sans exception.

—Mais, le jour où vous chantiez dans cette chapelle, M. Moreali....

—Il était dans le chœur extérieur, séparé du nôtre par une grille et un voile.

—Mais au confessionnal?

—Un mur sépare la pénitente du prêtre. D'ailleurs, je ne me suis jamais confessée à l'abbé Fervet, et je ne me confesserai plus à aucun prêtre.

—Jamais?

—Jamais! cela ferait souffrir Émile. Mais pourquoi me faites-vous ces questions-là? Que craignez-vous pour moi?

—Je ne sais, répondit M. Lemontier, qui répugnait à soupçonner l'abbé, et qui ne voulait pas éclairer Lucie sur certains dangers dont elle n'avait certes jamais conçu la pensée; nous voici aux prises avec deux hommes bien différents l'un de l'autre, mais fanatiques tous deux: l'abbé qui regarde la souffrance comme un moyen de salut, le capucin qui dirait avec une parfaite douceur:

«Tuez-la, si elle est en état de grâce!» Ils ont peut-être des complices de leur folie et des ministres dévoués de leurs audaces. Je me demandais si, à l'insu de votre père, ils ne pourraient pas vous enlever et vous faire transférer dans un autre couvent qui serait pour vous une véritable prison où votre père lui-même aurait de la peine à vous découvrir. Je m'exagérais sans doute le danger. On n'enlève ainsi que les personnes qui s'y prêtent par leur faiblesse et leur crédulité. Pourtant... je ne suis pas tout à fait sans inquiétude. On peut vous obséder, vous irriter au point de vous rendre malade... et les malades sont sans défense.

—Oui! répondit Lucie: ma mère!...

—N'acceptez donc pas les conditions du général, reprit M. Lemontier; proposez-lui-en d'autres, auxquelles nous réfléchirons ensemble aujourd'hui. Gagnons du temps, et ne montrez pas l'impatience d'une solution trop prompte.

—Ah! mon ami, répondit Lucie, je vous remercie de ce conseil. Que deviendrait mon grand-père sans vous et sans moi? Je vous l'aurais laissé avec confiance... ou bien à Émile! Mais on exige que vous partiez, et certes on ne veut pas qu'Émile revienne. Émile cependant ne me trouvera-t-il pas bien lâche de reculer devant quelques semaines de prison quand le consentement de mon père est à ce prix?

—Émile pensera, comme moi, qu'en fait de couvent il faut se rappeler ces vers de La Fontaine:

Je vois fort bien comme on y entre,
Et ne vois point comme on en sort.

Ne parlez pas de cette lettre au grand-père; je vais tâcher de voir et de pénétrer M. Fervet.»

M. Lemontier se rendit à Aix et y trouva l'abbé avec le père Onorio. Ce dernier fut pour lui une providence. Incapable de mentir et de louvoyer, il déjoua toute l'habileté de Moreali, qui voulait se tenir sur la réserve, et il déclara qu'à la place du général (il était maintenant désabusé de son erreur de personnes) il aurait conduit sa fille au couvent de force, que là il l'aurait confiée aux carmélites et soumise chez elles à un régime analogue à la prison cellulaire, que l'on aurait bien vu alors si l'on n'avait pas les moyens d'éluder et de braver les lois révolutionnaires qui prétendent protéger et délivrer les filles majeures. Pour lui, il se souciait fort peu de ces lois païennes et socialistes; il était prêt à prendre toute la responsabilité de la révolte, de tous les prétendus crimes et délits que les tribunaux se flattent d'atteindre. Il ne s'en cacherait pas. On pouvait l'envoyer en prison, au bagne, à l'échafaud, il irait en riant; et, si cela ne servait à rien, si, après avoir gagné du temps et tenté de réduire le corps et l'esprit de la pénitente par des rigueurs salutaires, on n'avait pas fait sortir d'elle le démon qui l'obsédait; si enfin la force publique la réintégrait à son domicile, alors on s'en laverait les mains, on n'aurait rien négligé pour la sauver et pour être agréable à Dieu.

Il fit cette virulente sortie au grand déplaisir de l'abbé, qui voyait le danger de dévoiler ainsi ses plans; mais il la fit, et nul ne pouvait l'empêcher de la faire. Habitué à tonner du haut de la chaire et à voir son auditoire de paysans romains frissonner sous les foudres de son éloquence, le capucin n'admettait pas l'idée qu'il pût donner des armes contre lui, ou que l'on osât s'en servir.

M. Lemontier sourit de l'aplomb de ce Barbe-Bleue tonsuré qui comptait lui faire peur; mais ce qui le frappa, ce fut l'anéantissement de l'abbé, qui n'osait contredire son maître et qui s'efforçait à peine d'atténuer l'exubérance forcenée de ses menaces. Mis au pied du mur autant par le capucin que par M. Lemontier, il avoua qu'un austère régime de piété attendait mademoiselle La Quintinie aux Carmélites; mais il se défendit d'avoir tendu aucun piége. Le général n'avait-il pas annoncé à sa fille qu'elle aurait à subir l'épreuve d'une claustration absolue? Quant à la durée de l'épreuve, il ne partageait pas, il n'avait jamais partagé, disait-il, l'idée de la prolonger contrairement au gré du général. Il l'avait fixée à trois mois, et il se flattait qu'au bout de ce temps mademoiselle La Quintinie serait complétement revenue au sentiment de ses devoirs.

«Trois mois! s'écria M. Lemontier frappé de surprise. Le général a-t-il deux paroles? la sienne et la vôtre? Il n'a demandé qu'un mois, un seul, entendez-vous?

—Vous faites erreur, dit Moreali, vous avez mal lu.

—Non pas! l'écriture du général est fort lisible,» reprit M. Lemontier en tirant la lettre de sa poche.

La lettre ne présentait pas d'ambiguïté. Au moment d'écrire le chiffre convenu sans doute avec l'abbé, le courage avait manqué au général, l'amour paternel avait parlé plus haut que le prêtre, peut-être aussi la crainte que Lucie, épuisée par une lutte trop longue, ne reprît en désespoir de cause l'envie de se faire religieuse.

Cette défection de M. La Quintinie mortifia l'abbé, qui se mordit les lèvres. Le capucin haussa les épaules avec mépris et demanda qu'on lui traduisit la lettre. Quand il vit que le général y donnait sa parole d'honneur de céder au bout d'un temps déterminé, il fut indigné et demanda à l'abbé si cela était convenu avec lui. L'abbé avoua qu'il avait fait cette transaction avec les scrupules du général.

«Monsignore! lui dit Onorio en lui lançant un regard terrible, il y a des faibles, des impuissants et des tièdes jusque sur les marches de l'autel!»

Puis il tourna le dos et s'en alla prier, demander peut-être à son bon ami, le petit dieu de sa façon, une inspiration meilleure pour empêcher ce mariage, qu'il considérait comme un grand scandale religieux et comme un triomphe à arracher aux hérétiques.

M. Lemontier tenait enfin l'abbé tête à tête, et il tenait aussi le fond de sa pensée; mais il fallait saisir la véritable cause de ses desseins, fanatisme ou terreur religieuse, affection trop vive ou rancune de prêtre envers Lucie. Un autre soupçon encore avait traversé son esprit; mais il ne voulut pas s'y arrêter, craignant de céder à une interprétation préconçue de la conduite de l'abbé, et de perdre de vue l'objet plus pressant sur lequel Henri avait appelé la rectitude de son examen. Il profita de l'espèce de confusion où les paroles du capucin avaient jeté Moreali pour lui parler au contraire avec ménagement et douceur. Il lui dit qu'il avait assez fait pour seconder les vues du père Onorio et satisfaire sa propre conscience, et qu'il serait bien temps de songer aux malheurs qui pouvaient frapper M. de Turdy et Lucie dans cette lutte impitoyable. Il essaya d'émouvoir son cœur et d'y trouver ce qu'il contenait encore de sentiments humains, de quelque nature qu'ils fussent.

L'abbé fut impénétrable. S'il n'avait pas la hardiesse et la puissance d'initiative du capucin, il avait au besoin la réserve souveraine et opiniâtre du prêtre diplomate. Rien ne put l'entamer. Il plaignit en termes doucereux et glacés les chagrins auxquels s'exposait Lucie. Il prétendit avoir fait son possible pour concilier les devoirs de son ministère avec les exigences de la situation. Il conseillait à Lucie de se remettre avec confiance aux mains des saintes filles du Carmel, et même de s'exposer avec courage aux ennuis d'une retraite austère.

«Si elle est véritablement attachée à votre fils, ajouta-a-til, qu'elle le lui prouve en subissant cette épreuve si courte, et, si elle croit encore en Dieu, comme elle le prétend, qu'elle prouve à Dieu son désir de s'éclairer en s'enfermant seule à seule avec lui dans le sanctuaire.

—Je ne lui donnerai point ce conseil, répondit M. Lemontier. J'ai assez étudié sur pièce l'histoire des couvents pour savoir que, s'ils peuvent abriter des mysticismes sincères, ils peuvent cacher des fanatismes atroces. Lucie est d'une forte santé, d'un caractère bien trempé et d'un jugement parfaitement lucide; mais j'ignore jusqu'où peuvent aller les forces d'une femme aux prises avec l'isolement, les menaces et les persécutions. Si son père est assez imprévoyant pour l'y exposer, je sens qu'il est de mon devoir de la préserver, moi, et je m'oppose, au nom de mon fils et au mien, à ce qu'elle accepte le cruel défi qu'on lui jette. Je ne veux pas croire, monsieur, ajouta M. Lemontier, qu'un homme de votre science et de votre mérite ait, comme l'ont cru quelques personnes, troublé la raison de madame La Quintinie par la peur des supplices éternels; mais si, contrairement à vos conseils et à vos intentions, cette malheureuse personne était morte dans l'égarement du désespoir, un tel exemple devrait vous rendre plus prudent que vous ne semblez vouloir l'être à l'égard de sa fille.»

La figure de l'abbé eut une légère contraction de souffrance ou de dédain; mais il n'accepta en aucune façon le reproche.

«Est-il possible, monsieur, répondit-il, qu'on ait osé vous entretenir à Turdy de cette vieille histoire? S'il y avait là quelque chose de vrai, le général m'eût-il accordé sa confiance et son affection? Sachez donc la vérité. Madame la Quintinie.... Mais j'ai été son confesseur, et vous pourriez croire que je vous raconte ce que tout le monde ne sait pas. Je dois me taire et laisser au temps et aux circonstances le soin de vous désabuser.»

M. Lemontier crut saisir quelque chose de volontaire dans cette réticence de l'abbé, et il lui sembla que celui-ci cherchait à lire dans ses yeux s'il savait autre chose de particulier sur la vie et la mort de madame La Quintinie. A son tour, il le regarda avec une attention déclarée. Il vit un nuage envahir ce front de marbre, et tout à coup, prenant le parti de l'attaque à tout hasard:

«Prenez garde, monsieur l'abbé, lui dit-il d'un ton froid et ferme, prenez bien garde!...

—A quoi, monsieur? s'écria le prêtre perdant soudainement tout empire sur lui-même. De quelle diffamation, de quelle calomnie me menace-t-on à Turdy? Quel libelle préparez-vous contre l'Église et contre moi?

—Si vous vous emportez ainsi, répondit M. Lemontier en souriant, nous ne pourrons plus nous entendre, et pourtant j'espérais qu'au lieu de nous invectiver, nous nous quitterions emportant l'estime l'un de l'autre. Vous me refusez la vôtre, et me traitez de libelliste, rien que cela, monsieur l'abbé?... Je ne sais pas répondre, moi, à de telles accusations; je n'ai pas encore assez étudié le vocabulaire terrifiant du père Onorio!

—Mais que vouliez-vous dire, reprit l'abbé pâle et tremblant, en me jetant ce défi au visage: Prenez garde?

—N'était-ce pas la conclusion de mon plaidoyer pour Lucie? Prenez garde à sa raison, à sa santé, à sa vie! Rappelez-vous que sa mère avait l'esprit faible, et que....

—Et que quoi?... N'ayez pas de restriction mentale, monsieur!

—Vous m'avez donné l'exemple, monsieur l'abbé! Permettez-moi d'en rester là et de remettre toute autre explication à un moment où vous vous sentirez plus bienveillant à mon égard.»

L'abbé, resté seul, se sentit baigné d'une sueur froide.

«Suis-je perdu, se demandait-il, ou ai-je seulement failli me perdre? Le moment d'agir à tout prix est-il arrivé?»

Il se demanda s'il consulterait le père Onorio, et il répondit:

«Non! il ne comprendrait pas, il ne voudrait ou ne saurait.... S'il me blâme.... Ah! quand j'aurai arraché ce fer de ma poitrine, je serai tout à Dieu et ne reculerai devant aucune pénitence.»

M. Lemontier trouva Henri à Turdy. On tint conseil. Lucie écrivit à son père pour lui dire qu'elle se soumettrait à de plus longues épreuves, pourvu qu'elle n'eût point à quitter son grand-père, qui n'était plus d'âge à se passer de ses soins. Elle ne parla pas de M. Lemontier, qui se réserva d'écrire lui-même au général dès qu'il pourrait lui fournir quelque preuve palpable des véritables intentions de l'abbé. On écrivit aussi à Émile de se rendre à la résidence militaire du général, de s'y faire voir, et de se tenir prêt à communiquer avec lui, si besoin était.

Après le dîner, le médecin ayant recommandé à M. de Turdy de faire un peu de promenade en voiture aux heures tièdes de la journée, Lucie et M. Lemontier l'emmenèrent du côté de La Motte et au delà, dans les gorges pittoresques qui conduisent aux riches plateaux herbus de Ronjoux, ombragés de châtaigniers séculaires. Henri, ayant à donner beaucoup de détails et d'instructions à Émile, resta à écrire dans la bibliothèque.

Quand la nuit le gagna, il se disposait à allumer les bougies; mais il crut entendre des pas furtifs dans la galerie qui conduisait aux appartements de Lucie et de son grand-père, voisins l'un de l'autre et communiquant ensemble à l'intérieur. Cette galerie était parquetée, le plancher craquait faiblement sous des pieds discrets. La lenteur et la précaution de cette marche dans l'obscurité trahissaient je ne sais quelle méfiance qui étonna Henri.

Il se tint immobile, jeta son cigare dans la cheminée, et attendit dans le grand fauteuil, dont le dossier dépassait sa tête. Il crut un instant à la tentative de quelque larron. Quelqu'un ouvrit doucement derrière lui la porte de la bibliothèque et s'arrêta au seuil, quelqu'un que Henri ne put voir, mais dont la respiration précipitée trahissait l'émotion. Une voix, qu'il reconnut pour celle de Misie, dit tout bas:

«Personne!»

On se retira, et on marcha plus vite et plus franchement vers l'appartement de M. de Turdy. Ces pas n'étaient plus ceux d'une seule personne. Henri les laissa s'éloigner un peu et sortit dans la galerie, qui était dans une obscurité complète. Il s'y tint aux écoutes. La voix de Misie disait, sans beaucoup de précautions:

«Entrez ici.... Oui, c'est son boudoir. Elle est sortie. Ils sont tous dehors.»

Henri se rappela être sorti en effet du jardin pour voir monter la famille en voiture. Il avait fait quelques pas sur le chemin. On avait peut-être cru qu'il s'en allait à pied au Bourget, comme cela lui arrivait souvent. Il était rentré au manoir sans rencontrer aucun domestique. Le hasard avait fait que Misie ne le savait pas là.

Mais qui donc introduisait-elle ainsi secrètement dans l'appartement de sa maîtresse? Henri était trop porté à tout redouter de la part de Moreali pour ne pas supposer que lui seul, par l'ascendant de son ministère, pouvait entraîner cette pauvre femme à une trahison.

Surprendre les gens sur le fait était bien facile; mais Henri n'eût rien su ainsi de leur motif et de leurs desseins. Alors il alla écouter jusqu'à la porte de Lucie. Il y avait plusieurs pièces, et on ne s'était pas arrêté dans la première. Il n'entendit rien. Il essaya de se glisser dans l'appartement de M. de Turdy: Misie, peut-être dans la prévision de quelque surprise, en avait retiré la clef. Henri resta près d'une heure dans cette angoisse, souvent prêt à perdre patience, mais toujours retenu par l'espérance de pénétrer le mystère. Enfin il entendit Misie qui parlait dans l'antichambre de l'appartement de Lucie, où elle était restée selon toute apparence, et qui disait:

«Eh bien, monsieur l'abbé, est-ce fini? Ils vont rentrer.»

Henri recula lentement jusqu'à la bibliothèque, et, se plaçant derrière la porte, il recueillit l'entretien suivant dans le corridor:

«Avez-vous bien éteint les bougies, monsieur l'abbé?

—Parfaitement, mais je n'ai pas terminé.... Croyez-vous qu'ils sortiront encore demain à pareille heure?

—Oui, je le crois.

—Pourrai-je revenir avec les mêmes précautions?

—C'est bien dangereux, monsieur l'abbé! Vous me ferez chasser!

—Écoutez! Si je peux revenir, mettez sécher du linge sur la terrasse, quelque chose de grand, des draps, que je verrai de loin: un quart d'heure seulement!

—Il faut bien que je fasse ce que vous commandez, monsieur l'abbé, puisque c'est pour le salut de cette chère maîtresse!

—Bien, Misie, Dieu vous en récompensera! Conduisez-moi par l'escalier du vieux château.»

Ils passèrent devant Henri; ils étaient arrêtés tout près de lui pour se consulter. Il attendit qu'ils fussent loin pour sortir de l'enclos par le fond du jardin et aller au-devant de la voiture qui ramenait les maîtres du manoir et M. Lemontier. Il invita ce dernier à descendre pour se dégourdir un peu les jambes, et, tout en suivant la voiture qui entrait au pas, il le mit au courant de ce qui venait de se passer.

«Ce n'est pas le moment des commentaires, lui répondit M. Lemontier, poursuivons ce que tu as mené avec tant de prudence. Observons, et ne laissons pas soupçonner que nous avons les yeux ouverts. Rentre avec nous au château et laisse-moi agir. Avant tout cependant, il faudrait savoir s'il n'y a personne de caché dans l'appartement de Lucie, et il faudrait s'en assurer à l'insu des domestiques.»

M. Lemontier prit Lucie à part dès qu'elle fut rentrée et lui demanda si Misie faisait le service de son appartement.

«Non, dit-elle; mais, chargée de la lingerie, elle entre souvent chez moi.

—Votre femme de chambre est-elle dévote?

—Louise? Pas du tout. Elle est en réaction contre Misie, dont elle est jalouse.

—Voulez-vous l'occuper ici, en bas, ainsi que Misie, et m'autoriser à visiter votre appartement?

—Certes! Mais croyez-vous donc qu'il y ait chez moi quelqu'un de caché?

—Non; mais je ne sais s'il n'y a pas quelque tentative de surprise, quelque préparatif d'enlèvement. Occupez vos femmes, soyez très-calme, et laissez-moi agir.»

Lucie obéit en tremblant un peu. M. Lemontier examina l'appartement avec le plus grand soin. Il s'assura qu'il n'y avait personne et qu'aucun meuble ne portait de traces d'effraction. Il regarda les serrures, les verrous, les croisées; tout fonctionnait bien.

Quand tout le monde se fut retiré, il resta dans la bibliothèque avec Henri, et ils y veillèrent à tour de rôle. Lucie, avertie par eux, examina minutieusement tous les objets de son appartement et n'y trouva rien qui ne fût intact et à sa place accoutumée. Elle remarqua seulement que les bougies qu'on mettait tout entières chaque soir sur sa cheminée avaient brûlé une heure environ. Elle visita tous ses papiers. Aucun ne manquait. On n'avait touché à rien. Qu'était-on venu faire chez elle? Sous le coup d'une inquiétude d'autant plus irritante qu'il était impossible d'en préciser la cause, Lucie dormit peu. La nuit pourtant se passa sans qu'aucun bruit insolite fît aboyer les chiens et troublât le sommeil du vieux Turdy.

Le lendemain, la famille monta en voiture après dîner sans marquer aucun soupçon à Misie, qui bien évidemment était seule complice du mystérieux projet de Moreali. Henri, qui avait fait semblant de s'en aller, rentra inaperçu comme la veille, mais cette fois à dessein et grâce à de grandes précautions. D'une des fenêtres du logis neuf, il vit Misie occupée à étendre sur la terrasse du vieux château le drap blanc qui devait servir de signal à Moreali. Alors il se glissa et s'enferma dans l'appartement de M. de Turdy. Il mit le verrou sur la porte qui communiquait avec le boudoir de Lucie, après s'être assuré qu'en retirant la clef il verrait et entendrait par le trou de la serrure tout ce qui se passerait dans ce boudoir. Bientôt après, il entendit entrer Misie, qui toussa pour avertir l'abbé, puis l'abbé parla sans baisser la voix. Misie lui ayant assuré que, cette fois, personne ne pouvait les surprendre, parce que le valet de chambre était sorti et que Louise avait la migraine.

«C'est bien, dit Moreali, laissez-moi seul.

—Pourtant, M. l'abbé pourrait avoir besoin de mon aide....

—Non, vous dis-je, j'ai tout ce qu'il me faut.»

Misie hésitait, comme si elle eût été retenue par un remords ou par la curiosité. L'abbé insista, elle sortit.

Aussitôt Henri entendit les bruits furtifs d'un travail inexplicable, et il dut attendre pour s'en rendre compte que Moreali fût rentré dans le petit espace que son œil pouvait embrasser. Il le vit alors, à la clarté de plusieurs bougies, interroger minutieusement un carré de lampas bleu qui remplissait un panneau de boiserie dont il avait en partie levé le cadre. Il était monté sur une chaise et atteignait sans peine le haut du carré. Quand il eut exploré tout l'intervalle entre la muraille et l'étoffe en déclouant et reclouant coin par coin, il se hâta de replacer les baguettes du cadre. Il fit ce travail avec une grande adresse et une promptitude surprenante; et, quand ce fut fini, il se laissa tomber sur un fauteuil, comme épuisé de fatigue et brisé par le désappointement.

Misie rentrait.

«Ah! mon Dieu! monsieur l'abbé, comme vous voilà blanc! dit-elle; est-ce que vous vous trouvez mal?

—Ce n'est rien, Misie, un peu de fatigue; mais je n'ai rien trouvé!

—Alors il faut qu'il n'y ait rien.

—Prenez garde, Misie! vous m'avez mis ici aux prises avec un danger sérieux. C'est vous qui avez pris l'initiative: auriez-vous parlé au hasard? seriez-vous folle?»

Misie, intimidée par le ton sec et mécontent de l'abbé, répondit en balbutiant:

«Mon Dieu, mon Dieu!... je n'ai rien pris sur moi.... Vous m'avez demandé des détails sur la mort de madame. Je vous ai dit ce que je croyais savoir. Je sais bien qu'elle rêvait souvent tout haut. Pourtant elle me l'a dit plus de trois fois, et sans paraître égarée: «C'est là, Misie! dans ce carré-là! dans dix ans d'ici, rappelle-toi bien, petite, tu chercheras, et tu trouveras. C'est mon vœu, mon seul et dernier vœu! C'est le repos de mon âme.... J'ai confiance en toi, Misie! Toi seule ici as de la religion!»

—Mais, en vous disant: C'est là, vous disait-elle que ce fût dans cette tapisserie qui pouvait être enlevée, renouvelée?

—Elle ne voulait pas me dire son secret tout entier, ou elle ne savait plus, la pauvre dame! Aussitôt qu'elle avait dit: «C'est mon dernier vœu, c'est le repos de mon âme!» elle croyait voir l'enfer, jetait de grands cris et perdait la raison.»

Henri vit l'abbé essuyer son front baigné de sueur. C'était une sueur glacée, car il était toujours livide.

«Enfin est-elle morte calme? reprit-il; vous me l'avez assuré.

—Très-calme, monsieur l'abbé.

—Et sans vous reparler de l'objet caché?

—Non; elle paraissait l'avoir oublié.

—Et vous êtes bien sûre qu'on n'a jamais fouillé la tenture?

—Aussi sûre qu'on peut l'être quand on n'a pas quitté la maison plus de vingt-quatre heures depuis vingt ans.

—Et vous n'avez jamais vu l'objet auparavant?

—Jamais! Je n'ai jamais su ce que c'était.

—Ni à qui il était destiné?

—Non; elle disait: «Le nom est écrit dessus.»

—On n'a jamais déplacé ni réparé la boiserie de cette pièce?

—On a refait la peinture. J'y ai eu l'œil; on ne s'est aperçu d'aucun secret, et j'ai tant regardé avant et depuis!... Vous avez regardé aussi, il n'y en a pas!...

—Misie! sur tout ce que vous avez de plus sacré, vous n'avez jamais parlé de cela à personne?

—Jamais, monsieur l'abbé; je vous l'ai juré, je le jure encore!

—Pas même à mademoiselle?

—Oh! pour cela, non! M. de Turdy m'avait dit que, le jour où je répéterais à mademoiselle un seul mot de ce que madame avait dit dans ses derniers temps, il me mettrait à la porte. Monsieur ne voulait pas que sa petite-fille eût l'esprit frappé de ces choses-là. J'avais juré à monsieur d'obéir, et la religion me défendait de me parjurer.

—C'est bien, Misie, vous avez fait votre devoir; mais vous aviez promis à madame de chercher l'objet, et vous êtes sûre d'avoir cherché partout?

—Oui, monsieur l'abbé, j'ai fait mon possible. Il n'y a pas un endroit de la tenture où je n'aie passé les mains, pas un coin des boiseries où je n'aie regardé et frappé. Je n'aurais jamais osé déclouer, par exemple, et, pour soulever les boiseries, il aurait fallu un ouvrier.... Les maîtres auraient eu beau être absents... les autres domestiques m'auraient trahie. Et puis je n'y croyais plus, à ce que madame avait dit.... Mais il est temps de vous en aller, monsieur l'abbé. Vous n'avez rien découvert, c'est qu'il n'y a rien, allez! Il ne faut pas s'en tourmenter, la pauvre dame rêvait....

—Et pourtant, Misie, vous pensiez que la découverte de ce vœu, comme elle disait, eût pu sauver l'âme égarée de sa fille?

—Je m'étais fait cette idée-là!... Et, quand vous m'avez questionnée sur l'amitié de mademoiselle pour M. Émile, cela m'est revenu comme un rêve que j'avais oublié. Mais vrai, monsieur l'abbé, voilà neuf heures bien sonnées. Il me semble que la voiture gagne la côte. Venez, venez, reprenez vos outils; n'oubliez-vous rien?»

Dès qu'Henri eut rejoint M. Lemontier, il lui fit part de sa découverte. Il fut convenu que tout serait rapporté à Lucie, mais non à M. de Turdy, dont on avait jusque-là respecté la tranquillité d'esprit en ne l'initiant pas aux nouvelles crises de la situation.

Dès le lendemain, Lucie donna à Misie la commission d'un achat de linge à Lyon, et elle la conduisit elle-même au chemin de fer dans sa voiture. Elle emmenait le grand-père et sa femme de chambre dîner et coucher à Chambéry chez la vieille tante, après avoir donné à tous les domestiques diverses occupations au dehors. M. Lemontier resta donc seul à Turdy. Henri vint l'y rejoindre. Ils s'enfermèrent chez Lucie avec les outils nécessaires à une perquisition complète; mais ils commencèrent par raisonner leur exploration. Si madame La Quintinie avait fait murer l'objet, elle eût été forcée d'avoir recours à d'autres confidents de son secret que Misie, Misie eût su et eût dit à l'abbé cette circonstance si propre à donner de la réalité au dépôt: ou il n'y avait pas de dépôt, et tout s'était passé dans l'imagination de la malade, ou le dépôt avait été confié à la muraille au moyen d'un secret qu'on pouvait espérer trouver, même après les recherches de Misie et de l'abbé. Au bout de deux heures d'un examen minutieux, M. Lemontier ayant fait sauter avec une pointe le mastic dont les peintres avaient rempli une fente assez large entre deux baguettes sculptées, il remarqua au fond de cette fente un corps sans résistance qu'il put attirer avec l'outil. C'était de la ouate et non de l'étoupe ordinaire. Il introduisit une pince très-fine et retira un sachet de cuir de Russie cousu avec soin, comme une amulette, mais assez grand pour contenir plusieurs lettres ou une petite liasse de papiers bien serrés. En introduisant là cet objet, on avait simplement profité d'un accident de la boiserie, accident que les ouvriers avaient fait disparaître par la suite, sans rien soupçonner de ce qu'il recélait. M. Lemontier mit l'objet dans sa poche sans l'ouvrir.

«Puisque tout nous favorise, dit-il à Henri, je veux agir vite auprès de l'abbé.

—Vous ne le trouverez pas à Aix, répondit Henri, j'y ai été ce matin. J'ai su que Moreali et le capucin allaient passer la journée à Hautecombe.

—J'irai, reprit M. Lemontier. Va-t'en à Chambéry, dis à Lucie que tout va bien, et qu'elle revienne demain sans crainte. Tu reviendras, toi, m'attendre ici, où nous passerons la nuit sans nouveau trouble.»

M. Lemontier prit une barque et gagna l'abbaye de Hautecombe, où le père Onorio, irrité du bruit et des frivoles occupations des baigneurs d'Aix, avait été s'installer pour quelques jours.

Il était trois heures quand M. Lemontier rejoignit l'abbé, qui, avant de se remettre en route pour Aix, priait, prosterné dans une chapelle. Il lui mit la main sur l'épaule, en lui disant avec autorité:

«J'ai à vous parler, monsieur!»

Moreali ne tressaillit pas, et, après avoir baisé la poussière avec affectation, comme pour montrer qu'il s'humiliait devant Dieu, il se leva et regarda son adversaire d'un air de dédain souriant. Ils sortirent ensemble et s'enfoncèrent dans la montagne, M. Lemontier marchant le premier, jusqu'à ce qu'il se trouvât assez à l'écart des chemins frayés et des distractions qui s'y promènent.

«Monsieur, dit-il à l'abbé, j'ai été plus heureux que vous: j'ai trouvé ce que vous avez en vain cherché hier et avant-hier dans le boudoir de mademoiselle La Quintinie.»

Moreali resta immobile, comme recueilli, assez maître de lui pour ne trahir ni colère, ni terreur, ni surprise. Il pensa que Misie l'avait trahi; il ne voulut pas dire un mot par lequel il pût être compromis plus qu'il ne l'était. Un frisson nerveux le faisait sursauter de temps en temps, mais il se dominait avec une étonnante force de volonté. M. Lemontier dut prendre toute l'initiative de l'explication.

«Avez-vous quelque raison de croire, dit-il, que cet objet vous ait été destiné?

—Sans doute la destination était indiquée sur l'objet même?

—Non, monsieur, l'objet ne porte aucune espèce de suscription.

—Alors je le réclame, il m'appartient.

—C'est tout ce que je voulais savoir, monsieur. Vous avez cherché à vous emparer d'une chose que vous supposiez devoir vous appartenir; mais n'eût-il pas été plus simple de vous en ouvrir à M. de Turdy, au général, ou à mademoiselle Lucie elle-même, et de leur réclamer cette chose, vous fiant à leur honneur, s'il est vrai que cela contienne le dernier vœu d'une mourante? Votre excessive méfiance des autres a porté ses fruits. A son tour, la famille doit se méfier et s'assurer que le sachet trouvé par moi couvre un envoi à votre nom. Un des membres de la famille, à votre choix, découdra l'enveloppe et verra la suscription, s'il y en a une.»

L'abbé, se dominant toujours, répondit:

«Des trois personnes de cette famille, l'une est absente, et n'est pour rien dans la proposition que vous me faites. Envoyez-lui l'objet. Je m'en rapporterai à sa prudence et à sa loyauté.

—C'est-à-dire que vous lui écrirez télégraphiquement que c'est quelque secret de confession, et qu'il faut vous le restituer sans l'ouvrir? Mais il n'en peut être ainsi que quand nous aurons acquis la certitude du fait en voyant votre nom sur l'adresse.

—Le général s'en assurera.

—Alors, reprit M. Lemontier en appuyant sur les mots, vous ne craignez pas que cette confession, au lieu de vous être destinée, ne soit adressée au général lui-même?»

La figure de Moreali se décomposa et devint effrayante. Cette idée s'était présentée à lui si souvent, qu'il se crut perdu.

«Monsieur Lemontier, dit-il, vous avez déjà ouvert le paquet?

—Non, monsieur, répondit paisiblement Lemontier, je n'en avais pas le droit.

—Vous le jurez!

—Sur mon honneur! mais vous n'avez confiance en personne, pas même au père Onorio, qui ne vous eût certes pas autorisé aux recherches furtives que vous avez faites, au risque d'être surpris et traité comme un voleur de nuit!»

L'abbé se leva comme s'il eût voulu aller se jeter aux pieds du capucin. M. Lemontier, qui s'était assis près de lui sur une roche, le retint et le força de se rasseoir en lui disant:

«Le temps presse, je ne puis attendre maintenant que vous vous consultiez. Il me faut une réponse. Dépositaire de cet objet, j'ai aussi des devoirs à remplir. Je ne me permets avec vous aucun commentaire; mais je ne puis défendre à mon jugement d'entrevoir des vérités terribles. Je ne crois pas que Lucie doive jamais les soupçonner. Je ne crois pas non plus que ni le père ni l'époux de madame La Quintinie, qui les ont peut-être pressenties autrefois, doivent les connaître aujourd'hui. C'est la pensée de ce danger extrême qui m'a fait venir à vous pour vous demander, non pas la révélation de vos secrets, mais la valeur ou la vanité de mes craintes. Un mot suffit à chacune de mes questions. Qui peut ouvrir ce paquet? M. de Turdy?

—Non!

—Le général?

—Non!

—Lucie?

—Non!

—Vous alors?

—Moi seul.

—Même s'il est adressé à un autre?

—Vous n'y consentirez pas?

—A mon tour, je dis non.

—Si je vous disais de l'ouvrir?

—Je dirais encore non.

—D'en prendre connaissance avec moi?

—Non, toujours non.

—Avec l'autorisation de Lucie?

—Vous la lui demanderiez?

—Non, je vous en chargerais.

—Ceci change la situation, nous serions au moins dans la légalité, Lucie étant seule et unique héritière de tout ce que sa mère a laissé. De plus, elle est majeure; je me charge de lui demander son consentement. Où vous retrouverai-je demain, monsieur l'abbé?

—Pourquoi pas ce soir?

—Impossible: mademoiselle La Quintinie est absente jusqu'à demain matin.

—Elle est à Chambéry? Allons-y ensemble, monsieur! Par le chemin de fer d'Aix, nous y serons de bonne heure encore, je ne puis passer la nuit dans ces angoisses.

—Vous les avouez enfin? Allons, je n'en abuserai pas, je serai plus généreux que vous. Partons.»

Ils n'échangèrent plus un mot. En traversant le lac, M. Lemontier observa la contenance morne et pourtant digne de l'abbé. Il était vaincu, mais non brisé. Il suivait de l'œil le sillage ouvert par la barque, et semblait livré à une méditation profonde plutôt qu'au sentiment amer de la défaite.

En chemin de fer, il parut ranimé comme s'il eût trouvé, sous l'influence de cette marche rapide, une solution ou une résolution. A Chambéry, il se tint dans la rue pendant que son compagnon entrait chez mademoiselle de Turdy. Lucie, prise à part, dit à M. Lemontier qu'elle lui donnait plein pouvoir de disposer du paquet comme il l'entendrait, et même de ne jamais lui dire ce qu'il contenait. Elle s'en remettait aveuglément à sa prudence et à son honneur. Il courut rejoindre Moreali avec un mot de la main de Lucie, qui l'autorisait complétement. Ils allèrent s'enfermer dans la maison du comte de Luiges, lequel était toujours à Aix.

«Attendez! dit l'abbé au moment où M. Lemontier, prenant un canif sur le bureau du comte, allait ouvrir le sachet, j'ai besoin de mes forces, de ma raison, de ma mémoire. Je suis fatigué, j'ai faim!

—J'ai faim aussi, répondit M. Lemontier. Allons chercher une table d'hôte quelconque. Je vous invite à dîner, si vous voulez bien le permettre.

—Inutile de sortir, reprit l'abbé; je vais envoyer chercher...»

M. Lemontier refusa. L'abbé le regarda en face, et ses yeux se remplirent de larmes; mais il ne se plaignit pas du terrible soupçon muet, trop provoqué par sa conduite précédente. Ils sortirent, dînèrent ensemble sans se parler et rentrèrent chez le comte. C'était une vieille maison, riche, silencieuse, servie par de vieux domestiques dévots; le jour baissant, ils apportèrent une lampe et disparurent.

M. Lemontier coupa la soie tout autour du sachet et en tira une grosse lettre, qui devint fort mince après le dépouillement de trois enveloppes épaisses. La première ne portait que ces mots: Pour être ouverte dans dix ans; la seconde: Pour être lue le jour de la première communion de ma fille; la troisième enfin, que M. Lemontier n'ouvrit pas, portait cette adresse bien lisible: A mon mari, le colonel La Quintinie.

«Voilà ce que j'avais prévu, dit-il, c'est une confession au véritable confesseur, une confession qui vous épouvante, et à présent, monsieur l'abbé, regardez-vous votre adversaire comme un ennemi sans délicatesse et sans générosité?»

Moreali cacha sa figure dans ses mains et fondit en larmes; puis, tendant ses deux mains humides et froides sur la table:

«Pardonnez-moi, dit-il, pardonnez-moi en chrétien et en philosophe!

—Je vous pardonne tout ce qui m'est personnel, répondit Lemontier; mais je ne puis toucher vos mains en signe d'estime ou d'amitié, je les crois souillées d'un crime que ce repentir tardif ne peut expier en un instant.

—Monsieur Lemontier! s'écria Moreali avec énergie, je ne suis pas si coupable que vous le croyez: Lucie n'est pas ma fille! J'ai aimé sa mère avec passion, je l'aime elle-même comme l'enfant de mes entrailles spirituelles, mais je n'ai pas séduit madame La Quintinie, je n'ai manqué ni à mon vœu de chasteté, ni à mon devoir de confesseur et d'ami. S'il y a dans cette lettre dont vous prendrez connaissance, je le veux, une révélation contraire à la confession que je vais vous faire, cette révélation est l'œuvre du délire; mais j'ai mes preuves, moi: elles sont là, dans ce bureau dont j'ai la clef, et je veux les mettre sous vos yeux... quand vous m'aurez écouté, non comme un ami, vous vous y refusez, mais comme un juge. Je vous accepte pour ce que vous voulez être.

—C'est mon droit, répondit Lemontier, car j'ai celui de devenir le père de Lucie, et j'en ai la volonté. Je dois et veux savoir, par conséquent, quels liens l'unissent à vous. Parlez.»

Il remit la lettre de madame La Quintinie dans le sachet, y posa son coude, fixa sur l'abbé ses yeux clairs et calmes, et le philosophe attendit la confession du prêtre.


XXIX.

RÉCIT DE L'ABBÉ.

Moreali est mon véritable nom, c'est celui de ma mère et d'un oncle maternel qui m'a adopté tout récemment. J'ignore qui fut mon père; ma mère était Italienne, et je suis né à Rome. J'étais fort jeune quand elle m'envoya à Paris, où je fus élevé chez les jésuites sous le nom de Fervet, et où elle vint s'établir près de moi quelques années plus tard. Elle me chérissait tendrement et me donnait l'exemple des vertus chrétiennes. Elle avait bien peu d'aisance, mais elle ne négligea rien pour mon éducation. Elle passait pour ma tante, et longtemps, en lui donnant un titre plus doux, je crus n'être que son fils adoptif.

Je fis de bonnes études, mais je ne montrais aucun goût pour l'état ecclésiastique. La carrière des lettres, l'éloquence du barreau me tentaient. J'avais de l'ambition, et pourtant j'étais un croyant, mais un croyant porté à la lutte plus qu'au renoncement.

A son lit de mort, ma pauvre mère me révéla l'illégitimité de ma naissance, et m'apprit qu'étant enceinte de moi, elle m'avait consacré à Dieu par un vœu solennel. Depuis que j'étais au monde, elle avait tout fait pour réaliser ce vœu. Elle avait espéré que j'y souscrirais. Elle avait compté que mon sacrifice rachèterait son péché. Elle n'exigeait pas que je fusse prêtre sans vocation; mais elle me suppliait de ne pas lui ôter l'espérance à sa dernière heure et de la laisser partir emportant la promesse que je ferais mon possible pour lui abréger les terribles expiations du purgatoire. Si un jour il se pouvait que son fils offrît le saint sacrifice de la messe à son intention, elle se flattait d'être alors réconciliée avec Dieu.

Elle mourut dans mes bras, bénie quand même et consolée autant qu'il dépendait de moi; mais la honte de ma naissance et l'horreur de mon isolement dans la vie m'avaient porté un coup terrible. Je me vis sans appui, sans amis, sans liens, sans patrie; errant dans la société, livré à mon inexpérience, luttant pour percer tout seul et retombant désespéré sur moi-même, j'essayai de me persuader que mon intelligence et ma volonté suffiraient; mais j'eus peur des passions que je sentais fermenter en moi. La femme était pour moi un objet de séduction irrésistible et d'aversion craintive. J'avais des envies d'adorer et de tuer la première qui égarerait mes sens. L'épouvante me ramena chez les jésuites.

Là, je n'étais plus seul, j'appartenais à tous, il est vrai, mais tous m'appartenaient, et je pouvais, au sein de cette société puissante, conquérir par un grand mérite l'indépendance de l'initiative.

J'avoue que l'ambition mondaine fut encore mon but jusqu'au moment où je fus désigné pour recevoir les ordres sacrés. Dans ma dernière retraite préparatoire, je sentis la grâce, je reconnus mon néant, je m'humiliai et je travaillai sincèrement à combattre le démon d'orgueil qui était en moi.

Outre le travail de la grâce, j'étais doué d'un besoin de logique intérieure qui me travaillait aussi. J'avais le goût du beau, la passion du vrai, le sentiment de l'honneur, le mépris des faux biens, de grands appétits de franchise et de générosité; mais la vraie charité chrétienne, le facile pardon des injures, l'humilité devant les hommes, le repos absolu du cœur et des sens à la pensée des femmes, voilà ce qui me manquait. Je le sentais, car j'étais sévère envers moi-même. Je demandai encore un an de travail spirituel avant de prononcer mes vœux, je ne me trouvais pas encore assez digne et assez fort; mais on avait besoin de mes services, on me dissuada de tenter une plus longue épreuve: je me consacrai en tremblant.

Pourtant je me sentis à la fois enorgueilli et touché de la confiance avec laquelle mes directeurs me poussaient dans l'arène. L'orgueil du devoir m'était permis, je m'y abandonnai: n'était-il pas ma sauvegarde contre les tentations?

Je fus nommé d'emblée à un vicariat dans une ville de premier ordre. J'y prêchai le carême avec un très-grand succès. C'est là que les larmes des femmes, ces touchantes ferveurs, plus séduisantes que les applaudissements des foules, commencèrent à me troubler sérieusement. Je sentis la nécessité des plus grandes austérités. Il fallait être saint ou rien. Je m'efforçai d'être saint.

La grâce descendit encore sur ma ferveur. Le calme se fit comme par miracle. Un jour, je me sentis vraiment fier en me sentant vraiment fort. Le souffle embrasé du confessionnal me fit sourire. Les plus belles femmes venaient à moi. Toutes m'aimaient, sinon avec réflexion et persistance, du moins avec entraînement durant cette heure de tendre épanchement qu'elles apportaient à mes pieds. Je les traitai durement, quelques-unes s'exaspérèrent jusqu'à m'aimer avec ardeur. Je les accablai du mépris de Dieu, qui leur parlait par ma bouche.

Parmi les pénitentes que l'aristocratie de la province m'envoyait en trop grand nombre, une jeune fille charmante me consola par son angélique chasteté, par l'absence de tout instinct douteux à combattre, par une foi naïve pleine de scrupules attendrissants: c'était Blanche de Turdy. Elle avait seize ans à peine. Pâle, délicate, toujours simplement vêtue, un peu nonchalante et d'humeur rêveuse, elle était l'image de la candeur timide et de la virginité ignorante.

Sa mère, qui était pieuse, vint un jour me consulter.

«M. de Turdy veut, dit-elle, marier ma fille avec un beau colonel qui ne croit à rien. L'enfant est douce, et redoute la vivacité de son père. Donnez-lui le courage de résister un peu. Mon mari est bon au fond, il cédera. D'ailleurs, nous ne sommes ici que pour un temps limité. Nos propriétés les plus importantes sont en Savoie. C'est là que je voudrais établir Blanche, afin de l'avoir près de moi.»

J'exhortai dans ce sens ma jeune pénitente, qui se prit à pleurer.

«Mon père ne me force pas, dit-elle; toute la faute est à moi. Le colonel La Quintinie m'a dit au bal qu'il m'aimait, et qu'il serait malheureux, si je ne l'aimais pas. Je l'ai cru, et, lorsqu'il m'a demandée à mon père, j'ai avoué que je l'aimais aussi. Mon père serait plutôt contraire que favorable à ce mariage. Le colonel ne lui plaît pas beaucoup. «Pourtant, m'a-t-il dit, si tu l'aimes... nous verrons.... Consulte ta mère.» J'ai consulté maman, qui dit non. Je ne sais pas si j'ai fait un péché en aimant ce colonel.»

Je m'efforçai de lui prouver qu'elle ne l'aimait pas. Elle parut ébranlée, et me promit de n'y plus songer.

Un an s'écoula sans qu'elle se confessât d'aimer. Je n'avais pas coutume de questionner. Je blâme ce mode de provocation à la sincérité. Pourtant, ce silence m'étonnait, et je me fis scrupule de donner à Blanche l'absolution pascale sans être bien assuré de la validité de sa confession. Elle me répondit avec la simplicité d'un ange:

«Vous m'avez défendu d'aimer, je me suis abstenue. Je n'aime plus que Dieu et la Vierge.»

Cette soumission facile, entière, vraiment sainte, me remplit d'admiration et de tendresse pour cette jeune âme qui, dès sa première épreuve, s'élevait à l'état de perfection, celui où il n'y a plus ni lutte ni angoisse devant le sacrifice de soi-même. J'en fus si édifié, que je me sentis comme sanctifié par contre-coup. J'avais beaucoup travaillé pour assurer ma victoire sur les sens, et cette enfant, qui n'avait pas de sens à vaincre, immolait l'instinct de son cœur avec cette sublime simplicité!

Je l'aimai, je l'aimai de l'amitié la plus pure, la plus calme. C'était en moi comme un sentiment divin! Ni ma veille ni mon sommeil n'en étaient troublés. Mes yeux ne la cherchaient dans l'église ni aux offices, ni aux sermons. Quand j'étais là, je sentais qu'elle y était, et elle y était toujours. Sa présence était un parfum dans l'atmosphère, son approche au confessionnal m'apportait une sensation de bien-être et de fraîcheur.

Un jour, à la veille d'une de ces grandes fêtes où elle avait coutume de se confesser, je me sentis inquiet, comme si un malheur non défini m'eût menacé. Elle ne vint pas. Trois mois se passèrent, et je compris alors qu'elle était beaucoup pour moi. Ma ferveur se ralentissait, l'église perdait sa poésie, ma vie se traînait comme une attente pénible. Je ne pouvais m'alarmer de ma tristesse; je sentais mon intention aussi pure que celle d'un petit enfant. Il ne m'était pas seulement permis, il m'était ordonné de chérir les voies de cette jeune sainte, et je craignais qu'on ne la détournât du ciel.

Madame de Turdy reparut enfin.

«Nous avons passé trois mois aux eaux, me dit-elle. Le beau colonel La Quintinie y était. Il a recommencé ses assiduités, et je crains bien que Blanche n'ait jamais cessé de l'aimer. Il a renouvelé sa demande, que j'avais réussi à faire ajourner à cause du jeune âge de ma fille. Il a fait la cour aussi à M. de Turdy, qui est un incrédule, et qui l'a pris sous sa protection, prétendant que je voulais faire de ma fille une religieuse. Je viens vous demander conseil.»

Je ne sais ce que je répondis. J'étais fort troublé. La défection de Blanche était une chute déplorable, et le mot de religieuse, que sa mère venait de prononcer, me jetait dans de grandes anxiétés. Peut-être aurais-je dû suggérer à ma jeune pénitente l'idée de se consacrer à Dieu. Douée de si grandes qualités de renoncement, n'était-elle pas marquée pour l'état sublime? Je m'étais interdit d'encourager les vocations romanesques, fugitives velléités fréquentes chez les filles de treize à seize ans; mais Blanche, sans me faire part de l'appel du Seigneur, l'avait peut-être vaguement ressenti. Et je ne l'avais pas deviné, moi! j'avais laissé ma jeune sœur s'égarer dans son rêve d'amour et accepter l'époux charnel faute d'entrevoir clairement l'époux idéal!

Je demandai à madame de Turdy si elle s'opposerait à la consécration de sa fille. Elle me parut surprise.

«Non certes, répondit-elle, si elle avait la vocation: mais elle ne l'a pas du tout, puisqu'elle veut se marier avec un homme sans principes.

—Elle pourrait changer, lui dis-je.

—Ne le désirons pas trop, reprit-elle; M. de Turdy jetterait feu et flamme.

—Ne m'avez-vous pas dit qu'il était fort bon?

—Il n'a pas grande persistance, et il céderait à la fin; mais que d'orages auparavant!

—Vous les redouteriez peu, si vous étiez certaine de les supporter pour le bonheur de votre enfant.»

Madame de Turdy restait indécise et incrédule. Elle ne s'opposa pourtant pas à ce que la vocation de Blanche fût interrogée. Je prêchais alors dans un couvent de religieuses où sa mère la conduisait deux fois par semaine pour m'entendre. Au bout de quelque temps, elle l'amena vers moi dans un parloir de ce couvent, où elle nous laissa ensemble.

Ce ne fut pas une confession, ce fut un entretien de frère à sœur. Blanche m'avoua qu'elle était bien agitée. Le colonel l'occupait beaucoup, et pourtant elle sentait que ce n'était pas là le doux rêve de sa vie. C'était comme une violence que l'homme faisait à son âme. L'appel du Sauveur, plus vague et plus tendre, la faisait rêver. Je vis bien que les sens avaient parlé, mais j'espérai lui enseigner délicatement à les vaincre.

Je portai une grande ardeur dans mon entreprise, et durant plusieurs mois, où tantôt la confession, tantôt les entrevues chez sa mère et au couvent établirent des relations suivies entre nous, je la vis s'avancer dans la voie sainte au point de me faire croire que je l'y avais assurée pour jamais. Combien elle eût été heureuse si elle eût persévéré! Mon affection, ma sollicitude pour elle étaient devenues en moi comme une seconde vie. Toutes les forces de mon âme étaient tendues vers ce but de conserver vierge pour l'hymen du Christ cette âme digne de lui seul. A l'idée qu'un homme, et un homme sans croyances, se flattait de la profaner, j'étais dévoré d'indignation.

Blanche semblait sauvée, mais elle fut imprudente. Elle ne savait rien cacher: elle avoua à son père son désir de prendre le voile. Dès lors M. de Turdy, qui au fond prisait médiocrement La Quintinie, s'appuya sur ce dernier pour soustraire la néophyte à l'appel du Seigneur. Il effraya madame de Turdy, qui était pieuse, mais qui avait le caractère faible; il pesa sur la piété filiale de Blanche. Il permit au colonel de la voir plus souvent. Enfin ils ébranlèrent ma pauvre sainte et me l'enlevèrent au moment où, appelé à d'autres fonctions, j'étais forcé de changer de résidence.

Je partis, la mort dans l'âme, pour ma première et dernière cure. C'était une ville de troisième ordre, peu éloignée de celle que je quittais. Madame de Turdy vint m'y trouver bientôt sans sa fille. Le mariage était décidé. Blanche avait juré à son père qu'elle ne serait pas religieuse. La mère elle-même s'en réjouissait, car elle avait eu peur de me voir trop bien réussir; mais elle était également effrayée de donner sa fille à un incrédule. Elle me priait, puisque j'avais eu et pouvais avoir encore de l'influence sur elle, de lui écrire pour exiger qu'elle fît de sa main le prix de la conversion du colonel. J'écrivis deux fois, trois fois. Pas de réponse! Un jour, on m'apporta un billet de faire part. Blanche était mariée.

La douleur et la colère que j'éprouvai me firent craindre d'avoir trop aimé cette jeune fille.... Trop aimé!... était-ce possible? peut-on aimer trop quand on aime en Dieu et à cause de Dieu? Je l'avais mal aimée... peut-être; non! Je scrutai en vain ma conscience. L'amour terrestre n'était plus en moi depuis longtemps; je l'avais terrassé, je l'avais tué, je le méprisais.... Quand je sentais la chair se révolter, je ne prenais pas le change, et jamais dans mes rêves, même involontaires, la figure de Blanche ne s'était mêlée aux fantômes de la tentation.

Je l'avais aimée avec l'âme, et pendant quelque temps mon âme fut comme brisée. Je ne sentais plus aucune ambition mondaine. Je demandai à m'effacer dans le clergé secondaire, à m'éloigner de cette province où j'avais trop souffert. Je fus appelé à Paris; mais le colonel et sa femme y étaient sans que je m'en fusse informé. Un jour que je prêchais à l'église de ***, je vis Blanche au pied de la chaire. Je la vis sans trouble et sans joie. Je ne l'estimais plus; je savais qu'elle avait tout cédé, et que le colonel continuait à nier Dieu et à braver l'Église. C'était sous Louis-Philippe. Il craignait d'être pris pour un légitimiste; il voulait de l'avancement.

Après le sermon, comme je me retirais vers la sacristie, je vis que deux femmes me suivaient: l'une était Blanche, dont un voile de dentelle cachait mal la pâleur et l'émotion; l'autre était une pieuse amie qui l'avait amenée au sermon; elles demandaient à me parler.

Ce fut l'amie qui prit la parole.

«Je vous ramène, dit-elle, une brebis égarée. Elle est troublée dans sa foi; elle souffre. Pendant quelque temps, elle a essayé de se rattacher au monde; elle a échoué. Votre sermon vient de la rappeler à la religion. Elle veut vous ouvrir son cœur; mais, avant de se confesser à vous, elle voudrait vous parler comme à un ami. Venez chez moi demain à onze heures du matin. Personne ne vous troublera.»

Je refusai. J'avais échoué dans la plus modeste de mes tentatives, celle de faire présider la plus simple des conditions chrétiennes au mariage de mademoiselle de Turdy. J'avais donc manqué d'ascendant et de persuasion. Elle devait choisir un guide plus éloquent et plus éclairé que moi.

Elle releva son voile, et je vis sa figure inondée de larmes.

«Nul autre que vous! dit-elle; si vous me repoussez, je suis perdue, damnée à jamais. Votre devoir est de me réconcilier avec Dieu, ou mon éternel malheur pèsera sur votre conscience.»

Je dus céder et promettre. Le lendemain, à l'heure dite, j'étais chez son amie, qui nous laissa seuls dans un salon réservé.

«Avant que je vous demande d'entendre ma confession, dit madame La Quintinie, j'ai à vous raconter l'histoire de mon mariage, et je serai forcée de vous parler des personnes qui m'entourent. Cela est permis dans un entretien amical. Écoutez-moi. Je n'ai jamais aimé M. La Quintinie depuis le premier jour où vous m'avez démontré que je ne pouvais ni ne devais aimer un incrédule. Il y a de cela deux ans. A partir de cette époque, j'en ai aimé un autre; mais je ne m'en suis pas accusée en confession, ce ne pouvait pas être un péché; c'était une sainte amitié qui ne pouvait aboutir au mariage. J'avais donc l'esprit tranquille et le cœur rempli; la preuve, c'est que l'idée de me consacrer à la virginité m'était douce, et que mon père m'a désespérée en s'y opposant.

«Quand j'ai dû renoncer à vaincre sa résistance, il s'est passé en moi des choses étranges dont je me confesserai ailleurs qu'ici. J'ai cru devoir lutter contre moi-même, obéir à mon père et m'efforcer d'aimer M. La Quintinie. Je n'étais pas forcée de me prononcer pour ce dernier; au contraire, mes parents me priaient d'attendre et de réfléchir, mon père parce qu'il trouvait le colonel frivole et inintelligent, ma mère parce qu'elle le voyait impie.

«Pourquoi me suis-je obstinée à le choisir? Parce qu'il m'a effrayée de votre influence.... Ne me demandez point d'autres explications. Au tribunal de la pénitence, vous m'interrogerez. Je vous dis seulement ici en toute sincérité que j'ai cru faire mon devoir en ne répondant pas à vos lettres et en consentant, après une lutte vaine, à hâter mon mariage, sans conditions, au gré du colonel.

«Hélas! j'ai été bien punie de mon erreur! Les embrassements de cet homme m'ont été odieux. Je ne savais rien du mariage, je ne pressentais rien, je ne devinais rien. Je croyais que l'amour conjugal était pure affaire de cœur, et qu'en échangeant ses pensées on arrivait à imposer une douce persuasion en même temps qu'à la subir. Je m'imaginais qu'ayant cédé ma main et perdu mon nom sans exiger de mon mari aucun engagement religieux, je l'amènerais à croire ce que je croyais; mais quoi! le lendemain du mariage j'avais perdu tout espoir d'ascendant sur lui: j'étais sa chose, Dieu ne pouvait plus me réclamer. Je n'avais plus qu'à partager sa vie, ses goûts, ses habitudes, à subir ses caresses et à me dire heureuse ou à me taire. Voilà ma désillusion, mon opprobre, mon désespoir. Je porte dans mon sein le gage de cette union terrestre qu'il plaît aux hommes d'appeler l'amour. J'espère et je désire mourir en mettant cet enfant au monde. C'est tout ce que mon mari voulait de moi; ma vie, à contre-cœur enchaînée, ne peut lui être d'aucune utilité. Mais, sentant bien que Dieu daignera m'affranchir du supplice d'appartenir à un autre maître que lui, je veux qu'il ait pitié de moi, qu'il accepte les larmes de mon repentir et qu'il me reçoive dans sa grâce. C'est pourquoi je suis venue à vous.»

Les aveux de Blanche étaient un douloureux triomphe pour l'esprit de vérité qui parlait en moi. Il était bien évident que cette délicate créature formée pour le ciel avait méconnu sa vocation et signé l'arrêt de son irrémédiable malheur en ce monde, en se laissant tomber dans les bras d'un homme. Elle m'apparaissait souillée, mais repentante. Elle ne m'inspirait plus d'enthousiasme, mais elle m'imposait une pitié profonde et le devoir de la consoler. Pourtant j'étais frappé d'un point mystérieux dans son récit, et je la priai en vain de s'expliquer; elle s'y refusa. J'eus peur, je fis tous mes efforts pour qu'elle s'adressât à un autre confesseur; elle fut inébranlable. Cette personne si faible et si douce était devenue sombre et tenace. Elle voulait être sauvée par moi, ou s'abstenir avec désespoir de toute religion, de toute croyance.

Le lendemain, j'entendis sa confession, qui me fit frémir. Je ne l'aimais plus, moi, je fus sans indulgence; je l'humiliai, je la brisai jusqu'à lui déclarer que je ne la confesserais plus jamais. J'ai tenu parole.

Vous m'approuvez peut-être? Eh bien, vous avez tort. Je me trompais, j'étais lâche, je n'étais pas à la hauteur de mon devoir. La confession de cette femme me troublait. Je m'étais cru un saint, je ne l'étais pas. Je craignais de commettre un sacrilége en écoutant, dans le temple du Seigneur, des aveux terribles. J'aurais dû puiser ma force dans la sainteté du sanctuaire et ramener cette âme par la patience, par la douceur, par l'impassible sourire d'une chasteté à l'abri de tout péril.

Je manquai de l'audace des saints et de la tranquillité des anges. Je sentis que je n'étais qu'un homme, et, profondément humilié de ma défaite, je repoussai durement l'infortunée en sauvant mon repos, mais en exaspérant son âme. Mon repos, ai-je dit. Hélas! il était perdu sans retour! J'avais aimé Blanche et je ne l'avais pas désirée; je ne l'aimais plus, et elle portait le délire dans mes sens! Je refusai obstinément de la revoir, et, pour échapper à ses instances, à ses sommations, j'obtins dispense de confesser à l'avenir aucune femme.

Six mois se passèrent pour moi dans des austérités et dans des combats terribles. Je ne la voyais plus. Elle m'écrivait: je n'ai lu de son vivant que la première lettre; les autres, j'en ai pris connaissance après sa mort seulement, mais je les ai gardées toutes. Elles sont là, dans ce bureau. Je sentais que je serais peut-être accusé: je ne pouvais me dessaisir des preuves flagrantes de mon innocence... mon innocence de fait, je dois ajouter ce mot, ne voulant rien vous cacher. Mon âme était coupable, si c'est être coupable que d'être aux prises avec une effroyable tentation à laquelle on ne cède point par le fait.

Un jour, le colonel La Quintinie entra chez moi.

«Monsieur, me dit-il, je ne vous aime point, car vos lettres ont failli empêcher mon mariage; mais je vous crois sincère. Ma femme est fort malade; elle est dans un état d'exaltation religieuse qui fait craindre pour sa raison. Elle demande un prêtre et renvoie tous ceux qui se présentent. Enfin elle s'obstine à vous voir, et son médecin croit qu'il faut tenter de lui donner cette satisfaction. Je viens vous chercher, et je compte sur votre raison, sur votre prudence, sur votre charité enfin pour calmer ce pauvre esprit qui s'égare. Madame La Quintinie est une sainte; elle n'a rien à se reprocher, et elle se croit damnée! Dites-lui donc ce que vous avez mission de lui dire pour la sauver de ces épouvantes.»

Je ne pouvais refuser sans donner de graves soupçons sur mon caractère, et, d'ailleurs, mon devoir était de marcher. Je suivis le colonel. Je trouvai Blanche debout, changée à faire frémir, et en proie à une crise des plus douloureuses. Elle tenait dans ses bras et couvrait de larmes et de baisers une petite créature de deux ou trois mois qu'elle avait voulu nourrir, et que, par ordre du médecin, il lui fallait confier à une nourrice. Cette enfant, c'était Lucie.

Dès que la pauvre femme me vit, elle s'apaisa, remit avec douceur aux bras de la nourrice l'enfant, qui criait, instinctivement effrayée des transports de sa mère. Blanche renvoya tout le monde, et, quand nous fûmes seuls:

«Ni épouse ni mère! dit-elle en fixant sur moi ses yeux sombres, redevenus secs; voilà votre ouvrage, à vous! Vous m'avez défendu d'aimer alors que j'aurais pu céder à mon premier instinct, et me contenter, comme tant d'autres, de l'amour vulgaire d'un homme et de ses embrassements grossiers. J'aurais pu être heureuse ainsi, n'aspirant pas à des félicités idéales, ne les connaissant pas, vivant d'une grosse vie matérielle employée à mettre des enfants au monde, à les allaiter et à m'oublier moi-même dans les devoirs de la famille. Vous n'avez pas voulu qu'il en fût ainsi; vous m'avez montré un corps nu et maigre, un homme d'ivoire étendu sur une croix d'ébène, et vous m'avez dit: «Voilà ton époux, ton amant, ton ami. Ce n'est pas un homme, c'est un Dieu, une pensée, un rêve! Tu vivras de ce rêve, qui te plongera dans des ravissements infinis, et tu te perdras en des jouissances d'imagination auprès desquelles les profanes réalités de la vie ordinaire ne sont qu'abjection et souillure.» Vous aviez raison. Tant que j'ai aimé l'époux céleste, j'ai été heureuse et sainte. Quand j'ai partagé la couche de l'autre, j'ai été avilie et j'ai rougi de moi.... A présent, je le hais et je me méprise. Pourquoi m'avez-vous laissée contracter ce lien? Pourquoi, lorsque j'avais peur de vous et de moi-même, n'avez-vous pas eu le courage de venir me trouver pour me dire: «Que cet homme soit chrétien ou non, je ne veux pas que tu lui appartiennes! Tu es à Dieu, tu es à moi. Je suis ton Christ, je t'aime comme il t'aime, tu vivras avec moi et avec lui parmi les anges, et tu iras à Dieu sans avoir été profanée?» Voilà ce qu'il fallait faire, voilà ce qu'il fallait me dire. J'avais peur de vous!... je ne sais pas pourquoi! Je me trompais; j'étais aux prises avec l'esprit du mal qui voulait m'arracher à Dieu, et qui, parlant par la bouche de mon mari, me disait: «Toutes les dévotes sont amoureuses de leur confesseur quand il est jeune.» Alors, moi, je me disais: «Suis-je donc amoureuse?» Mais je ne savais ce que c'était que d'être amoureuse! Vous aviez tué mes sens en me faisant rougir du premier trouble de mes sens; Je rêvais de vous, je vous voyais étendu sur cette croix à la place du Christ, et dans mes songes je baisais vos blessures, ou j'essuyais vos pieds avec mes cheveux, et je ne me rebutais pas quand vous me disiez: «Femme, qu'y a-t-il de commun entre vous et moi?» Était-ce là de l'amour profane? Non!... ou bien, si c'en était, il fallait ne pas craindre de m'avertir, de m'éclairer et de me remettre dans la voie. Vous ne vous êtes pas soucié de moi, vous disiez m'aimer si tendrement, et vous m'avez abandonnée!—Et à présent que vous savez mes troubles et mes douleurs, vous me chassez du confessionnal en me disant que vous ne voulez pas vous damner avec moi, et vous ne revenez que parce que mon mari vous ramène! Non! vous m'avez menti, vous ne m'avez jamais aimée! Vous n'aimiez rien que vous-même, vous vous sauveriez seul, en toute sécurité d'orgueil et d'égoïsme, sur les ruines d'un monde! Et moi, je suis perdue, je suis damnée, vous l'avez dit. Je n'estime rien sur la terre, je ne suis bonne à rien, je ne peux pas être une mère de famille, je ne peux plus devenir une sainte. Votre cœur me repousse, le ciel se ferme et l'enfer m'appelle. Laissez-moi donc, je veux mourir en maudissant Dieu, le Christ, vous et moi-même!».

Si je vous rapporte ces effroyables paroles dont le souvenir me glace encore, c'est qu'elles sont le résumé des plaintes, des blasphèmes et des reproches que cette malheureuse femme m'a toujours adressés depuis, soit par lettres, soit dans de courtes entrevues auxquelles je n'ai pu me soustraire. C'est qu'elles sont, j'en suis certain, l'objet et le texte de la confession que vous avez là entre les mains. Jugez si le père, l'époux ou la fille de Blanche doivent la lire!

Quant à moi, plié sous l'horreur de cette malédiction, je m'efforçais en vain de la conjurer: l'esprit de Blanche, frappé de délire, était complétement dévié de la ligne du vrai, ligne subtile et délicate à suivre, j'en conviens, pour les prêtres sans idéal et pour les femmes exaltées. En même temps qu'elle était une folle, la pauvre Blanche était pourtant une sainte aussi. Elle ne rêvait point de coupables transports, elle effleurait le bord des abîmes avec cette légèreté d'appréciation et cette absence de logique qui caractérisent les femmes. Elle ne voulait pas s'apercevoir du mal qu'elle me faisait; elle comptait pour rien la contagion que je pouvais recevoir de sa démence.... Mais, si elle avait les périlleux élans de sainte Thérèse, il lui restait quelque chose des ignorances ineffables de l'enfance. Le mariage, ne lui ayant pas révélé l'amour, semblait parfois ne lui avoir rien appris, tandis qu'en d'autres moments la puissance de ses aspirations semblait avoir tout épuisé.

Je m'efforçai de redresser son jugement: je ne faisais qu'aggraver le mal; elle cherchait dans chacune de mes paroles un sens détourné; elle m'accablait d'arguties de sentiment d'une puérilité charmante et d'une perversité diabolique, elle voulait m'arracher le mot d'amour comme le gage de son salut.... Il fallut faiblir comme fait le médecin qui accorde à l'obstination du malade le péril d'un dernier essai; je prononçai ce mot avec toutes les réserves de la plus austère chasteté. Elle fut calmée; elle baisa mes mains qu'elle arrosa de larmes; elle me promit de croire, d'espérer, de ne jamais plus retomber dans le blasphème.

Elle tint parole quelques jours; mais elle m'avait arraché la promesse de revenir, et je ne voulais pas reparaître. Le mari m'envoya chercher comme un sauveur.

Que vous dirai-je, monsieur? Ceci dura trois mois qui ont compté dans ma vie comme trois siècles, trois mois de tortures secrètes et de luttes cachées qui ont dévasté mon cœur et creusé mes tempes. Cette femme, honnête et pure entre toutes, ne mettait pourtant pas son honneur et le mien en danger. Malade comme elle l'était d'ailleurs, elle n'avait de pensées que pour la tombe; mais son attachement pour moi s'épanchait en effusions d'une éloquence exaltée et d'un mysticisme voluptueux qui peu à peu me gagnaient comme une flamme de l'enfer. Il semblait que, se croyant perdue par moi, elle voulût me perdre à son tour en m'inoculant je ne sais quel venin de révolte contre le joug de mes devoirs. Je ne la désirais certes pas lorsque, muet et pâle auprès d'elle, je la voyais se débattre contre les approches de la folie ou de la mort; mais, dès que je l'avais quittée, je la revoyais telle qu'elle m'était apparue à seize ans, pure comme les anges et belle comme la lumière! Et alors je l'aimais avec une passion rétrospective infâme, cette vierge qui n'avait pas fait battre mon cœur au temps de sa splendeur réelle. Je me surprenais à regretter et à maudire cette vertu qui m'avait semblé si facile, et, par moments, enivré, égaré, idiot, je suivais dans la rue une jeune fille quelconque qui me rappelait Blanche adolescente. Je la suivais jusqu'à la première porte où elle disparaissait, et je rentrais chez moi, forcé de m'avouer que la honte seule et l'habit que je portais m'avaient retenu.

J'usai de tous les moyens que me suggéraient l'expérience des maladies de l'âme et la foi en Dieu comme remède souverain, pour ramener madame La Quintinie à la vérité, pour la rattacher à son mari, à son enfant, à ses devoirs, à la vie. Je crus d'abord avoir pris de l'ascendant sur elle; mais je vis bientôt qu'elle me trompait et ne feignait de m'écouter que pour me ramener et me retenir à ses côtés. Elle se contenait quelque temps, puis elle débordait en folies étranges. Je me souviens qu'elle disait un jour:

«Votre culte du Christ est une torture que vous nous imposez! Il est, ce Dieu-homme, le type de l'inflexible froideur. Cloué sur sa croix, il ne regarde que le ciel. Sa mère pleure en vain à ses pieds, il ne l'aperçoit même pas. Vivant de notre vie, il n'a réellement vécu qu'avec ses disciples. Doux et miséricordieux avec les femmes repentantes, il n'en a chéri aucune, et son platonique amour, qui daignait bercer sur son cœur la blonde tête de saint Jean, ne livrait à Madeleine que ses pieds et le bord de sa robe. Voilà pourquoi nous nous prenons pour lui, nous autres dévotes, d'une passion insensée; car, je le vois bien, nous n'aimons que ce qui nous dédaigne et nous brise. Nos désirs exaltés voudraient animer ce marbre qui reste froid sous nos caresses, et posséder cette âme qui nous lie sans se donner, qui nous excite sans nous apaiser jamais.»

Vous voyez, d'après ces égarements, combien le profane et le sacré s'étreignaient chez Blanche dans une lutte fallacieuse, et combien, en croyant aimer le Sauveur, elle le matérialisait dans sa pensée éperdue et troublée.

Je m'épuisais en vaines consolations, en vaines réprimandes. Un jour, je fus forcé de la menacer de la colère de Dieu, si elle n'abjurait ses erreurs. Elle tomba dans une crise épouvantable. Son mari accourut au moment où elle m'accusait de la pousser dans l'enfer. Il ne comprit pas, il m'accusa de fanatiser sa femme au lieu de la tranquilliser. Je m'éloignai, content d'être chassé; mais il revint bientôt me demander pardon, et me prier de venir dire adieu à la malade. Il l'emmenait en Savoie. On espérait que l'air natal et la tendresse des parents la ranimeraient. Je compris que c'était un arrêt de mort et que je voyais Blanche pour la dernière fois.

Je la trouvai calme: elle sentait que sa tâche était finie. Elle prit Lucie dans son berceau, et, la mettant dans mes bras:

«Je ne vous demande plus qu'une promesse pour mourir en paix, me dit-elle. Jurez que vous aimerez cette enfant comme si, par le sang et la chair, elle était votre fille!»

Je le jurai.

«C'est qu'elle est votre fille, ajouta-t-elle: quand elle a été conçue dans mon sein, c'est à vous que je pensais, mon âme embrassait la vôtre, et l'esprit qu'elle a reçu de Dieu, c'est une flamme qui s'est détachée de votre esprit. Ne repoussez pas cette paternité intellectuelle, ne la méconnaissez jamais! Quand il vous sera possible de vous occuper de notre enfant, soyez son directeur, son guide, sa lumière. Que votre invincible vertu soit sa force, et, si vous découvrez en elle la vocation religieuse, n'hésitez pas et ne faites pas avec elle comme vous avez fait pour moi. Préservez-la du mariage, qui est une honte et un abrutissement. Oh! oui, pour peu qu'elle soit intelligente et pieuse, ne la livrez pas à la domination avilissante que j'ai subie. Donnez-lui le courage de résister à son père et à son grand-père; cuirassez le cœur de la femme, qui est toujours un faible cœur; apprenez-lui à briser les liens de la famille et à ne connaître de loi que celle du Christ. Ne connaissant et n'écoutant aucun homme, elle sera l'épouse heureuse et fidèle du Sauveur, tandis que je n'ai été celle de personne. Jurez, oh! jurez par votre éternel salut que vous ne faiblirez pas!»

A cette heure suprême des adieux, Blanche m'apparut comme une vraie sainte. Elle avait franchi le cercle des tentations et des orages en y laissant sa vie, mais elle emportait à Dieu son âme lavée et renouvelée. Je crus du moins qu'il en était ainsi. Ses prières étaient toutes chrétiennes et orthodoxes. Je lui jurai de veiller sur Lucie et de la vouer à Dieu ou de lui faire faire au moins un mariage chrétien, si elle m'accordait sa confiance.

Nous nous séparâmes sans crise. C'était au printemps. Au commencement de l'automne, j'appris sa mort, et je ne sus que peu de détails. Il m'a été dit que les parents et le mari lui-même m'accusaient de leurs malheurs. J'ai bien reconnu là l'aversion aveugle du vieux M. de Turdy contre le prêtre quel qu'il fût, et la faiblesse irrésolue de sa femme et de son gendre. Je n'ai pu savoir quels aveux téméraires, quelles divagations terribles avaient pu errer sur les lèvres de la mourante: j'étais atterré, mais tranquille. Si j'avais péché en esprit, le secret de mes souffrances était entre Dieu et moi, je n'avais rien à me reprocher devant les hommes.

Navré, mais victorieux de mon trouble, je m'étais donné à une vie studieuse et retirée dont j'éprouvais le besoin après une telle tempête. Je fus longtemps malade, et, quand je repris force et santé, la société me proposa une tâche active et militante. Je réclamai la plus obscure et celle qui me mettait le moins en contact avec le monde. On m'avait cru ambitieux, et je dois avouer qu'on ne me sut pas très-bon gré de ne l'être pas. On pensa que je manquais de zèle, et que mon vœu de ne plus confesser les femmes était incompatible, sinon avec mes devoirs, du moins avec mon influence. Je fus oublié parce que je n'étais ni dangereux ni nécessaire. Je végétai quinze ans dans l'ombre. Ces années ont été les plus douces de ma vie et les plus fécondes pour mon salut. Ne pouvant vaincre le vieil homme de vive force comme je m'en étais flatté trop vite, je l'ai laissé doucement s'éteindre dans les fatigues de l'étude. Je suis devenu savant en théologie, me réservant pour l'âge où je ne sentirais plus les passions me menacer, et cet âge est venu plus tôt que je ne l'espérais. Je dois dire que le souvenir de Blanche m'a été salutaire. Cette âme retournée au ciel ne m'apportait plus que des consolations et des promesses. Elle avait tant souffert en ce monde, qu'elle devait être pardonnée, et le mal qu'elle m'avait fait souffrir par contre-coup était une rude et salutaire leçon dont mon humilité avait fait son profit. Je pensai donc à elle peu à peu et bientôt tout à fait sans amertume et sans effroi.

Et puis notre dernière entrevue avait allumé dans mon cœur une sainte tendresse pour l'enfant qu'elle avait recommandé à mes soins. Elle avait dit vrai, la pauvre Blanche! Lucie était ma fille spirituelle. Tout le monde autour d'elle était incrédule. Madame de Turdy était morte. Probablement on élèverait l'enfant dans l'ignorance de Dieu. Que faire pour me rapprocher d'elle? Je ne le savais pas, mais je me tenais dans l'attente de quelque circonstance favorable, et c'est surtout pour être libre d'en profiter que je restai sans emploi et sans liens.

Je pensai souvent à reprendre mon nom véritable et à endosser l'habit séculier pour m'établir en Savoie, où personne ne me connaissait, sauf M. La Quintinie, qui, en raison de son service, était presque toujours absent; mais pourrais-je approcher de Lucie, gardée par son grand-père?

Je fis agir les affiliés de mon ordre, j'eus des renseignements. Mademoiselle de Turdy, sœur du grand-père de Lucie, était pieuse. Elle devait laisser à l'enfant une fortune assez considérable; mais elle pouvait menacer de léguer ses biens à l'Église, si sa petite-nièce n'était pas élevée dans la religion. La société pesa sur l'esprit doux et nonchalant de cette vieille fille. Ce ne fut pas sans peine qu'on l'amena à discuter avec son frère. Son confesseur n'était pas des nôtres, et vivait innocemment de la vie du siècle. Enfin, après deux ou trois ans de patients efforts et d'adroites influences, on mit la tante en état de se prononcer et de l'emporter. Lucie fut envoyée à Paris au couvent de ***, que j'avais désigné, et dont je m'étais fait nommer directeur à l'insu de la famille.

Lucie avait déjà treize ans quand je la vis enfin. La figure et la voix de cette enfant remuèrent en moi des fibres inconnues. C'était Blanche plus forte, plus enjouée, parfois aussi sérieuse, mais jamais mélancolique; une santé florissante, une volonté douce et ferme, un esprit droit et logique, point de rêverie et beaucoup de réflexion, de la décision dans le caractère et une bonhomie sympathique. Voilà ce que sa mère eût dû avoir pour être une chrétienne heureuse, ce qui lui avait manqué, et ce que pourtant elle avait pu donner à sa fille: mystère insondable de la nature humaine que vos physiologistes et vos psychologues n'expliqueront jamais sans admettre l'action d'une volonté particulière et déterminée venant de Dieu seul. J'avais tremblé que Lucie ne ressemblât à son père. Elle n'avait rien de lui, si ce n'est la santé et un grand besoin de mouvement physique.

Je veillai à ce que ses instincts ne fussent point contrariés. Je voulais la connaître, la voir éclore à la religion, qu'elle ne connaissait pas, et qu'elle semblait chercher sans angoisse et sans parti pris. Je veillai aussi au choix du premier confesseur. Je le voulus doux et strict, point curieux et point ergoteur. Je le voulus vieux et chaste, mort aux passions et naïf comme un enfant. Je ne lui adressais jamais de questions, je me bornais à quelques avis particuliers. Il me dit seulement, un jour que les enfants défilaient dans le cloître:

«En voici une qui ne donnera point de peine à ses directeurs; elle est née sainte.»

C'était Lucie qu'il me montrait.

Lucie était née sainte, en effet. Dès qu'elle connut la religion, elle en prit le côté le plus fort et le plus calme; elle ne s'attacha qu'à savoir ce qui était le bien et le mal, et d'un élan souverainement déterminé, d'un mouvement royal, si l'on peut dire ainsi, elle chassa cet inconnu, ce tentateur qui n'avait pas encore osé lui parler. Dès qu'elle sentit le beau, le vrai, le bien, elle résolut de s'y dévouer, et elle m'annonça que, n'importe dans quel état de la vie, elle vivrait pour la charité. C'était m'interdire l'initiative quant au choix de l'état. Je sentis que j'avais affaire à une force vive, que Dieu était en elle, et que je ne devais point devancer son œuvre. D'ailleurs, j'étais devenu calme et fort, moi aussi. Je n'étais point persuadé que le monde fût aussi dangereux que je l'avais jugé dans ma jeunesse. Je l'avais pratiqué sans bruit, il ne m'avait pas ébranlé. Je ne m'alarmai pas de l'expérience que Lucie pourrait faire à son tour. Je la sentais mieux trempée que moi. Elle n'avait rien à vaincre, par conséquent rien à craindre.

Durant ces trois années que Lucie passa au couvent, je fus son principal instituteur, et pas une seule fois elle ne fit appel à ma direction pour un cas de conscience. Mon influence sur elle fut toujours celle d'un ami et d'un père, jamais celle d'un juge. Combien elle m'était chère, cette noble et sereine enfant qui me révélait dans le sens le plus divin les joies de la paternité! Comme j'étais fier d'elle devant Dieu! comme je sentais la vaine fragilité, des liens de la chair et du sang, moi qui goûtais dans la plénitude d'une tendresse si pure tous les attendrissements du cœur et même le tressaillement sacré des entrailles! J'étais forcé de lui cacher le lien mystérieux qui m'attachait à elle, et je devais m'interdire toute démonstration d'une sollicitude trop exclusive; mais, lorsque du fond de la salle du couvent où il m'était permis d'aller me reposer de mes leçons, je la voyais assise à son pupitre près d'une fenêtre de la classe, grave, attentive et belle comme la sagesse, ou folâtrant dans le jardin avec l'énergie de sa vaillante nature, je versais des larmes involontaires, et j'étouffais entre mes lèvres ce cri de mon cœur; «Ma fille! ô ma fille!»

Quand elle eut seize ans, son grand-père la rappela près de lui. Ce fut pour moi un déchirement atroce; mais Lucie ne devait pas s'en douter: elle ne s'en douta pas.

Seulement, il me fut impossible d'habiter Paris quand elle fut partie. Je ne pouvais plus reprendre à rien. Sans cesser d'être un chrétien, j'étais devenu, sous le charme de cet amour de père, plus homme qu'il ne fallait. Je me rappelai que j'étais prêtre, ma tâche d'homme était accomplie; j'avais tenu le serment fait à Blanche, j'avais initié sa fille, et je croyais être sûr qu'elle serait religieuse, ou qu'elle épouserait un vrai catholique. Il ne s'agissait plus que de veiller de loin sur elle, puisqu'il m'était interdit de veiller de près. D'ailleurs, il valait mieux peut-être qu'il en fût ainsi. En cessant d'être une enfant, Lucie ne devait pas ressentir mon influence trop directe. Si elle se vouait à Dieu seul, elle était de ces âmes qui ne doivent pas être trop dirigées. Et puis elle était si jeune! Pour le cloître comme pour le mariage, je n'ai jamais admis qu'on dût être mineur.

Je lui fis promettre de m'écrire régulièrement tous les trois mois, et j'acceptai un emploi en Italie, pays que mon origine et ma langue maternelle m'avaient toujours fait regarder comme ma patrie.

Ce qui s'est passé là ne rentre pas dans le récit que je vous dois, mais je le résumerai en peu de mots pour vous expliquer mon retour et ma conduite en présence du mariage auquel Lucie a donné malgré moi son assentiment.

J'avais été heureux, j'étais devenu optimiste. A mon insu, et comme l'onde qui creuse le rocher en tombant goutte à goutte, la tiédeur m'avait entamé, non la tiédeur quant aux vertus nécessaires à l'homme et à l'amour divin, mais un relâchement quant aux doctrines. Cet ennemi de la vraie foi que vos philosophes ont invoqué sous le nom de tolérance, les catholiques de ce temps-ci ont eu la faiblesse de s'en piquer à leur tour pour se soustraire aux reproches et pour se défendre de l'accusation de fanatisme. Ceci est l'œuvre du respect humain, autrement dit de la mauvaise honte. C'est un pervertissement de la croyance et une défection du dévouement. L'esprit pratique de la société de Jésus a cru devoir tourner au profit de sa propagande cette tendance à la mansuétude. L'intention était belle et bonne, j'en avais été séduit. J'arrivai à Rome, l'âme pleine de douceur, l'esprit nourri de transactions subtiles et tendres qui me semblaient des moyens généreux et sûrs pour étouffer dans le triomphe de la charité chrétienne universelle les dissidences et les protestations.

Je fus repris, je n'étais pas dans la voie tracée par les nécessités du temps. L'Église, menacée, était forcée de se faire revendicatrice devant l'usurpation de ses droits de souveraineté. Je luttai contre des raisons tirées de nécessités passagères, et qui me semblaient compromettre l'esprit et l'avenir de la religion. On m'imposa silence. Je n'eus point de dépit, mais j'eus beaucoup de douleur. Ma foi fut même ébranlée, et je dus avoir recours à l'ascétisme pour dompter en moi l'esprit de révolte. Un instant j'eus peur de penser comme Lamennais!

C'est alors que je rencontrai le père Onorio, qui me ramena à la soumission, à l'orthodoxie et au travail sur moi-même, bien autrement difficile et méritoire que la vaine science des discussions. Vous avez vu et entendu cet homme inspiré: vous savez maintenant non ce que je suis, mais ce que je voudrais être.

Sans la défection de Lucie, j'arrivais au bonheur, le seul bonheur de l'homme en ce monde, la recherche absolue de la perfection. J'avais depuis un an arrangé mon existence et disposé mes affaires pour une retraite définitive, où le père Onorio eût été mon maître et mon guide, Lucie mon élève et mon ouvrage. J'eusse versé dans cette jeune âme les trésors de sainteté que l'apôtre eût versés dans la mienne. J'étais, par l'habitude d'enseigner Lucie et de me servir des formes de raisonnement et de langage qui nous étaient communes, l'intermédiaire naturel entre la rude sainteté du vieillard et la délicate candeur de l'enfant.

Je rêvais pour nous trois un paradis de renoncement et de dévouement sur la terre. Je fondais ma chartreuse dans ce beau pays, et j'attendais le jour où Lucie, dégagée de ses devoirs envers son aïeul, n'aurait plus à lutter que contre un père sans légitime influence sur son esprit. En m'établissant non loin d'elle, je comptais être à même de soutenir jusque-là sa foi et de raviver son zèle. Lucie m'avait écrit plusieurs fois de suite qu'elle avait de plus en plus l'amour de la retraite, le mépris du monde, le besoin de mettre d'accord sa vie et sa croyance en se consacrant à Dieu.

Elle ne paraissait pourtant pas décidée à prononcer des vœux; mais était-il nécessaire qu'elle s'engageât par serment, qu'elle coupât ses beaux cheveux et qu'elle se vêtît de serge, cette fille chérie, cette femme vaillante, qui offrait à l'aumône sa vie, sa fortune et son cœur? S'il en devait être ainsi, je laissais dans ma pensée le soin de la décision au père Onorio. Rien ne pressait, car je ne voulais point que Lucie abandonnât son grand-père au bord de la tombe.

Vous savez le reste, monsieur. Déjà une ou deux lettres de Lucie m'avaient fait pressentir une modification dangereuse dans ses idées. Je me hâtais, mais non pas au gré de mon impatience. Une fortune matérielle m'était tombée du ciel. Un pauvre parent de ma mère, celui qui m'avait adopté, avait reçu pour moi un million, à la condition de ne jamais trahir et de ne jamais me révéler à moi-même le secret de ma naissance. Ce million, ce devait être mon monastère. Il me fallait rassembler les fonds épars dans plusieurs banques. Quand j'arrivai enfin ici à l'improviste, il était trop tard! On m'avait aliéné, on m'avait volé le cœur de ma fille!...


Ici, la voix de Moreali fut étouffée par les sanglots. M. Lemontier l'empêcha de rien ajouter.

«Votre confession est complète, lui dit-il. Je sais à présent tout ce qui s'est passé en vous, et je vais vous le dire à mon point de vue, qui n'est pas le vôtre. Je ne me permettrai aucun blâme personnel; car, si vous m'avez dit la vérité, et je crois que vous me l'avez dite....

—Lisez les lettres de Blanche, lisez-les! s'écria Moreali.

—Non, j'aime mieux vous croire librement.

—Mais, moi, je ne veux pas de générosité! Lisez...»


XXX.

RÉSUMÉ.

M. Lemontier parcourut les lettres que l'abbé lui montrait, et, les trouvant conformes à la sincérité de son récit, il les lui rendit avec calme, et reprit:

«Donc, je vous sais honnête, et je crois à l'élévation de vos sentiments et de vos idées. Je n'ai pas attendu jusqu'à ce jour pour voir en vous l'homme de mérite et de conviction que mon fils m'avait dépeint, et vers lequel ses sympathies l'avaient entraîné à première vue; mais, à première vue aussi, il avait découvert en vous une plaie profonde, et cette plaie, je l'appellerai suicide moral, violation des lois de la nature.

«La nature est sainte, monsieur, ses lois sont la plus belle manifestation que Dieu nous ait donnée de son existence, de sa sagesse et de sa bonté. Le prêtre les méconnaît forcément. Le jour où l'Église a condamné ses lévites au célibat, elle a créé dans l'humanité un ordre de passions étranges, maladives, impossibles à satisfaire, impossibles à tolérer, souvent difficiles à comprendre: appétits de crime, de vice ou de folie qui ne sont que la déviation de l'instinct le plus légitime et le plus nécessaire. Et par une monstrueuse inconséquence, en même temps que les conciles décrétaient la mort physique et morale du prêtre, ils lui livraient les plus secrètes intimités du cœur de la femme, ils maintenaient la confession.

«Je ne discuterai pas contre vous, je sais que vous ne me céderez rien. Je pose les deux réformes ou tout au moins une des deux réformes que Dieu commande depuis longtemps à l'Église inerte et sourde: mariage des prêtres ou abolition de la confession.

«Je ne dis pas seulement qu'il faut abolir la confession pour les femmes, je dis qu'il faut l'abolir aussi pour les hommes, à moins que le prêtre ne soit libre de se marier, auquel cas les catholiques des deux sexes seront libres de se confesser au père de famille qui connaît et apprécie les devoirs de la famille, ou au célibataire obstiné qui méconnaît et transgresse les premiers devoirs de l'humanité. Je bornerai là ma critique de vos prétendus devoirs envers Dieu et de vos prétendus droits sur les âmes; mais je suis forcé de vous dire que nous n'apprécions pas Dieu de la même manière, notre foi ne le voit pas avec les mêmes yeux, notre cœur ne l'aime pas de la même façon. C'est notre droit à chacun, la liberté de conscience m'est sacrée. Je ne réclame que le droit égal pour chacun de nous de proclamer sa religion et de la pratiquer. Je sais que vous prétendez que les philosophes n'ont point de religion; moins avancés que les Pères de l'Église et que les grands esprits de la renaissance, vous damnez Platon et tous ceux qui ont développé ses doctrines, sans vouloir reconnaître que Jésus les reprend et les complète. Vous nous reprochez de ne point avoir d'Église ni de culte, sans vous apercevoir que vous nous défendez d'en avoir qui ne soient pas les vôtres, et que jusqu'ici presque tous les gouvernements nous ont interdit d'être autre chose en public que catholiques, protestants ou israélites. Vous ne faites même point grâce aux schismatiques: les grecs vous sont plus odieux que les musulmans, et, le jour où une centaine d'adeptes d'une religion nouvelle se réuniraient pour bâtir ou dédier un temple en France, vous le feriez fermer par l'autorité civile, quelle qu'elle fût, car vous la contraindriez à cette mesure de prudence en soulevant l'émeute du fanatisme autour des sanctuaires nouveaux.

«A quelque Église que nous appartenions, nous ne sommes donc pas libres de la fonder et de la manifester, et le reproche que vous nous adressez est l'équivalent de cette naïveté d'un prédicateur étranger qui disait: «La preuve que le divorce choque les mœurs, c'est qu'on n'en a pas vu un seul cas depuis qu'il est supprimé.»

«Nous ne nous tenons donc pas pour convaincus de manquer de religion. Nous croyons être, au contraire, en grand travail de cœur et d'esprit pour poser les formules de la nôtre dans le silence auquel on nous condamne, et, si nous ne pouvons écrire et parler, nous ne sommes point effrayés de ce recueillement forcé où s'élaborent la science de Dieu et la vie de l'Église future.

«Permettez-moi donc de vous parler comme un homme religieux à un homme religieux; je dirai plus, comme un prêtre à un autre prêtre; car je vous déclare, sans orgueil, que j'ai voué ma vie à la recherche de l'idéal divin, et que j'ai travaillé tout autant que vous à me rendre digne de cette mission. C'est pourquoi il vous faut dépouiller un instant l'orgueil du prêtre catholique et m'écouter comme un véritable chrétien écoute son frère et son égal.

«Je crois fermement que vous êtes dans l'erreur, ce qui ne m'empêche pas de respecter votre caractère, votre personne, votre vie, vos biens, vos symboles, vos temples, vos livres, vos monastères, vos prédications, tout ce qui manifeste votre croyance sincère. Si la même liberté, protectrice du droit de tous, est assurée à tous, votre erreur ne m'offense, ne m'inquiète, ni ne m'afflige. Elle durera ce que durent les erreurs, longtemps peut-être encore, mais pas assez pour produire les mauvais fruits du passé. La marche libre de l'esprit humain y mettra bon ordre; vous serez forcés d'ouvrir les yeux quand la violence ne sera ni pour vous ni contre vous.

«Votre erreur, je vous l'ai dite: vous croyez à un Dieu prescripteur de la vie et réformateur de la nature, c'est-à-dire en guerre avec son œuvre, et défendant à l'homme d'être homme. Pour donner plus de poids à l'inconséquence de votre Dieu, vous lui donnez le goût des éternels supplices, vous en faites un cabire autrement terrible que ces fétiches barbares qui voulaient boire du sang avec leur gueule de bronze. Ce ne serait rien pour un Dieu si avide; vous lui avez donné l'enfer, d'où pendant l'éternité s'exhalera, pour réjouir sa justice, l'odeur de la chair toujours brûlée, toujours dévorée et toujours palpitante! Magnifique invention à laquelle des millions d'hommes croient encore, et que vous ne voulez pas renier malgré les douloureuses protestations de quelques-uns de vos plus grands saints!

«Monsieur l'abbé, quand vous voudrez que nous fassions un pas vers votre Église, commencez par nous faire voir un concile assemblé décrétant de mensonge et de blasphème l'enfer des peines éternelles, et vous aurez le droit de nous crier: «Venez à nous, vous tous qui voulez connaître Dieu....» Jusque-là, vous nous faites peur, et nous nous demandons si vous êtes des chrétiens et des hommes. Quant à votre Dieu impitoyable, nous jurons sur notre âme éternelle et sur notre Dieu sublime que nous le reléguons dans les ténèbres des premiers âges de l'humanité. C'est un croyant qui vous parle, un croyant aussi ardent, aussi indigné que vous, aussi enthousiaste de son Dieu que vous l'êtes du vôtre, un croyant qui proclame avec Platon, avec Jésus, avec Leibnitz, avec les vrais chrétiens, la conscience de Dieu, c'est-à-dire le Dieu intellectuellement accessible à l'homme, que vous nous accusez tous, pêle-mêle, d'avoir noyé dans les notions d'un faux panthéisme. C'est un croyant qui proclame sa propre immortalité et l'espoir de sa conscience future, c'est-à-dire la notion de sa personnalité dans les sphères du progrès infini; c'est enfin un croyant dévoré d'amour pour la vérité divine et parfaitement détaché d'avance des vanités de la terre, mais passionnément attaché à ce qui n'est pas vanité terrestre, à ses devoirs d'homme, et regardant l'accomplissement de ces devoirs, tels que Dieu les lui a tracés, comme le marchepied de son progrès dans l'échelle ascendante des récompenses.

«Je sais qu'on peut longuement discuter sur la limite des droits et des devoirs de l'homme, et que l'Église, au nom du Christ, a fait une grande chose en traçant des règles de conduite; mais elle a oublié que les cercles devaient être élargis de siècle en siècle avec les horizons de la science, et elle les a rétrécis au contraire. Elle s'y est enfermée elle-même jusqu'à tuer ses propres lévites, témoin le célibat des prêtres, arrêt de mort qui n'est pas d'institution primitive.

«Pour ne parler ici que de la nécessité de cette dernière réforme, vous devez me permettre de vous citer à vous-même comme un exemple saisissant, exemple d'autant plus précieux pour moi qu'il n'est pas exceptionnel, que vous êtes un honnête homme et un bon prêtre, que l'on peut sonder les replis de votre cœur sans effroi, sans répugnance, et sans risquer de blesser en vous le sentiment que vous avez de votre propre dignité...»

L'abbé, qui avait écouté jusque-là M. Lemontier dans une attitude fière et morne, les regards fixés sur le plancher, releva ses yeux clairs et profonds, et les attacha avec curiosité sur ceux du philosophe.

M. Lemontier continua:

«Vous vous êtes dépeint vous-même avec beaucoup de modestie et de loyauté; vous avez pensé, dans votre première jeunesse, que vous n'étiez pas né pour être prêtre. Aucun homme n'est né pour cela. Vous n'étiez ni plus ni moins doué qu'un autre des vertus nécessaires au suicide. Je ne connais pas ces vertus-là. Dieu, qui a dit à l'homme: Tu vivras, ne les accepte ni ne les encourage; lui demander d'éteindre nos sens, d'endurcir notre cœur, de nous rendre haïssables les liens les plus sacrés, c'est lui demander de renier et de détruire son œuvre, de revenir sur ses pas en nous y faisant revenir nous-mêmes, en nous faisant rétrograder vers les existences inférieures, au-dessous de l'animal, au-dessous de la plante, peut-être au-dessous du minéral!

«Tel est l'état de sainteté auquel aspire le père Onorio; mais il est homme malgré lui, et il connaît le zèle de la colère, les ivresses de l'anathème. Ne pouvant être chrétien, il s'est fait pythonisse.

«Quant à vous, visant à ce prétendu état de sublimité, vous vous êtes embarqué sur le vaisseau fantôme qui erre éternellement dans les brumes et dans les glaces sans pouvoir aborder jamais et sans pouvoir rentrer dans les cercles de la vie. Vous aviez, dites-vous, certaines vertus chrétiennes innées, certaines autres rétives, et vous avez cru devenir un chrétien complet en abandonnant pour l'état ecclésiastique les vrais devoirs du christianisme.

«Pour vous guérir de l'ambition, vous vous êtes affilié à une société dont l'ambition est d'anéantir le monde à son profit; pour vous guérir de l'orgueil, vous avez embrassé un état qui se proclame supérieur à l'humanité et tient la société laïque pour un monde inférieur et secondaire; pour vous guérir de la luxure, vous avez prononcé des vœux qui, vous défendant de posséder légitimement une femme, livraient toutes les femmes aux convoitises de votre imagination.

«Vous avez combattu avec vaillance, et vous avez triomphé. Je ne puis vous en faire un mérite; j'admire pourtant votre force, comme j'admire celle d'un équilibriste audacieux, comme j'admire l'éloquence délirante du père Onorio, comme j'admire toutes les manifestations de la puissance humaine, même lorsqu'elle lutte contre sa propre sécurité, contre son propre développement, contre sa propre raison d'être. L'homme est très-fort, monsieur, je le sais, et vous êtes particulièrement fort de volonté; mais la plante que l'on prive d'air et de lumière et qui pousse des rejets disproportionnés jusqu'à la surface d'une mine est bien forte aussi; les racines qui percent le ciment et le granit ont aussi une puissance de vitalité où l'on sent le souffle de Dieu. Je ne m'étonne donc pas outre mesure de voir un homme d'honneur tel que vous résister à dix ou vingt ans de tortures pour rester fidèle à un serment qu'il croit indélébile et rester vierge sous les étreintes de ce que vous appelez le démon de la chair.

«Mais, pour être resté vierge, vous croyez être resté pur, cela n'est point. Certaines pensées, que vous les classiez dans la distinction très fictive des péchés volontaires ou des péchés involontaires, souillent et flétrissent l'âme autant et plus que les actes de franche débauche. Prenez-y garde; dans votre adolescence, la femme vous attirait en même temps qu'elle vous faisait horreur. Vous aviez des envies de l'étreindre et de la tuer ensuite. Si, lorsque dévoré d'amour rétrospectif pour Blanche de Turdy, vous aviez succombé à la fascination de ces jeunes filles que vous suiviez dans la rue jusqu'à leur porte, je ne suis pas sûr que vous n'eussiez pas encore été tenté de les étrangler avant de repasser le seuil de votre perdition.

«Et pourtant vous avez horreur du crime, et vous n'avez rien d'un homme vicieux! vous avez, au contraire, les plus nobles instincts et le goût de la vertu; mais vous avez jeté un défi à la nature, et dans sa réaction elle vous a mis tout près de ces forfaits dont on voit tant d'atroces exemples, crimes que, selon moi, les lois civiles ne devraient pas atteindre, puisque, d'accord avec les lois religieuses, elles refusent aux prêtres le mariage civil.

«Vous répondrez que vous avez vaincu pour votre compte, et qu'il n'est donc pas impossible de vaincre. C'est où je vous attends. Je vais vous montrer les fruits amers et vénéneux de votre victoire.

«Je ne vous répéterai pas ces terribles argumentations de Blanche, si fidèlement rapportées par vous. Elle avait mille fois raison contre vous, cette malheureuse femme! Vous l'aviez prise enfant, vous l'aviez enveloppée d'un amour de prêtre, amour d'une nature particulière, que vous déclarez chaste et que je déclare pervers, puisque cette chasteté est le résultat d'un instinct perverti. Cet amour-là, qui vous laissait calme, s'insinuait dans le cœur de l'enfant comme le serpent dont la douce voix et les yeux caressants surprirent Ève dans le paradis. Vous étiez beau, vous l'êtes encore; vous êtes éloquent, vous êtes séduisant dans la chaire, à l'autel, partout où elle vous voyait. Dans le confessionnal, votre souffle mêlé au sien, après avoir fait passer le froid de la mort sur son premier amour, faisait éclore peu à peu, à son insu et au vôtre, un autre amour plus profond, plus tenace, plus ardent, cet amour dont elle est morte, ne pouvant l'assouvir.

«Cet amour qu'elle se reprochait était un crime, en effet. Il ne faut point trahir son mari, il ne faut pas surtout le trahir avec un prêtre, avec un homme qui ne peut ni vous avouer, ni vous protéger, ni vous relever d'une chute devant les autres hommes. Il ne faut pas rendre parjure un homme qui a fait serment de chasteté, et qui, à l'abri de ce serment, est amené par l'époux, loyal ou stupide, en tout cas confiant, jusque dans l'alcôve conjugale.

«Cet amour était donc coupable, et il était antihumain, puisqu'il tuait dans le cœur de Blanche tout ce qui n'était pas lui. Il avait tué d'avance l'amour conjugal. Il avait tué le discernement, puisque, par réaction contre les ardeurs secrètes de votre amour sans solution, elle avait choisi l'époux le plus matériel et le moins fait pour la charmer. Il avait tué l'amour filial et l'amour maternel, puisqu'elle aspirait à la mort et se déclarait inutile dans la vie. Tel est le résultat inévitable de l'amour du prêtre, quand il est contenu dans les limites du devoir d'abstinence. Quel est-il quand ce frein lui échappe, quand il ne se résigne pas à marcher dans la voie des douleurs?... Vous le savez aussi bien que moi.... Vous avez vu de près ce monde....

«Vous avez pris la voie des douleurs, j'admets que ce soit la plus suivie, et que l'on y compte beaucoup de triomphes: eh bien, ces douleurs sont stériles pour celui qui les endure, périlleuses pour celle qui les partage, funestes pour tous deux, car elles enfantent des mirages trompeurs où la notion du Christ se confond avec celle de l'homme aimé, de même que la suave image de la Vierge prend à toute heure, dans l'imagination troublée du jeune prêtre, les traits de la femme qu'il désire. Dans cet état maladif qu'on appelle l'amour mystique, la loyauté de l'âme s'oblitère, et le jugement s'égare. De même que la parole et le regard trahissent la volonté quand elle a un double but, de même la raison et l'instinct trahissent la conscience quand elle est troublée par un double idéal. On tombe alors dans les agonies de ce monde tout physique que vous appelez la tentation, et dont vous ne pouvez sortir qu'en méprisant, en exorcisant, en maudissant la vie.

«Eh bien, cette déviation de l'instinct qui a tué la mère, et qui vous a laissé de si étranges terreurs à vingt ans de distance, vous auriez encore consenti à ce qu'elle tuât la fille, et, si Lucie n'eût secoué votre influence, elle serait aujourd'hui immolée par vous aux agonies de l'amour mystique dont l'éloquence du père Onorio est, littérairement parlant, un échantillon si frappant et si curieux. Le drame entre Lucie et vous eût suivi un autre canevas qu'entre vous et sa mère. Un nouvel instinct forcé et trahi, l'instinct de votre âge, le meilleur de l'âme humaine quand il suit sa pente logique, l'amour paternel idéalisé à votre guise, eût pesé d'un poids terrible sur le cœur pieux et dévoué de cette jeune fille. Ce poids eût été encore un mensonge, puisque vous ne pouvez pas plus être père que vous n'avez pu être époux.»

Moreali fit un mouvement brusque, et la douleur contracta son front.

«Nous sommes ici pour tout dire, reprit M. Lemontier. J'écouterai la défense de votre opinion tant qu'il vous plaira, et sans plus d'aigreur ou de malveillance que je n'en ai mis à écouter votre récit. A présent, ce récit, je le résume et l'analyse: c'est mon devoir. Vous avez commencé par protester contre tout lien de sang avec Lucie, et vous avez insisté pour que j'en visse la preuve écrite. Et puis, cependant, entraîné par l'instinct non assouvi du cœur et des entrailles, vous avez crié: Ma fille, ô ma fille! un cri déchirant, monsieur l'abbé, et qui m'a serré la poitrine, car je plains vos douleurs, et, si j'en condamne la cause en principe, j'en respecte la blessure au fond de votre être. Aussi n'est-ce pas sans souffrir que je brise, au nom de Dieu et de la vérité, ce lien fictif que Blanche a voulu établir entre sa fille et vous. Non, ce lien ne peut exister, car il est fondé sur une pensée d'adultère, et, lorsque, dans les bras de son mari, la femme a demandé à Dieu d'animer de votre souffle le fruit déposé dans son sein, elle désobéissait à Dieu, elle corrompait sa vie, elle flétrissait le véritable père de son enfant! Vous-même, vous avez tressailli d'horreur à cette pensée, j'en suis certain, bien que vous ne l'ayez pas dit; mais ensuite la voix de la nature en révolte a parlé: vous avez béni l'enfant, vous l'avez adopté spirituellement, vous avez juré d'être le père, le maître, le possesseur de son âme. C'était un serment impie et coupable, monsieur; c'était, après avoir pris à l'époux la meilleure part de l'amour de sa femme, lui ravir en intention la meilleure part de l'amour de sa fille. Ah! vous vous y entendez, apôtres persistants du quiétisme! Vous prélevez la fleur des âmes, vous respirez le parfum du matin, et vous nous laissez l'enveloppe épuisée de ses pures aromes. Vous appelez cela le divin amour pour vous autres! Je le comprends, ce qui en reste à l'époux et au père n'est pas toujours digne de vos regrets, et vous puisez dans la possession ainsi partagée de la femme des jouissances et des consolations qui aident merveilleusement votre courage.

«Eh bien, je vous arrêterai ici, monsieur l'abbé; car, pour sauver Lucie, je lutterai contre vous de toutes les forces de ma volonté. Lucie, pure dans sa conscience, nette dans sa raison et forte dans sa liberté morale, ne doit pas connaître ces faux amours qui sont une bigamie bénite. Aujourd'hui, vous lui inspireriez le faux amour filial; demain, un prêtre plus jeune et moins fort que vous peut-être tenterait à de bonnes intentions de lui inspirer l'amour conjugal spirituel. Arrière ces mensonges funestes, qui déguisent avec une science si profonde et des transactions si subtiles la poésie des sanctuaires et la langueur extatique des cloîtres! J'en sais long, allez, sur ces drames obscurs de la pensée comprimée et sur ces mariages de la mort avec la vie! N'y eût-il pas de l'autre côté des grilles l'homme désiré qui désire, quelle chose plus matérialiste que ces hyménées où le chaste et divin initiateur des âmes, à qui l'idolâtrique Blanche prêtait votre figure et que les nonnes baisent avec leur bouche autant qu'avec leur esprit, devient un fétiche adoré dans d'impures défaillances?

«Je dis impures, parce que tout ce qui trompe la nature en la satisfaisant quand même est sordide et souillé. Vous jetterez en vain les voiles dorés de la parole à double sens sur ces orgies de l'imagination: elles répugnent au chrétien sincère autant qu'au philosophe, et, si elles ne vous révoltent plus, c'est que vous avez, par la force du vouloir et de l'habitude, aveuglé votre jugement dans l'abîme du vague; c'est que vous vous êtes fait un code du devoir où ce qui sort par une porte rentre par l'autre; c'est qu'en plein XIXe siècle, et en dépit de facultés éminentes que Dieu vous avait données, vous avez tenu votre esprit dans un certain état d'enfance volontaire qui a ses racines tenaces dans le moyen âge; c'est enfin que, partagé entre ce ciel et cette terre qui ne font qu'un avec l'infini, vous avez voulu les séparer l'un de l'autre et vous séparer de vous-même. De ce divorce, rien de vrai ne pouvait sortir. Vous avez été forcé de mentir à vos instincts les plus nobles, de vous faire prudent, tortueux, dissimulé, de jouer des rôles, de peser sur la conscience d'un père, de l'irriter contre sa fille, de rabaisser sa dignité en donnant à sa faiblesse de folles rigueurs, armes cruelles dont il ne sait pas se servir, et qui se tournent contre son propre sein. Vous avez dû bâtir un édifice romanesque et puéril, errer comme un amant ou comme un père de mélodrame autour des murs d'un vieux manoir, déposer des fleurs dans une grotte, écrire des lettres mystérieuses, vous introduire sous un nom nouveau, tendre des piéges, corrompre par la promesse du paradis une servante bornée, mais jusque-là fidèle, enfin, pour couronner l'œuvre, pénétrer en secret dans une chambre de vierge où je n'eusse pas osé mettre le pied sans son aveu, moi, son véritable père spirituel, le père de son fiancé! Vous avez dû, pour vous soustraire à des dangers peut-être imaginaires, interroger les murs et les dépouiller de leur revêtement, et cela en cachette, avec toutes les précautions et les habiletés d'une profession extra-légale que je ne veux pas qualifier. Quoi de plus antipathique à votre caractère, et combien vous avez dû souffrir!

«Et tout cela pour tenir à une mère un serment que Dieu n'a point accepté et que votre conscience ne saurait ratifier!... Non!... vous n'avez pas fait toutes ces choses froidement et avec le calme de l'homme qui se sent guidé par le devoir! Vous avez rougi et pâli cent fois malgré votre remarquable empire sur vous-même. Vous avez cent fois dit à Dieu dans votre angoisse: «Vois mon intention! N'es-tu pas le maître inflexible qui nous crie que la fin justifie les moyens? Ton représentant sur la terre, n'est-ce pas moi, le prêtre, qui dois triompher de tous les obstacles, et au besoin mentir aux hommes, enfreindre les lois civiles et humaines plutôt que de laisser une tache sur l'Église en ma personne sacrée?»

«Mais Dieu ne vous répondait pas, vos joues creuses et vos yeux brillants de fièvre me révèlent assez les combats de votre esprit. Vous n'êtes qu'à demi fanatique, et cet homme du sentiment, cet homme véritable qui parle en vous, vous n'avez encore pu réussir à l'immoler; il se débat sous l'étreinte du père Onorio, il saigne, il râle, et il ne succombe pas. Vous invoquez Dieu contre lui, Dieu le fortifie en vous et contre vous.

«Il faudra peut-être lui céder, monsieur, car il ne passera à l'état de sainteté, comme vous l'entendez, qu'en vous laissant privé de foi ou de raison. Je n'ai point avec vous le droit de conseil, il se peut que vous préfériez la démence à la lucidité, l'ombre à la lumière, l'éternelle nuit des dogmes de l'enfer et du célibat à l'éternelle vie du ciel et de l'amour légitime. Vous avez passé l'âge des passions, dites-vous!... Non, car vous entrez dans celui des vengeances et des persécutions. Prenez-y garde! Quel que soit cependant votre sort parmi nous, vous verrez clair un jour au delà de la tombe, et, comme je ne crois pas plus aux châtiments sans fin qu'aux épreuves sans fruit, je vous annonce que nous nous retrouverons quelque part où nous nous entendrons mieux et où nous nous aimerons au lieu de nous combattre; mais pas plus que vous je ne crois à l'impunité du mal et à l'efficacité de l'erreur. Je crois donc que vous expierez l'endurcissement volontaire de votre cœur par de grands déchirements de cœur dans quelque autre existence. Il ne tiendrait pourtant qu'à vous de rentrer dans la voie directe de votre bonheur progressif, car je suis certain qu'on peut tout racheter dès cette vie. L'âme humaine est douée de magnifiques puissances de repentir et de réhabilitation. Ceci n'est pas contraire à vos dogmes, et votre mot de contrition dit beaucoup.

«Le pur christianisme et beaucoup de prescriptions salutaires dues au catholicisme vous ouvrent le champ de la vraie sainteté. Le jour où vous saurez dégager une grande somme d'erreurs de beaucoup de décisions éternellement vraies, vous ferez le bien sans effort, vous connaîtrez la chasteté sans combat, l'humilité sans protestation intérieure, la charité sans restriction dogmatique, l'amitié sans détour, la foi sans défaillance, et l'espoir sans bornes. C'est là l'état de perfection auquel tout homme de cœur peut aspirer, n'eût-il pas encore été franchement homme de bien, et, pour l'atteindre, ce cercle du vrai où aucun mal ne tente plus l'homme éclairé et convaincu, il n'est pas besoin de mortification, de cilice, de jeûnes et de luttes avec Satan. Non! le chemin est plus simple, plus court et plus droit; ce chemin s'appelle l'examen sans entraves et la religion sans mystères.»

Les yeux de Moreali s'étaient de nouveau fixés sur le parquet. Il ne répondit rien. Il se leva, ouvrit les fenêtres, regarda les étoiles et aspira l'air de la nuit. Il resta longtemps comme s'il priait; puis il revint vers M. Lemontier, qui lui demanda s'il persistait à vouloir prendre connaissance du dernier écrit de madame La Quintinie.

«Vous l'avez jugé nécessaire, répondit l'abbé, et je ne crois pas pouvoir non plus m'en dispenser. Cet écrit est un vœu relatif à sa fille peut-être! Si nous le dérobons à la connaissance du général, n'est-ce pas à nous de tâcher de l'accomplir?

—Vous pensez donc que c'est une volonté lucide?

—Si j'en étais certain, je remettrais la lettre à son adresse; mais je crains un acte de folie, une confession exaltée où je serais compromis. Je ne mérite pas cette honte, et je ne dois pas laisser porter ce trouble dans une famille.»

M. Lemontier lui montra de nouveau l'enveloppe qui concernait le jour de la première communion de Lucie.

«Voici, dit-il, des prévisions réfléchies et qui ne sentent point l'égarement. Il en est temps encore, monsieur l'abbé. Croyez-vous qu'il faille absolument aller plus loin?

—Il le faut, monsieur; ceci concerne Lucie, cela appartient à Lucie, elle vous autorise, et vous sentez qu'au-dessus du secret d'une lettre, au-dessus même de la volonté d'une mourante, il y a le repos d'un père et la foi d'un chrétien.

—Lisez donc, si vous l'osez, et lisez seul! dit Lemontier en lui remettant la lettre. Briser ce cachet me répugne, et je ne m'y résoudrai jamais. Vous avez été le confesseur, votre croyance vous délie des lois de l'honneur social: ma conscience, à moi, ne peut s'arroger un pareil droit, puisqu'elle s'effraye de vous le voir prendre; mais, s'il y a ici un grand désespoir ou une grande rougeur à épargner à une famille, vous seul, qui fûtes la cause du mal, pouvez tout oser dans une circonstance si délicate!»

L'abbé saisit la lettre, fit sauter le cachet, froissa et jeta l'enveloppe avec l'énergie d'un homme qui brûle ses vaisseaux. M. Lemontier frémit de voir cette absence de scrupule et d'hésitation. Il n'avait pu se résoudre à nier en lui-même la loyauté de l'homme, et maintenant le prêtre, soulagé de ses anxiétés et maître de la situation, reparaissait toujours debout et omnipotent entre la femme et le mari, même au delà de la mort.

Mais son triomphe dura peu, il pâlit, trembla et se rassit comme brisé; puis il dit, en tendant la lettre à M. Lemontier:

«J'ai eu tort de craindre. Pauvre femme! il n'y avait pas là de secret. Lisez!»

La lettre était courte, d'une écriture pénible et d'un style haché:

«Un moment de répit à mes atroces crises.... Je veux dire.... Pourrai-je? J'ai ma raison! Je crois au Dieu bon, juste!... Notre fille!... qu'elle me pardonne de l'abandonner.... Chère petite Lucie!... Élevez-la chrétiennement, rien de plus! Pas d'exagérations, pas de couvent,... peu de prêtres, la liberté d'aimer... sans conditions religieuses! Adieu! Aimez-la bien... ne m'oubliez.... J'ai mal aimé.... Bien coupable, coupable seule!... Pardon, mon mari....

«Ta pauvre Blanche

L'abbé pleurait.

«Vous le voyez, monsieur; lui dit M. Lemontier, au moment de la mort, on revient à la raison et à la nature! Ceci est une abjuration du fanatisme. Et à présent qu'allez-vous faire? Cette arme que j'avais contre vos oppositions et dont je ne connaissais pas le prix, vous allez la détruire sans vous engager à rien vis-à-vis de moi? Est-ce là ce que vous avez résolu?

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