Marie; ou, l'Esclavage aux Etats-Unis: Tableau de moeurs américaines
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Title: Marie; ou, l'Esclavage aux Etats-Unis: Tableau de moeurs américaines
Author: Gustave de Beaumont
Release date: March 25, 2005 [eBook #15463]
Most recently updated: December 14, 2020
Language: French
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Gustave de Beaumont
(1802-1866)
MARIE ou L'esclavage aux États-Unis
Tableau de moeurs américaines
(1840)
Table des matières
Avant-propos
Chapitre I Prologue
Chapitre II Les femmes
Chapitre III Ludovic, ou le départ d'Europe
Chapitre IV Intérieur d'une famille américaine
Chapitre V Marie
Chapitre VI L'Alms-House de Baltimore
Chapitre VII Le mystère
Chapitre VIII La Révélation
Chapitre IX L'épreuve — 1 —
Chapitre X Suite de l'épreuve — 2 —
Chapitre XI Suite de l'épreuve — 3 — Épisode d'Odéna
Chapitre XII Suite de l'épreuve — 4 — Littérature et beaux-arts
I
II
III
IV
V
VI
VII
VIII
IX
XI
XI
XII
XIII
XV
XVI
XVII
XVIII
XIX
XX
XXI
XXII
XXIII
XXIV
XXV
XXVI
XXVII
XXVIII
XXIX
XXXI
XXXII
XXXIII
XXXIV
XXXV
XXXVI
XXXVII
XXXVIII
XXXIX
XL
XLI
XLII
XLIII
XLIV
XLV
XLVI
XLVII
XLVIII
XLIX
L
LI
LII
LIII
Chapitre XIII L'émeute
Chapitre XIV Le départ de l'Amérique civilisée
Chapitre XV La forêt vierge et le désert
Chapitre XVI Le drame
Chapitre XVII Épilogue
Appendice
Première partie: Note sur la condition sociale et politique des
nègres esclaves et des gens de couleur affranchis.
§ I. Condition du nègre esclave aux États-unis.
§ II. Caractères de l'esclavage aux États-unis.
§ III. Peut-on abolir l'esclavage des noirs aux États-unis?
Tableaux comparatifs de la population libre et de la population
esclave aux États-unis depuis 1790 jusqu'en 1830.
Deuxième partie: Note sur le mouvement religieux aux États-Unis
§ I. Rapport des cultes entre eux.
§ II. Rapports des cultes avec l'État.
Troisième partie: Note sur l'État ancien et sur la condition
présente des tribus indiennes de l'Amérique du nord.
§ I. État ancien.
§ II. État actuel.
Notes non insérées dans le texte principal à cause de leur
longueur
Avant-propos
Je dois au lecteur quelques explications sur la forme et sur le fond de ce livre.
Je le préviens d'abord que tout en est grave, excepté la forme. Mon but principal n'a point été de faire un roman. La fable qui sert de cadre à l'ouvrage est d'une extrême simplicité. Je ne doute pas que, sous une plume habile et exercée, elle n'eût prêté aux développements les plus intéressants et même les plus dramatiques; mais je ne sais point l'art du romancier. On ne doit donc chercher dans ce livre ni intrigues calculées avec prévoyance, ni situations ménagées avec art, ni complications d'événements, en un mot, rien de ce qui communément est mis en usage pour exciter, soutenir et suspendre l'intérêt.
Pendant mon séjour aux États-Unis, j'ai vu une société qui présente avec la nôtre des harmonies et des contrastes; et il m'a semblé que si je parvenais à rendre les impressions que j'ai reçues en Amérique, mon récit ne manquerait pas entièrement d'utilité. Ce sont ces impressions toutes réelles que j'ai rattachées à un sujet imaginaire.
Je sens bien qu'en offrant la vérité sous le voile d'une fiction, je cours le risque de ne plaire à personne. Le public sérieux ne repoussera-t-il pas mon livre à l'aspect de son titre seul? et le lecteur frivole, attiré par une apparence légère, ne s'arrêtera-t- il pas devant le sérieux du fond? Je ne sais. Tout ce que je puis dire, c'est que mon premier but a été de présenter une suite d'observations graves; que, dans l'ouvrage le fond des choses est vrai, et qu'il n'y a de fictif que les personnages; qu'enfin j'ai tenté de recouvrir mon oeuvre d'une surface moins sévère, afin d'attirer à moi cette portion du public qui cherche tout à la fois dans un livre des idées pour l'esprit et des émotions pour le coeur.
J'ai dit tout à l'heure que j'allais peindre la société américaine; je dois maintenant indiquer les dimensions de mon tableau.
Deux choses sont principalement à observer chez un peuple: ses institutions et ses moeurs.
Je me tairai sur les premières. À l'instant même où mon livre sera publié, un autre paraîtra qui doit répandre la plus vive lumière sur les institutions démocratiques des États-Unis. Je veux parler de l'ouvrage de M. Alexis de Tocqueville, intitulé: De la démocratie en Amérique.
Je regrette de ne pouvoir exprimer ici tout à mon aise l'admiration profonde que m'inspire le travail de M. de Tocqueville; car il me serait doux d'être le premier à proclamer une supériorité de mérite qui bientôt ne sera contestée de personne. Mais je me sens gêné par l'amitié. J'ai du reste la plus ferme conviction qu'après avoir lu cet ouvrage si beau, si complet, plein d'une si haute raison, et dans lequel la profondeur des pensées ne peut se comparer qu'à l'élévation des sentiments, chacun m'approuvera de n'avoir pas traité le même sujet.
Ce sont donc seulement les moeurs des États-Unis que je me propose de décrire. Ici je dois encore faire observer au lecteur qu'il ne trouvera point dans mon ouvrage une peinture complète des moeurs de ce pays. J'ai tâché d'indiquer les principaux traits, mais non toute la physionomie de la société américaine. Si ce livre était accueilli avec quelque indulgence, plus tard je compléterais la tâche que j'ai commencée. À vrai dire, une seule idée domine tout l'ouvrage, et forme comme le point central autour duquel viennent se ranger tous les développements.
Le lecteur n'ignore pas qu'il y a encore des esclaves aux États- Unis; leur nombre s'élève à plus de deux millions. C'est assurément un fait étrange que tant de servitude au milieu de tant de liberté: mais ce qui est peut-être plus extraordinaire encore, c'est la violence du préjugé qui sépare la race des esclaves de celle des hommes libres, c'est-à-dire les nègres des blancs. La société des États-Unis fournit, pour l'étude de ce préjugé, un double élément qu'on trouverait difficilement ailleurs. La servitude règne au sud de ce pays, dont le nord n'a plus d'esclaves. On voit dans les États méridionaux les plaies que fait l'esclavage pendant qu'il est en vigueur, et, dans le Nord, les conséquences de la servitude après qu'elle a cessé d'exister. Esclaves ou libres, les nègres forment partout un autre peuple que les blancs. Pour donner au lecteur une idée de la barrière placée entre les deux races, je crois devoir citer un fait dont j'ai été témoin.[1]
La première fois que j'entrai dans un théâtre, aux États-Unis, je fus surpris du soin avec lequel les spectateurs de couleur blanche étaient distingués du public à figure noire. À la première galerie étaient les blancs; à la seconde, les mulâtres; à la troisième, les nègres. Un Américain près duquel j'étais placé me fit observer que la dignité du sang blanc exigeait ces classifications. Cependant mes yeux s'étant portés sur la galerie des mulâtres, j'y aperçus une jeune femme d'une éclatante beauté, et dont le teint, d'une parfaite blancheur, annonçait le plus pur sang d'Europe. Entrant dans tous les préjugés de mon voisin, je lui demandai comment une femme d'origine anglaise était assez dénuée de pudeur pour se mêler à des Africaines.
— Cette femme, me répondit-il, est de couleur.
— Comment? de couleur! elle est plus blanche qu'un lis.
— Elle est de couleur, reprit-il froidement; la tradition du pays établit son origine, et tout le monde sait qu'elle compte un mulâtre parmi ses aïeux.
Il prononça ces paroles sans plus d'explications, comme on dit une vérité qui, pour être comprise, n'a besoin que d'être énoncée.
Au même instant je distinguai dans la galerie des blancs un visage à moitié noir. Je demandai l'explication de ce nouveau phénomène; l'Américain me répondit:
— La personne qui attire en ce moment votre attention est de couleur blanche.
— Comment? blanche! son teint est celui des mulâtres.
— Elle est blanche, répliqua-t-il; la tradition du pays constate que le sang qui coule dans ses veines est espagnol.[2]
Si l'opinion flétrissante qui s'attache à la race noire et aux générations même dont la couleur s'est effacée ne donnait naissance qu'à quelques distinctions frivoles, l'examen auquel je me suis livré ne présenterait qu'un intérêt de curiosité; mais ce préjugé a une portée plus grave; il rend chaque jour plus profond l'abîme qui sépare les deux races et les suit dans toutes les phases de la vie sociale et politique; il gouverne les relations mutuelles des blancs et des hommes de couleur, corrompt les moeurs des premiers, qu'il accoutume à la domination et à la tyrannie, règle le sort des nègres, qu'il dévoue à la persécution des blancs, et fait naître entre les uns et les autres des haines si vives, des ressentiments si durables, des collisions si dangereuses, qu'on peut dire avec raison que son influence s'étend jusque sur l'avenir de la société américaine.[3]
C'est ce préjugé, né tout à la fois de la servitude et de la race des esclaves, qui forme le principal sujet de mon livre. J'aurais voulu montrer combien sont grands les malheurs de l'esclavage, et quelles traces profondes il laisse dans les moeurs, après qu'il a cessé d'exister dans les lois. Ce sont surtout ces conséquences éloignées d'un mal dont la cause première a disparu, que je me suis efforcé de développer.
Au sujet principal de mon livre j'ai rattaché un grand nombre d'observations diverses sur les moeurs américaines; mais la condition de la race noire en Amérique, son influence sur l'avenir des États-Unis, sont le véritable objet de cet ouvrage. C'est ici le lieu d'avertir la partie grave du public auquel je m'adresse qu'à la fin de chaque volume il se trouve, sous le titre d'appendices ou de notes [4], une quantité considérable de matières traitées gravement, non-seulement au fond, mais même dans la forme. Tels sont l'appendice relatif à la condition sociale et politique des esclaves et des nègres affranchis, les notes qui concernent l'égalité sociale, le duel, les sectes religieuses, les Indiens, etc.; ces notes remplissent la moitié de l'ouvrage.
Je ne terminerai pas cet avant-propos sans prier les lecteurs, et notamment les lecteurs américains (si toutefois ce livre parvient jusqu'en Amérique), de bien prendre garde que les opinions qui sont exprimées par les personnages mis en scène ne sont pas toujours celles de l'auteur. Quelquefois j'ai pris soin de les modifier, et même de les combattre dans les notes auxquelles je renvoie par un astérisque. Du reste, à part un très petit nombre d'exceptions qui sont ordinairement indiquées, les faits énoncés dans le récit sont vrais, et les impressions rendues sont celles que j'ai éprouvées moi-même. On ne doit pas oublier qu'en peignant la société américaine, l'auteur ne présente que des traits généraux, et que l'exception, quoique non exprimée, se trouve souvent à côté du principe. Ainsi, dans une partie de ce livre, je dis qu'il n'existe aux États-Unis ni littérature, ni beaux-arts; cependant j'ai rencontré en Amérique des hommes de lettres distingués, des artistes habiles, des orateurs brillants. J'ai vu dans le même pays des salons élégants, des cercles polis, des sociétés tout intellectuelles; je dis pourtant ailleurs qu'il n'y a en Amérique ni sociétés intellectuelles, ni salons élégants, ni cercles polis. Dans ces cas comme dans beaucoup d'autres, mes observations ne s'appliquent qu'au plus grand nombre.
Je termine par une réflexion à laquelle j'attache quelque importance.
M. de Tocqueville et moi publions en même temps chacun un livre sur des sujets aussi distincts l'un de l'autre que le gouvernement d'un peuple peut être séparé de ses moeurs.
Celui qui lira ces deux ouvrages recevra peut-être sur l'Amérique des impressions différentes, et pourra penser que nous n'avons pas jugé de même le pays que nous avons parcouru ensemble. Telle n'est point cependant la cause de la dissidence apparente qui serait remarquée. La raison véritable est celle-ci: M. de Tocqueville a décrit les institutions; j'ai tâché, moi, d'esquisser les moeurs. Or, aux États-Unis, la vie politique est plus belle et mieux partagée que la vie civile. Tandis que l'homme y trouve peu de jouissances dans la famille, peu de plaisirs dans la société, le citoyen y jouit dans le monde politique d'une multitude de droits. Envisageant la société américaine sous des points de vue si divers, nous n'avons pas dû, pour la peindre, nous servir des mêmes couleurs.
Chapitre I
Prologue
Les querelles religieuses qui, durant le seizième siècle, troublèrent l'Europe et firent naître les persécutions du siècle suivant, ont peuplé l'Amérique du Nord de ses premiers habitants civilisés.
La paix continue aujourd'hui l'oeuvre de la guerre: quand de longues années de repos se succèdent chez les nations, les populations s'accumulent outre mesure; les rangs se serrent; la société s'encombre de capacités oisives, d'ambitions déçues, d'existences précaires. Alors l'indigence et l'orgueil, le besoin de pain et d'activité morale, le malaise du corps et le trouble de l'âme, chassent les plus misérables du lieu où ils souffrent, et les poussent à l'aventure par-delà les mers dans des régions moins pleines d'hommes où il se rencontre encore des terres inoccupées et des postes vacants [5].
Les premières migrations furent des exils de conscience les secondes sont des exils de raison. Et pourtant tous ceux qui, de nos jours, vont aux États-Unis chercher une condition meilleure ne la trouvent pas.
Vers l'année 1851, un Français résolut de passer en Amérique dans l'intention de s'y fixer. Ce projet lui fut inspiré par des causes diverses.
Plein de convictions généreuses, il avait salué la révolution nouvelle comme le symbole d'une grande réforme sociale. Alors il s'était mis à l'oeuvre… Mais bientôt il avait été seul au travail. Les plus hardis novateurs étaient devenus subitement des hommes prudents et circonspects. Les apôtres de liberté prêchaient la servitude: il s'en trouvait d'assez cyniques pour se vanter de l'apostasie comme d'une vertu.
Dégoûté du monde politique, il essaya de se créer une existence industrielle; mais la fortune ne lui fut point propice… À l'âge de vingt-cinq ans il se trouva sans carrière, n'ayant dans l'avenir d'autre chance que le partage d'un modique patrimoine. Un jour donc, repoussant du pied sa terre natale, il monta sur un vaisseau qui du Havre le conduisit à New York.
Il ne fit point un long séjour dans cette ville; il n'y passa que le temps nécessaire pour s'enquérir de la route à suivre afin de pénétrer dans l'ouest.
Les uns lui conseillaient de se rendre dans l'Ohio, où, disaient- ils, l'on vit mieux à bon marché que dans aucun autre État; ceux- là lui recommandaient Illinois et Indiana où il achèterait à vil prix les terres les plus fertiles de la vallée du Mississipi. Un autre lui dit: «Vous êtes Français et catholique; pourquoi ne pas aller dans le Michigan dont les habitants, Canadiens d'origine, parlent votre langue et pratiquent votre religion?»
Le voyageur préféra ce dernier conseil, dont l'exécution était d'autant plus facile que, pour se rendre dans le Michigan, il n'avait qu'à suivre le courant de l'émigration européenne, alors dirigée de ce côté.
Il remonta la rivière du Nord qui coule majestueuse entre deux chaînes de montagnes, passa par une infinité de petites villes qui portent de grands noms, telles que Rome, Utique, Syracuse, Waterloo. Après avoir traversé le lac Érié, long de cent lieues, et franchi le détroit [6], il vit s'étendre devant lui l'immense plaine du lac Huron, fameux par la pureté de ses ondes et par ses îles consacrées au grand Manitou; et côtoyant la rive gauche de ce lac, il pénétra dans l'intérieur du Michigan par la grande baie de Saginaw, en remontant la rivière dont cette baie tire son nom.
Les bords de la Saginaw sont plats comme toutes les terres qui avoisinent les grands lacs de l'Amérique du Nord; ses eaux, dans un cours lent et paisible, s'avancent parmi des prairies qu'elles fertiliseraient de leur fraîcheur si, par de trop longs séjours, elles ne les changeaient en marécages. L'aspect de ces lieux est froid et sévère; à travers une atmosphère chargée de vapeurs, le soleil ne projette qu'une débile clarté; ses rayons sont pâles comme des reflets. Des joncs tremblants à la surface de l'onde; d'innombrables roseaux rangés en haie sur chaque rive, et au-delà, de longues herbes que la faux n'a jamais tranchées, telle est la scène monotone qui, de toutes parts, s'offre aux yeux. L'oscillation de ces joncs, le murmure de ces roseaux, le bruissement des herbes et le cri rare de quelques oiseaux plongeurs, cachés parmi les plantes flottantes, forment tout le mouvement et toute la vie de ces sauvages solitudes. En regardant au plus haut des cieux, on peut y voir un aigle qui plane avec majesté; il suit la barque du voyageur; tantôt immobile au-dessus d'elle, tantôt entraîné dans un vol sublime, il semble, roi du désert, observer le téméraire étranger qui pénètre dans son empire. De temps en temps apparaît une hutte sauvage; non loin d'elle, se tient debout un Indien, impassible et muet comme le tronc d'un vieux chêne; on dirait une antique ruine de la forêt.
Quelquefois les bords du fleuve se resserrent; alors, sur des rives plus élevées, se montre une végétation pauvre et rachitique; une faible couche de terre recouvre d'immenses rochers de marbre et de granit, où vivent misérablement des érables jaunes, des pins grisâtres, des hêtres chargés de mousse; leur verdure terne ne réjouit point la vue; leur front chauve attriste les regards; ils sont petits comme de jeunes arbres et sont à moitié morts de vieillesse.
Cependant à soixante milles au-dessus de son embouchure, le fleuve et ses entours prennent un autre aspect. L'atmosphère devient pure, le ciel bleu, le sol fertile; l'influence des grands lacs a cessé; le soleil a repris son empire. À la droite du fleuve se déroulent au loin de vastes prairies dont les inondations se retirent après les avoir fécondées; sur la rive gauche s'élèvent des arbres gigantesques, au tronc antique et à la cime jeune et hardie; magnifique futaie primitive, dont les nombreuses clairières attestent la présence de l'homme civilisé.
Là s'arrêta le voyageur, qui ne cherchait point une solitude profonde, mais seulement le voisinage du désert.
À peine avait-il fait quelques pas à travers les ombres d'une végétation séculaire, qu'il aperçut les traces d'un établissement; ici se voyait un champ de maïs entouré de barrières formées à l'aide d'arbres renversés; là des débris de pins incendiés; plus loin des troncs de chênes coupés à hauteur d'homme.
En marchant, il découvrit le toit d'une chaumière; on y arrivait par un étroit sentier sur lequel il distingua l'empreinte récente de pas humains. Bientôt un plus riant paysage s'offrit à sa vue: au pied de l'habitation s'étendait un lac charmant, bordé de tous côtés par la forêt; c'était comme un vaste miroir encadré dans la verdure; sa surface, parfaitement calme, étincelait aux feux d'un soleil ardent; et sa riche ceinture, embellie par toutes les nuances du feuillage, trouvait un éclatant reflet dans le cristal des eaux.
Un petit canot fait d'écorce, à la manière des Indiens, était couché sur le rivage et paraissait abandonné.
La chaumière présentait un singulier mélange d'élégance dans sa forme et de grossièreté dans ses matériaux.
Quelques bûches couchées les unes sur les autres faisaient toute sa construction; cependant il y avait dans leur arrangement quelque chose qui révélait le goût de l'architecte. Elles étaient rangées avec symétrie, et disposées de façon à figurer un certain nombre d'arceaux gothiques: à l'extérieur, ou remarquait le même mélange de nature sauvage et d'industrie humaine. Ici, un banc de verdure; là, un siège formé de branches d'érable élégamment entrelacées; plus loin, un parterre de fleurs adossé à la forêt vierge.
À mesure qu'il approchait de la demeure solitaire, le voyageur comprenait moins quel pouvait en être l'habitant; il se perdait en vaines conjectures, lorsqu'il vit paraître un homme… Son costume était celui d'un Européen, sa mise, simple sans être commune; ses traits contenaient beaucoup de noblesse, quoique leur altération fût sensible; et son front, jeune encore, portait l'empreinte de ces mélancolies froides et résignées qui sont l'oeuvre des longues infortunes et des vieilles douleurs.
Le voyageur s'approchait timidement. — Dieu me garde! dit-il au solitaire, de troubler votre retraite! — Soyez le bienvenu, répondit avec politesse l'habitant du désert.
Ce peu de mots avaient prouvé à l'un et à l'autre qu'ils étaient Français, et une douce émotion était descendue dans leurs âmes; car c'est une grande joie pour l'exilé de retrouver la voix de la patrie sur la terre étrangère.
Le solitaire prend le voyageur par la main, le conduit dans une petite cabane voisine de la chaumière et construite plus simplement que celle-ci; là, il le fait asseoir, l'engage à se reposer quelque temps, lui sert un frugal repas et lui donne tous les soins d'une hospitalité bienveillante.
L'habitant de la forêt ressentait une joie réelle de la présence du voyageur; cependant il redevenait de temps en temps sombre et pensif… Tout annonçait qu'il avait dans l'âme de tristes souvenirs qui sommeillaient quelquefois, mais dont le réveil était toujours douloureux.
Les deux Français parlèrent d'abord de la France, et bientôt ils conversèrent ensemble comme deux amis.
— Qui peut vous amener dans ce désert? dit le solitaire au voyageur.
LE VOYAGEUR.
Je cherche une contrée qui me plaise… Je viens de parcourir un pays qui me semble charmant… Oh! j'ai vu de beaux lacs, de belles forêts, de belles prairies!…
LE SOLITAIRE.
Mais où allez-vous?
LE VOYAGEUR.
Je ne sais pas encore. Cette solitude me remplit d'émotions… je n'en ai point encore vu qui me séduise autant; la vie doit s'écouler douce et paisible dans ce lieu. Je serais tenté de m'y arrêter.
LE SOLITAIRE.
Dans quel but?
LE VOYAGEUR.
Mais pour y demeurer…
LE SOLITAIRE.
Quoi vous renonceriez à la France? pour toujours! pour vivre en
Amérique! Y avez-vous bien songé?
LE VOYAGEUR.
Oui… C'est un sujet auquel j'ai beaucoup réfléchi… j'aime les institutions de ce pays; elles sont libérales et généreuses… chacun y trouve la protection de ses droits…
LE SOLITAIRE.
Savez-vous si, dans ce pays de liberté, il n'y a point de tyrannie… et si les droits les plus sacrés n'y sont pas méconnus? …
LE VOYAGEUR.
Il y a d'ailleurs dans les moeurs des Américains une simplicité qui me plaît… Voici quel est mon projet: je me placerai sur la limite qui sépare le monde sauvage de la société civilisée; j'aurai d'un côté le village, de l'autre la forêt; je serai assez près du désert pour jouir en paix des charmes d'une solitude profonde, et assez voisin des cités pour prendre part aux intérêts de la vie politique…
LE SOLITAIRE.
Il est des illusions qui nous coûtent quelquefois bien des larmes!
LE VOYAGEUR.
Pourquoi ne serais-je pas heureux?… Vous-même…
LE SOLITAIRE.
N'invoquez point mon exemple…, et prenez garde de m'imiter… J'ai déjà passé cinq années dans ce désert, et le sentiment que je viens d'éprouver en revoyant un Français est le seul plaisir qui, durant ce temps, soit entré dans le coeur de l'infortune Ludovic.
En prononçant ces mots, le solitaire se leva… sa physionomie attestait un trouble intérieur. Alors le voyageur, cherchant des paroles qui pussent sourire à son hôte:
— Je serais charmé, lui dit-il, de connaître tout votre établissement, les terres qui l'avoisinent et les forêts qui l'entourent.
Cette demande fut agréable à Ludovic, qui s'empressa d'y satisfaire et parut heureux de montrer au voyageur toute l'étendue de ses possessions. Celui-ci avait remarqué dès l'abord que le solitaire évitait avec soin de s'approcher de la jolie cabane dont, en arrivant, il avait admiré l'élégante construction; sa curiosité s'en était accrue. — Cette cabane fait partie de votre domaine? dit-il à Ludovic. — Oui, répondit celui-ci. — J'en admire le bon goût, reprit le voyageur, et je serais charmé de la voir… — Non! non! répliqua vivement le solitaire… jamais! jamais! — Est-ce que quelqu'un l'habite? Ludovic resta d'abord silencieux… — Oui, répondit-il enfin d'une voix triste et mystérieuse… Et il entraîna le voyageur du côté opposé.
Chemin faisant, les deux Français étaient revenus au sujet principal de leur entretien, l'Amérique. Le voyageur avait repris le cours de ses admirations, que le solitaire combattait par des réflexions sages, quelquefois même par de piquantes railleries… Ils passèrent ainsi en revue tous les objets qui, dans la société américaine, attirent les regards de l'étranger.
— Oh! arrêtons-nous ici quelques instants, s'écria le voyageur quand ils se trouvèrent sur le bord du lac. Quel air embaumé! quelle douce fraîcheur! quelles impressions pures! comme le ciel est beau sur nos têtes! et comme, en face de nous, la forêt forme à l'horizon un charmant rideau de verdure! Combien ce paysage est encore embelli par le toit de votre chaumière, qui retrace aux yeux l'image du modeste asile d'une tranquille félicité! Qui demeurerait insensible à ce tableau? Eh bien! dites; parlez sans prévention… que manquerait-il au bonheur dans cette retraite solitaire, si l'amour d'une jeune Américaine y venait répandre ses charmes et ses enchantements?
Tout en parlant ainsi, le voyageur s'était assis sur un banc de verdure; Ludovic, plein d'émotions bien différentes, avait pris place auprès de lui…
S'abandonnant à cette impression poétique: — En Europe, dit le voyageur, tout est souillure et corruption!… Les femmes y sont assez viles pour se vendre, et les hommes assez stupides pour les acheter. Quand une jeune fille prend un mari, ce n'est pas une âme tendre qu'elle cherche pour unir à la sienne, ce n'est pas un appui qu'elle invoque pour soutenir sa faiblesse; elle épouse des diamants, un rang, la liberté: non qu'elle soit sans coeur; une fois elle aima, mais celui qu'elle préférait n'était pas assez riche. On l'a marchandée; on ne tenait plus qu'à une voiture, et le marché a manqué. Alors on a dit à la jeune fille que l'amour était folie; elle l'a cru, et s'est corrigée; elle épouse un riche idiot… Quand elle a quelque peu d'âme, elle se consume et meurt. Communément elle vit heureuse. Telle n'est point la vie d'une femme en Amérique. Ici le mariage n'est point un trafic, ni l'amour une marchandise; deux êtres ne sont point condamnés à s'aimer ou à se haïr parce qu'ils sont unis, ils s'unissent parce qu'ils s'aiment. Oh! qu'elles sont belles et attirantes ces jeunes filles aux yeux d'azur, aux sourcils d'ébène, à l'âme candide et pure!… quel doux parfum sort de leur chevelure que l'art n'a point flétrie! … que d'harmonie dans leur faible voix qui ne fut jamais l'écho des passions cupides! Ici du moins, quand vous allez vers une jeune fille, et lorsqu'elle vient à vous, ce sont de tendres sympathies qui se rencontrent, et non des calculs intéressés. Ne serait-ce point mépriser la chance d'une félicité tranquille, mais délicieuse, que de ne pas rechercher l'amour d'une jeune Américaine?
Ludovic écoutait avec calme; quand le voyageur eut fini de parler:
— Je plains vos erreurs, lui dit le solitaire. Je n'entreprendrai point de les combattre; car je sais combien est vaine pour les hommes l'expérience d'autrui…; je suis cependant affligé de voir votre ardeur à poursuivre des chimères… Je pourrais, par un seul exemple, vous prouver combien vous êtes égaré. Vous venez d'exalter devant moi le mérite des femmes américaines. Le tableau que vous avez esquissé n'est pas tout à fait dépourvu de vérité; mais il manque des riantes couleurs que lui prête votre imagination… Je crois qu'il me serait facile de tracer, sans passion, le portrait fidèle des femmes de ce pays; car je n'ai reçu d'elles ni bienfaits ni injures…
Le voyageur fit un signe d'incrédulité; cependant, par une sorte de courtoisie due à l'hospitalité, il témoigna le désir de connaître le sentiment du solitaire qui, après un instant de réflexion, s'exprima en ces termes.
Chapitre II
Les femmes
Les femmes américaines ont en général un esprit orné, mais peu d'imagination, et plus de raison que de sensibilité [7].
Elles sont jolies; celles de Baltimore sont renommées pour leur beauté parmi toutes les autres.
Leurs yeux bleus attestent une origine anglaise, et leur chevelure noire l'influence des étés brûlants. Leur constitution frêle et délicate soutient une lutte inégale contre les rigueurs d'un climat sévère, et les variations subites de la température. On ne peut se défendre d'une impression douloureuse en pensant que cette beauté, cette fraîcheur, et toutes ces grâces de la jeunesse se flétriront avant l'âge, et seront frappées d'une destruction cruelle et prématurée [8].
L'éducation des femmes aux États-Unis diffère entièrement de celle qui leur est donnée chez nous.
En France, une jeune fille demeure, jusqu'à ce qu'elle se marie, à l'ombre de ses parents: elle repose paisible et sans défiance, parce qu'elle a près d'elle une tendre sollicitude qui veille et ne s'endort jamais; dispensée de réfléchir, tandis que quelqu'un pense pour elle; faisant ce que fait sa mère; joyeuse ou triste comme celle-ci, elle n'est jamais en avant de la vie, elle en suit le courant: telle la faible liane, attachée au rameau qui la protège, en reçoit les violentes secousses ou les doux balancements.
En Amérique, elle est libre avant d'être adolescente; n'ayant d'autre guide qu'elle-même, elle marche comme à l'aventure dans des voies inconnues. Ses premiers pas sont les moins dangereux; l'enfance traverse la vie comme une barque fragile se joue sans périls sur une mer sans écueils.
Mais quand arrive la vague orageuse des passions du jeune âge, que va devenir ce frêle esquif avec ses voiles qui se gonflent, et son pilote sans expérience?
L'éducation américaine pare à ce danger: la jeune fille reçoit de bonne heure la révélation des embûches qu'elle trouvera sur ses pas. Ses instincts la défendraient mal: on la place sous la sauvegarde de sa raison; ainsi éclairée sur les piéges qui l'environnent, elle n'a qu'elle seule pour les éviter. La prudence ne lui manque jamais.
Ces lumières données à l'adolescente sont une conséquence obligée de la liberté dont elle jouit; mais elles lui font perdre deux qualités charmantes dans le jeune âge, la candeur et la naïveté. L'Américaine a besoin de science pour être sage: elle sait trop pour être innocente [9]
Cette liberté précoce donne à ses réflexions un tour sérieux, et imprime quelque chose de mâle à son caractère. Je me rappelle avoir entendu une jeune fille de douze ans traiter dans une conversation et résoudre cette grande question: «Quel est de tous les gouvernements celui qui de sa nature est le meilleur?» — Elle plaçait la république au-dessus de tous les autres.
Celte froideur des sens, cet empire de la tête, ces habitudes mâles chez les femmes, peuvent trouver grâce devant la raison; mais elles ne contentent point le coeur. Tel fut le premier jugement que je portai sur les femmes d'Amérique; cependant je rencontrai dans le monde une jeune personne dont le caractère, tout à la fois impétueux et tendre, vint ébranler cette impression.
Arabella me parut douée d'une brillante vivacité d'esprit, d'une touchante sensibilité de coeur, et de ce noble enthousiasme de l'âme qui entraîne et subjugue; à l'entendre, elle aimait avec excès les belles-lettres et les beaux-arts; ses yeux se mouillaient de pleurs quand elle traitait, même théoriquement, une question de sentiment; son goût pour la musique était un fanatisme; sa passion pour la poésie un délire; elle ne parlait de l'une et de l'autre que dans les termes de l'admiration la plus exaltée: c'étaient Corinne et Sapho réunies dans une seule âme. — Séduit par tant de charmes, j'accusais la témérité de mon premier jugement, lorsqu'une circonstance toute naturelle vint dissiper le prestige qui environnait ma nouvelle idole. Nous assistions ensemble à un concert; un instant auparavant, elle m'avait dit sur la musique en général des choses qui m'avaient transporté; mais, quand elle en vint à juger successivement les différentes parties du concert, je fus saisi d'un étonnement que je ne saurais vous dépeindre. C'était de sa part une abondance d'éloges qui ne tarissait point; elle louait si souvent et avec tant de bruit qu'elle ne pouvait rien entendre: toutes ses admirations tombaient à faux. Du reste, elle ne paraissait pas tenir à faire preuve de discernement; elle avait à son usage une somme déterminée d'enthousiasme, qu'elle dépensait à tout hasard, bien ou mal à propos, ne s'arrêtant qu'après en avoir achevé la distribution.
Ce caractère, que je retrouvai plus tard dans un grand nombre de jeunes Américaines, n'a rien qui plaise. Les femmes à exaltation factice sont aussi froides que les autres, et, comme elles promettent davantage, elles donnent une déception de plus. Je revins à ma première opinion; mais ce fut pour y être encore une fois troublé. À l'âge de dix-huit ans, Alice n'était pas jolie, mais elle attirait vers elle par son esprit; elle négligeait l'art et les soins de la toilette; sa mise était dépourvue de grâce et d'élégance, et on eût jugé qu'elle n'avait aucune prétention, car elle portait publiquement des besicles. Cependant elle plaisait et avait le désir de plaire: sa coquetterie était tout intellectuelle; elle charmait à force de saillies, de naturel et de vivacité. Je la voyais environnée d'adorateurs, et je me prenais quelquefois à penser qu'elle était vraiment digne des hommages qu'on lui adressait, lorsque je découvris que depuis longtemps elle était secrètement engagée.
Aux États-Unis, quand deux personnes ont reconnu qu'elles se conviennent, elles promettent de s'unir l'une à l'autre, et sont ce qu'on appelle engagées; c'est une espèce de fiançailles qui se font sans solennité, et n'ont d'autre sanction que le lien de la foi jurée.
La jeune fiancée, si peu soucieuse des moyens de plaire aux yeux, était plus coquette qu'aucune autre, puisqu'elle l'était sans intérêt: ce fut le terme de mes admirations.
Du reste, une excessive coquetterie est le trait commun à toutes les jeunes Américaines, et une conséquence de leur éducation.
Pour toute fille qui a plus de seize ans, un mariage est le grand intérêt de la vie. En France, elle le désire; en Amérique, elle le cherche. Comme elle est de bonne heure maîtresse d'elle-même et de sa conduite, c'est elle qui fixe son choix [10].
On sent combien est délicate et périlleuse la tâche de la jeune fille, dépositaire de sa destinée; il faut qu'elle ait pour elle- même la prévoyance que chez nous un père et une mère ont pour leur fille: en général, on doit le dire, elle remplit sa mission, avec beaucoup de sagesse. Au sein de cette société toute positive, où chacun exerce une industrie, les Américaines ont aussi la leur: c'est de trouver un mari. Aux États-Unis, les hommes sont froids et enchaînés à leurs affaires; il faut qu'on aille à eux, ou qu'un charme puissant les attire. Ne soyons donc pas surpris si la jeune fille qui vit au milieu d'eux est prodigue de sourires étudiés et de tendres regards; sa coquetterie est d'ailleurs éclairée et prudente; elle a mesuré l'espace dans lequel elle peut se jouer; elle sait la limite qu'elle ne doit point franchir. Si ses artifices méritent qu'on les censure, le but qu'elle poursuit est du moins irréprochable; car elle ne veut que se marier.
Les occasions ne manquent point aux jeunes gens et aux jeunes filles qui ont à se révéler un sentiment tendre et un mutuel penchant. Celles-ci ont coutume de sortir seules, et les premiers, en les accompagnant, ne blessent aucune convenance: la seule forme qu'ils doivent observer, c'est de marcher séparément; car, pour donner le bras à une jeune personne, il faut lui être fiancé. On voit régner dans les salons la même liberté. Il est rare que la mère se mêle à la conversation qu'entretient sa fille; celle-ci reçoit chez elle qui lui plaît, donne seule ses audiences, et y admet quelquefois des jeunes gens qu'elle a rencontrés dans le monde, et que ne connaissent pas ses parents. En agissant ainsi, elle ne fait point mal; car ce sont les moeurs du pays.
La coquetterie américaine est d'une nature toute spéciale; en France, une fille coquette est moins désireuse de se marier que de plaire; en Amérique, elle n'est impatiente de plaire que pour se marier. Chez nous, la coquetterie est une passion; en Amérique, un calcul. Si la jeune personne engagée continue à se montrer coquette, c'est moins par goût que par prudence; car il n'est pas sans exemple que le fiancé viole sa foi; quelquefois elle prévoit cette chance funeste, et tâche de gagner des coeurs, non pour en posséder plusieurs à la fois, mais pour remplacer celui qu'elle court le risque de perdre.
Dans cette circonstance comme dans toutes les autres, elle provoque, encourage, ou repousse les soupirants avec une entière liberté.
En Amérique, cette liberté, sitôt donnée à la femme, lui est tout à coup ravie. Chez nous, la jeune fille passe des langes de l'enfance dans les liens du mariage; mais ces nouvelles chaînes lui sont légères. En prenant un mari, elle gagne le droit de se donner au monde; elle devient libre en s'engageant. Alors commencent pour elle les fêtes, les plaisirs, les succès. En Amérique, au contraire, la vie brillante est à la jeune fille; en se mariant, elle meurt aux joies mondaines pour vivre dans les devoirs austères du foyer domestique. On lui adressait des hommages, non parce qu'elle était femme, mais parce qu'elle pouvait devenir épouse. Sa coquetterie, après avoir trouvé un mari, n'a plus rien à faire, et, depuis qu'elle a donné sa main, on n'a plus rien à lui demander.
Aux États-Unis, la femme cesse d'être libre le jour où, en France, elle le devient.
Ces privilèges de la jeune fille et ce néant précoce de la femme mariée accroissent beaucoup le nombre des personnes qui s'engagent avant de se marier. En général, le contrat purement moral, qui naît de ces sortes de fiançailles, se ratifie peu de temps après par le mariage; mais il n'est pas rare de voir les jeunes filles s'efforcer d'en ajourner l'accomplissement. En agissant ainsi, elles atteignent un double but: engagées, elles sont sûres de se marier, et ne sont pas encore épouses; elles gagnent la certitude d'un avenir de femme, en conservant leur liberté de fille.
Rien, dans les femmes américaines, ne parle à l'imagination… cependant il est un côté de leur caractère qui produit sur tout esprit grave une profonde impression.
On sait la moralité d'une population, quand on connaît celle des femmes, et l'on ne contemple point la société des États-Unis sans admirer quel respect y entoure le lien du mariage. Le même sentiment n'exista jamais à un aussi haut degré chez aucun peuple ancien, et les sociétés d'Europe, dans leur corruption, n'ont point l'idée d'une pareille pureté de moeurs.
En Amérique on n'est pas plus sévère qu'ailleurs envers les désordres et même les débauches du célibat: beaucoup de jeunes gens s'y rencontrent, dont on sait les moeurs dissolues, et dont la réputation n'en reçoit aucune atteinte; mais leurs excès, pour être pardonnés, doivent se commettre en dehors des familles. Indulgente pour les plaisirs qu'on demande à des prostituées, la société condamne sans pitié ceux qui s'obtiendraient aux dépens de la foi conjugale; elle est également inflexible pour l'homme qui provoque la faute, et pour la femme qui la commet. Tous deux sont bannis de son sein; et, pour encourir ce châtiment, il n'est pas nécessaire d'avoir été coupable, il suffit d'avoir fait naître le soupçon. Le foyer domestique est un sanctuaire inviolable que nul souffle impur ne doit souiller.
La moralité des femmes américaines, fruit d'une éducation grave et religieuse, est encore protégée par d'autres causes.
Envahi par les intérêts positifs, l'Américain n'a ni temps ni âme à donner aux sentiments tendres et aux galanteries; il est galant une seule fois dans sa vie, lorsqu'il veut se marier. C'est qu'alors il ne s'agit pas d'une intrigue, mais d'une affaire.
Il n'a point le loisir d'aimer, encore moins celui d'être aimable. Le goût des beaux-arts, qui s'allie si bien aux jouissances du coeur, lui est interdit. Si, sortant de sa sphère industrielle, un jeune homme se prend de passion pour Mozart ou pour Michel-Ange, il se perd dans l'opinion publique. On ne fait point fortune à écouter des sons ou à regarder des couleurs. Et comment fixer au comptoir celui qui connut une fois les charmes d'une vie poétique?
Ainsi condamnés par les moeurs du pays à se renfermer dans l'utile, les jeunes Américains ne sont ni préoccupés de plaire aux femmes, ni habiles à les séduire.
Il est d'ailleurs un élément de corruption, puissant dans les sociétés d'Europe, et qui ne se rencontre point aux États-Unis: ce sont les oisifs nés avec une grande fortune, et les militaires en garnison. Ces riches sans profession et ces soldats sans gloire n'ont rien à faire: leur seul passe-temps est de corrompre les femmes; jeunesse bouillante et généreuse, à laquelle il ne manque que de l'espace et de l'action; pareille aux grandes eaux du Mississipi: bienfaisantes quand elles roulent impétueuses, mortelles dès qu'elles sont stagnantes.
En Amérique, tout le monde travaille, parce que nul n'apporte en naissant de grandes richesses [11], et l'on n'y connaît point la funeste oisiveté des garnisons, parce que ce pays n'a point d'armée.
Les femmes échappent ainsi aux périls de la séduction: si elles sont pures, on ne saurait dire qu'elles sont vertueuses; car elles ne sont point attaquées.
L'extrême facilité de s'enrichir vient encore au secours des bonnes moeurs; la fortune n'est jamais une considération essentielle dans les mariages; le commerce, l'industrie, l'exercice d'une profession, assurant aux jeunes gens une existence et un avenir. Ils s'unissent à la première femme qu'ils aiment, et rien n'est plus rare aux États-Unis qu'un vieux garçon de vingt-cinq ans. La société y gagne des existences morales d'hommes mariés à la place des vies licencieuses du célibat. Enfin l'égalité des conditions protège les mariages auxquels la différence des rangs est chez nous un obstacle. Aux États-Unis il n'y a qu'une classe, et aucune barrière de convenance sociale ne sépare le jeune homme et la jeune fille qui sont d'accord pour s'unir. Cette égalité, propice aux unions légitimes, gêne beaucoup celles qui ne le sont pas. Le séducteur d'une jeune fille devient nécessairement son époux, quelle que soit la différence des positions, parce que, s'il existe des supériorités de fortune, il n'y a point de différence de rang [12].
Cette régularité de moeurs, qui tient moins aux individus qu'à l'état social lui-même, répand une teinte grave sur toute la société américaine.
Il existe dans tout pays une opinion publique dominante, à l'empire de laquelle nulle femme ne peut se soustraire.
Impitoyable en Italie pour la coquetterie qui ment, elle y pardonne la faiblesse qui succombe; elle exige en Angleterre des délicatesses de pudeur qu'elle bannit en Espagne, et n'est pas plus sévère à Madrid pour les écarts des sens, qu'elle ne l'est à Londres pour les mouvements du coeur. En Amérique, cette opinion condamne sans pitié toutes les passions, et n'autorise que les calculs; indifférente sur les sentiments, elle n'est exigeante que pour les devoirs.
L'amour, dont le charme fait seul toute la vie de quelques peuples d'Europe, n'est point compris aux États-Unis.
Si quelque âme ardente y ressent le besoin d'aimer et s'y abandonne avec passion, c'est un accident aussi rare que l'apparition d'un roc élevé sur la plage américaine. Malheur à cet être isolé au milieu de tous! Pas une sympathie qui vienne le trouver! pas un écho qui lui réponde! pas une force sur laquelle il puisse se reposer! En ce pays, on n'estime les choses que suivant leur valeur arithmétique. Comment réduire en dollars les élans de l'âme et les battements du coeur?
Peut-être aime-t-on en Amérique, mais on n'y fait point l'amour.
Les femmes, de nature si tendre, prennent l'empreinte de ce monde positif et raisonneur …
… Vous le voyez, les femmes américaines méritent l'estime, et non l'enthousiasme; elles peuvent convenir à une société froide; mais leur coeur n'est point fait pour les brûlantes passions du désert.»
Chapitre III
Ludovic, ou le départ d'Europe
Ce langage de Ludovic produisit quelque impression sur l'esprit du voyageur. Le séjour de cet homme des villes au sein d'une profonde solitude; le contraste de ses manières polies avec sa vie sauvage; son jeune front chargé d'ennuis; ses discours mêlés de larmes et de sourire, de mystère et de franchise, de sentences graves et d'observations frivoles, de réticences et de longues réflexions; toutes ces circonstances, après avoir déconcerté les conjectures du voyageur et piqué sa curiosité, commençaient à faire naître son intérêt. Cependant il ne songea, dans le premier moment, qu'à démontrer la sagesse de ses projets.
— Vous venez, dit-il à Ludovic, de me présenter un coin du tableau. J'admets avec vous qu'il s'y peut rencontrer des taches;… mais l'Amérique n'en renferme pas moins les éléments essentiels du bonheur. Il y a, aux États-Unis, deux choses d'un prix inestimable, et qui ne se trouvent point ailleurs: c'est une société neuve, quoique civilisée, et une nature vierge. De ces deux sources fécondes découlent une foule d'avantages matériels et de jouissances morales. Je vous avouerai d'ailleurs que le portrait que vous venez d'offrir à mes yeux, quelque vrai qu'il puisse être en général, ne me paraît pas ressembler à toutes les femmes d'Amérique. J'en ai vu dont les passions ardentes se peignaient dans un regard brûlant. Ce pays contient des peuples de races diverses… S'il en est que refroidissent les glaces du pôle, il en est d'autres qu'échauffe le soleil des tropiques…
À ces mots, les traits de Ludovic se contractèrent; il éprouvait une émotion que le voyageur ne pouvait comprendre. Celui-ci continuant: — Je crois, dit-il, que nous apportons dans notre opinion sur les États-Unis une disposition d'esprit différente; je juge ce pays gravement; vous, avec légèreté… Vous êtes frappé des ridicules et du peu d'élégance de cette société, et vous en riez; et moi…
— Arrêtez, s'écria Ludovic d'une voix sévère; vous méconnaissez mon caractère, et votre erreur est plus cruelle que vous ne pouvez le croire. Non! il n'y a rien de gai, rien de frivole dans ma pensée… ma bouche peut sourire encore … mais depuis longtemps mon coeur ne connaît plus de joie … Vous croyez que je me suis éloigné des hommes parce que ma raison ne les comprend pas, ou que mon coeur les déteste; vous me prenez pour un méchant ou pour un insensé!… détrompez-vous… Mon intelligence n'est point égarée, et je ne hais point mes semblables, loin desquels je traîne ma vie malheureuse!… Pour en venir au point où je suis arrivé, j'ai traversé bien des abîmes… Ah! il serait à souhaiter pour vous que vous comprissiez mieux ma destinée; les écueils de ma vie sont les mêmes où je vous vois prêt à vous briser… Vos illusions furent les miennes; ce sont elle, qui m'ont perdu et qui causeront votre ruine… C'est une étrange erreur de croire que le bonheur se trouve en dehors des voies communes… Ce trouble de l'âme qui s'ennuie partout où elle est, cette inquiétude de l'esprit qui vous exile de la patrie, ce besoin de sensations neuves et vives, tous ces maux sont en vous, et ne tiennent pas à un pays plutôt qu'à un autre… Les lieux ne changent point les passions des hommes… J'ai entendu vos admirations pour l'Amérique, pour ses institutions, ses moeurs, pour ses forêts et ses déserts… J'en sais beaucoup plus que vous ne pensez sur les sujets de votre enthousiasme. Si je vous disais l'histoire de mon passé, ce serait celle de votre avenir!…
En prononçant ces mots, Ludovic s'était animé d'un feu extraordinaire… et l'énergie de ses paroles ne rendait qu'imparfaitement la profondeur de ses convictions.
Une réaction se fit alors dans l'âme du voyageur, qui, comprenant tout ce qu'il y avait de grave, de mystérieux et de touchant dans la position du solitaire:
— Pardonnez, lui dit-il avec intérêt, si j'ai pris votre malheur pour une infortune ordinaire… Mais quel est donc le secret de cette misère qui se présente à mes yeux sous les apparences du bonheur que j'envie? quelle est l'étrange fatalité qui vous éloigne des hommes que vous aimez, et vous retient dans une solitude que vous n'aimez pas?… Hélas faut-il que je vienne de France pour voir un compatriote si malheureux! De grâce, épanchez vos chagrins dans mon coeur, et puisse l'intérêt que vous inspirez au voyageur verser dans votre âme un peu de consolation!…
Le solitaire réfléchit quelques instants… — Eh bien, oui! dit- il en relevant sa tête qu'il avait inclinée, je vous raconterai l'histoire de ma vie… Je sais combien les hommes sont indifférents aux souffrances d'autrui, et je suis accoutumé à me passer de leur pitié. Ce n'est donc point votre compassion que je veux gagner par le récit de mes maux; c'est un devoir que je vais accomplir… Le devoir seul est assez puissant sur mon âme pour me contraindre à réveiller des souvenirs douloureux, que j'avais résolu d'ensevelir dans un oubli profond. Je suis comme le voyageur téméraire tombé du faîte de la montagne jusqu'au fond du précipice; il a perdu tout espoir de salut… cependant, portant un dernier regard vers les sommets dont il est descendu, il crie le péril aux imprudents qu'il voit s'avancer sur le bord des abîmes.
Le reste du jour, Ludovic parut absorbé dans une profonde méditation; il était facile de juger, par les nuages sombres qui, de temps en temps, venaient obscurcir son front, qu'en repassant par toutes les phases de sa vie, il avait de grandes infortunes à traverser.
Le lendemain, à l'instant où l'aurore reflétait ses teintes roses sur les plus hauts feuillages de la forêt, Ludovic et son hôte sortaient de la chaumière; ils se dirigèrent vers une roche élevée qui dominait l'extrémité du lac. De cette hauteur s'élançait une source jaillissante qui semait dans sa chute mille grains d'une poussière humide et argentée. Ce lac tranquille, ces bois muets, cette onde légère tombant sans bruit comme pour ne point troubler le silence de la solitude, tout dans ce lieu préparait l'âme à de profondes impressions.
Le solitaire et le voyageur s'étant assis au pied d'un cèdre antique, Ludovic raconta en ces termes l'histoire de sa vie.
Les grandes révolutions qui tourmentent les peuples jettent souvent au fond de certaines âmes un trouble profond, qui subsiste longtemps encore après que la surface de la société est devenue tranquille et que le calme est rentré dans le sein des masses.
Comme je naissais, un ordre social, qui comptait quinze siècles d'existence, achevait de s'écrouler… Jamais si grande ruine ne s'était offerte aux regards des peuples;… jamais reconstruction si grande n'avait provoqué le génie des hommes. Un monde nouveau s'élevait sur les débris de l'ancien; les esprits étaient inquiets, les passions ardentes, les intelligences en travail; l'Europe entière changeait de face;… les opinions, les moeurs, les lois étaient entraînées dans un tourbillon si rapide, qu'on pouvait à peine distinguer les institutions nouvelles de celles qui n'étaient plus … L'origine de la souveraineté avait été déplacée; les principes du gouvernement étaient changés; on avait inventé un nouvel art de la guerre, créé de nouvelles sciences; les hommes n'étaient pas moins extraordinaires que les événements; les plus grandes nations du monde prenaient pour chefs des enfants, tandis que les vieillards étaient rejetés des affaires… des soldats sans expérience triomphaient des bandes les plus aguerries; des généraux, qui sortaient de l'école, renversaient de puissants empires;… le règne des peuples était solennellement annoncé; et jamais on n'avait vu les individualités si fortes et si glorieuses… chacun se précipitait dans une arène que la fortune paraissait ouvrir à tous…
J'étais enfant lorsque ces événements se passaient. Un spectacle de misère et de grandeur, de ruine et de création, frappa d'abord mes jeunes regards; des exclamations de surprise, des cris d'admiration, les retentissements de l'airain annonçant des victoires, furent les premiers bruits qui arrivèrent à mon oreille.
J'habitais une demeure écartée des villes; j'y grandissais sous le toit paternel, au sein des affections les plus tendres. Le tumulte qui régnait en Europe ne pénétrait que de loin en loin dans cet asile paisible du vrai bonheur et de toutes les vertus; la vie s'y écoulait douce, mais uniforme; de temps en temps seulement, un journal, la lettre d'un ami, un soldat rentrant dans ses foyers, venaient tout à coup jeter comme une lumière subite sur notre horizon, et nous apprendre que des trônes étaient détruits ou élevés.
Quand ces bruits rares parvenaient jusqu'à moi, ils me plongeaient dans de longs étonnements; ils m'apprenaient que la vie, si monotone autour de nous, avait ailleurs des scènes brillantes; alors je rêvais de gloire, de puissance, de grandeur! la tranquillité de nos existences me paraissait un accident au milieu du mouvement universel.
Il se créait peu à peu au fond de mon âme un monde idéal, enfant de mes rêveries, de mes illusions et de mes impatients désirs, monde gigantesque, que ne pouvait égaler le monde réel, quelque grand, quelque extraordinaire qu'il fût alors… Si j'eusse été placé près de la scène, peut-être eussé-je aperçu les ombres aussi bien que les clartés; voyant agir sous mes yeux les hommes qui gouvernaient les nations, j'eusse été peut-être moins ébloui par une grandeur qui m'aurait paru mêlée de petitesse; j'aurais vu bien des bassesses autour de la puissance, et de larges taches dans un soleil de gloire.
Mais mon isolement rendait plus séduisants tous les prestiges, et plus enivrant encore pour mon imagination le spectacle lointain des mouvements du monde. Ainsi je ne voyais, du vaste théâtre où s'agitait la destinée des peuples, que ce qui pouvait me dégoûter du coin de terre que j'habitais.
Lorsque, tout ému encore par les récits qui avaient fait bondir mon coeur, je retombais au milieu du calme profond de notre retraite; quand, après avoir roulé dans mon esprit les plus vastes pensées, je me sentais ramené aux paisibles intérêts des champs… j'éprouvais un insurmontable ennui, et sentais une répugnance que, depuis, je n'ai jamais pu vaincre pour le tranquille bonheur dont j'étais le témoin: non que je fusse insensible à l'ordre et à la moralité dont l'intérieur de la famille m'offrait le touchant spectacle. J'étais souvent ému à l'aspect des bonnes oeuvres qui se faisaient sous mes yeux; car jamais un malheureux n'était repoussé de notre demeure, et je voyais le pauvre s'éloigner en nous bénissant; mais je sentais chaque jour qu'il me fallait quelque chose de plus encore. Je prenais à mon père ses vertus; au monde que j'entrevoyais, sa grandeur; je mêlais ces deux choses, j'en faisais un ensemble délicieux, enivrant. Bientôt elles s'unirent si intimement dans ma pensée, que je ne pouvais plus les séparer. Je n'eusse point voulu de gloire sans vertus; mais la vertu sans gloire me paraissait terne.
Enfin les portes du monde s'ouvrirent pour moi…, je me précipitai dans l'arène.
Déjà tout y était changé; la paix régnait en Europe; ce n'était point le calme du bien-être, mais l'immobilité qui suit une violente convulsion. Les peuples n'étaient pas heureux; ils étaient las et se reposaient… De vastes ambitions, d'impétueux désirs, quelques nobles enthousiasmes, s'agitaient encore à la surface de la société; mais tous ces élans n'avaient plus de but… Tout d'ailleurs s'était rapetissé dans le monde, les choses comme les hommes. On voyait des instruments de pouvoir, faits pour des géants, et maniés par des pygmées, des traditions de force exploitées par des infirmes, et des essais de gloire tentés par des médiocrités. Au siècle des révolutions avait succédé le temps des troubles; aux passions, les intérêts; aux crimes, les vices; au génie, l'habileté; les paroles, aux actes. Je trouvai une société où tout semblait encore transitoire, et où rien cependant ne remuait plus; une sorte de chaos régulier, époque sans caractère déterminé, placée entre la gloire qui venait de mourir, et la liberté qui allait naître… On ne s'élançait plus au pouvoir d'un seul bond, comme au temps de mon enfance; on n'y marchait non plus progressivement, comme dans les siècles qui avaient précédé; il existait dans le gouvernement de certaines règles qui, après avoir été opposées aux talents, cédaient sans effort sous l'intrigue.
J'abordai ce nouveau théâtre, plein de vastes pensées et d'immenses désirs: un coup d'oeil me suffit pour découvrir combien peu j'y convenais.
Mes passions étaient profondes et pures: mais, depuis trente années, mille autres avaient feint d'en sentir de pareilles, ou abusé de celles qu'ils éprouvaient réellement; on ne croyait plus à la sincérité des grandes ambitions, et tout le monde les redoutait. Après avoir si longtemps nourri des espérances sans bornes, et m'en être enivré dans la solitude, je fus presque obligé de les dérober aux regards des hommes.
J'avais conçu des projets de réforme politique… mais alors on avait horreur des innovations.
De même que les esprits inquiets étaient troublés par des souvenirs de gloire, la société, corps froid et prudent, était glacée par des souvenirs de sang; elle aimait sa léthargie, voyant dans le réveil un péril, et dans tout mouvement une crise mortelle.
Comment d'ailleurs parvenir à exercer sur elle et sur sa marche quelque influence?
J'essayai d'embrasser un état qui pût me mener au pouvoir… mais je découvris bientôt encore la vanité de ce projet. Pour suivre avec avantage ce qu'on appelle une carrière, il faut l'envisager comme l'intérêt unique de son existence, et non comme le moyen d'atteindre à un but plus élevé. L'exercice d'une profession impose mille devoirs minutieux auxquels ne saurait se soumettre celui qui poursuit une grande pensée. L'impatience de réussir suffirait pour empêcher le succès.
Je ne saurais vous dire quels étaient les tourments de mon esprit, lorsque, plein d'idées vastes, j'étais condamné à me renfermer dans le cercle étroit d'une spécialité; après avoir longtemps considéré les objets dans leur ensemble, il me fallait descendre dans mille détails, et traiter des cas particuliers, à la place des grandes questions que j'avais méditées toute ma vie. Je faisais des efforts inouïs pour tirer une idée générale d'un fait; mais alors j'oubliais le fait pour l'idée, l'application pour la théorie: je devenais impropre à mon état… Une autre fois, je parvenais à emprisonner mon esprit dans les limites d'une question spéciale… mais ici je sentais mon intelligence se rétrécir, en même temps que je perdais l'habitude de généraliser ma pensée; et je m'arrêtais devant la crainte de devenir impropre à mon avenir.
Plein de dégoût et d'ennui, je me retirai des affaires: j'étais d'ailleurs enclin à penser que, de notre temps, la droiture du coeur et la fixité des principes sont des obstacles au succès.
Le vide dans lequel je tombai ne saurait se décrire. À l'instant où j'avais cru atteindre le but, je l'avais vu s'éloigner de moi davantage… Cependant mes passions me restaient; elles ne me laissaient point de repos. Je jetais autour de moi des regards inquiets… j'observais la scène, espérant toujours qu'elle changerait; mais elle ne m'offrait qu'un spectacle monotone de petits personnages, de petites intrigues, et de petits résultats…
Un événement inattendu vint tout à coup ranimer mon énergie languissante, et sourire à mon imagination. C'était en l'année 1825; la Grèce esclave avait murmuré des paroles de liberté… je vis là le parti de la civilisation contre la barbarie.
Plein d'un saint enthousiasme, je courus vers la patrie d'Homère. Mouvements poétiques d'une jeune âme, que vous êtes nobles et impétueux! Hélas! pourquoi ne rencontrez-vous, dans vos élans sublimes, que déceptions et mensonges? J'ai scellé de mon sang la cause de la liberté… j'ai vu le triomphe des Grecs, et je ne sais pas à présent quels sont les plus vils des vainqueurs ou des vaincus. Il n'y a plus de Grecs esclaves des Musulmans; mais toujours voués à la servitude, ceux-là n'ont gagné que le triste privilège de se fournir de maîtres et de tyrans.
Que me restait-il à faire sur cette terre de souvenirs et de tombeaux? Que demander aux ruines d'Athènes et de Lacédémone?
Des cris de désespoir? — Byron, génie infernal, les exhala dans un céleste langage.
Des soupirs religieux? — Un pieux pèlerin les a recueillis, et l'univers écoute encore dans une sainte émotion la voix du chantre divin d'Eudore et de Cymodocée.
Alors, sans pensée, sans intérêt, sans but, je pris ma course au hasard… La nature offrit à mes yeux deux grandes choses: l'Océan et les montagnes. L'art eut aussi sa merveille à me montrer: il me conduisit devant Saint-Pierre de Rome.
En présence de ces magnifiques créations, j'éprouvais de sublimes extases. Je ne sais pourquoi je n'ai jamais regardé la mer sans fondre en larmes: y a-t-il dans cette image de l'immensité quelque chose qui confonde la misère de l'homme? Cette grande scène, où s'agitent les tempêtes, où se consomment les naufrages, figure-t- elle à nos yeux l'écueil où l'âme se brise, et l'abîme où se perd la pensée?
Les montagnes causent une impression plus grave; leur front superbe, en aspirant au ciel, imprime à l'âme une impulsion religieuse; elles sont comme le marchepied donné à l'homme pour monter vers Dieu. Oh! que la Divinité aurait un magnifique autel, si la basilique de Saint-Pierre couronnait la cime du Mont-Blanc!
Mon pèlerinage ne fut pas de longue durée… L'Europe ennuie le voyageur parce qu'on y voyage depuis deux mille ans.
En vain je visitais les sites les plus pittoresques, les retraites les plus sauvages, les palais les plus merveilleux… je ne faisais que passer là où mille autres avaient passé avant moi. Pas une terre qui n'ait été foulée aux pieds; pas une beauté de la nature qui n'ait été analysée; pas un chef-d'oeuvre de l'art qui n'ait excité des admirations. Le voyageur de nos jours n'a plus rien à faire, ni rien à penser; ses opinions, comme ses sentiments, lui sont annoncées d'avance; il faut qu'il pleure ici; que, plus loin, il soit saisi d'enthousiasme; il passe ainsi par la voie qu'ont suivie ses devanciers, à travers une multitude de vieilles impressions et d'émotions de commande.
Je ne rencontrai d'ailleurs chez les autres peuples d'Europe rien qui m'enchaînât au milieu d'eux: ils sont aussi vieux et encore plus corrompus que nous.
De retour en France, j'y retrouvai mes premiers ennuis. Que faire? où aller? — Revenir à la maison paternelle? j'étais moins que jamais propre à en goûter le bonheur; car les obstacles accumulés sur mes pas, au lieu de me désenchanter, n'avaient fait qu'irriter mes passions.
Me faudrait-il vivre éternellement dans une société où j'étais sûr de ne point trouver l'existence que j'avais rêvée!
Alors s'offrit à mon esprit l'idée de passer en Amérique. Je savais peu de choses de ce pays; mais chaque jour j'entendais vanter la sagesse de ses institutions, son amour pour la liberté, les prodiges de son industrie, la grandeur de son avenir. C'était de l'Occident, disait-on, que désormais viendrait la lumière, et puis je pensais comme vous: «On trouve en Amérique deux choses qui ne se rencontrent point ailleurs: une société neuve, quoique civilisée, et une nature vierge…»
Je regardai ce projet nouveau comme une inspiration divine envoyée au secours de mon infortune.
Combien fut douce alors la lumière qui pénétra dans mon âme, et vint me découvrir un monde égal à mes plus beaux rêves!
Avec quel enthousiasme je me précipitai vers cette chance d'avenir! je passai tout à coup de l'abattement à l'énergie, et sentis renaître en moi toutes les forces morales que donne le retour inattendu d'une espérance abandonnée.
Un mois après j'étais à Baltimore.
Chapitre IV
Intérieur d'une famille américaine
Je choisis Baltimore de préférence aux autres villes d'Amérique, assuré que j'étais d'y trouver un ami, Daniel Nelson, auquel ma famille avait, dans une occasion importante rendu quelques services.
Le jour où j'entrai chez Nelson fut celui qui décida de mon sort.
Je dois donc vous faire connaître cet Américain.
Son premier abord n'était point agréable: un maintien sévère, un langage froid, des formes rudes telle était l'apparence extérieure de son caractère; mais cette grossière écorce cachait des vertus d'un grand prix; il était juste envers ses semblables, charitable au malheureux, et doué d'une fermeté d'esprit, que je n'ai jamais rencontrée dans un autre homme; il possédait encore une qualité que j'admirai d'autant plus en Amérique, que je l'avais moins vue en France: c'était de ne rien dire sans réflexion, et de ne jamais parier des choses qu'il ne savait pas [13].
Habituellement calme dans ses discours, Nelson avait quelques passions sous l'influence desquelles sa froideur s'animait. La première, c'était un orgueil national poussé jusqu'au délire; il ne parlait qu'en termes magnifiques de la sagesse et de la grandeur du peuple américain, Sa seconde passion était une haine: il détestait les Anglais [14]; enfin, spectateur ardent de la communion presbytérienne, Nelson nourrissait dans son âme un sentiment voisin de l'inimitié contre les catholiques et les unitaires, reprochant aux premiers de croire tout, et aux autres de ne rien croire.
J'aperçus dans le caractère de Nelson un dernier trait qui me frappa: quoiqu'il vécut dans une société où tout le monde a des esclaves [15], il ne voulut jamais en posséder aucun; il avait acheté dans la Virginie deux nègres, qu'il s'était empressé d'affranchir dès leur arrivée dans le Maryland, et dont il avait fait ses domestiques. L'un d'eux, nommé Ovasco, avait pour son maître un attachement qui ressemblait à un culte, et dont plus tard j'admirai les effets.
Fixé depuis plusieurs années à Baltimore, Nelson occupait dans cette ville une haute position sociale; il avait d'abord trouvé dans le commerce une source féconde de fortune et de crédit. Alors il menait un train brillant; sur un riche équipage, ses armes étaient peintes, avec cette devise: «Ubi libertas, ibi patria.» La même inscription avait été gravée, sur le cachet dont il scellait toutes ses lettres, et sur lequel on lisait aussi: «John Nelson, 1631.» C'était le nom du chef de sa famille, et la date de son émigration en Amérique. Nelson se plaisait à parler de cette antique origine, et de ceux de ses aïeux dont le nom avait laissé d'honorables souvenirs parmi les Américains.
Cependant des idées d'ambition lui étant venues, il évita toutes les apparences du luxe et de la richesse, afin de se rendre populaire, et fut élu membre de la législature du Maryland; il obtint d'ailleurs successivement tous les titres honorifiques auxquels peut aspirer un citoyen influent des États-Unis: membre de la société historique, président de la société biblique [16], de la société de tempérance [17], de la société de colonisation [18], inspecteur du pénitencier et de la maison de refuge; il était, de plus, anti-maçon [19].
Il aspira longtemps à devenir membre du congrès, mais, ayant échoué dans les dernières élections, il abandonna subitement toutes ses prétentions politiques, et, se tournant vers un autre objet, il se fit recevoir ministre d'une église presbytérienne.
Lorsque j'arrivai chez Nelson, je le trouvai entouré de ses deux enfants, Georges et Marie.
Le premier, à l'âge de vingt ans, portait sur un front élevé l'empreinte d'un caractère noble et ferme; son âme droite se peignait dans la franchise de son regard. Je me sentis d'abord attiré vers lui, et lui vers moi… bientôt une étroite amitié justifia nos sympathies.
Sa soeur, plus jeune que lui, me parut d'une éclatante beauté; mais à l'époque de mon arrivée à Baltimore, je ne fis que l'apercevoir. Elle ne se montrait point dans le monde, où j'allais sans cesse; et je la voyais à peine chez son père, dont j'évitais la société.
J'ai su plus tard apprécier Nelson et sa famille; mais j'avoue que la rigidité de ses principes m'avait d'abord éloigné de lui: il gardait dans toute leur austérité les moeurs des puritains de la Nouvelle-Angleterre [20]. Soir et matin, ses enfants et ses domestiques étant rassemblés, il leur faisait la prière en commun; chaque repas était également précédé d'une invocation dans laquelle il demandait au Ciel de bénir les mets et les fruits servis sur la table.
Quand venait le dimanche [21], c'était tout un jour de recueillement et de piété.
Le moindre amusement était interdit, et le temps qu'on ne passait point à l'office religieux s'écoulait silencieusement dans la lecture et la méditation de la Bible. Cette rigide observance du saint jour était la même par toute la ville; cependant Nelson ne cessait d'accuser Baltimore d'irréligion et d'impiété: «Le Maryland, disait-il est bien loin de valoir la Nouvelle- Angleterre, cette patrie des bonnes moeurs et de la religion. Du reste, ajoutait-il, les principes de la morale se relâchent tous les jours dans ce pays, et la Nouvelle-Angleterre elle-même ne se préserve point de la corruption générale. Croiriez-vous, me disait-il avec l'accent d'une douleur profonde, qu'on n'arrête plus les personnes qui voyagent le dimanche [22], et que la malle- poste elle-même, qui porte les dépêches du gouvernement central, circule pendant le jour du Seigneur [23]? Si ce progrès funeste ne s'arrête pas, c'en est fait, non-seulement de nos moeurs privées, mais encore des moeurs publiques: point de moralité sans religion! point de liberté sans le christianisme!
Comme il voyait dans l'expression de ma physionomie bien moins d'indignation que d'étonnement: Je sais, me dit-il, que la France est une terre d'immoralité; tout le mal vient du papisme. Les catholiques ont tellement enveloppé le christianisme de formes matérielles, qu'ils ont perdu de vue le principe moral qui en est l'âme. Mais l'oeuvre de la réforme s'achèvera, la France sera religieuse quand elle sera protestante [24].»
Ce zèle ardent pour les choses immatérielles s'alliait, chez Nelson, à des sentiments d'une tout autre nature: son amour pour l'argent était incontestable; il était rare qu'après nous avoir entretenus des intérêts de son église et de ses méditations religieuses, il n'engageât pas quelque discussion sur le meilleur système de banque à fonder, sur les escomptes, sur le tarif, sur les canaux et les routes en fer. Son langage, ses souvenirs de commerce et de fortune, dénotaient une passion pour les richesses qui, poussée à un certain point, prend le nom de cupidité; singulier mélange de nobles penchants et d'affections impures! J'ai trouvé partout ce contraste aux États-Unis: deux principes opposés luttent incessamment ensemble dans la société américaine; l'un, source de droiture; l'autre, de mauvaise foi.
Au milieu d'idées et de sentiments tous nouveaux pour moi, ma première impression fut une répugnance, et, persuadé que la scène qui s'offrait à mes yeux, dans un étroit espace, ne me donnait point le type de la société américaine, je résolus, peu de jours après mon arrivée, de voir Nelson aussi rarement que je le pourrais sans manquer aux convenances, et de chercher dans le grand monde, où je tâcherais de me répandre, des relations qui me convinssent mieux. Le fils de Nelson, Georges, qui seul, dans cette maison, avait dès le premier jour gagné mon coeur, me présenta chez les personnes les plus considérables de la cité. Pendant le jour, nous visitions ensemble la ville, ses établissements publics et ses monuments; nous assistions aux assemblées politiques; nous pénétrions dans les clubs; les environs de la ville nous fournissaient de charmantes promenades; j'aimais surtout la baie de Baltimore, qui me rappelait celle de Naples; là chaque impression me valait un souvenir. Souvent, abandonnant ma barque au caprice des vents, et mon âme à ses rêveries, je croyais, aidé de l'illusion de mes sens et des infidélités de ma mémoire, respirer encore sous le beau ciel de l'Italie; parfois une colonne de vapeur noirâtre, sortie des flancs d'un navire, s'élevait dans les airs, et, se dessinant sur l'horizon par-dessus la cime des montagnes, dont elle semblait sortir, figurait à mes yeux le cratère fumant du Vésuve. D'où me venait ce penchant à me ressouvenir d'un pays qui m'avait donné tant d'ennuis, si peu de joies? Ne serait-ce pas qu'un charme secret se cache dans les souffrances du passé? il nous reste d'elles le sentiment de les avoir vaincues; et, quand on est encore infortuné, c'est un bien que de penser à des malheurs qui ne sont plus.
Au déclin du jour, Georges et moi, nous cherchions, dans les brillantes réunions du monde, des distractions et des plaisirs. C'était la saison des fêtes: les bals, les concerts, se succédaient non interrompus.
Je portais un regard avide et impatient sur cette société dont on parle tant en Europe, et que l'on connaît si peu! Je crus voir au premier coup d'oeil que je n'y trouverais rien de ce que j'y cherchais.
Les États-Unis sont peut-être, de toutes les nations, celle dont la direction donne le moins de gloire aux gouvernants. Nul n'est chargé de la conduire; elle a besoin de marcher seule. Le maniement des affaires n'y dépend point de quelques hommes, il est l'oeuvre de tous. Là les efforts sont universels, et toute impulsion particulière nuirait au mouvement général. Dans ce pays l'habileté politique ne consiste pas à agir, mais à s'abstenir et à laisser faire. C'est un grand spectacle que celui de tout un peuple qui se meut et se gouverne lui-même; mais nulle part les individus ne sont aussi petits.
Je crois aussi qu'aucun pays n'est plus étranger que les États- Unis aux grandes entreprises et aux crises politiques qui mettent en relief le mérite d'un homme, son génie, sa supériorité sur ses concitoyens. Les Américains n'ont point de guerre à soutenir, parce qu'ils n'ont point de voisins; et l'intérieur du pays n'est point sujet aux grandes perturbations, parce qu'il n'y a point de partis [25]. Quelles occasions de gloire reste-t-il, quand on n'a pas à sauver son pays de l'anarchie, ni à protéger son indépendance contre les attaques de l'étranger.
Les États-Unis font cependant de grandes choses: leurs habitants défrichent les forêts de l'Amérique, et répandent ainsi la civilisation européenne jusqu'au fond des plus sauvages solitudes; ils s'étendent sur la moitié d'un hémisphère; leurs vaisseaux portent sur tous les rivages leur nom et leurs richesses; mais ces grands résultats sont dus à mille efforts partiels, qu'aucune puissance supérieure ne dirige, à mille capacités médiocres qui n'appellent point le secours d'une plus haute intelligence.
Cette uniformité, qui règne dans le monde politique, se retrouve également dans la société civile. Les relations des hommes entre eux n'ont qu'un seul objet, la fortune; un seul intérêt, celui de s'enrichir. La passion de l'argent naît chez les Américains avec l'intelligence, traînant à sa suite les froids calculs et la sécheresse des chiffres; elle croît, se développe, s'établit dans leur âme, et la tourmente sans relâche, comme une fièvre ardente agite et dévore le corps débile dont elle s'est emparée. L'argent est le dieu des États-Unis, comme la gloire est le dieu de la France, et l'amour celui de l'Italie.
C'est l'intérêt et non la moralité qui rend les Américains amis de l'ordre; ils poursuivent gravement la fortune.
Ils ne sont pas vertueux, ils ne sont que rangés; la société des
États-Unis refroidit l'enthousiasme sans inspirer le respect.
Peu séduit de ce premier aperçu, je m'éloignai du monde et de ses fêtes; je résolus d'approfondir, dans la retraite, les moeurs et les institutions d'un peuple dont les salons ne me montraient que la superficie; fatigué de mouvement et du bruit, j'aspirai à l'isolement et me sentis attiré vers Nelson par l'austérité même de moeurs qui m'avait éloigné de lui.
À l'instant où mes réflexions sur l'Amérique me jetaient dans l'abattement, en me prouvant une déception nouvelle, et comme je voyais fuir encore devant moi le but auquel j'avais rattaché mes dernières espérances, une passion, dont je ne soupçonnais point la puissance, vint s'emparer de mon âme.
Je n'avais jamais aimé en Europe, et, après avoir vu les femmes d'Amérique, je ne redoutais plus le joug d'un sentiment que j'avais toujours regardé comme une faiblesse et comme un obstacle aux grands desseins. Cependant un tendre penchant était destiné à renouer les liens de mon existence brisée, et allait devenir l'unique intérêt de ma vie.
Chapitre V
Marie
Depuis mon arrivée à Baltimore, je voyais chaque jour la fille de Nelson; mais je ne la connaissais pas. Témoin de sa beauté, je ne savais rien de son coeur; à peine avais-je entendu sa voix. Elle me montrait une froideur qui me paraissait dépasser la retenue de son sexe; cependant je ne pouvais m'en offenser, la voyant également indifférente au monde et à ses fêtes. Douée de cet enchantement des charmes extérieurs qui assure aux femmes tant d'empire, elle n'en essayait point la puissance. Il y avait dans sa réserve de l'humilité et presque de l'abaissement; et si l'innocence n'eût été marquée sur son front, on eût pensé que le travail intérieur d'un remords attaché à sa conscience lui donnait un sentiment intime de dégradation.
Au sortir des salons américains, j'étais si rassasié de coquetterie qu'une femme simple et sans calcul fut habile à me charmer. À mes yeux son plus grand art de me plaire était de n'en point montrer le désir; bientôt mon attention éveillée découvrit en elle des talents et des vertus si rares que je ne pus me rendre compte de mon premier sentiment d'indifférence, et, en trouvant sous le toit de mon hôte ce trésor que j'avais failli délaisser, je pris en pitié la prudence de l'homme qui souvent poursuit au loin le bonheur dont il a près de lui la source.
Nelson et son fils donnaient toutes les heures du jour aux affaires; Marie les consacrait à des soins secrets dont je fus longtemps à pénétrer le mystère; le soir, à l'heure du thé, nous étions toujours réunis; alors Nelson nous lisait avec emphase les articles de journal dans lesquels l'Amérique était louée sans mesure; je l'entendais répéter chaque jour que le général Jackson était le plus grand homme du siècle, New York la plus belle ville du monde, le Capitole [26] le plus magnifique palais de l'univers, les Américains le premier peuple de la terre.
À force de lire ces exagérations, il avait fini par y croire [27].
Tout Américain a une infinité de flatteurs qu'il écoute; il est flatté, parce qu'il est le souverain; il prend toutes les flatteries, parce qu'il est peuple. Ses courtisans annuels sont ceux qui, à l'époque des élections, l'encensent pour obtenir ses suffrages et des places; ses courtisans quotidiens sont les journaux qui, pour gagner des abonnés et de l'argent, lui débitent chaque matin les plus grossières adulations. J'eus plus d'une fois, dans le cours de nos entretiens, l'occasion de reconnaître qu'un Américain, si forte que soit la louange donnée à son pays, n'en est jamais pleinement satisfait; à ses yeux, toute approbation mesurée est une critique, tout éloge restreint est une injure; pour être juste envers lui, il faut manquer à la vérité.
Ces conversations, dans lesquelles je ne répondais jamais à toutes les exigences de l'orgueil américain, m'embarrassaient toujours. Il me tardait aussi d'en voir le terme, parce qu'elles étaient d'ordinaire suivies de plus doux entretiens; mais leur fin se faisait quelquefois attendre longtemps. On ne cause point aux États-Unis comme en France: l'Américain discute toujours; il ignore cette façon légère d'effleurer la surface des questions dans un cercle de plusieurs personnes, où chacune place son mot, brillant ou terne, pesant ou léger; où celle-ci termine la phrase commencée par une autre, et dans lequel on aborde tout, excepté la profondeur des sujets. En Amérique, ou ne vise pas à l'esprit, on raisonne: aussi la conversation n'est-elle jamais générale; elle se fait toujours à deux. Suivant cette coutume, Marie et Georges restaient étrangers à mes discussions avec Nelson, de même que celui-ci ne prenait aucune part aux entretiens que j'avais ensuite avec Georges et Marie. Habituellement, Nelson commençait la soirée en demandant à sa fille s'il avait paru quelque ouvrage nouveau; car, aux États-Unis, les hommes ne lisent rien; ils n'en ont pas le temps: ce sont les femmes qui se chargent de ce soin; elles rendent compte de toutes les publications politiques et littéraires, soit à leur père, soit à leur époux, et mettent ceux- ci à même d'en parler comme s'ils les connaissaient. Nelson priait ensuite Marie de faire de la musique.
La jeune fille éprouvait quelque gêne de ma présence; cependant, comme son père avait coutume de ne point l'écouter, elle pouvait croire que je ne serais pas plus attentif. En général, dans les salons américains, quand la musique commence, c'est le signal de la conversation. J'avoue que j'étais d'abord peu curieux d'entendre Marie: la plupart des Américaines sont au piano comme des automates; elles ont pris trois mois de leçons; elles retiennent par coeur une valse et une contredanse; quand on les prie de jouer, elles courent à leur piano, et, sans prélude, répètent en toute hâte le peu qu'elles ont appris, semblables à ces enfants qui savent une fable, et la débitent à tous venants sans la comprendre.
Toutes les femmes de ce pays apprennent la musique; mais presque aucune ne la sent; elles en font par mode, et non par goût. «Nous aimons la musique comme les enfants aiment le bruit,» me disait un Américain. Si, au milieu de ce monde insensible, quelque harmonie veut éclore, elle est étouffée dans son germe par l'atmosphère froide et sourde dont elle est environnée, comme un son meurt en naissant sur une terre plate qui n'a point d'écho.
Quelle fut ma surprise lorsque j'entendis la voix de Marie se mêler, touchante et harmonieuse, tantôt aux accords brillants d'une harpe, tantôt aux douces modulations d'un piano, lorsque je vis ses doigts se jouer, pleins de grâce et de légèreté, sur les cordes de l'une et sur l'ivoire de l'autre!
Après avoir traversé des contrées arides, sauvages, monotones, de longs déserts de sable sous un soleil brûlant, si le voyageur rencontre par accident un frais vallon, où coule une eau murmurante, où la verdure sourit à ses regards, enivre ses sens de doux parfums, et lui donne d'épais ombrages, il s'arrête enchanté dans ce lieu charmant, s'y repose avec délices, et, sentant revenir la force à ses membres, la joie à son coeur, il croit trouver réunis dans cet étroit asile tous les trésors et toutes les beautés de la nature.
Telle fut l'impression que j'éprouvai lorsque, dans la société froide d'Amérique, j'entendis résonner une touchante mélodie.
Tout est renfermé dans une belle musique: imagination, poésie, enthousiasme, sensibilité, puissance de génie, tendresse de coeur, chant de gloire, soupirs d'amour!
L'harmonie fait rêver; mais ce n'est pas une rêverie à vide … Ces sons qui retentissent à mon oreille n'ont point de corps; c'est quelque chose de plus que la pensée, et qui est différent de la parole: c'est une voix mystérieuse qui ne s'adresse qu'à l'âme. Que signifie son langage? Je ne puis le dire, mais je le comprends.
Ma passion pour la musique n'est pas seulement un goût frivole: je l'aime aussi par raison; je lui dois la seule bonne mémoire qui me reste, et l'on a surtout besoin de mémoire quand on n'est heureux que dans le passé. Chaque jour efface de mon esprit quelques-uns de mes souvenirs; cependant il est des événements que je n'oublierai jamais: ce sont ceux qu'une impression de musique me rappelle. Il existe chez moi un tel rapport entre la note et le fait contemporain, qu'avec l'accord je retrouve l'idée; quelquefois le refrain d'une vieille chanson nationale me reporte subitement dans ma patrie… il me semble que je rentre au foyer paternel… que j'y revois ma bonne mère, que je sens ses embrassements, ses caresses, et mes yeux se mouillent de pleurs.
Souvent, à Baltimore, Marie chantait une romance dont le souvenir seul me trouble l'âme.
Quelquefois elle improvisait; alors je ne sais quelle faculté extraordinaire se révélait en elle… Cette jeune fille si simple, si modeste, devenait tout à coup grande et impérieuse; elle commandait l'émotion dont elle était animée; elle et son luth ne faisaient plus qu'un; les notes semblaient des soupirs de sa voix. Je craignais qu'elle n'exhalât son âme dans un élan d'enthousiasme. Elle réunissait à la fois le génie qui crée, le talent qui exécute, la grâce qui embellit.
En écoutant Marie, je sentis qu'il existait encore dans mon coeur une source de douces jouissances et de vives impressions qui jusqu'alors m'étaient inconnues.
Dès que je pouvais échapper à Nelson, je m'approchais de sa fille. Non loin d'elle se tenait Georges, silencieux, qui la contemplait dans une extase de tendresse et d'admiration; son amitié pour sa soeur était touchante et l'emportait sur toutes ses autres affections.
Pendant longtemps Marie parut importunée des rapports qui s'établissaient entre elle et moi; elle était ingénieuse à briser nos entretiens et à les rendre plus rares; elle s'affligeait surtout des expressions de mon enthousiasme; la peine qu'elle montrait n'était pas le manége de la fausse modestie qui repousse un éloge pour s'attirer de nouvelles louanges; sa douleur était trop profonde pour être feinte. Pendant que je l'applaudissais, son regard semblait me dire: «Votre admiration cesserait bientôt si vous saviez ce que je suis.»
Comment retracerai-je à vos yeux les émotions de ces soirées écoulées sans bruit et sans éclat dans l'intérieur modeste d'une famille vertueuse, où je sentis naître en moi le germe de la plus violente comme de la plus douce passion qui jamais ait régné sur mon âme?
Marie venait d'atteindre sa dix-huitième année; l'ensemble de ses traits formait une harmonie charmante, mélange de tons énergiques et tendres, dans lequel les douces notes prévalaient; son regard était mélancolique et touchant comme une rêverie d'amour; et cependant on voyait briller dans ses grands yeux noirs une étincelle du soleil ardent qui brûle le climat des Antilles; son front s'inclinait, courbé par je ne sais quelle douleur; et sa taille pleine de grâce s'appuyait sur sa dignité naturelle, comme la frégate légère se balance mollement sur le flot qui la soutient.
Elle réunissait en sa personne tout ce qui séduit dans les femmes américaines, sans aucune des ombres qui ternissent l'éclat de leurs vertus. On l'eût prise pour une Européenne aux passions ardentes, à l'imagination vive, Italienne par les sens, Française par le coeur; et cette femme, Américaine par sa raison, vivait au sein d'une société morale et religieuse!
J'avais vu quelquefois ses yeux se mouiller de pleurs au récit d'une action généreuse, à la voix lamentable d'un malheureux, au charme d'une touchante harmonie, mais un hasard fortuné vint me révéler toute la bonté de son coeur.
Chapitre VI
L'Alms-House de Baltimore
J'avais remarqué que souvent, à la même heure du jour, Marie sortait seule. Ce fait n'avait en lui-même rien qui pût me surprendre, l'usage américain permettant aux jeunes filles de parcourir la ville sans être accompagnées, soit pour se promener, soit pour visiter leurs amies; mais ce n'étaient point les promenades publiques qui attiraient Marie, car je ne l'y voyais jamais; et comme elle ne recevait aucune visite, il n'était pas vraisemblable qu'elle en eût à faire. En réfléchissant aux longues heures de son absence, je ne pus me préserver du soupçon qu'elles étaient consacrées à un tendre intérêt du coeur… Mon amour pour Marie me fut révélé par un sentiment jaloux.
Un jour, l'ayant vue s'éloigner à l'heure accoutumée, j'éprouvai je ne sais quelle agitation intérieure, que je pris pour la voix d'un sinistre pressentiment: où est l'homme fort qui, dans ses tourments d'amour, n'a jamais connu la faiblesse d'un mouvement superstitieux? Je m'imaginai que la douleur secrète dont mon âme était saisie m'avertissait d'un malheur affreux et présent; la tête pleine de fantômes et le coeur de passions, je m'élançai sur les traces de Marie; mais déjà elle avait disparu… Je m'arrêtai pensif et troublé… j'eus honte alors du vil espionnage auquel je me livrais; au lieu de poursuivre mes recherches dans la ville, j'entrai dans la première voie qui conduisait hors de ses murs, et marchai à grands pas, comme un méchant qui fuit le théâtre de son crime.
J'avais fait environ un mille sur une route bordée de chaque côté par une haute forêt, lorsque j'aperçus à ma droite un vaste édifice sur le fronton duquel étaient écrits ces mots: Alms- House [28].
Souvent, à Baltimore, j'avais entendu vanter cet établissement charitable; je n'éprouvais en ce moment aucune curiosité de le connaître; cependant je ne sais quel instinct secret m'attira dans cet asile de souffrances, comme si l'aspect des douleurs d'autrui était propre à soulager la mienne, J'entre… que vois-je? ô ciel! la fille de Nelson donnant des soins aux malheureux! Eh quoi! c'est ici que Marie… — Cette exclamation m'échappa comme un remords: car la cause de ces absences mystérieuses se révélait à mes yeux. Cependant la honte de mes odieux soupçons s'effaça dans le bonheur que me fit éprouver la certitude de leur injustice. À mon aspect, la vierge se colora d'une charmante rougeur. — Oui, s'écrièrent plusieurs voix faibles et plaintives, Marie Nelson est notre bon génie; elle sait des secrets pour guérir toutes les plaies de l'âme; son nom est béni parmi nous!
Chacune de ces paroles allait à mon coeur; je dis à Marie: — Je désire voir l'hospice: voudrez-vous me servir de guide à travers les misères de l'humanité? — Elle me fit un signe d'assentiment.
Je compris en ce moment combien il est facile d'être bon, quand on est heureux. Affligé, j'envisageais le mal d'autrui pour me distraire du mien; délivré de ma peine, j'allais voir des infortunes, mais c'était pour y compatir. Je connus alors l'emploi de ces longues heures qui avaient tant inquiété mon coeur. La fille de Nelson parcourait les salles, les corridors, les dortoirs de la maison, comme si cet asile charitable eût été sa demeure de chaque jour; tous les détours lui en étaient familiers; tous les gardiens s'inclinaient devant elle; toutes les douleurs se taisaient à son aspect.
Il existe aux États-Unis deux systèmes de charité publique. L'un est celui de l'Angleterre, où tout individu qui n'a pas de travail, ou prétend n'en pas avoir, a droit à une aumône; principe en vertu duquel tout fainéant se fait pauvre et trouve dans l'imprudente prévoyance de la loi un secours matériel qu'il demanderait vainement au travail le plus opiniâtre; ce secours le fait vivre et le dégrade en ruinant la société. Tel est le système en vigueur à New York, à Boston et dans toute la Nouvelle- Angleterre [29].
L'autre est celui des établissements de bienfaisance, où les indigents n'ont pas le droit légal d'entrer, mais où ils sont admis, sous le bon plaisir des préposés de l'autorité publique. Suivant cet ordre d'idées, la société ne contracte point l'obligation de soutenir tous les faibles; elle en soulage le plus grand nombre possible. Comme son assistance peut être refusée au pauvre, nul ne feint la misère, certain qu'il est de la honte, sans être sûr du secours. Ce système, adopté en France, est également suivi dans le Maryland.
L'Alms-House de Baltimore contient trois sortes de malheureux: des pauvres, des malades, des aliénés.
Marie ne rencontrait, au milieu d'eux, que des sentiments d'amour, de respect et de reconnaissance. — Voyez, me disait-elle, cette jeune femme au visage creux et pâle, aux regards éteints; elle était belle jadis, et soutenait de son travail ses enfants pauvres comme elle; maintenant elle se consume de langueur… hélas! elle tombera bientôt, abattue par le mal funeste qui, dans ce pays, moissonne tant de jeunes existences.
Cependant elle s'approchait du lit de la phtisique, prenait sa main, y déposait une larme: — Ne pleurez point, ma bonne demoiselle, disait la pauvre femme… je vous ai vue ce matin… je serai bien le reste du jour.
Ensuite Marie s'arrêta près d'une jeune fille. — C'est, me dit- elle, une aveugle-sourde-muette de naissance; quoique dépourvue des sens principaux par lesquels les idées nous arrivent, elle est douée d'une grande intelligence, éprouve des impressions très vives, et parvient à les exprimer. Sans doute, la privation des sens qui lui manquent rend plus fins et plus énergiques les seuls qu'elle possède, l'odorat et le toucher. Voyez comme elle me reconnaît à mes mains, à mes vêtements! comme elle m'embrasse tendrement! combien elle est heureuse de me presser sur son coeur!
Et la pauvre fille tressaillait dans les bras de Marie, lui prodiguait mille caresses. L'infortunée, qui ne savait point que la société a des joies, se réjouissait pourtant; le sourire était toute sa physionomie, et l'on voyait sur ses lèvres une expression de contentement, qu'elle n'imitait point des visages d'autrui.
Que se passait-il dans cette âme tout environnée de ténèbres! d'où lui venaient ses tendres émotions? elle ne connaît point le monde où nous vivons… mais n'a-t-elle pas aussi un monde à elle, animé d'idées, de sentiments, de passions qui lui sont propres? et ce monde, le connaissons-nous mieux qu'elle ne connaît le nôtre? Tout dans son être intelligent est obscurité pour nous, comme pour elle tout ce qui l'entoure est une nuit profonde.
La fille de Nelson recevait mille bénédictions sur son passage. — Oh! disait celui-ci, nous crions à Dieu du fond de notre coeur pour qu'il vous donne d'heureux jours! — Le Ciel vous comblera de ses grâces, disait un autre, parce que vous visitez les affligés.
J'admirai, dans cette occasion, combien les femmes nous sont supérieures dans l'exercice de la charité.
Leur bienfait n'est jamais à charge, parce que, avec elles, comme c'est le coeur qui donne, c'est aussi le coeur qui reçoit. Au contraire, l'humanité des hommes leur vient presque toujours de la tête. Ce principe de la bienfaisance la rend pesante aux malheureux; en effet, si la raison veut que le riche soit secourable au pauvre, elle enseigne aussi que l'obligé est au- dessous du bienfaiteur, comme le pauvre est au-dessous du riche. Il n'en est point ainsi selon les lois du coeur et de la religion, d'après lesquelles, le plus pauvre étant l'égal du plus opulent, la reconnaissance est la même entre celui qui dispense le bienfait, et l'indigent qui procure au riche le bonheur de le distribuer. L'homme protége par sa force; la femme, avec sa faiblesse, console.
Cependant des cris lamentables frappent mon oreille. — C'est, me dit Marie, la voix des infortunés privés de leur raison.
Deux d'entre eux excitèrent d'abord mon attention et ma pitié; ils étaient arrivés à la folie par des voies tout opposées.
Le premier, condamné pour homicide à la réclusion solitaire, était devenu fou dans sa cellule, et, de la prison pénitentiaire, était passé dans l'hospice. Sa folie avait quelque chose de cruel comme son crime; il rêvait, durant la nuit, qu'un aigle planait sur sa tête, épiant l'instant de son sommeil pour lui dévorer le coeur; le jour même, il était assailli de fantômes sanglants, et, quand je le vis, il adressait à ses geôliers un étrange reproche: Quelle barbarie! s'écriait-il en me regardant, comme pour me demander justice; j'avais pour compagnon dans ma cellule un papillon, et les cruels l'ont tué! — Marie m'assura qu'il n'y avait rien de vrai dans ces paroles; ainsi la destruction imaginaire d'un insecte était devenue le supplice de cet homme, meurtrier de son semblable!
L'autre était une jeune fille, parfaitement belle, dont une ferveur religieuse, poussée à l'excès, avait égaré la raison, son front était empreint d'une candeur charmante; dans ses beaux yeux noirs, qu'elle tenait incessamment levés vers le ciel, se montrait le sentiment d'une béatitude parfaite; rien de terrestre n'attirait son attention; rien ne troublait les délices de son extase: c'était vraiment un ange, car elle vivait déjà dans les cieux; elle ne comprenait rien à ce monde: donc elle était folle.
Ainsi, partis de deux points contraires, ces infortunes sont parvenus ensemble au même but, l'un par le crime, l'autre par l'innocence! Ce sont là les mystères de l'humanité; le même asile recèle l'âme candide et pure qui rêvait ici-bas des félicités du ciel, et l'être cruel qui cherchait sa joie dans le sang des hommes; la société les a bannis tous deux de son sein, comme si elle ne comportait pas plus l'extrême bien que l'extrême mal!
Je me livrais à ces tristes réflexions, lorsque j'entendis des hurlements affreux. — Ce sont, me dit un geôlier, les cris d'un nègre atteint de démence furieuse; voici la cause de sa folie: il existe, dans le Maryland, un Américain dont la profession est d'acheter et de vendre des esclaves. Il en fait un immense commerce, et c'est peut-être aux États-Unis, le plus grand marchand de chair humaine: toute la population de couleur le connaît et l'abhorre; il semble que l'odieux de l'esclavage se personnifie en lui. Le pauvre nègre dont vous entendez la voix fut amené par cet homme de la Virginie dans le Maryland, pour y être vendu, et subit, durant la route, de si cruels traitements, que sa raison s'égara. Depuis ce temps, une idée fixe le poursuit et ne lui laisse pas un seul instant de repos; il croit voir toujours son ennemi mortel à ses côtés, épiant le moment favorable pour couper sur son corps quelques lambeaux de chair, dont il le suppose affamé. Sa fureur est si grande que nul ne peut l'approcher; il prend pour le marchand de nègres chaque personne qu'il aperçoit; un seul être a sur lui quelque puissance; ses cris s'apaisent quand il voit Marie Nelson. Je ne sais par quelle tendre compassion et par quel charme, au pouvoir des femmes seules, elle a pu trouver accès dans son coeur; il est, à la vérité, de tous les malheureux renfermés dans cette enceinte, celui pour lequel elle témoigne la plus vive sympathie; et c'est ce que je ne puis comprendre … car enfin, ce n'est qu'un homme de couleur!
— Nous approchions de la cellule d'où partaient des cris de fureur. — Regardez, me dit le geôlier en m'ouvrant la porte.
Et je vis un nègre de haute stature, à figure énergique et mâle; il portait sur ses traits des signes de noblesse, ses membres annonçaient une grande force musculaire; sa bouche écumait de rage, et ses yeux roulaient des éclairs d'indignation. À mon aspect, il se posa dans une attitude défensive, se faisant une arme des fers dont il était chargé. — Monstre! s'écria-t-il en me regardant, tu as soif de mon sang!! mais n'approche pas!!… — Et, en parlant ainsi, il me montrait des dents blanches comme l'ivoire, incrustées dans l'ébène, faisant signe que, si j'avançais, il allait me dévorer.
Alors Marie, prenant ma place: — Mon ami, lui dit-elle, C'est moi. — Ce peu de mots eut la magie d'arrêter ses transports. — Oh! répliqua-t-il d'une voix douce, je ne crains rien quand je vous vois; tout le monde veut ma mort, excepté vous.
Marie s'efforça de lui persuader que nul en ce lieu ne pouvait attenter à ses jours. Dès qu'elle se fut éloignée, je voulus juger de l'ascendant de ses paroles; je regardai une seconde fois le nègre, dont la fureur avait déjà repris son cours.
Sa folie présentait une image affreuse, et j'en conservai une pénible impression; cependant ce sentiment était adouci par le souvenir de la compassion que lui donnait Marie. Depuis que j'étais en Amérique, je n'avais pas encore vu un blanc prendre en pitié le sort d'un nègre; j'entendais dire sans cesse que les gens de couleur n'étaient pas dignes de commisération, et ne méritaient que le mépris; la fille de Nelson, du moins, ne partageait point cet odieux préjugé.
Je revins seul à la ville, Marie n'ayant point voulu que je l'accompagnasse. — Peut-être un jour, me dit-elle, vous me saurez gré de mon refus. — Je ne compris pas le sens de ces paroles.
J'emportai de l'Alms-House des émotions diverses. On ne voit pas sans un cruel serrement de coeur, assemblées sur un même point, toutes les infirmités de notre pauvre nature; mais il n'était pas un triste ressouvenir qui ne contint le germe d'une douce pensée: chacune des souffrances dont je gardais la mémoire me rappelait l'ange des consolations.
Vous l'avouerai-je encore? — Je conservais, de cette visite dans l'asile de toutes les détresses, une impression de bonheur personnel que je me suis souvent reprochée. Ma pitié pour le malheur était sincère; cependant ce sentiment ne remplissait pas seul mon âme. Il me restait assez d'égoïsme pour penser que, de toutes ces afflictions, aucune n'atteignait mon existence. Marie près de moi, la grâce de sa personne, encore embellie par l'éclat de sa charité; les promesses de bonheur que je trouvais dans son amour; tout un avenir de délices qui s'ouvrait devant moi; ces images riantes venaient dans ma pensée contraster avec les vies misérables et abjectes de ces êtres disgraciés, honte de la nature, rebut de la société, voués dès leur naissance à tous les opprobres, à toutes les infirmités, à toutes les douleurs du corps et de l'âme! Et je jouissais secrètement de cette comparaison, me croyant supérieur parce que j'étais plus heureux. Hélas! quel eût été mon abaissement, si, foudroyant mes orgueilleuses passions, une voix du ciel fût descendue dans mon âme, et m'eût annoncé que je souffrirais un jour des angoisses inconnues à tous ces infortunés!
Cependant le souvenir de l'Alms-House et de la vierge charitable que j'y avais rencontrée ne sortait plus de ma mémoire.
Ce que n'avaient pu ni les affections de famille, ni les liens de la patrie, ni la séduction des grands spectacles de la nature, une femme éteignit mon ambition, corrigea tout à coup mon humeur inquiète et aventureuse, et je ne vis plus qu'un avenir possible, aimer toujours Marie; je n'aspirai qu'à un seul bonheur, être aimé d'elle.
J'étais venu en Amérique pour chercher le remède à un besoin insatiable d'émotions violentes et d'élans sublimes; et un sentiment plein de douceur rendit la paix à mon âme troublée, et régla les mouvements désordonnés de mon coeur.
Je venais pour contempler le développement d'un grand peuple, ses institutions, ses moeurs, sa merveilleuse prospérité; et une femme me parut le seul objet digne de mon admiration et de mon enthousiasme.
Chapitre VII
Le mystère
Je disais à Marie mon amour, mes voeux mes espérances… mais elle recevait étrangement les révélations de mon coeur.
Un rayon de joie brillait dans ses beaux yeux, qu'un nuage de tristesse voilait presque aussitôt.
Elle évitait ma présence, et semblait pourtant heureuse de me voir; son regard rencontrait encore le mien, mais comme s'il lui eût échappé; sa voix, naturellement douce, était altérée; sa bouche souriait encore, mais ses paupières étaient entourées d'un cercle de mélancolie qui, chaque jour, devenait plus sombre.
Je l'interrogeais souvent sur les causes de son chagrin. Une fois elle me dit: «Toutes vos paroles promettent le bonheur, et ma destinée me condamne à une vie malheureuse; vous voyez quel abîme nous sépare.»
Si je la questionnais davantage, elle ne me répondait que par un silence morne et un regard déchirant.
Depuis ce moment, je ne quittai plus Nelson et ses enfants.
Nous ne nous séparions que le dimanche à l'heure des offices religieux: ils allaient au temple presbytérien, et moi à l'église catholique.
Je remarquais chez eux une grande régularité dans l'accomplissement de leurs devoirs pieux. Un jour Georges étant arrivé au temple quelques instants après le commencement de l'office, Nelson, au retour, lui adressa une réprimande sévère: Comprenez-vous, s'écriait-il, quelle serait la joie des unitaires et des méthodistes s'ils apercevaient le moindre refroidissement dans le zèle de notre congrégation?
Je voyais avec chagrin chez Nelson ces passions ardentes de sectaire; car je craignais qu'elles n'élevassent une barrière entre sa fille et moi. Souvent il me parlait de sa religion et de la mienne; une fois il me dit: Vous jugez notre culte, et vous ne le connaissez pas; venez au temple des presbytériens. Je consentis à sa proposition, et, le dimanche suivant, j'accompagnai Nelson et ses enfants à leur église, où je pris place dans leur banc. Je pus suivre l'office exactement, grâce aux soins de Marie, qui m'avait prêté un livre saint, et ne manquait pas, quand une prière finissait, de m'indiquer celle qui allait suivre.
L'impression de ce culte, nouveau pour moi, fut profonde. Dans nos églises catholiques, il semble que nous ayons toujours, pour intermédiaire de la prière entre Dieu et nous, le prêtre saint, sa parole mystérieuse, la pompe de la cérémonie, l'encens qui monte de l'autel, les chants sacrés et toute la solennité du lieu. L'oeil rencontre toujours an fond du sanctuaire une gloire rayonnante qui éblouit…
Dans le simple édifice qui sert de temple aux protestants, l'homme se trouve immédiatement en rapport avec Dieu; il lui parle à lui- même, sans langage consacré, sans rit solennel. Le ministre, sa parole, son costume, ne sont rien; il n'a point de caractère supérieur à ce qui l'entoure.
Le temple ne contient que des intelligences égales, s'adressant à l'intelligence suprême.
Le catholique se prosterne et s'humilie: il adore Dieu à travers des mystères et des nuages… Le protestant prie le front haut, l'oeil levé vers le ciel; il regarde Dieu en face; c'est un beau culte… mais c'est un culte orgueilleux! L'homme est-il assez fort pour se mesurer de si près avec la divinité? Est-il assez grand pour supporter l'approche de tant de grandeur? Peut-on adorer ce qu'on comprend?
En revenant de l'église presbytérienne, je sentais mon âme troublée, et des passions tumultueuses s'élevaient dans mon sein. Nelson m'interrogea, je lui dis: Votre religion me semble digne d'un être intelligent et libre: cependant l'homme est aussi un être sensible, qui a besoin d'aimer, et ce culte n'a point touché mon coeur.
Nelson ne fit aucune réponse.
— Hélas! s'écria Marie, faut-il désirer dans ce monde ce qui prépare l'âme aux tendres affections! — Elle n'acheva pas.
Les réticences de Marie, le vague de ses paroles, me tourmentaient chaque jour davantage; sans cesse je demandais au ciel de dissiper ce nuage mystérieux. Je n'aurais pas tant désiré que l'ombre s'évanouît, si j'eusse prévu qu'une lumière fatale allait éclairer mes regards.
J'avais coutume de me promener dans le voisinage de la colonne élevée en la mémoire de Washington: ce lieu est solitaire, et on est tout surpris, à côté d'un monument qui sera un jour le plus bel ornement de la cité, de trouver une forêt sauvage, et comme le commencement du désert. C'était là que je recueillais mes pensées et que je passais en revue mes impressions; je trouvais un charme extrême dans ces méditations silencieuses.
Un jour je poursuivais le cours de mes rêveries au travers de la forêt, ne prenant pour guide que le caprice de ma pensée, ou plutôt marchant au hasard, devant moi, sans calcul, et sans autre souci que d'éviter la rencontre des arbres et l'embarras des lianes. Dans ce mouvement aventureux de mon corps, je sentais ma pensée plus libre, mon âme plus dégagée de ses entraves, mon imagination plus hardie dans ses élans. Chaque pas que je faisais me découvrait une scène nouvelle, chaque impression me donnait une idée grande ou un tendre sentiment. Il y a dans les murmures de la brise parmi les roseaux, dans le feuillage frémissant des vieux chênes, une voix grave qui parle au génie de l'homme, et les savanes de la forêt enseignent de touchantes harmonies aux coeurs qui savent le mieux aimer.
Ah! comme, dans un profond isolement, une impression de douleur s'empare violemment de nos sens! Au souvenir de Marie, si belle et si affligée, je sentis mon coeur se gonfler de chagrin et d'amour. Ô vous, qui portez une âme troublée, ne vous éloignez pas du monde; car, dans le silence de la solitude, on entend mieux la voix des passions; le calme de la nature fait mieux sentir les agitations de l'âme, et il semble qu'il y a dans le désert un vide immense, que le coeur de l'homme ait reçu la mission de combler.
Au milieu de ce silence sonore, sous ces voûtes retentissantes de verdure et de feuillage, je laissai tomber de mes lèvres le nom de Marie. Je m'arrêtai soudain; il me semblait que ma bouche avait été indiscrète: on craint peu de jeter des paroles au murmure des vents, au frémissement des feuilles; mais le silence de la forêt!… comme il est attentif à tout recueillir! c'est comme l'assemblée qui écoute muette: plus elle se tait, plus elle agite l'orateur.
Si cette sensation de terreur ôte des forces à l'homme qui parle, elle en donne à celui qui veut prier; car tout est religieux dans le silence de la nature.
«Ô mon Dieu! m'écriai-je, si votre bras s'appesantit sur moi, qu'il devienne secourable à l'être faible qui n'a point d'appui!» Et je priai du fond de mon coeur.
Je n'avais point encore aussi bien senti toute la force de mon amour pour Marie. L'image de sa douleur se présentait à ma pensée comme un remords: si j'étais innocent de ses peines, n'étais-je pas coupable de ne les point guérir? L'amour qui s'afflige des plaisirs dont il n'est pas l'auteur, est malheureux aussi des larmes mêmes qu'il n'a pas fait couler, et dont il ne tarit pas la source.
Un cardinal de Virginie, voltigeant dans les magnolias, éblouit mes regards de son plumage rouge, et interrompit ma méditation. Je m'aperçus que je m'étais égaré.
J'essayai de retourner sur mes pas; mais, dans ma course rapide, j'avais laissé si peu de traces que je ne pus les retrouver.
Je jugeai à peu près, par la position du soleil, de la place où j'étais, et de la direction que je devais prendre pour retourner à Baltimore; mais, dans une forêt, la plus légère déviation de la ligne qu'on doit suivre vous jette hors de votre route; et, après mille courses en sens opposés, après mille tentatives vaines pour retrouver mon chemin, je m'arrêtai tout haletant, sentis mes genoux fléchir et tombai au pied d'un cèdre à demi renversé par l'orage.
En ce moment, la forêt devenait de plus en plus silencieuse; les ombres s'allongeaient autour de moi, et l'oiseau moqueur saluait d'un dernier cri les derniers rayons du soleil mourant sur la cime des grands pins. Mes forces étaient épuisées, le sommeil s'empara de mes sens.
Ma présence dans la forêt aux approches du soir et l'assoupissement dans lequel je tombai n'étaient point sans danger. Aux dernières clartés du crépuscule succède toujours, dans le sud de l'Amérique, une humidité froide et pénétrante; cette fraîcheur soudaine, exhalée de la terre, est pernicieuse, et j'allais en recevoir l'impression funeste.
Cependant le péril était loin de ma pensée. J'avais le coeur plein des émotions qui venaient de m'agiter. L'image de Marie était toujours devant moi; je m'étais endormi dans son souvenir: des songes légers m'entretenaient de son amour et présentaient à mes yeux mille charmantes apparitions; il me semblait voir la fille de Nelson assise à mes côtés. Sa beauté, sa grâce, enivraient mes regards. Mais sa tristesse mystérieuse troublait ma joie; je lui disais: «Marie! pourquoi pleures-tu? quel tourment secret peut déchirer ton coeur? Ange de douceur et de bonté, serais-tu sur la terre pour souffrir, toi dont le regard seul enchante et console? Si tu es malheureuse, pourquoi ne déposes-tu pas ton coeur dans le coeur d'un ami? Hélas! tu ne peux savoir combien tu es aimée de Ludovic. Toi seule as ranimé du feu de tes regards ma vie pâle et près de s'éteindre, et mon âme, jadis avide, insatiable, se réjouit maintenant du sentiment unique dont elle est remplie.» Et j'entendais sa douce voix me répondre par des accents tendres et mélancoliques; je prenais sa main; je la pressais sur mon coeur; je la couvrais de baisers, et l'arrosais de mes larmes.
Tout à coup je me réveille… je sens l'impression d'une main qui glisse doucement sur mon front; j'entr'ouvre les yeux… Que vois- je! ô mon Dieu! Marie! Marie agenouillée près de moi, et levant au ciel ses mains suppliantes.
Oh! jamais tant de sentiments divers ne se pressèrent à la fois dans le fond de mon coeur!
Si rien n'est plus triste que le réveil quand il dissipe le fantôme d'un rêve charmant, quoi de plus doux qu'un songe d'amour et de volupté, qui par une touchante erreur, attendrit notre âme, et la prépare aux impressions d'une délicieuse réalité? Ce bonheur, dont le sommeil ne m'avait offert que la chimère, j'en jouissais maintenant, et j'y mêlais tous les prestiges de l'illusion qui n'était plus.
D'abord je fus muet en présence de celle qui était toute ma vie, car je ne savais pas si quelque vision n'abusait pas mes sens. Je croyais m'être réveillé; mais n'était-ce pas plutôt le commencement d'un songe?
— Ô mon Dieu! me dit-elle, Ludovic! fuyons ces lieux: bientôt la nuit sera venue, un froid mortel va succéder à la brûlante chaleur du jour.
— Marie! m'écriai-je alors, es-tu l'ange de mes jours, le bon génie de ma destinée? ou viens-tu, sylphide décevante, tromper mes sens, et te jouer de mon infortune?
— Je n'ai jamais trompé, répondit la vierge avec une émotion pleine de charme; je suis une fille au coeur simple et droit; je vous ai vu, Ludovic, partir pour la forêt, et, comme vous n'étiez point revenu au déclin du jour, j'ai craint pour votre vie… J'ai prévu que vous étiez égaré, et j'ai frémi à la pensée du péril qui vous menaçait…
— Ô ma bien-aimée! quel généreux dévouement!… mais ces dangers tu vas les partager avec moi!
— Ne craignez rien, me répondit-elle; je sais tous les détours de la forêt: ici, pas une mousse que je n'aie foulée aux pieds, pas un arbre dont je ne connaisse les ombres du matin et du soir! Les femmes de Baltimore se montrent à l'envi sur les places publiques; moi, je chéris ces retraites solitaires, ou du moins…
Elle s'arrêta pensive un instant… — Hâtons-nous, ajouta-t-elle. Et en prononçant ces mois, elle se mit en marche, et m'entraîna sur ses pas. J'avais saisi sa main; mes larmes coulaient en abondance; j'éprouvais mille sentiments que je ne pouvais exprimer. Je lui dis cependant:
— Marie, avant de savoir si j'étais aimé de toi, je sentais au fond de mon coeur un feu brillant qui le dévorait; le plus tendre des sentiments se mêlait pour moi de tourments amers, et de cruelles agitations… mais tu viens de me prouver que tu m'aimes, et je sens pénétrer dans mon âme des émotions d'une douceur inconnue… mon amour est plus ardent encore; mais il est tranquille… Oh! je t'en conjure, abandonne-toi, comme moi, au charme enivrant de cette impression pure et sans mélange. Cependant un chagrin me reste: je vois ta mélancolie; Marie, tu me caches quelque douleur. Tu ne crois donc pas à mon amour? Hélas! pourquoi un écho de cette forêt ne te dit-il pas les sentiments que tout à l'heure je confiais au désert
— Plût au ciel dit Marie, que je n'eusse point entendu ces révélations solitaires! Ludovic, pendant votre sommeil, votre voix murmurait des paroles enchantées, qui mettent le comble à mon infortune. Hélas!…
Elle n'acheva pas, Je voyais se presser les battements de son coeur; et ses yeux chargés de larmes s'efforçaient de ne pas pleurer.
— Quel est donc, ce mystère? m'écriai-je avec force; Marie, je t'en supplie, ouvre-moi ton âme, que je sache ton infortune comme tu sais mon amour! chacune de tes plaintes viendra s'éteindre dans mon coeur. La douleur n'est point semblable au bruit qui s'accroît en retentissant; elle cesse quand elle trouve de l'écho… Ma bien-aimée! laisse ta tète se pencher vers la mienne, appuie sur moi ta faiblesse; le parfum des plus douces fleurs est moins suave que le mélange de deux souffles amis, et tu ne sais pas tout ce que donne de force l'union de deux poitrines qui respirent ensemble… Va, quelle que puisse être ta destinée, tu ne seras pas aussi heureuse de ma protection que je serai fier de ton amour… Marie! sois mon amie! sois mon épouse chérie! Si, sur cette terre dévouée aux orages, tu dois être courbée par l'ouragan, tu trouveras du moins un abri où reposer ta tête; tes larmes les plus amères s'adouciront en se mêlant à celles d'un ami; et si, des flancs d'un nuage sombre, la foudre sortait pour nous frapper tous deux, étroitement enlacés, coeur contre coeur, il nous serait doux encore de mourir ensemble et de rendre dans les bras l'un de l'autre un dernier soupir de vie et de volupté.
Ainsi je disais; Marie gardait le silence; cependant nous marchions et nous approchions de Baltimore, hélas! trop rapidement. Oh! comme alors j'aurais béni le ciel s'il nous eût égarés dans notre route! quelle ivresse dans tout mon être! quel délire au fond de mon coeur!
Ce long entretien de mes passions avec la solitude; ces secrets d'amour confiés au désert, et surpris au sommeil; tant de bonheur succédant au péril; Marie, ma libératrice, mon guide, ma compagne; nos voix unies, nos bras entrelacés, notre marche dans le silence du soir; et à la fin du jour la douce clarté de l'astre des nuits venant avec son cortège de tendres rêveries; tout un monde de sentiments, d'idées, de passions, qui s'agitait dans mon coeur au milieu d'un monde muet et d'une nature endormie: ces vives impressions, météore de l'âme, apparaissent à mon souvenir en traits de feu.
J'interrogeais encore Marie, et je lui disais:
— Pourquoi repousses-tu ce sourire qui te cherche? Écoute, mon coeur ne bat-il pas d'accord avec ton coeur? ne sens-tu pas mon âme se mêler à la tienne? elles s'unissent, se confondent, et nulle puissance ne peut plus les diviser. Malheur à celui qui romprait cette alliance sacrée! malheur!…
— Arrêtez! s'écria Marie; elle se tut quelques instants:
— Ludovic, reprit-elle ensuite, je n'essaierai point de vous peindre les sentiments dont mon âme est remplie… Vous venez de me parler une langue dont je comprends le sens, parce que c'est celle du coeur; mais je n'en sais pas les mots… Ah! de grâce, cessez des discours qui m'enivrent et me désolent! L'image du bonheur est trop cruelle pour qui ne saurait être heureux. Vous m'aimez, Ludovic… Mon Dieu! cet amour, qui fait ma joie, est le gage de mon infortune… Ah! ma destinée est affreuse! Encore un jour… et vous en saurez le secret…
Cependant nous touchions aux portes de la cité. — Demeurez, me dit-elle d'une voix impérieuse; voici la ville… je dois être seule.
En prononçant ces mots, elle s'éloigna, me laissant plein d'un trouble profond.
Oh! que les heures d'incertitude sont longues et cruelles, quand on est sûr d'un malheur, et qu'il n'y a de douteux que sa nature!
Le malheur connu donne à l'âme un point d'appui. Elle souffre; mais elle sait la cause de sa souffrance; elle s'y arrête, s'y attache, et ce profond sentiment de sa peine est une proie dont elle se saisit.
Mais une infortune qu'on sent avant de la connaître, un mal insaisissable qui se présente à l'imagination sous mille formes diverses, une douleur vague et poignante dont on ignore la cause le genre et la durée: un pareil supplice, comment le supporter? Quelles forces morales faut-il appeler à son secours? doit-on se raidir ou plier? l'âme s'armera-t-elle du courage qui se résigne, ou de l'énergie qui combat?
Les conjectures et les terreurs se succédèrent dans mon esprit avec une incroyable rapidité… Je supposai tous les malheurs possibles, excepté le véritable. Les heures s'écoulaient lentement, comme toutes celles qui sont comptées.
Le lendemain, je ne sais quelle puissance irrésistible me ramena vers la forêt solitaire. Peut-être la fille de Nelson y reviendrait pour me donner la révélation promise.
Ah! comme, en parcourant ces lieux tout pleins d'une émotion récente, je me sentis l'âme troublée! Toutes mes impressions, amères ou douces, se réveillaient plus fortes à l'aspect du lieu qui les avait vues naître; chaque objet inanimé s'imprégnait à mes yeux d'un sentiment qui lui était propre. Ici, le vieux chêne et son ombre: c'était la longue rêverie, la méditation, l'élan de la pensée vers le ciel! Là, l'églantier dont j'avais effeuillé les roses: c'était Marie, sa beauté, sa chevelure embaumée, le parfum de sa voix. Ces lianes impénétrables, c'était le mystère; ce cèdre renversé, le désespoir. Hélas! le site le plus heureux contenait une douleur, et chaque douleur une larme.
Je voulus voir tous les lieux parcourus la veille; je repris les moindres détours que j'avais suivis. Arrivé à la place où j'avais vu Marie priant à genoux, je me prosternai la face contre terre, et je couvris de mes baisers la mousse qu'avaient humectée ses pleurs.
Un sentiment involontaire me retenait dans cette solitude; Marie ne paraissait point, et, à chaque instant, je croyais la voir ou l'entendre. Comme au moindre murmure du vent dans la cime des pins mon coeur battait avec violence! Tout me troublait: la chute d'une feuille, le vol d'un oiseau, le mouvement d'un insecte dans l'herbe.
Cependant je ne rencontrai dans la forêt que des souvenirs et des agitations nouvelles… Marie n'y vint pas.
De retour chez mon hôte, j'y trouvai une physionomie générale de tristesse et de deuil. Nelson se promenait gravement dans sa chambre, levant les yeux au ciel et laissant tomber de temps en temps une parole sentencieuse; les gens de la maison, voyant leurs maîtres affligés, partageaient leur douleur sans la comprendre.
Marie ne se montra point de tout le jour. Quand l'heure du soir fut venue, nous étions, Nelson, Georges et moi, assis dans le salon, où nous prenions le thé, suivant la coutume; chacun de nous était muet; je n'osais enfreindre un silence d'autant plus difficile à rompre qu'il avait duré plus longtemps; et cependant comment supporter davantage les tourments de mon incertitude 1
Enfin nous vîmes entrer Marie; son visage était pale, sa démarche tremblante; elle parut en baissant les yeux, et vint se placer près de son père. Au bout de quelques minutes, Nelson éleva la voix et me dit: «Mon jeune ami, je sais vos sentiments, je les crois purs, et je vous estime; mais vous ignorez nos malheurs: vous allez les connaître et nous plaindre.»
Chapitre VIII
La Révélation
«La Nouvelle-Angleterre, mon pays natal, n'est point la patrie de mes enfants: Georges et Marie sont nés dans la Louisiane. Hélas! plût au Ciel que je n'eusse jamais quitté le lieu de ma naissance! Mon père, négociant à Boston, fit sa fortune; à sa mort, son patrimoine se divisa également entre ses enfants, et ne suffit plus à leurs besoins. J'avais deux frères: le premier partit pour l'Inde, d'où il a rapporté de grandes richesses; le second s'est avancé dans l'Ouest: il possède aujourd'hui deux mille acres de terre et plusieurs manufactures dans l'Illinois. J'étais incertain sur le parti que je devais prendre: quelqu'un me dit: «Allez à la Nouvelle-Orléans, si vous n'y êtes pas victime de la fièvre jaune, vous y ferez une grande fortune.» L'alternative ne m'effraya pas, je suivis ce conseil… Hélas! j'ai moins souffert d'un climat insalubre que de la corruption des hommes.
«Partout où la société se partage en hommes libres et en esclaves, il faut bien s'attendre à trouver la tyrannie des uns et la bassesse des autres; le mépris pour les opprimés, la haine contre les oppresseurs, l'abus de la force, et la vengeance…
«Mais quelle terre de malédiction, ô mon Dieu! quelle dépravation dans les moeurs! quel cynisme dans l'immoralité! et quel mépris de la parole de Dieu dans une société de chrétiens!
«Cependant, sur cette terre de vices et d'impiété, mes yeux distinguèrent une jeune orpheline, innocente et belle, simple dans sa pensée, et fervente dans sa foi religieuse; elle était d'origine créole. J'unis ma destinée à celle de Thérésa Spencer. D'abord le ciel nous fut propice; la naissance de Georges et de Marie fut, en quelques années, le double gage de notre amour. J'avais fait de grandes entreprises commerciales; elles prospéraient toutes selon mes voeux. Hélas! notre bonheur fut passager comme celui des méchants! Je ne suis point impie, et la foudre du Dieu vengeur a courbé ma tête.
Avant son mariage, Thérésa Spencer avait attiré les regards d'un jeune Espagnol, don Fernando d'Almanza, d'une famille très riche, dont la fortune remonte au temps où la Louisiane était une colonie espagnole. Rien n'était plus séduisant que ce jeune homme; son esprit n'était point inférieur à sa naissance, et la distinction de ses manières égalait la beauté de ses traits. Cependant Thérésa l'éloigna d'elle. Je ne sais quel sens intime lui fit deviner un ennemi dans l'homme qui lui déclarait le plus tendre amour.
«Nous avons su depuis qu'il aspirait à l'aimer sans devenir son époux.
«La rigueur de Thérésa l'irrita vivement, et plus tard le spectacle de notre félicité rendit sans doute encore plus cuisantes les douleurs de sa vanité blessée, car il conçut et exécuta bientôt une détestable vengeance.
«Il répandit secrètement le bruit que Thérésa était, par sa bisaïeule, d'origine mulâtre; appuya cette allégation des preuves qui pouvaient la justifier; nomma tous les parents de Marie, en remontant jusqu'à celle dont le sang impur avait, disait-il, flétri toute une race.
«Sa dénonciation était odieuse; mais elle était vraie. La tache originelle de Thérésa Spencer s'était perdue dans la nuit des temps. À la voix de Fernando les souvenirs endormis se réveillèrent… Il y a tant de mémoire dans le coeur de l'homme pour les misères d'autrui. L'opinion publique fut toute en émoi; on fit une sorte d'enquête; les anciens du pays furent consultés, et il fut reconnu qu'un siècle auparavant, la famille de Thérésa Spencer avait été souillée par une goutte de sang noir.
«La suite des générations avait rendu ce mélange imperceptible. Thérésa était remarquable par une éclatante blancheur; et rien dans son visage, ni dans ses traits, ne décelait le vice de son origine; mais la tradition la condamnait.
«Depuis ce jour, notre vie, qui s'écoulait paisible et douce, devint amère et cruelle. Plus nous étions haut dans l'estime du monde, et plus la honte de déchoir fut éclatante. Je vis aussitôt chanceler les affections que je croyais les plus solides. Un seul ami, resté fidèle au malheur, eut à rougir de mon affection.
«Cet ami généreux, auquel vous tenez par les liens du sang, avait, je crois, comme Français, plus de philanthropie pour la race noire, et moins de préjugés contre elle, qu'il ne s'en trouve d'ordinaire chez les Américains. Lui seul, aux jours de l'infortune, me tendit une main secourable, et me préserva de l'opprobre d'une faillite. Le coup porté à ma position sociale avait en même temps ébranlé mon crédit. Les hommes de ce pays, si indulgents pour une banqueroute, furent sans pitié pour une mésalliance! [30]
«Cependant le mal était sans remède; je luttai contre ma fortune, parce qu'il est dans nos moeurs de ne jamais désespérer; mais l'obstacle était au-dessus d'une force humaine.
«Thérésa se reprocha cruellement des malheurs dont elle était innocente. Orpheline dès l'âge le plus tendre, elle n'avait point connu les secrets de sa famille. Sa douleur fut si profonde qu'elle n'y survécut pas; je la vis expirer dans mes bras, épuisée par ses larmes et par son désespoir.
«Quand elle fut enlevée à mon amour, elle si jeune d'années et si vieillie par le chagrin, elle si pure et si désolée, je doutai pour la première fois de la Providence et de mon courage. Ce doute était coupable; car j'ai trouvé des forces pour supporter ma misère, et le Ciel ne m'a point abandonné.
«Je quittai la Nouvelle-Orléans, où j'étais en but à trop de mauvaises passions, et déchiré par trop de cruels souvenirs. Je me suis fixé à Baltimore, où personne ne connaît la tache de mon alliance, ni le vice dont est souillée la naissance de mes enfants.
«Depuis dix ans que j'habite cette ville, j'y ai formé de nouvelles relations; je m'y suis fait un nouveau crédit, et j'ai retrouvé la fortune sans le bonheur, qui ne saurait plus exister pour moi.
«Nous vivons ici dans une apparente tranquillité: le trouble n'est que dans nos âmes.
«Tout le inonde ignore la honte de mes enfants, mais chaque jour on peut la découvrir. On nous aime, on nous honore, parce qu'on ne sait pas qui nous sommes. Un seul mot d'un ennemi bien informé pourrait nous perdre: nous ressemblons au coupable que la société croit innocent, et qui n'ose accepter la considération publique, parce que trop de honte suivra la révélation de son crime.
«Georges, dont le caractère noble et fier s'indigne des injustices du monde, se croit l'égal des Américains; et, si je ne l'eusse supplié, au nom de sa soeur, qu'il aime avec passion, de garder le silence, cent fois il aurait, à la face du public, révélé sa naissance, et bravé l'opinion.
«Au contraire, soumise à son destin et résignée, Marie cherche l'ombre et l'isolement. Tel est le secret de son aversion pour la société. Ah! certes, elle surpasse toutes les femmes de Baltimore en esprit, en talent, en bonté; mais elle n'est point leur égale.
«Je vous devais, mon jeune ami, cet aveu de notre infortune… L'hospitalité m'en faisait une loi. Vous cherchez le bonheur sur la terre; hélas! vous ne le trouverez pas parmi nous… Ailleurs, les joies du monde! ici, les chagrins et les sacrifices!»
Ainsi parla Nelson. Pendant ce récit, son visage austère parut quelquefois s'émouvoir. Georges frémissait sur son siège; sa colère muette éclatait dans ses gestes brusques et dans ses regards irrités. Marie, la tête penchée sur son sein cachait son visage à tous les yeux.
Pour moi, j'écoutais, incertain si je saisissais bien le langage étrange dont mon oreille était frappée; cependant rien n'était obscur dans les paroles que je venais d'entendre.
Je sentis se révolter mon coeur et ma raison.
— Voilà donc, m'écriai-je, ce peuple libre qui ne saurait se passer d'esclaves! L'Amérique est le sol classique de l'égalité, et nul pays d'Europe ne contient autant de servitude! Maintenant je vous comprends, Américains égoïstes; vous aimez pour vous la liberté; peuple de marchands, vous vendez celle d'autrui!
À peine avais-je prononcé ces mots, que j'eusse voulu les rappeler à moi; car je craignais d'offenser le père de Marie.
L'indignation avait saisi mon âme. La fille de Nelson, me voyant irrité d'abord, puis rêveur, se méprit sur les sentiments dont j'étais animé.
— Ludovic, me dit-elle d'une voix à demi éteinte, pourquoi ces regrets? ne vous l'avais-je pas dit? je suis indigne de votre amour!
Je lui répondis: — Marie, vous devinez mal ce qui se passe au fond de mon coeur. Il est vrai que mes sentiments pour vous ne sont plus les mêmes: je vous sais malheureuse: mon amour s'accroît de toute votre infortune.
— Ami généreux, s'écria Georges en me tendant la main, vous parlez noblement.
Et un rayon de joie éclaira tout à coup ce front sinistre et sombre.
Cependant Nelson demeurait impassible. Quand il vit nos émotions un peu calmées, il me dit: — L'enthousiasme vous égare, mon ami; prenez garde à l'entraînement d'une passion généreuse… Hélas! si vous contemplez d'un oeil moins prévenu la triste réalité, vous n'en pourrez soutenir l'aspect, et vous reconnaîtrez qu'un blanc ne saurait s'allier à une femme de couleur.
Je ne puis vous peindre le trouble que ces paroles jetaient dans mon esprit. Quelle situation étrange! à l'instant où Nelson me parlait ainsi, je voyais près de moi Marie, dont le teint surpassait en blancheur les cygnes des grands lacs.
Alors je dis: — Quelle est donc, chez un peuple exempt de préjugés et de passions, l'origine de cette fausse opinion qui note d'infamie des êtres malheureux, et de cette haine impitoyable qui poursuit toute une race d'hommes de génération en génération?
Nelson réfléchit un instant; ensuite il s'engagea entre nous une conversation, dont je puis vous rapporter exactement les termes; elle a laissé dans ma mémoire des traces que le temps ne saurait effacer.
NELSON.
La race noire est méprisée en Amérique, parce que c'est une race d'esclaves; elle est haïe, parce qu'elle aspire à la liberté.
Dans nos moeurs, comme dans nos lois, le nègre n'est pas un homme: c'est une chose.
C'est une denrée dans le commerce, supérieure aux autres marchandises; un nègre vaut dix acres de terre en bonne culture.
Il n'existe pour l'esclave ni naissance, ni mariage, ni décès.
L'enfant du nègre appartient au maître de celui-ci, comme les fruits de la terre sont au propriétaire du sol. Les amours de l'esclave ne laissent pas plus de traces dans la société civile que ceux des plantes dans nos jardins; et, quand il meurt, on songe seulement à le remplacer, comme on renouvelle un arbre utile, que l'âge ou la tempête ont brisé [31].
LUDOVIC.
Ainsi, vos lois interdisent aux nègres esclaves la piété filiale, le sentiment paternel et la tendresse conjugale. Que leur reste-t- il donc de commun avec l'homme?
NELSON.
Le principe une fois admis, toutes ces conséquences en découlent: l'enfant né dans l'esclavage ne connaît de la famille que ce qu'en savent les animaux; le sein maternel le nourrit comme la mamelle d'une bête fauve allaite ses petits; les rapports touchants de la mère à l'enfant, de l'enfant au père, du frère à la soeur, n'ont pour lui ni sens ni moralité; et il ne se marie point, parce qu'étant la chose d'autrui, il ne peut se donner à personne.
LUDOVIC.
Mais comment la nation américaine, éclairée et religieuse, ne repousse-t-elle pas avec horreur une institution qui blesse les lois de la nature, de la morale et de l'humanité? Tous les hommes ne sont-ils pas égaux?
NELSON.
Nul peuple n'est plus attaché que nous ne le sommes au principe de l'égalité; mais nous n'admettons point au partage de nos droits une race inférieure à la nôtre.
À ces mots, je vis la rougeur monter au front de Georges, et ses lèvres tremblantes prêtes à laisser partir un cri d'indignation; mais il fit un effort puissant, et contint sa colère.
Je répondis à Nelson: — On croit, aux États-Unis, que les noirs sont inférieurs aux blancs; est-ce parce que les blancs se montrent, en général, plus intelligents que les nègres? Mais comment comparer une espèce d'hommes élevés dans l'esclavage, et qui se transmettent de génération en génération l'abrutissement et la misère, à des peuples qui comptent quinze siècles de civilisation non interrompue; chez lesquels l'éducation s'empare de l'enfant au berceau, et développe en lui toutes les facultés naturelles? Nous n'avons point, en Europe, les préjugés de l'Amérique, et nous croyons que tous les hommes ne forment qu'une même famille, dont tous les membres sont égaux.
NELSON.
Sans doute, l'esclavage offense la morale et la loi de Dieu! cependant, ne jugez pas trop sévèrement le peuple américain: la Grèce eut ses ilotes; Rome, ses esclaves; le Moyen-Âge, les serfs; de nos jours, on a des nègres; et ces nègres, dont le cerveau est naturellement étroit, attachent peu de prix à la liberté; pour la plupart, l'affranchissement est un don funeste. Interrogez-les, tous vous diront qu'esclaves ils étaient plus heureux que libres. Abandonnés à leurs propres force, ils ne savent pas soutenir leur existence: et il meurt dans nos villes moitié plus d'affranchis que d'esclaves [32].
LUDOVIC.
Il est naturel que l'esclave qui, tout à coup, devient libre, ne sache ni user ni jouir de l'indépendance. Pareil à l'homme dont on aurait, dès l'âge le plus tendre, lié tous les membres, et auquel on dit subitement de marcher, il chancelle à chaque pas… La liberté est entre ses mains une arme funeste, dont il blesse tout ce qui l'entoure; et, le plus souvent, il est lui-même sa première victime. Mais faut-il en conclure que l'esclavage, une fois établi quelque part, doit être respecté? Non, sans doute. Seulement il est juste de dire que la génération qui reçoit l'affranchissement n'est point celle qui en jouit: le bienfait de la liberté n'est recueilli que par les générations suivantes… Je ne reconnaîtrai jamais ces prétendues lois de la nécessité, qui tendent à justifier l'oppression et la tyrannie.
NELSON.
Je pense ainsi que vous; cependant, ne croyez pas que les nègres soient traités avec l'inhumanité dont on fait un reproche banal à tous les possesseurs d'esclaves; la plupart sont mieux vêtus, mieux nourris et plus heureux que vos paysans libres d'Europe.
— Arrêtez! s'écria Georges avec violence (car en ce moment sa colère devint plus forte que son respect filial); ce langage est inique et cruel! Il est vrai que vous soignez vos nègres à l'égal de vos bêtes de somme! mieux même, parce qu'un nègre rapporte plus au maître qu'un cheval ou un mulet… Quand vous frappez vos nègres, je le sais, vous ne les tuez pas: un nègre vaut trois cents dollars… Mais ne vantez point l'humanité des maîtres pour leurs esclaves: mieux vaudrait la cruauté qui donne la mort, que le calcul qui laisse une odieuse vie!… Il est vrai que, d'après vos lois, un nègre n'est pas un homme: c'est un meuble, une chose… Oui, mais vous verrez que c'est une chose pensante… une chose qui agite et qui remue un poignard… Race inférieure! dites-vous? Vous avez mesuré le cerveau du nègre, et vous avez dit: «Il n'y a place dans cette tête étroite que pour la douleur»; et vous l'avez condamné à souffrir toujours. Vous vous êtes trompés; vous n'avez pas mesuré juste: il existe dans ce cerveau de brute une case qui vous a échappé, et qui contient une faculté puissante, celle de la vengeance… d'une vengeance implacable, horrible, mais intelligente… S'il vous hait, c'est qu'il a le corps tout déchiré de vos coups, et l'âme toute meurtrie de vos injustices… Est-il si stupide de vous détester? Le plus fin parmi les animaux chérit la main cruelle qui le frappe, et se réjouit de sa servitude… Le plus stupide parmi les hommes, ce nègre abruti, quand il est enchaîné comme une bête fauve, est libre par la pensée, et son âme souffre aussi noblement que celle du Dieu qui mourut pour la liberté du monde. Il se soumet; mais il a la conscience de l'oppression; son corps seul obéit; son âme se révolte. Il est rampant! oui… pendant deux siècles il rampe à vos pieds… un jour il se lève, vous regarde en face et vous tue. Vous le dites cruel! mais oubliez-vous qu'il a passé sa vie à souffrir et à détester! Il n'a qu'une pensée: la vengeance, parce qu'il n'a eu qu'un sentiment: la douleur.
Georges, en parlant, s'était animé d'un feu presque surnaturel, et son regard étincelait de haine et de colère.
— Mon ami, reprit froidement Nelson, croyez-vous qu'il n'en coûte pas à mon coeur de juger comme je le fais une race à laquelle votre mère ne fut pas étrangère?
— Ah! mon père, s'écria Georges, avant d'être époux, vous étiez
Américain.
Alors Marie jetant sur son frère un regard suppliant: — Georges, lui dit-elle, pourquoi ces emportements?
Puis se tournant vers Nelson: — Mon père, vous avez raison; les Américaines sont supérieures aux femmes de couleur; elles aiment avec leur raison: moi, je ne sais vous aimer qu'avec mon coeur.
Et, en prononçant ces mots, elle se jeta dans ses bras, comme pour y cacher la honte qui couvrait son visage.
Georges reprit: — Ma soeur rougit de son origine africaine… moi, j'en suis fier. Les hommes du Nord n'ont qu'à s'enorgueillir de leur génie froid comme leur climat… nous devons, nous, au soleil de nos pères des âmes chaudes et des coeurs ardents.
Il se tut quelques instants; puis il ajouta avec un sourire amer:
— Les Américains sont un peuple libre et commerçant… mais qu'ils y prennent garde, il leur manquera bientôt une branche d'industrie; bientôt ils perdront le privilège de vendre et d'acheter des hommes: la terre d'Amérique ne doit pas longtemps porter des esclaves.
NELSON.
Oui, je le reconnais avec joie, l'esclavage décroît chaque jour; et sa disparition entière sera l'oeuvre du temps.
GEORGES.
Et si les esclaves se fatiguaient d'attendre?
NELSON.
Malheur à eux! S'ils ont recours à la violence pour devenir libres, ils ne le seront jamais; leur révolte amènerait leur destruction. Il est vrai que le nombre des noirs dans le Sud surpassera bientôt celui des blancs; mais tous les États du Centre et du Nord feraient cause commune avec les Américains du Midi, pour exterminer des esclaves rebelles… Tout appel à la force les perdrait: qu'ils aient plus de foi dans les progrès de la raison.
Déjà, dans le Nord, l'esclavage est aboli; et les États méridionaux entendent murmurer des mots de liberté. Naguère, un prompt supplice eût étouffé la voix assez hardie pour réclamer dans le Sud, l'indépendance des nègres; aujourd'hui, cette question s'agite, en Virginie, au sein même de la législature. Il semble que, chaque année, les idées de liberté universelle franchissent un degré de latitude; le vent du nord les pousse impétueusement. En ce moment, elles traversent le Maryland: c'est la Nouvelle-Angleterre, ma patrie, qui répand dans toute l'Union ses lumières, ses moeurs et sa civilisation.
LUDOVIC.
Il y a tant de puissance dans un principe de morale éternelle!
GEORGES.
Et surtout dans l'intérêt… Savez-vous pourquoi les Américains sont tentés d'abolir la servitude? c'est qu'ils commencent à penser que l'esclavage nuit à l'industrie.
Ils voient pauvres les États à esclaves, et riches ceux qui n'en ont pas; et ils condamnent l'esclavage.
Ils se disent: L'ouvrier libre, travaillant pour lui, travaille mieux que l'esclave; et il est plus profitable de payer un ouvrier qui fait bien que de nourrir un esclave qui fait mal… Et ils condamnent l'esclavage.
Ils se disent encore: Le travail est la source de la richesse; mais la servitude déshonore le travail: les blancs seront oisifs, tant qu'il y aura des esclaves; et ils condamnent l'esclavage.
Leur intérêt est d'accord avec leur orgueil… L'émancipation des noirs ne fait des hommes libres que de nom: le nègre affranchi ne devient point pour les Américains un rival dans le commerce ou dans l'industrie. Il peut être l'une de ces deux choses: mendiant ou domestique; les autres carrières lui sont interdites par les moeurs. Affranchir les nègres aux États-Unis, c'est instituer une classe inférieure… et quiconque est blanc de pure race appartient à une classe privilégiée… La couleur blanche est une noblesse.
— Ne croyez point, mon ami, dis-je en m'adressant à Georges, que ces préjugés soient destinés à vivre éternellement! Selon les lois de la nature, la liberté d'un homme ne peut appartenir à un autre homme. Liberté! mère du génie et de la vertu, principe de tout bien, source sacrée de tous les enthousiasmes et de tous les héroïsmes, une race d'hommes serait-elle condamnée à ne se réchauffer jamais aux rayons de ta divine lumière! Vouée pour toujours à l'esclavage, elle ne connaîtrait ni les gloires du commandement ni la moralité de l'obéissance; incessamment courbée sous les fers pesants de la servitude, elle n'aurait pas la force d'élever ses bras vers le ciel; travaillant sans relâche sous l'oeil de ses tyrans, il lui serait interdit de contempler à loisir le firmament si beau, si resplendissant de clartés, d'y élancer sa pensée, et de se livrer à ces admirations sublimes d'où naissent l'inspiration pour l'esprit, l'élévation pour l'âme, et pour le coeur la poésie.
Et, me tournant vers Nelson, je repris en ces termes:
— La société américaine, qui porte la plaie de l'esclavage, travaille-t-elle du moins à la guérir? et prépare-t-elle, pour deux millions d'hommes, la transition de l'état de servitude à celui de liberté?
NELSON.
Personne, hélas! n'est d'accord sur ce point. Les uns voudraient qu'on affranchît d'un seul coup tous les nègres; d'autres, qu'on déclarât libres tous les enfants à naître des esclaves. Ceux-ci disent: Avant d'accorder la liberté aux noirs, il faut les instruire; ceux-là répondent: Il est dangereux d'instruire des esclaves.
Ne sachant quel remède employer, on laisse le mal se guérir de lui-même. Les moeurs se modifient chaque jour; mais la législation n'est pas changée: la loi punit de la même peine le maître qui montre à écrire à son esclave, et celui qui le tue; et le pauvre nègre coupable d'avoir ouvert un livre encourt le châtiment du fouet [33].
LUDOVIC.
Quelle cruauté! Je conçois que vous n'affranchissiez pas subitement tous les nègres; mais d'où vient que vous flétrissez de tant de mépris ceux à qui vous avez donné la liberté?
NELSON.
Le noir qui n'est plus esclave le fut, et, s'il est libre, on sait que son père ne l'était pas.
LUDOVIC.
Je concevrais encore la réprobation qui frappe le nègre et le mulâtre, même après leur affranchissement, parce que leur couleur rappelle incessamment leur servitude; mais ce que je ne puis comprendre, c'est que la même flétrissure s'attache aux gens de couleur devenus blancs, et dont tout le crime est de compter un noir ou un mulâtre parmi leurs aïeux.
NELSON.
Cette rigueur de l'opinion publique est injuste sans doute; mais elle tient à la dignité même du peuple américain… Placé en face de deux races différentes de la sienne, les Indiens et les nègres, l'Américain ne s'est mêlé ni aux uns ni aux autres. Il a conservé pur le sang de ses pères. Pour prévenir tout contact avec ces nations, il fallait les flétrir dans l'opinion. La flétrissure reste à la race, lorsque la couleur n'existe plus.
LUDOVIC.
Dans l'état présent de vos moeurs et de vos lois, vous ne connaissez point de noblesse héréditaire?
NELSON.
Non sans doute. La raison repousse toute distinction qui serait accordée à la naissance, et non au mérite personnel.
LUDOVIC.
Si vos moeurs n'admettent point la transmission des honneurs par le sang, pourquoi donc consacrent-elles l'hérédité de l'infamie? On ne naît point noble, mais on naît infâme! Ce sont, il faut l'avouer, d'odieux préjugés!
Mais enfin, un blanc pourrait, si telle était sa volonté, se marier à une femme de couleur libre?
NELSON.
Non, mon ami, vous vous trompez.
LUDOVIC.
Quelle puissance l'en empêcherait?
NELSON.
La loi… Elle contient une défense expresse et déclare nul un pareil mariage.
LUDOVIC.
Ah! quelle odieuse loi! Cette loi, je la braverai.
NELSON.
Il est un obstacle plus grave que la loi même: ce sont les moeurs. Vous ignorez quelle est, dans la société américaine, la condition des femmes de couleur.
Apprenez (je rougis de le dire, parce que c'est une grande honte pour mon pays) que, dans toute la Louisiane, la plus haute condition des femmes de couleur libres, c'est d'être prostituées aux blancs.
La Nouvelle-Orléans est, en grande partie, peuplée d'Américains venus du Nord pour s'enrichir, et qui s'en vont dès que leur fortune est faite. Il est rare que ces habitants de passage se marient; voici l'obstacle qui les en empêche:
Chaque année, pendant l'été, la Nouvelle-Orléans est ravagée par la fièvre jaune. À cette époque, tous ceux auxquels un déplacement est possible, quittent la ville, remontent le Mississipi et l'Ohio, et vont chercher, dans les États du centre ou du Nord, à Philadelphie ou à Boston, un climat plus salubre. Quand la saison des grandes chaleurs est passée, ils reviennent dans le Sud, et reprennent place à leur comptoir. Ces migrations annuelles n'ont rien qui gêne un célibataire; mais elles seraient incommodes pour une famille entière. L'Américain évite tout embarras en se passant d'épouse, et en prenant une compagne illégitime; il choisit toujours celle-ci parmi les femmes de couleur libres; il lui donne une espèce de dot; la jeune fille se trouve honorée d'une union qui la rapproche d'un blanc; elle sait qu'elle ne peut l'épouser; c'est beaucoup à ses yeux que d'en être aimée… Elle aurait pu, d'après nos lois, se marier à un mulâtre; mais une telle alliance ne l'eût point sortie de sa classe. Le mulâtre n'aurait d'ailleurs pour elle aucune puissance de protection; en épousant l'homme de couleur, elle perpétuerait sa dégradation; elle se relève en se prostituant au blanc. Toutes les jeunes filles de couleur sont élevées dans ces préjugés, et dès l'âge le plus tendre, leurs parents les façonnent à la corruption. Il y a des bals publics où l'on n'admet que des hommes blancs et des femmes de couleur; les maris et les frères de celles-ci n'y sont pas reçus; les mères ont coutume d'y venir elles-mêmes; elles sont témoins des hommages adressés à leurs filles, les encouragent et s'en réjouissent. Quand un Américain tombe épris d'une fille, c'est à sa mère qu'il la demande; celle-ci marchande de son mieux, et se montre plus ou moins exigeante pour le prix, selon que sa fille est plus ou moins novice. Tout cela se passe sans mystère; ces unions monstrueuses n'ont pas même la pudeur du vice qui se cache par honte, comme la vertu par modestie; elles se montrent sans déguisement à tous les yeux, sans qu'aucune infamie ni blâme s'attachent aux hommes qui les ont formées. Quand l'Américain du Nord a fait sa fortune, il a atteint son but… Un jour il quitte la Nouvelle-Orléans, et n'y revient jamais… Ses enfants, celle qui, pendant dix ans, vécut comme sa femme, ne sont plus rien pour lui. Alors la fille de couleur se vend à un autre. Tel est le sort des femmes de race africaine à la Louisiane.
— En disant ces mois, Nelson laissa échapper un soupir. On voyait qu'il s'était imposé une pénible contrainte, et que le sentiment d'un devoir à remplir avait seul soutenu sa voix.
Plongé dans une sombre rêverie, Georges semblait ne prêter à ce récit aucune attention… Marie donnait, dans sa douleur profonde, un spectacle digne de pitié. Telle on voit, durant l'orage, une tendre fleur incliner sa tête; faible, mais pliante, elle marque, en se courbant, les coups de la tempête… et, quand l'ouragan est loin d'elle, abattue et languissante, elle ne relève point sa tige flétrie.
Ainsi, pendant que parlait Nelson, Marie, faible femme, roseau dévoué aux orages du coeur, était agitée de mille secousses; chaque révélation lui portait un coup funeste; un instinct de pudeur lui découvrait le sens des paroles qu'elle avait entendues; elle sentait son humiliation sans la comprendre; et, avec l'innocence dans le coeur, elle portait sur son front la rougeur d'une coupable.
Pour moi, ne pouvant résister à l'émotion de cette scène, je m'écriai: — Vos moeurs et vos lois me font horreur; je ne m'y soumettrai jamais… Ah! si Marie ne craint point de se lier à ma destinée, nous quitterons ensemble ce pays de préjugés odieux; nous fuirons des contrées de servitude et de ténèbres, et nous irons vers cette terre de lumières et de liberté, vers cette Nouvelle-Angleterre qui s'avance d'un pas si ferme et si rapide dans la voie de la civilisation!
— Hélas! mon ami! répliqua Nelson, les préjugés contre la population de couleur sont, il est vrai, moins puissants à Boston qu'à la Nouvelle-Orléans; mais nulle part ils ne sont amortis.
— Eh bien! répondis-je aussitôt, ces préjugés, je les déteste et je saurai les braver! c'est une lâcheté infâme que de s'éloigner des malheureux dont l'infortune n'est point méritée!…
En ce moment Marie parut sortir de son abattement; sa paupière affaissée se releva; alors, d'une voix qui trahissait une émotion profonde: — D'où vient, me dit-elle, que vous nous plaignez, après ce que vous avez entendu? La pitié des hommes s'attache aux maux passagers; mais un malheur qui, comme le nôtre, ne doit point finir, fatigue et décourage les coeurs les plus compatissants…
Mon ami, ajouta-t-elle avec un accent presque solennel, vous ne comprenez rien à mon sort ici-bas; parce que mon coeur sait aimer, vous croyez que je suis une fille digne d'amour; parce que vous me voyez un front blanc, vous pensez que je suis pure… mais non… mon sang renferme une souillure qui me rend indigne d'estime et d'affection… Oui! ma naissance m'a vouée au mépris des hommes!… Sans doute cet arrêt de la destinée est mérité,… Les décrets de Dieu quelquefois cruels, sont toujours justes!…
Puis, me trouvant inébranlable dans mes sentiments: — Vous ne savez pas, me dit-elle, que vous vous déshonorez en me parlant? Si l'on vous voyait près de moi dans un lieu public, on dirait: Cet homme perd toute bienséance; il accompagne une femme de couleur.
Hélas! Ludovic, contemplez sans passion la triste réalité: associer votre vie à une pauvre créature telle que moi, c'est embrasser une condition pire que la mort.
N'en doutez pas, ajouta-t-elle d'une voix inspirée, c'est Dieu lui-même qui a séparé les nègres des blancs… Cette séparation se retrouve partout: dans les hôpitaux où l'humanité souffre, dans les églises où elle prie, dans les prisons où elle se repent, dans le cimetière où elle dort de l'éternel sommeil.
— Eh quoi! m'écriai-je, même au jour de la mort?…
— Oui, reprit-elle avec un accent grave et mélancolique; quand je mourrai, les hommes se souviendront que, cent ans auparavant, un mulâtre exista dans ma famille; et si mon corps est porté dans la terre destinée aux sépultures, on le repoussera de peur qu'il ne souille de son contact les ossements d'une race privilégiée… Hélas! mon ami, nos dépouilles mortelles ne se mêleront point sur la terre; n'est-ce pas le signe que nos âmes ne seront point unies dans le ciel?…
— Cesse, m'écriai-je, ô ma bien-aimée, cesse, je t'en conjure, un langage qui déchire mon coeur… Pourquoi ta honte? pourquoi tes larmes?
La honte est aux méchants qui font gémir l'innocence! Et, si tu m'aimes, la source de tes pleurs sera bientôt tarie, laisse à mon amour le soin de te protéger… Tu crains pour moi l'infamie!… Marie, tu ne sais pas combien je m'enorgueillis de toi! Tu ne comprends pas comme je serai fier de me montrer en tous lieux, paré de ton amour, de ta beauté, de ton infortune! Ah! qu'ils me jettent an visage une parole de mépris, ces nobles marchands aux armoiries brillantes, au sang pur et sans mélange! comme je jouirai de leur insolence! En Europe, que ferais-je pour toi, Marie? là on tomberait à tes genoux, ange de grâce et de bonté; chacun s'approcherait pour être béni de ton sourire, fille chaste et pure; quel homme n'envierait la gloire de protéger ton innocence et ta faiblesse? Ici l'on te repousse, on te déshonore… Ah! que je vous rends grâces, Américains insensibles et froids, de vos mépris et de vos injustices! Par vous, celle que j'aime est abaissée… mais vous la verrez relever sa belle tête! vous lui rendrez foi et hommage, nobles seigneurs de comptoir… vos fronts basanés de race blanche s'inclineront devant la blanche fille de couleur… je vous la ferai respecter! Marie sera la première parmi vos femmes!…
En prononçant ces mots, je me prosternai aux pieds de Marie, comme pour indiquer le culte dont je jugeais digne mon idole… La fille de Nelson pleurait de bonheur; elle prit mes mains dans ses deux mains, y laissa tomber quelques pleurs et posa sur moi sa tête, me montrant par ce signe qu'elle acceptait mon appui. Ces larmes de la faible femme tombées sur l'homme fort signifiaient sans doute que toute ma puissance ne nous préserverait pas des orages!
Cependant Georges, dont l'émotion était extrême, se jeta dans mes bras; il me serrait étroitement contre sa poitrine, seul langage que trouvât son coeur.
Nelson, impassible, conservant son attitude calme et froide au milieu des passions violentes qui nous agitaient, ressemblait à ces vieilles ruines du rivage de l'Océan qu'on voit immobiles sur la pointe d'un roc, tandis que tout croule autour d'elles, et qui demeurent debout au mépris de l'ouragan déchaîné sur leur tête et des flots en fureur mugissant à leurs pieds. Nos passions ne l'avaient point ému, et aucune de nos paroles ne l'avait irrité.
— Mon ami, me dit-il après un peu de silence, votre coeur généreux vous égare. Ma raison viendra au secours de la vôtre; vous ne savez pas quelle tâche on entreprend quand on veut combattre les préjugés de tout un peuple et demeurer dans une société dont on heurte chaque jour les opinions et les sentiments! Non, je ne consentirai point à votre union avec ma fille. Cependant je ne repousse pas à jamais vos voeux. Parcourez l'Amérique; voyez le monde dans lequel vous prétendez vivre; étudiez ses passions et ses préjugés; mesurez la force de l'ennemi que vous bravez; et lorsque vous connaîtrez le sort de la population noire dans les pays d'esclaves et dans les États même où l'esclavage est aboli, alors vous pourrez prendre une résolution éclairée. Je ne crois pas, je vous l'avoue, qu'il appartienne à une force humaine de résister aux impressions que vous allez recevoir. Mais si l'aspect d'une misère affreuse n'effraie point votre courage et ne rebute point votre coeur, croyez-vous que j'hésite à accepter pour ma chère Marie l'appui généreux que vous viendrez lui présenter?
La réponse ferme de Nelson, dont l'accent annonçait une volonté déterminée, me consterna…
— J'exige, ajouta-t-il, que vous passiez au moins six mois dans l'observation des moeurs de ce pays… Ce temps d'épreuve vous suffira sans doute.
Dans l'impatience de mon amour, je dis à Nelson: Nous sommes malheureux aux États-Unis; vos enfants, par leur naissance; vous et moi, par l'infortune de vos enfants. Quittons ce pays, allons en France. Là, nous ne trouverons point de préjugés contre les familles de couleur.
Je fus surpris de voir qu'à ces mots Georges ne donnait aucune marque d'assentiment; car l'avis que j'ouvrais me semblait devoir lui sourire; cependant il resta silencieux et rêveur.
— Vous hésitez? lui dis-je.
— Non, répondit Georges, non… je n'hésite pas… Jamais je ne quitterai l'Amérique.
Nelson donna un signe d'approbation et Marie fit entendre un soupir.
— Je suis opprimé dans ce pays, reprit Georges; mais l'Amérique est ma patrie! N'est-on bon citoyen qu'à la condition d'être heureux?… De puissants liens m'y retiennent; le plus grand nombre y est enchaîné par des intérêts, moi j'y suis attaché par des devoirs… Il n'est pas généreux de fuir la persécution!… Ah! si j'étais seul infortuné! peut-être je fuirais… mais mon sort est celui de toute une race d'hommes… Quelle lâcheté de se retirer de la misère commune pour aller chercher seul une heureuse vie!… Et puis… le devoir n'est pas l'unique lien qui m'y enchaîne; j'y puis jouir encore de quelque bonheur. Notre abaissement ne sera pas éternel. Peut-être serons-nous forcés de conquérir par la force l'égalité qu'on nous refuse… Quel beau jour que celui d'une juste vengeance! Non, non… je ne fuirai point l'Amérique. Mais, Ludovic, ajouta-t-il, si vous devez rendre heureuse en France ma soeur, ma chère Marie, ah! partez!… malgré…
Il n'acheva pas; une larme tomba de ses yeux.
— Ah! jamais, mon frère, je ne me séparerai de toi, s'écria Marie avec tendresse.
Pendant ce temps, Nelson réfléchissait; Dieu nous préserve, me dit-il enfin, de suivre votre conseil! Je sais quelle est en France la corruption des moeurs; et si ma fille est docile à ma voix, jamais elle ne respirera l'air infect de ces sociétés maudites, dans lesquelles la morale est sans cesse outragée, où la fidélité conjugale est un ridicule, et le vice le plus odieux une faiblesse excusable.
Je fis observer à Nelson que les moeurs des femmes, en France, n'étaient plus aujourd'hui ce qu'elles avaient été dans le dernier siècle [34]. Mais, tandis que je parlais, il murmurait sourdement ces mots: — La France! terre d'impiété! terre de malédiction!
— Pour moi, reprit-il gravement, je ne quitterai point mon pays. Les Américains des États-Unis sont un grand peuple… Mes pères ont abandonné l'Europe qui les persécutait… Je ne remonterai point vers la source de leur infortune…
Alors je suppliai de nouveau Nelson de me faire grâce d'un temps d'épreuve inutile; mais ma prière fut vaine.
Chapitre IX
L'épreuve — 1 —
Nelson fut inflexible dans son sentiment, Je ne pouvais approuver ses craintes; cependant il me fallut obéir à sa volonté. Je me consolais en pensant que cet obstacle n'était qu'un ajournement de mon bonheur… N'étais-je pas sûr du coeur de Marie? et Nelson me promettait qu'à mon retour, si mes intentions n'étaient pas changées, il cesserait de les combattre.
Avant de quitter Marie, je lui donnai mille assurances d'amour. Elle m'écoutait triste et silencieuse; enfin, d'une voix attendrie: — Je ne veux point, me dit-elle, par des serments justifier les vôtres. Pour vous rester fidèle, il ne me faudra ni sacrifices ni efforts, à moi que personne ne peut aimer; mais vous, ami généreux, vous ne pouvez engager l'avenir et vous charger, en entrant dans la vie, d'un fardeau qui vous écraserait au premier pas. Ses larmes achevèrent de me répondre. Au jour marqué pour mon départ, comme j'allais prendre dans la baie de Baltimore le bateau à vapeur qui devait me conduire à New York, et, au moment où le canot d'embarcation commençait à s'éloigner de terre, Marie, dont j'avais reçu les adieux, me fit un signe du rivage, et levant ses mains vers moi: — Ludovic, s'écria-t-elle, vos serments! vous ne pourrez les tenir!… je vous en délie… Je fis un mouvement vers elle; mais l'absence était commencée. Je jetai une parole aux vents; déjà j'étais trop loin pour être entendu. Avec quelle rapidité cette séparation devint complète! comme l'intervalle entre nous s'agrandit vite! D'abord la distance que l'oeil mesure sans peine; puis l'horizon lointain qui se dérobe à la vue; et tout à coup le vide immense, sans bornes, dans lequel on s'agite, entre le ciel et la mer! Ainsi, un moment insensible sépare l'existence qui touche à la terre de la vie qui se perd dans l'espace!…
Lorsque, de deux amis qui se séparent, l'un s'éloigne sur mer, le moins à plaindre est celui qui, du rivage, suit des yeux le vaisseau qui part; après qu'il ne distingue plus personne sur le navire, il regarde longtemps encore; sa douleur est comme en suspens, et, tant qu'il aperçoit la pointe d'un mât, l'ombre d'une voile, il tient par quelque chose à l'être chéri qui va disparaître. Un moment vient où le vaisseau se réduit aux proportions d'un atome imperceptible, jusqu'à ce qu'enfin il échappe aux regards et se confonde dans l'horizon avec le ciel et les flots. Alors il se fait dans le coeur un affreux brisement: c'est la sombre nuit succédant à la dernière lueur d'une clarté mourante; c'est le signal du désespoir pour l'âme qui sentait venir son infortune.
Cependant, celui que la voile entraîne est encore plus malheureux: la vapeur, les vents, tout conspire contre lui; à peine quelques instants sont-ils écoulés que cette terre, sur laquelle il cherche un ami, n'offre plus à ses regards qu'un point obscur; rien ne s'y distingue, rien ne s'en détache. Une petite barque ressort à toits les yeux sur l'immense Océan; et tout est confusion sur une terre lointaine; édifices, forêts, habitants, tout s'y fond dans une seule teinte qui ne forme qu'une ombre… Ainsi, l'ami que vous laissez sur le rivage vous échappe subitement; vous cessez tout à coup de le toucher, de l'entendre, de le voir; toutes les douleurs de l'absence vous saisissent à la fois.
Mon chagrin fut profond… L'aspect de l'Océan vint ajouter encore à la tristesse de mon âme. Rien, hélas! ne ressemble plus aux jours de la vie que les mouvements d'un vaisseau; la plupart sont modérés: c'est l'image de la vie commune, placée entre le calme et la tempête. Le vaisseau va jusqu'à ce qu'il s'use ou se brise; un autre prend sa place pour recommencer les mêmes courses à travers les mêmes périls: ainsi font les hommes sur la terre. Pareil à l'Océan, le monde seul ne change point et demeure avec ses écueils, ses orages et ses abîmes.
En rappelant le souvenir de mes dernières années, j'y trouvai un tel enchaînement de malheurs, qu'il me sembla que ma vie était engagée à l'infortune… j'accusai ma destinée, et, comme l'amour de Marie me restait assez puissant pour lutter seul contre toutes mes peines, je m'efforçai de me ravir à moi-même cette dernière consolation, et mon esprit fut ingénieux à forger des soupçons et des défiances qui n'étaient pas dans mon coeur. Je savais que la légèreté est le défaut de toutes les femmes; parmi celles qui sont constantes, la plupart ne le sont que par faiblesse: on peut, en restant près d'elles, perdre leur amour; mais n'est-ce pas le seul moyen de conserver leur foi? J'ai toujours cru que les hommes ont des affections plus profondes; les femmes, des passions plus vives: les premiers aiment mieux de loin; les femmes, de près: l'homme a plus d'imagination, et l'imagination va toujours au-delà du réel; la femme, plus de sensibilité, et la sensibilité se nourrit d'excitations instantanées. J'avais vu Marie tout en larmes à mon départ… mais son amour serait-il puissant contre l'absence? Moi, j'avais été courageux devant elle, et loin de sa vue je pleurais.
Alors commença pour moi une vie de misère profonde, et presque de honte; car je sentis défaillir mon courage. La douleur d'être séparé de celle que j'aimais abattait mon âme; et je me trouvai en face de malheurs qui dépassaient tout ce que mon imagination avait pu prévoir. Mais à quoi bon vous affliger de l'histoire de mes maux?
Ici Ludovic s'arrêta; sa physionomie prit un aspect plus sombre, son regard devint fixe, et ses lèvres immobiles demeuraient en suspens, comme si elles se refusaient à un douloureux aveu.
— De grâce, s'écria le voyageur, continuez un récit qui m'instruit et me touche. Je suis avide de connaître votre destinée… Parlez, je vous en supplie.
— Je ne vous ai pas dit la moitié de mes malheurs; et quel intérêt…
L'intérêt le plus vif, répliqua le voyageur, me rend attentif à vos paroles. Vous me racontez vos peines; ce sont elles qui me captivent. Je n'ai jamais recherché ni les joies ni les félicités du monde; mais je me suis toujours senti attiré par l'infortune. Le bonheur des hommes est si mêlé d'orgueil et d'égoïsme, qu'il m'ennuie et me dégoûte, mais il me reste dans l'âme une longue et douce impression quand j'ai pleuré avec des malheureux.
— Hélas! reprit Ludovic après une courte pause, voici l'époque de ma vie dont le souvenir est le plus amer; c'est le temps où j'ai senti chanceler dans mon coeur les serments qui m'unissaient à mon amie… Aujourd'hui, je rougis de ma faiblesse. Mon Dieu! par quels malheurs il m'a fallu passer pour arriver à cette criminelle hésitation!
J'avais, dans toute la sincérité de mon coeur, juré à Marie que je l'aimerais toujours. L'obstacle qu'on opposait à mon amour, quelque grave qu'on le représentât à mes yeux, me semblait puéril et méprisable. Que m'importait un préjugé social, quand j'avais pour moi le coeur de Marie? Mais lorsque, rentré dans le monde, et sujet à ses froissements, je me trouvai en face de ce préjugé puissant, inflexible, répandu dans toutes les classes, accepté par tout le monde, dominant la société américaine, sans qu'aucune voix s'élève pour le combattre; écrasant ses victimes sans réserve, sans pitié, sans remords; lorsque je vis, dans les États libres de l'Union, la population noire couverte d'un opprobre pire peut-être que l'esclavage; toutes les personnes de couleur flétries par le mépris public, abreuvées d'outrages, encore plus dégradées par la honte que par la misère: alors je sentis s'élever en moi de terribles combats… Tantôt saisi d'indignation et d'horreur, je me croyais assez fort pour lutter seul contre tous; mon orgueil se plaisait à rencontrer pour adversaire tout un peuple, le monde entier!… mais, après ces nobles élans, je retombais en présence de mille réalités décourageantes, et je me demandais quel serait mon sort; quel serait celui de Marie elle-même, au sein de tant d'amertume et d'ignominie! j'hésitai: ce fut là mon crime… Cependant mon coeur n'était point dupe des sophismes de ma raison. Marie, me disais-je, serait malheureuse quand nous serions unis; mais ne le serait-elle pas davantage si notre union ne se formait jamais? Cesserait-elle d'être une pauvre femme de couleur, parce que je lui aurais manqué de foi! Le monde ne l'accablerait-il plus de son mépris, parce qu'elle aurait perdu l'appui du seul être capable de la faire respecter?
Je portai mes incertitudes et mes angoisses de ville en ville, à
New York, à Boston, à Philadelphie…
Ici le voyageur interrompit son hôte; car il avait cessé de comprendre le sens de son langage.
— Tout à l'heure, lui dit-il, vous me racontiez le sort de la race noire dans les États du Sud, et je déplorais avec vous la triste condition des esclaves; mais, en quittant Baltimore, vous êtes allé dans les autres villes de l'Union où l'esclavage est aboli. Là un spectacle différent a dû s'offrir à vos yeux. Je sais bien que, même dans les États du Nord, le préjugé qui s'attache à la couleur des hommes n'est pas entièrement anéanti; mais je le croyais près de s'éteindre…
— Détrompez-vous, répliqua Ludovic avec vivacité; ce préjugé y a conservé toute sa puissance. Il faut sur ce point distinguer les moeurs des lois.
D'après la loi le nègre est en tous points l'égal du blanc; il a les mêmes droits civils et politiques; il peut être président des États-Unis; mais, en fait, l'exercice de tous ces droits lui est refusé, et c'est à peine s'il peut saisir une position sociale supérieure à la domesticité.
Dans ces États de prétendue liberté, le nègre n'est plus esclave; mais il n'a de l'homme libre que le nom.
Je ne sais si sa condition nouvelle n'est pas pire que la servitude: esclave, il n'avait point de rang dans la société humaine; maintenant il compte parmi les hommes, mais c'est pour en être le dernier.
Il n'est pas rare, dans le Sud, de voir les blancs bienveillants envers les nègres. Comme la distance qui les sépare est immense et non contestée, les Américains libres ne craignent pas, en s'approchant de l'esclave, de l'élever à leur niveau ou de descendre au sien.
Dans le Nord, au contraire, où l'égalité est proclamée, les blancs se tiennent éloignés des nègres, pour n'être pas confondus avec ceux-ci; ils les fuient avec une sorte d'horreur, et les repoussent impitoyablement afin de protester contre une assimilation qui les humilie, et de maintenir dans les moeurs la distinction qui n'est plus dans les lois.
Peut-être aussi l'oppression qui pèse sur toute une race d'hommes paraît-elle plus odieuse et plus révoltante, à mesure que le pays où elle se rencontre est régi par des institutions plus libres.
L'Orient nous offre des pays barbares, où le caprice d'un tyran se joue de la vie des hommes, où la puissance publique s'annonce par des spoliations, et la soumission des sujets par des bassesses, où la force tient lieu de loi, le bon plaisir de justice, l'intérêt de morale, et la misère universelle de consolation. Là, chacun subit la vie comme un destin: oppresseur ou opprimé, eunuque ou sultan, victime ou bourreau. Nulle part le mal, nulle part le bien; il n'y a que d'heureuses fortunes et des sorts malheureux: le crime et la vertu sont des fatalités.
M'étonnerai-je de trouver dans ces contrées funestes des millions d'hommes voués à l'esclavage? Non; à peine remarquerai-je cet outrage à la morale dans une société fondée sur le mépris de toutes les lois de la nature et de l'humanité; là, chaque vice social est un principe, et non un abus; il est nécessaire à l'harmonie du tout.
J'éprouve une autre impression quand, chez un peuple libre, je rencontre des esclaves; lorsqu'au sein d'une société civilisée et religieuse, je vois une classe de personnes pour laquelle cette société s'est fait des lois et des moeurs à part; pour les uns une législation douce, un code sanguinaire pour les autres; d'un côté, la souveraineté des lois; de l'autre, l'arbitraire; pour les blancs, la théorie de l'égalité; pour les noirs, le système de la servitude… deux morales contraires: l'une, au service de la liberté; l'autre, à l'usage de l'oppression; deux sortes de moeurs publiques: celles-ci douces, humaines, libérales; celles-là cruelles, barbares, tyranniques.
Ici le vice me choque davantage, parce qu'il est en relief sur des vertus… mais ce fond de lumière, qui rend l'ombre plus saillante, la rend aussi plus importune à ma vue…
Les tyrans sont peut-être de bonne foi quand ils disent qu'on ne saurait gouverner les hommes sans des lois iniques et cruelles; ils n'en savent pas d'autres; et ce langage peut être cru des peuples qui n'ont jamais connu que la tyrannie.
Mais une pareille excuse n'appartient point à une nation qui est en possession d'institutions libres; elle sait que l'esclavage est mauvais parce qu'elle jouit de la liberté; elle doit détester l'injustice et la persécution, puisqu'elle pratique chaque jour l'équité, la charité, la tolérance…
Dans un pays barbare, en présence des plus grandes misères, on n'a dans le coeur qu'une haine, c'est contre le despote. À lui seul la puissance; par lui tous les maux; contre lui toutes les imprécations.
Mais, dans un pays d'égalité, tous les citoyens répondent des injustices sociales, chacun d'eux en est complice. Il n'existe pas en Amérique un blanc qui ne soit barbare, inique, persécuteur envers la race noire.
En Turquie, dans la plus affreuse détresse, il n'y a qu'un despote; aux États-Unis, il y a pour chaque fait de tyrannie dix millions de tyrans.
Ces réflexions se présentaient sans cesse à mon esprit, et je sentais se développer dans mon âme le germe d'une haine profonde contre tous les Américains; car enfin l'infortune de Marie était l'oeuvre de leurs lois barbares et de leurs odieux préjugés; chacun d'eux était à mes yeux un ennemi.
Je voyais bien des tentatives faites par quelques hommes généreux pour remédier au mal; mais ce mal est de ceux qui ne se guérissent que par les siècles.
Dans une société où tout le monde souffre une égale misère, il se forme un sentiment général qui pousse à la révolte, et quelquefois la liberté sort de l'excès même de l'oppression.
Mais dans un pays où une fraction seulement de la société est opprimée, pendant que tout le reste est à l'aise, on voit la majorité arranger ses existences heureuses en regard des misères du petit nombre; tout se trouve dans l'ordre et sagement réglé: bien-être d'un côté, abjection et souffrance de l'autre. L'infortuné peut se faire entendre, mais non se faire craindre, et le mal, quelque révoltant qu'il soit, ne se guérit point par son extrémité, parce qu'il grandit sans s'étendre.
Le malheur des noirs opprimés par la société américaine ne peut se comparer à celui d'aucune des classes souffrantes que présentent les autres peuples. Il y a partout de l'hostilité entre les riches et les prolétaires; cependant ces deux classes ne sont séparées par aucune barrière infranchissable: le pauvre devient riche; le riche, pauvre; c'en est assez pour tempérer l'oppression de l'un par l'autre. Mais quand l'Américain écrase de son mépris la population noire, il sait bien qu'il n'aura jamais à redouter le sort réservé au nègre.
J'étais sans cesse témoin de quelque triste événement qui me révélait la haine profonde des Américains contre les noirs.
Un jour, à New York, j'assistais à une séance de la cour des sessions. Sur le banc des accusés était assis un jeune mulâtre, auquel un Américain reprochait des actes de violence. «Un blanc frappé par un homme de couleur! quelle horreur! quelle infamie!» s'écriait-on de toutes parts. Le public, les jurés eux-mêmes, étaient indignés contre le prévenu, avant de savoir s'il était coupable. Je ne saurais vous dire l'impression pénible que me fit éprouver le débat… Chaque fois que le pauvre mulâtre voulait parler, sa voix était étouffée, soit par l'autorité du juge, soit par les murmures de la foule. Tous les témoins l'accablèrent; les plus favorables furent ceux qui ne dirent rien contre lui. Les amis du plaignant avaient bonne mémoire; ceux dont le mulâtre invoquait les souvenirs ne se rappelaient rien. Il fut condamné sans délibération… Un frémissement de joie s'éleva de la foule: murmure mille fois plus cruel au coeur du malheureux que la sentence du magistrat: car le juge est payé pour faire sa tâche, tandis que la haine du peuple est gratuite. Peut-être est-il coupable; mais innocent, n'eût-il pas eu le même sort?
Cependant la loi de l'État de New York ne reconnaît que des hommes libres, tous égaux entre eux! Qu'est-ce donc qu'un principe écrit dans les lois quand il est démenti par les moeurs? Hélas! la justice que trouve en Amérique l'homme de couleur est comme celle que rencontre chez nous, après la guerre civile, le parti vaincu chez le vainqueur.
Les nègres égaux des blancs!… quel mensonge! Je voyais dans l'enceinte même de la cour des sessions les Américains séparés des noirs: pour les premiers, une place de distinction dans l'audience; au fond de la salle, le public nègre parqué dans une étroite galerie. Pourquoi donc cette barrière placée entre les uns et les autres, comme pour s'opposer à leur fusion?
Il existe à Philadelphie une maison de refuge où sont envoyés les jeunes gens et les jeunes filles qui ont commis quelque délit tenant le milieu entre la faute et le crime: l'influence de la famille n'est plus assez puissante sur eux: le châtiment de la prison serait trop rigoureux; la maison de refuge, plus sévère que l'une, moins cruelle que l'autre, convient à ces délinquants précoces, mais non endurcis. Un jour, en visitant cet établissement, je fus surpris de n'y pas voir un seul enfant de race noire. J'en demandai la cause au directeur, qui me dit: «Ce serait dégrader les enfants blancs que de leur associer des êtres voués au mépris public.»
Une autre fois, je témoignai mon étonnement de ce que les enfants des nègres étaient exclus des écoles publiques établies pour les blancs; on me fit observer qu'aucun Américain ne voudrait envoyer son enfant dans une école où il se trouverait un seul noir.
Alors je me rappelai ces paroles prononcées par Marie dans son désespoir;
«La séparation des blancs et des nègres se retrouve partout: dans les églises, où l'humanité prie; dans les hôpitaux, où elle souffre; dans les prisons, où elle se repent; dans le cimetière, où elle dort de l'éternel sommeil.»
Tout était vrai dans ce tableau, que j'avais regardé comme une exagération de la douleur.
Les hospices, ainsi que les geôles, renferment des quartiers distincts, où les malades et les criminels sont classés selon leur couleur; partout les blancs sont l'objet de soins et d'adoucissements que n'obtiennent point les pauvres nègres.
J'ai vu aussi dans chaque ville deux cimetières séparés l'un pour les blancs, l'autre pour les gens de couleur. Étrange phénomène de la vanité humaine! Quand il ne reste plus des hommes que poussière et corruption, leur orgueil ne se résout point à mourir, et trouve encore sa vie dans le néant des tombeaux!…
Cependant, si l'ambition de l'homme survit, sa puissance expire au sépulcre. Quelle que soit la distance qui sépare les squelettes privilégiés des ossements d'une race inférieure, tous ces restes misérables sont bientôt empreints de la teinte uniforme que donne la terre à ses hôtes; la même surface les recouvre, pesante ou légère; des vers pareils leur dévorent le coeur; le même oubli ronge leur mémoire.
Mais ce qui me jeta dans un long étonnement, ce fut de trouver cette séparation des blancs et des nègres dans les édifices religieux. Qui le croirait? des rangs et des privilèges dans les églises chrétiennes! Tantôt les noirs sont relégués dans un coin obscur du temple; tantôt ils en sont complètement exclus. Jugez quel serait le déplaisir d'une société choisie, s'il fallait qu'elle se mêlât à des êtres grossiers et mal vêtus. La réunion au temple saint est le seul divertissement qu'autorise le dimanche. Pour la société américaine, l'église, c'est la promenade, le concert, le bal, le théâtre; les femmes s'y montrent élégamment parées. Le temple protestant est un salon où l'on prie Dieu. Les Américains souffriraient d'y rencontrer des êtres de basse condition; ne serait-il pas fâcheux aussi que l'aspect hideux d'un visage noir vînt ternir l'éclat d'une brillante assemblée? Dans une congrégation de bonne compagnie, le plus grand nombre sera nécessairement d'avis qu'on ferme la porte aux gens de couleur: la majorité le voulant ainsi, rien ne saurait l'empêcher.
Les églises catholiques sont les seules qui n'admettent ni privilèges ni exclusions? la population noire y trouve accès comme les blancs. Cette tolérance du catholicisme et cette police rigoureuse des temples protestants, ne tiennent pas à une cause accidentelle, mais à la nature même des deux cultes.
Le ministre d'une communion protestante doit son office à l'élection, et, pour garder sa place, il lui faut conserver la faveur du plus grand nombre de ses commettants; sa dépendance est donc complète, et il est condamné, sous peine de disgrâce, à ménager les préjugés et les passions qu'il devrait combattre sans pitié.
Au contraire, le prêtre catholique est maître absolu dans son église; il ne relève que de son évêque, qui ne reconnaît lui-même d'autre autorité que celle du pape [35].
Chef d'une assemblée dont il ne dépend pas, il s'inquiète peu de lui déplaire en blâmant ses erreurs et ses vices; il dirige sa congrégation selon sa foi, tandis que le ministre protestant gouverne la sienne selon son intérêt. Celui-ci est admis dans le temple par une secte; l'autre ouvre son église à tous les hommes: le premier accepte la loi; le second l'impose.
Voyez le ministre protestant, docile, obséquieux envers ceux qui lui ont donné mandat; et le prêtre catholique, mandataire de Dieu seul, parlant avec autorité aux hommes dont le devoir est de lui obéir.
Les passions orgueilleuses des blancs ordonnent au pasteur protestant de repousser du temple de misérables créatures, et les nègres en sont exclus.
Mais ces nègres, qui sont des hommes, entrent dans l'église catholique, parce que là ce n'est plus l'orgueil humain qui commande: c'est le prêtre du Christ qui domine.
Je fus à cette occasion frappé d'une triste vérité: c'est que l'opinion publique, si bienfaisante quand elle protège, est, lorsqu'elle persécute, le plus cruel de tous les tyrans.
Cette opinion publique, toute puissante aux États-Unis veut l'oppression d'une race détestée, et rien n'entrave sa haine.
En général, il appartient à la sagesse des législateurs de corriger les moeurs par les lois, qui sont elles-mêmes corrigées par les moeurs. Cette puissance modératrice n'existe point dans le gouvernement américain. Le peuple qui hait les nègres est celui qui fait les lois; c'est lui qui nomme ses magistrats, et, pour lui être agréable, tout fonctionnaire doit s'associer à ses passions. La souveraineté populaire est irrésistible dans ses impulsions; ses moindres désirs sont des commandements; elle ne redresse pas ses agents indociles, elle les brise. C'est donc le peuple avec ses passions qui gouverne; la race noire subit en Amérique la souveraineté de la haine et du mépris.
Je retrouvais partout ces tyrannies de la volonté populaire.
Ah! c'est une étrange et cruelle destinée que celle d'une population entière implantée dans un monde qui la repousse!
L'aversion et le mépris dont elle est l'objet se reproduisent sous mille formes. J'ai vu toute une famille de nègres menacée de mourir de faim pour une dette d'un dollar. Aux États-Unis, la loi donne au créancier le droit d'emprisonner son débiteur pour la moindre somme d'argent [36] et le créancier est toujours cru sur parole.
Un jour, je promenais dans New York mes tristes méditations, lorsque des cris lamentables, poussés à peu de distance de moi, éveillèrent mon attention. C'était un pauvre nègre qu'on menait en prison; une femme noire le suivait tout en pleurs avec ses enfants. Ému de compassion, je m'approchai de la négresse, et lui demandai la cause de ses larmes. Elle laissa tomber sur moi un regard douloureux et dur, comme si elle eût jugé que ma question n'était qu'une moquerie et une lâche dérision de sa misère; un nègre, aux États-Unis, ne croit point à la pitié des blancs; cependant je renouvelai ma question d'un ton de voix qui trahissait une émotion profonde. Alors la pauvre femme me dit que son mari était traîné en prison pour n'avoir pas payé le prix de quelques livres de pain. «Aucun marchand, ajouta-t-elle, n'a voulu nous faire le moindre crédit, et nous n'avons trouvé personne qui nous prêtât une obole!»
L'impitoyable créancier qui, pour un frivole intérêt, faisait tant de malheureux, avait, il est vrai, pour lui le texte d'une loi, et cette loi est aussi bien applicable aux Américains qu'aux gens de couleur. Mais, si la règle est uniforme, son exécution n'est point la même pour tous; et il existe en faveur des blancs une pitié publique qui tempère la rigueur des lois les plus cruelles.
Jugez enfin, par un seul exemple, du rang qu'occupent les nègres dans l'opinion publique: les prostituées elles-mêmes les repoussent; elles croiraient, en acceptant les caresses d'un noir, dégrader la dignité de la race blanche! Il y a une infamie que ces infâmes ne se permettent pas: c'est celle d'aimer un homme de couleur.
Et ne croyez pas que, dans les États libres du Nord, l'origine des gens de couleur devenus blancs par le mélange des races, soit oubliée et perdue de vue.
La tradition y est aussi sévère que dans le Sud. Vainement, pour déconcerter ses ennemis, l'homme de couleur, à figure blanche, quittera le pays où le vice de son sang est connu pour aller dans un autre État chercher, au sein d'une société nouvelle, une nouvelle existence: le mystère de son émigration est bientôt découvert. L'opinion publique, si indulgente pour les aventuriers qui cachent leur nom et leurs antécédents, recherche impitoyablement les preuves de la descendance africaine.
Le banqueroutier du Massachusetts trouve honneur et fortune dans la Louisiane, où nul ne s'enquiert des ruines qu'il a faites ailleurs.
L'habitant de New York, que gênent les liens d'un premier mariage, délaisse sa femme sur la rive gauche de l'Hudson, et va, sur la rive droite, en prendre une autre dans le New Jersey, où il vit tranquille et bigame.
Le voleur et le faussaire qu'ont flétris les lois sévères du Rhode-Island, trouvent sans peine, dans le Connecticut, du travail et de la considération.
Il n'est qu'un seul crime dont le coupable porte en tous lieux la peine et l'infamie, c'est celui d'appartenir à une famille réputée de couleur. La couleur effacée, la tache reste; il semble qu'on la devine quand elle ne se voit plus; il n'est point d'asile si secret, ni de retraite si obscure, où elle parvienne à se cacher.
Tel était le pays où m'avait jeté ma destinée! c'était le monde où je devais passer mes jours avec la fille de Nelson! Au milieu de tant de haines, toute espérance de bonheur n'était-elle pas une chimère? Oh! combien mon coeur souffrait de ces iniquités, dont tout le poids retombait sur Marie! de quelle puissante indignation mon âme était saisie! et que d'amertume je sentais s'amasser au fond de mon coeur!
Chapitre X
Suite de l'épreuve — 2 —
Depuis ce moment, je l'avoue, la société américaine perdit son prestige à mes veux; la nature elle-même, qui d'abord m'avait paru si brillante, me sembla décolorée; les plus beaux jours, comme les plus beaux sites, furent sans charmes pour moi; toutes les choses extérieures deviennent indifférentes à celui que tourmente une secrète infortune, jamais je ne sentis mieux cette vérité qu'un jour où, parcourant les environs de New York, je me pris à contempler sans émotion un sublime spectacle.
En face de moi se déroulaient au loin les riches campagnes du New Jersey, tout éblouissantes de moissons dorées et fleuries; à mes pieds une baie majestueuse qui s'emplit à deux sources dignes de sa grandeur, l'Hudson et l'Océan; mille vaisseaux flottants ou enchaînés dans le port; des pavillons de toutes couleurs hissés aux sommets des mâts, et formant comme un grand congrès de toutes les nations du monde; le phénomène des voiles qui se croisent, enflées par le même vent; le prodige de la vapeur laissant loin d'elle et les vents et les voiles; le mouvement du commerce, le bruit de l'industrie, l'activité humaine rivalisant avec la nature d'éclat et de variété; et, pour fond de ce tableau magnifique, la cime bleue des montagnes qui bordent la rivière du Nord… Ainsi s'offrait à moi d'un seul coup la triple merveille de la nature fertile, de la richesse industrielle et de la beauté pittoresque; sur la terre, le laboureur et sa charrue; le marchand et ses vaisseaux sur l'onde; dans le ciel, les hauts sommets avec leurs aigles: triple emblème des besoins de l'homme, des conditions de son bien-être et de l'audace de son génie!
En tournant mes yeux à ma gauche, j'aperçus dans le lointain le rocher de Sandy Hook: c'est de là qu'on voit arriver les navires qui viennent d'Europe et du Maryland… la France et Baltimore!… mon père et Marie!!… ma patrie! Mon amour!… et je me perdis dans une de ces rêveries plus douces aux sens qu'à l'âme, où, en présence des beaux spectacles que donnent une nature brillante et féconde, une société riche et prospère, une mer calme sous un beau ciel, l'infortuné ne cesse pas de souffrir dans le fond de son coeur… L'air que je respirais était bienfaisant et pur; mille objets récréaient ma vue, souriaient à mon imagination; mille sensations délicieuses s'emparaient de mon corps… j'étais heureux, mais d'un bonheur qui restait à la surface; les impressions ne faisaient que m'effleurer: elles s'efforçaient vainement de pénétrer dans mon sein. Il n'est point, hélas! de joies profondes pour l'homme qui porte en lui-même le deuil de sa patrie absente, l'inquiétude de son amour et le vague de son avenir!
Je ne sais quel eût été le terme d'une méditation engagée dans la mélancolie: tout à coup je me sentis saisi par la main; je me retourne brusquement et me trouve serré dans les bras de Georges… de Georges que j'aimais si tendrement! car j'aimais en lui l'homme généreux et le frère de Marie. Le plus grand nombre nous fuit par instinct quand nous sommes malheureux; mais pour un ami l'infortune est aimantée.
Georges arrivait de Baltimore; il m'apprit de tristes événements passés pendant mon absence, et qui me prouvèrent combien le malheur était opiniâtre à poursuivre sa famille.
Il existait encore à cette époque dans la Géorgie quelques restes de tribus indiennes du nom de Chéroquis; fidèles à leurs forêts natales, ces sauvages avaient toujours refusé de les quitter, et, dans plusieurs occasions, le gouvernement des États-Unis s'était engagé solennellement à les y maintenir. Cependant l'Américain de la Géorgie les voyait d'un oeil jaloux en possession d'un sol fertile qui, pour donner de riches moissons, ne demandait qu'un peu de culture; il entreprit donc de les expulser de leurs terres, et sa cupidité fut ingénieuse à leur susciter mille querelles.
La cause des Indiens était doublement sacrée, car c'était celle de la justice et du malheur; ces pauvres sauvages, dans leur grossière simplicité, croyaient avoir assuré le succès de leur bon droit en disant: «Nous voulons mourir dans nos savanes parce que nous y sommes nés; toute l'Amérique était à nos pères, nous n'en avons plus qu'une parcelle: laissez-nous-la. Vous nous reprochez notre ignorance et le peu de fruits que nous tirons d'une terre féconde; mais que vous importe? nous ne savons point comme vous bâtir des villes, cultiver les champs; et nous n'ambitionnons point votre industrie; nous préférons à vos cités, à vos campagnes, nos forêts incultes qui nous donnent du gibier pour vivre et des voûtes de verdure pour nous abriter, et puis nous ne pouvons les quitter parce qu'elles contiennent les ossements de nos pères.»
Ainsi parlait Mohawtan, chef indien, fameux par sa sagesse dans les conseils et sa valeur dans les combats; l'Américain de la Géorgie écoutait ces paroles sans les comprendre, parce que c'était la voix du coeur; il leur répondait:
— «Pourquoi demeurer dans ces forêts, si nous vous en donnons d'autres meilleures? allez plus loin, par-delà le Mississipi, dans le territoire d'Arkansas, ou dans le Michigan voisin des grands lacs; là vous trouverez de frais ombrages, de vastes prairies, des forêts pleines de daims et de bisons: le mot de patrie n'a point de sens quand la terre d'exil vaut mieux que le pays natal.»
Les Indiens ne comprenaient rien à ce langage, parce que c'était la voix de la corruption.
Le gouvernement de la Géorgie, digne expression des passions cupides des particuliers, employa d'abord tous les moyens de l'astuce et de la mauvaise foi pour obtenir des Indiens une retraite volontaire. Il leur représentait que la contrée nouvelle où ils émigreraient leur serait livrée à perpétuité; il offrait de leur donner de l'or pour les terres qu'ils délaisseraient, et, afin de les tenter davantage, il promettait de les payer avec de l'eau-de-vie.
Cependant le chef indien avait le bon sens de répondre: «Nous imiterons l'exemple de nos pères qui n'ont point reculé devant les hommes blancs. Lorsque ceux-ci dressèrent leur hutte auprès de nos forêts, ils s'engagèrent à ne point nous y troubler; d'où vient donc qu'on nous demande aujourd'hui d'en sortir! Déjà nous avons vendu beaucoup de terres; on nous avait dit que l'argent rendrait nos existences plus douces et plus heureuses; mais il a glissé de nos mains en même temps qu'on nous prenait nos forêts, et notre sort n'a point changé. Vous nous offrez l'eau de feu que nous aimons; j'ignore comment il arrive que ce qui est bon fasse du mal: mais depuis que nous buvons cette liqueur délicieuse, les disputes, les rixes, les meurtres abondent parmi nous. Hommes blancs! je ne sais point répondre à vos paroles, sinon que nous sommes toujours plus malheureux en vous écoutant.»
Voyant qu'ils n'obtenaient rien par l'adresse et la ruse, les Américains ont eu recours à la violence. Non à la violence des armes, mais à celle des décrets; car ce peuple, faiseur de lois, placé en face de sauvages ignorants, leur livre une guerre de procureur [37]; et, comme pour couvrir son iniquité d'un simulacre de justice, les expulse des lieux par acte en bonne forme.
La législature de la Géorgie statua que les Indiens n'étaient point propriétaires, mais seulement usufruitiers; qu'il appartenait à la souveraineté nationale de fixer la durée de cet usufruit; et, déclarant qu'il avait cessé, elle autorisa les Américains à prendre les terres des Indiens; ceux-ci, peu versés dans les distinctions que fait la jurisprudence entre l'usufruit et la propriété, ne comprirent rien à ce décret, sinon qu'on les chassait pour se mettre à leur place; ils protestèrent encore une fois… La querelle fut déférée au jugement de la cour suprême des États-Unis; ce tribunal auguste, placé au sommet de l'échelle sociale, dans des régions inaccessibles aux basses passions, se prononça solennellement en faveur des indigènes, et déclara qu'on n'avait point le droit de les déposséder: le débat semblait terminé. Cependant, comme des gens d'affaires ne manquent jamais de raisons légales, même pour désobéir aux lois, les Géorgiens repoussèrent avec mépris l'arrêt de la suprême cour, disant que la question jugée par ce tribunal n'était point de sa compétence. Ce n'était pas déclarer la guerre, niais c'était la rendre inévitable.
Tous ces faits s'étaient passés peu de temps après mon départ de Baltimore; ils avaient excité une vive indignation dans toutes les âmes généreuses. Nelson, qui toute sa vie avait éprouvé une profonde sympathie pour le malheur des Indiens, ne put, à la nouvelle de ces événements, contenir l'ardeur de son zèle. «Ces malheureux, s'écria-t-il, trouveront quelques sentiments de pitié dans la Nouvelle-Angleterre; mais aucun habitant du Sud ne les secourra contre l'oppression: une faible distance me sépare d'eux; je leur dois mon appui; j'irai soutenir leurs droits, et saurai si la justice et la loi sont devenues de vains mots dans un pays où jadis elles régnaient en souveraines.»
Nelson passa aussitôt dans la Virginie, et de là dans le pays des Chéroquis, laissant Georges auprès de Marie. Il gagna d'abord la confiance des Indiens en leur parlant de religion, et tenta de se faire entendre des Géorgiens en tenant le langage de la raison et de l'équité. Ses paroles eurent de la puissance sur les uns et sur les autres; elles animèrent les Chéroquis à la défense de leurs droits, et firent chanceler les convictions de plusieurs Américains, jusque-là fort ennemis des indiens, et qui soupçonnèrent pour la première fois que leur haine était aussi injuste que cruelle. Cependant le plus grand nombre des Géorgiens s'endurcit dans ses instincts cupides; et la conduite de Nelson les irrita tellement, que la législature, se faisant l'instrument de leurs passions, ordonna que le ministre presbytérien fût jeté dans une prison, comme fauteur de guerre civile. Cette violence excita une grande rumeur parmi les Indiens et leurs partisans. Un régiment de l'armée des États-Unis fut envoyé par le président pour prêter main-forte à l'arrêt de la suprême cour, dont les Géorgiens méconnaissaient l'autorité. Ceux-ci, de leur côté, bravant le gouvernement fédéral, convoquèrent leurs milices; et tout annonçait une violente et prochaine collision, lorsque, cédant, soit à un sentiment de crainte, soit à l'ennui d'une existence sans cesse troublée par la chicane et la mauvaise foi, la moitié des Chéroquis se résolut à l'exil, et, sans formalité, livra aux Américains les terres, objet de leur convoitise. Après une détention de deux mois, Nelson fut tiré de son cachot: il revint aussitôt à Baltimore, se ressouvenant peu des traitements barbares qu'il avait subis, mais le coeur pénétré des infortunes qu'il avait vues, et dont il avait inutilement tenté d'adoucir la rigueur. Dès le retour de Nelson à Baltimore, Georges en était parti pour venir à New York. Après m'avoir raconté ces tristes événements, le fils de Nelson m'entretint longuement de sa soeur. Je ne me lassais point de l'entendre et de l'interroger… il me dit de Marie des choses si touchantes, que j'eus honte de mes incertitudes. J'oubliai les funestes chances de l'avenir, pour ne penser qu'à mon amour… c'est d'ailleurs un lien puissant que l'estime d'un ami! Georges, si sincère, si confiant dans mes sentiments pour sa soeur, m'enchaînait plus par sa droiture qu'il ne l'eût pu faire par la ruse et par l'habileté.
Je ne tardai pas à remarquer dans la physionomie de Georges quelque chose d'extraordinaire: son langage, ouvert et naturel quand il me parlait de sa famille, devenait mystérieux et embarrassé dès que notre conversation prenait un tour plus général. Des réticences, des exclamations brèves, des mouvements soudains et comprimés, tout annonçait en lui le travail intérieur d'un sentiment profond qu'il s'efforçait vainement de renfermer en lui même. Je ne fus pas longtemps sans comprendre que le trouble dont je le voyais agité se rattachait à sa position d'homme de couleur. Quelques-unes de mes observations sur la misère des noirs l'avaient fait tressaillir, et, comme je lui peignais avec émotion les injustices que j'avais remarquées dans la société américaine, j'aperçus une ombre de sourire errer sur ses lèvres, et, saisissant ma main, il me dit d'une voix ferme: «Ami, prenons courage, nous verrons des temps meilleurs… les jours de liberté ne sont pas loin… l'oppression qui pèse sur nos frères de Virginie est à son comble… la même tyrannie poussera les Indiens à la révolte… bientôt…» Et, comme s'il eût regretté d'avoir dit ces mots, il s'arrêta tout à coup; son visage devint sombre, son regard terrible. Il avait cessé de parler, mais sa pensée suivait son cours. Je l'interrogeai: «L'avenir, me dit-il d'un ton mystérieux, un avenir prochain vous répondra.» Ces paroles, et l'accent dont il les avait prononcées, étaient propres à m'inquiéter; cependant Georges écarta ce sujet. Alors nous nous abandonnâmes à ces doux entretiens que l'amitié seule connaît, et dont l'amour peut seul fournir le texte. Il est si rare de rencontrer un ami qui comprenne les mystères du coeur!
Georges ne m'offrait pas un confident vulgaire: ce titre de frère de la femme que, j'aimais donnait à mon amitié pour lui tous les charmes d'un sentiment plus tendre; il y avait dans son âme un peu de l'âme de Marie… celle que ……. et, dans sa confiance naïve, il aimait d'avance en moi l'époux de sa soeur.
Tout en nous épanchant ainsi l'un dans l'autre, nous allions où le hasard conduisait nos pas, et nous vînmes à passer près du théâtre de New York. La foule s'agitait à l'entour, nous nous approchâmes, et j'y entendis quelques voix prononcer ces mots: Napoléon à Schoenbrunn et à Sainte-Hélène. C'était l'annonce de ce spectacle qui peuplait les abords du théâtre, ordinairement déserts, et arrachait les Américains à leur indifférence accoutumée.
Le nom de Napoléon est grand dans tous les mondes! il n'est point de contrée si lointaine qui n'ait reçu le reflet de sa gloire; point de sol si ferme qui n'ait tremblé de sa chute. Le Français peut voyager par tout pays sans craindre le mépris et l'injure; il trouve partout bon visage d'hôte; l'honneur du nom français est toujours là pour le recevoir.
L'Américain de la Louisiane et l'Anglais du Canada n'avouent point
la France malheureuse et abaissée; mais, quand vous leur parlez de
Napoléon, ils se rappellent tout d'un coup que leurs aïeux étaient
Français.
J'entraînai Georges au théâtre, attiré moi-même bien moins par un intérêt d'amusement que par un instinct d'orgueil national. Hélas! j'étais loin de prévoir que cette soirée terminerait amèrement un jour qui n'avait pas été sans douceur.
Je jouissais vivement d'un spectacle qu'un an auparavant j'avais vu en France. Le costume, le geste, la parole brève, et le silence de l'homme du siècle, étaient aussi puissants sur l'assemblée américaine que sur une réunion de Français; le nom de Napoléon était, à vrai dire, toute la pièce; car le plus grand nombre des spectateurs ne comprenait pas un mot de notre langue. Cependant l'enthousiasme était général: la liberté applaudissait la gloire.
Je sentais enfin arriver jusqu'au fond de mon âme une impression de bonheur, lorsque mon oreille est subitement frappée du bruit de clameurs violentes qui s'élèvent de l'assemblée; je regarde au- dessous de moi, et vois mille gestes injurieux dirigés vers la place que j'occupais auprès de Georges. Bientôt nous entendons ces cris: «Qu'il sorte! C'est un homme de couleur!» Tous les regards étaient fixés sur nous. Les exclamations s'apaisaient par intervalles, mais bientôt elles recommençaient avec une nouvelle force; la foule passait alternativement du calme à l'agitation et de l'agitation au calme, comme si le fait qui l'irritait lui eût paru tour à tour certain et douteux. Je distinguai, dans la multitude, un homme qui paraissait diriger le mouvement, et faisait de grands efforts pour communiquer aux autres son indignation feinte ou réelle: «Quelle honte, s'écriait-il, un mulâtre parmi nous!» En parlant de la sorte, il montrait Georges du doigt. Alors un cri général s'élevait dans la salle: «Qu'il sorte! c'est un homme de couleur!»