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Marie; ou, l'Esclavage aux Etats-Unis: Tableau de moeurs américaines

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Cependant, à l'instant où je me félicitais d'être isolé pour souffrir sans trouble, j'ai connu toute la faiblesse de l'homme.

Telle est l'infirmité de notre nature, que le malheureux, réfugié dans les secrètes joies de son infortune, ne peut pas même supporter longtemps l'excès de la douleur la plus chère.

Après avoir joui de mes larmes solitaires, je tombai dans un si grand anéantissement, que je me pris à regretter mon éloignement du monde.

Mais ce monde, que j'ai fui, ne peut m'entendre. Je gémis: aucune voix ne me répond. Je chancelle: aucune main amie ne s'avance pour soutenir ma faiblesse… alors, il faut se repaître d'amertume et de désespoir… alors, en présence de cet être chéri, tout à l'heure palpitant d'amour, et maintenant inanimé, la mort avec ses terribles mystères se révèle à moi dans toute son horreur. À force de contempler des traits adorés, où je cherche en vain la vie, mes yeux se troublent, ma raison s'égare; tous les souvenirs de cette affreuse nuit se représentent à mon imagination; mille fantômes m'apparaissent… je crois entendre la voix de Marie qui se plaint… je lui réponds: «Ma bien aimée, c'est moi! c'est ton ami,…» Mais ses traits sont immobiles… je cherche la vie sur ses lèvres pâles, naguère si suaves… j'y trouve un froid de mort…

Alors il me semble que des accents funèbres, des bruits d'orage et d'incendie, des sifflements de serpents, retentissent autour de moi. Je sens au fond de mon coeur un fer ardent qui le brûle et se retourne mille fois dans la plaie… accablé sous l'épouvante et la douleur, je sens mes genoux fléchir, et je tombe…

Je ne sais combien de temps je demeurai immobile, privé de mes sens.

Le jour qui suivit cette nuit funeste, je fus arraché à ma léthargie par une main secourable… c'était celle de Nelson. En entrant dans la chaumière, il crut voir deux cadavres: hélas! pourquoi ne fut-ce qu'une illusion de son regard! Plût au Ciel qu'il n'eût point ranimé chez moi un reste de vie prête à s'éteindre dans la douleur!!

Nelson entra suivi du Canadien dont nous occupions la demeure, et qui, le jour de notre arrivée, était parti pour le fort Gratiot. Le vaisseau qui portait Nelson et les Cherokees, n'ayant pu franchir le rapide qui se trouve en face du fort, avait fait halte, et, comme la violence du courant était accidentellement accrue par la fonte des neiges, on avait résolu d'attendre pendant quelques jours un moment plus favorable. Le lieu où débarquèrent les Indiens était précisément celui où se rendait le Canadien de Saginaw. Celui-ci, ayant rencontré Nelson, l'informa de mon arrivée à Saginaw avec Marie. Instruit de l'embarras où nous étions, Nelson supplia le Canadien de le ramener près de nous; et, soit que la présence des Indiens réunis aux environs du fort Gratiot eût fait manquer la chasse du ramier, soit que les prières de Nelson eussent touché l'âme du chasseur, celui-ci consentit au retour; et, après cinq jours et cinq nuits de marche non interrompue à travers la forêt et les prairies, ils arrivèrent pour être les témoins de la dernière et déplorable scène d'une affreuse catastrophe.

D'abord je rendis grâce à Dieu qui envoyait un appui à ma défaillance… mais bientôt je compris que, pour consoler le malheur, ce n'est pas assez d'avoir le même sujet de peine, mais qu'il faut encore sentir de même la douleur.

Nelson fut frappé d'un coup terrible en voyant l'énormité de notre infortune; mais son stoïcisme l'emporta sur sa misère. Je ne croyais pas que la raison fût jamais si puissante sur le coeur, et qu'il pût se trouver tant de froideur dans un chagrin réel… quelques larmes coulèrent de ses yeux… bientôt il me fallut pleurer seul…

Je n'ai point d'expression pour vous dire les scènes de deuil et de désolation dont ce désert fut le théâtre, lorsque le moment fut venu de rendre à la terre la dépouille mortelle de mon amie.

Vous voyez cette cabane peu éloignée de celle où je vous ai reçu… l'autre jour vous alliez en franchir le seuil, lorsque j'ai retenu vos pas… vous en admiriez la construction élégante et les proportions gracieuses, et vous me disiez que là on pourrait vivre heureux avec un objet aimé; oh! je croyais aussi à ce bonheur! c'était la demeure préparée avec tant de soin; l'asile de Marie; le toit qui couvrirait de son ombre nos joies pures et mystérieuses… mais le Ciel n'ayant point voulu que mes desseins s'accomplissent, et que cette habitation contînt notre félicité, j'en ai fait un tombeau…

Quand nous transportâmes dans ce lieu des restes chéris, il fallut passer par de nouvelles angoisses et par de nouveaux brisements… j'ai bu tout entier le cilice d'amertume… j'ai vu la terre s'emparer peu à peu de sa proie, et, lorsque tout a été enlevé à mes regards, il m'a semblé que mon âme tombait dans une solitude encore plus profonde. Ô misère! une vie de passions et d'orages qui aboutit à un sépulcre! Est-ce donc là toute la destinée de l'homme?… Je me précipitai la face contre terre, comme si mon coeur devait souffrir moins en se rapprochant de la tombe!! et je songeai que cette tombe renfermait une créature céleste qui, la veille, respirait pour moi seul, et aujourd'hui n'était plus rien sur la terre… Alors, prosterné sur le néant, j'adorai Dieu!

Tel fut le commencement d'un culte que j'ai, depuis ce temps, renouvelé chaque jour dans la cabane consacrée à ma douleur. «Ô ma bien-aimée, m'écriai-je, en terminant la prière du tombeau, tu ne me devanceras que de peu de jours dans le funèbre asile! je le sens au vide de mon coeur, je n'ai plus les conditions de la vie; je vous rejoindrai bientôt, âmes chéries, dont la mienne ne peut vivre détachée; Marie, l'ange de mes jours, sans lequel il ne me reste plus qu'à errer ici-bas de misère en misère; et toi, Georges, mon ami le plus cher, Georges, le plus noble des hommes, le plus tendre des frères, qui, fidèle, jusqu'à ta dernière heure, aux devoirs d'une amitié touchante, as précédé ta soeur dans le séjour des ombres, où maintenant vous êtes réunis…. ah! ne pleurez point mon absence… bientôt je serai près de vous; la mort cruelle a pu séparer nos corps, mais nos âmes s'uniront d'un lien qui ne se brisera jamais.»

Ainsi je disais: et je vis une nouvelle impression de douleur se peindre sur la figure de Nelson… «Quel est donc ce langage? s'écria-t-il… Georges!… mon fils bien-aimé grands dieux! le sacrifice serait-il complet?…»

Ma douleur m'avait égaré: je révélai tout à Nelson; et ne regrettai point l'indiscrétion de mon désespoir; car le moment était opportun pour dire au père de Georges toute l'énormité de son malheur. La prière et la douleur avaient élevé son âme vers le ciel; et l'homme religieux est toujours fort. La pensée qui monte de la terre et arrive jusqu'à Dieu est comme une colonne puissante à laquelle le plus faible se retient…

Pendant un instant, le front du presbytérien sembla plier sous le coup, et, pour la première fois, je crus que ses forces morales seraient au-dessous de son infortune… Mais il releva sa tête, et laissa voir deux larmes étonnées d'avoir coulé de ses yeux; alors je lui remis la lettre de Georges. Nelson en fit la lecture, et, depuis ce jour, je l'ai relue tant de fois, que je me rappelle exactement ses termes:

«Mon père, écrivait Georges, si cette lettre vous est remise, elle vous annoncera que je n'existe plus. Ne vous affligez point… J'aurai souffert une mort digne de vous et de moi-même. Je ne serai point assez lâche pour attenter à ma vie… Mais il me sera doux de mourir en combattant nos oppresseurs… Je sais, mon père, quel jugement les hommes porteront sur moi, si toutefois mon nom me survit dans leur pensée… Je serai appelé par eux factieux et rebelle… Ils m'ont persécuté durant ma vie, et flétriront ma mémoire… mais leur sentence n'atteint point mon âme… J'ignore si mon sang contient des souillures… mais je suis assuré de la pureté de mon coeur… Je paraîtrai confiant devant Dieu… J'ai pris une résolution fatale qui me réjouit: je vaincrai mes ennemis, ou ne survivrai point à notre défaite. Hélas! j'espère peu de succès; la population noire est vouée à l'éternel mépris des blancs; la haine entre nos ennemis et nous est irréconciliable: une voix intérieure me dit que ces inimitiés ne finiront que par l'extermination de l'une des deux races; je ne sais quel pressentiment plus triste encore m'avertit que la lutte nous sera fatale… L'issue funeste que je prévois ne me trouble point. J'ignore les desseins de Dieu; mais je sais les devoirs dont la source est en moi-même; ma conscience m'apprend qu'il est toujours beau de donner sa vie pour le service d'une sainte cause… Vous le dirai-je, cependant, ô mon père, j'ai une douleur dans l'âme; ma tristesse ne me vient point de moi; elle ne procède pas non plus de la crainte de vous affliger… car je sais votre vertu; et vous ne pourrez regretter longtemps les suites d'un dévouement qui me rend plus digne de votre estime. Mais ma soeur! ma chère Marie! qu'il est désolant de ne la plus revoir et comme elle sera malheureuse en apprenant que son Georges n'est plus!… Ah! tâchez qu'elle conserve longtemps des doutes sur mon sort! Le Ciel m'est témoin que, dans l'extrémité où je suis, c'est elle seule dont le souvenir trouble ma raison… Je ne puis croire qu'elle habite une terre où je ne serai plus… Ah! qu'il me soit permis d'adresser quelques paroles au généreux Français dont elle était aimée… Ludovic, ô mon ami, écoutez la voix sacrée de l'homme à sa dernière heure: Marie est de toutes les créatures la plus sensible, la plus pure, la plus digne d'amour… Elle vous aime tendrement, Ludovic… Ah! de grâce, ne brisez pas son coeur! Elle est bien faible!! elle croit aisément au malheur, et ne résiste qu'à l'espérance; le souvenir du destin de sa mère ne quitte point sa pensée. Hélas! je n'en doute pas, un chagrin profond abrégerait sa vie.»

Cette lettre ajouta un nouvel aiguillon à ma douleur, et rendit encore plus abondante la source de mes larmes. Nelson contempla quelque temps la terre avec un regard immobile; puis, levant les yeux au ciel: «Ô mon Dieu! dit-il d'une voix grave et pénétrée, Seigneur, qui, pour m'éprouver, m'envoyez les plus cruels malheurs qui puissent déchirer le coeur d'un père, je me soumets à vos décrets tout puissants; je suis bien infortuné, mais je ne murmurerai point contre votre providence, car vous êtes juste encore, alors que vous êtes sévère. J'accepte vos rigueurs comme des expiations, et, pour désarmer votre colère, je m'efforcerai d'avoir de bonnes oeuvres à vous offrir.»

En ce moment, quelque bruit se fit entendre hors de la cabane; je sortis: c'étaient des Indiens Cherokees ayant Mohawtan à leur tête. «Nous venons, me dit celui ci, pour voir si l'orage d'hier n'a fait aucun dégât dans la cabane, et nous vous aiderons ensuite à y transporter la fille de Nelson.

— «La fille de Nelson! m'écriai-je avec désespoir!! elle y repose.» Il vit couler mes larmes. Bientôt Nelson parut. Mohawtan le reconnut sans peine; les deux amis s'embrassèrent. L'Indien, en pressant sa poitrine sur le coeur de Nelson, y sentit la douleur paternelle; il jeta un coup d'oeil dans l'intérieur de la cabane, et vit la tâche funèbre que nous venions de remplir.

Cependant une lutte terrible était prête à s'engager entre les Cherokees et les Ottawas. Le meurtre commis par Mohawtan criait vengeance, et c'était pour les Ottawas un bon prétexte de repousser de leur territoire une tribu dont la présence leur était importune. Mohawtan dit: «Voulez-vous prendre parti pour nous?» — Je ne répondis pas, car j'étais indifférent à toutes choses. Mais Nelson, toujours plein de l'intérêt religieux qui l'avait amené dans ces lieux: «Non, dit-il, je n'épouserai point une injuste querelle. Mohawtan, je suis votre ami; mais pourquoi serais-je l'ennemi des Ottawas? Est-ce parce qu'ils défendent leur patrie, ou parce qu'ils ont horreur du sang répandu?… Ma mission sur la terre est plus noble et plus pure… Si le ciel exauce ma prière et seconde mes efforts, ces menaces de guerre et d'extermination ne s'accompliront pas…

«Un grand devoir m'est imposé, ajouta-t-il en se tournant vers moi; je dois faire violence à ma douleur… Mon ami, l'occasion de faire le bien est rare; une bonne action est la plus sûre consolation du malheur… Ma tâche sera facile à remplir, si je puis faire descendre dans l'âme de ces sauvages quelques paroles d'une religion de paix.»

Nelson suivit Mohawtan et les Indiens. Tous se dirigèrent vers un lieu éloigné d'environ trois milles, dans lequel les Cherokees étaient assemblés pour délibérer.

Je ne voulus point suivre Nelson… Je vis bien qu'il y avait dans son âme un instinct secret qui le portait à combattre les coups de la fortune, plutôt qu'à guérir les peines du coeur.

Ainsi, malgré l'arrivée du père de Marie, je fus bientôt seul.

En ce moment, je l'avoue, quand je réfléchis sur les malheurs accumulés sur ma tête et à l'entour de moi, je me pris à douter de tout, excepté de la misère de l'homme… j'accusai la vertu, la religion, Dieu lui-même. Je voyais la plus charmante des créatures, la fille la plus vertueuse et la plus innocente, victime d'un odieux préjugé, livrée par le sort de la naissance aux plus cruelles persécutions; poursuivie de ville en ville; couverte en tous lieux de honte et de mépris, frappée sans pitié, elle, si bonne et si pure, par une société dénuée d'âme et de grandeur; et contrainte enfin, pour échapper à ses barbares ennemis, de chercher un refuge dans un affreux désert, où elle meurt!!… Et Georges!! mon frère!!! le seul ami que j'aie possédé! Georges, le plus généreux des hommes! méritait-il le sort fatal qui m'avait privé de lui? Fallait-il qu'il se soumît lâchement à la dégradation qu'on voulait lui imposer? qu'il courbât son front sous une honteuse tyrannie? Fallait-il, pour être heureux, qu'il commençât par être vil?… Ah! son âme était trop élevée pour descendre aux bassesses de la soumission! il a repoussé l'humiliation et le mépris, qui pèsent plus sur une grande âme que les chaînes de la servitude! il s'est révolté contre l'oppression!… Sa cause était celle de la liberté humaine; c'était la cause de Dieu même, et cependant Dieu n'a point aidé son bras! Son dévouement est demeuré stérile!

Georges, l'homme magnanime, n'est plus… et ses ignobles tyrans trafiquent tranquillement sur sa tombe.

Étrange destinée du frère et de la soeur! Celle-ci, faible femme, s'est dérobée aux coups de la tempête; elle s'est brisée en pliant; tandis que le premier, pareil au cèdre qui montre sa tête à l'orage, est tombé sous la foudre…

Qu'est-ce donc que cette providence céleste qui veille sur l'univers, et ne préside qu'à des iniquités?

Le sort même de ces Indiens exilés de leur vieille patrie, et que je voyais réduits à se déchirer entre eux pour se disputer quelques lambeaux du sol américain, fournissait à mon désespoir un nouveau sujet d'imprécation.

Pourquoi cette destruction impie d'une race infortunée! Les Indiens sont simples et faibles, les Américains habiles et forts. Mais la science ne fait pas l'honnêteté, ni la force le bon droit… D'où vient donc ce triomphe de la ruse sur la franchise, du fort sur le faible? Si le Dieu créateur de ce monde jette parfois un regard sur son oeuvre, n'est-ce pas pour combattre en faveur du juste, et rétablir, par sa puissance, l'équilibre que la violence et la méchanceté rompent sans cesse? Cependant les bons succombent dans la lutte!! Tel est le sort Je ces malheureux Indiens, que la cupidité américaine refoule dans ce désert… dans ce désert, asile de tant d'infortunes imméritées, et qui, par un étrange assemblage, réunit dans son sein l'Européen exilé par ses passions, l'Africain que les préjugés de la société ont banni, l'Indien qui fuit devant une civilisation impitoyable!!

Et moi-même, qu'ai-je donc fait pour être ainsi frappé par les foudres du Ciel? J'étais bon! oh! j'étais plein d'amour pour mes semblables… et j'ai parcouru deux mondes sans pouvoir y trouver un peu de bonheur!! partout j'ai vu des heureux qui me faisaient pitié, tant ils étaient pauvres de coeur! Et moi je n'ai trouvé qu'une fatale destinée, toujours prompte à me bercer de mille illusions, m'offrant tour à tour mille chimères, se riant de ma détresse, jusqu'au jour, où, par un jeu plus cruel, après avoir guidé mes pas dans cette solitude, elle a disparu, me laissant seul sur un tombeau!!!

Le désespoir ayant ainsi pénétré dans mon âme, l'idée du suicide s'offrit à moi… et je l'acceptai comme le seul remède à ma misère… Je fis les préparatifs de ma mort avec une sorte d'exaltation morale, comme autrefois je faisais des rêves de bonheur. Je laissai pour Nelson une lettre dans laquelle je le priai de placer mon corps dans le tombeau de Marie, et, la tête pleine d'une résolution fatale, je sortis de la cabane…

«Mon bon maître!» s'écria Ovasco en me sautant au cou. C'était le soir du quatrième jour écoulé depuis son départ. Le fidèle serviteur arrivait en toute hâte. Un vieillard, affaissé par l'âge, et qu'à son costume je reconnus pour un prêtre, l'accompagnait.

La présence d'Ovasco et de cet étranger me fut importune; ils gênaient l'exécution du dessein que je venais de former; et l'âme ne saurait demeurer en suspens sur un pareil projet. Je dis à Ovasco: «Tout est fini;» et au prêtre: «Votre présence en ce lieu n'est plus nécessaire!!…» Tous deux me comprirent; Ovasco se livra aux marques du plus violent chagrin, le vieillard me regarda d'un air pénétrant; sans doute il aperçut mon trouble, et devina mon désespoir jusqu'au fond de mon coeur, car il me dit avec bouté: «Mon ami, je suis bien loin de la ville; veuillez me donner l'hospitalité pour aujourd'hui.» Il ajouta d'une voix basse, et comme s'il se fût parlé à lui-même: «Je ne quitterai point ce lieu, car il y a ici des passions…» En prononçant ces mots, il tomba à genoux et pria Dieu.

Cependant Ovasco, qui ne savait point que le terme de mes maux était fixé, se mit, pour distraire ma douleur, à me raconter les circonstances de son voyage. Arrivé à Détroit, il s'était présenté chez le seul médecin de cette ville; mais, lorsque celui-ci sut dans quelle contrée lointaine ses secours étaient demandés, il marchanda ses services, et les mit à un prix si élevé, en exigeant une caution préalable, qu'Ovasco ne put le satisfaire.

Il existait alors à Détroit un prêtre catholique du nom de Richard; c'était un Français banni en 1793, à l'époque où, pour sauver la civilisation, on proscrivait la religion et la vertu; arrivé jeune aux États Unis, il avait vieilli sur la terre d'exil; tout le monde vantait sa sagesse, sa grande science, sa charité. Les sentiments d'estime et de vénération qu'il inspirait étaient universels; et la population du Michigan, dont les trois quarts sont protestants, l'avait nommé, quelques années auparavant, son représentant au congrès [69].

Guidé chez lui par la voix publique, Ovasco se présente, invoque son appui comme on demande secours à une puissance supérieure… Le bon vieillard secoue sa tête chargée d'années, et dit: «Les infortunés! ils sont bien loin! allons vite à leur secours!… Je sais, ajouta-t-il, un peu de médecine… on me consulte souvent dans ce pays sauvage où les secrets de l'art sont presque inconnus… et puis, quand je ne sais point guérir le corps, je m'attache aux plaies de l'âme.»

À ce récit d'Ovasco je sentis quelque émotion pénétrer dans mon coeur… et je ne pus songer sans remords à l'indifférence que j'avais témoignée au bon vieillard.

«Pardonnez-moi, m'écriai-je en m'avançant vers lui, je suis bien malheureux!…» et je me précipitai dans ses bras; j'éprouvai un frémissement de respect et d'admiration en touchant ces cheveux blancs que le désert rendait encore plus imposants. «Eh quoi! m'écriai-je, malgré le poids des années, vous affrontez cette solitude!

— «Mon ami, me dit le prêtre avec un accent plein de simplicité, n'y êtes-vous pas venu vous-même avec joie?»

Je gardais un silence morne.

— «Une passion généreuse, reprit le vieillard, un amour pur vous ont conduit dans cet asile solitaire… mon ami, c'est aussi l'amour qui me guide près de vous, l'amour, source de toute vertu et de tout bien. Oh! ajouta-t-il, je comprends votre infortune, puisque vous avez perdu ce que vous aimiez… Ces cheveux blancs vous tromperaient beaucoup, s'ils vous faisaient penser que j'ai plus de vertu que vous… je serais bien faible aussi devant le malheur. Il me semble que mon coeur se briserait, s'il m'était interdit d'aimer Dieu et de faire du bien à mes semblables… Vous le voyez, mon seul avantage sur vous, c'est d'avoir des affections dont l'objet ne périt point…»

Il y avait dans l'accent du vieillard quelque chose de tendre et de pénétrant… Je crois que le langage du protestant et celui du catholique diffèrent, comme la raison diffère du coeur. Alors je lui ouvris mon âme; il m'écouta avec une attention mêlée de pitié. Mais quand il sut le projet que j'avais formé d'attenter à mes jours, je vis ses yeux se remplir d'une flamme soudaine. «Pourquoi, lui disais-je, prolonger une vie de misère et d'ennui? À quoi suis-je bon sur la terre?…

— «Malheureux!! s'écria-t-il dans un moment de vertueuse colère, qui donc es-tu pour citer la Providence devant ton tribunal?…» Et les regards de l'octogénaire lançaient les foudres autour de lui.

Il reprit avec douceur: «Mon ami, vous êtes mon frère. Je vous vois bien malheureux et prêt à commettre un grand crime: je ne vous quitterai point…»

Le saint vieillard fut habile à s'emparer de mon coeur. Je lui racontai l'histoire de mes malheurs. Je lui dis mes rêves d'enfance, mes chimères de jeunesse, mes illusions de tout âge. Le récit de mes infortunes le toucha vivement… il m'écouta en silence et parut se livrer à de profondes méditations; un jour se passa durant lequel il ne cessa de me témoigner le plus tendre intérêt; il avait peu à peu calmé les orages de mon coeur; et quand il me vit capable d'écouter la voix de la raison, il m'adressa ces paroles:

«Vous avez, mon cher fils, commis de grandes fautes; et votre infortune est l'expiation de vos erreurs. La société vous a frappé sans pitié, parce que vous étiez pour elle le plus dangereux de tous les ennemis.

«Tous vos malheurs vous sont venus de l'orgueil et de l'ambition.

«Vous vous êtes cru appelé à de grandes choses… et, au lieu d'attendre que la Providence vous choisît pour accomplir ses desseins, vous vous êtes imprudemment précipité dans un abîme de désirs immodérés… Je veux bien croire que vous aspiriez à vous élever en servant votre pays… Mais des ambitions comme la vôtre sont trop difficiles à contenter. Ce n'est pas trop, pour en satisfaire une seule, de la misère de tout un peuple. Faut-il donc que l'édifice social croule chaque jour, pour fournir aux mains hardies et puissantes qui relèveront ses ruines des occasions de gloire et d'éclat?…

«Il est bien rare que les maux réels des sociétés fournissent aux passions ambitieuses de quoi se nourrir… Les grandes gloires se rencontrent encore… ce sont les gloires pures qui manquent.

«L'histoire répète les noms fameux de tous ceux qui, rois ou despotes, guerriers ou législateurs, ont tour à tour, pendant cinquante siècles, remué le monde… mais combien de noms transmet-elle, grands et purs comme le saint, l'immortel nom de Washington?

«Défiez-vous, mon cher fils, de ces mouvements inquiets… ils ne sont point sans élévation, mais contiennent beaucoup d'orgueil… Les hommes les plus utiles à la société ne sont point ceux qui font de si grandes choses… les événements graves s'accomplissent selon les vues de Dieu, bien plus que par les soins des hommes… et les hommes qui s'y mêlent sont quelquefois moins animés de l'amour de la patrie, qu'ardents à poursuivre un peu de célébrité.

«La voie qu'ils suivent est pleine de périls…

«Le pauvre laboureur, dont toute l'ambition poursuit une récolte, fait peu de bien, mais il ne saurait faire de mal; son horizon finit au bout du sillon qu'il trace.

«Quand les vastes passions de Mirabeau s'élancent dans l'arène politique, quelle barrière les arrêtera? quelle gloire assouvira cette puissance affamée de bruit et de renommée?

«Quant à l'illustration littéraire que vous avez recherchée, combien peu de génies jouissent, dans les lettres, d'une gloire désirable? Dites-moi lequel vaut mieux de mourir, ignoré du monde, ou d'avoir écrit ces pages impies où Byron se raille de Dieu et de l'humanité?

«C'est aussi l'orgueil qui nous égare, quand il nous pousse à chercher dans ce monde un bonheur qui n'existe point; nous prenons en pitié l'homme que nous voyons se contenter d'un sort modeste; nous pensons que c'est assez pour lui, mais nous avons pour nous- mêmes de plus vastes désirs…

«Cependant, mon fils, il y a bien peu de différence entre le bonheur d'un homme et celui d'un autre homme!

«Quel être si indigent n'a pas trouvé durant sa vie un peu de pain qui le nourrisse, une femme qui l'aime, un Dieu qui écoute sa prière? C'est pourtant toute la vie de l'homme.

«Le mal ici-bas vient de ce qu'on veut placer beaucoup de bonheur dans un coeur qui n'en tient que peu…

«Et c'est encore une excitation de l'orgueil qui, jetant l'homme dans des chimères, lui fait mépriser les voies que suit le plus grand nombre pour arriver au bonheur…

«Sans doute le monde contient bien des vices, et il est loin encore de la perfection où le portera la loi du Christ!

«Je sais que, pour une âme ardente, impétueuse, tout, dans la société, est embarras et obstacle; mais ne vous abusez point, mon ami: ces entraves qui vous gênent, ces chaînes qui vous pèsent, sont commodes et légères à la multitude… la plupart des hommes ne sentent point ces nobles élans qui vous animent, ces transports sublimes de l'enthousiasme; la condition commune est la médiocrité, et la société fait des lois pour se protéger contre des besoins de gloire qui menacent son repos et des éclairs de génie qui fatiguent ses regards…

«D'ailleurs, ces élans, ces transports, cet enthousiasme, sont-ils durables chez ceux mêmes qui les éprouvent?… Permettez-moi de vous dire, mon cher enfant, que le bonheur immense dont vous espériez jouir dans cette solitude avec le digne objet de votre amour, était encore une chimère de votre imagination, et peut-être la plus cruelle de toutes…

«Dans l'âge des passions brûlantes, la vie de deux êtres qui s'aiment est toute amitié, tendresse, dévouement, échange de sentiments généreux… alors la seule richesse qui se dépense entre eux est celle de l'âme… Deux êtres qui se donnent mutuellement ces trésors du coeur ne manquent d'aucun bien et n'ont besoin de personne; ils jouissent d'une félicité dont la source est en eux-mêmes, et ne doivent rien ni au monde ni à la fortune.

«Mais le temps de cette fièvre de l'âme, de cette spiritualité de l'existence, est passager. C'est une heure fugitive d'enchantement dans le long jour de la vie… Et quand cette heure est écoulée, les passions de l'homme, pareilles aux eaux de l'Océan après l'orage, reprennent leur niveau… Les grandes pensées qui exaltaient son esprit, les nobles sentiments qui faisaient bondir son coeur, ne se présentent plus à lui que comme des images brillantes ou comme de beaux souvenirs… Il est retourné aux habitudes et aux exigences de la vie positive.

«Hélas! faut-il le dire? on voit les êtres les plus aimants perdre en vieillissant une partie de leur bonté. Il semble que l'âme se durcisse comme le corps, et que tout se dessèche avec les années, même la source d'amour qui jaillit d'un bon coeur! L'union qui s'est formée dans les illusions repose sur une base bien fragile…

«Votre malheur est bien grand, mon cher fils, et vous me voyez tout plein de son immensité. Mais dites, quel eût été votre destin si, atteignant le but de vos efforts, vous eussiez vu le bonheur tant désiré s'évanouir comme une nouvelle chimère!

«Une catastrophe terrible a devancé l'épreuve… et vous maudissez la société américaine, dont les préjugés, en exilant Marie, l'ont conduite, au tombeau… Votre plainte est légitime… Il est vrai que les Américains persécutent sans pitié une race malheureuse. Oui, le préjugé qui voue à l'esclavage ou à l'infamie trois millions d'hommes est indigne d'un peuple libre et éclairé. Mais faut-il prendre occasion de ces désordres pour envoyer au Ciel des imprécations? Mon ami, l'iniquité des hommes suffirait seule pour me faire croire à la justice de Dieu.

«Les passions qui vous ont irrité contre l'état social ont en même temps fasciné vos yeux, en vous montrant dans la vie sauvage un état perfectionné.

«J'ai vécu longtemps parmi les Indiens; j'ignore quels étaient leurs pères; mais, déchus de leur état primitif qui, peut-être, avait quelque grandeur, les Indiens de nos jours ne possèdent ni les avantages de la vie sauvage, ni les bienfaits de la vie civilisée.

«Préservez-vous de cette fausse opinion que la valeur individuelle de chaque homme est mieux appréciée chez les sauvages que dans les pays policés.

«Si les peuples avancés dans la civilisation font une trop grande part d'influence à la richesse, les peuples sauvages accordent trop d'importance à la force physique.

«Sauf quelques exceptions rares dont s'emparent beaucoup d'esprits médiocres, toutes les sociétés d'Europe et d'Amérique sont gouvernées par les supériorités intellectuelles. Dans l'opinion des hommes civilisés, un corps robuste est peu de chose, s'il ne contient un grand coeur; chez l'Indien, au contraire, la force morale n'est puissante que par son union à celle des muscles, et la plus grande âme dans un faible corps n'est rien.

«La vie sauvage est d'ailleurs une vie d'égoïsme… Dans ces forêts où la nature est si belle, on étouffe ses cris les plus touchants… Vainement l'infirme, le mutilé, celui dont la raison s'est égarée, réclament le secours de leurs semblables. Ceux-ci méprisent la voix d'infortunés qui, n'ayant plus la force du corps, ne méritent pas d'exister.

«Dans les pays civilisés on ne secourt pas toutes les infortunes, mais toutes espèrent d'être secourues… et combien de plaies sont fermées par la charité publique! Combien de douleurs se taisent devant la religion et la bienfaisance!

«Enfin, mon ami, cette existence toute matérielle de l'Indien, dont le corps seul agit, est-elle selon la destinée de l'homme? Ne croyez-vous pas que celui dont la pensée domine le corps se rapproche davantage de la divine nature dont il est émané, de l'intelligence suprême dont il est un rayon?…

«Mon cher fils, tout a été erreur et exagération dans les jugements que vous avez portés.

«Vos premières impressions sur l'Amérique étaient beaucoup trop favorables; et vous avez fini par la juger avec une injuste sévérité.

«Ce peuple, qui ne séduit point par l'éclat, est cependant un grand peuple; je ne sais s'il existera jamais une seule nation dans laquelle il se rencontre un plus grand nombre d'existences heureuses. Rien ne vous y plaît, parce que rien n'est saillant aux yeux, ni lumières, ni ombres, ni sommets, ni abîmes… c'est pour cela que le plus grand nombre y est bien.

«Peut-être vous m'accuserez à votre tour de me complaire dans une illusion; mais j'ai fondé sur ce peuple une espérance qui fait le charme de ma vieillesse… Lorsque je vois la multitude des sectes protestantes aux États-Unis, les divisions qui chaque jour pénètrent dans leur sein; l'inconséquence, la frivolité des unes, l'absurdité des autres [70]; lorsque, d'un autre côté, je considère le catholicisme, toujours un et immuable au milieu des sociétés qui changent et des sectes qui se multiplient, attirant à lui par son prosélytisme, tandis que les autres communions les plus favorisées demeurent stationnaires; se ranimant enfin d'une vigueur nouvelle sur cette terre de liberté, comme un vieillard qui, après un long exil, retrouverait sa patrie… je ne puis m'empêcher de croire que la religion catholique est le culte à venir de ce pays… et cette pensée répand une douce clarté sur mes vieux jours.»

Quand le prêtre eut ainsi parlé, il se leva: «Mon ami, ajouta-t- il, ne restez point dans ce lieu. Prenez garde aux conseils funestes de la solitude et du malheur.

— «Mon père, m'écriai-je, vous m'avez préservé d'un grand crime… mais ne me demandez point un sacrifice supérieur à mon courage. Tant que coulera dans mes veines une goutte de sang, elle alimentera mon chagrin. Et qui donc, si j'abandonnais le désert, veillerait sur cette cabane, monument sacré de ma douleur? Ne voyez-vous pas l'Américain avide passant la charrue sur des ossements pour féconder sa terre?… Ah! je ne laisserai point s'accomplir une pareille profanation!»

Voyant ma résolution inébranlable, le vieillard me quitta en me disant:

«Souvenez-vous, mon enfant, que vous avez, non loin d'ici, un ami bien tendre; puissiez-vous un jour venir vers moi… mais, mon cher fils, me dit-il en me montrant sa tête blanchie par les hivers, n'attendez pas trop longtemps…»

En disant ainsi, le vieillard s'éloigna, emportant mes bénédictions et laissant dans mon âme de profondes impressions.

J'étais toujours malheureux, mais je n'étais plus impie, car j'avais vu sur la terre l'image de la divinité dans un vieillard vénérable. J'étais également moins seul depuis que la religion était descendue dans mon âme, et l'aspect de la vertu calme et résignée avait ranimé mon courage.

Le jour suivant fut un jour de grandes réjouissances parmi les deux tribus indiennes qui se trouvaient réunies dans ce lieu. Le bateau qui portait les Cherokees laissés par Nelson au fort Gratiot venait d'arriver à Saginaw, et, grâce aux efforts généreux du père de Marie, les Ottawas avaient déposé les armes. Toute la nation des Cherokees se trouvait réunie; les Ottawas consentirent à lui donner asile sur leurs terres. Un traité d'alliance fut conclu, et le bon accord parut établi entre les deux tribus. Nelson se fixa au milieu de ces sauvages et redoubla de zèle pour maintenir l'union entre eux et leur enseigner les vérités du christianisme. Il s'efforça de m'attirer près de lui: mais je ne voulus point quitter ma solitude et la tombe de Marie.

Chapitre XVII
Épilogue

Ainsi parla Ludovic; plus d'une fois, pendant ce récit, le voyageur avait senti couler ses larmes. — Oh! combien votre malheur me touche! dit-il au solitaire; quoi! depuis tant d'années, vous vivez seul dans ce désert! — Je n'y suis pas resté toujours, répliqua Ludovic; j'ai tenté de l'abandonner, mais vainement!… il m'a fallu bientôt y revenir.

D'abord l'abondance de mes larmes et la violence de ma douleur me firent penser que ma vie serait promptement consumée, mais cette dernière espérance m'échappa, et je n'avais plus de force pour répandre des pleurs qu'il m'en restait encore pour exister; je traînai alors dans ces lieux une vie misérable: j'étais accablé de la durée du temps dont rien pour moi ne hâtait le cours; j'errais à l'aventure dans les forêts environnantes; je cherchais de nouveaux lacs, des prairies vierges, des fleuves inconnus; je chassais des animaux sauvages qui me servaient de pâture; quelquefois, au milieu de mes excursions aventureuses, je m'arrêtais subitement; appuyé au tronc d'un arbre, je méditais durant de longues heures; tous les tristes souvenirs arrivaient dans la solitude. Cette rêverie de l'infortune finissait par troubler ma raison, et je tombais dans un profond accablement. Quand mon intelligence assoupie se réveillait, il me semblait, en me rappelant mes malheurs, que ma vie tout entière était un songe terrible;… mais bientôt je me retrouvais en présence de l'affreuse réalité. Cent fois, chaque jour, je quittais ma chaumière, cent fois j'y revenais avec mes chagrins, mes ennuis et le poids accablant de mon isolement.

Alors l'idée du monde se représenta à mon esprit. Depuis qu'un coup fatal avait brisé ma vie, j'avais beaucoup réfléchi aux erreurs de ma jeunesse, je sentais combien il y avait eu de chimères dans mes premiers desseins. J'avais autrefois jugé le monde à travers des prestiges qui s'étaient évanouis… les rêves de mon jeune âge étaient toujours présents à mon esprit, mais ma raison les combattait; je comprenais que, pour être propre à la société, il ne fallait pas envisager les choses du point de vue immense et sans limite où je m'étais placé d'abord; qu'il valait mieux ne voir qu'un coin étroit du monde que de jeter sur l'ensemble des regards vagues et confus; qu'enfin l'intelligence et la puissance humaine ont des bornes qu'elles ne peuvent tenter de franchir, sous peine de devenir stériles.

Délivré des illusions qui m'avaient égaré dans ma route, ne pouvais-je pas retourner parmi les hommes?… Je ne m'abusais plus sur la somme de bonheur que le monde peut offrir… d'ailleurs, je repoussais loin de moi la pensée des félicités que j'avais autrefois rêvées; mais je sentais en moi-même tous les mouvements d'une âme droite et pure. «Pourquoi, me disais-je, ne trouverais- je pas, dans mes rapports avec mes semblables, un peu de ce bonheur simple et tranquille que donne une conscience honnête? Ne dois-je pas rencontrer des sympathies consolantes partout où il se trouve des hommes vertueux?»

Dans cet état de mon âme je serais sans doute revenu en Europe si, à l'époque même où je fus atteint en Amérique d'une infortune affreuse, un autre malheur non moins cruel, arrivé dans ma famille, n'eût combattu dans mon esprit l'idée du retour en France, par la crainte de nouvelles angoisses; j'appris que mon père n'était plus.

Alors je me rappelai Nelson: non loin de ma demeure, ce digne ministre de l'église presbytérienne travaillait avec ardeur à l'instruction religieuse des Indiens… Je pensai que je pourrais associer mes efforts aux siens, et, de concert avec lui, parvenir à la civilisation des Ottawas et des Cherokees.

Ayant rejoint le père de Marie, j'entrepris l'exécution de mon projet, je tentai d'enseigner aux indiens les principes qui sont la base de toutes les sociétés civilisées; je leur exposai les avantages de la vie agricole et le bien-être que donnent les arts industriels; mais tous me répondaient qu'il est plus noble de vivre de la chasse que du travail; et en admirant les merveilles de l'art, nul d'entre eux ne voulait être ouvrier. Tandis que mes théories étaient méprisées, je voyais Nelson obtenir, dans les moeurs des Indiens, quelques réformes salutaires à l'aide de dogmes religieux, auxquels les Indiens se soumettaient sans raisonnement. Je reconnus alors que, si la religion est la meilleure philosophie des peuples éclairés, elle est la seule que comprenne une population ignorante; et il me parut que Nelson entendait mieux que moi les faiblesses de l'intelligence humaine. J'aurais essayé de l'imiter si, en abordant le sujet de la religion, je ne me fusse trouvé en opposition de principes avec lui: j'étais catholique et lui presbytérien. Partant d'une doctrine différente, nos efforts se fussent contrariés, et, au lieu de resserrer l'union des Indiens, nous eussions semé parmi eux des germes de trouble et de division. Mon peu de succès dans cette première tentative ne me découragea pas: j'y avais puisé une nouvelle expérience qui venait fortifier toutes mes réflexions du désert.

Forcé de quitter Nelson et les Indiens, je pensai au vieillard qui m'avait visité dans ma solitude et dont la voix religieuse m'avait arrêté sur le bord de l'abîme… Je me rendis aussitôt vers lui… Je le trouvai entouré de la vénération de ceux parmi lesquels il avait passé ses jours. Cet exemple de la justice des hommes ranima mon courage.

Je formai dans le monde quelques relations; je m'associai à plusieurs entreprises philanthropiques, et résolus de me créer une existence politique. J'entrai complètement dans la vie réelle… mais je m'aperçus bientôt que je n'y trouverais point le bien-être que j'y cherchais.

Lorsque je voyais les oeuvres de l'homme toujours incomplètes, les principes de justice et de vérité froissés sans cesse par des passions et des intérêts, les tentatives les plus généreuses entravées par mille obstacles, et les institutions les plus belles souillées d'imperfections, ma raison m'enseignait que tel devait être le spectacle offert par une société composée d'hommes. Cependant cette vue choquait mes regards et blessait tous mes instincts.

Témoin du bonheur calme et paisible dont jouissait le vieillard qui m'avait épargné un crime, je résolus d'étudier sa vie. La sérénité de son âme, la tranquillité de son esprit me paraissaient des biens inestimables. Ne pouvais-je pas, en l'imitant, devenir aussi heureux que lui? Cependant, en voyant de près cet homme devant la vertu duquel je m'étais incliné comme devant l'image de Dieu même, je crus apercevoir de la petitesse dans sa grandeur. Ce prêtre sublime dans sa charité, et qui passait la moitié de ses jours en bienfaisance, consacrait l'autre à des pratiques de dévotion qui me semblaient étroites, minutieuses, puériles. Sans doute j'avais tort. Je reconnaissais intérieurement mon erreur: quand l'oeuvre est si grande, le moyen peut-il être infime? Cependant mes impressions étaient plus fortes que mes raisonnements.

Après avoir vu la vertu rapetissée par les infirmités de l'intelligence, je la trouvais ailleurs corrompue par des usages et des besoins sociaux.

Je vis un homme de mauvaises moeurs honoré du suffrage de ses concitoyens, parce qu'il possédait des talents politiques; un autre devint un personnage important dans l'État parce qu'il avait des vertus privées. Une jeune fille faisait la joie de parents dignes et vénérables; elle fut mariée par eux à un riche vieillard!…

Je reconnaissais bien qu'ainsi le veulent les misères de l'humanité. Tantôt le bien semble dépendre d'une vaine forme; une autre fois le vice se trouve mêlé à la vertu même; mais le mal ne me semblait pas moins triste, parce que j'en voyais la cause.

Je rencontrais partout les mêmes imperfections. Les sociétés de bienfaisance dont j'étais membre suivaient les inspirations de la charité la plus pure; mais pour une plaie que nous pouvions guérir, mille demeuraient sans remède… Est-ce donc là tout le pouvoir de l'homme? J'approuvais ceux qu'un aussi misérable résultat ne décourageait pas; mais je me sentais incapable de les imiter. Vainement je prenais toutes les habitudes de la vie pratique et m'efforçais de me créer dans la société quelques intérêts: je n'y trouvais qu'ennui et dégoût.

Alors je jetai sur moi-même un regard ferme et tranquille; je n'accusai point la société d'injustice, ni ne déclamai contre la misère de l'homme; mais, en interrogeant le passé, les souvenirs de ma jeunesse, mes longues infortunes et mes impressions présentes, je reconnus une vérité, triste et dernier fruit des expériences de ma vie: c'est que, tout en voyant mes erreurs, j'en subissais encore le joug; que, dès l'âge le plus tendre, j'avais entretenu des illusions qui n'avaient pas cessé de m'être chères, depuis que je les avais abandonnées. Les premiers égarements de mon esprit m'avaient entraîné dans un monde fantastique où j'avais longtemps rêvé mille chimères; et depuis que le voile qui couvrait mes yeux était tombé, je pouvais bien juger sainement le monde réel, mais non m'y plaire.

Je savais qu'il fallait s'attendre à trouver parmi les hommes beaucoup de mal, et ne pouvais supporter un monde où tout n'était pas bien. J'apercevais clairement l'impossibilité d'atteindre le but premier de mes ardents désirs, et j'avais renoncé à le poursuivre; mais le but raisonnable auquel il est sage de viser n'avait aucun attrait pour moi; en discernant le bonheur qu'on peut se procurer ici-bas, je me sentais incapable d'en jouir… Pour avoir trop longtemps vécu en dehors de la société, j'y étais devenu impropre… et mon imagination avait si longtemps nourri des rêves de perfection idéale, qu'elle ne pouvait plus rentrer dans les voies ordinaires de l'humanité… Je subissais le joug de l'habitude, chose si méprisable et si puissante.

Ce dégoût que m'inspira le monde n'excitait en moi aucune haine, et je reconnaissais que d'autres pouvaient aimer cette société imparfaite dans laquelle je ne pouvais pas vivre.

Je comprenais le bonheur de la bienfaisance se résignant à voir des maux qu'elle ne peut guérir; le bonheur de la vertu souvent étroite dans ses vues, et impuissante dans ses actes, mais toujours heureuse de son intention pure; celui d'une intelligence supérieure gouvernant les hommes, et s'abaissant, quand il le faut, au niveau des esprits vulgaires et des petitesses de la vie. Mais, en admettant l'existence de ce bonheur, je n'en voulais pas, parce que j'avais conçu l'idée d'un bonheur plus grand, plus pur, plus complet: celui-ci me manquait, parce que je n'avais pu l'atteindre; je repoussais l'autre qui me paraissait méprisable.

Vainement je m'étais répété cent fois qu'ayant renoncé aux chimères, il fallait les oublier, et ne plus voir que les réalités au sein desquelles je voulais vivre… Il m'était impossible d'éloigner de ma vue les images brillantes dont j'avais reconnu le mensonge.

Un temps très court suffit pour me démontrer que le mal que je portais en moi-même était sans remède; je ne m'obstinai point à le combattre: j'en reconnus la grandeur et je me soumis. Sans passions, sans désespoir, je revins dans ce désert, seul lieu qui convînt à l'état de mon âme; je ne pouvais plus demeurer parmi les hommes; et cette solitude offrait du moins à mon coeur l'intérêt du souvenir le plus désolant, mais aussi le plus cher de ma vie.

Maintenant, je présente l'étrange spectacle d'un homme qui a fui le monde sans le haïr, et qui, retiré au désert, ne cesse de penser à ses semblables qu'il aime, et loin desquels il est forcé de vivre. Il est bien triste de sentir à chaque instant le besoin de la société, et d'avoir acquis l'expérience qu'on ne peut plus demeurer dans son sein. La source première de toutes mes erreurs a été de croire l'homme plus grand qu'il n'est.

Si l'homme pouvait embrasser la généralité des choses, ramener à un seul principe tous les faits de l'humanité, et établir sur la terre, par un acte de sa puissance, l'empire de la justice et de la raison, il serait Dieu; il ne serait plus l'homme.

L'homme n'est pas satisfait de la part d'intelligence qui lui a été dévolue; il voudrait que ses facultés morales fussent au moins plus hautes de quelques degrés… Mais à quel point s'arrêterait- il? Si sa plainte était écoutée, à mesure qu'il s'élèverait, il voudrait monter davantage, jusqu'à ce qu'il arrivât à la perfection morale qui est Dieu; mais alors il ne serait plus l'homme.

Ma seconde erreur fut de croire indigne de l'homme le rôle secondaire que sa nature bornée lui assigne… Les plus nobles passions, les sentiments les plus généreux peuvent se mouvoir dans le cercle étroit où sa puissance est renfermée: le résultat est petit, Mais l'effort est grand. Sans arriver jamais à la perfection, l'homme y vise toujours: c'est là sa grandeur. Tel est le but de l'homme sur la terre. Je vois ce but plus clairement que qui que ce soit; cependant moins que personne je puis l'atteindre. — Malheur à celui qui, s'étant fait une orgueilleuse idée de la puissance de l'homme, s'est accoutumé à poursuivre des buts immenses, des projets sans limites, des résultats complets; tous ses efforts viendront se briser devant les facultés bornées de l'homme, comme devant une invincible fatalité.»

Ici Ludovic s'arrêta. «Ainsi, lui dit le voyageur, depuis votre retour au désert, vous y passez vos jours dans un perpétuel isolement?

— Oui, répondit Ludovic… Dans les premiers temps, le voisinage de Nelson et des Indiens qu'il instruisait fut pour moi l'occasion de quelques relations que j'acceptais sans les rechercher; mais bientôt ce dernier lien fut brisé.

La paix qui régnait entre les Ottawas et les Cherokees fut troublée. L'hiver qui suivit mon retour à Saginaw fut très rigoureux. Les lacs se couvrirent de glaces épaisses qui firent mourir les habitants des eaux. Privés de ce moyen d'existence, les Indiens n'eurent pour vivre d'autre ressource que le gibier des forêts, qui fut bientôt lui-même presque entièrement détruit.

Alors les Ottawas se rappelèrent que leur tribu était jadis seule maîtresse de ces lieux, et ils virent avec raison, dans l'arrivée des Cherokees parmi eux, la cause principale de leur détresse… Leur misère exalta sans doute leur ressentiment… Nelson fit de vains efforts pour conjurer l'orage qu'il voyait près d'éclater… Un jour, les Ottawas, réunis de toutes les parties du Michigan sur un seul point, peu distant de l'établissement des Cherokees, donnèrent le signal d'extermination, et après une lutte terrible, Nelson vit massacrer jusqu'au dernier des malheureux compagnons de son exil.

Rien ne saurait peindre la perfidie et la cruauté, durant la guerre, de ces hommes si humains et si droits pendant la paix…

Cet événement affreux porta le trouble dans l'âme de Nelson; car son voeu le plus cher était de mourir au milieu des Indiens, après leur avoir enseigné les vérités de l'Évangile… Mais lorsque les infortunés pour lesquels il avait tout abandonné lui manquèrent, son stoïcisme fut ébranlé, et un jour il partit du désert, afin de retourner dans la Nouvelle-Angleterre, son pays natal, où il a repris, dit-on, les premières habitudes de sa vie. En quittant ces lieux, il fit de vains efforts pour m'entraîner avec lui. Je ne quitterai jamais Saginaw. Depuis ce jour, ma vie se passe uniforme et monotone… J'y ai marqué ma tombe auprès de celle de Marie.

— Oh! combien je vous plains! dit le voyageur; que vous devez être malheureux!

— Oui, répondit Ludovic, mon infortune est cruelle, mais je la supporte avec courage… Mon plus grand chagrin est de penser que nul ne peut comprendre mon malheur, et qu'ainsi je n'excite la pitié de personne… Du reste, cette vie amère n'est point sans douceur: tous les jours je visite le monument, objet de mon culte. Chaque fois que je prie, incliné dans une religieuse extase, je crois entendre, au-dessus de ma tête, un concert joyeux de voix célestes, auxquelles répondent des accents tristes et mystérieux qui semblent sortir de la tombe: il y a beaucoup d'harmonie dans ces mélancolies de la terre et dans ces joies du ciel. Je ne doute pas, en les écoutant, que Marie ne soit déjà parmi les anges, et que son ombre chérie ne m'envoie ces douces illusions pour me convier au délicieux festin de l'immortalité.

Ces dernières paroles du solitaire jetèrent le voyageur dans une profonde rêverie…

Le lendemain, celui-ci prit congé de son hôte. On assure que, peu de temps après, il partit de New York pour le Havre. En apercevant les côtes de France, qu'il devait ne plus revoir, il pleura de joie. Rendu à sa chère patrie, il ne la quitta jamais.

(Fin du texte de la partie romancée)

Appendice

NOTA. L'auteur a, dans le cours des années 1831 et 1832, parcouru tous les lieux qui sont décrits dans ce livre, et notamment les contrées sauvages qui avoisinent les grands lacs de l'Amérique du Nord; il a vu le lac Supérieur et la Baie-Verte (Green-Bay) située à l'ouest du lac Michigan, Québec et la Nouvelle-Orléans, et tous les États américains sur lesquels des observations de moeurs sont présentées.

Première partie: Note sur la condition sociale et politique des nègres esclaves et des gens de couleur affranchis.

L'existence de deux millions d'esclaves au sein d'un peuple chez lequel l'égalité sociale et politique a atteint son plus haut développement; l'influence de l'esclavage sur les moeurs des hommes libres; l'oppression qu'il fait peser sur les malheureux soumis à la servitude; ses dangers pour ceux même en faveur desquels il est établi; la couleur de la race qui fournit les esclaves; le phénomène de deux populations qui vivent ensemble, se touchent, sans jamais se confondre, ni se mêler l'une à l'autre; les collisions graves que ce contact a déjà fait naître; les crises plus sérieuses qu'il peut enfanter dans l'avenir; toutes ces causes se réunissent pour faire sentir combien il importe de connaître le sort des esclaves et des gens de couleur libres des États-Unis. J'ai tâché, dans le cours de cet ouvrage, d'offrir le tableau des conséquences morales de l'esclavage sur les gens de couleur devenus libres; je voudrais maintenant présenter un aperçu de la condition sociale de ceux qui sont encore esclaves. Cet examen me conduira naturellement à rechercher quels sont les caractères de l'esclavage américain.

Après avoir exposé l'organisation de l'esclavage, je rechercherai si cette plaie sociale peut être guérie: quelle est sur ce point l'opinion publique aux États-Unis; quels moyens on propose pour l'affranchissement des noirs, et quelles objections s'y opposent; quel est enfin à cet égard l'avenir probable de la société américaine.

§ I. Condition du nègre esclave aux États-unis.

Il semble que rien ne soit plus facile que de définir la condition de l'esclave. Au lieu d'énumérer les droits dont il jouit, ne suffit-il pas de dire qu'il n'en possède aucun? puisqu'il n'est rien dans la société, la loi n'a-t-elle pas tout fait en le déclarant esclave? Le sujet n'est cependant pas aussi simple qu'il le paraît au premier abord; de même que, dans toutes les sociétés, beaucoup de lois sont nécessaires pour assurer aux hommes libres l'exercice de leur indépendance, de même on voit que le législateur a beaucoup de dispositions à prendre pour créer des esclaves, c'est-à-dire pour destituer des hommes de leurs droits naturels et de leurs facultés morales, changer la condition que Dieu leur avait faite, substituer à leur nature perfectible un état qui les dégrade et tienne incessamment enchaînés un corps et une âme destinés à la liberté,

Les droits qui peuvent appartenir à l'homme dans toute société régulière sont de trois sortes, politiques, civils, naturels. Ce sont ces droits dont la législation s'efforce de garantir la jouissance aux hommes libres, et qu'elle met tout son art à interdire aux esclaves.

Quant aux droits politiques, le plus simple bon sens indique que l'esclave doit en être entièrement privé. On ne fera pas participer au gouvernement de la société et à la confection des lois celui que ce gouvernement et ces lois sont chargés d'opprimer sans relâche. Sur ce point, la tâche du législateur est aussi facile que sa marche est clairement tracée; les droits politiques, quelle que puisse être leur extension, constituent en tous pays une sorte de privilège. Tous les citoyens libres n'en jouissent pas; il est à plus forte raison facile d'en priver les esclaves: il suffit de ne pas les leur attribuer.

Aussi toutes les lois des États américains où l'esclavage est en vigueur se taisent sur ce point: leur silence est une exclusion suffisante.

Il n'est pas moins indispensable de dépouiller l'esclave de tous les droits civils.

Ainsi l'esclave appartenant au maître ne pourra se marier; comment la loi laisserait-elle se former un lien qu'il serait au pouvoir du maître de briser par un caprice de sa volonté? Les enfants de l'esclave appartiennent au maître, comme le croît des animaux: l'esclave ne peut donc être investi d'aucune puissance paternelle sur ses enfants. Il ne peut rien posséder à titre de propriétaire, puisqu'il est la chose d'autrui; il doit donc être incapable de vendre et d'acheter, et tous les contrats par lesquels s'acquiert et se conserve la propriété lui seront également interdits.

La loi américaine se borne, en général, à prononcer la nullité des contrats dans lesquels un esclave est partie; cependant il est des cas où elle donne à ses prohibitions l'appui d'une pénalité: c'est ainsi qu'en déclarant nuls la vente ou l'achat fait par un esclave, la loi de la Caroline du Sud prononce la confiscation des objets qui ont fait la matière du contrat [71]. Le code de la Louisiane contient une disposition analogue [72]. La loi du Tennessee condamne à la peine du fouet l'esclave coupable de ce fait, et à une amende l'homme libre qui a contracté avec lui [73].

Du reste, quelles que soient la rigueur et la généralité des interdictions qui frappent l'esclave de mort civile, on conçoit cependant que le législateur les établisse sans beaucoup de peine. Ici encore il s'agit de droits qui tous sont écrits dans les lois. À la vérité, le principe de ces droits est préexistant à la législation qui les consacre; mais, sans les créer, la loi les proclame, et, en même temps qu'elle les reconnaît dans les hommes libres, il lui est facile de les contester à ceux qu'elle veut en dépouiller.

Jusque-là le législateur marche dans une voie où peu d'obstacles l'arrêtent. Il a sans doute fait beaucoup, puisque déjà il n'existe pour l'esclave ni patrie, ni société, ni famille; mais son oeuvre n'est pas encore achevée.

Après avoir enlevé au nègre ses droits d'Américain, de citoyen, de père et d'époux, il faut encore lui arracher les droits qu'il tient de la nature même; et c'est ici que naissent les difficultés sérieuses.

L'esclave est enchaîné; mais comment lui ôter l'amour de la liberté? il n'emploiera pas son intelligence au service de l'État et de la cité; mais comment anéantir cette intelligence dont il pourrait user pour rompre ses fers? Il ne se mariera point; mais, quelque nom qu'on donne à ses rapports avec une femme, ces rapports existent, on ne saurait les briser; ils forment une partie de la fortune du maître, puisque chaque enfant qui naît est un esclave de plus; comment faire qu'il y ait une mère et des enfants, un père et des fils, des frères et des soeurs, sans des affections et des intérêts de famille? en un mot, comment obtenir que l'esclave ne soit plus homme?

Les difficultés du législateur croissent à mesure que, passant de l'interdiction des droits civils à celle des droits naturels, il quitte le domaine des fictions pour pénétrer plus avant dans la réalité. Son premier soin, en déclarant le nègre esclave, est de le classer parmi les choses matérielles: l'esclave est une propriété mobilière, selon les lois de la Caroline du Sud; immobilière dans la Louisiane.

Cependant la loi a beau déclarer qu'un homme est un meuble, une denrée, une marchandise, c'est une chose pensante et intelligente; vainement elle le matérialise, il renferme des éléments moraux que rien ne peut détruire: ce sont ces facultés dont il est essentiel d'arrêter le développement. Toutes les lois sur l'esclavage interdisent l'instruction aux esclaves; non-seulement les écoles publiques leur sont fermées, mais il est défendu à leurs maîtres de leur procurer les connaissances les plus élémentaires. Une loi de la Caroline du Sud prononce une amende de cent livres sterling contre le maître qui apprend à écrire à ses esclaves; la peine n'est pas plus grave quand il les tue. [74] Ainsi la perfectibilité, la plus noble des facultés humaines, est attaquée dans l'esclave, qui se trouve ainsi placé dans l'impuissance d'accomplir envers lui-même le devoir imposé à tout être intelligent de tendre sans cesse vers la perfection morale.

Cette loi ajoute que l'esclave, dans une telle position, peut être tué impunément par toute personne quelconque, et de la manière qu'il plaira à celle-ci d'employer, sans qu'elle ait à craindre d'être pour ce fait recherchée en justice [75]. Ces mêmes lois accordent des récompenses aux citoyens qui arrêtent l'esclave en liberté [76]; elles encouragent les dénonciateurs, et leur paient le prix de la délation [77]. La loi de la Caroline du Sud va plus loin: elle porte un châtiment terrible tout à la fois contre l'esclave qui a fui et contre toute personne qui l'a aidé dans son évasion; en pareil cas, c'est toujours la peine de mort qu'elle prononce [78].

Toutes les forces sociales sont mises en jeu pour ressaisir le nègre échappé. Lorsque celui-ci, ayant franchi la limite des États à esclaves, touche du pied le sol d'un État qui ne contient que des hommes libres, il peut un instant se croire rentré en possession de ses droits naturels; mais son espérance est bientôt dissipée. Les États de l'Amérique du Nord, qui ont aboli la servitude, repoussent de leur sein les esclaves fugitifs, et les livrent au maître qui les réclame [79].

Ainsi la société s'arme de toutes ses rigueurs et de ses droits les plus exorbitants pour s'emparer de l'esclave et le punir du sentiment le plus naturel à l'homme et le plus inviolable, l'amour de la liberté.

Maintenant voilà l'esclave rendu à ses chaînes; on l'a châtié d'un mouvement coupable d'indépendance; désormais il ne tentera plus de briser ses fers; il va travailler pour son maître, qui est parvenu à le dompter. Mais ici vont abonder encore les obstacles et les embarras pour le législateur et pour le possesseur de nègres. On a étouffé dans l'esclave deux nobles facultés, la perfectibilité morale et l'amour de la liberté; mais on n'a pas détruit tout l'homme.

Vainement le maître interdit à son nègre tout contact avec la société civile; vainement il s'efforce de le dégrader et de l'abrutir; il est un point où toutes ces interdictions et ces tentatives ont leur terme, c'est celui où commence l'intérêt du maître. Or, le maître, après avoir lié les membres de son esclave, est obligé de les délier, pour que celui-ci travaille; tout en l'abrutissant, il a besoin de conserver un peu de l'intelligence du nègre, car c'est cette intelligence qui fait son prix; sans elle, l'esclave ne vaudrait pas plus que tout autre bétail; enfin, quoiqu'il ait déclaré, le nègre une chose matérielle, il entretient avec lui des rapports personnels qui sont l'objet même de la servitude, et l'esclave, auquel toute vie sociale est interdite, se trouve pourtant forcé, afin de servir son maître, d'entrer en relation, avec un monde, dans lequel, à la liberté, il n'est rien, où il n'apparaît que pour autrui, mais où on lui fait cependant supporter la responsabilité morale qui appartient aux êtres intelligents.

Ici encore l'homme se retrouve, de l'aveu même de ceux qui ont tenté de l'anéantir. Ainsi, quelle que soit la dégradation de l'esclave, il lui faut de la liberté physique pour travailler, et de l'intelligence pour servir son maître, des rapports sociaux avec celui-ci et avec le monde, pour accomplir les devoirs de la servitude.

Mais s'il ne travaille pas, s'il désobéit à son maître, s'il se révolte, et si, dans ses rapports avec les hommes libres, il commet des délits, que faire dans tous ces cas? — on le punira. - - Comment? suivant quels principes? avec quels châtiments?

C'est surtout ici que les difficultés naissent en foule pour le législateur.

La loi, qui fait l'un maître et l'autre esclave, créant deux êtres de nature toute différente, on sent qu'il est impossible d'établir les rapports de l'esclave avec le maître, ou de l'esclave avec les hommes libres, sur la base de la réciprocité; mais alors, en s'écartant de cette règle, seul fondement équitable des relations humaines, on tombe dans un arbitraire complet, et l'on arrive à la violation de tous les principes. Ainsi, le crime du maître, tuant son esclave ne sera pas l'équivalent du crime de l'esclave tuant son maître; la même différence existera entre le meurtre de tout homme libre par un esclave, et celui de l'esclave par un homme libre.

Toutes les lois des États américains portent la peine de mort contre l'esclave qui tue son maître; mais plusieurs ne portent qu'une simple amende contre le maître qui tue son esclave [80].

Les voies de fait, la violence du maître, sur le nègre, sont autorisées par les lois américaines [81]; mais le nègre qui frappe le maître, est puni de mort. La loi de la Louisiane prononce la même peine contre l'esclave coupable d'une simple voie de fait envers l'enfant d'un blanc [82].

Les mêmes distinctions se retrouvent dans les rapports d'esclaves à personnes libres. Ainsi, dans la Caroline du Sud, le blanc qui fait une blessure grave à un nègre encourt une amende de quarante shillings [83]; mais le nègre esclave, qui blesse un homme libre, est puni de mort [84]; Lorsque le nègre blesse un blanc en défendant son maître, il n'encourt aucune peine, mais il subit le châtiment, s'il fait cette blessure en se défendant lui-même [85].

Il n'existe aucune loi pour l'injure commise par un homme libre envers un esclave. On conçoit qu'un si mince délit ne mérite pas une répression; mais la loi du Tennessee prononce la peine du fouet contre tout esclave qui se permet la moindre injure verbale envers une personne de couleur blanche [86].

Ces différences ne sont pas des anomalies; elles sont la conséquence logique du principe de l'esclavage. Chose étrange! on s'efforce de faire du nègre une brute, et on lui inflige des châtiments plus sévères qu'à l'être le plus intelligent. Il est moins coupable puisqu'il est moins éclairé, et on le punit davantage. Telle est cependant la nécessité: il est manifeste que l'échelle des délits ne peut être la même pour l'esclave et pour l'homme libre.

L'échelle des peines n'est pas moins différente, et, sur ce point, la tâche du législateur est encore plus difficile à remplir.

Non seulement les gradations pénales établies pour les hommes libres ne doivent point s'appliquer pour les esclaves, parce que la société a plus à craindre de ceux qu'elle opprime que de ceux qu'elle protége; mais encore on va voir qu'il y a nécessité de changer, pour l'esclavage, la nature même des peines.

Les peines appliquées aux hommes libres par les lois américaines se réduisent à trois: l'amende, l'emprisonnement perpétuel ou temporaire, et la mort: la première qui atteint l'homme dans sa propriété; la seconde, dans sa liberté; la troisième, dans sa vie.

On voit, tout d'abord, qu'aucune amende ne peut être prononcée contre l'esclave qui, ne possédant rien, ne peut souffrir aucun dommage dans sa propriété.

L'emprisonnement est aussi, de sa nature, une peine peu appropriée à la condition de l'esclave. Que signifie la privation de la liberté, pour celui qui est en servitude? Cependant il faut distinguer ici. S'agit-il d'un emprisonnement temporaire et d'une courte durée? l'esclave redoutera peu ce châtiment; il n'y verra qu'un changement matériel de position, toujours saisi comme une espérance par celui qui est malheureux: il préférera d'ailleurs l'oisiveté à un travail pénible dont il ne tire aucun profit. À vrai dire, la peine sera pour le maître seul, privé du travail de son esclave, et dont le préjudice sera d'autant plus grand que la peine sera plus longue.

S'agit-il d'un emprisonnement à vie? on conçoit qu'une réclusion perpétuelle soit une peine grave; même pour l'esclave qui n'a point de liberté à perdre. Mais ici se présente un autre obstacle: la détention perpétuelle prive le maître de son esclave: prononcer ce châtiment contre l'esclave, c'est ruiner le maître.

L'objection est encore plus grave contre la mort. Infliger cette peine à l'esclave, c'est anéantir la propriété du maître. Ainsi, toutes les peines dont la loi se sert pour châtier les hommes libres sont inapplicables aux esclaves; la mort même, cet instrument à l'usage de toutes les tyrannies, fait ici défaut au possesseur de nègres.

Cependant on trouve souvent, dans les lois américaines relatives aux esclaves, des dispositions portant la mort et l'emprisonnement perpétuel; quelquefois même ces peines sont appliquées par les cours de justice, mais les cas en sont très rares; c'est seulement lorsque l'esclave a commis un grave attentat contre la paix publique; alors la société blessée exige une réparation; elle s'empare du nègre, le condamne à mort ou à une réclusion perpétuelle; et, comme par ce fait elle prive le maître de son esclave, elle lui en paie la valeur. «Tous esclaves, porte la loi, condamnés à mort ou à un emprisonnement perpétuel, seront payés par le trésor public. La somme ne peut excéder trois cents dollars.» [87]

Ici des intérêts d'une nature étrange entrent en lutte et exercent sur le cours de la justice une déplorable influence. Le maître, avant d'abandonner son nègre aux tribunaux, examine attentivement le délit, et ne le dénonce que s'il le croit capital; car l'indemnité étant à cette condition, il n'a intérêt à livrer son esclave que si celui-ci doit être condamné à mort. D'un autre côté, la société, payant le droit de se faire justice, ne l'exerce qu'avec une extrême réserve; elle épargne le sang, non par humanité, mais par économie; et, tandis que l'intérêt du maître est qu'on se montre inflexible en châtiant son nègre, celui de la société la pousse à l'indulgence. On ne voit le maître prompt à livrer son esclave que dans un seul cas; c'est lorsque celui-ci est vieux et infirme; il espère alors que la condamnation à mort du nègre invalide lui vaudra une indemnité équivalente au prix d'un bon nègre; mais la société se tient en garde contre la fraude, et, pour ne point payer l'indemnité, elle acquitte le nègre. L'esclave, dont le malheur ne touche ni la société ni le maître, ne trouve de protection que dans un calcul de cupidité.

Ce qui précède explique cette singulière loi de la Louisiane, qui porte que la peine d'emprisonnement infligée à un esclave ne peut excéder huit jours, à moins qu'elle ne soit perpétuelle. «À l'exception, dit-elle, des cas où les esclaves doivent être condamnés à un emprisonnement perpétuel, les jurys convoqués pour juger les crimes et délits des esclaves ne seront point autorisés à les emprisonner pour plus de huit jours.» [88]

L'intérêt de cette disposition est facile à saisir. L'emprisonnement temporaire, privant le maître du travail de ses nègres, et lui causant un préjudice sans compensation, est à ses yeux le pire de tous les châtiments. L'emprisonnement perpétuel enlève, il est vrai, au maître, la personne de son esclave; mais en même temps la société lui en paie le prix.

On conçoit maintenant l'impossibilité d'infliger souvent aux esclaves la mort ou un long emprisonnement; car ces châtiments répétés ruineraient le maître des nègres ou la société.

Il faut cependant des peines pour punir l'esclave… des peines sévères, dont on puisse faire usage tous les jours, à chaque instant. Où les trouver?

Voilà comment la nécessité conduit à l'emploi des châtiments corporels, c'est-à-dire de ceux qui sont instantanés, qui s'appliquent sans aucune perte de temps, sans frais pour le maître ni pour la société, et qui, après avoir fait éprouver à l'esclave de cruelles souffrances, lui permettent de reprendre aussitôt son travail. Ces peines sont le fouet, la marque, le pilori et la mutilation d'un membre. Encore le législateur se trouve-t-il gêné dans ses dispositions relatives à ce dernier châtiment; car il faut laisser sains et intacts les bras de l'esclave.

Telles sont, à vrai dire, les peines propres à l'esclavage; elles en sont les auxiliaires indispensables, et, sans elles, il périrait. Les lois américaines ont été forcées d'y recourir. Dans le Tennessee, il n'existe, outre la peine de mort, que trois châtiments: le fouet, le pilori, la mutilation. La peine portée contre le faux témoin mérite d'être remarquée: le coupable est attaché au pilori, sur le poteau duquel on cloue d'abord une de ses oreilles; après une heure d'exposition, on lui coupe cette oreille, ensuite on cloue l'autre de même, et, une heure après, celle-ci est coupée comme la première [89].

Du reste, le pilori, la mutilation, la marque, ne sont point les peines les plus usitées dans les États à esclaves; elles exigent, pour leur application, des soins, font naître des embarras, et entraînent quelque perte de temps. Le fouet seul n'offre aucun de ces inconvénients; il déchire le corps de l'esclave sans atteindre sa vie; il punit le nègre sans nuire au maître: c'est véritablement la peine à l'usage de la servitude. Aussi les lois américaines sur l'esclavage invoquent-elles constamment son appui [90].

Tout à l'heure nous avons vu le législateur forcé d'attribuer à l'esclave une autre criminalité qu'à l'homme libre; nous venons aussi de reconnaître qu'aucune des peines appliquées aux hommes libres ne convenait aux esclaves, et que, pour châtier ceux-ci, on est contraint de recourir aux rigueurs les plus cruelles.

Maintenant, le crime de l'esclave étant défini, et la nature des peines déterminée, qui appliquera ces peines? selon quels principes le nègre sera-t-il jugé? le verra-t-on durant la procédure, environné des garanties dont toutes les législations des peuples civilisés entourent le malheureux accusé?

Jetons un coup d'oeil sur les lois américaines, et nous allons voir le législateur conduit de nécessités en nécessités à la violation successive de tous les principes. La première règle en matière criminelle, c'est que nul ne peut être jugé que par ses pairs. On sent l'impossibilité d'appliquer aux esclaves cette maxime d'équité; car ce serait remettre entre les mains des esclaves le sort des maîtres: aussi, dans tous les cas, les hommes libres composent-ils le jury chargé de juger les esclaves [91]; et ici le nègre accusé n'a pas seulement à redouter la partialité de l'homme libre contre l'esclave; il a encore à craindre l'antipathie du blanc contre l'homme noir.

C'est un axiome de jurisprudence, que tout accusé est présumé innocent jusqu'à ce qu'il ait été déclaré coupable. Je trouve dans les lois de la Louisiane et de la Caroline des principes contraires:

«Si un esclave noir, dit la loi de la Louisiane, tire avec une arme à feu sur quelque personne, ou la frappe, ou la blesse avec une arme meurtrière, avec l'intention de la tuer, ledit esclave, sur due conviction d'aucun desdits faits, sera puni de mort, pourvu que la présomption, quant à cette intention, soit toujours contre l'esclave accusé, à moins qu'il ne prouve le contraire.» [92]

C'est encore un principe salutaire et consacré par toutes les législations sages, qu'en matière criminelle les peines doivent être fixées par la loi. Cependant les lois américaines abandonnent en général à la discrétion du juge le châtiment de l'esclave; tantôt elles disent que, dans un cas déterminé, le juge fera distribuer le nombre de coups de fouet qu'il jugera convenable, sans fixer ni minimum ni maximum [93]; une autre fois, elles laissent au juge, chargé de punir, le soin de choisir parmi les peines celle qui lui plaît, depuis le fouet jusqu'à la mort exclusivement [94]. Ainsi voilà l'esclave livré à l'arbitraire du juge.

Mais il est un principe encore plus sacré que les précédents: c'est que nul ne peut se faire justice à soi-même, et que quiconque a été lésé par un crime doit s'adresser aux magistrats chargés par la loi de prononcer entre le plaignant et l'accusé.

Cette règle est violée formellement par les lois de la Caroline du Sud et de la Louisiane relatives aux esclaves. On trouve dans les lois de ces deux États une disposition qui confère au maître, le pouvoir discrétionnaire de punir ses esclaves, soit à coups de fouet, soit à coups de bâton, soit par l'emprisonnement [95]; il apprécie le délit, condamne l'esclave et applique la peine: il est tout à la fois partie, juge et bourreau.

Telles sont et telles doivent être les lois de répression contre les esclaves. Ici les principes du droit commun seraient funestes, et les formes de la justice régulière impossibles. Faudra-t-il soumettre tous les méfaits du nègre à l'examen d'un juge? mais la vie du maître, se consumerait en procès; d'ailleurs la sentence d'un tribunal est quelquefois incertaine et toujours lente. Ne faut-il pas qu'un châtiment terrible et inévitable soit incessamment suspendu sur la tête de l'esclave, et frappe dans l'ombre le coupable, au risque d'atteindre l'innocent?

La justice et les tribunaux sont donc presque toujours étrangers à la répression des délits de l'esclave; tout se passe entre le maître, et ses nègres. Quand ceux-ci sont dociles, le maître jouit en paix de leurs labeurs et de leur abrutissement. Si les esclaves ne travaillent pas avec zèle, il les fouette comme des bêtes de somme. Ces peines fugitives ne sont point enregistrées dans les greffes des cours; elles ne valent pas les frais d'une enquête. Celui qui consulte les annales des tribunaux n'y trouve qu'un très petit nombre de jugements relatifs à des nègres; mais qu'il parcoure les campagnes, il entendra les cris de la douleur et de la misère: c'est la seule constatation des sentences rendues contre des esclaves.

Ainsi, pour établir la servitude, il faut non-seulement priver l'homme de tous droits politiques et civils, mais encore le dépouiller de ses droits naturels et fouler aux pieds les principes les plus inviolables.

Un seul droit est conservé à l'esclave, l'exercice de son culte; c'est que la religion enseigne aux hommes le courage et la résignation. Cependant même sur ce point, la loi de la Caroline du Sud se montre pleine de restrictions prudentes: ainsi les nègres ne peuvent prier Dieu qu'à des heures marquées, et ne sauraient assister aux réunions religieuses des blancs. L'esclave ne doit point entendre la prière des hommes libres [96].

Quel plus beau témoignage peut-il exister en faveur de la liberté de l'homme que cette impossibilité d'organiser la servitude sans outrager toutes les saintes lois de la morale et de l'humanité?

§ II. Caractères de l'esclavage aux États-unis.

Je viens d'exposer les rigueurs mises en usage et les cruautés employées pour fonder et maintenir l'esclavage aux États-Unis. Je pense, du reste, que, dans ces rigueurs et dans ces cruautés, il n'y a rien qui soit spécial à l'esclavage américain. La servitude est partout la même, et entraîne, en quelque lieu qu'on l'établisse, les mêmes iniquités et les mêmes tyrannies.

Ceux qui, en admettant le principe de l'esclavage, prétendent qu'il faut en adoucir le joug, donner à l'esclave un peu de liberté, offrir quelque soulagement à son corps et quelque lumière à son esprit; ceux-là me paraissent doués de plus d'humanité que de logique. À mon sens, il faut abolir l'esclavage ou le maintenir dans toute sa dureté.

L'adoucissement qu'on apporte au sort de l'esclave ne fait que rendre plus cruelles à ses yeux les rigueurs qu'on ne supprime pas; le bienfait qu'il reçoit devient pour lui une sorte d'excitation à la révolte. À quoi bon l'instruire? est-ce pour qu'il sente mieux sa misère? ou afin que son intelligence se développant, il fasse des efforts plus éclairés pour rompre ses fers? Quand l'esclavage existe dans un pays, ses liens ne sauraient se relâcher sans que la vie du maître et de l'esclave soit mise en péril: celle du maître, par la rébellion de l'esclave; celle de l'esclave, par le châtiment du maître.

Toutes les déclamations auxquelles on se livre sur la barbarie des possesseurs d'esclaves, aux États-Unis comme ailleurs, sont donc peu rationnelles. Il ne faut point blâmer les Américains des mauvais traitements qu'ils font subir à leurs esclaves, il faut leur reprocher l'esclavage même. Le principe étant admis, les conséquences qu'on déplore sont inévitables.

Il en est d'autres qui, voulant excuser la servitude et ses horreurs, vantent l'humanité des maîtres américains envers leurs nègres; ceux-ci manquent pareillement de logique et de vérité. Si le possesseur d'esclaves était humain et juste, il cesserait d'être maître; sa domination sur ces nègres est une violation continue et obligée de toutes les lois de la morale et de l'humanité.

L'esclavage américain, qui s'appuie sur la même base que toutes les servitudes de l'homme sur l'homme, a pourtant quelques traits particuliers qui lui sont propres.

Chez les peuples de l'antiquité, l'esclave était plutôt attaché à la personne du maître qu'à son domaine; il était un besoin du luxe, et une des marques extérieures de la puissance. L'esclave américain, au contraire, tient plutôt au domaine qu'à la personne du maître; il n'est jamais pour celui-ci un objet d'ostentation, mais seulement un instrument utile entre ses mains. Autrefois l'esclave travaillait aux plaisirs du maître autant qu'à sa fortune. Le nègre ne sert jamais qu'aux intérêts matériels de l'Américain.

Jefferson, qui d'ailleurs n'est pas partisan de l'esclavage, s'efforce de prouver l'heureux sort des nègres, comparé à la condition des esclaves romains; et, après avoir peint les moeurs douces des planteurs américains, il cite l'exemple de Vedius Pollion, qui condamna un de ses esclaves à servir de pâture aux murènes de son vivier, pour le punir d'avoir cassé un verre de cristal [97].

Je ne sais si la preuve offerte par Jefferson est bonne. Il est vrai que l'habitant des États-Unis serait peu sévère envers l'esclave qui briserait un objet de luxe; mais aurait-il la même indulgence pour celui qui détruirait une chose utile? Je ne sais. Il est certain, du moins, que la loi de la Caroline du Sud prononce la peine de mort contre l'esclave qui fait un dégât dans un champ [98].

Je crois, du reste, qu'en effet la vie des nègres, en Amérique, n'est point sujette aux mêmes périls que celle des esclaves chez les anciens. À Rome, les riches faisaient bon marché de la vie de leurs esclaves; ils n'y étaient pas plus attachés qu'on ne tient à une superfluité du luxe ou à un objet de mode. Un caprice, un mouvement de colère, quelquefois un instinct dépravé de cruauté, suffisaient pour trancher le fil de plusieurs existences. Les mêmes passions ne se rencontrent point chez le maître américain, pour lequel un esclave a la valeur matérielle qu'on attache aux choses utiles, et qui, dépourvu d'ailleurs de passions violentes, n'éprouve à l'aspect de ses nègres, travaillant pour lui, que des instincts de conservation.

L'habitant des États-Unis, possesseur de nègres, ne mène point sur ses domaines une vie brillante et ne se montre jamais à la ville avec un cortège d'esclaves. L'exploitation de sa terre est une entreprise industrielle; ses esclaves sont des instruments de culture. Il a soin de chacun d'eux comme un fabricant a soin des machines qu'il emploie; il les nourrit et les soigne comme on conserve une usine en bon état; il calcule la force de chacun, fait mouvoir sans relâche les plus forts et laisse reposer ceux qu'un plus long usage briserait. Ce n'est pas là une tyrannie de sang et de supplices, c'est la tyrannie la plus froide et la plus intelligente qui jamais ait été exercée par le maître sur l'esclave.

Cependant, sous un autre point de vue, l'esclavage américain n'est-il pas plus rigoureux que ne l'était la servitude antique?

L'esprit calculateur et positif du maître américain le pousse vers deux buts distincts: le premier, c'est d'obtenir de son esclave le plus de travail possible; le second, de dépenser le moins possible pour le nourrir. Le problème à résoudre est de conserver la vie du nègre en le nourrissant peu et de le faire travailler avec ardeur sans l'épuiser. On conçoit ici l'alternative embarrassante dans laquelle est placé le maître qui voudrait que son nègre ne se reposât point et qui pourtant craint qu'un travail continu ne le tue. Souvent le possesseur d'esclaves, en Amérique, tombe dans la faute de l'industriel qui, pour avoir fatigué les ressorts d'une machine, les voit se briser. Comme ces calculs de la cupidité font périr des hommes, les lois américaines ont été dans la nécessité de prescrire le minimum de la ration quotidienne que doit recevoir l'esclave, et de porter des peines sévères contre les maîtres qui enfreindraient cette disposition [99]. Ces lois, du reste, prouvent le mal, sans y remédier: quel moyen peut avoir l'esclave d'obtenir justice du plus ou moins de tyrannie qu'il subit? En général, la plainte qu'il fait entendre lui attire de nouvelles rigueurs; et lorsque par hasard il arrive jusqu'à un tribunal, il trouve pour juges ses ennemis naturels, tous amis de son adversaire.

Ainsi il me parait juste de dire qu'aux États-Unis l'esclave n'a point à redouter les violences meurtrières dont les esclaves des anciens étaient si souvent les victimes. Sa vie est protégée; mais peut-être sa condition journalière est-elle plus malheureuse.

J'indiquerai encore ici une dissemblance: l'esclave, chez les anciens, servait souvent les vices du maître; son intelligence s'exerçait à cette immoralité.

L'esclave américain n'a jamais de pareils offices à rendre; il quitte rarement le sol, et son maître a des moeurs pures. Le nègre est stupide; il est plus abruti que l'esclave romain, mais il est moins dépravé.

§ III. Peut-on abolir l'esclavage des noirs aux États-unis?

On ne saurait parler de l'esclavage sans reconnaître en même temps que son institution chez un peuple est tout à la fois une tache et un malheur.

La plaie existe aux États-Unis, mais on ne saurait l'imputer aux Américains de nos jours, qui l'ont reçue de leurs aïeux. Déjà même une partie de l'Union est parvenue à s'affranchir de ce fléau. Tous les États de la Nouvelle-Angleterre, New York, la Pennsylvanie, n'ont plus d'esclaves [100]. Maintenant l'abolition de l'esclavage pourra-t-elle s'opérer dans le Sud, de même qu'elle a eu lieu dans le Nord?

Avant d'entrer dans l'examen de cette grande question commençons par reconnaître qu'il existe aux États-Unis une tendance générale de l'opinion vers l'affranchissement de la race noire.

Plusieurs causes morales concourent pour produire cet effet.

D'abord, les croyances religieuses qui, aux États-Unis sont universellement répandues.

Plusieurs sectes y montrent un zèle ardent pour la cause de la liberté humaine; ces efforts des hommes religieux sont continus et infatigables, et leur influence, presque inaperçue, se fait cependant sentir. À ce sujet, on se demande si l'esclavage peut avoir une très longue durée au sein d'une société de chrétiens. Le christianisme, c'est l'égalité morale de l'homme. Ce principe admis, il est aussi difficile de ne pas arriver à l'égalité sociale, qu'il paraît impossible, l'égalité sociale existant, de n'être pas conduit à l'égalité politique. Les législateurs de la Caroline du Sud sentirent bien toute la portée du principe moral dont le christianisme renferme le germe; car, dans l'un des premiers articles du code qui organise l'esclavage, ils ont eu soin de déclarer, en termes formels, que l'esclave qui recevra le baptême ne deviendra pas libre par ce seul fait [101].

On ne peut pas non plus contester que le progrès de la civilisation ne nuise chaque jour à l'esclavage. À cet égard, l'Europe même influe sur l'Amérique. L'Américain, dont l'orgueil ne veut reconnaître aucune supériorité, souffre cruellement de la tache que l'esclavage imprime à son pays dans l'opinion des autres peuples.

Enfin, il est une cause morale plus puissante peut-être que toute autre sur la société américaine pour l'exciter à l'affranchissement des noirs, c'est l'opinion qui de plus en plus se répand que les États où l'esclavage a été aboli sont plus riches et plus prospères que ceux où il est encore en vigueur, et cette opinion a pour base un fait réel dont enfin on se rend compte; dans les États à esclaves, les hommes libres ne travaillent pas, parce que le travail, étant l'attribut de l'esclave, est avili à leurs yeux. Ainsi, dans ces États, les blancs sont oisifs à côté des noirs qui seuls travaillent. En d'autres termes, la portion de la population la plus intelligente, la plus énergique, la plus capable d'enrichir le pays, demeure inerte et improductive, tandis que le travail de production est l'oeuvre d'une autre portion de la population grossière, ignorante, et qui fait son travail sans coeur, parce qu'elle n'y a point d'intérêt.

J'ai plus d'une fois entendu les habitants du Sud, possesseurs d'esclaves, déplorer eux-mêmes, par ce motif, l'existence de l'esclavage, et faire des voeux pour sa destruction.

On ne peut donc nier qu'aux États-Unis l'opinion publique ne tende vers l'abolition complète de l'esclavage.

Mais cette abolition est-elle possible? et comment pourrait-elle s'opérer? Ici je dois jeter un coup d'oeil sur les diverses objections qui se présentent.

Première objection. — D'abord, il est des personnes qui font de l'esclavage des nègres une question de fait et non de principe. La race africaine, disent-ils, est inférieure à la race européenne: les noirs sont donc par leur nature même destinés à servir les blancs.

Je ne discuterai pas ici la question de supériorité des blancs sur les nègres. C'est un point sur lequel beaucoup de bons esprits sont partagés; il me faudrait, pour l'approfondir, plus de lumières que je n'en possède sur ce sujet. Je ne présenterai donc que de courtes observations à cet égard.

En général, on tranche la question de supériorité à l'aide d'un seul fait: on met en présence un blanc et un nègre, et l'on dit! «Le premier est plus intelligent que le second.» Mais il y a ici une première source d'erreur; c'est la confusion qu'on fait de la race et de l'individu. Je suppose constant le fait de supériorité intellectuelle de l'Européen de nos jours: la difficulté ne sera pas résolue.

En effet, ne se peut-il pas qu'il y ait chez le nègre une intelligence égale dans son principe à celle du blanc, et qui ait dégénéré par des causes accidentelles? Lorsque, par suite d'un certain état social, la population noire est soumise pendant plusieurs siècles à une condition dégradante transmise d'âge en âge, à une vie toute matérielle et destructive de l'intelligence humaine, ne doit-il pas résulter, pour les générations qui se succèdent, une altération progressive des facultés morales, qui, arrivée à un certain degré, prend le caractère d'une organisation spéciale, et est considérée comme l'état naturel du nègre, quoiqu'elle n'en soit qu'une déviation? Cette question, que je ne fais qu'indiquer, est traitée avec de grands détails dans un ouvrage en deux volumes, intitulé: Natural and physical history of man, by Richard.

Après avoir indiqué l'erreur dans laquelle on peut tomber en assimilant deux races qui marchent depuis une longue suite de siècles dans des voies opposées, l'une vers la perfection morale, l'autre vers l'abrutissement, j'ajouterai que la comparaison des individus entre eux n'est guère moins défectueuse. Comment, en effet, demander au nègre, dont rien, depuis qu'il existe, n'a éveillé l'intelligence, le même développement de facilités qui, chez le blanc, est le fruit d'une éducation libérale et précoce?

Du reste, cette question recevra une grande lumière de l'expérience qui se fait en ce moment dans les États américains où l'esclavage est aboli. Il existe à Boston, à New York et à Philadelphie des écoles publiques pour les enfants des noirs, fondées sur les mêmes principes que celles des blancs; et j'ai trouvé partout cette opinion, que les enfants de couleur montrent une aptitude au travail et une capacité égales à celles des enfants blancs. On a cru longtemps, aux États-Unis, que les nègres n'avaient pas même l'esprit suffisant pour faire le négoce; cependant il existe en ce moment, dans les États libres du Nord, un grand nombre de gens de couleur qui ont fondé eux-mêmes de grandes fortunes commerciales. Longtemps même on pensa que le nègre était destiné par le Créateur à courber incessamment son front sur le sol, et on le croyait dépourvu de l'intelligence et de l'adresse qui sont nécessaires pour les arts mécaniques. Mais un riche industriel du Kentucky me disait un jour que c'était une erreur reconnue, et que les enfants nègres auxquels on apprend des métiers travaillent tout aussi bien que les blancs.

La question de supériorité des blancs sur les nègres n'est donc pas encore pure de tout nuage. Du reste, alors même que cette supériorité serait incontestable, en résulterait-il la conséquence qu'on en tire? Faudrait-il, parce qu'on reconnaîtrait à l'homme d'Europe un degré d'intelligence de plus qu'à l'Africain, en conclure que le second est destiné par la nature à servir le premier? mais où mènerait une pareille théorie?

Il y a aussi parmi les blancs des intelligences inégales: tout être moins éclairé sera-t-il l'esclave de celui qui aura plus de lumières? Et qui déterminera le degré des intelligences?… Non, la valeur morale de l'homme n'est pas tout entière dans l'esprit; elle est surtout dans l'âme. Après avoir prouvé que le nègre comprend moins bien que le blanc, il faudrait encore établir qu'il sent moins vivement que celui-ci; qu'il est moins capable de générosité, de sacrifices, de vertu.

Une pareille théorie ne soutient pas l'examen. Si on l'applique aux blancs entre eux, elle semble ridicule; restreinte aux nègres, elle est plus odieuse, parce qu'elle comprend toute une race d'hommes qu'elle atteint en masse de la plus affreuse des misères.

Il faut donc écarter cette première objection.

Seconde objection. — Mais d'autres disent: «Nous avons besoin de nègres pour cultiver nos terres; les hommes d'Afrique peuvent seuls, sous un soleil brûlant, se livrer, sans péril, aux rudes travaux de la culture; puisque nous ne pouvons nous passer d'esclaves, il faut bien conserver l'esclavage.»

Ce langage est celui du planteur américain qui, comme on le voit, réduit la question à celle de son intérêt personnel. À cet intérêt se mêlerait, il est vrai, celui de la prospérité même du pays, s'il était exact de dire que les États du Sud ne peuvent être cultivés que par des nègres.

Sur ce point il existe, dans le Sud des États-Unis, une grande divergence d'opinion. Il est bien certain qu'à mesure que les blancs se rapprochent du tropique, les travaux exécutés par eux sous le soleil d'été deviennent dangereux. Mais quelle est l'étendue de ce péril? L'habitude le ferait-elle disparaître? À quel degré de latitude commence-t-il? est-ce à la Virginie ou à la Louisiane? au 4e ou au 31e degré?

Telles sont les questions en litige qui reçoivent en Amérique bien des solutions contradictoires. En parcourant les États du Sud, j'ai souvent entendu dire que si l'esclavage des noirs était aboli, c'en était fait de la richesse agricole des contrées méridionales.

Cependant il se passe aujourd'hui même dans le Maryland un fait qui est propre à ébranler la foi trop grande qu'on ajouterait à de pareilles assertions.

Le Maryland, État à esclaves, est situé entre les 38e et 39e degrés de latitude; il tient le milieu entre les États du Nord, où il n'existe que des hommes libres, et ceux du Sud, où l'esclavage est en vigueur. Or c'était, il y a peu d'années encore, une opinion universelle dans le Maryland que le travail des nègres y était indispensable à la culture du sol; et l'on eût étouffé la voix de quiconque eût exprimé un sentiment contraire. Cependant, à l'époque où je traversai ce pays (octobre 1831) l'opinion avait déjà entièrement changé sur ce point. Je ne puis mieux faire connaître cette révolution dans l'esprit public qu'en rapportant textuellement ce que me disait à Baltimore un homme d'un caractère élevé, et qui tient un rang distingué dans la société américaine.

«Il n'est, me disait-il, personne dans le Maryland qui ne désire maintenant l'abolition de l'esclavage aussi franchement qu'il en voulait jadis le maintien.

«Nous avons reconnu que les blancs peuvent se livrer sans aucun inconvénient aux travaux agricoles, qu'on croyait ne pouvoir être faits que par des nègres.

«Cette expérience ayant eu lieu, un grand nombre d'ouvriers libres et de cultivateurs de couleur blanche se sont établis dans le Maryland, et alors nous sommes arrivés à une autre démonstration non moins importante: c'est qu'aussitôt qu'il y a concurrence de travaux entre des esclaves et des hommes libres, la ruine de celui qui emploie des esclaves est assurée. Le cultivateur qui travaille pour lui, ou l'ouvrier libre qui travaille pour un autre, moyennant salaire, produisent moitié plus que l'esclave travaillant pour son maître sans intérêt personnel. Il en résulte que les valeurs créées par un travail libre se vendent moitié moins cher. Ainsi telle denrée qui valait deux dollars lorsqu'il n'y avait parmi nous d'autres travailleurs que des esclaves, ne coûte actuellement qu'un seul dollar. Cependant celui qui la produit avec des esclaves est obligé de la donner au même prix, et alors il est en perte; il gagne moitié moins que précédemment, et cependant ses frais sont toujours les mêmes; c'est-à-dire qu'il est toujours forcé de nourrir ses nègres, leurs familles, de les entretenir dans leur enfance, dans leur vieillesse, durant leurs maladies; enfin, il a toujours des esclaves travaillant moins que des hommes libres.» [102]

Je ne saurais non plus quitter ce sujet sans rappeler ici ce que me disait de l'esclavage des noirs un homme justement célèbre en Amérique, Charles Caroll, celui des signataires de la déclaration d'indépendance qui a joui le plus longtemps de son oeuvre glorieuse [103].

«C'est une idée fausse, me disait-il, de croire que les nègres sont nécessaires à la culture des terres pour certaines exploitations, telles que celles du sucre, du riz et du tabac. J'ai la conviction que les blancs s'y habitueraient facilement, s'ils l'entreprenaient. Peut-être, dans les premiers temps, souffriraient-ils du changement apporté à leurs habitudes; mais bientôt ils surmonteraient cet obstacle, et, une fois accoutumés au climat et aux travaux des noirs, ils en feraient deux fois plus que les esclaves.»

Lorsque M. Charles Caroll me tenait ce langage, il habitait une terre sur laquelle il y avait trois cents noirs.

Je ne conclurai point de tout ceci que l'objection élevée contre le travail des blancs dans le Sud soit entièrement dénuée de fondement; mais enfin n'est-il pas permis de penser que plusieurs États du Sud qui, jusqu'à ce jour, ont considéré l'esclavage comme une nécessité, viendront à reconnaître leur erreur, ainsi que le fait aujourd'hui le Maryland? Chaque jour les communications des États entre eux deviennent plus faciles et plus fréquentes. La révolution morale qui s'est faite à Baltimore ne s'étendra-t-elle point dans le Sud? Les États du Midi, autrefois purement agricoles, commencent à devenir industriels; les manufactures établies dans le Sud auront besoin de soutenir la concurrence avec celles du Nord, c'est-à-dire de produire à aussi bon marché que ces dernières; elles seront dès lors dans l'impossibilité de se servir longtemps d'ouvriers esclaves, puisqu'il est démontré que ceux-ci ne sauraient concourir utilement avec des ouvriers libres. Partout où se montre l'ouvrier libre, l'esclavage, tombe. Enfin, ce qui demeure bien prouvé, c'est que (économiquement parlant) l'esclavage est nuisible lorsqu'il n'est pas nécessaire, et qu'il a été jugé tel par ceux qui auparavant l'avaient cru indispensable. Mais il se présente contre l'abolition de l'esclavage des objections bien autrement graves que celle du plus ou moins d'utilité dont le travail des nègres peut être pour les blancs.

Troisième objection. — Supposez le principe de l'abolition admis, quel sera le moyen d'exécution?

Ici deux systèmes se présentent: affranchir dès à présent tous les esclaves; ou bien abolir seulement en principe l'esclavage, et déclarer libres les enfants à naître des nègres. Dans le premier cas, l'esclavage disparaît aussitôt, et, le jour où la loi est rendue, il n'y a plus dans la société américaine que des hommes libres. Dans le second, le présent est conservé; ceux qui sont esclaves restent tels; l'avenir seul est atteint; on travaille pour les générations suivantes.

Ces deux systèmes, assez simples l'un et l'autre dans leur théorie, rencontrent dans l'exécution des difficultés qui leur sont communes.

D'abord, pour déclarer libres les esclaves ou leurs descendants, l'équité exige que le gouvernement en paie le prix à leurs possesseurs: l'indemnité est la première condition de l'affranchissement, puisque l'esclave est la propriété du maître.

Maintenant, comment opérer ce rachat?

Le gouvernement américain se trouve, dit-on, pour l'effectuer, dans la situation la plus favorable; car la dette publique des États-Unis est éteinte: or, les revenus du gouvernement fédéral sont annuellement de cent cinquante-neuf millions de francs. Sur cette somme, soixante-quatorze millions sont absorbés par les dépenses de l'administration fédérale; restent donc quatre-vingt- cinq millions qui, précédemment, étaient consacrés à l'extinction de la dette publique, et qui, maintenant, pourraient être employés au rachat des nègres esclaves [104].

J'ai souvent entendu proposer ce moyen pour parvenir à l'affranchissement général; mais ici combien d'obstacles se présentent! D'abord le point de départ est vicieux; en effet, les États-Unis n'ont, il est vrai, plus de dette publique à payer; mais en même temps qu'ils se sont libérés, ils ont réduit considérablement l'impôt qui était la source de leurs revenus. Il est donc inexact de dire que le gouvernement fédéral reçoive annuellement quatre-vingt-cinq millions, qu'il pourrait appliquer au rachat des nègres.

Mais supposons qu'en effet cette somme est à sa disposition, et voyons s'il est possible d'espérer qu'il en fera l'usage qu'on propose.

Il y avait aux États-Unis, lors du dernier recensement de la population, fait en 1830, deux millions neuf mille esclaves; or, en supposant qu'il faille réduire à cent dollars la valeur moyenne de chaque nègre, à raison des femmes, des enfants et des vieillards, le rachat fait à ce prix de deux millions neuf mille esclaves coûterait plus d'un milliard de francs [105]. À cette somme il faut ajouter le prix de deux cent mille esclaves au moins nés depuis 1830 [106], dont le rachat ajouterait une somme de cent onze millions de francs au milliard précédent.

En supposant que le gouvernement fédéral pût et voulût appliquer annuellement au rachat des nègres une somme annuelle de quatre- vingt-cinq millions, il ne pourrait, avec cette somme, racheter chaque année que cent soixante mille esclaves; il faudrait donc l'application de la même somme au même objet pendant quatorze années pour racheter la totalité des esclaves existants aujourd'hui. Mais ce n'est pas tout. Ces deux millions neuf mille esclaves existant en ce moment se multiplient chaque jour, et, en supposant que leur accroissement annuel soit proportionné dans l'avenir à ce qu'il a été jusqu'à ce jour, il augmentera annuellement d'environ soixante mille: quarante-sept millions de francs seront donc absorbés chaque année, non pas pour diminuer le nombre des esclaves, mais seulement pour empêcher leur augmentation; or, ces quarante-sept millions font plus de la moitié de la somme destinée au rachat.

On voit que l'étendue et la durée du sacrifice pécuniaire que le gouvernement des États-Unis aurait à s'imposer ne peuvent se comparer qu'à son peu d'efficacité. Croit-on que le gouvernement américain entreprenne jamais une semblable tâche à l'aide d'un pareil moyen?

Je ne sais si un peuple qui se gouverne lui-même fera jamais un sacrifice aussi énorme sans une nécessité urgente. Les masses, habiles et puissantes pour guérir les maux présents qu'elles sentent, ont peu de prévoyance pour les malheurs à venir. L'esclavage, qui peut, à la vérité, devenir un jour, pour toute l'Union, une cause de trouble et d'ébranlement, n'affecte actuellement et d'une manière sensible qu'une partie des États- Unis, le Sud; or, comment admettre que les pays du Nord qui, en ce moment, ne souffrent point de l'esclavage, iront, dans l'intérêt des contrées méridionales, et par une vague prévision de périls incertains et à venir, consacrer au rachat des esclaves du Sud des sommes considérables dont l'emploi, fait au profit de tous, peut leur procurer des avantages actuels et immédiats. Je crois qu'espérer du gouvernement fédéral des États-Unis un pareil sacrifice, c'est méconnaître les règles de l'intérêt personnel, et ne tenir aucun compte ni du caractère américain, ni des principes d'après lesquels procède la démocratie.

Mais l'obstacle qui résulte du prix exorbitant du rachat n'est pas le seul.

Supposons que cette difficulté soit vaincue.

Quatrième objection. — Les nègres étant affranchis que deviendront-ils? se bornera-t-on à briser leurs fers? les laissera-t-on libres à côté de leurs maîtres? Mais si les esclaves et les tyrans de la veille se trouvent face à face avec des forces à peu près égales, ne doit-on pas craindre de funestes collisions?

On voit que ce n'est pas assez de racheter les nègres, mais qu'il faut encore, après leur affranchissement, trouver un moyen de les faire disparaître de la société où ils étaient esclaves.

À cet égard deux systèmes ont été proposés.

Le premier est celui de Jefferson [107], qui voudrait qu'après avoir aboli l'esclavage on assignât aux nègres une portion du territoire américain, où ils vivraient séparés des blancs.

On est frappé tout d'abord de ce qu'un pareil système renferme de vicieux et d'impolitique. Sa conséquence immédiate serait d'établir sur le sol des États-Unis deux sociétés distinctes, composées de deux races qui se haïssent secrètement et dont l'inimitié serait désormais avouée; ce serait créer une nation voisine et ennemie pour les États-Unis, qui ont le bonheur de n'avoir ni ennemis ni voisins.

Mais, depuis que Jefferson a indiqué ce mode étrange de séparer les nègres des blancs, un autre moyen a été trouvé auquel on ne peut reprocher les mêmes inconvénients.

Une colonie de nègres affranchis a été fondée à Liberia sur la côte d'Afrique (6e degré de latitude nord). [108]

Des sociétés philanthropiques se sont formées pour l'établissement, la surveillance et l'entretien de cette colonie qui déjà prospère. Au commencement de l'année 1834, elle contenait trois mille habitants, tous nègres libres et affranchis, émigrés des États-Unis.

Certes, si l'affranchissement universel des noirs était possible et qu'on pût les transporter tous à Liberia, ce serait un bien sans aucun mélange de mal. Mais le transport des affranchis, d'Amérique en Afrique, pourra-t-il jamais s'exécuter sur un vaste plan? Outre les frais de rachat que je suppose couverts, ceux de transport seraient seuls considérables; on a reconnu que, pour chaque nègre ainsi transporté, il en coûte 30 dollars (160 fr.), ce qui pour 2 millions de nègres fait une somme de 318 millions de francs à ajouter aux 1,200 millions précédents. Ainsi à mesure qu'on pénètre dans le fond de la question on marche d'obstacle en obstacle.

Maintenant je suppose encore résolues ces premières difficultés; j'admets que d'une part le gouvernement de l'Union serait prêt à faire, pour l'affranchissement des nègres du Sud, l'immense sacrifice que j'ai indiqué, sans que les États du Nord, peu intéressés, quant à présent, dans la question, s'y opposassent; j'admets encore qu'il existe un moyen pratique de transporter la population affranchie hors du territoire américain; ces obstacles levés, il resterait encore à vaincre le plus grave de tous; je veux parler de la volonté des États du Sud, au sein desquels sont les esclaves.

Cinquième objection. — D'après la constitution américaine, l'abolition de l'esclavage dans les États du Sud ne pourrait se faire que par un acte émané de la souveraineté de ces États, ou du moins faudrait-il, si l'affranchissement des noirs était tenté par le gouvernement fédéral, que les États particuliers intéressés y consentissent. [109]

Or, j'ignore ce que pourront penser un jour et faire les États du Sud; mais il me parait indubitable que, dans l'état actuel des esprits et des intérêts, tous seraient opposés à l'affranchissement des nègres; même avec la condition de l'indemnité préalable.

Il est certain d'abord que la transition subite de l'état de servitude des noirs à celui de liberté serait pour les possesseurs d'esclaves un moment de crise dangereuse.

Vainement on objecte que les nègres recevant la liberté n'ont plus de griefs contre la société, ni contre leurs maîtres, je réponds qu'ils ont des souvenirs de tyrannie, et que le sort commun des opprimés est de se soumettre pendant qu'ils sont faibles, et de se venger quand ils deviennent forts; or, l'esclave n'est fort que le jour où il devient libre.

Il n'est pas vraisemblable que les Américains habitants des États à esclaves se soumettent de leur plein gré aux chances périlleuses qu'entraînerait l'affranchissement des nègres, dans la vue d'épargner à leurs arrière-neveux les dangers d'une lutte entre les deux races.

Ils le feront d'autant moins que, outre le péril attaché à cette mesure, leurs intérêts matériels en seraient lésés. Toutes les richesses, toutes les fortunes des États du Sud, reposent, quant à présent, sur le travail des esclaves; une indemnité pécuniaire, quelque large qu'on la suppose, ne remplacerait point, pour le maître, les esclaves perdus; elle placerait entre ses mains un capital dont il ne saurait que faire. Plus tard sans doute de nouvelles entreprises, de nouveaux modes d'exploitations, se formeraient; mais la suppression des esclaves serait, pour la génération contemporaine, la source d'une immense perturbation dans les intérêts matériels.

On se demande s'il est croyable qu'une génération entière se soumette à une pareille ruine pour le plus grand bien des générations futures. — Non, il est douteux même qu'elle se l'imposât en présence de dangers actuels. Rien n'est plus difficile à concevoir que l'abandon fait par une grande masse d'hommes de leurs intérêts matériels, dans la vue d'éviter un péril. Le péril présent n'est encore qu'un malheur à venir: le sacrifice serait un malheur présent.

Mais, dit-on, ces objections sont évitées en grande partie, si, en déclarant libres les enfants à naître des nègres, on maintient dans la servitude les esclaves nés avant l'acte d'abolition. Dans cette hypothèse, ceux qui abolissent l'esclavage conservent leurs esclaves, et la génération qui souffre de l'affranchissement n'a point connu un état meilleur.

Ce système affaiblit sans doute les objections, mais il ne les détruit pas entièrement. N'est-ce pas jeter parmi les esclaves un principe d'insurrection que de déclarer libres les enfants à naître, tout en maintenant les pères dans la servitude? On s'efforce à grand'peine de persuader au nègre esclave qu'il n'est pas l'égal du blanc, et que cette inégalité est la source de son esclavage; que deviendra cette fiction en présence d'une réalité contraire? comment le nègre esclave obéira-t-il à côté de son enfant, investi du droit de résister?

C'est d'ailleurs attribuer aux Américains du Sud un égoïsme exagéré, que de supposer qu'en conservant intacts leurs droits, ils anéantiront ceux de leurs enfants. Autant il serait surprenant qu'ils fissent un grand sacrifice dans l'intérêt de générations futures et éloignées, autant il faudrait s'étonner qu'ils sacrifiassent à leur propre intérêt celui de leurs descendants immédiats; car le sentiment paternel est presque de l'égoïsme. On est donc sûr de trouver dans les pères autant de répugnance à prendre une mesure ruineuse pour les enfants, qu'à faire un acte qui les ruine eux-mêmes.

Ici cependant l'on m'oppose l'exemple des États du Nord de l'Union qui ont aboli l'esclavage pour l'avenir, c'est-à-dire pour les enfants à naître, en laissant esclaves tous ceux qui l'étaient avant la loi; et l'on demande pourquoi les États du Sud ne feraient pas de même.

À cet égard, la réponse semble facile. D'abord il est constant que l'esclavage n'a jamais été établi dans le Nord sur une grande échelle. Lorsque la Pennsylvanie, New York et les autres États du Nord, ont aboli l'esclavage, il n'y avait dans leur sein qu'un nombre minime d'esclaves. Pour ne citer qu'un exemple, New York a aboli l'esclavage en 1799, et, à cette époque, il n'y avait que trois esclaves sur cent habitants: on pouvait affranchir les nègres, ou déclarer libres les enfants à naître, sans redouter aucune conséquence fâcheuse d'un principe de liberté jeté subitement parmi des esclaves. Les possesseurs de nègres ne formaient qu'une fraction imperceptible de la population; alors l'intérêt presque universel était qu'il n'y eût plus d'esclaves, afin que rien ne déshonorât le travail, source de la richesse. En abolissant la servitude des noirs pour l'avenir, les États du Nord n'ont fait aucun sacrifice; la majorité, qui trouvait son profit à cette abolition, a imposé la loi au petit nombre, dont l'intérêt était contraire.

Maintenant, comment comparer aux États du Nord ceux du Sud, où les esclaves sont égaux, quelquefois même supérieurs en nombre aux hommes libres [110], et où, d'un autre côté, la majorité, pour ne pas dire la totalité des habitants, est intéressée au maintien de l'esclavage?

On voit que la dissemblance est, quant à présent, complète mais n'est-il pas permis d'espérer dans l'avenir quelque changement dans la situation des États du Sud, et ne peut-on pas admettre qu'intéressés aujourd'hui à conserver l'esclavage, ils aient un jour intérêt à l'abolir? J'ai la ferme persuasion que tôt ou tard cette abolition aura lieu, et j'ai dit plus haut les motifs de ma conviction; mais je crois également que l'esclavage durera longtemps encore dans le Sud; et, à cet égard, il me parait utile de résumer les différences matérielles qui rendent impossible toute comparaison entre l'avenir du Sud et ce qui s'est passé dans le Nord.

Il est incontestable que le froid des États du Nord est contraire à la race africaine, tandis que la chaleur des pays du Sud lui est favorable; dans les premiers elle languit et décroît, tandis qu'elle prospère et multiplie dans les seconds.

Ainsi la population noire, qui tendait naturellement à diminuer dans les États où l'esclavage est aboli, trouve, au contraire, dans le climat des pays méridionaux, où sont aujourd'hui les esclaves, une cause d'accroissement.

Dans le Nord, l'esclavage était évidemment nuisible au plus grand nombre; les habitants du Sud sont encore dans le doute s'il ne leur est pas nécessaire. L'esclavage dans le Nord n'a jamais été qu'une superfluité; il est, au moins jusqu'à présent, pour le Sud, une utilité. Il était, pour les hommes du Nord, un accessoire; il se rattache, dans le Sud, aux moeurs, aux habitudes et à tous les intérêts. En le supprimant, les États libres n'ont eu qu'une loi à faire; pour l'abolir, les États à esclaves auraient à changer tout un état social.

L'activité, le goût des hommes du Nord pour le travail, le zèle religieux des presbytériens de la Nouvelle-Angleterre, le rigorisme des quakers de la Pennsylvanie, et aussi une civilisation très avancée, tout dans les États septentrionaux tendait à repousser l'esclavage. Il n'en est point de même dans le Sud; les États méridionaux ont des croyances, mais non des passions religieuses; plusieurs d'entre eux, tels qu'Alabama, Mississipi, la Géorgie, sont à demi barbares, et leurs habitants sont, comme tous les hommes du Midi, portés par le climat à l'indolence et à l'oisiveté. Ainsi l'esclavage n'est, jusqu'à présent, combattu dans le Sud par aucune des causes qui, dans le Nord, ont amené sa ruine.

Les États du Sud sont donc loin encore de l'affranchissement des nègres.

Cependant, tout en conservant le présent, ils sont effrayés de l'avenir. L'augmentation progressive du nombre des esclaves dans leur sein est un fait bien propre à les alarmer; déjà, dans la Caroline du Sud et dans la Louisiane, le nombre des noirs est supérieur à celui des blancs [111], et la cause de l'augmentation est plus grave encore, peut-être, que le fait même; la traite des noirs avec les pays étrangers étant prohibée dans toute l'Union, non-seulement par le gouvernement fédéral, mais encore par tous les états particuliers, il s'ensuit que l'augmentation du nombre des esclaves ne peut résulter que des naissances; or, le nombre des blancs ne croissant point, dans les États du Sud, dans la même proportion que celui même des nègres, il est manifeste que, dans un temps donné, la population noire y sera de beaucoup supérieure en nombre à la population blanche. [112]

Tout en voyant le péril qui se prépare, les États du Sud de l'Union américaine ne font rien pour le conjurer; chacun d'eux combat ou favorise l'accroissement du nombre des esclaves, selon qu'il est intéressé actuellement à en posséder plus ou moins. Dans le Maryland, dans le district de Colombie, dans la Virginie, où commence à pénétrer le travail des hommes libres, on affranchit beaucoup d'esclaves et on en vend autant qu'on peut aux États les plus méridionaux. La Louisiane, la Caroline du Sud, le Mississipi, la Floride, qui trouvent, jusqu'à ce jour, un immense profit dans l'exploitation de leurs terres par les esclaves, n'en affranchissent point et s'efforcent d'en acquérir sans cesse de nouveaux. Il arrive fréquemment que, effrayés de l'avenir, ces États font des lois pour défendre l'achat de nègres dans les autres pays de l'Union. Comme je traversais la Louisiane (1832), la législature venait de rendre un décret pour interdire tout achat de nègres dans les États limitrophes; mais, en général, ces lois ne sont point exécutées. Souvent les législateurs sont les premiers à y contrevenir; leur intérêt privé de propriétaire leur fait acheter des esclaves, dont ils ont défendu le commerce dans un intérêt général.

En résumé, quand on considère le mouvement intellectuel qui agite le monde; la réprobation qui flétrit l'esclavage dans l'opinion de tous les peuples; les conquêtes rapides qu'ont déjà faites, aux États-Unis, les idées de liberté sur la servitude des noirs; les progrès de l'affranchissement qui, sans cesse, gagne du Nord au Sud; la nécessité où seront tôt ou tard les États méridionaux de substituer le travail libre au travail des esclaves, sous peine d'être inférieurs aux États du Nord; en présence de tous ces faits, il est impossible de ne pas prévoir une époque plus ou moins rapprochée, à laquelle l'esclavage disparaîtra tout à fait de l'Amérique du Nord.

Mais comment s'opérera cet affranchissement? quels en seront les moyens et les conséquences? quel sera le sort des maîtres et des affranchis? c'est ce que personne n'ose déterminer à l'avance.

Il y a en Amérique un fait plus grave peut-être que l'esclavage; c'est la race même des esclaves. La société américaine,avec ses nègres se trouve dans une situation toute différente des sociétés antiques qui eurent des esclaves. La couleur des esclaves américains change toutes les conséquences de l'affranchissement. L'affranchi blanc, n'avait presque plus rien de l'esclave. L'affranchi noir n'a presque rien de l'homme libre; vainement les noirs reçoivent la liberté; ils demeurent esclaves dans l'opinion. Les moeurs sont plus puissantes que les lois; le nègre esclave passait pour un être inférieur ou dégradé; la dégradation de l'esclave reste à l'affranchi. La couleur noire perpétue le souvenir de la servitude et semble former un obstacle éternel au mélange des deux races.

Ces préjugés et ces répugnances sont tels que dans les États du Nord les plus éclairés, l'antipathie qui sépare une race de l'autre, demeure toujours la même, et, ce qui est digne de remarque, c'est que plusieurs de ces États consacrent dans leurs lois l'infériorité des noirs.

On conçoit aisément que, dans les États à esclaves, les nègres affranchis ne soient pas traités entièrement comme les hommes libres de couleur blanche; ainsi on lira sans étonnement cet article d'une loi de la Louisiane, qui porte:

«Les gens de couleur libres ne doivent jamais insulter ni frapper les blancs, ni prétendre s'égaler à eux; au contraire, ils doivent leur céder le pas partout, et ne leur parler ou leur répondre qu'avec respect, sous peine d'être punis de prison, suivant la gravité des cas.» [113]

On ne sera pas plus surpris de voir prohibé dans les États à esclaves tout mariage entre des personnes blanches et gens de couleur libres ou esclaves. [114]

Mais ce qui paraîtra peut-être plus extraordinaire, c'est que, même dans les États du Nord, le mariage entre blancs et personnes de couleur ait été pendant longtemps interdit par la loi même. Ainsi, la loi de Massachusetts déclarait nul un pareil mariage et prononçait une amende contre le magistrat qui passait l'acte. [115] Cette loi n'a été abolie qu'en 1830.

Du reste, lorsque la défense n'est pas dans la loi, elle est toujours la même dans les moeurs; une barrière d'airain est toujours interposée entre les blancs et les noirs.

Quoique vivant sur le même sol et dans les mêmes cités, les deux populations ont une existence civile distincte. Chacune a ses écoles, ses églises, ses cimetières. Dans tous les lieux publics où il est nécessaire que toutes deux soient présentes en même temps, elles ne se confondent point; des places distinctes leur sont assignées. Elles sont ainsi classées dans les salles des tribunaux, dans les hospices, dans les prisons. La liberté dont jouissent les nègres n'est pour eux la source d'aucun des bienfaits que la société procure. Le même préjugé qui les couvre de mépris leur interdit la plupart des professions. On ne saurait se faire une idée exacte des difficultés que doit vaincre un nègre pour faire sa fortune aux États-Unis; il rencontre partout des obstacles et nulle part des appuis. Aussi la domesticité est-elle la condition du plus grand nombre des nègres libres.

Dans la vie politique, la séparation est encore plus profonde. Quoique admissibles en principe aux emplois publics, ils n'en possèdent aucun; il n'y a pas d'exemple d'un nègre ou d'un mulâtre remplissant aux États-Unis une fonction publique. Les lois des États du Nord reconnaissent en général aux gens de couleur libres des droits politiques pareils à ceux des blancs; mais nulle part on ne leur permet d'en jouir. Les gens de couleur libres de Philadelphie ayant voulu, il y a quelque temps, exercer leurs droits politiques à l'occasion d'une élection, furent repoussés avec violence de la salle où ils venaient pour déposer leurs suffrages, et il leur fallut renoncer à l'exercice d'un droit dont le principe ne leur était pas contesté. Depuis ce temps, ils n'ont point renouvelé cette prétention si légitime. Il est triste de le dire, mais le seul parti qu'ait à prendre la population noire ainsi opprimée, c'est de se soumettre et de souffrir la tyrannie sans murmure. Dans ces derniers temps, des hommes animés de l'intention la plus pure et des sentiments les plus philanthropiques ont tenté d'arriver à la fusion des noirs avec les blancs, par le moyen des mariages mutuels. Mais ces essais ont soulevé toutes les susceptibilités de l'orgueil américain et abouti à deux insurrections dont New York et Philadelphie furent le théâtre au mois de juillet 1834. Toutes les fois que les nègres affranchis manifestent l'intention directe ou indirecte de s'égaler aux blancs, ceux-ci se soulèvent aussitôt en masse pour réprimer une tentative aussi audacieuse. Ces faits se passent pourtant dans les États les plus éclairés, les plus religieux de l'Union, et où depuis longtemps l'esclavage est aboli. Qui douterait maintenant que la barrière qui sépare les deux races ne soit insurmontable?

En général, les nègres libres du Nord supportent patiemment leur misère: mais croit-on qu'ils se soumissent à tant d'humiliations et à tant d'injustices s'ils étaient plus nombreux? Ils ne forment dans les États du Nord qu'une minorité imperceptible. Qu'arriverait-il, s'ils étaient, comme dans le Sud, en nombre ou supérieur aux blancs? Ce qui de nos jours se passe dans le Nord peut faire pressentir l'avenir du Sud. S'il est vrai que les tentatives généreuses faites pour transporter d'Amérique en Afrique les nègres affranchis ne puissent jamais conduire qu'à des résultats partiels, il est malheureusement trop certain qu'un jour les États du Sud de l'Union recèleront dans leur sein deux races ennemies, distinctes par la couleur, séparées par un préjugé invincible, et dont l'une rendra à l'autre la haine pour le mépris. C'est là, il faut le reconnaître, la grande plaie de la société américaine.

Comment se résoudra ce grand problème politique? Faut-il prévoir dans l'avenir une crise d'extermination? Dans quel temps? Quelles seront les victimes? Les blancs du Sud étant en possession des forces que donnent la civilisation et l'habitude de la puissance, et certains d'ailleurs de trouver un appui dans les États du Nord, où la race noire s'éteint, faut-il en conclure que les nègres succomberont dans la lutte, si une lutte s'engage? Personne ne peut répondre à ces questions. On voit se former l'orage, on l'entend gronder dans le lointain; mais nul ne peut dire sur qui tombera la foudre.

Tableaux comparatifs de la population libre et de la population esclave aux États-unis depuis 1790 jusqu'en 1830.

Nº 1 — 1790

Nom des États Population libre
en 1790 Population esclave
en 1790 Proportion des esclaves à la population libre.
Maine,549 « «
New Hampshire,855 1/2 sur mille
Vermont,542 s. 10,000
Massachusetts,787 « «
Rhode-Island,825 s. mille
Connecticut,187,759 s. mille
New York,796,324 s. 100
New Jersey,716,423 s. 100
Pensylvanie,136,737 s. mille
Delaware,207,887 s. 100
Maryland,092,036 s. 100
Virginie,183,427 s. 100
Caroline du Nord,379,572 s. 100
Caroline du Sud,979,094 s. 100
Géorgie,284,264 s. 100
Alabama « « «
Mississipi « « «
Louisiane « « «
Tennessee « « «
Kentucky,847,830 s. 100
Ohio « « «
Indiana « « «
Illinois « « «
Missouri « « «
Dist. de Colombie « « «
Floride « « «
Michigan « « «
Arkansas « « «
TOTAL ,231,429 [116],807

OBSERVATIONS: En 1790, les États qui ont le plus d'esclaves sont: 1.- Caroline du Sud escl. sur 100 hab. 2.- Virginie escl. sur 100 hab. 3.- Géorgie escl. sur 100 hab. 4.- Maryland escl. sur 100 hab. 5.- Caroline du Nord escl. sur 100 hab. 6.- Kentucky escl. sur 100 hab.

Déjà, en 1790, il n'y a plus d'esclaves dans le Massachusetts, dans le Maine; et l'on n'en compte plus que 7 sur 100 dans l'État de New York, et 9 sur 1,000 dans la Pennsylvanie. À l'égard des États du Sud, où l'on n'en voit point figurer, leur absence tient à deux causes: la première, pour quelques-uns, c'est le défaut de documents statistiques, par exemple, pour la Louisiane, qui alors ne faisait pas partie des États-Unis; la seconde pour certains autres, c'est le manque d'habitants, comme pour Missouri, Arkansas, etc.

C'est ici le lieu de faire observer qu'à cette époque l'esclavage, qui s'éteint dans le Nord, n'est pas encore né dans quelques pays du Sud. On le verra bientôt paraître et se développer dans ces derniers, tandis qu'il a disparu dans les autres pour n'y plus revenir.

Nº 2 — 1800

Nom des États Population libre en 1800 [117] Population esclave en 1800 [118] Proportion des esclaves à la population libre.

Maine,719 « «
New Hampshire,850 sur 100,000
Vermont,465 « «
Massachusetts,845 « «
Rhode-Island,741 s. 1,000
Connecticut,051 s. 1,000
New York,707,343 s. 1,000
New Jersey,727,422 s. 100
Pensylvanie,839,706 s. 1,000
Delaware,120,153 s. 100
Maryland,189,635 s. 100
Virginie,404,796 s. 100
Caroline du Nord,807,296 s. 100
Caroline du Sud,440,151 s. 100
Géorgie,282,404 s. 100
Alabama,361,489 s. 100
Mississipi « « «
Louisiane « « «
Tennessee,118,584 s. 100
Kentucky,925,348 s. 100
Ohio,365 « «
Indiana,516 s. 100
Illinois « «
Missouri « « «
Dist. de Colombie,849,244 s. 100
Floride « « «
Michigan « «
Arkansas « « «
TOTAL ,412,884 [119],041

OBSERVATIONS: Classement des États qui ont le plus d'esclaves. 1.-Caroline du Sudescl. sur 100 hab. 2.-Virginie et Alabama escl. sur 100 hab. 3.-Géorgie escl. sur 100 hab. 4.-Maryland escl. sur 100 hab. 5.-Caroline du Nord escl. sur 100 hab. 6.-Dist. de Colombie escl. sur 100 hab. 7.-Tennessee escl. sur 100 hab. 8.-Delaware escl. sur 100 hab. 9.-New Jersey escl. sur 100 hab. 10.-New York escl. sur 100 hab. 11.-Indiana escl. sur 100 hab. 12.-Kentucky escl. sur 100 hab.

Progression du nombre des esclaves dans les différents États:

La Caroline du Nord de 1790 à 1800, a gagné 2 esclaves sur 100 habitants. La Géorgie 1 sur 100 habitants.

Le nombre des esclaves est stationnaire dans la Caroline du Sud et dans le New Jersey.

Il est en déclin dans les États suivants:

Le Kentucky en a perdu 8 sur 100 habitants,
Le Delaware 5 sur 100 habitants,
L'État de New York 4 sur 100 habitants,
Le Maryland 2 sur 100 habitants,
La Virginie 1 sur 100 habitants.

NOTA. On voit paraître des esclaves dans trois nouveaux États, Alabama, Tennessee et Indiana; mais on ne peut faire à leur égard aucune observation, attendu que le chiffre de population de 1790 est inconnu.

Nº 3 — 1810

Nom des États Population libre
en 1810 [120] Population esclave
en 1810 [121] Proportion des esclaves à la population libre.
Maine,705 « «
New Hampshire,460 « «
Vermont,895 « «
Massachusetts,040 « «
Rhode-Island,828 s. 10,000
Connecticut,632 s. 10,000
New York,032,017 s. 1,000
New Jersey,706,851 s. 100
Pensylvanie,296 s. 10,000
Delaware,497,177 s. 100
Maryland,044,502 s. 100
Virginie,104,518 s. 100
Caroline du Nord,676,824 s. 100
Caroline du Sud,750,365 s. 100
Géorgie,215,218 s. 100
Alabama et Mississipi,270,088 s. 100
Louisiane,296,660 s. 100
Tennessee,192,535 s. 100
Kentucky,950,561 s. 100
Ohio,760 « «
Indiana,283 s. 1,000
Illinois,114 s. 1,000
Missouri,772,011 s. 100
Dist. de Colombie,628,395 s. 100
Floride « « «
Michigan,762 « «
Arkansas,062 « «
TOTAL ,048,850 [122],191,394

OBSERVATIONS: Classement des États qui ont le plus d'esclaves. 1.-Caroline du Sud escl. sur 100 hab. 2.-Louisiane escl. sur 100 hab. 3.-Alabama, Mississipi escl. sur 100 hab. 4.-Géorgie escl. sur 100 hab. 5.-Virginie escl. sur 100 hab. 6.-Caroline du Nord escl. sur 100 hab. 7.-Maryland escl. sur 100 hab. 8.-Dist. de Colombie escl. sur 100 hab. 9.-Kentucky escl. sur 100 hab. 10.-Tennessee escl. sur 100 hab. 11.-Missouri escl. sur 100 hab. 12.-Illinois escl. sur 100 hab. 13.-Delaware escl. sur 100 hab. 14.-New Jersey escl. sur 100 hab.

De 1800 à 1810, la Géorgie, Alabama et Mississipi ont gagné 5
esclaves sur 100 habitants,
La Caroline du Sud et le Tennessee 4 sur 100 habitants,
La Virginie, 3 sur 100 habitants,
La Caroline du Nord 2 sur 100 habitants,
Le Kentucky 1 sur 100 habitants.

Le nombre des esclaves est stationnaire dans le district de
Colombie.

Il décroît dans les États suivants:

Le Delaware en a perdu 4 sur 100 habitants,
Le New Jersey 2 sur 100 habitants,
Le Maryland 1 sur 100 habitants.

L'esclavage disparaît presque entièrement des États de New York et de Pennsylvanie, où il ne figure plus que pour quelques fractions imperceptibles.

NOTA. À cette période, on voit naître deux nouveaux États, Illinois et Missouri. L'esclavage qui s'établit dans les deux s'éteindra presque aussitôt dans le premier, mais il va s'étendre dans le second. En même temps on voit paraître sur la scène l'État d'Ohio, qui, presqu'île sa naissance, a déjà 230,760 habitants et pas un esclave. La loi de l'État a dès l'origine proscrit l'esclavage. Le Missouri, qui pouvait aisément se passer d'esclaves, regrettera longtemps de n'avoir pas imité l'Ohio.

Nº 4 — 1820

Nom des États Population libre
en 1820 [123] Population esclave
en 1820 [124] Proportion des esclaves à la population libre.
Maine,335 « «
New Hampshire,161 « «
Vermont,764 « «
Massachusetts,287 « «
Rhode-Island,011 sur 10,000
Connecticut,151 s. 10,000
New York,362,724,088 s. 1,000
New Jersey,018,557 s. 100
Pensylvanie,049,102 s. 10,000
Delaware,240,509 s. 100
Maryland,952,398 s. 100
Virginie,213,153 s. 100
Caroline du Nord,812,017 s. 100
Caroline du Sud,266,475 s. 100
Géorgie,333,656 s. 100
Alabama et Mississipi,656,693 s. 100
Louisiane,343,064 s. 100
Tennessee,696,107 s. 100
Kentucky,585,732 s. 100
Ohio,317 « «
Indiana,988 s. 10,000
Illinois,211 s. 1,000
Missouri,662,222 s. 100
Dist. de Colombie,164,377 s. 100
Floride « « «
Michigan « « «
Arkansas,656,617 s. 100
TOTAL ,100,067 [125],538,064

OBSERVATIONS: Classement des États qui ont le plus d'esclaves. 1.- Caroline du Sud escl. sur 100 hab. 2.- Louisiane escl. sur 100 hab. 3.- Géorgie escl. sur 100 hab. 4.- Virginie escl. sur 100 hab. 5.- Alabama, Mississipi escl. sur 100 hab. 6.- Caroline du Nord escl. sur 100 hab. 7.- Maryland escl. sur 100 hab. 8.- Kentucky escl. sur 100 hab. 9.- Tennessee, Dist. de Colombie escl. sur 100 hab. 10.- Missouri escl. sur 100 hab. 11.- Arkansas escl. sur 100 hab. 12.- Delaware escl. sur 100 hab. 13.- New Jersey escl. sur 100 hab. 14.- Illinois escl. sur mille hab.

De 1810 à 1820, la Caroline du Sud a gagné 4 esclaves sur 100
habitants,
La Géorgie et le Kentucky 3 sur 100 habitants,
La Caroline du Nord et le Tennessee 2 sur 100 habitants.

Le nombre des esclaves est stationnaire dans la Louisiane, le
Missouri et le Delaware.

Le nombre des esclaves décroît dans les États suivants:

Alabama et Mississipi en ont perdu 5 sur 100 habitants,
Le Maryland et le D. de Colombie 3 sur 100 habitants,
La Virginie et le New Jersey 1 sur 100 habitants.

Il apparaît dans l'État naissant d'Arkansas.

Nº 5 — 1830

Nom des États Population libre
en 1830 [126] Population esclave
en 1830 [127] Proportion des esclaves à la population libre.
Maine,955 sur 200,000
New Hampshire,328 s. 100,000
Vermont,652 « «
Massachusetts,408 s. 600,000
Rhode-Island,199 s. 10,000
Connecticut,650 s. 10,000
New York,918,533 s. 100,000
New Jersey,569,254 s. 1,000
Pensylvanie,347,830 s. 10,000
Delaware,456,292 s. 100
Maryland,046,046 s. 100
Virginie,654,654 s. 100
Caroline du Nord,386,601 s. 100
Caroline du Sud,784,401 s. 100
Géorgie,292,531 s. 100
Alabama,978,549 s. 100
Mississipi,062,659 s. 100
Louisiane,151,588 s. 100
Tennessee,301,603 s. 100
Kentucky,704,213 s. 100
Ohio,903 « «
Indiana,031 « «
Illinois,455 « «[128]
Missouri,364,081 s. 100
Dist. de Colombie,715,119 s. 100
Floride,229,501 s. 100
Michigan,607 s. 1,000
Arkansas,812,576 s. 100
TOTAL , 856,988 [129],009,031

OBSERVATIONS: Classement des États qui ont le plus d'esclaves. 1.- Caroline du Sudescl. sur 100 hab. 2.- Louisianeescl. sur 100 hab. 3.- Mississipiescl. sur 100 hab. 4.- Florideescl. sur 100 hab. 5.- Géorgieescl. sur 100 hab. 6.- Virginieescl. sur 100 hab. 7.- Alabamaescl. sur 100 hab. 8.- Caroline du Nordescl. sur 100 hab. 9.- Kentuckyescl. sur 100 hab. 10.- Marylandescl. sur 100 hab. 11.- Tennesseeescl. sur 100 hab. 12.- Missouriescl. sur 100 hab. 13.- Dist. de Colombieescl. sur 100 hab. 14.- Arkansas Terr.escl. sur 100 hab. 15.- Delawareescl. sur 100 hab. 16.- New Jerseyescl. sur mille hab.

OBSERVATIONS: Classement des États qui ont le plus d'esclaves. 1.- Caroline du Sudescl. sur 100 hab. 2.- Louisianeescl. sur 100 hab. 3.- Mississipiescl. sur 100 hab. 4.- Florideescl. sur 100 hab. 5.- Géorgieescl. sur 100 hab. 6.- Virginieescl. sur 100 hab. 7.- Alabamaescl. sur 100 hab. 8.- Caroline du Nordescl. sur 100 hab. 9.- Kentuckyescl. sur 100 hab. 10.- Marylandescl. sur 100 hab. 11.- Tennesseeescl. sur 100 hab. 12.- Missouriescl. sur 100 hab. 13.- Dist. de Colombieescl. sur 100 hab. 14.- Arkansas Terr.escl. sur 100 hab. 15.- Delawareescl. sur 100 hab. 16.- New Jerseyescl. sur mille hab.

De 1820 à 1830, le Mississipi a gagné 11 esclaves sur 100
habitants,
La Louisiane 6 sur 100 habitants,
La Caroline du Sud et Arkansas 3 sur 100 habitants,
Le Kentucky et le Missouri 2 sur 100 habitants,
La Caroline du Nord et le Tennessee 1 sur 100 habitants.

Le nombre des esclaves est stationnaire dans Alabama.

Il décroît dans les États suivants:

Le district de Colombie en a perdu 4 sur 100 habitants,
Le Maryland 3 sur 100 habitants,
La Géorgie et le Delaware 2 sur 100 habitants,
La Virginie 1 sur 100 habitants.

Pour la première fois nous possédons sur la Floride un chiffre statistique qui nous donne pour cet État, 44 esclaves sur 100 habitants.

En parcourant les divers tableaux qui précèdent, on voit l'esclavage faire d'inutiles efforts pour s'établir dans le Nord. Il décroît rapidement dans tous les États situés au-dessus du 40e degré de latitude. Dans les États situés entre le 40e et le 36e degré de latitude, il est presque stationnaire; cependant là encore il est en déclin. Il se développe au contraire et s'accroît rapidement dans la plupart des États situés entre le 34e et le 30e degré. Déjà dans la Caroline du Sud et dans la Louisiane le nombre des esclaves surpasse celui des hommes libres.

Deuxième partie:
Note sur le mouvement religieux aux États-Unis

J'ai souvent, dans le cours de cet ouvrage, parlé des différentes sectes religieuses qui existent aux États-Unis. Tantôt j'ai signalé les sentiments qui animent les congrégations entre elles, tantôt j'ai fait allusion à leur grand nombre; une autre fois, j'ai essayé de montrer l'influence des idées religieuses sur le maintien des institutions politiques.

Afin de mettre davantage en lumière les divers points de vue que j'ai présentés, je crois devoir placer sous les yeux du lecteur une esquisse fort abrégée du mouvement religieux aux États-Unis.

Les principales sectes religieuses établies dans l'Amérique du Nord sont celles des méthodistes, anabaptistes, catholiques, presbytériens, épiscopaux, quakers ou amis, universalistes, congrégationalistes, unitaires, réformés hollandais, réformés allemands, moraves, luthériens, évangélistes, etc. Les anabaptistes se divisent eux-mêmes en calvinistes ou associés, mennonites, émancipateurs, tunkers, etc. La congrégation protestante la plus nombreuse est celle des méthodistes; elle comptait cinq cent cinquante mille membres au commencement de l'année 1834. On ne possède point le chiffre exact des membres des autres communions.

J'examinerai d'abord les rapports des différents cultes entre eux, et en second lieu les rapports de tous les cultes avec l'État.

§ I. Rapport des cultes entre eux.

À cet égard, il faut d'abord, dans les sectes religieuses, distinguer les membres de la congrégation de ses ministres.

On voit en général régner parmi les membres des diverses communions une harmonie parfaite; la bienveillance mutuelle qu'ont les Américains entre eux n'est point altérée par la divergence des croyances religieuses. La prospérité d'une congrégation, l'éloquence d'un prédicateur, inspirent bien aux autres communautés qui sont moins heureuses, ou dont les orateurs sont moins brillants, quelques sentiments de jalousie; mais ces impressions sont éphémères, et ne laissent après elles aucune amertume: la rivalité ne va point jusqu'à la haine.

À l'égard des ministres de cultes opposés, ce serait trop que de dire qu'ils sont hostiles les uns aux autres; mais on peut avancer du moins qu'il existe entre eux des rapports peu bienveillants; la raison principale en est que le plus ou le moins de succès de leurs églises n'est pas seulement pour eux une question d'amour- propre, mais que c'est aussi une question d'intérêt. En général, les émoluments du ministre sont plus ou moins considérables, selon l'importance de la société qu'il dirige. Je parle ici seulement des cultes protestants qui forment, en Amérique, la religion du plus grand nombre. Les ministres protestants ne constituent point un clergé soumis à des règles hiérarchiques et à la surveillance d'on pouvoir supérieur; la seule autorité dont ils dépendent est celle de la communauté qui les a élus; or rien ne gêne dans ses choix la congrégation qui cherche un ministre. Elle peut adopter qui il lui plaît. Le candidat n'a besoin de prendre aucun degré en théologie, ni de subir aucun examen, ni de se livrer à aucune étude spéciale pour acquérir l'aptitude aux fonctions ecclésiastiques: tel est le droit. En fait, on soumet à une sorte d'épreuve presque tous ceux qui prétendent à exercer le saint ministère. Il existe dans toutes les grandes villes une réunion de personnes éclairées dont la mission est d'examiner les aspirants. Celui qui se présente prononce un sermon, et l'assemblée lui délivre un certificat analogue à son succès; en général, il obtient ce certificat dans les termes les plus favorables. Muni de cette pièce, il s'offre une congrégation religieuse qui a besoin de ministre, et qui aussitôt l'admet en cette qualité; quelquefois même on ne lui demande aucune justification; il annonce une grande piété et un zèle ardent pour la religion, lève les yeux au ciel en se frappant la poitrine, et, sur ces démonstrations qui ne sont pas toujours sincères, la réunion des particuliers qui veulent avoir un prédicateur le déclarent ministre.

Cette facilité d'arriver au sacerdoce parmi les Américains imprime au ministère protestant un cachet particulier; il en résulte que tout individu peut, sans aucune préparation ni étude préalable, se faire homme d'église. Le ministère religieux devient une carrière dans laquelle on entre à tout âge, dans toute position et selon les circonstances. Tel que vous voyez à la tête d'une congrégation respectable a commencé par être marchand; son commerce étant tombé, il s'est fait ministre; cet autre a débuté par le sacerdoce, mais dès qu'il a eu quelque somme d'argent à sa disposition, il a laissé la chaire pour le négoce. Aux yeux d'un grand nombre, le ministère religieux est une véritable carrière industrielle. Le ministre protestant n'offre aucun trait de ressemblance avec le curé catholique. En général, celui-ci se marie à sa paroisse; sa vie tout entière se passe au milieu des mêmes personnes, sur lesquelles il exerce non-seulement l'influence de son caractère sacré, mais encore l'ascendant de ses vertus; il ne fait point un métier: il accomplit un devoir. — L'existence du ministre protestant est au contraire essentiellement mobile: rien ne l'enchaîne dans une congrégation, dès que son intérêt l'appelle dans une autre; il appartient de droit à la communauté qui le paie le mieux. Comme je traversais le Canada, où la religion catholique est dominante, on me cita l'exemple d'un curé qui, ne voulant point se séparer de ses paroissiens, venait de refuser l'épiscopat; plus d'un ministre méthodiste on anabaptiste abandonnerait bientôt son église s'il y avait cent dollars de plus à gagner dans une autre. Rien n'est plus rare que de voir un ministre protestant à cheveux blancs. Le but principal que poursuit l'Américain dans le sacerdoce, c'est son bien-être, celui de sa femme, de ses enfants: quand il a matériellement amélioré sa condition, le but est atteint; il se retire des affaires. L'âge arrivant, il se repose.

La conséquence de ces faits est facile à déduire. Les rapports qu'ont entre eux les ministres des différentes sectes protestantes sont pareils aux relations qu'entretiennent des gens de professions semblables. Ils ne cherchent pas à se nuire mutuellement, parce que c'est un principe utile à tous, que chacun doit exercer librement son industrie; mais ils soutiennent une véritable concurrence, et il en résulte des froissements d'intérêts privés qui, nécessairement, suscitent dans l'âme de ceux qui les éprouvent des sentiments peu chrétiens. Le lecteur comprendra facilement que je n'entends point appliquer à tous les ministres protestants d'Amérique le caractère industriel que je viens de peindre ici; j'en ai rencontré plusieurs dont la foi sincère et le zèle ardent ne pouvaient se comparer qu'à leur charité, et à leur désintéressement des choses temporelles; mais je présente ici des traits applicables au plus grand nombre.

J'ai dit qu'on voit régner entre tous les membres des diverses congrégations religieuses une grande bienveillance, et que les petites passions que font naître le succès de l'une, la décadence de l'autre, se réduisent à quelques mouvements d'amour-propre satisfait ou mécontent, sans jamais s'élever jusqu'à la haine. Il existe cependant deux exceptions à ce fait général.

La première est le sentiment des protestants, et notamment des presbytériens envers les catholiques.

Au milieu des sectes innombrables qui existent aux États Unis, le catholicisme est le seul culte dont le principe soit contraire à celui des autres. Il prend son point de départ dans l'autorité; les autres procèdent de la raison. Le catholicisme est le même en Amérique que partout; il reconnaît entièrement la suprématie de la cour de Rome, non-seulement pour ce qui intéresse les dogmes de la foi, mais encore pour tout ce qui concerne l'administration de l'Église. Les États-Unis sont divisés en onze diocèses, pour chacun desquels il y a un évêque [130].

Lorsqu'un évêché est vacant, le clergé se rassemble, choisit des candidats, et transmet leurs noms au pape, qui a la complète liberté d'élection. Il pourrait nommer le dernier sur la liste; en général, il choisit celui qu'on présente en premier ordre, mais il n'est pas sans exemple qu'il ait agi autrement. Ce sont les évêques qui nomment les curés; et la communauté des fidèles ne prend aucune part à ces élections.

L'État ne se mêlant en rien des affaires religieuses, tous les membres de la société catholique contribuent selon leur fortune au soutien du clergé et aux besoins du culte. Le moyen généralement employé pour subvenir à ces dépenses est de faire payer une rétribution assez considérable à tous ceux qui, dans l'enceinte de l'église, occupent les bancs. [131]

De pareils frais ne pouvant être supportés que par les riches, les pauvres sont admis gratis dans l'église, où ils occupent des places qui leur sont réservées. Quand les fonds provenant de la location des bancs ne suffisent pas, on a recours à des taxes extraordinaires que la communauté catholique n'hésite jamais à s'imposer.

L'unité du catholicisme, le principe de l'autorité dont il procède, l'immobilité de ses doctrines au milieu des sectes protestantes qui se divisent, et de leurs théories qui sont contraires entre elles, quoique partant d'un principe commun, qui est le droit de discussion et d'examen; toutes ces causes tendent à exciter parmi les protestants quelques sentiments hostiles envers les catholiques.

La religion catholique a encore un caractère qui lui est propre, et qui vient aggraver ces dispositions ennemies; je veux parler du prosélytisme.

Dans le Maryland, les principaux collèges d'éducation sont entre les mains de prêtres ou de religieuses catholiques, et la plupart des élèves sont protestants. Les directeurs de ces établissements apportent sans doute une grande réserve dans leurs moyens d'influence sur l'esprit des élèves; mais cette influence est inévitable. Elle est encore plus sûrement exercée dans les institutions de jeunes filles.

Le clergé catholique ne s'oppose jamais au mariage des catholiques avec des protestants. On a remarqué en Amérique que les premiers n'abandonnent jamais leur religion pour prendre celle de leur femme protestante, et il n'est pas rare que les protestants mariés à des femmes catholiques adoptent la religion de celles-ci. Dans tous les cas, lorsque la femme est catholique, les enfants le sont aussi, parce que c'est la femme qui élève les enfants. Partout, aux États-Unis, le culte catholique fait les mêmes efforts pour se propager. Il se trouve par là en opposition directe de principes avec certaines sectes qui considèrent le prosélytisme comme affectant la liberté de conscience (par exemple les quakers), et il est l'adversaire de toutes.

Le catholicisme attire à lui des partisans, non-seulement par le zèle de ses ministres, mais encore par la nature même de sa doctrine. Il convient tout à la fois aux esprits supérieurs qui vont se reposer de leurs doutes au sein de l'autorité, et aux intelligences communes incapables de se choisir des croyances, et qui n'auront jamais de principes si on ne leur donne une religion toute faite. Le catholicisme semble, par cette seule raison, le meilleur culte du plus grand nombre. À la différence des congrégations protestantes, qui forment comme des sociétés choisies, et dont les membres sont en général de même rang et de même position sociale, les églises catholiques reçoivent indistinctement des personnes de toutes classes et de toutes conditions. Dans leur sein le pauvre est l'égal du riche, l'esclave du maître, le nègre du blanc; c'est la religion des masses.

On peut ajouter à toutes ces causes un fait qui doit nécessairement influer sur la destinée du catholicisme aux États- Unis: c'est la moralité du clergé catholique dans ce pays. Je ne puis m'empêcher, à ce sujet, de rapporter les propres paroles d'un écrivain anglais, que j'ai déjà eu l'occasion de citer. Voici dans quels termes le colonel Hamilton, qui est protestant, parle du clergé catholique des États-Unis:»Tout ce que j'ai appris, dit-il, du zèle des prêtres catholiques dans ce pays est vraiment exemplaire. Jamais ces ministres saints n'oublient que l'être le plus hideux dans sa forme contient une âme qui l'ennoblit, aussi précieuse à leurs yeux que celle du souverain pontife auquel ils obéissent… Se dépouillant de tout orgueil de caste, ils se mêlent aux esclaves, et comprennent mieux leurs devoirs envers les malheureux que tous les autres ministres chrétiens. Je ne suis pas catholique; mais aucun préjugé ne m'empêchera de rendre justice à des prêtres, dont le zèle n'est excité par aucun intérêt temporel; qui passent leur vie dans l'humilité, sans autre souci que de répandre les vérités de la religion, et de consoler toutes les misères de l'humanité.» [132]

Il paraît bien constant qu'aux États-Unis le catholicisme est en progrès, et que sans cesse il grossit ses rangs, tandis que les autres communions tendent à se diviser. Aussi est-il vrai de dire que, si les sectes protestantes se jalousent entre elles, toutes haïssent le catholicisme, leur ennemi commun. Les presbytériens sont ceux dont l'inimitié est la plus profonde; ils ont des passions plus ardentes que tous les autres protestants, parce qu'ils ont une foi plus vive; et le prosélytisme des catholiques les irrite davantage, non qu'ils en blâment la théorie comme les quakers, mais parce qu'ils le pratiquent eux-mêmes

Un événement grave, et dont le lecteur me pardonnera sans doute de lui rapporter ici les détails, est venu récemment constater la puissance des haines religieuses dont je viens de parler.

Il existe à une lieue de Boston, dans un village nommé Charlestown, un couvent de religieuses catholiques dites Ursulines. Cet établissement, consacré à l'éducation de la jeune personne, jouit d'une grande réputation dans le Massachusetts, et la plupart des jeunes filles qui s'y font admettre sont protestantes. Les parents, chez lesquels la voix du sang est souvent plus puissante que l'esprit de parti, font taire leurs passions religieuses, et placent leurs enfants dans une institution où ils croient trouver plus de garanties qu'en aucune autre pour l'instruction et les bonnes moeurs. Cependant la population du Massachusetts, foyer du puritanisme, est en masse hostile aux catholiques, et voit avec inquiétude et jalousie qu'on accorde à ceux-ci plus de confiance que n'obtiennent les institutions protestantes.

Au mois d'août dernier, des personnes malveillantes firent courir dans le public le bruit qu'une jeune religieuse s'était échappée du couvent dont il s'agit; que les supérieures de la maison, à l'aide de manoeuvres frauduleuses, étaient parvenues à l'y faire rentrer; et qu'ensuite la jeune fille avait disparu sans qu'on sût ce qu'elle était devenue.

Ce récit était une pure fiction. Il était bien vrai que, quelques jours auparavant, l'une des pensionnaires de l'établissement l'avait abandonné furtivement; mais elle y avait été ramenée par l'évêque de Boston, sans qu'aucune contrainte ni physique ni morale lui fût imposée. On l'avait laissée entièrement libre de sortir du couvent si, après son retour, elle persistait dans son premier dessein; et, profitant de cette liberté, elle avait en effet quitté l'établissement.

Cependant le peuple accepte facilement les faits qui sont selon ses passions. Le 11 août 1834, vers onze heures du soir, à un signal convenu, une troupe d'hommes masqués, ou le visage teint de noir, fondent sur le couvent des Ursulines, forcent les portes, chassent violemment tous ses habitants, religieuses ou jeunes filles, les jettent nues hors de leur demeure, et mettent le feu à l'édifice, qui, en quelques heures, est complètement détruit par les flammes. [133]

J'ai dit qu'il existe deux exceptions au principe de bienveillance mutuelle qu'entretiennent les membres des différentes sectes aux États-Unis. Je viens d'exposer la première, qui est l'hostilité des protestants contre les catholiques; la seconde est l'hostilité de toutes les sectes chrétiennes contre les unitaires.

Les unitaires sont les philosophes des États-Unis. Tout le monde, en Amérique, est forcé par l'opinion de tenir à un culte: l'unitairianisme est en général la religion de ceux qui n'en ont point. En France, la philosophie du dix-huitième siècle attaqua, masque levé, la religion et ses ministres. En Amérique, elle travaille au même oeuvre, mais elle est obligée de cacher sa tendance sous un voile religieux. C'est la doctrine unitairienne lui sert de manteau. Voici quels sont les points principaux de cette doctrine aux États-Unis.

Les unitaires croient:

1º À un Dieu en une seule personne, et non en trois;

2º Que la Bible n'est pas directement émanée de Dieu, mais l'oeuvre d'un homme rendant compte de la révélation;

3º Que Jésus-Christ n'est point un Dieu, mais l'agent d'un Dieu;

4º Qu'il n'y a point de Saint-Esprit;

5º Que Jésus-Christ est venu sur la terre, non pour expier par sa mort les péchés des hommes, mais pour donner à ceux-ci l'exemple de la vertu;

6º Que l'homme n'a point de tache originelle; que c'est un être né bon, n'ayant d'autre chose à faire que de se perfectionner;

7º Que le méchant ne sera point éternellement malheureux;

8º Que, pour parvenir à une vie perpétuellement heureuse, les hommes ne doivent fonder aucune espérance sur Jésus-Christ, mais compter seulement sur leurs bonnes oeuvres;

9º Que la célébration du dimanche n'est point nécessaire, etc., etc.

Cette doctrine, qui renverse de fond en comble le christianisme, n'est d'ailleurs qu'une conséquence du protestantisme, qui, repoussant le principe de l'autorité, veut que chaque croyance soit soumise à l'examen de la raison. Les presbytériens sont donc peu logiques lorsqu'ils reprochent aux unitaires de ne pas croire certaines choses, puisque eux-mêmes se sont attribués le droit de repousser certaines croyances. Les presbytériens voudraient soutenir l'édifice qu'ils ont ébranlé; les unitaires pensent qu'il est plus rationnel que la chute suive la commotion. Toutes les sectes dissidentes, qui contestent quelques dogmes, sont d'accord sur le plus grand nombre; mais l'Église unitaire n'en reconnaît aucun. — À vrai dire, l'unitairianisme n'est point un culte, c'est une philosophie; il forme l'anneau de jonction entre le protestantisme et la religion naturelle. C'est le dernier point d'arrêt de la raison humaine qui, partie du catholicisme, placée à la base de la religion chrétienne, monte, par tous les degrés du protestantisme, jusqu'aux sommets de la philosophie, où, étant arrivée, elle se meut dans l'espace au risque de s'y perdre.

La secte des unitaires, connus en Europe sous le nom de Sociniens, ne s'est introduite aux États-Unis que depuis vingt ou vingt-cinq ans. Boston en a été le berceau, et c'est dans cette ville qu'elle se développe aujourd'hui sous l'influence du révérend docteur Channing, le prédicateur le plus éloquent, et l'un des écrivains les plus remarquables des États-Unis. — La doctrine unitaire fait chaque jour des progrès dans les grandes cités, où l'esprit philosophique pénètre d'abord. Mais elle s'étend peu jusqu'à ce jour dans les campagnes, dont les habitants montrent, en général, beaucoup de zèle religieux.

Les presbytériens sont les adversaires les plus ardents des unitaires. Voici comment s'exprime, sur le compte de ces derniers, un ouvrage périodique publié à Boston par les presbytériens. L'auteur signale les nombreuses différences qui distinguent les unitaires des autres protestants, et il ajoute: «Aussi longtemps que ces divergences subsisteront, il ne saurait exister aucune union vraiment chrétienne entre leur culte et le nôtre, et il n'est point à désirer qu'on fasse aucun effort pour amener entre eux et nous un rapprochement qui ne serait qu'extérieur. Au fond, ce sont deux religions séparées l'une de l'autre. Il est bon que la séparation demeure aussi dans la forme; elles ne sauraient marcher ensemble: il vaut mieux que chacune procède dans sa voie. Une scission complète, plus parfaite, s'il se peut, que celle qui existe déjà, au lieu d'accroître les difficultés, servira, dans l'état actuel des choses, à les prévenir, et, loin de nuire à aucune des parties, tournera au profit des deux.» [134]

Voici comment un presbytérien m'expliquait un jour l'animosité de sa secte contre les unitaires: «Les différents cultes se tolèrent mutuellement, me disait-il, parce que, bien que divergents entre eux, ils ont une base commune, la divinité de Jésus-Christ… mais les unitaires, en niant la divinité du Christ et tous les dogmes généralement adoptés, ont fait du christianisme une philosophie: or, la religion et la philosophie ne peuvent s'accorder ensemble; celle-ci est ennemie de toutes les croyances; elle s'en prend, non à une partie du culte, mais au culte tout entier; c'est, entre elle et la religion, une question de vie et de mort.» On comprend maintenant le sentiment hostile dont sont animées toutes les sectes religieuses envers les unitaires. Les catholiques sont peut-être, de tous les chrétiens des États-Unis, ceux qui s'affligent le moins du progrès du socialisme: ils pensent qu'on finira par ne voir en Amérique que deux religions, le catholicisme, c'est-à-dire le christianisme basé sur l'autorité, et le déisme, c'est-à-dire la religion naturelle fondée sur la raison. Ils croient en outre qu'un culte extérieur étant nécessaire, et la religion naturelle n'en comportant aucun, tous ceux qui seront sortis du christianisme pour entrer dans la philosophie, reviendront à la religion chrétienne par le catholicisme.

On voit que l'inimitié des sectes protestantes contre les unitaires, et leur haine contre les catholiques, ont des causes tout opposées: elles reprochent à ceux-ci de tout croire, à ceux- là de ne croire rien; aux uns de proscrire le droit d'examen, aux autres d'en abuser.

Entre ces deux points extrêmes, le catholicisme et l'unitairianisme, il existe un espace immense occupé par une multitude d'autres sectes: mille degrés intermédiaires se montrent entre l'autorité et la raison, entre la foi et le doute; mille tentatives de la pensée toujours élancée vers l'inconnu, mille essais de l'orgueil qui ne se résigne point à ignorer. Tous ces degrés, l'esprit humain les parcourt, poussé quelquefois par les plus nobles passions; tantôt précipité dans l'erreur par l'amour du vrai, tantôt dans la folie par les conseils de la raison.

Ce serait un spectacle plein d'enseignements philosophiques que le tableau de tous ces égarements et de toutes ces infirmités de l'intelligence humaine, qui s'agite incessamment dans un cercle où elle ne trouve jamais le point d'arrêt qu'elle cherche. On ne verrait pas sans étonnement et sans pitié se dérouler les anneaux de la longue chaîne qui lie les unes aux autres toutes ces aberrations.

Quoiqu'il n'entre point dans mon plan de faire cette peinture, je ne puis m'empêcher de présenter ici les traits principaux d'une secte protestante, dont les doctrines m'ont paru les plus bizarres, pour ne pas dire les plus absurdes. Ces observations ne sortiront point de mon sujet; car on conçoit aisément l'influence qu'ont les principes et les doctrines d'une secte sur ses rapports avec les autres congrégations.

Il existe aux États-Unis une communion de protestants appelés quakers shakers, c'est-à-dire trembleurs. Cette secte, fondée dans le siècle dernier par une femme nommée Anne Lee, se compose moitié d'hommes, moitié de femmes, vivant ensemble sous le même toit, on ne sait trop pour quelle raison, car les uns et les autres ont fait voeu de célibat.

Leur association est établie sur le principe de la communauté des biens: chacun travaille dans l'intérêt de tous. Les hommes cultivent des terres appartenant à l'établissement, et dont les produits font vivre les membres de la société; les femmes se livrent aux soins que leur sexe comporte.

Ceux qui n'ont rien mis dans la communauté en retirent le même avantage que les sociétaires dont l'apport a été le plus considérable. Du reste, l'association semble profiter à tous. Chacun retire d'elle un grand bien-être matériel, la vie commune étant beaucoup moins chère que la vie individuelle.

Voici maintenant quelle est leur doctrine religieuse,

«L'examen attentif des livres saints prouve, disent-ils, que la venue d'un second Messie a été annoncée, et que ce second Messie a dû paraître dans l'année 1761. Ce Messie, c'est Anne Lee (fondatrice de la secte); vous êtes obligé de le reconnaître, car vous ne pouvez nier la vérité annoncée par les livres sacrés. Or, nous disons que le Messie annoncé pour l'an 1761 est Anne Lee. Prouvez-nous que c'est un autre, autrement il faudra bien reconnaître que notre religion est la seule vraie.

«Nous avons adopté le célibat des hommes et des femmes parce que
Anne Lee est venue annoncer à la terre que le monde est si
corrompu, qu'il doit finir, et c'est entrer dans les vues de la
Providence que de coopérer à ce résultat.»

Ayant souvent entendu tourner en dérision les cérémonies qui constituent le culte extérieur des quakers trembleurs, j'ai voulu les voir de mes propres yeux.

Non loin d'Albany, à Niskayuma, se trouve une congrégation de shakers, que j'ai visités un jour de fête religieuse.

L'établissement est isolé au milieu d'une forêt, et ses abords présentent l'aspect le plus sauvage; cependant il est peu distant de la ville, et toutes les fois qu'une cérémonie des trembleurs est annoncée, le désert et ses environs se peuplent d'une foule de curieux américains ou étrangers, attirés par la renommée de ces singuliers solitaires.

Une portion de la salle où se célèbre leur culte est destinée au public; l'autre partie, plus élevée, forme une espèce de théâtre sur lequel se passe la cérémonie. Je venais de prendre place parmi les spectateurs fort nombreux, lorsque je vois paraître sur la scène des femmes, les unes vieilles, les autres jeunes, et d'autres tout à fait enfants. Elles étaient vêtues de blanc et portaient un costume uniforme: un petit chapeau gris à bords échancrés couvrait leur tête. Elles s'avancent à pas comptés à la suite les unes des autres, s'asseyent à la droite des spectateurs, étendent un mouchoir blanc sur leurs genoux, et y posent leurs mains avec des mouvements d'une extrême précision: alors elles se tiennent immobiles.

En ce moment paraissent les hommes en uniforme violet et la tête couverte d'un grand chapeau à larges bords. Ils défilent gravement et vont s'asseoir en face des femmes. Après une pause silencieuse de quelques instants, hommes et femmes se lèvent et se regardent face à face pendant cinq minutes, sans rien dire: puis, l'un des shakers sort des rangs, prend la parole, et, s'adressant au public, il explique l'objet de la cérémonie, qui est, dit-il, de glorifier le Seigneur, et il termine en invitant les spectateurs a ne pas rire de ce qu'ils vont voir et entendre.

À peine a-t-il achevé de parler que tous entonnent un hymne religieux avec des voix discordantes, et, tout en chantant, balancent leurs corps, secouent leurs mains, agitent leurs bras de la façon la plus étrange. Ces exercices durent environ une heure: pendant tout ce temps, ils se reproduisent sous la même forme avec quelques modifications.

Le lecteur sait que ces cris, ces balancements ont pour objet la gloire de Dieu, et que tous ces mouvements du corps sont excités par l'enthousiasme religieux. Or, en s'agitant, en chantant, les shakers s'échauffent de plus en plus; leur exaltation s'accroît et se manifeste avec plus d'énergie… Alors on les voit danser pêle- mêle au milieu de clameurs violentes et de gestes désordonnés. Tantôt une douzaine d'hommes rangés en file et un même nombre de femmes paraissent diriger tous les autres: ils tiennent leurs mains levées à hauteur de la poitrine et les secouent sans relâche. Une autre fois on voit immobiles au milieu de la scène quinze ou vingt quakers autour desquels tous les autres dansent et chantent avec une incroyable ardeur: c'est le plus haut degré de l'inspiration.

Tout cela se fait gravement et avec une bonne foi au moins apparente. Sur plusieurs de ces têtes si follement agitées se montrent des cheveux blancs. Rien dans cette cérémonie burlesque ne fait rire, parce que tout fait pitié.

Tout à coup les cris cessent, les mouvements s'arrêtent; au milieu d'un silence profond un vieillard paraît, et s'adressant aux spectateurs, il leur dit: «Un intérêt mondain, une vaine curiosité vous ont attirés en ce lieu; puissiez-vous en rapporter de salutaires impressions! Qui de vous peut se dire aussi heureux que nous le sommes? Le bonheur n'est ni dans la richesse, ni dans les plaisirs des sens; il consiste surtout dans la raison. Tout le monde s'agite vainement à la recherche de la vérité; nous seuls l'avons trouvée sur terre.»

J'ai quelquefois entendu révoquer en doute la pureté des moeurs des shakers et soutenir qu'alors même que tous les hommes et toutes les femmes de l'univers se dévoueraient au célibat des trembleurs, le monde ne finirait pas; mais le plus communément on n'attaque point les shakers sous ce rapport; on leur fait un autre reproche qui me paraît plus fondé: on prétend que les chefs de la société manquent de bonne foi. Comme on entre dans l'association avec ou sans fortune, le grand profit est pour ceux qui n'apportent rien: les riches sont les dupes.

On ne voit pas, du reste, bien clairement la cause qui peut pousser dans cette congrégation une personne de bonne foi. Le quaker shaker n'abandonne point complètement le monde; il entretient avec ses semblables tous les rapports utiles à son bien-être.

Je comprends le trappiste, fuyant la société des hommes, se vouant à la solitude, en passant sa vie à creuser son tombeau. La récompense morale est dans la grandeur même du sacrifice; mais quel est le mérite du solitaire, prenant au monde une partie de ses avantages, et repoussant l'autre, on ne sait pourquoi?

S'il était possible de lire au fond des coeurs, on verrait peut- être que la vanité est le principal mobile des trembleurs. La bizarrerie même de leur culte n'est-elle pas précisément ce qui les y attache? La plupart des shakers sont d'assez médiocres gens; tous cependant ont une scène et un public: sans leur absurdité, qui parlerait d'eux? Les formes sous lesquelles se produit l'orgueil des hommes sont infinies.

Quoi qu'il en soit, on ne peut s'empêcher, en présence d'un pareil spectacle, de déplorer la misère de l'homme et la faiblesse de sa raison.

Il n'est pas rare que les autres sectes protestantes tournent en dérision le culte des shakers.

Mais la communauté des trembleurs est-elle donc la seule qui soit tombée dans de tristes écarts?

La secte des quakers proprement dite a mieux compris qu'aucune autre ce qu'il y a de moral dans l'homme. Nulle n'a poussé plus loin qu'elle la pratique de la liberté civile et religieuse et de l'égalité des hommes entre eux. La Pennsylvanie lui doit l'austérité et la simplicité de ses moeurs, et, quoique la société des quakers y soit en décadence, ce pays en ressentira longtemps encore la salutaire influence. Cependant est-il rien de plus absurde et de plus contraire à la nature que l'un des principaux dogmes de cette communauté?

L'Évangile dit que celui qui reçoit un soufflet sur une joue doit tendre l'autre; le christianisme recommande la paix et la douceur; et les quakers concluent de là qu'on ne doit résister à aucune violence, même pour défendre sa vie. Je demandais une fois à un quaker s'il repousserait par la force un assassin qui en voudrait à ses jours, il ne m'a pas répondu: la théorie de sa secte est qu'il ne devrait pas opposer à une telle attaque une pareille résistance.

Ainsi, voilà toute une population éclairée et sage qu'une interprétation erronée de la parole de Dieu conduit à la violation de la première et de la plus sacrée de toutes les lois de la nature, qui est la conservation de soi-même.

N'est-il pas triste de voir s'égarer ainsi l'intelligence de l'homme, tantôt dans le doute des sociniens, tantôt dans la doctrine ridicule des trembleurs, une autre fois dans la théorie absurde des quakers? comme si l'homme ne pouvait user de sa raison qu'à la condition de faire en même temps acte d'impuissance ou de folie.

Je ne poursuivrai point l'examen des divergences que présentent les sectes protestantes; qu'il me suffise de faire observer, à ce sujet, que toutes ces sectes, dont les doctrines varient à l'infini, depuis la communauté des quakers, dont la théorie laisse mourir l'homme sans défense, jusqu'à la congrégation des shakers, dont les principes amèneraient la fin du monde, toutes ont un point commun, où elles se trouvent parfaitement unies. Ce point, c'est la pureté de la morale que chacune professe.

Le presbytérianisme, dont je viens de signaler les passions haineuses, est peut-être de toutes les communautés protestantes la plus féconde en bonnes oeuvres. Le fanatisme qui fait les crimes engendre aussi les vertus.

On a souvent ridiculisé la congrégation des méthodistes, dont les prédicateurs ambulants font retentir les forêts américaines de leurs cris enthousiastes et de leurs hurlements inspirés; mais leur zèle, plus ardent qu'éclairé, est toujours sincère. Ne parcourent-ils pas, au risque de leur vie, les contrées les plus sauvages pour y porter la parole évangélique? Que deviendraient, sans ces pieux pèlerins, les habitants des États de l'Ouest, dont les demeures éparses çà et là sont éloignées de toute église? Les méthodistes qui parcourent le désert sont encore les meilleurs messagers de civilisation, et les plus sûrs consolateurs de l'infortune.

Tous ces cultes sont fondés sur une morale pure, parce que tous sont chrétiens; ils sont divisés par des doctrines opposées, mais ils ont entre eux un lien puissant, c'est celui de la vertu.

§ II. Rapports des cultes avec l'État.

Nulle part la séparation de l'Église et de l'État n'est mieux établie que dans l'Amérique du Nord. Jamais l'État n'intervient dans l'Église, ni l'Église dans l'État.

Toutes les constitutions américaines proclament la liberté de conscience, la liberté et l'égalité de tous les cultes.

«Tous les hommes, dit la loi de Pennsylvanie, ont reçu de la nature le droit imprescriptible d'adorer le Tout-Puissant selon les inspirations de leur conscience, et nul ne peut légalement être contraint de suivre, instituer ou soutenir contre son gré aucun culte ou ministère religieux. Nulle autorité humaine ne peut, dans aucun cas, intervenir dans les questions de conscience et contrôler les pouvoirs de l'âme.» [135]

«Au nombre des droits naturels, dit la loi d'un autre État, quelques-uns sont inaliénables de leur nature, parce que rien n'en peut être l'équivalent. De ce nombre sont les droits de conscience.» [136]

Ainsi il n'existe aux États-Unis ni religion de l'État, ni religion déclarée celle de la majorité, ni prééminence d'un culte sur un autre. L'État est étranger à tous les cultes. Chaque congrégation religieuse se gouverne comme il lui plaît, nomme ses ministres, lève des taxes parmi ses membres, règle ses dépenses, sans rendre aucun compte à l'autorité politique, qui ne lui en demande point.

Dans un grand nombre d'États, les ministres des cultes, à quelque secte qu'ils appartiennent, sont déclarés incapables par la loi de remplir aucune fonction civile ou militaire. «Attendu, porte la constitution de New York, que les ministres de l'Évangile sont, par état, dévoués au service de Dieu et au soin des âmes, et que rien ne doit les détourner des importants devoirs de leur ministère.» [137]

La vie politique est donc entièrement interdite aux ministres de l'Église. On conçoit dès lors que le pouvoir ne trouve pas plus d'appui dans les ministres d'une secte que dans ceux d'une autre congrégation.

Je viens d'exposer les principes généraux; il me faut maintenant indiquer ici quelques exceptions.

La constitution du Massachusetts proclame la liberté des cultes, en ce sens qu'elle n'en veut persécuter aucun; mais elle ne reconnaît dans l'État que des chrétiens, et ne protége que des protestants. [138]

Aux termes de cette constitution, les communes qui ne pourvoient pas d'une manière convenable aux frais et à l'entretien de leur culte protestant, peuvent être contraintes de le faire par une injonction de la législature. [139] L'impôt recueilli en conséquence de cette mesure peut être appliqué par chacun au soutien de la secte à laquelle il appartient; mais nul ne pourrait se dispenser de le payer, sous le prétexte qu'il ne pratique aucun culte. [140]

La constitution du Maryland déclare aussi que tous les cultes sont libres, et que nul n'est forcé de contribuer à l'entretien d'une église particulière. Cependant elle confère à la législature le droit d'établir, selon les circonstances, une taxe générale pour le soutien de la religion chrétienne. [141]

La constitution du Vermont ne reconnaît que des cultes chrétiens, et porte textuellement que toute congrégation de chrétiens devra célébrer le sabbat ou jour du Seigneur, et observer le culte religieux qui lui semblera le plus agréable à la volonté de Dieu, manifestée par la révélation. [142]

Quelquefois les constitutions américaines prêtent aux cultes religieux une assistance indirecte: c'est ainsi que la loi du Maryland déclare que, pour être admissible aux fonctions publiques, il faut être chrétien. [143] Dans le New Jersey, il faut être protestant. [144] La constitution de Pennsylvanie exige qu'on croie à l'existence de Dieu et à une vie future de châtiments ou de récompenses. [145]

Les dispositions que je viens de signaler sont les seules protections légales qui, aux États-Unis, soient données par l'État à un culte religieux.

À part ces deux exceptions ions, il n'existe aucun contact entre l'État et l'Église, si ce n'est que toute congrégation religieuse reçoit, à sa naissance, la sanction de la législature, qu'on appelle en anglais l'incorporation. Ce n'est pas là précisément une autorisation légale, car le pouvoir d'autoriser l'existence des associations et congrégations religieuses entraînerait le droit de les défendre, et ce droit n'appartient point aux législatures des États américains; à vrai dire, l'incorporation n'est point établie dans l'intérêt de l'État, mais, bien dans celui de l'association qui se forme: elle a pour effet d'investir la congrégation du droit d'ester en justice, de posséder à titre de propriétaire, de donner et de recevoir, etc.; elle confère la vie civile à une société qui pourra agir comme individu, et qui, auparavant, n'avait d'action que par chacun de ses membres.

Quel que soit le plus ou le moins de faveur accordée par les lois de quelques États à telle ou telle secte religieuse, on peut dire du moins dans les termes les plus généraux et les plus absolus, que, dans l'Amérique du Nord, il n'existe point de clergé, formant un corps constitué politiquement, et reconnu tel par l'État ou par la puissance des moeurs.

Mais si les ministres du culte sont tout à fait étrangers au gouvernement de l'État, il n'en est point ainsi de la religion.

La religion, en Amérique, n'est pas seulement une institution morale, c'est aussi une institution politique. Toutes les constitutions américaines recommandent aux citoyens l'exercice d'un culte religieux comme la double sauvegarde des bonnes moeurs et des libertés publiques. Aux États-Unis, la loi n'est jamais athée. Voici comment s'exprime à ce sujet la constitution du Massachusetts: «C'est le droit et aussi le devoir de tout homme en société d'adorer publiquement et à des époques déterminées l'Être Suprême, le créateur de toutes choses, tout-puissant et souverainement bon… Comme le bonheur d'un peuple, le bon ordre et le maintien du pouvoir civil dans un pays dépendent essentiellement de la piété, de la religion et de la morale, et comme la religion, la morale et la piété ne peuvent se répandre au sein d'un peuple qu'au moyen de l'institution d'un culte extérieur adressé à la Divinité, et à l'aide d'établissements publics moraux et religieux; par ces raisons, le peuple de cette république, jaloux d'accroître la somme de son bien-être et d'assurer la conservation de son gouvernement…» Suivent les dispositions en faveur de la religion… [146]

La constitution du New-Hampshire contient un préambule religieux de la même nature. [147]

Celle de l'Ohio proclame la religion, la morale et l'instruction, indispensables à un bon gouverneur et au bien-être des hommes. [148]

Ces principes religieux, écrits en tête des constitutions américaines, se retrouvent dans toutes les lois; on les rencontre dans tous les actes du gouvernement, dans les proclamations des fonctionnaires publics, en un mot dans tous les rapports des gouvernants avec les gouvernés. Il n'est pas en Amérique une solennité politique qui ne commence par une pieuse invocation. J'ai vu une séance du Sénat à Washington s'ouvrir par une prière; et la fête anniversaire de la déclaration d'indépendance consiste, aux États-Unis, dans une cérémonie toute religieuse.

Je viens de montrer comment la loi, qui ne reconnaît ni l'empire, ni l'existence même d'un clergé, consacre le pouvoir de la religion.

J'ajouterai que les sectes religieuses, qui demeurent étrangères aux mouvements des partis, sont loin de se montrer indifférentes aux intérêts politiques et au gouvernement du pays; toutes prennent un intérêt très vif au maintien des institutions américaines; elles protègent ces institutions par la voix de leurs ministres dans la chaire sacrée et au sein même des assemblées politiques. La religion chrétienne est toujours, en Amérique, au service de la liberté.

C'est un principe du législateur des États-Unis que, pour être bon citoyen, il faut être religieux; et c'est une règle non moins bien établie que, pour remplir ses devoirs envers Dieu, il faut être bon citoyen. À cet égard toutes les sectes rivalisent de zèle et de dévouement; le catholicisme, comme les communions protestantes, vit en très bonne harmonie avec les institutions américaines; il se développe et grandit sous ce régime d'égalité: il a le bonheur, dans ce pays, de n'être ni le protecteur du gouvernement, ni le protégé de l'État.

Il n'existe en Amérique qu'une seule congrégation qui soit hostile aux lois du pays, c'est celle des quakers.

Le même principe qui les empêche de résister individuellement à la violence d'un agresseur les conduit à penser que la société n'a point le droit de repousser par la force les attaques d'un ennemi; jamais théorie si insociale n'est sortie d'une secte si morale et si pure! quoi qu'il en soit, les quakers refusent de faire partie de l'armée et même de la milice américaine. — «Ainsi, disais-je un jour à un quaker de Philadelphie, une nation attaquée par un autre peuple qui en veut à son existence n'a pas le droit de se défendre!» — «Non, me répondit le quaker; la guerre, la résistance, la violence, sont contraires à l'esprit de l'Évangile. Quand nous trouvons dans les livres saints un principe, nous ne nous bornons pas à l'admirer, nous le mettons en pratique. Le Christ commande aux hommes de vivre en paix, c'est donc désobéir à ses lois que de faire la guerre. Notre conviction à cet égard est telle, que jamais nous ne porterons les armes, quelle que soit la puissance humaine qui veuille nous y contraindre. En 1812, lorsque l'Angleterre et les États-Unis entrèrent en guerre, un grand nombre de quakers de Philadelphie furent désignés pour marcher contre l'ennemi, mais tous refusèrent en se fondant sur les principes de leur religion. On les traduisit devant les tribunaux, qui les condamnèrent à de fortes amendes; ils ne les payèrent pas. Alors on saisit et on vendit leurs biens; ceux qui n'en avaient pas furent jetés en prison. Nous aurions à notre disposition tous les trésors de l'univers, que jamais nous ne voudrions acquitter l'amende portée contre nous en pareil cas. Le paiement serait une sorte d'acquiescement; quand on nous traîne en prison, c'est une violence à laquelle nous cédons, et qui n'entraîne de notre part aucune adhésion de nos volontés.» Je ne discuterai pas ce raisonnement, dont le vice est trop facile à saisir. Ainsi l'autorité demande aux citoyens de s'armer pour la défense du pays, et voilà toute une secte religieuse qui résiste au pouvoir, parce que l'Évangile a recommandé la paix et la douceur; de sorte qu'un précepte sublime, enseigné par Dieu, devient, entre les mains de l'homme, la source d'un crime, car il tue le patriotisme.

Ici, du reste, je dois faire observer que les quakers ne sont pas hostiles aux institutions américaines, au gouvernement républicain des États-Unis; nulle secte, au contraire, n'est plus démocratique que la leur; mais ils sont hostiles à toute société, parce que la première loi de tout être existant, individu ou corps social, est de se conserver, partant de se défendre.

Je viens d'exposer les rapports des cultes avec l'État selon les lois américaines… Mais, sur cette matière, les lois sont bien moins puissantes que les moeurs.

Si, dans tous les États américains, la constitution n'impose pas les croyances religieuses et la pratique d'un culte comme condition des privilèges politiques, il n'en est pas un seul où l'opinion publique et les moeurs des habitants ne prescrivent impérieusement l'obligation de ces croyances. En général, quiconque tient à l'une des sectes religieuses, dont le nombre aux États-Unis est immense, jouit en paix de tous ses droits sociaux et politiques. Mais l'homme qui dirait n'avoir ni culte ni croyance religieuse serait non-seulement exclus en fait de tous emplois civils et de toutes fonctions électives gratuites ou salariées, mais encore il serait l'objet d'une persécution morale de tous les instants; nul ne voudrait entretenir avec lui des rapports de société, encore moins contracter des liens de famille; on refuserait de lui vendre et de lui acheter: on ne croit pas, aux États-Unis, qu'un homme sans religion puisse être un honnête homme.

J'indiquais tout à l'heure les atteintes portées à la liberté religieuse par les lois de quelques États. Je dois ajouter, en finissant, que ces violations disparaissent chaque jour des lois et des moeurs américaines. Il ne faut pas oublier que la Nouvelle- Angleterre, foyer du puritanisme, fut longtemps religieuse jusqu'au fanatisme, et, si l'on songe que la loi politique de ce pays punissait jadis de mort les mécréants, c'est-à-dire ceux qui n'étaient pas presbytériens, on reconnaîtra quels progrès le Massachusetts et les autres États du Nord ont faits dans la tolérance et dans la liberté.

Troisième partie: Note sur l'État ancien et sur la condition présente des tribus indiennes de l'Amérique du nord.

Les Européens ont soumis ou détruit la plupart des peuples du Nouveau-Monde. Mais, parmi ces nations sauvages ou à demi civilisées, il en est plusieurs qui ont échappé jusqu'à présent à l'asservissement ou à la mort; les blancs ne sont pas encore arrivés jusqu'à elles, ou elles ont reculé devant eux. Presque toutes les peuplades de l'Amérique du Nord sont dans ce cas.

Mais sur celles-là même l'influence des Européens s'est exercée; les blancs, qui n'ont pu encore les réduire à l'obéissance ou les faire disparaître, ont eu le pouvoir de changer leurs coutumes, d'altérer leurs moeurs et de bouleverser leur état politique tout entier.

Il y a longtemps qu'on a remarqué cet effet extraordinaire produit sur les tribus indiennes par le voisinage des Européens. Mais personne jusqu'à présent n'a essayé d'en connaître toute l'étendue, pas plus que d'en rechercher les causes cachées. Le but de cette note est de fournir des lumières sur ce point.

Les changements que subissent les nations s'opèrent graduellement à mesure que les générations se succèdent; il est donc très difficile de suivre dans la vie d'un peuple, et année par année, l'histoire de ses transformations successives. Mais si vous examinez ce même peuple à deux époques éloignées l'une de l'autre, les différences, frappent aussitôt tous les regards. Partant de cette donnée, j'ai pensé qu'au lieu de m'abandonner au cours des temps, et de suivre pas à pas la trace de tous les changements qui se sont opérés peu à peu dans l'état social et politique des indigènes, j'arriverais par un procédé plus rapide à un résultat plus concluant, si je pouvais faire connaître ce qu'étaient les indiens il y a deux cents ans et ce qu'ils sont de nos jours. Pour m'éclairer sur le premier point, j'ai consulté les auteurs anglais et français qui m'ont paru contenir le plus de lumières: le capitaine John Smith et Beverley pour la Virginie; John Lawson pour les Carolines; William Smith pour l'État de New York; pour la Louisiane, Dupratz; Lahontan et Charlevoix pour le Canada.

Quant à l'état actuel, j'ai puisé mes notions dans des voyages faits par ordre du gouvernement américain, dans des rapports officiels présentés au congrès, dans des récits de témoins oculaires, dans mes propres observations enfin. Car, j'ai vu de près plusieurs des nations infortunées que je vais essayer de faire connaître, et j'ai pu m'assurer par moi-même de la vérité des couleurs dont on se sert pour les peindre.

§ I. État ancien.

Je vais parler de nations qui, bien que peu nombreuses, occupaient un espace presque aussi grand que la moitié de l'Europe. On remarquait entre elles, à l'époque où je veux reporter l'attention du lecteur, des ressemblances et des différences qu'il faut signaler.

Tous les peuples qui habitaient les côtes orientales de l'Amérique du Nord au moment où les Européens entrèrent en contact avec elles avaient un état social analogue; toutes vivaient particulièrement de la chasse. L'agriculture ne leur était cependant point inconnue, mais aucun d'eux n'était encore arrivé à tirer des fruits de la terre son unique ni même son principal moyen de subsistance. Toutes les relations s'accordent sur ce point. Autour de la cabane du chef de famille se trouvaient quelques champs de maïs que cultivaient ses femmes et ses enfants. Chaque année le propriétaire quittait cette résidence et partait, soit seul, soit accompagné des siens, pour se rendre dans une région souvent éloignée, où il se livrait pendant plusieurs mois au soin de la chasse.

«En mars et avril, dit le capitaine Smith [149], qui écrivait en 1606, parlant des Indiens de la Virginie, ils se nourrissent principalement de leur pêche. Ils mangent des dindons sauvages, des écureuils. En juin, ils plantent leur maïs, vivant principalement de glands, de noisettes et de poissons; pour améliorer ce régime, ils ont soin de se diviser en petites troupes, se nourrissent de poissons, de bêtes sauvages, de crabes, d'huîtres, de tortues. À l'époque de leur chasse, ils quittent leurs habitations, et se forment en troupes comme les Tartares; ils se rendent avec leur famille dans les lieux les plus déserts, à la source des rivières où le gibier est abondant. Ils sont en général au nombre de deux ou trois cents.»

Tous les auteurs qui ont parlé des Indiens du Nord tiennent un langage analogue.

Tous les peuples dont je parle étaient donc cultivateurs par hasard et par exception, mais, en examinant l'ensemble de leurs habitudes, on peut dire qu'ils formaient des nations de chasseurs; toutes les remarques qu'on peut faire sur les peuples chasseurs leur étaient applicables.

Chez eux, l'esprit national avait pour objet bien plus les hommes que la terre. Le patriotisme s'attachait aux coutumes, aux traditions, peu au sol, ou plutôt il ne se liait au sol que par des souvenirs. Le sauvage tenait à la contrée qui l'avait vu naître, par la mémoire de ses pères qui y avaient vécu, par l'idée de leurs os vénérables qui y reposaient encore. Tant qu'une nation indienne habitait son territoire, elle environnait les ossements de ses aïeux de respects extraordinaires. Lorsqu'elle était obligée d'émigrer, elle ne manquait point de les recueillir avec soin; elle les renfermait dans des peaux; et, après les avoir chargés sur leurs épaules, les hommes s'éloignaient sans regrets: ils emportaient avec eux toute la patrie. «Dans chaque village, dit Lawson [150], en parlant des Indiens, page 182, on rencontre une belle cabane qui est élevée aux dépens du public et entretenue avec un grand soin. Elle renferme les corps des principaux d'entre les Indiens qui sont morts depuis plusieurs siècles, et qu'on a revêtus de leurs plus beaux habits. Les Indiens révèrent et adorent ce monument, et ils aimeraient mieux tout perdre que de le voir profaner.»

Lorsqu'une tribu indienne quitte son pays pour aller vivre dans un autre, elle ne manque jamais d'emporter avec elle ces ossements. «De nos jours encore, où l'amour de la patrie s'éteint chez les Indiens comme tout le reste, la première réponse que fait un Indien aux demandes que lui font les blancs pour acheter ses terres, disent MM. Clark et Lewis dans leur rapport officiel au gouvernement fédéral, est celle-ci: — «Nous ne vendrons pas le lieu où repose la cendre de nos aïeux.»

L'esprit de propriété, qui fait que le cultivateur prend en quelque sorte racine dans les mêmes champs qui portent ses moissons, cet esprit n'existait chez aucune des nations de l'Amérique du Nord au moment de la découverte. Aussi les voit-on changer de lieu avec une facilité que nous ne pouvons concevoir.

Les Européens n'ont, pour ainsi dire, point rencontré de peuplades sauvages dans l'Amérique du Nord, qui se prétendit originaire du lieu qu'elle occupait au moment de la découverte. Les Natchez croyaient que leurs pères étaient venus du Mexique; les Iroquois se souvenaient d'avoir jadis traversé le Mississipi. On voit, dans Lahontan et dans Charlevoix, que la plupart des tribus indiennes qui se trouvaient originairement placées aux environs du territoire occupé par la confédération iroquoise, avaient cru devoir transporter leur domicile au-delà vers le nord et l'ouest.

C'est à cette cause qu'il faut attribuer la facilité qu'ont trouvée et que trouvent encore les Européens à se fixer sur le territoire de ces sauvages. L'intérêt particulier n'en défend aucune partie, et le corps de la nation ne découvre pas du premier abord quel tort peut lui causer un petit nombre d'étrangers qui viennent s'établir au milieu de champs déserts, et qui parviennent à tirer de la terre une subsistance que les Indiens eux-mêmes ne cherchent pas à obtenir. C'est ce qui faisait dire à M. Bell, dans un rapport au congrès le 4 février 1830 (documents législatifs, no 227): «Avant l'arrivée des Européens, il ne paraît pas que les sauvages eussent conçu l'idée que la terre pouvait être l'objet d'un marché.» Et, si l'on parcourt l'histoire de nos premiers établissements, on découvre que les naturels n'ont, pour ainsi dire, jamais considéré les Européens comme des spoliateurs, quand ils s'étaient assurés que ces derniers ne venaient point avec des intentions hostiles.

Cet état social produisait chez toutes les nations sauvages qui l'avaient adopté des conséquences analogues. Les Indiens, ne connaissant point la richesse immobilière, ne tirant de la terre qu'une faible partie de leur subsistance, pouvaient abandonner le travail pénible de la culture aux femmes et aux enfants, et réserver aux hommes les travaux mêlés de plaisirs, qui sont le propre de la chasse.

»Les hommes, dit John Smith en parlant des Indiens de la Nouvelle — Angleterre, sont principalement occupés de la chasse.» (page 240)

Le même auteur dit, en parlant des Indiens de la Virginie: «Les hommes consacrent leur temps à la pêche, la chasse, la guerre et autres exercices virils, regardant comme une honte d'être vus s'occupant des soins propres aux femmes; d'où il arrive que les femmes sont souvent surchargées de travaux, et les hommes oisifs. Les femmes et les enfants sont exclusivement chargés de faire les nattes, les paniers, préparent les aliments, plantent le maïs, le récoltent.»

«Les femmes des Iroquois, dit William Smith, page 78, cultivent les champs, les hommes vont à la chasse.» — «Les Indiens ne travaillent jamais,» dit Lawson, à propos des indigènes de la Caroline (page 174). De là une liaison intime que le temps n'a pu détruire, entre les idées de travail sédentaire, et particulièrement de la culture de la terre, et les idées de faiblesse, de dépendance, d'obéissance, d'infériorité. Aussi les premiers Européens qui abordèrent sur les côtes de l'Amérique du Nord trouvèrent-ils établie chez tous les sauvages cette opinion, que le travail de la terre doit être abandonné aux femmes, aux enfants, aux esclaves, et que la chasse et la guerre sont les seuls soins dignes d'un homme; opinion qui, se retrouvant en même temps chez un si grand nombre de nations diverses, ne pouvait prendre naissance que dans un état social commun à toutes. N'étant pas attaché à un lieu plus qu'à un autre par la possession et la culture de la terre, errant une partie de l'année à la suite des bêtes sauvages, dont il cherchait à faire sa proie, l'Indien de l'Amérique du Nord ne pouvait point recueillir tranquillement le résultat des expériences individuelles, lier entre elles les conséquences de faits analogues et en faire un corps de principes et d'idées générales, en un mot créer ce qu'on appelle les sciences. Son genre de vie ne permettait point à un même homme de donner à aucune entreprise un grand degré de réflexion et de suite: il s'opposait à plus forte raison à ce que plusieurs générations s'occupassent des mêmes objets, et se transmissent les unes aux autres le résultat de leurs recherches. L'humanité était déjà vieille, l'homme était toujours jeune, et la civilisation n'avait pas plus de domicile fixe que le chasseur. Toutes les nations indiennes devaient donc présenter le spectacle de peuples encore peu avancés dans la voie du progrès intellectuel; non parce qu'elles habitaient l'Amérique au lieu de l'Europe, ou parce qu'elles étaient rouges et non blanches; mais par la raison que toutes avaient adopté un état social qui ne permet à la civilisation que de certains développements. Aucune des nations du continent de l'Amérique du Nord n'avait inventé l'écriture, quoique plusieurs eussent des hiéroglyphes qui, jusqu'à un certain point, pouvaient en tenir lieu.

«Ces Indiens, dit Beverley [151] (ceux de la Virginie), n'ont aucune sorte de lettres; mais quand ils ont quelque chose à se communiquer, ils y emploient une espèce d'hiéroglyphes, ou de figures représentant des oiseaux, des bêtes, ou autres choses propres à faire comprendre leurs différentes pensées.» Lahontan dit la même chose des Iroquois: il donne même le modèle du récit d'une expédition, exprimée de cette sorte. Voyez tome II, page 191.

Aucune de ces nations n'avait découvert les métaux, ni le secret de les travailler. «Avant l'arrivée des Anglais, dit Beverley en parlant des sauvages de la Virginie, les Indiens ne connaissaient ni le fer ni l'acier.»

La même remarque est applicable à tous les indigènes du continent. Les sciences les plus nécessaires, l'art d'élever des maisons, de faire des canots, de fabriquer des vêtements, n'avaient point dépassé parmi eux les limites que peuvent atteindre l'industrie et les efforts d'un homme isolé ou d'une génération.

«Les Indiens, dit en 1606 le capitaine John Smith, p. 30, ont pour vêtement des peaux de bêtes qu'ils portent avec le poil durant l'hiver, et dépouillées de poil pendant l'été: les principaux d'entre eux s'enveloppent de longs manteaux de peaux qui, pour la forme, ressemblent aux manteaux irlandais. Ces manteaux sont souvent brodés avec des grains de cuivre; plusieurs sont peints. Les maisons de ces sauvages sont bâties en manière de berceaux: elles sont composées de jeunes arbres pliés et attachés ensemble: on les recouvre si soigneusement avec des nattes et de l'écorce d'arbre, que ni le vent ni la pluie ne sauraient y entrer; mais il y règne une grande fumée. Leurs bâtiments publics étaient faits avec plus de grandeur et plus d'art. Le même Smith parle, page 37, d'une maison destinée à contenir le trésor du roi. La longueur de ce palais est de cinquante à soixante aunes (yards). De grossières statues occupent ses quatre coins. «Les maisons des Iroquois, dit William Smith, page 78, consistent en quelques pieux fichés en terre, et couverts d'écorce d'arbres, au haut desquels on laisse une ouverture pour donner passage à la fumée. Partout où il se trouve un nombre considérable de ces huttes, ils bâtissent un fort carré, sans bastions, et simplement entouré de palissades.»

Les sentiments n'ont pas besoin pour se développer du même travail successif que les idées. L'état social des chasseurs exerce cependant une influence sinon pareille, du moins aussi inévitables sur l'âme des hommes qui l'ont admis que sur leur esprit.

Il est certaines affections qui, pour recevoir tout leur développement, demandent de l'oisiveté, du temps, de la tranquillité, l'usage du superflu, l'habitude d'une vie intellectuelle. Celles-là étaient à peu près inconnues à des peuples chasseurs comme les Américains du Nord.

L'amour, cette passion exclusive, rêveuse, enthousiaste, sensuelle et immatérielle tout à la fois, cette passion qui joue un si grand rôle dans la vie des hommes policés, ne venait presque jamais troubler l'existence du sauvage. «Les Indiens dit Lahontan, t. II, p. 131, n'ont jamais connu ce que nous appelons l'amour; ils aiment si tranquillement qu'on pourrait appeler leur amour une simple bienveillance. Ils ne sont point susceptibles de jalousie.» — «Les sauvages, dit-il encore, n'aiment que la guerre et la chasse, ils ne se marient qu'à trente ans, parce qu'ils croient que le commerce des femmes les énerve de telle sorte, qu'ils n'ont plus la même force pour faire de longues courses et courir après leurs ennemis.»

Il existe d'autres sentiments, au contraire, qui sont si naturels au coeur humain, qu'on les retrouve toujours quelle que soit la position que l'homme occupe. Ces derniers se montrent d'autant plus énergiques qu'ils sont en plus petit nombre; d'autant plus violents que l'esprit, moins rempli et plus inculte, ne paralyse pas par le doute les mouvements du coeur et l'action in de la volonté. Ces sentiments avaient acquis chez les Américains du Nord un degré d'intensité inconnu aux nations civilisées de l'ancien monde. La colère, la vengeance, l'orgueil, le patriotisme, se montrent là sous des formes terribles qu'ils n'avaient point revêtues ailleurs.

L'état social faisait également naître chez les tribus indiennes un certain nombre de vices et de vertus qu'on retrouvait à un degré plus ou moins grand chez tous les peuples qui habitaient alors le littoral du continent.

Les Indiens de l'Amérique du Nord possédaient peu de biens, et, ce qui est remarquable, ne connaissaient aucun de ces biens précieux au moyen desquels on acquiert tous les autres. Il était donc rare de rencontrer chez eux ces passions viles que fait naître la cupidité! Le vol y était presque inconnu! «Le vol, dit Lawson, p. 178, est chose extrêmement rare parmi les Indiens.» «Les sauvages, dit Lahontan, t. II, p. 133, n'ayant ni tien ni mien, ni supériorité ni subordination, les voleurs, les ennemis particuliers ne sont pas à craindre parmi eux, ce qui fait que leurs cabanes sont toujours ouvertes la nuit et le jour.»

C'était bien moins l'ambition qui allumait la guerre au sein des tribus indiennes que la colère et la vengeance. «Il est rare, dit John Smith, que les Indiens fassent la guerre pour obtenir des terres ou acquérir des biens.»

Les sauvages étaient prompts à se secourir mutuellement dans le besoin, parce qu'ils étaient tous égaux entre eux, exposés aux mêmes misères.

«Ces Indiens, dit Lawson, p. 235, sont meilleurs pour nous que nous pour eux: ils nous fournissent des vivres quand nous nous trouvons dans leurs pays, tandis que nous les laissons mourir de faim à notre porte.»

«Les Indiens, dit le même auteur, p. 178, sont très charitables les uns envers les autres. Lorsque l'un d'eux a éprouvé quelque grande perte, on fait un festin, après lequel un des convives, prenant la parole, fait connaître à l'assemblée que, la maison d'un tel ayant pris feu, toutes ses propriétés ont été détruites. Quand ce discours est terminé, chacun des assistants se hâte d'offrir à celui qui a souffert un certain nombre de présents. La même assistance est accordée à celui qui a besoin de bâtir une cabane ou de fabriquer un canot.»

Parmi eux l'hospitalité était en grand honneur, et ils ne manquaient point de l'exercer. «Les sauvages reçoivent volontiers les étrangers,» dit William Smith, p. 80, en parlant des Iroquois. «Lorsqu'un étranger s'approche d'un village, dit Beverley, p. 256, le chef va au devant de lui et le prie de s'asseoir sur des nattes qu'on a soin d'apporter. On fume, on discourt quelque temps; on entre ensuite dans le village: là on lave les pieds à l'étranger et on lui donne un repas; si l'étranger est un homme de grande distinction, on choisit deux jeunes filles pour partager sa couche. Ces dernières croiraient manquer à l'hospitalité si elles opposaient la moindre résistance aux désirs de leur hôte, et elles ne se croient nullement déshonorées en y cédant.»

Aucune des peuplades de l'Amérique du Nord ne menant une existence sédentaire, toutes ignoraient l'art de donner par l'écriture une forme certaine et durable à la pensée. On ne connaissait point parmi elles ce que nous appelons la loi. Non-seulement elles n'avaient point de législation écrite, mais les rapports des hommes entre eux n'y étaient soumis à aucune règle uniforme et stable, émanée de la volonté législative de la société.

Ces sauvages n'étaient pourtant point aussi barbares qu'on le pourrait croire. Lorsque la souveraineté nationale ne s'exprime pas par les lois, elle s'exerce indirectement par les moeurs. Quand les moeurs sont bien établies, on voit se former une sorte de civilisation au milieu de la barbarie, et la société se fonder parmi des hommes chez lesquels, au premier abord, on eût dit que le lien social n'existait pas.

J'ai déjà indiqué le respect des Indiens pour les étrangers, leur hospitalité, leurs coutumes bienfaisantes. J'ai fait remarquer le culte patriotique qu'ils rendaient aux dépouilles de leurs aïeux. Ce n'était point le seul usage qui liât entre elles les générations en dépit des habitudes errantes et de l'ignorance de ces peuples.

«Les indiens de la Virginie, dit John Smith, p. 35, ont coutume d'élever des espèces d'autels de pierre dans les lieux où quelque grand événement est survenu. Lorsque vous rencontrez quelqu'une de ces pierres, ils ne manquent point de vous raconter à quelle occasion elle a été placée en cet endroit, et ils ont soin de faire passer la connaissance de ces mêmes faits d'âge en âge.

«Lorsqu'un Indien des Carolines vient de mourir, dit Lawson, p. 180, après que l'enterrement a eu lieu, le médecin ou le prêtre commence à faire l'éloge du mort; ils disent combien il était brave, fort et adroit; ils racontent quel nombre d'ennemis il a tués ou ramenés captifs; ils assurent que c'était un grand chasseur, qu'il aimait avec ardeur son pays; ils passent ensuite à l'énumération de ses richesses; ils disent combien le mort avait de femmes et d'enfants, quelles étaient ses armes… Après avoir ainsi célébré les louanges de celui qui n'est plus, l'orateur s'adresse à l'assemblée: «C'est à vous, dit-il, de remplacer celui que nous avons perdu en imitant ses exemples; en agissant ainsi, vous êtes assurés d'aller le rejoindre dans la patrie des âmes où vous trouverez des daims toujours en abondance, des compagnes toujours belles et jeunes, où la faim, le froid, la fatigue, ne vous atteindront jamais». Ayant ainsi parlé, il raconte quelques histoires qui se conservent d'une manière traditionnelle dans la nation; il rappelle que, dans telle année, la guerre s'alluma et que ses compatriotes furent victorieux, il nomme les chefs qui se distinguèrent alors.

Si les pouvoirs politiques étaient souvent débiles parmi les Indiens, l'âge et les liens du sang exerçaient un salutaire contrôle sur les actions des hommes. Tous les anciens auteurs qui ont écrit sur l'Amérique du Nord nous parlent de l'influence qu'obtenait la vieillesse. Le père de famille jouissait alors d'une grande autorité.

Parlant de l'éducation des Indiens, Dupratz dit, t. II, p. 312: «Comme dès leur plus tendre enfance on les menace du vieillard s'ils sont mutins ou s'ils font quelque malice, ce qui est rare, ils le craignent et le respectent plus que tout autre. Ce vieillard est le plus vieux de la famille, assez souvent le bisaïeul ou trisaïeul, car ces naturels vivent longtemps, et, quoiqu'ils n'aient des cheveux gris que quand ils sont bisaïeuls, on en a vu qui étaient tout-à-fait gris se lasser de vivre ne pouvant plus se tenir sur leurs jambes sans avoir d'autre maladie ni infirmité que la vieillesse, en sorte qu'il fallait les porter hors de la cabane pour prendre l'air ou pour ce qui leur était d'autre nécessité, secours qui ne sont jamais refusés à ces vieillards. Le respect que l'on a pour eux est si grand dans leur famille qu'ils sont regardés comme juges: leurs conseils sont des arrêts. Un vieillard, chef d'une famille, est appelé père par tous les enfants de la même cabane, soit par ses neveux et arrière neveux. Les naturels disent souvent qu'un tel est leur père: c'est le chef de la famille; et, quand ils veulent parler de leur propre père, ils disent qu'un tel est leur vrai père.» Voir l'Histoire de la Louisiane, par Dupratz.

Les Indiens avaient encore plusieurs coutumes qui tempéraient les maux de la guerre, et resserraient le champ ouvert à la violence. On voit dans Beverley que les Indiens de la Virginie accompagnaient un traité d'un certain nombre de cérémonies propres à graver dans tous les esprits le souvenir de l'engagement mutuel qui était pris, et à le rendre plus sacré. Tous les écrivains que j'ai déjà cités parlent de ce symbole mystérieux de la concorde et de l'amitié, le calumet, qui, dans tous les déserts de l'Amérique du Nord, servait d'introduction à l'étranger et même de sauvegarde aux ennemis. Lahontan, faisant un voyage de découvertes chez les nations établies sur les confluents du Mississipi, avait attaché le calumet à la proue de son canot, et il voguait paisiblement parmi les peuples sauvages qui couvraient la rive de ces fleuves.

Chez tous les Indiens, le sort réservé aux femmes était à peu près le même. La femme était bien plus la servante que la compagne de l'homme. La société n'avait point donné au mariage le caractère durable et sacré dont la plupart des peuples policés et sédentaires l'ont revêtu. La polygamie était permise ou tolérée par les usages de presque tous les Indiens. Chez tous, la femme occupait la position d'un être inférieur. «Les femmes, dit John Smith, page 240, sont tenues en esclavage. Lorsque Powahatan, l'un des rois du Sud, est à table, ses femmes le servent: l'une lui apporte de l'eau pour laver ses mains, une autre les essuie avec un paquet de plumes, en guise de serviette (V. p. 38). Powahatan, ajoute le même auteur, a autant de femmes qu'il en désire.» «À la moindre querelle, dit Lawson, ces Indiens peuvent renvoyer leur femme, et en prendre une autre.» (V. p. 35).

Quant aux moeurs proprement dites, il est difficile de se faire une idée exacte de ce qu'elles étaient chez ces peuples, à l'époque dont nous parlons.

Lawson prétend, page 35, que de son temps (1700) il régnait une grande corruption parmi les femmes indiennes. Beverley, qui écrivait à la même époque, croit à la vertu de ces mêmes sauvages, et assure que parmi elles l'infidélité conjugale passait pour un crime irrémissible. (V. p. 235) William Smith a entendu dire que les Iroquoises étaient fort dissolues; et Lahontan, tout en reconnaissant que ces Indiennes se livrent facilement avant d'avoir pris un époux, assure qu'elles respectent avec le plus grand scrupule le lien du mariage, quand une fois elles l'ont formé (V. p. 80).

Au milieu de toutes les superstitions que pratiquaient ces sauvages, il est facile de reconnaître un certain nombre d'idées simples et vraies, qui se trouvaient chez les différentes peuplades du continent. Les Indiens reconnaissaient un Être suprême, immatériel, qu'ils appelaient le Grand-Esprit; ils le croyaient tout puissant, éternel, créateur de toutes choses, auteur de tout bien. À côté de ce Dieu, ils plaçaient un pouvoir malfaisant auquel une partie de la destinée des hommes était abandonnée, et ils lui adressaient des prières, qu'inspirait la peur et non l'amour.

«Il existe dans les cieux, disaient les Indiens de la Virginie à Beverley (p. 272), un Dieu bienfaisant, dont les bénignes influences se répandent sur la terre. Son excellence est inconcevable; il possède tout le bonheur possible: sa durée est éternelle, ses perfections sans bornes; il jouit d'une tranquillité et d'une indolence éternelles. Je leur demandai alors, ajoute Beverley, pourquoi ils adoraient le diable, au lieu de s'adresser à ce Dieu. Ils répondirent qu'à la vérité Dieu était le dispensateur de tous les biens, mais qu'il les répandait indifféremment sur tous les hommes; que Dieu ne s'embarrasse point d'eux, et ne se met point en peine de ce qu'ils ont, mais qu'il les abandonne à leur libre arbitre, et leur permet de se procurer le plus qu'ils peuvent des biens qui découlent de sa libéralité; qu'il était par conséquent inutile de le craindre et de l'adorer; au lieu que, s'ils n'apaisaient pas le méchant esprit, il leur enlèverait tous ces biens que Dieu leur avait donnés, et leur enverrait la guerre, la peste, la famine; car ce méchant esprit est toujours occupé des affaires des hommes.»

Les mêmes notions confuses se trouvent plus ou moins chez tous les peuples du continent. Tous ces sauvages reconnaissaient l'immortalité de l'âme; tous admettaient le dogme social des peines et des récompenses dans l'autre monde; mais, chez aucun de ces peuples, l'imagination n'était allée au-delà d'un paradis et d'un enfer tout matériels.

«Les Indiens, dit Lawson, page 180, croient que les hommes vertueux iront, après la mort, dans le pays des esprits; que là ils n'éprouveront ni faim, ni froid, ni fatigue; qu'ils auront toujours à leur disposition de jeunes et belles vierges, et que le gibier y sera inépuisable: les méchants, au contraire, ceux qui pendant leur vie se sont montrés paresseux, voleurs, lâches, mauvais chasseurs, les hommes qui ont mené une existence inutile à la nation, ceux-là ne trouveront, dans l'autre monde, que la faim, l'inquiétude, le froid; ils ne rencontreront que de vieilles femmes et des serpents, et ne se nourriront que de mets infects.»

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