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Marie; ou, l'Esclavage aux Etats-Unis: Tableau de moeurs américaines

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Je compris, dès l'origine de cette scène, tout ce qu'elle aurait de funeste, et mon coeur se serra. Georges demeurait immobile et muet; ses yeux lançaient des éclairs de fureur. Cependant les clameurs allaient toujours croissant: le trépignement devenait général. Alors un homme se lève dans la foule, et, du geste, imposant silence, il fait signe qu'il va parler. Chacun se tait aussitôt. «Pourquoi,» dit cet Américain, dont je n'ai jamais su le nom, et qu'à sa philanthropie j'eusse pris pour un quaker si les quakers ne s'interdisaient le théâtre; «pourquoi chasser de la salle celui qu'on désigne! rien n'indique qu'il soit de race noire: on dit que c'est un homme de couleur, mais on ne le prouve pas.» Ces paroles, prononcées froidement, furent accueillies avec un léger murmure d'approbation. Aucune voix ne s'éleva pour contredire; l'instigateur de la querelle n'était plus à la place où je l'avais remarqué. Le calme, qui, chez les Américains, a quelque chose d'une passion violente, avait soudain repris sur eux son empire; et un orage terrible était conjuré, lorsque Georges, dont la colère longtemps étouffée avait besoin d'éclater: «Oui,» s'écria il d'une voix formidable, en promenant sur l'assemblée un regard qui semblait la défier; «oui, je suis un homme de couleur.» Un tonnerre de clameurs accueillit cette déclaration. «Qu'il sorte, le misérable! l'infâme! cria-t-on de toutes pins. Le fils de Nelson restait impassible. L'irritation de la multitude était arrivée à son comble; déjà elle éclatait en grossières injures. Alors se levant de son siège et envoyant aux spectateurs un geste méprisant: «Lâches! s'écria Georges, qui vous liguez mille contre un seul, je vous défie tous et vous demande raison de vos outrages!»

Cette apostrophe violente et digne excita une huée de rires et de murmures. Cet homme trouble le spectacle, dit sans s'émouvoir un Américain qui était près de moi; il est de couleur, et s'obstine à rester parmi nous.»

Il disait ces paroles en montrant Georges à des agents de police survenus pour exécuter les ordres du public. «Quelle honte!» m'écriai-je; et, me tournant vers l'Américain, dont la tranquille inimitié m'irritait plus que la bruyante haine de la foule:

— «Je suis heureux, lui dis-je, dans la confusion générale de pouvoir distinguer un ennemi; celui que vous insultez m'est aussi cher qu'un frère, et je vous demande réparation de l'outrage fait à mon ami. — Votre ami! vous êtes donc aussi un homme de couleur?»

— Si je l'étais je n'en aurais point de honte; mais détrompez- vous, et si vous ne donnez point satisfaction aux gens d'origine africaine, vous ne la refuserez pas sans doute à un Français.»

L'Américain me répondit avec un grand sang-froid: — «Je suis venu ici pour le spectacle, et non pour avoir un duel… non, je ne me battrai point… faut-il, parce que ce mulâtre s'entête à rester ici, que je vous tue ou que je sois tué par vous?»

— «Quelle lâcheté, m'écriai-je dans un transport de colère et d'indignation….»

Et j'allais le frapper au visage, lorsque je vois Georges se débattant entre les mains des hommes de la police, qui l'arrachaient de sa place; l'aspect des violences auxquelles il se livrait fut peut-être ce qui me rendit calme; je sentis tout le danger d'une lutte déjà trop grave; je saisis Georges et l'entraînai hors du théâtre en lui disant ces mots toujours puissants sur lui: «Pensez à Marie.» Je m'empressai de satisfaire l'autorité; nous nous transportâmes chez un alderman, auquel je donnai caution pour Georges et pour moi. La liberté lui fut aussitôt rendue.

Aux États-Unis comme en Angleterre, l'argent est un passeport universel, et il n'y a guère de lois pénales qu'on ne puisse éluder en payant. Ce phénomène se conçoit encore dans un pays aristocratique comme l'Angleterre; mais il se comprend à peine au sein d'une démocratie qui ne reconnaît point la supériorité des richesses [38].

Le lendemain, Georges avait passé de l'exaspération la plus violente à une fureur muette et sombre; son silence m'effrayait plus que les éclats de sa colère: je l'entendis murmurer sourdement ces paroles: «Quelle destinée! recevoir l'outrage, et ne le point venger!…»

— «Ami, lui dis-je en l'interrompant, n'exhale point cette plainte en ma présence; car je suis heureux; c'est moi qui vengerai ton injure; l'orgueilleux Américain sera bien forcé de m'accorder la réparation qu'il refuse à ton sang…»

Tandis que nous parlions ainsi sur la voie publique, notre attention fut excitée par un entretien assez vif auquel se livraient plusieurs personnes réunies. La querelle du théâtre était le sujet de leurs débats. — «C'est,» disait l'un des interlocuteurs, «une chose étrange que l'audace des gens de couleur.» — «Que pensez-vous,» disait un autre, «de ce Français qui propose un duel à un Bostonien? — On dit que le Yankee a reçu un soufflet. — Eh bien! celui qui l'a donné aura un procès!» (Voir note à la fin de l'ouvrage)

— «Quels hommes!» s'écria Georges avec mépris, et nous nous éloignâmes.

Telle est en effet l'opinion publique dans le Nord des États-Unis. Toutes les querelles aboutissent aux tribunaux; on suit dans toute sa rigueur le principe que nul ne doit se faire justice soi-même; et chacun la demande à la loi.

Il n'en est point ainsi dans tous les États du Sud et de l'Ouest; là le duel se retrouve, ou du moins quelque chose qui lui ressemble.

Ce n'est plus ce combat élégant, aux armes courtoises et chevaleresques, où l'on voit, moins avides de sang que d'honneur, deux champions intrépides qui craignent presque autant d'être vainqueurs que vaincus; et qui, rivaux plutôt qu'ennemis, plus esclaves d'un préjugé que d'une passion, aspirent moins à triompher l'un de l'autre par la force et l'adresse, qu'à se vaincre en générosité.

En Amérique, le duel a toujours une cause grave, et le plus souvent une issue funeste; on envoie ou l'on accepte un cartel, non pour être agréable au monde, mais afin de complaire à son ressentiment. Le duel n'est pas une mode, un préjugé, c'est un moyen de prendre la vie de son ennemi. Chez nous, le duel le plus sérieux s'arrête en général au premier sang; rarement il cesse en Amérique autrement que par la mort de l'un des combattants.

Il y a dans le caractère de l'Américain un mélange de violence et de froideur qui répand sur ses passions une teinte sombre et cruelle; il ne cède point, quand il se bat en duel, à l'entraînement d'un premier mouvement; il calcule sa haine, il délibère ses inimitiés, et réfléchit ses vengeances.

On trouve, dans l'Ouest, des États demi sauvages où le duel, par ses formes barbares, se rapproche de l'assassinat; et même dans les États du Sud, où les moeurs sont plus polies, on se bat bien moins pour l'honneur que pour se tuer.

Du reste, cette barbarie du duel en Amérique est la meilleure garantie de sa prochaine disparition, il ne peut résister à l'influence d'une civilisation en progrès; au contraire, on le voit se maintenir, en dépit des lumières, dans les pays où l'aménité même de ses formes le protége, où il tient par de profondes racines à l'élégance des moeurs et aux préjugés de l'honneur.

La scène du spectacle avait jeté Georges dans une situation morale impossible à décrire: le trouble de son âme était extrême, et de violentes passions y fermentaient sans doute; il paraissait maître de ses emportements; on voyait de la résignation dans sa colère: cette puissance de Georges sur lui-même m'effraya; il me parut que sa tête roulait quelque dessein important, et qu'il n'échappait à l'empire d'un sentiment que parce qu'il était sous le joug d'une idée; il passait ses nuits en méditations: et, je lui voyais pendant le jour des relations étranges avec des gens de couleur dont il ne m'avait jamais parlé; redoutant tout de ce caractère impétueux et de ce coeur blessé, je fis entendre au frère de Marie tous les conseils que peut inspirer l'amitié la plus tendre; vingt fois je crus que le secret sortirait de sa poitrine gonflée… mais, à l'instant où sa bouche allait tout révéler, un mouvement, en quelque sorte convulsif, portait sa main sur ses lèvres et refoulait dans son sein le mystère prêt à s'échapper.

Cependant, pour prévenir de plus fâcheuses conséquences, je m'empressai de faire quelques démarches auprès des autorités de New York. Je rendis visite au gouverneur de l'État, au chancelier, au maire et au recorder de la ville; je trouvai chez ces magistrats une simplicité qui me surprit et une bienveillance dont je fus touché: point de luxe dans leurs habitations, point d'affectation dans leurs manières, point de hauteur dans leurs personnes; rien qui annonçât des hommes de pouvoir. Aux États- Unis, comme il n'existe point de rangs, il n'y a point de parvenus, et, partant, point d'insolence; et puis les fonctionnaires publics changent si souvent et savent si bien que leur règne est éphémère, qu'ils ne cessent pas d'être citoyens pour s'épargner la peine de le redevenir.

Chacun d'eux parut fort étonné de l'intérêt que je portais à un homme de couleur; cependant nul ne m'en blâma; ils approuvaient même ma conduite, envisagée sous le point de vue philosophique.

J'avais été recommandé au gouverneur par un de ses amis; il m'écouta sans m'interrompre une seule fois (chose étrange de la part d'un fonctionnaire public). Quand j'eus cessé de parler, il réfléchit et me dit: «J'arrangerai cette affaire.» Je lui objectai que la justice en était saisie: «Qu'importe?» me répondit-il. Le lendemain même il m'annonça qu'aucune poursuite judiciaire ne serait dirigée ni contre Georges ni contre moi.

Dans une république, les fonctionnaires ont moins de pouvoir défini que dans les gouvernements monarchiques et plus d'autorité discrétionnaire. Le peuple craint toujours de déléguer trop de sa souveraineté; il concède peu à ses agents, mais il leur laisse faire beaucoup quand il les voit agir dans le sens de ses passions. Le public du théâtre avait exprimé la volonté qu'on expulsât Georges de la salle; mais le gouverneur pensait avec raison que nul ne tenait à ce qu'on le mît en jugement. Cela étant, la justice n'avait plus rien à faire. Le ministère public, n'est point aux États-Unis comme en France, ardent à s'établir le redresseur de tous les torts et le vengeur de toutes les injures privées. Chez nous, on suit la loi; en Amérique, l'opinion.

Je regardai comme un bonheur inespéré d'avoir échappé aux embarras que pouvait nous susciter la violence de Georges. Celui-ci donna peu d'attention à l'heureuse issue de mes démarches; il ne remarqua les bons procédés des magistrats que pour s'en affliger, car rien n'est aussi amer que le bienfait au coeur d'un ennemi. Quelques jours après, il me quitta pour retourner à Baltimore. Je ne parvins point à pénétrer le motif qui l'avait amené à New York. Hélas! j'eusse multiplié mes questions et mes conseils, si j'eusse deviné l'objet de ce voyage et prévu les malheurs qui devaient suivre.

Chapitre XI
Suite de l'épreuve — 3 —
Épisode d'Odéna

Le départ de Georges me fit retomber dans l'abattement et le dégoût de la vie: un ami qui nous quitte pendant les jours d'infortune, c'est un état qui fait défaut à notre faiblesse; c'est le rayon de lumière, seule joie du sombre cachot, qui se retire et laisse le captif dans l'horreur des ténèbres.

Le terme de mon épreuve approchait; encore deux mois et je reverrais la fille de Nelson. Mais combien l'état de mon âme était changé depuis mon départ de Baltimore!

L'amour de Marie était encore le grand intérêt de ma vie; cependant il ne remplissait plus seul mon âme. Je croyais encore à l'avenir heureux; mais non plus à cet avenir immense de bonheur que la soeur de Georges m'avait fait entrevoir. Il y a dans l'amour d'un jeune coeur une bonne foi d'espérance qui se rit des tempêtes et qu'un souffle d'infortune suffit pour dissiper. Au temps de mes illusions, j'admettais à peine que, dans la coupe délicieuse de l'existence, il se rencontrât un peu d'amertume; maintenant j'étais prêt à rendre grâce à Dieu, si, dans le calice amer de la vie, je trouvais quelques gouttes de félicité.

Mon coeur était plein de Marie, mais mon amour pour elle était inséparable de la crainte trop légitime des maux qui nous menaçaient. Mes inquiétudes renaissaient plus vives, mes douleurs plus cruelles et mes hésitations elles-mêmes osaient se représenter à mon esprit.

Il se passait en moi quelque chose d'étrange: l'approche de mon union avec celle que j'aimais m'épouvantait, et cependant les deux derniers mois d'épreuve me pesaient d'un poids accablant.

Je me sentis alors dévoré par une fièvre ardente de méditations et de rêveries; mille projets se succédaient dans ma pensée, aussitôt abandonnés que conçus. J'étais tout à la fois la proie d'une accablante oisiveté et d'une activité morale qui ne me donnait point de relâche; le vide de mes jours se remplissait de tourments, de soucis et d'agitations; ce n'était plus ce vague de l'âme qui se sent mille appétits, sans avoir de quoi se nourrir, et qui, faute d'aliments, se dévore elle-même; mes passions allaient à leur but; mon destin était fixé, destin de joie et de souffrances confondues ensemble. Mais je n'avais pas même la ressource du malheureux que sa propre douleur occupe, n'étant en possession de rien, sinon de mes ennuis, des longueurs du présent et des attentes de l'avenir.

Les yeux attachés sur cet avenir ténébreux, j'essayais d'en pénétrer les mystères; mais en vain. Le dernier effort de ma vue était d'apercevoir dans le lointain un mélange de biens et de maux. Je ne pouvais aimer Marie sans bonheur, ni vivre dans la société américaine avec une femme de couleur sans d'affreuses misères: mais quelle serait la somme des peines et celle des plaisirs? comment se ferait cette division de bonne chance et de mauvais sort? la part de l'infortune n'excéderait-elle point nos forces? le ciel nous enverrait-il, au moins par intervalles, un jour calme et serein pour sécher les pluies de l'orage, et nous reposer des secousses de l'ouragan?

Et regardant au plus loin de l'horizon, qu'avait agrandi ma rêverie, j'y cherchais quelques douces clartés; mais le plus souvent, je n'y voyais qu'un nuage triste et sombre. Tantôt, dans ma faiblesse, je pliais sous le découragement; une autre fois, relevant la tête avec orgueil, je me demandais si ces menaces de l'avenir ne pouvaient pas être conjurées.

Au milieu de ces alternatives de force et d'infirmité, de courage et de désespoir, il me vint une grande pensée, qui se présenta lumineuse à mon esprit, et me saisit d'enthousiasme en ranimant dans mon sein la flamme à demi éteinte de mes premières espérances.

Je venais de voir la société américaine dominée par un préjugé qui blessait ma raison, mon intérêt et mon coeur. Ce préjugé devait-il durer éternellement? Je ne le pouvais croire. J'entendais dire sans cesse que chaque jour l'opinion publique s'éclairait sur ce point. Serait-il donc impossible de hâter ce progrès des esprits? Quelle gloire pour l'homme appelé par son destin ou par son génie à redresser une si funeste erreur! Si j'étais cet homme! si j'anéantissais chez les Américains une haine aveugle et cruelle! je n'aurais pas seulement le mérite et la joie d'une noble action, je recevrais encore le bonheur pour récompense! L'odieuse prévention qui flétrit la race noire étant corrigée, Marie ne serait plus réprouvée parmi les femmes! Eh bien! j'entreprendrai de grands travaux! je veux briller dans les lettres et dans les arts! mon ambition doit être sans limites, car le but est immense! un succès sera le gage d'un autre succès. Si je m'élevais jusqu'à la célébrité! Si, dans cette contrée novice, je faisais, poète inspiré, vibrer des âmes vierges d'enthousiasme! Alors je deviendrais un homme puissant dans ce pays, où l'opinion publique est souveraine! Alors je dirais à ce monde accoutumé de m'entendre: «Il est une femme que vous haïssez; moi, je l'aime; vous lui jetez vos mépris; moi, je l'entoure de mes adorations. Une femme de couleur, dites-vous. Non, détrompez-vous, ce n'est pas une femme: c'est un ange. Nulle créature humaine n'est l'égale de Marie. Marie est belle; et tant de modestie décore sa beauté! elle est brillante; et la nature mêle tant de grâces à ses talents pour les rendre aimables! elle est infortunée; et un si doux parfum de mélancolie s'exhale des pleurs qu'elle répand!»

S'il se trouvait des âmes insensibles à ma voix, je voudrais, ranimant le ciseau de Phidias, exposer à tous les yeux les traits charmants de mon amie, et je dirais: «Regardez cette tête chérie, son front n'est-il pas celui d'une vierge candide et pure? quelle tache déshonore sa beauté? où trouver la souillure que vous lui reprochez? Ce marbre éblouit vos regards; mais le visage de Marie le surpasse encore en blancheur!»

Et le monde, entraîné par mes chants, irait se prosterner au pied de mon idole!

Tel fut mon projet; c'était une pensée hardie, mais elle était généreuse et belle! quel admirable but à poursuivre! quelle gloire dans le succès! quel prix dans la récompense! Il me fallait, pour être heureux, devenir un artiste célèbre, oui un poète illustre! le génie était pour moi la condition du bonheur! Marie serait honorée parmi les femmes, si je devenais grand parmi les hommes! mon coeur bondissait à cet appât sublime, impatient qu'il était de porter à mon esprit les nobles inspirations que la tête seule ne donne pas.

Hélas! pourquoi vous entretiendrai-je plus longtemps d'un projet qui fut une nouvelle illusion de ma vie, et qu'il me fallut abandonner, avant même de l'avoir entrepris? mon erreur fut peut- être excusable; ne m'était-il pas permis de croire que je trouverais en Amérique le goût des belles-lettres et des beaux- arts?

Ces grandes forêts à la porte des cités; ces solitudes profondes, éternelles, où réside encore le génie des premiers âges; ces Indiens simples d'esprit, mais forts par le coeur; sujets à de grandes misères, mais heureux de leur liberté sauvage; ce beau ciel, ces fleuves gigantesques, ces torrents, ces cataractes, cette terre enfermée dans deux océans, ces grands lacs, qui sont encore des mers: toute cette poésie de la nature m'avait fait penser qu'il y avait aussi de la poésie dans le coeur des hommes!… Je fus bientôt désenchanté.

Ici Ludovic s'arrêta comme s'il eût épuisé son récit, mais ses dernières paroles avaient vivement excité la curiosité du voyageur qui lui dit ces mots:

— Je m'indignais avec vous du préjugé fatal dont vous fûtes la victime… car toutes mes sympathies sont, comme les vôtres, pour une race infortunée, et lorsque je vous ai vu prêt à tenter la réhabilitation des noirs en Amérique par l'influence de la raison et du génie, j'applaudissais du fond de mon coeur à cette noble entreprise… comment donc avez-vous pu déserter si vite un si beau projet?

— Vous ne pouvez, lui répondit Ludovic, comprendre l'obstacle qui m'a brusquement arrêté dans ma course; il me fallait, pour atteindre le but, m'appuyer sur la poésie, sur les beaux-arts, sur l'imagination et l'enthousiasme; comme si les beaux-arts, la poésie, les choses morales étaient puissantes sur un peuple positif, commercial, industriel!

— Mais, ce peuple, répliqua le voyageur, n'est pas seulement le berceau de Fulton; son génie littéraire ne peut-il pas s'enorgueillir d'avoir enfanté Franklin, Irving, Cooper?

— Non, dit vivement Ludovic… Vous ne comprenez rien à ce pays… il faudra que je dessille vos yeux.

Comme le solitaire prononçait ces paroles, son oreille et celle du voyageur furent frappées d'accents douloureux qui retentissaient au-dessus de leurs têtes; en portant leurs regards vers le sommet de la roche, au pied de laquelle ils étaient assis, ils y aperçurent plusieurs femmes indiennes qui, réunies en cercle, faisaient les préparatifs d'une cérémonie funéraire; l'attention du voyageur fut vivement excitée; il se leva. Le récit de Ludovic fut interrompu, et tous les deux se dirigèrent en silence vers le lieu de la scène.

Les pleurs, les gémissements de ces femmes, et le devoir pieux qu'elles remplissaient, avaient pour objet le souvenir d'une triste catastrophe récemment arrivée dans cette solitude, et dont les circonstances sont propres à faire naître la pitié.

Non loin de la chaumière habitée par Ludovic, vivait Mantéo, chasseur indien, de la tribu des Ottawas, il s'était marié, dans un âge encore tendre, à une jeune fille nommée Onéda. Celle-ci, remarquable par la beauté de ses traits, l'était plus encore par la bonté de son coeur; rien n'égalait sa tendresse pour son époux, qui lui-même la chérissait, et n'aimait qu'elle seule, malgré l'usage où sont les Indiens de prendre plusieurs femmes [39].

Quelques années s'écoulèrent durant lesquelles rien ne troubla le cours de cette union fortunée; jamais la vie sauvage n'avait rendu deux êtres plus heureux qu'Onéda et Mantéo.

Mantéo était renommé dans sa tribu comme chasseur habile et intrépide guerrier; il n'était pas une jeune Indienne qui ne vît d'un oeil jaloux le bonheur d'Onéda, et pas une mère qui n'ambitionnât pour sa fille un protecteur tel que Mantéo. Celles qui pouvaient prétendre à cette alliance lui représentèrent qu'un grand avenir lui était destiné; que la tribu des Ottawas était sur le point de l'élire pour chef; mais que son attachement exclusif pour Onéda mettait un obstacle à sa fortune; un guerrier aussi puissant que lui, disaient-elles, avait besoin de plusieurs femmes pour traiter dignement les hôtes nombreux attirés par sa renommée.

Ces discours ayant gonflé son orgueil et enflammé son ambition, il contracta un nouveau mariage avec la fille d'un chef indien; mais d'abord il n'avoua point cette union à Onéda, dont il redoutait les justes reproches; seulement, pour préparer celle-ci à son malheur, il lui annonça un jour son intention de prendre une seconde femme: il avait, disait-il, conçu ce projet dans l'intérêt seul d'Onéda, que le fardeau du ménage accablait, et dont la faiblesse avait besoin de secours. Onéda reçut cette déclaration avec toutes les marques de la plus vive douleur; elle employa, pour combattre le projet de Mantéo, des termes si touchants, et en même temps si énergiques, que celui-ci vit bien qu'il n'obtiendrait jamais d'elle aucune concession.

Alors, déchirant le voile qui cachait une partie de la vérité aux yeux d'Onéda, Mantéo lui déclara que toute résistance de sa part serait vaine; qu'il avait depuis longtemps fixé son choix, et que, le lendemain même, il amènerait dans sa demeure sa nouvelle épouse. En entendant ces paroles, Onéda fut frappée de stupeur… — Vous allez, dit-elle à Mantéo, me réduire au désespoir… Et ses larmes coulèrent avec abondance.

Méprisant ces menaces de la douleur, l'Indien annonça hautement son nouvel hymen, et fit préparer un grand festin, auquel il convia toute la tribu.

Le jour suivant, dès que les apprêts de la fête commencèrent, Onéda sortit de sa hutte, alla s'asseoir à quelque distance; pensive et désolée, elle semblait étrangère à ce qui se passait autour d'elle, son regard immobile et sombre annonçait qu'elle roulait dans sa tête quelque dessein funeste.

Tous les Indiens étant réunis, on voit arriver Mantéo, sa fiancée, et les familles des deux époux, qui s'avancent à travers mille cris d'allégresse. Une seule douleur parmi ces joies eût été importune; aussi nul ne pensait à Onéda, si ce n'est peut-être Mantéo, qui étouffait son souvenir comme un remords.

Cependant, au milieu de la fête et de ses bruyants éclats, on vit une jeune femme gravir lentement le sentier qui conduit à la cime du rocher. Bientôt on reconnut Onéda qui, parvenue au sommet, appela Mantéo d'une voix forte, en déplorant son inconstance et sa cruauté; le léger vent qui soufflait en ce moment apportait ses paroles jusqu'au lieu du festin… Alors on l'entendit chanter d'une voix lamentable le bonheur dont elle avait joui lorsqu'elle possédait toute l'affection de son époux… On vit bien que c'était son hymne de mort… Ces deux souvenirs, apportés par la brise à l'âme de Mantéo, le son de cette voix encore chère, le contraste de ces accents sinistres avec les chants joyeux de la fête, saisirent l'Indien d'une émotion profonde et d'un remords déchirant… Il s'élance vers le rocher, il appelle Onéda, lui jure qu'il n'aime, qu'il n'aimera jamais qu'elle… Tandis qu'il parle ainsi, ses pieds touchent à peine la terre, et gravissent la roche escarpée. Tous les convives s'approchent de la scène; la pitié, la terreur, sont dans toutes les âmes. Des Indiens, qui ont deviné l'intention fatale de la jeune femme, se hâtent d'arriver au pied du rocher, afin de la recevoir dans leurs bras. Chacun crie vers elle, et la conjure, dans les termes les plus tendres, de ne pas exécuter son projet. Déjà Mantéo a gagné le sommet de la roche:

— Onéda! Onéda! s'écrie-t-il.

— Mantéo est un traître, répond la jeune Indienne.

— Grâce, ma bien-aimée! mon coeur est à toi seule… oh! attends… encore un instant…

Et comme Mantéo, tout haletant, allait saisir son épouse et l'enchaîner dans ses bras, Onéda, qui venait de prononcer les dernières paroles de son hymne funèbre, se précipita de la pointe du rocher dans le lac, où elle périt aux yeux de tous.

Ce triste événement avait répandu le deuil parmi les Ottawas, il fut surtout un sujet de vive douleur pour les femmes, qui creusèrent une tombe sur le rocher même, théâtre de la catastrophe.

Chaque jour, depuis les funérailles, les Indiennes se réunissaient en ce lieu pour y pleurer la pauvre Onéda. C'était la troisième fois qu'elles venaient payer ce tribut de larmes au souvenir d'une touchante infortune, lorsqu'elles furent entendues de Ludovic et du voyageur. Ceux-ci, qui s'étaient approchés d'elles, les virent allumer un feu sur le tombeau, et préparer le festin des morts. Chacune d'elles jetait aux flammes quelques graines odorantes, espérant attirer l'âme de l'épouse malheureuse par le parfum qui s'exhalait dans l'air; elles chantaient tour à tour les stances d'un hymne funéraire, et répétaient en choeur:

«Plaignez Onéda: elle aimait Mantéo, l'insensée!
Mantéo ne l'aimait pas.

«Onéda servait Mantéo fidèlement; elle était prompte à dresser sa hutte; triste au départ de son époux; pleine de joie au retour; attentive aux récits du chasseur; heureuse, la nuit, de son amour.

«Plaignez Onéda: elle aimait Mantéo, l'insensée!
Mantéo ne l'aimait pas.

«Quand l'homme dit à la femme: Tu es mon esclave, ton destin est de me servir, tu vivras avec mes autres femmes comme elles tu me seras fidèle, malgré mes inconstances, et, sans avoir ma tendresse, tu me donneras ton amour: la femme, à ce discours, sent sa misère, cache ses larmes, et se résigne. Mais quand l'homme lui promet de l'aimer seule, alors elle fait un rêve de bonheur, et est plus malheureuse: car l'homme sera perfide.

«Plaignez Onéda: elle aimait Mantéo, l'insensée!
Mantéo ne l'aimait pas.

«Si l'homme connaissait ce qui se passe dans le coeur d'une femme, s'il savait que cette créature tendre et faible a besoin de force et d'amour, et que l'inconstance de l'être qu'elle chérit lui inflige d'affreux tourments!… Mais l'homme ne songe point à cela; d'autres soins l'occupent; il faut qu'il devienne un chasseur fameux ou un grand guerrier. Tandis qu'il parcourt les savanes, la pauvre Indienne demeure dans son chagrin et dans son isolement.

«Plaignez Onéda: elle aimait Mantéo, l'insensée!
Mantéo ne l'aimait pas.

«Lorsque je quittai la tribu des Miamis pour entrer dans la hutte de mon époux, c'était au milieu de la lune des fleurs; la forêt était pleine de voix touchantes et de tendres murmures; je sentais en moi-même une ardeur secrète; une étincelle eût suffi pour embraser tout mon être… mais j'ai trouvé une âme froide, et le feu d'amour s'est éteint dans mon coeur.

«Plaignez Onéda: elle aimait Mantéo, l'insensée!
Mantéo ne l'aimait pas.

«Pourquoi pleurer Onéda? Elle n'est plus sur la terre; mais elle vit au ciel; là, elle est aimée d'un guerrier brave, hospitalier, généreux, qui la chérit sans partage; elle habite une contrée fertile, délicieuse, où le nombre des chevreuils égale celui des herbes de la prairie qui borde la Saginaw. Les lacs n'y sont jamais glacés par les hivers, ni l'eau des fontaines tarie par les étés brûlants.

«Oui, répond une autre voix; mais on dit que la félicité est de retrouver au ciel les êtres qu'on aima sur la terre; et l'âme du perfide Mantéo n'habitera point la même contrée que l'âme pure d'Onéda.

«Plaignez Onéda: elle aimait Mantéo, l'insensée!
Mantéo ne l'aimait pas.»

Et les jeunes femmes indiennes, après avoir renouvelé le festin des morts, se retirèrent en silence.

Ludovic avait déjà vu une de ces scènes de deuil, dont la forme seule variait; mais tout était nouveau pour le voyageur, qui fut surpris de trouver parmi les sauvages de tels accents pour de pareilles douleurs.

Cet incident avait suspendu le récit de Ludovic, qui ramena le voyageur à la chaumière.

Le lendemain, celui-ci rappela à son hôte sa promesse; et, comme ils se promenaient sous les voûtes de la forêt, encore tout pleins des impressions de la veille, le voyageur dit: — Tout, en Amérique, offense vos regards et blesse votre coeur! d'où vient que cette terre vierge m'enchante et me remplit de douces émotions! Les Indiennes m'ont, dans leurs fêtes naïves et dans leur pieuse douleur, offert l'image de la primitive innocence; ainsi, après avoir vu, chez les Américains, tout ce que l'art peut inventer de merveilleux, je trouve sur le même sol les plus touchants spectacles de la nature. Ah! je le vois, vous fûtes malheureux, car vous êtes injuste.

Ludovic écouta d'abord ces paroles sans y répondre; il conduisit le voyageur au pied de la chute, où tous deux s'étaient assis la veille; il réfléchit quelques instants, la tête penchée sur ses genoux, puis il dit:

— Vous me croyez injuste envers l'Amérique, et c'est vous, mon ami, qui l'êtes envers moi… Ah! vous ne savez pas combien furent sincères mes admirations pour ce pays, et je ne pourrais vous raconter tout ce que le désenchantement me coûta de larmes et de regrets. Pendant les premiers mois qui suivirent mon départ de Baltimore, préoccupé comme je l'étais d'une seule pensée, je n'avais vu, je l'avoue, dans la société américaine, que les rapports mutuels des blancs et des personnes de couleur; et l'injustice révoltante des Américains envers une race malheureuse m'avait, j'en conviens, inspiré contre eux une prévention générale.

Mais lorsque mon imagination eut conçu des projets de gloire; lorsque, voulant rendre à Marie son rang et sa dignité, j'avais compris qu'il fallait d'abord me mêler aux hommes et aux choses de ce pays, je cessai d'envisager la société américaine sous un seul point de vue, et bientôt l'illusion d'une espérance nouvelle faisant changer la face du prisme à mes yeux, j'aperçus partout chez les Américains des vertus au lieu de vices, et à la place des ombres d'éclatantes lumières.

Quoique cette impression ait été passagère, elle ne s'est pas entièrement effacée… et si le caractère américain n'éblouit plus mes regards, il s'offre encore à mes yeux environné de quelques douces clartés.

Combien j'admirais en Amérique la sociabilité de ses habitants! [40] L'absence de classes et de rangs fait qu'il n'existe dans ce pays ni fierté aristocratique, ni insolence populaire…

Là, tous les hommes, égaux entre eux, sont toujours prêts à se rendre mutuellement service, sans que le bienfaiteur s'enquière à l'avance du rang et de la fortune de son obligé.

Rien n'est plus favorable à la sociabilité que les conditions médiocres. Ni le pauvre, ni le riche, ne sont sociables: le premier, parce qu'il a besoin de tout le monde, sans pouvoir rendre aucun service; le second, parce qu'il n'a besoin de personne: comme il paye tous les services, il n'en rend point.

Dans tous les pays où les rangs sont marqués, l'aristocratie et la dernière classe du peuple luttent perpétuellement ensemble: l'une, armée de son luxe et de ses mépris; l'autre, de sa misère et de ses haines; toutes les deux, de leur orgueil. L'inférieur, qui tente vainement de s'élever, jette l'insulte au but qu'il ne peut atteindre; il a toute l'injustice de l'opprimé, toute la violence du faible. L'homme des hautes classes tombe dans le même excès poussé par une autre cause. Quand il traite ses inférieurs comme des égaux, ceux-ci croient qu'il a peur d'eux: il est forcé d'être fier, sous peine de passer pour poltron. Ces luttes sont encore, plus amères dans les contrées à privilèges, que la démocratie envahit. Le triomphe du peuple y présente tous les caractères d'une vengeance, et le puissant qui succombe ne tomberait pas dignement, s'il ne gardait toute sa morgue aristocratique.

On ne rencontre aux États-Unis ni la hauteur d'une classe, ni la colère de l'autre.

Ce n'est pas que les Américains aient des moeurs polies: le plus grand nombre ne montrent dans leurs manières ni élégance, ni distinction; mais leur grossièreté n'est jamais intentionnelle; elle ne tient pas à l'orgueil, mais au vice de l'éducation. (Voir note à la fin de l'ouvrage) Aussi nul n'est moins susceptible qu'un Américain; il ne pense jamais qu'on veuille l'offenser.

Quand le Français est grossier, c'est qu'il le veut: l'Américain serait toujours poli, s'il savait l'être.

Je trouvais, je vous l'avoue, un charme extrême dans ces rapports d'égalité parfaite. Il est si triste, en Europe, de courir incessamment le danger de se classer trop haut ou trop bas; de se heurter au dédain des uns ou à l'envie des autres! Ici, chacun est sûr de prendre la place qui lui est propre; l'échelle sociale n'a qu'un degré, l'égalité universelle. (Voir note à la fin de l'ouvrage)

Il y a cependant, aux États-Unis, des riches et des pauvres, mais en petit nombre; et par la nature des institutions politiques, les premiers ont tellement besoin des seconds, que, s'il existe une prééminence, on ne sait de quel côté elle se trouve. Le riche fait travailler le pauvre dans ses manufactures; mais le pauvre donne son suffrage au riche dans les élections…

Il est certain que les masses, placées entre ces deux extrêmes (le riche et le pauvre), se modèlent plutôt sur le second que sur le premier.

Je me rappelle d'avoir vu M. Henri Clay, redoutable antagoniste du général Jackson pour la présidence des États-Unis, parcourir le pays avec un vieux chapeau et un habit troué. Il faisait sa cour au peuple.

Chaque régime a ses travers, et tout souverain ses caprices. Pour plaire à Louis XIV, il fallait être poli jusqu'à l'étiquette; pour plaire au peuple américain, il faut être simple jusqu'à la grossièreté.

En Angleterre, où la naissance et la richesse sont tout, les classes supérieures, avec leurs manières élégantes, supportent a peine les formes communes du bourgeois et du prolétaire; ceux-ci ont besoin de se faire pardonner leur condition. En Amérique, c'est le riche qui doit demander grâce pour son luxe et sa politesse. En Angleterre, la souveraineté vient d'en haut; aux États-Unis, d'en bas.

La cause qui rend les Américains éminemment sociables est peut- être la même qui les empêche d'être polis: point de privilégiés qui excitent l'envie; mais aussi point de classe supérieure dont l'élégance serve de modèle aux autres.

Pour moi, j'aime mieux, je vous l'avoue, la rudesse involontaire du plébéien que la politesse insolente du courtisan des rois.

J'admirais encore chez les Américains une qualité précieuse pour un peuple libre, c'est le bon sens. Je crois que, dans nul pays du monde, il n'existe autant de raison universellement répandue que dans les États-Unis.

Il est certaines contrées d'Europe où la même question morale ou politique reçoit mille solutions différentes et contradictoires. On est certain, au contraire, de trouver les Américains d'accord sur presque tous les principes qui intéressent la vie publique et privée. Vous n'en rencontrerez pas un seul qui nie l'utilité des croyances religieuses et l'obligation de respecter les lois.

Chacun d'eux sait tout ce qui se passe dans son pays, l'apprécie avec sagesse, n'en parle qu'avec réserve et après réflexion.

Les Américains ont l'habitude et le goût des voyages; presque tous ont, au moins une fois dans leur vie, franchi l'espace qui s'étend entre les frontières du Canada et le golfe du Mexique. Ainsi l'expérience vient encore ajouter à la rectitude naturelle de leur bon sens. On ne trouve chez eux ni admirations exclusives pour les choses anciennes, ni étonnements niais pour les objets nouveaux, ni préjugés invétérés, ni superstitions ridicules [41].

L'excellence de leur bon sens vient peut-être du petit nombre de leurs passions; ce qui me le ferait croire, c'est que, livrés à l'orgueil national, le plus exalté de tous leurs sentiments, ils perdent entièrement la raison.

Leur peu de goût pour la poésie, pour les beaux-arts et pour les sciences spéculatives, les favorise encore sous ce rapport. L'homme s'égare moins dans sa route, quand il ne suit ni les rapides élans de l'imagination, ni les éclairs éblouissants du génie.

Le philosophe rêveur, le savant dont les yeux sont incessamment tournés vers le ciel, celui qu'émeut une touchante harmonie de la nature, ne comprennent guère les choses pratiques de la vie.

Cette puissance de raison, cette supériorité du bon sens sur les passions, servent à expliquer l'admirable sang-froid des Américains [42]. Inaccessibles aux grandes joies, l'habitant des États-Unis n'est ébranlé par aucune infortune. Le coup le plus inattendu, le péril le plus imminent, le trouvent impassible. Étrange contraste! il poursuit la fortune avec une ardeur extrême, et supporte avec calme toutes les adversités. Rien ne l'arrête dans ses entreprises; rien ne décourage ses efforts; il ne dira jamais en face d'un obstacle, quelque grand qu'on le suppose: Je ne puis. Il essaie, hardi, patient, infatigable. Ce peuple est jusqu'au bout fidèle à son origine; car il est né de l'exil, et les hommes qui firent deux mille lieues sur mer à la poursuite d'une patrie avaient sans doute un fond d'énergie dans l'âme…

Ah! nul plus que moi, je vous le jure, n'admire sous ce point de vue le peuple des États-Unis; c'est cette raison, c'est ce bon sens pratique et cette audace d'entreprises qui ont enfanté l'industrie américaine, dont les prodiges nous étonnent. Voyez- vous, émules des fleuves, ces canaux dont le destin est de réunir un jour la mer Pacifique à l'Océan; ces chemins de fer, qui se glissent dans le flanc des montagnes, et sur lesquels la vapeur s'élance plus puissante et plus rapide que sur la surface unie des eaux; ces manufactures qui surgissent de toutes parts; ces comptoirs qu'enrichit le commerce de toutes les nations; ces ports où se croisent mille vaisseaux; partout la richesse et l'abondance: au lieu de forêts incultes, des champs fertiles; à la place des déserts, de magnifiques cités et de riants villages, sortis du sol par je ne sais quelle magie, comme si la vieille terre d'Amérique, si longtemps barbare et sauvage, était grosse enfin d'un avenir civilisé, et que son sein fécond dût engendrer des moissons sans culture et des villes sans main-d'oeuvre, comme il avait enfanté des forêts!

Témoin de cette prospérité, qui n'a point de rivales chez les autres peuples, je l'admirais et je l'admire encore; mais tout en elle est matériel, et c'était un monde moral qu'il me fallait!

Ah! pourquoi les Américains n'ont-ils pas autant de coeur que de tête? pourquoi tant d'intelligence sans génie, tant de richesse sans éclat, tant de force sans grandeur, tant de merveilles sans poésie?

Peut-être le caractère industriel, qui distingue cette société, tient-il à l'ordre même de la destinée des nations…»

Ici Ludovic s'arrêta; mais à l'instant où sa bouche devenait muette, son regard parut plus expressif. Il était aisé de voir que sa pensée silencieuse s'engageait dans une méditation profonde. Enfin, d'une voix qui annonçait quelque chose de poétique et d'inspiré, il laissa tomber ces mots dans le silence de la solitude:

Chapitre XII
Suite de l'épreuve — 4 —
Littérature et beaux-arts

I

«Quand on porte ses regards vers le passé, trois grandes époques apparaissent dans la vie des peuples.[43]

«La première est l'antiquité: l'âge de Sapho et d'Aspasie, d'Horace et de Lucullus, d'Alcibiade et de César: époque brillante, règne des sens.

«La seconde est le christianisme: le temps d'Augustin et d'Athanase, de saint Louis et de Guesclin, de Pascal et de Bossuet: époque morale, règne de l'âme.

«La troisième commence au siècle de Voltaire et d'Helvétius, de Condillac et de Smith, de Bentham et de Fulton: époque utile, règne de l'intelligence.

«Au premier âge, les plaisirs; au second, les sentiments au troisième, les intérêts.

II

«La société païenne dut ses joies à l'éclat de ses amphithéâtres, aux chants divins de ses poètes, aux chefs-d'oeuvre de ses artistes, à ses fêtes triomphales, à ses débauches brillantes, à son luxe de dieux et d'esclaves.

«Le monde chrétien, grave et solennel comme les édifices religieux du Moyen-Âge, trouva ses voluptés dans la méditation, le recueillement, les sacrifices et les austérités de la vie.

«Aujourd'hui, la société n'a ni cirques ni cloîtres, ni gladiateurs ni anachorètes; elle a des manufactures. Indifférente au charme des sensations et de l'enthousiasme, elle n'aspire qu'au bien-être matériel.

III

«Les divinités païennes s'adressaient aux passions, non pour les combattre, mais pour les enhardir. Elles offraient à l'esprit de séduisantes images et aux sens des plaisirs sans remords.

«Le Christ est venu, qui a dit à l'homme: «Les grandeurs de la terre sont misérables; car le pauvre est l'égal du riche. Toutes les passions sont stériles: la charité seule féconde les âmes. Le bonheur n'est point dans les richesses, dans la gloire, dans les voluptés: on le mérite ici-bas par la vertu, et l'on n'en jouit que dans le ciel.»

«De nos jours, les théories qui gouvernent l'homme le laissent sur la terre: tout est mis en oeuvre pour offrir à son corps un séjour doux et commode.

IV

«Quel triomphe pour l'artiste grec ou romain, quand ses lascives peintures ou ses sculptures impudiques avaient exalté les imaginations! Que la gloire du pontife chrétien était grande, lorsqu'il avait déposé dans les âmes quelques germes de croyance et de vertu!

«De notre temps, honneur à qui invente des machines! là est le besoin des peuples!

«Caton et Brutus se donnaient la mort pour s'épargner la douleur de voir mourir la patrie; le Moyen-Âge nous montre des martyrs de la foi et de l'honneur: l'industriel des temps modernes se suicide après banqueroute.

V

«La méditation et la foi s'étaient, durant l'âge intermédiaire, créé un monde tout moral, mélange de religion et de philosophie, d'idées et de sentiments; il se passait dans les consciences une vie intérieure, secrète, qui ne se révélait point au dehors: c'était la vie de l'âme avec toutes ses passions immatérielles, ses joies sublimes, ses douleurs profondes. Alors la main travaillait peu et le corps était pauvre à voir; mais c'était l'âme qui était riche! aussi elle ne se reposait point. Cette spiritualité de la vie s'est retirée du coeur des hommes; à présent leur existence est tout extérieure. Leur corps s'agite incessamment à la poursuite des choses matérielles; le temps se dépense en travaux utiles, et, de peur que la pensée ne trouble la main dans ses oeuvres, l'âme s'est faite inerte et stérile…

VI

«L'utilité matérielle: tel est le but vers lequel tendent toutes les sociétés modernes… Mais cette tendance, en Europe, lutte avec des souvenirs, des habitudes et des moeurs. Le présent subit encore l'influence du passé.

«Nous ne sommes point religieux, mais nous avons des temples magnifiques; quoique le positif des choses nous gagne, nous enfermons encore dans de splendides palais nos bibliothèques, nos musées, nos académies. Les esprits les plus vulgaires, les âmes les plus indolentes, rendent, chez nous, hommage au génie et à la vertu. L'homme qui a forfait à l'honneur s'incline encore, dans nos cités, devant la statue de Bayard.

«L'Amérique ne connaît point ces entraves: elle s'avance dans la voie des intérêts matériels, sans préjugés qui la gênent, sans passions qui la troublent.

VII

«Ne cherchez, dans ce pays, ni poésie, ni littérature, ni beaux- arts. L'égalité universelle des conditions répand sur toute la société une teinte monotone. Nul n'est ignorant de toutes choses, et personne ne sait beaucoup; quoi de plus terne que la médiocrité! Il n'y a de poésie que dans les extrêmes: les grandes fortunes ou les grandes misères, les clartés célestes ou la nuit infernale, la vie des rois ou le convoi du pauvre.

VIII

«Dans la société américaine, point d'ombre et point d'éclat, ni sommités, ni profondeurs. C'est la preuve qu'elle est matérielle: partout où l'âme règne, on la voit s'élever ou descendre. Au- dessus des intelligences voilées s'élancent les brillants génies; au-dessus des âmes engourdies, les coeurs enthousiastes. Le niveau ne se fait que sur la matière.

IX

«Le monde moral est-il donc soumis aux mêmes lois que la nature physique? faut-il, pour que les beaux esprits apparaissent, que l'ignorance des masses leur serve d'ombre? Les grandes individualités sociales ne brillent-elles au-dessus du vulgaire qu'à la manière des hautes montagnes, dont la cime étincelante de neige et de lumière domine des précipices ténébreux?

XI

Il est de poétiques ignorances: au temps où le Dante s'immortalisait par un livre, apparut Guesclin qui rien savait des lettres [44]. Quand le connétable s'obligeait, il ne signait point, faute de le savoir; mais il engageait son honneur, qui était tenu pour bon.

«Cette grossière ignorance ne se rencontre point aux États-Unis, dont les habitants, au nombre de douze millions, savent tous lire, écrire et compter.

XI

«En Amérique, il manque aux caractères, pour être brillants, un théâtre et des spectateurs. Si les pays d'aristocratie sont féconds en personnages éclatants et poétiques, c'est que la classe supérieure fournit les acteurs et le théâtre: la pièce se joue devant le peuple, qui fait le parterre et ne voit la scène qu'à distance.

«L'aristocratie romaine jouait son rôle devant le monde; Louis XIV, devant l'Europe. Que si les rangs se mêlent, les individus, vus de près, se rapetissent; il y a encore des acteurs, mais plus de personnages; une arène, mais plus de théâtre [45].

XII

«Toutes les sociétés renferment dans leur sein des vanités puériles, des orgueils énormes, des ambitions, des intrigues, des rivalités… mais ces passions s'élèvent ou descendent, sont grandes ou misérables, selon la condition et le génie des peuples. Turenne était presque aussi fier de sa naissance que de sa gloire; Ninon était galante; le grand Bossuet était jaloux de Fénelon…

«Les Américains convoitent l'argent, sont orgueilleux d'argent, jaloux d'argent… Et si quelque marchande de New York se livre à des galanteries, qu'importe son nom au monde? quel reflet ses amours répondront-ils sur l'avenir?

XIII

«Il existe, à la vérité, en Amérique quelque chose qui ressemble à l'aristocratie féodale.

«La fabrique, c'est le manoir; le manufacturier, le seigneur suzerain; les ouvriers sont les serfs; mais de quel éclat brille cette féodalité industrielle? Le château crénelé, ses fossés profonds, la dame châtelaine et le féal chevalier n'étaient pas sans poésie.

«Quelle harmonie le poète moderne puisera-t-il dans les comptoirs, les alambics, les machines à vapeur et le papier-monnaie?

XV

«Aux États-Unis, les masses règnent partout et toujours, jalouses des supériorités qui se montrent et promptes à briser celles qui se sont élevées; car les intelligences moyennes repoussent les esprits supérieurs, comme les yeux faibles, amis de l'ombre, ont horreur du grand jour. Aussi n'y cherchez pas des monuments élevés à la mémoire des hommes illustres. Je sais que ce peuple eut des héros; mais nulle part je n'ai vu leurs statues. Washington seul a des bustes, des inscriptions, une colonne; c'est que Washington, en Amérique, n'est pas un homme, c'est un dieu.

«Le peuple américain semble avoir été condamné, dès sa naissance, à manquer de poésie… Il y a, dans l'ombre attachée au berceau des nations, quelque chose de fabuleux qui encourage les hardiesses de l'imagination. Ces temps d'obscurité sont toujours les temps héroïques: dans l'antiquité, c'est la guerre de Troie; au Moyen-Âge, les croisades. Dès que les peuples s'éclairent, il n'y a plus de demi-dieux… Les Américains des États-Unis sont peut-être la seule de toutes les nations qui n'a point eu d'enfance mystérieuse. Environnés, en naissant, des lumières de l'âge mûr, ils ont écrit eux-mêmes l'histoire de leurs premiers jours: et l'imprimerie, qui les avait précédés, s'est chargée d'enregistrer les moindres cris de l'enfant au maillot.

XVI

«La poésie commença en France par les chants des trouvères et les amours des chevaliers… Telle ne saurait être son origine aux États-Unis. Les hommes de ce pays, dont le respect pour les femmes est profond, méprisent les formes extérieures de la galanterie. Une femme seule au milieu de plusieurs hommes, égarée dans sa route ou abandonnée sur un vaisseau, n'a point d'insulte à redouter; mais elle ne sera l'objet d'aucun hommage. On sait en Amérique le mérite des femmes; on ne le chante point.

XVII

«À peine le peuple américain était-il né, que la vie publique et industrielle s'est emparée de toute son énergie morale. Ses institutions, fécondes en libertés, reconnaissent des droits à tous. Les Américains ont trop d'intérêts politiques pour se préoccuper d'intérêts littéraires. Lorsque, vers la fin du siècle dernier, vingt-cinq millions de Français étaient gouvernés selon le bon plaisir d'une femme galante, ils pouvaient, tranquilles sur les affaires du pays, s'amuser de choses frivoles et se dévouer corps et âme à la querelle de deux musiciens! [46]

«Peu confiants dans les hommes du pouvoir, les Américains se gouvernent eux-mêmes: la vie publique n'est point dans les salons et à l'Opéra; elle est à la tribune et dans les clubs.

XVIII

«Quand la vie politique cesse, vient la vie commerciale: aux États-Unis tout le monde fait de l'industrie, parce qu'elle est nécessaire à tous. Dans une société d'égalité parfaite, le travail est la condition commune; chacun travaille pour vivre, nul ne vit pour penser. Là point de classes privilégiées qui, avec le monopole de la richesse, aient aussi le monopole des loisirs.

XIX

«Tout le monde travaille!… Mais la vie du travailleur est essentiellement matérielle. Son âme sommeille pendant que son corps est à l'oeuvre; et, lorsque son corps se repose, son esprit ne devient pas actif. Le travail pour lui, c'est la peine; l'oisiveté, la récompense; il ne connaît point le loisir. C'est toute une science que d'apprendre à jouir des choses morales. La nature ne nous donne point cette faculté qui naît de l'éducation seule et des habitudes d'une vie libérale. Il ne faut pas croire qu'après avoir amassé de l'argent et de l'or, on puisse se dire tout à coup: «Maintenant je vais vivre d'une vie intellectuelle.» Non, l'homme n'est point ainsi fait. Le reptile tient à la terre et l'aigle aux cieux. Les hommes d'esprit pensent, les hommes à argent ne pensent pas.

XX

«Ce n'est pas qu'aux États-Unis on manque d'auteurs; mais les auteurs n'ont point de public.

«On trouverait encore des écrivains pour faire des livres, parce que c'est un travail que d'écrire: ce sont les lecteurs qui manquent, parce que lire est un loisir.

«Le public réagit sur l'auteur, et vous ne verrez point celui-ci s'obstiner à produire des oeuvres littéraires, quand le public n'en veut pas.

XXI

«Supposez un poète inspiré, que le hasard fait naître au sein de cette société d'hommes d'affaires: pensez-vous que son génie fournisse sa carrière? Non, le génie lui-même subit l'influence de l'atmosphère qui l'environne. Nul n'exprime bien l'enthousiasme devant des êtres qui ne le sentent point; on ne chante pas longtemps pour des sourds… La verve du poète et l'inspiration de l'écrivain, qu'échauffent les sympathies, se glacent dans l'indifférence et la froideur.

XXII

«Tout le monde étant industriel, la première parmi les professions est celle qui fait gagner le plus d'argent. Le métier d'auteur, étant le moins lucratif, est au-dessous de tous les autres. Dites à un Américain que l'illustration des lettres est plus belle à poursuivre que la fortune, il vous accordera ce sourire de pitié qu'on donne aux discours d'un insensé… Exaltez en sa présence la gloire d'Homère, celle du Tasse: il vous répondra qu'Homère et le Tasse moururent pauvres. Arrière le génie qui ne donne point la richesse!

XXIII

«En Amérique, on n'estime des sciences que leur application. On étudie les arts utiles, mais non les beaux-arts.

«L'Allemagne, la France, inventent des théories; aux États-Unis on les met en pratique; ici on ne rêve point, on agit. Tout le monde aspire au même but, le bien-être matériel; et comme c'est l'argent qui en est la source, c'est l'argent seul qu'on poursuit.

XXIV

«Lorsque dans ce pays on fait de la littérature, c'est encore de l'industrie. Il n'existe là ni école classique, ni romantique. On ne connaît que l'école commerciale, celle des écrivains qui rédigent des gazettes, des pamphlets, des annonces, et qui vendent des idées, comme un autre vend des étoffes. Leur cabinet est un comptoir, leur esprit une denrée; chaque article a son tarif; ils vous diront au juste ce que coûte un enthousiasme imprimé.

XXV

«Ces marchands intellectuels vivent entre eux dans de fort bons rapports. L'un soutient les principes politiques de M. Clay; l'autre, ceux du général Jackson; le premier est unitaire, le second presbytérien; celui-ci est démocrate, celui-là fédéraliste; un troisième se montre l'ardent défenseur de la morale religieuse; un autre protège la morale philosophique de miss Wright.

XXVI

«Tous sont amis entre eux, se querellant quelquefois pour les personnes, jamais pour les principes.

«Chacun ne doit-il pas librement exercer son industrie? la dernière loi du congrès vous semble sage: rien de mieux; moi, je la trouve insensée; vous soutenez que notre président est un profond politique, à merveille; je suis en train de démontrer qu'il ignore l'art de gouverner; vous poussez à la démocratie, moi je lutte contre elle. La société marche-t-elle à sa perfection? ou tend-elle à sa décadence?

XXVII

«Allons, que chacun de nous prenne à sa convenance parmi ces textes différents. Ce sont des branches variées d'industrie; on peut même s'attacher à plusieurs en même temps: écrire pour dans un journal, et contre dans un autre; la contradiction n'importe point. Ne faut-il pas des idées qui aillent à toutes les intelligences? C'est dans l'un et dans l'autre cas un besoin social auquel on répond.

XXVIII

«Il arrive parfois, dans les révolutions politiques, que, la vertu devenant crime et le crime vertu, on voit tour à tour condamnés au dernier supplice les hommes de principes les plus opposés. Est-ce que le bourreau et ses aides s'abstiennent de leur profession parce que les crimes sont douteux? non sans doute; ils continuent leur métier. Ainsi font les écrivains; ils ne travaillent pas sur des corps, mais sur des idées, tantôt sur l'une, tantôt sur l'autre. Leur demander de se vouer à un système, c'est vouloir qu'ils aient des opinions, des croyances, des convictions exclusives; c'est restreindre dans de certaines limites leur industrie qui, de sa nature, est sans borne comme la pensée dont elle émane.

XXIX

«L'industrie des idées étant la dernière de toutes, il s'ensuit que, pour écrire, il faut n'avoir rien de mieux à faire. Quiconque se sent du génie se fait marchand; les incapacités se réfugient dans le petit métier des lettres. On laisse volontiers aux femmes le soin de faire des vers et des livres, c'est une frivolité qu'on abandonne à leur sexe; on leur permet de perdre le temps en écrivant.

«Vous trouverez dans toutes les villes d'Amérique un assez grand nombre de femmes savantes. Quelques-unes ont acquis par leurs ouvrages une réputation méritée [47]; mais la plupart sont froides et pédantes. Rien n'est moins poétique que ces muses d'outre-mer; ne les cherchez point dans la profondeur des sauvages solitudes, parmi les torrents et les cataractes, ou sur le sommet des monts: non, vous les verrez marchant dans la boue des villes, des socques aux pieds et des lunettes au visage.

XXXI

«Quoiqu'il y ait peu d'auteurs en Amérique, dans aucun pays du monde on n'imprime autant. Chaque comté a son journal; les journaux sont, à vrai dire, toute la littérature du pays [48]. Il faut à des gens affairés, et dont la fortune est médiocre, une lecture qui se fasse vite et ne coûte pas cher. Il se fait d'ailleurs pour l'éducation primaire et pour la religion une énorme consommation de livres!… C'est plutôt de la librairie que de la littérature. L'instruction donnée aux enfants est purement utile; elle n'a point en vue le développement des hautes facultés de l'âme et de l'esprit: elle forme des hommes propres aux affaires de la vie sociale.

XXXII

«La littérature américaine ignore entièrement ce bon goût, ce tact fin et subtil, ce sentiment délicat, mélange de passion et de jugement froid, d'enthousiasme et de raison, de nature et d'étude, qui président, en Europe, aux compositions littéraires. Pour avoir de l'élégance dans le goût, il en faut d'abord dans les moeurs.

XXXIII

«Ni dans les journaux, ni à la tribune, le style n'est un art. Tout le monde écrit et parle, non sans prétention, mais sans talent [49]. Ceci n'est pas la faute seule des orateurs et des écrivains; ces derniers, quand ils font du style brillant et classique, mettent en péril leur popularité: le peuple ne demande à ses mandataires que tout juste ce qu'il faut de littérature pour comprendre ses affaires; le surplus, c'est de l'aristocratie.

XXXIV

«C'est ainsi que les lettres et les arts, au lieu d'être invoqués par les passions, ne viennent en aide qu'à des besoins; ou si quelque penchant pour les beaux arts se révèle, on est sûr de le trouver entaché de trivialité: par exemple, il existe, aux États- Unis, un genre de peinture qui prospère: ce sont les portraits; ce n'est pas l'amour de l'art, c'est de l'amour-propre.

XXXV

«Vous rencontrerez parfois, dans ce monde industriel et vulgaire, un cercle poli, brillant, au sein duquel les travaux de l'art sont appréciés avec goût, et les oeuvres du génie admirées avec enthousiasme: c'est une oasis dans les sables brûlants d'Afrique. Vous trouvez çà et là une imagination ardente, un esprit rêveur; mais un seul poète dans un pays ne fait pas plus une nation poétique que l'accident d'un beau ciel sur les bords de la Tamise ne fait le climat d'Italie.

XXXVI

«Quoiqu'il n'existe point de littérature proprement dite aux États-Unis, ne croyez pas que les Américains soient sans amour- propre littéraire. Il se passe à cet égard un phénomène assez étrange; vous n'apercevez point chez leurs auteurs de ces vanités monstrueuses, qu'on voit chez nous, compagnes de la médiocrité, quelquefois même du génie. Les écrivains ont la conscience qu'ils exercent une profession d'un ordre inférieur.

«En Amérique, ce ne sont pas les écrivains qui ont l'orgueil littéraire, c'est le pays.

«La littérature est une industrie dans laquelle les Américains prétendent exceller comme dans toutes les autres.

«Et ne croyez pas leur être agréable en leur disant que la conformité du langage rend communs aux États-Unis tous les beaux génies de l'Angleterre; ils vous répondront que la littérature anglaise ne fait point partie de la littérature américaine.

XXXVII

«Le caractère anti-poétique des Américains tient à leurs moeurs par de profondes racines.

«Lorsque dans ce pays on poursuit l'argent, on ne recherche point le plaisir. La religion, et plus encore d'austères habitudes, interdisent les jeux, les amusements [50], les spectacles.

«Les grandes cités ont chacune un théâtre [51]; mais les riches, qui sont toujours en avant de la corruption, s'efforcent vainement de le mettre en vogue. Le spectacle n'est point, en Amérique, un plaisir populaire; la tragédie, la comédie, la musique italienne, sont des divertissements aristocratiques de leur nature; ils demandent aux spectateurs du goût et de l'argent, deux choses qui manquent au plus grand nombre. Les cirques et les amphithéâtres veulent une multitude à passions; et c'est ce que l'Amérique du Nord ne saurait leur donner.

XXXVIII

«Si les grands théâtres y sont rares, les petits y sont inconnus. Cette absence du goût dramatique est sans doute un élément de moralité pour la société américaine qui, n'ayant pas de théâtres, ne distribue point chaque soir des moqueries aux maris trompés, des applaudissements aux amants heureux, et de l'indulgence aux femmes adultères. Les Américains ont plus de moralité parce qu'ils n'ont pas de spectacles; et ils n'ont pas de spectacles à cause de leur moralité. Ceci est à la fois cause et effet.

XXXIX

«Ce n'est pas seulement par amour pour la morale que les Américains fuient le théâtre, car beaucoup qui n'y vont pas se livrent chez eux à d'ignobles plaisirs. Le spectacle est un amusement dont naturellement ils n'ont pas le goût. Ils tiennent cette antipathie des Anglais, leurs aïeux, et subissent encore l'influence du puritanisme des premiers colons américains. Le théâtre n'a jamais été, en Angleterre, qu'une mode des hautes classes, ou une débauche du bas peuple; et ce sont les classes moyennes de ce pays qui ont peuplé l'Amérique. Quelle que soit la cause, l'effet est certain; le génie poétique est, aux États-Unis, dépouillé de son plus bel attribut; ôtez à la France son théâtre, et dites où sont ses poètes.

XL

«La religion, si féconde en poétiques harmonies, ne porte au coeur des Américains ni inspiration, ni enthousiasme. L'habitant des États-Unis aime, dans son culte, non ce qui parle à l'âme, mais seulement ce qui s'adresse à sa raison; il l'aime comme principe d'ordre, et non comme source de douces émotions. L'Italien est religieux en artiste; l'Américain l'est en homme rangé.

XLI

«Les cultes chrétiens sont d'ailleurs trop divisés en Amérique, pour fournir aux beaux-arts des sujets d'un intérêt général: la secte des quakers, simple et modeste, ne se bâtira point des palais somptueux; qu'importent à l'église méthodiste les admirables sermons de M. Channings, ministre des unitaires? Si la communion baptiste élève quelque monument à sa croyance, de quel intérêt sera-ce pour les presbytériens?

«À la place de l'unité religieuse qui règne en France depuis quinze siècles, supposez mille sectes dissidentes, vous n'aurez à cette heure ni grandes églises, ni grands orateurs chrétiens, ni Notre-Dame, ni Bossuet.

XLII

«Les congrégations protestantes n'ont point, pour se rassembler, des temples magnifiques, décorés de statues et de tableaux; elles s'enferment dans de simples maisons, bâties sans luxe et à peu de frais. Le plus splendide parmi leurs édifices religieux se montre soutenu par quelques colonnes de bois peint: c'est là leur Parthénon. Ôtez à l'Amérique son Capitole, expression poétique de son orgueil national, et la Banque des États-Unis, expression poétique de sa passion pour l'argent, il ne restera pas dans ce pays un seul édifice qui présente l'aspect d'un monument.

XLIII

«Tout, aux États-Unis, procède de l'industrie, et tout y va… mais à la différence du sang qui s'échauffe en allant au coeur, tous les élans, en atteignant l'industrie, se refroidissent à ce coeur glacé de la société américaine.

XLIV

«Laissez grandir cette société, disent quelques-uns, et vous en verrez sortir des hommes illustres dans les lettres et dans les arts. Rome naissante n'entendit point les chants d'Horace et de Virgile, et il a fallu quatorze siècles à la France pour enfanter Racine et Corneille.

«Ceux qui tiennent ce langage confondent deux choses bien distinctes: la société politique et la civilisation. La société américaine est jeune, elle n'a pas deux siècles. Sa civilisation, au contraire, est antique comme celle de l'Angleterre dont elle descend. La première est en progrès, la seconde, en déclin. La société anglaise se régénère dans la démocratie américaine: la civilisation s'y perd.

XLV

«L'esprit industriel matérialise la société, en réduisant tous les rapports des hommes entre eux à l'utilité.

«Il est de nobles passions qui fécondent l'âme: l'intérêt la souille et la flétrit. Il semble que la cupidité souffle sur l'Amérique un vent funeste qui, s'attachant à ce qu'il y a de moral dans l'homme, abat le génie, éteint l'enthousiasme, pénètre jusqu'au fond des coeurs pour y dessécher la source des nobles inspirations et des élans généreux.

XLVI

«Voyez le paysan français, d'humeur gaie, le front serein, les lèvres riantes, chanter sous le chaume qui recèle sa misère, et sans soucis de la veille, sans prévoyance du lendemain, danser joyeux sur la place du village.

«On ne sait rien, en Amérique, de cette heureuse pauvreté. Absorbé par des calculs, l'habitant des campagnes, aux États-Unis, ne perd point de temps en plaisirs; les champs ne disent rien à son coeur; le soleil qui féconde ses coteaux n'échauffe point son âme. Il prend la terre comme une matière industrielle; il vit dans sa chaumière comme dans une fabrique.

XLVII

«Personne ne connaît, en Amérique, cette vie tout intellectuelle qui s'établit en dehors du monde positif, et se nourrit de rêveries, de spéculations, d'idéalités; cette existence immatérielle qui a horreur des affaires, pour laquelle la méditation est un besoin, la science un devoir, la création littéraire une jouissance délicieuse, et qui, s'emparant à la fois des richesses antiques et des trésors modernes, prenant une feuille au laurier de Milton, comme à celui de Virgile, fait servir à sa fortune les gloires et les génies de tous les âges.

XLVIII

«On ignore dans ce pays l'existence du savant modeste qui, étranger aux mouvements du monde politique et au trouble des passions cupides, se donne tout entier à l'étude, l'aime pour elle-même, et jouit, dans le mystère, de ses nobles loisirs.

«L'Amérique ne connaît, ni ces brillantes arènes où l'imagination s'élance sur les ailes du génie et de la gloire; ni ces cours d'amour où les grâces, l'esprit et la galanterie se jouaient ensemble; ni cette harmonie presque céleste qui naît de l'accord des lettres avec les beaux-arts; ni ce parfum de poésie, d'histoire et de souvenirs, qui s'exhale si doux d'une terre classique pour monter vers un beau ciel.

XLIX

«L'Europe qui admire Cooper croit que l'Amérique lui dresse des autels; il n'en est point ainsi. Le Walter Scott américain ne trouve dans son pays ni fortune ni renommée. Il gagne moins avec ses livres qu'un marchand d'étoffes; donc celui-ci est au-dessus du marchand d'idées. Le raisonnement est sans réplique.

L

«D'abord incrédule à ce phénomène, je supposais que Cooper avait peint de fausses couleurs les moeurs des Indiens, et que les Américains, juges d'un tableau dont l'original est sous leurs yeux, le condamnaient comme dépourvu de vérité locale. Plus tard j'ai reconnu mon erreur: j'ai vu les Indiens, et me suis assuré que les portraits de Cooper sont d'une ressemblance frappante.

LI

«Mais les Américains se demandent à quoi sert de connaître ce qu'ont fait les Indiens, ce qu'ils font encore; comment ils vivaient dans leurs forêts, comment ils y meurent. Les sauvages sont de pauvres gens desquels il n'y a rien à tirer, ni richesses, ni enseignements d'industrie. Il faut prendre leurs forêts, voilà tout, et s'en emparer, non pour faire de la poésie, mais pour les abattre et passer la charrue sur le tronc des vieux chênes.

LII

«Ces belles forêts, ces magnifiques solitudes, ces splendides palais de la nature sauvage, il leur fallait pourtant un chantre divin! Elles ne pouvaient tomber sous le fer de l'industriel sans avoir été célébrées sur la lyre du poète… le poète n'était pas chez les Américains… mais franchissant l'Atlantique, l'ange de la poésie a, sur ses ailes de flamme, transporté l'Homère français sur les rives du Meschacébé.

LIII

«Tous les mondes sont le domaine du génie! et il est de larges poitrines qui pour respirer à l'aise, n'ont pas trop de l'univers. Quelques années plus tard, l'hôte des sauvages allait, poète inspiré chanter des souvenirs sur les bords de l'Eurotas, et pèlerin pieux, adorer Dieu sur les rives du Jourdain!

Atala, Réné, les Natchez sont nés en Amérique, enfants du désert. Le Nouveau-Monde les inspira; la vieille Europe les a seule, compris.

Les Américains, quand ils lisent Chateaubriand, disent, comme en voyant la merveille de Niagara

«Qu'est-ce que cela prouve?»

Tel est le peuple sur lequel j'avais conçu l'espoir chimérique d'exercer une poétique influence!!

Ô cruel désenchantement! Ainsi se brisait dans mes mains le rameau secourable auquel j'avais, durant le naufrage, rattaché ma dernière chance de salut!!

Chapitre XIII
L'émeute

«Ainsi s'évanouissait mon rêve d'illustration littéraire et l'avenir que j'y rattachais! Tout autre moyen de renommée m'était interdit. Si les États-Unis eussent été engagés dans quelque guerre, j'eusse tenté d'entrer dans les rangs de l'armée américaine; mais en temps de paix il n'y a point de gloire militaire. Les soldats de ce pays se réduisent à quelques milliers d'hommes cantonnés sur les frontières des États de l'Ouest, où leur seule mission est de tenir en respect des hordes d'Indiens sauvages [52].

Comme j'étais tombé dans l'accablement profond qui succède au dernier rayon éteint de la dernière espérance, je reçus une lettre de Nelson qui m'annonçait son départ de Baltimore et sa prochaine arrivée à New York avec Marie; il n'entrait dans aucun détail. «Vous saurez, me disait-il, la cause de cette retraite et le nouveau coup qui vient de nous frapper.» Il ne me disait rien de Georges.

Après un jour d'attente et de tourments, je vis arriver Nelson et Marie. La douleur se montrait grave et sévère sur le front du père, expansive et tendre dans les yeux de la jeune fille.

Mon inquiétude comprima les premiers élans de mon amour.

«Quels sont donc, m'écriai-je, les nouveaux malheurs dont je vous vois accablés?»

Après quelques instants d'un morne silence, Nelson me dit: «Une semaine s'est écoulée depuis qu'à Baltimore s'est faite l'élection d'un membre du congrès. Georges et moi, nous nous y sommes rendus selon notre coutume… Je suis habitué à voir les intrigues s'agiter en pareille occasion, mais je trouvai les passions politiques dans un état d'exaltation que je n'avais pas vu jusqu'alors.

«La lutte s'engagea entre deux candidats; le premier, remarquable par de grands talents, mais fédéraliste; le second, moins distingué, mais jacksoniste [53].

Après une multitude de discours suivis les uns de huées, les autres d'acclamations, tous accompagnés de querelles violentes entre les électeurs des deux partis contraires, on recueillit les votes, et le candidat auquel Georges et moi avions donné notre suffrage l'emportait d'une voix, lorsque tout à-coup un grand tumulte éclate dans l'assemblée; d'abord une exclamation, puis deux, puis mille se font entendre; l'agitation, partie d'un point, gagne subitement toute la salle, comme le trouble d'une abeille inquiétée dans sa case se communique en un instant à toute la ruche. Enfin j'entends les électeurs du parti vaincu s'écrier: Le scrutin est nul! Georges Nelson est un homme de couleur; hurrah! hurrah! qu'il sorte de la salle… l'élection doit être recommencée…

«De vifs applaudissements suivirent ces paroles. Ceux de notre parti gardaient un morne silence; enfin l'un d'eux demanda à Georges si l'imputation était vraie. Oui, répondit celui-ci. Alors nos amis eux-mêmes firent entendre de violents murmures, et chacun s'éloigna de nous. J'éprouvai dans ce moment moins de confusion que de crainte; car je pressentais la fureur de Georges et les éclats terribles auxquels il allait se livrer. Je le vis pâlir de colère, mais, chose étrange! il reprit tout à coup ses sens et demeura tranquille.

«L'observation de nos adversaires était fondée, la loi du Maryland excluant du droit électoral tous les gens de couleur, même ceux qui sont depuis longtemps en possession de la liberté. Je ne réclamai point, et, entraînant Georges hors de la salle, je bénis le ciel de trouver calme celui dont je craignais tant les emportements. À l'instant où nous sortions nous avons remarqué un individu qui mettait un grand zèle à provoquer l'attention publique sur l'humiliation de notre retraite. Georges le regarda en face et reconnut en lui don Fernando d'Almanza, cet Américain qui, par ses perfides révélations, fit mourir de douleur la mère de mes enfants. Je ne doutai pas que le premier cri dénonciateur ne fût sorti de sa bouche; et Georges a supposé avec raison que cet homme était le même qui, au théâtre de New York, avait excité contre vous et lui les haines de la multitude.

«Le premier mouvement de Georges fut de se porter vers l'auteur de l'affront, et de venger d'un seul coup l'ancienne et la nouvelle injure; mais je le vis presque aussitôt comprimer son ressentiment. Il murmurait à voix basse des phrases entrecoupées dont je ne comprenais pas bien le sens: le grand jour approche, disait-il; la vengeance sera plus belle!

«Persuadé qu'il cachait dans son âme un secret important, je le pressai de m'en faire l'aveu. — C'est une lâcheté, me dit-il, de se laisser écraser sans relever la tête. Je sais qu'une insurrection se prépare dans le Sud; les nègres de la Virginie et des deux Carolines vont se joindre aux Indiens de la Géorgie pour secouer le joug américain; j'irai seconder leurs efforts.

«Effrayé de ce projet, je tentai, par tous les moyens, d'en démontrer à Georges la folie et l'impuissance…. Peut-être je le fis dans des termes trop sévères… mais un pareil dessein me semblait si fécond en périls!… Marie joignit à mes remontrances ses prières et ses larmes, toujours si puissantes sur son frère. Georges garda le silence. Alors je pensai que la raison était entrée dans son coeur.

«Nous convînmes de quitter Baltimore, où nous ne pouvions demeurer plus longtemps; mais où chercher un refuge? Je proposai à mes enfants de porter notre malheureuse fortune à New York, où un presbytérien respectable, James Williams, que j'avais autrefois connu à Boston, nous donnerait provisoirement un asile. Arrivés là, nous pourrions délibérer sur le choix d'une retraite. Tandis que je parlais, Georges paraissait livré à une grande préoccupation; cependant il ne proféra pas un seul mot qui rappelât son funeste projet. Le soir, quand l'heure de se séparer fut venue, il nous comblait des plus touchantes caresses; jamais il ne s'était montré si affectueux pour moi, si tendre pour sa soeur. Au milieu d'une rêverie, il s'interrompait pour nous dire de douces paroles. Hélas! le lendemain il manquait à nos embrassements; il avait quitté Baltimore laissant une lettre dans laquelle il nous conjurait de lui pardonner son départ clandestin.

«Jamais, disait-il, je n'aurais pu résister à l'ascendant d'un père, aux larmes d'une soeur; un seul regard de Marie, m'aurait vaincu. Cependant mon devoir me commande de secourir des frères malheureux… Mon père, ma chère soeur, ajoutait-il, nous nous reverrons dans des temps plus fortunés… Si les hommes ne sont pas égaux sur la terre, ils le sont du moins dans le ciel.

«Je ne vous dirai point quelle fut la douleur de Marie en entendant ces dernières paroles d'un frère qu'elle chérit.

«Georges, dans sa lettre, nous engageait à suivre mon premier projet, celui de demander l'hospitalité à James Williams, auquel, disait-il, il s'adresserait plus tard pour retrouver nos traces.»

Ainsi parla Nelson; sa voix, en finissant, s'était faiblement émue. Il dit ensuite avec l'accent d'une résignation pieuse: «Plus le bras qui frappe est puissant, et plus on doit l'adorer… Mon ami, ajouta-t-il, vous pouvez maintenant juger si je vous trompais quand je vous peignais l'horrible condition des gens de couleur aux États-Unis. N'ayant pu dissiper vos illusions, j'imposai à votre amour un temps d'épreuve. Le terme n'en est pas encore expiré, mais sans doute votre opinion l'a devancé, et ce que vous savez de notre fortune doit suffire pour vous éclairer.»

Comme je gardais le silence sous l'impression d'un chagrin profond et de l'inquiétude que m'inspirait le sort de Georges, Marie, prenant mon anxiété pour de l'embarras, me dit d'une voix entrecoupée de pleurs: «Ludovic, mon coeur vous tient compte des efforts généreux que vous faites pour aimer une infortunée; mais, de grâce, cessez de lutter contre l'inflexible destin. Vous le voyez, nos malheurs s'enchaînent comme nos jours. Mon sort est à jamais fixé: je traînerai de ville en ville ma misérable existence; chassée d'un lieu par le mépris, de l'autre par la haine, partout réprouvée des hommes, parce que je fus maudite dans le sein de ma mère!»

J'atteste le ciel qu'en présence d'une si touchante infortune, mon coeur ne chancela pas un seul instant; pour être fidèle au malheur, je n'eus aucun combat intérieur à soutenir. Je sentis se resserrer plus fortement dans mon âme le lien qui m'unissait à Marie. Cet accroissement de tendresse et d'amour se mêlait d'une indignation si profonde contre les auteurs du mal dont la victime était sous mes yeux, que je ne pus contenir l'expression de ce dernier sentiment.

Voilà donc, m'écriai-je, le peuple objet de mes admirations et de mes sympathies! fanatique de liberté et prodigue de servitude! discourant sur l'égalité parmi trois millions d'esclaves; proscrivant les distinctions, et fier de sa couleur blanche comme d'une noblesse; esprit fort et philosophe pour condamner les privilèges de la naissance, et stupide observateur des privilèges de la peau! Dans le Nord, orgueilleux de son travail; dans le Sud, glorieux de son oisiveté; réunissant en lui, par une monstrueuse alliance, les vertus et les vices les plus incompatibles, la pureté des moeurs et le vil intérêt, la religion et la soif de l'or, la morale et la banqueroute!

Peuple homme d'affaires qui se croit honnête parce qu'il est légal; sage, parce qu'il est habile; vertueux, parce qu'il est rangé! Sa probité, c'est la ruse soutenue du droit, l'usurpation sans violence, l'indélicatesse sans crime. Vous ne le verrez point armé du poignard qui tue; son arme à lui, c'est l'astuce, la fraude, la mauvaise foi, avec lesquelles on s'enrichit… Il parle d'honneur et de loyauté comme font les marchands! mais voyez quelle hypocrisie jusque dans ses bienfaits! il convie à l'indépendance toute une race malheureuse; et ces nègres qu'il affranchit, il leur inflige, au sortir des fers, une persécution plus cruelle que l'esclavage.

Ainsi s'emportait ma colère; j'en arrêtai les élans à l'aspect de Marie, dont l'abattement était extrême. Après avoir exhalé ses ressentiments, mon coeur ne contenait plus que de l'amour, et je ne crus pouvoir mieux l'exprimer qu'en adressant ce peu de mots à Nelson: «Le temps d'épreuve n'est pas encore écoulé, veuillez me faire grâce de ce qui reste et souffrir que je devienne l'époux de Marie.

— «Dieu puissant! s'écria l'Américain non sans quelque émotion, que ta bonté est grande puisque tu nous conserves le coeur de ce digne jeune homme!»

Mes paroles jetèrent Marie dans une situation impossible à décrire. L'expression de mes griefs contre la société américaine lui avait donné le change sur mes sentiments intérieurs; et, quand mes derniers accents lui eurent révélé le seul désir de mon coeur, je la vis passer subitement de l'extrême douleur à cet excès de joie qui s'annonce aussi par des larmes; tombant à genoux, elle rendit grâces à Dieu dans l'attitude du criminel qui, ayant reçu des hommes un pardon inespéré, joint ses deux mains en regardant le ciel.

Nelson ajouta:» Généreux ami, c'est le signe d'une âme grande et forte d'être attiré par le malheur. Je ne combattrai plus vos nobles élans; j'admire votre vertu, et ne me crois point digne de la diriger.» En disant ainsi, il se jeta dans mes bras, et me serra étroitement contre son coeur; puis, prenant ma main et celle de Marie: «Ma fille, lui dit-il en faisant signe de nous unir, Ludovic sera votre époux.» — «Ô mon Dieu! s'écria cette charmante fille, tant de bonheur n'est-il pas un rêve?» Elle n'ajouta rien à ces paroles, se tint appuyée au bras de Nelson et parut recueillir ses sentiments dans une extase de félicité.

Cependant, impatient de voir s'accomplir le plus cher de mes voeux, j'obtins de Nelson qu'il fixât le jour de mon union avec sa fille. — «Dans quelques jours, me dit-il, je vous nommerai mon fils. Il fut un temps, peu éloigné de nous, où, selon les lois de l'État de New York, le mariage d'un blanc avec une personne de couleur était impossible; mais aujourd'hui la prohibition n'existe plus: de semblables alliances se font quelquefois…

«Un ami de notre hôte, le révérend John Mulon, ministre catholique, que sa philanthropie pour la race noire rend cher aux presbytériens eux-mêmes, vous mariera d'abord selon les rites de l'Église romaine, à laquelle vous appartenez; ensuite James Williams, ministre presbytérien, donnera à votre union la sanction du culte que ma fille professe. Naguère encore des mariages de cette sorte eussent excité dans la population américaine de vives rumeurs… mais l'esprit public s'éclaire chaque jour, et les haines meurent avec les préjugés. Peut-être, mes enfants, ferons nous sagement, quand votre union sera consacrée, de ne point quitter New York. Il n'existe pas dans cette ville plus de bienveillance que dans les autres pour les gens de couleur; mais, au moins, dans une grande cité, il est plus facile qu'ailleurs de vivre obscur et ignoré.»

Je ne songeai point en ce moment à rechercher si Nelson était le jouet de quelque illusion; le contentement de mon coeur était extrême; toutes mes inquiétudes s'évanouirent; j'oubliai mes ennuis passés, la cause même qui les avait fait naître; et, croyant à jamais tarie la source de mes infortunes, je ne vis plus dans l'avenir que des promesses de bonheur.

Cette impression ne fut point dissipée par les chagrins de Marie qui, peu d'instants après les joies de la première ivresse, était revenue à sa mélancolie. «Mon ami, me disait-elle, c'est en vain que tu cherches à me tromper… Ton amour pour moi est devenu un sacrifice…

«Quand tu vois couler mes larmes, n'accuse point mon amour; je pleure parce que je vois quel sera ton sort, si notre union s'accomplit. Le mépris dont je serai l'objet rejaillira sur toi… Tu n'es point accoutumé à te passer d'estime; et ce manque te fera souffrir d'affreux tourments… il ne sera pas en ton pouvoir de me cacher les secrètes plaies de ton coeur. Ludovic, je mourrai de douleur de te savoir malheureux.»

Je méprisai la vanité de ses scrupules et la chimère de ses craintes.

Le jour tant désiré de notre hymen arriva. Je me sentais plein d'amour, jamais mon coeur ne s'était ouvert à tant d'espérance; j'éprouvais pourtant un secret déplaisir à voir le front de Marie couvert d'un voile de tristesse, qui ne tombait point devant ma joie; je ne savais pas alors qu'il est des âmes tendres et mystérieuses dont la douleur est un présage, et qui souffrent instinctivement, parce qu'elles ont deviné de grands maux dans l'avenir

Cependant, dès le matin, elle parut ornée de la blanche couronne des épouses; sa grâce et sa beauté naturelle étaient pleines d'un secret enchantement, et, je ne sais si sa parure n'était pas encore embellie par le deuil de son regard. Une joie religieuse et paisible se peignait sur la physionomie de Nelson; et, quand John Mulon et James Williams nous annoncèrent que l'heure était venue d'aller à l'église pour la cérémonie, je me sentis pénétré d'une sainte et douce émotion.

Cependant, à l'instant où nos âmes tranquilles se remplissaient
des espérances du bonheur, de grands troubles se préparaient dans
New York, et un orage terrible était près de fondre sur nos têtes.
(Voir note à la fin de l'ouvrage)

Il existe à New York, comme dans toutes les villes du Nord des États-Unis, deux partis bien distincts parmi les amis de la race noire.

Les uns, jugeant l'esclavage mauvais pour leur pays, et peut-être aussi le condamnant comme contraire à la religion chrétienne, demandent l'affranchissement de la population noire; mais, pleins des préjugés de leur race, ils ne considèrent point les nègres affranchis comme les égaux des blancs; ils voudraient donc qu'on déportât les gens de couleur, à mesure qu'on leur donne la liberté; et ils les tiennent dans un état d'abaissement et d'infériorité aussi longtemps que ceux-ci demeurent parmi les Américains. Un grand nombre de ces amis des nègres ne sont contraires à l'esclavage que par amour-propre national; il leur est pénible de recevoir sur ce point le blâme des étrangers, et d'entendre dire que l'esclavage est un reste de barbarie. Quelques-uns attaquent le mal par la seule raison qu'ils souffrent de le voir: ceux-là, en opérant l'affranchissement, font peu de chose: ils détruisent l'esclavage, et ne donnent pas la liberté; ils se délivrent d'un chagrin, d'une gêne, d'une souffrance de vanité, mais ils ne guérissent point la plaie d'autrui; ils ont travaillé pour eux, et non pour l'esclave. Chargé de ses fers, celui-ci est repoussé de la société libre.

Les autres partisans des nègres sont ceux qui les aiment sincèrement, comme un chrétien aime ses frères, qui non-seulement désirent l'abolition de l'esclavage, mais encore reçoivent dans leur sein les affranchis, et les traitent comme leurs égaux.

Ces amis zélés de la population noire sont rares; mais leur ardeur est infatigable; elle fut longtemps à peu près stérile; cependant quelques préjugés s'évanouirent à leur voix, et on vit des blancs s'allier par le mariage à des femmes de couleur.

Tant que la philanthropie pour les nègres n'avait abouti qu'à d'inutiles déclamations, les Américains l'avaient tolérée sans peine: peu leur importait qu'on proclamât théoriquement l'égalité des noirs, pourvu que ceux-ci demeurassent, par le fait, inférieurs aux blancs. Mais le jour où un Américain épousa une femme de couleur, la tentative de mêler les deux races prit un caractère pratique. Ce fut une atteinte portée à la dignité des blancs; l'orgueil américain se souleva tout entier.

Telle était, dans la ville de New York, la disposition des esprits, à l'époque de mon hymen avec Marie.

Comme nous nous rendions à l'église catholique, j'aperçus dans la ville une agitation inaccoutumée. Ce n'était plus le mouvement régulier d'une population industrielle et commerçante: des hommes mal vêtus, de la classe ouvrière, parcouraient les rues à une heure où d'ordinaire ils remplissent les ateliers. On les voyait, au mépris de leurs habitudes calmes et froides, marcher vite, se heurter en se croisant, s'aborder d'un air mystérieux, former des groupes animés, et se séparer brusquement dans des directions contraires.

Plein d'un intérêt immense qui occupait toute ma pensée, je ne prêtai qu'une faible attention à ce trouble extérieur; cependant, dès ce moment, je fus surpris de ne voir dans les rues ni nègres ni mulâtres.

Nelson demanda à un Américain qui passait près de nous la cause de ce tumulte. — «Oh! dit celui-ci, les amalgamistes [54] font tout le mal; ils veulent que les nègres soient les égaux des blancs; les blancs sont bien forcés de se révolter.»

Interrogé de même, un autre répondit — «Si on tue les nègres, ce sera leur faute; pourquoi ces misérables osent-ils s'élever jusqu'au rang des Américains?»

Un troisième interlocuteur émit une opinion différente: «On va, dit-il, raser les maisons des noirs, et faire disparaître leurs hideuses figures! Les blancs sont coupables d'agir ainsi; car ils ont eu le premier tort; pourquoi ont-ils donné la liberté aux nègres?»

À l'instant où ces tristes discours frappaient notre oreille, un affreux spectacle s'offrit à nos yeux…

Nous étions dans Léonard-Street. Quelques pauvres mulâtres venant à passer en ce moment, nous entendons aussitôt mille voix furieuses crier: «Haine aux nègres! à mort! à mort!» Au même instant, une grêle de pierres, parties du sein de la multitude, tombe sur les gens de couleur; des Américains, armés de bâtons, se précipitent sur ces malheureux, et les frappent sans pitié. Atterrés par un traitement aussi cruel qu'inattendu, les mulâtres ne faisaient aucune résistance, et paraissaient accablés de stupeur à l'aspect de la foule irritée; leur regard, élevé vers le ciel, semblait demander à Dieu d'où venait contre eux le courroux d'une société dont ils respectaient les lois.

Bientôt une scène plus désolante encore s'offrit à nos regards. Les infortunés, que poursuivait une aveugle vengeance, s'étaient réfugiés dans les maisons amies de quelques gens de couleur. Je les croyais échappés au péril; mais quand il est soulevé, le flot populaire ne s'arrête pas ainsi. Les fenêtres volent en éclats, les portes sont brisées, les murs démolis… En ce moment, je cessai de voir le travail du peuple: Marie était glacée d'effroi. «Mes amis, nous dit Nelson sans se troubler, retirons-nous; ces violences barbares confondent ma raison; elles prouvent une haine bien fatale contre les gens de couleur. De grands dangers nous menaceraient si nous étions découverts. Hâtons-nous de gagner le temple saint; réfugiés dans l'édifice religieux, nous y serons à couvert de toute injure: le peuple américain cesserait plutôt d'exister que de perdre son respect pour les choses saintes… Mes enfants, nous disait encore Nelson en nous entraînant vers l'église, dès que votre union sera consommée, nous quitterons cette ville, où règnent de mauvaises passions, que je croyais assoupies.»

En peu d'instants nous arrivâmes à l'église de John Mulon.
Beaucoup de gens de couleur s'y étaient réfugiés.

En entrant dans le pieux asile, je sentis renaître ma force et mes espérances. Le tumulte de la sédition, les cris de la multitude, ses fureurs, et la voix des victimes, tous ces bruits de la terre cessèrent de frapper mon oreille, et les ressentiments sortirent de mon coeur. J'aimais la fille de Nelson, et je priais Dieu.

Bientôt la cérémonie fut commencée. J'étais agenouillé près de Marie, dont la pâleur était extrême. Pendant les scènes d'horreur dont nous avions été les témoins, elle n'avait pas laissé échapper une seule plainte; seulement son regard douloureux semblait me dire: «Sont-ce donc là les pompes de notre hymen?» Depuis que nous étions entrés dans l'enceinte sacrée, je voyais renaître sur son front le calme et la sérénité: mais sa confiance en Dieu était plutôt de la résignation que de l'espérance.

Pour moi, je m'abandonnais sans réserve à mes impressions de joie. Après bien des orages, je touchais au port… mes malheurs passés servaient d'ombre à mon bonheur… et je bénissais presque les persécutions de la fortune, sans lesquelles je n'eusse point été aussi heureux… Si le sort eût protégé mes premières ambitions de gloire et de puissance, je n'aurais point quitté l'Europe, et je ne serais point aujourd'hui l'époux de Marie! Que me feront désormais les injustices du monde; nous serons deux pour les supporter; et les larmes d'une femme sont si douces, qu'elles mêlent un charme secret aux douleurs les plus amères.

Ainsi s'offraient à mon esprit mille pensées riantes d'avenir, tandis que, prosternés devant l'autel, Marie et moi nous recevions les bénédictions de l'Église. Au moment où le ministre saint, après avoir tiré de son coeur des conseils touchants, prenait nos mains pour les unir, un grand tumulte éclate tout à coup à la porte du temple. «Les insurgés!» crie une voix sinistre. Ce cri vole de bouche en bouche; puis un silence morne se fait sous la voûte sacrée… Alors on entend au dehors le bruit d'une multitude en désordre, semblable aux grondements d'un orage qui s'approche. Poussé par un vent impétueux, le nuage qui porte le tonnerre s'avance rapidement, et déjà la foudre est sur nos têtes. «Mort aux gens de couleur! à l'église! à l'église!» Ces clameurs redoutables retentissent de toutes parts; la terreur saisit les fidèles assemblés; le prêtre pâlit ses genoux fléchissent, l'anneau qui devait nous unir tombe de ses mains! Marie, glacée d'effroi, perd ses sens, chancelle, et je prête à la jeune fille défaillante l'appui du bras qui, un instant plus tard, eût soutenu mon épouse bien-aimée.

Quelques nègres intrépides s'étaient élancés vers les issues de l'église pour les défendre contre l'invasion; mais bientôt mille projectiles tombent avec fracas sur l'édifice sacré… on entend les portes gémir sur leurs gonds… les assaillants s'encouragent mutuellement à la violence; chacun de leurs succès est salué par des applaudissements tumultueux; les coups redoublent, les murailles s'ébranlent, le sol a tremblé. Déjà le peuple, ce prodigieux ouvrier de destruction, a fait irruption dans le parvis; alors l'église présente une scène affreuse de désordre et de confusion: les enfants jettent des cris perçants; les femmes poussent des plaintes douloureuses. À l'idée d'un massacre populaire, l'horreur pénètre dans toutes les âmes; car la populace est la même dans tous pays, stupide, aveugle et cruelle. Des hommes, ou plutôt des monstres, sans respect pour la sainteté du lieu, sans pitié pour l'infirmité du sexe et de l'âge, se précipitent sur la pieuse assemblée, et se livrent aux actes de la plus brutale violence, sans épargner les femmes, les vieillards et les enfants.

Mon angoisse était extrême. Confondu par ce spectacle de vandalisme et d'impiété, Nelson était partagé entre sa sollicitude paternelle et son orgueil national. «Ô mon Dieu! s'écriait-il; ô profanation! ô honte pour mon pays!»

Le péril était imminent et terrible; je dis à Nelson: «De grâce, laissez à mon amour le soin de protéger Marie» et en parlant ainsi, je la saisis dans mes bras. Oh! avec quelle énergie je m'emparai de ma bien-aimée! comme je me sentis fort en la portant sur mon coeur! mais à peine étais-je chargé d'un si précieux fardeau, que j'entends plusieurs voix crier: «John Mulon! John Mulon! mort au catholique qui marie les femmes de couleur avec les blancs!» Et en même temps je vis tous les regards se porter sur nous; je compris que nous étions trahis, et que d'affreux dangers nous menaçaient. Comment sauver Marie? comment traverser les rangs de nos ennemis, au milieu de tant de passions déchaînées?

Une lueur d'espérance vint briller à mes regards. «La milice! la milice!» crièrent quelques insurgés. — «Que nous importe! répondirent les autres; la milice n'oserait pas tirer sur le peuple américain!»

Un corps de miliciens arrivait en effet avec la mission de rétablir la paix publique; mais il était entièrement composé d'hommes blancs qui se souciaient peu des gens de couleur. Au lieu d'arrêter la fureur populaire, ils se mirent à contempler ses excès. Leur présence impassible ne fit qu'accroître la fureur des assaillants qui parcouraient l'intérieur du temple, brisant, saccageant tout, les meubles, les ornements du culte, la chaire sacrée, l'autel même. Toutes les issues étaient gardées, pour que nul ne pût se soustraire à leurs violences. Dans cette extrémité, recommandant au ciel la sainte cause de l'innocence et du malheur, je me précipite au milieu d'une multitude effrénée, à travers mille cris de douleur et de vengeance, élevant dans mes bras Marie, pâle et échevelée, et n'ayant pour me protéger d'autre secours que l'énergie de ma volonté, la force de mon amour, et ma foi dans la justice de Dieu. Ah! je fus intrépide et puissant! je ne sais si ce fut un effet de mon audace ou d'une céleste protection: mais un passage s'ouvrit devant moi. Marie était si belle dans son effroi, que j'attribuai d'abord à la fascination de ses charmes l'impuissance de nos ennemis; cependant quel respect la plus noble créature inspirerait-elle à l'impie qui outrage Dieu dans son temple? Je n'avais plus à franchir que la dernière issue: c'était le passage le plus dangereux. Agité de mille terreurs, placé entre l'obstacle que je voyais devant moi et l'impossibilité de demeurer immobile, ne trouvant que périls autour de moi, je m'élance… En ce moment, je vois se lever les bras des meurtriers… Marie va tomber sous leurs coups… Alors il me semble que la voûte du ciel s'affaisse sur moi, en même temps que la terre entr'ouvre son sein pour m'engloutir. Cependant mon élan suit son cours; je ne puis plus le retenir, et, dans cet entraînement de mon corps, j'ai la conscience qu'en voulant sauver une tête chérie, je la livre à ses bourreaux!!

O mon Dieu! qu'en ce jour ta puissance et ta miséricorde furent grandes! À l'instant même où je précipitais dans l'abîme le trésor confié à mon amour, un jeune combattant se présente, se jette entre nous et nos ennemis, dont il brave les fureurs, nous fait un rempart de son corps, s'avance dans le terrible défilé, attaque les gardiens du passage, désarme, renverse, brise tout ce qui lui résiste… Précédé de sa puissance tutélaire, je marche sans obstacle, je soustrais Marie aux outrages, je la protège contre toutes les violences, et ressens la plus douce joie qu'il soit donné à l'homme d'éprouver en dérobant à un affreux péril et en voyant renaître dans mes bras le charmant objet de mon amour.

Peu d'instants après nous fûmes rejoints par Nelson, James Williams et John Mulon, qui, malgré les luttes où ils avaient été contraints de s'engager, ne nous avaient pas perdus de vue.

«Ludovic! ô ciel! où sommes-nous?» s'écria Marie en rouvrant ses beaux yeux que la terreur avait fermés, et qui semblaient se réveiller d'un long sommeil; «Où donc est le temple, le ministre saint, mon père, la foule?» Et son regard parut s'égarer autour d'elle.

«Mon bien aimé, reprit-elle, je ne sais rien, sinon que je te dois la vie.»

Puis, voyant Nelson: «Mon père! ah! je tremblais pour vos jours… dites… que s'est-il donc passé depuis que l'anneau de notre hymen est tombé des mains du prêtre de Dieu… J'ai eu une terrible vision!… des images de sang!… des cris de mort!… Georges! Georges! où est-il?»

— «Il est là,» répliqua Nelson.

— «Ô mon Dieu! il a perdu la vie,» s'écria Marie.

— «Non, ma fille, il a sauvé la tienne.»

Nelson nous apprit en effet que Georges était ce jeune homme intrépide qui, à l'instant du plus grand péril, s'était montré soudain, et nous avait délivrés par des prodiges de valeur et d'audace.

«Mes amis, dit Nelson, le ciel nous éprouve par de cruelles infortunes; cependant la Providence, qui, en permettant un grand mal, nous a soustraits miraculeusement aux maux plus grands dont nous étions menacés, n'est-elle pas encore généreuse envers nous?»

— «D'où vient que Georges était ici? demanda Marie; et pourquoi n'est-il pas avec nous?

— «Georges, répondit Nelson, nous est apparu comme ces génies bienfaisants qui ne descendent sur la terre que pour sécher les pleurs des hommes, et qui, après avoir consolé, retournent dans leur céleste patrie. Je l'ai vu ardent, impétueux, s'élancer à la défense de sa soeur et terrasser ses ennemis. Bientôt il s'est approché de moi: — Suivez Marie, m'a-t-il dit; veillez sur elle… hâtez-vous, ô mon père, de fuir cette ville impie. Et comme je prenais son bras pour l'attirer à nous: — Je ne suis pas libre, m'a-t-il répondu avec énergie; mon devoir m'appelle ailleurs… J'aime ma soeur plus que la vie, mais non autant que l'honneur. Je m'éloigne de vous, je fuis ma chère soeur, pour ne pas être faible. Que Marie s'unisse à Ludovic, il est digne d'elle… elle l'est de lui… Adieu, James Williams; a-t-il dit en s'éloignant; allez chez votre frère Lewis; il vous faut à tous un autre asile, car votre maison n'existe plus.»

Nous trouvâmes en effet un monceau de ruines à la place de l'habitation de notre hôte. Les portes en avaient été brisées, les murs démolis, les meubles saccagés; les débris de la destruction avaient été rassemblés en tas sur la place publique; on y avait mis le feu en signe de joie, et nous aperçûmes à notre retour, les dernières lueurs de la flamme qui les avaient consumés. Plusieurs maisons de gens de couleur et de blancs amis des nègres avaient éprouvé le même sort, et quatre églises appartenant à la population noire étaient tombées, comme celle de John Mulon, sous la violence et la profanation.

Vers le soir, l'insurrection était amortie; la société philanthropique, établie à New York pour l'affranchissement des nègres, publia une déclaration dans laquelle elle s'efforça de calmer les passions des Américains contre les gens de couleur. «Jamais, dit-elle, nous n'avons conçu le projet insensé de mêler les deux races; nous ne saurions méconnaître à ce point la dignité des blancs; nous respectons les lois qui établissent l'esclavage dans les États du Sud.»

Ô honte! quel est donc ce peuple libre devant lequel il n'est pas permis de haïr l'esclavage? Les nègres de New York ne demandent pas la liberté pour eux, tous sont libres; ils invoquent la pitié américaine pour leurs frères esclaves… et leur prière, celle de leurs amis, sont des crimes pour lesquels on demande grâce!…

Cependant il restait encore dans la ville un peu de cette agitation superficielle qui a coutume de succéder aux crises de la guerre civile. On voyait le père chercher les enfants; la soeur, le frère; l'épouse, le mari. On s'abordait en se questionnant et en se faisant mutuellement des récits exagérés: à l'aspect des édifices ruinés et des cendres encore fumantes, on s'arrêtait pour contempler l'oeuvre populaire, comme on regarde, après l'ouragan, les chênes déracinés et les moissons flétries. Les héros du jour et les braves se reposaient et rentraient chez eux; les poltrons et les intrigants entraient en scène.

Tout le monde, après l'événement, condamnait les insurgés, et leurs excès. La plupart, en déplorant la misère des noirs, en éprouvaient une secrète joie. Je vis pourtant quelques bons citoyens, amis sincères de leur pays, verser des larmes au souvenir de cette fatale journée; ils voyaient dans cet acte de tyrannie, exercé par le plus grand nombre sur une minorité faible, l'abus le plus odieux de la force, et se demandaient si une population, dont les passions haineuses étaient plus fortes que les lois, pouvait longtemps demeurer libre.

À l'heure même où la sédition était apaisée, ou nous apprit qu'il s'en préparait pour le lendemain une nouvelle, dont les symptômes étaient terribles.

Un seul moyen pouvait arrêter l'insurrection dès son principe: il eût fallu ordonner à la milice de faire feu sur le peuple; mais cet ordre ne pouvait émaner que du maire de la cité. Les plus sages lui conseillaient cette mesure; mais, magistrat né du peuple, il n'osait frapper son père. Vainement on lui disait que les insurgés étaient de la populace, et non le peuple. Dans les discordes civiles, il vient un moment où il est bien malaisé de distinguer l'un de l'autre. Le maire écouta l'avis des plus modérés, qui voulaient qu'on montrât seulement les baïonnettes à la multitude. Cet appareil de miliciens sous les armes ne pouvait être, à la vérité, qu'une démonstration vaine, s'il ne leur était permis de briser par la force toutes les résistances; mais il y a des cas où la raison ne fait point entendre, parce qu'elle est combattue par de secrets sentiments, dont on ne saurait convenir, et qu'on s'avoue à peine à soi-même. «Après tout, disait aux Américains la voix de cet instinct secret, le malheur serait-il si grand, quand les gens de couleur et leurs amis périraient dans un mouvement populaire?»

Jugez enfin de la stupeur dans laquelle chacun de nous tomba, en apprenant que l'annonce de mon union avec Marie avait été, sinon la cause, du moins le prétexte de l'insurrection. À cette nouvelle, tous les ressentiments qu'avaient fait naître quelques mariages précédents entre des blancs et des femmes de couleur s'étaient réveillés. La partie éclairée de la population, sans éprouver des passions aussi violentes, sympathisait avec elles; elle n'eût point suscité la révolte, mais elle laissait faire les rebelles, et, je ne sais si elle eût jamais arrêté leurs excès, n'était la crainte qu'elle sentit pour elle-même d'une multitude effrénée, qu'elle vit enivrée de désordre et avide de destruction.

Chapitre XIV
Le départ de l'Amérique civilisée

Nelson me dit: «Il vous manquait cette dernière épreuve…

— «De grâce, m'écriai-je, ne faites pas à mon coeur l'injure de l'interroger… Mais dites, quand serai-je uni à celle qui m'est plus chère mille fois qu'elle ne le fut jamais?…

— «Hélas! mon ami, répliqua Nelson après un long silence, tout est obstacle, embarras et malheur autour de nous… Je ne vois de certain que la nécessité où nous sommes de quitter New York sans le moindre retard.»

Nous pensions tous comme lui. Mais où aller?… Nelson voulait nous conduire dans l'Ohio, où la population américaine, composée d'éléments tout nouveaux, ne tient aucun compte des antécédents de la vie et des traditions de famille. Il se sentait d'ailleurs attiré vers ce pays par la fécondité de son sol et le génie industriel de ses habitants. Mais comme nous allions nous arrêter à ce projet, notre nouvel hôte, Lewis Williams, chez lequel son frère nous avait conduits, nous apprit que la législature de l'Ohio venait de rendre un décret pour interdire l'entrée de l'État à tous les gens de couleur.

Ce nouvel acte de tyrannie, tant de malheurs accumulés sur nos têtes, réveillèrent dans mon âme les haines qu'une ivresse passagère y avait endormies.

Je dis à Marie: «Ma bien-aimée, fuyons une société qui nous persécute; le bonheur est trop difficile parmi les méchants; mais tous les hommes sont méchants pour nous; crois-moi, renonçons à ce monde cruel… voudrais-tu me suivre au désert? L'Ouest des États- Unis contient d'immenses contrées, où les Européens n'ont jamais pénétré; c'est là qu'est notre asile…»

Quel est l'homme qui, sous le charme d'une douce atmosphère, traversant une belle solitude, au milieu d'une forêt sombre et sauvage, où l'eau vive court sous la feuillée tremblante; où le soleil se joue sur les cimes que déplace le vent; où tout est recueillement et mystère; où la nature s'empare de l'âme par le calme, et des sens par une voluptueuse fraîcheur; quel est celui, dis-je, qui, sous l'empire de ces impressions, n'a pas rêvé le bonheur dans un établissement éloigné du monde, et n'a, sur les ailes de son imagination, transporté tout à coup dans ce lieu solitaire une personne chérie, avec laquelle il oubliera le reste des hommes, au sein de toutes les délices de l'amour, et de tous les enchantements de la nature?

Ceux auxquels de riantes illusions n'ont pas inspiré ce beau rêve l'ont peut-être fait dans ces moments de triste réalité où l'ennui, le dégoût et la misère donnent au malheureux l'espoir de trouver le bonheur partout où le monde n'est pas.

L'idée du désert me vint de la mélancolie; cependant elle offrit à mon âme l'image d'une douce félicité.

Je dis à Marie cette impression avec une abondance de sentiments et un excès de tendresse que j'essaierais vainement de vous dépeindre: le coeur trouve, dans ses efforts d'espérance, des expressions qui ne sont point de l'homme; mais le feu de ce divin langage s'éteint en lui, lorsque, de l'Eden céleste vers lequel elle s'était élancée, l'âme est retombée dans la vallée de larmes…

Pendant que je parlais, Marie semblait m'écouter avec ravissement; nos coeurs étaient toujours de concert, et son imagination avait compris la mienne. Quand je lui dis ces mots «Voudrais-tu me suivre au désert?» — «Oh! mon ami, s'écria-t-elle, comme la vie s'écoulerait pour moi douce et tranquille, partout où je ne verrais que toi!!» — Et, comme si un remords fût entré dans son âme, elle reprit bientôt: «La solitude me convient, à moi, pauvre fille maudite des hommes et de Dieu; mais vous, Ludovic, n'est-ce pas trop sacrifier que de quitter ce monde?»

Alors j'essayai de convaincre Marie du peu que je perdais en m'éloignant des hommes. Passer mes jours avec elle seule, loin des sociétés que je haïssais, me semblait un bonheur au-delà duquel je ne concevais rien qui fût désirable. Pour apaiser ses scrupules, je ne lui fis aucune peinture exagérée de mon amour: je lui montrai mon coeur à découvert. «Tu crois, lui dis-je, ô ma bien- aimée! que je t'offre un sacrifice… détrompe toi. Cette retraite vers la forêt solitaire où nous jouirons d'une si douce félicité, n'est pas seulement selon mon coeur; ma raison elle-même l'approuve. Je suis dégoûté des hommes d'Europe et de leur civilisation. Dans les contrées sauvages où nous irons, nous trouverons d'autres hommes qui ne sont ni polis ni savants, mais aussi ne connaissent rien aux arts de l'oppression et de la tyrannie. Nous appelons ces Indiens des sauvages parce qu'ils n'ont point nos talents; mais quel nom nous donnent-ils, eux qui ne possèdent point nos vices? C'est au sein de leurs forêts que nous admirerons l'homme dans sa dignité primitive.

«La vie civilisée est une vie de force collective et de faiblesse individuelle: l'homme isolé marche seul dans sa force et dans sa liberté.

«Dans nos pays de vieille civilisation, l'impotent dont le corps languit, le lâche qui n'a point d'âme, l'imbécile qui n'en a pas plus qu'un reflet, sont les forts de la société, pourvu qu'ils soient nés riches: ils brillent, ils commandent, ils gouvernent. Il n'est pas de poltron qui n'achète du coeur avec de l'or: les honneurs, les distinctions, la gloire même, se vendent comme une denrée.

«J'ai vu des idiots que servaient cent hommes intelligents appelés valets. S'ils fussent nés rois, ils eussent été servis par des peuples.

«Chez l'Indien, au contraire, l'intelligence est au chef, l'énergie à l'homme fort, la faiblesse à l'infirme; et l'on n'achète pas plus l'énergie musculaire que la puissance morale.

«Ainsi la raison elle-même nous chasse du pays que nous haïssons, et nous pousse vers la nouvelle patrie qu'a choisie notre coeur…

— «Oh! oui, s'écria Marie cédant à la conviction dont elle me voyait pénétré… mais mon père!!…»

Je répliquai: «Nelson nous aime tendrement: partout où nous irons, ses bénédictions et ses voeux suivront nos traces… d'ailleurs, infortuné lui-même, ne sera-t-il pas jaloux de partager notre retraite?»

Nelson entendit sans le plus léger signe d'émotion la communication de mes projets; il réfléchit profondément, et puis il me dit: «La résolution que vous proposez est extrême, mais notre position l'est aussi; je ne me séparerai point de vous, mes enfants. Pendant qu'au désert vous serez occupés de votre bonheur, j'aurai, moi, d'autres soins à remplir. J'ai toujours compati à la misère des Indiens, dont l'ignorance fait la faiblesse; un grand nombre parmi nous sont durs et persécuteurs envers ces infortunés. Le Ciel, qui ne me permet pas de jouir ici du bien-être et de la sécurité, m'avertit sans doute que ma place est marquée ailleurs, et je ferai encore une oeuvre utile à mon pays en travaillant à réparer ses injustices…»

Il réfléchit de nouveau, et poursuivit ainsi: «Nous allons marcher vers l'Ouest et traverser de vastes contrées. Le désert est loin aujourd'hui; la civilisation américaine grandit si vite et s'étend si rapidement… Si nous ne cherchions qu'un sol fertile et une admirable nature, nous choisirions notre asile dans la vallée du Mississipi, sur sa rive droite, qui compte encore peu d'habitants; mais les eaux du grand fleuve qui, en se débordant, fécondent les terres environnantes, sont aussi, par leur contact avec les matières végétales, la source d'exhalaisons funestes à la vie de l'homme. Nous ferons mieux de porter nos pas du côté des grands lacs, où l'on respire un air toujours pur. Le Michigan est renommé pour la salubrité de son climat; il ne contient qu'une seule ville (Détroit), d'immenses forêts, et la nation des Indiens Ottawas.»

Le lendemain, le premier jour du mois de mai de l'année 1827, Nelson, Marie et moi remontions l'Hudson pour nous rendre à Albany, et de là à Buffaloe, petite ville située sur le bord du lac Érié. Nelson eût voulu n'emmener aucun serviteur: je désirais moi même de faire comme lui; mais le fidèle Owasco nous demanda si instamment de nous suivre, et témoigna tant de chagrin à l'idée d'être séparé de sa bonne maîtresse, que nous cédâmes à sa prière.

Ainsi nous partîmes, chassés par la persécution et réduits à chercher un asile parmi les sauvages. Oh! je n'accusai point alors la rigueur de mon destin. Ce départ avec l'objet aimé, les scènes ravissantes que nous offrit le fleuve du Nord sur ses deux rives, et qu'on admire si bien quand on est deux; ce voyage aventureux vers des pays inconnus; l'opiniâtreté même du malheur attaché à nos pas; tout réveillait en moi l'enthousiasme et l'énergie.

À peine avions-nous fait dix milles sur l'Hudson que, portant mes regards vers New York, cette vaste cité, naguère objet de mes illusions, et maintenant quittée sans regrets, j'aperçus dans le lointain, sur plusieurs points différents, des flammes s'élever dans les airs. «Ce sont, dit un Américain, les églises des noirs et leurs écoles publiques qu'on brûle.» Cette destruction avait été annoncée la veille. Ainsi nous voyions encore la haine de nos ennemis, quand nous étions à l'abri de leurs coups. Tel fut l'adieu que nous fit l'Amérique civilisée.

Bientôt nous ne vîmes plus que de vastes nappes d'eau, des montagnes et des forêts, et cependant nous n'étions pas encore dans l'Amérique sauvage. Ces contrées intermédiaires qui séparent la civilisation du désert devaient nous donner de tristes impressions. Je ne saurais vous dire quel serrement de coeur j'éprouvai lorsqu'au sortir d'Albany, côtoyant les bords de la Mohawks, je rencontrai quelques indiens vêtus en mendiants. Il y a moins d'un siècle, les sauvages habitants de ces contrées étaient une nation formidable; leurs tribus guerrières, leur puissance, leur gloire, remplissaient les forêts du Nouveau-Monde. Que reste- t-il de leur grandeur?… Leur nom même a disparu de cette terre. Le peuple qui les remplace ne s'enquiert même pas si d'autres étaient là avant lui, et l'étranger qui passe en ces lieux les interroge sans qu'aucun souvenir lui réponde. Peu soucieux d'avenir, l'Américain ne sait rien du passé. Sans doute les États- Unis deviendront un grand peuple; mais ensuite, qui prendra leur place sur la terre? et leur nom tombera-t-il de même dans l'oubli de leurs successeurs?

Cependant ces régions qu'envahit la civilisation européenne conserveront longtemps encore leur aspect sauvage. On y rencontre çà et là des villages et des villes; mais c'est toujours une forêt. La coignée y retentit incessamment; l'incendie ne s'y repose point; mais à peine y apparaît-il quelques clairières [55], faible conquête de l'homme sur une végétation puissante qui, en tombant sous le fer et la flamme, ne s'avoue point vaincue, et se relève avec énergie à la face de ses destructeurs.

C'est encore une étrange chose, au milieu de cet empire à peine ébranlé de la nature sauvage, de s'entendre étourdir du nom magnifique des villes qui rappellent la plus antique comme la plus brillante civilisation. Ici, Thèbes; là, Rome; plus loin, Athènes. Pourquoi ce vol fait à tous les peuples du monde de leurs gloires et de leurs souvenirs? Est ce un parallèle ou un contraste? La ville aux cent portes est une bourgade; la cité reine du monde, un défrichement; le berceau de Sophocle et de Périclès, un comptoir.

Cependant d'autres émotions agitaient mon coeur. Chaque fois que j'apercevais une forêt bien sombre, un joli vallon, un lac et ses charmants rivages, j'éprouvais la tentation de m'y arrêter. «Ici, me disais-je, avec Marie, je vivrais heureux: pourquoi donc aller plus loin?»

Un jour, passant auprès du lac Onéida, non loin de Syracuse et de Cicero, je vis une petite île dont l'aspect fit tressaillir mon coeur. Elle occupe le milieu du lac: assez grande pour servir d'asile à une famille, elle n'en pourrait recevoir deux: on y trouverait ainsi un isolement assuré. Il me sembla que la nature ne m'avait jamais offert un spectacle plus ravissant. L'île enchantait mes regards par la fraîcheur de sa végétation, par la richesse et la variété de ses feuillages; et les eaux qui l'entouraient reflétaient dans leur cristal argenté, sur un fond de ciel bleu, ses contours pleins de grâce, ses touffes d'arbres fleuris et ses massifs de verdure. «C'est, me dit-on, l'île du Français.» [56] N'était-ce point la retraite que je cherchais? Non: les bords du lac sont envahis par les Européens. Là, plus d'Indiens hospitaliers, mais des Américains aubergistes. Ces hôteliers ont pour domestiques des nègres; et ces nègres, qui sont voués au mépris public parce que la domesticité est leur partage exclusif, se trouvent là comme pour attester, jusque sur les limites du désert, l'existence du préjugé dont ils sont les victimes, et l'éternelle barrière qui sépare les deux races.

Dois-je me justifier d'avoir pris plaisir à parcourir une île déserte, d'en avoir exploré les moindres parties, et de rendre compte ici de mon excursion? — Malgré sa beauté naturelle, cette île ne m'offrait par elle-même qu'un faible intérêt; mais un homme y a vécu, et cet homme était Français, malheureux et proscrit!

Le voisinage des hommes nous repoussait; il fallait aller plus loin.

En arrivant à Buffaloe, nous apprîmes un événement qui remplit de joie l'âme de Nelson. On nous dit que, sur le port, il y avait, prêts à s'embarquer pour le Michigan, six cents Indiens nouvellement arrivés de la Géorgie. Ils étaient de la tribu des Cherokees; un agent du gouvernement central les accompagnait, chargé de les conduire à leur nouvelle destination. Nelson ne tarda pas à reconnaître en eux les infortunés pour lesquels il avait, peu de temps auparavant, donné sa liberté, et que la cupidité américaine condamnait à l'exil, à l'époque même où de cruels préjugés le contraignaient, lui et sa famille, de quitter Baltimore. Les principaux parmi les Indiens avaient vu Nelson en Géorgie, et tous se rappelèrent son généreux dévouement. Il y eut entre eux et lui une reconnaissance touchante, et ce fut une occasion de joie pour toute la tribu. Nelson vit dans cette rencontre une sorte d'arrangement providentiel, et il nous dit: «Le ciel a entendu mes voeux; il envoie au-devant de moi les infortunés vers lesquels j'allais… Ne dois-je pas à un témoignage éclatant de sa toute-puissance le bonheur de retrouver les malheureux dont une odieuse persécution m'avait séparé? L'infortune nous réunit… maintenant nous ne nous séparerons plus… la communauté des misères fait naître un lien plus solide que celle des prospérités…»

Cependant notre intérêt pour les pauvres exilés s'accrut, lorsque nous entendîmes les réflexions que leur départ inspirait aux Américains.

«Enfin, disait l'un, ces misérables se retirent! on ne les a que trop longtemps supportés parmi nous. Quel produit tiraient-ils des fertiles contrées qu'ils abandonnent? Le plus habile d'entre eux n'a jamais travaillé dans une manufacture; et tous aiment mieux une forêt qu'un champ de blé!!

— «Fort heureusement, reprit un autre, le bon sens américain triomphe des déclamations des philanthropes, des quakers et des presbytériens.»

Un troisième ajouta:

— «Ces sauvages ne sont-ils pas trop heureux? ils vont trouver dans le Michigan une riche contrée, de grandes prairies, d'immenses forêts; et tout cela leur est concédé à perpétuité!»

Pendant que nous entendions ces discours attristants, nous étions témoins d'un spectacle plus affligeant encore: c'étaient les apprêts du départ. Le bord du lac Érié était couvert d'Indiens à moitié nus, de petits chevaux à longues crinières, de chiens chasseurs et demi-sauvages, de longues carabines, de vieilles hardes; tout cela gisait pêle-mêle sur la plage.

Il y a quelque chose de profondément triste dans l'adieu d'un homme à sa patrie, mais un peuple entier qui part pour l'exil présente une scène tout à la fois douloureuse et solennelle.

La physionomie de ces malheureux était impassible; cependant on y pouvait deviner le sentiment d'une grande infortune.

Comme on donnait le signal du départ, nous remarquâmes un groupe d'Indiens qui s'avançaient vers le port; ils étaient encore plus graves, plus recueillis que les autres, et marchaient d'un pas plus lent. L'un d'eux paraissait s'incliner comme s'il eût plié sous un fardeau. À son approche, tous se rangeaient pour faciliter son passage. Enfin nous distinguâmes au milieu de la foule un vieillard décrépit, courbé sous la charge des années; son front chauve, ses bras desséchés, son corps vacillant, le rendaient plus semblable à un spectre qu'à un être vivant. D'un côté, deux vieillards le soutenaient, dont les épaules affaissées et tremblantes semblaient moins destinées à prêter un appui qu'à le recevoir; de l'autre, il se penchait sur deux femmes: la première, à cheveux blancs; la seconde, plus jeune, portait un enfant suspendu à son sein. C'était le patriarche de la tribu; il avait vécu cent vingt années. Étrange et cruel destin! cet homme, si voisin du sépulcre, ne laisserait pas ses ossements parmi les ossements de ses pères, et, proscrit séculaire, il allait, dans l'âge de la mort, à la poursuite d'une patrie et d'un tombeau. Cinq générations l'entouraient et s'en allaient avec lui. L'infortune de tous n'égalait point la sienne. Qu'importe l'exil à l'enfant qui naît? Pour qui a de l'avenir, c'est une patrie qu'un monde nouveau.

Il n'existait alors, entre Buffaloe et le Michigan, aucune communication régulière. C'était donc une rencontre doublement heureuse pour nous que celle des Indiens dont Nelson était l'ami, et l'occasion d'un bateau à vapeur prêt à partir pour le lieu même que nous avions indiqué d'avance comme terme de notre course.

Nous prîmes place sur le bâtiment parmi les Cherokees. Pendant la traversée de Buffaloe à Détroit, Nelson m'entretint longuement du sort de ces peuplades, jadis si puissantes, aujourd'hui si abaissées; il en parlait sans l'enthousiasme des hommes d'Europe et sans préjugés américains. Parmi les paroles qu'il me fit entendre, je me suis toujours rappelé celles-ci: «On croit, me disait-il, que nous exterminons par le fer les tribus sauvages de l'Ouest: on se trompe, nous nous servons d'un moyen de destruction aussi sûr et moins dangereux pour celui qui l'emploie. En échange de riches fourrures de martres et de castors, nous leur donnons de l'eau-de-vie de peu de valeur; l'Indien grossier abuse tellement de cette boisson, qu'il en meurt. Ce commerce enrichit l'Américain et tue son ennemi. Des voix courageuses se sont élevées parmi nous pour flétrir cet infâme trafic, mais en vain: l'intérêt sordide fascine les yeux du plus grand nombre.

«Il en est qui, pour se justifier d'un attentat, accusent la victime. Les Américains reprochent aux Indiens d'être vils et dégradés. Peut-être le sont-ils; mais l'étaient-ils avant de nous connaître? Quand nos pères abordèrent au milieu d'eux, ces sauvages leur firent voir un caractère qui n'était pas sans grandeur, une dignité naturelle et vraie, autant d'énergie morale que de force musculaire. Ces vertus leur manquent aujourd'hui: qui les en a dépouillés? Alors, ils ignoraient l'ivrognerie, la débauche, la misère qui mendie, les passions cupides qu'engendre le droit de propriété; tous ces vices ont pris possession de leur race: d'où leur sont-ils venus?

«Je sais, ajoutait Nelson, combien il est difficile de polir leurs moeurs, de changer leurs coutumes barbares, de les plier au double joug de la vie sédentaire et de la vie agricole, premiers éléments de toute civilisation. L'obstacle vient de leur fol amour pour la liberté sauvage.

«Mais cet obstacle, qu'avons-nous fait pour le vaincre? travaillons-nous à les policer ou à les avilir? et si leur dégradation est notre ouvrage, trouverons-nous dans cet abaissement l'excuse de nos violences?

«Les Indiens étaient puissants sur cette terre, quand une poignée de proscrits vint demander un asile à leurs forêts; ils furent hospitaliers et bons. Maintenant on leur dit: «Retirez-vous; vous ne valez pas le sol qui vous porte et que vous ne savez point féconder; allez vivre ou mourir plus loin. Ce langage n'est point selon l'esprit de Dieu. Si les Indiens refusent d'apprendre les arts utiles qui font le bien-être de cette vie, enseignons-leur la religion, source de bonheur dans l'autre; nous ne serons plus troublés par nos consciences, si nous en faisons des chrétiens.»

Ainsi disait Nelson, et j'écoutais ses paroles avec recueillement, parce que sa voix était celle d'un homme juste.

«Vous qui sympathisez avec leur malheur, hâtez-vous, me disait-il encore, de les voir et de les plaindre; car ils auront bientôt disparu de la terre. Les forêts du Michigan leur sont livrées à perpétuité… Oui, ce sont les termes du traité: mais quelle dérision! Les terres qu'ils occupaient jadis, et dont on vient de les chasser, leur avaient été concédées aussi pour toujours. Leur nouvel asile sera respecté tant qu'il n'excitera point l'envie de leurs ennemis; mais le jour où la population américaine se trouvera trop serrée dans l'Est, elle se rappellera que le Nord du Michigan est une riche et belle contrée. Alors un nouveau traité sera conclu entre les États-Unis et les Indiens, et il sera démontré à ceux-ci que leur intérêt bien entendu est d'abandonner leur nouvelle retraite et d'en aller chercher une autre encore plus loin. Mais à force de s'avancer vers l'Ouest, ils rencontreront l'Océan Pacifique: ce sera le terme de leur course; là ils s'arrêteront comme on s'arrête au tombeau. Combien de jours de marche leur faudra-t-il pour atteindre le but fatal? je ne sais; mais on les a déjà comptés. Chaque vaisseau d'émigrants, vomis par l'Europe engorgée de population, grossit la phalange ennemie qui s'avance, hâte sa course, précipite la fuite des vaincus et accélère l'heure de la catastrophe. Après avoir stationné dans le Michigan, ces Indiens seront rejetés par-delà les montagnes rocheuses: ce sera leur seconde étape; et lorsque, grandissant toujours, le flot européen aura franchi cette dernière digue, l'Indien, placé entre la société civilisée et l'Océan, aura le choix entre deux destructions: l'une, de l'homme qui tue; l'autre, de l'abîme qui engloutit.»

Tandis que Nelson et moi parlions théoriquement des Indiens et de leur misérable sort, Marie ne prenait à nos discours qu'un faible intérêt; mais à l'aspect de leur infortune elle fut bien plus émue que nous. Nous raisonnions; elle pleura.

L'intérêt de ces entretiens détourna d'abord mon attention de la nature toute nouvelle qui s'offrait à mes regards.

Cependant, lorsqu'après avoir traversé le lac Érié nous entrâmes dans la rivière de Détroit, ainsi nommée parce que les eaux qui la forment, écoulées des lacs supérieurs, sont étroitement resserrées entre ses deux rives, alors une scène imposante s'empara de mes sens et laissa dans mon âme une vive impression.

À mesure que nous remontions le fleuve, paraissait à l'entour de nous un plus grand nombre d'indigènes qu'attirait le bruit de la vapeur. Pour la première fois un bateau se montrait à leurs yeux sans voiles ni rames. Rien ne pourrait peindre l'admiration et la stupeur qu'éprouvait à cet aspect l'habitant du désert.

C'était pour lui et pour nous-mêmes un magnifique spectacle que cette maison flottante, marchant toute seule et s'avançant impétueusement au-devant d'un courant rapide, sans le secours d'aucune force apparente, entre deux bords émaillés de prairies et si rapprochés l'un de l'autre qu'on semblait courir sur la verdure; ce tonnerre sans cesse grondant de la vapeur qui portait le bruit des cités dans les profondes solitudes; ce chef-d'oeuvre de l'industrie humaine, cette merveille de la civilisation moderne, placée en face des beautés primitives de la nature sauvage.

Cependant on nous montra sur la rive gauche du fleuve une longue file de maisons en bois peint, de construction élégante et neuve et entièrement semblable aux édifices de toutes les petites villes d'Amérique. C'était la ville de Détroit: on ignore si elle tient son nom du fleuve, ou si le fleuve lui doit le sien; elle fut fondée jadis par les Français canadiens, au temps où la France était puissante dans les Deux-Mondes. On trouve ainsi des noms de France semés çà et là sur les rives du Saint Laurent, du Mississipi et jusqu'au fond du désert; Pépin-le-Bref [57], Saint Louis [58], Montmorency [59]; source féconde de souvenirs qui n'auraient que de la douceur, si, en retraçant la gloire de la conquête, ils ne rappelaient aussi le crime de son abandon [60].

Détroit est la dernière ville du Nord-Ouest; après elle commence le désert. Elle forme ainsi l'anneau de jonction entre le monde civilisé et la nature sauvage; c'est le point où finit la société américaine et où commence le monde indien.

Placé sur la limite de ces deux mondes, on les voit face à face; ils se touchent et n'ont rien de semblable.

J'avais toujours pensé qu'en m'éloignant des grandes cités pour me rapprocher des forêts solitaires, je verrais la civilisation décroître insensiblement, et, s'affaiblissant peu à peu, se lier par un chaînon presque imperceptible à la vie sauvage qui serait comme le point de départ d'un état social dont nos lumières et nos moeurs seraient le progrès ou le terme. Mais entre New York et les grands lacs, j'ai vainement cherché dans la société américaine ces degrés intermédiaires. Partout les mêmes hommes, les mêmes passions, les mêmes moeurs; partout les mêmes lumières et les mêmes ombres [61]. Chose étrange! la nation américaine se recrute chez tous les peuples de la terre, et nul ne présente dans son ensemble une pareille uniformité de traits et de caractères [62].

Jusqu'à ce moment, Marie avait supporté la route sans se plaindre d'aucune fatigue; mais comme nous arrivions à Détroit, son visage portait l'empreinte d'une altération qu'il lui était impossible de dissimuler; elle nous fit l'aveu qu'elle avait besoin de repos: nous descendîmes à terre.

Cependant le bateau à vapeur ne s'était approché du port que pour renouveler sa provision de vivres et de bois, et déjà la cloche du départ se faisait entendre. Nelson nous dit: «Mes enfants, demeurez ici tout le temps qui sera nécessaire pour rendre à Marie ses forces; gardez avec vous Ovasco, dont les services vous seront utiles. Je vous précéderai de quelques jours à Saginaw. Le pays qui porte ce nom est, dit-on, riant et fertile; mais il est encore sauvage. J'y préparerai votre asile, et le jour de votre arrivée sera celui de votre hymen; moi-même je vous unirai, nos lois m'en donnent le pouvoir [63]. Là, du moins, mon cher Ludovic, vous pourrez aimer la pauvre fille de couleur sans craindre les révélations perfides, sans encourir les mépris et les haines.»

Ainsi parla Nelson; ces paroles étaient touchantes, et chacun de nous fut attendri; Nelson me dit encore en se séparant de nous: «Je confie à votre honneur Marie, ma fille bien-aimée; elle n'osait prétendre à votre amour, elle a droit à votre respect. Votre union fut bénie par un ministre de votre culte; mais la religion catholique n'est point celle de Marie; vous savez d'ailleurs quelle catastrophe affreuse est venu, jusque dans le temple saint, troubler l'acte solennel près de se consommer. Adieu, mon fils, soyez pour Marie un père jusqu'au jour où je vous nommerai son époux.» Nelson put juger par mon émotion profonde que le souvenir de ses conseils ne sortirait point de mon coeur.

Un instant après, nous vîmes s'éloigner le bâtiment qui portait Nelson et les Indiens… et nous demeurâmes seuls, Marie et moi, au milieu des grands lacs de l'Amérique, entre un monde quitté sans regrets et un désert plein d'espérance.

Chapitre XV
La forêt vierge et le désert

Chose étrange! le départ de Nelson m'avait affligé vivement. Ses paroles sages, son adieu touchant, reposaient dans mon coeur. Cependant, l'avouerai-je, après son départ, demeuré seul avec Marie, je me trouvai plus heureux. J'atteste le ciel que mon âme était pure de toute coupable espérance. Mais, à partir de ce moment, Marie n'avait plus d'autre protecteur que moi, je serais auprès d'elle le seul être qu'elle aimât; mon coeur se réjouissait aussi de n'être plus distrait par aucune amitié. Tel est l'amour, le plus généreux et le plus égoïste de tous les sentiments.

L'état de Marie n'avait rien d'alarmant; aidé d'Ovasco, je l'entourai de mille soins qui n'étaient point nécessaires. C'était seulement du calme et du repos qu'il lui fallait. Une navigation de deux jours sur le lac Érié, dont les eaux se soulèvent comme les vagues de la mer, le bruit continu de la vapeur, qui tantôt gronde sourdement, tantôt s'échappe en cris perçants; ce mouvement et ce tumulte perpétuel de la vie de vaisseau avaient accablé Marie et porté à ses nerfs un ébranlement général. Quelques nuits de sommeil paisible lui rendirent toutes les forces perdues. Alors nous songeâmes à partir; mais il se présenta un obstacle que nous étions bien loin de prévoir.

Nous avions pensé qu'en prenant à Détroit une petite barque, il nous serait facile de gagner par eau Saginaw. Lors de notre arrivée, nous avions vu dans le port une foule de schooners, de sloops et de canots, qui, nous disait-on, étaient toujours prêts à remonter le fleuve pour aller à la baie Verte, à Saginaw, au saut Sainte-Marie. Mais lorsque notre départ étant résolu, je songeai à faire un choix parmi les embarcations, mon étonnement fut extrême de n'en pas voir une seule dans le port. Leur absence tenait à un événement qui me fut raconté de la manière suivante:

«Tous les ans, à la même époque, les Indiens arrivent des contrées les plus lointaines, sur la frontière du Canada, pour y recevoir des armes, des munitions, des vêtements que leur donnent les Anglais. Cette distribution gratuite, imaginée par une politique perfide [64], se fait à une petite distance de Détroit [65]; les tribus sauvages qui vivent aux environs du lac Supérieur, de la baie Verte et de Saginaw, étaient accourues cette année, selon leur coutume; elles venaient de repartir, et un grand nombre, qui avaient descendu le fleuve dans leurs canots d'écorce, avaient pris, pour en remonter le rapide courant, toutes les barques à voile qu'ils avaient pu trouver.»

Cette circonstance nous jeta dans un grand embarras. Attendre le retour des bateliers, qui ne pouvaient être revenus qu'après plusieurs jours d'absence, dépassait notre courage; dans notre impatience d'arriver au but tant désiré, tout retard nous était odieux. Nous étions plongés dans la perplexité la plus cruelle, lorsqu'on nous apprit qu'il existait un moyen d'aller par terre à Saginaw. «En prenant cette voie, nous dit-on, vous aurez une distance deux fois moins longue à parcourir. La route est, à la vérité, peu fréquentée… Quelques obstacles pourront s'offrir, mais faciles à surmonter.» Je crus ces paroles; j'ignorais alors qu'il n'est pas d'entreprises si téméraires dont s'effraie un Américain; je ne savais pas que son esprit hardi ne s'arrête que devant l'impossibilité absolue.

On nous dit que par terre nous pourrions, en trois journées, arriver sans fatigue à Saginaw, où les marchands de fourrures, qui commercent avec les Indiens, allaient quelquefois en un seul jour. Nous gagnerions d'abord Pontiac; le second jour nous verrions la rivière des Sables [66], et le troisième nous serions à Saginaw.

Le quinzième jour du mois de mai, par un de ces temps embaumés comme en donne la saison des fleurs, Marie et moi, accompagnés d'Ovasco, nous suivions la route de Détroit à Pontiac dans une petite voiture qui portait beaucoup d'amour et beaucoup d'espérance. Oh! qu'il est doux, dans l'âge des désirs impétueux, de s'élancer ainsi comme à l'aventure vers un monde inconnu, quand on presse la main de celle qu'on aime, et qu'on respire appuyé sur son coeur!!

Je ne pouvais concevoir le phénomène d'une route si belle, si large, si bien tracée au milieu d'une forêt sauvage [67]. Cette forêt n'est cependant pas tout à fait solitaire; on y rencontre çà et là quelques cabanes en bois, habitées par les pionniers américains. Peu soucieux de la nature sauvage, ces défricheurs industriels ne viennent point chercher dans le silence de ces lieux une vie tranquille et retirée; ils arrivent au désert pour en saisir les avant-postes, servent d'aubergistes aux nouveaux arrivants, mettent en culture des terres qu'ils revendent avec profit; ensuite ils vont au-delà, plus avant encore dans l'Ouest, où ils recommencent le même train d'existence et les mêmes industries. À Pontiac, la route cesse subitement. Alors de toutes parts s'offrit à nos yeux une épaisse forêt au travers de laquelle il était impossible de continuer notre voyage comme nous l'avions commencé. Marie était accoutumée à l'exercice du cheval; nous pûmes donc, sans imprudence, recourir à ce moyen de transport.

J'appris à Pontiac que désormais nous aurions à suivre, au travers de la forêt, les détours d'un étroit sentier, connu d'un petit nombre d'Américains, et dont les Indiens seuls possédaient bien le secret. Un guide nous devenait nécessaire: je m'adressai, pour l'obtenir, à un marchand américain, qui était, me dit-on, en possession de rendre aux voyageurs les services de cette nature. Cet homme trouva tout aussitôt à sa disposition un Indien de la tribu des Ottawas… il fut convenu que je donnerais deux dollars, l'un pour le guide, l'autre pour celui qui me l'avait procuré. Cet arrangement me paraissait équitable; mais le marchand, auquel je remis l'argent, garda le tout pour lui, et donna en compensation à l'Indien un lambeau d'étoffe usée, une espèce de haillon dont le sauvage parut fort satisfait. Après cela, contestez donc aux blancs leur supériorité sur les hommes rouges. Jusqu'à Pontiac quelques bruits du monde civilisé viennent encore de loin en loin troubler le silence des solitudes; mais au-delà commence le pouvoir absolu de la forêt sauvage.

On n'entre point dans ce monde nouveau sans éprouver une secrète terreur. Plus de villages, plus de maisons, plus de cabines, plus de routes, plus de voies frayées. La hache et la cognée n'ont jamais flétri cette végétation qui s'étend sur la terre en souveraine, et dérobe le ciel à tous les regards; l'industrie humaine n'a point souillé cette nature vierge. Vous heurtez à chaque pas des arbres renversés; mais ces ruines ne sont pas de l'homme; elles sont l'oeuvre du temps. Dans nos forêts d'Europe les vieux arbres sont encore jeunes; on ne leur donne point le temps de mourir; on les tue dans l'âge de la vie. Leurs cadavres utiles à l'homme disparaissent aussitôt, et n'attristent point les regards. Telle n'est pas la forêt primitive de l'Amérique. On y trouve confondues les générations vivantes et celles qui ne sont plus; au-dessus de nos têtes se balançait la verdure emblème de vie; à nos pieds gisaient les rameaux brisés, les troncs vermoulus, débris de la mort. Ainsi s'avanceraient les hommes parmi des ossements, sans la pitié des tombeaux, qui rend la vie des enfants moins misérable, en leur cachant le néant des aïeux.

Nous marchions à travers les arbres de la forêt sans distinguer les traces du sentier que nous suivions sur la foi d'un sauvage. Onitou (c'était le nom de notre guide) portait sur son visage une expression de dureté et un air farouche qui sont communs à sa race; il était maître de nos existences. Il pouvait nous trahir, exécuter quelque dessein funeste; pour nous perdre, c'était assez qu'il échappât à notre vue, et nous livrât à nous-mêmes.

Cependant ces impressions graves et sinistres ne furent point de longue durée. Après une course de quelques heures durant laquelle nos chevaux égalaient à peine la vitesse de l'Indien, celui-ci s'arrêta. Je lui offris un peu de cette liqueur de vie, que les hommes de sa race, dans leur langage figuré, appellent l'eau de feu. Il en but, et sa physionomie prit tout à coup une expression si bienveillante, son regard naturellement sévère devint si doux, que je fus rassuré pour toujours. La forêt elle-même perdait de ses terreurs et s'offrait à nos yeux sous un riant aspect. À quelques milles au-delà de Pontiac, commence une délicieuse contrée: mille collines s'y succèdent formant autant de vallons dans lesquels une multitude de lacs répandent une éternelle fraîcheur, et présentent à l'oeil les plus charmants paysages.

En parcourant ces belles forêts, si pleines de vie, si imposantes de vieillesse et si voisines du monde civilisé, il me semblait entendre des échos mystérieux raconter leur grandeur passée, et prédire leur prochaine destruction.

Oh! comment vous peindrai-je l'enthousiasme dont mon âme fut saisie? Nous nous avancions, Marie et moi, dans le silence et le recueillement, attentifs aux beautés que la nature offrait en foule à nos regards, veillant sur toutes nos émotions pour jouir de chacune d'elles. J'étais assez près de Marie pour que ma main pressât la sienne; ainsi nous allions au désert, appuyés l'un à l'autre, elle sur ma force, moi sur son amour, partagés entre les sensations d'une scène sublime, et nos tendres sentiments encore accrus par les spectacles de la nature. Que d'images ravissantes offertes à nos yeux! Quel trouble délicieux dans nos âmes! Comme la douce impression du présent s'accordait bien avec nos charmants rêves d'avenir! À peine arrivés à Saginaw, Marie serait mon épouse chérie! Ainsi ma bien-aimée marchait, sous ma conduite, à l'autel nuptial, au travers de mille fleurs écloses sous nos pas, de mille feuillages suspendus sur nos tètes, sous une voûte de soleil, d'ombre et de verdure… Heureux, hélas! que l'horizon nous fût caché! car sans doute il contenait des orages!

Étranges mystères de notre nature! le sommet imposant de la montagne abaisse l'orgueil de l'homme; le tumulte d'une mer grondante repose l'âme; et, dans le silence de la forêt solitaire toutes nos passions se déchaînent ardentes et impétueuses!!

Je redoutais pour Marie les fatigues de la route: mais elle combattait mes inquiétudes avec des paroles pleines d'un charme inexprimable.

«— Mon ami, me disait-elle, je me sens forte, car je marche vers un bonheur inespéré…» Elle me disait encore: — «Cette retraite solitaire vers laquelle nous allons était l'objet de mes plus ardents désirs, et le dernier terme de mon ambition; mais toi, Ludovic, n'as-tu point de regrets?»

Et moi je lui répondais: — «Ma bien-aimée, pendant longtemps je n'ai pas su pourquoi j'existais, et j'ai souvent reproché à Dieu les jours inutiles qu'il m'imposait; ton amour seul m'a révélé le secret de la vie.

«Dans mon plus vif enthousiasme pour la gloire, j'étais incertain si je ne poursuivais pas une chimère… La gloire!! c'est la grandeur d'un homme avouée par ses semblables… Mais cet aveu, qui le fait? — la postérité seule.

«La gloire, c'est le soleil de l'âme; il ne brille qu'après le néant du corps… sa divine lumière ne réjouit que des ombres…

«Mon amie, l'amour ne nous trompe point ainsi: ta douce voix qui m'enchante n'est point un mensonge; ton regard qui m'enivre de volupté n'est point une illusion; ta main enlacée dans la mienne n'est point une chimère. Ô Marie! l'amour aussi trompe nos coeurs, mais c'est pour leur donner une félicité si grande qu'ils ne sauraient la contenir.»

Tels étaient nos entretiens sous les sombres portiques de la verdure, lorsque nos yeux sont frappés subitement d'une vive clarté; à mesure que nous avançons, le jour augmente, jusqu'à ce qu'enfin l'ombre disparaît avec le dernier arbre de la forêt… Nous nous trouvons en face d'une vaste prairie où la nature la plus variée, la plus riche et la plus gracieuse resplendit à nos yeux dans un torrent de lumière.

Ici l'Indien nous avertit par signes que c'était un lieu de halte. Nous avions devancé son avis. Saisis d'admiration à l'aspect de cette scène nouvelle, nous nous étions arrêtés, Marie et moi, sans nous prévenir l'un l'autre, et comme par un mouvement simultané d'enthousiasme sympathique.

Tandis qu'Onitou et Ovasco conduisaient nos chevaux à une fontaine voisine, bien connue de l'Indien, Marie s'assit près de moi sous les rameaux d'un alcée. Nous étions adossés à la forêt, et la prairie qui s'étendait devant nous déroulait à nos yeux toute sa magnificence.

Qu'une belle femme, vive, ardente, passionnée, vous apparaisse tout à coup pendant une rêverie d'amour; l'accord charmant de ses traits, la douce mélodie de sa voix, le concert plus doux encore des grâces dont elle est ornée, l'enchantement qui s'exhalent de son souffle embaumé, de sa chevelure flottante, de son brûlant regard; tout en elle est harmonie, parfum, volupté.

Telle parut à mes yeux la prairie sauvage.

Sur un fond de verdure nuancé de mille couleurs, une multitude d'insectes aux ailes de pourpre et d'or, de papillons diaprés, d'oiseaux-mouches au corsage de rubis, de topaze et d'émeraude, se croisaient en tous sens, rasaient la prairie, s'entremêlaient aux fleurs, tantôt posés sur une faible tige, tantôt élancés d'un calice odorant; les uns, faibles créatures d'un jour; les autres comptant déjà des années de bonheur, tous pleins de vie et d'amour; ici fuyant pour mieux s'attirer; là volant entrelacés, et s'aimant encore au plus haut des cieux, comme pour porter à Dieu le témoignage de leurs joies; une atmosphère énervante par sa douceur, toute parsemée de corps étincelants qui figuraient aux yeux des myriades de fleurs et de pierreries voltigeant dans les airs.

Telle était la scène qui s'offrait aux regards. De tous côtés arrivaient les doux gazouillements, les tendres soupirs, les gémissements heureux. Il semblait que tout, dans ce lieu fortuné, prît une voix pour se réjouir. Le moindre vermisseau bruissait un plaisir; chaque rameau de la forêt rendait un écho de bonheur; chaque brise de l'air apportait un accent d'amour.

Au milieu de cette magie de la nature sauvage, enivré du souffle de Marie qui respirait sur mon coeur, et du parfum de sa chevelure sur laquelle j'étais penché, saisi du charme irrésistible de cette solitude, où tout existait pour aimer, je m'inclinai vers Marie, et mes lèvres ayant rencontré ses douces lèvres, je demeurai attaché à cette coupe de miel et de délices. Bonheur silencieux! ravissante extase! volupté du ciel, et pourtant incomplète… car un vent brûlant passait sur mon âme et y allumait d'impétueux désirs! Confiante dans mon amour, la vierge pure ne pensait point à me résister… Alors un combat terrible s'engagea dans le fond de mon coeur. Mille flammes ardentes le dévoraient, et mon sang se précipitait bouillant dans mes veines…Ô ma bien-aimée! la beauté même qui m'inspirait ces transports, et ton innocence qui rendait ma victoire si facile, me sauvèrent d'une faiblesse et d'un remords. Dans cet instant d'égarement et de fascination, au milieu de cet éblouissement qui s'empara de tout mon être, tu m'apparus, vision charmante, dessinée dans mon imagination sur un ciel bleu parmi des images roses; tu m'apparus, créature enchantée sous les traits immatériels qu'on prête aux génies célestes, c'était toujours toi, Marie; mais toi, plus belle encore, plus séduisante de grâce, de candeur et de pureté. Je te voyais à travers le voile transparent d'un avenir de quelques jours dans notre asile fortuné de Saginaw, au milieu d'une nature encore plus riche, dans une solitude encore plus aimante; devenue mon épouse chérie, tu reposais sur mon coeur, enlacée dans mes bras, me prodiguant sans trouble mille tendres caresses que je recevais sans remords… et je frémis en songeant que j'allais tacher cette blanche fleur, lui ravir son parfum d'innocence, infecter de vices et d'amertume la source pure d'une délicieuse félicité! Je ne pensais point à Nelson, à ses conseils, à la honte de trahir sa confiance; ô mon amie! le ciel m'est témoin qu'en m'arrachant de tes bras où je mourais de bonheur, je ne cédai qu'à notre amour!

En ce moment, un bruit confus frappa mon oreille des voix d'hommes, des hennissements de chevaux, des aboiements de chiens, se faisaient entendre. Bientôt nous aperçûmes une troupe d'Indiens qui venaient vers nous en suivant le sentier que nous avions parcouru. Mon premier mouvement fut un sentiment de crainte: quels étaient ces Indiens? d'où venaient-ils? comment se trouvaient-ils entre nous et le village que nous avions quitté le matin même! Notre guide était-il sincère? Cette halte qu'il nous avait engagée de faire n'était-elle point conseillée par la trahison? Si les Indiens nous attaquaient, quelle résistance pourrai-je leur opposer? Comment défendrais-je Marie? Placés entre ces sauvages et des espaces inconnus, toute fuite nous était impossible: les plus sinistres pensées remplissaient mon âme. Ma frayeur s'augmenta lorsque je vis Onitou s'entretenir familièrement avec ceux qui marchaient en tête de la troupe. Bientôt toute une tribu d'Indiens s'offrit à nos regards: hommes, femmes, enfants, bagage, fortune, foyer domestique, tout était là.

Ici s'avançait une jeune femme portant son enfant sur son dos; on en voyait une autre se séparer de la bande, et assise au pied d'un vieux chêne, présenter sa mamelle à son nouveau-né; çà et là des Indiens se glissaient, comme des bêtes fauves, parmi les lianes, à la recherche de quelques fruits sauvages; d'autres s'arrêtèrent sous nos yeux, et prenant la prairie pour salle de festin, se rangèrent autour d'un feu allumé à la hâte, au-dessus duquel ils suspendirent les chairs encore palpitantes d'un chevreuil et d'un élan. À mesure qu'ils passaient près de Marie, je les regardais avec ce sourire forcé que prend la crainte, quand elle affecte la confiance. Tous portaient sur leurs figures une expression farouche et sauvage. Le plus grand nombre feignaient de ne pas nous voir. Quelques-uns nous jetaient un regard d'orgueil et de mépris. Un seul, en nous voyant, sourit gracieusement; mais ce fut un éclair passager. Son visage redevint tout à coup dur et sévère.

J'ai su depuis que ces Indiens, de la tribu des Ottawas, qui vit au Nord du Michigan, étaient venus à Détroit pour se rendre au Canada; et que là, ayant appris l'arrivée des Cherokees, et leur départ pour Saginaw, ils s'étaient remis subitement en route, afin de précéder ces nouveaux venus au lieu de leur débarquement, et d'observer leur invasion.

Nous continuâmes notre route sans encombre, et j'appris à voyager parmi les sauvages du Nouveau-Monde avec plus de sécurité que je ne faisais chez quelques peuples européens d'antique civilisation. Le jour approchait de son déclin; nos ombres et celles de nos chevaux s'allongeaient à notre droite. À l'extrémité de la prairie, nous retrouvâmes la forêt. Peu de temps après, nous étions sur le bord méridional de la rivière des Sables; c'était le bord opposé qui devait nous fournir un asile pour la nuit; le lendemain nous partirions pour Saginaw. Conduits par Ovasco et par Onitou, nos chevaux passèrent la rivière à la nage; je fis monter Marie dans un canot d'écorce que nous trouvâmes sur le rivage; je me plaçai près d'elle, et je dirigeai de mon mieux la petite barque qui portait un être adoré, mes espérances et toute ma destinée. Je me rappellerai toujours avec délices ce court instant de bonheur: c'était l'heure où le jour cesse, et où la nuit n'est pas encore venue; quand les oiseaux de lumière ont fini leurs concerts, et que ceux des ténèbres n'ont pas commencé leurs chants lugubres; alors que, succédant aux ardeurs du soleil qui réveille et vivifie tout, l'astre des nuits répand ses molles clartés sur la nature qui s'endort.

Admirable contraste! à ces voix innombrables, à ces chants, à ces murmures, à toutes ces harmonies de la journée, avait succédé un silence profond; tout se taisait autour de nous; pas un bruit lointain ne frappait notre oreille, des mouches aux ailes de feu semaient dans l'air, en voltigeant, mille bluettes enflammées, qu'on eût prises pour les étincelles d'un vaste incendie, sans la délicieuse fraîcheur qui régnait autour d'elles.

Tout pleins du calme que nous respirions, incapables de prononcer une parole, nous retenions notre souffle de peur de troubler le silence de la nature; nous demeurions immobiles, et notre canot s'en allait au gré du courant. Déjà, dépassant la cime des grands pins, la lune projetait sur nous sa clarté mystérieuse, et reflétait ses rayons tremblants sur la surface de l'onde, légèrement agitée par notre frêle esquif; la paix de l'atmosphère était entrée dans nos âmes; nous ne pensions point, nous avions le coeur plein; notre bonheur s'était modifié comme la nature elle- même, tout à l'heure si vive, si ardente, si animée, maintenant tranquille et muette. C'était le soir, tendre crépuscule du désert et du coeur, douce rosée qui venait rafraîchir nos âmes brûlées par les passions du jour.

Comme je prenais une rame pour diriger notre canot vers le rivage: — «Oh! mon ami, quel malheur! s'écria Marie d'une faible voix; arrivés déjà! que ne suivons-nous ce courant qui nous entraîne si doucement? comme on respire bien ici! comme il est pur l'air que n'a point souillé le souffle des méchants! Oh! faut-il sitôt quitter ces lieux? où trouver plus de calme, plus d'émotions douces, plus de bonheur tranquille!…» Et la charmante fille se penchait vers moi, retenait mon bras et me disait encore: «Qu'il serait doux, nous abandonnant au cours de cette rêverie presque céleste, et suivant avec foi les eaux de ce fleuve qui nous bercent si mollement; qu'il serait doux, mon ami, de mourir ensemble dans une extase du coeur, et de monter au ciel par un élan de nos joies vers Dieu! Nous ne ferions que changer de patrie… Le bonheur des anges peut-il surpasser celui que nous éprouvons? mais jouirons-nous encore ici bas d'une pareille félicité?»

Je la guidais vers le rivage, et je lui disais: «Marie, je ne sais si tu es une créature de la terre; car ta voix, ton langage, toute ta personne, sont pleins d'un charme divin… Quand je vois couler tes larmes, je te prends pour l'ange de la mélancolie aspirant à remonter au ciel où l'innocence ne pleure plus; mais quand ta voix m'enchante et module des sons de bonheur, je ne sais plus que penser de l'être surhumain qui a connu les félicités célestes, et ne méprise pas les joies de la terre… Ma bien-aimée, aie foi dans mon amour; un air plus doux et plus pur, une contrée plus riante encore, une nature encore plus belle, nous attendent au- delà; nous serons mieux qu'ici; car nous serons encore plus loin du monde que nous haïssons… Vois comme le bonheur se révèle à nous par degrés à mesure que nous fuyons davantage…»

Sur quel rivage nous eût trouvés l'aurore du lendemain, si, cédant à la voix de Marie, et au sommeil qui s'emparait de toute la nature, j'eusse livré notre barque aux hasards du courant? Je ne sais. L'asile que choisit notre raison vaut-il celui que nous désignent les caprices du vent, les détours de l'onde, les ombres de la nuit?

Notre abri durant la nuit fut une petite cabane en bois, habitée par un Américain de la Nouvelle-Angleterre, qui s'est établi près des Indiens pour faire avec eux le commerce des pelleteries.

À notre arrivée, nos chevaux furent abandonnés dans une étroite enceinte voisine de l'habitation. Notre hôte s'empressa de faucher leur nourriture dans un champ d'avoine sur pied; puis, prenant une hache, il coupa dans la forêt un arbre, dont il nous fit du feu pour nous préserver des fraîcheurs de la nuit. Les pièces de bois, dont la cabane était formée, laissaient l'air extérieur pénétrer par mille ouvertures, et l'humidité du rivage se faisait déjà sentir. Bientôt une flamme pétillante, nourrie de pommes de pins, éclaira notre obscure demeure, et nous fit voir un réduit étroit, mais remarquable par sa propreté. Une femme, au visage pâle et maigre, parut; c'était celle de notre hôte; autour d'elle étaient groupés plusieurs enfants en bas âge. Une image grossièrement peinte, représentant le général Washington, était suspendue au- dessus de la cheminée. Aux États-Unis, Washington est le dieu de la chaumière comme celui du Capitole!… Sur une table placée au centre du logis, on voyait disséminées plusieurs feuilles d'un journal de New York, de date assez récente. Tout, chez nos hôtes, annonçait plus de bien-être matériel que de bonheur; leurs manières polies sans élégance, leur langage correct sans ornement, leurs connaissances exactes, mais bornées, tout prouvait qu'ils n'étaient pas nés au désert, et qu'ils appartenaient à la classe moyenne d'une société civilisée. Leur seul but, leur idée fixe était de faire fortune; ils étaient comme tous les Américains.

La femme nous prépara un repas modeste, et le thé nous fut servi sous la cabane du désert. Cette situation singulière n'eût point été sans charmes pour moi, si Marie eût pu en jouir elle-même; mais elle était souffrante; une longue journée de route l'avait affaiblie; elle ne prit aucune part au repas qui devait réparer ses forces. Je donnai tous mes soins à lui préparer un lieu de repos; une peau de buffle lui servit de lit; je couvris ses pieds de mon manteau… alors, accablée de sommeil, Marie prit une de mes mains en gage de sécurité, et, s'étant penchée sur moi, elle s'endormit. Bientôt tout le monde reposa en silence autour de moi; seul je veillais attentif au dedans, et épiant les moindres bruits du dehors; veille imposante au fond de la forêt sauvage, dans la cabane solitaire, où brillaient quelques flammes vacillantes, seul mouvement qui se fit autour de moi; veille silencieuse qui fit apparaître à mes yeux, comme des fantômes, les souvenirs de ma jeunesse, mes ambitions, mes vastes desseins, les grandeurs et les misères de ma vie, les illusions avec les désenchantements, les amours avec les espérances; veille presque fébrile, durant laquelle l'imagination va mille fois du passé à l'avenir, du désespoir au bonheur, de la sagesse à la folie; et ne s'arrête qu'à l'instant où, dominée par l'ascendant d'un pouvoir irrésistible, la pensée chancelle, fléchit par degrés, se relève avec effort, puis retombe et va mourir enfin dans la nuit du sommeil…

Avant que mes paupières se fussent affaissées, j'avais remarqué que le repos de Marie était troublé par des mouvements soudains, des tressaillements, des paroles entrecoupées. Le matin elle se réveilla en sursaut. Son premier mouvement fut de ressaisir ma main qu'elle avait abandonnée en dormant. Ce geste me tira moi- même de mon assoupissement, et, en revoyant Marie, que je n'avais pas eu la force de veiller une nuit entière, je compris toute l'impuissance de la volonté.

Marie était triste et pensive: «Mon ami, me dit-elle, si je n'étais près de toi, je craindrais de grands malheurs… car j'ai eu des songes terribles.»

Je remarquai avec chagrin que la nuit ne l'avait point reposée… et l'agitation extrême de son sang me fit penser que la fièvre l'avait saisie… Que faire? Demeurer dans cette cabane solitaire! Nous arrêter si près du but! il ne nous fallait plus qu'un jour de voyage. Le soir nous arriverions à Saginaw pour y rester toujours. Ne devions-nous pas, à tout prix, gagner ce lieu de repos, qui rendrait à Marie ses forces, et verrait commencer notre bonheur? Je dis mes pensées à Marie. «Oui, me répondit-elle, oh! oui, allons vite à Saginaw… c'est là que nous serons heureux,… tu me l'as promis…»

Nous partîmes à l'heure où la nature a coutume de retrouver la voix avec la lumière;… mais une nouvelle scène nous réservait de nouvelles impressions… Avant d'arriver à la rivière des Sables, nous avions parcouru de sauvages solitudes; après l'avoir quittée, nous entrâmes véritablement dans le désert… Nous marchions sans entendre le chant d'un oiseau, le bourdonnement d'un insecte, le mouvement d'un seul être vivant… Ce n'était plus le silence de la nature qui se repose après les chants du jour, et qu'on entend encore respirer pendant qu'elle dort… c'était le silence morne du néant… Le seul bruit qui frappât notre oreille était causé par les pas de notre guide et par ceux de nos chevaux; bruit régulier qui ajoutait encore à la monotonie du lieu. Plus de vallons, plus d'échos, plus de prairies, plus de ciel; partout la forêt, partout les mêmes arbres, partout un sol uniforme; à chaque pas nouveau, nous retrouvons le site que nous venons de quitter. Il semble que nous marchions sans avancer, jouet d'une puissance invisible, qui nous donne l'illusion du mouvement et paralyse nos efforts. Nous allons toujours… toujours… et la scène ne change pas!! Où sommes-nous donc? Suivons nous notre route? Où est le Nord vers lequel nous devons aller? le Sud que nous devons fuir? je crois que nous retournons sur nos pas; que cette forêt est grande!… et si elle ne finissait pas!! elle devient de plus en plus épaisse; ses ombres plus solennelles… ses voûtes muettes sont si pleines de silence, de terreurs et de mystères, qu'on se croit engagé dans des catacombes et perdu dans leurs détours.

Ces impressions étaient d'autant plus puissantes sur nous qu'elles contrastaient avec toutes les émotions de la veille, les unes si brûlantes, les autres si douces. Je sentais le froid pénétrer dans mon âme et comme une barre d'airain qui pesait sur mon coeur.

«Mon Dieu, me dit Marie en se rapprochant de moi et en saisissant ma main, que cette solitude est profonde et terrible!…» — Et comme son esprit était prompt à saisir les funestes présages: «Mon ami, me dit-elle, sois sûr que ce jour sera un jour fatal… je ne sais pourquoi le souvenir de Georges ne me quitte point; sans doute quelque affreux malheur…»

Elle n'acheva pas: une larme compléta sa pensée. Je m'efforçai de la rassurer et de lui donner plus de sécurité que je n'en avais moi-même… Cependant je fus vivement frappé de l'altération dont tous ses traits portaient l'empreinte. Je pensai qu'un peu de repos la soulagerait, et j'ordonnai à notre petite caravane de s'arrêter.

Durant cette halte, je demandai par signes à Onitou, si nous approchions de Saginaw. Il comprit très bien ma question, et dessinant sur la terre deux points qui figuraient, l'un Saginaw, l'autre la rivière des Sables, il tira une ligne de 1'un à l'autre, et marqua sur cette ligne un troisième point indiquant la place que nous occupions; ce point se trouvait au tiers de la ligne; nous n'étions donc qu'au tiers de notre route. Un instant après, et tandis que nous étions assis sous l'ombre d'un catalpa, nous voyons l'Indien se lever, prendre sa course devant nous, plus léger qu'un chevreuil, en criant: Saginaw! Saginaw! et en nous montrant le soleil déjà parvenu au milieu de sa course.

Alors Marie fit un effort courageux pour se lever; nous continuâmes notre route dans le désert… Je m'aperçus bientôt à la voix de Marie que ses forces allaient toujours en déclinant. Après de longues heures de marche, j'ordonnai de nouveau à notre guide de s'arrêter… mais, à ma voix, il redoubla de vitesse, en m'indiquant, par un geste expressif, que le soleil était descendu dans le sein de la terre et que la forêt allait bientôt se couvrir de ténèbres. Cependant le désert présentait à nos yeux un aspect de plus en plus effrayant. Le sentier que nous suivions était si étroit que Marie et moi ne pouvions plus aller de front; il était à peine marqué; sans cesse on le perdait de vue, et alors nous avions l'air de marcher à tout hasard au travers de la forêt. La nuit étant venue, le silence avait cessé, mais la solitude avait pris une voix terrible et lugubre. On n'entendait que le meuglement des ours et le chant sinistre des oiseaux nocturnes. La lune, qui mêle un charme aux nuits les plus funestes, comme l'amour d'une belle femme répand de secrets enchantements sur une vie malheureuse, ne se montrait point encore…

Alors en pensant à Marie, à ses souffrances, que trahissaient quelques cris échappés à la douleur, je sentis mon sang se glacer dans mes veines et mes forces prêtes à défaillir… Dans cet état de faiblesse physique, ma raison elle-même fut troublée, et mon imagination me fit voir autour de Marie une foule de monstres fantastiques qui menaçaient son existence; je les voyais tantôt sous les traits d'une hyène dévorante, tantôt sous la forme d'un hideux reptile. Les uns, avides de meurtres et de sang, attendent leur proie au passage… mon Dieu! s'ils allaient s'élancer sur Marie! Les autres se suspendent aux rameaux des arbres; ils tomberont comme la foudre sur celle que j'aime et prendront sa vie avant que je l'aie seulement défendue. Et j'inventais mille autres chimères si faciles à créer quand on a l'âme saisie d'une grande douleur et l'imagination engagée dans des régions inconnues. Les heures s'écoulent, la nuit s'avance, nos chevaux ralentissent leur marche, la fraîcheur s'élève de la terre… Marie gardait un silence profond qui redoublait mes angoisses. Je prends sa main; je la trouve brûlante: «Mon ami, me dit-elle d'une voix à demi éteinte, n'allons pas plus loin; je me sens mourir…»

À ces mots, mon coeur se brisa; je ne sais quelle résolution insensée allait sortir de mon désespoir, lorsque notre guide s'arrête tout à coup et crie trois fois: Saginaw! Ce cri, jeté dans le désert, y trouve un long retentissement et nous revient répété par mille échos; le premier tumultueux, le second moins fort, suivi de plus faibles encore. La forêt cesse tout à coup; nous entrons dans une prairie, nous y marchons quelque temps en descendant une pente presque insensible. Enfin nous voyons le bord d'une large rivière: celle rivière était la Saginaw, et le bord opposé, l'asile que nous cherchions.

Chapitre XVI
Le drame

«Ô mon Dieu! quel bonheur! s'écria Marie en voyant le rivage. Son énergie morale eût été incapable d'un plus long effort. Je la saisis dans mes bras et la déposai dans une pirogue indienne; je me plaçai près d'elle comme j'étais en passant la rivière des Sables. «Mon ami, me dit alors Marie avec tendresse, pardonne- moi,… je t'ai affligé… j'ai cru, pendant toute cette journée, qu'un destin funeste s'opposait à notre arrivée dans ces lieux… j'avais tort; car tu es mon bon ange, et tu me guidais… Oh! je sentais mon corps défaillir et mon âme se briser… mais je ne souffre plus et je n'ai que des pensées de bonheur…»

Ces paroles versaient la joie dans mon coeur, et j'aspirais au rivage comme au terme de toutes nos douleurs.

«Vois, me disait Marie, en me montrant notre futur empire, vois comme nous serons dans cette contrée lointaine… Oui, les eaux de la Saginaw sont encore plus pures, plus paisibles, que celles de la rivière des Sables; l'air est ici plus doux; cette terre est plus embaumée; et voilà que l'astre des nuits, notre bon génie du désert, se lève et brille de tout son éclat…»

Et disant ainsi, Marie portait ses regards vers le ciel. «Dieu!» s'écria-t-elle tout à coup d'une voix effrayée, et ses yeux, redescendus à terre, se cachèrent entre ses deux mains.

En ce moment, le disque rouge et enflammé de la lune sortait des ombres de la forêt et semblait en montant, s'appuyer sur la cime des arbres… On le voyait s'élever et grandir… il s'avançait sur nous semblable à un spectre de sang…

Cette image terrible avait frappé l'esprit de Marie, et le cri d'effroi qu'elle s'efforça vainement de contenir fut encore la voix d'un sinistre pressentiment.

En arrivant au but tant désiré, Marie avait senti renaître en elle une énergie surnaturelle qui ne fut point de longue durée. Je ne sais si sa force s'affaiblit en même temps que sa foi dans l'avenir; mais je la vis presque aussitôt tomber dans un grand abattement.

Je me trouvai alors livré à des embarras que l'imagination ne saurait concevoir.

Nelson n'était point à Saginaw. Le bateau qui le portait, lui et les Cherokees, n'avait pas encore paru, et des Indiens Ottawas, naturels du pays, m'assurèrent qu'aucun étranger n'avait, depuis un temps très long, abordé dans cette contrée.

Ce contre-temps fut pour Marie et pour moi une source de chagrins et d'inquiétude; il rendit aussi plus difficile notre situation. Nelson devait nous préparer un asile qui nous manqua. Je me mis à l'oeuvre aussitôt. Mais je ne sais quel eût été notre sort si, en attendant que notre cabane fût élevée, nous n'eussions pas trouvé l'abri d'un toit hospitalier.

Saginaw, où vous voyez en ce moment deux habitations édifiées avec quelque soin, n'en possédait alors qu'une seule de grossière construction, et que nous trouvâmes occupée par un Américain canadien d'origine. Cet homme parut joyeux de nous voir, et, me reconnaissant à cet air de famille qu'ont tous les Français: «Vous venez, me dit-il, de la vieille France?» Il était né parmi les Indiens, dont il avait pris presque toutes les moeurs. La chasse et la pêche suffisaient à ses besoins, et il trouvait un charme extrême dans une vie toute de liberté sauvage.

Comme nous arrivions il était sur le point de partir; il se rendait aux environs du fort Gratiot pour la chasse du ramier; il nous offrit sa cabane et nous engagea d'y rester jusqu'à ce que j'en eusse construit une autre. Je lui proposai de l'acheter, laissant à sa bonne foi le soin d'en fixer le prix; mais il n'écouta point ma demande, et me dit pour toute réponse qu'il aimait ce lieu, qu'il y était né, et qu'il y passerait le reste de ses jours.

Ainsi se retrouve jusqu'au fond du désert le caractère des nations.

L'Américain de race anglaise ne subit d'autre penchant que celui de l'intérêt; rien ne l'enchaîne au lieu qu'il habite, ni liens de famille, ni tendres affections… Toujours prêt à quitter sa demeure pour une autre, il la vend à qui lui donne un dollar de profit.

Non loin de là vous voyez l'homme de sang, français s'attacher à sa terre natale, chérir le pays où ses pères ont vécu, aimer pour eux-mêmes les objets qui l'environnent, et préférer ces choses de valeur tout idéale aux froides jouissances de la richesse.

J'acceptai son offre, et ne pus le déterminer à recevoir le prix du service qu'il me rendait.

Nous avions un asile… mais tout était encore obstacle et misère autour de nous.

Marie fut, dès le premier jour, saisie d'une fièvre particulière à ce pays, et qui manque rarement d'atteindre les étrangers nouvellement arrivés; il fallait que je me partageasse entre les soins nécessaires à mon amie et les travaux qu'exigeait la construction de notre demeure. La cabane du Canadien, toute précieuse qu'elle était dans notre détresse, ne nous offrait d'ailleurs qu'un imparfait asile; elle se composait de pièces de bois, mal jointes entre elles, à travers lesquelles l'humidité des nuits pénétrait comme la chaleur des jours. Une foule d'insectes s'y introduisaient: les uns, imperceptibles, nous révélaient leur présence par la douleur de leurs piqûres; les autres, voltigeant par essaims, montraient à nos yeux leur corps grêle, armé d'un long aiguillon, et fatiguaient nos oreilles d'un perpétuel bourdonnement; tous nous livraient sans relâche une guerre impitoyable et troublaient cruellement le repos de Marie.

La nourriture grossière à laquelle nous étions réduits n'avait rien qui pût altérer une santé robuste; mais la faiblesse de Marie, sa maladie, ses habitudes, rendaient nécessaires des aliments délicats dont nous étions tout à fait dépourvus.

Tout nous manquait dans ce désert: le médecin le plus proche était à Détroit, et je voyais Marie languissante, sans pouvoir offrir le moindre soulagement à ses maux.

Nous ne pouvions cependant songer à quitter ce lieu; il eût fallu regagner Détroit pour trouver quelque secours; nous n'avions aucun moyen d'y retourner par eau, et c'eût été folie que de tenter une seconde fois le long voyage aux fatigues duquel Marie avait si difficilement résisté.

Je comptais les jours par mes tourments; car, au désert, toutes les divisions établies dans le temps disparaissaient; plus de mois, plus de semaines, plus d'heures. Au bout d'un temps très court, l'ordre des jours se perd entièrement; et alors il s'en fait un autre qui est celui des bons et des mauvais, des ciels purs et des orages… et puis quand un affreux malheur a empoisonné la vie, ce n'est plus qu'un long temps de misère et d'ennui, une suite de gémissements, échos de la première douleur, qui se répètent à l'infini, et ne meurent que sous la pierre du sépulcre.

Quel que fût mon chagrin, mon coeur se refusait à concevoir de grave, inquiétudes. Nelson arriverait bientôt; bientôt aussi Marie aurait un asile mieux défendu contre les injures du dehors. Tout son mal provenait sans doute d'une suite de jours écoulés sans repos ni sommeil, et céderait à quelques nuits de paix profonde… et alors combien nous serions heureux?

Cependant c'était déjà un grand malheur que ce trouble des premiers jours qui nous enlevait le charme inestimable des premières impressions.

Étrange aveuglement! ma plus grande peine n'était pas de prévoir des infortunes, mais d'avoir perdu des joies!

Je contemplai en face les obstacles que j'avais à vaincre, et m'armai, pour les combattre, de cette énergie morale que donne seule la foi dans le succès.

Je travaillais à notre cabane pendant tout le temps que je ne passais pas auprès de Marie.

J'étais secondé dans ma tâche par Ovasco, dont le dévouement ne saurait se décrire. Ce fidèle serviteur semblait se multiplier lui-même pour faire face à toutes les difficultés.

Au milieu de ces rudes travaux et des sueurs qu'ils me coûtaient, je trouvais un charme secret à penser que tout, dans notre bonheur, serait mon ouvrage.

Cependant, quels que fussent mes efforts, l'oeuvre que j'avais entreprise demandait plus de temps que je ne pensais. L'état de Marie devenait plus alarmant; son pouls annonçait une agitation croissante. Elle ne faisait pas entendre une seule plainte; mais, sous le voile du sourire errant sur ses lèvres, il était facile d'apercevoir un sentiment de tristesse profonde.

Elle me dit un jour avec tendresse: «Ludovic, tu prends bien de la peine pour préparer notre demeure?»

Une autre fois: «Tu me quittes, me dit-elle, pour travailler à la chaumière… Ah! je t'en conjure, reste près de moi… qui sait l'avenir?»

Je repoussai loin de moi l'affreuse pensée dont ces paroles contenaient le germe. Cependant le changement de saison vint aggraver mes inquiétudes et mes tourments… Dix jours environ s'étaient écoulés depuis notre arrivée à Saginaw, et les chaleurs du mois de juin commençaient à se faire sentir. Pénétrée par les rayons d'un soleil brûlant, assaillie par des nuées de moucherons dont une température embrasée semblait accroître le nombre et la malignité, notre petite cabane devint le théâtre d'une misère dont je ne pourrais vous tracer le tableau… Je faisais de vains efforts pour éloigner de Marie les innombrables ennemis qui bruissaient autour d'elle; ils étaient plus prompts à renaître que moi à les anéantir; et je voyais le beau front de mon amie tout saignant de la morsure de ces vils insectes… je passais ainsi les jours et les nuits veillant auprès de ma bien-aimée, et m'efforçant de soulager par mes soins ses ennuis et sa douleur.

Pendant ce temps, Ovasco travaillait sans relâche à la cabane, qui était près de s'achever. Pour comble de malheur, il fut lui-même attaqué de la fièvre du pays, et alors je me trouvai seul, sans appui, entouré de maux qu'il me fallait contempler sans cesse, et que je ne pouvais adoucir.

L'idée d'une affreuse catastrophe avait été longtemps sans pouvoir pénétrer dans mon âme. Chose étrange! lorsqu'on possède un bien plus cher que la vie, et qu'on en jouit tranquillement, on est prompt à concevoir des craintes chimériques, et, si un grand péril de le perdre se présente, on fait autant d'efforts pour ne pas voir le danger réel, qu'on en faisait auparavant pour apercevoir des dangers imaginaires. Tel est l'ordre et la justice du ciel. L'heureux est troublé dans sa joie par la terreur de l'infortune, et le pauvre, consolé dans sa misère par des illusions de félicité!

Cependant les paroles de Marie, dont le souvenir revenait à ma mémoire, l'aspect des souffrances qu'elle endurait sous mes yeux, et peut-être aussi l'opiniâtreté du sort à contrarier tous mes desseins, jetèrent le trouble dans mon âme… Une lueur fatale m'apparut… et tout mon corps se couvrit d'une sueur glacée… Je fis un effort pour rappeler à moi ma raison, que je sentais s'égarer, et je dis à Marie:

»Ma bien-aimée, dans quelques jours notre nouvelle demeure sera prête a te recevoir… alors la présence de Nelson manquera seule à notre bonheur… S'il s'était avancé sans guide dans ces contrées désertes, nous devrions concevoir de grandes inquiétudes: mais que pouvons-nous craindre, le sachant entouré d'Indiens qui l'aiment, le révèrent, et pour lesquels le plus beau pays est aussi le plus sauvage? Espérons qu'il sera bientôt rendu à nos voeux… Mais, mon amie, je demande encore au ciel une chose qui m'est plus chère que tous les biens de ce monde: c'est la fin de tes souffrances… Nous ne savons point le remède qui peut te guérir; le secours d'un médecin nous est nécessaire; je vais aller le chercher à Détroit; j'y arriverai dans deux jours, et, deux jours après, je serai de retour ici, ramenant avec moi l'homme dont la science te sauvera. Pendant mon absence, notre fidèle Ovasco demeurera près de toi; quoique souffrant lui-même, il retrouvera des forces pour donner des soins à sa bonne maîtresse.»

Ovasco, qui était là, ne put entendre ces paroles sans attendrissement; Marie m'écoutait avec tous les signes d'une émotion profonde… elle resta silencieuse, parut réfléchir beaucoup; enfin d'une voix altérée:

«Mon ami, me dit-elle, ne me quitte pas… je t'en conjure… quatre jours d'absence… c'est bien long!… non… Ludovic… non… il faut rester…»

Et son regard, fixé sur moi, prit une expression indicible de tendresse et de mélancolie.

Je tentai de lui faire comprendre combien il serait insensé de céder à un mouvement de faiblesse qui ruinerait notre avenir, tandis qu'un sacrifice de quelques jours assurerait notre bonheur.

Mais je trouvai en elle une résistance d'instinct contre laquelle ma raison était sans puissance.

«Mon bien-aimé, me disait-elle, je t'en supplie, ne m'abandonne pas; tu sais combien est fragile la liane séparée du rameau qui la protège… Ludovic, loin de toi, je serai plus faible encore… ta présence seule me soutient… si tu t'éloignes, je me briserai…»

L'accent dont elle prononça ces paroles était déchirant.

Troublé par ce langage d'autant plus désolant qu'il avait toute l'amertume du désespoir, sans la violence qui l'exagère, je tombai à genoux au chevet du lit de Marie… incapable d'articuler un seul mot, je saisis la main de mon amie, et l'arrosai d'un torrent de larmes; jamais la douleur n'avait ainsi abondé dans mon âme.

Quand cet orage fut passé, je relevai mon front abattu… mais je ne retrouvai la raison qui m'avait fui que pour comprendre toute l'horreur de la situation et l'excès de ma misère.

Les illusions de l'infortune, qui abusent de l'espérance, m'avaient toujours voilé la véritable position de Marie. Elle-même s'était plu constamment à me tromper sur son état. Quand je lui parlais de notre bonheur à venir, elle versait des pleurs que je croyais sortis d'une source de joie. Si je l'entretenais de ses souffrances, elle était prompte à changer le sujet de notre conversation; oublieuse de ses maux, elle usait toutes ses forces à distraire ma peine, et, tandis qu'elle se consumait dans de cruelles douleurs, c'était elle encore qui me donnait des consolations.

Quelle fut ma stupeur, lorsque, arrêtant mes regards sur cette main chérie que je pressais dans un transport de désespoir et d'amour, je la vis desséchée par une affreuse maigreur.

La lumière qui m'apparut fut celle de l'éclair qui brille du même feu que la foudre qui tue. Le corps de mon amie était tout entier dévoré par le mal… sa figure seule n'avait point subi les mêmes ravages, et conservait, malgré son altération, tous les signes d'une force à peine ébranlée; soit que l'énergie de son âme se peignit toute dans son regard, soit que l'irritation de la fièvre fit refluer vers le visage le peu de sang et de vigueur qui restaient dans ce faible corps.

Ainsi s'offrait sans voile à mes regards la triste réalité. Tel était donc l'effet de ces longs jours passés sous un soleil brûlant; de ces nuits plus longues encore, écoulées parmi les douleurs, sans sommeil, sans repos, sans abri, et dans les angoisses toujours croissantes d'une veille qui ne finissait point!!

Cependant, témoin de cette scène, Ovasco me dit: «Mon bon maître, vous ne pouvez quitter ce lieu; laissez-moi partir pour Détroit; j'en reviendrai bientôt avec l'homme dont le secours nous est nécessaire.»

Comme il me voyait hésitant à accepter cette offre de son dévouement, que son état de maladie rendait imprudente: «Oh! ajouta-t-il, je me sens mieux; l'idée de sauver ma chère maîtresse me rend toutes mes forces. — Fidèle serviteur, lui répondis-je, c'est aussi ma vie que tu sauveras.»

J'ignore si un effort extraordinaire de l'âme ne peut pas assoupir les plus cruelles douleurs et ranimer subitement une vigueur éteinte; mais je vis Ovasco, après avoir reçu mes embrassements, passer le fleuve dans une barque, et tout aussitôt traverser, avec la vitesse de l'élan, la prairie qui couvre la rive opposée.

Ici Ludovic s'interrompit; sa physionomie mélancolique se couvrit d'un nuage de tristesse encore plus sombre; et, après un instant de silence, il reprit en ces termes:

«Hélas! jusqu'à ce jour je vous ai dit des malheurs; maintenant j'ai à vous raconter des infortunes qui ne se décrivent point.

Le jour qui suivit le départ d'Ovasco, j'éprouvai toutes les émotions que donne une fausse joie: je vis arriver à Saginaw une troupe considérable d'Indiens, dont le costume et l'aspect extérieur étaient en tous points semblables à ceux des Cherokees. Je ne doutai pas que ce ne fussent les compagnons de Nelson, et, persuadé que celui-ci était parmi eux, je m'empressai d'aller à sa rencontre. Cependant je ne reconnaissais aucun des visages que je voyais de près, et bientôt j'eus la certitude que ces Indiens, quoique appartenant à la tribu des Cherokees, n'étaient point ceux que nous attendions.

Tandis que je les observais, je fus témoin d'une scène qui devint pour moi l'occasion d'une révélation terrible…

L'arrivée des Cherokees avait mis en émoi toute la tribu des Ottawas qui occupe Saginaw et les environs… Ceux-ci comprenaient combien leur serait funeste la présence de ces nouveaux venus sur un territoire qui déjà fournissait à peine des moyens d'existence à ses anciens habitants… Le plus grand nombre dissimula son ressentiment… Mais quelques-uns n'eurent point la prudence de le cacher…

— «Tu prends nos terres, dit un Indien Ottawa à un chef des
Cherokees…

— «Les forêts du Michigan, répond celui-ci, ne sont elles pas assez grandes pour nous contenir tous?

—»Non, répliqua le premier; nous sommes déjà serrés dans cette rentrée, et tu n'y dresseras pas ta hutte!»

Et, en disant ces mots, il fit un geste menaçant… «Misérable! s'écria son adversaire, tu ne connais donc pas Mohawtan?…» Et, au même instant, saisissant son tomahawk, il étendit à ses pieds l'Indien Ottawa…

Cet acte de violence excita une grande rumeur parmi les Ottawas… Je ne le vis point sans un sentiment d'horreur… Cependant les dernières paroles du Cherokees réveillèrent des souvenirs dans mon esprit, et je me rappelai que Georges, en me racontant les persécutions qu'avait souffertes Nelson dans la Géorgie, m'avait parlé d'un chef indien du nom de Mohawtan, renommé pour sa valeur, et qui, le premier, avait donné le signal de la résistance à l'oppression. Je lui adressai une question à ce sujet; j'ajoutai que j'étais un ami de Nelson, le ministre presbytérien, le défenseur des Indiens… Au nom de Nelson, la physionomie de l'Indien prit une expression mêlée de bienveillance et d'admiration… «Vous êtes l'ami de Nelson, s'écria-t-il avec émotion!…

— «Oui, repris-je, et bientôt vous le verrez lui-même en ces lieux: je ne sais quel obstacle le retient loin de nous, il devait me précéder ici… Sa fille Marie, que j'aime, est là… dans cette cabane… Elle est faible, languissante, et je meurs d'inquiétude. Je suis seul ici, sans amis, abandonné à mes tourments, au milieu de deux tribus indiennes, que je vois prêtes à engager une lutte fatale. De grâce, ayez pitié de mon triste sort. Nelson, le père de Marie, fut votre protecteur… Son fils Georges n'était pas moins dévoué à votre cause.

— «Georges! répéta l'Indien en me regardant fixement… Georges! le plus courageux des hommes… et le plus infortuné!!»

Ne comprenant point ces paroles mystérieuses, je pressai Mohawtan de m'en expliquer le sens. Après une pause de quelques instants, celui-ci me dit:

— «Depuis longtemps une insurrection de la population noire se préparait dans les États du Sud… Lorsque les nègres de la Virginie et des deux Carolines apprirent que les américains de New York avaient brûlé les églises des gens de couleur, cette nouvelle fut pour la révolte une occasion d'éclater… Un vaste complot se forma, dont le point central fut fixé à Raleigh, dans la Caroline du Nord [68].

«Un mois seulement s'était écoulé depuis la persécution cruelle exercée par les Américains contre les Cherokees, et qui avait porté un grand nombre de ceux-ci à s'exiler de la Géorgie. Ceux de notre tribu qui n'avaient point émigré n'hésitèrent pas à seconder le mouvement des nègres… J'étais de ce nombre, et l'un des chefs de la tribu. Les Indiens se rendirent aux environs de Raleigh, afin de concerter leurs efforts avec les chefs de l'insurrection. Un conseil fut tenu, et l'extermination de nos ennemis communs fut résolue.

«On convint qu'à un signal donné durant la nuit, les nègres des campagnes sortiraient de leurs cases et porteraient dans les habitations de leurs maîtres la terreur et la mort, tandis que les Indiens, rassemblés tous sur un seul point, se précipiteraient sur Raleigh et se rendraient ainsi maîtres de la ville et de la milice urbaine.

«Le jour fixé approchait, mais les chefs ne s'entendaient pas; chacun aspirait aux honneurs du commandement et trouvait indigne de lui le rôle obscur de l'obéissance. Hélas! le respect que montraient nos pères pour la parole des vieillards et pour la voix des sages est bien loin de nous. Sur ces entrefaites, Georges se présente: il arrivait de New York, où il avait pris la défense des gens de couleur. Son nom nous rappelait les bienfaits de son père… Nous le reçûmes comme un ami: la noblesse de son maintien, l'élévation de ses sentiments, la supériorité de son esprit, nous frappèrent tous. Il écouta la communication de nos projets et consentit à se mettre à notre tête. — «Ma place naturelle, nous dit-il, serait parmi les hommes de couleur noire;… mais je suis trop fier de commander des guerriers tels que vous, pour décliner un pareil honneur: d'ailleurs, nous combattons tous pour la même cause, celle de la liberté contre la tyrannie… Aussi bien, ajouta-t-il, quoique la vengeance exercée par mes frères, toute cruelle qu'elle paraît, soit légitime, j'aime mieux, pour me venger d'un ennemi, l'épée que le poignard.

«À l'heure marquée, au milieu de la nuit, les flammes d'un incendie allumé sur le point le plus élevé du pays donnèrent le signal convenu… Mais, chose inouïe! les nègres, au profit desquels l'insurrection devait éclater, et qu'on avait vus la veille pleins d'une ardeur généreuse, demeurèrent inactifs. Soit stupidité, soit crainte, tous ces misérables, qui gémissent sous le poids de l'oppression la plus dure, ne firent pas un effort pour devenir libres: ils n'exécutèrent rien de ce qu'ils avaient promis, et pas un blanc ne fut massacré dans l'intérieur des terres.

«Cependant les Indiens furent fidèles à leurs engagements. À l'heure marquée, Georges donna à notre troupe l'ordre de marcher sur Raleigh… Mais sans doute nous avions été trahis; car à peine sortions-nous de la forêt qui borde la route, que nous rencontrâmes un corps de miliciens vingt fois plus nombreux que le nôtre… Malgré l'infériorité de nos forces, nous engageâmes la lutte. Ah! comment vous peindre la valeur de Georges?

«Hélas! tant d'héroïsme méritait-il une fin si funeste?»

Ici Mohawtan s'arrêta: son émotion était extrême, et je vis que l'oeil d'un Indien peut pleurer; je compris le sens de cette larme et du silence qui la précédait. L'Indien me raconta les exploits de Georges, son intrépidité, son audace, ses efforts désespérés. «Le fils de Nelson, ajouta Mohawtan, voyant qu'il allait succomber sous le nombre: Ami, me dit-il d'une voix énergique, sauve ta vie; tiens, prends cet écrit, c'est pour mon père… Si jamais tu le revois, tu lui remettras l'adieu de Georges. — Après avoir prononcé ces paroles, il s'anima d'une nouvelle ardeur; il avait reconnu dans la mêlée un ennemi mortel. Je l'entends s'écrier avec force: Fernando, lâche assassin de ma mère, meurs! je suis vengé!!… Hélas! un coup fatal le frappa bientôt lui-même…»

Ici encore l'Indien s'interrompit; pour moi, je l'écoutais dans cet état d'accablement où nous jette une nouvelle infortune, quand déjà la mesure de nos malheurs est comblée. Mohawtan continua ainsi: «J'essayai de venger la mort d'un ami si cher; mais j'étais seul contre une armée: il fallut fuir… À peine échappé au péril, je jetai un coup d'oeil en arrière de moi; je regardai le lieu où j'avais vu Georges la dernière fois… mais je ne distinguai plus rien. En ce moment, la lune montrait à l'horizon son disque d'un rouge de sang… je compris alors que c'était une nuit fatale…

«Le lendemain, je sus la honteuse inaction des nègres… Le gouverneur de la Caroline du Nord fit une proclamation pour annoncer le triomphe de la milice américaine sur les Indiens… il vantait en même temps la sagesse des nègres, et prescrivait des mesures sévères contre nous… Alors ce qui restait de notre tribu prit le parti de s'expatrier… Instruit de nos projets, le gouvernement des États-Unis s'empressa de les seconder; car tout ce que ce pays voulait, c'étaient nos terres. Il chargea même un agent de nous aider dans notre retraite. Suivant la même route que les premiers émigrants de notre tribu, nous nous sommes rendus d'abord à Pittsburg, puis à Buffaloe; là, on nous a dit le séjour qu'avaient fait dans cette ville nos compatriotes, leur rencontre avec Nelson, l'embarquement de celui-ci avec eux pour le Michigan.

«À Détroit, nous avons appris leur départ pour Saginaw, en remontant le cours du fleuve. Désirant arriver au même but, nous voulions, pour y parvenir, suivre la même voie; mais on nous a dit que la navigation dans ces parages peu connus serait lente et difficile. Nous avons gagné Saginaw par terre.

«Ami, dit encore Mohawtan en me prenant la main, ne crains rien de ma tribu… la fille de Nelson est ici… quels secours lui sont nécessaires? Parle, commande… chacun de nous t'obéira…»

Ce récit m'avait jeté dans un trouble que je ne pourrais exprimer. Georges, le frère de Marie, Georges, mon ami le plus cher, n'était plus!

«Tiens, me dit Mohawtan, voici ce que Georges m'a confié à sa dernière heure.» L'Indien me remit un papier qui portait l'adresse de Nelson.

J'étais navré de douleur; cependant, acceptant l'offre généreuse du chef indien, je le priai de m'aider à finir notre cabane. En un instant, tous les bras des Cherokees furent mis à ma disposition; j'indiquai ce qu'il y avait à faire, et revins près de Marie, rapportant dans notre pauvre demeure un chagrin de plus.

Je m'appliquai de tous mes efforts à cacher le trouble de mon âme… Je dis à Marie le zèle obligeant des Indiens qui travaillaient pour nous… et je ne la quittai pas un seul instant. Trois jours se passèrent durant lesquels il me sembla qu'elle reprenait un peu de force… C'était le lendemain qu'Ovasco devait être de retour… nous allions donc recevoir le secours tant désiré… et Mohawtan était venu joyeux m'annoncer qu'un jour de plus suffirait pour achever les travaux de notre habitation.

Ainsi, au milieu de ma désolation, je m'acheminais encore vers l'espérance!

Cependant, vers le soir de ce bon jour, le ciel s'était chargé d'épaisses vapeurs; quoique aucun vent ne soufflât, la cime des pins rendait des frémissements inaccoutumés; une atmosphère lourde pesait sur la forêt; on entendait dans les hautes régions de l'air des murmures étranges, tandis qu'un silence morne s'élevait de la terre: tout annonçait un orage.

J'étais assis auprès du chevet de Marie, m'efforçant d'adoucir ses souffrances par les témoignages de mon amour… je lui parlais de notre bonheur à venir… Elle demeura longtemps silencieuse… mais tout à coup, me faisant signe de l'écouter, d'une voix calme et résignée elle dit: «Mon ami, cesse de t'abuser… le mal dont je souffre est mortel… rappelle-toi le jour de notre arrivée en ce lieu; à l'instant où l'astre des nuits tout en feu m'apparut comme un sanglant fantôme, je fus saisie d'une douleur qui ne m'a plus quittée… C'est ce mal qui me consume… aucune puissance ne saurait le combattre… tel est l'ordre de la destinée à laquelle c'est folie de ne pas croire. Étrange égarement de ma raison! moi, pauvre fille de couleur, méprisée de tous, avilie, dégradée, j'ai aspiré au plus grand bonheur qui jamais a été donné à une mortelle! comme si l'indignité de ma naissance ne devait pas me suivre jusqu'au tombeau… Hélas, l'expiation est bien rigoureuse!

«Mon ami, ajouta-t-elle, j'ai souffert cruellement durant les jours qui viennent de se passer. Tu me vois faible et languissante!… c'est que je n'ai point de repos… Ah! quel supplice de ne pouvoir dormir! quelquefois il me semble qu'enfin le sommeil va s'emparer de moi! alors je m'abandonne à lui, j'invoque sa puissance, je bénis sa main qui s'étend sur moi… déjà la moitié de mon être lui appartient et revient à la vie par un néant passager… l'autre est près de m'échapper aussi; mais, à l'instant où je vais trouver le calme en perdant la pensée, je ne sais quel aiguillon cruel enfoncé dans mon corps me réveille subitement par la douleur, et, quand j'atteins le but, me replonge au fond de l'abîme…

— «Mon Dieu! m'écriai-je en écoutant ce triste récit, je voyais tes douleurs; mais, ô ma bien-aimée, que j'étais loin de les croire aussi cruelles! Pourquoi donc m'as-tu si longtemps caché la vérité?

— «Hélas! mon ami, me répondit Marie, fallait-il te jeter dans le désespoir en te demandant un secours que tu ne pouvais me donner?… Oui, je sens la vie se retirer de moi… mais je te le jure, Ludovic, tous ces mots ne sont rien, comparés aux tortures que mon âme éprouve… Mon supplice, c'est d'avoir eu l'idée du bonheur qui m'échappe et que j'ai vu si près de moi… c'est d'abandonner à jamais une espérance si folle, mais si chère! et puis le chagrin qui, dans mon coeur, surpasse tous les autres, c'est de voir à quel degré de misère ma funeste fortune te réduit!…

«Ludovic, pardonne-moi si je te parle ainsi: c'est que bientôt…»

Elle s'interrompit: je vis son regard se troubler, ses yeux, errants comme au hasard à l'entour d'elle, s'arrêtèrent tout à- coup, puis une extrême agitation ayant succédé à cet instant de repos, sa pensée se réveilla pour s'égarer dans le délire…

Tandis que cette scène déchirante jetait dans mon âme la stupeur et le désespoir, j'entendais au dehors les premiers bruits de l'orage qui se déclarait dans les airs; des grondements lointains, d'abord faibles et croissant par degrés, annonçaient l'approche de la tempête; déjà les vents sifflaient avec violence, et les chênes de la forêt commençaient à murmurer sur leurs troncs immobiles.

Cependant Marie, ayant repris ses sens, se leva sur son séant: «Écoute, Ludovic, me dit-elle d'une voix plus ferme et plus assurée… je viens d'avoir un songe… et c'est Dieu, sans doute, qui me l'envoie… avant le retour d'Ovasco, je ne serai plus.

«Le Ciel me donne aussi pour un instant quelque force… Laisse- moi, je t'en conjure, te parler des êtres que j'aime et qui sont loin de moi… Mon père! Georges! Hélas! je suis bien malheureuse! Je ne recevrai point la bénédiction de mon père le jour de son arrivée parmi nous devait être celui de notre union… Et, quand il viendra, sa pauvre fille!… Ah! qu'il sache du moins qu'elle est demeurée pure et digne de lui jusqu'à son dernier soupir!!

«Je voudrais aussi t'entretenir de Georges. D'où vient, Ludovic, que, depuis deux jours, tu ne me parles plus de lui!… Nous ne savons pas quel est son sort… Hélas! je ne le crois point heureux!! Son coeur est si bon, son âme si grande! Il est resté parmi les méchants qui nous haïssent! Mon ami, sois indulgent pour ma faiblesse; mais quand je songe à lui, j'ai des visions de sang… Ce bon frère! il m'aimait d'une amitié si tendre!! C'est le seul être qui m'ait aimée comme toi, Ludovic;… il savait bien la bonté de ton coeur, mais, mon ami, laisse moi une illusion qui m'est chère; je crois que l'affection que tu lui inspirais eût été moins vive, s'il n'avait pas su ton amour pour moi… Hélas! sera- t-il plus heureux que sa pauvre soeur?… Peut être tu le reverras… Moi, je vais mourir loin de lui… Quand il te parlera de sa chère Marie, dis-lui que nous avons pleuré ensemble en nous souvenant de lui…»

Et la charmante fille arrosait de larmes son lit de douleurs… Je pleurais aussi.

Elle ajouta: «Tu lui donneras ma Bible; nous avons lu souvent ensemble le livre de Tobie, où il se trouve des consolations et des espérances pour les infortunés… Ses feuillets contiennent quelques fleurs que j'ai cueillies dans la prairie du désert, le jour où je fis un si charmant rêve de bonheur. L'odeur voluptueuse dont elles étaient empreintes s'est purifiée dans les parfums d'un livre religieux… En lui remettant ce témoignage de mon souvenir, rappelle-lui que la religion est le seul bien qu'on n'enlève point aux malheureux…

«Et toi, mon bien-aimé, me dit-elle en s'efforçant de se tourner vers moi et me faisant signe d'approcher ma main de la sienne, que te laisserai-je en mémoire de moi? Hélas! rien que des douleurs Pourquoi t'imposerai-je des souvenirs funestes?… Notre attachement ne te rappelle que des malheurs, hélas! sans compensation! Pour moi, tu as sacrifié le monde, ses avantages, ses plaisirs. Si du moins j'avais eu quelques années, quelques jours seulement pour entourer ta vie de tendres soins, de dévouement, et mériter ta pitié à force d'amour!! Ô mon ami!… Mais non… Je ne t'ai donné que des chagrins amers, depuis le jour où, en te découvrant ma naissance, j'ai fait retomber sur toi le reflet de ma honte, jusqu'à ce moment suprême où je t'attriste par le spectacle de mes dernières douleurs…

«Faut-il donc que mon infortune te suive après que je ne serai plus!… Ah! prends garde à l'influence de ma destinée: ma mémoire te serait fatale encore pour être heureux, il te faut d'abord m'oublier…»

Elle fit une pause de quelques instants… puis, fixant sur moi un regard touchant: «Mon ami, reprit-elle, tu vas me trouver bien faible devant ma dernière heure mais, je t'en supplie, dis-moi encore une fois que tu m'aimais tendrement et que tu me pardonnes. Je te demande comme une grâce ces assurances d'amour qu'autrefois je n'eusse point provoquées… C'est que, vois-tu, je vais mourir, et dans quelques instants ma vie ne pèsera plus sur la tienne… Mourir en entendant ta voix me dire ton amour! oh! cette pensée me donne des forces pour franchir le passage terrible de la vie au tombeau. Tu me vois faible, consumée, languissante;… mais sais- tu, Ludovic, que mon coeur n'a rien perdu de sa puissance d'aimer!…

«Tiens, me dit-elle, encore un peu d'indulgence pour ta pauvre amie… Je t'en conjure, approche-toi près de moi… Mon Dieu, je te désole, dit-elle en voyant couler mes larmes; mais aie pitié d'une infortunée qui n'a que peu de temps à t'affliger… Laisse ma tête s'appuyer sur toi, pour que j'entende encore le battement de ton coeur… Nous étions ainsi dans la prairie vierge; n'est-ce pas qu'alors toi aussi tu étais heureux?… Oh! c'est maintenant qu'il faut me dire que tu me pardonnes. Grâce, mon ami, grâce pour la pauvre fille qui t'aimait… Il faut que je te dise une chose que je t'avais toujours cachée, c'est que je t'aimai le premier jour où je te vis. Mon coeur a soutenu bien des combats… Je fuyais ton regard, ta présence, qui me charmaient, et, quand je reçus la révélation de ton amour, je me sentis enivrée de tant de bonheur, que ma raison faillit de s'égarer… Cependant je pressentais nos malheurs, et je pleurai sur ma joie… Mon ami, je te dis ces choses pour que tu me pardonnes en voyant que mon coeur était bon…»

Navré de douleur, je pressai sur mon sein le visage de mon amie: «Te pardonner, m'écriai-je, ange d'innocence et de bonté!…» Et les sanglots étouffaient ma voix.

À l'instant où le mot pardon sortit de ma bouche, la figure de Marie prit l'expression de la reconnaissance; alors elle se laissa retomber sur sa couche comme si tous ses voeux eussent été accomplis. Je vis sa raison et ses forces décliner avec une effrayante rapidité… Il était minuit… la fièvre redoublait… Marie tomba dans un affreux délire.

En ce moment toutes les fureurs de la tempête étaient déchaînées au dehors… la foudre grondait dans le ciel; un vent impétueux ébranlait la forêt; les eaux de l'orage tombaient avec une violence contre laquelle notre faible réduit était impuissant à nous protéger.

Ô mon Dieu! vous savez quelles furent mes angoisses durant cette nuit fatale, quand, dénué de tout secours, abandonné à ma misère et à mon désespoir, je me trouvai seul en face d'un être adoré, témoin de maux que je ne pouvais soulager, d'un délire qui troublait ma propre raison… seul dans une forêt sauvage, au milieu d'une nuit ténébreuse, pleine de terreurs du ciel et de la terre; placé entre l'être innocent dont je voyais l'agonie, et le Dieu vengeur dont j'entendais la colère; l'orage sur la tête et dans le coeur!… brisé jusqu'au fond de l'âme par les accents douloureux de Marie; anéanti par les grondements d'un tonnerre qui ne se reposait point; ne sachant si toutes les puissances du ciel et de l'enfer étaient liguées contre un seul homme, je me jetai à genoux, les mains jointes, prosterné en face de mon amie; et tour à tour portant mes yeux sur son visage pâle et livide, puis les élevant vers le ciel, je priai Dieu avec ferveur… Les éclairs qui sortaient d'une nuit sombre illuminaient cette scène solennelle… J'étais dans une extase de terreur muette, de désespoir instinctif et d'espérance religieuse, lorsque les yeux de Marie venant à se porter sur moi:

«Mon ami, me dit-elle dans un moment lucide, dernier rayon d'une intelligence prête à s'éteindre, tu pries pour moi!… oh! merci!… vois quel est le courroux du Ciel!… mon Dieu! je suis donc bien coupable!!!»

À cet éclair passager de raison succéda une crise plus violente encore que la première; une extrême agitation s'empara de ses sens; elle prononçait des paroles incohérentes, des phrases entrecoupées de soupirs… ces mots: Race maudite, infamie du sang, destin inexorable, sortaient de sa bouche; enfin elle répéta mon nom deux fois, et quoiqu'en délire, elle pleura. Elle ne dit plus rien.

Je vis bien que les temps étaient accomplis pour la fille de Nelson; la nature elle-même, dont les grandes crises révèlent quelquefois les mystères de l'avenir, semblait m'avertir que le sacrifice allait se consommer; l'orage avait annoncé toutes les phases de l'agonie… En cet instant la forêt fut pleine d'effroyables retentissements; les éclats du tonnerre ne laissaient point de relâche aux échos dont les voix innombrables, éveillées au sein des profondes solitudes, multipliaient à l'infini les terreurs de la céleste vengeance; les grands pins, les vieux chênes, craquaient, tombaient avec fracas, brisés, brûlés par la foudre, déracinés par les vents; mille clartés éblouissantes, sorties d'un ciel ténébreux, répandaient sur toute la terre les lueurs épouvantables d'un embrasement universel; tandis qu'à travers cette atmosphère de feu, les torrents tombés des nuages roulaient tumultueusement du haut des collines dans les vallées, mêlant ainsi les destructions du déluge aux horreurs de l'incendie.

À tous ces bruits de la foudre, des échos, des torrents, le silence succéda, silence plus affreux mille fois que toutes les voix de l'orage et de la douleur; car il y a encore de l'espérance au fond de la douleur qui gémit… et de même qu'au dehors, tout était silence autour de moi…

Ici Ludovic manqua de voix. Depuis longtemps il se faisait violence pour retenir ses larmes qui, en ce moment, coulèrent avec abondance. Avec lui pleura le voyageur, que ce récit avait touché.

Ludovic reprit ainsi: Je n'essaierai point de vous dépeindre l'horreur de ma situation; il existe des douleurs qui remplissent le coeur de l'homme, et pour lesquelles le langage n'a point de mots.

Aussi longtemps que dure une crise terrible, il semble que l'énergie morale de celui qui combat se soutienne par la violence même de l'agression. Au milieu de tous les tumultes d'un ciel menaçant, de tous les déchirements d'une nature troublée, au sein même de la confusion des éléments, l'homme, tout misérable qu'il est, ne disparaît point; il demeure debout, grand par sa pensée, et fort par sa volonté. Une voix intérieure, qui est celle de la vertu, lui apprend que sa destinée est de lutter contre les orages; mais quand la foudre, après avoir frappé son coup, se tait… lorsque de deux êtres qui s'étaient réfugiés au désert pour s'aimer, l'un manque à l'autre; lorsque de ces deux âmes qui ne faisaient qu'une âme, l'une est remontée au ciel! oh! alors l'infortuné qui reste seul sur cette terre, mutilé dans son coeur, dépouillé de cette partie de lui-même qui faisait sa force et sa joie durant les jours heureux et malheureux, celui-là tombe dans une misère si voisine du néant qu'elle mérite la pitié. Dans le premier moment, j'éprouvai une sorte de contentement de l'extrémité même de mon malheur. Cet entier abandon où j'étais plongé, tout en ajoutant à l'horreur de ma situation, m'épargnait une des charges les plus pesantes de la douleur: les consolations du monde. Dans les grandes infortunes, il faut pleurer seul; alors on souffre trop pour l'âme d'autrui. Des paroles d'intérêt, et quelques larmes, c'est tout ce que peut donner la plus tendre amitié: remède qui convient à des chagrins vulgaires; mais comment exiger d'un ami les brisements du coeur?

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