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Mémoires authentiques de Latude,: écrites par lui au donjon de Vincennes et à Charenton

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NICOLAS-RENÉ BERRYER, LIEUTENANT GÉNÉRAL DE POLICE.  Peint par De Lyen, gravé par Wille. (Bibl. de l'Arsenal) NICOLAS-RENÉ BERRYER, LIEUTENANT GÉNÉRAL DE POLICE.
Peint par De Lyen, gravé par Wille. (Bibl. de l'Arsenal)

Je courus à travers les champs et les vignes, en m'écartant le plus que je le pouvais du grand chemin; je vins m'enfermer à Paris dans un hôtel garni, et jouir enfin du bonheur de me retrouver libre, après quatorze mois de captivité.

Ce premier moment fut délicieux, mais il ne dura pas longtemps; l'inquiétude vint troubler bientôt ce calme heureux, il fallait prendre parti; que faire, que devenir? Je ne doutais pas qu'on ne dût me chercher, et que, dans le cas où je tomberais de nouveau entre les mains desquelles je venais de m'échapper, on ne me punît de m'être soustrait à la tyrannie d'une femme qui ne pardonnait pas. J'étais sûr d'être découvert, si je me montrais; si je fuyais, je courais également des risques. D'ailleurs mon état, mes goûts me retenaient dans la capitale; fallait-il donc briser tous les liens qui m'enchaînaient? ou fallait-il me soustraire à tous les regards, et me condamner moi-même à une captivité plus cruelle que celle d'où je sortais?

J'ai dit que jusqu'à ce moment je n'avais pris conseil que de ma tête; je devais m'en défier, et pour cette fois je consultai mon cœur; mais il ne fut pas un guide plus heureux: jusque-là trop de vivacité ne m'avait fait faire que des sottises; trop de candeur cette fois me perdit et me replongea dans l'abîme. Je m'avisai de juger la marquise de Pompadour d'après moi-même; je crus intéresser sa délicatesse en lui montrant quelque confiance, ou au moins en ne paraissant pas la craindre et douter de ses bontés: j'attendais mon pardon, parce que je sentais qu'à sa place je l'aurais accordé; j'ignorais alors que les sentiments et les passions diffèrent comme ceux qui les éprouvent, selon qu'ils se meuvent dans une âme honnête, ou qu'ils agitent une âme corrompue.

Je rédigeai un mémoire, que j'adressai au roi; j'y parlai de Mme de Pompadour avec respect, et de ma faute envers elle avec repentir; je demandais qu'elle se contentât de la punition que j'avais subie, ou, en tout cas, si on pensait que quatorze mois de prison n'avaient pas suffisamment expié mes torts, j'osais implorer la clémence de celle que j'avais offensée, et la miséricorde de mon roi. Je terminais ce mémoire par indiquer l'asile que j'avais choisi, avec une ingénuité qui peignait bien la franchise de mon caractère, et qui seule eût dû obtenir le pardon d'un crime si j'en eusse été coupable.

J'avais connu au château de Vincennes le Dr Quesnay, médecin du roi et de la marquise; il m'avait alors témoigné quelque intérêt et offert ses services: je fus le trouver; je lui confiai mon mémoire, qu'il me promit de remettre. Il n'a que trop tenu sa parole. Je ne doute pas que le roi n'eût été touché de ma confiance en sa bonté, mais il lui arrivait si rarement de suivre les impulsions de son âme; aurais-je dû penser qu'il ne consulterait qu'elle, quand il s'agissait d'un fait qui intéressait la femme à laquelle il rapportait toutes ses idées et ses affections? et ne devais-je pas croire bien plutôt que celle-ci, irritée de ce que je ne m'étais pas adressé à elle-même directement, ou peut-être de ce que je l'exposais à rougir devant son souverain en dévoilant son injustice et son atrocité envers moi, saurait venger son orgueil si cruellement blessé? Mais, encore une fois, j'étais jeune, je connaissais peu le cœur des hommes, bien moins encore celui des tyrans; et j'étais loin d'imaginer que cette femme, dont l'âme devait être épuisée chaque jour par tant de sensations diverses, aurait conservé une haine assez active pour me poursuivre sans cesse, et punir par tant de tourments une légère offense. J'ai payé bien cher ma funeste inexpérience.

J'avais indiqué dans mon mémoire le lieu de ma retraite; on vint m'y trouver, et on me reconduisit à la Bastille. A la vérité, dans le premier moment on me dit que l'on ne m'arrêtait que pour savoir de quelle manière je m'étais sauvé du donjon de Vincennes, parce qu'il importait beaucoup d'ôter aux autres prisonniers les moyens de m'imiter, ou de s'assurer de la fidélité de ceux qui veillaient à la garde de ce château, s'ils avaient facilité mon évasion.

Sans doute on n'eût jamais arraché de moi ce dernier aveu, mais je ne devais qu'à moi seul ma délivrance, et je racontai ingénument de quelle manière je me l'étais procurée. J'attendais après ce récit l'effet de la parole qu'on venait de me donner, que mon élargissement serait le prix de ma véracité; je ne savais pas encore que toutes ces fausses promesses étaient un protocole d'usage, dont on se servait envers tous les prisonniers qu'on replongeait dans les fers; sans doute pour froisser leur âme plus cruellement et jouir du plaisir de multiplier les coups dont on l'accable; cet usage, auquel dans la suite on m'a habitué, entrait dans le régime de la Bastille. Pour cette fois, loin de me rendre la liberté dès que j'eus satisfait à la condition à laquelle elle était attachée, on me jeta dans un cachot, et on me fit éprouver des traitements affreux que jusque-là je n'avais pas connus. Mais, n'anticipons pas sur les faits.

Mon ancien consolateur, M. Berryer, vint encore adoucir mes maux. Au dehors il demandait pour moi justice ou clémence; dans ma prison, il cherchait à calmer ma douleur: elle me paraissait moins vive quand il m'assurait qu'il la partageait. Ses exhortations étaient si douces, que sa voix semblait ouvrir un passage à son cœur.

Puissiez-vous concevoir, vous qui remplissez cet auguste ministère, combien il vous serait facile de diminuer le poids des fers que ces malheureux portent avec tant de peine! un mot peut-être ranimerait leurs espérances et tarirait leurs larmes. Il vous en coûterait si peu de leurs paraître des dieux! pourquoi donc n'êtes-vous si souvent à leurs yeux que des bourreaux?

Mon protecteur, ne pouvant changer l'ordre qui était donné, me laissa dans mon cachot; mais il veilla à ce que ma nourriture fût la même que celle que j'avais auparavant, et comme il entrait par une meurtrière un peu de jour dans mon souterrain, il ordonna qu'on me fournît, quand j'en demanderais, des livres, des plumes, de l'encre et du papier.

Longtemps j'usai de ce remède pour distraire mes ennuis; mais au bout de six mois il devint insuffisant contre le désespoir qui s'empara de moi. Mon esprit révolté me rappelait sans cesse l'idée de ma persécutrice, et ne la retraçait qu'avec horreur. Quoi! il ne devait donc plus y avoir de terme à mes maux ni à sa vengeance! cette incertitude affreuse, le plus intolérable de tous les tourments, troublait ma raison et déchirait mon cœur. J'éprouvais dans tous mes sens la fermentation d'une rage trop longtemps étouffée; et dans les accès de ce délire, mon premier besoin était d'exhaler la trop juste indignation qui m'agitait; elle me dicta quelques mauvais vers. J'eus l'imprudence d'écrire ceux-ci sur la marge d'un des livres qu'on m'avait prêtés:

         Sans esprit et sans agréments,
         Sans être ni belle ni neuve,
En France on peut avoir le premier des amants:
         La Pompadour en est la preuve.

J'étais loin de croire qu'on trouverait ces vers; j'avais assez déguisé mon écriture pour qu'à l'avenir on ne pût découvrir quelle était la main qui l'avait tracée. J'ignorais qu'un des ordres les plus impérieux et les mieux exécutés à la Bastille, était de feuilleter avec la plus scrupuleuse exactitude tous les livres qui sortaient des mains d'un prisonnier: mon porte-clés, en faisant la visite de celui sur lequel était écrit ce qu'on vient de lire, fut le montrer au gouverneur. Sans doute cet homme, nommé Jean Lebel [Jean Baisle], pouvait facilement supprimer toutes les traces de ce fait, et plaindre un malheureux, assez aigri par ses maux pour ne pas sentir à quoi l'exposait une pareille imprudence; le moindre mouvement d'humanité devait l'y porter sans doute; mais comment attendre ce sentiment d'un gouverneur de la Bastille, d'un être qui, par état, complice de toutes les atrocités qui s'y commettent, doit nécessairement, par caractère, être insensible et peut-être féroce? Car quel est l'homme honnête et généreux qui pourrait consentir à repaître ses yeux toute sa vie du spectacle affreux de l'infortune? Jean Lebel, digne sous tous les rapports de son emploi, fut chercher près de Mme de Pompadour, en lui portant ce livre, la récompense de son zèle et de sa fidélité; sans doute aussi il n'était pas fâché de s'assurer qu'il jouirait plus longtemps de ma détention. C'était le moindre calcul que se permissent tous ses collègues. Intéressés à voir augmenter le nombre de leurs prisonniers, ils n'avaient que la ressource de retenir ceux qu'on leur confiait, et ils n'usaient que trop des facilités qu'ils avaient d'y parvenir.

D'après ce qu'on a vu du caractère de la marquise de Pompadour, qu'on juge de sa fureur à la vue de cette insolence. Quoi! dans les fers, accablé de sa haine et de sa vengeance, j'osais encore la braver et l'insulter. Elle mande M. Berryer, lui montre mes vers, et, en bégayant de rage, elle lui dit: «Connaissez votre protégé; osez encore solliciter ma clémence.»

On conçoit que cet événement ne diminua rien à l'horreur de ma situation; mais comme il était difficile qu'elle augmentât, cela ne servit qu'à la prolonger. Je restai dix-huit mois au cachot. Ce ne fut qu'au bout de ce temps que M. Berryer crut pouvoir prendre sur lui de m'en faire sortir pour me placer dans une chambre. Il m'offrit aussi de me procurer ce qu'on peut appeler dans cet enfer une consolation bien douce, l'avantage d'avoir un domestique.

J'ai dit plus haut que les porte-clés ne répondent jamais à aucune des questions qu'on leur fait; leur visage est toujours morne et leur langue glacée; il leur est défendu expressément de proférer une seule parole, excepté lorsqu'on veut tromper le malheureux prisonnier; mais alors on compte les mots qu'ils sont chargés de prononcer, et chacun d'eux est une bassesse et un mensonge. C'est donc une faveur bien précieuse que d'obtenir la permission d'avoir dans sa chambre un homme à qui on puisse parler de ses peines et confier sa douleur. Celui qui y trouverait, dans un serviteur fidèle et sensible, un consolateur, un ami, pourrait au moins goûter une jouissance bien douce; mais comment espérer ce bonheur? j'éprouvai, au contraire, que ce que je croyais devoir me procurer quelque adoucissement n'était qu'un tourment de plus.

Je profitai de l'offre généreuse de M. Berryer. Mon malheureux père, qui gémissait autant que moi de mon infortune aurait sacrifié tout pour la diminuer: il consentit avec joie à payer les gages et la pension d'un domestique[11]. On me donna un nommé Cochar, natif de Rosny. Cet homme eût été pour moi ce que j'ambitionnais de rencontrer; il était bon, compatissant; il gémissait avec moi de mes maux, il les partageait, il les diminuait. Je crus sentir un moment que mon cœur, moins oppressé, pourrait, à la fin, abuser mon imagination, et que je finirais, au moyen de ce secours, par être moins malheureux. Mais je conservai peu les erreurs qui pouvaient adoucir mon sort. Le pauvre Cochar ne soutint pas longtemps tout l'ennui de sa captivité: il était père, il avait une femme et plusieurs enfants qu'on ne lui permettait pas de voir; il pleurait, il gémissait et finit par tomber malade. Quand un domestique entrait au service d'un prisonnier, à la Bastille, il s'attachait à son sort, ne pouvait obtenir son élargissement qu'avec lui, ou mourait à ses côtés dans la prison. Cet infortuné jeune homme n'avait besoin que de respirer un air libre pour être rendu à la vie; et mes prières, les siennes, nos gémissements ne purent obtenir son salut de nos assassins. On voulut me rassasier du spectacle atroce des angoisses de ce malheureux, expirant près de moi et pour moi; on ne l'ôta de ma chambre qu'à l'instant où il allait rendre le dernier soupir. L'Inquisition a-t-elle jamais entassé tant d'horreurs?...

O vous qui donnez au sort de cet infortuné des larmes et une pitié trop légitimes, réfléchissez un moment sur le mien. Je n'étais pas plus criminel que lui; il fut victime de sa cupidité, je l'étais de l'injustice et d'une odieuse persécution. Sans doute le sentiment que cette idée m'inspirait devait bien plus agiter et tourmenter mon âme: il n'était pas libre, il est vrai, mais d'ailleurs rien ne lui manquait; son esprit était calme, ses sens étaient tranquilles. Et moi, fatigué du poids accablant de la haine j'éprouvais, à chaque aspiration de ma poitrine, un supplice nouveau; ma sensibilité s'altérait, mon sang s'aigrissait dans mes veines, et je sentais chaque jour mon existence se dénaturer et s'anéantir. Cet homme cependant n'a pu supporter trois mois de cette situation, et je l'ai dévorée pendant trente-cinq ans; que dis-je, cette situation? Eh! ces mêmes trois mois ont été les plus tranquilles de ceux que j'ai passés dans ma prison. Alors, au moins, je n'étais pas enchaîné dans un cachot, étendu sur une paille infecte et pourrie; alors je n'étais pas réduit à disputer aux animaux une nourriture dégoûtante; alors mon corps n'était pas la pâture des insectes qui l'ont rongé depuis...

L'incertitude du sort de l'infortuné Cochar m'avait accablé; j'étais prêt à succomber à mes tourments. M. Berryer employa pour me distraire, la ressource dont il avait déjà usé: il me donna pour compagnon un jeune homme de mon âge à peu près, plein d'activité, d'esprit et de feu; coupable du même crime que moi, et victime de la même persécution. Il avait écrit à la marquise de Pompadour; dans sa lettre il lui parlait de l'opinion publique, et lui traçait la marche qu'elle devait suivre pour la reconquérir et conserver la confiance de son roi; et, puisque enfin la nation était attachée à son char, il l'invitait à se rendre digne de son estime et lui en indiquait les moyens.

Ce jeune homme, nommé d'Allègre, natif de Carpentras, déplorait depuis trois ans, à la Bastille, le malheur d'avoir donné ces conseils: cette orgueilleuse prostituée lui avait voué une haine aussi implacable qu'à moi, et lui en faisait ressentir les mêmes effets.

D'Allègre avait aussi inspiré un tendre intérêt au compatissant Berryer; nous lui montrions tous deux la même impatience, nous l'accablions de lettres, de placets, sans jamais le lasser; il nous instruisait de ses démarches, de ses efforts, et quelquefois de ses espérances. Enfin un jour il vint nous donner l'affreuse nouvelle que notre persécutrice, fatiguée de nos plaintes et des siennes, avait juré que sa vengeance serait éternelle et avait défendu qu'on lui parlât de nous davantage; il ne nous dissimula pas, lui-même, que la disgrâce ou la mort de cette furie pouvait seule mettre un terme à nos maux.

Mon compagnon se laissa abattre par sa douleur; la mienne produisit en moi un effet bien différent, elle me donna le courage et l'énergie du désespoir. Il ne devait, dans de semblables circonstances, rester à des jeunes gens que deux partis: mourir ou se sauver. Pour tout homme qui a eu la plus légère idée de la situation de la Bastille, de son enceinte, de ses tours, de son régime, et des précautions incroyables que le despotisme avait multipliées pour y enchaîner plus sûrement ses victimes, le projet, l'idée seule de s'en échapper ne peut paraître que le fruit du délire, et semble n'inspirer que la pitié pour le malheureux assez dénué de sens pour oser le concevoir. J'étais cependant maître de mes esprits en m'y arrêtant, et l'on va juger qu'il fallait une âme peu commune, et peut-être une tête bien forte pour méditer, concevoir, exécuter un semblable projet.

Il ne fallait pas penser une minute à s'évader de la Bastille par les portes, toutes les impossibilités physiques se réunissaient pour rendre cette voie impraticable; restait donc la ressource des airs. Nous avions bien dans notre chambre une cheminée dont le tuyau aboutissait au haut de la tour; mais, comme toutes celles de la Bastille, elle était pleine de grilles, de barreaux, qui, en plusieurs endroits, laissaient à peine un passage libre à la fumée. Fussions-nous arrivés au sommet de la tour, nous avions sous les pas un abîme de près de deux cents pieds de hauteur; au bas un fossé dominé par un mur très élevé, qu'il fallait encore franchir. Nous étions seuls, sans outils, sans matériaux, épiés à chaque instant du jour et de la nuit; surveillés, d'ailleurs, par une multitude de sentinelles qui entouraient la Bastille, et qui semblaient l'investir.

Tant d'obstacles, tant de dangers ne me rebutèrent pas; je voulus communiquer mon idée à mon camarade, il me regarda comme un insensé et retomba dans son engourdissement. Il fallut donc m'occuper seul de ce dessein, le méditer, prévoir la foule épouvantable d'inconvénients qui s'opposaient à son exécution, et trouver les moyens de les lever tous. Pour y parvenir, il fallait grimper au haut de la cheminée, malgré les grilles de fer multipliées qui nous en empêchaient; il fallait, pour descendre du haut de la tour dans le fossé une échelle de quatre-vingts pieds au moins; une seconde, nécessairement de bois, pour en sortir; il fallait, dans le cas où je me procurerais des matériaux, les dérober à tous les regards; travailler sans bruit, tromper la foule de mes surveillants, enchaîner tous leurs sens, et, pendant plusieurs mois entiers, les empêcher de voir et d'entendre; que sais-je! il fallait prévoir et arrêter la foule d'obstacles sans cesse renaissants qui devaient tous les jours, et à chaque instant du jour, se succéder, naître les uns des autres, arrêter et traverser l'exécution de ce plan, un des plus hardis peut-être que l'imagination ait pu concevoir et l'industrie humaine conduire à sa fin. Lecteur, voilà ce que j'ai fait; encore une fois, je le jure, je ne vous dis que la plus exacte vérité. Entrons dans le détail de toutes mes opérations.

Le premier objet dont il fallait s'occuper était de découvrir un lieu où nous pussions soustraire à tous les regards nos outils et nos matériaux, dans le cas où nous serions assez adroits pour nous en procurer. A force de rêver, je m'arrêtai à une idée qui me parut fort heureuse. J'avais habité plusieurs chambres diverses à la Bastille, et toutes les fois que celles qui se trouvaient au-dessus et au-dessous de moi étaient occupées, j'avais parfaitement distingué le bruit que l'on faisait dans l'une et dans l'autre; pour cette fois j'entendais tous les mouvements du prisonnier qui était au-dessus, et rien absolument de celui qui était au-dessous; j'étais sûr cependant qu'il y en avait un. A force de calculs, je crus entrevoir qu'il pourrait bien y avoir un double plancher, séparé peut-être par quelque intervalle. Voici le moyen dont j'usai pour m'en convaincre.

PORTE DE LA BASTILLE  Aquarelle de l'architecte Palloy (Bibl. nat., Ins. nouv. acq. franç. 3242) PORTE DE LA BASTILLE
Aquarelle de l'architecte Palloy
(Bibl. nat., Ins. nouv. acq. franç. 3242)

Il y avait à la Bastille une chapelle où tous les jours on disait la messe et le dimanche trois. Dans cette chapelle étaient situés quatre petits cabinets disposés de manière que le prêtre ne pouvait jamais voir aucun prisonnier, et ceux-ci, à leur tour, au moyen d'un rideau qu'on n'ouvrait qu'à l'élévation, ne voyaient jamais le prêtre en face. La permission d'assister à la messe était une faveur spéciale que l'on n'accordait que très difficilement. M. Berryer nous en faisait jouir, ainsi que le prisonnier qui occupait la chambre nº 3, c'est-à-dire celle au-dessous de la nôtre.

PORTE DE LA BASTILLE  Aquarelle de l'architecte Palloy (Bibl. nat., ins. nouv. acq. franç. 3242) PORTE DE LA BASTILLE
Aquarelle de l'architecte Palloy
(Bibl. nat., ins. nouv. acq. franç. 3242)

Je résolus de profiter, au sortir de la messe, d'un moment où celui-ci ne serait pas encore renfermé, pour jeter un coup d'œil sur sa chambre. J'indiquai à d'Allègre un moyen de me faciliter cette visite: je lui dis de mettre son étui dans son mouchoir, et quand nous serions au second étage, de tirer son mouchoir, de faire en sorte que l'étui tombât le long des degrés, et de dire au porte-clés d'aller le ramasser. Cet homme se nomme Daragon, il vit encore. Tout ce petit manège se pratiqua à merveille. Pendant que Daragon courait après l'étui, je monte vite au numéro 3, je tire le verrou de la porte, je regarde la hauteur du plancher, je remarque qu'il n'avait pas plus de dix pieds et demi de hauteur; je referme la porte, et, de cette chambre à la nôtre, je compte trente-deux degrés; je mesure la hauteur de l'un d'eux et, par le résultat de mon calcul, je trouve qu'il y avait, entre le plancher de notre chambre et le plafond de celle au-dessous, un intervalle de cinq pieds et demi. Il ne pouvait être comblé ni par des pierres ni par du bois, le poids aurait été énorme. J'en conclus qu'il devait y avoir un tambour, c'est-à-dire un vide de quatre pieds entre les deux planchers. On nous renferme, on tire les verrous: je saute au cou de d'Allègre; ivre de confiance et d'espoir, je l'embrasse avec transport. «Mon ami, lui dis-je, de la patience et du courage; nous sommes sauvés.» Je lui fais part de mes calculs et de mes observations. Nous pouvons cacher nos cordes et nos matériaux; «C'est tout ce qu'il me fallait, continuai-je, nous sommes sauvés.—Quoi! me dit-il, vous n'avez donc pas abandonné vos rêveries; des cordes, des matériaux, où sont ils, où nous en procurerons-nous?—Des cordes! nous en avons plus qu'il ne nous en faut; cette malle (en lui montrant la mienne) en contient plus de mille pieds.» Je lui parlais avec feu. Plein de mon idée, du transport que me donnaient mes nouvelles espérances, je lui paraissais inspiré; il me regarde fixement et, avec le ton le plus touchant et du plus tendre intérêt il me dit: «Mon ami, rappelez vos sens, tâchez de calmer le délire qui vous agite. Votre malle, dites-vous, renferme plus de mille pieds de corde? je sais comme vous ce qu'elle contient: il n'y en a pas un seul pouce.—Eh quoi! n'ai-je pas une grande quantité de linge, douze douzaines de chemises, beaucoup de serviettes, de bas, de coiffes et autres choses? ne pourront-ils pas nous en fournir? nous les effilerons, et nous en aurons des cordes.»

PORTE DE LA BASTILLE  Aquarelle de l'architecte Palloy (Bibl. nat., nouv. aq. franç. 3242) PORTE DE LA BASTILLE
Aquarelle de l'architecte Palloy (Bibl. nat., nouv. aq. franç. 3242)

D'Allègre, frappé comme d'un coup de foudre, saisi sur-le-champ l'ensemble de mon plan et de mes idées; l'espérance et l'amour de la liberté ne meurent jamais dans le cœur de l'homme et ils n'étaient qu'engourdis dans le sien. Bientôt je l'échauffai, je l'embrasai du même feu. Mais il n'était pas encore si avancé que moi; il fallut combattre la foule de ses objections et guérir toutes ses craintes. «Avec quoi, me disait-il, arracherons-nous toutes ces grilles de fer qui garnissent notre cheminée? où prendrons-nous des matériaux pour l'échelle de bois qui nous sera nécessaire? où prendrons-nous des outils pour faire toutes ces opérations? Nous ne possédons pas l'art heureux de créer.

—Mon ami, lui dis-je, c'est le génie qui crée, et nous avons celui que donne le désespoir; il dirigera nos mains: encore une fois, nous serons sauvés.»

Nous avions une table pliante, soutenue par deux fiches de fer: nous leur fîmes un taillant en les repassant sur un carreau du plancher; d'un briquet nous fabriquâmes en moins de deux heures, un bon canif avec lequel nous fîmes deux manches à ces fiches, dont le principal usage devait être d'arracher toutes les grilles de fer de notre cheminée.

Le soir, après que toutes les visites de la journée furent faites, nous levâmes au moyen de nos fiches, un carreau du plancher, et nous nous mîmes à creuser de telle sorte qu'en moins de six heures de temps nous l'eûmes percé; nous vîmes alors que toutes mes conjectures étaient fondées, et nous trouvâmes entre les deux planchers un vide de quatre pieds. Nous remîmes le carreau, qui ne paraissait pas avoir été levé.

Ces premières opérations faites, nous décousîmes deux chemises et leurs ourlets, et nous en tirâmes les fils l'un après l'autre; nous les nouâmes tous, et nous en fîmes un certain nombre de pelotons que nous réunîmes ensuite en deux grosses pelotes; chacune avait cinquante filets de soixante pieds de longueur; nous les tressâmes, ce qui nous donna une corde de cinquante-cinq pieds de long environ, avec laquelle nous fîmes une échelle de vingt pieds, qui devait nous servir à nous soutenir en l'air pendant que nous arracherions dans la cheminée toutes les barres et les pointes de fer dont elle était armée. Cette besogne était la plus pénible et la plus embarrassante: elle nous demanda six mois d'un travail dont l'idée fait frémir. Nous ne pouvions y travailler qu'en pliant le corps et en le torturant par les postures les plus gênantes; nous ne pouvions résister plus d'une heure à cette situation, et nous ne descendions jamais qu'avec les mains ensanglantées. Ces barres de fer étaient clouées dans un ciment extrêmement dur, que nous ne pouvions amollir qu'en soufflant de l'eau avec notre bouche dans les trous que nous pratiquions.

Qu'on juge de tout ce que cette besogne avait de pénible, en apprenant que nous étions satisfaits quand, dans une nuit entière, nous avions enlevé l'épaisseur d'une ligne de ce ciment. A mesure que nous arrachions une barre de fer, il fallait la replacer dans son trou pour que, dans les fréquentes visites que nous essuyions, on ne s'aperçût de rien, et de manière à pouvoir les enlever toutes au moment où nous serions dans le cas de sortir.

Après six mois de ce travail opiniâtre et cruel, nous nous occupâmes de l'échelle de bois qui nous était nécessaire pour nous monter du fossé sur le parapet, et de ce parapet dans le jardin du gouverneur. Il lui fallait vingt à vingt-cinq pieds de longueur. Nous y consacrâmes le bois qu'on nous donnait pour nous chauffer: c'étaient des bûches de dix-huit à vingt pouces. Il nous fallait aussi des moufles et beaucoup d'autres choses pour lesquelles il était indispensable de nous procurer une scie; j'en fis une avec un chandelier de fer, au moyen de la seconde partie du briquet dont j'avais transformé la première en canif ou petit couteau. Avec ce morceau de briquet, cette scie et les fiches, nous dégrossissions nos bûches; nous leur faisions des charnières et des tenons pour les emboîter les unes dans les autres, avec deux trous à chaque charnière et à son tenon pour y passer un échelon, et deux chevilles pour l'empêcher de vaciller. Nous ne fîmes à cette échelle qu'un bras; nous y mîmes vingt échelons de quinze pouces chacun. Le bras avait trois pouces de diamètre; par conséquent chaque échelon excédait ce bras de six pouces de chaque côté. A chaque morceau de cette échelle, nous avions attaché son échelon à sa cheville avec une ficelle, de manière à pouvoir la monter facilement pendant la nuit. A mesure que nous avions achevé et perfectionné un de ces morceaux, nous le cachions entre les deux planchers.

C'est avec ces outils que nous garnîmes notre atelier; nous nous procurâmes compas, équerre, règle, dévidoir, moufles, échelons, etc., tout cela, comme on le conçoit, toujours soigneusement caché dans notre magasin. Il y avait un danger qu'il avait fallu prévoir, et auquel nous ne pouvions nous soustraire qu'avec les précautions les plus attentives. J'ai déjà prévenu qu'indépendamment des visites très fréquentes, que faisaient les porte-clés et divers officiers de la Bastille au moment ou l'on s'y attendait le moins, un des usages du lieu était d'épier les actions et les discours des prisonniers. Nous pouvions nous soustraire aux regards en ne faisant que la nuit nos principaux ouvrages, et en évitant avec soin d'en laisser apercevoir les moindres traces, car un copeau, le moindre débris pouvait nous trahir; mais il fallait tromper aussi les oreilles de nos espions. Nous nous entretenions nécessairement sans cesse de notre objet; il fallait donc éviter de donner des soupçons, ou les détourner au moins, en confondant toutes les idées de ceux qui nous auraient ouïs. Pour cela nous nous fîmes un dictionnaire particulier, en donnant un nom à tous les objets dont nous servions. Nous appelions la scie faune le dévidoir anubis, les fiches tubalcaïn, du nom du premier homme qui trouva l'art de se servir du fer; le trou que nous avions fait à notre plancher pour cacher nos matériaux dans le tambour, polyphème, par allusion à l'antre de ce fameux cyclope; l'échelle de bois jacob, ce qui rappelait l'idée de celle dont l'Ecriture sainte fait mention; les échelons, rejetons; nos cordes, des colombes, à cause de leur blancheur; un peloton de fil, le petit frère; le canif, le toutou, etc. Si quelqu'un entrait dans notre chambre et que l'un des deux aperçût quelque chose qui ne fût pas serré, il en prononçait le nom, faune, anubis, jacob, etc.: l'autre jetait dessus son mouchoir ou une serviette, et faisait disparaître cet objet.

Nous étions sans cesse sur nos gardes, et nous fûmes assez heureux pour tromper la surveillance de tous nos argus.

II
MON ÉVASION AVEC ALLÈGRE (25 février 1756)

Les premières opérations, dont j'ai parlé, étant achevées, nous nous occupâmes de la grande échelle; elle devait avoir au moins cent quatre-vingts pieds de longueur. Nous nous mîmes à effiler tout notre linge, chemises, serviettes, coiffes, bas, caleçons, mouchoirs, tout ce qui pouvait nous fournir du fil ou de la soie. A mesure que nous avions fait un peloton, nous le cachions dans Polyphème; et lorsque nous en eûmes une quantité suffisante, nous employâmes une nuit entière à tresser cette corde; je défierais le cordier le plus adroit d'en fabriquer une avec plus d'art.

Autour de la Bastille, à la partie supérieure, était un bord saillant de trois ou quatre pieds, ce qui nécessairement devait faire flotter et vaciller notre échelle pendant que nous descendrions; c'était plus qu'il n'en eût fallu pour troubler et bouleverser la tête la mieux organisée. Pour obvier à cet inconvénient et prévenir qu'un de nous tombât ou s'écrasât en descendant, nous fîmes une seconde corde d'environ trois cent soixante pieds de longueur. Cette corde devait être passée dans un moufle, c'est-à-dire une espèce de poulie sans roue, pour éviter que cette corde ne s'engrenât entre la roue et les côtés de la poulie et que celui qui descendrait ne se trouvât suspendu en l'air sans pouvoir descendre davantage. Après ces deux cordes, nous en fîmes plusieurs autres de moindre longueur, pour attacher notre échelle à un canon et pour d'autres besoins imprévus.

Quand toutes ces cordes furent faites, nous les mesurâmes; il y en avait quatorze cents pieds; ensuite, nous fîmes deux cent huit échelons, tant pour l'échelle de corde que pour celle de bois. Un autre inconvénient qu'il fallait prévoir était le bruit que causerait le frottement des échelons sur la muraille au moment où nous descendrions. Nous leur fîmes à tous un fourreau avec les doublures de nos robes de chambre, de nos vestes et de nos gilets.

Nous employâmes dix-huit mois entiers d'un travail continuel pour tous ces préparatifs; mais ce n'était pas tout encore: nous avions bien pourvu aux moyens d'arriver au haut de la tour et de descendre dans le fossé; pour en sortir, nous avions deux moyens: l'un, de monter sur le parapet, de ce parapet dans le jardin du gouverneur, et de là descendre dans le fossé de la porte Saint-Antoine; mais ce parapet, qu'il nous fallait traverser, était toujours garni de sentinelles. Nous pouvions choisir une nuit très obscure et pluvieuse; alors, les sentinelles ne se promènent pas et nous serions parvenus à leur échapper; mais il pouvait pleuvoir à l'instant où nous monterions dans notre cheminée et le temps devenir calme et serein au moment où nous arriverions sur le parapet; nous pouvions nous rencontrer avec les rondes-majors qui, à chaque instant, le visitent; il nous eût été impossible alors de nous cacher, à cause des lumières qu'elles ont toujours, et nous étions perdus à jamais.

CLÉS DE LA BASTILLE (Musée Carnavalet) CLÉS DE LA BASTILLE
(Musée Carnavalet)

L'autre parti augmentait les difficultés, mais il était moins dangereux; il consistait à nous faire un passage à travers la muraille qui sépare le fossé de la Bastille de celui de la porte Saint-Antoine; je réfléchis que, dans la multitude des débordements de la Seine qui, dans ce cas, remplissait ce fossé, l'eau avait dû dissoudre le sel contenu dans le mortier et le rendre moins difficile à briser; que, par ce moyen, nous pourrions parvenir à percer la muraille. Pour cela, il nous fallait une virole au moyen de laquelle nous ferions des trous dans ce mortier pour engrener les pointes des deux barres de fer que nous pourrions prendre dans notre cheminée; avec ces deux barres, nous pouvions arracher des pierres et nous faire un passage. Il fut décidé que nous préférerions ce parti. Nous fîmes donc une virole avec la fiche d'un de nos lits, à laquelle nous attachâmes un manche en forme de croix.

Le lecteur qui nous a suivis dans le détail de ces intéressantes opérations partage sans doute tous les sentiments qui nous agitaient. Oppressé comme nous par la crainte et l'espérance, il hâte l'instant où nous pourrons enfin tenter notre fuite; nous la fixâmes au mercredi 25 février 1756, veille du jeudi gras. Alors, la rivière était débordée; il y avait quatre pieds d'eau dans le fossé de la Bastille et dans celui de la porte Saint-Antoine, où nous devions chercher notre délivrance. Je remplis un portemanteau de cuir que j'avais d'un habillement complet pour chacun de nous afin de pouvoir nous changer si nous étions assez heureux pour nous sauver.

A peine nous eût-on servi notre dîner, que nous montâmes notre grande échelle de corde, c'est-à-dire que nous y mîmes les échelons; nous la cachâmes sous nos lits afin que le porte-clés ne pût l'apercevoir dans les visites qu'il devait nous rendre encore pendant la journée.

Nous accommodâmes ensuite notre échelle de bois en trois morceaux, nous mîmes nos barres de fer, nécessaires pour percer la muraille, dans leur fourreau, pour empêcher qu'elles ne fissent du bruit. Nous nous munîmes d'une bouteille de scubac [eau-de vie de grain], pour nous réchauffer et nous rendre des forces quand nous aurions à travailler dans l'eau jusqu'au cou pendant plus de neuf heures. Toutes ces précautions prises, nous attendîmes l'instant où on nous aurait apporté notre souper. Il arriva enfin.

Je montai le premier dans la cheminée. J'avais un rhumatisme au bras gauche, mais j'écoutai peu cette douleur. J'en éprouvai bientôt une autre plus aiguë. Je n'avais employé aucune des précautions que prennent les ramoneurs; je faillis être étouffé par la poussière de la suie. Ils garantissent leurs coudes et leurs genoux au moyen de défensives de cuir, je n'en avais pas pris. Je fus écorché jusqu'au vif dans tous ces membres; le sang ruisselait sur mes mains et sur mes jambes: c'est dans cet état que j'arrivai au haut de la cheminée. Dès que j'y fus parvenu, je fis couler une pelote de ficelle dont je m'étais muni; d'Allègre attacha à l'extrémité le bout d'une corde à laquelle tenait mon portemanteau; je le tirai à moi, je le déliai et je le jetai sur la plate-forme de la Bastille. Nous montâmes de la même manière l'échelle de bois, les deux barres de fer et tous nos autres paquets, nous finîmes par l'échelle de corde, dont je laissai descendre une extrémité pour aider Allègre à monter, pendant que je soutenais le reste au moyen d'une grosse cheville que nous avions préparée exprès; je la fis passer dans la corde et la posai en croix sur le tuyau de la cheminée, par ce moyen, mon compagnon évita de se mettre en sang comme moi. Cela fini, je descendis du haut de la cheminée, où je me trouvais dans une posture fort gênante, et nous nous trouvâmes tous deux sur la plate-forme de la Bastille.

Arrivés là, nous disposâmes tous nos effets; nous commençâmes par faire un rouleau de notre échelle de corde, ce qui fit une masse de quatre pieds de diamètre et d'un pied d'épaisseur. Nous la fîmes rouler sur la tour, appelée la Tour du Trésor, qui nous avait paru la plus favorable pour faire notre descente; nous attachâmes un des bouts de l'échelle à une pièce de canon et nous la fîmes couler doucement le long de la tour, ensuite nous attachâmes notre moufle et nous y passâmes la corde qui avait trois cent soixante pieds de longueur; je m'attachai autour du corps la corde passée dans la moufle, d'Allègre la lâchait à mesure que je descendais; malgré cette précaution, je voltigeais dans l'air à chaque mouvement que je faisais; qu'on juge de ma situation d'après le frissonnement que cette idée seule fait éprouver. Enfin, j'arrivai, sans aucun accident, dans le fossé. Sur-le champ, d'Allègre me descendit mon portemanteau et tous les autres objets; je trouvai heureusement une petite éminence qui dominait l'eau dont le fossé était rempli et je les y plaçai. Ensuite, mon compagnon fit la même chose que moi, mais il eut un avantage de plus; je tins de toutes mes forces le bout de l'échelle, ce qui l'empêcha de vaciller autant. Arrivés tous deux au bas, nous ne pûmes nous défendre d'un léger regret d'être hors d'état d'emporter avec nous notre corde et les matériaux dont nous nous étions servis, monuments rares et précieux de l'industrie humaine et des vertus peut-être auxquelles peut conduire l'amour de la liberté.

Il ne pleuvait pas, nous entendions la sentinelle qui se promenait à six toises au plus de nous; il fallait donc renoncer à monter sur le parapet et à nous sauver par le jardin du gouverneur; nous prîmes le parti de nous servir de nos barres de fer et de tenter le second moyen que j'ai indiqué plus haut. Nous allâmes droit à la muraille qui sépare le fossé de la Bastille de celui de la porte Saint-Antoine et, sans relâche, nous nous mîmes au travail. Dans cet endroit précisément était un petit fossé d'une toise de largeur et d'un pied et demi de profondeur, ce qui augmentait la hauteur de l'eau. Partout ailleurs, nous n'en aurions eu que jusqu'au milieu du corps, là, nous en avions jusque sous les aisselles. Il dégelait seulement depuis quelques jours, en sorte que l'eau était encore pleine de glaçons; nous y restâmes pendant neuf heures entières, le corps épuisé par un travail excessivement difficile et les membres engourdis par le froid.

A peine avions-nous commencé que je vis venir, à douze pieds au-dessus de nos têtes, une ronde-major, dont le falot éclairait parfaitement le lieu où nous étions; nous n'eûmes pas d'autre ressource, pour éviter d'être découverts, que de faire le plongeon; il fallut recommencer cette manœuvre toutes les fois que nous reçûmes cette visite, c'est-à-dire à chaque demi-heure. On me pardonnera de raconter un autre événement du même genre, qui, dans le premier moment, me causa une frayeur mortelle et qui finit par me paraître plaisant. Je ne le rapporte que pour être fidèle à la promesse que j'ai faite de ne passer sous silence aucun détail; mon objet ne peut être que d'égayer ce récit et d'arracher un sourire.

Une sentinelle qui se promenait à très peu de distance de nous, sur le parapet, vint jusqu'à l'endroit où nous étions et s'arrêta tout court au-dessus de ma tête; je crus que nous étions découverts et j'éprouvais un saisissement affreux; mais bientôt j'entendis qu'elle ne s'était arrêtée que pour lâcher de l'eau, ou plutôt je le sentis, car je n'en perdis pas une goutte sur la tête et sur le visage; dès qu'elle se fut retirée, je fus forcé de jeter mon bonnet et de laver mes cheveux.

Enfin, après neuf heures de travail et d'effroi, après avoir arraché les pierres les unes après les autres avec une peine que l'on ne peut concevoir, nous parvînmes à faire, dans une muraille de quatre pieds et demi d'épaisseur, un trou assez large pour pouvoir passer; nous nous traînâmes tous deux à travers. Déjà notre âme commençait à s'ouvrir à la joie, lorsque nous courûmes un danger que nous n'avions pas prévu et auquel nous faillîmes succomber. Nous traversions le fossé Saint-Antoine pour gagner le chemin de Bercy; à peine eûmes-nous fait vingt-cinq pas que nous tombâmes dans l'aqueduc qui est au milieu, ayant dix pieds d'eau au-dessus de nos têtes et deux pieds de vase qui nous empêchaient de nous mouvoir et de marcher pour gagner l'autre bord de l'aqueduc, qui n'a que six pieds de largeur. D'Allègre se jeta sur moi et faillit me faire tomber; nous étions perdus: il ne nous fût plus resté assez de forces pour nous relever et nous périssions dans le bourbier. Me sentant saisir, je lui donnai un coup de poing violent qui lui fit lâcher prise, et du même mouvement je m'élançai et parvins à sortir de l'aqueduc; j'enfonçai alors mon bras dans l'eau, je saisis d'Allègre par les cheveux et le tirai de mon côté; bientôt nous fûmes hors du fossé, et au moment où cinq heures sonnaient, nous nous trouvâmes sur le grand chemin.

Transportés du même sentiment, nous nous précipitâmes dans les bras l'un de l'autre; nous nous tînmes étroitement serrés et tous deux nous nous prosternâmes pour exprimer au Dieu, qui venait de nous arracher à tant de périls, notre vive reconnaissance. On conçoit de pareils mouvements, mais on ne doit pas chercher à les décrire.

Ce dernier devoir rempli, nous pensâmes à changer de vêtements; c'est alors que nous vîmes combien il était heureux d'avoir pris la précaution de nous munir d'un portemanteau, qui en contenait de secs; l'humidité avait engourdi nos membres et, ce que j'avais prévu, nous sentîmes le froid bien plus que nous l'avions fait pendant les neuf heures consécutives que nous avions passées dans l'eau et dans la glace; chacun de nous eût été hors d'état de s'habiller et de se déshabiller lui-même et nous fûmes obligés de nous rendre mutuellement ce service. Nous nous mîmes enfin dans un fiacre et nous nous fîmes conduire chez M. de Silhouette, chancelier de M. le duc d'Orléans; je le connaissais beaucoup et j'étais sûr d'en être bien reçu; malheureusement, il était à Versailles.

CANONS PLACÉS SUR LE HAUT DES TOURS DE LA BASTILLE (Dessin de l'architecte Palloy) (Bibl. nat. ms. nouv. acq. franç, 3422) CANONS PLACÉS SUR LE HAUT DES TOURS DE LA BASTILLE
(Dessin de l'architecte Palloy)
(Bibl. nat. ms. nouv. acq. franç, 3422)

Nous nous réfugiâmes chez un honnête homme, que je connaissais également; c'était un orfèvre, nommé Fraissinet, natif de Béziers. Il m'apprit qu'un sieur Dejean, natif comme moi de Montagnac, et notre ami commun, était à Paris avec son épouse: cette nouvelle acheva de me rendre à la vie. Dejean était fils d'un homme vénéré dans tout le Languedoc par les protestants, qui le regardaient comme leur chef; mon ami avait hérité des vertus de son père. J'éprouvai bientôt qu'elles lui étaient communes avec son épouse. Ils s'occupèrent peu des dangers qu'ils couraient en réfugiant deux hommes échappés de la Bastille, échappés surtout à la vengeance de la favorite d'un roi; seulement, ils prirent la précaution de nous loger chez leur tailleur, nommé Rouit, parce qu'il demeurait à l'Abbaye Saint-Germain, où l'on était plus à l'abri des recherches de la police. Là, Dejean et sa femme venaient tous les jours nous secourir, nous consoler d'Allègre et moi. Chacun d'eux fournissait à nos besoins et, ce qui est admirable, chacun d'eux nous demandait de taire à l'autre ses bienfaits envers nous. Il semble que cette famille respectable ait été destinée à adoucir toute ma vie les amertumes dont elle n'a que trop été remplie, ou, dans des jours plus heureux, à embellir mon existence. Dejean avait une fille âgée alors de douze ans, épouse aujourd'hui du citoyen Arthur, homme respectable et justement respecté, artiste célèbre, et tous deux amis sensibles et généreux. Que ne puis-je laisser échapper ici le secret de mon âme envers eux! Mais Arthur est Anglais, il pourrait lire cette page; il croirait que je le loue et je dois craindre de l'offenser.

C'était trop pour la marquise de Pompadour de perdre à la fois deux victimes; et puisque son cœur éprouvait un tel besoin de nous tourmenter, elle dut ressentir une colère bien vive en apprenant que nous venions, par notre fuite, de lui enlever cette précieuse jouissance. Elle devait craindre, d'ailleurs, les effets de notre juste ressentiment; nous pouvions dévoiler au public toutes les horreurs qu'elle avait commises envers nous et dont tant d'autres malheureux étaient encore les victimes; nous pouvions rendre tous nos concitoyens confidents de nos peines et la France entière eût partagé nos transports. Elle le savait; aussi n'a-t-elle jamais rendu, à ce que l'on assure, la liberté à aucun de ceux qu'elle a précipités dans les fers; elle concentrait à jamais dans l'enceinte des cachots leurs soupirs et leur rage.

Instruits de ses craintes et des précautions ordinaires qu'elle employait pour les calmer, nous ne doutions pas que l'on ne mît bien des soins à nous découvrir. Je n'étais plus tenté, cette fois, de m'aller jeter à ses pieds et je n'hésitai pas à m'expatrier, mais il eût été trop imprudent de nous exposer dans ces premiers moments: nous restâmes cachés près d'un mois sous la garde de l'amitié; il fut décidé que nous ne partirions pas tous deux ensemble, afin que si l'un des deux était découvert, son malheur pût profiter à l'autre.

D'Allègre partit le premier, déguisé en paysan, et se rendit à Bruxelles, où il eut le bonheur d'arriver sans accident: il me l'apprit de la manière dont nous étions convenus; alors, je me mis en route pour le rejoindre.

Je pris l'extrait de baptême de mon hôte, qui était à peu près de mon âge: je me munis des mémoires imprimés et des pièces d'un vieux procès, pour pouvoir, dans le cas où j'aurais à rendre compte de mon voyage, justifier un prétexte plausible.

Je m'habillai en domestique, je sortis de nuit de Paris et fus attendre, à quelques lieues, la diligence de Valenciennes; il y avait une place, je la pris; plusieurs fois, je fus fouillé, interrogé par des cavaliers de maréchaussée; j'annonçais que j'allais à Amsterdam, porter au frère du maître dont j'avais emprunté le nom les pièces dont j'étais muni, et au moyen de toutes les précautions que j'avais prises, j'échappai à la surveillance de tous ceux qui étaient chargés de m'arrêter.

Cependant, je ne me tirai pas toujours de ce pas avec autant de facilité: à Cambrai, le brigadier qui m'interrogeait m'ayant demandé d'où j'étais, sur la réponse que je lui fis que j'étais de Digne en Provence, lieu indiqué sur l'extrait de baptême que j'avais emprunté, il me reprit qu'il y avait vécu dix ans.

Je vis bien qu'il allait entamer, à ce sujet, une conversation dont les suites pourraient me devenir fâcheuses; je conservai toute ma présence d'esprit et, pour détourner les soupçons, je le prévins moi-même par quelques questions relatives aux agréments dont on jouit dans ce pays et à la gaîté presque constante de tous ses habitants. Mais, malgré toute mon adresse, je ne pus échapper au danger que je redoutais; mon prétendu compatriote me parla de quelques personnes fort remarquables du lieu et dont il était difficile de n'avoir pas eu connaissance; mon embarras retraça à mon esprit la fable du dauphin, sur le dos duquel un singe avait cherché un asile au moment d'un naufrage. L'animal marin demanda à l'autre s'il connaissait le Pirée; celui-ci répondit avec effronterie que le Pirée était un de ses meilleurs amis: à ce mot le dauphin leva la tête et, voyant qu'il ne portait qu'un singe, il le jeta à la mer. Je profitai de cette leçon et, sans rien répondre de positif, je parus chercher dans ma mémoire les noms des personnes dont mon interrogateur me parlait, je montrai une grande surprise de ne pas les connaître. «Au surplus, lui dis-je, de quel temps me parlez-vous?—De dix-huit ans», me répondit-il. Ce mot me mit parfaitement à mon aise; je lui observai qu'alors je n'étais qu'un enfant et que, sans doute, depuis longtemps ces personnes étaient mortes. Cet homme me fit encore d'autres questions; mais, craignant qu'il ne les portât trop loin, je saisis la première occasion qui se présenta de rompre cet entretien, qui commençait à me peser de plus en plus; j'appelai notre conducteur, que je vis passer, et, sous prétexte de terminer avec lui quelques affaires, je pris congé de cet homme et lui tirai ma révérence.

III
SÉJOUR EN BELGIQUE ET EN HOLLANDE
(mars-juin 1756)

Arrivé à Valenciennes, je pris le carrosse de Bruxelles. Entre cette première ville et Mons, il y a sur le grand chemin un poteau où sont d'un côté les armes de la France et de l'autre celles de l'Autriche, c'est la limite des Etats. J'étais à pied quand nous y passâmes, je ne pus résister au mouvement qui me précipita sur cette terre, que je baisai avec transport. Je pouvais enfin, ou je croyais du moins respirer en paix. Mes compagnons de voyage, étonnés de cette action, m'en demandèrent la cause; je prétextai qu'à pareil instant, une des années précédentes, j'avais échappé à un grand malheur et que je ne manquais jamais, au moment même, d'en exprimer à Dieu toute ma reconnaissance.

Le lendemain, au soir, j'arrivai enfin à Bruxelles. J'avais passé, en 1747, un quartier d'hiver dans cette ville, je la connaissais déjà; je fus descendre au Coffi, place de l'Hôtel-de-Ville, où d'Allègre m'avait donné rendez-vous. Je le demandai[12] à l'aubergiste.

Sa femme me répondit: «Je ne sais où il est.» Je repris: «C'est moi qui l'ai envoyé loger ici, et il n'y a pas encore huit jour qu'il m'a écrit à Paris et chargé de votre part d'aller voir Lecour, ciseleur du roi, pour lui demander l'argent qu'il vous doit. Vous ne devez pas me faire un mystère de me dire où est d'Allègre.» A quoi elle me répondit: «Il est bien: à bon entendeur demi-mot.» Par ces paroles, je compris bien qu'il avait été arrêté. Cependant je ne fis pas semblant de m'apercevoir de ce malheur. Je lui demandai s'il avait payé sa dépense. Elle me répondit: «Tout est bien payé.» Alors l'hôte me demanda si je ne logerai point chez lui? Je repris: «Cela n'est point douteux: vous n'avez qu'à me préparer à souper et je reviendrai vers les neuf heures et demie, car j'ai à voir plusieurs personnes.» «Cela suffit, me dit-il, je vais faire écrire votre nom à l'hôtel de ville.» Je sortis vite de chez lui, bien résolu de ne plus y retourner. Je ne fus voir qu'un de mes amis, nommé l'avocat Scoüin, qui ne voulut pas croire que le prince Charles eût consenti à l'enlèvement de d'Allègre. Je le chargeai d'aller le lendemain s'informer de cela et de retirer mon portemanteau de la diligence, et en le quittant je fus attendre le départ de la barque d'Anvers qui partait à neuf heures du soir. Malheureusement pour moi, il se trouva dans cette barque un Savoyard ramoneur, habillé en dimanche, qui s'approcha de moi en me disant: «A votre air, je connais que vous êtes Français: Allez-vous à Anvers?» Je lui répondis que j'allais à Rotterdam. «Et moi aussi, me dit-il, nous ferons le voyage ensemble.» Arrivés à Anvers, il me dit: «Il vous faut acheter des vivres pour cinq à six jours, crainte que le vent ne devienne contraire.» Il vint m'accompagner pour en faire l'achat. Cela fait il me dit: «Venez avec moi. Je veux vous faire voir les beaux tableaux qu'il y a dans la grande église.» Je le suivis et y étant entré, il vint me dire en confidence: «Monsieur, il y a environ cinq jours qu'on a enlevé un Français dans Bruxelles: c'était un homme comme il faut et de grand esprit. Il s'était échappé d'une prison royale avec un autre prisonnier, et pour n'être pas reconnu en chemin, il s'était habillé en pauvre, et il demandait l'aumône. Arrivé dans Bruxelles, il s'était logé au Coffi, et l'Aman—c'est le nom d'un officier de justice, c'est-à-dire une espèce de prévôt qui arrête le monde—et l'Aman, sous prétexte d'écrire son nom, l'avait mené dans sa maison, et enfermé dans une chambre; et le lendemain on l'a mis dans une chaise de poste et reconduit en France, et il n'y a que moi dans tout Bruxelles qui sache cette nouvelle; et c'est le domestique de l'Aman, qui est mon bon ami, qui me l'a apprise et bien défendu de la dire à personne.» Je repris: «A-t-on arrêté l'autre?

—Pas encore, me dit-il, mais on ne le manquera pas.»

J'ai l'esprit assez présent; or, je dis en moi-même: «Si le prince Charles a donné les mains à cet enlèvement, que je reconnus bien que c'était celui de d'Allègre, vu qu'on a écrit ton nom à l'hôtel de ville et que tu n'es point allé coucher au Coffi, ni dans aucune auberge de la ville, les personnes qui sont à l'affût pour t'arrêter ne manqueront pas de croire et de se dire qu'il faut que tu te sois mis dans la barque d'Anvers pour passer de là en Hollande. Présentement il n'est pas encore huit heures du matin et la barque ne doit partir qu'à trois heures précises du soir, et il ne faut que quatre heures de temps en poste pour venir de Bruxelles aussi. Par conséquent, l'Aman peut avoir le temps de venir t'arrêter avant que la barque de Hollande parte.» Or, pour éviter ce malheur, je demandai si notre barque ne passait pas à Berg-op-Zoom. Il me dit que non. Je fis l'étonné, quoique je le susse aussi bien que lui, en lui disant qu'il fallait absolument que je passasse à Berg-op-Zoom pour y recevoir le paiement d'une lettre de change, et en même temps je lui dis: «Je vous fais présent de toutes les victuailles que j'ai achetées.» C'est de quoi il fut fort content. Il me remercia fort gracieusement et, en reconnaissance, il voulut m'accompagner jusqu'au dehors de la ville.

JEUNE SAVOYARD  (A. de St-Aubin del J.-B. Tillard sc.) (Coll. Rothschild) JEUNE SAVOYARD
(A. de St-Aubin del J.-B. Tillard sc.) (Coll. Rothschild)

En moins de huit heures, j'arrivai dans Berg-op-Zoom. Y entrant, je rencontrai un Suisse qui parlait français, et je le priai de m'enseigner une petite auberge où je pourrais loger à bon marché, parce que l'argent commençait à me manquer. En arrivant à Bruxelles, il ne me restait qu'environ un louis d'or, et je comptais d'en toucher dans cette ville par le moyen des lettres de change de d'Allègre, ou de celles que ma mère devait m'y envoyer et qui nous furent enlevées par Saint-Marc, exempt, et il me fallait encore au moins douze francs pour payer les barques. Ce Suisse me logea chez La Salle, déserteur français, qui s'était établi dans cette ville. Je me trouvai logé chez lui avec un gagne petit et un guzas [un gueux], qui avait fait deux pèlerinages à Rome, et prêt à en faire un troisième. Il se disait être arracheur de dents. Il était tout déguenillé. Ses bas étaient tout percés, de sorte qu'on lui voyait la chair de partout. C'était un homme âgé de cinquante-cinq ans, et tout bouffi. Ce jour-là le curé avait fait dire à La Salle de lui venir parler et ce guzas lui dit: «Je vous prie de ne pas partir sans moi, car j'ai à parler à M. le curé», et je ne doute pas que ce n'était que pour lui demander quelque aumône.

Dans Berg-op-Zoom, il y a toujours plusieurs régiments, et, dans chacun, il y a un chirurgien major, et en outre il y a les maîtres chirurgiens de la ville, et je crois qu'on aura lieu d'être étonné que le gouverneur de cette ville, ce jour-là, eut eu recours à ce vilain pour lui arracher des dents. Il lui fit présent d'un ducat, et c'est avec ce ducat que ce guzas avalait de l'eau-de-vie, comme si elle n'avait été que de l'eau simple. Etant ivre, il se mit à parler d'une aubergiste que l'hôte connaissait. Elle demeurait dans un village à quelques lieues de Rotterdam. Puis, tout d'un coup, il se lève de bout, appuyant ses deux points sur ses côtés, et il se mit à dire en branlant la tête.

«Il faut que j'écrive à cette femme! Il faut que j'écrive à cette femme! Oui, parbleu, il faut que je lui écrive!» Et puis, s'adressant à moi, il me dit: «Monsieur, savez-vous écrire?» Je lui répondis que oui: «Oh! me dit-il, je vous en prie, écrivez-moi cette lettre.—Avec plaisir, lui dis-je alors.» L'hôte mit sur la table une feuille de papier, plume et encre, et ce guzas me dicta les paroles que voici:

«Madame, je suis à Berg-op-Zoom, et je me porte très bien. Au premier jour je viendrai vous voir. Faites mes compliments à votre mari. Je suis votre, etc...»

JEUNE SAVOYARD  (A. de St-Aubin del J.-B. Tillard sc.) (Coll. Rothschild). JEUNE SAVOYARD
(A. de St-Aubin del J.-B. Tillard sc.) (Coll. Rothschild).

J'ai oublié le nom de ce guzas et celui de la femme à laquelle il écrivait; mais, après avoir cacheté sa lettre, il me dicta cette adresse: «A Madame... Madame N..., à la poste restante, à Rotterdam.» Mais je lui dis: «Cela n'est point ainsi que l'on adresse une lettre; il faut mettre le nom du village où elle demeure, sans quoi cette lettre ne lui sera point rendue.» Il me répondit: «Cela ne fait rien: quand elle ira à Rotterdam, elle l'ira chercher à la poste.»

LA VILLE DE BRUXELLES LA VILLE DE BRUXELLES
(d'après une estampe conservée à la Bibliothèque nationale)

Quant à moi, qui attendais d'être arrivé à Amsterdam pour envoyer mon adresse à ma mère, je fus charmé de l'expédient que me suggérait inconsciemment ce guzas, parce que j'avais grand besoin d'argent; et, pour en avoir dix à douze jours plus tôt, sur-le-champ j'écrivis à ma mère de m'envoyer une lettre de change et d'adresser ainsi ma lettre: «A Monsieur d'Aubrespy, à la poste restante, à Amsterdam», et, par la malédiction du démon, c'est là que cette lettre fut interceptée. Mais il est certain que ce malheur ne me serait point arrivé, sans cet ivrognasse qui fut cause que je fus arrêté, parce que je n'aurais écrit à ma mère que d'Amsterdam, et je lui aurais dit, comme je fis dans la seconde que je lui envoyai, d'adresser ma lettre à M. Clerque, ou enfin, si je n'avais pas trouvé Clerque, je lui aurais dit d'adresser mes lettres sous enveloppe à mon hôte, et par ce moyen je n'aurais point été arrêté.

Le 13 d'avril 1756, j'arrivai dans Berg-op-Zoom, et je fus entraîné de rester huit jours pour attendre une barque, qui partit le 18, jour de Pâques, et j'arrivai le lendemain à Rotterdam, et, à midi, je me mis dans une autre barque, et le lendemain matin j'arrivai dans Amsterdam, qui était le 20 avril. Je me mis à chercher les adresses des gens de chez moi. On me dit que M. Elie Angely, négociant, était diacre de l'église wallonne, et qu'il avait chez lui un registre qui contenait les noms et les adresses de tous les Français qui étaient établis dans cette ville et qu'il demeurait tout auprès de l'hôtel de ville. Je fus chez lui, et je le priai d'avoir la bonté de me donner les adresses des personnes de Montagnac. Il me répondit: «Nous avons ici Cazelles, Lardat, Clerque.» Je repris: «Je connais toutes ces personnes, et elles me connaissent aussi.» Alors il me demanda si j'étais venu pour rester dans cette ville ou si je ne faisais que passer. Je lui dis que j'y étais venu jusqu'à ce que j'eusse accommodé une affaire qui m'était arrivée en France. Il me demanda ce que c'était que cette affaire, et si je ne pouvais l'en instruire. «Vous me paraissez être un honnête homme, lui dis-je, et je n'ai rien de caché pour vous»; et je lui racontai tout ce qui m'était arrivé et à d'Allègre aussi.

GAGNE-PETIT  par Duplessi-Bertaux (Coll. Georges Hartmann) GAGNE-PETIT
par Duplessi-Bertaux (Coll. Georges Hartmann)

Après avoir ouï tout, il me demanda si je n'avais point de lettres de recommandation. Je lui répondis qu'ayant échappé de la Bastille, je n'avais point osé aller voir aucun de mes amis, excepté un bijoutier de Montagnac qui demeurait à Paris et que c'était lui qui m'avait prêté de l'argent pour sortir du royaume de France. Alors il me dit: «Si celui-là voulait m'écrire en votre faveur, non seulement nous nous emploierions pour vous, mais même nous vous accorderions un secours d'argent.» Je repartis: «Je suis bien certain que celui qui m'a prêté de l'argent vous écrira en ma faveur, mais même qu'il vous priera très fortement de me rendre service.»—«Eh bien, me dit-il, voilà mon adresse; vous n'avez qu'à la lui envoyer.» Je la pris et en même temps je le priai de nouveau de me donner les adresses de Cazelles, de Lardat et de Clerque. Il me répondit: «Ces gens-là ne sont pas à leur aise.» A quoi je lui dis: «Monsieur, je ne suis pas un homme à être à charge à personne, j'ai un peu de bien en fonds, et quand j'aurais eu le malheur de perdre ma mère, mes parents ne manqueraient point de me secourir avec mon propre bien, et je suis très certain qu'avant que le mois prochain soit passé, ils ne manqueront pas de m'envoyer des lettres de change qui pourront m'acquitter des services qu'on m'aura rendus, et en outre je vous dirai que j'ai plusieurs talents qui peuvent me tirer d'affaire: je sais les mathématiques, c'est-à-dire que je puis être ingénieur où je veux, ou architecte; je sais l'arpentage, la division des champs. J'entends un peu la médecine, la chirurgie, et j'ai encore beaucoup de commis qui peignent plus mal que moi. Quant à l'arithmétique, il n'y a aucune sorte de règles que je ne fasse sur-le-champ, c'est-à-dire que je sais l'addition, la soustraction, la multiplication, la division, la règle de trois ou la règle d'or. Je sais les parties aliquotes et les fractions des fractions, les règles inverses, l'extraction de la racine quarrée et de la racine cube, les décimales et l'algèbre.

«Or, avec tous ces talents, par le moyen des personnes que vous venez de me nommer, qu'il y a fort longtemps qu'elles sont ici, qu'elles doivent connaître beaucoup de monde, je pourrai trouver à me placer et à me tirer d'affaire sans les incommoder. Mais aujourd'hui je suis dans un état pitoyable; c'est pourquoi je vous supplie en grâce de me donner l'adresse d'un de mes pays.» Il me répondit: «Je ne vous donnerai l'adresse d'un de vos pays que lorsque j'aurai reçu la lettre de Paris, et avec un secours d'argent; que si quelque chose se tramait contre vous aux Etats, j'en aurai vent et je vous en avertirai.» Je repris: «Mais monsieur, il faut au moins quinze jours avant que de pouvoir recevoir cette réponse; et comment puis-je passer tout ce temps-là? Il ne me reste plus pour toute ressource que deux misérables sols, et je ne sais où donner de la tête.» Il me répliqua: «Vous n'avez qu'à faire comme vous pourrez, et je ne vous donnerai ces adresses qu'après avoir reçu la lettre de recommandation de Paris.» Je sortis de sa maison, mais intérieurement j'enrageais comme tous les diables contre lui d'un refus si cruel.

ESCAMOTEURS ET ARRACHEURS DE DENTS  par Duplessi-Bertaux (Coll. Georges Hartmann) ESCAMOTEURS ET ARRACHEURS DE DENTS
par Duplessi-Bertaux (Coll. Georges Hartmann)

Dans cette grande perplexité je me ressouvins de Fraissinet, et je pensai qu'il ne me serait point difficile de le trouver, étant banquier. Effectivement, en peu de temps je trouvai son adresse au marché aux fleurs. J'y fus, et ayant trouvé sa maison je frappai à sa porte. Un jeune homme, que je croyais être son fils, vint m'ouvrir. Je lui demandai si M. Fraissinet y était: Il me répondit que oui. «Je vous prie, lui dis-je, de m'y faire parler.—Et que voulez-vous lui dire?» Je repris: «Comme il est de Montpellier, je ne doute pas qu'il ne connaisse Cazelles, Clerque et Lardat, qui sont de Montagnac comme moi, et je viens le prier d'avoir la bonté de me donner une de ces adresses.» A quoi il me répondit brutalement: «Hé! il a bien d'autres affaires qu'à vous donner des adresses», et il me ferma rudement la porte au nez. Or, voyant le refus injuste d'Elie Angely et la brutalité de ce commis, et n'ayant pour toute ressource que deux misérables sols, et dans une ville éloignée de plus de trois cents lieues de chez moi, il est vrai que si Dieu ne m'avait retenu je me serais jeté dans un canal la tête la première.

ROTTERDAM: GRANDE PLACE AVEC LA STATUE D'ERASME  Gravé par P. Schenk (Bibl. de l'Arsenal) ROTTERDAM: GRANDE PLACE AVEC LA STATUE D'ERASME
Gravé par P. Schenk
(Bibl. de l'Arsenal)

Enfin, ne sachant où donner de la tête, je fus implorer la miséricorde d'un Hollandais, avec qui j'étais venu de Berg-op-Zoom jusqu'à Amsterdam. C'était un petit aubergiste qui demeurait dans une cave. Ce réduit était composé de deux chambres: dans l'une il y avait trois lits—c'était là où il faisait la cuisine—et dans l'autre un lit où il couchait avec sa femme. Il s'appelait Jean Teerhoorst et avait pour enseigne: à la Villa de Groningue. Il entendait quelques mots de français; je fus donc le trouver et le priai de me faire le plaisir de me prendre chez lui et de me faire crédit, et que bientôt je le paierais bien. En lui disant ces paroles, les larmes qu'il vit couler de mes yeux lui touchèrent le cœur; il me prit la main, il me la serra en me disant: «Moi avoir pitié d'un chien et encore plus avoir pitié d'un homme. Pour vous, venez, venez toujours manger ici. Moi connaître que vous avez un bon cœur; mais tous mes lits sont pris. Pour vous, cherchez à coucher, et venez manger ici.» Je mis ma main à ma poche, et je lui fis voir que je n'avais que deux sous et que je ne savais où aller chercher un lit. «Pour vous, me dit-il, vouloir coucher à mes pieds et de ma femme, moi le veux bien.» Je lui répondis: «Moi être content de coucher sur une chaise ou sur une table.—Eh bien, moi bien vouloir que vous restiez ici... etc.» Enfin ce fut cet honnête homme qui eut pitié de moi: il me fabriqua un lit d'une espèce d'armoire, et il me donna à manger jusqu'à ce que j'eusse trouvé M. Clerque, c'est-à-dire pendant plus d'un mois. Dans cet intervalle, c'est-à-dire vingt-trois jours après avoir écrit à Paris, M. Élie Angely m'envoya chercher, et il me dit qu'il avait reçu une lettre du bijoutier, et en même temps il me fit présent de quinze florins, c'est-à-dire d'environ trente-une livres de France.

ROTTERDAM: LES QUAIS  Gravé par P. Schenk (Bibl. de l'Arsenal) ROTTERDAM: LES QUAIS
Gravé par P. Schenk (Bibl. de l'Arsenal)

Je pris cet argent-là, que je rendrai bien vite, d'abord que je serai sorti de prison, avec les intérêts. En même temps, il me remit une lettre que ce bijoutier m'avait mise dans la sienne et me donna l'adresse de Lardat, chirurgien, en me disant qu'il me mènerait chez mes autres pays. Je fus donc chez Lardat, natif de Saint-Pargoire. Il me dit: «Feu mon épouse était de Montagnac: elle était une Gelly. Je connais toute votre famille, et je ne doute pas que cela ne fasse un très sensible plaisir à M. Clerque de vous voir. Allons, mettons-nous à table, et après dîner nous irons le voir. Cela fait le plus honnête homme du monde et Dieu le bénit: il le comble de biens.» Le lendemain, je fus encore chez Lardat, qui me proposa de retourner chez Clerque. Je lui répondis que, dans le misérable état où je me trouvais, je craignais qu'il ne crût que j'allais moins pour le voir que pour lui demander quelque service, et que d'abord que j'aurais reçu l'argent que j'attendais, nous l'irions voir ensemble. Il me répliqua que Clerque était un fort galant homme, qu'il avait un esprit bien fait. Je repris:

«Deux ou trois jours sont bientôt passés.

—Comme il vous plaira, me dit-il.»

ROTTERDAM: QUAIS SUR LE MARCHÉ AUX POISSONS  (Gravé par P. Schenk) (Bibl. de l'Arsenal) ROTTERDAM: QUAIS SUR LE MARCHÉ AUX POISSONS
(Gravé par P. Schenk) (Bibl. de l'Arsenal)

Nous passâmes la demi-journée ensemble et il ne voulut pas me permettre de sortir sans avoir soupé. Le lendemain j'y retournai, et je lus la gazette qu'on lui portait tous les jours. Il voulut encore me retenir à souper, mais je lui dis:

«Monsieur, je m'estime trop heureux de la bonté que vous avez de souffrir que je vienne passer tous les jours deux ou trois heures chez vous, et je prendrai pour une marque de votre ennui si vous me priez encore de dîner ou de souper.

—Comment, me dit-il, je ne m'attendais point à un pareil compliment de votre part. Et pourquoi voulez-vous me priver d'avoir le plaisir de vous donner à manger?»

Je repris:

«Que je mange ou que je ne mange pas, je paie toujours de même à mon auberge, et c'est à cause de cela que, sans aucune nécessité, je ne veux pas vous être à charge.

—Si ce n'est que cela, me dit-il, plus de mauvais compliments: mettons-nous à table.»

Cependant cinq à six jours après il rencontre Clerque et il lui dit:

«Il est arrivé ici un de vos pays, Masers d'Aubrespy.

—Où est-il?»

LA HAYE, VUE DE LA POISSONNERIE Gravé par Anna Beck (Bibl. de l'Arsenal) LA HAYE, VUE DE LA POISSONNERIE Gravé par Anna Beck (Bibl. de l'Arsenal)

Lardat lui répondit:

«Je sais où il loge, mais il vient me voir tous les jours chez moi, et tel jour nous fûmes chez vous, mais vous étiez sorti.

—Oh! lui dit-il, je vous en prie, d'abord qu'il viendra menez-le-moi, et si je suis sorti, vous n'avez qu'à m'attendre.»

Impatient de me voir, il fut le lendemain chez Lardat. Il dîna chez lui et m'attendit jusqu'à neuf heures du soir. Le lundi je fus encore chez Lardat; il me raconta ce qui s'était passé: «Allons, me dit-il, allons vite le voir: il meurt d'impatience de vous embrasser.» Nous y fûmes et, en entrant chez lui, il vint me sauter au cou, comme si j'eusse été son frère ou son fils, et, croyant que je crevais de soif, il fallut boire à la hollandaise. Il ne m'avait jamais vu; je me mis à lui parler de ma famille: «Mais, me dit-il, nous sommes parents du côté de votre mère, et ne saviez-vous pas ma maison?» Je lui répondis qu'il y avait neuf jours que je la savais. «Et pourquoi n'êtes-vous pas venu plus tôt me voir?» Je repris: «Dans le misérable état où je me trouve, je n'ai pas osé, crainte que vous ne crussiez que je venais moins pour vous voir que pour vous demander quelque service. Mais j'attendais de l'argent et alors je n'aurais pas manqué de vous venir voir.—Comment! me dit-il, c'est bien quand vous n'auriez plus eu besoin de rien qu'il fallait attendre de venir me voir!» et, en jetant les yeux sur ma chemise qui était fort noire, il me fit monter dans une belle chambre bien étoffée, pavée de marbre à compartiment bleu et blanc, et me fit mettre une de ses chemises. Il me mena chez son chapelier et me fit présent d'un chapeau fin et de tous mes autres besoins, et il ne voulut plus absolument que je retournasse dans mon auberge. Il me donna une chambre chez lui, et toute la différence que lui et son épouse faisaient de moi et de trois enfants qu'ils avaient, c'est qu'ils leur laissaient demander leurs besoins et qu'à moi ils prévenaient jusqu'aux moindres de mes fantaisies.

MATELOT HOLLANDAIS  (Bibl. de l'Arsenal) MATELOT HOLLANDAIS
(Bibl. de l'Arsenal)

Je ne fis point un mystère à Clerque, ni à Elie Angely, ni à Lardat de l'affaire qui m'avait forcé de venir en Hollande; mais tous haussaient les épaules en me disant que cela n'était rien. Pourtant la crainte de retomber dans de nouveaux malheurs me fit avoir recours aux conseils de plusieurs personnes sages, et je leur dis les paroles que voici:

«Messieurs, je vous prie de m'assister de vos conseils sur la malheureuse affaire qui est cause que je suis sorti de France et venu me réfugier dans Amsterdam, et de me dire librement ce que vous pensez, et soyez certains que je vais vous dire la vérité. Car si je disais un seul mensonge ou si je cherchais à m'excuser, je ne vous tromperais pas vous autres, mais je me tromperais moi-même. Or, voici le fait:

«En 1749, il y eut une révolution à la Cour de France, et tous les esprits étaient animés contre Mme la marquise de Pompadour, parce qu'on croyait qu'elle en était la cause, et en même temps on disait que ses ennemis cherchaient à s'en venger en l'envoyant à l'autre monde, et ce bruit était si vrai qu'il se répandit jusque dans Marseille, où mon compagnon d'infortune, M. d'Allègre, un an après moi, vint à peu près sur le même prétexte se faire fourrer à la Bastille. Mais, pour revenir à mon affaire à moi, à force d'entendre dire partout que les ennemis de Mme de Pompadour cherchaient à l'envoyer à l'autre monde, je crus lui rendre un grand service et lui sauver la vie en lui envoyant un symbole hiéroglyphique instructif et relatif à ce que j'avais ouï dire, afin de la faire rester sur ses gardes contre leurs entreprises.

«Mon symbole hiéroglyphique était une boîte de carton, où j'avais mis une poudre grotesque, que j'avais composée moi-même, qui n'avait aucune vertu nuisible; ce qui fut prouvé par plusieurs expériences; et, en outre, je m'offris sur-le-champ à en faire toutes sortes d'épreuves sur moi-même. Cette boîte ayant été mise à la poste le 27 avril 1749, je fus à Versailles dire ces propres paroles à Mme la marquise de Pompadour: Qu'il y avait environ quatre heures qu'en me promenant aux Tuileries deux personnes s'étaient rencontrées tout auprès de moi et qu'elles s'étaient dit tout bas: «Eh bien, est-ce fait?» et que l'autre avait répondu: «Je t'assure que demain elle ne couchera pas avec le roi», et que, m'étant douté qu'il se passait quelque chose de mauvais contre elle, je les avais suivies et vues mettre un paquet à la poste, et que je venais l'avertir de se tenir sur ses gardes contre toutes sortes de paquets. Ma boîte étant arrivée, je fus grandement remercié. L'on me présenta un présent d'argent, mais je le refusai; je ne voulus pas le recevoir absolument. Je dis à Mme de Pompadour que je m'estimais trop récompensé d'avoir eu le bonheur de lui rendre service et en même temps je lui recommandai fortement de se tenir sur ses gardes contre toutes sortes de paquets. Je fus prié d'aller rendre compte de tout cela à M. le comte d'Argenson [ministre de la Guerre, avec le département de Paris], et elle me donna le sieur Quesnay, son médecin, pour m'y accompagner. Après que je lui eus fait mon compte rendu, ce ministre m'envoya à M. Berryer, lieutenant général de police, et celui-ci m'envoya à la Bastille, où je lui déclarai tout ce qui s'était passé. Quatre mois après, je fus transféré de la Bastille dans le donjon de Vincennes, et quatorze mois après je m'échappai de cette prison, le 25 juin 1750, à une heure après midi, sans faire aucune fracture, c'est-à-dire qu'ayant trouvé toutes les portes ouvertes je m'enfuis, et au bout de six jours après, ne me sentant coupable d'aucun crime, je me livrai moi-même, comme un agneau, entre les mains paternelles du roi, par l'entremise du sieur Quesnay, son médecin ordinaire. Je ne croyais pas, par cet acte de bonne foi, forcer Sa Majesté à me faire grâce, mais à me rendre la justice qui m'était due. Sur mon adresse que j'avais envoyée à Quesnay, je fus arrêté et mis à la Bastille, dans un cachot pendant dix-huit mois, et ensuite dans une chambre ordinaire et mis en compagnie avec M. d'Allègre; mais après sept années de souffrances, vu qu'on avait abusé de la confiance que j'avais mise dans l'équité du roi, et ne voyant aucune fin à mes maux, je m'échappai une seconde fois de la Bastille avec d'Allègre, la nuit du 25 au 26 de février dernier, et suis venu me réfugier en Hollande...

«Voilà, messieurs, leur dis-je, de point en point tout ce qui m'est arrivé. Je vous prie de me dire nettement ce que vous pensez et ce que vous me conseillez de faire.» Or, voici les paroles qu'ils me dirent:

FEMME DE MATELOT HOLLANDAIS  (Bibl. de l'Arsenal) FEMME DE MATELOT HOLLANDAIS
(Bibl. de l'Arsenal)

«S'il y avait eu quelque chose de nuisible dans votre boîte, les flatteurs pourraient vous faire une querelle d'Allemand, vous dire que vous pouviez mourir en chemin, et lui arriver de mal à elle. Secundo: Si vous aviez pris l'argent qui vous fut offert, on pourrait vous traiter de fripon. Tertio: Si vous aviez compromis quelqu'un, ce serait un crime; mais n'y ayant rien de nuisible dans votre boîte et l'ayant encore avertie à l'avance de son arrivée, et sans lui inspirer aucun mauvais soupçon directement contre ses ennemis connus, et n'ayant pas voulu recevoir des présents, et le bruit courant réellement qu'on cherchait à l'envoyer à l'autre monde, cela n'est point un crime. C'est un service, mais voici ce qui empoisonne votre service: Mme la marquise de Pompadour a le pouvoir souverain en main; c'est elle qui donne tous les emplois, et l'on peut croire aisément que, par le moyen de votre boîte, vous vouliez vous introduire dans ses bonnes grâces et par ce moyen obtenir quelque bonne charge. Cependant, vu toutes ces circonstances et à prendre votre affaire par le plus mauvais côté, au pis aller on ne peut vous accuser que d'avoir voulu surprendre son amitié, vous introduire dans ses bonnes grâces par une fable officieuse, et cela n'est pas un cas de sept années de prison. Mais ce qu'il y a de surprenant et même qui étonne, c'est que, après votre première évasion, après vous être livré généreusement vous-même entre les mains du roi, on ait abusé de votre bonne foi et dans un temps où vous aviez déjà souffert plus que vous n'aviez mérité. C'est indigne d'abuser ainsi de la confiance.»

Généralement tous se récrièrent extrêmement sur ce point. Enfin leur résultat fut «qu'à prendre mon affaire à la rigueur, en considérant la raison qui m'avait fait agir, c'est-à-dire le bruit qui courait qu'on cherchait à envoyer la marquise de Pompadour dans l'autre monde, et que j'avais refusé le présent qui me fut offert, que cela n'était pas un cas à mériter plus d'une année de prison, et par conséquent que je pouvais équitablement demander à Mme la marquise de Pompadour le dédommagement de la perte de mon temps et des maux qu'elle m'avait fait souffrir injustement depuis six années». En même temps ils me conseillèrent de commencer à demander cette réparation poliment, et que si elle ne se rendait point à la prière et me forçât d'en venir aux invectives, aux menaces de la décrier, qu'alors je devais me cacher avec soin, crainte qu'elle ne me fît assassiner.

Tous les amis que j'avais consultés dans Paris m'avaient dit de même que la marquise de Pompadour m'avait fort maltraité, et que si je pouvais avoir le bonheur de sortir hors du royaume, je n'aurais pas de la peine à me faire bien dédommager. Ainsi ceux de Paris et les personnes sages d'Amsterdam, tous me conseillèrent de demander un dédommagement. Mais moi, malgré les conseils, j'écrivis à Mme la marquise de Pompadour, et, au lieu de lui demander un dédommagement de la perte de mon temps et des maux qu'elle m'avait fait souffrir injustement, je lui demandai humblement pardon du malheur que j'avais eu de lui avoir déplu; je la priai de faire attention que si Dieu pouvait être trompé, il ne ferait point un crime impardonnable à celui qui lui avait dit une fable officieuse pour tâcher de mériter ses bonnes grâces, et que si elle savait la raison qui m'avait fait agir, elle ne pouvait me faire un crime que d'avoir aspiré à vouloir les siennes [ses bonnes grâces], et que de tous les crimes il n'y en avait pas un seul qui méritât si bien d'être pardonné que celui-là; qu'au reste j'étais fort jeune quand ce malheur m'arriva, et que j'avais souffert sept années, et que je la suppliais de grâce de vouloir bien oublier ce trait de jeunesse et de me permettre de revenir tranquillement passer le reste de mes jours dans ma patrie...

Cette lettre, bien loin de désarmer cette magicienne, ne servit qu'à faire dépenser plus de cinquante à soixante mille livres au roi pour venir me faire arrêter dans Amsterdam. Toutes les personnes à qui je communiquai mes affaires dans Amsterdam, toutes m'assurèrent que les Etats ne me livreraient pas et que je pouvais être fort tranquille. M. Elie Angely, qui est dans les affaires d'Etat de cette république, puisqu'il tient chez lui les registres de tous les Français qui sont dans Amsterdam, comme j'ai déjà dit, me promit que s'il se tramait quelque chose contre moi, il le saurait et il m'en instruirait.

AMSTERDAM: L'HÔTEL DE VILLE  (Bibl. de l'Arsenal) AMSTERDAM: L'HÔTEL DE VILLE
(Bibl. de l'Arsenal)

De plus étant sage et discret, j'avais lieu de croire que la marquise de Pompadour m'ayant fort maltraité, elle ne me refuserait point l'accommodement que je lui avais demandé ou enfin qu'elle me laisserait tranquille; mais les remords et la crainte sont l'apanage des mauvaises consciences. Dans le temps que je cherchais à faire la paix, d'un autre côté cette implacable magicienne avait envoyé Saint-Marc en Hollande pour m'y arrêter. Cet exempt ne savait point où je logeais, mais le démon l'eut bientôt instruit, et voici comment. Je priai un jour le fils aîné de Clerque d'aller à la poste pour voir si la lettre que j'attendais de ma mère, où devait se trouver une lettre de change, n'était point arrivée. Son père qui était présent me dit: «Cousin, le facteur qui me porte mes lettres est un fort honnête homme; je le connais: je vais le prier de retirer cette lettre.» Je repris: «N'en faites rien, cousin, crainte de malheurs: j'aime mieux la recevoir deux ou trois heures plus tard.»

Cependant, après que j'eusse été arrêté, Saint-Marc me dit: «Il y a tant de jours que je savais que vous étiez logé chez Clerque. Dans la nuit j'ai visité le dehors de sa maison: il y a deux issues.» Je lui demandai comment est-ce qu'il avait pu me découvrir?—«C'est, me dit-il, un facteur de la poste qui m'en a instruit, et par un des amis de Clerque je voulus lui faire offrir cent louis d'or s'il voulait se prêter à vous livrer, mais il me dit que c'était un honnête homme et qu'il ne vous livrerait pas.»

AMSTERDAM: LE PORT (Bibl. de l'Arsenal) AMSTERDAM: LE PORT
(Bibl. de l'Arsenal)

Cependant dans cet intervalle, la lettre que j'attendais de ma mère à la poste restante arriva, et me fut interceptée par ledit Saint-Marc, exempt. Or, après avoir examiné cette lettre et reconnu le banquier qui devait me compter l'argent de la lettre de change qu'il y avait dedans, il remit le tout à la poste, et le fils de Clerque, à qui j'avais recommandé d'aller tous les jours à la poste, la retira et me l'apporta. J'en fis la lecture tout haut devant son père et un vieux Français nommé Boissonnier, aveugle; mais, tout aveugle qu'il était, Boissonnier avait de l'esprit et une bonne tête. Clerque parla le premier et me dit: «Marc Fraissinet, qui doit faire le paiement de votre lettre de change, est de chez nous, de Montpellier. C'est mon marchand de vin: demain je vous accompagnerai chez lui.» Alors l'aveugle prit la parole et me dit: «Monsieur, gardez-vous-en bien, d'aller chez Marc Fraissinet. Je sais très certainement que les exempts, qui arrêtèrent ici le chevalier de la Roche-Guérault furent plusieurs fois chez lui.» De plus, en adressant la parole à Clerque: «Vous savez, dit-il, que c'est lui qui a fait arrêter un tel juif.»

AMSTERDAM: LES MURS DE LA VILLE (Gravé par Allard) (Bibl. de l'Arsenal) AMSTERDAM: LES MURS DE LA VILLE
(Gravé par Allard)
(Bibl. de l'Arsenal)

L'affaire de ce juif avait fait un bruit extraordinaire: il devait une somme considérable à un Français. Celui-ci pria Marc Fraissinet de le faire arrêter. Le juif, en ayant eu vent, laissa tout son argent à un autre juif, qu'il croyait être son bon ami et fut vite se mettre dans une barque. Etant en sûreté, il manda à son confrère de lui porter son argent; mais celui-ci au lieu de lui envoyer la somme entière, qu'il lui avait confiée, ne lui en envoya pas seulement le quart. Le juif ayant compté son argent et s'étant aperçu de cette friponnerie, dans l'espérance qu'il ne serait point arrêté, sort de la barque, rentre dans Amsterdam pour se faire rendre le reste de son argent. Mais malheureusement il fut arrêté et mis en prison. Ce trait fit beaucoup de tort à la réputation de la nation juive. Mais en particulier on savait fort mauvais gré à Marc Fraissinet de s'être chargé de faire arrêter ce juif, parce qu'un honnête homme ne se charge jamais de pareilles commissions, et c'est précisément à cause de ce dernier trait que Boissonnier me dit: «Gardez-vous bien d'aller chez Marc Fraissinet, mais vous n'avez qu'à agir de la manière suivante: Allez-vous-en, vous et votre cousin, chez M. Elie Angely, c'est un homme d'une probité reconnue. Il est intime ami avec Marc Fraissinet. Vous n'avez qu'à lui passer votre lettre de change en son nom et il ira chercher votre argent et par ce moyen vous ne risquerez rien.»

AMSTERDAM: QUAI SUR LE MARCHÉ AUX FLEURS (Bibl. de l'Arsenal) AMSTERDAM: QUAI SUR LE MARCHÉ AUX FLEURS
(Bibl. de l'Arsenal)

Le lendemain, bien loin de me faire au moins accompagner par le cousin Clerque, ce traître de banquier joua très bien son personnage: il m'amusa pendant près d'une demi-heure, et dans ce temps-là sa femme envoya chercher l'agent Saint-Marc, et je fus arrêté chez lui le 1er ou le 2 juin 1756, et conduit dans un cachot de l'hôtel de ville. Environ dix à douze jours après je fus conduit en France à la Bastille, et en y arrivant [le 9 juin 1756] on me mit dans un cachot, les fers aux pieds et aux mains, couché sur de la paille sans couverture pendant quarante mois sans relâche.

De plus, par la lettre de ma mère, j'appris qu'elle était à Béziers auprès d'une de mes tantes qui s'était cassé un bras.

Voilà les malheurs qui m'arrivèrent depuis le 3 avril 1756 jusqu'au 2 du mois de juin suivant.

IV
PROJETS POUR LE BIEN DU ROYAUME, RÉDIGÉS A LA BASTILLE (1757-1762).

Comme vous venez de le voir dans la section précédente, en arrivant à la Bastille, je fus mis dans un cachot avec les fers aux pieds et aux mains, couché sur de la paille sans couverture pendant quarante mois sans relâche. Les poils de ma barbe avaient treize pouces de longueur.

Dans ce cruel état, je me mis à faire travailler mon esprit; je fis un projet militaire pour faire prendre à tous les officiers et sergents des fusils en place des espontons et de leurs hallebardes. J'envoyai ce projet au roi le 14 avril 1758. Sur-le-champ il fus mis à exécution et par conséquent je renforçai les armées du roi de plus de vingt-cinq mille bons fusiliers. Ce projet, qui non seulement devait me faire délivrer de prison en me faisant une fortune honnête, ne me tira pas seulement des fers, ni du cachot où j'étais.

LETTRE DE CACHET FERMÉE (Bibl. de l'Arsenal) (Archives de la Bastille) LETTRE DE CACHET FERMÉE
(Bibl. de l'Arsenal)
(Archives de la Bastille)

Quatre mois après, c'est-à-dire le 3 de juillet suivant 1758, j'envoyai un second projet à Louis XV pour pensionner les pauvres veuves des officiers et des soldats, surchargées d'enfants, qui avaient perdu leurs maris à la défense du royaume, c'est-à-dire que je proposais au roi d'augmenter le port de chaque lettre de la poste, venue de près ou de loin, d'un liard de plus et c'est ce qui devait produire la somme de 1.346.153 lb. 16 s. 11-1/13 d. toutes les années. Or, je faisais voir à Sa Majesté qu'il y avait d'argent plus qu'il n'en fallait pour pensionner deux mille veuves d'officiers à deux cent cinquante livres chacune, et huit mille veuves de soldats à cent francs. Mais il est sans doute que ceux qui examinèrent ce projet, en voyant qu'en mettant un seul liard sur chaque lettre, venue de loin ou de près, cela rapportait 1.346.153 lb. 16 s. 11-1/13 d. qu'en mettant deux liards cela rapporterait le double et ainsi en proportion. Comme l'Etat avait besoin d'argent on se servit de mon calcul, c'est-à-dire qu'au lieu de n'augmenter le port des lettres de la poste venues de loin ou de près, que d'un liard de plus et donner cet argent aux pauvres veuves, on les a augmentées de plus d'un sol chacune et en suivant les proportions de l'éloignement. Par conséquent vous devez voir qu'on n'a fait que changer le sens de mon projet, et que c'est à moi-même à qui Sa Majesté doit avoir l'obligation des douze millions de revenus de plus que ses fermes de poste lui rapportaient toutes les années. Or, ce projet, encore bien loin de me faire adoucir ma peine, ne servit qu'à me faire resserrer plus étroitement, car sur le champ l'usage du papier me fut ôté. En même temps le sieur Chevalier, major de la Bastille, qui est encore vivant, vint me défendre, de la part du lieutenant général de police, de lui envoyer encore des projets, sans doute pour m'empêcher de demander la récompense de ces deux projets qui étaient en exécution. Cependant je ne me rebutai point. Faute de papier, avec de la mie de pain je fis des tablettes que je pétris avec de la salive et sur ces tablettes je composai un système de finances.

LAURENT ANGLIVIEL DE LA BEAUMELLE  (Dessin de Carmontelle) (Musée Condé à Chantilly) LAURENT ANGLIVIEL DE LA BEAUMELLE
(Dessin de Carmontelle)
(Musée Condé à Chantilly)
LES CACHOTS DE LA BASTILLE (ENTRÉE DES VAINQUEURS LE 14 JUILLET 1789) Dessiné par Houet, gravé par Huyot (Musée Carnavalet) LES CACHOTS DE LA BASTILLE (ENTRÉE DES VAINQUEURS LE 14 JUILLET 1789)
Dessiné par Houet, gravé par Huyot
(Musée Carnavalet)

Personne n'ignore que les jésuites ne reçoivent dans leur corps que des gens d'esprit, et par conséquent que pour pouvoir s'avancer dans les grades il fallait en avoir beaucoup. On n'ignore pas non plus que les jésuites étaient les plus fins, les plus rusés politiques de toute l'Europe, et l'on peut juger s'ils avaient choisi entre eux un sujet médiocre pour le fourrer dans les affaires d'Etat, c'est-à-dire pour le faire le confesseur des prisonniers d'Etat et savoir par ce moyen les secrets et les affaires les plus importantes de tout le royaume et même des pays étrangers. Ils élirent entre eux le père Griffet pour être notre confesseur, qu'on disait être un des douze cordons bleus de l'Ordre. Il fallait donc que ce Père eût beaucoup d'esprit et de capacité. Or, je priai ce dernier d'examiner ce système de finances et ce qu'il y a de certain, c'est que le Père Griffet me dit plus de cent fois en le lisant: «Mais vous avez beaucoup d'esprit, mais il faut que vous ayez bien lu, bien étudié» et en finissant de l'examiner: «Je ne vous croyais pas tant d'esprit, me dit-il, j'irai demain sans faute voir M. de Sartine pour le prier de vous accorder du papier, pour que vous puissiez le lui envoyer.» Il y fut, et à son retour, voici la réponse qu'il me fit: «J'ai parlé au lieutenant général de police; il m'a répondu avec un ton de mépris: «Ah! nous n'avons pas besoin d'aller chercher des systèmes de finances à la Bastille». Cependant j'ai pourtant obtenu qu'il vous accordât du papier pour le lui envoyer.» Sur le champ je le transcrivis sur du papier et le 13 février 1760, je l'envoyai à M. de Sartine, et depuis ce jour-là on ne m'en a jamais dit un seul mot. J'en ai gardé une copie et le temps fera connaître à tout le monde si ce système est bon ou mauvais.

Sur plusieurs remarques que j'avais faites sur les horreurs de la famine, je fis un quatrième projet pour prévenir ce terrible fléau, c'est-à-dire que je proposai au roi de faire bâtir une abondance dans chaque province et les remplir de blé, et voici le moyen que j'avais trouvé pour lui fournir d'argent plus qu'il n'en fallait pour pouvoir venir à bout de cette grande et importante entreprise. Pour cet effet je proposais à Sa Majesté d'ordonner à tous les curés du royaume d'avoir, chacun dans son église, quatre registres pour enregistrer les mariages; que le premier serait relié en maroquin rouge, tranche dorée en or, et intitulé: Registre des gens de distinction; le second relié en maroquin vert et tranche dorée en argent et intitulé: Registre de la bourgeoisie; le troisième relié en veau, tranche peinte de rouge et intitulé: Registre des artisans, et le quatrième uniquement couvert de parchemins et intitulé: Registre des pauvres, ou enfin, pour ne pas blesser les conditions pauvres qu'on pouvait les intituler Registre d'or, parce que la tranche de ce premier registre en devrait être dorée; le second, Registre d'argent; le troisième Registre de veau, et le quatrième intitulé Registre de la Modestie; ou qu'on les pouvait intituler simplement premier Registre, second Registre, troisième Registre, et quatrième Registre, et qu'en même temps quand on viendrait pour se marier tous les curés tiendraient ce langage aux nouveaux mariés: «La famine est rare, mais elle est fort cruelle. Depuis que Louis XV règne, on en a senti plusieurs fois la cruauté. Sa Majesté veut prévenir ce terrible fléau. Pour cet effet, le roi a ordonné d'avoir dans chaque église les quatre Registres que voilà: dans le premier, intitulé Registre de distinction, on donne tant pour pouvoir y faire enregistrer son mariage. Cet argent n'est point destiné pour les coffres du roi, ni pour le mien, mais il est destiné pour faire des Abondances et les remplir de blé pour le donner gratuitement à tout le monde en temps de calamité, et si Dieu vous donne des enfants, ce sera dans ce Registre où on inscrira les baptêmes de même que les morts qui arriveront dans votre famille. Dans le second, intitulé Registre de la bourgeoisie il en coûte tant. Dans le troisième, intitulé Registre des artisans, tant, et dans le quatrième, intitulé Registre des pauvres ou de la modestie, il n'en coûte rien du tout. Que si vous faites enregistrer votre mariage dans l'un de ces trois premiers registres, vous et vos enfants vous aurez part à une belle loterie royale, qui se tirera toutes les années, c'est-à-dire que vous aurez l'espérance de pouvoir gagner dix à douze ou quinze mille livres, et qu'un de vos enfants sera fait gentilhomme, chevalier, à qui le roi donnera dix à douze ou quinze cents livres de pension pour le reste de ses jours; ainsi, vous n'avez qu'à choisir dans lequel des quatre registres vous voulez faire inscrire votre mariage.» Par ce peu de paroles vous voyez le point capital de ce projet et pour l'autoriser j'y ajoutai les propres paroles que voici:

«Attention!—Le 25 du mois de janvier dernier 1761, je fis examiner ce projet-ci au confesseur de la Bastille, qui est le père Griffet, qui a eu l'honneur de prêcher devant Votre Majesté et voici les propres paroles qu'il m'a dit: «Monsieur, le plus grand mal de la France, c'est de ne point savoir prévenir les malheurs; il faut que nous soyons plongés dedans pour y penser, car si aujourd'hui il nous survenait une famine, dans les circonstances ou les affaires se trouvent, nous serions tous perdus.»

Mais M. de Sartine... au lieu de faire servir la résolution de M. Hérault pour autoriser mon projet, la mit en exécution en étouffant mon projet, et par ce moyen il a fait faire par toutes les communautés de Paris toutes les provisions de blé que vous voyez de faites présentement, et c'est ce qui lui a fait beaucoup d'honneur, et l'on m'a dit que pour le récompenser de ce service, le roi le fit conseiller d'Etat. Ainsi pour se conserver un honneur et une récompense, qui ne lui appartiennent point, il a pris la résolution de me faire périr entre quatre murailles.

Un an après lui avoir envoyé ces quatre projets, je lui en envoyai un cinquième le 15 août 1762, où je faisais voir très clairement au roi, que, par le moyen d'un seul bataillon, il était très aisé de donner la force à une colonne ordinaire, qui n'est composée que de huit rangs de soldats, de seize hommes de hauteur dans toute son étendue de quelque longueur qu'elle pût être. Or, dans ce projet j'avais offert au roi de lui donner mon coup d'esprit qui était pour forcer nos soldats à vaincre ou à mourir. Mais ce projet-ci ne m'a point été plus heureux que les autres. M. de Sartine l'étouffa et c'est ce qui m'empêcha d'envoyer au roi un sixième projet pour empêcher nos soldats de déserter. Ce projet-ci a de quoi étonner tout le monde avant que d'en savoir le nœud gordien, c'est dis-je, en accordant à nos soldats la permission de déserter que j'ai trouvé le moyen de les en empêcher.

V
«TERRIBLE MÉMOIRE» CONTRE Mme DE POMPADOUR, MORT DE CETTE DERNIÈRE.
(19 avril 1764)

Vu que par les prières et les larmes et surtout par les bonnes raisons, ni par les différents services que j'avais rendus à l'Etat, je ne pouvais m'arracher des implacables mains de la cruelle marquise de Pompadour, je pris la résolution de l'attaquer d'une autre manière. Pour cet effet je composai un mémoire terrible contre elle, où une grande partie de ses cruautés et de ses voleries étaient prouvées à ne pouvoir en douter, et ce mémoire était adressé au roi avec mes projets et beaucoup d'autres pièces.

Quiconque aurait vu ce paquet dans la Bastille, de cent mille personnes il ne s'en serait pas trouvé une seule qui ne m'eût dit: «Si vous avez le bonheur de faire sortir ce paquet hors d'ici, à bon port, il est certain qu'avant huit jours la marquise de Pompadour vous aura rendu votre liberté et fait votre fortune.» Cependant le 21 de décembre 1763, de dessus les tours de la Bastille je jetai ce paquet dans la rue Saint-Antoine, et ce fut deux demoiselles, qui étaient sœurs, qui le trouvèrent [il s'agit des demoiselles Lebrun, filles d'un perruquier]. Sur-le-champ elles le furent porter chez La Beaumelle, mais on leur répondit qu'il était en Hollande. Mais comme j'avais prévu à toute sorte de malheurs, au bas de son adresse, j'avais dit que si on ne le trouvait point, de tirer cette enveloppe, et qu'on trouverait une seconde adresse. On l'ôta et on trouva qu'il s'adressait en seconde main à M. le chevalier de Paradilles (ce n'est pas le véritable nom de cette personne). On le lui apporta, mais il ne voulut pas le lire. Les deux demoiselles, vu qu'elles n'avaient point trouvé La Beaumelle, et que le chevalier de Paradilles ne l'avait pas voulu recevoir, ou lire ces papiers, s'en retournèrent à leur maison, et après avoir ôté la seconde enveloppe, elles trouvèrent les instructions que voici:

«Que si malheureusement la personne, qui trouvera ce paquet, ne trouve point ni la Beaumelle, ni Paradilles, que si elle sait écrire, je la prie de tirer une certaine quantité de copies de mes écrits, et d'en envoyer la première copie à la marquise de Pompadour et le reste aux autres personnes que je leur ai indiquées. Que si cependant elle ne se sent pas capable de diriger tout cela, elle doit en ce cas chercher une personne d'esprit de sa connaissance, en lui promettant de ma part un présent de vingt-cinq mille livres.» Ce dernier parti fut pris c'est-à-dire que ces deux filles eurent recours à un homme d'esprit. J'avais recommandé très expressément de travailler nuit et jour, mais à peine cet homme eut-il mis la plume à la main pour tirer plusieurs copies de mes écrits et en faire les envois qu'on vint le harceler pour lui faire accepter un bon emploi qu'il y avait de vacant dans une province. D'autre part, le père de ces demoiselles, fit dans ce moment un faux pas qui faillit le faire tuer le long des degrés. Or, en voyant leur malheureux père étendu dans un lit avec une côte enfoncée, vous pouvez bien juger que ces deux pauvres filles furent toutes éperdues et qu'elles ne purent plus quitter leur père... Dès lors, cet homme le copiste ne pouvant plus aller travailler chez ces filles, ou ces filles ne peuvent plus aller chez lui pour le presser de travailler pour moi, cet homme ne se sentant plus pressé par ces deux filles, laissa là mon ouvrage, et il accepta l'emploi.

ENVELOPPE D'UNE LETTRE ÉCRITE PAR LATUDE A LA MARQUISE DE POMPADOUR  (Bibl. de l'Arsenal, archives de la Bastille, ms. 12692) ENVELOPPE D'UNE LETTRE ÉCRITE PAR LATUDE A LA MARQUISE DE POMPADOUR
(Bibl. de l'Arsenal, archives de la Bastille, ms. 12692)

Ces deux filles savaient l'heure précise où j'allais me promener sur les tours de la Bastille et jamais l'une des deux ne manquait de venir me saluer, et le plus souvent toutes deux ensemble et par les signes de main et de leur tête qu'elles me faisaient, ils me paraissaient toujours avantageux; car, quand par les signes que je leur faisais moi-même avec ma main d'écrire vite et de faire les envois de mes paquets, il me semblait qu'elles me répondaient qu'on y travaillait et qu'incessamment on les allait envoyer. Enfin au bout de trois mois on m'instruisit secrètement que la marquise de Pompadour était malade. Alors je ne manquai pas de croire que c'était à cause de sa maladie qu'on était resté si longtemps à faire l'envoi de mes paquets. Cependant dans ce temps-là un officier de la Bastille monta dans ma chambre et me dit: «Monsieur, écrivez quatre paroles à Mme la marquise de Pompadour, et vous pouvez être certain qu'en moins de huit jours votre liberté vous sera rendue.» Je répondis au major que les prières et les larmes ne faisaient qu'endurcir le cœur de cette cruelle femme, et que je ne voulais point lui écrire. Cependant il revint le lendemain, et il me tint le même langage, et moi je lui répondis les mêmes paroles que le jour auparavant. A peine fut-il sorti, que Daragon, mon porte-clefs, entra dans ma chambre en me disant: «Croyez M. le major quand il vous dit qu'avant huit jours votre liberté vous sera rendue, si vous lui écrivez [à Mme de Pompadour]; c'est qu'il en est bien certain, et je crois même qu'à cause que vous avez si longtemps souffert, elle vous fera une pension de cinq à six mille livres de rente pour le reste de vos jours, etc...»

LETTRE DE LATUDE (DANRY) AU LIEUTENANT DE POLICE, LUI DEMANDANT DE FAIRE PASSER UNE LETTRE A LA MARQUISE DE POMPADOUR (Bibl. de l'Arsenal, Archives de la Bastille, ms. 21692) LETTRE DE LATUDE (DANRY) AU LIEUTENANT DE POLICE, LUI DEMANDANT DE FAIRE PASSER UNE LETTRE A LA MARQUISE DE POMPADOUR
(Bibl. de l'Arsenal, Archives de la Bastille, ms. 21692)

Le surlendemain, cet officier vint encore pour la troisième fois me dire: «Pourquoi vous obstinez-vous à ne vouloir écrire tant seulement quatre paroles à Mme la marquise de Pompadour pour recouvrer votre liberté dont vous êtes privé depuis si longtemps? Je vous réponds qu'en moins de huit jours elle vous sera accordée.»

Je remerciai cet officier, c'est-à-dire M. Chevalier, major de la Bastille, pour la troisième fois, en lui disant que j'aimerais mieux mourir que d'écrire encore à cette implacable mégère. Il s'en fut, et, sans me tromper, je puis dire aujourd'hui qu'il était fort irrité contre moi de ce que je refusais de suivre son bon conseil, et il avait raison. Cependant six à huit jours après, mes deux demoiselles vinrent me saluer, et en même temps elles déployèrent un rouleau de papier où il y avait en gros caractères ces mots d'écrits: «La marquise de Pompadour est morte.»

A dire la vérité, je vous proteste que cette nouvelle me fâcha extrêmement, car je ne souhaitais point la mort de cette méchante femme, mais uniquement sa disgrâce, bien certain que je trouverais les moyens de me faire bien payer les maux qu'elle m'avait fait souffrir injustement. En outre, depuis plus de quinze années, tous les officiers de la Bastille me promettaient sans cesse, d'abord, que le roi changerait de maîtresse, sur-le-champ ma liberté me serait rendue. La mort de mon ennemie, la marquise de Pompadour, était mille fois pire qu'un changement, et, après avoir souffert dix-sept années injustement, jugez si j'avais tort d'attendre qu'à tout instant on m'allait rendre ma chère liberté.

VI
SUR LE POINT D'ÊTRE MIS EN LIBERTÉ, LATUDE ÉCRIT UNE LETTRE D'INJURES AU LIEUTENANT DE POLICE: IL EST TRANSFÉRÉ AU DONJON DE VINCENNES (16 août 1764).

La marquise de Pompadour mourut le 19 d'avril 1764, et deux mois après, c'est-à-dire le 29 juin, M. de Sartine vint à la Bastille, m'accorda audience, et dès l'abord, me dit de ne plus parler du passé, et qu'au premier jour il irait à Versailles demander au ministre la justice qui m'était due. Six semaines passèrent. Il y avait plus de trois mois que ma partie était morte, et on ne me parlait pas plus de me rendre ma liberté que d'abolir la taille et la capitulation. De mon côté je ne dormais point. J'écrivais à M. de Sartine, ensuite j'envoyais chercher tous les officiers les uns après les autres et je leur disais: «Messieurs, tous vous m'avez assuré mille fois qu'au premier changement de maîtresse ma liberté me serait rendue. Ceci est pire qu'un changement: la marquise de Pompadour, ma partie, est morte depuis plus de trois mois; la loi est expresse: à la mort de nos rois on ouvre les portes de toutes les prisons royales. Cette loi a lieu à mon égard, pourquoi donc ne me rend-on pas ma liberté?» Sans me dire mot, ils haussaient les épaules, mais ils n'osaient point me parler, crainte de quelque indiscrétion de ma part. Je me mis à écrire tous les jours, sans en manquer un seul, au lieutenant-général de police; je lui envoyai même jusqu'aux vingt-quatre lettres de l'alphabet, en le suppliant d'en tirer des paroles qui pussent lui inspirer de la compassion pour moi. Néanmoins à force de le conjurer, il me fit dire par le major qu'il avait parlé, et que le ministre lui avait répondu qu'il n'était pas encore temps.

Dans le paquet dont je vous ai parlé ci-dessus, que j'avais fait sortir de la Bastille le 21 décembre 1763, j'y avais mis dedans plusieurs copies de lettres raisonnées, mais fort aigres, que j'avais écrites à ce magistrat, où je lui reprochais à lui-même bien des faits qu'il n'aurait point voulu que personne en fût instruit, en recommandant à La Beaumelle ou à Paradilles, ou à la personne qui trouverait ce paquet d'envoyer une copie de tous les papiers qu'il contenait à M. de Sartine, pour l'obliger à forcer la marquise de Pompadour d'accommoder cette affaire, pour éviter qu'on ne fît les copies de ces lettres avec les autres papiers qui concernaient cette femme. Ce paquet étant sorti heureusement de la Bastille, je disais en moi-même: Ces deux filles assurément n'ont pas manqué de chercher un homme d'esprit pour travailler pour toi. Cet homme, pour si peu entendu qu'il soit, reconnaîtra l'importance de tous ces papiers. Or, en lisant les copies des lettres que tu as envoyées à M. de Sartine, il verra: 1º Que ce magistrat est cause de plus de seize millions de perte pour avoir étouffé le projet des Abondances, que tu lui as envoyé depuis quatre ans; 2º Par les remarques que tu as faites au bas du projet pour pensionner les pauvres veuves de nos militaires, surchargées d'enfants, il verra qu'on n'a fait que changer le sens de ce projet, et par conséquent que tu as donné plus de douze millions de revenus au roi, toutes les années, sur la ferme des postes; 3º Que par ton projet militaire, qui est encore aujourd'hui même en usage dans toute l'infanterie de France, tu as renforcé nos armées de plus de vingt-cinq mille bons fusiliers pendant les cinq dernières années de guerre, et que par les récompenses de ces projets, le ministre et le lieutenant général de police auraient dû te rendre la liberté. Mais encore pour si peu entendu que cet homme-là soit, il ne doit pas ignorer qu'à la mort de nos rois, par l'autorité des lois du royaume, on ouvre les portes des prisons royales, et par conséquent qu'à la mort de la marquise de Pompadour, M. de Sartine t'aurait dû rendre la liberté, et vu les reproches que tu lui as faits de sacrifier la gloire du roi, le bien de l'Etat, et la conservation du peuple, pour plaire à cette femme, il ne pourra pas manquer de connaître que M. de Sartine s'est laissé corrompre par le marquis de Marigny pour te faire périr, vu que depuis cinq mois que sa sœur est morte, il ne t'a point rendu encore ta liberté; mais encore il suffit que cet homme ait les preuves de ton innocence en main et des services que tu as rendus à l'Etat, en envoyant une copie de tous ces écrits aux personnes que tu lui as indiquées, il est certain qu'en peu de jours il t'aura délivré. Or, comme ces filles ne manquaient jamais de venir me saluer, toutes les fois que j'allais me promener sur les tours de la Bastille, parce que je leur en avais indiqué l'heure; pour sortir de prison, avec ma main je leur fis signe d'envoyer les copies de mes papiers aux personnes que je leur avais indiquées dans les instructions que je leur avais données. Or, par leur mouvement de tête et des mains, elles me firent connaître qu'elles avaient compris les signes que je venais de leur faire. Le lendemain elles vinrent; et d'abord que je parus sur les tours de la Bastille, elles tirèrent un mouchoir de leurs poches et s'en frappèrent rudement sur leurs jupes et ensuite elles jetèrent plusieurs poignées de feuilles de fleurs par terre. Or, par ces feuilles de fleurs, par les gestes, par les coups de mouchoir, je crus que celui qui avait entrepris mon affaire leur avait dit qu'il allait envoyer une copie de mes écrits au tribunal des maréchaux de France, une autre au Parlement, une troisième au chancelier, aux princes du sang et aux autres personnes que je leur avais indiquées, et que M. de Sartine allait être perdu, car il ne faut pas avoir de l'esprit pour ne pas voir que ce magistrat insultait la personne du roi en faisant périr sous ses propres yeux un infortuné qui lui avait donné plus de douze millions de revenus toutes les années sur la ferme des postes, et renforcé ses armées pendant les cinq dernières années de guerre de plus de vingt-cinq mille bons fusiliers, et en outre causé plus de seize millions de perte sur mon projet des Abondances...

Cependant, j'aurais bien voulu me tirer de la peine sans lui faire du mal, car je lui pardonnais de bon cœur de m'avoir retenu dans les fers pendant tout le temps que la marquise de Pompadour avait vécu, par la crainte de déplaire à cette méchante femme en me rendant la justice qui m'était due. D'un autre côté je lui savais bon gré de ce qu'environ deux mois et demi après la mort de cette implacable mégère, sur une lettre raisonnée que je lui avais écrite, il m'avait fait porter une lettre de sa part par M. Chevalier, major de la Bastille, où il y avait les propres paroles que voici:

«Vous direz à la quatrième Comté (à la Bastille on ne nomme les prisonniers que par les noms des chambres qu'ils occupent)[13] que je travaille à le délivrer efficacement...» et sur ce dernier mot le major me dit plusieurs fois: «Faites bien attention à ces mots: que je travaille à le délivrer efficacement. Ce mot efficacement signifie plus que la liberté. A bon entendeur demi-mot.» Cela voulait dire qu'il travaillait à me faire dédommager par le marquis de Marigny, frère de Mme de Pompadour. Croyant que cela était véritable, je lui avais autant d'obligation de sa bonne volonté que s'il m'avait fait réellement dédommager. Ainsi, comme je n'ai pas un cœur ingrat, assurément j'aurais bien voulu pouvoir sortir de prison sans lui faire aucun mal. Mais je me trouvais fort embarrassé après avoir vu ces gestes du mouchoir. Cela semblait m'annoncer sa perte certaine, car je sais que, quoiqu'une parole ne soit pas véritable, très souvent elle suffit pour perdre une personne, et cela aurait bien été des figues d'un autre panier, si l'homme qui avait entrepris ma défense avait envoyé les copies de mes papiers à toutes les personnes que je lui avais dit. Or je dis en moi-même: «Si je l'instruis doucement de tout ce qui se passe contre lui, c'est-à-dire des malheurs qui vont fondre sur sa tête, il est certain qu'il ne te croira pas, et cependant il va être perdu»; mais un honnête homme trouve toujours mille expédients pour éviter de faire du mal à un autre, et c'est ce que je fis à l'égard de M. de Sartine, et voici mon raisonnement: «Si je lui écris doucement, il ne te croira point; mais en lui écrivant une lettre forte par les expressions terribles et les menaces, tu pourras venir à bout de lui faire prendre vite la résolution de te rendre promptement ta liberté, car Sartine a de l'esprit, et il jugera aisément qu'un prisonnier ne serait jamais assez hardi pour lui écrire pareille lettre, si les malheurs que je lui annonçais n'étaient véritablement prêts à lui arriver, et je crus que pour les éviter, étant en faute de son côté, qu'il me rendrait vite ma liberté pour aller étouffer tout cela. D'un autre côté je me dis: «Si ta lettre ne fait pas l'effet que tu en attends, il te mettra au cachot pour quelques jours. Mais l'homme qui te secourt par l'envoi de tes papiers, t'en aura bientôt délivré.» Mon choix fut bientôt fait. J'aimai mieux m'exposer à être mis au cachot pendant quinze jours que de le perdre, et en conséquence je lui écrivis cette lettre forte. Sartine donna l'ordre de me mettre au cachot, au pain et à l'eau et, dès le même moment, il m'écrivit une lettre, que le major vint me lire, où il y avait les propres paroles que voici:

«... Que j'avais tort de l'accuser de la longueur de ma prison; que s'il en avait été le maître, il y avait longtemps qu'il m'aurait rendu ma liberté», et il finissait sa lettre en me disant qu'il y avait des Petites-Maisons pour mettre les fous. A quoi je dis au major: «Nous verrons si dans quelques jours il aura le pouvoir de m'y mettre.»

Il ne m'ôta pas la promenade de dessus les tours de la Bastille; mais il est certain que, le dimanche après, quand il fut à Versailles pour rendre compte à son ordinaire de toutes les affaires de Paris, il ne manqua pas d'instruire, de toutes les menaces que je lui avais faites, le comte de Saint-Florentin, duc de la Vrillière, et il n'est pas douteux que ce ministre lui répondit que s'il était vrai que j'eusse fait sortir tous ces papiers de la Bastille, et qu'on vînt à les envoyer au parlement et au tribunal des maréchaux de France pour l'attaquer juridiquement; il leur enlèverait toutes ces plaintes. Ainsi, M. de Sartine, étant rassuré par le ministre, arriva de Versailles le lundi 3 août: il expédia un ordre et, le surlendemain, qui était le mercredi 5,[14] c'est-à-dire neuf jours après avoir reçu ma lettre forte, je fus mis au cachot au pain et à l'eau. Cependant, loin de faire paraître que j'en étais fâché, je me mis à chanter, parce que je croyais qu'on allait faire l'envoi de mes papiers, qui assurément m'auraient arraché infailliblement du cachot et de la prison, malgré l'assurance du ministre, d'autant plus que le roi s'en serait pris à lui-même pour m'avoir voulu faire périr après lui avoir rendu plusieurs services.

Il n'est point douteux que mon porte-clés rapportait aux officiers toutes les paroles que je lui disais, et que ceux-ci ne manquaient pas d'en instruire M. de Sartine; et cela acheva de lui mettre la peur au ventre. En effet, la nuit du 15 au 16 septembre [lisez: août] 1764, à minuit précis, on vint m'appeler dans le cachot et l'on me conduisit dans la salle du gouvernement de la Bastille. Là je trouvai le major avec le sieur Rouillé, exempt, qui me dit: «Monsieur, n'ayez point de peur. M. de Sartine m'a chargé de vous dire de sa part que, pourvu que vous soyez tranquille, au premier jour il vous rendrait votre liberté, et comme il a vu que votre tête s'échauffait, il m'a chargé de vous transférer à Midi-montant [sans doute pour Ménilmontant], dans un couvent de moines pour vous faire prendre l'air. On aura bien soin de vous, et ensuite on vous accordera votre liberté. Il faut, me dit-il, que je m'assure de votre personne», et en conséquence il me fit enchaîner, mes deux bras par derrière le dos, puis il me fit mettre les fers aux mains, et l'on me conduisit dans un fiacre. Là on me mit encore une autre chaîne de fer à mon cou. Ils la firent passer au-dessous de mes deux jarrets, puis un des trois recors, qui était entré dans le fiacre avec moi, tira un bout de cette chaîne, de sorte que mon visage se trouva entre mes deux genoux, et avec une de leurs mains, ils me fermèrent la bouche pour m'empêcher de crier et au lieu de me mener à Midi-montant, ils me conduisirent dans le donjon de Vincennes.

LE DONJON DE VINCENNES (Par Israël Silvestre) (Bibl. de l'Arsenal) LE DONJON DE VINCENNES
(Par Israël Silvestre) (Bibl. de l'Arsenal)

VII
NOUVELLE ÉVASION DU DONJON DE VINCENNES
(23 novembre 1765).

Je fus donc transféré dans le donjon de Vincennes, la nuit du 15 au 16 de septembre [lisez août] 1764. Environ neuf heures après, feu M. de Guyonnet, lieutenant de roi, vint me voir, accompagné du sieur Laboissière, major, et de trois porte-clés, Desmarest, Monchalin et Tranche, et il me dit les propres paroles que voici: «M. de Sartine m'a ordonné de venir vous dire de sa part que pourvu que vous fussiez un peu de temps tranquille, qu'il vous accorderait votre liberté. M. de Sartine est un fort honnête homme: vous pouvez être certain qu'il vous tiendra sa parole.» Et, en même temps, il me dit: «Vous lui avez écrit une lettre extrêmement forte. Il vous faut lui faire des excuses; je vous donnerai du papier tant que vous en voudrez, et pourvu que vous suiviez mes conseils vous pouvez compter que vous serez bientôt délivré, etc.»

Comme je n'avais écrit cette lettre à M. de Sartine que par un trait d'amitié, c'est-à-dire pour le garantir de malheur, sur-le-champ je mis la main à la plume et lui fis voir les véritables raisons qui m'avaient forcé à m'exposer à me faire mettre au cachot et à déranger même toutes mes affaires pour le garantir de malheur, et en même temps je lui demandai pardon de tous les mots qui avaient pu l'offenser, et que je le reconnaissais pour un honnête homme et mon bienfaiteur. Cette lettre fit tout l'effet que je pouvais souhaiter: sur-le-champ il m'accabla de ses bontés. Que si je lui avais écrit cette lettre forte dans le dessein de l'offenser, en le voyant se venger par tant de traits de générosité, je ne me serais jamais pardonné à moi-même de l'avoir offensé par cette lettre injurieuse.

Cependant, il se passa un ou deux mois sans que les personnes qui avaient mes papiers fissent rien du tout de ce que je lui avais annoncé. Cette négligence était capable de lui faire accroire que tout ce que je lui avais dit n'était pas vrai. Or voici la cause de cet abandon: Après ma troisième évasion, quand je fus voir les deux demoiselles, elles me dirent que, ne m'ayant plus vu me promener sur les tours de la Bastille, elles avaient cru que j'étais mort.

Au surplus M. de Sartine me traitait bien: je craignais que ces personnes ne fissent l'envoi de mes papiers, et qu'ils ne le perdissent: c'est pourquoi je le priai d'avoir la bonté de m'envoyer M. Duval [son secrétaire], et que j'espérais, par certains signaux, lui faire envoyer à lui-même une copie de ces papiers. Or, il eut la bonté de me l'envoyer le 23 de novembre 1764. Nous dînâmes tous les deux. M. Duval était un homme d'esprit. Je lui racontai tout et il trouva cette affaire fort importante. Il me dit que si ces personnes envoyaient une copie de ces écrits à M. de Sartine, il ne tarderait point à venir me voir et a me rendre ma liberté. Je lui donnai plusieurs affiches qui furent appliquées dans Paris, mais les demoiselles Lebrun me dirent qu'elles ne les avaient point aperçues.

En dînant je demandai à M. Duval pourquoi M. de Sartine ne m'avait point rendu ma liberté à la mort de la marquise de Pompadour, que la loi était expresse à ce sujet. En haussant les épaules il me dit: «Je ne suis pas le maître. A sa mort j'ai fait voir la loi à M. de Sartine; je lui ai dit qu'il fallait qu'il rendit la liberté à tous les prisonniers de cette femme.» Mais il me répondit: «Qu'est-ce que cela vous fait?» Je repris: «Mais pourquoi donc ne me rend-il pas ma liberté? Je n'ai point fait de mal à personne. Pourquoi me fait-on souffrir injustement? Je vous supplie de m'en faire connaître la cause.» Voyant que je le pressais vivement, il me répondit: «Si la marquise de Pompadour avait vécu encore un an, il vous aurait bien fallu rester encore cette année.»

Mais encore cette année étant finie, le 19 avril 1765, pourquoi ne me rendit-on pas ma liberté et aux autres prisonniers aussi? car je sais bien que je n'ai point été le seul retenu en prison.

A Vincennes, je devins encore une fois très malade; toutes mes facultés physiques et morales s'affaiblissaient de jour en jour davantage. Le gouverneur M. de Guyonnet, eut pitié de moi. Il était honnête et sensible. Il me fit donner une chambre commode et me procura une promenade de deux heures par jour dans les jardins du château.

Cependant, ne voyant aucune fin à ma longue souffrance, j'avais pris la résolution de me secourir moi-même. Certain que M. de Silhouette était un homme de grand esprit et qu'il m'avait promis nombre de fois de me rendre service, j'eus recours à lui, et en conséquence je lui envoyai de fort bons papiers par un bas officier qui me paraissait être un homme fort entendu, car il avait été pendant plusieurs années sergent d'affaires dans un régiment. Je promis à celui-ci de lui donner mille écus, et en outre un emploi, et pour lui faire voir que j'étais en état de remplir ces deux promesses, je lui donnai le paquet tout décacheté, et lui dis de l'examiner auparavant, et, après l'avoir cacheté, de le porter à M. de Silhouette. Je lui remis ce paquet le 19 août 1765 et le lendemain, il fut au Petit-Bry; mais son suisse lui dit que M. de Silhouette était à une autre de ses maisons de campagne et qu'il ne reviendrait que dans huit ou dix jours; mais au lieu de laisser ce paquet à son suisse, qui le lui aurait envoyé, ou enfin qui le lui aurait remis en arrivant, il remporta ce paquet chez lui. Je lui fis des reproches de ce qu'il ne l'avait point laissé. Il me répondit que c'étaient des papiers de trop grande conséquence et qu'il avait eu garde de les laisser à son suisse.

GABRIEL DE SARTINE, LIEUTENANT GÉNÉRAL DE POLICE  (Peint par L. Vigée, gravé par Littret) (Bibl. de l'Arsenal) GABRIEL DE SARTINE, LIEUTENANT GÉNÉRAL DE POLICE
(Peint par L. Vigée, gravé par Littret)
(Bibl. de l'Arsenal)

Le suisse dit à mon bas officier que M. de Silhouette ne reviendrait que dans huit à dix jours. Or, la veille du jour que mon bas officier devait partir pour porter pour la seconde fois mon paquet à Petit-Bry, il était de garde à la porte du petit parc. Le lieutenant de roi alla dîner chez M. l'Archevêque de Paris à Conflans: en conséquence il monta dans son carrosse et passa à la porte du parc. Mon bas officier crut qu'il ne reviendrait que sur les trois ou quatre heures du soir, et par conséquent qu'il n'avait rien à craindre d'aller dîner chez lui, sans attendre qu'un autre de ses camarades vînt le remplacer. Mais à peine fut-il sorti du corps de garde, que le lieutenant de roi retourna sur ses pas parce qu'il apprit en chemin que M. l'Archevêque était à Paris. Au travers de la portière de son carrosse, il aperçut qu'il manquait un soldat de la garde. Il demanda où il était et on lui répondit qu'il était allé dîner, et sur-le-champ il l'appointa de dix gardes. Or, pendant ces dix gardes qui font onze jours, il ne fut pas possible à mon bas officier d'aller porter mon paquet à Petit-Bry. L'envoi de mon paquet en fut retardé pendant plus de vingt jours, parce qu'à son premier voyage mon bas officier l'aurait dû laisser au suisse... Il faut observer que M. le comte de Saint-Florentin venait de s'estropier par un fusil qui avait crevé dans ses mains et qu'il était à l'extrémité, car tout le monde croyait qu'à son âge, il n'aurait point la force de résister à l'amputation de son bras. Or mon paquet était pour fournir une occasion favorable à M. de Silhouette d'aller parler au roi et par ce moyen de remonter sur l'eau, et ce grand retard renversa toute cette affaire.

Toutes les fois que ce bas officier venait, je le pressais extrêmement de travailler pour moi, et toujours je lui faisais de nouveaux présents. Enfin certain jour il me dit: «La première copie est presque finie.» Quatre jours après, qui était le 6, il me dit tout bas: «Hier au soir, j'ai envoyé votre premier paquet à M. de Sartine par la petite poste.» Alors je lui dis: «Quoiqu'il m'ôtera la promenade du fossé, n'ayez point peur. Vous n'avez qu'à faire tout ce que je vous ai dit au pied de la lettre, et soyez certain que tout ira bien.» Il me répondit qu'il le ferait. Il me dit que, le 5 novembre 1765, il avait envoyé une copie de mes papiers à M. de Sartine par la petite poste et qu'il avait donné quatorze sous de port. Ce paquet n'arriva pas à destination, car il est plus que certain que, dans l'espace de dix-huit jours que je restai encore à m'échapper le 23 dudit mois, M. de Sartine m'aurait ôté la promenade du fossé ou rendu ma liberté, parce que dans ce paquet je lui faisais dire que, si avant huit jours il ne m'avait pas délivré, on prendrait d'autres moyens pour me faire élargir. Or, il est évident que, dans l'espace de dix-huit jours, M. de Sartine, soit en bien, soit en mal, m'aurait fait sentir la réception de ce paquet; il était d'une trop grande importance pour lui, pour ne pas en être ému.

Or pendant l'espace de dix-sept jours, car le dix-huitième je m'échappai, qui était le 23 de novembre 1765, on doit bien s'imaginer que j'étais dans des transes affreuses parce que ce paquet devait décider de mon sort. Jugez de l'impatience que je devais avoir de parler à mon bas officier pour savoir au vrai s'il avait envoyé le paquet à M. de Sartine, ou s'il m'en avait imposé.

Or, il arriva que deux demoiselles le prièrent de venir chez elles pour leur apprendre à écrire, et l'heure lui fut donnée entre deux et trois, qui était précisément le seul moment qu'il pouvait me parler quand il était de garde. Il est certain que ces deux demoiselles ne lui donnaient tout au plus que quarante sols par mois chacune et moi je lui donnais en présent plus d'un écu par semaine. En outre je lui avais promis mille écus avec un bon emploi dans mon projet des Abondances, s'il était mis en exécution...

Ce bas officier manqua trois gardes de suite de venir me parler pour aller donner leçon à ces deux demoiselles.

Sur ces entrefaites, un démon s'empara de mes sens et m'entraîna comme malgré moi hors du donjon de Vincennes, le 23 du mois de novembre 1765, à 4 heures précises du soir.

M'échapper, c'était me replonger dans de nouveaux malheurs.

Le sieur Loyal était un bas officier, qui m'avait offert nombre de fois tous ses services, même jusqu'à l'argent qu'il avait dans sa bourse, mais je le remerciais de toutes ses offres, et pour répondre en quelque sorte à toutes ses politesses, je ne manquais jamais, toutes les fois qu'il venait me garder dans le fossé, de lui faire faire collation avec du vin, des biscuits et autres choses semblables. Je ne manquais pas de lui remplir de temps en temps sa tabatière de mon tabac et de lui faire d'autres petits présents de cette nature. Ce fut lui qui se trouva de garde le jour où je m'échappai.

Le 23 novembre 1765 je me promenais, sur les 4 heures du soir; le temps était assez serein: tout à coup il s'élève un brouillard épais; l'idée qu'il pouvait favoriser ma fuite se présente sur-le-champ à mon esprit; mais comment me délivrer de mes gardiens, sans parler de plusieurs sentinelles qui fermaient tous les passages? J'en avais deux à mes côtés avec un sergent: ils ne me quittaient pas une seconde. Je ne pouvais pas les combattre; leurs armes, leur nombre et leurs forces physiques les rendaient supérieurs à moi: je ne pouvais me glisser furtivement et m'éloigner d'eux; leurs fonctions étaient de m'accompagner, et de suivre tous mes mouvements; il fallait un trait de hardiesse qui les atterrât en quelque sorte, et qui me permît de m'élancer pendant qu'ils chercheraient et rassembleraient leurs idées. Je m'adresse impudemment au sergent; je lui fais remarquer ce brouillard épais qui venait de s'élever si subitement: «Comment, lui dis-je, trouvez-vous ce temps?—Fort mauvais, monsieur», me répondit-il; je reprends à l'instant avec le ton le plus calme et le plus simple: «Et moi, je le trouve excellent pour m'échapper.» En prononçant ces mots, j'écarte avec chacun de mes coudes les deux sentinelles qui étaient à mes côtés; je pousse avec violence le sergent, et je vole. J'avais déjà passé près d'une troisième sentinelle qui ne s'en était aperçue que lorsque je fus plus loin; toutes se réunissent, on entend crier de tous côtés: Arrête! arrête! A ce mot les gardes s'assemblent, on ouvre les fenêtres; tout le monde court; chacun crie et répète: Arrête! arrête! Je ne pouvais échapper.

A l'instant même je conçois l'idée de profiter de cette circonstance pour me frayer un passage à travers la foule de ceux qui s'apprêtaient à m'arrêter. Je crie moi-même plus fort que les autres: Arrête! au voleur, au voleur, arrête! Je fais avec la main le geste qui indique ce mouvement que le voleur était devant; tous trompés par cette ruse et par le brouillard qui la favorisait, m'imitent, courent et poursuivent avec moi le fuyard que je paraissais indiquer. Je devançais beaucoup tous les autres, je n'avais plus qu'un pas à franchir; déjà j'étais à l'extrémité de la cour royale: il ne restait qu'une sentinelle, mais il était difficile de la tromper, parce que nécessairement le premier qui se présenterait devait lui paraître suspect, et son devoir était de l'arrêter. Mon calcul n'était que trop juste: aux premiers cris qu'elle avait entendus, elle s'était mise au milieu du passage qui était, à cette place, très étroit: pour surcroît de malheur elle me connaissait, elle se nommait Chenu. J'arrive, elle me barre le chemin, en me criant d'arrêter ou qu'elle me passait sa baïonnette à travers le corps. «Chenu, lui dis-je, votre consigne est de m'arrêter, et non de me tuer.» Je ralentis ma course, je l'abordai lentement; lorsque je fus près de lui, je m'élançai sur son fusil; je le lui arrachai des mains avec tant de violence que ce mouvement, auquel il ne s'attendait pas, le fit tomber par terre; je sautai par-dessus son corps en jetant son fusil à dix pas de lui, dans la crainte qu'il ne le tirât sur moi et cette fois encore je fus libre.

Je me cachai facilement dans le parc; je m'étais écarté du grand chemin, je sautai par-dessus le mur, et j'attendis la nuit pour entrer dans Paris. Je n'hésitai pas à me rendre chez les deux jeunes personnes avec lesquelles j'avais lié connaissance du haut des tours de la Bastille, et qui avaient paru me servir avec tant de zèle: elles me prouvèrent bientôt qu'elles avaient puisé dans leur âme celui qu'elles m'avaient montré, et que je leur avais réellement inspiré l'intérêt le plus tendre et le plus pressant. Elles me reconnurent parfaitement bien, et me reçurent avec affection; elles me croyaient mort, parce qu'elles ne pouvaient penser que si j'eusse été libre, je n'aurais pas tardé à leur faire donner de mes nouvelles. J'appris alors qu'elles se nommaient Lebrun, que leur père était perruquier; l'une d'elles est morte depuis, et à ce moment, un de leurs frères est établi dans le même emplacement. Il y fait un commerce de parfumerie.

Dans la même minute que je fus échappé, un officier vint au corps de garde du donjon: ce perfide Loyal fut au-devant de lui, et avec un empressement extraordinaire il lui dit: «On n'a qu'à envoyer vite, vite, à Petit-Bry, chez M. de Silhouette, il y est. Oui, monsieur, je suis sûr qu'il y est, et on l'arrêtera là, ou tout au moins chez M. le maréchal de Noailles; mais qu'on commence d'envoyer vite la maréchaussée chez M. de Silhouette. C'est là qu'on le trouvera, j'en suis certain.»

Dans la minute, l'officier de garde fut rendre compte au lieutenant de roi de tout ce que Loyal lui avait dit et M. de Guyonnet vint le rendre à Sartine, qui, sur-le-champ, donna des ordres à la maréchaussée d'aller au Petit-Bry, chez M. de Silhouette, pour m'arrêter et lui dire de vive voix, ou par écrit par l'exempt, que c'était à sa considération qu'il m'avait accordé la promenade du fossé, parce que je m'étais réclamé de lui et qu'en échappant j'avais mis beaucoup de monde dans la peine et qu'il le priait très instamment de me livrer à la maréchaussée.

Or, jugez de l'impression que cette fourbe dût faire contre moi dans l'esprit de M. de Silhouette, à tous ses domestiques et aux gens du village de voir dans sa cour une troupe d'archers et de s'entendre demander par le prévôt... Aussi, le lendemain, quand je fus chez lui, il me fut impossible de pouvoir lui parler et même de savoir des nouvelles des papiers que je lui avais envoyés par mon bas officier...

J'avais également fait porter des paquets chez le maréchal de Noailles.

Comme je ne doutais pas que M. de Sartine ne manquerait pas de mettre des espions à l'entour de l'hôtel de Noailles, je ne jugeai pas à propos d'y aller. Mais j'envoyai chercher M. de Cluzeaux, qui était chirurgien du roi et du maréchal de Noailles, qui logeait dans son hôtel. Le lendemain d'après mon évasion, qui était le 24 novembre [lisez 14 octobre] 1765, il vint me voir chez un de ses amis. Je lui exposai succinctement une partie de mes affaires et il me dit de lui envoyer mes papiers et qu'il ferait tout son possible pour me rendre service. Je promis de les lui envoyer pour lui faire voir plus amplement mon innocence et les trois services que j'avais déjà rendus à la France. Alors, il me dit: «Comme je ne suis pas toujours à l'hôtel et que M. Houssé n'en sort presque jamais et qu'il est un de vos bons amis, vous n'avez qu'à les lui envoyer et il me les remettra.» Nous nous quittâmes et je fus chez les personnes qui me les gardaient. C'étaient les papiers que j'avais fait sortir de la Bastille le 21 décembre 1763. Je priai les demoiselles Lebrun d'aller les porter le lendemain à M. Houssé, trésorier de M. le maréchal de Noailles, à son hôtel, rue Saint-Honoré. Elles furent les lui porter, mais malgré toutes les instances que ces deux demoiselles lui firent de recevoir ces papiers, ou seulement de les lire, il s'obstina à ne pas vouloir recevoir ce paquet ni même à en lire un seul mot.

Le 25 novembre 1765, j'écrivis à M. de Sartine une lettre et je lui proposai l'accommodement que voici: «Le roi, monsieur, se sert de mon projet militaire depuis l'année 1758 et si j'en demandais la récompense, qui m'en est due, au ministre de la Guerre, assurément il ne me la refuserait pas; mais j'ai réfléchi que je ne puis lui demander cette récompense sans entrer dans un détail qui ne vous ferait point honneur, et, pour éviter cela, je vous propose de m'avancer dix mille écus sur la récompense qui m'est due de ce projet militaire avec votre parole d'honneur par écrit que tout le passé sera enseveli dans un oubli éternel, que, sur-le-champ, je viendrai moi-même à votre hôtel vous porter tous mes papiers... et que si vous vouliez avoir la bonté de consentir à cet accommodement, vous n'aviez qu'à faire faire deux croix noires, une sur une des portes des Tuileries, c'est-à-dire sur celle qui est vis-à-vis du pont Royal, et l'autre sur la porte du premier marchand de bois qu'on trouve en sortant de Paris par la porte Saint-Antoine, sur le chemin de Bercy, vis-à-vis la Bastille.»

Sur-le-champ, Sartine remit ma lettre à trois exempts en leur ordonnant d'aller faire ces deux croix sur la porte et d'opérer de cette manière; ils les font sur deux grandes feuilles de papier et vont les appliquer sur ces deux portes en les laissant à la merci de tout le monde... A peine ces exempts eurent-ils appliqué ces deux feuilles de papier, qu'ils les virent arracher, de leurs propres yeux, car celle de la porte des Tuileries, trente-neuf minutes après qu'elle fut appliquée, fut enlevée par un vendeur d'eau-de-vie, et celle de l'écurie par le commis du marchand de bois... et, au lieu de rappliquer ces deux feuilles de papier, les exempts s'en retournèrent fort tranquillement à l'hôtel du magistrat pour venir lui rendre compte de leur bêtise.

Les mille écus que M. de Sartine promit de donner à la personne qui lui porterait mon adresse me forcèrent d'aller implorer la miséricorde du magnanime prince de Conti. Tout le monde vante beaucoup les vertus de ce héros, mais si tout le monde connaissait aussi bien que moi son humanité, son bon cœur et surtout sa noble générosité, tout le monde vanterait bien davantage cet illustre père des malheureux. J'échappai de ma prison le 23 novembre 1765 et le 2 du mois suivant je fus à l'Isle-Adam. Je me gardai bien d'en imposer à ce prince, car je n'aurais point trompé Son Altesse, mais je me serais trompé moi-même. Instruit de mes affaires par les papiers que je lui avais envoyés la veille de mon départ, non seulement il me promit d'envoyer son secrétaire chez M. de Sartine pour accommoder mes affaires, mais même, ce qui prouve encore plus la grandeur de son âme bienfaisante, c'est qu'il me força à recevoir deux présents en espèces d'or. Ce n'est pas par ingratitude que j'ai tu ces deux traits de sa générosité dans mon premier Mémoire, mais cela n'est que pour en mieux parler, si jamais Dieu me fait la grâce de me délivrer de mon long martyre; car si je n'avais point de langue, je ferais comme le barbier de Mydas, qui faisait dire aux roseaux: «Mydas, le roi Mydas a des oreilles d'âne!» et moi, avec mon doigt, je graverais sur toutes les pierres que si la fortune donnait une couronne aux hommes de haute vertu, que quand elle donnerait un empire à l'auguste prince de Conti elle lui donnerait pourtant beaucoup moins qu'il ne mérite.

En arrivant à l'Isle-Adam, je fus conduit chez son secrétaire, nommé M. Le Blanc. Il me reçut fort gracieusement. Je lui communiquai mes affaires, je lui fis lire plusieurs de mes ouvrages, et quand il fut à mon projet militaire, il me dit: «On a fait prendre des fusils à tous les officiers et sergents en place de leurs espontons et hallebardes, dans le temps que M. le comte de Clermont commandait l'armée en 1758, j'étais alors son secrétaire.» Je repris: «C'est précisément dans ce temps-là que j'envoyai ce projet au roi, vous n'avez qu'à regarder la date, et je n'ai point reçu encore aucune récompense; mais il n'est point douteux que si vous vouliez me tendre une main secourable, il ne vous serait point difficile de me faire obtenir de ce projet une récompense proportionnée à ce service.»

Ensuite, je lui dis: «Voici mon projet des Abondances, je vous prie de l'examiner avec attention et vous verrez clairement que ces deux projets me feront une fortune honnête... Je croirais vous offenser si je vous présentais de l'or ou de l'argent pour vous exciter à me secourir, mais j'offre à vos entrailles de miséricorde une souffrance de dix-sept années, en vous assurant que jusqu'à mon dernier soupir, nuit et jour, la dernière goutte de mon sang sera à votre service.»

Il me répondit: «Je ne suis point intéressé; votre état me touche plus que tout au monde, car il ne faudrait point avoir un cœur pour n'être point touché de votre longue captivité... Le prince est fort humain, il a des entrailles paternelles et de miséricorde et vous pouvez être certain que je vais faire tout mon possible pour vous tirer d'affaire. Vous n'avez qu'à écrire au bas officier de la garnison de Vincennes de m'envoyer à moi-même vos autres papiers et je vais travailler pour vous comme si c'était pour moi-même. A côté de moi, me dit-il, demeure une dame qui est de tout auprès de chez vous, de Pézenas, je vous conduirai chez elle.» J'ai oublié son nom et je ne lui demandai point le rang qu'elle tenait auprès de ce prince, mais je m'imagine que c'est une dame de condition et que, sans miracle, elle pourrait bien être alliée avec MM. les barons de Fontès, de Miramont, d'Audiffret, de Vic, etc., qui sont tous proches parents de mon père. Mais quand même il n'y aurait pas d'alliance, je suis moralement certain que cette dame se serait fait un sensible plaisir de me tendre une main secourable pour obliger les principaux nobles de sa ville. Enfin, M. Le Blanc me dit: «J'irai tout à l'heure parler au prince et, après dîner, vous n'avez qu'à revenir ici.» Sur les trois heures, je ne manquai point de me rendre dans sa chambre, et d'abord qu'il m'aperçut: «Je suis très charmé, me dit-il, de vous apprendre cette bonne nouvelle. Le prince m'a chargé moi-même d'aller de sa part chez M. de Sartine pour accommoder vos affaires par la douceur et la modération. Ainsi, voilà vos affaires qui sont dans la meilleure situation du monde. Cependant, le prince me recommande de vous dire de faire en sorte de ne point vous laisser arrêter avant que je n'aie parlé, et en même temps il m'a ordonné de vous donner tant de louis d'or, et dans cinq à six jours, j'irai à Paris avec Son Altesse et c'est alors que j'irai parler à M. de Sartine. Le prince m'a remis vos papiers, il les a tous lus; voyez s'il n'y a rien d'égaré?» Je les regardai et je lui dis que non...

Mais, malheureusement, je lui dis alors: «Voudriez-vous avoir la bonté d'en faire une seconde lecture?» Quand il fut à mon dernier ouvrage, qui est le meilleur, c'est-à-dire mon projet des Abondances, je lui dis: «Je vais vous laisser ces papiers», il me répondit: «Je ne puis absolument garder aucun de vos écrits.» Et vous venez de voir que, huit jours auparavant, M. Houssé ne voulut point recevoir mon projet ni même le lire, que quatre jours après, le chevalier de Paradilles se chargea de me copier un Mémoire, et que le lendemain il me le fit rendre par son épouse, sans l'avoir copié ni même lu...

A mon retour de l'Isle-Adam, par un petit billet je priai mon ami Paradilles de venir dîner avec moi pour l'instruire de toutes les bontés que le vertueux prince de Conti avait eues pour moi. Il vint, et comme c'est un homme de lettres et qu'il a beaucoup d'esprit, je le priai d'examiner quelques-uns de mes projets et de me dire, en bon ami, ce qu'il en pensait, afin de m'épargner la honte de passer pour un sot en les présentant au ministre. Après les avoir examinés, il me répondit que mes projets étaient des diamants bruts, mais qu'ils n'en étaient pas moins bons et qu'il ne leur manquait que le poli. Ensuite, en dînant, nous nous mîmes à parler de mes affaires, et comme c'est un homme qui a fort bon cœur, il m'offrit de nouveau ses services; il me dit qu'il pouvait encore m'arriver quelque malheur que je ne pouvais pas prévoir et que si je voulais lui donner une copie de mes papiers, il travaillerait pour moi...

Je pris cet ami au mot. C'est un gentilhomme: il est cadet et par conséquent il n'est pas riche, mais en revanche il a beaucoup d'esprit. Or, pour l'exciter mieux encore à me secourir, je lui fis sentir d'une manière délicate que je lui ferais un présent de douze mille livres. Alors il me dit: «J'ai un bon ami, qui, s'il en est besoin, m'aidera à tirer des copies de vos ouvrages pour les envoyer à la Cour et dans la ville.» Je repris: «Si cet ami vous aide à travailler pour moi, vous n'avez qu'à l'assurer de ma part que je lui ferai un présent de mille écus.» A cette promesse il me dit: «Cinquante louis suffiront.»

Le lendemain au soir je fus chez lui, et je n'y trouvai encore que son épouse tout effarouchée, et elle se mit à me dire: «Aujourd'hui avec mon mari nous avons été dîner telle part chez un de nos amis, et il s'y est trouvé à table avec nous un chanoine de la sainte chapelle de Vincennes. Mais au récit qu'il nous a fait je reconnais que c'est vous-même qui avez échappé de cette prison. Tenez, n'avez-vous pas dit ces paroles aux soldats qui étaient à vous garder: Comment trouvez-vous ce temps-ci? Et ils vous répondirent: Fort mauvais, et vous reprîtes: Et moi, je le trouve fort bon pour échapper, et en même temps vous vous enfuîtes. Tous les soldats qui vous ont laissé échapper sont au cachot... et ce chanoine adressait toujours la parole à mon mari, en le regardant fixement, comme s'il avait été instruit que mon mari savait où vous étiez... Il nous a dit que M. de Sartine était fort en peine de vous et qu'il vous faisait chercher dans Paris... Nous ne voudrions pas pour tout au monde qu'il vous arrivât un malheur dans notre maison. C'est pourquoi nous vous prions de ne pas y venir souvent»; et en même temps elle me tendit la lettre toute cachetée que j'avais donnée la veille à son mari pour aller chercher mes papiers à Vincennes; mais il fallait voir cette dame, oui, il aurait fallu la voir pour pouvoir en juger comme il faut: elle était hors d'elle-même, dans une épouvante terrible, et les paroles qui sortaient de sa bouche étaient comme des coups de foudre qui me perçaient de part en part. Je ne crois pas qu'on trouvât quatre personnes dans tout Paris qui, pour tout l'or du monde, voulussent descendre du haut des tours de la Bastille dans le fossé sur une échelle de corde. J'en ai descendu moi-même à minuit, et j'ose dire que j'avais mille fois moins peur de la mort que de l'épouvante horrible que cette femme m'inspira...

Jamais je n'ai été peureux... Mais depuis le moment que cette dame m'eut parlé avec ces transports extraordinaires, je ne pensai plus aux promesses du vertueux prince de Conti, qui certainement m'aurait tiré d'affaire, si le plus abominable de tous les malheurs ne m'avait conduit entre les mains... de qui, grand Dieu? du duc de Choiseul, ministre de la Guerre, qui, sans avoir écouté une seule de mes paroles, me fit arrêter dans sa propre maison et conduire dans le plus affreux de tous les cachots du donjon de Vincennes.

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