Mémoires authentiques de Latude,: écrites par lui au donjon de Vincennes et à Charenton
Le duc de Choiseul eut la cruauté de me faire arrêter chez lui, à côté de son suisse, le 17 de décembre 1765, par le sieur Fleuri, exempt des hoquetons du roi.
Si je ne me trompe, ce fut le 10 de décembre que j'écrivis au duc de Choiseul... Pour ne pas manquer à ma promesse, le 15, à dix heures du soir, je partis de Paris, par les voitures ordinaires de la Cour, qu'on appelle pots-de-chambre, et j'arrivai à la pointe du jour à Fontainebleau. Je fus tout droit à l'appartement du duc de Choiseul, et comme il n'était point levé encore, je me fis donner par son suisse une feuille de papier, et je lui écrivis quatre mots pour lui apprendre que j'étais arrivé et le prier de me faire appeler d'abord qu'il serait levé. Avant que de partir de Paris j'avais cacheté mon projet des Abondances et mis son adresse par-dessus, par raison que si je venais à être arrêté le long du chemin, je dirais aux personnes qui m'arrêteraient que j'étais porteur de ce paquet et que je devais le remettre moi-même entre les propres mains du duc de Choiseul. Enfin je donnai ce paquet avec la petite lettre à son suisse, et il fut dans sa chambre lui porter le tout. A son retour, il me dit qu'à onze heures son maître m'accorderait audience. Je sortis pour m'aller faire accommoder et manger un morceau, et sur les dix heures, en retournant chez lui, je le vis entrer dans sa chaise à porteurs et aller vers le château. En attendant son retour, je me mis à parler avec son suisse et un officier, et environ demi-heure après, le sieur Fleuri, exempt des hoquetons du roi, que je ne connaissais pas, arriva en me disant: «M. le duc de Choiseul m'a ordonné de venir vous chercher pour lui parler.» Je lui répondis: «C'est ici que je dois lui parler et non ailleurs.—Il faut, me dit-il, que vous ayez la bonté de me suivre», et il me prit par le pan de ma redingote, qu'il lâcha tout de suite, en me disant: «N'ayez point de peur... ce n'est que pour lui parler.» Alors, je tirai son suisse à part et lui dis à l'oreille: «Si dans une heure je ne suis pas de retour, vous n'avez qu'à dire à votre maître que je viens d'être arrêté à votre côté.» Il me répondit qu'il ne l'oublierait pas, et je me mis à suivre cet exempt qui me mena dans un lieu qui ne me parut pas être une prison, et il me laissa dans cette maison sous la garde de deux hoquetons. Il sortit ensuite pour aller faire son rapport, et à son retour il me dit: «M. le comte de Saint-Florentin m'a chargé de vous dire qu'il était bien fâché que vous n'ayez pas eu recours à lui, que si vous lui aviez écrit de la prison où vous étiez, il vous aurait rendu la justice qui vous était due, et que, comme vous étiez venu à Fontainebleau pour demander au roi de vous livrer entre les mains de son Parlement, il allait expédier un ordre pour vous y conduire.» Je lui répondis: «Dites à M. le comte de Saint-Florentin que les méchants fuient la justice, et que moi je la cherche, que j'étais venu à Fontainebleau pour l'obtenir du roi même; que néanmoins je lui étais bien obligé de m'expédier cet ordre; que volontairement, de moi-même j'irais me constituer prisonnier dans la Conciergerie de Paris.» Ouï ces paroles, il sortit. Cependant, un instant après, il entra un autre exempt, nommé Le Vasseur, et il me dit d'un air courtois: «Monsieur, c'est moi qui vais avoir l'honneur de vous conduire.»
Moi qui craignais quelque surprise, je lui dis: «Dans quelle prison m'allez-vous mener?» Il fut tout interdit, en me disant: «Pourquoi me demandez vous cela?» Je repartis: «Il est bien juste à moi de savoir dans quelle prison vous m'allez mener...» Il reprit en cinq à six pauses: «Mais je vous mène... Mais je vous mène... Mais je vous mène... Mais pourquoi me demandez-vous cela?» Je lui répliquai: «Je vous le demande pour le savoir.» Il reprit encore: «Mais je vous mène...» et à chaque parole il s'arrêtait en regardant fixement les deux hoquetons qui étaient à me garder, pour lire dans leurs yeux ce qu'il devait me répondre, et toujours répétant: «Mais je vous mène... Mais je vous mène...» Et puis tout à coup, comme un homme qui se dépite: «Mais je vous mène à la Conciergerie.» A ce mot de Conciergerie, je lui dis: «J'en suis charmé; au moins dans cette prison je pourrai me défendre, et je ne périrai point faute de justice.» Alors cet exempt, prenant un air enjoué, me dit en riant: «Ma foi, j'ai été bien embarrassé, car je n'osais pas vous dire que j'avais ordre de vous mener dans la Conciergerie de Paris; je croyais que cela vous ferait de la peine.»
Ainsi par le moyen de ce mensonge on évita tout éclat et on vint à bout, à la faveur de la nuit, de me conduire dans le donjon de Vincennes sans bruit. En y arrivant je fus mis dans le cachot noir. En entrant dans cet endroit affreux, je me mis à dire tout haut: «Est-ce ainsi qu'on rend justice à la Cour de France! O traître Choiseul, le roi ne nous a pas donné un ministre dans ta personne, mais le plus scélérat des hommes. Ame basse, est-ce ainsi que tu rends justice à un innocent? Est-ce ainsi que tu dois traiter un infortuné qui a rendu trois services à la France?» En entendant ces paroles, un porte-clés, nommé Monchalin, me coupa tout court, en me disant d'un ton de bourreau: «On ne saurait trop vous maltraiter, car vous êtes cause qu'on a pendu le sergent de garde qui vous a laissé échapper!» O ciel! il ne m'aurait pas été si affreux de voir entrer dans ce caveau un réchaud plein de charbons ardents pour faire rougir des tenailles et m'en voir arracher les entrailles que d'entendre cette horrible nouvelle que je crus véritable et qui pourtant ne l'était pas. Sur-le-champ je perdis la parole et me fusse donné cent coups de poignard moi-même dans mon sein, si j'en avais eu un, pour avoir été cause qu'on avait pendu cet innocent qui avait fait assurément son possible pour m'empêcher d'échapper.
VIII
LATUDE EST RÉINTÉGRÉ A VINCENNES.
Quatre jours après avoir été arrêté à Fontainebleau et mis dans le plus affreux cachot du donjon de Vincennes, le lieutenant général de police m'envoya trois exempts pour m'interroger sur ce qui s'était passé pendant les vingt-cinq jours que j'avais été dehors, et ces messieurs commencèrent à m'accabler de sottises: «Morbleu, me disent-ils, M. de Sartine vous a fait un pont d'or! Car si vous vous étiez bien conduit, vous auriez aujourd'hui trente mille livres avec votre liberté. Pourquoi donc ne lui avez vous pas envoyé l'adresse d'un de vos amis, que vous lui aviez promise, pour lui faire porter les dix mille écus que vous lui aviez demandés avec sa parole d'honneur par écrit que tout le passé était oublié?» Je leur répondis: «C'est parce qu'il ne m'a pas fait faire les signaux que je lui avais demandés.» Sur-le-champ tous les trois me dirent à la fois: «Vous en avez menti, car f....., c'est nous autres mêmes qui avons fait ces deux croix noires sur deux grandes feuilles de papier qu'on pouvait voir d'une lieue de loin, et nous les avons appliquées toutes les deux à la pointe du jour, une à la porte des Tuileries, et l'autre sur la porte de l'écurie d'un tel marchand de bois. La première fut enlevée trente-neuf minutes après par un vendeur d'eau-de-vie, et l'autre fut ôtée environ quarante-quatre minutes après avoir été appliquée, par le commis du marchand de bois, en ouvrant la porte du grand chantier. Je leur dis:
«Mais il fallait que vous eussiez totalement perdu l'esprit et le génie pour avoir si mal fait ces signaux?
—Que nous ayons perdu l'esprit? C'est, mordieu, vous-même qui êtes un fou et qui mériteriez d'être mis aux Petites-Maisons», et sans se donner la patience d'attendre la fin de mon discours: «Vous demandez, me dirent-ils, vingt-cinq mille écus de votre projet militaire, et, sacre! ce n'est pas vous qui l'avez donné. Il y a plus de douze années qu'il était en usage avant que vous l'eussiez envoyé, car, dans le temps du siège de Prague, tous les trois nous étions sergents et nous avions des fusils, et tous les officiers aussi!»
Je repris:
«J'ai aussi bien fait que vous toutes les campagnes d'Allemagne et de Flandre, et je suis sûr et certain qu'alors tous les officiers et sergents avaient des spontons et des hallebardes.» Ils me répondirent encore fort poliment: «Vous en avez menti!» Je leur répliquai sur le même ton:
«C'est vous autres qui en avez menti, et non pas moi, et dans la minute je vais vous prouver, et sans réplique, que vous êtes trois sots et trois imposteurs. Allez-vous-en, leur dis-je, au bureau de la Guerre, et vous verrez que l'ordre du roi n'a été donné aux officiers et aux sergents de prendre des fusils en place des spontons et des hallebardes qu'après le 14 du mois d'avril 1758. Or je vous demande, cette année-là, le roi ordonna-t-il de faire prendre des fusils aux soldats? Non assurément parce que Sa Majesté savait bien que chaque soldat en avait un. Or, si les officiers et les sergents en avaient eu de même que les soldats, avant le mois d'avril 1758, il est certain et évident que le roi ne leur aurait point donné cet ordre. A cette preuve qu'avez-vous à répliquer?
—Qu'avons-nous à répliquer? me dirent-ils? C'est qu'on ne taxe pas le roi. On prend ce qu'il donne.»
Enfin, après que ces trois exempts m'eurent bien dit des sottises, car il me semble qu'ils n'étaient venus que pour insulter à ma misère, je fus reconduit dans le cachot noir.
Un moment après ils y revinrent tous trois. En entrant dans ce lieu affreux, ils me dirent: «Vous êtes bien mal ici. Cependant nous avons un ordre de M. de Sartine pour vous en faire sortir sur-le-champ, si vous voulez dire les noms des personnes à qui vous avez laissé vos papiers, en vous protestant de sa part qu'il ne leur sera fait aucune peine.» Voici la réponse que je leur fis: «Je suis entré ici honnête homme, et j'aimerais mieux mourir mille fois que de faire une lâcheté. Allons, f...-moi le camp!».....
Le 19 d'avril 1766, je cachai dans mon paquet de linge sale une chemise, où j'avais écrit sur le dos et dans les manches, et en même temps j'avais prié la blanchisseuse de la porter à son adresse. Cette chemise écrite fut aperçue par les porte-clés et portée chez M. de Guyonnet, lieutenant de roi, qui refusa absolument de lire cet écrit, et sur le champ il ordonna aux porte-clés de la blanchir eux-mêmes...
Enfin, vu que je ne pouvais écrire ni parler au lieutenant de roi, le 10 de juin 1766, je me mis à crier: «Miséricorde, qu'on me rende justice!» Mais la justice qu'on me rendit fut de me mettre dans le cachot noir pendant deux mois. L'année suivante 1767, le 3 de septembre, je chargeai mon porte-clés de dire à M. de Guyonnet que ne pouvant venir me parler, je le priais d'avoir la bonté de me permettre de lui écrire à lui-même. Un moment après il revint tout effarouché dans ma chambre en me disant: «Monsieur, je ne parlerai jamais plus de vous. J'ai failli à être mis au cachot par M. de Guyonnet, pour lui avoir répété les quatre paroles que vous m'aviez chargé de lui dire. Depuis douze années, oui, monsieur, depuis douze années que je suis ici, je n'avais pas encore vu M. de Guyonnet si furieux et si terrible qu'aujourd'hui.» Je repris: «Mais cela n'est pas possible?—Comment, me dit-il, vous croyez que je vous en impose. Attendez.» Il appela un de ses camarades nommé Tranche, qui vint me dire: «Monsieur, mon camarade ne vous en impose pas, car j'étais présent quand M. de Guyonnet l'a menacé de le fourrer au cachot...»
Le 23 juillet 1767, M. de Sartine, vint ici dans le donjon de Vincennes. Le sieur Fontaillan, chirurgien, qui voyait mon martyre, le pria de m'accorder un moment d'audience. Il lui répondit:
«Je ne veux plus, qu'on me parle de ce prisonnier!»
M. de Guyonnet, lieutenant de roi à Vincennes, mourut le 3 octobre 1766.
Le roi lui donna pour successeur, M. de Rougemont.
Deux mois après sa réception, c'est-à-dire le 21 décembre 1767, je le priai d'examiner plusieurs de mes papiers, avec deux Mémoires... Je lui remis encore en différentes reprises quatre autres Mémoires, et voici la réponse qu'il me fit le 6 mars 1768:
«Par les obligations de ma charge j'ai été forcé de dire au ministre et au lieutenant général de police, que vous m'aviez confié vos papiers; mais n'ayez point de peur. Tous les deux en sont charmés, mais ils m'ont défendu absolument de vous les rendre.»
Je crus rencontrer un moyen de distraire mes ennuis, et peut-être en faisant des connaissances utiles, de trouver des amis qui pourraient me tendre un jour une main secourable. C'était d'établir une correspondance avec tous les prisonniers, sans sortir de ma chambre où j'étais surveillé avec la plus grande attention. Ce projet n'était pas d'une exécution facile, mais il me suffisait qu'elle ne fût pas impossible, pour que j'osasse l'entreprendre.
Il fallait, pour parvenir à cette exécution, percer l'énorme muraille du donjon du côté du jardin, où tous les prisonniers allaient prendre l'air. Pour cela, je n'avais que mes mains. Je me rappelai bien qu'une année auparavant, pendant une de mes promenades dans ce jardin, j'avais ramassé un vieux tronçon d'épée et la verge de fer d'un seau qui m'étaient tombés sous la main, et que je les avais soigneusement cachés pour les trouver au besoin: mais ils étaient au jardin, et pour tout au monde, les officiers du château ne m'auraient accordé la promenade dont j'avais deux fois si adroitement abusé pour me soustraire à leur surveillance et m'évader.
J'avais observé que lorsqu'il y avait une réparation à faire dans la chambre d'un prisonnier, comme il était expressément défendu d'en laisser voir aucun aux ouvriers, on le faisait sortir au moment où l'on travaillait; et ordinairement, quand cela ne devait pas être long, on le conduisait au jardin. Pour forcer mes geôliers à me faire sortir de ma chambre, je cassai deux carreaux de ma vitre: j'eus grand soin d'indiquer un accident qui avait occasionné cette étourderie; on n'eut aucun soupçon, et tout arriva comme je l'avais prévu. On fit venir le lendemain un vitrier: pendant qu'il réparait ce dommage, on me conduisit au jardin, où l'on m'abandonna après avoir fermé sur moi la porte à double tour. Je courus vite où j'avais caché mes outils; je les trouvai: je mis le tronçon dans ma culotte, et la verge de fer autour de mon corps sous ma chemise. Dès que les carreaux furent remis, on vint me prendre; on me conduisit dans ma chambre, où je remontai avec l'air de la plus grande tranquillité, mais au fond bien satisfait, et fort occupé de savoir à quel usage j'allais employer mes deux instruments.
Les murs du donjon ont au moins cinq pieds d'épaisseur; ma verge de fer en avait à peine trois de longueur. J'avais eu soin de l'aiguiser sur un grès, et elle pouvait me servir à percer la pierre; mais il était impossible qu'elle la perçât de part en part. Je n'entrerai pas dans le détail de toutes les opérations que je fis pour y parvenir, des peines inouïes que j'eus à surmonter, et de la douleur que je me causai plus d'une fois avant de réussir à faire ce trou; qu'il me suffise de dire que j'y employai vingt-six mois, pendant lesquels j'abandonnai, je repris cent fois cet ouvrage; que j'usai de toutes les ressources que m'avaient déjà procurées plus d'une fois mes connaissances dans les mathématiques, et le génie de la liberté qui m'enflammait toujours: enfin, j'en vins à bout. Ce trou existe encore dans le mur du donjon; l'artiste qui veut apprécier les difficultés incompréhensibles de ce travail, le regardera peut-être comme un des chefs-d'œuvre de l'industrie: il est situé dans la cheminée à l'endroit que l'ombre du manteau rendait le plus obscur; j'avais choisi cette place, parce qu'elle m'exposait moins à être découvert dans les fréquentes visites que l'on fait des chambres.
J'arrangeai avec du plâtre et du gravier une espèce de mastic, dont je fis un bouchon. Il fermait ce trou si hermétiquement, qu'il était impossible de rien soupçonner, avec quelque attention qu'on eût examiné le mur: dans ce trou j'avais glissé une forte et longue cheville que j'ôtais à volonté, et qui n'avait pas tout-à-fait la longueur du trou; afin que si on venait à en remarquer dans le jardin l'embouchure que j'avais eu l'attention d'ouvrir très peu à cette extrémité, on ne trouvât, en sondant le trou, qu'une profondeur de deux ou trois pouces, ce qui ôterait tout soupçon.
Ce grand œuvre, étonnant peut-être aux yeux de l'observateur, étant achevé, je réunis plusieurs morceaux de bois, au moyen d'une ficelle que m'avaient procurée encore les fils de mes chemises et de mes draps, et je m'en fis un bâton long de six pieds. Je connaissais l'instant où l'on conduisait les prisonniers au jardin; d'ailleurs, je pouvais, à travers mes barreaux, apercevoir la porte; elle était toujours ouverte quand personne n'était à la promenade, et je l'entendais fermer toutes les fois qu'on y avait laissé un prisonnier.
Lorsque tout fut préparé, comme je viens de l'indiquer plus haut, je saisis le premier moment où j'aperçus un prisonnier seul à la promenade. Je passai dans le trou mon bâton au bout duquel j'avais attaché un ruban; le prisonnier l'eut bientôt aperçu; il approche, il regarde, tire la ficelle et le bâton qui débordait du trou; je le retenais fortement de mon côté; il sent de la résistance: n'osant pas même soupçonner qu'un prisonnier eût percé ainsi le mur de sa chambre, il ne savait ce que cela pouvait signifier; je lui dis de s'approcher: «Est-ce le diable, s'écria-t-il, qui me parle?» Je calmai ses frayeurs; je lui appris quel était mon sort: il me dit à son tour qu'il se nommait le baron de Vénac, capitaine au régiment de Picardie, fils du comte de Beluse, natif de Saint-Chéli, précisément du même pays que moi. La conformité de nos malheurs devait nous rapprocher encore davantage; ils avaient la même cause. Depuis dix-neuf ans il expiait le tort d'avoir donné à la marquise de Pompadour un avis qui, en intéressant son existence, pouvait aussi humilier son orgueil. Nous convînmes des précautions à prendre pour continuer à l'avenir ces délicieuses conférences.
Je parvins par les mêmes moyens à lier connaissance avec presque tous les prisonniers du donjon.
Le premier que je connus, au moyen du trou et du bâton, fut un gentilhomme de Montpellier; il se nommait le baron de Vissec; ce nom me fit trembler, je crus que c'était un de mes frères: il me rassura. La marquise de Pompadour le fit arrêter sur le soupçon qu'il avait mal parlé d'elle; depuis dix-sept années il gémissait, dans cette prison, du malheur de lui avoir inspiré des soupçons. Il était malade et très faible, il pouvait à peine se tenir debout; notre conversation parut l'intéresser et lui plaire; il me promit qu'il continuerait à venir le plus assidûment que sa mauvaise santé le lui permettrait à nos rendez-vous; je ne l'ai pas revu depuis: j'ignore s'il est mort peu de temps après, si sa faiblesse l'a empêché de sortir de sa chambre, ou si on lui a rendu sa liberté, ce qui est peu vraisemblable, car il paraît qu'on l'avait aussi envoyé à Vincennes pour l'y oublier.
Je vis aussi un magistrat du parlement de Rennes qui était enfermé pour avoir pris part à la trop fameuse affaire de M. de la Chalotais.
Un ecclésiastique nommé l'abbé Prieur, de Paris, s'était mis dans la tête de faire une nouvelle orthographe, qui avait pour but d'écrire beaucoup de mots de notre langue avec le moins de lettres possible; et dont l'utilité, selon lui, consistait à ménager quelques rames de papier à ceux qui en emploient.
Cet homme, plein de sens d'ailleurs, s'était avisé d'écrire au roi de Prusse; il savait combien ce souverain accueillait et protégeait les talents; il jugea les siens dignes de lui, et lui en offrit l'hommage. Il forma sa lettre de mots de sa composition, ce qui sans doute devait la rendre indéchiffrable; elle fut ouverte à la poste, selon l'usage d'alors. Probablement les ministres, qui ne purent y rien comprendre, crurent voir des hiéroglyphes dont le sens mystérieux les effraya; et ils firent conduire le pauvre abbé Prieur à Vincennes, pour un fait pour lequel il eût à peine mérité d'être enfermé aux Petites-Maisons, et condamné à y apprendre notre dictionnaire. Ce malheureux y était depuis sept années, j'ai appris par le porte-clés, nommé Bélard, qu'il y était mort.
Je vis ensuite le chevalier de la Rochegérault, arrêté à Amsterdam, parce qu'il était soupçonné d'être l'auteur d'un brochure qui avait paru contre la marquise de Pompadour: il y avait vingt-trois années qu'il était enfermé, et il m'a fait serment, par tout ce qu'il y a de plus sacré, qu'il ne connaissait pas même cette malheureuse brochure. Non seulement on ne lui opposait aucun fait, aucune preuve qui l'accusât, mais on ne daignait pas même l'admettre à se justifier, on refusait de l'entendre. C'est ainsi, au surplus, qu'on en agissait avec tous les autres. Que venait donc faire, me dira-t-on, M. de Sartine dans tous ces châteaux, si son devoir était de visiter les prisonniers, de les entendre et de les juger? Oui, tel était son devoir, il est vrai; mais il ne connaissait, il ne remplissait que ceux qui pouvaient lui attirer les regards et l'admiration: il sacrifiait tout à ses passions, et toutes ses passions à son amour-propre; ce sentiment ne pouvait l'engager à faire le bien que lui seul eût connu. Que lui importait d'être honnête homme dans l'enceinte d'une prison!
Il y venait souvent pour que le public sût qu'il y venait; pour qu'on crût, d'après lui, qu'il en surveillait le régime, et qu'il adoucissait les maux des infortunés qu'il y avait rencontrés.
Un autre prisonnier, nommé Pompignan de Mirabelle, qui causait aussi quelquefois avec moi, le connaissait parfaitement bien.
J'étais entré en correspondance avec M. de Pompignan de Mirabelle, dans l'espérance de pouvoir lui rendre quelque service. Cela fut au commencement du mois de mai de l'an 1769, qu'à la faveur du trou que j'avais fait à la muraille je lui tendis mon hameçon. Il l'aperçut, et en voyant que ce billet s'adressait à lui-même, à sa seconde promenade dans le jardin, qui arriva trois jours après, il me rendit sa réponse qui était conçue dans ces termes: «...Quant à la proposition que vous me faites d'entrer en correspondance avec vous, Dieu me préserve de faire une pareille faute contre les règles de cette prison... ni de faire la moindre œuvre qui puisse déplaire à M. de Sartine, qui a plus de bontés pour moi que je ne mérite. Sachez, cher monsieur, que si je suis en prison, ce n'est point pour avoir commis aucun crime et je n'ai point de honte à vous en dire le sujet.
«J'étais dans un café. Il y eut une personne inconnue qui récita deux vers. Pour mon malheur je les retins, et comme c'étaient deux vers nouveaux, j'eus la faiblesse de les réciter à plusieurs personnes, sans croire faire de mal. Cela fut rapporté à la police et je fus averti que M. de Sartine me devait faire arrêter. Plein de confiance en sa probité, en son honneur et en sa justice, je fus le trouver en son hôtel et lui répétai ce qu'on m'avait dit, et en même temps je lui dis que j'étais prêt à me rendre dans la prison qu'il m'indiquerait. Il m'ordonna de me rendre dans cette prison-ci et sur-le-champ je m'y rendis tout seul. Depuis ce jour-là, on m'a interrogé au sujet de ces deux vers; j'ai dit la chose comme elle s'était passée, mais on me répond: «Vous en connaissez l'auteur, et comme sans doute il est un de vos amis, vous voulez l'épargner, vous ne voulez pas dire son nom, vous êtes un têtu.» Hélas! Dieu m'est témoin que je leur ai dit la vérité. Mes juges ne soupçonnent point que j'en sois l'auteur. Ils daignent au moins me rendre cette justice qui me console beaucoup! Si je pouvais vous rendre quelque service, je le ferais de bon cœur, mais par vous-même vous pouvez juger de mon impuissance. Ainsi, ne pouvant vous être d'aucune utilité, je ne dois pas, à mon âge, m'exposer mal à propos aux mauvaises grâces de M. de Sartine, qui a mille bontés pour moi. C'est pourquoi je vous prie de ne plus me présenter aucun de vos billets... afin de ne pas me forcer à vous faire l'impolitesse de ne point le prendre... Je crains bien que ce trou, quoique très petit, ne cache un grand précipice. C'est pourquoi je vous conseille en bon ami de le bien fermer et de ne jamais plus l'ouvrir, et vous n'en aurez point de regret... etc...»
Sa lettre était beaucoup plus étendue et mille fois mieux écrite, mais je ne répète que ce que je crois être nécessaire.
(Par l'architecte Palley)
(Musée Carnavalet)
Comme par les rapports avantageux que j'avais entendu faire de lui et que par sa lettre j'avais reconnu que ce prisonnier était un homme vertueux, je ne perdis point de temps, je mis la main à la plume et lui écrivis les paroles que voici: «Si M. de Sartine est si honnête homme, si humain, si compatissant, si juste, si équitable que vous dites, il est étonnant que, pour deux vers, un magistrat si vertueux vous ait retenu pendant cinq ans et demi en prison... Comme il n'ignore point que vous avez soixante-dix ans... vous devez croire qu'au premier jour il va vous rendre votre liberté... et que, par conséquent, il est à présumer que bientôt il pourra vous être possible de me rendre service dans le malheur extrême où je me trouve... à moi qui suis un homme et qui souffre depuis le 1er mai 1749...» En un mot, je remplis cette lettre de toutes les plus tendres expressions que mon long martyre put me suggérer; je la mis dans la sienne et je les lui donnai toutes les deux à la fois.
Mon billet ne manqua pas de faire tout l'effet que je m'étais attendu, car à sa première promenade il me fit le signal d'ouvrir mon trou pour recevoir sa réponse, et voici les paroles qu'elle contenait:
«Mon cher monsieur, je n'ai pu lire votre lettre sans verser des larmes; je suis homme comme vous et j'ai un cœur. Dites-moi donc tout ce que vous croyez qu'il m'est possible de faire pour vous. Il n'y a aucun péril où je ne me hasarde généreusement pour vous tirer du précipice où vous êtes. Vous n'avez qu'à me donner vos adresses et de bonnes instructions... Si vos instructions ne sont pas prêtes, je les prendrai à la première promenade... Ce n'est pas dans la vue d'aucun intérêt que j'entreprends de vous secourir, mais uniquement pour l'amour de Dieu, et s'il m'arrive quelque malheur, il m'en tiendra compte, cela me suffit.»
Comme il me fallait plus de deux heures pour préparer toutes mes instructions, je le remerciai de sa noble générosité et lui dis que la première fois qu'il viendrait, je lui donnerais tous les papiers qui étaient nécessaires pour me délivrer.
Trois jours après, qui était le 16 mai 1769, c'est-à-dire deux jours après la Pentecôte, il me fit passer la réponse que voici:
«Mon cher monsieur, si ce qu'on est venu me dire hier est vrai, dans peu de jours je ne serai point ici, car M. le lieutenant de roi vient de m'annoncer ma liberté de la part de M. de Sartine. Que Dieu soit béni! Que sa sainte volonté soit faite! Si vos instructions sont prêtes, faites-les-moi passer vite et ensuite vous achèverez de lire ma lettre à votre aise...»
Sur le-champ, je lui fis passer mon paquet, où j'avais mis de bonnes instructions pour M. le comte de la Roche-Dumaine, qui était fort malade dans ce temps-là, afin qu'il me secourût promptement. Cependant, à son retour, M. de Pompignan me fit repasser tous les papiers que je lui avais confiés trois jours auparavant, accompagnés d'une lettre où il me disait:
«Mon cher monsieur, je ne suis pas curieux, assurément, mais si on n'a point de confiance à un médecin, il ne faut pas se livrer entre ses mains... Il est sans doute que les personnes à qui vous m'adressez sont instruites de la cause de votre détention; en ce cas, je les exciterai de tout mon pouvoir à vous secourir.»
Le 13 février 1769, M. de Sartine donna des ordres aux maçons de fermer avec du plâtre tous les trous qu'ils apercevraient dans la muraille du jardin, et quoique mon trou fût extrêmement petit, car à peine le petit doigt y aurait entré dedans, il fut bientôt trouvé et bouché...
Ce petit trou fermé ne manqua pas de mettre l'alarme et la terreur dans les cœurs de tous mes confrères. Tous croyaient que le mystère était découvert, car il suffit d'être malheureux pour mettre les choses au pire, et quoique je ne sois point peureux de mon naturel, je vous dirai franchement que je ne tremblai guère moins que tous les autres, et après fort longtemps que ce trou fut bouché, j'eus beaucoup de peine à me décider si je percerais ce plâtras... Enfin, je pris la résolution de percer ce bouchon de plâtre, en recommandant à mes confrères de le bien boucher, après m'avoir parlé, avec un autre petit morceau de la même matière, et tout cela fut fait dans la minute...
Mais la correspondance que j'avais établie avec les prisonniers fut, certain jour, découverte. Des mesures nouvelles renversèrent toutes mes affaires de fond en comble. Alors, je me vis réduit à attendre tout de la miséricorde de Dieu, et comme très souvent elle est fort tardive, ma peine n'en était pas moins grande. Enfin, dans le temps où je croyais tout perdu, il vint un rayon de lumière, ou, si vous voulez, un rayon d'espérance, c'est-à-dire que le 11 de février 1770, le lieutenant de roi vint me voir dans ma chambre et il me dit: «M. de Sartine vous a accordé la permission de lui écrire.»
Je le remerciai de cette bonne nouvelle, attendue depuis six ans, en lui disant que quand j'aurais pensé, je lui ferais demander la quantité de papier qui m'était nécessaire.
Dans la journée, je minutai dans ma tête ce que j'avais à écrire, et le lendemain, je dis à mon porte-clés de lui demander deux feuilles de papier à la tellière et une demi-feuille de papier commun pour faire un brouillon, une plume neuve avec un canif, parce que je ne pouvais écrire qu'avec les plumes que j'avais taillées moi-même.
Un moment après, il revint avec une seule feuille de papier à la main et une plume taillée, qui peut-être aurait été excellente pour un autre, mais pour moi, non, en me disant que M. le commandant ne m'en avait pas voulu accorder davantage, qu'il s'était offert lui-même à répondre du canif, mais qu'il n'avait pas voulu le lui donner.
Je lui envoyai dire que quand le Magistrat [lieutenant de police] accordait la permission de lui écrire, il entendait qu'on donnât la quantité de papier qui était nécessaire pour l'instruire de tous les faits qu'il voulait savoir et que, pourvu que je lui en rendisse un fidèle compte, il ne pouvait raisonnablement me refuser la quantité de papier que je lui demandais pour me défendre et que je le priais de m'envoyer le major, qui peut-être lui ferait mieux entendre raison que le porte-clés. Il me fit répondre que M. de Sartine lui avait ordonné de me donner une feuille de papier et qu'il ne m'en donnerait pas davantage.
Quand cette feuille de papier fut écrite, je voulus y joindre une seconde feuille de mon papier écrite que j'avais dans mon coffre, pièce très importante à lui envoyer. Or, en voulant cacheter ces deux feuilles ensemble, le porte-clés me dit: «Monsieur, cela ne se peut pas.» Je lui répondis: «Je crois, par ma foi, que vous vous moquez de moi: j'écris au Magistrat... Ce n'est point à vous à regarder ce que je mets dans sa lettre... Eh bien! vous n'avez plus rien à redire.» Il répliqua: «Monsieur, vous ne la cacheterez point. Il faut auparavant que j'en demande la permission au commandant, sans quoi il me mettrait au cachot.
—Eh bien! lui dis-je, vous n'avez qu'à y aller.»
A son retour, il me dit: «M. le commandant m'a défendu absolument de vous laisser mettre votre feuille de papier dans la lettre que vous devez envoyer à M. de Sartine...»
Je pris la résolution de déclarer à M. de Sartine que j'avais percé la terrible muraille du donjon et que par ce moyen j'étais entré en correspondance avec une grande partie des prisonniers.
Cependant, comme il était défendu à mon porte-clés de sortir absolument un seul mot d'écrit de ma chambre, je fis dire au lieutenant de roi de venir me parler, que j'avais quelque chose d'important à lui communiquer... Enfin, vu qu'il ne voulait pas venir absolument, je le fis prier de m'envoyer au moins le major et, à force d'importunités, il me l'envoya le 28 de septembre 1770. Mais ce fut véritablement un opéra d'enfer pour faire sortir ce Mémoire, qui n'était alors que de vingt cahiers, de ma chambre pour l'envoyer à M. de Sartine. Imaginez-vous qu'il me fallut combattre un mois entier.
Il est certain que ce Mémoire devait faire décider du sort de plus de la moitié des prisonniers qui sont dans le donjon, mais je dois croire qu'il n'a point été remis au lieutenant général de police.
En conséquence, depuis le 1er de novembre que je l'avais envoyé jusqu'au 9 de mars suivant 1771, je fis prier au moins plus de soixante fois le lieutenant de roi de venir me parler ou de m'envoyer le confesseur. En voyant son obstination à ne pas me répondre, je m'imaginai que le lieutenant de roi ne faisait point son devoir, et... le 9 de mars 1771, à huit heures précises du soir, je dis à la sentinelle qui faisait la ronde les propres paroles que voici:
«Sentinelle, écoute: je te prie de faire savoir à M. de Sartine qu'il y a cinq mois que le numéro premier demande le confesseur et qu'il le supplie en grâce d'avoir la bonté de le lui envoyer.»
La sentinelle fut faire son rapport au lieutenant de roi et celui-ci, sur-le-champ, envoya le major avec les trois porte-clés, qui vint me tirer de ma chambre, et il me conduisit dans un caveau où il n'y avait qu'une poignée de fumier pour me coucher et une simple couverture.
Cela fut dans ce lieu horrible où le confesseur vint me voir au bout de 16 jours, le 25 mars. En entrant, il me dit:
«O mon Dieu, que je suis fâché de vous voir dans ce lieu affreux! Qu'avez-vous donc fait?» Je lui répondis que c'était à cause de ce que j'avais dit à la sentinelle le 9 de ce mois à huit heures précises du soir.
Il reprit alors: «Mais si ça n'est que cela, ça n'est rien.
—Quoique cela ne soit rien, voilà pourtant seize jours que je suis ici au pain et à l'eau.
—Je vais, me dit-il, vous en faire sortir.»
Je repris: «Je crois que vous n'aurez pas grand'peine, en disant à M. de Sartine que je ne suis dans ce lieu horrible que pour l'amour de lui, c'est-à-dire pour lui rendre service. Je lui expliquai l'affaire et en même temps je lui dis que le 1er novembre de l'année dernière 1770, je lui avais envoyé un grand mémoire à ce sujet, et que je croyais qu'il avait été étouffé.
Je commençais de lui expliquer ce que mon mémoire contenait, quand on ouvrit la porte du caveau pour dire au confesseur qu'on le priait de se dépêcher, et qu'il y avait plusieurs personnes à la porte dans un carrosse qui l'attendaient pour partir.
Or, se voyant appeler, il me dit: «Vous voyez bien qu'on m'attend: je n'ai pas le temps de rester davantage.»
Je l'arrêtai en lui disant: «Monsieur, encore un moment; j'ai à vous remettre un petit mémoire pour M. de Sartine avec quelques autres papiers.
—Faites donc vite, me dit-il, car je crève de froid, et en outre vous voyez qu'on m'attend.» Je lui remis ce mémoire, daté du 6 mars 1771, avec une copie de mon projet des abondances, de mon projet militaire et des postes. Je le priai d'examiner lui-même tous ces papiers, et ensuite de les porter à M. de Sartine...
Huit jours après, qui était le 2 avril, il vint me voir comme il me l'avait promis et en entrant dans le caveau, il me dit: «Ah! mon Dieu, que cela me fait de la peine de vous trouver encore ici!» Je lui répondis: «Ma foi, monsieur, après vous avoir si bien instruit de tout, je ne croyais pas que vous m'y trouveriez encore aujourd'hui. Est-ce que vous n'avez point parlé à M. de Sartine?
—Je lui ai parlé, me dit-il, mais il m'a répondu que le lieutenant de roi lui avait rapporté que vous faisiez du bruit, du tapage, et que par vos cris vous troubliez tout l'ordre de la maison.
—Un petit moment», lui dis-je?
J'ouvre la porte du caveau, je fais entrer mon porte-clés et je lui dis: «Tranche, je vous prie de dire la vérité devant monsieur... Avez-vous jamais ouï faire une seule plainte contre moi?» Il me répondit: «Non, monsieur.» Alors je lui dis de sortir du caveau et, en m'adressant au confesseur, je lui dis: «Hé bien, monsieur, vous avez entendu cet homme: il se garderait bien de dire un seul mensonge contre le lieutenant de roi, car il serait perdu; ainsi vous voyez bien mon innocence et la méchanceté de M. de Rougemont, lieutenant de roi.
—Oui, me dit-il, je vois tout cela.
—Enfin, lui dis-je, présentement parlons d'affaires... Qu'avez-vous fait du mémoire que je vous ai remis il y a huit jours?
—J'en ai fait l'usage que je devais en faire.
—Comment, monsieur, est-ce ainsi qu'on en use? Devez-vous me faire un mystère de cela à moi?
—Croyez-moi, parlons de sortir du cachot: je crève de froid... Vous me faites pitié, je vous aime en Jésus-Christ.
—Monsieur, je vous suis bien obligé: encore une fois il n'est pas difficile de me faire sortir de ce lieu horrible, y ayant été mis pour rendre service à M. de Sartine. Car assurément, il ignore tout ce qui se passe pour le perdre.
—Je n'oublierai rien de tout cela: je m'en vais, car je crève de froid.»
Alors j'appelai le porte-clés, je lui fis sortir la chandelle hors du caveau et tirer tout seulement une porte sur lui. Ensuite je dis au confesseur: «Vous voyez bien, monsieur, que je n'ai pas une seule goutte d'air, et qu'à midi je ne vois pas plus clair qu'à minuit.
—Hélas, monsieur, je vois l'horreur de votre situation: il n'est pas besoin que vous m'en disiez davantage. J'ai un cœur, j'ai de la compassion. Je vais vite parler à M. de Sartine pour vous tirer d'ici, et à la fin de la semaine prochaine, je viendrai vous voir sans y manquer.» Il m'embrassa et il s'en fut...
Le 2 avril, le confesseur, en me quittant me promit de venir me voir sans faute à la fin de la semaine prochaine, et cependant ne vint-il que cinquante jours après dans le caveau où j'étais encore au pain et à l'eau...
IX
LATUDE DANS SON CACHOT SE CROIT ENSORCELÉ.
Cependant cinquante-trois jours après que je fus mis dans ce caveau, c'est-à-dire le 1er mai 1771, contre mon attente le lieutenant de roi vint m'y voir au travers du guichet. A voir sa contenance, il n'y eût personne qui n'eût dit qu'il ne venait que pour insulter à ma misère.
«Eh bien, me dit-il, je vous avais bien fait avertir que si vous criiez, vous seriez mis au cachot.» Je lui répondis: «Cela est vrai, monsieur, mais si vous aviez fait votre devoir, je n'y aurais point été mis du tout; car voilà plus de quinze mois que je n'ai pas passé une seule semaine sans vous faire prier respectueusement d'avoir la bonté de venir me voir. Et pourquoi ne venez-vous pas me voir, quand vous visitez les autres?» Il me répondit: «Parce que vous parlez toujours de la même chose»[15]. (Entendez qu'il voulait me dire que je lui parlais de ces ensorcellements...)
... «Si vous me parlez encore une seule fois d'ensorcellement, vous pouvez compter que je ne viendrai jamais plus vous voir.»
... Or, je demande si, sans avoir véritablement un démon horrible dans le corps, M. de Sartine et M. de Rougemont, pour avoir demandé le confesseur, m'auraient tenu pendant cent sept jours dans un caveau, couché sur une poignée de fumier, avec une simple couverture, et soixante-quatorze jours au pain et à l'eau. Il est réel que si le chirurgien ne m'avait donné de temps en temps une petite fiole d'huile pour mes coliques, dont j'avais soin de garder un peu pour en répandre quelques gouttes sur mon pain, il est réel que je serais mort.
Le 8 du mois de novembre 1772, M. de Sartine vint ici dans le donjon de Vincennes. Il y avait plus de six ans que je n'avais pu lui parler ni même lui écrire. Ce jour-là, il m'accorda une audience de cinq à six minutes. En me présentant devant lui je lui demandai la raison pourquoi il me retenait en prison et de me faire voir le crime que j'avais commis. Il me répondit que je le savais bien. Je repris: «Je l'ignore et je vous prie de me le faire voir.»
—Je vous l'ai fait voir plusieurs fois.
—Vous, monsieur, vous m'avez fait voir que j'ai commis un crime? Jamais. Mais, s'il est vrai que j'ai commis un crime, faites-le voir devant ces trois messieurs que voilà. Pensez que votre silence va prouver l'injustice affreuse dont vous m'accablez.» En se voyant ainsi pressé, il me dit, en la présence du lieutenant de roi, du major et de son commis:
«Vous avez dit des sottises affreuses contre le roi, contre le ministre et contre moi!»
Je n'y pus tenir: «Moi, j'ai dit des sottises affreuses contre le roi? Je vous défie, monsieur de me faire voir une seule personne au monde, ni aucun écrit, qui puisse me convaincre d'avoir jamais dit une seule parole qui ait pu déplaire à Sa Majesté, et comme il n'est pas de la justice de faire périr un homme avant de l'avoir convaincu, vous me ferez voir ces preuves, vous me les ferez voir.»
En voyant que j'allais entrer en fureur et le presser violemment de me faire voir ces preuves, il me dit: «Vous demandez un avocat pour examiner votre mémoire en votre présence? Au premier jour je vous l'enverrai: soyez certain que je vous tiendrai ma parole.»
Cette promesse apaisa le courroux qui s'était emparé de moi, certain que je suis que mon sort dépend de l'examen de ce mémoire et qu'en m'envoyant cet avocat, dans peu de jours j'allais être libre, et c'est à cause de cela que je ne le pressai pas de me faire voir les preuves de son injuste accusation. Mais, prenant un ton plus doux, je lui dis: «Puisque vous me promettez de m'envoyer un bon avocat, j'ose vous représenter que cette affaire réussirait bien mieux en votre honneur et gloire, si auparavant vous vouliez bien avoir la bonté de m'envoyer le sieur Receveur, exempt, qui écrit extrêmement vite, pour tirer une copie de ce mémoire sur du beau papier, afin que l'avocat le puisse examiner avec plus de facilité.
—Eh bien, me dit-il, soyez certain qu'avant trois jours je vous enverrai cet exempt.»
Dans cette audience, il ordonna au lieutenant de roi de me donner du papier blanc pour m'occuper, et la permission de lui écrire toute les fois que je le jugerais nécessaire. Enfin, six jours après, qui était le 14 dudit mois de novembre 1772, au lieu d'un exempt il m'en envoya deux. Il est inutile de répéter ici toutes les paroles que je leur dis, et celles qu'ils me répondirent, on trouve la substance dans les lettres que j'ai écrites depuis au magistrat et que je vais transcrire ici:
Copie mot pour mot de la lettre que j'ai envoyée deux fois de suite à M. de Sartine... datée du 25 de décembre 1772. Néanmoins, je ne pus la faire cacheter et partir que le 10 de janvier de l'année suivante 1773, et la seconde fois elle partit le 2 de février suivant, avec un commencement différent:
«Monsieur,
«Vous êtes trop sage pour ignorer les devoirs de votre charge, qui sont d'écouter sans cesse les plaintes et les prières des malheureux et s'il s'en trouve sous le soleil un peu plus à plaindre et plus digne de votre compassion que moi, c'est lui que vous devez secourir. Mais aussi, si parmi tous les prisonniers qui sont sous votre juridiction, il ne s'en trouve pas un seul qui ait été pendant des années entières, privé du feu et de la lumière, soixante-neuf mois dans des cachots ou des caveaux horribles, trois mois au pain et à l'eau, et quarante mois sans relâche les fers aux pieds et aux mains, couché sur de la paille, sans couverture—comptez que le tout fait vingt-quatre années de souffrances, hélas! Un si cruel traitement semble digne de votre compassion. Mais, monsieur, si la mort efface toutes sortes de crimes, quelle abomination peut-on me convaincre d'avoir commise pour qu'une seule mort ne soit pas capable de me faire expier ce prétendu forfait? Où sont mes accusateurs? Où est le procès-verbal, signé de ma propre main, qui puisse prouver que j'ai été convaincu d'avoir fait ou souhaité le moindre mal à qui que ce soit au monde? Où sont les noms des juges qui ont entendu, qui ont prononcé, ma sentence, mon arrêt? Mais encore si la mort expie toutes sortes de crimes, pourquoi n'a-t-elle pas expié le mien? Et je puis prouver incontestablement que j'ai souffert tous les douloureux tourments non pas d'une mort, mais de mille... Par tout l'univers on met des bornes aux punitions; pourquoi n'en met-on pas une à la mienne? Cependant tout le monde dit que Louis XV a un cœur paternel pour tout son peuple, qu'il est le plus doux, le plus humain et le mieux faisant de tous les rois de la terre, et que vous, monsieur de Sartine... sur qui il se repose pour rendre la justice qui est due à tous les prisonniers qui sont dans ses secrets, vous êtes un homme d'honneur et de probité, et que par votre douceur, par votre humanité, vous vous êtes attiré l'amour et la vénération de tout le peuple. C'est pourquoi j'ai tout lieu de croire que, depuis neuf ans, il y a certainement quelque chose de surnaturel qui vous irrite et vous anime sans cesse injustement contre moi... et que sans un ensorcellement évident, vous n'auriez pas manqué assurément de m'envoyer l'avocat que vous m'avez promis...
«Un magistrat tel que vous ne doit point ignorer que, dans une si grande et si longue souffrance, un homme n'est pas toujours maître de lui-même, et par conséquent que si j'ai eu le malheur de vous offenser, vous devez plutôt attribuer ces offenses à la violence des maux dont vous m'accablez, et qui m'ont peut-être fait perdre quelquefois le jugement.
«Enfin, je vous conjure par les devoirs de vos charges, par la compassion que vous inspire l'état misérable où vous me voyez depuis vingt-quatre années, de me tenir la parole d'honneur que vous avez eu la bonté de me donner, c'est-à-dire de m'envoyer le bon avocat que vous m'avez promis, et en reconnaissance de cette grande grâce, je prierai Dieu de répandre de plus en plus sa sainte bénédiction sur vous et sur toutes les personnes qui vous sont chères. J'ai l'honneur d'être avec un très profond respect, monsieur,
«Votre très humble et très obéissant serviteur.
«HENRI MASERS».
Pour la seconde fois j'envoyai cette lettre, le 2 février 1774. Je ne transcrirai point ici la copie de la troisième lettre, que j'envoyai à M. de Sartine le 28 février suivant, ni de la quatrième envoyée le 14 de novembre de ladite année, ni de la cinquième envoyée le 26 de février 1775, parce que ce ne sont que des répétitions. Je vais tout seulement transcrire ici celle du 14 mai 1774.
«Monsieur,
«Si par pure méchanceté j'avais eu le malheur d'offenser un aussi honnête homme que vous, je ne me pardonnerais jamais moi-même. Vous serait-il possible d'augmenter ma peine, je dirai toujours que ce n'est point assez. Que dans une captivité de plus de trois cents mois de durée, il est échappé de ma bouche ou de ma plume quelque parole qui ait pu vous déplaire, daignez jeter les yeux sur mon misérable état... et certainement un homme d'esprit comme vous n'aura pas de peine à concevoir que, dans un aussi long martyre, on n'est pas toujours maître de soi-même et par conséquent vous devez plutôt attribuer ces offenses à la violence des maux dont je suis accablé qu'à la volonté de mon cœur... C'est pourquoi je viens en esprit me jeter à vos pieds pour renier mes fautes supposées, que dans l'excès de mes maux j'aurais pu commettre à votre égard, car je ne m'en souviens pas, et en même temps vous en demander pardon...
(par Cochin)
(Bibl. nat., estampes)
«Monsieur, je n'en puis plus, je ne dors ni nuit, ni jour. Que si vous n'avez pitié de moi dans l'ennui qui me presse, je vais perdre certainement l'esprit. Eh, quel plaisir aurez-vous de me voir prendre par les cheveux et traîner de force dans un cachot... Daignez donc promptement m'envoyer ce bon avocat, ou M. de Lassaigne, notre médecin, ou un de ses commis, ou M. Chevalier, major de la Bastille. Celui-ci est un homme de bon sens. Je sais qu'il vous est fort attaché. De plus, il est instruit de toutes mes affaires, et par conséquent vous pouvez vous reposer sur lui comme sur vous-même.
«Monsieur de Sartine, imaginez-vous de me voir en votre présence, les mains jointes et les larmes aux yeux, vous demander cette pitoyable grâce. Miséricorde! miséricorde! miséricorde! Illustre père des malheureux ne me désespérez point... Ne quittez donc pas cette lettre d'entre vos mains, sans avoir ordonné de m'envoyer une de ces quatre personnes, et un peu matin, afin qu'elle ait le temps d'écouter tout ce que j'ai à lui dire pour vous en rendre compte à vous seul. Monsieur, plus de vingt-cinq années de souffrances parlent pour moi à vos entrailles paternelles et de miséricorde.
«J'ai l'honneur d'être, avec un très profond respect, monsieur.
«HENRI MASERS»
Dans le donjon de Vincennes, ce 14 mai 1774.
Par tous les démons de l'enfer, c'est M. de Rougemont, lieutenant de roi, qui gouverne le donjon, et ses visites sont plus rares que les éclipses du soleil. Quoique je le fasse prier fort souvent d'avoir la bonté de venir me voir, je l'ai vu passer des quinze mois entiers sans mettre le pied dans ma chambre. Excepté un seul porte-clés qui vient me porter à manger, je ne vois uniquement que le chirurgien, une fois toutes les semaines, quand il vient me raser. Ce fut par le moyen de celui-ci que j'obtins une visite de M. de Lassaigne, notre médecin, le 15 février 1774. Il entra dans ma chambre à quatre heures et demie du soir; accompagné du lieutenant de roi et du chirurgien. Après qu'ils furent assis, je m'adressai au médecin, et lui dis les propres paroles que voici:
«Monsieur, je vous ai demandé pour vous communiquer un cas très extraordinaire, et je ne doute pas qu'en ouvrant la bouche vous ne me preniez pour un homme qui a perdu l'esprit. Cependant, si vous voulez vous donner la peine de m'écouter jusqu'à la fin, vous verrez assurément que Dieu m'a fait la grâce de me conserver mon bon sens.» Il me dit: «Vous n'avez qu'à parler, je vous écouterai.» Alors, je lui dis: «Monsieur, je vous dirai que je suis détenu ici par un malheur horrible, c'est-à-dire par un coup d'ensorcellement.» A ce mot le lieutenant de roi prit la parole et me dit: «Monsieur, parlez de vos maladies.» Je lui répondis: «C'est bien aussi d'une maladie que je parle à monsieur, qui depuis neuf années m'empêche de dormir la nuit et le jour,» et comme j'allais continuer mon discours, le lieutenant de roi me coupa encore tout court, en me disant: Il est défendu à monsieur de prendre connaissance de vos affaires.» Je lui répondis: «Monsieur, ce n'est point de la cause de ma détention que je veux parler à M. le médecin, mais d'un cas qui est véritablement du ressort de la médecine.—M. le médecin ne vous doit écouter que quand vous lui parlerez de vos maladies, et si vous lui parlez de toute autre chose, nous allons sortir.—Mais, monsieur, doit-on laisser périr le monde, faute de les écouter? Je ne veux parler à monsieur que des choses qui ne concernent point du tout mes affaires.»
Alors le lieutenant de roi se leva, en disant au médecin: «Allons, monsieur, allons-nous en.» Il obéit; moi, pour l'arrêter, je me jette à genoux au-devant du médecin, en le conjurant au nom de Dieu de m'écouter... Sans me donner le temps d'en dire davantage, le lieutenant de roi passe entre le médecin et moi pour tenter de me l'arracher, en lui disant: «Allons, sortons!» Moi, je repasse entre eux; en un mot, si vous aviez vu le lieutenant de roi à me couper à tout instant la parole, à passer entre M. de Lassaigne et moi, pour l'empêcher de m'écouter, et moi entre lui et le médecin, que je tenais rencogné entre ma malle et la porte pour l'empêcher de sortir, il est certain qu'il vous aurait été impossible de pouvoir éviter de dire: «Mais ce n'est pas M. de Rougemont, c'est un démon qui a pris sa figure, pour empêcher ce prisonnier de découvrir ses ensorcellements à ce médecin.»
Enfin, le résultat de cette visite fut que ce médecin irait prier fortement M. le lieutenant général de police de lui permettre à lui-même de venir examiner mon mémoire, de m'envoyer l'avocat... J'oserai croire enfin que ce même jour, ou au moins le lendemain, M. de Lassaigne fut parler à M. de Sartine.
Le 3 juillet 1774, j'écrivis une longue lettre à M. de Sartine qui fit effet, c'est-à-dire que neuf jours après, 12 dudit mois de juillet 1774, M. de Sartine m'envoya cet avocat. Il entra dans ma chambre sur une heure de l'après-midi.
En entrant il me dit les propres paroles que voici:
M. de Sartine me dit que vous lui avez demandé un avocat, et dans ma personne il vous accorde la grâce que vous lui avez demandée. C'est un très honnête homme toujours prêt à faire du bien. Ainsi, vous n'avez qu'à me dire la cause de votre détention. Que si votre cas est d'une nature à être pardonné, soyez certain que de mon côté je sonderai, autant qu'il me sera possible, son humanité et les bonnes intentions qu'il a de mettre fin à vos malheurs.»
Je lui répondis: «Je suis très obligé à M. de Sartine de la grâce qu'il vient de me faire, en vous envoyant ici pour m'écouter. Mais je vous dirai que je ne vous ai pas demandé directement pour examiner la cause de ma détention, mais pour examiner une affaire qui est plus qu'extraordinaire, et je ne doute pas qu'en ouvrant la bouche, vous ne me preniez sur-le-champ pour un fou, et tout au moins pour un esprit faible. Mais j'espère que vous aurez la bonté de m'écouter jusqu'à la fin, et vous verrez assurément que je n'ai pas perdu l'esprit.
—Vous n'avez qu'à parler, me dit-il, j'ai ordre d'écouter jusqu'à la fin, tout ce qu'il vous plaira de me dire.»
Alors je lui dis: «Monsieur, j'ai prié M. de Sartine de vous envoyer ici, pour examiner en ma présence les deux mémoires que voilà, afin que je puisse répondre à toutes les objections que vous pourrez me faire. Ce mémoire-là contient les ensorcellements...
Sur-le-champ il me coupa tout court, en me disant: «Monsieur, je ne crois point du tout aux ensorcellements. Dieu est maître, et le diable n'a aucun pouvoir que de faire ce qu'il plaît à Dieu.»
Je ne perdis point courage et je lui dis: «Monsieur, il m'est impossible de vous faire voir le corps du démon, mais je suis très certain, par le contenu de ce mémoire, de vous convaincre que feu la marquise de Pompadour était une magicienne, et que le marquis de Marigny, son frère, est encore, aujourd'hui même, en commerce avec le démon.
—Hé bien, me dit-il, nous verrons cela tout à l'heure. Mais auparavant examinons la cause de votre détention.»
A peine l'avocat eut-il lu les deux tiers de mon mémoire, qu'il s'arrêta tout court, posa le cahier sur la table, et il me dit; comme s'il s'était éveillé d'un profond sommeil: «N'est-ce pas que vous voudriez sortir de prison? Je repris: «Cela n'est point douteux.»
—Et comptez-vous rester dans Paris ou retourner chez vous?
—Quand je serai libre, lui dis-je, je me propose de retourner chez moi.
—Mais avez-vous de quoi?»
A ce mot, je le pris par la main, et je lui dis: «Monsieur l'avocat, je vous prie de ne pas vous fâcher des paroles que je vais vous dire, car mon dessein n'est pas de vous fâcher, assurément.
—Parlez, me dit-il, dites tout ce qu'il vous plaira, je ne me fâcherai point.
—Hé bien, c'est que je me suis aperçu très distinctement que le démon s'est déjà emparé de vos sens.»
Il me parut surpris, et en reprenant ses esprits, il me dit: «J'ai saisi tout cela en quatre paroles; mais je vous dirai que je ne comprends pas comment le démon se peut emparer des sens des personnes, et leur faire faire ce qu'il lui plaît.
—Monsieur, lui répondis-je, je me flatte de vous faire concevoir cela très clairement.
—Hé bien, me dit-il, c'est bon; mais présentement je n'ai pas le temps d'en dire davantage, car il est une heure et demie; je vais dîner, et sur les trois heures et demie je serai de retour dans votre chambre, et nous travaillerons trois ou quatre heures.»
Effectivement, il revint à l'heure qu'il m'avait promis. En entrant il me dit: «Nous allons travailler jusqu'à cinq heures, car alors il faut que je parte avec des dames qui m'attendent; voyons ce que nous avons à faire d'ici à ce temps-là.» Je lui répondis: «Monsieur, je vous ai préparé deux articles, c'est-à-dire le coup d'assassinat du roi par Damiens, et la perte du bras de M. de la Vrillière. Mais en deux heures vous n'aurez pas le temps de pouvoir examiner ces deux coups d'ensorcellements, car celui du roi est fort étendu.»
Dans le même instant je lui remis une partie de mes Mémoires. Il la lut, et dans tout cet examen, il ne me critiqua pas un seul mot.
Je lui fis voir ensuite mon projet militaire par lequel j'ai renforcé nos armées de plus de vingt-cinq mille bons fusiliers. Après l'avoir lu, il me dit: «Avec cette pièce et l'humanité de M. de Sartine, soyez certain que je vous délivrerai; je vais lui demander l'ordre pour venir coucher ici pour examiner ces deux Mémoires, et je reviendrai incessamment; soyez-en très certain, je vous en donne ma parole... Je ne vous promets pas de revenir demain; mais d'abord que je lui aurai parlé,» et en me serrant la main, il me dit adieu. Il s'en fut, et depuis le 12 juillet, je me dévore le corps et l'âme en l'attendant, et je gagerais un de mes yeux qu'il ne reviendrait jamais, si je ne disais rien... Vous direz sans doute que cette affaire ne presse point? Effectivement il n'y a que vingt-six années que je suis ici, à périr entre quatre murailles; cela n'est qu'une bagatelle; si d'Allègre n'est point mort, vingt-cinq ans; le chevalier de la Rochegérault, vingt-deux ans; le baron de Vénac, vingt ans; Pompignan de Mirabel, onze ans; le comte de la Roche-Dumaine, dix ans; l'abbé Prieur, neuf ans; sans compter les autres que je ne connais pas.
Cependant, dix jours s'étant écoulés sans voir revenir cet avocat, je dis à mon porte-clés d'aller chez M. le lieutenant de roi pour le prier de ma part d'avoir la bonté de venir me parler.
Mais je crois qu'il serait beaucoup plus facile par des prières de faire venir le grand Mogol ou l'empereur de Chine dans le donjon de Vincennes, que d'y faire venir dans une chambre M. de Rougemont, quand on a besoin de lui.
Depuis le 22 juillet jusqu'au 10 août suivant, je ne manquai pas un seul jour de le faire prier par mon porte-clés: «Si aujourd'hui (c'était le 10 août), vous ne me menez le lieutenant de roi ou le major, vous pouvez être certain que je vais crier miséricorde de toutes mes forces, et que le roi entendra mes cris de Versailles.» Il s'en fut faire son rapport, et à une heure après-midi il m'amena le major: «Hé bien, lui dis-je, monsieur, vous avez été témoin aux conférences que j'ai eues avec les deux exempts et l'avocat, et vous avez vu assurément que je n'ai pas fourni l'occasion à ces trois personnes de faire des rapports désavantageux à M. de Sartine au sujet de ce que je leur ai fait examiner en votre présence. Vous avez ouï leur promesse; je vous prie de me dire la raison pourquoi ils ne sont point revenus.» Il me répondit: «Je ne sais à quoi en attribuer la cause... M. de Rougemont est allé à Paris chez de M. de Sartine: peut-être qu'à son retour il vous apportera quelque bonne nouvelle; ainsi attendez jusqu'à demain. D'abord qu'il sera revenu, j'irai lui parler.» J'attendis jusqu'au lendemain et sur une heure de l'après-midi, je vis entrer les trois porte-clés dans ma chambre, en me disant: «M. le commandant nous a ordonné de venir vous dire que si vous vouliez aller dans le cachot, de vous y conduire.» Je leur répondis: «Vous n'avez qu'à m'y mener,» et je les suivis sans faire aucun bruit. Mais, en traversant la cour, le grand air me saisit, me suffoqua, m'ôta la respiration, et je serais tombé par terre, s'ils ne m'eussent soutenu par les bras, jusqu'à ce que je fusse dans le cachot nº A, qui est le plus horrible caveau de cette prison. C'était le 11 août 1774.
Cependant quatre jours après, qui était le 15, jour de Notre-Dame, le lieutenant de roi avec le major vinrent m'y voir au travers du guichet. Je dis au premier la raison pourquoi j'y étais descendu volontairement. Il me répondit: «Il faut absolument que l'avocat ait fait un mauvais rapport à M. de Sartine.»
Sur-le-champ, en la présence du major, qui avait été témoin aux deux conférences, je lui prouvai que les exempts et encore moins l'avocat n'avaient pu faire ce mauvais rapport, et... je lui dis en présentant la copie de mon mémoire: «...Je vous prie de le lire et vous verrez s'il a été possible à cet avocat de faire un rapport désavantageux.
—Ce sont des matières, me répondit-il, qui sont au-dessus de ma portée.
J'eus beau le presser, il ne voulut pas le lire. Cependant, il fut résolu que sur-le-champ il écrirait à M. de Sartine, pour le prier très fortement de m'envoyer M. de Lassaigne, notre médecin, pour examiner en ma présence les quatre articles que j'avais fait voir à l'avocat, et en conséquence je promis de ne jamais plus parler du tout de cet ensorcellement à M. de Sartine, ni à aucun d'eux, et que je serais tranquille.
Or, après m'avoir promis d'écrire et de parler de vive voix au lieutenant général de police, il sortit...
Le 18, je lui fis demander s'il n'avait pas encore reçu réponse du magistrat [lieutenant de police], et que je le priais de lui écrire une seconde fois: il me fit répondre qu'il n'avait encore reçu aucune nouvelle. Le 19, je lui fis demander du papier pour écrire à M. de Sartine; il me fit dire que les cachots étant des lieux de punition, on n'accordait pas la permission d'écrire à ceux qui y étaient dedans. Sur-le-champ, je dis à mon porte-clés. «Allez dire à M. de Rougemont que je ne suis pas dans ce cachot pour avoir fait aucun mal, mais que j'y suis descendu volontairement pour forcer la compassion de M. de Sartine à faire vérifier un cas extraordinaire...» Voici la réponse que mon porte-clés vint me faire de sa part le lendemain 20:
«M. le commandant m'a ordonné de venir vous dire qu'il ne voulait pas vous accorder la permission d'écrire, ni venir vous voir, ni vous envoyer le major...»
Cependant, pour comble de malheur, le 2 septembre, je perdis presque toute la clarté de mon œil gauche, pendant quatorze jours. Je m'aperçus de ce malheur dans le moment qu'on ouvrait le guichet pour me donner à manger. Il est vrai que bien longtemps auparavant, j'avais déjà perdu plus des trois quarts de ma chère vue, et je crus que j'allais la perdre tout à fait. Je dis à mon porte-clés d'aller dire au chirurgien de venir me voir. Il vint le 3, et, au travers du guichet, avec une chandelle, il examina cet œil, et il me dit: «Il y a une petite tumeur à la paupière supérieure avec un peu d'inflammation, mais cela n'est rien.» Je lui dis: «Ce n'est point à la paupière, c'est dans le globe; je n'y vois plus de cet œil-là.—Et comment pouvez-vous vous en être aperçu? Ici on n'y voit goutte.» Je lui répliquai: «Mais je m'en suis aperçu quand on me porta à manger.—Mais quel remède puis-je apporter à cela?» Je lui dis: «Je ne suis pas plus savant que vous: vous n'avez qu'à voir ce qu'il faut faire.» Il haussa les épaules sans me dire mot. Sur quoi je lui dis: «Monsieur, dans le café il y a des sels volatils qui dissolvent et fouettent les humeurs. Je vous serais bien obligé de m'en donner un quarteron sans sucre, non pas pour le prendre intérieurement, mais pour faire des fumigations...—Monsieur, répliqua-t-il je ne vous l'accorderai pas sans la permission du lieutenant de roi.»
Je dis alors à Fontélian: «Est-ce ainsi qu'on traite le monde? Dans le temps où je perds un œil, pouvez-vous me refuser la misérable grâce d'acheter avec mon argent un misérable quarteron de café, pour me faire des fumigations? Jamais il n'a été fait mention d'une pareille cruauté; c'est...» Il me coupa tout court en me disant: «Ce n'est pas en mon pouvoir de vous l'accorder; il faut auparavant que je lui en demande la permission...» Et il s'en fut. Deux heures après, mon porte-clés vint me dire: «M. de Fontélian m'a chargé de vous dire que M. le lieutenant de roi lui avait défendu de vous donner le café que vous lui avez demandé.» Je lui répliquai: «Allez-vous en dire à M. de Rougemont que je ne demande pas un quarteron de café pour délicatesse, mais pour un remède....., que je le prie en grâce de me permettre de l'acheter avec mon argent. Mon porte-clés y fut et, à son retour, il me dit: «Je lui ai dit tout ce que vous m'avez commandé de lui dire, mais il ne m'a pas répondu une seule parole.»
Or, voyez si dans les cachots de l'enfer, les diables traitent les damnés avec autant de cruauté et de scélératesse qu'on traite ici les innocents...
Il est certain que je serais devenu enragé, si mon porte-clés n'eût eu pitié de moi. Je le priai de prendre un petit cornet de thé que j'avais et d'en jeter deux ou trois bonnes pincées dans un petit pot d'eau bouillante et de me le porter sur-le-champ. Je jetai le quart de cette eau, et ensuite je mis le globe de mon œil sur la bouche de ce pot. Cette fumée chaude le pénétra de telle sorte, qu'en cinq à six jours de temps elle fit dissoudre l'humeur qui s'était épaissie au-devant de la prunelle, et me rendit la clarté que j'avais perdue de cet œil.
Cependant je faisais prier tous les jours M. le lieutenant du roi de venir me parler, ou de m'envoyer le major, ou du papier pour écrire à M. de Sartine, ou de me faire remonter dans ma chambre. Vu que je ne pouvais rien obtenir de lui, je déchirai ma chemise, et, sur un lambeau, je lui écrivis, avec mon propre sang, la lettre la plus tendre et la plus respectueuse qui me fût possible. M. de Rougemont m'a enlevé la copie que j'avais gardée de cette lettre, ce dont je suis bien fâché, car je l'aurais transcrite ici. Mais enfin, je mis ce petit morceau de linge, écrit de mon sang, dans un petit sac, et je dis à mon porte-clés de le porter au lieutenant de roi. Il me répondit que quand je lui donnerais tout l'or du monde, il ne le lui porterait pas, et qu'il lui avait fait des défenses horribles de recevoir aucun écrit de ma part. «Eh bien, lui dis-je, puisque vous ne voulez pas le lui porter, un autre lui portera.» Et je jetai ce petit sac hors du caveau le 18 septembre 1774. Le porte-clés fut faire son rapport, et le lieutenant de roi lui ordonna de lui porter ce linge.
Tout le fruit que je retirai de cet écrit fut que jusqu'à ce jour on m'avait donné un peu de lumière pour m'éclairer dans le temps que je dînais et soupais, et qu'il défendit au porte-clés de m'en donner davantage, de sorte que, dans la suite, ce bout de chandelle fut placé à environ six pieds de distance du guichet hors du caveau.
Dans cette perplexité j'eus recours au chirurgien. Je priai mon porte-clés de faire son possible pour me l'amener, et, le 22 de septembre, il vint me voir au travers du guichet. Je lui exposai mon état, et sur-le-champ, il me donna tort d'être descendu dans ce caveau, et que si j'avais voulu croire ses bons conseils, je ne serais point dans ce lieu affreux. Je lui répondis que cet état ne me faisait point de peine, pourvu qu'il me fît voir le médecin... «Mais vous n'êtes pas malade me dit-il, et le médecin ne peut rien faire pour vous.
—Je suis dans ce cachot affreux depuis quarante-trois jours, et c'est beaucoup pire que la fièvre, et le médecin peut mettre fin à tous mes malheurs, en examinant tant seulement quatre feuilles de papier que j'ai là.
—Cela n'est point du ressort de la médecine.
—Mais, faites-vous attention à ce que vous dites? Car tous les faits de cette nature passent à l'examen de la Faculté de médecine et des docteurs de Sorbonne. Or, si notre médecin me donne tort sur les quatre articles que j'ai fait voir à l'avocat, tout finit là.
—Je suis certain à l'avance qu'il vous donnera tort, car aujourd'hui personne au monde ne croit plus aux ensorcellements.
—Mais si je suis un fou, on devrait au moins tenter ce remède pour tâcher de me guérir, afin de n'avoir rien à se reprocher.
—Vous n'êtes point fou.
—Eh! monsieur, faites moi la grâce de me prendre pour un fou, car vous voyez bien qu'en me laissant dans ce lieu affreux, avec cette idée noire dans ma tête, sans m'accorder aucun secours, que c'est capable de me faire devenir enragé.
—Quand le médecin viendra ici, je ferai mon possible pour vous le faire voir. Mais pour lui mander de venir ici exprès pour vous, sans avoir la fièvre, c'est ce qu'en conscience je ne ferai pas.»
Comme je sais que le roi donne à ce médecin deux mille quatre cents livres par année pour avoir soin de la santé des prisonniers du donjon de Vincennes et de ceux de la Bastille, et qu'il y a des années qu'il ne fait pas seulement 15 visites, ce mot de «en conscience» me piqua. Je ne pus plus me contraindre et je lui dis: «Vous êtes un méchant, un barbare d'avoir la cruauté de me refuser une misérable visite d'un homme qui est très bien payé pour la faire. Allez-vous en, et ne vous représentez plus devant moi.» Et, sans se faire prier davantage, il s'en fut.
Mon porte-clés s'appelle Bellard, d'un caractère fort doux et fort poli. Depuis plusieurs années qu'il me servait avant que j'eusse descendu dans ce caveau, il ne m'avait jamais manqué de respect. Cependant le 4 du mois d'octobre je lui dis: «Ma paille est toute pourrie: je vous prie d'en demander trois ou quatre bottes.» Le surlendemain, à six heures précises du soir, il entra dans mon caveau, accompagné de ses deux camarades, La Visée et Piélian. Il en jeta trois bottes par terre, en me disant d'un ton brutal: «Allons, vite, dépêchez-vous.
—Mais, lui répondis-je, vous me donnerez peut-être le temps de l'accommoder.
—Si vous ne vous dépêchez, nous allons sortir tous trois avec la chandelle.
—Si vous êtes si pressés, vous n'avez qu'à revenir demain ou un autre jour que vous n'aurez rien à faire.
—Pas tant de raisons! Vous n'avez qu'à vous dépêcher, ou nous sortons.
—Eh! parbleu, voilà la porte ouverte, vous n'avez qu'à vous en aller!...
—Cela suffit, me dit-il, et il s'en fut.»
Cependant il y avait soixante-quatorze jours que j'étais dans ce caveau sans avoir reçu encore aucune nouvelle. Je déchirai encore un peu de ma chemise, et avec mon propre sang j'écrivis le 22 octobre 1774, à M. de Sartine, pour lui demander de m'envoyer le médecin ou un avocat, ou même un de ses commis pour examiner mon Mémoire, en offrant de lui payer au besoin pour sa peine «six francs pour le carrosse, et autant d'écus de six livres qu'on mettrait d'heures à examiner les quatre articles en question.»
L'original de cette lettre, écrit avec du sang sur un morceau de chemise, est aujourd'hui conservé à la bibliothèque de l'Arsenal, archives de la Bastille, nº 11693. En voici la transcription:
«A monseigneur de Sartine, conseiller
d'Etat, lieutenant général de police.
«Monseigneur,
«A la longue, la plus horrible de toutes les rages laisse des petits intervalles de relâche à l'homme le plus violent pour pouvoir se reconnaître, rentrer en lui-même ou mettre des bornes à sa punition ou sa vengeance. Mais la rage qu'un magicien a inspirée dans le cœur d'une personne contre une autre est bien d'une autre nature. La longueur du temps qui efface, qui fait oublier tout, le repentir, les prières et les larmes et sur [en outre] les bonnes raisons, bien loin de l'apaiser, ne fait que la redoubler, et c'est très distinctement ce qu'on aperçoit dans votre personne contre moi-même. Mais ce cas diabolique est facile à prouver en mettant tant seulement sur une table la copie du mémoire que je vous envoyai le 4 du mois d'août dernier, avec le morceau de linge écrit de mon sang, faute de papier et d'encre, comme celui qu'on a dû avoir remis le 28 de septembre dernier, au jugement de plusieurs personnes sages; mais faute de leur secours, je vais entrer dans la matière autant que ce morceau de linge me le peut permettre.
LETTRE DE LATUDE A SARTINE, LIEUTENANT DE POLICE, ÉCRITE DU DONJON DE VINCENNES, LE 22 OCTOBRE 1774, AVEC SON SANG SUR UN MORCEAU DE LINGE (1RE PARTIE)
(Bibl. de l'Arsenal, Archives de la Bastille, ms. 11693)
«Le 18 du mois d'août dernier, M. le lieutenant de roi vint me voir dans le cachot où je suis encore présentement et il me dit qu'il fallait absolument que les deux exempts et l'avocat vous eussent fait un rapport désavantageux. Sur-le-champ, je lui fis prouver le contraire par M. le major, qui avait été présent à ces deux conférences. Sur quoi, il fut résolu qu'il vous prierait de vive voix de m'envoyer M. de Lassaigne, votre médecin, pour examiner les quatre articles que j'avais fait voir à l'avocat, et je lui promis que s'il me prouvait mon erreur, que s'il me donnait tort, je m'en tiendrais à son jugement et que je ne vous parlerais plus à vous, monseigneur, de cet ensorcellement. Je ne doute pas que M. de Rougemont ne se soit acquitté de sa promesse; cependant, depuis soixante jours, je suis à pourrir dans le cachot noir sans voir venir ici l'avocat, ni le médecin, et c'est ce qui fut cause que, le 15 du mois d'août, je me mis à crier «Miséricorde!» non pas dans le dessein de vous déplaire, ni pour manquer contre les règles de la prison, mais pour fournir une seconde occasion à M. le commandant de vous faire des nouvelles instances. Mais au plus je fais des efforts, au plus je suis accablé. Depuis le 25 août, je n'ai pas dit un seul mot, j'ai fait prier plus de cent fois M. le lieutenant de roi d'avoir la bonté de venir me parler ou de m'envoyer M. le major, ou de me permettre de vous écrire, ou de me faire remonter dans ma chambre, mais c'est précisément comme si je faisais prier un automate, une statue. Mais pourquoi ne m'envoyez-vous pas au moins votre médecin? Que direz-vous, que je suis un fou? Mais est-ce là le moyen de faire revenir le bon sens à un pauvre malheureux que de le laisser pourrir dans un cachot noir sans lui accorder la moindre de toutes les assistances? «Mais, direz-vous, c'est lui-même qui s'y est fait mettre volontairement.» Cela est vrai; mais avant que d'y descendre, je croyais que vous étiez un homme d'honneur et de probité et qu'en me voyant dans ce lieu affreux, vous vous dépêcheriez à me renvoyer plus vite l'avocat que vous ne l'envoyâtes ici le 12 juillet. Cependant, contre la bonne idée que j'ai de votre bon cœur, on me retient ici de force depuis le 20 du mois d'août. Je suis un fou, mais la folie n'est pas une maladie incurable. En 1755, à la Bastille, M. Berryer faisait dépouiller une femme de force et tenir dans un bain pour lui rendre son bon sens. Si je suis un fou, à l'exemple de cet illustre prédécesseur, daignez avoir pitié d'un pauvre malheureux qui implore votre miséricorde, en m'envoyant promptement un avocat ou votre médecin, que par un bon raisonnement il leur sera facile de remettre mon esprit, supposé qu'il soit égaré dans son assiette. Daignez faire attention que, dans ce refus, il y a plus que de la cruauté. Je suis un fou? M'avez-vous ouï de vive voix? Ne me condamnez donc pas sans m'avoir entendu.
«Mais enfin, voici le point capital qui est à discuter. Or, je vous supplie en grâce d'avoir la bonté de m'envoyer M. de Lassaigne, votre médecin, ou un officier de la maison sur qui vous pouvez vous reposer comme en vous-même, ou, si vous voulez, un bon avocat, ou le plus spirituel de vos hommes, pendant ce court espace de trois heures de temps, pour examiner en ma présence les quatre articles que je fis voir à l'avocat que vous m'envoyâtes le 12 de juillet, et s'il juge que je suis dans l'erreur, que les quatre points sont faux, ridicules, je vous proteste que je ne vous parlerai plus de cet ensorcellement, car je sais que ce seul mot vous révolte par un effet de cet ensorcellement même, et par ce moyen vous me rendrez à moi-même le repos que j'ai perdu depuis neuf années; vous remettrez mon esprit dans son assiette, que l'avocat avait égaré; car s'il ne m'avait pas flatté, en me donnant sa parole d'honneur [en] présence de M. le major, qu'il reviendrait ici le même moment qu'il vous aurait parlé; qu'il se faisait fort d'obtenir cette permission en vous faisant connaître l'importance de mon mémoire, il est bien certain que je ne serais point descendu de moi-même dans le cachot noir où je suis depuis soixante-quatorze jours à pourrir.
«Or, voilà le point capital; voilà ma demande. Je vous prie de faire voir s'il y a quelque chose contre les formalités de la justice, quelque chose d'injuste. Mais si ma demande est juste, équitable, vu l'importance de cette affaire qui concerne le roi et tout son royaume, il est donc évident que, sans un ensorcellement horrible de la part du marquis de Marigny, un magistrat juste et aussi sage que vous ne s'obstinerait point, depuis plus de neuf années, sur cette affaire.
LETTRE DE LATUDE AU LIEUTENANT DE POLICE, ÉCRITE AVEC SON SANG SUR UN MORCEAU DE LINGE
(SUITE)
«Monseigneur de Sartine, je vous prie de faire attention que, dans une longue souffrance, un homme n'est pas toujours maître de lui-même, que si malheureusement j'ai fait ou dit quelque chose qui ait pu vous déplaire, je vous prie d'attribuer plutôt les fautes à l'excès des maux dont je suis accablé qu'à la volonté de mon cœur. Néanmoins, je vous en demande mille et mille fois pardon. Laissez-vous donc toucher par mon repentir, il est digne de grâce. Imaginez-vous donc, Monseigneur, que je suis en esprit à genoux, en votre présence, les mains jointes et les larmes aux yeux. Je vous conjure donc par le précieux sang de Notre-Seigneur Jésus-Christ d'avoir pitié de moi en m'envoyant promptement votre médecin, ou un avocat, ou un de vos commis. Daignez faire attention, Monseigneur, quand [sou]mettant le mémoire que je vous envoyai le 4 d'août dernier, avec un morceau de linge écrit de mon propre sang, faute de papier et d'encre, au jugement de plusieurs personnes de haute science, qu'il est probable que, sans un ensorcellement évident de la part du marquis de Marigny, que vous ne me refuserez point cette pitoyable grâce, quand ce ne serait que pour vous délivrer de ma grande importunité; mais il y a véritablement de l'infernal dans ce refus, car on sait ce qu'un juge ne saurait refuser au plus grand de tous les criminels. Mais je ne dors ni nuit ni jour, je suis dévoré jusqu'au fond de l'âme; que si la pitié a du pouvoir sur les cœurs vertueux, illustre père des malheureux, ayez compassion de moi, je n'en puis plus. Miséricorde, Monseigneur de Sartine, miséricorde au nom de Dieu! Ne quittez point cet écrit d'entre vos mains sans avoir donné un ordre de m'envoyer M. de Lassaigne, votre médecin, ou un bon avocat, ou enfin, dites à un de vos commis, à celui que vous croyez avoir le plus d'esprit: «Un tel, demain à onze heures précises, trouvez-vous dans le donjon de Vincennes pour examiner ce que le sieur Henri Masers vous fera voir.» Que s'il le fait sur-le-champ, je paierai sa peine, je lui donnerai six francs pour son carrosse et six livres par heure qu'il restera à examiner ces quatre articles et je ferai venir un dîner honnête de l'auberge, etc. Autrefois, du temps de MM. Berryer et Berton, le donjon de Vincennes était un lieu de justice; on écoutait les prisonniers, on leur donnait des consolations. Est-ce que vous, Monseigneur de Sartine, avez-vous (sic) banni de cette prison l'équité, la justice, la compassion, la pitié, la miséricorde? Me sera-t-il impossible, par mes prières et mes larmes, par mon propre sang, que vous voyez devant vos yeux, et surtout par mes bonnes raisons, d'obtenir la moindre grâce de votre cœur, qu'autrefois il était plein de pitié et de miséricorde? Pensez, Monseigneur, que vous serez mille fois plus humain de me faire étrangler tout à l'heure que de me refuser de m'envoyer ou votre médecin, ou l'avocat, ou un de vos commis. Je ne souffrirai qu'un instant, au lieu que, par le refus, vous m'allez faire avaler le fiel de la mort goutte à goutte, sans m'en faire sentir la douceur, et c'est une vengeance indigne d'un homme tel que vous.
«J'ai l'honneur, etc., (sic).
«Danry, ou mieux Henry Masers, dans le cachot noir depuis 72 jours et 26 années de souffrance.
«Ce 22 octobre 1774.»
Le linge écrit avec mon sang, qui contenait ces paroles, sembla avoir fait quelque impression sur l'esprit du lieutenant de roi, car il me fit dire par mon porte-clefs que, si le chirurgien le jugeait à propos, il me ferait voir le médecin. C'est ce qui me mit dans un grand embarras, car, comme vous avez vu ci-dessus, le 22 de septembre, je m'étais brouillé avec lui et lui avais défendu de jamais plus se présenter devant moi, et quand j'ai fait tant que de dire une parole, la mort avec ce qu'elle a de plus affreux n'est pas capable de m'en faire dédire. Cependant; je me surmontai moi-même, et dis à mon porte-clés: «Vous n'avez qu'à aller chez le chirurgien lui répéter les paroles que le lieutenant de roi vous a ordonné de me dire, et que je le prie de venir me parler.»
Il fut chez le chirurgien et me l'amena. Voici les propres paroles que je lui dis et qu'il me répondit:
«Monsieur, autrefois je vous ai vu tout de feu, quand il s'agissait de me rendre quelque service, et je ne sais pourquoi aujourd'hui vous refusez de me tendre une main secourable?
—Moi, me dit-il, je ne vous refuse rien de tout ce qui est en mon pouvoir. Je voudrais non seulement pouvoir vous faire sortir de ce lieu affreux, mais même vous rendre votre liberté. Je vous proteste que tout-à-l'heure je le ferai de bon cœur..., et je m'en vais faire valoir vos raisons,» et il me quitta sur-le-champ.
Je ne puis douter qu'il fût trouver M. de Rougemont et lui parla de telle sorte, qu'il obtint ce que je lui avais demandé, car en conséquence, le lendemain 24 octobre, le lieutenant de roi me fit dire par mon porte-clés qu'il se flattait d'obtenir de M. de Sartine la permission de faire venir le médecin pour examiner ce que j'avais fait voir à l'avocat, et qu'assurément cette consolation me serait accordée. Cette promesse me remplit de joie. Mais hélas! ce ne fut que pour me porter un plus terrible coup dans mon cœur, comme vous l'allez voir.
LETTRE DE LATUDE AU LIEUTENANT DE POLICE, ÉCRITE AVEC SON SANG SUR UN MORCEAU DE LINGE
(FIN)
Quatre jours après, qui était le 28 dudit mois, jour de la Saint-Simon et Saint-Jude, je vis entrer dans mon caveau le lieutenant du roi, le médecin et le chirurgien... Après nous être salués, j'adressai la parole à M. de Lassaigne, médecin, en lui disant: «Monsieur, vous voyez ici dans ma personne le plus malheureux de tous les hommes. On me fait passer pour un fou, et certainement je ne le suis pas. Car je vous dirai que j'ai fait la découverte de la véritable cause qui fait tourner sans cesse le globe de la terre. 2º La cause des montagnes, c'est-à-dire que j'ai découvert la véritable raison pourquoi Dieu a formé tant de montagnes sur la surface de la terre. 3º La véritable cause de la salure de l'eau de la mer. 4º La véritable cause du flux et du reflux de l'océan. Si vous en doutez, je m'en vais vous faire sur-le-champ la démonstration de l'une de ces grandes découvertes. Vous n'avez qu'à choisir.
—Il n'est pas question ici de parler de sciences, me répondit M. de Lassaigne, venons au fait.
—Soit! Le 15 de février dernier, vous me vîntes voir dans ma chambre, et vous me promîtes d'aller prier M. de Sartine de vous permettre de revenir, ou de m'envoyer l'avocat qu'il m'avait promis.
—Eh bien, me dit-il, je le priai de vous envoyer un avocat, et il vous l'envoya.
—Monsieur, ce fut dans le mois de février que vous le priâtes de m'envoyer cet avocat, et le 11 de juillet suivant, il n'était pas encore venu; c'est-à-dire que ce ne fut pas à votre prière, mais grâce à plusieurs de mes lettres que je lui ai écrites depuis. Cependant il suffit que vous l'ayez demandé pour que je vous en aie la même obligation que si vous l'aviez obtenu vous-même par vos représentations.» Et alors je sortis de ma poche le mémoire que j'ai transcrit au commencement de cette section, en lui disant: «Monsieur, voilà un mémoire qui doit décider de mon sort. C'est là où sont contenues toutes les demandes et toutes les réponses au sujet des quatre articles d'ensorcellement.»
A ce mot, le médecin me coupa tout court, en me disant: «Monsieur, je ne crois pas du tout aux ensorcellements.
—Je vous crois, répliquai-je, mais... voilà, mot pour mot, la conférence que j'ai eue avec l'avocat.»
Il me coupa encore tout court en me disant: «L'avocat a dit que vous n'étiez pas en état de disputer, que vous étiez hors de vous-même.
—Cela est faux! Mais pour le coup, il n'y a plus à reculer. Voilà mon mémoire... Ayez la bonté de le lire... et si vous me faites voir que je suis dans l'erreur,... je vous promets de me tenir sans réplique à votre jugement, et de ne plus parler du tout de ces ensorcellements.»
... Il me répondit: «Le ministre et le lieutenant général de police m'ont défendu absolument de lire aucun écrit des prisonniers, mais je vous promets, en sortant d'ici, d'aller leur en demander la permission.
—Voilà précisément ce que les exempts et l'avocat me promirent; cependant ni les uns, ni l'autre ne sont revenus, et vous ferez de même. Doit-on laisser périr un pauvre innocent faute de se donner la peine de l'écouter? je vous supplie en grâce d'avoir la bonté d'examiner ce mémoire.
—Je ne le puis, dit encore M. de Lassaigne, cela m'est défendu absolument.»
Alors le lieutenant de roi se mit à parler, car jusqu'à ce moment, il n'avait pas dit encore une seule parole: «Donnez-moi, dit-il, ce mémoire, je le porterai moi-même à M. de Sartine... et je vous donne ma parole d'honneur de vous le rendre dès qu'il aura été examiné.»
Le médecin m'en pressa aussi, mais je leur répondis à tous deux: «Messieurs, n'est-ce pas précisément la même chose? Donnez-moi six feuilles de papier pour en tirer une copie, et je vous livrerai l'original pour toujours, et la difficulté que vous faites à une chose si aisée à faire, prouve qu'un démon s'est emparé de vos sens, et qu'il me veut enlever cette pièce qui est capable de découvrir ses mystères diaboliques...»
Enfin, il est très certain que le médecin s'acquitta de sa promesse, et on m'a dit qu'à peine eut-il proféré quatre paroles que le lieutenant général de police lui tourna le dos, et voici la réponse que ce magistrat me fit faire quatre jours après cette visite, le jour de la Toussaint:
Mon porte-clés vint, et au travers du guichet il me dit: «M. le lieutenant de roi m'a ordonné de venir vous dire que M. de Sartine lui avait dit de vous faire savoir qu'il ne vous enverrait plus le médecin que pour cause de maladie, et qu'il lui avait extrêmement défendu de lire aucun de vos écrits, et qu'il vous conseillait très fort et très fort de ne plus parler de cette affaire...»
Cent coups de poignard dans mon sein auraient été un coup de grâce en comparaison d'une pareille réponse, car du moins je n'aurais souffert qu'un seul instant.
Cependant, après avoir demandé mille fois inutilement le lieutenant de roi, je le fis prier de m'envoyer au moins le chirurgien. Mais, comme Fontélian a de l'esprit et un bon cœur, et qu'il n'aurait pas manqué assurément de faire valoir mes bonnes raisons et de me tendre une main secourable, voici sa réponse:
«Qu'il ne m'enverrait le chirurgien que quand je serais malade.»
Ce refus fut cause que j'eus recours encore à deux lambeaux de ma chemise, et j'écrivis sur chacun d'eux, de mon propre sang, le 26 novembre 1774 à M. de Rougemont, pour le prier, après lui avoir exposé mon misérable état, de faire tenir à M. de Sartine une lettre que je lui écrivis le même jour.
Cette lettre était précédée de ces quelques mots en forme de prière:
«Bon Dieu, tu vois l'excès de mon martyre, après vingt-six années de captivité. Ma misère est si extrême que je suis réduit, dans un cachot noir, à écrire sur un morceau de linge avec mon propre sang. Daigne, éternel Tout-Puissant, accompagner cet écrit entre les mains de M. de Sartine, conseiller d'Etat, lieutenant général de police et lui toucher son cœur!»
Je mis ces deux écrits dans un sac, et je dis à mon porte-clés de les porter au lieutenant de roi: il me répondit qu'il s'en garderait bien, qu'il n'avait pas envie de se faire fourrer au cachot; et moi, à mon ordinaire, je le jetai [le paquet contenant les lettres] dehors en présence de ses deux camarades. Sur-le-champ il en fut faire son rapport, et il n'est point douteux que le lieutenant de roi lui dit qu'il n'avait qu'à le laisser là, de sorte que, pendant plus de six jours, je vis traîner ce paquet à leurs pieds, par terre. En un mot, je ne sais quel fut le sort de ce paquet, mais au lieu de faire diminuer ma peine, il ne fit que l'augmenter. Cependant je demandais à grande force le lieutenant de roi, mais... j'avais beau le faire prier, au plus je lui faisais donner de bonnes raisons, au plus son silence était grand.
Cependant, quand mon corps aurait été de fer, il est certain que, dans un lieu pareil, où l'eau découle de toute part, il se serait rouillé, et n'étant que de chair et d'os, comme celui de tous les autres hommes, et qui plus est, étant déjà épuisé par vingt-six années de souffrances, vous n'aurez pas de peine à croire assurément, qu'au bout de six mois que je fus dans ce caveau horrible, où on ne m'avait donné uniquement qu'une simple couverture, de laquelle j'avais fait une paillasse par des raisons que je ne puis confier au papier, et par conséquent vous devez voir que cette couverture ne pouvait me garantir ni du froid, ni de l'humidité; que mon corps était accablé de rhumatismes; que je ne pouvais plus me tenir debout. Il y avait cent quarante-six jours que je n'avais pu passer ma culotte. Le manque d'air m'avait causé une inflammation à mes parties, et il s'y était formé trois ulcères.
Cela fut cause que, le 3 de janvier 1775, jour de Sainte-Geneviève, je dis à mon porte-clés d'instruire M. de Rougemont qu'il m'était venu du mal, et que je le priais d'avoir la bonté de m'envoyer le chirurgien. Il y fut, et à son retour il me dit: «J'ai représenté votre état à M. le commandant; je lui ai répété mot pour mot tout ce que vous m'aviez chargé de lui dire; il m'a regardé sans me répondre une seule parole.»
Le lendemain, quand les trois porte-clés vinrent à leur ordinaire et que mon porte-clés fut sorti, car je n'osais parler devant lui, je dis aux deux qui étaient restés pour me garder: «Vous avez entendu hier que je fis dire à M. de Rougemont qu'il m'était venu du mal, et que je le priais d'avoir la bonté de m'envoyer le chirurgien. Voyez, leur dis-je, s'il serait possible de faire accroire dans le monde que, dans le misérable état où je me trouve, on me refuse jusqu'à la visite du chirurgien. Ne serait-il pas plus humain d'ôter tout à la fois la vie d'un malheureux que de lui faire souffrir un si long et terrible martyre?»
A ce dernier mot, mon porte-clés rentre dans le cachot avec mon pot à la main, en disant:
«Eh! que ne se tue-t-il lui-même, ce f... homme!»
Accablé de tant de maux à la fois, sans espérance d'aucun secours humain, ma vie me devint insupportable, et j'ose dire que je me serais étranglé mille fois pour une, si une vie éternelle ne m'en avait empêché.
Mais si Dieu nous défend le suicide,... il nous permet du moins, sans nous en faire un crime, de demander la mort à nos persécuteurs. Je la leur avais demandée par des expressions respectueuses. Vu que mes prières ne pouvaient faire aucun effet, j'avais descendu de ma chambre dans ce cachot noir une feuille de papier blanc. Avec cinq à six morceaux de papier gris, et avec une plume de cuivre que j'avais faite avec un liard, je composai un mémoire adressé à M. de Sartine, conseiller d'Etat, lieutenant général de police, où j'écrivis toutes les abominations imaginables qu'on peut écrire au plus injuste de tous les juges, pour forcer sa rage à vous faire étrangler ou étouffer entre deux matelas.
Je mis ce mémoire dans un petit sac de linge, et j'écrivis sur le dos de ce sac: Testament de mort. Cependant, comme je m'étais déjà aperçu que quand je jetais de semblables paquets hors de mon cachot, les porte-clés les laissaient traîner par terre pendant plusieurs jours, pour prévenir que celui-ci ne subît le même sort que les autres, le 22 de janvier de cette année 1775, je le mis dans mon paquet de linge sale, bien certain que mon porte-clés le trouverait, et c'est ce qui arriva effectivement. Tout de suite il fut faire son rapport à M. de Rougemont qui lui ordonna de le lui porter, et le lendemain, à une heure après midi, il m'envoya les trois porte-clés, qui, en entrant dans mon caveau, me dirent: «Comme vous avez mis sur l'écrit que nous trouvâmes hier dans votre linge: Testament de mort, on ne veut pas que vous vous tuiez vous-même, et en conséquence M. le lieutenant de roi nous a ordonné de venir vous fouiller, et de prendre tout ce que vous avez ici dans le cachot, pour être visité dehors, et vous ôter tout ce qui pourrait vous aider à vous tuer. Mais dès le même moment qu'on vous aura ôté les choses nuisibles, on vous rendra tous vos effets.» Et en conséquence La Visée saute sur mon sac où j'avais mis une grande partie de mes papiers. Je l'arrête par le bras, en lui disant: «Laissez-moi tirer mes papiers.» Il me répondit: «Cela ne se peut. Nous avons ordre de sortir tout ce que vous avez ici dans ce cachot; mais on va vous rendre tout, d'abord qu'il aura été visité.»
Un autre porte-clés trouva un flageolet avec une flûte traversière, que j'avais faits moi-même depuis longtemps. Quelquefois, j'en jouais dans mes angoisses rongeantes, cela adoucissait ma peine. Ils me les prirent. En un mot, ils ne me laissèrent dans ce cachot que la simple couverture qu'on m'avait donnée le premier jour et dont j'avais fait ma paillasse. Tout ce que j'avais descendu de ma chambre m'ayant été enlevé, jusqu'à un petit morceau de planche sur lequel je posais mon pain, ils me dirent: «Monsieur, il ne reste présentement qu'à fouiller les hardes que vous avez sur votre corps.»
Comme je portais nuit et jour sur moi la copie du mémoire que j'avais envoyé à M. de Sartine le 4 du mois d'août auparavant et que je conserve comme la prunelle de mes yeux, je leur dis: «Messieurs, vous ne trouverez sur moi qu'un mémoire que je garde dans mon sein.» Ils me dirent: «Monsieur, il faut que vous nous remettiez cet écrit.» Je leur répliquai: «Ce Mémoire doit décider de mon sort et je vous déclare que vous ne sauriez venir à bout de me l'arracher d'entre mes mains, sans auparavant m'avoir ôté la vie, et je vous conseille de ne pas me faire de violence de votre chef. Mais allez chercher un officier et, en sa présence, vous exécuterez ces ordres.»
Quand ils virent que j'étais résolu à mourir plutôt que de me laisser enlever ce mémoire, ils ne me firent pas de violence, et quoiqu'ils eussent ordre de me faire dépouiller tout nu, ils se contentèrent pourtant de me fouiller les poches, de tâter ma culotte, mes bras et le tour de mon corps. Enfin, avant que de sortir, je leur dis plus de vingt fois de suite: «Je vous prie de dire au lieutenant de roi que, selon les formes de la justice, je dois être présent quand il examinera mes effets, et par conséquent que je le prie en grâce de ne pas faire cette visite que je ne sois présent.» Tous me répondirent qu'ils n'y manqueraient pas. Ils furent lui faire leur rapport et, assurément, ils n'oublièrent pas de l'instruire de la résistance que je leur avais faite de leur remettre les papiers que j'avais dans mon sein. Sur quoi, il m'envoya mon porte-clés sur-le-champ me dire les propres paroles que voici:
«Monsieur, le lieutenant de roi m'a ordonné de vous dire que si vous vouliez me donner les papiers que vous avez ici pour les lui remettre, il regarderait cela comme une preuve de la confiance que vous avez en lui et qu'en peu de jours il vous ferait sortir de ce cachot.»
Je dis à mon porte-clés: «Vous n'avez qu'à dire à M. de Rougemont que je n'ai rien de caché pour lui et que s'il veut se donner la peine de venir ici, non seulement je lui laisserai examiner ce mémoire, mais même qu'après en avoir pris une copie, je le lui donnerai.» Il me répondit: «Il est malade.» Je repris: «En ce cas, vous n'avez qu'à lui dire de m'envoyer le major et que je lui laisserai examiner ce mémoire pour lui en rendre compte.»
Après avoir ouï ces paroles, il s'en fut et, une heure après, le major vint, accompagné des trois porte-clés. Après nous être salués, il me dit: «Où sont ces papiers que vous voulez me confier pour les remettre à M. le commandant?» Je repris: «Monsieur, je vous ai demandé pour examiner le mémoire que voici pour en rendre compte à M. de Rougemont.» «Je n'ai pas assez d'esprit, me répondit-il, pour juger de ces sortes de cas.—Il y a certaines choses, répliquai-je, qui sont si grossières, qu'il suffit d'avoir le sens commun pour pouvoir en juger.—On me couperait mille fois plutôt le cou, me dit-il, que de me faire, croire aux ensorcellements. Est-ce que vous n'êtes pas encore guéri, depuis le temps que vous êtes ici, dans ce cachot noir?...
—Croyez-nous, me dirent ensemble les trois porte-clés, remettez ces papiers à M. le major. Cette soumission et surtout la confiance que vous montrerez avoir envers M. le commandant vous fera bientôt sortir de ce mauvais lieu.»
En les voyant crier et débattre tous les trois à mon entour comme trois diables, je leur dis: «Mes amis, à votre empressement, à tous vos cris, je reconnais très distinctement que des démons se sont emparés de vos sens et qu'ils veulent m'arracher ce précieux écrit... Cependant, je veux bien vous satisfaire tous à la fois. Donnez-moi du papier blanc, j'en tirerai vite une copie, et sur-le-champ j'en donnerai l'original à M. le major et... je regarderai le refus que vous m'allez faire de m'accorder cette demande équitable comme une preuve de plus de cet ensorcellement.»
En entendant ces paroles, tous les quatre sortirent du cachot.
Deux heures après, mon porte-clés vint m'apporter à souper; je lui demandai quand est-ce qu'on visiterait mes effets et s'il s'était souvenu de dire que je demandais à être présent et que j'avais besoin de tels et tels effets. Il me répondit: «M. le commandant m'a défendu de vous donner tant seulement une tête d'épingle et de ne vous donner une chemise blanche que vous ne m'ayez rendu la sale; de plus, il m'a ordonné de rester ici en votre présence, pendant le temps du dîner et du souper, pour vous empêcher d'écrire dans le temps que vous mangez.
—Mais, lui dis-je, j'espère que vous me rendrez le sac que j'ai fait avec une de mes chemises.
—C'est, me dit-il, ce que M. le commandant m'a bien défendu de faire.»
Me voilà donc dans ce lieu affreux à attendre la mort à tout instant, car je n'entendais jamais les bruits des verrous que je ne crusse que c'était pour venir m'étrangler ou m'étouffer, à cause des invectives cruelles que j'avais écrites à M. de Sartine le 22 janvier.
(par La Tour) (Musée du Louvre)
Cependant, jusqu'au commencement de ce mois, quoique j'eusse perdu totalement l'appétit depuis longtemps, je ne restais pas que de manger de force pour ne pas succomber, mais le scorbut qui survint m'empoisonna la bouche et je ne pus plus avaler. Mon porte-clés s'en aperçut et il me dit: «Vous ne mangez plus? Etes-vous malade?» Je ne lui répondis rien. «Ne croyez pas, me dit-il, avoir affaire à des gens sans cœur! Vous ne sauriez croire combien mes deux camarades et moi nous souffrons de vous voir depuis si longtemps dans ce lieu affreux, et tous les efforts que nous avons faits auprès de M. le commandant pour vous en tirer. Il ne faut pourtant pas vous désespérer; il faut prendre de la nourriture.» Je lui répliquai: «Je ne saurais; il m'est survenu une puanteur horrible dans la bouche, avec du mal à toutes les gencives. Je ne puis plus avaler.
—Oh! me dit-il, c'est sans doute le scorbut, et c'est un bon prétexte pour pouvoir obtenir une visite du chirurgien, et si je pouvais vous l'amener, avec son secours nous pourrions bien vous arracher du cachot... Laissez-moi, me dit-il, arranger cette affaire, j'en viendrai à bout.»
Effectivement, six à sept jours après, il m'amena le chirurgien... Quand Fontélian eut examiné ma bouche et mes autres infirmités, il me dit: «Cela me suffit, je n'ai pas besoin que vous me disiez un seul mot. Laissez-moi faire, je m'en vais travailler pour vous de toutes mes forces.» Fontélian a de l'esprit, et il est sans doute que, par un bon rapport, il force le lieutenant de roi à faire de grandes instances au lieutenant général de police. Enfin, le 19 de ce mois de mars 1775, M. de Rougemont entra dans mon cachot, accompagné du major et des trois porte-clés, et il me dit les propres paroles que voici:
«J'ai obtenu qu'on vous fît sortir du cachot et qu'on vous remît dans votre chambre, mais à cette condition que vous me remettrez vos papiers... tant ceux que vous avez ici que tous ceux que vous avez dans votre malle qui est en haut dans votre chambre.»
Je lui répliquai: «Que je vous remette tous mes papiers? Sachez, monsieur, que j'aimerais mieux mille fois crever dans ce cachot que de faire une pareille lâcheté.
—Votre malle est là-haut dans votre chambre, me dit le major, et il ne dépend que de moi d'en faire sauter les cachets que vous y avez mis et de les prendre tout à l'heure!
—Monsieur, répondis-je, il y a des formalités de justice auxquelles vous devez vous conformer, et il ne vous est point permis de faire de pareilles violences.
—Vous voulez donc périr ici? Vous en êtes le maître.»
Il sort cinq à six pas hors du cachot et, vu que je ne le rappelais point, il rentre en me disant: «Remettez-les-moi tant seulement pour dix jours pour les examiner, et je vous donne ma parole d'honneur qu'au bout de ce temps-là je vous les ferai rapporter tous dans votre chambre, et je vais dans l'instant vous faire sortir du cachot!»
Je lui répliquai: «Je ne vous les livrerai pas tant seulement pour deux heures!
—Eh bien, me dit-il, puisque vous ne voulez point me les confier, vous n'avez qu'à rester ici», et il fit encore semblant de sortir du cachot. Mais vu que je tenais toujours ferme, après avoir fait quelques pas, il rentra, et il me dit en soupirant:
«Je voudrais pourtant bien vous tirer de ce mauvais lieu. Faisons autre chose. Puisque vous voulez absolument garder vos papiers dans votre chambre, j'y consens. Mais ce sera à la condition que nous les cachetterons dans votre malle avec votre cachet et le mien.»
En entendant ces paroles, je montai sur mes quatre chevaux blancs et je lui répliquai: «A ce trait, je vois qu'un démon vous tient, vu que, ne pouvant venir à bout de m'arracher mes papiers d'entre mes mains par vos menaces, il fait maintenant des efforts pour m'empêcher de m'en servir... C'est pourquoi je ne veux point que mes papiers soient cachetés.
—Je voudrais bien vous rendre service, dit M. de Rougemont. Tenez, permettez-moi tant seulement de prendre une liste de tous vos ouvrages, en votre présence, et je vais vous faire sortir tout à l'heure du cachot et remonter dans votre chambre. Vous ne me refuserez point cela?
—Oh! pour le coup, passe! Je vous permettrai non seulement d'en tirer une liste, mais même de prendre une copie de tous mes écrits, si cela vous fait plaisir.
—Cela suffit, me dit-il, mais j'ai une autre chose à vous dire. Je vous ai fait ôter une flûte traversière avec un flageolet que vous aviez descendus dans ce cachot. Je vous les rendrai, mais ce ne sera qu'à la condition que vous n'en jouerez point la nuit et rien que le jour.»
A cet article, je ne pus éviter de le tourner en ridicule, en lui disant: «Mais y pensez-vous, monsieur? Il suffit que ça me soit défendu pour m'en donner envie, car j'en joue fort rarement, et je prétends en jouer toutes les fois qu'il m'en prendra fantaisie.
—Mais, je ne vous les rendrai point.
—Eh bien, monsieur, vous n'avez qu'à les garder et j'en ferai d'autres!»
Effectivement, il ne me les rendit point; mais cela lui coûta une assiette d'étain, car dès le même moment que je fus remonté dans ma chambre, j'en fendis une et j'en fis d'autres.
Enfin, avant que de me faire sortir du cachot, il me dit encore: «J'ai à vous avertir que si vous faires le moindre bruit, si on entend la moindre chose de vous, sur-le-champ vous serez descendu dans un cachot et mis aux fers et que vous serez oublié là pour jamais.»
Après m'avoir averti de me tenir sur mes gardes contre cette correction fraternelle, nous sortîmes du cachot et nous montâmes dans ma chambre, et là, je lui fis passer en revue tous mes papiers et lui-même écrivit la liste de tous les différents ouvrages que j'ai dans ma malle. Cela fait, nous nous mîmes un peu à parler d'affaires; je commençai à lui demander du papier pour écrire au lieutenant général de police. Il me répondit: «On veut voir auparavant de la manière que vous vous comporterez.» Je lui répondis: «Est-ce ainsi que l'on traite les gens de mon âge? C'est affreux de parler à des personnes de cinquante et de soixante ans et plus, comme si on parlait à des jeunes étourdis de quinze à vingt ans.
—Ne vous fâchez pas, me dit-il, vous aurez bientôt cette permission...»
Ensuite, je lui demandai pourquoi le médecin n'était point revenu comme il me l'avait promis. Il me dit: «Le médecin ne doit venir vous voir que quand vous serez malade, et il a ordre de sortir sur-le-champ si vous lui dites un seul mot de vos affaires.
—Hé! pouvez-vous croire, monsieur, que, sans ensorcellement, le lieutenant général de police lui aurait donné un pareil ordre, et surtout qu'il lui aurait refusé de venir examiner les quatre articles que je fis voir à l'avocat?
—Je ne crois point aux ensorcellements, répondit le major.
—Je vous crois; mais si vous voyiez tous les faits qui sont contenus dans mes écrits, je suis certain que vous changeriez de sentiment.
—Non, je n'en changerai jamais.
—N'importe!... Ne me refusez pas du moins d'examiner en ma présence le petit mémoire qui concerne l'avocat.
—Eh bien, me dit M. de Rougemont, je viendrai l'examiner dans le courant de ce mois... je vous en donne ma parole.»
C'était le 19 mars qu'il me fit cette promesse, en présence du major et de mon porte-clés. Le 28 dudit mois, il me fit dire par ce dernier qu'il viendrait après-demain, qui était le 31. Cependant il ne vint que le 2 du mois suivant, qui était un dimanche, après huit heures. Sur-le-champ, je lui remis ce mémoire, mais à peine en eut-il lu la moitié, que l'horloge sonna neuf heures. Sur-le-champ il se leva en me disant:
«Voilà neuf heures qui sonnent. Vous ne voudriez pas que j'interrompe l'ordre du donjon? Il faut que je me trouve à la messe.
—Eh bien, lui dis-je, vous n'avez qu'à l'aller entendre et, après la messe, vous reviendrez pour finir de l'examiner.
—Oh! me dit-il, je ne puis aujourd'hui. Voyez, j'en ai lu plus de la moitié; je reviendrai dimanche prochain pour achever d'examiner le reste.»
Je lui répliquai:
«Comment, monsieur, vous me remettez encore à dimanche? Est-ce ainsi qu'on doit traîner une affaire de cette importance?
—Je ne puis revenir plus tôt, répondit M. de Rougemont... Vous pouvez être certain que ça n'ira pas plus loin que dimanche. Je reviendrai sans faute. Comptez là-dessus.»
Et, au lieu de me dire adieu, il me dit: «Ah çà! vous savez bien que nous sommes convenus que j'examinerai ce mémoire, mais que je ne vous dirai point ce que j'en pense», et sans me donner le temps d'ouvrir la bouche, il tourna le dos et s'enfuit.
Le 9 avril, qui était le dimanche des Rameaux, et le jour que M. de Rougemont m'avait promis de revenir pour achever d'examiner mon mémoire... en sortant de la messe, il me fit dire ces paroles par mon porte-clés:
«Vous n'avez qu'à dire au numéro X qu'aujourd'hui l'office a été fort long, mais que j'irai le voir bientôt.» Quatre jours après, qui était le jeudi, il dit encore à mon porte-clés: «Vous direz au numéro X que j'ai mal à un pied, et que je ne puis l'aller voir aujourd'hui; j'irai dimanche.»
Cependant le dimanche suivant, qui était le 16, au lieu de venir, mon porte-clés vint me dire: «M. le commandant m'a très expressément défendu de sortir un seul mot d'écrit de votre chambre. En conséquence, il m'a ordonné, avant de sortir votre linge sale, de le bien examiner pièce par pièce en votre présence, et de vous rendre les écrits que j'y trouverais dedans.»
Ainsi, tout le fruit que j'ai tiré de la visite de l'avocat, ç'a été d'être pendant huit mois dans un caveau véritablement infernal, car je défie d'en trouver un seul sur le globe de la terre aussi exécrable que celui-là; car il n'y a ni meurtrière, ni fenêtre, ni soupirail. Il y a quatre portes, les unes sur les autres. La première est composée de madriers qui ont plus d'un demi-pied d'épaisseur, et doublée de plaques de fer avec plusieurs verrous aussi gros que mes jambes. Imaginez-vous que quand cette porte est fermée, il serait impossible à dix hommes avec des haches de pouvoir l'abattre; et quand ces quatre portes sont fermées, à midi il est impossible de pouvoir distinguer une pièce de drap blanc d'avec celle d'un drap noir; et comme il n'y a point de soupirail, le patient ne reçoit d'air que celui qui peut passer entre les interstices des engrenures de ces quatre portes et la muraille.
Alors le manque d'air fait gonfler les entrailles du malheureux qui est dedans, de telle sorte qu'on dirait qu'elles veulent faire déchirer la peau du ventre pour en sortir, et c'est ce qui cause des nausées et des vents qui semblent qu'ils vont vous étouffer à tout instant. Alors un pauvre malheureux ne peut ni rester couché sur la paille, ni se tenir debout; il est forcé de se tenir, les trois quarts de la journée, la tête et le dos appuyés à la muraille, pour faciliter à sortir les vents qui l'étouffent. Vous le voyez haleter comme un chien qui vient de faire une grande course. J'en ai fait l'expérience moi-même, et je puis dire que le manque d'air est le plus abominable de tous les supplices, car un homme ne peut ni vivre, ni mourir: il souffre un martyre au-dessus de toute expression. Que si Dieu me faisait la grâce de sortir d'ici et de pouvoir m'approcher du roi,—en sa présence on ne met qu'un genou à terre, mais je les mettrais tous les deux pour supplier la miséricorde de Sa Majesté d'envoyer un de ces médecins visiter ces deux exécrables cachots; mais il y a un mal qu'il ne saurait connaître et le voici: c'est que, quand il n'y a personne dans ces cachots, on en laisse les portes ouvertes, et, en dix à douze jours, l'air les desséchant de même que les portes, et alors il y entre un peu plus d'air par les engrenures, et en voyant qu'il y a assez de place pour contenir un homme, il ne manquerait point de rapporter que ces cachots sont supportables. Mais pour lui faire connaître en plein qu'ils ne le sont pas, il faudrait lui faire faire cette visite, immédiatement quand ils sont occupés, où l'humidité est dans son plus haut degré, où l'urine et même la simple haleine du prisonnier en a corrompu l'air, et l'enfermer vingt-quatre heures dans chacun. Par ce moyen, il est certain qu'il ferait un rapport au roi tel que ces lieux l'exigent.
On remarquera que les cachots et les chambres même n'étaient point ainsi autrefois. Les personnes qui ont la direction de cette prison, d'un lieu supportable en ont fait l'exécration de la malédiction. Elles ont fait bâter tous les soupiraux des cachots, et maçonner la moitié des fenêtres d'une grande quantité des chambres; en outre mettre des trémilles au devant de ces fenêtres, puis entre les grilles de fer et les trémilles des treillages de fil d'archal, où un cure-dent ne saurait passer entre les mailles, ce sont de véritables toiles de fer; de plus, fait fermer toutes les cheminées pour y mettre des poêles, et doubler et tripler les portes des chambres et des cachots, pour empêcher d'entendre les cris de l'innocence!
Pour le coup, me voilà encore revenu dans ma chambre numéro X, privé de la vue du ciel et de la terre, et de tout secours humain. Je ne vois que le porte-clés qui me porte à manger, et le chirurgien quand il vient me raser une fois toutes les semaines. Celui-ci ne manque pas d'esprit, et il a même un bon cœur; mais le lieutenant de roi qui me garde avec autant de soin et de vigilance que le dragon qui gardait la Toison d'or, lui a tant fait de défenses qu'il n'ose plus lever sa langue pour répondre. Cependant, comme il ne saurait me faire cette petite opération auparavant que je lui aie donné ma serviette, pris une prise de tabac et défait mon col, je profite de cet instant pour lui dire quelques paroles. En conséquence, le 3 de juin 1775, je lui dis:
«Monsieur, sans vous flatter, je vous dirai que j'ai reconnu que vous avez un esprit au-dessus du commun. Or, pouvez-vous croire que, sans quelque chose de surnaturel, M. de Sartine aurait refusé à notre médecin la permission de venir lui-même examiner les quatre articles que j'ai fait voir à l'avocat?
—C'est qu'aujourd'hui personne au monde ne croit plus aux ensorcellements, me répondit mon barbier. D'ailleurs, le médecin vous donnerait tort très certainement; mais vous êtes trop entêté, vous ne le croiriez pas.
—Non, assurément je ne le croirais pas, s'il me donnait tort...»
Ici, il me coupa tout court pour me dire:
«Eh bien, vous voyez bien que cette visite vous serait inutile; vous le dites vous-même.
—Mais, repris-je, vous ne me donnez point le temps d'achever mon discours. Oui, je vous dis que je ne croirais point le médecin s'il me donnait tort; mais, après m'avoir condamné, quand même je resterais encore ici trente années, il est réel qu'on ne m'entendrait jamais plus parler de cette affaire... Il est évident que si un démon ne vous tenait en syncope toutes les fois que je vous parle, vous ne me tourneriez pas en ridicule comme vous le faites, sans avoir examiné les faits...
—Moi! un démon me tient en syncope présentement que je vous parle, moi?
—Oui, oui, vous-même: un démon vous tient présentement en syncope, car vous ne savez ce que vous dites.»
En haussant les épaules, il se mit à rire, et il s'en fut.
Quant à mon porte-clés, je ne puis non plus tirer aucun secours de lui, car d'abord que j'ouvre la bouche pour lui faire remarquer des traits qui prouvent cet ensorcellement, il ne me répond que par convulsion, et, en levant le coude, il me dit que c'est fort ennuyeux d'entendre parler toujours de la même chose, et il sort de ma chambre aussi vite qu'un éclair.
A son retour, quand quelquefois je lui dis:
«Vous me traitez d'ennuyeux? Mais de quoi voulez-vous que je vous parle, si ce n'est de ce qui me point?
—Eh! répond-il, faites-vous sorcier vous-même. Alors vous en saurez autant qu'eux, et vous pourrez leur faire autant de mal qu'il vous en font.»
Voyez si on peut faire de pareilles réponses, car quand même il serait aussi facile à un homme de se faire magicien comme cordonnier ou tailleur, peut-on conseiller à une personne de se donner à tous les diables pour se venger?
Que faire donc avec ces possédés du démon qui ne demandent qu'un prétexte pour me faire périr avec quelque apparence de justice? Mon malheur est si grand que je ne puis avoir recours qu'à eux seuls, et cependant je ne puis ni les voir, ni leur parler, ni leur écrire, et je ne puis plus faire la moindre de toutes les instances pour faire examiner mon mémoire, sans m'exposer à être mis dans un caveau et aux fers, et à être là oublié pour jamais.
X
CHANGEMENT DE RÈGNE: LATUDE EST TRANSFÉRÉ A CHARENTON
Le 26 de juillet 1775, mon porte-clés vint me dire: «Monsieur, suivez-moi.» Je lui répondis: «Où m'allez-vous mener?—Dans la salle du conseil», me dit-il.
Je crus que c'était la visite du lieutenant général de police, et en conséquence je pris plusieurs papiers qui m'étaient nécessaires. Mais au lieu de trouver M. de Sartine, je fus fort surpris de trouver un autre lieutenant général de police, qu'on m'a dit qui se nommait M. d'Albert. Je le saluai, et en même temps je le priai d'avoir la bonté de me rendre la justice qui m'était due. Il me demanda la cause de ma détention: je la lui donnai par écrit et, après l'avoir lue, il me dit: «S'il n'y a que ça absolument, je vous rendrai la justice qui vous est due, mais auparavant il faut que je voie s'il n'y a pas autre chose sur votre compte.» Je repris:
«Monsieur, si je vous en imposais, je ne vous tromperais pas vous, mais je me tromperais moi-même: je vous prie de vous décider.
—Il faut, me dit-il, que je parle au ministre, mais vous pouvez être certain que je ne vous oublierai point.»
Comme j'allais remonter dans ma chambre, ne voilà-t-il pas Rougemont qui se mit à dire au lieutenant général de police: «Monsieur, ce prisonnier croit être ensorcelé. Il y a un temps infini qu'il demande le médecin pour examiner un mémoire qui concerne cet ensorcellement.» Alors je lui dis: «Je vous supplie en grâce d'avoir la bonté d'examiner tant seulement un des quatre articles que je fis voir à un avocat que M. de Sartine m'envoya l'année dernière.»
Il prit ce mémoire entre ses mains, et à peine eut-il lu le tiers de cet article, qu'il jeta le mémoire sur la table, en me disant: «C'est trop long, je vous enverrai le médecin pour l'examiner.» Je repris: «Mais, monsieur, il n'est pas long; je vous supplie en grâce d'avoir la bonté d'achever de le lire.» Il le reprit, mais quand il fut à l'endroit le plus pressant, il le laissa encore tomber de ses mains sur la table, en me disant: «Je n'ai pas le temps de l'examiner.» Je lui répliquai: «Monsieur, il n'y a pas deux pages à lire. Devez-vous laisser périr un homme, faute de vous donner la peine de l'écouter? Je vous supplie en grâce d'achever de lire cet article.» Il le reprit pour la troisième fois; mais à peine en eut-il lu encore quinze lignes, qu'il le jeta sur la table en me disant: «Je vous enverrai le médecin pour l'examiner», et en même temps il ordonna au lieutenant de roi de le faire venir. Je remontai dans ma chambre fort fâché contre M. de Rougemont d'avoir fort mal à propos parlé de cette affaire à ce nouveau lieutenant général de police, qui me semblait disposé à me rendre ma liberté, et par conséquent il n'était point nécessaire qu'il lui allât parler de cet ensorcellement, qui ne pouvait pas manquer de me faire passer pour un esprit faible, faute de faire examiner comme il faut cette affaire.
Cependant, six à sept jours après la visite de M. d'Albert, arriva dans ma chambre le lieutenant de roi, avec M. de Lassaigne, médecin ordinaire du roi, et M. Fontélian, chirurgien. Sur-le-champ je présentai au médecin le petit mémoire en question, où sont contenus les quatre articles que j'avais fait voir à l'avocat. Il me dit d'en faire la lecture moi-même, et je commençai à lire l'article qui concerne le duc de la Vrillière. A peine en eus-je lu la moité, qu'il me dit:
«Il n'est pas nécessaire que vous en lisiez davantage: cet article est faux dans toute son étendue; il n'y a pas un mot de vrai. Ce ne fut pas un garde-chasse du roi qui chargea son fusil, mais un de ses laquais qu'il avait pris depuis fort peu de temps à son service. C'était un homme qui sortait de mener la charrue, et ce butor mit trois charges de poudre dans un canon.
Moi-même, j'ai été un des médecins qui ont assisté le duc de la Vrillière dans sa maladie, et par conséquent vous pouvez juger que je dois être instruit mieux que personne de toutes ces circonstances.
—Monsieur, lui répondis-je, je suis ici en prison, et c'est sur ce qu'on me dit que je fais mes réflexions. Que si le fait avait été tel qu'on me l'a exposé, il est sans doute que vous avoueriez que c'est par un coup d'ensorcellement que ce ministre a été estropié.
—Les ensorcellements, dit le médecin, sont des erreurs populaires. Aujourd'hui personne au monde n'y croit plus, et je vous conseille très fort de vous ôter toutes ces mauvaises idées de votre esprit...»
Puis il me demanda de passer à un autre article. Sur-le-champ je pris la section XXIV, mais à peine lui en eus-je lu cinq pages sur trente-six qu'elle contient, que le médecin m'arrêta tout court, en me disant: «Monsieur, n'en lisez pas davantage, cela suffit.
—Mais je ne vous en ai pas lu la sixième partie...
—N'importe; j'en ai entendu assez pour pouvoir juger du reste; je suis pressé, j'ai des affaires.
—Mais le lieutenant général vous a envoyé ici pour examiner ce Mémoire, et pouvez-vous me condamner sans avoir écouté toutes mes raisons jusqu'à la fin?»
—Monsieur, tous les ensorcellements sont des erreurs populaires auxquelles je ne croirai jamais.»
En un mot, j'eus beau lui donner des bonnes raisons et le prendre de toutes sortes de côtés, il me fut impossible de lui faire entendre la lecture au-delà de la cinquième page de la section XXIV; il s'en fut, et je me trouvai plus reculé que je ne l'étais auparavant, parce qu'il ne manqua pas de faire un rapport à M. d'Albert, qui n'était point à mon avantage.
Cependant, au bout de vingt-sept années de captivité, après avoir été privé pendant dix années entières de feu et de lumière, plus de quatre mois au pain et à l'eau, après avoir été pendant soixante-dix-sept mois dans des cachots et des caveaux horribles, dont quarante mois sans relâche les fers aux pieds et aux mains, couché sur de la paille sans couverture, où j'avais souffert un million de martyres par le froid et la géhenne des fers, le 29 du mois d'août 1775, sur les dix heures du matin, je vis entrer dix à douze personnes dans ma chambre, et M. de Rougemont lieutenant de roi, me dit: «Voilà M. de Malesherbes qui a remplacé M. le duc de la Vrillière dans sa place de ministre.» Je le saluai profondément en lui disant: «Monseigneur, vous voyez dans ma personne le plus malheureux de tous les hommes. Voilà vingt-sept années que l'on fait pourrir mon corps entre quatre murailles. Au nom de Dieu, daignez me rendre la justice qui m'est due.» Il me demanda la cause de ma détention. Sur-le-champ je la lui donnai par écrit, et, après l'avoir lue, il me dit: «Avez-vous du bien, de quoi vivre?» Je lui répondis: «Monseigneur, après une captivité de vingt-sept années, je ne saurais plus être malheureux, pourvu que je trouve de l'herbe et des racines!
—Mais avez-vous quelques talents?
—Monseigneur, j'en ai assez pour garder un troupeau, et j'aime mieux garder des moutons que d'être ici.
—Je vous crois, me dit-il; mais que prétendez-vous en sortant d'ici? Avez-vous des parents riches, des amis?
—Monseigneur, ne soyez point en peine de moi. Rendez-moi ma liberté; je trouverai de tout.
—Mais enfin, avez-vous du bien, des parents riches, des amis?
—Avant que d'être mis en prison, j'avais du bien pour vivre honnêtement, des parents riches et des amis. Mais quand même j'aurais perdu tout, ne soyez point en peine de moi. Je vous prie de me rendre promptement ma chère liberté.
—Cela est juste, me dit-il, et je vous proteste qu'en peu de jours je vous rendrai la justice qui vous est due.»
Et, après m'avoir donné plusieurs marques de sa compassion en haussant les épaules, et en disant: «Ah! ah! vingt-sept ans, vingt-sept ans, vingt sept ans!... Je vous rendrai la justice qui vous est due»; il sortit avec sa suite, en me disant: «Je ne vous oublierai point.»
Douze jours après cette visite, 10 de septembre 1775, ce ministre m'envoya M. de Rougemont, lieutenant de roi. Il me fit venir dans la salle de Conseil pour prendre par écrit les noms de mes protecteurs et amis, l'état de mon bien et de mes espérances. Cet officier m'assura encore qu'au premier jour ma liberté m'allait être rendue, et qu'il n'était venu me faire ces demandes, que pour prendre des arrangements, afin qu'il ne me manquât de rien, quand je serai sorti de prison.
Huit jours après, qui était le 18 dudit mois il reçut un second ordre pour me demander le mémoire des hardes dont j'avais besoin pour ma sortie.
Précisément onze jours après m'avoir fait demander le mémoire des hardes pour ma sortie, c'est-à-dire le 27 de septembre, à onze heures et demie du matin, le major entra dans ma chambre avec les trois porte-clés, en me disant: «Monsieur, je ne saurais vous exprimer le plaisir que j'ai de venir vous annoncer votre liberté. Elle est arrivée, dépêchez-vous. Il y a là-bas à la porte des gens du ministre qui vous attendent pour vous mener chez lui, qui veut vous voir en sortant de table: Dans un pareil moment où la plus forte tête est sujette à manquer, pourtant je ne perdis pas la mienne. Je pris mon mémoire avec tous mes autres papiers. Je les mis dans un grand sac que j'emportai avec moi sous mon bras. Etant descendu dans la cour, j'y trouvai un carrosse avec deux messieurs qui m'attendaient à la portière, et qui me dirent fort poliment: «Monsieur le ministre souhaite vous parler en sortant de table; donnez-vous la peine de monter dans ce carrosse, et nous allons vous conduire chez lui.»
Mais, au lieu de me conduire chez M. de Malesherbes, devinez où l'on me conduisit, devinez-le? Je frémis, mais malgré la honte, il faut pourtant que je vous le dise: dans la maison de force de la charité de Charenton, où on ne met que des fous et des imbéciles, et dans l'une des plus mauvaises chambres de la maison, où jamais le soleil n'est entré, à double porte, à double grille de fer à la fenêtre, avec un treillage de fil d'archal, sans vue et sans cheminée. Pendant vingt-sept années, j'avais toujours été à la pension de quatorze cent soixante livres par an, uniquement pour ma table[16]. En outre, le roi me donnait toutes les années plus de cinq cents livres pour mes autres besoins, c'est-à-dire pour les habillements, le linge, le thé, le sucre, l'huile, l'eau-de-vie, le tabac, etc., et ici, dans la maison de force de Charenton, je suis à la plus petite de toutes les pensions, qui est de six cents livres, sur quoi les religieux sont tenus de me blanchir, de me fournir un lit, des draps, et toutes les autres choses qui sont indispensablement nécessaires, et payer le domestique qui me sert, de sorte qu'à bien compter tout, je n'ai pas seulement dix sols par repas, moi qui avais 4 livres par jour pour ma nourriture, et jugez ce que les religieux peuvent me donner, pour dix misérables sous pour un dîner et un souper, dans un temps où tout est si cher, de sorte que, pour ne pas succomber à une misère si extrême, à l'insu des religieux, je me suis réduit à vendre tous mes effets les uns après les autres, pour acheter de temps en temps un peu de viande, du fruit, du sucre, du vin[17]... Me voilà, dis-je, dans une chambre humide, accablé d'infirmités, où l'on m'étouffe, au bout de vingt-sept années de martyre, moi qui ai rendu trois services à l'Etat, qui, depuis plus de quinze années, me devraient rapporter beaucoup plus de vingt mille livres de rente!
Cependant l'équité, le bon cœur, le désintéressement de M. de Malesherbes sont connus de toute la France.
En arrivant dans la maison de force de Charenton, le lendemain je fus mis dans le corridor des gens sages, dans la chambre numéro X. On m'y enferma à tour de clé. Néanmoins, à ma prière, les pères de la Charité eurent l'humanité de me laisser le guichet ouvert. Parmi une centaine de fous et d'imbéciles, il se trouva y avoir alors huit à dix personnes sages. Sur-le-champ tous ceux-ci vinrent me saluer et me faire mille questions différentes. A mon tour, je leur demandai des nouvelles; mais quel fut mon étonnement, quand ils me dirent qu'il y avait dix-sept mois que Louis XV était mort; qu'il y avait plus d'un an que M. de Sartine avait été fait ministre de la Marine, que M. Le Noir, qui avait été lieutenant criminel, l'avait remplacé; que, huit mois après, celui-ci avait été remercié, et M. d'Albert fait lieutenant général de police à sa place? En apprenant ces grands événements, je tombai de plus haut que des nues.
Pourquoi donc, à la mort de Louis XV, ou enfin au sacre de Louis XVI, selon les lois et les coutumes du royaume, n'a-t-on point révoqué toutes les lettres de cachet du règne précédent? Pourquoi n'a-t-on pas fait ouvrir les portes de toutes les prisons royales?
Dieu nous donne un nouveau roi, qu'on voit avoir réellement un bon cœur et des entrailles paternelles, avec un désir extrême de rendre tous ses peuples heureux... Cependant dans le temps que nous prions le ciel de le combler de toutes ses bénédictions, et que nous faisons des prières pour sa conservation... comment peut-on voir sans horreur encore aujourd'hui même pourrir dans les fers le malheureux chevalier de la Rochegérault depuis vingt-trois années, d'Allègre depuis vingt-sept, et moi Henri de Masers, ingénieur géographe, depuis vingt-huit ans, pour avoir eu le malheur de déplaire à une méchante femme qui est morte depuis près de douze années? Ce sont des cruautés abominables.
L'infortuné D'Allègre, que je croyais être dans le donjon de Vincennes, aujourd'hui 28 septembre 1775, je viens d'apprendre qu'il y a plusieurs années que sa cervelle a peté, c'est-à-dire qu'il a perdu totalement l'esprit; que, de la Bastille il fut conduit ici dans la maison de force de Charenton, et mis aux catacombes avec les enragés, où il est encore présentement.
Le surlendemain de mon arrivée, comme il n'y avait que moi seul qui fusse enfermé à clé dans sa chambre, plusieurs prisonniers vinrent me tenir compagnie au travers de mon guichet, et m'instruire de tout ce qui s'était passé dans le monde, et pour soulager ma peine, ils furent chercher plusieurs fous qui jouaient des instruments. Mais à peine le concert fut-il commencé, qu'un prisonnier vint, en courant de toutes ses forces, et en fendant la presse pour me dire: «Réjouissez-vous, voilà M. de Rougemont, lieutenant de roi de Vincennes, qui vient d'entrer ici. Il est sans doute qu'il vient vous apporter votre délivrance!» Mais bien loin de me réjouir, au seul nom de Rougemont je faillis me trouver mal. Effectivement, ce ne fut pas sans raison, car, moins d'un quart d'heure après qu'il fut arrivé, le garçon qui me servait vint chasser devant mon guichet tous ces musiciens, et le ferma avec la double porte...
Cependant le 2 octobre, on me donna du papier et instruit que le Parlement devait venir incessamment faire la visite de cette Maison de force, je dressai un placet où j'avais mis la cause de ma détention, où je faisais mention des trois services que j'avais rendus à l'Etat, et en même temps je le priais de me rendre la justice qui m'était due. Le 6 dudit mois d'octobre, cette visite arriva. Elle était composée d'un président à mortier, qui était M. de Lamoignon, neveu de M. de Malesherbes, d'un conseiller, du substitut du procureur général et d'un greffier. Je leur demandai justice, et je voulus parlementer avec eux, mais ils me dirent qu'ils n'avaient pas le temps de m'entendre, que je leur devais donner mes affaires par écrit, qu'ils les examineraient, et qu'ils me rendraient justice.
En conséquence, je remis mon placet avec une copie de mon projet des Abondances, du projet militaire, de celui pour pensionner les pauvres veuves des officiers et des soldats qui avaient perdu leurs maris à la défense du royaume, et une lettre pour M. de Malesherbes, ministre, entre les propres mains du président. Il me promit qu'incessamment il me renverrait mes papiers avec une réponse, et cependant voilà plus de onze mois de passés, et cette réponse, ni mes papiers ne me sont pas arrivés encore.
Néanmoins, malgré toutes ces promesses, je ne laissai pas moins que d'écrire au ministre, M. de Malesherbes, une lettre que je terminai ainsi:
«Miséricorde, monseigneur, miséricorde! Ayez pitié de moi. Les lois du royaume, les trois services que j'ai rendus à l'Etat, et vingt-sept années de martyre, terme qui fait frémir, parlent pour moi à vos entrailles paternelles et de miséricorde.