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Mémoires d'un artiste

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The Project Gutenberg eBook of Mémoires d'un artiste

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Title: Mémoires d'un artiste

Author: Charles Gounod

Release date: January 15, 2008 [eBook #24325]

Language: French

Credits: Produced by Chuck Greif, Jean-Adrien Brothier and the
Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net
(This file was produced from images generously made
available by the Bibliothèque nationale de France
(BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK MÉMOIRES D'UN ARTISTE ***



CHARLES GOUNOD



MÉMOIRES

D'UN ARTISTE


PARIS
CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
RUE AUBER, 3, ET BOULEVARD DES ITALIENS, 15
À LA LIBRAIRIE NOUVELLE
1896

Droits de traduction et de reproduction réservés
pour tous les pays, y compris la Suède, la Norvège et la Hollande.




PARIS.—IMPRIMERIE CHAIX.—16034-7-45.—(Encre Lorilleux).


AVERTISSEMENT

Les pages qu'on va lire sont un récit des événements qui ont le plus intéressé ma vie d'artiste, des impressions que j'en ai ressenties, de l'influence qu'ils ont pu exercer sur ma carrière, et des réflexions qu'ils m'ont suggérées. Sans m'abuser sur le degré d'intérêt qui peut s'attacher à mon individu, je crois que le récit exact et simple d'une existence d'artiste offre des enseignements utiles, qui, parfois, se cachent sous un fait ou sous un mot sans importance apparente, mais qui se rencontrent avec la disposition d'esprit ou le besoin du moment. Le fait le plus indifférent, le mot le moins prémédité est souvent une opportunité; j'en ai fait l'expérience, et ce qui m'a été utile ou salutaire peut l'être à d'autres.

Dans des «Mémoires», on a beaucoup, on a même à chaque instant à parler de soi. J'ai tâché de le faire avec impartialité dans mes jugements; je l'ai fait avec exactitude et véracité dans le récit des événements, ou lorsqu'il s'agit de rapporter les paroles d'autrui à mon sujet. J'ai dit avec sincérité ce que je pense de mes ouvrages; mais le hibou se trompait dans son jugement sur ses petits, et je ne suis pas plus que lui à l'abri de l'illusion. Le temps, s'il s'occupe de moi, donnera la mesure de mes appréciations; c'est à lui que je m'en rapporte pour me mettre à ma place, comme il fait de toute chose, ou pour m'y remettre si j'en suis sorti.


Ce récit est un témoignage de vénération et d'amour envers l'être qui nous donne le plus d'amour en ce monde, une mère. La mère est, ici-bas, la plus parfaite image, le rayon le plus pur et le plus chaud de la Providence; son intarissable sollicitude est l'émanation la plus directe de l'éternelle sollicitude de Dieu.

Si j'ai pu être, ou dire, ou faire quelque peu que ce soit de bon pendant ma vie, c'est à ma mère que je l'aurai dû; c'est à elle que je veux en restituer le mérite. C'est elle qui m'a nourri, qui m'a élevé, qui m'a formé: non pas à son image, hélas! c'eût été trop beau; et ce qui en a manqué n'a pas été de sa faute, mais de la mienne.

Elle repose sous une pierre simple comme l'a été sa vie.

Puisse ce souvenir d'un fils bien-aimé laisser sur sa tombe une couronne plus durable que nos immortelles d'un jour, et assurer à sa mémoire, au delà de ma vie, un respect que j'aurais voulu pouvoir rendre éternel!


I

L'ENFANCE

Ma mère naquit à Rouen, sous le nom de Victoire Lemachois, le 4 juin 1780. Son père appartenait à la magistrature. Sa mère, une demoiselle Heuzey, était douée d'une intelligence remarquable et de merveilleuses aptitudes pour les arts. Elle était poète, musicienne; elle composait, chantait, jouait de la harpe, et j'ai souvent ouï dire à ma mère qu'elle jouait la tragédie comme mademoiselle Duchesnois et la comédie comme mademoiselle Mars.

Un ensemble aussi rare de dons naturels et exceptionnels la faisait rechercher par les personnes les plus distinguées de la haute société, les d'Houdetot, les de Mortemart, les Saint-Lambert, les d'Herbouville, dont elle était, littéralement, l'enfant gâtée.

Mais, hélas! les facultés qui font le charme et la séduction de la vie n'en assurent pas toujours le bonheur. La paix du foyer s'accommode difficilement d'une disparité totale de goûts, de tendances, d'instincts, et c'est un rêve dangereux que de vouloir assujettir les réalités de l'existence au règne de l'idéal. Aussi l'harmonie ne tarda-t-elle guère à déserter un intérieur d'où tant de dissemblances conspiraient à la bannir. L'enfance de ma mère en reçut le douloureux contre-coup, et sa vie devint sérieuse à l'âge qui devait encore ignorer le souci.

Mais Dieu l'avait douée d'une âme robuste, d'une haute raison et d'un courage à toute épreuve. Privée des premiers soins de la vigilance maternelle, réduite à apprendre seule la lecture et l'écriture, c'est par elle seule encore qu'elle acquit les premières notions du dessin et de la musique, dont elle allait être bientôt obligée de se faire un moyen d'existence.

La Révolution venait de faire perdre à mon grand-père sa position à la cour de Rouen. Ma mère ne songea plus qu'à travailler pour se rendre utile. Elle chercha à donner des leçons de piano; elle en trouva et commença ainsi, dès l'âge de onze ans, cette vie laborieuse à laquelle elle devait plus tard, devenue veuve, demander le moyen d'élever ses enfants.

Stimulée par un désir de faire toujours mieux, et par une conscience du devoir qui dirigea et domina son existence tout entière, elle comprit que, voulant enseigner, il fallait apprendre ce qui constitue l'autorité de l'enseignement. Elle résolut donc de chercher, auprès de quelque maître en renom, des conseils qui pussent à la fois affermir son crédit et rassurer sa conscience. Pour atteindre son but, elle mit de côté, petit à petit,—sou par sou, peut-être,—une part du pauvre argent que lui rapportait sa modeste clientèle, et, quand elle eut économisé la somme nécessaire, elle prit le coche,—qui mettait alors trois jours pour aller de Rouen à Paris,—et courut tout droit chez Adam, professeur de piano au Conservatoire, et qui fut le père d'Adolphe Adam, l'auteur du Chalet et de tant d'autres charmants ouvrages. Adam la reçut avec bienveillance; il l'écouta avec attention et distingua de suite, chez elle, les qualités qui maintiennent et consolident l'intérêt accordé d'abord à d'heureuses aptitudes. Ma mère ne pouvant, en raison de son jeune âge, s'installer à Paris pour y recevoir, d'une façon régulière et suivie, les conseils d'Adam, il fut convenu qu'elle ferait, tous les trois mois, le voyage de Rouen à Paris, pour venir prendre une leçon.

Une leçon tous les trois mois! C'était, on en conviendra, une pauvre ration, en apparence du moins, pour penser qu'elle pût être profitable. Mais il y a des âmes qui sont une démonstration vivante de la multiplication des pains dans le désert, et l'on verra, par bien d'autres exemples, au cours de ce récit, que ma mère était une de ces âmes-là.

Cette femme, qui devait se faire, plus tard, un si solide et si légitime renom dans le professorat, n'était pas, ne pouvait pas être une élève à rien laisser perdre des rares et précieuses instructions de son maître. Aussi Adam fut-il émerveillé des progrès qu'il constatait d'une leçon à l'autre; et, plus sensible encore au courage de sa jeune élève qu'à ses capacités musicales, il obtint pour elle la livraison gratuite d'un piano qui pût lui permettre d'étudier assidûment sans avoir le souci ni porter le fardeau d'une location, qui, si peu coûteuse qu'elle fût, représentait encore un gros impôt pour un si mince budget.

À quelque temps de là, survint, dans l'existence de ma mère, un événement qui eut sur son avenir une influence décisive.

Les maîtres en vogue, à cette époque, pour la musique de piano, étaient les Clementi, les Steibelt, les Dussek, etc. Je ne parle pas de Mozart qui déjà, à la suite de Haydn, rayonnait sur le monde musical, ni du grand Sébastien Bach qui, depuis un siècle, était devenu, par son immortel recueil de Préludes et Fugues connu sous le nom de Clavecin bien tempéré, le code insurpassable de l'étude du clavier et comme le bréviaire de la composition musicale. Beethoven, jeune encore, n'avait pas atteint la célébrité que devait lui conquérir son œuvre de géant.

Ce fut alors qu'un musicien allemand, violoniste de mérite, Hullmandel, contemporain et ami de Beethoven, vint se fixer en France, dans le dessein de s'y créer une clientèle de leçons d'accompagnement. Hullmandel fit un séjour à Rouen, et voulut y entendre plusieurs des jeunes personnes qui passaient pour être le mieux organisées au point de vue musical. Une sorte de concours s'ouvrit: ma mère y prit part et eut l'honneur d'être tout particulièrement distinguée et félicitée par Hullmandel, qui la désigna de suite comme capable de recevoir ses leçons et de se faire entendre avec lui dans les maisons où l'on cultivait passionnément et sérieusement la musique.

Ici s'arrêtent, pour moi, les renseignements que je tiens de ma mère sur son enfance et sa jeunesse. Je ne sais plus rien de sa vie jusqu'à l'époque de son mariage, qui eut lieu en 1806. Elle avait alors vingt-six ans et demi.


Mon père, François-Louis Gounod, né en 1758, avait, au moment de son mariage, un peu plus de quarante-sept ans. C'était un peintre distingué, et ma mère m'a dit souvent qu'il était considéré comme le premier dessinateur de son temps par les grands artistes ses contemporains, Gérard, Girodet, Guérin, Joseph Vernet, Gros et autres. Je me rappelle un mot de Gérard que ma mère racontait avec un bien légitime orgueil. Gérard, entouré de gloire et d'honneurs, baron de l'Empire, possesseur d'une grande fortune, avait de fort beaux équipages. Sortant, un jour, en voiture, il rencontra, dans les rues de Paris, mon père qui était à pied. Aussitôt il s'écria:

—Gounod! à pied! quand moi je roule carrosse! Ah! c'est une honte!

Mon père avait été élève de Lépicié, en même temps que Carle Vernet (le fils de Joseph et le père d'Horace). Il avait concouru, à deux reprises différentes, pour le grand prix de Rome. Un trait de sa jeunesse montrera combien étaient scrupuleuses sa conscience et sa modestie d'artiste et de condisciple. Le sujet du concours était la Femme adultère. Parmi les concurrents dont mon père faisait partie, se trouvait le peintre Drouais, dont tout le monde connaît le remarquable tableau qui lui valut le grand prix. Mon père avait été admis par Drouais à voir son œuvre de concours: il déclara sincèrement à son camarade qu'il n'y avait pas de comparaison possible entre leurs deux tableaux, et, de retour dans sa loge, il creva sa toile, la jugeant indigne de figurer à côté de celle de Drouais. Cela donne la mesure de cette probité artistique qui ne balançait pas un instant entre la voix de la justice et celle de l'intérêt personnel.

Homme instruit, esprit délicat et cultivé, mon père eut, toute sa vie, une sorte d'effroi à la pensée d'entreprendre une grande œuvre. Doué comme il l'était, peut-être est-ce dans une santé assez frêle qu'il faut chercher l'explication de cette répugnance; peut-être aussi faut-il tenir compte d'un extrême besoin d'indépendance qui lui faisait redouter de s'engager dans un travail de longue haleine. L'anecdote suivante en fournira un exemple.

M. Denon, alors conservateur du Musée du Louvre, et en même temps, je crois, surintendant des musées royaux de France, avait pour mon père beaucoup de sympathie et faisait grand cas de son talent comme dessinateur et comme graveur à l'eau-forte. Il proposa un jour à mon père l'exécution d'un recueil de gravures à l'eau-forte destiné à reproduire la collection composant le Cabinet des médailles, et lui assurait, en retour, et jusqu'à l'achèvement de ce travail, un revenu annuel de dix mille francs. Pour un ménage qui n'avait rien, c'était, dans ce temps-là surtout, une fortune; et il y avait à faire vivre un mari, une femme et deux enfants. Mon père refusa net, se bornant à quelques portraits et à des lithographies qu'on lui commandait, et dont plusieurs sont des œuvres de premier ordre, conservées encore aujourd'hui dans les familles pour lesquelles elles avaient été exécutées.

Au reste, dans ces portraits même qui révélaient un sentiment si fin, un talent si sûr, la vaillante énergie de ma mère était souvent indispensable pour que la tâche fût menée jusqu'au bout. Combien d'entre eux seraient restés en route, si elle n'y avait pas mis la main! Que de fois elle a dû charger et nettoyer elle-même la palette! Et ce n'était pas tout. Tant qu'il ne s'agissait que du côté humain du portrait, de l'attitude, de la physionomie, des éléments d'expression du visage, les yeux, le regard, l'être intérieur en un mot, c'était tout plaisir, tout bonheur! Mais, quand il fallait en venir au détail des accessoires, manchettes, ornements, galons, insignes, etc., oh! alors, la défaillance arrivait; l'intérêt n'y était plus; il fallait de la patience; c'est là que la pauvre épouse prenait la brosse et endossait la partie ingrate de la besogne, achevant, par l'intelligence et le courage, l'œuvre commencée par le talent et abandonnée par la crainte de l'ennui.

Mon père, outre son travail de peintre, avait heureusement consenti à ouvrir chez lui un cours de dessin, qui, non seulement amenait à la maison un peu du nécessaire pour vivre, mais qui devint, comme on le verra plus loin, le point de départ de la carrière de ma mère comme professeur de piano.

Tel fut le train plus que modeste de notre pauvre maison, jusqu'à la mort de mon père, qui eut lieu le 4 mai 1823, à la suite d'une fluxion de poitrine. Il était âgé de soixante-quatre ans. Ma mère restait veuve avec deux enfants, mon frère aîné, âgé de quinze ans et demi, et moi, qui allais avoir cinq ans le 17 juin.


En mourant, mon père emportait avec lui le gagne-pain de la famille. Je dirai maintenant comment ma mère, par son énergie virile et son incomparable tendresse, nous rendit, et au delà, la protection et l'appui du père qui nous était enlevé.

Il y avait, à cette époque, quai Voltaire, un lithographe nommé Delpech,—dont le nom se voyait encore longtemps après sur la façade de la maison qu'il avait habitée.

À peine devenue veuve, ma mère courut chez lui.

—Delpech, lui dit-elle, mon mari n'est plus; me voilà seule avec deux enfants à nourrir et à élever; je dois être désormais leur père en même temps que leur mère; je travaillerai pour eux. Je viens vous demander deux choses: comment taille-t-on le crayon lithographique? comment prépare-t-on la pierre à lithographier?... Je me charge du reste, et je vous prie de me procurer du travail.

Le premier soin de ma mère fut d'annoncer qu'elle conserverait et continuerait le cours de dessin de mon père, si les parents des élèves voulaient bien y consentir.

Il n'y eut qu'une voix pour saluer la vaillante initiative de cette noble et généreuse femme qui, au lieu de s'abattre et de s'ensevelir dans sa douleur de veuve, se relevait et se redressait dans son dévouement et dans sa tendresse de mère. Le cours de dessin fut donc maintenu et s'augmenta même rapidement d'un assez grand nombre de nouvelles élèves. Cependant, comme ma mère, tout en dessinant fort bien, était excellente musicienne, les parents de ses jeunes élèves de dessin lui demandèrent si elle consentirait à donner également à leurs filles des leçons de musique.

Devant cette nouvelle ressource pour subvenir aux besoins de la petite famille, ma mère n'hésita pas. Les deux enseignements marchèrent de front pendant quelque temps; mais, comme c'était un mauvais moyen de suffire à la tâche que de succomber à la peine, il fallut bien opter entre les deux professorats, et ce fut la musique qui resta maîtresse du terrain.

Je n'ai pu conserver de mon père, l'ayant si peu connu, qu'un bien petit nombre de souvenirs, trois ou quatre au plus; mais ils sont encore aussi nets que s'ils dataient d'hier. J'éprouve, à les retracer ici, une émotion qu'il est facile de comprendre.

Au nombre des impressions qui me sont restées de lui, je distingue surtout son attitude de lecteur attentif, assis, les jambes croisées, au coin de la cheminée, portant des lunettes, habillé d'un pantalon à pieds en molleton, d'une veste à raies blanches, et coiffé d'un bonnet de coton tel que le portaient, d'habitude, les artistes de son temps, et que je l'ai vu porter encore, bien des années plus tard, par mon illustre et regretté ami et directeur de l'Académie de France à Rome, M. Ingres.

Pendant que mon père était ainsi absorbé dans sa lecture, j'étais, moi, couché à plat ventre au beau milieu de la chambre, et je dessinais, avec un crayon blanc sur une planche noire vernie, des yeux, des nez et des bouches dont mon père avait lui-même tracé le modèle sur ladite planche. Je vois cela comme si j'y étais encore, et j'avais alors quatre ans ou quatre ans et demi tout au plus. Cette occupation avait pour moi, je m'en souviens, un charme si vif que je ne doute nullement que, si j'avais conservé mon père, je fusse devenu peintre plutôt que musicien; mais la profession de ma mère et l'éducation que je reçus d'elle pendant les années de l'enfance firent pencher la balance du côté de la musique.

Peu de temps après la mort de mon père dans la maison qui portait et porte encore aujourd'hui le nº 11, place Saint-André-des-Arts (ou plutôt des Arcs), ma mère alla s'établir dans un autre logement, non loin de là, rue des Grands-Augustins, nº 20. C'est de cette époque que datent les premiers souvenirs précis de mes impressions musicales.

Ma mère, qui avait été ma nourrice, m'avait certainement fait avaler autant de musique que de lait. Jamais elle ne m'allaitait sans chanter, et je peux dire que j'ai pris mes premières leçons sans m'en douter et sans avoir à leur donner cette attention si pénible au premier âge et si difficile à obtenir des enfants. Sans en avoir conscience, j'avais déjà la notion très claire et très précise des intonations et des intervalles qu'elles représentent, des tout premiers éléments qui constituent la modulation, et de la différence caractéristique entre le mode majeur et le mode mineur, avant même de savoir parler, puisqu'un jour, ayant entendu chanter dans la rue (par quelque mendiant, sans doute) une chanson en mode mineur, je m'écriai:

—Maman, pourquoi il chante en do qui plore (pleure)?

J'avais donc l'oreille parfaitement exercée et je pouvais tenir avantageusement déjà ma place d'élève dans un cours de solfège, où j'aurais pu même être professeur.

Toute fière de voir son bambin en remontrer à de grandes jeunes filles en fait de lecture musicale (et cela grâce à elle seule), ma mère ne résista pas au désir de montrer son petit élève à quelque musicien en crédit.

Il y avait à cette époque un musicien nommé Jadin, dont le fils et le petit-fils se sont fait une réputation dans la peinture. Ce Jadin s'était fait connaître par des romances qui avaient eu de la vogue, et remplissait, si je ne me trompe, les fonctions d'accompagnateur dans la célèbre école de musique religieuse de Choron. Ma mère lui écrivit pour le prier de vouloir bien venir la voir et se rendre compte de mes dispositions musicales. Jadin vint à la maison, me fit mettre, le visage tourné, dans un coin que je vois encore, se mit au piano et improvisa une suite d'accords et de modulations, me demandant à chaque modulation nouvelle:

—Dans quel ton suis-je?

Je ne me trompai pas une seule fois. Jadin fut émerveillé. Ma mère triomphait.

Pauvre chère mère, elle ne se doutait pas, alors, qu'elle développait elle-même dans son enfant les germes d'une détermination qui devait, bien peu d'années plus tard, causer sa grande préoccupation au sujet de mon avenir, et sur laquelle eut déjà, probablement, une grande influence l'audition de Robin des bois au théâtre de l'Odéon, où elle m'avait emmené quand j'avais six ans.


Ceux qui liront ce récit seront sans doute surpris que je n'aie rien dit encore de mon frère. Cela tient à ce que son souvenir ne se rattache à aucun de ceux de ma première enfance. Ce n'est guère qu'à partir de l'âge de six ans que je lui vois prendre place dans ma vie et dans ma mémoire.

Mon frère, Louis-Urbain Gounod, était né le 13 décembre 1807. Il avait donc dix ans et demi de plus que moi.

Vers l'âge de douze ans, mon frère était entré au lycée de Versailles, où il resta jusque vers dix-huit ans. C'est de Versailles que date le premier souvenir que j'aie gardé de ce frère excellent, qui devait m'être enlevé au moment où je pouvais apprécier la valeur d'un tel ami.

Mon père avait été appelé par le roi Louis XVIII aux fonctions de professeur de dessin des Pages. Le roi, qui aimait beaucoup mon père, l'avait autorisé à occuper, pendant le temps que nous passions à Versailles, un logement situé dans les vastes bâtiments du nº 6 de la rue de la Surintendance, laquelle s'étend de la place du Château à la rue de l'Orangerie.

Notre appartement, que je vois encore, et où l'on montait par une quantité d'escaliers d'une disposition bizarre, donnait sur la pièce d'eau des Suisses et sur les grands bois de Satory. Tout le long de l'appartement, régnait un corridor qui me semblait à perte de vue et qui allait rejoindre le logement occupé par la famille Beaumont, dans laquelle je rencontrai l'un de mes premiers compagnons d'enfance, Édouard Beaumont, qui devait se faire, plus tard, un nom distingué comme peintre. Le père d'Édouard était sculpteur, et restaurateur des statues du château et du parc de Versailles; c'est en cette qualité qu'il occupait le logement faisant suite au nôtre.

À la mort de mon père, en 1823, on avait conservé à ma mère le droit de séjourner, aux vacances de chaque année, dans les bâtiments de la Surintendance. Cette faveur continua de lui être accordée sous le règne du roi Charles X, c'est-à-dire jusqu'en 1830, et fut retirée à l'avènement de Louis-Philippe. Mon frère qui était, comme je l'ai dit, au lycée de Versailles, passait au milieu de nous tout le temps de ses vacances.

Il y avait un vieux musicien nommé Rousseau qui était maître de chapelle du château de Versailles. Rousseau jouait du violoncelle (de la basse, comme on disait alors), et ma mère avait fait donner par lui des leçons de violoncelle à mon frère, qui était doué d'une voix charmante et chantait souvent aux offices de la chapelle du château.

Je ne saurais dire si ce vieux père Rousseau jouait bien ou mal de la basse; mais ce que je me rappelle, c'est que mon frère me faisait l'effet d'être assez peu habile sur la sienne; et, comme je ne pouvais me rendre compte de ce que c'était qu'un commençant, je me figurais, instinctivement, que, dès qu'on jouait d'un instrument, on ne devait pas pouvoir faire autrement que d'en jouer juste. L'idée qu'on pût jouer faux n'entrait même pas dans ma petite tête.

Un jour, j'entendis, de ma chambre, mon frère qui était en train d'étudier sa basse dans la pièce voisine. Frappé de la quantité de passages plus que douteux dont mon oreille avait eu à souffrir, je demandai à ma mère:

—Maman, pourquoi donc la basse d'Urbain est-elle si fausse?

Je ne me rappelle pas quelle fut sa réponse, mais, à coup sûr, elle a dû s'égayer de la naïveté de ma question.

J'ai dit que mon frère avait une très jolie voix: outre que j'ai pu en juger plus tard par moi-même, je l'ai entendu dire à Wartel, qui avait souvent chanté avec lui à la chapelle royale de Versailles, et qui, après avoir été à l'école de musique de Choron, fit partie de la troupe de l'Opéra du temps de Nourrit, et acquit ensuite, dans le professorat, une grande et légitime réputation.


En 1825, ma mère tomba malade. J'avais, à cette époque, près de sept ans. Son médecin, depuis plusieurs années, était le docteur Baffos, qui m'avait vu naître, et qui était devenu le médecin de notre famille après le docteur Hallé, et à sa recommandation. Baffos, voyant dans ma présence à la maison un surcroît de fatigue pour ma mère, dont la journée se passait à donner des leçons chez elle, suggéra l'idée de me faire conduire, chaque matin, dans une pension, où l'on venait me reprendre avant le dîner.

La pension choisie fut celle d'un certain M. Boniface, rue de Touraine, près l'École de médecine, et non loin de la rue des Grands-Augustins où nous demeurions. Cette pension fut transférée, peu de temps après, rue de Condé, presque en face du théâtre de l'Odéon. C'est là que je vis pour la première fois Duprez, qui devait être, un jour, le grand ténor que chacun sait et qui brilla d'un éclat si vif sur la scène de l'Opéra. Duprez, qui a environ neuf ans de plus que moi, pouvait donc avoir alors seize ou dix-sept ans. Il était élève de Choron, et venait dans la pension Boniface comme maître de solfège. Duprez, s'étant aperçu que je lisais la musique aussi aisément qu'on lit un livre, et même beaucoup plus couramment que je ne la lirais sans doute aujourd'hui, m'avait pris en affection toute particulière. Il me prenait sur ses genoux, et, quand mes petits camarades se trompaient, il me disait:

—Allons, petit, montre-leur comment il faut faire.

Lorsque, bien des années plus tard, je lui rappelai ces souvenirs, si lointains pour lui comme pour moi, il en fut frappé et me dit:

—Comment! c'était vous, ce petit gamin qui solfiait si bien!...

Cependant, j'approchais de l'âge où il allait falloir songer à me faire aborder le travail dans des conditions un peu plus sérieuses que dans une maison qui ressemblait plutôt à un asile qu'à une école. On me fit donc entrer comme interne dans l'institution de M. Letellier, rue de Vaugirard, au coin de la rue Férou. À M. Letellier succéda bientôt M. de Reusse, dont je quittai la maison au bout d'un an pour entrer dans la pension Hallays-Dabot, place de l'Estrapade, près du Panthéon.

Je me rappelle M. Hallays-Dabot et sa femme aussi clairement, aussi distinctement que si je les avais devant les yeux. Il est difficile d'imaginer un accueil plus affectueux, plus bienveillant, plus tendre que celui que je reçus d'eux; j'en fus tellement touché que cette impression suffit pour dissiper instantanément toutes mes craintes, et pour me faire accepter avec confiance cette nouvelle épreuve d'un régime pour lequel je m'étais senti une répugnance insurmontable. Il me sembla que je retrouvais presque un père et qu'auprès de lui je n'avais rien à craindre.

En effet, des deux années que j'ai passées dans sa maison, je n'ai gardé aucun souvenir pénible. Son affection pour moi ne s'est jamais démentie; j'ai constamment trouvé en lui autant d'équité que de bonté; et, lorsqu'à l'âge de onze ans, il fut décidé que j'entrerais au lycée Saint-Louis, M. Hallays-Dabot me donna un certificat si flatteur que je m'abstiendrai de le reproduire. J'ai regardé comme un devoir de faire ici acte de reconnaissance envers ce qu'il a été pour moi.


Les bons renseignements sous la protection desquels je quittais l'institution Hallays-Dabot avaient contribué à me faire obtenir un «quart de bourse» au lycée Saint-Louis. J'y entrai dans ces conditions, à la rentrée des vacances, c'est-à-dire au mois d'octobre 1829. Je venais d'avoir onze ans.

Le proviseur du lycée était alors un ecclésiastique, l'abbé Ganser, homme doux, grave, recueilli, paternel avec ses élèves. Je fus admis de suite dans la classe désignée sous le nom de sixième. J'eus le bonheur d'avoir, dès le début, pour professeur, l'homme que j'ai sans contredit le plus aimé pendant la durée de mes études, mon chez et vénéré maître et ami, Adolphe Régnier, membre de l'Institut, qui fut le précepteur et est resté l'ami de monseigneur le comte de Paris.

Je n'étais pas un mauvais élève, et mes maîtres m'ont généralement aimé; mais j'étais d'une légèreté terrible et je me faisais souvent punir pour ma dissipation, plutôt cependant à l'étude qu'en classe.

J'ai dit que j'étais entré à Saint-Louis avec «quart de bourse», c'est-à-dire un quart de moins à payer du prix de la pension. C'était à moi de parvenir, peu à peu, par mes bonnes notes de conduite et de travail, à dégrever ma mère de ce que lui coûtait le collège, en obtenant graduellement la «demi-bourse», puis les trois quarts, puis enfin la «bourse entière»; et, comme j'adorais ma mère, et que mon plus grand bonheur aurait été de lui venir en aide par mon application, il semble que cette pensée n'eût pas dû m'abandonner un instant. Mais, hélas! le naturel! chassez-le, il revient au galop!... Et le mien galopait fort souvent!... trop souvent.

Un jour, je fus puni, je ne sais plus pour quelle peccadille de distraction, ou de devoir non achevé, ou de leçon non sue. La punition me parut sans doute excéder la faute, car je protestai, ce qui me valut un tel surcroît de pénitence que je fus conduit au séquestre, c'est-à-dire au cachot où je devais vivre de pain et d'eau jusqu'à ce que j'eusse achevé un énorme pensum, consistant en je ne sais combien de lignes à écrire: cinq cents ou mille; une ineptie. Quand je me vis en prison, oh! alors, je me fis l'effet d'un criminel. Les Euménides criant à Oreste: «Il a tué sa mère!» ne devaient pas être plus effroyables que les pensées qui m'assaillirent au moment où l'on m'apporta le pain et l'eau du condamné. Je regardai mon morceau de pain et je fus pris d'un débordement de larmes. «Gredin, scélérat, infâme, me dis-je à moi-même, ce morceau de pain, c'est le travail de ta pauvre mère qui te le gagne! ta mère qui va venir te voir à l'heure de la récréation et à qui on va répondre que tu es en prison, et elle va pleurer dans la rue en s'en revenant chez elle sans t'avoir vu ni embrassé! Va, tu n'es qu'un misérable, et tu n'es même pas digne de manger ce pain-là.»

Et je laissai mon pain.

Cependant, rentré dans le courant ordinaire, je travaillais passablement; et, grâce aux prix que je remportais chaque année, je m'acheminais vers l'obtention de cette «bourse entière», objet de tous mes vœux.

Il y avait, au lycée Saint-Louis, une chapelle dans laquelle tous les dimanches on exécutait une messe en musique. La tribune était coupée en deux et occupait toute la largeur de la chapelle. Dans l'une des deux moitiés se trouvaient l'orgue et les bancs réservés aux chanteurs. Le maître de chapelle, à l'époque où j'entrai au lycée, était Hippolyte Monpou, alors attaché comme accompagnateur à l'école de musique de Choron, et qui depuis se fit connaître par plusieurs mélodies et œuvres de théâtre qui rendirent son nom assez populaire.

Grâce à l'éducation musicale que j'avais reçue de ma mère dès ma plus tendre enfance, je lisais la musique à première vue; j'avais, en outre, une voix très jolie et très juste; et, lorsque j'entrai au collège, on ne manqua pas de me présenter à Monpou qui fut émerveillé de mes dispositions et me désigna immédiatement comme soprano solo de sa petite troupe musicale qui consistait en deux premiers dessus, deux seconds, deux ténors et deux basses.

Une imprudence de Monpou me fit perdre la voix. Au moment de la mue, il continua à me faire chanter, en dépit du silence et du repos commandés par cette phase de transformation des cordes vocales, et, depuis lors, je ne retrouvai ni cette force, ni cette sonorité, ni ce timbre, que je possédais étant enfant et qui constituent les véritables voix; la mienne est restée couverte et voilée. J'eusse fait, je crois, sans cet accident, un bon chanteur.

La Révolution de 1830 mit fin au provisorat de l'abbé Ganser. Il fut remplacé par M. Liez, ancien professeur au lycée Henri IV, très attaché au nouveau régime, zélé partisan des exercices militaires qui s'introduisirent alors dans les collèges, et auxquels il assistait la tête haute, la main droite passée à la Napoléon dans les boutons de sa redingote, dans une attitude de sergent instructeur ou de chef de bataillon.

Au bout de deux ans, M. Liez fut lui-même remplacé par M. Poirson, sous le provisorat duquel commencent les événements qui ont décidé de la direction de ma vie.


Parmi les fautes dont je me rendais le plus souvent coupable, il en était une pour laquelle j'avais un faible particulier. J'adorais la musique; et de ce goût passionné qui a déterminé le choix de ma carrière sont sorties les premières tempêtes qui aient troublé ma jeune existence. Quiconque a été élevé dans un lycée connaît cette fête chère aux collégiens, la Saint-Charlemagne. C'est un grand banquet auquel prennent part tous les élèves qui, depuis la rentrée des classes, ont obtenu dans les compositions une place de premier ou deux places de second. Ce banquet est suivi d'un congé de deux jours qui permet aux élèves de découcher, c'est-à-dire de passer une nuit chez leurs parents: régal très rare, gâterie très enviée de part et d'autre. Cette fête tombait en plein hiver. J'eus, dans l'année 1831, la bonne fortune d'y être convoqué; et, pour me récompenser, ma mère me promit que j'irais, le soir, avec mon frère, au Théâtre-Italien, entendre Otello de Rossini. C'était la Malibran qui jouait le rôle de Desdemona; Rubini, celui d'Otello; Lablache, celui du père. L'attente de ce plaisir me rendit fou d'impatience et de joie. Je me souviens que j'en avais perdu l'appétit, si bien qu'à dîner ma mère me dit:

—Si tu ne manges pas, tu m'entends, tu n'iras pas aux Italiens!

Immédiatement je me mis à manger avec résignation. Le dîner avait eu lieu de très bonne heure, attendu que nous n'avions pas de billets pris à l'avance (ce qui eût coûté plus cher) et que nous étions obligés de faire queue pour tâcher d'attraper au bureau deux places au parterre, de 3 francs 75 centimes chacune, ce qui était déjà pour ma pauvre chère mère une grosse dépense. Il faisait un froid de loup; pendant près de deux heures, mon frère et moi nous attendîmes, les pieds gelés, le moment, si ardemment souhaité, où la file commencerait à s'ébranler devant l'ouverture des bureaux. Nous entrâmes enfin. Jamais je n'oublierai l'impression que j'éprouvai à la vue de cette salle, de ce rideau, de ce lustre. Il me sembla que je me trouvais dans un temple, et que quelque chose de divin allait m'être révélé. Le moment solennel arrive. On frappe les trois coups d'usage; l'ouverture va commencer! Mon cœur bat à fendre ma poitrine. Ce fut un ravissement, un délire que cette représentation. La Malibran, Rubini, Lablache, Tamburini (qui jouait Iago), ces voix, cet orchestre, tout cela me rendit littéralement fou.

Je sortis de là complètement brouillé avec la prose de la vie réelle, et absolument installé dans ce rêve de l'idéal qui était devenu mon atmosphère et mon idée fixe. Je ne fermai pas l'œil de la nuit; c'était une obsession, une vraie possession: je ne songeais qu'à faire, moi aussi, un Otello! (Hélas! mes thèmes et mes versions s'en sont bien aperçus et ressentis!) J'escamotai mes devoirs dont je m'étais mis à ne plus faire le brouillon et que j'écrivais tout de suite au net, sur copie, pour en être plus vite débarrassé, et pouvoir me livrer sans partage à mon occupation favorite, la composition, seul souci qui me parût digne de fixer ma pensée. Ce fut la source de bien des larmes et de gros chagrins. Mon maître d'étude, qui me voyait griffonner du papier de musique, s'approcha un jour de moi et me demanda mon devoir. Je lui présentai ma copie.

—Et votre brouillon? ajouta-t-il.

Comme je ne pus le lui montrer, il s'empara de mon papier de musique et le déchira en mille morceaux. Je récrimine; il me punit; je proteste; j'en appelle au proviseur; retenue, pensum, séquestre, etc.


Cette première persécution, loin de me guérir, ne fait qu'enflammer de plus belle mon ardeur musicale, et je me promets bien de mettre dorénavant mes joies en sûreté derrière l'accomplissement régulier de mes devoirs de collégien. Dans ces conjonctures, je me décide à rédiger une sorte de profession de foi dans laquelle je déclare formellement à ma mère que je veux absolument être artiste: j'avais, un moment, hésité entre la peinture et la musique; mais, définitivement, je me sentais plus de propension à rendre mes idées en musique, et je m'arrêtais à ce dernier choix.

Ma pauvre mère fut bouleversée. Cela se comprend. Elle avait vu de près ce que c'est qu'une vie d'artiste, et probablement elle redoutait pour moi une seconde édition de l'existence peu fortunée qu'elle avait partagée avec mon père. Aussi accourut-elle, en grand émoi, conter ses doléances au proviseur, M. Poirson.

Celui-ci la rassura:

—Ne craignez rien, lui dit-il; votre fils ne sera pas musicien. C'est un bon petit élève; il travaille bien; ses professeurs sont contents de lui; je me charge de le pousser du côté de l'École normale. J'en fais mon affaire; soyez tranquille, madame Gounod, votre fils ne sera pas musicien!

Ma mère partit toute remontée. Le proviseur me fit appeler dans son cabinet.

—Eh bien? me dit-il, qu'est-ce que c'est, mon enfant? tu veux être musicien?

—Oui, monsieur.

—Ah çà, mais tu n'y songes pas! Être musicien, ce n'est pas un état!

—Comment? monsieur! Ce n'est pas un état de s'appeler Mozart? Rossini?

Et je sentis, en lui répondant, ma petite tête de treize à quatorze ans se rejeter en arrière.

À l'instant, le visage de mon interlocuteur changea d'expression.

—Ah! dit-il, c'est comme cela que tu l'entends? Eh bien, c'est bon; nous allons voir si tu es capable de faire un musicien. J'ai depuis dix ans ma loge aux Italiens, et je suis bon juge.

Aussitôt il ouvrit un tiroir, en tira une feuille de papier et se mit à écrire des vers. Puis il me dit:

—Emporte cela et mets-le-moi en musique.

Je jubilais.

Je le quittai et revins à l'étude; chemin faisant, je parcourus avec une anxiété fiévreuse les vers qu'il venait de me confier. C'était la romance de Joseph: «À peine au sortir de l'enfance ...»

Je ne connaissais ni Joseph ni Méhul. Je n'étais donc gêné ni intimidé par aucun souvenir. On se figure aisément le peu d'ardeur que je ressentis pour le thème latin dans ce moment d'ivresse musicale. À la récréation suivante, ma romance était faite. Je courus en hâte chez le proviseur.

—Qu'est-ce que c'est, mon enfant?

—Monsieur, ma romance est faite.

—Comment? déjà?

—Oui, monsieur.

—Voyons un peu! chante-moi cela.

—Mais, monsieur, il me faudrait le piano, pour m'accompagner.

(M. Poirson avait une fille qui étudiait le piano, et je savais qu'il y en avait un dans la pièce voisine.)

—Non, non, c'est inutile; je n'ai pas besoin de piano.

—Mais, monsieur, j'en ai besoin, moi, pour mes harmonies!

—Comment, tes harmonies? Et où sont-elles, tes harmonies?

—Mais là, monsieur, dis-je en mettant un doigt sur mon front.

—Ah!... Eh bien, c'est égal, chante tout de même; je comprendrai bien sans les harmonies.

Je vis qu'il fallait en passer par là, et je m'exécutai.

J'en étais à peine à la moitié de la première strophe, que je vis s'attendrir le regard de mon juge. Cette vue m'enhardit; je commençais à sentir la victoire passer de mon côté. Je poursuivis avec confiance, et, lorsque j'eus achevé, le proviseur me dit:

—Allons, maintenant, viens au piano.

Du coup, je triomphais; j'avais toutes mes armes en mains. Je recommençai mon petit exercice, et, à la fin, ce pauvre M. Poirson, vaincu, les larmes aux yeux, me prenait la tête dans ses deux mains, et m'embrassait en me disant:

—Va, mon enfant, fais de la musique!


Ma chère sainte mère avait prudemment agi: sa résistance était un devoir dicté par sa sollicitude; mais, à côté des dangers qu'offrait un consentement trop facile à mes désirs, se présentait la grave responsabilité d'avoir peut-être entravé ma vocation. L'encouragement que m'avait donné le proviseur enlevait à ma mère un des principaux appuis de son opposition à mes projets et le premier soutien sur lequel elle eût compté pour m'en détourner: l'assaut était donné, le siège commencé; il fallut capituler. Ma mère, cependant, tint bon aussi longtemps qu'elle put; et, dans la crainte de céder trop vite et trop aisément à mes vœux, voici ce qu'elle imagina et à quel expédient elle eut recours.

Il y avait alors à Paris un musicien allemand qui jouissait d'une haute réputation comme théoricien: c'était Antoine Reicha. Outre ses fonctions de professeur de composition au Conservatoire, dont Cherubini était alors directeur, Reicha donnait chez lui des leçons particulières. Ma mère songea à me mettre entre ses mains et demanda au proviseur du lycée l'autorisation de venir me prendre les dimanches, à l'heure où le collège allait en promenade, et de me conduire chez Reicha pour y commencer l'étude de l'harmonie, du contre-point, de la fugue, en un mot, les préliminaires de l'art de la composition. Ma sortie, ma leçon et ma rentrée au collège représentaient environ le temps consacré à la promenade; mes études régulières ne devaient donc souffrir en rien de cette faveur de sortie exceptionnelle. Le proviseur consentit, et ma mère me conduisit chez Reicha. Mais, en me confiant à lui, voici ce qu'elle lui dit en secret, ainsi qu'elle me l'a raconté elle-même plus tard:

—Mon cher monsieur Reicha, je vous amène mon fils, un enfant qui déclare vouloir se livrer à la composition musicale. Je vous l'amène contre mon gré; cette carrière des arts m'effraie pour lui, car je sais de quelles difficultés elle est hérissée. Toutefois, je ne veux avoir à m'adresser, ni que mon fils soit en droit de m'adresser, un jour, le reproche d'avoir entravé sa carrière et mis obstacle à son bonheur. Je veux donc m'assurer, d'abord, que ses dispositions sont réelles et que sa vocation est solide. C'est pourquoi je vous prie de le mettre à une sérieuse épreuve. Accumulez devant lui les difficultés: s'il est vraiment appelé à faire un artiste, elles ne le rebuteront pas; il en triomphera. Si, au contraire, il se décourage, je saurai à quoi m'en tenir, et je ne laisserai certainement pas s'engager dans une carrière dont il n'aurait pas l'énergie de surmonter les premiers obstacles.

Reicha promit à ma mère de me soumettre au régime qu'elle exigeait; il tint parole, autant du moins qu'il était en lui.

Comme échantillon de mes petits talents de gamin, j'avais porté à Reicha quelques pages de musique, des romances, des préludes, des bouts de valse, que sais-je? tout le peu qui avait passé jusque-là par ma petite cervelle.

Sur quoi, Reicha avait dit à ma mère:

—Cet enfant-là sait déjà beaucoup de ce que j'aurai à lui apprendre; seulement, il ignore qu'il le sait.

Lorsqu'au bout d'un an ou deux je fus arrivé à des exercices d'harmonie un peu plus qu'élémentaires, contrepoint de toute espèce, fugues, canons, etc., ma mère lui demanda:

—Eh bien, qu'en pensez-vous?

—Je pense, chère madame, qu'il n'y a pas moyen de le dégoûter: rien ne le rebute; tout l'amuse; tout l'intéresse; et, ce qui me plaît surtout chez lui, c'est qu'il veut toujours savoir le pourquoi.

—Allons! dit ma mère, il faut se résigner.

Je savais qu'avec elle il n'y avait pas à plaisanter. Plusieurs fois elle m'avait dit:

—Tu sais, si cela ne marche pas bien, un fiacre, et chez le notaire!...

Le notaire! c'était assez pour me faire faire l'impossible.

D'autre part, mes notes de collège étaient bonnes; et, en dépit de la menace suspendue sur moi de me faire redoubler mes classes pour gagner du temps, j'avais soin de ne pas donner à mes maîtres le droit de considérer ma passion musicale comme nuisible à mes études. Une fois pourtant, je fus puni, et même assez sévèrement, pour n'avoir pas achevé je ne sais quel devoir. Le maître d'étude me mit en retenue avec un gros pensum, quelque chose comme cinq cents vers à copier. J'étais donc en train d'écrire, ou plutôt de gribouiller avec cette rapidité négligente qu'on apporte d'ordinaire à de semblables exercices, lorsque le surveillant s'approcha de la table. Après m'avoir observé en silence pendant quelques instants, il me mit doucement la main sur l'épaule, et me dit:

—C'est bien mal écrit, ce que vous faites là!

Je relevai la tête et répondis:

—Tiens! si vous croyez que c'est amusant!

—Cela vous ennuie parce que vous le faites mal; si vous y apportiez plus de soin, ajouta-t-il paisiblement, cela vous ennuierait bien moins.

Cette simple parole, si pleine de sens, si tranquille, prononcée avec un accent de bonté patiente et persuasive, fut pour moi une telle lumière que, depuis ce jour, je ne me souviens pas d'avoir apporté de négligence ou de légèreté à mon travail: elle a été, pour moi, une révélation soudaine, complète et définitive de l'attention et de l'application. Je me remis à mon pensum que j'achevai dans de tout autres dispositions, et l'ennui disparut sous le contentement et le profit du bon conseil que je venais de recevoir.


Cependant, mes études musicales se poursuivaient avec fruit et m'attachaient de plus en plus.

Une vacance de plusieurs jours arriva (les congés du jour de l'an), et ma mère en profita pour me procurer un plaisir qui fut en même temps une grande et salutaire leçon. On donnait aux Italiens le Don Giovanni de Mozart. Ma mère m'y conduisit elle-même; et cette divine soirée passée auprès d'elle, dans une petite loge des quatrièmes du Théâtre-Italien, est restée l'un des plus mémorables et des plus délicieux souvenirs de ma vie. Je ne sais si ma mémoire est fidèle, mais je crois que c'est Reicha qui avait conseillé à ma mère de me mener entendre Don Juan.

Devant le récit de l'émotion que me fit éprouver cet incomparable chef-d'œuvre, je me demande si ma plume pourra jamais la traduire, je ne dis pas fidèlement, cela me paraît impossible, mais au moins de manière à donner quelque idée de ce qui s'est passé en moi pendant ces heures uniques dont le charme a dominé ma vie comme une apparition lumineuse et une sorte de vision révélatrice. Dès le début de l'ouverture, je me sentis transporté, par les solennels et majestueux accords de la scène finale du Commandeur, dans un monde absolument nouveau. Je fus saisi d'une terreur qui me glaçait; et, lorsque vint cette progression menaçante sur laquelle se déroulent ces gammes ascendantes et descendantes, fatales et implacables comme un arrêt de mort, je fus pris d'un tel effroi que ma tête tomba sur l'épaule de ma mère, et qu'ainsi enveloppé par cette double étreinte du beau et du terrible, je murmurai ces mots:

—Oh! maman, quelle musique! c'est vraiment la musique, cela!

L'audition de l'Otello de Rossini avait remué en moi les fibres de l'instinct musical; mais l'effet que me produisit le Don Juan eut une signification toute différente et une tout autre portée. Il me semble qu'il dut y avoir entre ces deux sortes d'impressions quelque chose d'analogue à ce que ressentirait un peintre qui passerait tout à coup du contact des maîtres vénitiens à celui des Raphaël, des Léonard de Vinci et des Michel-Ange. Rossini m'avait fait connaître l'ivresse de la volupté purement musicale: il avait charmé, enchanté mon oreille. Mozart faisait plus: à cette jouissance si complète au point de vue exclusivement musical et sensible, se joignait, cette fois, l'influence si profonde et si pénétrante de la vérité d'expression unie à la beauté parfaite. Ce fut, d'un bout à l'autre de la partition, un long et inexprimable ravissement. Depuis les pathétiques accents du trio de la mort du Commandeur et de Donna Anna sur le corps de son père, jusqu'à cette grâce de Zerline, et à cette suprême et magistrale élégance du trio des Masques et de celui qui commence le deuxième acte sous le balcon de Donna Elvire, tout, enfin (car, dans cette œuvre immortelle, il faudrait tout citer), me procura cette espèce de béatitude qu'on ne ressent qu'en présence des choses absolument belles qui s'imposent à l'admiration des siècles, et servent, pour ainsi dire, d'étiage au niveau esthétique dans les arts. Cette représentation compte pour les plus belles étrennes de mes années d'enfance; et plus tard, lorsque j'obtins le grand prix de Rome, en 1839, ce fut de la grande partition de Don Juan que ma pauvre mère me fit cadeau pour me récompenser.

Cette année-là fut, au reste, particulièrement favorable au développement de ma passion pour la musique. Après Don Juan, j'entendis, pendant la semaine sainte, deux concerts spirituels de la Société des concerts du Conservatoire, alors dirigée par Habeneck. À l'un d'eux, on exécuta la Symphonie pastorale de Beethoven, et, à l'autre, la Symphonie avec chœurs du même maître. Ce fut un nouvel élan donné à mon ardeur musicale, et je me souviens très bien que, tout en me révélant la personnalité si fière, si hardie de ce génie gigantesque et unique, ces deux auditions me laissèrent comme la conscience instinctive d'un langage semblable, au moins par bien des côtés, à celui auquel m'avait initié l'audition de Don Juan: quelque chose me disait que ces deux grands génies si diversement incomparables avaient une patrie commune et appartenaient aux mêmes doctrines.

Mon temps de collège s'avançait. Parmi les ressorts que ma mère avait mis en jeu pour me donner à réfléchir sur les conséquences de ma détermination, outre qu'elle comptait toujours un peu sur le redoublement de mes classes, elle avait espéré me dissuader en me déclarant formellement que si j'amenais un mauvais numéro au tirage pour la conscription, elle serait obligée de me laisser partir, étant trop pauvre pour payer un remplaçant militaire. Évidemment, ce n'était là qu'un expédient: la chère femme, qui avait, à coup sûr, mangé plus d'une fois du pain sec pour que ses enfants ne manquassent de rien, aurait vendu son lit plutôt que de se séparer de l'un de nous; et, comme j'étais en âge de sentir et de comprendre tout ce qu'une pareille vie de travail, de dévouement et de sacrifices m'imposait d'obligations, de respect et d'amour pour ma mère, je lui dis, lorsqu'elle me parla de la conscription:

—C'est bien, maman; ne m'en parlez plus; j'en fais mon affaire: je me rachèterai moi-même, j'aurai le grand prix de Rome.


J'étais alors en troisième. Il s'était passé, dans la classe, un événement qui m'avait attiré une certaine considération parmi mes camarades.

Nous avions pour professeur un certain M. Roberge qui avait un faible tout particulier pour les vers latins. Être fort en vers latins, c'était être sûr de conquérir ses bonnes grâces. On avait fait, un jour, à M. Roberge, je ne sais plus quelle farce, dont l'auteur ne voulait pas se déclarer et dont aucun de nous ne se serait permis de révéler la provenance. M. Roberge, devant ce refus d'aveu, frappa la classe entière d'une privation de congé. Comme on touchait aux vacances de Pâques, qui représentaient peut-être quatre ou cinq jours de sortie, la punition était terrible. Néanmoins la solidarité lycéenne ne broncha pas et le coupable resta ignoré.

L'idée me vint alors de prendre M. Roberge par son faible et d'essayer de le fléchir. Sans en rien dire à mes camarades, je composai une pièce de vers latins dont le sujet était le chagrin de petits oiseaux enfermés dans une cage, loin des campagnes, des bois, du soleil, de l'air, et redemandant à grands cris leur liberté. Il faut croire que le sentiment sous la dictée duquel j'écrivis mes vers me porta bonheur. En entrant en classe, je profitai d'un moment où M. Roberge avait les yeux tournés, et je déposai furtivement sur sa chaise ma petite composition. Lorsqu'il fut installé à sa place, il aperçut le papier, le déplia, il se mit à le lire. Puis il dit:

—Messieurs, quel est l'auteur de cette pièce de vers?

Je levai la main.

—Elle est très bien, dit-il; puis il ajouta:—Messieurs, je lève la privation de congé; remerciez votre camarade Gounod dont le travail vous a mérité votre délivrance.

On devine les honneurs civiques dont je fus comblé en retour de cette amnistie ...

J'étais arrivé en seconde. Je me retrouvais sous le professorat de mon cher maître de sixième, Adolphe Régnier. J'avais là pour camarades Eugène Despois, qui devint un brillant élève de l'École normale et un humaniste si distingué; Octave Ducros de Sixt; enfin Albert Delacourtie, l'honorable et intelligent avoué qui est resté un de mes plus fidèles et meilleurs amis. C'est à peu près entre nous quatre que se partageait le «banc d'honneur». À Pâques, on me jugea assez avancé pour passer en rhétorique, où je ne fis qu'un séjour de trois mois, mes études ayant été assez satisfaisantes pour que ma mère renonçât au fameux projet de me faire redoubler des classes. Je quittai le lycée aux vacances; j'avais un peu plus de dix-sept ans.

Mais ma philosophie n'était pas faite, et ma mère n'entendait pas que mes études restassent inachevées. Il fut donc convenu et exigé que je continuerais mes études à la maison, et que, tout en poursuivant mon travail de composition, je préparerais mes examens pour le baccalauréat ès lettres, que je passai en effet au bout d'un an.

J'ai bien souvent regretté de n'y avoir pas ajouté le baccalauréat ès sciences, qui m'eût familiarisé de bonne heure avec une foule de notions dont je n'ai apprécié que plus tard toute l'importance et sur lesquelles je suis malheureusement resté un ignorant! Mais le temps pressait; il fallait se mettre en état de remporter ce prix de Rome auquel je m'étais engagé, et qui était une question de vie ou de mort pour mon avenir: or, il n'y avait pas un jour à perdre.


Reicha venait de mourir: je me trouvais sans professeur. Ma mère eut la pensée de me conduire chez Cherubini, et de lui demander mon admission dans une des classes de composition du Conservatoire. J'emportai sous mon bras quelques-uns de mes cahiers de leçons avec Reicha, afin de pouvoir renseigner Cherubini sur le point où j'en étais. Cette exhibition ne fut pas nécessaire. Cherubini s'informa verbalement de mon passé; et, lorsqu'il sut que j'étais élève de Reicha (qui avait cependant professé au Conservatoire), il dit à ma mère:

—Eh bien! maintenant, il faut qu'il recommence tout dans une autre manière. Je n'aime pas la manière de Reicha: c'est un Allemand; il faut que le petit suive la méthode italienne: je vais le mettre dans la classe de contrepoint et de fugue de mon élève Halévy.

Or, pour Cherubini, l'école italienne, c'était la grande école qui descend de Palestrina, comme, pour les Allemands, le maître par excellence est Sébastien Bach. Loin de me décourager, cette décision me ravit.

—Tant mieux, me disais-je et répétais-je à ma mère, je n'en serai que mieux armé, ayant pris de chacune de ces deux grandes écoles ce qu'elles ont de particulier: tout est pour le mieux!

J'entrai dans la classe d'Halévy; en même temps, Cherubini me mit, pour la composition lyrique, entre les mains de Berton, l'auteur de Montano et Stéphanie et d'un grand nombre d'ouvrages qui avaient joui d'une réputation méritée; esprit fin, aimable, délicat, grand admirateur de Mozart, dont il recommandait la lecture assidue.

—Lisez Mozart, répétait-il sans cesse, lisez les Noces de Figaro!

Il avait bien raison; ce devrait être le bréviaire des musiciens: Mozart est à Palestrina et à Bach ce que le Nouveau Testament est à l'Ancien dans l'esprit d'une seule et même Bible. Berton étant mort environ deux mois après mon entrée dans sa classe, Cherubini me plaça dans celle de Le Sueur, l'auteur des Bardes, de la Caverne, de plusieurs messes et oratorios: esprit grave, recueilli, ardent, d'une inspiration parfois biblique, très enclin aux sujets sacrés; grand, le visage pâle comme la cire, l'air d'un vieux patriarche. Le Sueur m'accueillit avec une bonté et une tendresse paternelles; il était aimant, il avait un cœur chaud. Sa fréquentation, qui, malheureusement pour moi, n'a duré que neuf ou dix mois, m'a été très salutaire, et j'ai reçu de lui des conseils dont la lumière et l'élévation lui assurent un titre ineffaçable à mon souvenir et à ma reconnaissante affection.

Je refis, sous la direction d'Halévy, tout mon chemin de contrepoint et de fugue; mais, en dépit de mon travail, dont mon maître était pourtant satisfait, je n'obtins jamais de prix au Conservatoire; mon objectif unique était ce grand prix de Rome que je m'étais engagé à remporter coûte que coûte.

J'allais avoir dix-neuf ans, lorsque je concourus pour la première fois. Je remportai le second prix. Lesueur étant mort, je devins élève de Paër, qui l'avait remplacé comme professeur de composition. Je concourus de nouveau l'année suivante; ma mère était pleine de crainte et d'espoir à la fois: désormais, je ne pouvais plus avoir que le grand prix ou un échec. Ce fut un échec! J'avais vingt ans, l'âge de la conscription! Mais mon second prix de l'année précédente me valait un sursis d'un an. Il me restait donc encore les chances d'un troisième et dernier concours. Pour me consoler de ma défaite, ma mère m'emmena faire un voyage d'un mois en Suisse. Elle avait alors, malgré ses cinquante-huit ans, toute la verdeur d'une femme de trente ans. Pour moi qui, en dehors de Paris, n'avais encore vu que Versailles, Rouen et le Havre, ce voyage ne fut qu'une suite d'enchantements, depuis Genève, par Chamonix, l'Oberland, le Righi, les lacs, et le retour par Bâle. Je ne désadmirais pas. Nous parcourions la Suisse à dos de mulets, partant de grand matin, nous couchant tard, ma mère toujours levée la première et toute prête avant de me réveiller.

Je rentrai à Paris plein d'une nouvelle ardeur pour le travail, et bien résolu à en finir, cette fois, avec le grand prix de Rome. L'époque de ce concours si impatiemment attendu arriva enfin. J'entrai en loge, et je remportai le prix. Ma pauvre mère en pleura: de joie, d'abord, puis aussi de la pensée que ce triomphe, c'était la séparation prochaine, et une séparation de trois ans, dont deux passés à Rome et l'autre en Allemagne. Jamais nous ne nous étions quittés, et la fable des Deux Pigeons allait devenir sa pensée quotidienne.


Les artistes qui avaient remporté les autres grands prix la même année que moi étaient: pour la peinture, Hébert; pour la sculpture, Gruyère; pour l'architecture, Le Fuel; pour la gravure en médailles, Vauthier, petit-fils de Galle.

À la fin d'octobre avait lieu la distribution solennelle des prix de Rome, séance publique annuelle, dans laquelle est exécutée la cantate du musicien lauréat. Mon frère, qui était architecte, avait fait, comme élève de Huyot, d'excellentes études à l'École des beaux-arts. Ne voulant pas quitter notre mère, prévoyant peut-être que le grand prix lui enlèverait, un jour, le plus jeune de ses deux fils, mon frère avait renoncé au concours de Rome, qui l'eût éloigné, pour cinq ans, de cette mère qu'il adorait et dont il était l'appui et le soutien. Mais il avait remporté ce qu'on appelait le prix départemental, qui était accordé à l'élève ayant obtenu le plus de médailles pendant le cours de ses études à l'École des beaux-arts. Ce prix était proclamé en séance publique de l'Institut, et notre mère eut la joie de voir couronner ses deux fils le même jour.

J'ai dit que mon frère avait été élevé au lycée de Versailles. C'est là qu'il avait connu Le Fuel, dont le père était lui-même architecte au château, et qui devait, plus tard, rendre illustre le nom qu'il portait. Le Fuel avait retrouvé mon frère comme condisciple à l'atelier du célèbre architecte Huyot, l'un des auteurs de l'Arc de Triomphe de l'Étoile, et, depuis lors, ils s'étaient liés d'une amitié que rien désormais ne devait rompre. Le Fuel avait près de neuf ans de plus que moi. Ma mère, qui l'aimait comme un fils, me confia à lui, on devine avec quelles instances, et je dois à la mémoire de cet excellent ami de dire qu'il s'acquitta de sa mission avec la plus fidèle et la plus vigilante sollicitude.


Avant mon départ, l'occasion s'offrit à moi de me livrer à un travail bien sérieux à tout âge et surtout au mien, une messe. Le maître de chapelle de Saint-Eustache, Dietsch, qui était alors chef des chœurs à l'Opéra, me dit un jour:

—Écrivez donc une messe avant de partir pour Rome; je vous la ferai exécuter à Saint-Eustache.

Une messe! de moi! dans Saint-Eustache! Je crus rêver. J'avais cinq mois devant moi; je me mis résolument à l'œuvre, et, au jour dit, j'étais prêt, grâce à l'activité laborieuse de ma mère qui m'avait aidé à copier les parties d'orchestre, car nous n'avions pas le moyen de payer un copiste. Une messe à grand orchestre, s'il vous plaît! je la dédiai, avec autant de témérité que de reconnaissance, à la mémoire de mon cher et regretté maître Le Sueur, et j'en dirigeai, moi-même, l'exécution à Saint-Eustache.

Ma messe n'était certes pas une œuvre remarquable: elle dénotait l'inexpérience qu'on pouvait attendre d'un jeune homme encore tout novice dans le maniement de cette riche palette de l'orchestre dont la possession demande une si longue pratique; quant à la valeur des idées musicales considérées en elles-mêmes, elle se bornait à un sentiment assez juste, à un instinct assez vrai de conformité au sens du texte sacré; mais la fermeté du dessin, le voulu y laissait fort à désirer. Quoi qu'il en soit, ce premier essai me valut de bienveillants encouragements, parmi lesquels celui-ci, dont je fus particulièrement touché. Au moment où je rentrais à la maison avec ma mère après l'exécution de la messe, je trouvai à la porte de notre appartement (nous demeurions alors au rez-de-chaussée 8, rue de l'Éperon) un commissionnaire qui m'attendait, une lettre à la main. Je prends la lettre, je l'ouvre, et je lis ceci:

«Bravo, cher homme que j'ai connu enfant! Honneur au Gloria, au Credo, surtout au Sanctus! c'est beau; c'est vraiment religieux! Bravo et merci; vous m'avez rendu bien heureux.»

C'était de l'excellent M. Poirson, mon ancien proviseur de Saint-Louis, alors proviseur du lycée Charlemagne. Il avait vu annoncer l'exécution d'une messe de moi, et il était accouru, tout plein d'intérêt et de sollicitude, pour entendre les débuts du jeune artiste auquel il avait dit, sept ans auparavant:

—Va, mon enfant, fais de la musique!

Je fus tellement touché de son souvenir que je ne pris même pas le temps d'entrer chez moi; je ne fis qu'un bond dans la rue, je montai dans un cabriolet ... et j'arrive au lycée Charlemagne, rue Saint-Antoine, où je trouve mon cher ancien proviseur qui m'ouvre les bras et m'embrasse de tout son cœur.

Je n'avais plus que quatre jours à passer avec cette mère de qui j'allais me séparer pour trois ans et qui, à travers ses larmes, préparait toutes choses pour le jour de mon départ. Ce jour arriva rapidement.


II

L'ITALIE

Le 5 décembre 1839, Lefuel, Vauthier et moi, nous prenions, à huit heures du soir, la malle-poste qui partait de la rue Jean-Jacques-Rousseau. Mon frère seul était venu nous dire adieu. Notre première étape était Lyon. De là nous descendions le Rhône par Avignon, Arles, etc ... jusqu'à Marseille. À Marseille, nous prenions un voiturin.

Le voiturin! que de souvenirs dans ce mot! Pauvre vieux véhicule écroulé, écrasé, broyé sous la vitesse haletante, vertigineuse des roues de fer de la vapeur! Le voiturin, qui permettait de s'arrêter, de regarder, d'admirer paisiblement tous les sites à travers lesquels—quand ce n'est pas par-dessous lesquels—la rugissante locomotive vous emporte maintenant comme un simple colis, et vous lance à travers l'espace avec la furie d'un bolide! Le voiturin, qui vous faisait passer, peu à peu, graduellement, discrètement, d'un aspect à un autre, au lieu de cet obus à rails qui vous prend endormis sous le ciel de Paris et vous jette, au réveil, sous celui de l'Orient, sans transition, ni d'esprit ni de température, brutalement, comme une marchandise, à l'anglaise! Beaucoup, vite et à fond de cale: comme du poisson qu'on expédie par le rapide pour qu'il arrive encore frais!

Si, du moins, le Progrès, ce conquérant sans pitié, laissait la vie aux vaincus! Mais non: le voiturin n'est plus!... Je le bénis d'avoir été: il m'a permis de jouir en détail de cette admirable route de la Corniche qui prépare si bien le voyageur au climat et aux beautés pittoresques de l'Italie: Monaco, Menton, Sestri, Gênes, la Spezia, Trasimène, la Toscane avec Pise, Lucques, Sienne, Pérouse, Florence; enseignement progressif et alternatif de la nature qui explique les maîtres et des maîtres qui vous apprennent à regarder la nature. Tout cela, nous l'avons pendant près de deux mois dégusté, savouré à notre aise; et, le 27 janvier 1840, nous entrions dans cette Rome qui allait devenir notre résidence, notre éducatrice, notre initiatrice aux grandes et sévères beautés de la nature et de l'art.

Le Directeur de l'Académie de France à Rome était alors M. Ingres. Mon père l'avait connu tout jeune. Dès notre arrivée, nous montâmes, comme c'était notre devoir, chez le directeur, pour lui être présentés, chacun par notre nom. Il ne m'eut pas plutôt aperçu qu'il s'écria:

—C'est vous qui êtes Gounod! Dieu! ressemblez-vous à votre père!

Et il me fit de mon père, de son talent de dessinateur, de sa nature, du charme de son esprit et de sa conversation, un éloge que j'étais fier d'entendre de la bouche d'un artiste de cette valeur, et qui était bien le plus doux accueil possible à mon arrivée.

Chacun de nous s'étant installé ensuite dans le logement qui lui était destiné,—logement qui se composait d'une grande pièce unique qu'on appelait une loge et qui servait de cabinet de travail et de chambre à coucher,—mon premier sentiment fut celui de ce long exil qui me séparait de ma mère. Je me demandai comment mon travail de pensionnaire suffirait à me faire prendre en patience un éloignement que le séjour de Rome et celui de l'Allemagne devaient faire durer trois ans.

De ma fenêtre, j'apercevais au loin le dôme de Saint-Pierre, et je m'abandonnais volontiers à la mélancolie dans laquelle me plongeait ma première expérience de la solitude, bien qu'à tout prendre ce ne fût pas une solitude que ce palais où nous étions vingt-deux pensionnaires, réunis chaque jour au moins deux fois autour de la table commune,—dans cette fameuse salle à manger tapissée des portraits de tous les pensionnaires depuis la fondation de l'Académie,—et que je fusse de nature à faire de suite connaissance et bon ménage avec tous mes camarades.

Je dois l'avouer: une des causes qui contribuèrent le plus à cette tristesse fut assurément l'impression que me fit mon arrivée à Rome. Ce fut une déception complète. Au lieu de la ville que je m'étais figurée, d'un caractère majestueux, d'une physionomie saisissante, d'un aspect grandiose, pleine de temples, de monuments antiques, de ruines pittoresques, je me trouvais dans une vraie ville de province, vulgaire, incolore, sale presque partout: j'étais en pleine désillusion, et il n'aurait pas fallu grand chose pour me faire renoncer à ma pension, reboucler ma malle et me sauver au plus vite à Paris pour y retrouver tout ce que j'aimais.

Certes, Rome renfermait tout ce que j'avais rêvé, mais non de manière à frapper tout d'abord: il fallait l'y chercher; il fallait fouiller çà et là et interroger peu à peu cette grandeur endormie du glorieux passé et faire revivre, en les fréquentant, les ruines muettes, les ossements de l'antiquité romaine.

J'étais trop jeune alors, non seulement d'âge, mais encore et surtout de caractère; j'étais trop enfant pour saisir et comprendre, au premier coup d'œil, le sens profond de cette ville grave, austère, qui ne me parut que froide, sèche, triste et maussade, et qui parle si bas qu'on ne l'entend qu'avec des oreilles préparées par le silence et initiées par le recueillement. Rome peut dire ce que la Sainte Écriture fait dire à Dieu par rapport à l'âme: «Je la conduirai dans la solitude et là je parlerai à son cœur.»

Rome est, à elle seule, tant de choses, et ces choses sont enveloppées d'un calme si profond, d'une majesté si tranquille et si sereine qu'il est impossible d'en soupçonner, au premier abord, le prodigieux ensemble et l'inépuisable richesse. Son passé comme son présent, son présent comme sa destinée, font d'elle la capitale non d'un pays mais de l'humanité. Quiconque y a vécu longtemps le sait bien; et, à quelque nation que l'on appartienne, quelque langue que l'on parle, Rome parle une langue si universelle qu'on ne peut plus la quitter sans sentir que l'on quitte une patrie.

Peu à peu, je sentis ma mélancolie faire place à une disposition tout autre. Je me familiarisai avec Rome et je sortis de cette espèce de linceul où j'étais renfermé.

Toutefois je n'étais pas demeuré absolument oisif. Ma distraction favorite était la lecture du Faust de Goethe, en français, bien entendu, car je ne savais pas un mot d'allemand; je lisais, en outre, et avec grand plaisir, les poésies de Lamartine: avant de songer à mon premier envoi de Rome, pour lequel j'avais du temps devant moi, je m'étais occupé à écrire plusieurs mélodies, au nombre desquelles se trouvaient le Vallon ainsi que le Soir, dont la musique devait être, dix ans plus tard, adaptée à la scène de concours du premier acte de mon opéra, Sapho, sur les beaux vers de mon ami et illustre collaborateur Émile Augier: «Héro, sur la tour solitaire ...»—Je les écrivis toutes deux à peu de jours de distance et presque dès mon arrivée à la Villa Médicis.

Six semaines environ s'écoulèrent; mes yeux s'étaient habitués à cette ville dont le silence m'avait causé l'impression d'un désert; ce silence même commençait à me charmer, à devenir un bien-être, et je trouvais un plaisir particulier à fréquenter le Forum, les ruines du Palatin, le Colisée, tous ces restes d'une grandeur et d'une puissance disparues, sur lesquels s'étend, depuis des siècles, la houlette auguste et pacifique du Pasteur des peuples et de la Dominatrice des nations.

J'avais fait connaissance et peu à peu lié amitié avec une excellente famille, les Desgoffe, qui recevaient l'hospitalité de M. et de madame Ingres. Alexandre Desgoffe était, non un pensionnaire de Rome, mais un élève de M. Ingres, paysagiste d'un talent noble et sévère. Il habitait l'Académie avec sa femme et sa fille, une charmante enfant de neuf ans,—devenue depuis madame Paul Flandrin, épouse et mère aussi admirable qu'elle avait été une fille parfaite.—Desgoffe était une nature rare: cœur profond, digne, dévoué, modeste; simple et limpide comme un enfant; fidèle et généreux. Ce fut, on le pense bien, une grande joie pour ma mère lorsque je lui écrivis qu'il y avait près de moi des êtres excellents qui me témoignaient une véritable affection et auprès desquels je pouvais trouver quelque adoucissement à ma solitude et, au besoin, des soins affectueux et dévoués.


Notre soirée du dimanche se passait habituellement dans le grand salon du directeur, chez qui les pensionnaires avaient, ce jour-là, leurs entrées de droit. On y faisait de la musique. M. Ingres m'avait pris en amitié. Il était fou de musique; il aimait passionnément Haydn, Mozart, Beethoven, Gluck surtout, qui, par la noblesse et l'accent pathétique de son style, lui semblait un Grec, un descendant d'Eschyle, de Sophocle et d'Euripide. M. Ingres jouait du violon: ce n'était pas un exécutant, moins encore un virtuose; mais il avait, dans sa jeunesse, fait sa partie de violon dans l'orchestre du théâtre de sa ville natale, Montauban, où il avait pris part à l'exécution des opéras de Gluck. J'avais lu et étudié les œuvres de Gluck. Quant au Don Juan de Mozart, je le savais par cœur, et, bien que je ne fusse pas un pianiste, je me tirais assez passablement d'affaire pour pouvoir régaler M. Ingres du souvenir de cette partition qu'il adorait. Je savais également, de mémoire, les symphonies de Beethoven, pour lesquelles il avait une admiration passionnée: nous passions souvent une partie de la nuit à nous entretenir ainsi tous deux dans l'intimité des grands maîtres, et en peu de temps je fus tout à fait dans ses bonnes grâces.

Qui n'a pas connu intimement M. Ingres n'a pu avoir de lui qu'une idée inexacte et fausse. Je l'ai vu de très près, familièrement, souvent, longtemps; et je puis affirmer que c'était une nature simple, droite, ouverte, pleine de candeur et d'élan, et d'un enthousiasme qui allait parfois jusqu'à l'éloquence. Il avait des tendresses d'enfant et des indignations d'apôtre; il était d'une naïveté et d'une sensibilité touchantes et d'une fraîcheur d'émotion qu'on ne rencontre pas chez les poseurs, comme on s'est plu à dire qu'il l'était.

Sincèrement humble et petit devant les maîtres, mais digne et fier devant la suffisance et l'arrogance de la sottise; paternel pour tous les pensionnaires qu'il regardait comme ses enfants et dont il maintenait le rang avec une affection jalouse au milieu des visiteurs, quels qu'ils fussent, qui étaient reçus dans ses salons, tel était le grand et noble artiste dont j'allais avoir le bonheur de recueillir les précieux enseignements.

Je l'ai beaucoup aimé, et je n'oublierai jamais qu'il a laissé tomber devant moi quelques-uns de ces mots lumineux qui suffisent à éclairer la vie d'un artiste quand il a le bonheur de les comprendre.

On connaît le mot célèbre de M. Ingres: «Le dessin est la probité de l'art.» Il en a dit devant moi un autre qui est toute une synthèse: «Il n'y a pas de grâce sans force.» C'est qu'en effet la grâce et la force sont complémentaires l'une de l'autre dans le total de la beauté, la force préservant la grâce de devenir mièvrerie, et la grâce empêchant la force de devenir brutalité. C'est l'harmonie parfaite de ces deux éléments qui marque le sommet de l'art et qui constitue le génie.

On a dit, et beaucoup l'ont machinalement répété, qu'il était despotique, intolérant, exclusif; il n'était rien de tout cela. S'il était contagieux, c'est qu'il avait la foi, et que rien au monde ne donne plus d'autorité. Je n'ai vu personne admirer plus de choses que lui, précisément parce qu'il voyait mieux que personne par où et pourquoi une chose est admirable. Seulement il était prudent; il savait à quel point l'entraînement des jeunes gens les expose à s'éprendre, à s'engouer, sans discernement et sans méthode, de certains traits personnels à tel ou tel maître; que ces traits, qui sont les caractères propres, distinctifs de chaque maître, leur physionomie individuelle à laquelle on les reconnaît comme nous nous reconnaissons les uns les autres, sont précisément aussi les propriétés incommunicables de leur nature; que, par conséquent, c'est d'abord et tout au moins un plagiat que de les vouloir imiter, et que, de plus, cette imitation tournera fatalement à l'exagération de qualités dont l'imitateur fera autant de défauts. Voilà ce qu'était M. Ingres et ce qui l'a fait accuser, très injustement, d'exclusivisme et d'intolérance.

L'anecdote suivante montrera combien il était sincère à revenir d'une première impression et peu obstiné dans ses répugnances. Je venais de lui faire entendre, pour la première fois, l'admirable scène de Caron et des Ombres, dans l'Alceste, non de Gluck, mais de Lulli; cette première audition lui avait laissé une impression de raideur, de sécheresse, de dureté farouche, si pénible qu'il s'écria:

—C'est affreux! c'est hideux! ce n'est pas de la musique! c'est du fer!

Je me gardai bien, moi jeune homme, de tenir tête à cette impétuosité d'un homme pour qui j'avais un tel respect; j'attendis et laissai passer l'orage. À quelque temps de là, M. Ingres revint sur le souvenir que lui avait laissé ce morceau,—souvenir déjà un peu adouci, à ce qu'il me semblait,—et me dit:

—Voyons donc cette scène de Lulli: Caron et les Ombres! Je voudrais réentendre cela.

Je la lui chantai de nouveau; et, cette fois, plus familiarisé sans doute avec le style primitif et rugueux de cette peinture si saisissante, il fut frappé de ce qu'il y a d'ironique et de narquois dans le langage de Caron, et de touchant dans les plaintes de ces Ombres errantes, à qui Caron refuse le passage dans sa barque parce qu'elles n'ont pas de quoi le payer. Peu à peu, il s'attacha tellement au caractère de cette scène qu'elle devint un de ses morceaux favoris et qu'il me la redemandait constamment.

Mais sa passion dominante était le Don Juan de Mozart, où nous restions parfois ensemble jusqu'à deux heures du matin, au point que madame Ingres, tombant de fatigue et de sommeil, était obligée de fermer le piano pour nous séparer et nous envoyer dormir chacun de notre côté.

Il est vrai qu'en fait de musique ses préférences étaient pour les Allemands et qu'il n'aimait pas beaucoup à parler de Rossini; mais il regardait le Barbier de Séville comme un chef-d'œuvre; il avait la plus grande admiration pour un autre maître italien, Cherubini, dont il a laissé un si magnifique portrait, et que Beethoven considérait comme le plus grand maître de son temps, ce qui n'est pas un mince éloge décerné par un tel homme. D'ailleurs, nous avons tous nos préférences: pourquoi M. Ingres n'aurait-il pas eu les siennes? Préférer n'est pas condamner ce que l'on ne préfère pas.


Une circonstance particulière favorisa et multiplia mes relations avec M. Ingres. J'aimais beaucoup à dessiner: aussi emportais-je souvent un album dans mes excursions à travers Rome. Un jour, en revenant d'une de mes promenades, je me trouvai, à la porte de l'Académie, nez à nez avec M. Ingres, qui rentrait aussi. Il aperçut mon album sous mon bras et me dit, en fixant sur moi ce regard à la fois profond et lumineux qui lui était propre:

—Qu'est-ce que vous avez là, sous le bras?

Je répondis, un peu troublé:

—Mais ... monsieur Ingres ... c'est ... un album!

—Un album? et pour quoi faire? vous dessinez donc?

—Oh!... monsieur Ingres!... non ... c'est-à-dire ... oui ... je dessine un peu.. mais ... si peu ...

—Vraiment? Ah! voyons! montrez-moi ça!

Et, ouvrant mon album, il tomba sur une petite figure de Sainte Catherine que je venais de copier, le jour même, d'après une fresque attribuée à Masaccio, dans la vieille basilique de Saint-Clément, non loin du Colisée.

—C'est vous qui avez fait ça? me dit M. Ingres.

—Oui, monsieur.

—Tout seul?

—Oui, monsieur.

—Ah çà!... mais ... savez-vous bien que vous dessinez comme votre père!

—Oh!... monsieur Ingres!...

Puis, me regardant sérieusement:

—Vous me ferez des calques.

Faire des calques pour M. Ingres! peut-être les faire auprès de lui! m'éclairer de ses rayons! me chauffer à son enthousiasme! J'étais suffoqué d'honneur et de joie.

C'était, en effet, à côté de lui, le soir, à la lampe, que je me livrais à cette occupation si attachante et, en même temps, si instructive pour moi, tant par les chefs-d'œuvre qui passaient sous la pointe soigneuse de mon crayon que par tout ce que je recueillais de la conversation de M. Ingres. Je fis pour lui près d'une centaine de calques, d'après des gravures de sujets primitifs, qui eurent l'honneur d'habiter ses cartons, et dont plusieurs n'avaient pas moins de quarante centimètres de hauteur.

Un jour, M. Ingres me dit:

—Si vous voulez, je vous fais revenir à Rome avec le grand prix de peinture.

—Oh! monsieur Ingres, répondis-je, changer de carrière et en recommencer une autre! Et puis, quitter ma mère encore une fois! Oh! non, non ...


Cependant, comme après tout j'étais à Rome pour me livrer à la musique et non à la peinture, il fallait songer un peu sérieusement aux occasions d'y entendre de la musique. Ces occasions n'étaient pas précisément fréquentes, mais, surtout, il s'en fallait qu'elles fussent profitables et salutaires.

Et d'abord, en fait de musique religieuse, il n'y avait guère qu'un endroit que l'on pût décemment et utilement fréquenter, c'était la chapelle Sixtine, au Vatican: ce qui se passait dans les autres églises était à faire frémir! En dehors de la chapelle Sixtine—et de celle dite «des Chanoines», dans Saint-Pierre—la musique n'était pas même nulle: elle était exécrable. On n'imagine pas un tel assemblage, en pareil lieu, des inconvenances qui s'y étalaient en l'honneur du ciel. Tous les oripeaux de la musique profane passaient sur les tréteaux de cette mascarade religieuse. Aussi ne m'y reprit-on pas après les premières expériences.

J'allais, d'ordinaire, le dimanche, entendre l'office en musique à la chapelle Sixtine, le plus souvent en compagnie de mon camarade et ami Hébert ... Mais la Sixtine! pour en parler comme il conviendrait, ce ne serait pas trop des auteurs de ce qu'on y voit et de ce qu'on y entend,—ou plutôt de ce qu'on y entendait jadis, car, hélas! si l'on y peut voir encore l'œuvre sublime mais destructible et déjà bien altérée de l'immortel Michel-Ange, il paraît que les hymnes du divin Palestrina ne résonnent plus sous ces voûtes que la captivité politique du Souverain Pontife a rendues muettes et dont le vide pleure éloquemment l'absence de leur hôte sacré.

J'allais donc le plus possible à la chapelle Sixtine. Cette musique sévère, ascétique, horizontale et calme comme la ligne de l'Océan, monotone à force de sérénité, antisensuelle, et néanmoins d'une intensité de contemplation qui va parfois à l'extase, me produisit d'abord un effet étrange, presque désagréable. Était-ce le style même de ces compositions, entièrement nouveau pour moi, était-ce la sonorité particulière de ces voix spéciales que mon oreille entendait pour la première fois, ou bien cette attaque ferme jusqu'à la rudesse, ce martèlement si saillant qui donne un tel relief à l'exécution en soulignant les diverses entrées des voix dans ces combinaisons d'une trame si pleine et si serrée,—je ne saurais le dire. Toujours est-il que cette impression, pour bizarre qu'elle fût, ne me rebuta point. J'y revins encore, puis encore, et je finis par ne pouvoir plus m'en passer.

Il y a des œuvres qu'il faut voir ou entendre dans le lieu pour lequel elles ont été faites. La chapelle Sixtine est un de ces lieux exceptionnels; elle est un monument unique dans le monde. Le génie colossal qui en a décoré les voûtes et le mur de l'autel par ces incomparables conceptions de la Genèse et du Jugement dernier, ce peintre des Prophètes, avec lesquels il semble traiter d'égal à égal, n'aura sans doute jamais son pareil, non plus qu'Homère ou que Phidias. Les hommes de cette trempe et de cette taille ne se voient pas deux fois: ce sont des synthèses; ils embrassent un monde, ils l'épuisent, ils le ferment, et ce qu'ils ont dit, nul ne peut plus le redire après eux. La musique palestrinienne semble être une traduction chantée du vaste poème de Michel-Ange, et j'inclinerais à croire que les deux maîtres s'éclairent, pour l'intelligence, d'une lumière mutuelle: le spectateur développe l'auditeur, et réciproquement; si bien qu'au bout de quelque temps on est tenté de se demander si la chapelle Sixtine, peinture et musique, n'est pas le produit d'une seule et même inspiration. Musique et peinture s'y pénètrent dans une si parfaite et si sublime unité qu'il semble que le tout soit la double parole d'une seule et même pensée, la double voix d'un seul et même cantique; on dirait que ce qu'on entend est l'écho de ce qu'on regarde.

Il y a, en effet, entre l'œuvre de Michel-Ange et celle de Palestrina de telles analogies, une telle parenté d'impressions, qu'il est bien difficile de n'en pas conclure au même ensemble de qualités, j'allais dire de vertus chez ces deux intelligences privilégiées. De part et d'autre, même simplicité, même humilité dans l'emploi des moyens, même absence de préoccupation de l'effet, même dédain de la séduction. On sent que le procédé matériel, la main, ne compte plus, et que l'âme seule, le regard immuablement fixé vers un monde supérieur, ne songe qu'à répandre dans une forme soumise et subjuguée toute la sublimité de ses contemplations. Il n'y a pas jusqu'à la teinte générale, uniforme, dont cette peinture et cette musique sont enveloppées, qui ne semble faite d'une sorte de renoncement volontaire à toutes les teintes: l'art de ces deux hommes est pour ainsi dire un sacrement où le signe sensible n'est plus rien qu'un voile jeté sur la réalité vivante et divine. Aussi ni l'un ni l'autre de ces deux grands maîtres ne séduit-il tout d'abord. En toutes choses, c'est l'éclat extérieur qui attire; là, rien de pareil: il faut pénétrer au delà du visible et du sensible.

À l'audition d'une œuvre de Palestrina, il se passe quelque chose d'analogue à l'impression produite par la lecture d'une des grandes pages de Bossuet: rien ne frappe en route, et au bout du chemin on se trouve porté à des hauteurs prodigieuses; serviteur docile et fidèle de la pensée, le mot ne vous a ni détourné ni arrêté à son profit, et vous êtes parvenu au sommet, sans secousse, sans diversion, sans malversation, conduit par un guide mystérieux qui vous a caché sa trace et dérobé ses secrets. C'est cette absence de procédés visibles, d'artifices mondains, de coquetterie vaniteuse, qui rend absolument inimitables les œuvres supérieures: pour les atteindre, il ne faut rien de moins que l'esprit qui les a conçues et les ravissements qui les ont dictées.

Quant à l'œuvre immense, gigantesque de Michel-Ange, que pourrai-je en dire? Ce que Michel-Ange a répandu, dépensé, entassé de génie, non seulement comme peintre mais comme poète, sur les murs de ce lieu unique au monde est prodigieux. Quel assemblage puissant des faits ou des personnages qui résument ou symbolisent l'histoire capitale, l'histoire essentielle de notre race! Quelle conception que cette double lignée de Prophètes et de Sibylles, ces voyants et ces voyantes dont l'intuition perce les voiles de l'avenir et porte à travers les âges l'Esprit devant qui tout est présent! Quel livre que cette voûte remplie des origines de l'humanité, et qui se rattache, par la figure colossale du prophète Jonas échappé aux entrailles d'une baleine, au triomphe de cet autre Jonas arraché par sa propre puissance aux ténèbres du tombeau et vainqueur de la mort! Quel hosanna rayonnant et sublime que cette légion d'anges que le transport de leur enthousiasme roule et tord pour ainsi dire autour des instruments bénis de la Passion qu'ils emportent à travers l'espace lumineux jusque dans les hauteurs de la gloire céleste, tandis que, dans les abîmes inférieurs du tableau, la cohue des réprouvés se détache, lugubre et désespérée, sur les livides et dernières lueurs d'un jour qui semble leur dire adieu pour jamais! Et sur la voûte même, quelle traduction éloquente et pathétique des premières heures de nos premiers parents! Quelle révélation que ce geste prodigieux de l'acte créateur qui, sur cette statue encore inanimée du premier homme, vient de déposer cette «âme vivante» qui va le mettre en relation consciente avec le principe de son être! Quelle puissance immatérielle se dégage de cet espace vide, si étroit et d'une si profonde signification, laissé par le peintre entre le doigt créateur et la créature, comme s'il eût voulu dire que, pour passer et pour atteindre, la volonté divine ne connaît ni distance ni obstacle, et que pour Dieu, acte pur, comme s'exprime la langue théologique, vouloir et produire ne sont qu'une seule et même opération! Quelle grâce dans cette attitude soumise de la première femme lorsque, tirée des profondeurs du sommeil d'Adam, elle se trouve en présence de son Créateur et son Père! Quelle merveille que cet élan d'abandon filial et de gratitude expansive par lequel elle s'incline sous cette main qui l'accueille et la bénit avec une tendresse si calme et si souveraine!

Mais il faudrait s'arrêter à chaque pas, et on n'aurait encore qu'effleuré ce poème extraordinaire dont l'étendue donne le vertige. On pourrait presque dire, de ce vaste ensemble de peintures de la Bible, que c'est la Bible de la peinture. Ah! si les jeunes gens soupçonnaient ce qu'il y a d'éducation pour leur intelligence et de nourriture pour leur avenir dans ce sanctuaire de la chapelle Sixtine, ils y passeraient leurs journées entières, et les sollicitations de l'intérêt, pas plus que le souci de la renommée, n'auraient de prise sur des caractères façonnés à une si haute école de ferveur et de recueillement.


À côté de cette grande tradition de musique sacrée maintenue par les offices de la chapelle pontificale, j'avais à faire aussi comme pensionnaire, une part à l'étude de la musique dramatique. Le répertoire du théâtre, à cette époque, était à peu près entièrement composé des opéras de Bellini, de Donizetti, de Mercadante, toutes œuvres qui, malgré les qualités propres et l'inspiration parfois personnelle de leurs auteurs, étaient, par l'ensemble des procédés, par leur coupe de convention, par certaines formes dégénérées en formules, autant de plantes enroulées autour de ce robuste tronc rossinien dont elles n'avaient ni la sève ni la majesté, mais qui semblait disparaître sous l'éclat momentané de leur feuillage éphémère. Il n'y avait, en outre, aucun profit musical à recueillir de ces auditions bien inférieures, au point de vue de l'exécution, à celles qu'offrait le Théâtre-Italien de Paris, où les mêmes ouvrages étaient interprétés par l'élite des artistes contemporains. La mise en scène elle-même était parfois grotesque. Je me rappelle avoir assisté, au Théâtre Apollo, à Rome, à une représentation de Norma, dans laquelle les guerriers romains portaient une veste et un casque de pompier et un pantalon beurre frais de nankin à bandes rouge cerise: c'était absolument comique; on se serait cru chez Guignol.

J'allais donc rarement au théâtre, et je trouvais plus d'avantages à étudier chez moi les partitions de mes chers maîtres favoris, les Alceste de Lulli, les Iphigénies de Gluck, le Don Juan de Mozart, le Guillaume Tell de Rossini.

Outre les heures d'intimité passées auprès de M. Ingres pendant cette fameuse période des calques, j'avais la bonne fortune d'être admis à le voir travailler dans son atelier, et on devine si j'avais garde de ne pas profiter d'une telle faveur. Pendant qu'il peignait je lui faisais la lecture, et on peut penser que je m'interrompais plus d'une fois pour le regarder peindre. C'est ainsi que je l'ai vu reprendre et achever son tableau si exquis de la Stratonice, devenu la propriété du duc d'Orléans, et sa Vierge à l'hostie, destinée à la galerie de M. le comte Demidoff. L'histoire de ce dernier tableau offre une particularité très intéressante dont je fus le témoin. Dans la composition primitive, le premier plan n'était pas occupé par le ciboire surmonté de la sainte hostie, mais par une admirable figure de l'Enfant Jésus, couché, endormi, la tête reposant sur un oreiller dont sa petite main tenait un gland avec lequel il avait l'air de jouer encore. C'était ou, du moins, cela me semblait quelque chose d'exquis, comme grâce de dessin, comme charme de peinture, comme abandon d'attitude, que ce ravissant petit corps si lumineux et si potelé. M. Ingres lui-même en paraissait très satisfait, et lorsque je le quittai, au moment où le déclin du jour l'obligea de suspendre son travail, il était enchanté de sa journée. Le lendemain, dans l'après-midi, je remonte à son atelier:—plus d'Enfant Jésus! La figure avait disparu, entièrement grattée par le couteau à palette: il n'en restait plus trace.

—Ah! monsieur Ingres! m'écriai-je consterné.

Et lui, triomphant, l'air résolu:

—Mon Dieu, oui! me dit-il; oui!... souligna-t-il encore.

La splendeur du symbole divin venait de lui apparaître comme supérieure à cette lumineuse réalité humaine, et, par suite, plus digne des hommages de cette vierge adorant son fils: il n'avait pas hésité à sacrifier un chef-d'œuvre à une vérité. C'est à ces nobles préférences, c'est à cette rigueur désintéressée qu'on reconnaît les hommes dont le privilège et la récompense légitime sont dans cette autorité inamissible qui les classe parmi les guides et les docteurs des autres hommes.


La compagnie des pensionnaires de mon temps, à l'Académie de France, à Rome, comptait dans son sein bien des jeunes artistes, dont plusieurs sont devenus célèbres: entre autres, Lefuel, Hébert, Ballu, l'architecte, tous trois aujourd'hui membres de l'Institut; d'autres, ou qui se seraient illustrés ou qu'une mort prématurée a enlevés à leur art en pleine espérance pour leur pays: Papety le peintre, Octave Blanchard, Buttura, Lebouy, Brisset, Pils, les sculpteurs Diébolt et Godde, les musiciens Georges Bousquet, Aimé Maillart; autant de rejetons de cette école si décriée qui, après les Hippolyte Flandrin et les Ambroise Thomas, produisait Cabanel, Victor Massé, Guillaume, Cavelier, Georges Bizet, Baudry, Massenet et tant d'autres artistes éminents dont il faudrait joindre le nom à cette liste déjà respectable.

Les pensionnaires étaient souvent invités aux soirées de l'ambassade de France. C'est là que je vis, pour la première fois, Gaston de Ségur, alors attaché d'ambassade, devenu, depuis, le saint évêque que tout le monde sait, et que j'ai eu le bonheur de compter au nombre de mes plus tendres et plus fidèles amis.

Au séjour de Rome, qui était la résidence permanente et régulière, vinrent s'ajouter les excursions autorisées dans le reste de l'Italie.

Je n'oublierai jamais l'impression que me fit Naples la première fois que j'y arrivai, avec mon camarade Georges Bousquet, mort aujourd'hui, et qui avait eu le grand prix de musique l'année précédente. Nous faisions le voyage avec le marquis Amédée de Pastoret, qui avait écrit les paroles de la cantate avec laquelle je venais de remporter le prix.

Ce climat enchanteur qui fait pressentir et deviner le ciel de la Grèce, ce golfe, bleu comme le saphir, encadré dans une ceinture de montagnes et d'îles dont les pentes et les sommets prennent, au coucher du soleil, cette gamme incessamment changeante de teintes magiques qui défieraient les plus riches velours et les pierreries les plus étincelantes, tout cela me produisit l'effet d'un rêve ou d'un conte de fées. Les environs, ces merveilles qu'on appelle le Vésuve, Portici, Castellamare, Sorrente, Pompéï, Herculanum, les îles d'Ischia et de Capri, Pausilippe, Amalfi, Salerne, Pœstum enfin avec ses admirables temples doriques que baignaient autrefois les flots d'azur de la Méditerranée, me semblèrent une véritable vision. Ce fut absolument l'inverse de Rome: le ravissement instantané.

Si l'on ajoute à de pareilles séductions tout l'intérêt qui s'attache à la visite du Musée de Naples (les Studii ou Musée Borbonico), trésor unique par les chefs-d'œuvre d'art antique qu'il renferme et dont la plupart ont été révélés par les fouilles de Pompéï, d'Herculanum, de Nola et autres villes enfouies depuis plus de dix-huit siècles sous les éruptions du Vésuve, on comprendra facilement ce que doit être l'attrait d'une pareille ville, et combien de jouissances y attendent un artiste.

Trois fois, pendant mon séjour à Rome, j'eus le bonheur de visiter Naples, et parmi les plus vives et les plus profondes impressions que j'en aie rapportées, je place en première ligne cette île merveilleuse de Capri, si sauvage et si riante à la fois grâce au contraste de ses rochers abruptes et de ses coteaux verdoyants.

Ce fut en été que je visitai Capri pour la première fois. Il faisait un soleil ardent et une chaleur torride. Pendant le jour, il fallait ou s'enfermer dans une chambre en demandant à l'obscurité un peu de fraîcheur et de sommeil, ou se plonger dans la mer et y passer une partie de la journée, ce que je faisais avec délices. Mais ce qu'il est difficile d'imaginer, c'est la splendeur des nuits sous un pareil climat, dans une telle saison. La voûte du ciel est littéralement palpitante d'étoiles; on dirait un autre Océan dont les vagues sont faites de lumière, tant le scintillement des astres emplit et fait vibrer l'espace infini. Pendant les deux semaines que dura mon séjour, j'allais souvent écouter le silence vivant de ces nuits phosphorescentes: je passais des heures entières, assis sur le sommet de quelque roche escarpée, les yeux attachés sur l'horizon, faisant parfois rouler, le long de la montagne à pic, quelque gros quartier de pierre dont je suivais le bruit jusqu'à la mer, où il s'engouffrait en soulevant un friselis d'écume. De loin en loin, quelque oiseau solitaire faisait entendre une note lugubre et reportait ma pensée vers ces précipices fantastiques dont le génie de Weber a si merveilleusement rendu l'impression de terreur dans son immortelle scène de la «fonte des balles» de l'opéra le Freischütz.

Ce fut dans une de ces excursions nocturnes que me vint la première idée de la «nuit de Walpürgis» du Faust de Goethe. Cet ouvrage ne me quittait pas; je l'emportais partout avec moi, et je consignais, dans des notes éparses, les différentes idées que je supposais pouvoir me servir le jour où je tenterais d'aborder ce sujet comme opéra, tentative qui ne s'est réalisée que dix-sept ans plus tard.

Cependant il fallait reprendre la route de Rome et rentrer à l'Académie. Quelque agréable et séduisant que fût le séjour de Naples, je n'y suis jamais resté sans éprouver, au bout d'un certain temps, le besoin de revoir Rome: c'était comme le mal du pays qui s'emparait de moi, et je m'éloignais sans tristesse de ce milieu auquel je devais cependant des heures si délicieuses. C'est qu'avec toute sa splendeur et tout son prestige, Naples est, en somme, une ville criarde, tumultueuse, agitée, glapissante. La population s'y démène et s'y interpelle et s'y chicane et s'y dispute, du matin au soir et même du soir au matin, sur ces quais où l'on ne connaît ni le repos ni le silence. L'altercation, à Naples, est l'état normal; on y est assiégé, importuné, obsédé par les infatigables poursuites des facchini, des marchands, des cochers, des bateliers qui, pour un peu, vous prendraient de force et se font, entre eux, la concurrence au rabais[1].

[1] Voir plus loin, p. 211, une lettre de Gounod à Lefuel, en date du 14 juillet 1840.


De retour à Rome, je me mis au travail. C'était à l'automne de 1840.

Malgré le professorat qui, pendant la semaine, remplissait du matin au soir les journées de ma mère, elle trouvait encore le temps de me faire une large part de correspondance. Ce n'était guère que sur son sommeil qu'elle pouvait prendre les heures que me consacrait, sous cette forme, sa tendre et constante sollicitude. Je recevais d'elle des lettres dont la longueur seule me donnait la mesure du repos dont elle avait dû se priver pour les écrire. Je savais que, dès cinq heures, elle était levée pour être prête à recevoir sa première élève, qui arrivait à six heures; que, fort souvent, l'heure même de son déjeuner était sacrifiée à une leçon pendant laquelle, pour tout repas, elle avalait une soupe, ou même un simple morceau de pain avec un verre d'eau rougie; que ce métier durait jusqu'à six heures du soir; qu'après son dîner il lui fallait s'occuper des mille soins qu'exige l'entretien d'une maison; qu'elle avait, d'ailleurs, à écrire à bien d'autres qu'à moi; que, de plus, elle était dame de charité et travaillait bien souvent de ses mains pour vêtir les pauvres qu'elle visitait; mille choses, enfin, qu'on ne pouvait concilier qu'à force d'ordre et de méthode dans l'emploi du temps:—c'est qu'elle était douée, au plus haut degré, de ces deux essentielles et fondamentales qualités sur lesquelles repose toute vie utile et bien remplie. Ah! par exemple, elle avait rayé de son programme cette plaie de la visite qui consiste à perdre son temps, du lundi au samedi, pour aller simplement chez les autres leur faire perdre le leur, et à tuer ce temps qui fait mourir d'ennui quiconque ne l'emploie pas à vivre. Aussi nous avait-elle élevés avec des maximes courtes, mais qui en disaient long, et qu'elle nous jetait en passant, avec ce laconisme des gens qui n'ont pas le temps d'être bavards:—«Qui ne fait pas de dépenses inutiles trouve toujours moyen de faire les dépenses nécessaires.»—«Qui ne perd pas une minute a toujours le temps de faire tout ce qu'il doit.»

Un des amis de notre famille me disait: «Votre mère est, pour moi, non pas un miracle, mais deux miracles; je ne sais pas où elle trouve le temps qu'elle emploie et l'argent qu'elle donne.» Je sais bien, moi, où elle trouvait l'un et l'autre: dans sa raison et dans son cœur. Plus elle en avait à faire, plus elle en faisait. C'est l'inverse d'un mot charmant d'Émile Augier, mais qui signifie absolument la même chose: «J'ai été tellement inoccupé que je n'ai eu le temps de rien faire.»

Dans les lettres de ma mère, mon cher et excellent frère glissait aussi, de temps à autre, quelques bonnes paroles et quelques sages conseils à mon adresse. J'en avais grand besoin, car, je dois le dire, la sagesse n'a jamais été mon côté fort, et la faiblesse est bien forte quand la raison n'est pas là pour lui faire contrepoids. Hélas! j'ai assez mal profité de tout cela, et j'en fais mon meâ culpâ ...

Il y a, à Rome, dans le Corso, une église qu'on appelle Saint-Louis-des-Français, et qui est desservie par un chanoine et des prêtres français. Tous les ans, à la fête du roi Louis-Philippe, c'est-à-dire le 1er mai, on célébrait, dans cette église, une messe en musique dont la composition revenait au musicien pensionnaire. L'année de mon arrivée à Rome, la messe exécutée (messe avec orchestre) était de mon camarade Georges Bousquet. L'année suivante, ce devait être mon tour. Craignant qu'avec mes obligations de pensionnaire je n'eusse pas le temps d'accomplir un travail de cette importance, ma mère m'envoya ma messe de Saint-Eustache entièrement copiée de sa main sur le manuscrit de ma partition d'orchestre, dont elle ne voulait ni se dessaisir ni risquer la perte dans le transport par la poste.

On imagine ce que j'éprouvai en recevant, à Rome, cette nouvelle preuve de la tendresse et de la patience maternelles. Toutefois je n'en fis pas l'usage auquel ma mère l'avait destinée: je trouvai qu'il était plus digne d'un artiste consciencieux de chercher mieux que cela (ce qui n'était pas difficile), et je poursuivis bravement la nouvelle messe que j'avais commencée en vue de la fête du roi. Je la composai et j'en dirigeai moi-même l'exécution[2]. Ce travail me porta bonheur; outre les félicitations, fort indulgentes assurément, qu'il me valut, je lui dus la nomination de «Maître de chapelle honoraire à vie» de l'église Saint-Louis-des-Français, à Rome. Je ne me doutais guère que, l'année suivante, j'aurais, en Allemagne, l'occasion de la faire entendre et de la diriger. On verra plus loin quels furent pour moi les conséquences et les avantages de cette seconde exécution.

[2] Sur une répétition de cette messe voir plus loin, p. 216, une lettre de Gounod à Lefuel, avec post-scriptum d'Hébert, en date du 4 avril 1841.


Plus j'avançais dans mon séjour à Rome, plus je m'attachais profondément à cette ville d'un attrait mystérieux et d'une paix incomparable. Après les lignes crénelées, volcaniques, bondissantes, du cratère de Naples, les lignes placides, solennelles, silencieuses de la campagne de Rome encadrée par les monts Albains, les montagnes du Latium et la Sabine, le majestueux mont Janvier, le Soracte, les monts de Viterbe, le Monte Mario, le Janicule, me causaient l'impression douce et sereine d'un cloître à ciel ouvert. Un de mes sites de prédilection, dans les environs de Rome, était le village de Nemi, avec son lac que l'œil découvre au fond d'un vaste cratère et qui est entouré de bois touffus d'une végétation splendide. Le tour du lac, par la route supérieure, est une des plus ravissantes promenades qu'il soit possible de rêver: faite par un beau jour et terminée par un coucher de soleil tel qu'il m'a été donné de le contempler en apercevant la mer des hauteurs de Gensano, c'est un souvenir enchanteur et ineffaçable.

Mais les environs de Rome abondent en sites admirables et fournissent au voyageur et au touriste une série inépuisable d'excursions: Tivoli, Subiaco, Frascati, Albano, l'Ariccia, et mille autres lieux tant de fois explorés par les peintres paysagistes, sans parler de ce Tibre dont les bords ont un caractère si noble et si majestueux.


Parmi les merveilles d'art qu'on ne rencontre qu'à Rome, comment passerais-je sous silence, dans ces souvenirs de ma jeunesse, une œuvre d'une beauté incomparable qui se partage, avec la chapelle Sixtine, l'intérêt et la gloire du Vatican? Je veux parler de ces immortelles peintures de Raphaël dont l'ensemble compose ce que l'on nomme «les Loges» et «les Stances»: «le Loggie e le Stanze». C'est là que se trouvent ces pages immortelles de l'École d'Athènes et de la Dispute du Saint-Sacrement, dans la salle (stanza) dite «de la Signature». Ces deux chefs-d'œuvre, parmi tant d'autres dus au pinceau de ce peintre unique, ont porté si haut le prestige de la beauté qu'il semble impossible qu'on les surpasse jamais. Et pourtant, tel est l'ascendant irrésistible du génie que cet homme qui n'a pas son pareil, cet homme dont les siècles ont placé le nom au sommet de la gloire, ce Raphaël enfin, a été troublé par Michel-Ange! Il a subi l'étreinte de ce Titan; il a fléchi sous le poids de ce colosse, et ses dernières œuvres portent la trace de l'hommage rendu à l'inspiration grandiose de ce vaste et puissant cerveau qui a dépassé les proportions humaines.

Raphaël est le premier; Michel-Ange est le seul. Chez Raphaël, la force se dilate et s'épanouit dans la grâce; chez Michel-Ange, c'est la grâce qui semble, au contraire, discipliner et soumettre la force. Raphaël vous charme et vous séduit, Michel-Ange vous fascine et vous écrase. L'un est le peintre du Paradis terrestre; l'autre semble plonger, avec le regard de l'aigle, comme le captif de Pathmos, jusque dans le séjour enflammé des séraphins et des archanges. On dirait que ces deux grands évangélistes de l'Art ont été placés là, l'un près de l'autre, dans la plénitude des temps esthétiques, pour que celui qui avait reçu le don de la beauté sereine et parfaite fût un abri salutaire contre les splendeurs éblouissantes révélées au chantre des Apocalypses.

Une analyse détaillée des innombrables chefs-d'œuvre qui se trouvent à Rome sortirait des bornes de ces Mémoires où j'ai voulu surtout retracer les circonstances principales de ma jeunesse et de ma carrière artistique ...


Ce fut dans l'hiver de 1840-41 que j'eus, pour la première fois, l'occasion de voir et d'entendre Pauline Garcia, sœur de la Malibran, et qui venait d'épouser Louis Viardot, alors directeur du Théâtre-Italien à Paris. Elle n'avait pas encore dix-huit ans, et ses débuts au Théâtre-Italien avaient été un événement. Elle faisait son voyage de noces avec son mari, et j'eus l'honneur et le plaisir de lui accompagner, dans le salon de l'Académie, l'air célèbre et immortel de Robin des Bois. Je fus émerveillé du talent déjà si majestueux de cette enfant qui annonçait et qui devait être, un jour, une femme illustre. Je ne la revis qu'au bout de dix ans.—Chose curieuse! à douze ans, j'avais entendu la Malibran dans l'Otello de Rossini, et j'avais emporté de cette audition le rêve de me consacrer à l'art musical; à vingt-deux ans, je faisais la connaissance de sa sœur, madame Viardot, pour qui je devais, à trente-deux ans, écrire le rôle de Sapho, qu'elle créa, en 1851, sur la scène de l'Opéra, avec une si éclatante supériorité.

Le même hiver, j'eus le bonheur de faire la connaissance de Fanny Henzel, sœur de Mendelssohn. Elle passait l'hiver à Rome avec son mari, peintre du roi de Prusse, et son fils qui était encore enfant. Madame Henzel était une musicienne hors ligne, pianiste remarquable, femme d'un esprit supérieur, petite, fluette, mais d'une énergie qui se devinait dans ses yeux profonds et dans son regard plein de feu. Elle était douée de facultés rares comme compositeur, et c'est à elle que sont dues plusieurs mélodies sans paroles publiées dans l'œuvre de piano et sous le nom de son frère. M. et madame Henzel venaient souvent aux soirées du dimanche, à l'Académie; madame Henzel se mettait au piano avec cette bonne grâce et cette simplicité des gens qui font de la musique parce qu'ils l'aiment, et, grâce à son beau talent et à sa prodigieuse mémoire, je fus initié à une foule de chefs-d'œuvre de la musique allemande qui m'étaient, à cette époque, absolument inconnus; entre autres, quantité de morceaux de Sébastien Bach, sonates, fugues et préludes, concertos, et nombre de compositions de Mendelssohn qui furent pour moi autant de révélations d'un monde ignoré. M. et madame Henzel quittèrent Rome pour retourner à Berlin, où je devais les revoir deux ans plus tard.


Avant de quitter l'Académie, M. Ingres voulut me laisser un souvenir qui m'est doublement précieux comme gage de son affection et comme relique de son talent; il fit mon portrait au crayon, et me représenta assis au piano et ayant devant moi le Don Juan de Mozart.

Je sentis profondément le vide qu'allait me faire son départ et combien me manquerait cette salutaire influence d'un maître dont la foi était si vive, l'ardeur si communicative et la doctrine si sûre et si élevée. Il y a, dans les arts, autre chose que le savoir technique, l'habileté spéciale, la connaissance et la possession, même parfaites, des procédés: tout cela est bien et même absolument nécessaire; mais tout cela ne constitue que les matériaux de l'artiste, l'enveloppe et le corps d'un art particulier et déterminé. Dans tous les arts, il y a quelque chose qui n'appartient exclusivement à aucun et qui est commun à tous, au-dessus de tous, et sans quoi ils ne sont plus que de simples métiers; ce quelque chose, qui ne se voit pas, mais qui est l'âme et la vie, c'est l'Art.

L'Art est une des trois grandes transformations que subissent les réalités au contact de l'esprit humain, selon qu'il les considère à la lumière idéale et souveraine de l'un des trois grands aspects du Bien, du Vrai ou du Beau. L'Art n'est pas plus un rêve pur qu'il n'est une pure copie; il n'est ni l'Idéal seul ni le Réel seul; il est, ainsi que l'homme lui-même, la rencontre, l'union des deux. Il est l'unité dans la dualité. Par l'Idéal seul, il est au-dessus de nous; par le Réel seul, il reste au-dessous. La Morale est l'humanisation, l'incarnation du Bien; la Science est celle du Vrai; l'Art est celle du Beau.

C'est à cet apostolat du Beau qu'appartenait M. Ingres; c'est là qu'était sa vie; on le sentait dans ses discours autant que dans ses œuvres, et plus encore, peut-être, que dans ses œuvres, tant les hommes de foi sont des hommes de désirs, et tant l'effort de l'aspiration les emporte au delà du chemin parcouru. De cette hauteur, il répandait sur un musicien autant de lumière que sur un peintre, et révélait à tous le foyer commun des vérités supérieures. En me faisant comprendre ce que c'est que l'Art, il m'en a plus appris sur mon art propre que n'auraient pu le faire quantité de maîtres purement techniques.

Quelque peu que j'eusse recueilli de ce précieux contact, ce peu avait suffi pour laisser en moi une empreinte qui ne devait plus s'effacer et un souvenir qui allait me tenir lieu de présence réelle.


Au mois d'avril 1841, M. Ingres fut remplacé par M. Schnetz, peintre renommé, qui devait principalement son succès et sa popularité à des qualités de sentiment et d'expression. M. Schnetz était un homme aimable, affectueux, plein d'esprit naturel, très cordial avec les pensionnaires, très gai, et d'une physionomie très douce et très bienveillante, en dépit d'une charmille épaisse de sourcils noirs qui venait rejoindre une chevelure abondante couvrant le front presque entier, M. Schnetz était, par-dessus tout, le type de ce qu'on appelle un bon enfant.

Je passai sous sa direction ma seconde et dernière année de séjour à Rome. M. Schnetz avait pour Rome une prédilection que les circonstances ont particulièrement favorisée. Trois fois il a été directeur de l'Académie de France, où il a laissé les meilleurs souvenirs.

Mon temps de résidence à Rome allait expirer avec l'année 1841; mais je ne me sentais pas la force de partir, et je prolongeai mon séjour, avec le consentement du directeur; je restai à l'Académie près de cinq mois au delà de mon temps réglementaire, et ne partis qu'à la dernière extrémité, n'ayant plus que les ressources strictement nécessaires pour me rendre à Vienne, où je devais toucher le premier semestre de ma troisième année de pension.

Je n'essaierai pas de décrire mon chagrin lorsqu'il fallut dire adieu à cette Académie, à ces chers camarades, à cette Rome où je sentais que j'avais pris racine. Mes camarades me firent la conduite jusqu'à Ponte-Molle (Pons Milvius), et, après les avoir embrassés, je montai dans le voiturin qui devait m'arracher, c'est bien le mot, à ces deux chères années de Terre Promise. Si, du moins, j'avais dû venir directement retrouver ma pauvre mère et mon excellent frère, le départ m'aurait moins coûté; mais j'allais me trouver seul dans un pays où je ne connaissais personne, dont j'ignorais la langue, et cette perspective ne laissait pas de me paraître bien froide et bien sombre. Tant que la route le permit, mes yeux demeurèrent attachés sur la coupole de Saint-Pierre, ce sommet de Rome et ce centre du monde: puis les collines me la dérobèrent tout à fait. Je tombai dans une rêverie profonde et je pleurai comme un enfant.


III

L'ALLEMAGNE

Quittant Rome pour me rendre en Allemagne, j'avais ma route tracée tout naturellement par Florence et le nord de l'Italie, en inclinant sur la droite par Ferrare, Padoue, Venise et Trieste.

Je m'arrêtai à Florence, dont je n'entreprendrai pas de dresser l'inventaire. Florence est, ainsi que Rome, une ville inépuisable sous le rapport des œuvres d'art. Les Uffizi, avec leur admirable tribune (une vraie châsse de reliques du beau), le musée Pitti, l'Académie, les églises, les couvents regorgent de chefs-d'œuvre. Mais là encore, dans cette délicieuse ville de Florence, le sceptre est dans la main de Michel-Ange, qui domine tout du haut de cette merveilleuse et saisissante Chapelle des Médicis. Là, comme à Rome, son génie a laissé sa trace unique, souveraine, incomparable.

Partout où on le rencontre, Michel-Ange impose le recueillement: dès qu'il parle, on sent qu'il faut se taire; et cette suprême autorité du silence, il ne l'a peut-être exercée nulle part avec plus d'empire que dans cette crypte redoutable de la Chapelle des Médicis. Quelle prodigieuse conception que celle de ce Pensieroso, sentinelle muette qui semble veiller sur la mort et attendre, immobile, le clairon du Jugement! Quel repos et quelle souplesse dans cette figure de la Nuit, ou plutôt de la Paix du sommeil, qui fait pendant à la robuste figure du Jour étendu et comme enchaîné jusqu'à l'aurore du dernier des jours! C'est par le sens profond, par l'attitude à la fois idéale et si naturelle, que Michel-Ange s'élève partout à cette intensité d'expression qui est le caractère propre de sa puissante individualité. L'ampleur de sa forme est comme le lit creusé par le fleuve majestueux de la pensée, et c'est ce qui condamne forcément à l'emphase et à la boursouflure toute imitation d'une enveloppe que son génie seul pouvait absoudre parce que seul il pouvait la remplir et la vivifier.

Mais je suis en route pour l'Allemagne, où le temps et l'argent me pressent d'arriver: il faut glisser rapidement sur Florence et sur les beaux souvenirs que j'en emporte. Je traverse Ferrare la déserte; je m'arrête à Padoue un jour ou deux pour y visiter les belles fresques de Giotto et de Mantegna.


Mon séjour en Italie m'avait fait connaître les trois grandes villes qui sont les principaux foyers d'art de cette terre privilégiée: Rome, Florence et Naples; Rome, la ville de l'âme; Florence, la ville de l'esprit; Naples, la ville du charme et de la lumière, de l'ivresse et de l'éblouissement. Il me restait à en connaître une quatrième, qui a tenu, elle aussi, une place immense et glorieuse dans l'histoire des arts, et à laquelle sa situation géographique a fait une physionomie exceptionnelle et unique au monde, Venise.

Venise, joyeuse et triste, lumineuse et sombre, rose et livide, coquette et sinistre, contraste permanent, assemblage étrange des impressions les plus opposées: une perle dans une sentine.

Venise est une enchanteresse. C'est la patrie des maîtres rayonnants: elle a ensoleillé la peinture.

Au rebours de Rome, qui vous attend, vous sollicite lentement et vous conquiert invinciblement et pour toujours, Venise vous saisit par les sens et vous fascine à l'instant même. Rome, c'est la sereine et la pacifiante; Venise, c'est la capiteuse et l'inquiétante: l'ivresse qu'elle procure est mêlée (du moins l'a-t-elle été pour moi) d'une mélancolie indéfinissable comme serait le sentiment d'une captivité. Est-ce le souvenir des drames sombres dont elle a été le théâtre et auxquels sa situation même semble l'avoir prédestinée? Cela peut être; toujours est-il qu'un long séjour dans cette sorte de nécropole amphibie ne me paraît pas possible sans qu'on finisse par s'y sentir asphyxié et comme englouti par le spleen. Ces eaux dormantes dont le morne silence baigne le pied de tous les vieux palais, cette ombre lugubre du fond de laquelle on croit entendre sortir les gémissements de quelque victime illustre, font de Venise une espèce de capitale de la Terreur: elle a gardé l'impression du Sinistre. Et pourtant, par un beau soleil, quelle magie que ce Grand Canal! Quel miroitement que ces lagunes où le flot se transforme en lumière! Quelle puissance d'éclat dans ces vieux restes d'une ancienne splendeur qui semblent se disputer les faveurs de leur ciel et leur demander secours contre l'abîme dans lequel ils s'enfoncent chaque jour davantage pour disparaître enfin à jamais!

Rome est un recueillement; Venise est une intoxication. Rome est la grande ancêtre latine qui, par la canalisation de la conquête, répandra sur le monde la catholicité du langage, prélude et moyen d'une catholicité plus vaste et plus profonde; Venise est une orientale, non grecque mais byzantine: on y songe aux satrapes plus qu'aux pontifes, au luxe de l'Asie plus qu'aux solennités d'Athènes ou de Rome.

Il n'y a pas jusqu'à cette merveille de l'église Saint-Marc qui ne tienne plutôt d'une mosquée que d'une basilique ou d'une cathédrale, et qui ne s'adresse à l'imagination plus encore qu'au sentiment et à l'âme. La magnificence de ces mosaïques et de cet or dont le chatoiement sombre ruisselle du haut de la coupole jusqu'à la base est quelque chose d'absolument unique au monde. Je ne sais rien de comparable comme vigueur de ton et puissance d'effet.

Venise est une passion; ce n'est pas un amour. Je fus séduit en y entrant; lorsque je la quittai, je n'éprouvai pas ce déchirement que j'avais ressenti en me séparant de Rome, et qui est le signe et la mesure des attaches et des racines.

Naples est un sourire de la Grèce: ses horizons noyés dans la pourpre et dans l'azur, son ciel bleu se reflétant dans des flots de saphir, tout, jusqu'à son ancien nom de Parthénope, tout vous replonge dans cette civilisation brillante à laquelle la nature avait préparé un cadre enchanteur. Tout autre est le sourire de Venise, à la fois caressant et perfide: c'est une fête au-dessus d'une oubliette. C'est pour cela, sans doute, que, sans m'en rendre compte, j'eus plutôt, en la quittant, l'impression d'une délivrance que celle d'un regret, malgré les chefs-d'œuvre qu'elle renferme et la magie dont elle est enveloppée.


Le bateau à vapeur me conduit à Trieste, où je monte immédiatement en diligence pour Graetz. En route, je visite les curieuses et superbes grottes de stalactites d'Adelberg, véritables cathédrales souterraines. Je traverse les montagnes de Carinthie dont je dessine, chemin faisant, la silhouette dentelée. J'arrive à Graetz, puis à Olmutz, d'où le chemin de fer me conduit jusqu'à Vienne, ma première étape dans cette Allemagne que je ne songeais qu'à traverser le plus vite possible pour abréger l'exil qui m'éloignait de la maison maternelle.

Vienne est une ville animée. La population y est presque plus française qu'allemande par sa vivacité de caractère: elle a de l'entrain, de la bonhomie, de la gaieté.

Je n'avais pour Vienne aucune lettre de recommandation: je n'y connaissais âme qui vie. Je me logeai provisoirement à l'hôtel, sauf à chercher le plus tôt possible une installation plus tranquille et moins coûteuse dans cette ville où j'allais passer des mois et où il fallait proportionner mon train de vie à mes ressources: un compagnon de voyage m'avait conseillé de me loger, si je le pouvais, dans une maison particulière, en pension bourgeoise. L'occasion s'offrit bientôt de mettre cet avis en pratique.

Pour rien au monde je n'aurais voulu que ma mère se privât pour engraisser mon petit pécule; d'ailleurs, eussé-je eu la moindre velléité d'une dépense inutile, que l'exemple d'une vie laborieuse comme la sienne eût suffi pour m'en ôter la tentation. Mon logement, ma nourriture et le théâtre où m'appelait nécessairement l'étude de mon art, c'était là tout mon budget, et, avec de l'ordre, le montant de ma pension pouvait y suffire.

Le premier ouvrage que je vis sur les affiches de l'Opéra de Vienne fut la Flûte enchantée de Mozart. J'y courus avec empressement, et pris un billet des places les moins chères, tout en haut de la salle. Pour modeste que fût ma place, je ne l'aurais pas donnée pour un empire.

C'était la première fois que j'entendais cette adorable partition de la Flûte enchantée. Je fus ravi. L'exécution fut excellente. C'était Otto Nicolaï qui dirigeait l'orchestre. Le rôle de la Reine de la nuit était supérieurement tenu par une cantatrice d'un très grand talent, madame Hasselt-Barth; celui du grand-prêtre Sarastro était chanté par un artiste d'une grande réputation, doué d'une voix admirable qu'il conduisait avec une grande méthode et un grand style: c'était Staudigl. Les autres rôles étaient tous tenus avec un très grand soin, et je me rappelle encore les charmantes voix des trois garçons qui remplissaient les rôles des trois génies.

Je fis passer au directeur ma carte de pensionnaire, et demandai si je pouvais le voir. Il m'envoya chercher, et je fus conduit vers lui sur le théâtre où il me présenta aux artistes, avec qui je me trouvai, dès lors, en relations assez suivies. Comme je ne savais pas un traître mot d'allemand et que la plupart d'entre eux ne parlaient guère mieux français, les premiers temps furent assez durs.

Par bonheur, je rencontrai sur la scène un des artistes de l'orchestre auquel Nicolaï me présenta également, et qui parlait français: il se nommait Lévy et était premier corniste,—père de Richard Lévy, qui était alors un enfant de quatorze ans, et qui a tenu depuis à l'Opéra de Vienne l'emploi de son père.—Il me fit charmant accueil et m'invita à venir le voir. En peu de temps, nous devînmes très bons amis. Il y avait dans la maison trois autres enfants: l'aîné, Carl Lévy, était pianiste de beaucoup de talent et compositeur distingué; le second, Gustave, est aujourd'hui éditeur de musique à Vienne, et la fille, Mélanie, charmante personne, avait épousé le harpiste Parish Alwars.

Ce fut à lui que je dus d'entrer en relations, au bout de quelques semaines de séjour, avec le comte Stockhammer, l'un des hommes qui m'aient été le plus utiles à Vienne. Le comte Stockhammer était président de la Société philharmonique. Lévy, à qui j'avais fait entendre ma messe de Rome, me conduisit chez lui, et lui parla de ma messe en termes très favorables. Le comte m'offrit, avec un bienveillant empressement, de la faire exécuter, dans l'église Saint-Charles, par les solistes, les chœurs et l'orchestre de la société[3]. Le jour choisi fut le 14 septembre. On parut assez content de mon ouvrage, et le comte Stockhammer m'en donna sur-le-champ la preuve en me demandant une messe de requiem,—soli, chœurs et orchestre,—pour être exécutée dans la même église, le 2 novembre, fête de la Commémoration des morts.

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