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Mémoires d'un artiste

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[3] Voir plus loin, p. 231, une lettre de Gounod à Lefuel, en date du 21 août 1842.

Je n'avais que six semaines devant moi. Il était impossible d'être prêt pour l'époque indiquée, à moins de travailler jour et nuit, sans trêve ni relâche. J'acceptai avec joie et ne perdis pas un instant. Le requiem fut achevé en temps voulu. Une seule répétition fut suffisante pour que tout marchât à merveille, grâce à une généralité d'éducation musicale qu'on ne trouve qu'en Allemagne et qui est bien agréable à rencontrer. Je fus surtout émerveillé de la facilité avec laquelle les garçons des écoles déchiffraient à première vue: ils lisaient tous la musique aussi couramment que si c'eût été leur langue maternelle. Aussi l'exécution des chœurs fut-elle parfaite. J'avais, parmi les solistes, une voix de basse superbe: c'était Draxler, qui était alors tout jeune et partageait avec Staudigl l'emploi de première basse au théâtre. Depuis lors, Staudigl est mort fou, dit-on; et Draxler, qui l'a remplacé, était encore au théâtre vingt-cinq ans après, en 1868, lorsque je retournai à Vienne pour y faire représenter mon opéra de Roméo et Juliette.

Quelque temps avant l'exécution de mon requiem, Nicolaï m'avait mis en relation avec un compositeur éminent nommé Becker, qui s'adonnait exclusivement à la musique de chambre; chez lui se réunissait, toutes les semaines, un quatuor dont le premier violon, Holz, avait intimement connu Beethoven, circonstance qui, en dehors de son talent, rendait sa fréquentation très intéressante. Becker était, en outre, le critique musical le plus accrédité peut-être à cette époque dans toute l'Allemagne. Il vint entendre mon requiem et en fit un compte rendu très élogieux, qui, pour un jeune homme de mon âge, était fort encourageant. Il disait, que cette œuvre, «tout en étant celle d'un jeune artiste qui cherchait encore sa voie et son style, révélait une grandeur de conception devenue très rare de son temps».

Ce grand travail que j'avais accompli en si peu de semaines m'avait tellement fatigué que je tombai malade d'une angine très grave, avec abcès à la gorge. Ne voulant pas inquiéter ma mère, je ne donnai de nouvelles véridiques et confidentielles qu'à mes excellents amis Desgoffe, qui étaient à Paris. Dès qu'il me sut malade à Vienne, Desgoffe ne balança pas un instant: il quitta sa femme, sa fille, laissa de côté les tableaux qu'il préparait pour le Salon, et partit pour venir s'installer auprès de moi et me soigner.

On mettait, à cette époque, environ cinq ou six jours pour aller de Paris à Vienne; nous étions en plein hiver, au mois de décembre, et ce trajet, déjà bien pénible dans une telle saison, le devint plus encore par suite d'une indisposition grave que mon pauvre ami avait contractée en route. Il arriva donc à Vienne ayant besoin lui-même de se soigner. Il n'en passa pas moins vingt-deux jours auprès de mon lit, dormant d'un œil sur un matelas par terre, épiant, avec la sollicitude d'une mère, le moindre de mes mouvements, et ne me quitta, pour retourner à Paris, que quand le médecin l'eut rassuré sur ma parfaite convalescence.

De telles amitiés ne se rencontrent pas souvent, et, sous ce rapport, la Providence m'a comblé.

Cependant le succès de mon requiem était venu modifier tous mes plans de séjour en Allemagne en me faisant prolonger ma résidence à Vienne. Le comte Stockhammer me fit, au nom de la Société philharmonique, une nouvelle commande. Il s'agissait d'écrire une messe vocale, sans accompagnement, destinée à être exécutée, pendant le carême, dans cette même église de Saint Charles,—mon patron.—Je n'eus garde de laisser échapper cette nouvelle occasion de m'exercer d'abord, puis de m'entendre, chose si rare et si précieuse au début de la carrière. Ce fut mon second et mon dernier travail à Vienne, d'où je partis aussitôt après pour me rendre à Berlin par Prague et Dresde où je ne fis que passer.—Je voulus, cependant, ne pas quitter Dresde sans avoir visité l'admirable musée où se trouvent, entre autres chefs-d'œuvre, la célèbre Vierge d'Holbein, et la merveilleuse Madone dite de Saint-Sixte, due au pinceau de Raphaël.

À mon arrivée à Berlin, je m'empressai d'aller voir madame Henzel, ainsi qu'elle m'avait engagé à le faire; mais, au bout de trois semaines environ, je tombai de nouveau gravement malade d'une inflammation d'intestins, au moment même où je venais d'écrire à ma mère que je me disposais à partir et que j'allais enfin la revoir après une séparation de trois ans et demi.

Madame Henzel m'envoya aussitôt son médecin auquel je posai l'ultimatum suivant:

—Monsieur, j'ai à Paris une mère qui attend mon retour et qui, maintenant, compte les heures: si elle me sait retenu loin d'elle par la maladie, elle va partir et est capable d'en devenir folle en route. Elle est âgée. Il faut que je lui donne un motif de mon retard, mais ce ne peut être qu'à bref délai. Quinze jours, c'est tout ce que je puis vous donner pour me mettre en terre ou me remettre sur pied.

—C'est bien, me dit le docteur; si vous êtes résolu à suivre mes prescriptions, dans quinze jours vous partirez.

Il tint parole: le quatorzième jour, j'étais hors d'affaire, et quarante-huit heures après, je partais pour Leipzig, où résidait Mendelssohn pour qui sa sœur, madame Henzel, m'avait donné une lettre d'introduction.

Mendelssohn me reçut admirablement. J'emploie ce mot à dessein pour qualifier la condescendance avec laquelle un homme de cette valeur accueillait un enfant qui ne pouvait être à ses yeux qu'un écolier. Pendant les quatre jours que je passai à Leipzig, je puis dire que Mendelssohn ne s'occupa que de moi. Il me questionna sur mes études et sur mes travaux avec le plus vif et le plus sincère intérêt; il voulut entendre au piano mes derniers essais, et je reçus de lui les paroles les plus précieuses d'approbation et d'encouragement. Je n'en mentionnerai qu'une seule, dont j'ai été trop fier pour jamais l'oublier. Je venais de lui faire entendre le Dies iræ de mon requiem de Vienne. Il mit la main sur un morceau à cinq voix seules, sans accompagnement, et me dit:

—Mon ami, ce morceau-là pourrait être signé Cherubini!

Ce sont de véritables décorations que de semblables paroles venant d'un tel maître, et on les porte avec plus d'orgueil que bien des rubans.

Mendelssohn était directeur de la Société philharmonique Gewandhaus. Cette Société ne se réunissait pas à cette époque, la saison des concerts étant passée; il eut la délicate prévenance de la convoquer pour moi et me fit entendre sa belle symphonie dite «Écossaise» en la mineur, de la partition de laquelle il me fit présent avec un mot de souvenir amical écrit de sa main,—Hélas! la mort prématurée de ce beau et charmant génie devait bientôt faire pour moi de ce souvenir une véritable et précieuse relique!... Et cette mort elle-même suivait, au bout de six mois, celle de la charmante sœur à qui je devais d'avoir connu son frère!

Mendelssohn ne borna pas ses attentions à cette convocation de la Société philharmonique. Il était organiste de premier ordre, et voulut me faire connaître plusieurs des nombreuses et admirables compositions que le grand Sébastien Bach a écrites pour l'instrument sur lequel il régna en souverain. Il fit, à cette intention, visiter et remettre en état le vieil orgue de Saint-Thomas que Bach lui-même avait joué jadis, et là, pendant plus de deux heures, me révéla des merveilles que je ne soupçonnais pas; puis, pour mettre le comble à ses gracieusetés, il me fit cadeau d'un recueil de motets de ce Bach pour lequel il avait une religieuse vénération, à l'école duquel il avait été formé dès son enfance, et dont, à l'âge de quatorze ans, il dirigeait et accompagnait par cœur le grand oratorio de la Passion selon Saint Mathieu.

Telle fut pour moi l'obligeance parfaite de cet homme charmant, de ce grand artiste, de cet immense musicien, enlevé, dans la fleur de l'âge,—trente-huit ans,—à l'admiration qu'il avait conquise et aux chefs-d'œuvre que lui eût réservés l'avenir. Étrange destinée du génie, même le plus aimable! ces œuvres exquises qui font aujourd'hui les délices des abonnés du Conservatoire, il a fallu la mort de celui qui les avait écrites pour leur faire trouver grâce devant les mêmes oreilles qui les avaient autrefois repoussées.


Après avoir vu Mendelssohn, je n'avais plus qu'un souci: revenir le plus tôt possible à Paris et retrouver ma pauvre chère mère. Je partis donc de Leipzig le 18 mai 1843; je changeai de voiture dix-sept fois en route: sur six nuits, j'en passai quatre en voyage; et enfin, le 25 mai, j'arrivais à Paris, où allait commencer pour moi une vie nouvelle. Mon frère m'attendait à l'arrivée de la diligence, et tous deux nous prenions le chemin de cette chère maison où j'allais retrouver et rapporter tant de joie.


IV

LE RETOUR

Soit que ces trois ans et demi d'absence m'eussent beaucoup changé, soit que ma dernière et encore récente maladie jointe à la fatigue du voyage eût terriblement altéré mes traits, lorsque ma mère me revit elle ne me reconnut pas. J'avais, il est vrai, une ébauche de barbe, mais si peu qu'on en aurait, je crois, même compté les rudiments.

Ma mère avait, pendant mon absence, quitté la rue de l'Éperon, et elle était venue s'installer rue Vaneau, sur la paroisse dite des Missions étrangères, dont l'église fait le coin de la rue du Bac et de la rue de Babylone, et où m'attendait le nouveau poste que j'allais occuper pendant plusieurs années.

Le curé de ladite paroisse, l'abbé Dumarsais, avait été autrefois mon aumônier au lycée Saint-Louis. Il avait succédé, dans la cure des Missions, à l'abbé Lecourtier. Pendant mon séjour à l'Académie de France à Rome, l'abbé Dumarsais m'avait écrit pour me demander d'être, à mon retour à Paris, organiste et maître de chapelle de sa paroisse. J'avais accepté mais en posant mes conditions. J'entendais ne recevoir d'avis, encore moins d'ordres, ni du curé, ni de la fabrique, ni de qui que ce fût. J'avais mes idées, mon sentiment, mes convictions: en un mot, je serais le «curé de la musique»; sinon, non. C'était radical. Mes conditions avaient été acceptées; cela ne devait pas faire un pli. Mais les habitudes sont tenaces. Le régime musical auquel mon prédécesseur avait accoutumé ces bons paroissiens était tout l'opposé des tendances que je rapportais de Rome et d'Allemagne. Palestrina et Bach étaient mes dieux, et je venais brûler ce qu'on avait adoré jusqu'ici.

Les ressources dont je disposais étaient à peu près nulles. En dehors de l'orgue, très médiocre et très limité, j'avais un personnel chantant qui se composait de deux basses, un ténor, un enfant de chœur; puis moi, qui remplissais à la fois les fonctions de maître de chapelle, d'organiste, de chanteur et de compositeur. Je travaillai donc en raison et en vue de ce maigre budget, et ce fut un bien que cette nécessité où je me trouvais de tirer le meilleur parti possible de moyens si restreints.

Les choses n'allèrent pas mal tout d'abord, mais, à une sorte de réserve et de froideur, je devinai que je n'étais pas absolument dans les bonnes grâces de mon auditoire. Je ne me trompais pas. Vers la fin de ma première année, mon curé me fit appeler et me confia qu'il avait à subir les plaintes et les récriminations de ses paroissiens, Monsieur tel, et madame telle, qui ne trouvaient pas que le service musical fût le moins du monde jovial et divertissant. Le curé m'invita donc à «modifier mon genre» et à «faire des concessions».

—Monsieur le curé, lui répondis-je, vous savez quel est notre contrat! Je ne viens pas consulter vos paroissiens; je viens tâcher de les édifier. Si mon genre ne leur convient pas, la situation est bien simple: je me retire, vous rappelez mon prédécesseur, et tout le monde est content. C'est à prendre ou à laisser.

—Eh bien! me dit le curé, c'est très bien; c'est entendu, j'accepte votre démission.

Et là-dessus, nous nous quittons les meilleurs amis du monde.

Je n'étais pas rentré chez moi depuis une demi-heure que le domestique du curé sonnait à ma porte.

—Eh bien! Jean, qu'y a-t-il?

—Monsieur, c'est M. le curé qui voudrait vous parler.

—Ah!... C'est bien, Jean, dites que j'y vais.

J'arrive chez le curé, qui reprend la conversation en me disant:

—Voyons, voyons, mon cher enfant, vous avez jeté le manche après la cognée, tout à l'heure; est-ce qu'il n'y a pas moyen de s'entendre? Examinons la question avec calme. Vous êtes parti là comme la poudre!...

—Monsieur le curé, c'est inutile de recommencer cette discussion; je maintiens tout ce que j'ai dit. S'il me faut essuyer les objections du tiers et du quart, il n'y a pas moyen de rien faire; ou bien je reste avec une indépendance complète, ou bien je m'en vais: ce sont là nos conventions, vous le savez, et je n'en rabattrai rien.

—Ah! mon Dieu, dit-il, quel terrible homme vous faites!

Puis, après une pause:

—Eh bien, allons, restez.

Et à partir de ce jour, il ne m'en reparla plus et me laissa la plus parfaite liberté d'action. Depuis lors, mes opposants les plus déterminés devinrent peu à peu mes plus chauds partisans, et mes petits appointements se ressentirent, par suite, de ce progrès dans la sympathie de mes auditeurs. J'étais entré à douze cents francs par an: ce n'était guère; la seconde année, on m'accorda une augmentation de trois cents francs; la troisième, j'eus dix-huit cents francs, et la quatrième deux mille cent.—Mais je ne veux pas anticiper sur l'ordre des événements.


Ma mère et moi, nous habitions la même maison que le curé. Dans cette maison logeait aussi un ecclésiastique, de trois ans plus âgé que moi, et qui avait été un de mes camarades au lycée Saint-Louis. C'était l'abbé Charles Gay. La distance d'âge et de classe qui nous séparait au lycée nous eût sans doute laissés parfaitement étrangers ou, du moins, indifférents l'un à l'autre, si un élément commun ne nous eût pas rapprochés. Cet élément fut la musique. Charles Gay, qui avait alors quatorze ans, avait de grandes aptitudes musicales, et chantait, dans les chœurs, la partie de second dessus. Il était, en outre, un des élèves les plus brillants du collège. Il termina ses études, et je restai trois ans environ sans le revoir. Je le retrouvai au foyer de l'Opéra, un soir où l'on jouait la Juive. Je le reconnus et j'allai droit à lui.

—Comment! me dit-il, c'est toi! Et qu'est-ce que tu deviens?

—Mais je m'occupe de composition.

—Vraiment? dit-il. Moi aussi. Et avec qui travailles-tu?

—Avec Reicha.

—Tiens! moi aussi. Oh! mais c'est charmant; il faudra nous revoir.

C'est ainsi que se renoua cette amitié qui avait commencé au collège et qui est restée l'une des plus chères affections de ma vie.

J'étais en admiration devant cet ami en qui je reconnaissais une organisation d'élite et des facultés bien supérieures aux miennes. Ses compositions me semblaient révéler un homme de génie, et j'enviais l'avenir auquel il me paraissait appelé. J'allais souvent passer la soirée chez lui, où l'on faisait beaucoup de musique. Sa sœur était excellente pianiste, et j'entendais là (outre ses propres compositions qu'on y essayait entre invités intimes) des trios de Mozart et de Beethoven.

Un jour, je reçus de mon ami, qui était à la campagne, un mot par lequel il me priait de venir le voir, me disant qu'il avait à me faire part d'une nouvelle qui m'intéresserait. Je crus qu'il s'agissait d'un mariage. Lorsque j'arrivai chez lui, il m'annonça qu'il voulait se faire prêtre. Je m'expliquai alors le sens des in-folio et autres gros livres dont, depuis quelque temps déjà, j'avais remarqué que sa table était chargée. J'étais trop jeune pour comprendre un tel revirement, et je le plaignais d'une préférence qui lui faisait sacrifier un si bel avenir pour un sort qui me paraissait si peu digne d'envie.

Sur ces entrefaites, il résolut d'aller passer quelque temps à Rome pour y commencer ses études théologiques. Je venais alors de remporter le grand prix qui allait m'envoyer moi-même à Rome pour deux ans, et ce fut ainsi que j'y retrouvai mon ami, dont l'arrivée avait précédé de trois mois la mienne. À mon retour d'Allemagne, les circonstances nous rapprochaient encore en nous faisant habiter à Paris sous le même toit. Prêtre aujourd'hui depuis trente ans, vicaire général de son intime ami l'évêque de Poitiers, l'abbé Gay[4] est devenu par ses vertus et ses talents d'orateur et d'écrivain un des membres les plus éminents du clergé de France.

[4] L'abbé Gay, depuis, est devenu lui-même évêque de Poitiers.

Vers la troisième année de mes fonctions de maître de chapelle, je me sentis une velléité d'adopter la vie ecclésiastique. À mes occupations musicales j'avais ajouté quelques études de philosophie et de théologie, et je suivis même pendant tout un hiver, sous l'habit ecclésiastique, les cours de théologie du séminaire de Saint-Sulpice.

Mais je m'étais étrangement mépris sur ma propre nature et sur ma vraie vocation. Je sentis, au bout de quelque temps, qu'il me serait impossible de vivre sans mon art, et, quittant l'habit pour lequel je n'étais pas fait, je rentrai dans le monde. Je dois cependant à cette période de ma jeunesse une amitié dont je tiens à honneur d'associer la mention à cette histoire de ma vie.

L'abbé Dumarsais, l'abbé Gay et moi, nous avions été envoyés, pendant l'été de 1846 aux bains de mer de Trouville pour notre santé. Je faillis un jour m'y noyer, et la presse s'empara si vite de cet incident que la nouvelle en était publiée le lendemain même dans des journaux de Paris, pendant que, de son côté, mon frère que j'avais heureusement informé de suite du danger auquel j'avais échappé, rassurait ma mère en lui apportant ma lettre qu'il venait de recevoir. On annonçait sans façon que «j'avais été rapporté mort sur une civière»! La vérité a bien de la peine à courir aussi vite que le mensonge.

Or, dans le courant de notre saison de bains, nous rencontrâmes sur la plage un excellent abbé qui se promenait avec un jeune garçon dont il était le précepteur. Cet enfant de douze à treize ans se nommait Gaston de Beaucourt. Sa mère, la comtesse de Beaucourt, possédait une fort belle propriété à quelques lieues de Trouville, entre Pont-l'Évêque et Lisieux. Elle nous engagea, de la façon la plus courtoise et la plus gracieuse, à nous y arrêter avant de retourner à Paris.

Ce cher et charmant enfant, qui est aujourd'hui un homme de quarante-trois ans et le meilleur des hommes, est devenu un ami de toute ma vie: je dois à son affection si sûre, si solide et si tendre, non seulement les joies que peut donner par elle-même une aussi parfaite amitié, mais les preuves du dévouement le plus complet et le plus résolu.


La révolution de Février 1848 venait d'éclater lorsque je quittai la maîtrise des Missions étrangères. J'avais rempli, pendant quatre ans et demi, des fonctions qui, tout en étant très utiles et très profitables à mes études musicales, avaient néanmoins l'inconvénient de me laisser végéter, au point de vue de ma carrière et de mon avenir, dans une situation sans issue. Pour un compositeur il n'y a guère qu'une route à suivre pour se faire un nom: c'est le théâtre.

Le théâtre est un lieu dans lequel on trouve chaque jour l'occasion et le moyen de parler au public: c'est une exposition quotidienne et permanente ouverte au musicien.

La musique religieuse et la symphonie sont assurément d'un ordre supérieur, absolument parlant, à la musique dramatique; mais les occasions et les moyens de s'y faire connaître sont exceptionnels et ne s'adressent qu'à un public intermittent, au lieu d'un public régulier comme celui du théâtre. Et puis quelle infinie variété dans le choix des sujets pour un auteur dramatique! Quel champ ouvert à la fantaisie, à l'imagination, à l'histoire! Le théâtre me tentait. J'avais alors près de trente ans, et j'étais impatient d'essayer mes forces sur ce nouveau champ de bataille. Mais il fallait un poème, et je ne connaissais personne à qui en demander un; mais il fallait trouver un directeur qui voulût de moi et consentît à me confier un ouvrage: lequel y eût été disposé devant mes antécédents de musique religieuse et mon inexpérience de la scène? Aucun: je me voyais dans une impasse.

Les circonstances placèrent sur mon chemin un homme qui me mit en lumière. Ce fut le violoniste Seghers, qui dirigeait, à cette époque, les concerts de la Société Sainte-Cécile, rue de la Chaussée-d'Antin. J'eus l'occasion de faire entendre, à ces concerts, quelques morceaux qui firent une bonne impression. Seghers connaissait la famille Viardot: Madame Viardot était alors dans tout l'éclat de son talent et de sa réputation: c'était en 1849, au moment où elle venait de créer, avec une autorité si magistrale, le rôle de Fidès dans le Prophète, de Meyerbeer. Madame Viardot m'accueillit avec la meilleure grâce et m'engagea à lui apporter plusieurs de mes compositions pour les lui faire entendre: je me rendis à son offre avec empressement. Je passai plusieurs heures au piano avec elle; et, après m'avoir écouté avec le plus bienveillant intérêt, elle me dit:

—Mais, monsieur Gounod, pourquoi n'écrivez-vous pas un opéra?

—Eh! madame, répondis-je, je ne demanderais pas mieux; mais je n'ai pas de poème.

—Comment? vous ne connaissez personne qui puisse vous en faire un?

—Qui le puisse, mon Dieu, peut-être; mais qui le veuille, c'est autre chose!... Je connais, ou plutôt j'ai connu jadis, dans mon enfance, Émile Augier, avec qui j'ai joué au cerceau dans le Luxembourg; mais depuis, Augier est devenu célèbre; moi, je n'ai pas de crédit, et le camarade d'enfance ne se souciera sans doute guère de refaire une partie autrement risquée qu'un tour de cerceau!

—Eh bien, me dit madame Viardot, allez trouver Augier, et dites-lui que je me charge de chanter le principal rôle de votre opéra s'il veut vous en écrire le poème!

On devine si je me le fis dire deux fois. Je courus chez Augier, qui accueillit ma proposition à bras ouverts.

—Madame Viardot! s'écria-t-il, comment donc! mais tout de suite!...

C'était Nestor Roqueplan qui se trouvait alors à la direction de l'Opéra. Sur la recommandation de madame Viardot, il consentait bien à m'abandonner une partie du spectacle, mais non la soirée entière. Il fallait donc trouver un sujet qui réunît trois conditions essentielles: 1º être court; 2º être sérieux; 3º offrir un rôle de femme comme figure principale. Nous nous décidâmes pour Sapho. L'ouvrage ne pouvait être mis à l'étude que l'année suivante; d'autre part, Augier avait à terminer une grande pièce dont il s'occupait en ce moment: c'était, je crois, Diane pour mademoiselle Rachel.

Enfin, je tenais une promesse et j'attendis à la fois avec impatience et tranquillité.

Un événement douloureux vint frapper notre famille au moment où j'allais me mettre au travail. C'était au mois d'avril 1850. Augier venait d'achever le poème de Sapho, lorsque mon frère tomba malade, le 2 avril. Le 3, je signais chez Roqueplan le traité par lequel je prenais l'engagement de lui livrer la partition de Sapho le 30 septembre au plus tard. J'avais six mois pour composer et écrire une œuvre en trois actes, mon début au théâtre. Dans la nuit du 6 avril, mon frère rendait le dernier soupir. C'était un coup affreux pour ma vieille mère et pour nous tous!

Mon frère laissait une veuve, mère d'un enfant de deux ans et d'un autre petit être qui devait venir au monde sept mois plus tard, au milieu des larmes, et dont la destinée était d'entrer dans la vie le 2 novembre, le jour même où l'Église pleure avec nous ceux que nous avons perdus. Cette situation amenait des difficultés et des complications d'existence auxquelles il fallut songer immédiatement. Les questions de tutelle des enfants, de succession du cabinet d'architecte de mon frère, dont la mort laissait une foule d'affaires en suspens, toutes les conséquences enfin d'un malheur aussi soudain et aussi imprévu réclamèrent pendant un mois ma participation directe au règlement des intérêts et aux arrangements de la vie de ma pauvre belle-sœur anéantie et inconsolable. De plus, ma malheureuse mère avait pensé perdre la raison sous le coup foudroyant qui venait de la frapper. Tout conspirait, en moi-même comme autour de moi, à me rendre incapable de me livrer au travail pour lequel j'avais déjà si peu de temps.

Au bout d'un mois cependant, je pus songer à m'occuper de mon ouvrage, qu'il était si urgent d'aborder. Madame Viardot, qui était à ce moment en Allemagne, en représentations, et que j'avais instruite du malheur qui venait de nous atteindre, m'écrivit sur-le-champ pour me presser de partir avec ma mère et d'aller nous installer dans une propriété qu'elle avait dans la Brie: là, je trouverais, me disait-elle, la solitude et la tranquillité dont j'avais besoin.

Je suivis son conseil, et nous partîmes, ma mère et moi, pour cette résidence où se trouvait la mère de madame Viardot (madame Garcia, la veuve du célèbre chanteur), en compagnie d'une sœur de M. Viardot et d'une jeune fille (l'aînée des enfants), aujourd'hui madame Héritte, remarquable musicienne compositeur. Je rencontrai là aussi un homme charmant, Ivan Tourgueneff, l'éminent écrivain russe, excellent et intime ami de la famille Viardot. Je me mis au travail dès mon arrivée. Chose étrange! il semble que les accents douloureux et pathétiques auraient dû être les premiers à remuer mes fibres si récemment ébranlées par de si cruelles émotions! Ce fut le contraire: les scènes lumineuses furent celles qui me saisirent et s'emparèrent de moi tout d'abord, comme si ma nature courbée par le chagrin et le deuil eût éprouvé le besoin de réagir et de respirer après ces heures d'agonie et ces jours de larmes et de sanglots.

Grâce au calme qui régnait autour de moi, mon ouvrage avança plus rapidement que je ne l'avais espéré. Après sa saison d'Allemagne, madame Viardot fut appelée par ses engagements en Angleterre; elle en revint au commencement de septembre, et trouva mon travail presque terminé. Je m'empressai de lui faire entendre cette œuvre sur laquelle j'attendais son impression avec grande anxiété: elle s'en montra satisfaite et, en quelques jours, elle fut si bien au courant de la partition qu'elle l'accompagnait presque en entier par cœur sur le piano. C'est peut-être le tour de force musical le plus extraordinaire dont j'aie jamais été le témoin, et qui donne la mesure des étonnantes facultés de cette prodigieuse musicienne.


Sapho fut représentée à l'Opéra, pour la première fois, le 16 avril 1851. J'allais donc avoir bientôt trente-deux ans. Ce ne fut pas un succès; et cependant ce début me plaça dans une bonne situation aux yeux des artistes. Il y avait à la fois, dans cette œuvre, une inexpérience de ce qu'on nomme le sens du théâtre, une absence de connaissance des effets de la scène, des ressources et de la pratique de l'instrumentation, et un sentiment vrai de l'expression, un instinct généralement juste du côté lyrique du sujet, et une tendance à la noblesse du style. Le final du premier acte produisit un effet dont je fus tout surpris; on le bissa avec des acclamations unanimes, auxquelles je ne pouvais croire en dépit de mes oreilles qui en bourdonnaient d'émotion inattendue, et ce bis se reproduisit aux représentations suivantes. L'effet du second acte fut inférieur à celui du premier, malgré le succès d'une cantilène chantée par madame Viardot, et celui d'un duo de genre léger, chanté par Brémond et mademoiselle Poinsot: «Va m'attendre, mon maître!» Mais le troisième acte produisit une très bonne impression. On bissa la chanson du pâtre: «Broutez le thym, broutez mes chèvres», et les stances finales de Sapho: «Ô ma lyre immortelle» furent très applaudies.

La chanson du pâtre fut le début du ténor Aymès, qui la chantait à merveille et s'y était fait une réputation. Gueymard et Marié remplissaient les rôles de Phaon et d'Alcée.

Ma mère, naturellement, assistait à cette première représentation. Comme je quittais la scène pour aller la rejoindre dans la salle, où elle m'attendait après la sortie du public, je rencontrai, dans les couloirs de l'Opéra, Berlioz tout en larmes. Je lui sautai au cou, en lui disant:

—Oh! mon cher Berlioz, venez montrer ces yeux-là à ma mère: c'est le plus beau feuilleton qu'elle puisse lire sur mon ouvrage.

Berlioz se rendit à mon désir, et, s'approchant de ma mère, il lui dit:

—Madame, je ne me souviens pas d'avoir éprouvé une émotion semblable depuis vingt ans.

Il publia sur Sapho un compte rendu qui est assurément une des appréciations les plus flatteuses et les plus élevées que j'aie eu l'honneur et le bonheur de recueillir dans ma carrière.

Sapho ne fut jouée que six fois: l'engagement de madame Viardot touchait à sa fin: elle fut remplacée dans son rôle par mademoiselle Masson avec qui l'ouvrage n'eut que trois représentations de plus.

On peut, je crois, poser en principe qu'une œuvre dramatique a toujours, à peu de chose près, le succès de public qu'elle mérite. Le succès, au théâtre, est la résultante d'un tel ensemble d'éléments qu'il suffit (et les exemples en abondent) de l'absence de quelques-uns de ces éléments, parfois même des plus accessoires, pour balancer et compromettre l'empire des qualités les plus élevées. La mise en scène, les divertissements, les décors, les costumes, le livret, tant de choses concourent au prestige d'un opéra! L'attention du public a un tel besoin d'être soutenue et soulagée par la variété du spectacle! Il y a des œuvres de premier ordre par certains côtés qui ont sombré, non dans l'admiration des artistes, mais dans la faveur publique, faute de ce condiment nécessaire pour les faire accepter de ceux à qui ne suffit pas le pur attrait du beau intellectuel.

Je ne prétends en aucune sorte réclamer pour la destinée de Sapho le bénéfice de ces considérations. Le public apporte, au jugement d'un ouvrage, des titres et des droits qui constituent un genre de compétence et d'autorité à part. On ne doit ni attendre ni exiger de lui les connaissances spéciales qui permettent de décider sur la valeur technique d'une œuvre d'art; mais il a, lui, le droit d'attendre et d'exiger qu'une œuvre dramatique réponde aux instincts dont il vient demander l'aliment et la satisfaction au théâtre. Or une œuvre dramatique ne repose pas exclusivement sur les qualités de forme et de style: ces qualités sont essentielles, assurément; elles sont même indispensables pour protéger un ouvrage contre les rapides atteintes du temps dont la faux ne s'arrête que devant les traces de la beauté idéale; mais elles ne sont ni les seules ni même, en un certain sens, les premières: elles consolident et affermissent le succès dramatique, elles ne l'établissent pas.

Le public du théâtre est un dynamomètre: il n'a pas à connaître de la valeur d'une œuvre au point de vue du goût; il n'en mesure que la puissance passionnelle et le degré d'émotion, c'est-à-dire ce qui en fait proprement une œuvre dramatique, expression de ce qui se passe dans l'âme humaine personnelle ou collective. Il résulte de là que public et auteur sont réciproquement appelés à faire l'éducation artistique l'un de l'autre: le public, en étant pour l'auteur le critérium et la sanction du Vrai; l'auteur, en initiant le public aux éléments et aux conditions du Beau. Hors de cette distinction, il me paraît impossible d'expliquer cet étrange phénomène de l'incessante mobilité du public, qui se déprend le lendemain de ce qui le passionnait la veille et qui crucifie aujourd'hui ce qu'il adorera demain.


Pour n'être pas ce qu'on appelle un succès, le sort de Sapho n'en eut pas moins des conséquences profitables à ma carrière et à mon avenir. Et d'abord, Ponsard me demanda, le soir même de la première représentation, si je voudrais écrire la musique des chœurs d'une tragédie en cinq actes, Ulysse, qu'il destinait au Théâtre-Français. J'acceptai sur-le-champ, sans connaître l'ouvrage; mais la réputation de l'auteur de Lucrèce, de Charlotte Corday et d'Agnès de Méranie m'inspirait plus que de la sécurité sur la valeur de l'œuvre à la collaboration de laquelle j'avais l'heureuse chance d'être appelé.

Arsène Houssaye était alors directeur de la Comédie-Française. Il fallait annexer au personnel ordinaire du théâtre, un personnel choral et un renfort de l'orchestre accoutumé[5].

[5] Voir plus loin, p. 238, une lettre de Berlioz à Gounod, en date du 19 novembre 1851.

Ulysse fut représenté le 18 juin 1852. Je venais d'épouser, quelques jours auparavant, une fille de Zimmerman[6], le célèbre professeur de piano du Conservatoire, à qui est due la belle école de piano de laquelle sont sortis Prudent, Marmontel, Goria, Lefébure-Wély, Ravina, Bizet et tant d'autres; je devenais, par cette alliance, le beau-frère du jeune peintre Édouard Dubufe, qui déjà portait dignement le nom de son père, et dont le fils, Guillaume Dubufe, promet aujourd'hui de soutenir brillamment l'héritage et la réputation.

[6] Voir plus loin, p. 240, une lettre de Gounod à Lefuel, sans date.

Les principaux rôles d'Ulysse étaient tenus par mademoiselle Judith, MM. Geffroy, Delaunay, Maubant, mademoiselle Nathalie et autres. La part de la musique ne représentait pas moins de quatorze chœurs, un solo de ténor, plusieurs passages de mélodrame instrumental et une introduction d'orchestre. Il y avait pour le musicien un certain danger de monotonie dans l'emploi uniforme des mêmes ressources, l'orchestre et les chœurs.

J'eus, néanmoins, la bonne fortune de tourner assez heureusement la difficulté, et ce second ouvrage me valut une nouvelle bonne note dans l'opinion des artistes. Ma partition eut en outre une chance que n'avait pas eue celle de Sapho, pour laquelle aucun éditeur ne s'était présenté: MM. Escudier me firent l'honneur et la faveur de graver mon nouvel ouvrage gratis.

Ulysse fut joué une quarantaine de fois. C'était la seconde épreuve dont ma mère fut témoin dans ma carrière dramatique.

Les «chœurs d'Ulysse» me semblent empreints d'un caractère et d'une couleur assez justes et d'un style assez personnel; le maniement de l'orchestre y laisse encore bien à désirer sous le rapport de l'expérience, plutôt que sous celui du coloris dont l'instinct est en général assez heureux.


Peu de jours après mon mariage, je fus nommé Directeur de l'orphéon et de l'enseignement du chant dans les écoles communales de la Ville de Paris. Je remplaçais, à ce poste, M. Hubert, élève et successeur lui-même de Wilhem, le créateur de cette institution.

Ces fonctions que j'ai remplies pendant huit ans et demi ont exercé une heureuse influence sur ma carrière musicale par l'habitude qu'elles m'ont conservée de diriger et d'employer de grandes masses vocales traitées dans un style simple et favorable à leur meilleure sonorité.


Ma troisième tentative musicale au théâtre fut la Nonne sanglante, opéra en cinq actes de Scribe et Germain Delavigne. Nestor Roqueplan, qui était toujours directeur de l'Opéra, s'était pris d'affection pour Sapho et d'amitié pour moi: il disait qu'il me trouvait une tendance à «faire grand». C'était lui qui avait désiré que j'écrivisse pour l'Opéra un ouvrage en cinq actes. La Nonne sanglante fut écrite en 1852-53; mise en répétition le 18 octobre 1853, laissée de côté et successivement reprise à l'étude plusieurs fois, elle vit enfin la rampe le 18 octobre 1854, un an juste après sa première répétition. Elle n'eut que onze représentations, après lesquelles Roqueplan fut remplacé à la direction de l'Opéra par M. Crosnier. Le nouveau directeur ayant déclaré qu'il ne laisserait pas jouer plus longtemps une «pareille ordure», la pièce disparut de l'affiche et n'y a plus reparu depuis.

J'en eus quelque regret. Le chiffre excellent des recettes n'autorisait assurément pas une mesure aussi radicale et aussi sommaire. Mais les décisions directoriales ont parfois, dit-on, des dessous qu'il serait inutile de vouloir pénétrer: en pareil cas, on donne des prétextes: les raisons demeurent cachées. Je ne sais si la Nonne sanglante était susceptible d'un succès durable; je ne le pense pas: non que ce fût une œuvre sans effet (il y en avait quelques-uns de saisissants); mais le sujet était trop uniformément sombre; il avait, en outre, l'inconvénient d'être plus qu'imaginaire, plus qu'invraisemblable: il était en dehors du possible, il reposait sur une situation purement fantastique, sans réalité, et par conséquent sans intérêt dramatique, l'intérêt étant impossible en dehors du vrai ou, tout au moins, du vraisemblable.

Je crois qu'il y avait à mon actif, dans cet ouvrage, une part sérieuse de progrès dans l'emploi de l'orchestre; certaines pages y sont traitées avec une connaissance plus sûre de l'instrumentation et avec une main plus expérimentée; plusieurs morceaux sont d'une bonne couleur, entre autres le chant de la Croisade, avec Pierre l'Ermite et les chœurs, au premier acte; au second acte, le prélude symphonique des Ruines, et la marche des Revenants; au troisième acte, une cavatine du ténor, et son duo avec la Nonne.

Mes principaux interprètes furent mesdemoiselles Wertheimber et Poinsot, MM. Gueymard, Depassio et Merly.


Je me consolai de mon déboire en écrivant une symphonie (nº 1, en ) pour la Société des Jeunes artistes, qui venait d'être fondée par Pasdeloup et dont tous les concerts avaient lieu salle Herz, rue de la Victoire. Cette symphonie fut bien accueillie, et cet accueil me décida à en écrire pour la même société, une seconde (nº 2, en mi bémol), qui obtint aussi un certain succès. J'écrivis, à cette même époque, une messe solennelle de Sainte-Cécile qui fut exécutée avec succès par l'Association des artistes musiciens, le 22 novembre 1855, dans l'église Saint-Eustache, pour la première fois, et qui a été jouée plusieurs fois depuis; elle est dédiée à la mémoire de mon beau-père, Zimmerman, que nous avions perdu le 29 octobre 1853.

Un autre malheur vint frapper notre famille: le 6 août 1855, la mort nous enleva une sœur aînée de ma femme, Juliette Dubufe, femme d'Édouard Dubufe, le peintre, nature douée d'un rare assemblage des plus charmantes qualités joint à un talent exceptionnel de sculpteur et de pianiste. «Bonté, esprit, talent», telle fut l'inscription simple, mais aussi méritée qu'éloquente, qui résuma l'éloge et les regrets inspirés par cette femme dont la grâce exquise captivait irrésistiblement ceux qui l'approchaient.


La direction de l'orphéon occupait alors la plus grande partie de mon temps: j'écrivais, pour les grandes réunions chorales de cette institution, nombre de morceaux dont quelques-uns furent remarqués, et parmi lesquels se trouvent deux messes dont l'une avait été exécutée sous ma direction, le 12 juin 1853, dans l'église de Saint-Germain-l'Auxerrois, à Paris. Ce fut pendant une des grandes séances annuelles de l'orphéon que ma femme me donna un fils, le dimanche 8 juin 1856. (Trois ans auparavant, le 13 du même mois, nous avions eu la douleur de perdre un premier enfant, une fille qui n'avait pas vécu.) Le matin du jour où naquit mon fils, ma courageuse femme, au moment où j'allais partir pour la séance de l'orphéon, eut la force de me cacher les douleurs dont elle ressentait les premières atteintes; et, lorsque, dans l'après-midi, je rentrai à la maison, mon fils était au monde.

La venue de cet enfant, que j'avais tant désiré, fut pour nous une joie et une fête: nous avons eu le bonheur de le conserver; il a maintenant vingt et un ans accomplis et se destine à la peinture.


Depuis la Nonne sanglante, je n'avais travaillé à aucune œuvre dramatique; mais j'avais écrit un petit oratorio, Tobie, que m'avait demandé, pour l'un de ses concerts annuels à bénéfice, George Hainl, alors chef d'orchestre du Grand-Théâtre à Lyon. Cet ouvrage a, je crois, quelques qualités de sentiment et d'expression; on y avait remarqué un air assez touchant du jeune Tobie et quelques autres passages qui ne manquaient pas d'un certain accent pathétique.

En 1856, je fis connaissance de Jules Barbier et de Michel Carré. Je leur demandai s'ils seraient disposés à travailler avec moi et à me confier un poème; ils y consentirent avec beaucoup de bonne grâce. La première idée sur laquelle j'attirai leur collaboration fut Faust. Cette idée leur plut beaucoup: nous allâmes trouver M. Carvalho, qui était alors directeur du Théâtre-Lyrique, situé boulevard du Temple, et qui venait de monter la Reine Topaze, ouvrage de Victor Massé, dans lequel madame Miolan-Carvalho avait un très grand succès.

Notre projet sourit à M. Carvalho, et aussitôt mes deux collaborateurs se mirent à l'œuvre. J'étais parvenu à peu près à la moitié de mon travail, lorsque M. Carvalho m'annonça que le théâtre de la Porte-Saint-Martin préparait un grand mélodrame intitulé Faust, et que cette circonstance renversait toutes ses combinaisons au sujet de notre ouvrage. Il considérait, avec raison, comme impossible que nous fussions prêts avant la Porte-Saint-Martin; et, d'autre part, il jugeait imprudent, au point de vue du succès, d'engager, sur un même sujet, la lutte avec un théâtre dont le luxe de mise en scène aurait déjà fait courir tout Paris au moment où notre œuvre verrait le jour.

Il nous invita donc à chercher un autre sujet; mais cette déconvenue soudaine m'avait rendu incapable de diversion, et je restai huit jours sans pouvoir me livrer à d'autre travail.

Enfin M. Carvalho me demanda d'écrire un ouvrage comique et d'en chercher la donnée dans le théâtre de Molière. Ce fut là l'origine du Médecin malgré lui, qui fut représenté au Théâtre-Lyrique le 15 janvier 1858, jour anniversaire de la naissance de Molière[7]. L'annonce d'un ouvrage comique écrit par un musicien dont les trois premiers essais semblaient indiquer des tendances tout autres fit craindre et présager un échec. L'événement déjoua ces craintes, dont quelques-unes étaient peut-être des espérances, et le Médecin malgré lui fut, malgré cela, mon premier succès de public au théâtre. Le plaisir devait en être empoisonné par la mort de ma pauvre mère qui, malade depuis des mois, et complètement aveugle depuis deux ans, expirait le lendemain même, 16 janvier 1858, à l'âge de soixante-dix-sept ans et demi. Il ne m'a pas été donné d'apporter à ses derniers jours ce fruit et cette récompense d'une vie toute consacrée à l'avenir de ses fils! J'espère, du moins, qu'elle a emporté l'espoir et le pressentiment que ses soins n'auraient pas été stériles et que ses sacrifices seraient bénis[8].

[7] Voir plus loin, Lettres, p. 271, comment Gounod, trente-trois ans après, dans un toast à S. A. I. la princesse Mathilde, évoquait le souvenir de cet ouvrage.

[8] Voir plus loin, p. 242, une lettre de Gounod à l'un de ses beaux-frères, M. Pigny.


Le Médecin malgré lui donna une série non interrompue d'une centaine de représentations. L'ouvrage fut monté avec beaucoup de soin, et l'acteur Got, de la Comédie-Française, eut même, à la demande du directeur, l'obligeance de prêter l'appui de ses précieux conseils aux artistes pour la mise en scène traditionnelle de la pièce et la déclamation du dialogue parlé. Le rôle principal, celui de Sganarelle, fut créé par Meillet, baryton plein de rondeur et de verve, qui y obtint un grand succès de chanteur et d'acteur. Les autres rôles d'hommes furent confiés à Girardot, Wartel, Fromant et Lesage (remplacés depuis par Potel et Gabriel), qui s'en acquittèrent fort bien. Les deux principaux rôles de femmes étaient tenus par mesdemoiselles Faivre et Girard, toutes deux pleines d'entrain et de gaieté. Cette partition, la première que j'aie eu l'occasion d'écrire dans le genre comique, est d'une allure facile et légère qui se rapproche de l'opéra bouffe italien. J'ai tâché d'y rappeler, dans certains passages, le style de Lulli; mais l'ensemble de l'ouvrage reste néanmoins dans la forme moderne et participe de l'école française. Parmi les morceaux qui furent le plus goûtés, se trouve la Chanson des glouglous, supérieurement dite par Meillet, à qui on la redemandait toujours; le Trio de la bastonnade, le Sextuor de la consultation, un Fabliau, la Scène de consultation des paysans, et un duo entre Sganarelle et la nourrice.

Le Faust de la Porte-Saint-Martin venait d'être représenté, et le luxe déployé dans la mise en scène n'avait pu assurer à ce mélodrame une très longue carrière. M. Carvalho se reprit alors à notre premier projet, et je m'occupai immédiatement de terminer l'œuvre que j'avais interrompue pour écrire le Médecin.

Faust fut mis en répétition au mois de septembre 1858. Je l'avais fait entendre, au foyer du théâtre, à M. Carvalho, le 1er juillet, avant mon départ pour la Suisse, où j'allais passer les vacances avec ma femme et mon fils, alors âgé de deux ans. À ce moment, rien n'était encore arrêté quant à la distribution des rôles, et M. Carvalho m'avait demandé de laisser assister à l'audition que je lui avais donnée madame Carvalho, qui demeurait en face du théâtre. Elle fut tellement impressionnée par le rôle de Marguerite que M. Carvalho me pria de le lui donner. Ce fut chose convenue, et l'avenir a prouvé que ce choix avait été une véritable inspiration.

Cependant les études de Faust ne devaient pas se poursuivre sans rencontrer de difficultés. Le ténor à qui avait été confié le rôle de Faust ne put, en dépit d'une voix charmante et d'un physique très agréable, soutenir le fardeau de ce rôle important et considérable. Quelques jours avant l'époque fixée pour la première représentation, on dut s'occuper de le remplacer, et on eut recours à Barbot qui était alors disponible. En un mois, Barbot sut le rôle et fut prêt à jouer, et l'ouvrage put être représenté le 19 mars 1859.

Le succès de Faust ne fut pas éclatant; il est cependant jusqu'ici ma plus grande réussite au théâtre. Est-ce à dire qu'il soit mon meilleur ouvrage? Je l'ignore absolument; en tout cas, j'y vois une confirmation de la pensée que j'ai exprimée plus haut sur le succès, à savoir qu'il est plutôt la résultante d'un certain concours d'éléments heureux et de conditions favorables qu'une preuve et une mesure de la valeur intrinsèque de l'ouvrage même. C'est par les surfaces que se conquiert d'abord la faveur du public; c'est par le fond qu'elle se maintient et s'affermit. Il faut un certain temps pour saisir et s'approprier l'expression et le sens de cette infinité de détails dont se compose un drame.

L'art dramatique est un art de portraitiste: il doit traduire des caractères comme un peintre reproduit un visage ou une attitude; il doit recueillir et fixer tous les traits, toutes les inflexions si mobiles et si fugitives dont la réunion constitue cette propriété de physionomie qu'on nomme un personnage. Telles sont ces immortelles figures d'Hamlet, de Richard III, d'Othello, de Lady Macbeth, dans Shakespeare, figures d'une ressemblance telle avec le type dont elles sont l'expression qu'elles restent dans le souvenir comme une réalité vivante: aussi les appelle-t-on justement des créations. La musique dramatique est soumise à cette loi hors de laquelle elle n'existe pas. Son objet est de spécialiser des physionomies. Or ce que la peinture représente simultanément au regard de l'esprit, la musique ne peut le dire que successivement: c'est pourquoi elle échappe si facilement aux premières impressions.

Aucun des ouvrages que j'avais écrits avant Faust ne pouvait faire attendre de moi une partition de ce genre; aucun n'y avait préparé le public. Ce fut donc, sous ce rapport, une surprise. C'en fut une aussi quant à l'interprétation. Madame Carvalho n'avait certes pas attendu le rôle de Marguerite pour révéler les magistrales qualités d'exécution et de style qui la placent au premier rang parmi les cantatrices de notre époque; mais aucun rôle ne lui avait fourni, jusque-là, l'occasion de montrer à ce degré les côtés supérieurs de ce talent si sûr, si fin, si ferme et si tranquille, je veux dire le côté lyrique et pathétique. Le rôle de Marguerite a établi sa réputation sous ce rapport, et elle y a laissé une empreinte qui restera une des gloires de sa brillante carrière. Barbot se tira en grand musicien du rôle difficile de Faust. Balanqué, qui créa le rôle de Méphistophélès, était un comédien intelligent dont le jeu, le physique et la voix se prêtaient à merveille à ce personnage fantastique et satanique: malgré un peu d'exagération dans le geste et dans l'ironie, il eut beaucoup de succès. Le petit rôle de Siebel et celui de Valentin furent très convenablement tenus par mademoiselle Faivre et M. Raynal.

Quant à la partition, elle fut assez discutée pour que je n'eusse pas grand espoir d'un succès ...


LETTRES

I

À MONSIEUR H. LEFUEL, ARCHITECTE,

À l'Académie de France, à Rome, villa Médicis.


Naples, le mardi 14 juillet 1840.

J'aurais bien désiré, cher Hector, t'adresser plus tôt ce petit mot que je remets à Murat[9]. Mais je n'ai trouvé jusqu'à cette heure que le temps d'écrire à mon frère une assez longue pancarte; et dans cette ville de Naples, où j'ai fait quelques connaissances il y a trois mois, il m'a fallu commencer cette fois par me faire voir. Maintenant, à partir d'aujourd'hui, me voilà plus libre. J'ai écrit aussi à Desgoffe, et j'aurais voulu en faire autant pour ce bon Hébert, auquel je te prie de faire bien des excuses de ma part. Il aura certainement de mes nouvelles directes un de ces jours, et même très prochainement, car je pense, sans toutefois en être sûr, partir mercredi ou jeudi de la semaine prochaine pour faire ma tournée des îles d'Ischia, Capri, puis revenir par Pœstum, Salerne, Amalfi, Sorrento, Pompéia et Naples; c'est une affaire d'une douzaine de jours. J'espère, cher bon ami, que tu t'es bien porté depuis mon départ; je le demande aussi à Desgoffe, que je prie de t'engager à ne pas trop travailler. La chaleur là-bas doit être si grande en ce moment! Ici, à Naples, il fait quelquefois très lourd; aujourd'hui surtout, nous avons eu un temps d'orage assommant; mais la brise de mer n'est pas une charge et, surtout pour nous qui sommes logés en quelque sorte sur la mer, nous en jouissons et nous en sentons la fraîcheur autant qu'il est possible.

Naples m'ennuie plus que jamais (la ville, s'entend). Je suis fort curieux de Capri et d'Ischia, ainsi que de Pœstum. Je suis enfin monté hier aux Camaldules: c'est un point de vue admirable, surtout comme étendue de mer; tu sais si nous aimons la mer: plus on la voit, plus on comprend la beauté de cette simple ligne horizontale derrière laquelle on pourrait soupçonner l'infini. Demain soir, à quatre heures, s'il fait beau, nous montons au Vésuve pour y voir le coucher du soleil; nous y passons la nuit pour voir l'effet de tout le golfe au clair de lune, et nous voyons le lendemain matin le lever du soleil. Tu vois que c'est une belle partie.

J'ai reçu avant-hier une lettre de ma mère, envoyée de Rome; je te remercie, cher Hector, si c'est à toi que je dois l'arrivée de cette lettre. Ma mère m'y charge de mille amitiés pour toi ainsi que mon bon Urbain.

Comment t'es-tu trouvé du tableau de M. Ingres? Écris-le-moi, ou mets-moi un mot dans la lettre de Desgoffe quand il me répondra. Envoyez-moi toujours vos lettres à la Ville-de-Rome, quai Sainte-Lucie, à Naples. Si je suis en tournée pendant ce temps, je les trouverai à mon retour. Dis à Hébert que je serai très content aussi de savoir l'effet que lui aura produit le tableau de M. Ingres: bien que je ne mérite pas cette nouvelle avant de lui avoir écrit moi-même, j'en suis bien désireux.

Embrasse bien mon petit frère Vauthier, que je prie aussi de ne pas m'oublier. Dis à Fleury[10] que je suis bien fâché de n'avoir pu lui dire adieu avant mon départ. Enfin je te charge, cher ami, de tous mes souvenirs pour nos bons camarades en général et en particulier, selon la formule consacrée.

Adieu, cher Hector, je t'embrasse comme je t'aime, et c'est de tout cœur, tu le sais bien; au reste, je peux te le dire, car dans notre exil à tous deux, j'ai la part de trois.

Tout à toi de cœur,

CHARLES GOUNOD.        

Guénepin[11] t'écrira sous peu de jours; il te dit mille choses aimables; il est fort bon garçon pour moi, nous avons fait bon voyage, bien que nos nuits aient été de trois ou quatre heures au plus: c'est un détail. Fais-moi donc l'amitié de me dire, quand tu m'écriras, si Desgoffe a renvoyé chercher ma partition de Freischütz chez le prince Soutzo.

[9] Murat (Jean), peintre, prix de Rome.

[10] Domestique de confiance des pensionnaires; au service de l'Académie, alors, depuis quarante ans.

[11] Guénepin (François-Jean-Baptiste), architecte, prix de Rome.



II

À MONSIEUR HECTOR LEFUEL

À Venise, poste restante.

Rome, le mardi 4 avril 1841.

        Mon cher et tendre père,

Voilà déjà que ton enfant désolé se creusait la tête pour savoir où t'écrire, et il commençait à désespérer de la tendresse de son vieux papa, lorsqu'il apprend par M. Schnetz que cet intrépide centenaire s'est transporté de Florence à Bologne pour se rendre au plus vite à Venise. C'est donc à Venise que ce fils rassuré se hâte de lui faire parvenir de ses nouvelles pour lui dire qu'il se porte très bien, et ensuite que sa messe a obtenu un heureux succès parmi ses petits camarades d'abord, et en second lieu parmi les en bas. Il a pensé aussitôt à la satisfaction de son vieux père et cette pensée a été pour beaucoup dans la joie de son succès.

Il a aussi regretté beaucoup l'absence du même vieux père, qui est naturellement l'être auquel il tenait le plus ici, et dont le sort l'a frustré fort mal à propos dans ce moment-là.

De plus, nouvelles de Paris qui me chargent de mille amitiés pour toi, mon cher bon Hector: je ne sais pas comment cela se fait, mais maman croyait que j'allais te revoir au bout d'un ou deux mois: je l'ai désabusée sur ce point, et cette désillusion n'aura pas été sans lui faire de peine. Et puis tu ne sais pas la nouvelle que j'ai reçue à propos d'Urbain: elle m'a donné d'abord une fameuse alerte de joie, et puis à la fin du paragraphe un affreux renfoncement; il s'agissait tout bonnement pour lui du voyage en Sicile et à Rome; mais c'est tombé dans l'eau, et voici comment.

M. le marquis de Crillon, qui a toujours porté beaucoup d'intérêt à notre famille, avait l'intention de s'adjoindre pour son compagnon de voyage en Sicile un artiste distingué, ayant fait de bonnes études, enfin un homme sérieux. Bref, il avait pensé à Urbain. Il arrive donc à la maison un jour, et fait à ma mère la déclaration de ce projet; ma mère le remercie de cette extrême bonté, lui en exprime toute sa reconnaissance, en parle à Urbain lorsqu'elle le voit. Urbain, après avoir vite et mûrement réfléchi, se décide, et va donner sa réponse affirmative à M. de Crillon. Ensuite, lorsqu'il s'est agi d'aller faire ses visites d'adieu à ses clients, il a trouvé partout des visages contrits et désolés de le voir partir, des regrets universels: on ne trouverait jamais à remplacer sa délicatesse, sa loyauté, etc ... enfin toutes les bonnes et estimables qualités que tu lui connais. Circonstance déjà entravant les projets de départ; mais ce n'est pas le tout; voici qui est venu mettre les plus gros bâtons dans les roues: ce sont ses intérêts compromis pour une somme de dix ou douze mille francs. À ce moment-là, sa présence est devenue indispensable à Paris, comme tu peux bien penser. Je suis fort inquiet de cette aventure critique et voudrais bien savoir le plus tôt possible comment cela aura tourné: je t'en informerai dans ma plus prochaine lettre. Pauvre Urbain, qui est si bon et qui s'est donné tant de mal! Heureusement qu'il a bien du courage et qu'il sait supporter de vilaines épreuves; mais c'est dur sur le moment.

J'ai su, mon cher Hector, que tu avais écrit à Gruyère; au moment où je me laissais aller à ma jalousie, Hébert m'a dit: «Console-toi: c'est une commission dont il le charge, tout simplement.» Alors, je me suis consolé dans l'espoir d'en recevoir une plus tard pour moi. Je dois te dire que j'ai été fort heureux des témoignages d'intérêt que m'ont donnés ces jours-ci plusieurs de mes camarades, entre autres notre bon petit peintre Hébert: j'ai été très sensible au soin et à l'attention avec lesquels je l'ai vu écouter la répétition de ma messe; il n'y aurait certainement pas eu cela chez un indifférent, et on est toujours heureux de pouvoir citer ceux qui ne le sont pas. Comme je sais que tu aimes aussi Hébert, je suis bien aise de te faire parvenir ce renseignement sur son compte, bien sûr que son attachement pour moi ne diminuera en rien le tien pour lui. Il se porte aussi d'une manière satisfaisante, et me charge de mille amitiés pour toi ainsi que tous ces messieurs de l'Académie. Je vais voir s'il est chez lui et le tenter pour qu'il te mette deux mots au bas de ma lettre.

Bazin n'est toujours pas arrivé; je ne sais pas ce qu'il fait: j'ai grand'peur que dans l'enthousiasme qu'a dû lui témoigner sa ville natale à son passage on ne l'ait pris lui-même en nature pour le clouer sur un piédestal en guise de statue à son honneur. Les Marseillais ont la tête chaude, ils sont capables de lui avoir fait celle-là; elle serait un peu bonne pour ses mois de pension!

Adieu, mon cher Hector; tu sais comme je t'aime, eh bien, je t'embrasse comme cela, sur les deux joues et sur l'œil gauche, comme on dit: si tu es encore avec Courtépée[12], dis-lui que je lui envoie une poignée de main bien soignée aussi. J'espère que vous vous portez bien tous les deux et que, si vous avez le même temps que nous, vous devez faire des choses superbes. Adieu, cher ami. Tout à toi de cœur.

CHARLES GOUNOD.        

[12] Architecte, «rapin» de Lefuel.



        Mon cher architecte, je profite de l'occasion de notre cher musicien pour te donner signe de vie. J'ai appris par notre grand sculpteur Gruyère que tu étais aux prises avec une foule de rhumes; j'espère que le soleil de la noble et voluptueuse Venise te fondra les glaces que le vieux hiver a amoncelées dans ton cerveau. Tu as eu un succès à l'Exposition; tous ont été étonnés de tes dessins, l'ambassadeur et l'ambassadrice n'en dorment plus. Je ne te parle pas de moi: ce que j'ai fait est trop peu important et trop peu bien pour mériter une ligne. La messe de notre célèbre musicien a eu un plein succès parmi nous et parmi le monde. Elle a été bien exécutée grâce à l'activité qu'il a déployée à secouer ces vieux endormis. Si tu vois Loubens[13], dis-lui bien des choses de ma part; et ce Courtépée, qu'en fais-tu? peux-tu venir à bout de le faire lever en même temps que toi, ô travailleur matinal?

Adieu. Si je puis t'être utile ou agréable, je suis à toi.

E. HÉBERT.        

        Murat ne veut pas seulement t'écrire deux mots: il dit qu'il t'écrira.

CH. GOUNOD.        

        Ce n'est pas vrai.

MURAT.        

[13] Ancien élève de l'École polytechnique, ami de Gounod, d'Hébert, etc ...


III

À MONSIEUR LEFUEL, ARTISTE

à Nice-Maritime (poste restante)[14]

Rome, le 21 juin (lundi).


        Cher bon ami,

Comme il est bien plus naturel de voir un enfant se presser de répondre à son père qu'un père à son enfant, je commencerai par m'excuser de ne t'avoir pas accusé plus tôt réception de ta dernière lettre datée de Mantoue. Mais c'est bien malgré moi, je t'assure. J'ai eu beaucoup à écrire tous ces derniers temps, et je n'ai pas encore fini. C'est vraiment quelquefois très occupant et même autre chose que d'avoir à reconnaître seul par écritures l'intérêt que quelques personnes se contentent très bien de vous faire témoigner par d'autres, et dont on ne peut pas rendre, soi, les remerciements en même monnaie. Enfin il faut encore se trouver fort heureux de cet intérêt-là, et ne pas faire son dégoûté devant un peu d'activité: sans quoi les autres diraient: «Il est bien facile de lui retirer tout cet embarras», n'est-ce pas, cher ami? Aussi je ne dis cela qu'à toi ou qu'à des amis en lesquels je me confierais de même.

Je te dirai que j'ai fait auprès de Gruyère la commission relative à ton habit autour duquel nous avons si longtemps brûlé, comme lorsqu'on cherche quelque chose à cache-cache. Cet habit a enfin revu le jour et n'était détérioré ni par de mauvais plis, ni par des vers ou des papillons.

J'ai fait aussi tes amitiés à nos camarades qui n'ont pas manqué de me demander d'où j'avais reçu une lettre de toi. J'ai répondu qu'elle me venait de Mantoue. Alors se sont élevées maintes conversations particulières et générales sur ta position comme pensionnaire favorisé, surtout depuis que la même faveur a été refusée à Gruyère, qui avait également demandé à faire un voyage, et qui prétend avoir allégué de très bons motifs. Je n'ai pas voulu parler longuement de toi pour ne pas échauffer les opinions qui nous étaient défavorables, mais j'ai seulement relevé à l'instant un mot d'un pensionnaire que je ne nommerai pas, mais qui, parlant de la faveur qui déjà t'avait été accordée l'an passé pour Naples, présentait ta conduite comme peu délicate et peu franche en allant à Florence d'abord. Je me suis borné à exclure de toute ma force cette opinion-là sans vouloir nullement me lancer dans une discussion qui aurait pu devenir une dispute. Et puis, cher Hector, si tu savais que de choses, depuis ton départ, se sont passées dans les caractères de bien des gens! Si cela ne change pas, je ne doute point qu'à ton retour tu ne trouves des individus qui font ce qu'on appelle leur tête. Je ne suis pas le seul à l'avoir remarqué, et je ne pense pas que cela doive t'échapper non plus.

Quant à moi, dans dix jours je pars pour Naples, et je compte rester un mois et demi, deux mois, non pas à Naples même, mais dans le royaume et dans les îles; pour le mois de septembre, je le passerai sans doute à Frascate pour bien revoir à cette époque et pour la dernière fois ce magnifique Monte Cavi dont je voudrais bien faire quelques études.

Si tu m'écris pendant mon voyage, adresse ta lettre poste restante à Naples. Quand je serai en ville, je la prendrai moi-même; sinon je me la ferai envoyer où je serai.

J'ai fait dernièrement une tournée d'une dizaine de jours dans la montagne du côté de Subiaco, Civitella, Olevano; j'y ai vu de très belles choses comme pays: mais de tout, ce qui m'a le plus intéressé, c'est le couvent de San Benedetto à Subiaco. J'ai vu là des choses et j'ai éprouvé des émotions que je n'oublierai jamais de ma vie.

J'ai reçu dernièrement des nouvelles de chez moi: on va bien et on t'envoie mille affectueux souvenirs. On me dit qu'Urbain a adressé une lettre à Gênes de manière que tu pusses l'y trouver le 15 du mois: je ne sais sur quoi il a jugé que tu serais à Gênes à cette époque, mais en tout cas, il me semble qu'il s'est trompé de quelque peu dans ses calculs. Au reste il vaut mieux qu'elle soit arrivée avant toi qu'après; outre que tu es sûr de la trouver en quittant Milan, tu pourrais au besoin te la faire envoyer si tu avais quelqu'un de connaissance. Ensuite ma mère me dit que Blanchard a eu l'extrême gracieuseté de faire pour Urbain un petit dessin de ton portrait, ce qui a excessivement touché la mère et le frère. Ce beau Blanchard, à ce que me dit ma mère, avait eu la fièvre très forte à Paris depuis son retour, mais il va beaucoup mieux maintenant. Il a dîné à la maison plusieurs fois depuis son retour à Paris, et ma mère me dit qu'il est fort aimable, qu'il a de bonnes manières et qu'il lui plaît parce qu'il lui a paru fort bon.

Tu sais sans doute, si quelque journal français t'est tombé sous la main, que notre Jules Richomme n'est pas reçu en loge; cette nouvelle m'a causé une vive peine pour lui et pour sa famille, qui désirerait tant le voir remporter le grand prix et venir à Rome. Pour moi je suis sûr maintenant de le revoir à Paris; parce que, eût-il même le prix l'année prochaine, il ne partirait en tout cas qu'après l'époque de mon retour.

Et toi, cher ami, où en sont tes travaux? Il me semble que tes cartons doivent fièrement se remplir. Écris-moi tout cela: comment tu te portes, ce que tu fais: bien que je ne sois pas tout à fait apte à le comprendre, je crois que mon avidité à savoir tout ce qui te plaît et ce que tu aimes, m'ouvrira la comprenette jusqu'à un certain point. Au reste je m'en remets absolument à toi pour le compte rendu sous ce rapport: tant que cela ne te coûtera ni trop de temps, ni trop d'ennui, donne toujours.

Adieu, cher Hector, porte-toi bien, et aime-moi toujours, parce que c'est une bonne œuvre que tu fais, et que cela te sera rendu de bien des manières.

Sois aussi exact à me donner tes adresses successives que je le serai à te donner la mienne pendant et après mon voyage.

Je t'embrasse de tout mon cœur de fils.

CHARLES GOUNOD.        

[14] Cette lettre a été adressée d'abord «à Milan, poste restante,» puis renvoyée de Milan à Gênes, et de Gênes à Nice.


IV

À MONSIEUR H. LEFUEL,

À Gênes, poste restante.

Si M. Lefuel ne vient pas réclamer ses lettres à Gênes,
lui envoyer celle-ci à l'Académie de France, à Rome.


Vienne, le 21 août 1842 (lundi).


        Mon cher Hector,

J'ai reçu, l'autre semaine, une lettre d'Hébert, auquel j'avais écrit le premier de Vienne; il m'apprend que tu es quelque part autour de Gênes, mais il ne peut pas me dire au juste où tu es. Comme tu m'as abandonné tout le long de mon voyage, cher ami, et que je n'ai trouvé ni à Florence ni à Venise ni à Vienne une ligne de tes nouvelles, je me suis vu obligé de demander à quelque ami commun si, par hasard, il ne saurait pas ton adresse et s'il ne pourrait pas me la donner. Par la réponse que j'ai reçue d'Hébert, j'ai vu qu'il avait été plus heureux que moi, puisqu'il savait au moins où tu étais et où il pouvait te donner de ses nouvelles en recevant des tiennes. Tu sais pourtant bien, abominable et monstrueux père, combien ton fils aurait été content de voir quelques lignes de toi! mais tout le long du voyage, pas une panse d'A! moi, de mon côté, comment t'écrire? partout j'en ai eu envie, nulle part je n'en ai eu par toi le moyen. D'un autre côté, je crains maintenant que cette lettre-ci ne te trouve déniché d'où tu étais: de sorte que cette incertitude m'a décidé à prendre pour l'adresse de ma lettre les précautions que tu vois. Si j'étais près de toi, va, je te gronderais bien fort. Comment! tes entrailles patriarcales ont donc dégénéré au point de n'avoir plus besoin d'envoyer quelques-unes de ces bonnes lignes auxquelles tu sais que ton premier-né est si sensible! avec ton nom et ton adresse, si tu n'avais pas le temps d'écrire, moi au moins j'aurais pu te tenir au courant de tout ce qui m'avait intéressé, de ce qui m'intéresse encore aujourd'hui, choses auxquelles je ne puis pas te croire indifférent. Enfin, cher et très cher père et ami, maintenant que je t'ai bien grondé, j'oublie tes iniquités; je te pardonne du fond du cœur, je sais depuis longtemps que cela t'embête d'écrire; je sais aussi que tu ne perds pas ton temps, et j'en eu trop souvent la preuve à Rome pour jeter le manque de tes nouvelles sur le compte de la flânerie. Ainsi donc, tout est oublié excepté toi.

J'aurais voulu pouvoir te dire déjà depuis longtemps ce qui m'arrive d'heureux ici: c'est de pouvoir faire exécuter à grand orchestre, le 8 septembre, dans une des églises de Vienne, ma messe de Rome, qui a été jouée à Saint-Louis-des-Français à la fête du Roi. C'est un grand avantage et qui n'est encore échu à aucun pensionnaire: je dois cela à la connaissance de quelques artistes fort obligeants qui m'en ont fait connaître d'autres, influents. À Vienne, je travaille; je n'y vois que très peu de monde, je ne sors presque pas; je suis jusqu'au cou dans un requiem à grand orchestre qui sera probablement exécuté en Allemagne le 2 novembre. On m'a déjà offert ici, dans l'église où sera jouée ma messe de Rome, de m'exécuter aussi mon requiem. Comme je ne sais pas encore jusqu'à quel point je serai satisfait de l'exécution, je n'ai encore rien décidé à part moi. À Berlin, par la connaissance de madame Henzel et de Mendelssohn, il serait fort possible que j'obtinsse une exécution beaucoup plus belle qu'à Vienne, et qui aurait l'avantage de me donner une position meilleure aux yeux des artistes. À Vienne, je suis toujours libre d'accepter: si je suis content de l'exécution de ma messe du 8 septembre, je me déciderai à donner mon requiem ici; sinon, je le porte à Berlin. Madame Henzel, lorsqu'elle était à Rome, me disait: «Quand vous viendrez en Allemagne, si vous avez de la musique à faire jouer, mon frère pourra vous être d'un grand secours.» Je lui ai écrit à Berlin, il y a quelques jours, et, comme je dois partir d'ici le 12 septembre pour faire une tournée à Munich, Leipzig, Berlin, Dresde, Prague, je la prie de vouloir bien me dire si elle croit que je puisse ou non arriver à Berlin avec des projets d'y faire jouer de ma musique; sa réponse influencera encore ma décision à cet égard. Si elle me dit oui, je reste à Berlin jusque dans les premiers jours de novembre, et puis je reviens ensuite à Paris; sinon, il me faut redescendre à Vienne, où je reviens en quatre jours par les chemins de fer. Il y en a un qui va de Vienne à Olmutz, et qui me fait faire près de soixante lieues. Si je dois rester à Berlin pour mon requiem, je serai obligé d'arranger mon voyage différemment et de le faire ainsi: Munich, Prague, Dresde, Leipzig, Berlin. Au reste, je t'en informerai quand j'en serai sûr.

J'ai bien des fois regretté notre belle Rome, cher Hector, et j'envie bien le sort de ceux qui y sont encore; ce n'est presque que dans le souvenir de ce beau pays que je trouve vraiment quelque charme et quelque bonheur: si tu savais ce que c'est que tous les pays que j'ai traversés, quand on les compare à l'Italie!

La dernière chose qui m'ait bien vivement et profondément impressionné, c'est Venise! tu sais combien c'est beau: ainsi je ne m'étalerai pas en descriptions, ni en extases, tu me comprends.

Tu as probablement appris de ton côté, cher ami, la mort de notre bon camarade Blanchard. Je mesure à l'affliction que j'en ai eue celle que tu as dû éprouver, toi, qui étais plus étroitement lié que moi avec lui. Voilà, cher, comme on est sûr de se revoir quand on se quitte, et, bien qu'il n'y ait rien de plus banal, il n'y a rien de plus terriblement nécessaire que de mettre au bas de chacune de ses lettres:

Adieu, cher ami, adieu; je t'embrasse comme je t'aime, c'est-à-dire en ami comme un frère: j'espère toujours que nous nous reverrons.

Adieu, tout à toi de cœur.

CHARLES GOUNOD.        

V

MONSIEUR CHARLES GOUNOD,
47, rue Pigalle, Paris.

19 novembre.

        Mon cher Gounod,

Je viens de lire très attentivement vos chœurs d'Ulysse. L'œuvre, dans son ensemble, me paraît fort remarquable et l'intérêt musical va croissant avec celui du drame. Le double chœur du Festin est admirable et produira un effet entraînant s'il est convenablement exécuté. La Comédie-Française ne doit ni ne peut lésiner sur vos moyens d'exécution. La musique seule, selon moi, attirera la foule pendant un grand nombre de représentations. Il est donc de l'intérêt le plus direct, le plus commercial, du directeur de ce théâtre, de faire au compositeur la part large dans les dépenses et la mise en scène d'Ulysse; et je crois qu'il la lui fera telle. Mais ne faiblissez pas. Il faut ce qu'il faut, ou rien. Prenez garde aux chanteurs que vous chargerez de vos solos: un solo ridicule gâte tout un morceau.

À la page marquée d'une corne, se trouve une faute de ponctuation dans la musique du commencement d'un vers que je vous engage à corriger. Les honnêtes gens ne doivent pas scander ainsi; laissons cela aux pacotilleurs.

Mille compliments empressés et bien sincères.

Votre tout dévoué,

H. BERLIOZ.        



VI

À MONSIEUR HECTOR LEFUEL,
Rue de Tournon, 20, Paris.

        Mon cher Hector,

Je suis allé chez toi, il y a environ un mois, pour t'informer d'un événement très important et à la connaissance duquel ton vieux titre d'ami et de père te donnait un droit spécial. Je vais me marier, le mois prochain, avec mademoiselle Anna Zimmerman.—Nous sommes tous on ne peut plus contents de cette union, qui nous paraît offrir les plus sérieuses assurances de bonheur durable. La famille est excellente, et j'ai l'heureuse chance d'y être aimé de tous les membres.

Je suis sûr, cher ami, que tu vas t'associer de tout ton cœur à cette nouvelle joie: elle sera momentanément troublée, cependant, par le souvenir cruel pour notre pauvre Marthe[15] du même bonheur qu'elle a goûté et qu'elle pleure maintenant tous les jours. Dieu veuille que ma nouvelle compagne la dédommage par son affection du mal involontaire que sa joie aura réveillé dans le cœur de sa nouvelle sœur! Ce sera, j'espère, ainsi: car ces deux excellentes natures se sont déjà bien sympathiques.

Adieu, cher Hector; tout à toi de cœur.

CHARLES GOUNOD.        

Mes respects affectueux à madame Lefuel.

[15] La veuve de son frère.



VII

À MONSIEUR PIGNY[16],
rue d'Enghien, Paris.

La Luzerne, mardi 28 août 1855.

        Mon bon et cher Pigny,

Dans la lettre que je reçois d'elle aujourd'hui, ma mère me parle, avec la reconnaissante émotion d'un cœur qui s'y connaît, des attentions toutes filiales que vous lui avez témoignées depuis mon départ et des précautions délicates dont vous lui avez offert d'entourer, par votre assistance personnelle, son déménagement de la campagne, pénible à ses années déjà lourdes, si réduit qu'il soit par la simplicité de ses habitudes et de sa vie.

Vous qui avez, dit-on, une mère Dévouement, une mère Abnégation (j'emploie les noms à dessein, car les épithètes ne suffisent pas pour ces sortes de cœur-là), vous me comprendrez si je vous dis que donner à ma mère, c'est me donner, à moi, ce qui m'est le plus doux et le plus cher: car c'est me suppléer et m'aider dans une œuvre que je n'accomplirai jamais selon mon cœur, c'est-à-dire lui rendre une faible partie de ce que sa longue, digne et laborieuse existence m'a prodigué de soins, de sacrifices, d'inquiétudes, de dévouements de tout genre; en un mot, nous avons été toute sa vie, elle n'aura été qu'une portion de la nôtre!...

Croyez, mon cher Pigny, que je suis profondément touché de voir votre âme déjà si parente pour moi, et rien, avec l'affection unanime qu'on vous porte ici, ne pouvait vous donner plus de titres et plus de droits à la mienne que la pieuse déférence dont vous avez fait si cordialement l'hommage à ma vénérée et bien-aimée mère.

CHARLES GOUNOD.        

[16] M. Pigny, architecte, avait épousé, lui aussi, une fille de Zimmerman.


VIII

Varangeville, dimanche 4 septembre 1870.

        Mes chers enfants,

Notre chère grand'mère est, et cela se comprend de reste, fort indécise sur le parti qu'elle doit prendre. Les nouvelles qui circulent ce matin, si elles sont exactes, nous annoncent des désastres. Vous savez que la bonne Luisa Brown a fait auprès de grand'mère des offres instantes et réitérées de l'abriter chez elle, à Blackheath, jusqu'à ce qu'elle trouvât une installation, et que ces offres se rapportent nominativement aussi à vous comme à nous.

Dans ces conjonctures, je me sens une très grande responsabilité. Engager ou dissuader me paraît également grave: je voudrais que notre cher Pigny me fît connaître là-dessus son sentiment. Quant au mien, le voici:

Si la fortune adverse veut que la Prusse triomphe (ce qui ne m'a jamais paru si facile que cela), et si la France doit être humiliée sous la conquête étrangère, j'avoue que je ne me sens pas le courage de vivre sous le drapeau ennemi. Or, si la captivité de l'Empereur, la défaite de Mac-Mahon, et la perte de quatre-vingt mille hommes sont des faits certains, je pense que la France est, en ce moment, assez exposée pour que ce soit un devoir pour moi de conduire provisoirement à Londres notre mère, ma femme et mes deux enfants. Parle, mon Pigny, je t'écoute des deux oreilles.

CHARLES GOUNOD.        


IX

8 Morden Road, Blackheath, near London.

Oui, mon ami, tu as raison: c'est une chose honteuse que les propositions de paix rêvées par la Prusse! Mais, Dieu merci, la honte de ces propositions reste tout entière à celui qui les a faites; la gloire est pour qui les repousse.

Ainsi que toi, je me sens, je ne dirai pas humilié, mais navré jusqu'au fond de l'âme de l'horrible fortune qui s'abat aujourd'hui sur notre pauvre chère France! C'est au point que je me demande, à toute heure du jour, si le devoir de ceux qui ont l'honneur et le bonheur de la défendre n'est pas plus léger à porter que celui que toi et moi nous accomplissons de notre côté, et que nul de nous ne voudrait remplir s'il devait lui en monter le rouge au visage. Hélas! mon pauvre ami, fût-ce dans cette seule page de son histoire, la France a trop vaillamment répandu son sang généreux pour que la honte de ceux qui ne songent qu'à se mettre en sûreté pour leur propre compte rejaillisse sur d'autres que sur eux-mêmes. Mais aujourd'hui la gloire d'une victoire (pour la première fois peut-être au monde!) revient aux machines plus qu'aux hommes, et les désastres d'une défaite seront jugés dans la même balance. La Prusse n'a pas été plus brave que nous, c'est nous qui avons été plus malheureux qu'elle!

Tu sais, et je te le répète, que si tu te décidais à rentrer par une porte de Paris, je ne t'y laisserais pas rentrer seul:—la famille, ce n'est pas seulement de dîner ensemble!...

Nous voici maintenant, cher ami, dans notre nouvelle habitation, après dix-huit jours passés au sein d'une sérieuse et sincère hospitalité. Il y a des Anglais qui, pour les Français, ne sont pas l'Angleterre: la part que nos dignes et excellents Brown prennent à notre détresse est là pour le prouver.

Toutefois, la tranquillité extérieure que nous sommes venus chercher ici est loin de nous tranquilliser au dedans. Plus cette effroyable sanglante guerre d'orgueil et d'extermination se prolonge, plus je sens ma vie se consumer de deuil pour mon pauvre pays, et tout ce qui me détourne de ce regard triste que je ne puis détacher de ma France m'irrite comme une injure, loin de me soulager comme un bienfait.

Malheureuse terre! misérable habitation des hommes, où la barbarie n'a pas encore cessé non seulement d'être, mais d'être de la gloire, et de faire obstacle aux rayons purs et bienfaisants de la seule vraie gloire, celle de l'amour, de la science et du génie! Humanité qui en est encore aux difformités du chaos et aux monstruosités de l'âge de fer, et qui, au lieu d'enfoncer le fer dans le sol pour le bien des hommes, enfonce le fer dans le cœur des hommes pour la possession du sol! Barbares! Barbares!...

Ah! cher ami! je m'arrête: car je ne m'arrêterais pas de chagrin!... Les santés que j'ai près de moi et que nous aimons sont bien: que n'avons-nous pu les cacher un peu moins loin!—dans Paris!...

CHARLES GOUNOD.        


X

Mercredi, 12 octobre 1870,
8 Morden Road, Blackheath Park, near London.

        Mes chers amis,

Puisque la correspondance est la seule ressource qui nous soit laissée pour combattre l'épreuve de la séparation, on ne saurait trop l'employer tant que les circonstances le permettent: car sait-on, hélas! si ce qui est possible aujourd'hui le sera encore demain? Nous avons donc réglé avec grand'mère que nous ferions à tour de rôle le service de Varangeville pendant le temps que vous y séjournerez; j'entre en fonctions aujourd'hui.

Mon cher Pi, je viens de lire dans un journal français que le sous-préfet de Dieppe avait fait afficher un arrêté interdisant la sortie de France à tout citoyen âgé de moins de soixante ans. Te voilà donc interné chez nous, non plus seulement par ta propre volonté, mais par ordre des autorités. Mais moi, qui me trouve hors de France, et dont le départ a eu lieu avant toute défense de ce genre, je voudrais savoir de toi si le décret en question se trouve, ou non, accompagné de quelque autre mesure complémentaire qui me semble en être la conséquence ou plutôt la cause et le principe logique, c'est l'appel au service pour tous les hommes valides au-dessous de soixante ans: car je ne comprendrais pas une interdiction de quitter la France s'appliquant à des hommes dont on ne voudrait pas se servir pour défendre le pays.

Je te demande donc, à ce sujet, les renseignements les plus officiels que tu puisses obtenir. Je ne te laisserai pas prendre ton fusil sans en prendre un à côté de toi, et, quoique je ne sois pas chasseur, je ne serai pas encore assez maladroit pour te tuer, sois tranquille. Chacun de nous deux doit être près de l'autre, dès que l'un des deux est exposé, je te l'ai déjà dit, et l'humeur peu militaire dont je suis doué n'a rien à voir ni à réclamer là dedans. Ce que j'ai fait, je l'ai regardé comme un devoir absolu, qui ne serait plus qu'un devoir relatif, et par conséquent moindre, et par conséquent nul, dès qu'un autre viendrait le primer.

Notre chère pauvre patrie est dans une situation bien grave, et n'a encore, que je sache, rien traversé de pareil. Jamais les deux grands problèmes de la lutte à l'extérieur et de l'union à l'intérieur ne se sont posés avec la même urgence et dans de semblables proportions. Je suis convaincu de l'unité actuelle à l'intérieur, contre l'ennemi commun. Est-elle temporaire ou durera-t-elle après l'issue du combat, quelle qu'en soit la fin? voilà la question. Vaincus ou victorieux, serons-nous, oui ou non, la France républicaine? En tout cas, quelles que soient la résistance et la destinée de Paris, il me semble que la France mettra du temps à être dévorée; c'est un gros morceau, et son unité ne sera peut-être pas si commode à déraciner.

Allons, je vous embrasse pour nous tous. Mille bonnes amitiés à vos chers hôtes, et mes très affectueux respects à M. le curé, que je n'oublie jamais.

CHARLES GOUNOD.        

XI

19 octobre 1870, midi et demi.

        Chers amis,

Nous allons sortir dans un instant avec madame Brown qui va venir nous prendre en voiture pour nous conduire au Palais de Cristal, dont les eaux jouent aujourd'hui pour la dernière fois et qu'elle veut absolument nous faire voir. Tu juges, mon Pigny, si mes yeux seront bien occupés de ce qui sera devant eux! Je ne vois plus que notre patrie! Je la vois, plus encore, plus obstinément que si j'y étais!

Ah! mon pauvre ami! qui se lèvera donc pour tracer au courage français une conduite compacte sans laquelle ce courage, même héroïque, ne peut rien! Tu le vois: tous, les uns après les autres, tombent, un à un, un par un, comme par une fatalité inouïe, dans la gueule de ce géant organisé, de cette hydre d'artillerie; tous font naufrage dans cet océan ennemi; tous vont échouer avec une intrépidité infatigable devant cette montagne toujours croissante de canons, et de bombes, et d'obus, et d'engins inattendus, et de bataillons tout prêts qui semblent sortir de terre partout où l'ennemi en a besoin!

Et pendant ce temps-là, on destitue nos généraux, on les change de poste, on les laisse sans instruction, on les livre au petit bonheur de leur inspiration personnelle et privée!... Trois mille cinq cents hommes se font hacher pour défendre tant bien que mal, et jusqu'à extinction, une gare d'Orléans, sans savoir qu'ils ont trente-cinq mille hommes devant eux!

Mais c'est de la démence que de prodiguer ainsi, dans les ténèbres de l'improvisation et du hasard, le sang, le courage, l'héroïsme de ces braves! C'est TOUS qu'il faudrait être maintenant devant la Prusse! TOUS, ou PAS UN! Et ce qui m'étonne, c'est que l'urgence d'une loi n'ait pas appelé, il y a un mois, sous le même drapeau (celui, non seulement de la France, mais de l'humanité), trois millions de Français, et trente mille canons pour repousser une invasion non d'hommes, mais de machines!...

Voici madame Brown qui arrive! Adieu! à bientôt!

CHARLES GOUNOD.        


XII

8 Morden Road, Blackheath Park,
Mardi, 8 novembre 1870.

        Mon Édouard,

Voici encore que nous allons changer de domicile: nous quittons Morden Road samedi pour aller nous installer à Londres, où il va être indispensable que je sois pour mon travail et mes affaires. Il va falloir se remettre à l'œuvre et à la vie utile, car je ne peux pas me laisser plus longtemps éteindre et anéantir dans une tristesse sans fin et sans fruit! Un mois de plus et je serais incapable de quoi que ce soit.

Si je peux produire et vendre, je vendrai; si je suis obligé de donner des leçons, j'en donnerai: car, hélas! l'armistice se gâte, et ce que sera l'hiver chez nous, personne ne le sait. Voilà donc notre pauvre volière dispersée, mon ami! Non les cœurs, mais les yeux et «je ne suis pas de ceux qui disent: ce n'est rien!... je dis que c'est beaucoup!»—comme le bon La Fontaine.

Dis à mon cher petit Guillaume combien ses lettres sont précieuses, non seulement au cœur de sa grand'mère, mais à la tendresse de son oncle, qui cherche et suit, avec une sollicitude que j'oserai presque appeler maternelle, la trace de tous ses sentiments, les élans de sa nature, les éléments de son avenir, le mouvement de sa pensée, tout cet ensemble enfin se composant en nous de ce qui persiste et de ce qui se transforme. Tout ce que je vois en lui est bien bon et de bien bon augure, et les graves et tragiques événements dont le tumulte accompagne son entrée dans la vie auront donné à toutes ses qualités l'âge que la paix leur eût peut-être donné vingt ans plus tard.

Tout le monde va bien. Jean et Jeanne embrassent tendrement leurs oncle et cousin.

CHARLES GOUNOD.        

XIII

        Mon cher Pi,

Voilà donc encore une fois nos espérances trompées par la rupture définitive de cet armistice aux chances duquel il me semble que M. Thiers avait apporté toutes les garanties d'un négociateur consommé, et le gouvernement toutes les concessions où peut descendre un peuple qui se respecte.—Et maintenant, que va-t-il se passer? Hélas! je suis bouleversé d'y songer! Mais, si je ne puis ni détacher ni détourner mon cœur des malheurs de notre cher pays, je sens qu'il faut absolument faire appel à mon travail, à mon devoir, à mon activité utile; utile aux miens (car il faut les nourrir),—utile à moi-même, car il faut que je me tire de cette agonie à distance qui dure depuis notre arrivée ici, et qui me submergerait comme un déluge si je n'employais pas les forces qui me restent à réagir, moi aussi, contre cette invasion de mon territoire moral.

Je vais donc, en présence des événements qui me paraissent rendre impossible d'ici à quelque temps, la perspective d'un retour en France, employer mon hiver à terminer ou du moins à avancer mon œuvre[17], afin que, quand les eaux se seront retirées, je puisse ouvrir mon arche, et en laisser envoler cette colombe (qui ne sera peut-être qu'un corbeau), mais qui, en tout cas, marquera pour moi le retour de l'arc-en-ciel et de la tranquillité des nations.—Que ne pouvons-nous vous avoir près de nous, mes chers amis! Quelle dispersion que la nôtre, cet hiver!

CHARLES GOUNOD.        

[17] Polyeucte.—C'est aussi à ce moment que Gounod écrivit Gallia.


XIV

Londres, 24 décembre 1870.

        Chers amis,

Nous voici à la veille d'un grand jour, qui est le jour de l'an des Anglais; et j'avoue qu'à mes yeux cette fête de Noël, qui nous ramène à la plus grande date de notre histoire, commence la véritable année humaine bien autrement que notre jour de l'an.

Hélas! quel que soit celui des deux que nous considérions comme tel, chers amis, quelle douloureuse année que celle qui va s'achever pour nous tous et pour chacun de nous, séparés les uns des autres, après tant de malheurs accomplis, au milieu de tant d'angoisses toujours présentes, et dans l'attente de ce qui peut survenir encore! Depuis cinq mois le cœur n'a pas cessé un jour de gémir et de souffrir! Depuis cinq mois, l'humanité contemple l'épouvantable spectacle de la destruction la plus acharnée dans un siècle qui s'est pompeusement drapé lui-même dans ce mot de progrès, et qui va laisser à l'histoire le souvenir des plus odieuses atrocités! Qu'est-ce donc que le progrès, si ce n'est pas la marche de l'intelligence à la lumière de l'amour? Et ce siècle, qu'aura-t-il fait, je ne dis pas pour le plaisir, mais pour le bonheur de l'humanité? Napoléon Ier, Napoléon III, Guillaume de Prusse, Waterloo, les mitrailleuses, le canon Krupp!...

Sur quelles ruines nous nous reverrons!... Elles ont séparé nos corps, mais non pas nos cœurs; bien au contraire! il semble que ce rude et sévère apprentissage doive nous rapprocher plus du centre de tout ce qui est vrai, solide et sûr dans la vie. Je vous envoie donc à tous un cœur plus tendre et plus attaché à travers l'absence qu'il ne l'a jamais été dans des temps meilleurs! Tous, nous serons plus pénétrés de nous revoir que si nous ne nous étions pas quittés. J'embrasse chacun de vous, Berthe, le cher Pi, nos amis, du meilleur de mon cœur.

CHARLES GOUNOD.        

XV

Le 25 décembre 1870.

        Mon Édouard,

C'est un triste jour de l'an que celui que nous allons traverser si loin les uns des autres, et séparés depuis si longtemps! Plus de foyer, l'éloignement des siens, l'absence et la dispersion des amis, l'angoisse de tout instant sur le sort, la santé, la vie de ceux qu'on aime, des existences fauchées par milliers, des carrières anéanties, suspendues ou entravées, des familles ruinées, des provinces ravagées, et au bout de tout cela une solution encore inconnue: voilà le bilan et le testament de l'année qui va mourir après avoir englouti tant de victimes et répandu tant de désastres! Voilà le résultat actuel du Progrès humain. Si c'est aux fruits qu'on juge l'arbre, et si, comme cela est incontestable, la valeur des causes doit se mesurer à celle des effets, il faut reconnaître que, pour en arriver où nous sommes, la sagesse humaine a dû faire bien fausse route, et que cette raison, de l'émancipation de laquelle nous sommes si jaloux, n'a pas de quoi se montrer bien fière de son indépendance et de ses enseignements! Si tant de malheurs ont pu nous instruire et nous ramener à la simplicité du vrai, et au vrai de la simplicité, tout ne sera pas perdu, et quelque chose de précieux et de salutaire y aura été gagné, car tout se tient ici-bas, les conséquences du faux comme celles de la vérité; telle la sève, tel le fruit.

Que va nous apporter 1871? Je ne le sais; mais il me semble que ce devra être, en bien ou en mal, une année décisive, non pas pour nous seulement, mais pour l'Europe, pour ce qu'on nomme le monde civilisé. Il faut enfin savoir à quoi s'en tenir; il est temps que les nations soient fixées sur ce qui doit les faire vivre ou mourir, les rendre fortes ou faibles, leur donner la lumière ou l'ombre, les sauver des expédients pour les asseoir sur des fondements solides et durables. Les sciences font ainsi: la politique est une science; elle doit avoir sa base et ses procédés de construction ... Enfin!... Mille tendresses d'Anna et de grand'mère.

CHARLES GOUNOD.

XVI

Jeudi, 16 mars 1871.

        Ma Berthe,

C'est seulement ce matin que nous recevons votre lettre du 13. Elle nous afflige profondément: le départ de notre chère mère, les motifs qui le lui conseillent et même le lui imposent, la pensée de tout ce qu'elle va revoir d'affligeant pour son cœur, l'espoir déçu de vous posséder ici quelque temps, tout cela va clore tristement un hiver si tristement rempli!

Si l'engagement que j'ai contracté pour le 1er mai ne me retenait à Londres jusque-là, je serais parti ainsi qu'Anna et mes enfants, avec notre mère. Le devoir, représenté par quelques morceaux de pain à gagner, m'enjoint de ne pas partir encore; mais la première huitaine de mai ne s'achèvera pas sans que nous soyons en route pour aller vous retrouver. Malgré l'accueil très honorable et la situation artistique que mes œuvres m'ont faite ici, je sens que ce pays n'est pas ma France: et comme je suis beaucoup plus humanitaire qu'autre chose, je crois que ma nature et mes habitudes françaises sont trop âgées pour se plier à une transplantation. Je mourrai Français malgré tout. Ce n'est qu'à des temps encore loin de nous, qu'il sera donné de faire prédominer dans l'homme la patrie de la Terre, sur la terre de la Patrie.

Je vous embrasse tous deux du fond du cœur.

CHARLES GOUNOD.


XVII

Londres, 14 avril 1871.

        Cher ami,

Ta lettre du 12 m'arrive à l'instant, et je me mets de suite en devoir d'y répondre, dans l'espoir que celle-ci arrivera peut-être à temps à Versailles pour t'y recevoir à ta rentrée dans la chère maison fraternelle[18], et que tes deux frères pourront fêter ton retour chacun à leur façon, l'un par la paix de son jardin, l'autre par quelques lignes venues d'outre-mer; l'un en t'ouvrant sa porte, l'autre en t'ouvrant ses bras; tous deux en t'ouvrant leur cœur, où tu sais la place que tu occupes!

Hélas! mon ami, mon cher frère, j'entends comme toi cet horrible canon dont le grondement te navre et te désespère à si juste titre! En suivant pas à pas la marche des événements et les diverses phases du conflit ou plutôt de la pétaudière qui les produit et qui les entretient, j'en arrive à sentir tomber une à une, je ne dirai pas mes illusions (le nom ne serait pas digne de la chose et n'en vaudrait pas le deuil!...) mais mes espérances, au moins actuelles ou prochaines, sur l'avènement d'un nouvel étage dans la construction de cette maison morale qu'on appelle la Liberté, et qui est pourtant la seule habitation digne de la race humaine.

Non, je le répète, ce ne sont pas des illusions qui disparaissent: la Liberté n'est pas un rêve; c'est une terre de Chanaan, une véritable Terre promise. Mais, nous ne la verrons encore que de loin, comme les Hébreux: pour y entrer, il faut que nous devenions le peuple de Dieu. La Liberté est aussi réelle que le ciel: c'est un ciel sur la terre; c'est une patrie des élus; mais il faut la mériter et la conquérir, non par des tyrannies, mais par des dévouements; non en pillant, mais en donnant; non en tuant, mais en faisant vivre moralement et matériellement. Moralement surtout, car, lorsque la besogne morale sera bien comprise, bien déterminée, la question matérielle ira de soi: l'hygiène de l'homme d'abord; puis ensuite celle de la bête. C'est la marche de la justice: c'est pourquoi c'est la marche logique.

Quand je repasse en moi-même où nous ont conduits (jusqu'à présent, du moins) toutes les générosités morales, tous les crédits de confiance dont l'humanité politique et sociale a été l'objet jusqu'à ce jour, je ne puis m'empêcher de reconnaître que l'homme a été traité en enfant gâté; je me demande si on n'a pas devancé, par une prodigalité imprudente et téméraire, la distribution opportune et sage de tous ces dons que l'âge de majorité est seul capable de comprendre et d'utiliser. Nous avons encore besoin de tuteurs; et, maître pour maître, j'en aime mieux un que deux cent mille: on peut se délivrer d'un tyran (la mort naturelle, ce qu'on appelle la belle mort, peut s'en charger); mais une tyrannie collective, compacte, renaissant d'elle-même et s'alimentant sans cesse de ses victimes, dont elle se fait comme un engrais perpétuel, il est impossible que ce soit là le plan sur lequel Dieu a jeté le mouvement humain.

Maintenant, si on voulait presser toutes les conséquences de ceci, on arriverait à cette conclusion: «La Liberté n'est que l'accomplissement volontaire et conscient de la justice.» Et comme la justice est d'obéir à des lois éternelles et immuables, il s'ensuit que, pour être libre, il faut être soumis. Voilà la fin de tout argument et la base de toute vie ... Je bavarderais longtemps là-dessus (et toi aussi); mais, je ne dois pas oublier que ma lettre ne sera pas seule sous cette enveloppe.

Je t'embrasse donc, toi et ta Berthe, de tout mon cœur.

          Ton frère,

CHARLES GOUNOD.        

[18] Chez Édouard Dubufe.


XVIII

À. S. A. I. LA PRINCESSE MATHILDE

Mardi 6 janvier 1891.

        Chère princesse,

Permettez-moi de proposer un toast à votre santé,

Pour la première fois nous avons l'honneur et la joie de vous voir assise à notre table.

Si c'est un honneur de recevoir la princesse, c'est surtout un bonheur de recevoir l'amie sûre, constante et dévouée qui a su se créer et retenir tant d'amis dont la fidélité fait votre éloge plus encore que le leur. Trop souvent, hélas! l'ingratitude des obligés se charge d'entretenir la mémoire des bienfaiteurs.

Il n'en est pas ainsi chez nous, princesse; et puisque l'occasion s'en présente, permettez-moi de rappeler devant ceux qui le savent et d'apprendre à ceux qui l'ignorent que si le Médecin malgré lui, le premier de mes ouvrages qui m'ait concilié la faveur du public, a vu le feu de la rampe, je le dois à votre entière et chaleureuse intervention qui a fait tomber les obstacles suscités par le ministre d'État et par la Comédie-Française, et que vous avez mis le comble à nos bonnes grâces en acceptant la dédicace de cet ouvrage. Je suis sûr que vous avez moins de bijoux que de souvenirs de cette sorte, et qu'à vos yeux comme à ceux de vos amis, vos bienfaits sont la plus riche de vos couronnes.

À la santé de la princesse Mathilde.

CHARLES GOUNOD.



DE L'ARTISTE

DANS

LA SOCIÉTÉ MODERNE

L'extension prodigieuse que la vie moderne a donnée aux relations sociales a eu sur l'existence et les œuvres de l'artiste une influence considérable et, si je ne me trompe, plutôt funeste que salutaire.

Jadis,—et ce jadis n'est pas encore si loin de nous,—un artiste, non moins qu'un savant, était, et à juste titre, considéré comme appartenant à l'une des grandes corporations d'ouvriers de la pensée; on voyait en lui une sorte de reclus dont la cellule était inviolable et sacrée; on se faisait scrupule de l'arracher au silence et au recueillement sans lesquels il est bien difficile, sinon impossible, de concevoir et de produire des œuvres robustes, victorieuses du temps, ce juge redoutable qui «n'épargne pas ce qui se fait sans lui».

Aujourd'hui, l'artiste ne s'appartient plus: il est à tout le monde; il est plus qu'une cible, il est une proie. Sa vie personnelle et productive est presque tout entière absorbée, confisquée, gaspillée par les prétendues obligations de la vie sociale qui l'étouffent peu à peu dans le réseau de ces devoirs factices et stériles dont se composent tant d'existences dépourvues d'un but sérieux et d'un mobile supérieur. En un mot, il est dévoré par le monde.

Or, qu'est-ce que le monde? C'est la collection des gens qui ont peur de s'ennuyer, et qui ne songent à sortir d'eux-mêmes que par crainte de se trouver en face d'eux-mêmes.

Lorsqu'on se prend à faire le décompte des heures prélevées sur le travail d'un artiste par la quantité toujours croissante des menues réquisitions qui se disputent et s'arrachent l'emploi de ses journées, on se demande par quel supplément d'activité, par quel effort de concentration, il peut trouver le temps d'accomplir son premier devoir, celui de faire honneur à la carrière qu'il a choisie et à laquelle appartiennent le meilleur de ses forces et le plus pur de ses facultés.

Il faut bien l'avouer, en faisant tomber devant l'artiste des barrières qu'une indifférence dédaigneuse, plus encore peut-être qu'une discrétion intelligente, avait longtemps élevées devant lui, la société moderne lui a causé un préjudice que ne saurait compenser aucun des attraits dont elle dispose.

Molière, qui a sondé d'un regard si profond et dessiné d'une main si ferme tous les travers de la vie humaine, adressait, sous ce rapport, au grand ministre Colbert, des réflexions pleines de la plus haute sagesse et de la plus saine philosophie:

L'étude et la visite ont leurs talents à part.
Qui se donne à la cour se dérobe à son art;
Un esprit partagé rarement s'y consomme,
Et les emplois de feu demandent tout un homme.

Qu'on imagine ce qui peut sortir d'un esprit incessamment écartelé par des soirées mondaines, par des dîners en ville, par des convocations perpétuelles à des réunions de toute sorte, par l'assaut d'une correspondance dont l'importunité ne lui laisse pas un instant de répit et dont les coupables ne songent guère à se dire: «Mais voilà un homme à qui je vole son temps, sa pensée, sa vie»; enfin par ces mille petites tyrannies dont est faite la grande tyrannie de l'indiscrétion publique!

Et les visiteurs, cette foule d'inoccupés et de curieux qui assiègent votre porte du matin au soir! On me dira: «C'est votre faute; vous n'avez qu'à fermer votre porte.» À merveille; mais alors, voici venir les lettres de recommandation, auxquelles il est souvent fort difficile de refuser le service qu'elles vous demandent; en présence de quoi, on se résigne!... et voilà le visiteur introduit.

—Pardon, monsieur, je vous dérange!...

—Mais ... oui, monsieur.

—Alors, excusez-moi; je me retire; je reviendrai une autre fois ...

—Oh! non!...

—Mais ... quand peut-on vous voir sans vous déranger?

—Monsieur, on me dérange toujours, quand j'y suis.

—Vraiment? vous êtes donc toujours très occupé?

—Toujours, quand on ne me dérange pas.

—Oh! que je suis donc fâché!... Mais je ne vous prendrai que quelques minutes ...

—Mon Dieu, monsieur, c'est plus qu'il n'en faut pour décapiter un homme, voire même une idée; mais enfin puisque vous voilà, parlez.

C'est ainsi que les choses se passent journellement. Et je ne prends ici que l'artiste en général. Mais il y a une certaine catégorie d'artistes qui est, sous ce rapport, tout à fait privilégiée; j'en puis parler en connaissance de cause; c'est celle des musiciens.

Le peintre, le statuaire, abritent aisément leur journée de travail sous une consigne implacable: la séance du modèle; et encore peuvent-ils, à la rigueur, continuer à tenir le pinceau ou l'ébauchoir en présence des visiteurs. Mais le musicien!... Oh! le musicien, c'est bien différent. Comme il peut travailler pendant le jour, on lui prend ses soirées pour l'amusement des salons; et comme il peut travailler le soir, on lui dépense, on lui émiette ses journées sans le moindre scrupule. D'ailleurs, c'est si facile, la composition musicale! cela n'exige aucun travail! cela vient tout seul, d'inspiration.

On ne se figure pas le nombre incalculable des sollicitations indiscrètes auxquelles un musicien est quotidiennement en butte. Tout ce qu'il y a de jeunes pianistes, violonistes, vocalistes, compositeurs, rimeurs (lyriques ou non lyriques), de professeurs, d'inventeurs de méthodes, théories, systèmes quelconques, de fondateurs de périodiques qui vous persécutent de leurs offres d'abonnement,—sans compter les demandes d'autographes, de photographies, les envois d'albums et d'éventails, et mille autres choses encore,—tout cela constitue cette épouvantable obsession qui fait du musicien une sorte de propriété nationale ouverte au public à toute heure du jour.

En un mot, ce n'est plus notre maison qui est dans la rue, c'est la rue qui traverse notre maison; la vie est livrée en pâture aux oisifs, aux curieux, aux ennuyés, et jusqu'aux reporters de tout genre qui pénètrent dans nos intérieurs pour initier le public, non seulement à l'intimité de nos entretiens confidentiels, mais encore à la couleur de nos robes de chambre ou de nos vestons de travail.

Eh bien! cela est mauvais et malsain. Cette précieuse et délicate pudeur de conscience, qui ne s'entretient que par le recueillement, se décolore et se fane, chaque jour davantage, au contact de cette perpétuelle cohue, d'où l'on ne rapporte plus qu'une activité superficielle, haletante, fiévreuse, qui s'agite convulsivement sur les ruines d'un équilibre à jamais rompu. Adieu les heures de calme, de lumineuse sérénité qui seules permettent de voir et d'entendre au fond de soi-même; peu à peu délaissé pour l'agitation du dehors, le sanctuaire auguste de l'émotion et de la pensée n'est bientôt plus qu'un cachot sombre et sourd, dans lequel on meurt d'ennui faute d'y pouvoir vivre de silence.

Si, du moins, le temps qu'on donne était toujours utilement donné! Si on ne se dépensait que pour des êtres capables! Si on n'encourageait que des êtres courageux! Mais que de peines perdues! Que de conversations creuses! Que de non-valeurs qui flottent à la surface de cet océan de relations sans y apporter rien, sans en retirer rien!

En somme, la plaie véritable, la plaie par excellence, ce sont les gens qui s'ennuient, et qui, de peur que le temps ne les tue, viennent tuer celui des autres.

S'ennuyer! Être son propre ennui! S'ingénier, par tous les moyens imaginables, à s'enfuir de soi-même! Y a-t-il, au monde, un dénûment comparable à celui-là, et quelle compensation à ce qu'on leur donne peut-on attendre des gens qui s'ennuient?

Il y a une quantité d'opinions courantes dont on se donne rarement la peine de vérifier le contenu et qui forment le vaste patrimoine des absurdités admises. L'une d'elles consiste à croire, ou plutôt à persuader que la sympathie et la protection du monde sont nécessaires pour arriver.

Il faut vraiment avoir bien peu ressenti la vivifiante atmosphère d'une fidèle conviction pour céder à une illusion pareille ou pour y demeurer.

La protection du monde! Mais elle n'est pas seulement incertaine; elle est ce qu'il y a de plus inconstant, de plus versatile; et ce qui est encore plus assuré, c'est qu'il ne l'offre, d'ordinaire, qu'à ceux qui n'en ont plus besoin, à l'exemple de ces courtisans qui, dans un opéra célèbre, accablent de leurs offres de services un jeune seigneur devenu en un instant l'objet de faveurs royales.

Ah! quand l'existence a pris la place de la vie, doit-on s'étonner que le paraître prenne la place de l'être, et le savoir-faire celle du savoir?

Dès que le Dieu caché, le Dieu dont le règne est au dedans de nous, dès que Celui-là est absent, il faut bien se fabriquer des idoles. De là, tant d'artistes préoccupés de se répandre, de se montrer partout, de s'appuyer sur ce bâton fragile de la réclame dont les débris jonchent la pénible route de tant d'âmes sans ferveur et de tant d'ambitions vulgaires.

Il n'y a qu'une protection dont il faille se mettre en peine, parce que c'est la seule qui en vaille la peine, c'est celle de l'absolue sincérité en face de soi-même; c'est de placer l'œuvre extérieure sous la garde de l'œuvre vécue, la parole sous la garde de la pensée. Peu importe, après cela, le conflit des jugements pour ou contre. Les œuvres ne communiquent que la somme de chaleur qui les a fait éclore et qu'elles conservent toujours; mais il faut le temps d'allumer son feu et de l'entretenir. C'est pour cela qu'un compositeur illustre avait mis sur sa porte cette inscription significative: «Ceux qui viennent me voir me font honneur, ceux qui ne viennent pas me font plaisir.» En d'autres termes: Je n'y suis jamais.

Voici une autre banalité, également accueillie avec faveur, et dont le cliché fournit un tirage considérable:

—Vous vous tuerez! vous travaillez trop! il faut vous reposer; venez donc nous voir; cela vous fera du bien, cela vous distraira!...

Cela me distraira! Hé! c'est justement ce dont je me plains et ce dont on ne se charge que trop!... Se distraire, à un moment donné, librement choisi, à la bonne heure; mais être distrait, à contretemps, c'est être désorienté, déraciné.

Le travail, une fatigue! le travail, un danger! Ah! qu'il faut peu le connaître pour lui faire une pareille injure! Non, le travail n'a ni cette ingratitude ni cette cruauté; il rend au centuple les forces qu'on lui consacre, et, au rebours des opérations financières, c'est ici le revenu qui rapporte le capital.

S'il est au monde un travailleur occupé sans relâche,—et Dieu sait de combien de façons,—c'est assurément le cœur: de la régularité permanente de ses battements dépend celle de notre respiration, ainsi que la circulation de ce sang qui charrie et distribue à chaque organe, avec un discernement si merveilleux, les divers éléments nécessaires à l'entretien de leurs fonctions; et tout ce magnifique ensemble se déroule jusque pendant notre sommeil, sans un moment de trêve.

Que dirait le cœur, si on lui conseillait, à lui aussi, de ne pas travailler tant que cela, de prendre un peu de repos, de se distraire, enfin?

Or le travail est à la vie de l'esprit ce que le cœur est à la vie du corps; c'est la nutrition, la circulation et la respiration de l'intelligence.

Comme toutes les espèces de gymnastique, il n'est une fatigue que pour ceux qui n'y sont point exercés. On a présenté le travail comme un châtiment et une peine; il est une béatitude et une santé. Voyez une terre cultivée et fertile auprès d'une terre en friche, et dites si l'aspect de la joie et du bonheur n'est pas du côté de la culture et de l'abondance.

Non, ce n'est pas le travail qui tue, c'est la stérilité; la fécondité, voilà la jeunesse et la vie.

Je ne voudrais pas, cependant, que l'on me crût tellement quinteux, chagrin, misanthrope, que de considérer l'artiste comme une sorte de loup-garou. Assurément, et je le reconnais sans peine, en élargissant ainsi le cercle des relations, la société moderne a multiplié pour l'artiste les occasions de contact entre les différentes classes sociales et de rencontres souvent charmantes, parfois même fort utiles. Mais, encore un coup, qu'est-ce que cela, au prix de ces heures de tranquillité délicieuse, j'allais dire d'espérance divine, pendant lesquelles on attend—et d'une attente moins qu'on ne croit sujette à déception—la visite d'une émotion vraie ou d'une vérité émouvante? Qu'est-ce que tout l'éclat du dehors comparé à la lumière intime, sereine et chaude de ce cher Idéal qu'on poursuit toujours sans jamais l'atteindre, mais qui nous attire jusqu'à nous faire croire que c'est lui qui nous aime, bien plus encore que nous ne l'aimons? Dès lors, ne devine-t-on pas quelle épreuve on inflige à un malheureux qu'on fait sortir d'un temple pour le conduire dans un palais, fût-il cent fois plus brillant que ceux des Mille et une Nuits?...

Chacun se rappelle le mot célèbre d'un de nos plus grands poètes:

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