Mémoires d'une contemporaine. Tome 1: Souvenirs d'une femme sur les principaux personnages de la République, du Consulat, de l'Empire, etc...
The Project Gutenberg eBook of Mémoires d'une contemporaine. Tome 1
Title: Mémoires d'une contemporaine. Tome 1
Author: Ida Saint-Elme
Release date: March 20, 2009 [eBook #28373]
Most recently updated: January 4, 2021
Language: French
Credits: Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)
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MÉMOIRES D'UNE CONTEMPORAINE
OU
SOUVENIRS D'UNE FEMME SUR LES PRINCIPAUX PERSONNAGES DE LA RÉPUBLIQUE, DU CONSULAT, DE L'EMPIRE, ETC.
«J'ai assisté aux victoires de la République, j'ai traversé les saturnales du Directoire, j'ai vu la gloire du Consulat et la grandeur de l'Empire: sans avoir jamais affecté une force et des sentimens qui ne sont pas de mon sexe, j'ai été, à vingt-trois ans de distance, témoin des triomphes de Valmy et des funérailles de Waterloo.» MÉMOIRES, Avant-propos.
TOME PREMIER.
Troisième Édition
PARIS.
1828.
TABLE PAR ORDRE ALPHABÉTIQUE DES NOMS CITÉS DANS LE PREMIER VOLUME DES MÉMOIRES D'UNE CONTEMPORAINE.
Albergati (Odoardo)
Amelot
Barberimio
Béniowski
Bernadote
Berowski
Bertier (César)
Beurnonville
Capello
Charles (l'archiduc)
Contat (mademoiselle)
Cornier
Courcelles (le chevalier de)
Daendels (le général)
Dampierre
Delelé
Delmas
Dessoles (le général)
Demouriez
Duval (Alexandre)
Elleviou
Gaetana
Geronimo
Grouchy (le général)
Guisti
Hoche
Kellermann (le général)
Kléber
Klinglin (le général)
Kormwitz (Ida)
Krayenhof (médecin)
Lambertini (le comte de)
Lambertini (madame)
Lapi
Latour
Lebel (le général)
Lecourbe
Lévey
Lhermite
Luosi (le comte)
Marceau
Marescot
Marie
Meynier
Molé
Monti, poète
Moreau
Napoléon
Ney
Noomz, poète hollandais
Orosco (comtesse d')
Orrigny (marquis d')
Orzio (duc d')
Orzio (Lavinie d')
Penski (comte)
Penski (mademoiselle)
Pichegru
Richard
Rivière (madame)
Saint-Aubin (madame)
Saint-Cyr
Sainten-Suzanne
Scherer (le général)
Schimmelpinhing
Schimmelpinhing
Solié,
Staël (madame de)
Tallien (madame)
Talma
Tolstoy (Léopold-Ferdinand de)
Van-Aylde-Jonche (le baron de)
Van-Aylde-Jonche (mademoiselle)
Vandamme (le général)
Van-Dadlen
Van-Derke (le baron)
Van-Derke (Maria)
Van-Loter
Van-Perpowy (le comte de)
Vanl-Schaahepen
Vinci (Cosimo)
Willhem
York (duc d')
TABLE DU PREMIER VOLUME.
AVANT-PROPOS.
Chapitre Ier. Mon père.—Sa famille.—Sa jeunesse.—Son mariage.—Ma naissance.—Mon éducation.—Mort de mon père.
Chap. II. Première rencontre avec M. Van-M***.—Son amour.—Ma fuite.—Mon mariage.
Chap. III. Opinions politiques de mon mari.—Il m'amène à les partager.—Le duc d'York en Hollande.—Mon mari captif dans sa propre maison.—Je le délivre.
Chap. IV. Mon enlèvement.—Mes libérateurs.—Une famille d'émigrés français.—Je rejoins mon mari.—Départ pour Bruxelles.
Chap. V. Départ pour Lille.—Notre séjour dans cette ville.
Chap. VI. Marie.—Van-M*** rentre en Hollande avec les Français.—Projet d'une fête républicaine au Doelen d'Amsterdam.—Difficultés qu'élèvent les dames de la ville pour se dispenser d'y assister.
Chap. VII Le général Grouchy.—Nouvelles imprudences.—Lettre de ma mère.—Aveuglement de mon mari.
Chap. VIII. Une journée de plaisir.—Deux émigrés français implorent ma protection.—Je parviens à les sauver.—Départ pour Bois-le-Duc.
Chap. IX. Arrivée à Bois-le-Duc.—Ma cousine Maria.—Le général
Moreau.—Leurs amours.—Générosité de Moreau.—Son départ.
Chap. X. Le général Pichegru.—Double méprise.—Lettre du général
Moreau.—Nouvelle preuve de son humanité.—Son désintéressement.
Chap. XI. Nomination de Ney au grade d'adjudant-général sous les ordres de Kléber.—Il inspire un enthousiasme général.—Bruits absurdes répandus par les partisans du stadhouwer.
Chap. XII. Un aveu.—Excès d'indulgence de Van-M***.—Sentimens que cette indulgence fait naître en moi.—Résolution qui en est la suite.
Chap. XIII. Noomz, poète hollandais.—J'exécute mon projet de fuite.—Mes lettres à Van-M*** et à ma mère.
Chap. XIV. Arrivée à Utrecht.—Les parens de ma mère.—Persécutions auxquelles je me vois exposée.—Je vais me placer sous la protection du général Moreau.
Chap. XV. Départ de Menin.—Rencontre sur la route.—Humanité de
Moreau.—Kehl.—Je me rends à Paris.—Talma.
Chap. XVI. Lettre du général Moreau.—Le secrétaire de la légation hollandaise.—Nouvelles qu'il me donne de Van-M*** et de sa famille.—J'écris à l'ambassadeur et à Van-M***.
Chap. XVII. Henri.—Projet d'adoption.—Soins maternels.
Chap. XVIII. Visite de l'ambassadeur hollandais.—Arrivée du général Moreau.—Il se retire à Chaillot avec le général Kléber.—Je vais habiter Passy.
Chap. XIX. Conséquences inévitables de mes folies.—L'opéra du Prisonnier.—Madame Tallien.—Préventions de Moreau contre sa société.—Ces préventions sont bientôt justifiées.
Chap. XX. Départ pour Milan.—Nouveaux témoignages de la tendresse de Moreau pour moi.—Nos deux guides savoyards.—Établissement dans la Casa Faguani—Le général Moreau me présente partout comme sa femme.
Chap. XXI. Les fournisseurs.—Solié.—Double méprise.—Le collier de camées.—César Berthier.—Coralie Lambertini.
Chap. XXII. Visite chez Gaëtana.—Il Paradiso.—Une mère jalouse et rivale de sa fille.—Mœurs des Italiennes.—Un mariage forcé.
Chap. XXIII. Cosimo Vinci.—Enthousiasme du peuple de Venise pour lui.—Perfidie italienne.—Lavinie.—Belle action de Cosimo.
Chap. XXIV. Quelques réflexions.—M. Richard.—Un dîner d'amis.—Voleurs adroits.
Chap. XXV. Conversation au sujet de Coralie.—Je la vois, du consentement de Moreau.—Le proscrit.—Dévouement de Lavinie.
Chap. XXVI. Mort de Cosimo.—Dernier trait de dévouement de
Lavinie.—Désespoir de Coralie. Interruption inattendue.
Chap. XXVII. Moreau persiste dans ses préventions contre madame Lambertini.—Nouvelle discussion à ce sujet.—Machinations de Lhermite contre Moreau.—Caractère irrésolu du général.
Chap. XXVIII. Une scène du grand monde.—Le général Lebel.—Son aide-de-camp.—Rosetta.
Chap. XXIX. Aventure nocturne.—Geronimo.—Sa mère.—Un moine italien.
AVANT-PROPOS.
Ce sont ici plutôt des confessions que des mémoires. Cette déclaration que je m'empresse de faire au public me justifiera, je l'espère, de toute prétention à écrire l'histoire. Étrangère par l'inconstance de mon caractère, par la violence même des passions qui ont agité ma vie, aux froides combinaisons de la politique, j'aurais mauvaise grâce à retracer les grandes catastrophes dont les quarante années qui viennent de s'écouler nous ont offert le spectacle. Je n'ai voulu que raconter les étranges vicissitudes auxquelles mon existence a été soumise; mais au récit de ces vicissitudes qui me sont toutes personnelles, se rattachent des souvenirs qui vivront éternellement dans la mémoire des hommes. Les situations singulières dans lesquelles le sort m'a placée m'ont mise à même, sans prendre une part directe au drame, de connaître et de juger tous les acteurs. Presque tous les personnages dont la fortune ou les revers, la gloire ou l'infamie, ont occupé l'attention de la France depuis l'époque où j'entrai pour la première fois dans le monde, passeront à leur tour sous les yeux du lecteur. Je m'abstiendrai de placer aucune réflexion au bas des portraits qu'ébauchera mon pinceau. Mes lecteurs jugeront chacun selon ses mérites, sans que je leur demande même de partager ma reconnaissance pour les amis qui me sont restés fidèles, ni de me venger par leurs dédains de ceux qui ont pu m'abandonner. Les faits parlent toujours plus haut que les raisonnemens. Je les raconterai tous, soit qu'ils m'accusent ou me justifient moi-même, soit qu'ils élèvent ou qu'ils abaissent les hommes au milieu desquels j'ai vécu. Ce principe me guidera dans la révélation que je vais faire des secrets de ma vie privée; il serait encore ma règle invariable, si j'avais à écrire l'histoire des rois, ou les annales des nations.
J'ai de grandes fautes à avouer: ce serait sans doute les aggraver encore que de leur chercher une excuse; on me saura peut-être quelque gré de ma franchise. Du reste, cette franchise ne sera jamais propre à exciter le scandale. Mes Mémoires offriront, à côté des scènes et des événemens les plus simples de la vie commune, quelques unes de ces aventures extraordinaires qui semblent plutôt appartenir au domaine du roman qu'à celui de l'histoire; mais, je le répète, cette histoire, toute romanesque qu'elle pourra paraître, n'en sera pas moins toujours l'histoire de ma vie. Mes récits seraient, au besoin, fortifiés du témoignage unanime des hommes dont les noms figurent sur les pages de mon livre. Ces noms sont ceux d'illustres capitaines, d'hommes d'État, d'hommes de lettres et d'artistes célèbres qui, presque tous, sont encore vivans, dont quelques uns n'ont pas même encore atteint la vieillesse. Ce serait peut-être ici le lieu de parler de mon âge; mais j'ai intérêt à prolonger sur ce point les doutes du lecteur: il sera temps de les fixer plus tard, et ce sont là de ces aveux qu'une femme ne saurait faire deux fois. On me pardonnera de dire que j'ai été belle. S'il fallait prouver d'avance que je ne trompe pas le public en lui promettant le récit d'événemens peu ordinaires, j'ajouterais que, placée par ma naissance, mon éducation et ma fortune au premier rang de la société, j'ai vu pour la première fois, en 1792, cette France qui est devenue ma patrie, et qui recevra, je l'espère, mes derniers soupirs; je dirais que j'ai traversé les saturnales du Directoire, vu naître la gloire du Consulat et la grandeur de l'Empire; qu'enfin, sans avoir jamais affecté une force et des sentimens qui ne sont pas de mon sexe, j'ai été, à vingt-trois ans de distance, spectatrice des triomphes de Valmy et des funérailles de Waterloo.
CHAPITRE PREMIER.
Mon père.—Sa famille.—Sa jeunesse.—Son mariage.—Ma naissance.—Mon éducation.—Mort de mon père.
J'ai toujours attaché peu d'importance aux généalogies, et j'apprécie à leur juste valeur les chimères de la noblesse: il faut cependant que je dise de quel sang je suis issue. Ce n'est point une fausse gloire qui me pousse à révéler à mes lecteurs le nom de ma famille; en me présentant à leurs yeux telle que j'étais d'abord par ma fortune et ma naissance, je leur donne le droit de me juger plus tard avec une sévérité proportionnée aux fautes qui me firent déchoir de tant d'avantages. En faisant connaître quel fut mon père, je n'ai donc d'autre but que de dire la vérité, dût cette vérité me rendre moins excusable, lorsque j'aurai à avouer tant de fautes. Léopold Ferdinand de Tolstoy naquit en 1749 au château de Verbown, de la terre seigneuriale de Krustova en Hongrie; il était fils de Samuel Léopold de Tolstoy, duc de Cremnitz, et de Catherine Vevoy, comtesse de Thuroz; mon aïeule était mère du staroste[1] polonais Béniowski. À la mort de mon grand-père, que sa veuve suivit de près au tombeau, mon père eut pour tuteur un de ses oncles maternels, au service d'Autriche: mon oncle, au lieu de songer aux intérêts de son pupille, ne s'occupa que de le spolier; il s'empara notamment d'une terre située dans le comté de Nitria, et qui faisait partie de l'héritage que mon père avait recueilli. Le jeune Léopold atteignait à peine sa dix-neuvième année, que déjà il avait vu les champs de bataille à côté de son grand-oncle maternel Béniowski, qui s'était attaché à la fortune de Charles de Lorraine. Béniowski, loin de calmer la tête ardente de son petit-neveu, lui promit de le déclarer unique héritier de sa starostie, s'il parvenait à se faire rendre justice de son tuteur. Les formes légales étant trop lentes, Léopold se résout d'atteindre par une autre voie le but qu'il se propose. Adoré des anciens vassaux de son père, il les rassemble, les harangue, attaque à leur tête le château qu'avait usurpé son tuteur, l'en chasse, et rentre de vive force dans le domaine de ses pères. Ce fut un beau jour que celui-là pour l'âme noble et fière du jeune Léopold; mais son triomphe lui devint bientôt funeste. Le tuteur, dépossédé du domaine qu'il avait si injustement envahi, ne manquait pas de crédit à la cour de Vienne. Mon père fut accusé d'avoir soulevé ses vassaux contre la puissance impériale, et condamné, comme rebelle, au bannissement. Il avait alors vingt et un ans. Irrité de se voir dépouillé de tous ses biens, et chassé de sa patrie pour un crime imaginaire, il ne songea plus qu'à se venger. L'occasion de provoquer au combat son persécuteur se présenta bientôt: ce combat fut heureux pour mon père, et fatal à son adversaire, qui tomba baigné dans son sang. Empressé de porter des secours au vaincu, Léopold oublia sa propre sûreté; et ce fut au moment même où il s'occupait de faire panser la blessure de son ennemi qu'il fut arrêté, et conduit, par ordre de la cour impériale, à la citadelle de Presbourg. Fortune, crédit, mon grand-oncle Béniowski employa toutes les ressources dont il pouvait disposer pour sauver un neveu qu'il chérissait comme un fils. L'ardeur même qu'il mit dans ses démarches le rendit suspect au gouvernement impérial, déjà maître à cette époque d'une partie de la Pologne. Il fut contraint de se réfugier en Russie, où l'impératrice l'honora d'une protection éclatante. Béniowski, tranquille à Saint-Pétersbourg, s'occupa aussitôt de relever la fortune de son neveu, en lui faisant contracter un brillant mariage. Le comte Pensky offrait de donner sa fille unique au jeune Léopold, en la dotant d'un million de roubles; déjà même ce seigneur avait entrepris de racheter à prix d'or la liberté de son gendre futur. Mais le sort en avait autrement ordonné, et les projets de Béniowski ne purent s'accomplir. Une jeune fille, Ida Kormwitz, nièce du gouverneur de la citadelle de Presbourg, n'avait pu voir le jeune prisonnier sans être frappée des rares avantages de sa personne, sans prendre le plus vif intérêt à ses malheurs. Elle trouva enfin le moyen de l'arracher à sa prison, et s'enfuit avec lui jusqu'aux frontières de l'Empire russe. Mon père n'avait plus d'autre patrimoine que le nom qu'il avait reçu de ses ancêtres; mais ce nom de Tolstoy était toujours riche de gloire; Léopold n'hésita point à l'offrir à sa libératrice. Ida n'accepta point cette offre, qu'elle regardait comme un sacrifice de la part de celui qu'elle avait sauvé. Une seule fois sa tête brûlante se posa sur le cœur du jeune homme à qui elle avait immolé toutes les affections de famille et de patrie; puis, s'arrachant aux illusions de l'amour, elle divorça pour toujours avec le monde, et courut s'engager à Dieu par des vœux éternels. Léopold ne put fléchir sa volonté ni changer la détermination qu'elle avait prise. Pour obéir à ses désirs, il la conduisit d'abord à l'abbaye de Novitorg, et arriva seul à Saint-Pétersbourg. Béniowski l'y accueillit avec tous les témoignages d'une tendresse paternelle; craignant de rencontrer encore quelque obstacle à ses vues, il présenta à son neveu le projet de mariage avec la jeune comtesse Pensky comme désormais irrévocablement fixé par sa promesse solennelle, et l'empressement du comte à s'allier à la famille Tolstoy. Léopold ne mit d'autre condition à son consentement que celle de voir et de connaître d'avance la femme dont on prétendait lui confier le bonheur. Habitué par une longue expérience à voir toutes les affections du cœur fléchir devant les calculs de l'ambition, le vieux staroste ne pouvait croire qu'un proscrit, sans fortune et presque sans asile, pût trouver de bonnes raisons pour refuser une alliance qui lui assurait des richesses considérables et toutes les faveurs de la cour, dans la nouvelle patrie qui lui offrait de l'adopter. L'entrevue de Léopold et de mademoiselle de Pensky eut lieu; mais, à l'aspect de la taille contrefaite et de la physionomie sans charmes de la jeune comtesse, l'héritier des Tolstoy sentit naître subitement dans son cœur une répugnance invincible au mariage projeté. En vain son grand-oncle le menaça-t-il de toute sa colère; prières, menaces, rien ne put fléchir le caractère indompté de mon père. Il quitta Pétersbourg, se rendit à Dantzick, d'où il s'embarqua pour Hambourg; d'Hambourg il vint à Amsterdam, et il arriva enfin à La Haye en 1774: son nom lui rendit facile l'accès de la noblesse hollandaise et de la cour du stadhouwer[2]. Il avait alors vingt-cinq ans: il en avait trente-six quand mes regards enfantins se fixèrent pour la première fois, avec une attention réfléchie, sur son noble visage. Je n'ai jamais rencontré chez aucun homme la réunion de tant d'avantages. Sa taille majestueuse, l'élégance de ses formes, que dessinait le costume hongrois, auquel il demeura toujours fidèle; son regard de feu, que tempérait à propos la bonté de son âme; tant de qualités si précieuses, rehaussées par la rectitude et l'élévation de l'esprit, justifient aisément la passion violente dont se sentit subitement enflammée, pour M. de Tolstoy, la jeune héritière d'une des plus riches et des plus nobles maisons de la Hollande.
Cette jeune fille, qui avait vu le jour à Maëstricht, avait reçu de la nature une beauté remarquable; la meilleure et la plus complète éducation avait développé les facultés heureuses de son esprit et les excellentes qualités de son cœur. Elle était appelée à recueillir une succession de cent seize mille florins de rente; une foule de prétendans se disputaient sa main. Son choix se fixa sur un homme trop modeste pour aspirer à une alliance aussi magnifique, pour croire même que mademoiselle Van-Ayl*** eût pu le distinguer dans le grand nombre des jeunes gens qui se pressaient autour d'elle: cet homme fut mon père.
Mademoiselle Van-Ayl*** avait une tante qui, n'ayant pu trouver dans sa jeunesse un nom digne de s'allier au sien, avait vieilli dans le célibat. Elle choisit sa nièce pour héritière unique de son immense fortune, à la condition de mourir fille comme elle, ou de n'accepter pour époux qu'un homme d'antique origine, qui consentirait, en se mariant, à échanger son propre nom contre celui de sa femme. À défaut d'accepter cette condition, mademoiselle Van-Ayl*** perdait tous ses droits à la succession, et le legs universel revenait aux hôpitaux. M. de Tolstoy était trop véritablement épris pour balancer entre le bonheur que lui promettait son mariage avec une femme dont il était adoré, et quelques considérations d'orgueil nobiliaire. Il épousa mademoiselle Van-Ayl***, et quitta le nom de sa famille pour prendre celui de sa femme.
Deux frères me précédèrent dans la vie et dans la tombe. Ma mère se désolait; sa santé se détériorait chaque jour davantage. Le changement de climat pouvait seul la rétablir; mon père éprouvait de son côté le vif désir de revoir l'Italie; ils partirent tous deux pour Florence. Au bout de deux mois de séjour en Toscane, mon père eut l'espérance de voir sa femme devenir mère une troisième fois, et, au terme fixé par la nature, je vins au monde dans l'une des plus charmantes campagnes des bords de l'Arno: c'était le 26 septembre 1778. Ma mère voulut me nourrir elle-même; je ne quittais son sein que pour passer dans les bras de mon père; je respirais la santé avec l'air pur du plus beau climat du monde.
Dès le berceau mon oreille n'entendit que des chants mélodieux; dès le berceau elle fut charmée par l'harmonie des strophes du Tasse. Quand mon intelligence commença à se développer, les fictions de l'Arioste vinrent étonner ma jeune imagination. La lecture de ce poète était la récompense qu'on m'accordait dans les heures de récréation qui interrompaient mes faciles études: je n'avais pas d'autres maîtres que mes parens. Ma mère parlait six langues: elle agitait quelquefois en latin avec mon père des questions de littérature; mais c'était en italien, en français, ou bien en langue hongroise qu'ils s'entretenaient des choses ordinaires de la vie. J'apprenais beaucoup, seulement en écoutant, et presque sans m'en douter. La seule étude sérieuse et suivie à laquelle on m'assujettit plus tard fut celle de la langue hollandaise, dont nous ne nous servions que rarement dans nos conversations habituelles.
Comme j'ai maintenant presque tout-à-fait oublié le latin, je puis dire, sans être taxée de pédanterie, qu'à l'âge de neuf ans je surpris mon père par l'application heureuse que je fis un jour à ma mère d'un hémistiche bien connu de Virgile: Et vera incessu patuit dea. Habile à tous les exercices du corps, mon père avait fait établir dans sa villa, qu'il ne quittait presque jamais, un manége, une salle d'escrime, un jeu de paume et un billard. Dès ma plus tendre enfance il m'avait habituée à rester sans frayeur assise devant lui sur le col de son cheval; nous faisions aussi de longues promenades, dans lesquelles ma mère nous accompagnait toujours. Je n'avais pas encore six ans que déjà je galopais avec intrépidité sur mon petit cheval hongrois, placée entre mon père et ma mère qui surveillaient de l'œil tous mes mouvemens.
Malgré les douces remontrances de ma mère, qui craignait toujours que je ne finisse par contracter des habitudes trop mâles, mon père me faisait prendre part à ses exercices les plus favoris, et il me donnait des leçons d'escrime. J'étais heureuse des petits succès que mon adresse me faisait quelquefois obtenir. Un jour entre autres ma joie alla jusqu'au délire; ce fut celui où mon père me reçut élève aux acclamations et aux applaudissemens de ses hôtes et de ses amis rassemblés pour cette fête: déjà armée de mon plastron, les mains couvertes de mes gantelets, et brandissant mon fleuret, je m'élançais vers ma mère pour qu'elle m'attachât le masque. En relevant les longues boucles de mes cheveux blonds, et les réunissant sous le ruban qui devait les retenir, elle laissa tomber une larme de ses yeux. Était-ce une larme de joie, ou bien ma bonne mère devinait-elle, par une prescience secrète, à quels malheurs m'exposerait un jour la facilité de mon âme à passer subitement du calme le plus profond en apparence au plus fol enthousiasme? Le bonheur sans mélange que j'avais goûté dans les années de mon enfance était déjà arrivé à son terme dès l'an 1787. Le jour même où je venais d'accomplir ma neuvième année, je vis ma mère venir à moi toute en pleurs, et m'annoncer d'une voix entrecoupée de sanglots que nous allions quitter peut-être pour toujours notre délicieuse habitation de Valle-Ombrosa. «Ah! m'écriai-je, où serons-nous jamais si bien? Maman, où allons-nous donc?—En Hollande, répliqua ma mère.—Eh bien! c'est ton pays; nous y serons heureux, n'est-ce pas?» dis-je en me tournant vers mon père.
Un regard plein de tristesse fut la seule réponse que j'obtins; et j'appris ainsi pour la première fois ce que c'était que le silence de la douleur… On m'éloigna sous un léger prétexte. L'attitude profondément triste de mes parens me fit deviner que le regret de quitter l'Italie n'était pas la seule cause d'un chagrin aussi vif; et à la peine que me causait l'inquiétude peinte sur tous leurs traits, vinrent se joindre encore les tourmens d'une crainte vague et d'une curiosité bien excusable. Nous nous mîmes en route le 2 novembre de cette année 1787, que devait terminer pour nous une si épouvantable catastrophe. Nous voyagions très-rapidement et avec une sorte de mystère. Arrivés à Lyon, nous y séjournâmes quelques jours, pendant lesquels je vis venir chez mon père des hommes dont l'extérieur grave et sérieux suffisait pour entretenir ma tristesse; je n'étais point admise à leurs conférences avec mes parens. Enfin, ne pouvant plus résister à mes inquiétudes sans cesse croissantes, j'osai adresser une question à ma mère. J'appris alors quels événemens avaient forcé mon père à quitter sa patrie; j'appris que le temps n'avait pas apaisé la haine de ses ennemis, que ses jours s'étaient trouvés menacés en Italie, et qu'il allait chercher à la cour du stadhouwer la protection qu'on lui refusait autre part. Vers le milieu du mois de décembre nous arrivâmes à Rotterdam. Le passage du Waal était difficile et dangereux: mon père voulut cependant le tenter dans un des batelets qu'on faisait louvoyer entre d'énormes glaçons que charriait déjà le fleuve. Après d'incroyables efforts nous parvînmes à la rive opposée: il fallait faire encore quelques pas sur la glace, que nous craignions de voir à chaque instant manquer sous nos pas. Mon père nous porta l'une après l'autre, ma mère et moi, sur le rivage; nos deux femmes de chambre nous y suivirent sans accident. Restait un brave et vieux Hongrois, attaché à mon père depuis sa première enfance, et qu'il considérait moins comme un serviteur que comme un ami; il avait voulu demeurer à la garde du bateau dans lequel se trouvaient tous nos bagages qu'on transportait peu à peu sur la rive. Déjà nous nous étions mis en marche vers l'auberge où nous devions loger, lorsque tout à coup un craquement horrible, suivi de cris de détresse, vient frapper notre oreille: nous détournons la tête, et nous revenons promptement sur nos pas. Quelle est notre douleur en voyant le bateau sur lequel était encore notre fidèle Berowski, entraîné vers le milieu du fleuve par un énorme glaçon! la mort du vieillard paraissait certaine: l'or qu'offraient à pleines mains mon père et ma mère ne pouvait déterminer personne à hasarder sa vie pour sauver celle de notre malheureux domestique. Tout à coup mon père se dépouille des fourrures dont il était couvert; il jette loin de lui tous ses vêtemens s'élance sur la glace qui se brise sous ses pas, et s'écrie, d'une voix forte, au moment de disparaître dans les flots: «Si je meurs, ma femme donnera tout l'argent qu'on exigera à celui qui m'aura aidé à sauver ce vieillard.»
Ma mère n'avait pas même essayé de le retenir; elle tomba évanouie: moi-même, égarée, hors de moi, je me fais jour à travers la foule, et je cours le long du rivage en suivant des yeux mon tendre père. Comment exprimer mes angoisses en le voyant contraint de disparaître volontairement par intervalles sous les flots, pour éviter les énormes glaçons qui suivaient le courant du fleuve? Enfin il arrive au bateau; et, secondé par trois bateliers qui avaient suivi son noble exemple, il arrache à la mort et ramène au rivage le vieux Berowski. Hélas! quelle récompense attendait une pitié si courageuse! Exposé presque nu aux rigueurs d'un froid pénétrant, et trop occupé de celui qu'il venait de sauver pour songer à lui-même, mon père, dans les premiers momens, négligea les soins qu'exigeait la conservation de ses jours. Dès la nuit suivante, une fièvre ardente se déclara: nous ne pouvions pas aller plus loin; il fallut rester dans la chétive auberge où nous nous trouvions. Le onzième jour de la maladie, 27 décembre 1787, je n'avais plus de père! La mort de ce père adoré fut le premier malheur de ma vie: elle fut le présage de tous les maux qui m'ont accablée depuis bien des années; elle fut surtout la cause des fautes que je n'aurais jamais commises si j'avais eu près de moi l'ami de mon enfance, celui dont les conseils et la juste influence m'auraient préservée des écarts de ma fougueuse imagination. Le malheureux Berowski ne survécut que vingt jours à son maître; jusqu'à son dernier soupir, il supplia ma mère de lui pardonner la mort de son époux. Il fut inhumé près de celui dont il n'avait jamais voulu se séparer pendant sa vie.
Toute entière livrée à sa douleur, ma mère ne voulut pas quitter les lieux qui lui retraçaient de si chers et de si cruels souvenirs: elle acheta une maison modeste dans le village de Wal***, vis-à-vis même de celle où était mort mon père. Elle repoussait toutes consolations, et, dans l'amertume de ses regrets, elle négligeait également les soins de sa santé et ceux de mon éducation. Toutes mes études étaient interrompues; j'étais maîtresse du choix de mes lectures et de l'emploi de mon temps. Ma mère ne sortait plus de sa chambre: quelquefois elle m'attirait à elle pour me couvrir de caresses et arroser mon visage de pleurs; plus souvent elle me repoussait dans les transports d'un désespoir qui semblait égarer sa raison: elle m'inspirait alors une sorte de terreur qui me faisait éviter sa présence. Je regrettais pour ma part bien sincèrement mon noble père; mais tout en déplorant sa mort prématurée, j'étais bien loin de soupçonner encore toute l'étendue de la perte que j'avais faite. Les impressions de l'enfance sont vives, mais peu durables; ou plutôt leur trace effacée le plus souvent par les passions de la jeunesse ne se retrouve que dans l'âge mûr; la légèreté naturelle à un esprit pour lequel les moindres plaisirs ont toujours l'attrait de la nouveauté, rend souvent les enfans insensibles en apparence aux plus grandes douleurs. J'avais toute l'étourderie de mon âge, et quoique mes regrets fussent bien amers, je ne m'en livrais pas moins aux distractions que le hasard venait souvent m'offrir.
CHAPITRE II.
Première rencontre avec M. Van-M***.—Son amour.—Ma fuite.—Mon mariage.
Deux ans s'écoulèrent ainsi sans que ma mère pût prendre sur elle de surmonter sa douleur pour achever enfin mon éducation. Cependant je grandissais: mon imagination, déjà lasse de son oisiveté, s'élançait chaque jour vers des sensations nouvelles; je m'ennuyais de goûter toujours les plaisirs que j'avais connus dès ma plus tendre enfance. Je profitais de la liberté que me laissait ma mère pour faire, dans les environs de notre résidence, de longues courses à cheval. Je me dirigeais ordinairement et de préférence vers un beau château qui appartenait à une des plus riches familles d'Amsterdam; les propriétaires visitaient rarement cette terre, et ils n'y étaient pas venus depuis que nous habitions le pays. Un domestique de confiance m'accompagnait seul dans mes excursions. Je n'avais encore que onze ans; mais j'étais assez grande et assez forte pour qu'on supposât généralement que j'avais atteint ma quatorzième année: pour la taille et la figure, j'étais déjà presque une femme; mais pour la raison, je n'étais encore qu'un enfant.
Par une belle matinée du mois de mai je parcourais, comme de coutume, le parc magnifique où je n'apercevais d'ordinaire que des paysans, lorsqu'au détour d'une allée je vis tout à coup devant moi un jeune homme d'une figure charmante, dont l'expression était pleine de grâce et de bonté. Nous nous saluâmes réciproquement, et lorsque nous eûmes surmonté, chacun de notre côté, l'embarras où nous avait jetés d'abord une rencontre aussi imprévue, le jeune homme m'aborda avec politesse, et j'appris bientôt qu'il était fils unique de M. Van-M*** d'Amsterdam, propriétaire du château, et qu'il y était arrivé la veille.
Avec la confiance et la simplicité de mon âge, je répondis aux questions qu'il m'adressa. En quelques minutes Van-M*** fut informé de toutes les circonstances qui avaient accompagné la mort déplorable de mon père; cette mort, dont la cause honorait si bien sa mémoire, était depuis long-temps l'objet de toutes les conversations dans le pays. On respectait la douleur de ma mère; mais, comme elle n'admettait aucune visite, et qu'elle se refusait obstinément à former les moindres liaisons de société, on l'accusait de bizarrerie; on avait commencé par la rechercher, on finissait par la fuir. Le spectacle de chagrins aussi amers que les siens aurait importuné les gens heureux. Il est d'ailleurs certains maux que les âmes vulgaires ne sauraient comprendre; elles aiment mieux les tourner en ridicule que de chercher à les adoucir. Dans l'avenue qui conduisait à notre demeure, on ne rencontrait donc ni ces équipages brillans, ni cette foule d'oisifs qui affluent d'ordinaire dans les maisons opulentes; on y voyait en revanche beaucoup de malheureux, qui ne venaient jamais en vain chercher un soulagement à leur misère.
Le jeune Van-M*** ne m'accompagna que jusqu'à l'entrée de cette avenue. Avant de me quitter, il obtint de moi la promesse que, le lendemain, nous nous réunirions à un endroit qu'il me désigna, et que nous ferions ensuite à cheval une longue promenade. J'acceptai sa proposition sans hésiter, sans songer même que je devais d'abord obtenir l'autorisation de ma mère. Nous nous séparâmes également satisfaits l'un de l'autre: depuis long-temps je n'avais vu les heures s'écouler aussi rapidement pour moi. Notre course du lendemain devait se diriger vers un village que je ne connaissais pas encore; je me réjouissais d'une rencontre qui promettait de rompre la monotonie des distractions dont j'étais réduite à me contenter depuis deux ans. Sans me rendre compte de mes espérances, j'espérais un avenir moins triste que le passé.
Mes illusions furent de courte durée. Wilhelm, le domestique qui me suivait d'ordinaire dans mes promenades, n'était rien moins qu'un valet de comédie. C'était un brave Hollandais, fermement attaché à ses devoirs, et bien résolu à ne jamais tromper la confiance dont l'honorait sa maîtresse: «Mademoiselle ignore sans doute, me dit-il en m'aidant à descendre de cheval, que le village où elle doit aller demain matin est à trois lieues d'ici. Il est douteux que madame sa mère lui permette une aussi longue promenade; et si madame ne juge pas convenable de vous accorder une telle permission, je ne puis vous accompagner.» La franchise de Wilhelm excita en moi un dépit que je réussis cependant à concentrer. Je résolus dès ce moment d'employer la ruse pour arriver au but de mes désirs: je feignis de me repentir de mon étourderie; j'entrai en apparence dans les motifs de Wilhelm: «Il est inutile, lui dis-je, de parler de tout cela à ma mère; je ne veux lui causer ni le moindre chagrin ni la plus légère inquiétude; je ne dois pas non plus manquer aux lois de la politesse vis-à-vis de M. Van-M***, qui est notre voisin. Demain vous monterez à cheval avec moi. Nous rejoindrons M. Van-M*** dans le bois: je lui dirai que l'éloignement du but de notre promenade projetée contrarierait à la fois mes habitudes et la volonté de ma mère; puis nous reviendrons ici par le chemin de la digue de Bommel.»
Wilhelm fut charmé de voir que je ne m'offensais pas de l'avis qu'il m'avait donné, et que je lui conservais mes bonnes grâces. À dater de ce jour ma vie prit une face toute nouvelle. J'étais encore une enfant; mon cœur ne pouvait donc sentir trop vivement le mérite d'aucun homme. La rencontre que j'avais faite du jeune Van-M*** semblait un incident romanesque; elle n'aurait cependant fait aucune impression sur moi, si je n'avais espéré trouver, dans une liaison d'amitié toute nouvelle pour moi, un dédommagement à la tristesse des deux années qui venaient de s'écouler, et une consolation à l'ennui qui m'attendait peut-être encore. Je n'éprouvais aucun amour pour Van-M***; cependant nous étions au mois de mai 1789, et, le 16 avril de l'année suivante, je devins sa femme. Je ne veux point anticiper sur les événemens, et je dois d'abord faire connaître les circonstances qui précédèrent et amenèrent mon mariage.
À peine m'étais-je assurée par ma dissimulation la discrétion de Wilhelm, que je songeai à faire de ce brave homme, sans qu'il s'en doutât, le premier instrument de mon projet. J'étais fort agitée: la vue de mon excellente mère redoublait mon malaise; à tort ou à raison je la trouvai ce jour-là plus triste que de coutume. Toutefois, je l'avouerai à ma honte, loin de chercher à adoucir par mes caresses l'amertume de ses chagrins, je la quittai avec empressement aussitôt que j'en trouvai l'occasion, et j'allai rêver à la prompte exécution de mon dessein.
Dès que je fus seule, je me hâtai d'écrire un premier, un imprudent billet, qui pouvait me perdre pour toujours, si je l'eusse adressé à un homme dont la délicatesse eût été moins éprouvée que celle de Van-M***; il m'aimait trop sincèrement pour trouver dans mon imprudence même autre chose que l'inexpérience de mon âge, l'innocence de mon cœur, surtout l'espérance de me voir payer de retour les sentimens qu'il m'avait voués. Voici en quels termes était conçu le billet que je lui écrivis:
«Je sais que je fais mal de vous écrire, car je me cache de maman, et je trompe un domestique qui aura le droit de me mépriser. Mais je vous ai promis d'aller me promener avec vous, et il faut bien que vous sachiez que je ne puis pas tenir ma promesse; vous avez l'air si bon, si doux et si gai; la douleur de maman rend notre vie si triste, que je n'avais pas cru mal faire en acceptant l'offre que vous me faisiez d'entreprendre avec moi une longue course. Wilhelm m'a fait voir que j'avais eu tort, et j'aime trop maman pour vouloir jamais ajouter à ses peines. Cependant je voudrais bien goûter avec vous le plaisir de la promenade; ce désir n'a certainement rien de répréhensible. Au lieu de courir les grands chemins, venez voir mes parterres, mes viviers, ma volière: je m'ennuyais de tout cela, mais je crois qu'avec vous je pourrai m'en amuser encore. Tous les matins je dessine pendant une heure dans le petit pavillon qui est à l'entrée de la grande prairie; j'étudie ensuite un peu ou je fais de la musique; ensuite je déjeune avec maman, et je ne la revois plus depuis dix heures jusqu'à trois. Si vous voulez venir demain à la petite porte des marais, je peux l'ouvrir, et nous nous arrangerons pour nous voir tous les jours; cela me rendra un peu de gaîté, sans inquiéter ni chagriner ma bonne mère.»
On n'oubliera pas que j'avais seulement alors douze ans et quelques mois. L'amour n'entrait donc réellement pour rien dans le vif désir que j'avais de revoir le jeune Van-M***; mais la solitude m'était devenue tellement à charge que j'étais charmée d'avoir enfin trouvé le moyen, fort innocent selon moi, de me distraire par une société agréable.
Le lendemain, j'arrivai à l'heure convenue au lieu du rendez-vous: Wilhelm m'accompagnait. Je sus glisser mon billet entre les mains de Van-M*** sans que l'honnête domestique s'en aperçût; un coup d'œil que je jetai sur lui mit Van-M*** au fait de tout avant même qu'il eût ouvert ma lettre. Je fondai mes excuses sur la santé de ma mère, qui ne me permettait pas de m'éloigner d'elle ce jour-là. Nous nous séparâmes, non sans exprimer de part et d'autre nos regrets de ce contre-temps; je fis avec Wilhelm une promenade très courte, et, en rentrant au logis, je courus sur-le-champ au petit pavillon, et à la porte qui donnait sur la campagne. Je n'avais indiqué ni cette heure ni ce jour pour un premier rendez-vous: il me semblait pourtant que je devais trouver là une réponse à ma lettre. Van-M*** me l'apporta lui-même.
Chez chaque nation l'amour offre un caractère différent: celui des Hollandais est généralement grave et froid. Van-M*** respectait mon âge et mon innocente sécurité; il ne tarda pas cependant à puiser dans nos rendez-vous, souvent répétés, une passion violente qui se trahissait chaque jour davantage. Pour moi, je n'avais pas d'amour, mais je me trouvais heureuse dans la société d'un tel ami. Van-M*** était loin d'avoir dans l'esprit la même élévation que mon père; la nature l'avait cependant doué de dispositions très heureuses, qu'une bonne éducation avait facilement développées. Comme tous les fils des riches négocians du Nord, il parlait plusieurs langues, l'italien seul excepté. Il me donnait des leçons de hollandais, et moi je lui apprenais l'idiome du beau pays qui m'a vu naître. Encouragée par lui dans mes études, j'avais repris tout le zèle dont j'étais animée avant la mort de mon père, mon premier, mon excellent instituteur.
Mes jours s'écoulaient ainsi paisiblement. Satisfaite de mon existence actuelle, je ne voyais, je ne désirais rien au delà. Il n'en était pas de même pour Van-M***: il avait vingt-trois ans; il m'aimait avec passion, ses vues étaient honorables, et il sentait parfaitement le danger de nos longs tête-à-tête. Il songea donc le premier à s'assurer le droit de ne plus me quitter, et de me consacrer sa vie. Il m'en parla un jour en m'annonçant l'intention où il était de demander sur-le-champ ma main à ma mère.
Je ne saurais dire si l'effet que produisit sur moi cette proposition subite fut la conséquence de mon caractère singulier. Ce qu'il y a de certain, c'est que le mot de mariage et l'image des liens indissolubles que j'allais peut-être contracter, effrayèrent ma jeune imagination. À douze ans l'espace de la vie est encore si long à parcourir! l'avenir est encore si immense! C'était la première fois que mon esprit admettait l'idée d'une union qui n'a de terme que la mort. Cette idée première en engendrait une foule d'autres, dont aucune n'était favorable aux prétentions de Van-M***: cependant l'estime qu'il m'inspirait, l'amour dont il me donnait chaque jour des preuves plus touchantes, m'empêchèrent de prononcer un refus. Nous convînmes ensemble que le lendemain je lui ménagerais l'occasion de rencontrer ma mère, et que, sans énoncer encore positivement ses projets, il essaierait dès ce jour de la prévenir en sa faveur. Il avait un extérieur agréable, d'excellentes manières: accueilli avec bonté, il se déclara bientôt tout-à-fait. Ma mère, touchée des sentimens qu'il témoignait et pour elle et pour moi, répondit qu'elle ne voyait, pour sa part, d'autre obstacle au mariage que mon extrême jeunesse. Elle demanda un délai de deux ans, et mit pour condition formelle à son consentement que Van-M*** obtiendrait d'abord celui de sa propre famille. Cette famille balança: la fierté de ma mère s'irrita d'une telle hésitation; de part et d'autre on commençait à s'aigrir, et peut-être marchions-nous à une rupture complète. Van-M***, déjà maître d'une fortune indépendante, venait d'atteindre sa majorité: il pouvait accepter les bienfaits de son père, mais ces bienfaits ne lui étaient pas indispensables pour assurer le bonheur de celle qu'il choisirait pour épouse. Il était exaspéré des retards qu'on lui faisait éprouver; il prévoyait avec effroi qu'un refus définitif de la part de son père pouvait retarder bien plus long-temps encore l'union qu'il désirait avec tant d'ardeur. Il me proposa de partir en secret tous les deux pour la Gueldre: nous devions nous y marier, et revenir bientôt après solliciter le pardon d'une démarche qu'on pouvait blâmer, mais qui devenait de plus en plus nécessaire.
Je n'exigeai de Van-M***, pour consentir à ce qu'il demandait de moi, que sa promesse solennelle de me ramener promptement auprès de ma mère. Le lendemain, avant le jour, je sortis de ma chambre avec précaution: je n'étais pas médiocrement émue en songeant que j'allais, pour la première fois, me séparer de celle qui m'avait donné le jour; j'étais cependant joyeuse et presque fière qu'on fît à une enfant comme moi l'honneur de l'enlever, et, par un retour vers les sentimens de la nature, j'exigeais que Van-M*** me promît encore une fois de me ramener au plus tôt.
En arrivant à Zutphen, Van-M*** me quitta sur-le-champ, et courut chez le seul ministre protestant qui se trouvât dans cette ville. Malheureusement ce ministre était près de rendre le dernier soupir; il fallut pousser plus loin notre voyage: nous fîmes encore huit lieues, et il était déjà bien tard quand nous atteignîmes l'auberge où nous devions passer la nuit. Après le souper, Van-M*** et moi, assis près l'un de l'autre, nous disions de ces riens qui ont si peu d'importance apparente, et qui tiennent cependant lieu de tant de choses. Il y avait des momens où je ne comprenais plus rien au trouble passionné de Van-M***; ce trouble n'était déjà plus sans charmes pour moi, et je commençais à le partager; pour la première fois mon oreille était agréablement frappée des éloges qu'il donnait à ma beauté. Van-M*** était lui-même d'une figure charmante; sa taille était élevée, bien prise et pleine de noblesse. Je ne sais quel instinct me révélait en cet instant tous ces avantages que j'avais comme ignorés jusqu'alors. En rougissant, je fixais mes regards sur son œil plein d'expression et de feu, et qui me disait mieux encore que sa bouche combien il me trouvait belle: d'une voix émue, il louait la richesse de ma chevelure, et, sans y penser, je roulais entre mes doigts les boucles épaisses de ses cheveux blonds comme les miens. Tout à coup l'hôte effrayé s'élance dans la chambre: «Pour l'amour de Dieu, s'écrie-t-il, si c'est vous que l'on cherche, dites bien que je ne savais rien, et que vous ne m'avez fait aucune confidence.» À peine avait-il prononcé ces mots, que le père et l'oncle de Van-M***, suivis du secrétaire du bourgmestre et de quatre témoins, paraissent à mes regards effrayés. Ces messieurs ordonnent au jeune homme de me remettre entre leurs mains. Van-M*** s'avance aussitôt vers eux, et d'un ton ferme et respectueux tout ensemble: «Mademoiselle, dit-il, en consentant à quitter la maison de sa mère, a cru suivre son époux; elle s'est confiée à mon honneur, et m'a rendu l'arbitre de son sort; demain nous devons être unis devant Dieu et devant les hommes. Si vous donnez, dès ce moment, par écrit, votre consentement à notre mariage, nous retournerons sur vos pas à Waarlery, où notre union sera célébrée: sinon, nous n'y reparaîtrons qu'époux, pour nous jeter aux pieds de madame de Van-Ayld***, et lui demander pardon de la douleur que nous avions dû lui causer; je pourrai alors réclamer de ma famille la part de fortune à laquelle j'ai des droits: en un mot, il n'est plus au pouvoir de personne de nous désunir.»
Frappé de la noble attitude et de la fermeté du langage de son fils, monsieur Van-M*** et son frère promirent tout ce qu'on voulut. Nous nous apprêtâmes à repartir sur-le-champ; mes larmes et ma confusion n'obtinrent pas un seul regard indulgent de ces juges sévères. Van-M*** avait déclaré qu'il ne me quitterait pas, qu'il me reconduirait lui-même chez ma mère; il tint parole. En entrant dans l'avenue qui conduisait à notre habitation, la première personne qui s'offrit à mes regards fut cette mère chérie que désolait mon départ, et qui n'osait encore espérer mon retour. Je courus me jeter dans ses bras: «Ma fille, dit-elle d'une voix entrecoupée de sanglots, tu n'as donc pas songé à la douleur dont tu allais m'accabler!» Aucun autre reproche ne sortit de sa bouche. Van-M*** obtint son pardon en répétant mille fois le serment de me rendre heureuse.
Le consentement qu'il avait enfin arraché plutôt qu'obtenu de son père donnait plus de liberté à nos relations: il ne me quittait presque plus. Un mois s'écoula très agréablement au milieu des préparatifs de notre mariage; au bout de ce temps, toutes les formalités ayant été remplies, toutes les lois de l'étiquette hollandaise scrupuleusement observées, nous nous rendîmes à Amsterdam, et là nous fûmes mariés dans l'église neuve.
Je n'avais pas encore treize ans accomplis; mais ma taille, déjà entièrement formée, me donnait toutes les apparences d'une personne de quinze ans. J'ai maintenant cinq pieds un pouce et demi; je les avais dès lors, car depuis mon mariage je n'ai point grandi. Malheureusement ma raison était encore bien loin d'être formée; j'aurais eu besoin d'un guide plus ferme et plus sévère que l'époux auquel les lois et ma propre volonté venaient de confier le soin de ma destinée. Pourquoi se reposa-t-il si aveuglément lui-même sur la prudence d'une enfant? Je n'aurais pas eu, depuis plus de vingt-cinq années, tant de malheurs et tant de fautes à déplorer!
CHAPITRE III.
Opinions politiques de mon mari.—Il m'amène à les partager.—Le duc d'York en Hollande.—Mon mari captif dans sa propre maison.—Je le délivre.
Les six premiers mois de notre union s'écoulèrent dans un bonheur parfait pour mon mari et pour moi. Les voyages d'agrément qui succèdent immédiatement en Hollande les solennités du mariage étaient terminés, le calme commençait à remplacer dans notre intérieur le tumulte des fêtes, lorsque des bruits de guerre, et les progrès chaque jour croissans de la révolution française, vinrent donner une nouvelle direction à nos idées, et décider à la fois du sort de mon époux et du mien. Van-M*** avait de grandes possessions en Belgique; il était en Hollande du parti opposé à la cour. Il était naturel qu'il embrassât avec ardeur les principes de la révolution française. Ma mère, qui, depuis la mort de son mari, ne pouvait plus être heureuse que du bonheur de sa fille, aurait voulu que son gendre restât étranger à la crise qui se préparait: elle voyait notre avenir se charger d'orages auxquels une retraite absolue pouvait seule nous soustraire. La suite des événemens n'a que trop prouvé combien ses craintes étaient fondées; prières, raisonnemens, elle mit tout en usage pour calmer l'exaltation politique de mon mari. En vain lui représenta-t-elle que les dangers de la guerre étaient les moindres de ceux auxquels il allait m'exposer; que mon âme encore si candide, et déjà cependant avide d'émotions violentes, pouvait se laisser égarer au delà du point où il voudrait s'arrêter lui-même; tout fut inutile. Van-M*** était plein de respect et d'attachement pour ma mère; cependant il resta ferme dans la résolution qu'il avait prise, de servir de tous ses moyens une cause dont le triomphe semblait à ses yeux devoir assurer pour toujours le bonheur et la liberté de sa patrie. Dès lors il mit tous ses soins à me faire partager ses sentimens, à m'échauffer du feu de son enthousiasme. Ma conversion ne fut pas difficile; je n'avais encore aucune opinion arrêtée: j'éprouvais seulement une répugnance assez forte pour cette égalité absolue que rêvait mon mari, et que je trouvais entièrement opposée aux idées aristocratiques dans lesquelles j'avais été nourrie. J'avais de plus trouvé encore vivant en Hollande le souvenir des excès commis par les troupes françaises dans les guerres de Louis XIV; ces troupes étaient cependant celles d'un grand roi, modèle de courtoisie et de politesse, et que ses lieutenans s'efforçaient sans doute d'imiter. Que ne devions-nous pas attendre de ces chefs révolutionnaires, arrachés subitement par la tourmente politique à l'obscurité de leur profession ou de leur origine, pour guider au combat des bandes fanatisées, et sans cesse obligés d'acheter à tout prix la victoire qui seule pouvait légitimer aux yeux de leurs soldats leur fortune subite?
Van-M*** répondait à mes objections par la nécessité de conquérir promptement une liberté dont les bienfaits devaient bientôt s'étendre sur tous les peuples; avant tout il voulait soustraire la marine hollandaise, jadis si florissante, à l'influence britannique qui ne tendait qu'à la ruiner. L'amour de la patrie qui respirait dans tous ses discours, la chaleur qu'il mettait à défendre les théories qu'il avait adoptées, firent bientôt passer dans mon âme la conviction qui remplissait la sienne. Les représentations de ma mère furent perdues pour moi comme elles l'avaient été pour lui; et je lui promis de le suivre partout où il conviendrait de me conduire. Toute notre famille se dispersa; ma mère se retira dans une terre qu'elle possédait près de Leyde; les parens de mon mari se rendirent à Haarlem, et nous allâmes nous-mêmes habiter notre domaine de Sgravsand, situé sur la route que nous devions suivre s'il nous convenait de quitter la Hollande. La douleur que j'éprouvai en me voyant forcée de quitter ma mère fut extrême: les événemens politiques au milieu desquels je me trouvais placée vinrent bientôt m'arracher à mes peines personnelles, en me faisant participer aux émotions violentes qui commençaient à agiter notre nation.
Van-M*** avait d'abord le projet de ne passer que quelques jours à Sgravsand; il m'avait priée de n'y recevoir que peu de monde, et j'avais sans peine acquiescé à sa prière, car le flegme des dames hollandaises, la gravité de leurs habitudes et de leur maintien contrastait singulièrement avec la vivacité de mon humeur toute italienne. Tandis que Van-M***, renfermé dans son appartement, s'occupait à dépouiller les dépêches que lui apportaient sans cesse de nombreux exprès, je faisais de longues promenades à cheval, je m'abandonnais à mon goût pour la lecture, ou bien je m'entretenais par écrit avec ma bonne mère. Cette manière de vivre me plaisait: si j'avais par intervalle quelque retour de coquetterie, alors j'allais trouver mon mari jusque dans son cabinet, je lui reprochais l'abandon dans lequel il me laissait, je feignais même de douter de son amour: il n'avait pas de peine à se justifier, et nos petites discussions se terminaient par des raccommodemens qui resserraient les liens de notre affection mutuelle.
Un soir que nous étions assis dans un des pavillons qui bordaient notre propriété du côté de la route, nous vîmes arriver à l'improviste M. Vandau***, l'un des plus intimes amis de mon mari. Van-M*** eut avec lui un entretien assez long, à la suite duquel il m'annonça que nous devions, dès le lendemain matin, quitter le pays pour n'y revenir qu'avec les libérateurs de la Hollande, les soldats de la république française. Le voyage que j'allais entreprendre, la petite importance à laquelle allaient sans doute m'élever les événemens au milieu desquels mon mari était appelé à jouer un rôle, tout cela donnait un nouvel essor à mes idées; je m'occupai sur-le-champ, avec une activité extraordinaire, des préparatifs de notre départ, et je ne négligeai pas, comme on le pense bien, les soins toujours si importans de ma toilette. Pendant que je me livrais avec ma femme-de-chambre à ces graves occupations, la sonnette de notre grille s'agita tout d'un coup avec violence, et un domestique vint m'apprendre que j'avais à recevoir plusieurs officiers de l'état-major du duc d'York, auxquels on avait assigné notre château pour logement. À l'instant parurent cinq ou six militaires anglais. Je donnai ordre de les conduire au salon, de leur servir des rafraîchissemens. Je réparai promptement le désordre de ma toilette, et je me mis en mesure d'aller au devant de Van-M*** pour lui annoncer la visite importune que nous venions de recevoir: au moment même où j'allais sortir, on vint m'apprendre que mes hôtes demandaient à me parler; pour ne pas paraître intimidée, je descendis sur-le-champ au salon.
En entrant, je vis plusieurs officiers nonchalamment étendus sur les fauteuils et les canapés: le nombre des arrivans grossissait à chaque minute. Quelques uns élevaient très haut la voix dans l'intérieur de l'appartement; d'autres attachaient en dehors leurs chevaux aux superbes treillages verts et dorés, qui entouraient mes parterres de fleurs et mes magnifiques plates-bandes. Personne n'avait même fait mine de se lever en me voyant paraître; les uns me regardaient avec une attention tout-à-fait impertinente, les autres m'adressaient de fades complimens en mauvais hollandais: un seul voulut me prendre la main. Déjà deux domestiques, qui m'avaient suivie, s'apprêtaient, les poings fermés, à me défendre de toute injure, lorsque élevant la voix avec le ton du dédain: «Je ne comprends pas, dis-je, votre langage: l'italien est ma langue naturelle; mais je préfère la langue française à toutes les autres. Ainsi, répondez-moi en français: où sont vos billets?» La fermeté de mes paroles avait d'abord frappé de surprise mes auditeurs. L'un d'eux, d'une assez belle figure, mais surchargé d'embonpoint et dépourvu de grâce, m'invita poliment à m'asseoir. Il me fait exhiber l'ordre en vertu duquel j'étais obligée de le loger, lui et sa suite: cet officier était le duc d'York lui-même. À ce nom, un pressentiment secret vint me frapper d'effroi, et je tremblai dès lors pour la sûreté de mon mari. La coïncidence du jour où un tel personnage devenait notre hôte, avec celui que mon mari avait choisi pour aller rejoindre l'armée française, semblait le résultat d'un plan concerté d'avance pour arrêter l'exécution de notre projet. Dès le moment où cette idée s'offrit à mon esprit, je cherchai le moyen de sauver Van-M***. Le duc d'York tenta poliment de me retenir; mais je ne quittai pas moins à l'instant le salon sous le prétexte des ordres que j'avais à donner. Écrire à la hâte un billet laconique, ordonner au valet-de-chambre de mon mari d'aller, à quelque distance de la maison, attendre son maître, et de lui remettre mon message, tout cela fut l'affaire d'un instant. Cependant ma précaution fut inutile: au moment même Van-M*** rentrait dans la maison, suivi de son ami Van-Daulen, et escorté de soldats anglais qui le conduisaient devant leur général.
Aussitôt qu'il m'aperçut, Van-M***, qui depuis quelques minutes tremblait pour moi, poussa un cri de joie; moi-même, en dépit des soldats, je m'élançai dans ses bras. On nous mena devant le prince: Van-M*** répondit avec hauteur aux questions qu'on lui adressa; l'indignation se peignait sur ses traits et pétillait dans ses yeux: «Vous êtes les maîtres ici, dit-il au duc, à la fin de son interrogatoire; ma liberté est entre vos mains; vous pouvez me jeter dans les cachots; mes vœux seront toujours pour l'indépendance de mon pays.»
Le résultat de cet interrogatoire fut tel que nous devions nous y attendre. Le duc d'York déclara Van-M*** et son ami prisonniers d'État, et leur annonça qu'ils seraient conduits dès le lendemain sous bonne escorte au quartier général de l'armée anglaise, qui se trouvait à Amersford. On conduisit ensuite les prisonniers dans une des salles basses de la maison qui donnait sur le jardin; deux sentinelles furent placées à chaque porte. On voulut bien toute-*fois m'accorder la liberté de voir mon mari: j'étais loin sans doute d'être rassurée sur son sort; mais je ne désespérais de rien, et un secret pressentiment m'avertissait que je parviendrais à le sauver.
Le duc s'était, je crois, flatté d'avance de me voir ramper en suppliante à ses pieds. Il ne parut pas médiocrement étonné de la fermeté apparente que je conservais: ma présence d'esprit ne m'abandonna pas un seul instant. J'allais, je venais; je donnais des ordres à haute voix, tandis que je rassemblais en secret tous les moyens de fuir au plus tôt. Nos domestiques nous chérissaient; nous avions toujours été pour eux de bons maîtres: je comptais sur leur assistance. Le dévouement qu'ils me témoignèrent justifia la confiance que j'avais mise en eux: plusieurs fois dans la soirée j'allai visiter les deux prisonniers. Entourée de soldats et épiée comme je l'étais de toutes parts, je me gardai bien de communiquer à Van-M*** le projet que j'avais formé, dans la crainte que l'expression de sa physionomie ou de ses regards ne trahît le secret de nos espérances. Il put cependant deviner sur mon visage toute ma sollicitude pour lui, comme je devinai sur le sien qu'il était content de moi. Les officiers anglais et leur général lui-même se rencontraient partout sur mon passage: j'affectais de ne pas même les remarquer; l'attention exclusive que je paraissais donner aux soins de ma maison ne servit pas peu à éloigner de nos gardiens toute défiance sur mon compte.
J'avais à peine quatorze ans; ma santé était excellente: l'éducation toute libérale que j'avais reçue avait développé de bonne heure mon intelligence; mais depuis mon mariage les conversations sérieuses que j'avais souvent eues avec mon mari, la chaleur qu'il mettait à m'inculquer ses principes de liberté générale, avaient de beaucoup élevé mon esprit et agrandi la sphère de mes idées. J'étais loin du fanatisme pieusement barbare des Judith et des Débora: pénétrée comme je l'étais alors de la sainteté des devoirs d'épouse, l'espoir même de sauver Béthulie n'aurait pas pu me faire agréer pendant deux minutes les lourds complimens de quelque Holoferne britannique. Mais ma tendresse pour mon mari m'élevait au dessus de moi-même, et me donnait une hardiesse supérieure à mon âge. En embrassant Van-M*** au moment de le quitter pour la dernière fois dans la soirée, je pus le prier à voix basse de ne pas s'endormir, et le prévenir qu'avant le jour nous serions hors du pouvoir des Anglais.
Il restait dans la maison trente soldats et cinq officiers, sans compter le duc d'York, qu'on venait de porter sur un lit où il dormait dans l'ivresse la plus complète. Le nombre de bouteilles qui jonchaient le parquet du salon attestait les ravages de notre cave, et augmentait la confiance avec laquelle je combinais tous mes moyens d'évasion. Les soldats étaient ivres comme les chefs; un sommeil profond ne tarda pas à appesantir leurs yeux. Lorsque je n'entendis plus aucun mouvement dans la maison, je sortis sans bruit de mon appartement, et je gagnai rapidement un cabinet de bain, contigu à la salle où se trouvaient renfermés les deux prisonniers. Dans ce cabinet était une porte lambrissée communiquant à la salle, mais cachée de ce côté par une armoire remplie de porcelaines: je l'ouvris; les porcelaines furent rapidement enlevées, et peu de minutes après, mon mari, Van-Daulen et moi, nous traversions à grands pas, mais toujours dans le plus profond silence, les immenses jardins et la prairie qui les termine. Au bout de cette prairie, notre berline de voyage nous attendait avec quatre domestiques bien résolus et bien armés. Il restait encore dans la maison plus de douze de nos serviteurs à qui j'en avais confié la garde. Nous partîmes sans retard; mais la nécessité de suivre des chemins de traverse dans un pays marécageux ne nous permit pas d'avancer avec la célérité qui semblait la première condition de notre salut.
CHAPITRE IV.
Mon enlèvement.—Mes libérateurs.—Une famille d'émigrés français.—Je rejoins mon mari.—Départ pour Bruxelles.
Van-M*** était content de mon adresse et de ma fermeté: pour me témoigner sa reconnaissance, il ne trouva rien de mieux que de me confier entièrement ses projets. Celui de tous dont il était le plus préoccupé en ce moment, c'était de rejoindre l'armée française, dans laquelle servait son cousin le général Daëndels. Une lettre que lui écrivait ce parent, et que les Anglais avaient pu intercepter, était la cause des rigueurs qu'on venait d'exercer contre lui dans sa propre maison. Le ton d'assurance avec lequel Van-M*** parlait de ses espérances, qu'il croyait à la veille de se réaliser, sa ferme détermination de braver tous les dangers pour atteindre au but généreux qu'il se proposait, la délivrance de son pays, me le rendaient à la fois plus respectable et plus cher. Son ami ne partageait ni son enthousiasme ni ses illusions; il était triste, silencieux. Van-M*** soupçonna qu'il se repentait d'avoir pris part à l'exécution de ses projets; il lui offrit de le faire conduire et escorter jusqu'à sa terre par deux de nos gens. Van-Daulen s'y refusa.
À neuf heures du matin nous arrivâmes au petit bourg de Woerdorp, et nous nous y arrêtâmes quelques instans. Nous étions partis de Sgravsand à trois heures après minuit: il était naturel de croire qu'en ce moment seulement on pouvait s'y apercevoir de notre évasion. Mais nous avions quelques heures d'avance, et il était douteux que l'alerte eût été assez vive pour dissiper entièrement les fumées du vin, et donner aux soldats anglais l'activité nécessaire pour nous atteindre. Cependant, au moment où nous allions nous remettre en route, notre voiture est tout à coup entourée par un détachement de cavalerie anglaise. L'officier qui commande ce détachement s'avance vers nous, et invite poliment MM. Van-M*** et Van-Daulen à le suivre. Toute résistance devenait inutile; force nous fut de nous résigner à partir pour Amersford avec notre escorte, qui veillait attentivement sur la calèche dans laquelle nous voyagions tous les trois. Arrivés à Amersford, nous allâmes descendre à l'auberge du Lion d'or. Quel fut mon effroi lorsqu'on vint chercher mon mari et son ami pour les conduire au quartier-général! En vain demandais-je qu'on me permît de les suivre; en vain m'écriais-je que, n'étant pas militaires, ils ne devaient répondre de leur conduite qu'à l'autorité civile. Les Anglais demeurèrent sourds à mes réclamations; il fallut obéir. Van-M*** s'arracha de mes bras, me recommanda avec instance à l'hôtesse, et partit. Cette hôtesse était, fort heureusement pour moi, une bonne et honnête Hollandaise, qui me prodigua toute sorte de soins. Elle ne voulut pas m'abandonner à ma douleur, et elle me tint assidue compagnie avec ses deux filles, grandes et belles personnes qui ne sortaient plus de la maison depuis que l'armée anglaise avait occupé Amersford. Après trois heures de mortelles angoisses, je reçus enfin un billet de mon mari: «Sois sans crainte, me disait-il; je ne cours aucun danger: par suite d'un malentendu ou d'une obstination que je pourrai bien faire punir plus tard, je suis obligé de partir sans toi pour Zutphen. J'ai donné ordre à Kluaas et à Sevret[3] de se rendre sur-le-champ auprès de toi; ils t'accompagneront avec une des parentes de l'hôtesse. Quand tu liras ce billet je serai déjà loin d'Amersford; pars sans délai, conserve tout ton courage, et sois sûre que nous serons bientôt réunis.» La lecture de cette lettre ranima mes forces; je me conformai de point en point aux instructions de mon mari: en moins d'une demi-heure tous mes préparatifs furent faits, et je me mis de nouveau en route avec mes domestiques à cheval et bien armés.
Vers le soir nous avancions au milieu des bruyères, lorsqu'un convoi de chevaux et de caissons, qui venait droit à nous, nous força de nous arrêter. Un officier anglais s'avance pour regarder dans l'intérieur de la calèche; mes domestiques veulent le repousser, il les menace de son pistolet. Le combat allait s'engager si mes cris, en réprimant l'impétuosité de mes défenseurs, n'eussent attiré l'attention des soldats qui composaient l'escorte du convoi. On se saisit de mes fidèles serviteurs, deux hommes m'enlèvent de ma voiture, et je me trouve tout à coup placée dans un fourgon, à côté de deux dames fort jolies et du duc d'York en personne. J'avais d'abord tremblé pour mes deux domestiques; mais je fus bientôt rassurée en voyant qu'on leur avait laissé leurs chevaux, et qu'on les faisait marcher à la suite de la calèche, dans laquelle était restée la cousine de notre bonne hôtesse d'Amersford, qui m'avait accompagnée conformément aux désirs de mon mari. La colère succéda bientôt chez moi à la frayeur; je me tournai vers le duc, et je lui dis qu'à moins d'avoir la certitude de dérober ma personne à tous les yeux, il devait craindre qu'on ne vengeât bientôt, et d'une manière éclatante, la honteuse et ridicule violence qu'il prétendait exercer sur moi. De tels attentats avaient pu rester impunis quand ils avaient eu pour objets des femmes d'une condition ordinaire; mais il n'en serait pas de même quand on saurait qu'il avait choisi pour victime la femme d'un homme distingué par sa naissance, sa fortune, et dont la famille était aussi puissante dans le pays. Le duc m'interrompit à ces mots, et me dit avec une politesse ironique que j'avais tort de compter si fermement sur le crédit et la protection d'une famille bien résolue désormais à mettre un terme aux extravagances de mon mari et à arrêter le cours de ses trahisons. Je ne répondis à de telles insinuations que par le silence du mépris. Une des deux femmes qui se trouvaient avec moi dans la voiture m'adressa alors la parole, et tenta d'adoucir ce qu'elle appelait mon humeur farouche. Je me tournai de nouveau vers le prince: «Monsieur le duc, lui dis-je, s'il vous reste le moindre sentiment des bienséances, défendez à ces femmes de m'adresser un seul mot.» Il se rendit à mon invitation, et imposa silence à ces deux femmes. L'une d'elles lui fit en anglais une réponse qui couvrit mon front de la plus vive rougeur, et ne permit pas au duc de douter que je ne l'eusse parfaitement comprise.
Nous avancions toujours, escortés par vingt cavaliers environ; malgré la tranquillité que j'affectais, l'inquiétude la plus vive commençait à m'agiter intérieurement. Absorbée dans mes réflexions, je tenais mes regards fixés sur la route, à travers la petite lucarne qui donnait à la fois du jour et de l'air dans le fourgon. Tout à coup j'aperçois à une assez grande distance une petite caravane qui s'avançait par le même chemin que nous, mais dans le sens opposé. Je crus reconnaître d'abord des émigrés français: il n'était pas rare de rencontrer alors sur les grandes routes des troupes de ces proscrits, qui venaient chercher l'hospitalité sur une terre étrangère, et rassembler des armes pour reconquérir les priviléges et les richesses dont les dépouillait leur patrie. Plus nous avancions, plus j'acquérais la certitude que je ne m'étais pas trompée dans mes conjectures. Mon plan fut aussitôt arrêté dans ma tête: avec adresse et précaution je défis les crochets qui retenaient le devant du fourgon; je me tins prête à m'élancer, et quand nous fûmes assez voisins de la petite troupe, je sautai hors de la voiture en m'écriant: «Sauvez-moi, si vous êtes Français.» Le duc tenta de me retenir par un geste fort indécent, auquel je ripostai par un soufflet qu'il reçut au milieu du visage. Je ne connaissais aucun de ceux dont j'implorais le secours; mais le nom de ma mère, celui même de Van-M***, qui, bien que chaud partisan des doctrines de la révolution française, avait souvent soulagé leurs infortunes, devenaient autant de titres à la protection que j'invoquais. Ils me reçurent dans leurs bras. Malgré l'infériorité du nombre, quoiqu'ils n'eussent d'autres armes que des bâtons, ils se mirent en devoir de me défendre. Le combat allait s'engager sans espoir pour eux de remporter l'avantage, si une trentaine de paysans qui travaillaient dans le voisinage aux tourbes de bruyères ne fussent venus subitement avec leurs pelles, leurs fourches et leurs pioches, présenter un redoutable front de bataille à la cavalerie anglaise. La vue de ce renfort, qui arrivait à propos, calma tout à coup l'ardeur martiale de son altesse; elle donna ordre à sa troupe de se remettre en marche, se renferma dans le fourgon, et bientôt le convoi disparut à nos yeux.
Mes libérateurs, au moment où ils venaient de me porter secours, se dirigeaient vers le village de Kiel. C'était là qu'ils devaient retrouver leur famille; c'était aussi de là qu'ils devaient ensuite se rendre au Texel, pour s'embarquer pour l'Angleterre. Quand je les rencontrai, ils venaient de vendre, dans la ville voisine, quelques-unes des superfluités brillantes, restes de leur ancienne opulence, et qui leur devenaient chaque jour plus nécessaires pour soutenir une famille composée de trois femmes, de deux enfans et de cinq hommes, tant maîtres que domestiques: ils avaient pu ramasser, à force de sacrifices, une modique somme de 500 francs; et c'était là toute leur ressource pour entreprendre leur voyage. Ces détails me furent donnés, à voix basse, par un vieillard dont j'avais pris le bras; c'était l'ancien valet-de-chambre du marquis d'Orrigny de Toulouse: nous arrivâmes enfin à la ferme vers laquelle notre marche avait été dirigée.
En entrant, mes regards se fixèrent d'abord sur le groupe que formait auprès d'une fenêtre une dame âgée, assise entre deux très jeunes femmes: cette dame paraissait avoir au moins soixante ans; les chagrins et les infirmités semblaient avoir aigri son humeur, que supportaient avec une douceur angélique ces deux jeunes personnes, l'une à peine âgée de vingt ans, mais déjà mère, et allaitant son enfant; l'autre, plus jeune de quatre ou cinq ans, et de la plus ravissante beauté. Il fallait que cette beauté fût bien réelle pour briller encore sous les vêtemens délabrés que portaient ces dames, et qui offraient l'affligeant contraste de leurs habitudes passées avec leur destinée actuelle.
À ma vue, les trois dames se levèrent d'un air de surprise, tempéré cependant par cette politesse qui est l'attribut distinctif de la nation française. Aux premiers mots que je prononçai, on me prit pour une compatriote et une compagne d'infortune; je détrompai bientôt ces dames, et je leur dis que j'étais dans ma patrie, sur les terres même de mon mari, et que je m'estimerais fort heureuse de leur en faire les honneurs. Je les quittai ensuite pour aller parler à la fermière.
Le départ de la famille était fixé au lendemain. Je priai le vieux valet-de-chambre d'inviter son maître à changer son itinéraire, et à passer par Leyde, en annonçant que je lui donnerais des lettres de recommandation pour ma mère qui habitait cette ville. M. d'Orrigny accepta l'offre qu'on lui faisait de ma part: lui et sa famille ignoraient toute l'importance du service que je leur rendais en les plaçant sous la protection de mon excellente mère[4]. Seule, j'avais la conscience du bien que je leur faisais; ce sentiment me rendit presque joyeuse tout le reste du jour: je fis tous mes efforts pour leur rendre agréable le temps que nous passions ensemble, et je fus moins embarrassée des expressions de leur reconnaissance, par le pressentiment que ma mère y acquerrait des droits bien plus incontestables que les miens. Pour rendre plus facile à cette noble famille le trajet qu'elle avait à faire encore, je lui procurai une de ces voitures nommées bolderwagen, dont on se sert communément en Hollande. Le vieux valet-de-chambre reçut en secret tout l'argent nécessaire pour subvenir aux besoins des voyageurs jusqu'à Leyde; de cette manière ils conserveraient intacte la petite somme qu'ils s'étaient procurée par la vente des derniers bijoux qui fussent en leur possession.
À peine nos hôtes avaient-ils pris congé de moi pour se diriger sur Leyde, qu'un des domestiques qui m'accompagnaient lors de mon enlèvement vint à cheval m'apporter l'agréable nouvelle du retour de ma calèche; la compagne de voyage que m'avait donnée ma bonne hôtesse n'en était pas sortie. Dès la veille, j'avais envoyé un exprès à mon mari, pour le prévenir de ce qui m'était arrivé, et dissiper l'inquiétude qu'aurait pu lui inspirer ma lenteur à le rejoindre. Dès que j'eus recouvré ma voiture, je partis: la journée se passa sans encombre, et le soir même je me trouvai réunie à Van-M*** et à son ami, qui étaient venus au devant moi. Mon mari apprit en détail, de ma bouche, toute l'obligation que j'avais aux émigrés français que le hasard avait envoyés à mon secours: il approuva hautement ce que j'avais fait pour leur témoigner ma reconnaissance; il voulut écrire lui-même sur-le-champ à ma mère, pour la prier de leur rendre en son nom tous les services qui seraient en son pouvoir; et notamment il l'invita à leur remettre des lettres de recommandation pour l'une des maisons de banque les plus estimées de Londres.
Van-M*** m'apprit qu'en arrivant à Zutphen, où son escorte anglaise l'avait conduit, il avait été sur-le-champ mis en liberté, ainsi que son ami; aussitôt il était parti sans retard pour venir me reprendre, et continuer notre route vers Bruxelles. Il possédait aux environs de cette ville, sur la route d'Anvers, des terres considérables; son intention était d'y passer quelque temps. Nous arrivâmes promptement au but de notre voyage, et bientôt je me vis établie dans une superbe maison de campagne, au milieu d'un des pays les plus riches de l'Europe.
CHAPITRE V.
Départ pour Lille.—Notre séjour dans cette ville.
Née sous le ciel de l'Italie, accoutumée à me voir dès le berceau l'unique objet d'une tendresse exaltée, douée d'une âme ardente et d'une beauté qu'il m'était permis de croire remarquable, j'allais me trouver, dès avant l'âge de quinze ans, livrée sans guide aux séductions du monde, abandonnée à moi-même au milieu des plus terribles convulsions du corps social, jetée sans défense au milieu des camps; les qualités mêmes que je tenais de la nature, la présence d'esprit, la compassion pour les maux d'autrui, et un certain courage à supporter ceux qui me touchaient personnellement, devaient tourner à ma perte. Il me manquait une certaine défiance de moi-même, la réserve dont mon éducation première ne m'avait point fait une loi, en un mot tout ce qui peut garantir le bonheur et protéger la vertu d'une femme. On me pardonnera de me peindre telle que j'étais alors, telle que ma mémoire fidèle me représente encore à moi-même aujourd'hui. Le moment approche où je dois cesser d'être pure, où je vais perdre aux yeux du lecteur ce prestige d'innocence qui pare si bien une jeune femme; j'hésite à franchir ce passage si pénible dans ma vie, et je ne veux pas dérouler aux yeux du public le tableau de mes erreurs et de mes fautes avant d'avoir encore une fois invoqué son indulgence.
Nous passâmes deux mois dans la terre de Van-M***, aux environs de Bruxelles. Il y venait beaucoup d'hommes de la connaissance de mon mari, et qui tous partageaient son enthousiasme pour la révolution française. Malgré sa jeunesse, Van-M*** jouissait dans le monde d'une grande considération; il la devait moins à son immense fortune qu'à ses qualités personnelles, au dévouement dont il faisait preuve pour son pays, au désintéressement avec lequel il servait de ses ressources pécuniaires la cause qu'il avait embrassée. J'étais trop jeune encore pour partager dans toute son étendue l'exaltation politique de mon mari: j'avais long-temps été, sinon l'unique, du moins le principal objet de ses pensées, et je ne voyais pas avec grand plaisir la préférence qu'il accordait aux graves conversations de quelques personnages bien flegmatiques, sur les entretiens moins sérieux qu'il pouvait avoir avec sa femme. Pour peu que je l'eusse voulu, Van-M*** m'aurait admise aux mystérieuses conférences qui se tenaient chez lui chaque jour; mais je n'attachais aucune vanité à me mêler directement des affaires publiques. Je poussais au loin dans le pays mes courses à cheval; je jouais au billard, surtout je me livrais avec ardeur au plaisir de déclamer des vers. Quelques hommes, et des plus aimables de notre société, cherchèrent à me plaire; aucun n'y put réussir. Il a toujours fallu pour me séduire un mérite distingué, en quelque genre que ce fût: si je portais mes regards autour de moi, ils n'étaient frappés d'aucune supériorité; en revanche, les médiocrités abondaient dans notre cercle. Mon cœur resta donc libre, et je demeurai, sans pouvoir en tirer grande vanité, fidèle à mes devoirs d'épouse comme je l'avais été jusqu'alors.
Vers la fin d'août 1792, nous quittâmes notre belle demeure pour prendre la route de Lille. Mon mari voulait s'arrêter quelque temps dans cette ville, pour y recueillir des notions certaines sur le cours que prenaient les événemens avant de pénétrer plus loin dans l'intérieur de la France. Tout se préparait à Lille pour soutenir le siége dont on était menacé, et qui ne commença pourtant que vers la fin de septembre de cette même année. Nous ne pûmes d'abord entrer dans la ville; il fallut nous loger tant bien que mal dans une auberge, à l'entrée des faubourgs. Le général Van-Daulen, cousin de mon mari, vint nous visiter dans notre modeste asile aussitôt qu'il apprit notre arrivée. Il était accompagné de plusieurs officiers français: je n'en citerai qu'un seul, le jeune Marescot, déjà distingué dans l'arme du génie, où il ne servait encore que depuis peu de temps; il avait un extérieur aimable, et paraissait doué de toutes les qualités qui commandent l'estime et l'intérêt. Pendant le temps que dura la visite, les regards des officiers qui accompagnaient le général se tournèrent souvent vers moi. Dans cette foule d'admirateurs, je ne distinguai que Marescot: il semblait que l'attention mêlée de surprise avec laquelle il me considérait me fît sentir pour la première fois tout le prix de la beauté; mes yeux rencontrèrent souvent les siens tandis qu'il était devant moi, et lorsqu'il fut parti je le voyais encore.
La fortune et le rang de mon mari, la détermination qu'il avait prise de renoncer pour un temps du moins à sa patrie, plutôt que d'abjurer ses opinions politiques, attiraient sur lui comme sur moi l'attention et la curiosité de tous. Mais, par un privilége bien rare, l'évidence dans laquelle nous plaçait notre position ne nous exposait pas à la censure, qui n'aurait pas manqué de s'exercer sur d'autres que nous. On savait tout ce que nous sacrifiions volontairement au triomphe des principes consacrés par la révolution française, et l'on nous pardonnait notre opulence en faveur de l'usage que nous en faisions. Nous ne tardâmes pas à trouver une preuve de l'intérêt que nous inspirions, dans l'empressement que mirent les officiers français à nous procurer un logement au centre de la ville, et à nous y installer eux-mêmes. En peu de jours, toutes les premières maisons de Lille nous furent ouvertes. L'ardeur de mon mari à servir la cause de la liberté dans les Pays-Bas le mettait journellement en rapport avec les officiers de l'armée française. Je rencontrais partout Marescot: il n'était alors que simple capitaine; mais son mérite déjà éprouvé, sa bravoure, et l'amabilité de son caractère, le faisaient considérer à l'égal de bien des officiers plus âgés ou plus avancés que lui dans la hiérarchie militaire. J'écoutais avec plaisir tout le bien qu'on disait de ce jeune officier, et mon imagination se plaisait à le parer chaque jour de qualités nouvelles. En sa présence, j'étais confuse, embarrassée; j'éprouvais un plaisir mêlé d'inquiétude; j'aurais voulu le voir sans cesse, et cependant je tremblais en entrant dans les lieux où j'étais certaine de le rencontrer.
La situation où était mon cœur avait tant de charme pour moi, que je m'y abandonnais tout entière dans la solitude, sans résister au penchant qui m'entraînait chaque jour avec une nouvelle force, sans me douter même du danger que je courais. La ville donna une fête à laquelle mon mari et moi nous fûmes invités. Je fus l'objet de tous les regards et de toutes les galanteries; mais au milieu de tant de louanges et de complimens qu'on m'adressait, je ne sus pas cacher que je n'attachais d'importance qu'aux hommages d'un seul homme. Dès ce moment, il s'établit entre Marescot et moi une intelligence non avouée, dont les progrès furent d'autant plus rapides que je la croyais simplement fondée sur une sympathie parfaite entre nos manières réciproques de voir et de sentir. Sans trop soupçonner la violence de la passion qui me subjuguait déjà, je ne voyais dans nos rapports mutuels qu'une liaison d'amitié et de confiance; cette confiance imprudente, j'en donnai bientôt une première preuve. Je touchais à peine à ma quinzième année; j'étais loin de ma mère, mon mari ne s'occupait aucunement de ma conduite, et cependant j'étais bien jeune pour n'avoir d'autre guide que moi-même.
Il y avait à Lille plusieurs femmes qu'on recevait dans quelques sociétés fort honorables d'ailleurs, mais qui n'avaient point accès dans certaines maisons des plus estimées; leur réputation équivoque, la position fausse qu'elles occupaient dans le monde, m'inspiraient pour elles une juste répugnance. Van-M***, au lieu d'encourager des scrupules qui n'avaient cependant rien d'exagéré, essaya de combattre ce qu'il appelait mes préjugés et mon injustice. J'avais une telle confiance en lui pour tout ce qui touchait aux convenances dont une femme ne doit jamais s'écarter vis-à-vis du public, que je me sentis d'abord ébranlée, et que je craignis en effet, pendant quelques instans, de m'être montrée trop scrupuleuse. Il s'en fallait de beaucoup cependant que Van-M*** m'eût entièrement convaincue; la faiblesse de ses objections était beaucoup trop sensible pour moi, et la candeur même de son âme diminuait à mes yeux la force des argumens qu'il employait pour me combattre. J'ai peu vu d'hommes moins disposés à soupçonner le mal: sur ce chapitre-là, il se rendait tout au plus à l'évidence; mais le fanatisme politique le conduisait à s'abuser sur le compte de quiconque paraissait l'ami de la cause qu'il avait si chaudement embrassée lui-même; nul n'avait plus de foi que lui dans la sévérité des mœurs républicaines, et toute femme dont les vœux appelaient la victoire sur les drapeaux de la révolution s'embellissait à ses yeux des vertus d'une Spartiate.
Cette crédulité d'une âme candide et pure était sans doute respectable; elle commença cependant à diminuer ma considération pour mon mari. Le jour même où ma sévérité venait d'encourir ses reproches et ses plaisanteries, je rencontrai Marescot. De jour en jour ces sortes de rencontres devenaient plus fréquentes, et, toujours sans m'en apercevoir, je perdais insensiblement avec lui la timidité qui m'avait si souvent rendue muette lorsqu'il était à mes côtés: mécontente de la petite querelle que m'avait faite mon mari, et persuadée que j'avais raison contre lui, je pris pour arbitre de notre différend l'homme que je regardais comme un juge infaillible en toute sorte de matières, et dont en secret j'étais le plus certaine d'obtenir gain de cause. Marescot parut vivement touché de cette preuve de confiance; il se rangea sur-le-champ de mon avis, et convint avec moi que Van-M***, dans cette circonstance, paraissait tout-à-fait dépourvu de la justesse d'esprit qui le distinguait ordinairement. J'étais fière de l'approbation de Marescot, et peu à peu je m'accoutumai à le prendre pour juge de toutes mes actions, ou plutôt pour confident de mes plus secrètes pensées. Je ne voyais pas combien il est dangereux de dépouiller ainsi toute dissimulation vis-à-vis de celui qu'on aime sans oser se l'avouer encore; il sonde bientôt mieux que nous-même tous les replis de notre cœur: et quel est l'homme assez généreux pour ne point abuser des secrets qu'il y découvre?
Ainsi, dans une sécurité profonde, j'avançais à grands pas vers ma perte. L'incertitude de l'avenir, les maux de l'absence que je prévoyais déjà, surtout la crainte de voir l'homme que je chérissais ravi pour toujours à ma tendresse par la mort qu'il pouvait trouver dans les combats, tout cela ne faisait qu'irriter ma passion. J'aimais éperdument avant de savoir, pour ainsi dire, si c'était l'amour qui m'agitait. Lorsque je fis un retour sur moi-même, et que j'examinai l'état de mon âme, il était trop tard, et j'étais déjà perdue.
Je ne cherche point à me rendre intéressante aux yeux de mes lecteurs, et je n'affecte pas de frapper ma poitrine en signe de repentir: on me croira si je me borne à dire que la honte couvrit mon visage, et que le remords s'empara de mon cœur dès le moment où j'eus connaissance de ma faute: c'était en les violant une première fois que j'apprenais à connaître toute l'étendue de mes devoirs d'épouse. Ah! si lorsque je me trouvai en présence de mon mari, sans oser lever mes yeux sur les siens, il m'eût adressé un seul mot de tendresse, je sens que j'aurais embrassé ses genoux en m'avouant coupable. Un tel aveu n'aurait pas expié ma faute passée, mais il m'eût peut-être sauvée de moi-même pour l'avenir. Trois semaines s'écoulèrent dans ces alternatives d'un délire qui m'égarait chaque jour davantage, et d'un repentir qui ne portait aucun fruit. Marescot partit enfin; et je restai seule avec ma douleur et mes remords.
Cependant les troupes françaises étaient partout victorieuses. L'ennemi était contraint de rétrograder de toutes parts devant ces soldats de la république naissante, le plus souvent dépourvus de vivres, de chaussures et de vêtemens, mais qui n'en culbutaient pas moins, en chantant, des armées aguerries et pourvues de tous le moyens de vaincre. Van-M*** et le général Van-Daulen ayant été chargés d'une mission importante, nous partîmes sur-le-champ pour Paris. Au sein de cette grande capitale, je ne retrouvai pas plus de repos et de bonheur que je n'en avais trouvé à Lille. Je vis toutes les puissances du jour; je fus reçue dans les salons où l'égalité révolutionnaire étalait quelquefois le faste de l'ancien régime; mais rien ne me plaisait dans ces salons, parce que rien ne m'y semblait à sa place. Les hommages qu'on m'adressait m'étaient le plus souvent insupportables; autant que je le pouvais, je cherchais à vivre solitaire dans le vaste hôtel que nous occupions rue de Bourbon, et dont le jardin, donnant sur le quai, m'offrait une promenade agréable. Jeune, belle, riche, mariée à un homme dont je partageais la considération, j'étais un objet d'envie pour bien des femmes: je n'aurais pas manqué de faire pitié à quiconque aurait pu bien me connaître. Je passais toutes mes journées dans les larmes; je déplorais ma faute, et cependant je regrettais l'absence de celui qui m'avait égarée. Tour à tour repentante et coupable, je voyais en frissonnant arriver ses lettres, ou je les recevais avec tous les transports de la joie. Je n'avais pas une amie, je n'avais pas une personne qui pût me soutenir dans la résolution que je prenais quelquefois de l'oublier. Négligée par mon mari, qui se livrait tout entier aux affaires publiques, je comparais sa froideur avec la tendresse passionnée dont Marescot m'adressait les témoignages. Mes bonnes résolutions s'évanouissaient alors; je me trouvais presque excusable, et je ne songeais qu'au jour heureux qui devait me réunir à mon amant. Ce jour arriva enfin; le général Van-Daulen repartit, et nous ne tardâmes pas à le suivre.
Je revis Marescot à Dampierre-le-Château, où nous arrivâmes le 12 septembre 1792. Décidée à partager les périls de la guerre, auxquels Van-M*** venait volontairement s'offrir, j'avais quitté les vêtemens de mon sexe, et revêtu l'habit d'homme. J'assistai le 20 septembre au combat mémorable qui se livra dans les champs de Valmy. Il ne m'appartient pas de raconter les prodiges de valeur dont je fus témoin dans cette mémorable journée: l'infériorité du nombre, du côté des Français, pouvait faire craindre un revers; leur courage et l'habileté de leurs chefs leur assurèrent la victoire. Je vois encore le général Kellermann agitant son chapeau au bout de son sabre, et commandant de charger à la baïonnette sur les Prussiens. Un tel spectacle me mettait hors de moi: la violence de mes émotions me jetait dans une sorte d'ivresse; il semblait que je fusse pour quelque chose dans le gain de la bataille, tant je me réjouissais de la victoire. Les manœuvres toujours heureuses des troupes françaises avaient seules occupé mon attention pendant la journée, et je n'avais pas eu le temps d'avoir peur.
Le soir je revis Marescot, et je ne dirai pas combien je fus heureuse de le retrouver sain et sauf, après tous les dangers qu'il avait dû courir. Le hasard nous fut encore une fois favorable: Van-M*** était pressé de voir le général Beurnonville, qui était à Sainte-Menehould; je ne le rejoignis que quelques jours après. Nous restâmes à Sainte-Menehould jusqu'au mois de novembre: à cette époque nous vînmes à Mons sur les pas de Beurnonville. J'avais plu sans le vouloir à ce général: il avait imaginé de me faire la cour; mais j'étais choquée de ses airs de conquête: il passait pour un homme fort ordinaire. Je n'avais pas cette coquetterie insatiable d'hommages, qui flatte d'espérances ceux même auxquels elle ne veut rien accorder. Je repoussai donc les vœux du général; il en fut vivement piqué; je ne me mis point en peine de sa colère, et je conservai vis-à-vis de lui les égards que commandait sa position.
Au nombre des officiers de l'état-major-général était un aide-de-camp d'une figure distinguée, quoique peu agréable; il avait le ton de la bonne compagnie, et passait pour très brave entre tant d'officiers dont la bravoure n'était assurément pas suspecte. Gentilhomme de naissance, il appréciait à leur juste valeur les chimères de la noblesse, et il avait renoncé sans effort aux priviléges de sa caste. Il était toutefois grave et triste au milieu de l'enthousiasme et de la joie universelle; son cœur saignait alors des plaies d'un amour malheureux. Je paraissais prendre intérêt à ses peines, et, de son côté, Meusnier (c'était son nom) se sentait pénétré pour moi d'une amitié réelle et d'une compassion que je devinais, quoiqu'il se gardât bien de l'exprimer. Ami et confident de Marescot, il blâmait l'égarement dans lequel celui-ci m'avait entraînée. La sagesse indulgente se fait chérir de ceux-là même dont elle blâme les erreurs: j'aimais Marescot avec idolâtrie, je révérais Meusnier; il prenait chaque jour sur moi une autorité plus forte; si je n'avais pas été forcée de m'éloigner bientôt de cet ami prudent, peut-être aurais-je aujourd'hui moins de fautes à me reprocher. J'avais un autre ami dont les droits à ma tendresse étaient bien plus sacrés, et cependant je le voyais chaque jour avec plus d'indifférence. D'autres se fussent honorées de la confiance absolue qu'il me témoignait: dans la malheureuse disposition de mon cœur, cette confiance même me paraissait un argument contre l'amour de Van-M***, et quelquefois je m'abusais moi-même au point de croire que mes torts n'avaient pas besoin d'autre excuse. La nouvelle d'une maladie qui mettait les jours de ma mère en péril vint changer la nature des inquiétudes qui m'agitaient ordinairement. Mon premier mouvement fut de tout quitter pour voler auprès d'elle. Je partis accompagnée de Van-M*** et de Meusnier, avec une escorte de soldats français; ils me conduisirent jusqu'à la frontière, et ne me quittèrent qu'après m'avoir remise entre les mains d'amis dévoués. J'arrivai donc à Leyde sans éprouver d'autres retards que ceux qu'occasionnait le passage des troupes qui traversaient le pays dans tous les sens.
CHAPITRE VI.
Marie.—Van-M*** rentre en Hollande avec les Français.—Projet d'une fête républicaine au Doelen d'Amsterdam.—Difficultés qu'élèvent les dames de la ville pour se dispenser d'y assister.
Je revis ma mère avec un sentiment de joie inexprimable. Avec quelle chaleur et quelle franchise je lui promis de veiller à ses côtés et de ne plus la quitter! Dans ce moment, en effet, je n'avais pas d'autre désir ni d'autre besoin. Elle sembla m'écouter avec délices, me pressa contre son cœur, et je me crus un instant revenue à ces jours de mon enfance, où un seul sourire de ma mère était pour moi la source du bonheur. La maladie fut longue et douloureuse: je ne quittais pas la malade; pour elle j'oubliais tout, et Marescot lui-même. Je me plaisais à prodiguer à ma bonne mère les soins les plus pénibles; assise jour et nuit à son chevet, j'épiais ses moindres paroles, j'étudiais ses moindres désirs, et je m'estimais heureuse quand j'entendais sortir de sa bouche un mot de remercîment.
On l'a souvent remarqué avec raison, l'exaltation la plus vive, en quelque genre que ce soit, ne saurait se soutenir long-temps au même degré, et l'habitude émousse les sensations les plus violentes. Tant que l'état de ma bonne mère avait exigé des soins non interrompus, ou fait naître de graves inquiétudes, je n'avais pas eu une seule pensée qui ne fût pour elle. Sa convalescence, plus longue encore que ne l'avait été sa maladie, rendit à mon imagination ardente toute son activité. Je commençai à trouver monotone la vie que je menais; l'absence de Marescot me devint d'autant plus pénible, qu'elle n'était plus même adoucie par le plaisir de recevoir des réponses aux lettres que je lui écrivais. La difficulté des communications, interrompues chaque jour par le mouvement des troupes, le désordre qui régnait dans un pays devenu le théâtre de la guerre, telles étaient les causes du silence que je déplorais.
On savait en Hollande que j'avais suivi mon mari à l'armée, habillée en homme: j'étais devenue, depuis mon arrivée à Leyde, l'objet de la curiosité générale, et le but vers lequel se dirigeaient tous les traits de la médisance; les partisans du stadhouwer ne parlaient de moi qu'avec le ton de l'indignation ou du dédain le plus prononcé. Je me mettais parfaitement au dessus des clabauderies et des murmures; mais ces murmures affligeaient ma mère, toujours fidèle au parti de la cour, et qu'attristait de plus en plus la réaction politique dont son gendre s'était fait l'instrument. Pour me soustraire à l'amertume des propos dont j'étais l'objet, elle me proposa de quitter Leyde, et de nous retirer dans une terre qu'elle possédait aux environs de Wardenburg. C'était m'offrir de me rapprocher du centre de la guerre, et par conséquent de l'armée française. J'acceptai avec joie cette proposition: trois mois s'écoulèrent pour moi d'une manière assez triste dans notre nouveau séjour. Enfin je reçus en un même jour trois lettres à la fois: la première était de Van-M***, qui m'invitait à rester près de ma mère; les deux autres étaient de Marescot, qui m'apprenait son départ de l'armée. Qu'aurais-je été faire là où il n'était plus? Je me conformai à l'invitation de Van-M***; j'écrivis à Marescot; mais ma lettre resta sans réponse. Je dus me croire entièrement oubliée; je versai bien des larmes, et, après avoir donné un libre cours à ma douleur, je finis par l'oublier à mon tour.
Comme ma mère et moi nous étions presque continuellement seules, j'imaginai, pour la distraire, de lui faire faire en calèche de longues promenades dans les environs. Revêtue de mes habits d'homme, je devenais son cocher: habile dans l'exercice du cheval, je mettais une sorte d'amour-propre à conduire adroitement la voiture de ma mère: ces courses lui plaisaient autant qu'à moi; elles rompaient l'uniformité de nos journées. Quelquefois nous nous promenions à pied, nous allions visiter d'humbles chaumières; partout de nombreuses bénédictions accueillaient ma mère et son jeune fils, le baron Van-Aylde-Jonghe: c'était sous ce nom que je me présentais ordinairement. Grâce à ma taille élancée, à ma tournure élégante, je pouvais aisément passer pour un fort joli garçon: mes cheveux coupés à la Titus, et naturellement bouclés, mes grands yeux bleus et mon teint animé me valaient bien des regards favorables de la part des femmes: le plus souvent j'en riais avec ma mère. Il m'arriva une aventure presque sérieuse avec une jeune et jolie femme que venait d'épouser le vieux bailli de Wordenbœrg.
Un jour que nous avions poussé notre promenade à pied plus loin que de coutume, nous entrâmes chez le bailli pour nous reposer, tandis que nous envoyions avertir nos gens au château de nous amener notre voiture. La gentille Marie se confondait en attentions de toute espèce pour M. le baron Van-Aylde-Jonghe. Le vieil époux savait à quoi s'en tenir sur le compte du joli jouvenceau qui plaisait si fort à sa femme: il ne chercha cependant pas à la détromper. Marie m'emmena pour me faire voir ses fleurs, sa volière, ses lapins, ses poissons dorés; ses yeux me dirent plus d'une fois pendant cette promenade combien elle me trouvait aimable. Le goût des espiégleries n'a jamais été un des traits distinctifs de mon caractère; cependant l'occasion était si belle que je ne pus résister au désir de m'amuser un peu de l'erreur de la jeune femme, en prolongeant cette erreur le plus long-temps possible: je soutins donc mon rôle, et je laissai deviner que je n'étais point insensible aux sentimens qu'on me faisait voir; je comptais sur un dénoûment comique; je supposais à Marie toute la légèreté de son âge et du mien, et je me trompais entièrement[5].
Avant notre départ, Marie me donna un bouquet qu'elle avait composé tout exprès pour moi. Ce bouquet me fut remis avec un certain air de mystère: je soupçonnai sur-le-champ qu'il pouvait bien contenir quelque message amoureux. Dès que nous fûmes montées en voiture, je fis part de mes soupçons à ma mère; je déliai le bouquet, et j'acquis aussitôt la preuve que mes présomptions étaient fondées: Marie m'écrivait, et me donnait rendez-vous pour le lendemain, à trois heures, dans l'allée des églantiers. Ma mère, qui riait d'abord comme moi, devint tout à coup sérieuse: «Eh bien! maman, lui dis-je avec gaieté, vous vantiez la sagesse des Hollandaises? Convenez qu'une Française ne ferait pas mieux.» Ma mère s'affligeait de voir une jeune femme si prompte à oublier ses devoirs envers son mari; la seule excuse qu'elle pût trouver en faveur de Marie, c'était qu'elle avait sans doute deviné mon sexe sous mes habits d'homme, et qu'elle se contentait de se prêter à une innocente plaisanterie. «Mais, s'il en était ainsi, repris-je à mon tour, pourquoi ce rendez-vous? pourquoi surtout ce mystère?—Que ferez-vous, ma fille?» me dit ma mère. Je lui répondis que mon intention était d'aller au rendez-vous: elle voulait m'y accompagner; je lui représentai que Marie ne pourrait s'empêcher de rougir lorsqu'elle serait désabusée, et qu'il pouvait lui être bien pénible de rougir devant deux témoins. Ma mère consentit à me laisser partir seule; mais elle exigea que j'allasse au rendez-vous revêtue de mes habits de femme; je promis avec intention de ne pas tenir parole. La journée du lendemain s'écoula lentement à mon gré, et j'attendis dans un trouble extrême le moment fixé par Marie. Ma mère me vit partir; mais je gagnai sans retard, par un détour, le pavillon écarté dans lequel j'avais fait porter ma parure masculine. En quelques minutes la métamorphose fut complète, et je pris le chemin qui devait me conduire à l'allée des églantiers. Marie m'y attendait déjà: sa toilette était encore plus soignée que la veille; son petit chapeau, orné d'une rose, était suspendu à son bras par un large ruban bleu; ses beaux cheveux blonds étaient bouclés avec élégance; son visage était coloré par une émotion très vive; ses yeux exprimaient tout ensemble l'inquiétude et la joie, la timidité et une naïve confiance.
Dès qu'elle me vit, elle accourut: «Oh! dit-elle avec un aimable sourire, je savais bien que vous viendriez; car vous avez l'air d'être aussi bon que vous êtes… beau.» Ce dernier mot fut prononcé à voix basse, et elle posa sa jolie main sur mon bras.
«Chère Marie, lui répondis-je, ce n'est pas par bonté que je viens ici; j'y viens pour vous témoigner mon désir de vous plaire et d'obtenir une place dans votre cœur.»
Elle ne répondit pas. Nous allâmes, sans dire un mot, vers un banc de pierre placé à peu de distance; elle y prit place à côté de moi.
«Dès hier, en vous voyant, me dit-elle les yeux baissés, j'ai senti beaucoup d'amitié pour vous; mais vous, pourrez-vous m'aimer un peu?»
«Et pourquoi ne vous aimerais-je pas?» m'écriai-je; et je portai sa main à mes lèvres: elle la retira doucement.
«Je suis bien ignorante et bien simple pour être aimée d'un jeune homme de votre rang; vous me dédaignerez: cependant qui m'aimera, si ce n'est vous? et si vous ne m'aimez pas, que deviendrai-je? car je suis loin d'être heureuse.» Quelques larmes s'échappèrent de ses yeux; je me sentis émue, et je commençai à croire que je ne pourrais pas soutenir mon rôle. Marie était d'une candeur et d'une naïveté parfaite; elle me peignit l'intérieur de son ménage, le peu de plaisir qu'elle avait trouvé dans une union disproportionnée, et jusqu'à l'aversion que lui inspirait son mari. «Vous voyez bien, ajouta-t-elle en terminant, que j'ai besoin d'un ami à qui je puisse confier mes peines.»
«Oui, m'écriai-je à ces mots, c'est moi qui t'aimerai, qui serai ta meilleure amie; car c'est une femme que tu vois devant tes yeux,» ajoutai-je en pressant ses mains dans les miennes.
Je ne saurais rendre l'effet que ces paroles produisirent sur la pauvre Marie: son visage se couvrit à l'instant d'une pâleur effrayante; d'une main elle me retenait, tandis que de l'autre elle semblait me repousser. «Vous, une femme! me dit-elle en me considérant d'un œil égaré, vous!… mon Dieu, ayez pitié de moi.»
Aussitôt elle tomba à mes pieds, se couvrit la figure de ses deux mains, et d'une voix entrecoupée de sanglots: «Oh! combien vous devez me mépriser!» dit-elle, vivement émue de sa douleur. Je la relève, je la presse dans mes bras, et, tout en m'offrant de la calmer, je pleure avec elle. J'étais pour le moins aussi honteuse que Marie: à force de lui répéter qu'elle n'avait rien perdu de mon estime, et qu'elle avait acquis des droits éternels à mon amitié, je parvins à la consoler. Elle reprit enfin assez d'assurance pour lever les yeux sur moi; il y avait dans ce regard tant de douceur mêlée à l'expression du reproche, que je lui demandai grâce à mon tour. Elle me suivit au pavillon. Je repris mes vêtemens de femme; alors elle me sauta au cou, et me jura une inaltérable amitié. Ma mère ne s'était pas trompée sur le compte de Marie; elle sut mieux que moi la relever à ses propres yeux; elle lui prodigua les avis les plus sages, les caresses les plus tendres; et lorsqu'il me fallut la quitter, elle trouva dans la société de Marie une grande consolation au chagrin que lui causait mon départ.
Plusieurs mois s'écoulèrent encore avant que Van-M*** me rappelât auprès de lui. Lorsque je reçus la lettre par laquelle mon mari m'invitait à venir le retrouver à Breda, ma pauvre mère ne chercha point à retarder mon départ, quelque peine que lui causât cette séparation. «Va, mon enfant, me dit-elle; ta place est à présent près de ton époux; ses droits sont plus forts que les miens.»
Les adieux furent pénibles, et Marie ne fut pas celle qui versa le moins de larmes. Enfin je partis, et, le 20 janvier 1795, je rentrai à Amsterdam, dans un magnifique traîneau, au milieu d'un brillant état-major, d'un cortége composé de régimens entiers, au son de la musique militaire, et au bruit du canon. Le stadhouwer était allé s'embarquer à Cheveling, et les États-Généraux avaient donné à tous les commandans de place l'ordre de recevoir garnison française. Van-M*** était au comble de la joie. La nation hollandaise était en général favorable à la révolution qui s'opérait; mais la différence des mœurs et des usages donnait une apparence de froideur à l'accueil que la Hollande faisait à ses vainqueurs ou plutôt à ses hôtes. Plusieurs généraux en prirent ombrage. Pour confondre toutes les nuances, et amener promptement entre les deux nations cette familiarité et cette confiance qu'on désirait faire naître, je conseillai à Van-M*** de proposer une fête publique, dans laquelle on réunirait ce qu'il y avait de plus distingué parmi les habitans d'Amsterdam et les officiers de l'armée française. Ce projet fut approuvé, et l'on décida que les vainqueurs donneraient un bal à la ville. La grande difficulté était de vaincre les scrupules qui arrêtaient en apparence les dames de la ville les plus recommandables par leur rang, leur fortune et leur beauté. Toutes mouraient d'envie de paraître à la fête; mais bien peu s'y seraient rendues si je n'avais eu l'heureuse idée de me charger moi-même des invitations. Dieu sait à combien de questions je me vis obligée de répondre sur le compte de ces Français que je devais connaître mieux que personne, puisque j'avais fait la guerre avec eux. Mes négociations furent couronnées du plus entier succès, et je revins bientôt chez moi. Lorsque je rentrai dans notre salon, il était rempli d'officiers qui attendaient mon retour avec une impatiente curiosité: on cherchait à deviner dans mes regards le résultat de ma mission. J'appris à l'assemblée que j'avais obtenu la promesse positive de soixante des dames les plus considérées de la ville: la joie éclata de toutes parts; on m'accablait de complimens. Je sentis pour la première fois peut-être toute l'importance de mon personnage; et avec la gravité convenable à la circonstance, je proposai de faire adopter à nos dames un costume uniforme et caractéristique. Cet avis fut adopté par acclamations, et on me laissa le soin de régler le costume. Je m'occupai sur-le-champ de fixer mes idées sur ce sujet.
CHAPITRE VII.
Le général Grouchy.—Nouvelles imprudences.—Lettre de ma mère.—Aveuglement de mon mari.
Parmi les officiers français qui fréquentaient habituellement notre maison, le général Grouchy était un des plus assidus. Les complimens qu'il m'avait adressés sur l'habileté avec laquelle je m'étais acquittée de ma mission auprès des dames d'Amsterdam avaient singulièrement flatté mon amour-propre: ces complimens ne portaient point le cachet de l'exagération; ils acquéraient un grand prix dans la bouche de celui qui me les adressait. M. de Grouchy ne paraissait alors âgé que de vingt-six à vingt-sept ans; sa figure n'avait rien de remarquable au premier abord, et sa taille était ordinaire; mais sa politesse et la grâce de ses manières le rendaient agréable à tout le monde: le général républicain avait conservé toute l'élégance du courtisan de Versailles. J'avais peu vu d'hommes aussi aimables que lui quand il voulait plaire, et il le voulait ce jour-là.
Avec la chaleur que j'ai toujours portée jusque dans les plus simples bagatelles, je lui fis la description du costume que j'avais arrêté pour nos dames. C'était une tunique grecque, sans manches, drapée et retenue sur les épaules par une agrafe; cette tunique devait être de mousseline de l'Inde; une large ceinture aux trois couleurs dessinerait la taille; dans les cheveux on devait porter une couronne de roses, et au côté une branche de laurier. Je comptais sur une approbation entière, et je ne m'étais pas trompée. Le général sollicita et obtint la permission de m'accompagner dans les nouvelles courses que j'allais entreprendre, pour communiquer à nos dames mon programme de toilette. Toutes me donnèrent également leur approbation. Les femmes n'ont point en Hollande les mêmes grâces qu'en France; mais elles sont en général grandes, bien faites; elles ont le teint animé et la peau d'une éclatante blancheur. Le costume que je leur donnais était très propre à faire ressortir de tels avantages.
Quelle activité je déployai pendant tout le temps que durèrent les préparatifs de la fête! Sans cesse je courais chez les marchandes de modes, chez les ouvrières de toute espèce; j'allais plusieurs fois par jour donner un coup d'œil aux travaux que nécessitait la disposition de notre salle de bal; j'accordais des audiences aux dames qui croyaient avoir besoin de mes conseils, ou j'allais chez elles pour leur donner mes avis. Partout le général Grouchy m'accompagnait comme mon premier écuyer, comme mon conseiller intime. Ces relations journalières et presque continues firent bientôt naître entre lui et moi cette confiance et cet abandon qui ne devraient jamais être que les fruits d'une longue liaison. Malheureusement je n'étais rien moins que prudente par caractère, et j'étais loin d'apercevoir les dangers auxquels j'exposais ma réputation. Enfin arriva le jour où je pus jouir du fruit de mes travaux: les salles, éclairées de la manière la plus brillante, étaient décorées de drapeaux, de trophées et de guirlandes de lauriers. Le salon du milieu figurait une vaste tente: on aurait peine à se représenter rien de plus agréable que ce spectacle d'une multitude de femmes, la plupart d'une grande beauté, que relevait encore la simplicité de leur parure, marchant appuyées sur le bras d'officiers, plus remarquables encore par leur bonne mine que par leur tenue militaire, et cet air de conquête qui sied si bien au militaire français. À cette fête succédèrent sans interruption des dîners, des parties de campagne, des divertissemens de tout genre. Plus que jamais livré aux affaires publiques, mon mari me laissait jouir d'une liberté bien dangereuse; notre maison était toujours pleine d'officiers français; je ne sortais jamais à cheval sans avoir pour escorte un état-major complet. Dans toutes les réunions, aux bals, au spectacle, j'étais accompagnée du général Grouchy. Tous les yeux étaient ouverts sur mes inconséquences; ma conduite était l'objet de justes censures. Le rang que j'occupais dans le monde, et la juste considération dont jouissait mon mari, me faisaient juger avec plus de sévérité.
Ma mère fut bientôt avertie par la rumeur publique; sa tendresse pour moi, et les alarmes que conçut son cœur maternel, lui dictèrent une lettre qu'elle m'adressa sur-le-champ. Cette lettre me fut d'abord désagréable: il me semblait absurde qu'on voulût exercer sur mes actions et mes démarches, après quelques années de mariage, la même surveillance que dans ma première jeunesse. J'ai relu bien souvent depuis cette époque les sages conseils que me donnait ma mère, et j'ai bien amèrement regretté de ne pas les avoir suivis. Je vais mettre cette lettre sous les yeux du lecteur.
22 … 1795.
«Ma chère enfant, mesdames Vandael*** et Verstraten sont venues me voir, et leurs discours m'ont ôté repos et bonheur. Quoi! ma chère Elzelina, ce que j'ai appris serait-il vrai? Ton mari aurait-il donc entièrement oublié les soins de son honneur et de la réputation de sa femme? Non content de t'avoir exposée aux plus terribles accidens de la guerre, aux orages d'une révolution, il ne te ramène au sein de sa famille que pour te livrer en spectacle à la malignité publique, et t'exposer aux traits de la médisance la plus motivée. De toutes parts j'apprends que les gens honnêtes blâment tes imprudences, surtout qu'ils plaignent ta jeunesse abandonnée sans guide à toutes les séductions d'un monde corrompu. Je ne te soupçonne pas, ma chère enfant; mais enfin on t'accuse, on désigne ton séducteur. Le temps est venu d'imposer silence à tant de bruits injurieux: mon Elzelina, écoute la voix de ta bonne mère; arrache-toi au tourbillon dans lequel tu te perdrais tôt ou tard; viens te jeter dans les bras de ta première amie. Que ton mari continue, s'il le veut, de se livrer à la politique, mais qu'il te laisse retrouver auprès de moi le repos et surtout l'obscurité dans laquelle ta réputation peut seulement se rétablir. Au printemps nous irons ensemble revoir l'Italie; je te conduirai à Val-Ombrosa. Là, au milieu des souvenirs de ton heureuse enfance, tu sentiras bientôt renaître en toi le goût des plaisirs purs. J'arriverai dans deux jours à Amsterdam; viens au devant de moi, ma chère fille, et que je lise d'avance dans tes regards la réponse que je voudrais entendre sortir de ta bouche. Songes-y, mon Elzelina; il y va du bonheur de ta vie et de celui de ta bonne mère.
«ALIDA VAN-AYLDE-JONGHE.»
Telle était cette lettre, dont le ton doux et bienveillant révoltait encore mon orgueil. Cependant je n'étais pas insensible au chagrin de ma mère, et, sans réfléchir que mon extravagance en était la seule cause, je m'affligeais intérieurement de sa douleur. Cette tristesse passagère fit bientôt place à l'impatience que m'inspirait l'idée qu'on prétendait restreindre ma liberté. Au lieu donc de méditer sur les conseils de ma mère, je ne m'occupai que des moyens à prendre pour calmer son inquiétude, sans renoncer aux plaisirs bruyans dont je ne pouvais plus me détacher. Je tremblais surtout qu'on ne m'obligeât de fuir un homme dont le commerce me plaisait bien plus que je n'osais me l'avouer à moi-même; il fallait aussi prévenir adroitement l'effet des conseils de ma mère sur l'esprit de mon mari, et c'est à quoi je songeai sérieusement.
Je rêvais aux moyens de parler à Van-M*** de la lettre de ma mère, sans lui en faire connaître le contenu, lorsque je le vis tout à coup entrer lui-même dans mon appartement; il voulait donner un dîner au général, et venait m'avertir du jour qu'il avait choisi. Ce jour était le même que celui de l'arrivée de ma mère. Je saisis aussitôt l'occasion qui s'offrait; je parlai à Van-M*** de la lettre que j'avais reçue, de la nécessité de faire des préparatifs dans le logement que devait occuper ma mère, de l'incertitude où j'étais de l'heure à laquelle elle arriverait; je conclus enfin qu'il me serait impossible de faire les honneurs du dîner en question. Van-M*** était naturellement très doux, mais il avait à cœur de ne jamais être contrarié dans les témoignages de bienveillance et de bonne amitié qu'il prodiguait sans cesse aux généraux français: «Tout cela peut s'arranger, me dit-il avec un peu de vivacité: ta mère arrivera sans doute le matin; tu te rendras de bonne heure auprès d'elle; tu pourras y rester jusqu'à trois heures de l'après-midi. Alors j'irai te chercher en sortant de l'assemblée[6]; j'embrasserai ta mère, mais je me garderai bien de l'inviter à dîner avec nous: nos amis, je le sais, ne sont pas les siens, et sa présence jetterait parmi nous une grande contrainte. Je voudrais cependant bien connaître le motif de sa brusque arrivée.»
Je feignis aussitôt de chercher la lettre de ma mère, mais Van-M*** me retint en me disant: «Ne cherche point cette lettre; j'en devine le contenu par le sens de celle que j'ai reçue moi-même.» À ces mots je tressaillis involontairement, et mes joues se couvrirent d'une rougeur subite: «Ta mère, continua Van-M***, me parle de t'emmener pour quelque temps loin de notre pays; elle veut te conduire avec elle à Florence: mais elle, qui m'a si fortement blâmé naguère de t'avoir emmenée avec moi dans un pays voisin de celui que nous habitons, comment peut-elle supposer que je t'exposerai à voyager dans une contrée lointaine, qui est actuellement le principal théâtre de la guerre? Et toi, ma chère amie, voudrais-tu me quitter pour suivre ta mère en Italie?»
En me voyant détourner la tête d'un air confus, Van-M*** crut qu'en effet j'éprouvais le désir de me séparer de lui. Il s'approcha de moi, me serra dans ses bras, et, me pressant contre son cœur, il me prodigua les témoignages de la plus vive tendresse. Je ne saurais décrire ce que j'éprouvais en l'écoutant; je respirais à peine, et mes lèvres tremblantes n'auraient pu prononcer un seul mot: mais quand il me demanda, avec l'accent passionné d'un premier amour, si je me trouvais malheureuse auprès de lui, si je voulais me séparer d'un époux qui n'avait jamais cessé de me reconnaître pour la souveraine absolue de ses volontés et de ses affections, je cachai dans son sein mon visage inondé de pleurs; le remords entra dans mon âme, et je fus près de lui révéler la vérité. Van-M*** redoubla de caresses; il parvint à me faire dire que je n'avais ni l'intention ni le désir de le quitter. Mon trouble et ma confusion lui parurent suffisamment expliqués, par l'appréhension où je devais être d'affliger ma mère par un refus. L'aveu près de s'échapper s'arrêta sur mes lèvres; je n'eus pas le courage de détruire en un instant, par une franchise barbare, le bonheur d'un homme si bon, qui m'aimait si tendrement; je repris une contenance plus assurée, et j'en vins même à croire que le silence pouvait me tenir lieu de vertu.
Une indisposition de ma mère retarda son arrivée: comme je savais que cette indisposition n'avait rien de grave, je n'en conçus aucune inquiétude, et je ne m'occupai plus que de recevoir de mon mieux les nombreux convives invités par mon mari au dîner dans lequel le général Beurnonville devait occuper la première place. Van-M*** lui-même voulut présider à ma toilette: il n'aimait pas les diamans; c'était, suivant lui, une parure destinée exclusivement à l'âge mûr; des fleurs et des perles étaient ce qui convenait le mieux au mien. Il plaça de sa propre main sur mon front le bandeau destiné à retenir ces cheveux blonds dont les longues tresses faisaient son admiration et ses délices; il goûtait une joie enfantine en parant celle dont la beauté lui semblait tellement effacer les grâces des autres femmes. Nous avions soixante personnes à dîner; tout annonçait l'opulence de Van-M*** dans sa manière de traiter ses convives. J'avais ménagé aux Français une nouvelle surprise: d'accord avec moi, toutes les dames étaient vêtues comme au jour du bal, et, au moment de passer dans la salle du repas, chacune présenta à son cavalier un bouquet composé de laurier, d'olivier et d'immortelle, réunis ensemble par un ruban aux trois couleurs. Tout cela, je le sais, n'était peut-être pas d'un très bon goût; mais Van-M*** éprouvait le besoin de manifester chaque jour, par de nouvelles preuves, son enthousiasme pour les hommes qu'il regardait comme les libérateurs de son pays. Nous étions à peine au dessert, que des dépêches arrivées au général Beurnonville le forcèrent de nous quitter sur-le-champ. Peu m'importait le brusque départ d'un homme qui n'avait pas le don de me plaire; mais ce qui me contraria vivement, ce fut de le voir emmener à sa suite le général Grouchy. Une demi-heure après, on vint prier Van-M*** de se rendre auprès de Beurnonville; les généraux Sainte-Suzanne et Dessoles l'accompagnèrent. Nos dames alors commencèrent à bouder, et nous demeurâmes toutes assises en cercle dans le salon jusqu'à l'heure fixée par l'usage pour le grand passe-temps hollandais. Le thé vint enfin faire diversion à des causeries monotones, et dissiper un peu l'ennui qui redoublait à chaque instant. Les généraux et Van-M*** reparurent enfin; mon mari annonça son intention de partir très prochainement avec moi pour Bois-le-Duc, et il déclara qu'il voulait profiter du peu de durée qu'aurait encore notre séjour à Amsterdam pour faire connaître à ses amis les diverses manufactures qu'il possédait aux environs de cette ville. Je proposai de ne pas différer cette partie de plaisir au delà du lendemain. À l'instant les invitations furent faites: douze dames seulement purent accepter. On convint de se réunir chez moi le lendemain à six heures du matin, et bientôt nous nous séparâmes.
CHAPITRE VIII.
Une journée de plaisir.—Deux émigrés français implorent ma protection.—Je parviens à les sauver.—Départ pour Bois-le-Duc.
Tout le monde fut exact au rendez-vous: à l'heure fixée nous montâmes en voiture, tous bien enveloppés de fourrures épaisses. Van-M***, retenu à Amsterdam par quelques affaires, n'était point du voyage. Nous formions une bande de jeunes fous avides de plaisir, et bien disposés à le saisir partout où ils le rencontreraient. Arrivés au tolhuys, nous descendîmes de voiture pour faire le reste du chemin à pied; nous commencions en effet à éprouver le besoin de marcher pour nous soustraire aux atteintes du froid: nous nous étions mis en route par une de ces belles journées d'hiver qu'on ne voit guère que dans le Nord. Appuyées sur les bras de leurs cavaliers, les dames s'amusaient à glisser sur les ruisseaux glacés qui traversaient des prés où l'herbe durcie par le froid et couverte de verglas étincelait des couleurs de l'arc-en-ciel. Aux éclats de rire que nous poussions, au bruit de la glace qui se brisait sous les coups de nos sabots fourrés, on nous eût pris de loin pour une bande d'écoliers échappés à la férule de leurs maîtres; nos compagnons de voyage partageaient notre gaieté ou l'excitaient par leurs saillies. Après une course assez longue, nous arrivâmes enfin à une habitation où de grands préparatifs faits d'avance pour nous recevoir attestaient chez ceux qui l'occupaient le désir de nous être agréables; cependant la froideur de leurs manières, l'air contraint qu'ils prirent à notre abord, s'accordaient mal avec la réception qu'ils semblaient avoir voulu nous faire: ce contraste me frappa. Personne, parmi les gens qui connaissaient Van-M***, ne pouvait ignorer son dévouement à la cause des Français, et le désir qu'il témoignait en toute occasion de rendre agréable à leurs officiers le séjour de la Hollande. D'où pouvait donc provenir la froideur qu'on témoignait à mes hôtes? Je ne m'en expliquais point la cause; mais je résolus de m'en plaindre à Van-M***.
Un repas, composé de tout ce que la saison et le pays pouvaient offrir de meilleur et de plus recherché, nous attendait dans une salle bien échauffée. Nous nous mîmes à table avec un appétit aiguisé par le froid et l'exercice; puis nous songeâmes à aller voir les logemens qu'on avait préparés pour chacun de nous. Il y avait quinze lits, et nous étions vingt-quatre maîtres, sans compter huit domestiques. «D'un lit hollandais, disait Grouchy, on peut aisément faire trois lits à la française, et nous autres soldats, nous n'avons pas même besoin d'un matelas.» À l'ouvrage! s'écria-t-on soudain de toutes parts; et aussitôt chacun se mit en devoir de bouleverser les meubles, sous prétexte de les ranger dans un ordre plus commode pour tous. On courait, on se poussait dans tous les sens; c'était à qui ferait le plus d'extravagances. Au milieu du tapage universel, Grouchy ne quitta pas un seul instant la place qu'il occupait à côté de moi, malgré la peine que se donnait la belle madame San***, pour attirer ses regards et l'amener à s'asseoir près d'elle. Avec ce tour spirituel qu'il savait donner aux choses les plus communes, il prétendit que son assiduité près de moi était un devoir dont il ne pouvait se dispenser envers la femme de son ami. À Lille, en 1792, ces mots, dans la bouche de Marescot, m'auraient fait voir toute l'étendue de mes fautes, et m'auraient sur-le-champ rappelée à la raison et au devoir. Nous étions en 1795, et déjà je souriais d'une telle pensée, qui trois ans plus tôt m'aurait glacée de terreur.
Quand on fut las de cette gaieté bruyante, nous recommençâmes à parcourir, mais avec plus de tranquillité, la maison et ses dépendances. Nous passions sous un hangar, lorsqu'une jeune et jolie servante hollandaise, Gertrude, qui allait en sortir, courut avec une extrême vivacité fermer une porte qui conduisait à la partie du bâtiment où se trouvait la laiterie. Quelque prompt qu'eût été son mouvement, je crus avoir vu deux hommes s'enfuir par cette porte. Je fixai mes regards sur la jeune fille, elle rougit aussitôt; ses yeux se remplirent de larmes, et elle joignit les mains d'un air suppliant. Je crus deviner son secret: l'expression de ma figure la rassura, et la sérénité reparut sur son visage. Cette scène muette dura beaucoup moins de temps que je n'en mets à la décrire: elle échappa à tous les yeux, excepté à ceux du général Grouchy qui me donnait le bras; cependant il ne m'en dit pas un mot, et j'imitai sa réserve.
Dès que nous fûmes rentrés dans la salle, je profitai du premier moment favorable pour m'échapper. Gertrude m'attendait au passage; elle me tira à l'écart, et me remit une lettre ainsi conçue:
«MADAME,
«Depuis quinze jours nous trouvons, mon frère et moi, dans cette maison, une retraite qui protége nos jours voués à la misère et à la mort: depuis hier, il nous a fallu quitter l'asile que nous occupions dans le bâtiment principal, et la générosité de Gertrude nous a seule mis à même d'échapper à tous les regards. Mon malheureux frère, malade, exténué de fatigue, ne saurait entreprendre de quitter à pied des lieux dans lesquels nous sommes, cependant menacés d'une mort certaine si nous y prolongions davantage notre séjour. La mort dans les combats ne nous effraie pas; mais mourir en coupables, de la main de nos compatriotes, voilà ce qui nous fait horreur: le malheur nous accable de toutes parts. Vous avez, dit-on, madame, une grande influence sur les chefs de l'armée victorieuse; de plus, vous êtes la fille de cette baronne Van-Aylde-Jonghe, notre protectrice à tous, et notre ange tutélaire dans ces contrées. Au nom du ciel, madame, sauvez mon frère: une femme adorée, un fils né dans l'exil, l'attendent au Texel; c'est lui, ce sont eux que j'ose recommander à votre compassion. Vous excuserez notre hardiesse, madame; mais nous attendons tout de votre humanité.
«Le chevalier DE COURCELLES.»
Pendant que je lisais cette lettre, Gertrude me pressait avec les plus vives instances de sauver ceux qu'elle protégeait: elle me racontait toutes les circonstances de l'arrivée et du séjour des deux émigrés dans la maison de ses maîtres. On les y avait bien traités pendant quinze jours; mais, à la nouvelle de ma prochaine arrivée, on leur avait intimé l'ordre de partir. On craignait même que je n'apprisse avec déplaisir qu'on n'avait pas refusé l'hospitalité à deux proscrits, du parti contraire à celui que suivaient Van-M*** et ses amis. Gertrude me racontait tous ces détails à voix basse et les larmes aux yeux; mes yeux étaient aussi humides que les siens. Ce contraste de la gaieté qui régnait dans toute la maison avec les angoisses des deux émigrés, ce rapprochement de leurs mortelles inquiétudes avec les éclats de rire qui peut-être retentissaient jusqu'à leurs oreilles, tout cela m'émut au plus haut degré, et ne me laissa ni la volonté ni le temps de délibérer. J'écrivis au crayon, sur un morceau de papier, cette seule ligne: «Je réponds de vos jours; mais cachez-vous bien ici jusqu'à minuit.» Gertrude, toute joyeuse, alla sur-le-champ porter ce papier à MM. de Courcelles. À peine était-elle partie que je sentis combien il serait difficile de tenir la promesse que je venais de faire: si Van-M*** eût été près de moi, les obstacles eussent été beaucoup moins nombreux et bien plus faciles à surmonter; mais, en son absence, et dans une maison qui lui appartenait, sauver deux hommes qui avaient combattu, dont le vœu constant était de combattre le parti auquel il s'était attaché, c'était s'exposer à le compromettre bien gravement. Je sentais tout cela, et cependant je voyais combien les secours m'étaient indispensables pour réussir dans la tâche que je m'étais imposée: me fier à quelqu'un des officiers français, dont le premier devoir était de poursuivre ceux que je voulais sauver, c'était risquer beaucoup; mais les difficultés même que j'entrevoyais excitaient vivement le désir que j'avais de faire évader les deux émigrés.
Le temps que j'avais mis à écouter Gertrude, puis à réfléchir sur ce qu'elle venait de m'apprendre, s'était écoulé rapidement pour moi; mais il avait paru long au reste de notre compagnie. Je portais encore sur ma figure les traces visibles de l'émotion que je venais d'éprouver lorsque je rentrai enfin dans la salle: aussitôt je me vis entourée; on cherchait à lire dans mes yeux; tout le monde m'adressait des questions…; tout le monde, excepté celui que j'aurais voulu voir plus empressé que tout autre à s'informer des causes de ma longue absence, puisqu'en lui seul reposait tout mon espoir. Mes réponses évasives ne satisfirent sans doute la curiosité de personne; mais elles mirent fin à un interrogatoire qui commençait à me fatiguer. Grouchy, debout près de la cheminée, affectait de ne pas avoir remarqué mon retour. Je surpris cependant quelques regards lancés sur moi à la dérobée; leur expression était singulière, et différait entièrement de celle qu'ils prenaient presque toujours en se fixant sur moi. Je vis bien qu'il se passait en lui quelque chose d'extraordinaire: deux ou trois mots que je réussis à lui arracher me mirent bientôt au fait; un petit mouvement de jalousie long-temps comprimé se manifesta enfin, et j'avouerai franchement que ma coquetterie s'en tint pour fort honorée.
Des dépêches que reçut le général Dessoles vinrent donner à la conversation une tournure nouvelle, et, heureusement pour moi, très-favorable à l'exécution de mon projet: il s'agissait de nouvelles rigueurs à exercer contre les émigrés que l'armée française pourrait encore arrêter dans la Hollande. Quelle fut ma joie lorsque j'entendis les principaux officiers qui se trouvaient dans notre société déplorer amèrement l'extrême sévérité des ordres qu'on leur intimait, et aviser même entre eux aux moyens de les éluder! tous blâmaient hautement la dureté du général Beurnonville, les relations qu'il continuait d'entretenir avec quelques révolutionnaires exaltés; tous accusaient la cruauté du général Vandamme. «La liberté! certainement nous la voulons tous, disaient avec feu les généraux Sainte-Suzanne, Saint-Cyr, Dessoles et Grouchy; sans elle point de salut pour la France, mais la liberté sans échafaud.» Peu à peu je me mêlai à la conversation: plus d'une fois j'eus même le plaisir d'entendre se renouveler autour de moi l'expression des sentimens généreux qui animaient la plupart des militaires français. Mais tout en déplorant la rigueur des lois contre les émigrés, les officiers républicains n'en blâmaient pas moins la fatale détermination qu'avaient prise un si grand nombre de Français d'abandonner leur pays, et de s'allier aux ennemis du dehors pour l'asservir.
Grouchy gardait toujours le silence: il m'importait cependant beaucoup de connaître son opinion; je hasardai de prononcer quelques mots en faveur des émigrés. «Ne suivaient-ils pas les drapeaux de leurs rois? La fuite d'ailleurs n'était-elle pas le seul moyen de salut que pussent trouver dès l'origine de la révolution ceux d'entre eux qui appartenaient à la noblesse?—Madame, reprit Grouchy, c'était en France qu'il fallait planter l'étendard royal: et moi aussi j'étais noble; cependant je n'ai pas quitté la France; j'ai continué de servir mon pays, et mon pays ne m'a point désavoué.»
Grouchy se tut après ce peu de mots: la discussion continua entre les autres généraux. Je m'approchai de lui, et le regardant d'une manière significative: «Quoi, lui dis-je, général, vous que j'aurais voulu trouver le plus indulgent de tous, vous vous montrez le plus sévère!»
Je baissai la tête en soupirant: tout à coup, comme si ce soupir eût révélé à Grouchy toute l'étendue de mes craintes pour les deux fugitifs, et toute celle des espérances que j'avais d'abord fondées sur lui, il s'approcha de moi: «Madame, dit-il, s'ils vous intéressent, je les trouverai moins blâmables.»
Je vis clairement qu'il m'avait comprise; un sourire fut ma seule réponse. «Ah! dit Grouchy, je donnerais ma vie pour un tel sourire.» Je rompis brusquement l'entretien, et je promis seulement de le reprendre le soir même, à six heures, dans le jardin. On servit le thé: nos dames devinrent autant d'Hébés, empressées de verser l'ambroisie aux dieux de la guerre; chacune déployait à l'envi ses grâces naturelles. Pour moi, qui dédaignais par caractère les choses du ménage, je m'assis devant un vieux clavecin, et dissimulant sous le voile d'une gaieté folle les pensées sérieuses qui agitaient mon esprit, je me mis à jouer des valses avec toute la vigueur dont j'étais capable. Grouchy, plus aimable et plus empressé que jamais, mettait tous ses soins à dissiper la tristesse qui venait par intervalles obscurcir mon front: il y réussissait souvent. Pendant ce temps, le général Dessoles faisait faire l'exercice à la belle madame Vanderstra***: au troisième demi-tour à droite, ce soldat de nouvelle recrue culbuta la table à thé et les porcelaines du Japon dont elle était couverte. Nouveau sujet d'éclats de rire universels. Au milieu du tumulte, j'entendis clairement ces mots prononcés à mon oreille: «Il est six heures; je vais au jardin.»
Je tressaillis, et baissai la tête sans répondre. Grouchy sortit, et, après un moment d'hésitation, je sortis moi-même en me répétant tout ce que je m'étais déjà dit pour excuser l'imprudence de ma démarche. Il faisait encore jour lorsque j'arrivai au lieu du rendez-vous. Le général vint au devant de moi avec une politesse respectueuse, et tout-à-fait propre à me rassurer sur les conséquences de ma démarche. «Madame, dit-il, sans le besoin que vous éprouvez de rendre service, je n'aurais sans doute pas le bonheur de vous voir ici. Je serais heureux de pouvoir servir vos intentions généreuses: vous savez ce que me commandent l'honneur et le devoir; je suis bien sûr que vous ne me demanderez rien de contraire à l'un ni à l'autre. Parlez, madame; que dois-je faire?
—«Général, lui dis-je, j'ai besoin d'un sauf-conduit pour deux de mes gens qui se rendent au Texel: ils partiront cette nuit.
—«Madame, qu'exigez-vous? je ne puis rien faire; ce n'est point moi qui commande ici.»
À ce refus positif, mon cœur se serra; je devins tremblante. «Ah! les malheureux! m'écriai-je.» J'insistai de nouveau. Grouchy ne répondait pas: enfin il me développa en peu de mots toutes les difficultés qui l'empêchaient d'obtempérer à ma demande. Je dois dire à sa louange qu'il ne parla pas une seule fois des dangers personnels auxquels pouvait l'exposer un tel acte de complaisance pour moi.
Nous étions insensiblement arrivés à la porte d'un kiosque élégant, situé au bout de l'allée dans laquelle nous marchions. On avait tout préparé d'avance pour y faire de la musique dans la soirée: le temps était froid; l'obscurité augmentait à chaque instant. Le kiosque était éclairé: nous y entrâmes, et nous nous assîmes auprès du feu. Je renouvelai mes supplications; je peignis avec force la position affreuse des deux émigrés, leurs angoisses et leur misère. Grouchy me regardait en silence, puis soupirait en détournant les yeux; enfin après une longue hésitation: «Ils partiront demain dans une de vos voitures?»
—«Oui, lui dis-je; et ils seront rejoints sur la route par deux de leurs parens également à mon service.»
Il y eut un nouveau silence. Voyant que je ne pouvais l'amener à consentir formellement, j'employai toutes les formes de persuasion, tous les témoignages d'estime et de confiance qu'il m'était permis de donner, pour obtenir la signature qui pouvait sauver la vie à mes protégés. Nous avions là tout ce qu'il fallait pour écrire. Grouchy avait pris et jeté plusieurs fois la plume: le temps s'écoulait, et chaque minute d'attente ajoutait aux souffrances des malheureux fugitifs. «Hélas! dis-je enfin, vous prétendiez tout à l'heure que vous donneriez votre vie pour un seul sourire de moi; ce sourire a-t-il donc déjà perdu tout son prix à vos yeux?»
À ces mots, Grouchy saisit ma main avec transport, la couvre de baisers, prend la plume, signe le sauf-conduit. Un sourire fut sa récompense.
Il promit de détourner les regards importuns, et d'occuper l'attention de notre compagnie; et je me séparai de lui pour m'occuper sans délai des préparatifs du départ. Avant minuit, MM. de Courcelles étaient en route dans une voiture commode, couverts de vêtemens chauds, et abondamment pourvus du nécessaire. Le lendemain Van-M*** arriva pour hâter et abréger les courses que nous devions faire aux environs d'Amsterdam. Nous consacrâmes encore deux jours à notre petit voyage, et nous revînmes à la ville. Ma mère n'était pas encore arrivée: il fallut partir pour Bois-le-Duc sans la voir. Les généraux Grouchy et Dessoles nous accompagnèrent jusqu'à Utrecht; là ils prirent une route différente de la nôtre, et je ne les revis plus que long-temps après.
CHAPITRE IX.
Arrivée à Bois-le-Duc.—Ma cousine Maria.—Le général Moreau.—Leurs amours.—Générosité de Moreau.—Son départ.
Nous descendîmes à Bois-le-Duc chez mon oncle maternel, le baron Vanderke; il habitait une maison immense, qu'on eût décorée à Paris du titre d'hôtel. Cette maison était occupée par le grand quartier-général de l'armée française, et servait de logement au général en chef Pichegru. Mon oncle avait abandonné à l'état-major le principal corps de logis, qui renfermait les plus beaux appartemens; il s'était retiré avec sa famille et ses nombreux domestiques dans l'aile droite, et les bâtimens qui donnaient sur le jardin. Cette vaste maison ressemblait véritablement à une ville, et à une ville bien peuplée. Nous fûmes reçus à bras ouverts; on nous donna dès le lendemain un dîner d'apparat, auquel furent invités tous ceux des parens de Van-M*** qui habitaient le pays. La famille du baron se composait de sa femme, de ses filles et de deux fils: toutes mes cousines étaient jolies, mais aucune ne pouvait être comparée à Maria, la seconde d'entre elles par ordre de naissance. Dans cette maison comme dans celle de Van-M***, on avait adopté presque tous les usages de la France: né à Batavia d'une famille immensément riche, le baron avait rapporté en Europe toutes les habitudes d'un luxe excessif; il avait l'imagination vive, la conversation très gaie. Ses goûts sympathisaient singulièrement avec ceux de sa nièce Florentine, ainsi qu'il se plaisait à m'appeler: aussi éprouvions-nous un grand plaisir à causer ensemble. Mon oncle avait alors quarante-six ans; sa figure était belle, son maintien imposant; il aimait et cultivait les lettres et les arts, mais sans aucune prétention; souvent il me développait les beautés des poètes anciens, et moi je lui déclamais les strophes du Tasse, ou je récitais devant lui les vers du Dante. Il félicitait Van-M*** du bonheur qu'il avait de vivre avec une femme dont l'esprit était si bien orné. Je riais des éloges qu'il donnait à mon érudition prétendue; comme il ne m'en avait rien coûté pour l'acquérir, je n'y attachais que peu d'importance: c'était au milieu des jeux de mon enfance que ma mémoire s'était enrichie des beaux vers des meilleurs poètes de l'Italie. J'avais puisé une foule de connaissances dans la conversation de mes parens qui m'avaient instruite sans y songer, pour ainsi dire, eux-mêmes. L'amitié que me témoignait le baron donna une nouvelle force à l'attachement que Van-M*** avait toujours eu pour lui.
Dès le lendemain de notre arrivée, les généraux Pichegru, Moreau et quelques autres officiers supérieurs nous avaient été présentés comme les amis de la famille. Je parlerai plus tard du premier: Moreau seul eut alors toute mon attention. Deux motifs puissans m'avaient inspiré la curiosité de le connaître: d'abord les éloges que lui avait plus d'une fois donnés devant moi le général Dessoles, ensuite l'extrême chaleur que ma cousine Maria avait mise à me vanter son courage, sa bonté, et bien d'autres qualités également précieuses et rarement unies ensemble. Sans les préventions favorables qu'on m'avait inspirées sur le compte de Moreau, je ne l'aurais sans doute pas distingué dans la foule des généraux français, car son extérieur n'avait rien de remarquable qu'une extrême simplicité. Nous prenions le soir, comme de coutume, le thé en famille; les généraux y étaient toujours invités. Maria paraissait tellement occupée du général Moreau, ses beaux yeux paraissaient si constamment fixés sur lui, son oreille saisissait si avidement les moindres paroles échappées de sa bouche, que mes soupçons, d'abord assez vagues, se changèrent bientôt en certitude. Mon cœur se serra à l'aspect du danger que courait ma jeune cousine; sa sécurité m'inspirait un sentiment pénible: c'était ainsi que je m'étais perdue! J'étais déjà peut-être trop avancée pour revenir sur mes pas; mais ce n'était pas sans effroi que je portais mes regards en arrière, et je tremblais de voir Maria s'engager dans la route que je n'étais plus assez forte pour abandonner moi-même.
Le baron, comme Van-M***, fournissait aux armées françaises des sommes considérables; il avait chaque jour à régler avec les chefs des intérêts beaucoup trop graves pour qu'une femme de mon âge pût trouver quelque plaisir à les entendre discuter. Un soir, lorsque je vis la conversation engagée sur les affaires sérieuses, je quittai le salon pour me rendre à mon appartement; Maria m'y suivit: «Eh bien! dit-elle en s'asseyant près de moi, vous l'avez vu, ma chère cousine, ce général célèbre; mais c'est peu de le voir, il faut encore connaître son âme.»
Je ne m'attendais pas à entendre jamais le nom de Moreau sortir sans éloges de la bouche de Maria; mais le ton d'enthousiasme auquel elle s'était élevée tout à coup me frappa d'étonnement. Elle continua long-temps à me parler de son héros, et avec une exaltation toujours croissante: rien ne me semblait cependant justifier son délire. Plus tard j'ai eu l'occasion de reconnaître et d'apprécier toutes les nobles qualités de Moreau; je ne crains donc pas d'avouer que sa personne ne m'avait pas d'abord paru répondre à la grandeur de sa renommée; sa timidité naturelle approchait presque de la gaucherie, et j'avais besoin d'être prévenue d'avance en sa faveur pour arrêter pendant quelques minutes mon attention sur lui. Je tournai mes yeux vers Maria: «Ma cousine, lui dis-je, votre attachement pour le général Moreau me paraît plus tendre que ne l'est d'ordinaire la simple amitié.
«—Oui, dit-elle en levant la tête avec une sorte de fierté, il a tout mon amour, et cet amour ne finira qu'avec ma vie.»
Je restai tout étourdie de cette réponse et du ton qu'avait pris Maria; elle revint bientôt au langage simple et naïf qui la rendait si intéressante, mais ce fut encore pour me vanter l'homme qu'elle adorait. Je ne rapporterai point ici tout ce qu'elle m'apprit d'honorable pour le caractère de Moreau; il avait, à entendre Maria, le désintéressement de Fabricius et la continence de Scipion. Je ne me refusais point à croire ma cousine sur parole, mais il était impossible de ne pas la soupçonner d'un peu de partialité. Il fallait la voir s'animer en parlant, fixer sur moi ses grands yeux avec tous les indices d'une émotion profonde, et s'indigner presque de ce que je ne partageais pas son enthousiasme.
Effrayée d'une passion si violente, je n'osais plus interroger Maria; je n'osais lui demander jusqu'à quel point Moreau était instruit du secret de son cœur. La suite de la conversation m'apprit bientôt que je pouvais donner toute carrière à mes soupçons et à mes craintes. J'éprouvais le vif désir d'arracher ma jeune parente à un égarement qui, tôt ou tard, pouvait lui devenir si funeste; sans heurter ses affections en traitant avec trop de sévérité l'homme qui avait profité de son délire, je lui représentai cependant que Moreau avait violé tous les droits de l'hospitalité en la séduisant elle-même au sein d'une famille qui devait être pour lui l'objet de tant de respects et d'égards.
«Non, me répondit-elle; vous vous trompez, il n'a point abusé de la confiance qu'on lui témoignait: il m'a fuie d'abord; il a combattu le penchant irrésistible qui m'entraînait vers lui; moi seule je suis à blâmer, et c'est mon imprudence qui m'a perdue. Je connaissais la fortune de mon père et son attachement pour les Français; j'aurais été heureuse de pouvoir enrichir Moreau en devenant un jour sa femme. Dans cet espoir j'aimais à saisir toutes les occasions de le rencontrer; je lui servais d'interprète dans ses relations avec les Hollandais, ou je lui donnais quelques notions de notre langue. Il y a trois semaines qu'il vint à l'improviste me prier de lui traduire une lettre qu'il venait de recevoir; j'étais occupée à dessiner un emblême de fleurs au bas duquel j'avais tracé son nom: Je cachai mon dessin en rougissant; il me pria de le lui montrer; je refusai: alors il chercha à s'en emparer, il y réussit; et je ne revins à moi que tout en larmes, et dans les bras de celui à qui ma vie appartient maintenant tout entière.» Elle cacha sa tête dans mon sein en achevant ces mots; puis elle ajouta d'une voix tremblante: «Jugez de ma douleur et de mes inquiétudes, ma chère cousine! plaignez-moi, conseillez-moi; mais ne me dites pas de l'oublier, je suis à lui pour toujours.
«—Je le pense comme vous, lui répondis-je; mais vous devez lui appartenir par des liens plus sacrés. Vous a-t-il communiqué ses projets à votre égard?
«—Non; mais puis-je m'en plaindre? de quel droit prétendrais-je maintenant à devenir venir sa femme? Il faut tout vous avouer: chaque nuit, lorsque tout dort dans la maison, je vais le trouver chez lui. Je le vois si peu pendant le jour!—Est-il possible, Maria! quelle imprudence!—Je sais que je fais mal, et cependant je ne puis vaincre mon amour. Je pleure sans cesse sur ma faute; mais à quoi bon? Deux fois j'ai manqué d'être découverte. Imaginez-vous que je suis obligée de passer devant la chambre où reposent mon père et ma mère: oh! comme mon cœur se serre alors! S'ils savaient à quel point je suis coupable, comme ils me mépriseraient, eux qui m'aiment si tendrement!… Ensuite il me faut traverser la chambre qu'occupent mes petites sœurs avec leur bonne, puis le grand corps de logis situé entre les deux ailes. Un jour je suis restée deux heures cachée derrière une statue dans la grande salle, où aboutissent plusieurs issues des chambres occupées par les officiers français. Je tremblais moins de froid que de terreur.
«—Malheureuse enfant! et si l'on vous avait vue!—Sans doute: mais croirait-il que je l'aime si je n'osais braver tous les dangers pour arriver jusqu'à lui?»
Je ne saurais rendre les divers sentimens que faisaient naître en moi les confidences de Maria. Elle pleurait: je mêlais mes larmes aux siennes; je lui représentais l'affreux abîme qu'elle creusait sous ses pas, la douleur de ses parens si jamais ils venaient à découvrir qu'elle se rendait indigne de leur tendresse; enfin, à force de prières, j'obtins d'elle la promesse de cesser ses excursions nocturnes. Mon plan était déjà arrêté; et, d'après ce qu'elle m'avait dit du général Moreau, c'était sur lui-même que je comptais d'abord pour m'aider à la sauver.
Le lendemain du grand dîner donné par le baron, nous fîmes une promenade à cheval dans les campagnes environnantes: Moreau nous accompagnait; l'occasion de lui parler s'offrait naturellement; il se trouvait à côté de moi. Je l'engageai à devancer un peu le reste de la cavalcade, pour avoir le loisir de causer un instant avec lui. Quand nous fûmes assez éloignés pour qu'il fût impossible de nous entendre, je lui déclarai sans détour que Maria m'avait instruite des relations qui existaient entre eux, et que j'avais puisé, dans les discours même de ma jeune parente, une assez haute opinion de son caractère pour penser qu'après avoir abusé de sa faiblesse, il ne voudrait pas lui enlever tout espoir de bonheur à venir en nourrissant sa fatale passion. «Maria, ajoutai-je, n'ose plus prétendre à devenir votre épouse; sa naissance et son nom ne lui permettront jamais de descendre au rôle de votre maîtresse: vous le sentez comme moi, général. Elle a droit à votre respect, et vous ne voudriez pas, en entretenant plus long-temps avec elle une liaison illicite, l'exposer à perdre entièrement l'honneur, premier trésor d'une femme. Trouvez donc un motif pour quitter promptement ce pays, et sauvez-la d'elle-même, en cessant de vous offrir à ses yeux.
«—Vous êtes assez bonne, madame, me répondit Moreau avec un accent que je n'oublierai jamais, vous êtes assez bonne pour me traiter avec indulgence. Puisque vous voulez bien avoir de moi si bonne opinion, vous ne serez point étonnée d'apprendre que je songeais moi-même à tirer mademoiselle Vanderke de la fausse position dans laquelle je l'ai placée: il y a long-temps que mon bonheur fait mon supplice, parce qu'il me laisse toujours des remords. Puisque Maria s'est confiée à vous, veillez sur elle: je l'aime sans doute, mais non pas de cet amour ardent qui seul peut la rendre heureuse. Cependant si elle peut se contenter des sentimens que j'ai à lui offrir, madame, je remets notre sort entre vos mains. Je pars dans deux jours pour Bommel avec M. Van-M***: permettez-moi de vous adresser de là une lettre que vous remettrez à votre cousine. Si mes offres sont rejetées, je vous jure d'avance que cette lettre sera la dernière qu'elle recevra de moi, et que je ne reparaîtrai plus dans la maison de son père.»
Moreau paraissait profondément ému en me parlant. J'aurais pu m'étonner de le voir payer d'une amitié si calme l'amour le plus passionné: je ne pus toutefois m'empêcher de convenir que son langage était celui d'un honnête homme, disposé à réparer une faute qu'il avait presque involontairement commise. Dès ce moment je lui accordai toute mon estime: je consentis à ce qu'il me proposait, et je me promis d'agir avec la plus grande circonspection dans une circonstance qui allait décider du bonheur de deux êtres également dignes d'être heureux. Moreau partit en effet le surlendemain. Maria était au désespoir; elle croyait avoir vu celui qu'elle aimait pour la dernière fois: elle vint me demander des consolations, et je pleurai avec elle.
J'employai tous les ménagemens possibles pour lui traduire la pensée de Moreau; j'essayai de lui faire entrevoir la possibilité d'un mariage, dans le cas où elle voudrait accepter un attachement calme, mais durable, en échange d'un amour aussi vif que le sien. L'idée de n'être pas aimée autant qu'elle aimait elle-même la frappa si douloureusement qu'elle oublia tout le reste: il m'était bien pénible de voir couler ses larmes, mais je ne fis rien pour les tarir. Il aurait fallu, pour calmer sa douleur, réveiller dans son âme un espoir chimérique; maintenant que le coup était porté, il valait mieux laisser au temps le soin de cicatriser la blessure. Quinze jours se passèrent ainsi: une légère indisposition, résultat des secousses violentes qu'elle venait d'éprouver, fournit à Maria un prétexte pour ne pas quitter sa chambre. Mes soins empêchèrent qu'on ne rapprochât l'époque où commença cette maladie subite de celle où le général Moreau avait quitté Bois-le-Duc.
CHAPITRE X.
Le général Pichegru.—Double méprise.—Lettre du général
Moreau.—Nouvelle preuve de son humanité. Son désintéressement.
Mon oncle était tellement prévenu en ma faveur qu'il me supposait douée d'une foule de qualités plus rares les unes que les autres, et qui presque toutes me manquaient absolument. Malgré l'étourderie qui dominait évidemment dans mon caractère, il avait cru démêler en moi de la finesse, une prudence au dessus de mon âge, beaucoup de courage et de résolution. Cette dernière qualité ne m'a jamais manqué; je l'ai poussée quelquefois jusqu'à la témérité; mais pour la prudence et la finesse, j'en ai toujours été dépourvue. Avec une si haute idée de mon esprit, il n'était pas étonnant qu'il m'attribuât une grande influence dans toutes les affaires qui se traitaient à Amsterdam, et auxquelles Van-M*** se trouvait toujours mêlé. Mon sexe, mes goûts et mon âge me rendaient tout-à-fait étrangère aux combinaisons de la politique. Quoi qu'il en fût, mon oncle avait communiqué son opinion sur mon compte au général Pichegru, qui la partageait entièrement: dès lors j'avais été, de la part de ce général, l'objet d'un empressement marqué, que j'avais très naturellement attribué à tout autre motif qu'un intérêt politique. J'étais tellement habituée aux hommages, qu'une nouvelle conquête n'étonnait nullement mon amour-propre. Le général Pichegru ne manquait pas d'une certaine amabilité, quand il se croyait intéressé à paraître aimable. Un matin, je m'occupais d'écrire à Van-M***, qui se trouvait encore à Bommel avec le général Moreau, lorsqu'on vint m'avertir que le général Pichegru demandait s'il pouvait être admis à l'honneur de me voir: j'ordonnai qu'on le fît entrer. J'attribuai d'abord tout l'honneur de cette visite à l'impression que j'avais faite sur le cœur du général. Il passait pour être peu sensible au mérite des femmes; on le disait exclusivement préoccupé des intérêts de la politique ou des calculs de son ambition personnelle. Ma petite vanité pouvait donc être flattée jusqu'à un certain point de la persévérance qu'il mettait à me chercher partout: l'illusion de ma coquetterie fut bientôt détruite.
Pichegru avait réellement beaucoup d'esprit: il en fit preuve dans cette circonstance en amenant sans affectation l'entretien sur le sujet qui l'intéressait vivement. Malgré toute son adresse, je ne tardai point à démêler qu'il avait jeté ses vues sur moi pour le servir dans une petite intrigue politique dont je ne devinais pas le but. Pour mettre au courant le lecteur, j'ai besoin de reprendre les faits d'un peu plus haut.
J'avais connu à Amsterdam un médecin nommé Krayenhof: c'était un homme très spirituel, et doué d'une fermeté de caractère peu commune. Il était en outre très dévoué au parti français; c'était presque le seul Hollandais qui eût le don de me plaire, et que j'admisse habituellement dans ma société intime. J'aimais sa franchise, l'originalité de son esprit, et j'admirais son savoir exempt de pédantisme. Je jouissais de la santé la plus robuste, mais il n'en était pas moins mon médecin en titre, et je recevais presque journellement sa visite[7]. Ce médecin était l'ami d'une dame qui habitait Utrecht, et que l'on soupçonnait fort d'avoir entretenu ou d'entretenir encore des relations avec un officier de l'armée autrichienne, sous les ordres immédiats du général Klinglin. Pichegru espérait, par mon entremise, se lier d'abord avec Krayenhof, et se servir ensuite de cette liaison pour arriver jusqu'à la dame qu'il lui importait de connaître. L'espèce d'insouciance qu'il affectait en me demandant de le mettre en rapport avec Krayenhof, sa feinte légèreté sous laquelle perçaient malgré lui beaucoup d'embarras et d'inquiétudes, n'échappèrent pas à mon attention. Mes soupçons s'éveillèrent, je sentis qu'on me tendait un piége, et je répondis avec assez de sécheresse: «Vous vous êtes trompé, général, si vous avez cru que je pouvais le moindrement servir vos vues; mes goûts et mon caractère m'éloignent naturellement des affaires sérieuses; en dépit des principes de mon éducation et de l'opinion de toute ma famille, j'ai adopté le parti qu'embrassait mon mari. J'admire la valeur française, mais je ne comprends rien aux intrigues politiques, et j'en resterai toujours éloignée.»
Le général ne put cacher d'abord le mécontentement que lui causait ma réponse. Il reprit bientôt plus d'empire sur lui-même: «Eh! madame, me dit-il en souriant, vous m'avez mal compris, et sans doute je ne dois m'en prendre qu'à moi-même; mais il ne s'agit point ici d'intrigue. Je vous demande un service fort léger, qui ne doit blesser aucunement votre délicatesse. Ce service, si vous me le rendiez, assurerait peut-être à M. Van-M*** de nouveaux droits à notre reconnaissance.
«—Si ce service est léger, comment, général, pouvez-vous me parler de la reconnaissance que vous en témoigneriez à mon mari? «Avez-vous donc oublié que son dévouement à la cause française a toujours été pur de tout intérêt? Souvenez-vous de l'indépendance que lui assure sa fortune, de l'estime qu'a dû vous inspirer la générosité de son caractère, et ne me demandez plus de services également indignes de lui et de moi.»
Ainsi finit notre conférence. Nous nous étions, comme on le voit, tous deux mépris dans les conjectures que nous avions pu former l'un sur l'autre. Je ne conservai de cette conversation aucun souvenir fâcheux; il n'en fut pas de même de Pichegru, qui ne pardonna ni à moi d'avoir pénétré ses vues, ni à mon oncle de lui avoir donné une si fausse idée de mon caractère. Ses manières avec moi changèrent tout à coup; la défiance et le dépit perçaient dans tous ses discours: cette défiance fut surtout remarquable le jour où je reçus une lettre du général Moreau. Cette lettre m'arriva justement à l'heure où nous étions tous, suivant la coutume, réunis en famille. Mon oncle me demanda si elle était de mon mari; je répondis à sa question en nommant celui qui me l'adressait. À ce nom, Pichegru dirigea sur moi des regards curieux; il cherchait à lire sur mon visage quel pouvait être le sujet d'une telle correspondance. Cet examen m'embarrassa tellement, que je ne pus le soutenir au delà de quelques minutes; je quittai le salon, et j'allai sur-le-champ retrouver Maria dans son appartement.
Moreau témoignait les plus sincères regrets de tout ce qui s'était passé; il faisait à Maria l'offre de sa main, en réparation de l'injure involontaire dont il s'était rendu coupable envers elle. Quelques semaines plus tôt cette offre l'eût transportée de joie; maintenant Maria voyait clairement qu'elle partait d'un cœur généreux, mais dépourvu de cette tendresse qui seule pouvait satisfaire son ardent amour. Maria n'hésita point à refuser: «Qu'il reste libre, qu'il soit heureux, s'écria-t-elle en se jetant dans mes bras, le visage baigné de larmes. Depuis long-temps je ne me crois plus digne de lui; mais j'en serais bien plus indigne encore si j'abusais de sa loyauté en acceptant ses offres. Répondez-lui, ma cousine: dites-lui combien je suis reconnaissante; mais cachez-lui ma douleur, elle l'affligerait peut-être, et je veux souffrir seule.»
Je la serrai dans mes bras, sans chercher à la faire changer de résolution; j'étais d'avance convaincue que cette résolution était la seule à laquelle ma pauvre cousine pût raisonnablement s'arrêter. Pendant les premiers jours qui suivirent cette nouvelle et violente secousse, elle parut puiser, dans le sacrifice même qu'elle venait de faire, des forces et un courage surnaturels; mais sa raison et sa sensibilité furent bientôt mises à une cruelle épreuve. Un des magistrats de Bommel vint dîner chez mon oncle; il avait l'esprit plein de tout ce qui s'était passé récemment dans sa ville, et le nom de Moreau sortait à chaque instant de sa bouche. Après nous avoir raconté comment huit cents hommes de troupes françaises venaient de battre, à Bommel, cinq mille Anglais; après nous avoir parlé de la nouvelle trahison des prétendus alliés de la Hollande, et de la retraite peu honorable qu'ils avaient faite, il nous détailla l'aventure d'une pauvre femme mariée à un sergent anglais, et que les troupes anglaises, en se retirant, avaient abandonnée, dans une chaumière, avec ses deux enfans. Cette malheureuse mère, réduite à mendier de village en village le pain que lui refusaient souvent les paysans exaspérés par les vexations que leur avaient fait endurer les Anglais, arriva enfin, presque morte de faim et de fatigue, jusqu'à deux lieues de Bommel. Sa misère était affreuse; sur toute la route qu'elle avait suivie, elle avait entendu prononcer avec respect et admiration le nom du général Moreau. Résolue de recourir à sa générosité bien connue, elle fit un dernier effort pour se traîner jusqu'à Bommel, où le général se trouvait encore. À peine arrivée, elle lui écrivit, en mauvais français, un billet très court, dans lequel elle réclamait de lui les secours les plus pressans, et implorait de sa générosité les moyens de quitter promptement le pays occupé par les armées françaises, et de retourner dans sa patrie. Pendant une journée entière elle attendit, à la porte de la maison qu'habitait le général, le moment opportun pour lui remettre la lettre qu'elle avait osé lui écrire. Triste et abattue, elle regagna, sans avoir pu le voir, l'asile qu'elle devait à la pitié publique; enfin, un caporal de la garnison se chargea de faire parvenir sa demande au général. Enveloppé d'une simple redingote, Moreau vint sur-le-champ trouver la pauvre mère. Deux heures s'étaient à peine écoulées que déjà elle se trouvait placée, avec ses enfans, dans un hospice où on lui prodiguait les secours de la charité la plus active, et dix jours après elle avait pu partir en toute sécurité pour l'Angleterre.
Le magistrat de Bommel, M. Van-Lover, qui nous donnait ces détails, ne trouvait pas de termes assez forts pour exprimer les sentimens que lui inspiraient la conduite et le caractère de Moreau. Ces sentimens étaient, au reste, ceux de toute la Hollande. Aux grandes qualités militaires dont il faisait preuve depuis quelques années, Moreau joignait un désintéressement bien rare parmi les chefs d'une armée conquérante; jamais on ne le vit accepter les présens que chaque ville était en usage d'offrir aux généraux; sa réputation de droiture était si bien établie, que plus d'une fois des Hollandais vinrent le consulter sur leurs affaires personnelles. Hélas! pourquoi n'est-il pas tombé en Hollande, en Allemagne ou en Italie, au milieu de ces Français qu'il avait si souvent conduits à la victoire! pourquoi sa mort n'a-t-elle pas été digne d'une si belle vie!
Qu'on juge, s'il est possible, de l'émotion de Maria en entendant le récit de M. Van-Lover; qu'on juge de l'effet que du produire sur son âme l'enthousiasme si vrai du narrateur. Sa blessure mal cicatrisée venait de se rouvrir: elle fut obligée de quitter la table; son cœur était brisé; les larmes ruisselaient de ses yeux. Je la suivis: long-temps les sanglots l'empêchèrent de m'adresser une seule parole. Enfin elle me dit: «Puisque je dois l'oublier, il faut m'éloigner et partir: tout ici me le rappelle; à chaque instant son nom vient frapper mon oreille. Mais où le fuir? où trouver le repos nécessaire à mon cœur?» À ces mots ses larmes redoublèrent. Je la pressai de nouveau dans mes bras; j'étais accablée de sa douleur, et malheureusement je n'avais point de consolation à lui offrir: mon prochain départ allait bientôt la priver du triste plaisir qu'elle trouvait encore à me confier ses chagrins. Pauvre Maria! l'avenir s'était chargé de te venger! Moreau devait connaître à son tour les tourmens d'un amour mal récompensé; mais que nous étions loin de prévoir alors à quelle main était réservé le funeste privilége de déchirer son noble cœur!
CHAPITRE XI.
Nomination de Ney au grade d'adjudant-général sous les ordres de Kléber.—Il inspire un enthousiasme général.—Bruits absurdes répandus par les partisans du stadhouwer.
Les Français perdent rarement leur temps à gémir des peines de l'absence, et ils ne refusent jamais l'occasion de se consoler: c'est ce qu'avait fait le général Grouchy. Je le revis à Utrecht, où nous nous arrêtâmes pendant deux jours en retournant à Amsterdam. Si je n'avais eu que de la vanité, j'aurais pu être piquée de le retrouver attaché à un autre char que le mien; si j'avais eu de l'amour, j'aurais dû être au désespoir: heureusement pour moi, ni l'un ni l'autre de ces sentimens ne dominaient dans mon âme. Le général Grouchy m'inspirait de l'estime, une amitié sincère, fondées beaucoup plus sur la noblesse de son caractère, que sur les avantages de sa personne. Cette amitié paraissait payée d'un parfait retour; et l'on croira sans peine qu'en y réfléchissant, je me trouvais plus heureuse d'inspirer un sentiment que j'avais toute raison de croire durable, qu'une passion dont je connaissais déjà l'inconstance et la mobilité. Le soir de notre arrivée à Utrecht, il y eut un souper chez le général en chef. Van-M*** y fut invité; je l'accompagnai, et ce fut là que j'entendis pour la première fois prononcer le nom de Ney, nom qui plus tard devait exercer une si grande influence sur ma destinée. Le colonel Meynier (mort depuis glorieusement au champ d'honneur) avait reçu des nouvelles d'un de ses amis qui servait à l'armée du Rhin: comme ces nouvelles intéressaient le plus grand nombre des convives, le colonel les lut à haute voix vers la fin du souper. La lettre annonçait que Kléber venait de conférer le grade d'adjudant-général au colonel Ney: cet avancement était dû à une action d'éclat dont la lettre contenait le récit. La nouvelle fut reçue avec un plaisir marqué par la plupart des officiers présens: tous exaltaient à l'envi la valeur de Ney; tous paraissaient joyeux de voir une telle faveur tomber sur un officier qui en était si généralement jugé digne; chacun se plaisait à rappeler les preuves de courage et de talent militaire qu'il avait souvent données; pas un mot qui pût faire soupçonner que dans une réunion aussi nombreuse il se trouvât un seul homme dont l'opinion ne s'accordât pas avec celle de la majorité; la gloire de l'un semblait faire la gloire de tous.
Je ne saurais dire ce qui se passait en moi pendant ce souper: muette et vivement émue, je partageais l'enthousiasme général, sans connaître celui qui en était l'objet. Lorsqu'on se leva de table, je me rapprochai insensiblement du colonel Meynier: je ne savais pas trop ce que je voulais lui dire en arrivant près de lui; mais la conversation s'engagea bientôt, et je la ramenai sur le compte du nouvel adjudant-général. J'appris ainsi qu'il joignait à toutes ses vertus guerrières les principaux avantages dont la nature puisse douer les hommes destinés au commandement; c'est-à-dire, une taille élevée, une figure mâle, une élocution vive, facile et énergique. Terrible dans le combat, il était, à entendre ses compagnons d'armes, doux et humain après la victoire.
Je me retirai la tête remplie de tout ce que je venais d'entendre. Ce n'était point un être imaginaire, un héros de roman qui préoccupait ainsi mon imagination; le hasard pouvait offrir bientôt à mes regards celui dont le nom sonnait déjà d'une manière si douce à mon oreille. Cette idée me transportait de joie: je ne fermai pas l'œil de toute la nuit; je cherchais à me rappeler tout ce que j'avais entendu raconter d'honorable pour Ney; enfin je me livrais sans contrainte à cette exaltation qui m'a toujours été naturelle, et qui ne finira sans doute chez moi qu'avec la vie. Comme nous déjeunions le lendemain matin, mon mari et moi, plusieurs des officiers avec lesquels nous avions passé la soirée de la veille vinrent nous engager à faire une promenade au Mail: cette promenade devait être suivie d'un dîner champêtre. La proposition fut acceptée: le colonel Meynier était de la partie: ce motif ne contribua pas peu à ma détermination. Je ramenai, le plus naturellement qu'il me fut possible, l'entretien sur le même sujet qui nous avait tant occupés le jour précédent. «Colonel, dis-je, si vous écrivez à votre ami, je vous prie de lui dire qu'il y a en Hollande quelqu'un qui prend une part bien sincère à ses succès et à sa gloire.» Le colonel me promit de ne pas oublier ma recommandation, et, dans la suite de l'entretien, j'appris qu'il me connaissait de nom bien long-temps avant de m'avoir vue. C'était le meilleur ami du capitaine de grenadiers Cornier, blessé à mort près de moi, sur le champ de bataille de Valmy, que j'avais alors secouru de tous les moyens que j'avais en mon pouvoir, et qui était pour ainsi dire mort dans mes bras. Meynier me rappela plusieurs faits que les trois ou quatre années qui venaient de s'écouler avaient presque entièrement effacés de ma mémoire. J'avouerai franchement que ses éloges me donnaient meilleure opinion de moi-même: il me semblait doux de penser que Ney lui-même pouvait ne pas ignorer mon nom, ni le peu de bien que j'avais pu faire; dès ce moment, je regardai le colonel comme un de mes meilleurs amis, et je le traitai comme tel.
Depuis l'entrée des Français en Hollande, le faible parti qu'y conservait encore le Stadhouwer avait révélé çà et là son existence par quelques tentatives d'insurrection. C'était dans quelques villes de la Gueldre qu'il avait concentré tous ses efforts pour troubler la tranquillité dont on commençait à jouir. Van-M***, quoique bien jeune encore, avait été nommé membre du conseil municipal. Il était tellement convaincu que les malheurs de la Hollande avaient pour cause unique l'asservissement de la maison d'Orange à la politique de l'Angleterre, qu'il eût préféré l'exil à la douleur de retomber sous un joug qu'il détestait: il employait donc tous les moyens qu'il avait à sa disposition, surtout les ressources de son immense fortune, à faire surveiller les hommes qui lui inspiraient le plus de défiance et à déjouer leurs complots. Il était bien servi, parce qu'il n'épargnait rien pour l'être: c'est ainsi qu'il avait été des premiers instruit des troubles que s'efforçaient de fomenter à Bréda, à Bois-le-Duc, à Middelbourg, au Texel, les agens de l'Angleterre excités par le prince et surtout par la princesse d'Orange. On cherchait à soulever le bas peuple en semant par tout le pays les bruits les plus absurdes; on le menaçait de la famine et de tous les maux que peuvent enfanter les réactions politiques. Toute religion a ses fanatiques; le protestantisme, si tolérant, n'en est pas plus exempt que d'autres. C'était sur cette espèce d'hommes qu'on essayait le pouvoir des insinuations les plus mensongères. On leur disait que l'expédition française en Hollande n'avait d'autre but que le rétablissement du culte catholique: et certes il n'y avait rien de moins catholique que l'armée française à cette époque. C'était dans le but de contribuer à étouffer dès leur naissance ces germes de discorde que Van-M***avait entrepris un voyage à Bois-le-Duc; les mêmes motifs le déterminèrent promptement à reprendre le chemin d'Amsterdam. Nous quittâmes Utrecht si brusquement, que j'eus à peine le temps de faire mes adieux au colonel Meynier, en l'assurant de mon amitié. Je trouvai cependant le moyen de lui parler encore une fois de Ney, et il me renouvela la promesse de faire connaître à son ami les sentimens de bienveillance et d'estime dont j'étais animée pour lui. À peine étions-nous arrivés à Amsterdam que Van-M*** se trouva forcé de faire une nouvelle absence; il partit avec ses amis Deele et Van-Over… et je restai seule pendant huit jours.
Il s'était passé bien des choses à Amsterdam pendant notre séjour à Bois-le-Duc: ma mère, dans l'ardeur de sa tendresse pour moi, n'avait pu dissimuler les inquiétudes que lui causaient les inconséquences de ma conduite; ces inquiétudes, elle les avait communiquées à plusieurs membres de la famille de mon mari; dans cette famille on m'avait toujours jugée avec sévérité. La légèreté de mon caractère contrastait singulièrement avec la gravité des mœurs hollandaises; et les mœurs hollandaises s'étaient conservées pures de tout mélange dans la famille de Van-M***.
Ainsi donc, tandis que mon mari s'occupait de conjurer les tempêtes politiques, il se formait sur ma tête un orage qui menaçait de troubler ou de détruire à jamais notre repos et le bonheur de notre union. On connaissait mon caractère ferme et décidé; on n'ignorait pas non plus quel était mon empire sur l'esprit de mon mari, et l'on présumait qu'il n'y avait rien à espérer de moi si l'on employait, pour me faire rentrer dans les voies de la prudence et de la raison, le ton d'aigreur et le langage de l'autorité. La première démarche fut toute conciliante: on m'invita à dîner chez un des plus proches parens de mon mari; la femme de ce parent m'avait donné à l'époque de mon mariage quelques sujets de mécontentement que je n'avais malheureusement pas oubliés. Je n'avais pas eu davantage à me louer du fils et des deux jeunes personnes qui composaient le reste de cette famille. Ces demoiselles ne manquaient jamais, quand je leur adressais la parole en français, de me répondre en langue hollandaise, comme pour me faire voir combien leur répugnaient mes habitudes et mes modes françaises. L'aînée des deux, mademoiselle Élisabeth ****, avait été destinée à devenir l'épouse de Van-M***; l'amour subit dont il s'était senti enflammé pour moi avait mis obstacle à l'exécution de ce projet, dès long-temps concerté entre les deux familles. Ce fut un grand malheur pour Van-M***, qui aurait trouvé dans sa cousine la plupart des qualités qui me manquaient, et qui toutes étaient propres à faire le bonheur d'un mari. Tels étaient les convives au milieu desquels j'allais me trouver. On avait encore invité plusieurs parens de Van-M*** dont les sentimens pour moi n'étaient pas beaucoup plus favorables. J'avais accepté l'invitation pour ne pas manquer aux déférences que mon mari devait à une famille dont il n'avait qu'à se louer. J'arrivai à l'heure indiquée; le repas fut long et triste. C'était seulement après être sorti de table qu'on devait m'adresser la mercuriale convenue; seulement quelques traits assez amers, qu'on me décocha indirectement pendant le dîner, me firent pressentir la tournure que la conversation devait prendre plus tard. L'impatience me gagnait: mais, quelque coupable que je me sentisse intérieurement envers Van-M***, je conservais toujours pour lui une sorte d'attachement respectueux qui m'empêcha de répondre comme je l'aurais fait sans doute, si je n'avais suivi que la violence de mon humeur. Je restai donc assez maîtresse de moi pour ne pas manquer aux plus austères convenances; ce devoir me devint plus facile à remplir quand je m'aperçus qu'on ignorait entièrement ce que ma conduite avait de véritablement coupable. Aux reproches qu'on m'adressa bientôt sur mes inconséquences, ma légèreté, mon goût excessif pour la dépense, l'affection exclusive que je manifestais en toute occasion pour la société des Français, je ne fis que cette réponse: «Tant que Van-M*** ne désapprouvera pas ma conduite, tant que mes sociétés seront les siennes, que ses amis seront les miens, je ne croirai devoir réformer en rien ma manière de vivre, et je serai loin de me réputer aussi coupable que vous le prétendez.»
Le sang froid que je sus conserver, et qui paraissait tout-à-fait contraire à l'emportement bien connu de mon caractère, étonna mes juges, et mit fin à toute discussion entre nous. Je me retirai promptement: de part et d'autre on était plus mécontent que jamais. Dès mon arrivée à Amsterdam, mon premier soin avait été d'écrire à ma mère; elle ne m'avait point répondu. Cette sévérité, juste et méritée sans doute, était cependant venue bien mal à propos. Mon cœur, habitué à une grande indulgence, avait été profondément blessé d'une rigueur tout-à-fait nouvelle. Puisque Van-M*** ne paraissait pas mécontent de moi, personne, à mon avis, n'avait le droit de se montrer plus sévère que lui; je me faisais ainsi un petit code d'ingratitude et de mauvaise foi, à l'aide duquel j'espérais échapper à ma conscience.
CHAPITRE XII.
Un aveu.—Excès d'indulgence de Van-M***.—Sentimens que cette indulgence fait naître en moi.—Résolution qui en est la suite.
En sortant de la maison où j'avais été pendant plus de trois heures exposée à des regards sévères, à des interpellations qui ne l'étaient pas moins, j'éprouvais le besoin de la solitude. Je rentrai aussitôt chez moi, et je renonçai au projet que j'avais eu de faire des visites dans la soirée. À mon retour on me remit une boîte qui était arrivée, pendant mon absence, de Dampierre-le-Château: mes mains tremblèrent en touchant cette boîte; j'ordonnai de ne laisser entrer personne, et je courus m'enfermer dans mon appartement.
Comment expliquer le bouleversement qui s'était opéré en moi au seul nom de Dampierre-le-Château, à la seule vue de l'adresse tracée de la main de Marescot! Mille souvenirs bien tristes, mille pressentimens sinistres oppressaient à la fois mon cœur; je respirais à peine. En entrant dans ma chambre je me jetai sur un siége, accablée de l'idée que cette boîte contenait le dernier gage d'amour, peut-être le dernier adieu de l'homme que j'avais tant aimé. Je n'osais ni regarder ni ouvrir la boîte. Prosternée à deux genoux, je la presse avec un mouvement convulsif contre mon sein, d'où s'échappent des cris de douleur. Il semblait que ma passion fût réveillée tout à coup par la pensée que j'avais perdu pour toujours celui qui en avait été l'objet.
Je revins à moi dans les bras de Van-M***, qui me prodiguait les noms les plus doux et les plus tendres caresses. M'arracher de ses bras, tomber à ses pieds, tel fut mon premier mouvement, et mon premier cri: «Ah! laissez-moi, laissez-moi; je suis indigne de vous! Cachez ma honte à ma malheureuse mère.» Van-M*** me relève doucement et me serre contre son cœur. Hélas! déjà il n'ignorait plus rien: un bracelet et une lettre contenus dans la boîte qu'il venait d'ouvrir lui avaient tout appris. Muette, baignée de larmes, anéantie par mes remords, tremblant de tous mes membres, je crus que j'allais mourir; ma voix était étouffée par les sanglots. Van-M*** me place sur un fauteuil, et me tenant toujours entourée d'un de ses bras, de l'autre main il attire une chaise et s'assied près de moi. Je me dégage une seconde fois; alors saisissant mes deux mains, il les écarte de ma figure, les retient serrées dans les siennes, et prononce ce seul mot: «Elzelina!» Effrayée de l'altération de sa voix, je relève la tête, en écartant par ce brusque mouvement mes cheveux épars qui me voilaient tout entière, et je jette un cri d'effroi à la vue de la pâleur qui couvrait ce beau visage, et de la tristesse profonde qui se peignait dans tous ses traits. Les reproches les plus amers, la sévérité la plus inexorable n'auraient jamais produit sur moi un effet aussi terrible que la douleur où paraissait plongé le malheureux Van-M***.
Il devina ce qui se passait en moi, pressa encore une fois sur son cœur ma tête brûlante, et déposa un baiser sur mon front: «Elzelina, dit-il, gardons un silence éternel sur cette affreuse découverte. Je suis aussi coupable que vous: votre mère m'avait averti des dangers auxquels j'allais vous exposer… Je ne l'ai point écoutée; Elzelina, elle doit tout ignorer. Ainsi point d'éclat, point de changement dans notre manière de vivre… Agir autrement, ce serait nous exposer de plus en plus aux traits de la médisance.»
Les larmes ruisselaient de mes yeux tandis qu'il parlait. Oh! j'aurais voulu que la terre s'entr'ouvrît pour m'engloutir: «Ma tendre amie, ajouta-t-il, fiez-vous à moi du soin de vous rendre avec le temps le repos et le bonheur: oui, tu trouveras toujours en moi le meilleur et le plus indulgent ami. Demain nous nous occuperons d'aller passer quelques jours dans la retraite. Ah! tu ne dois pas craindre de te trouver seule avec moi! Tu n'as rien perdu de tes droits sur mon cœur; tu seras toujours ce que j'aime le plus au monde, celle en qui repose mon seul espoir de bonheur.»
Je voulus balbutier quelques mots de réponse; mais il posa sa main sur ma bouche, et m'attirant de nouveau sur son sein, il me dit pour me consoler, tout ce que l'amour le plus vrai peut trouver de plus persuasif et de plus tendre. Toutes ces consolations étaient vaines; chacune de ces paroles si pleines de bonté donnait une nouvelle force à mes remords. Van-M*** ne me croyait qu'égarée par un délire passager, mais je me sentais criminelle. Cependant j'étais attendrie de l'entendre répéter sans cesse qu'il ne survivrait pas à une séparation que je regardais, moi, comme nécessaire et inévitable, et sur laquelle j'avais risqué en tremblant quelques mots. Je l'écoutais sans oser lever les yeux sur lui; mais je me promettais intérieurement de ne plus l'affliger en reproduisant une idée qui lui faisait horreur, de tout faire pour mériter à l'avenir son estime et sa confiance, et de devenir la meilleure des sœurs si je n'étais plus digne d'être son épouse.
Telles étaient les pensées qui m'agitaient; mon état commençait toutefois à devenir moins pénible. Van-M*** était plein de délicatesse; malheureusement il était dans l'âge où les passions exercent le plus d'empire. La vue d'une femme jeune et belle, que sa douleur embellissait peut-être encore, le conduisit bientôt de l'attendrissement excité sans doute par une généreuse pitié à ce sentiment qui, chez les hommes, ressemble tant à l'amour. Mais dans la disposition où j'étais, les témoignages de cet amour me paraissaient une insulte à mon désespoir, un doute offensant sur la sincérité de mes remords, la preuve d'une indifférence injurieuse pour des torts qui, une fois connus, devaient séparer l'époux de celle qui l'avait déshonoré.
Je reculai avec effroi; et repoussant Van-M***, je me jetai à ses pieds, les mains jointes, et, comme emportée par une force irrésistible, je m'écriai, hors de moi: «Vous croyez que mon imagination seule s'est égarée? Eh bien! non; je suis tout-à-fait coupable: laissez-moi fuir, laissez-moi me cacher; une séparation éternelle, voilà ce que j'implore, et ce que j'attends de vous.»
Mon action, la véhémence de mes paroles, rappelèrent Van-M*** à lui-même: il m'obligea à me relever, et me replaça sur mon fauteuil. Il allait et venait dans la chambre avec beaucoup d'agitation; pour moi, je continuais de pleurer en silence. Van-M*** s'assied enfin à mes côtés, et, avec l'accent le plus tendre, il me prie de lui pardonner d'avoir ajouté à mon affliction: «Elzelina? ajouta-t-il d'un ton plein de douceur, je me soumettrai à tout ce que tu exigeras de moi; mais, je t'en conjure, ne prends en ce moment aucune résolution définitive; demain tu pourrais t'en repentir: nous avons devant nous un si long avenir! Permets-moi d'espérer que le bonheur n'est pas encore entièrement perdu pour tous deux: surtout, qu'on ne me parle plus de séparation.» Il pressa encore une fois ma main sur son cœur, sonna ma femme de chambre, et, après m'avoir recommandée à ses soins, il me quitta.
Van-M*** avait laissé la fatale boîte sur la table. Cette vue était un supplice pour moi; mais, pour l'écarter de mes yeux, il eût fallu y toucher. Cet effort était au dessus de mon courage; je détournai les yeux en continuant de verser des larmes amères. Je passai la nuit entière à pleurer: ce n'était pas l'instinct d'une vaine curiosité qui ramena malgré moi, pendant cette longue nuit, mes regards sur la boîte que je pouvais apercevoir de mon lit. Cette boîte renfermait peut-être un portait, peut-être un autre gage d'amour envoyé par Marescot à ses derniers momens… L'incertitude m'était affreuse: j'avais depuis long-temps cessé d'aimer celui dont l'imprudence venait de causer tant de mal, mais je ne pouvais encore oublier combien il m'avait été cher. Cependant j'eus le courage d'endurer ce supplice, et ma main ne s'étendit pas une seule fois jusqu'à cette boîte sur laquelle mes yeux se reportaient involontairement à chaque minute. Le lendemain Van-M*** passa une grande partie de la matinée près de moi: j'étais sérieusement indisposée, et notre porte fut fermée à tout le monde. Cette infraction aux usages bien connus de notre maison dut étonner bien des gens, car personne n'ignorait que Van-M*** était de retour depuis l'avant-veille. Il s'était aperçu de l'impression fâcheuse que la vue de la boîte produisait sur moi: il avait pu se convaincre également qu'elle était restée dans l'état où il l'avait laissée lui-même. Il l'emporta; mais dans la journée, comme j'étais avec lui dans son cabinet, où il m'avait priée de le suivre, afin, disait-il, que je ne me séparasse jamais de lui, il me la remit en me disant: «Elzelina, c'est à toi d'ordonner ce que j'en dois faire.» Je la pris d'une main tremblante, et je la plaçai dans le double-fond de son secrétaire. «Ne serait-il pas plus prudent, reprit-il, d'anéantir cette boîte avec tout ce qu'elle contient?—Elle est à vous,» répondis-je sans hésiter; et aussitôt la boîte fut livrée aux flammes.
Vers le soir mon abattement augmenta. L'attention de Van-M*** à me considérer, ses questions d'abord détournées, et bientôt plus positives, me firent juger qu'il me soupçonnait de feindre une indisposition beaucoup plus grave que celle dont j'étais réellement atteinte. Je m'attachai à détruire cette opinion, et quoique je lui eusse demandé comme une grâce de me traiter désormais en sœur, il n'en redoubla pas moins de caresses pour moi. Ces caresses, je les repoussais toujours; je ne pouvais intérieurement pardonner à Van-M*** l'oubli si prompt d'une faute qui aurait dû lui inspirer pour moi sinon la plus profonde aversion, du moins la plus complète indifférence. J'étais sans doute injuste envers lui, mais il me semblait que j'étais rabaissée au rang d'une maîtresse. Cette idée fermenta dans ma tête; elle acheva de m'aveugler sur la détermination que j'avais prise dès le moment où mon fatal secret avait été découvert; je résolus irrévocablement de quitter ma mère et mon mari, dût cette résolution entraîner pour moi la perte de tous les avantages de ma naissance et de ma fortune.
Le surlendemain du retour de Van-M***, il reçut la visite de quelques membres de sa famille: on ne manqua pas de lui répéter tout ce qu'on m'avait dit à moi-même sur l'imprudence de ma conduite; on se plaignit du peu de docilité avec laquelle j'avais paru écouter des représentations amicales. Les accusations dont j'étais l'objet reposaient sur des ouï-dire bien vagues et des allégations bien légères: cependant on pressait mon mari d'employer envers moi la plus grande rigueur; et lui, qui savait toute la vérité, s'obstinait à me protéger contre les moindres soupçons; il ne montrait qu'une généreuse indulgence. Il plaidait ma cause avec toute la chaleur qu'il aurait mise à me défendre s'il eût été convaincu de mon innocence. Ses efforts pour dissiper les préventions qu'on avait justement conçues contre moi ne servirent qu'à leur donner une nouvelle force, et chacun se retira en lui annonçant qu'avant peu je l'abreuverais de honte et de douleur. Il était dans ma destinée d'accomplir cette funeste prédiction.
Van-M*** mettait tout en œuvre pour effacer de mon esprit jusqu'aux moindres traces du passé; mais tous ses efforts étaient vains, et chaque jour me confirmait dans ma résolution d'abandonner pour toujours mon pays et ma famille. Il m'avait témoigné le désir d'aller passer quelque temps dans une terre qu'il possédait à Broeck[8], et si nous avions pu partir sur-le-champ soit pour cette terre, soit pour aller retrouver ma mère, ou entreprendre avec elle le voyage d'Italie, j'aurais encore pu être sauvée; le temps, la constante bonté de Van-M***, les sages conseils de ma mère, m'eussent certainement rendue à la raison. Mais Van-M*** aimait trop son pays, il était trop occupé des affaires publiques pour faire aucun sacrifice à ses affections particulières et à son bonheur personnel. Son esprit était juste, son caractère ferme dans tout ce qui ne le regardait pas personnellement. Dès qu'il s'agissait de lui-même, ou de moi, son aveuglement et sa faiblesse ne connaissaient point de bornes. Il ne pouvait en ce moment s'absenter d'Amsterdam sans nuire aux affaires importantes dont il était chargé. D'un autre côté, il ne voulait, sous aucun prétexte, se séparer de moi, ni m'envoyer à ma mère, dont il redoutait la sévérité; et ce fut ainsi qu'il me retint près de lui, persuadé qu'il saurait bien seul me consoler et me réconcilier avec moi-même.
CHAPITRE XIII.
Noomz, poète hollandais.—J'exécute mon projet de fuite.—Mes lettres à
Van-M*** et à ma mère.
Une fois le retour de Van-M*** bien connu, il était naturel que rien ne parût changé au train ordinaire de sa maison; il me fit de nouveau sentir la nécessité de reprendre notre manière de vivre habituelle. Sur-le-champ il m'annonça l'intention de donner dès le surlendemain un grand dîner et un bal, en me conjurant, au nom de son repos et de son bonheur, de faire, comme de coutume, les honneurs de sa maison. Je me soumis à ce qu'il désirait de moi; mais ce fut pour la première fois peut-être que je m'occupai avec une sincère répugnance du soin de ma parure. Sans cesse poursuivie par l'idée que mon mari ne me considérait plus que comme une maîtresse, je me trouvais humiliée des témoignages d'une tendresse qui ne pouvait plus être fondée sur l'estime; je sentais en moi-même que cette tendresse me pesait, et que j'étais poussée par une force irrésistible à la payer de la plus noire ingratitude. Van-M*** avait deviné, sans doute, et ma répugnance pour cette fête, et mon indifférence pour ma parure: aussi donna-t-il tous ses soins à diminuer pour ce jour tous mes embarras domestiques, et la richesse de ses nouveaux dons suppléa à l'insouciance de ma coquetterie. Jamais, sans que je l'eusse cherché, la toilette n'avait fait aussi bien ressortir les avantages que je tenais de la nature. Au dîner comme au bal, Van-M*** paraissait heureux d'entendre louer unanimement ma beauté. Je l'avouerai à ma honte, la fumée de l'encens que je respirais de toutes parts dissipa bientôt ma mélancolie, le chagrin et le repentir firent bientôt place à d'autres sentimens. Entourée d'une foule de jeunes gens, objet des hommages de tout ce qu'il y avait d'hommes distingués dans notre réunion, je ne résistai point aux illusions de la vanité, et je résolus de ne plus vivre que pour de tels succès, puisque je n'avais pas su m'assurer, par une conduite irréprochable, un bonheur plus tranquille et plus vrai. Au nombre de nos convives était un poète hollandais distingué, M. Noomz[9]; il avait souvent entendu parler de moi, mais il me voyait alors pour la première fois. Je crus m'apercevoir qu'il m'observait avec attention, et que j'étais le sujet de la conversation dans le groupe dont il faisait partie. Par suite de ce sentiment qui m'a toujours portée à rechercher les gens de lettres et les artistes célèbres, je m'approchai de lui, et je lui témoignai le plaisir que j'éprouvais à faire sa connaissance: nous causâmes long-temps ensemble; je lui parlai de ses vers et du talent avec lequel il avait su plier aux lois de la poésie une langue rude et dépourvue d'harmonie. Noomz me parut bon, aimable et sensible; il me félicita d'être née en Italie et de conserver, au milieu d'un monde tout occupé de spéculations positives, un goût aussi vif pour les jouissances idéales des lettres et des arts. J'appris plus tard que Noomz avait parlé de moi à plusieurs personnes dans les termes les plus flatteurs: peu d'instans avaient suffi pour lui faire connaître à fond mon caractère, et il avait tiré de moi un horoscope dont je rapporterai ici les principaux traits, parce qu'ils s'accordent merveilleusement avec les événemens étranges et les vicissitudes de ma vie.
«Madame Van-M***, avait-il dit, me paraît réunir beaucoup de grâces et de beauté, une âme sensible et un esprit élevé; mais je crains que son imagination ne soit trop ardente, son caractère trop indépendant, pour qu'elle puisse jamais trouver le bonheur dans l'accomplissement des devoirs d'épouse. On n'aurait pas dû la marier: riche, libre et protégée par un beau nom, elle se serait peut-être livrée à l'étude, elle aurait pu développer les dispositions naturelles qui l'appellent à la culture des lettres et des arts. Son âme se peint dans ses regards, et ces regards n'annoncent point qu'elle puisse supporter la monotonie de la vie ordinaire, ou qu'elle soit destinée à goûter jamais la félicité domestique. Aujourd'hui elle cherche dans les plaisirs cette félicité dont le besoin est dans son âme: je désire me tromper; mais je crains pour Van-M*** la violence des passions de sa femme.
Huit jours après on lui apprit ma fuite! Le surlendemain du bal, je reçus la visite du jeune D***, Hollandais, aide-de-camp du général Kellermann; il était ami intime de Marescot, et m'apportait une lettre de lui. J'étais trop joyeuse d'apprendre que mes inquiétudes sur la vie de ce général étaient sans fondement, pour m'offenser de l'indiscrétion qu'il commettait en m'écrivant par la voie d'un tiers: d'ailleurs la lecture de cette lettre le justifiait complètement à mes yeux. Il se plaignait de mon long silence, et me témoignait la crainte qu'une boîte qu'il m'avait adressée de Dampierre-le-Château ne me fût point parvenue; il me marquait encore que les devoirs du service l'avaient récemment appelé à Paris, et l'y retiendraient probablement quelque temps.
On me pardonnera de le répéter encore, cette première passion était depuis long-temps éteinte dans mon cœur: cependant je ne reçus pas sans émotion ce souvenir d'un homme que j'avais si tendrement aimé. Sans m'être positivement arrêtée encore à aucun parti, j'étais certaine maintenant de trouver un protecteur, si j'en avais besoin. Je n'hésitai bientôt plus à me dérober au supplice que je trouvais à vivre près de l'homme que j'avais si cruellement offensé, et à recevoir chaque jour les preuves d'une tendresse que je ne pouvais plus partager.
Je suis naturellement très désintéressée: née au sein de l'opulence, mariée à un homme dont la fortune surpassait encore celle que je pouvais attendre de ma famille, j'ignorais alors le prix des richesses. Je renonçai donc sans aucun regret à l'opulence de Van-M***, et je ne voulus garder aucun des présens dont il m'avait comblée pendant la durée de notre union. Ma dot était de soixante mille florins[10]; mon mari n'avait pas voulu que ma mère se dessaisît du capital, et elle nous en payait seulement l'intérêt à un taux modique; mais elle m'avait donné, le jour de mon mariage, ses dentelles et ses diamans, évalués à cent trente mille florins. Je résolus d'emporter seulement ce que je regardais comme ma propriété personnelle, et mille ducats en argent comptant, que je devais encore à la générosité de ma mère.
Il semblait que le hasard se plût à favoriser mon projet, en écartant d'avance tous les obstacles qui auraient pu m'arrêter. Van-M***, obligé de s'absenter d'Amsterdam pendant deux jours, me pria d'aller passer ces deux jours à notre maison de l'Amstel; il m'annonça qu'il viendrait m'y prendre pour me conduire à Sgravsand, de la maison de campagne même où plus anciennement j'avais si bien réussi à le tirer des mains des Anglais. Je promis tout ce qu'il me demanda de promettre: qu'on veuille bien m'épargner les détails; il suffira de dire que je ne perdis pas un seul instant pour faire mes préparatifs. Je serrai dans une cassette les diamans et les dentelles que je tenais de ma mère, ainsi que les mille ducats que je regardais comme m'appartenant en propre; je remplis une malle de mon linge et de quelques vêtemens; j'adressai ensuite le tout à Utrecht, à l'hôtel du Mail, avec une lettre à l'hôte, pour le prévenir de ma prochaine arrivée. Je me rendis ensuite à la maison de l'Amstel; et ce fut de là que je partis, à la nuit tombante, par une porte du jardin près de laquelle m'attendait une chaise de poste.
Avant de quitter pour jamais la maison de mon mari, je rédigeai et je lui adressai un aveu complet de tous mes torts envers lui et une renonciation à tous mes droits, avec promesse de ne plus porter et de ne jamais signer à l'avenir un nom dont je me reconnaissais indigne. À ces deux pièces étaient jointes deux lettres, l'une pour mon mari, l'autre pour ma mère; la première était ainsi conçue:
«Lorsque vous jetterez les yeux sur ce papier, un éclat scandaleux aura mis entre vous et moi une distance qu'il ne sera plus possible de franchir: la juste sévérité de l'opinion.
«Ne me maudissez pas: je me savais indigne de vous; je ne pouvais vous appartenir davantage sans me rendre méprisable à mes propres yeux. Vous-même vous m'eussiez dédaignée, du moment où, cessant d'être ébloui par ce qu'on veut bien appeler ma beauté, vous auriez commencé à vous repentir de votre indulgence pour des torts dont la gravité vous est entièrement connue.
«Van-M***, cette indulgence vous couvrirait désormais de honte aux yeux du public: dois-je le dire? elle vous rendrait peut-être moins estimable à mes yeux.
«Oh! pardonnez-moi: je sais tout le chagrin que je vais vous causer; et cependant il est au-dessus de mes forces de rester près de vous, sachant combien je suis désormais indigne d'être votre compagne. Vous savez vous-même comment votre amour et votre confiance ont été récompensés. Voyez-moi telle que je suis, et arrachez de votre cœur jusqu'au souvenir d'une femme criminelle; abandonnez-vous tout entier à ce que vous inspire de généreux l'amour du bien public et de votre patrie.
«Van-M***, comme je sais que je n'ai rien à redouter de vous, je ne chercherai point à vous dérober mes traces. Mon projet est de passer quelque temps à Paris, d'y vivre sous un nom emprunté, et de me consacrer à l'étude et aux arts. Je pars seule; personne ne m'accompagne, et je ne vais retrouver personne. L'aveu que je fais doit vous prouver que je n'ai point perdu une qualité que vous aimiez en moi, la franchise. Je veux penser surtout que vous ajouterez foi à cette dernière assertion.
«Grâce, encore une fois! j'ai besoin de vivre indépendante; la fougue de mon caractère m'aurait toujours empêchée de vous rendre heureux et de trouver moi-même le bonheur dans un lien respectable. Je me connais, je me juge; et c'est par ce motif même que je m'arrache à votre amour.
«Les papiers que vous trouverez joints à cette lettre dans mon secrétaire vous laissent maître absolu d'une fortune qui ne m'appartient plus. Si le malheur vient à m'atteindre, c'est de vous seul que j'implorerai secours et protection: je m'estimerai toujours heureuse de dépendre absolument de votre bonté: ah! croyez-le bien, quoique j'aie si mal répondu à votre tendresse.
«Si vous me permettez de disposer des objets[11] relatés dans une petite note que vous trouverez jointe à cette lettre, ce sera une consolation pour moi de penser que je vous ai une obligation de plus.
«Van-M***, je n'ai pas besoin de vous recommander ma malheureuse mère: il ne lui reste plus que vous, que vous seul; elle ne perd en moi qu'une fille indigne d'elle… Cependant elle me pleurera: je vous en supplie, consolez-la.
«Dès que je serai arrivée au terme de mon voyage, je vous instruirai de ma demeure. Bien certaine de votre cœur, je ne dois craindre aucune tentative qui déshonorerait l'époux; et j'apprécie trop vos bontés passées pour jamais me dérober à l'ami: veuillez permettre que je vous donne encore ce titre.
«ELZELINA VAN-AYLDE-JONGHE.»
Voici maintenant la lettre que j'écrivis à ma mère:
«C'est à genoux devant l'image de mon père que j'ose implorer de vous pardon et pitié. Vous ne m'avez jamais donné que des exemples de vertu, et cependant j'ai violé tous les devoirs que j'avais à remplir envers le meilleur des époux. Également indigne désormais de vous et de lui, je n'ai pas voulu ajouter à tant de torts celui de faire éclater ma honte aux lieux mêmes où j'ai vécu long-temps pure et honorée, où vous-même, ma mère, vous êtes entourée de tant de respect. Ne me regrettez pas; mais ne m'accablez pas de votre malédiction. Van-M*** vous reste… Je vous demande grâce à tous deux.
«Vous avez eu jadis le bonheur d'enrichir votre mari: ce n'est donc pas devant vous, ma mère, que je chercherai à justifier ma renonciation à une fortune sur laquelle je ne me reconnais plus aucun droit. Vous savez ce que Van-M*** a fait pour réparer vos pertes autant qu'il était en lui. Ce que je fais aujourd'hui me semble un juste témoignage de reconnaissance, et je me flatte que vous ne me désapprouverez pas. Ma mère verra du moins que mes égaremens n'ont pas détruit en moi tous les bons sentimens qu'elle n'a jamais cessé de m'inspirer. «En donnant une preuve de désintéressement, je ne fais qu'imiter son exemple et suivre ses principes.
«La famille de mon mari et la mienne doivent ignorer le lieu de ma retraite; mais Van-M*** et vous, ma mère, vous en serez toujours instruits. Je me jette encore une fois à vos pieds, que j'arrose de mes larmes.
«ELZELINA.»
Mes remords n'étaient point affectés. On pourrait douter de leur franchise en me voyant persévérer dans une résolution dont le scandale allait m'ôter tout espoir de retour dans ma famille et dans le pays que j'avais si long-temps habité: mais ces remords prenaient moins leur source dans la conviction de mes torts que dans celle de la douleur que j'allais causer à mon mari et à ma mère. Je n'avais pas dix-sept ans, et déjà je m'étais habituée à regarder comme chimériques tous les devoirs qui m'étaient imposés. Noomz ne m'avait que trop bien jugée: non, je n'étais point faite pour la vie domestique, je ne pouvais pas renfermer ma vie dans un cercle d'habitudes paisibles. Il y avait et il y a encore dans ma tête, malgré mon âge, un besoin d'activité, d'agitation et d'indépendance qui m'a toujours fait un tourment de ce qui ressemble à une habitude, à un devoir, à une règle établie. Si Van-M*** n'avait point été mon époux, son indulgence m'aurait enchaînée à lui pour la vie, parce que, libre de me séparer de lui, je n'aurais pas eu à craindre qu'il se méprît sur la source de mon amour. Mais unie à lui par un lien indissoluble, la mort m'eût paru préférable à l'humiliante position où mes fautes m'avaient placée.