Mémoires d'une contemporaine. Tome 1: Souvenirs d'une femme sur les principaux personnages de la République, du Consulat, de l'Empire, etc...
CHAPITRE XIV.
Arrivée à Utrecht.—Les parens de ma mère.—Persécutions auxquelles je me vois exposée.—Je vais me placer sous la protection du général Moreau.
Pendant les deux ou trois premières heures qui suivirent le moment de mon départ, j'éprouvais une violente agitation et je versais des larmes abondantes. Mais bientôt mon esprit se créa des sophismes propres à le calmer; et lorsque je descendis à l'hôtel du Mail, j'étais déjà parvenue à me persuader que la nécessité m'avait fait une loi de la fuite, et qu'en quittant mon époux je sacrifiais ma réputation au besoin d'assurer son repos et mon bonheur.
Nous étions trop connus à Utrecht pour que mon arrivée dans cette ville pût rester long-temps ignorée. On ne fut pas surpris de me voir arriver sans Van-M***; on connaissait la liberté dont nous aimions à jouir vis-à-vis l'un de l'autre, mais on dut s'étonner de me voir arriver sans être suivie d'un seul domestique, et cependant précédée d'une malle qui annonçait le projet d'un long voyage, ou du moins d'un séjour quelconque loin de mon mari. J'étais en outre revêtue de mes habits d'homme: je les avais pris pour la première fois dans la campagne de 1792, et depuis cette époque je m'en étais souvent revêtue, soit dans nos parties de plaisir, soit dans nos voyages. On glosa donc beaucoup sur ma brusque arrivée, et les soupçons allèrent à la fois si vite et si loin, que dès le lendemain même je reçus la visite d'un oncle maternel.
Sûre de trouver toujours dans Van-M*** un protecteur contre toutes les persécutions qu'on voudrait me susciter, je déclarai sans balancer que j'avais quitté mon mari pour vivre libre et indépendante. Ce langage irrita violemment mon oncle, et, d'un ton d'autorité, il me menaça d'employer la force pour me contraindre à rentrer dans le devoir. Je répondis avec hauteur que mon parti était bien pris, qu'il pouvait se dispenser de toutes remontrances, et que ses menaces étaient vaines.
J'éprouverais un plaisir bien grand à braver ce vieillard. M. le comte Van-Perpowy s'était opposé jadis avec une opiniâtreté invincible au mariage de ma mère avec le jeune comte de Tolstoy: il avait voulu la contraindre à s'unir avec un jeune homme dont il favorisait les prétentions; mais ma mère avait su résister à son influence. Il me quitta enfin, non sans maudire sa nièce de m'a voir mariée à un marchand[12], dont la faiblesse n'avait pas su me contenir dans le devoir, et qui déshonorait par ses opinions politiques l'illustre famille à laquelle il s'était allié.
On écrivit sur-le-champ à Amsterdam, et l'on excita ma pauvre mère à déployer la plus grande sévérité; mais Van-M*** s'opposa formellement à toute mesure de rigueur. Sa famille voulait qu'on courût sur mes traces, pour m'atteindre et me faire enfermer. Ma mère avait consenti. Van-M*** déclara que jamais il ne donnerait les mains à un tel projet, et qu'il ne souffrirait pas davantage qu'on lui parlât de divorce; qu'en un mot, loin de chercher à m'exaspérer par des procédés violens, il voulait s'efforcer de me ramener à lui par la douceur. Un mot de sa bouche aurait suffi pour que la loi prononçât notre séparation éternelle; il avait dans ses mains l'aveu écrit de mes fautes, et il aurait pu s'en servir. Sa famille ignora long-temps qu'il fût possesseur d'une pièce aussi importante. Ma fuite était le seul grief important qu'elle pût élever contre moi. Van-M*** ne permit pas qu'on entreprît rien pour m'arrêter. Je l'ai senti bien des fois depuis cette époque: si j'avais connu l'excès de sa générosité avant de recourir à une protection étrangère, je serais allée me jeter à ses pieds pour lui demander mon pardon; je l'aurais suivi dans l'exil volontaire qu'il s'imposa bientôt lui-même, et je lui aurais peut-être encore rendu le bonheur dont je le privais pour toujours.
Van-M*** était parti directement et sans délai pour Paris, dans l'espoir de m'y trouver: il n'avait pas pensé que je m'arrêterais à Utrecht. Mon premier soin avait été d'écrire au général Grouchy, alors absent de cette ville. Le colonel Meynier, dès qu'il avait su mon arrivée, s'était empressé de venir me voir. Je dois le dire à l'honneur de sa délicatesse et de sa droiture, il parut douloureusement affecté quand je lui appris par quelle suite d'événemens je me trouvais à Utrecht, et la fatale détermination que j'avais prise. Avec toute la franchise d'un brave militaire et d'un honnête homme, il me donna tous les conseils que pouvait dicter la saine raison, et il me présenta sans ménagemens le tableau du triste avenir que je me préparais. Plusieurs jours de suite il réitéra ses remontrances. Enfin, me voyant si résolue, il cessa de revenir sur ce sujet, et s'abandonna au plaisir qu'il paraissait trouver dans ma société.
Le comte Van-Perpowy n'avait pas manqué de répandre dans la ville les bruits les plus défavorables sur mon compte. Certaine d'avance d'être reçue partout avec une grande froideur ou du moins avec une politesse dédaigneuse, je me dispensai de toute visite. Je sentais intérieurement combien étaient fondés les reproches qu'on pouvait me faire; mais j'étais soutenue par l'idée que du moins on ne pourrait jamais m'accuser de profiter des dépouilles de l'homme dont j'avais trompé l'amour et la confiance. Mes scrupules à cet égard ont été poussés si loin, que beaucoup d'hommes d'honneur, fort délicats eux-mêmes sur les moyens de s'enrichir, trouvèrent plus tard mon désintéressement romanesque. Lorsqu'après la mort de Van-M***, qui cessa quelques années plus tard de vivre et de souffrir, à Démérary, j'appris quelles avaient été ses dernières intentions en ma faveur, je me gardai bien d'intenter aucune action juridique pour faire valoir mes droits. Je consentis à tout ce que demanda de moi la famille de mon mari. Le général Moreau n'était certainement pas suspect de cupidité; et cependant il disait hautement que j'avais poussé le désintéressement jusqu'à la folie.
Il y avait déjà huit jours que j'étais à Utrecht, quand le général Grouchy revint de sa tournée dans laquelle l'avait accompagné madame Lin… Cette belle personne montrait l'indifférence la plus absolue pour l'opinion: elle n'avait pas, comme moi, quitté son mari; mais on ne l'en estimait guère plus; sa société était entièrement composée d'hommes et de quelques femmes qu'il eût mieux valu pour elle ne pas recevoir.
Grouchy vint me voir: il avait ouï dire que la famille de Van-M*** faisait des démarches pour me priver de ma liberté; il me parut ému et affligé de la position dans laquelle je m'étais placée. Je m'informai de Moreau, et du lieu où il se trouvait alors. En apprenant qu'il était à Menin, j'engageai Grouchy à lui faire passer une lettre dans laquelle je réclamais sa protection contre les parens de Van-M***. Je le savais trop bon, pour ne point accueillir ma demande. Grouchy consentit à ce que je désirais, et il m'annonça ce que l'on m'avait appris déjà, le départ de Van-M*** pour Paris.
À peine me trouvai-je seule qu'une terreur vague, mais qu'aucun raisonnement ne pouvait vaincre, vint s'emparer de moi: je résolus de suivre à l'instant ou plutôt de devancer ma lettre. Il n'était pas encore onze heures du matin; je demandai des chevaux de poste. Le colonel Meynier s'offrit pour m'accompagner dans mon voyage. Il courut demander au général en chef l'autorisation nécessaire pour cette courte absence: pendant ce temps j'écrivis à ma mère, je fis tous mes préparatifs, et à trois heures et demie nous étions en route avec une femme de chambre et un domestique que j'avais pris à Utrecht. L'agitation me devenait absolument nécessaire pour écarter de mon esprit toute réflexion fâcheuse. N'ayant pu former encore aucun plan de vie, je m'étais souvent trouvée embarrassée de mon temps pendant les huit jours qui venaient de s'écouler: je ne savais comment remplir mes momens, naguère constamment occupés par les devoirs de la société ou les soins de ma maison. La solitude m'était insupportable.
Le colonel Meynier me quitta à une demi-journée de Menin. Avant d'entrer dans cette ville, je fis prendre les devans à mon domestique, et je l'envoyai avec un billet de ma main chez madame ***, veuve d'un colonel mort au service de la Hollande, et que j'avais beaucoup connue. L'aimable dame vint au devant de moi; Van-M*** lui avait rendu quelques services, et j'eus le bonheur de trouver en elle une amie dévouée. Elle me plaignit, me consola, tout en blâmant ma conduite avec douceur. Lorsqu'elle sut que mon intention était de me placer sous la protection spéciale du général Moreau, malgré l'estime qu'elle professait pour lui, elle me représenta avec force l'inconvenance de cette démarche. Moi, j'étais toujours dans une espèce de délire qui ne me permettait d'écouter aucun conseil raisonnable. Je ne voyais dans cette nouvelle inconséquence qu'un moyen très simple et très louable de me soustraire aux persécutions dont je pourrais être l'objet: je fis prier le général de vouloir bien passer chez madame ***.
À ma vue, il témoigna une joie vive et sincère; mais cette joie fit place à la plus douloureuse surprise, lorsqu'il apprit comment je me trouvais à Menin, et par quelle circonstance j'étais réduite à implorer sa protection: «Ah! madame, s'écria-t-il, qu'avez-vous fait? que je plains Van-M***! il vous adorait; il vous aime sans doute encore. Pardonnez à mes craintes, à mes inquiétudes: je ne sais comment vous les exprimer; mais j'aurais honte de penser qu'un de nos officiers ait pu vous entraîner à une si fatale imprudence.
«—Général, répondis-je, je suis venue seule implorer votre protection.
«—Elle ne vous manquera pas, madame; mais je vous supplie de ne pas vous perdre entièrement. Écrivez à votre époux, madame; écrivez-lui, je vous en conjure.»
Il me regardait d'un air suppliant et serrait mes mains dans les siennes. Mon cœur était oppressé: ses paroles avaient réveillé mes remords. Touchée jusqu'aux larmes de ce qu'il me dit encore en faveur de Van-M***, je laissai échapper une partie de mon secret: c'était le seul motif que je pusse alléguer pour ma fuite. Je fis cet aveu avec une franchise absolue, et l'expression de ce repentir auquel ne peuvent se méprendre les âmes élevées. Je rejetai sur une force irrésistible les torts dont je m'étais rendue coupable envers mon mari. Non seulement Moreau ne chercha plus à combattre la délicatesse du sentiment qui me faisait fuir le domicile conjugal, mais encore il devint sur-le-champ mon ami et mon protecteur zélé.
Heureuse et fière d'avoir obtenu son appui, je lui déroulai mes projets pour l'avenir; je lui exprimai avec une nouvelle force la confiance et la sécurité absolue que m'inspirait son caractère, et jamais depuis lors je n'entendis sortir de sa bouche une seule de ces objections, qui ne produisaient d'autre effet sur moi que de m'irriter sans me convaincre.
Le général Moreau n'était pas galant par caractère; la femme qu'il aurait le plus aimée n'aurait pu en faire un petit-maître. Mais c'était un ami sûr, dévoué à ceux qu'il aimait, et toujours prêt à donner de nouvelles preuves de son affection et de son dévouement. Je lui avais plu dès qu'il eut occasion de me rencontrer et de me connaître. Avec les étrangers ou les gens qu'il voyait rarement, Moreau paraissait froid et réservé; dans l'intimité, il avait beaucoup de charme, et sa conversation décelait un esprit cultivé, mais dénué de toutes prétentions. Il fallait, pour ainsi dire, aller toujours au devant de lui, et chercher à échauffer son âme. Quelques jours passés dans sa société m'avaient suffi pour étudier et connaître son caractère; je lui racontais tout ce que j'avais vu sur les champs de bataille, où j'avais été entraînée de si bonne heure. Il aimait à me faire des questions sur ses rivaux de gloire, et les noms de Hoche, Dumouriez, Dampierre, Marceau, venaient se placer dans nos entretiens. Il estimait à leur juste valeur les talens militaires du premier; le caractère du second lui inspirait une forte répugnance, mais ne l'empêchait pas de lui rendre, sous d'autres rapports, pleine et entière justice. Les deux autres lui paraissaient en tous points dignes de leur haute renommée. Je mettais dans toutes mes réponses l'énergie et la chaleur qui me sont naturelles. Ce qui frappa surtout Moreau, dans les premiers momens que je passai près de lui, ce fut, je m'en souviens, l'enthousiasme que je mis à lui raconter un trait de bravoure peu ordinaire, dont j'avais été témoin depuis l'entrée des Français dans la Hollande: le héros de mon récit était, autant que je puis m'en souvenir, un officier nommé Lévey; il venait d'être fait prisonnier, et se trouvait renfermé dans une cave sous la garde de six hommes. Il comprend, au bruit qu'il entend dans la rue, que les Français reprennent l'avantage; soudain il s'élance sur ses gardiens, leur arrache le sabre qu'ils venaient de lui enlever, et les fait tous prisonniers à son tour. Moreau était un excellent appréciateur de toutes les belles actions; il voyait avec plaisir mon admiration pour les prodiges de la valeur française; il aimait par dessus tout la gloire de son pays. Républicain par nature, et dans l'acception la plus rigoureuse de ce mot, il était simple dans son extérieur comme dans ses goûts; son désintéressement l'eût rendu digne des beaux siècles de Sparte et de Rome. Le mépris des chimères de la noblesse, le sang froid dans le danger, le courage invincible dans le combat, la haine du pouvoir absolu, tels étaient les traits dominans de son caractère. Ni les accusations qu'on a plus tard portées contre lui, ni même la mort qu'il a trouvée dans les rangs étrangers, n'ont jamais pu me porter à croire qu'il eût abjuré des principes qui lui étaient plus chers que la vie. En 1802, il voulut, je le sais, renverser un gouvernement qu'il abhorrait; mais l'ambition personnelle ou la jalousie n'entraient pour rien dans la haine qu'il avait vouée au chef de ce gouvernement. Bonaparte lui était odieux, non parce que son génie avait déjà contribué si puissamment à l'illustration des armes françaises, mais parce qu'il voulait relever le trône pour s'en emparer. Quoi qu'on en ait pu dire, Moreau repoussa toujours de tous ses vœux le rétablissement de la monarchie en France, soit que la monarchie adoptât la bannière républicaine, soit qu'elle se parât des couleurs de l'ancien régime. On me pardonnera de porter sur ce capitaine illustre un jugement opposé peut-être en bien des points à celui de bien des hommes qui ne l'ont pas connu comme moi. Mais le souvenir de l'affection dont il m'honora, et le respect que je conserverai toujours pour sa mémoire, me font une loi de rendre hommage à la vérité.
CHAPITRE XV.
Départ de Menin.—Rencontre sur la route.—Humanité de
Moreau.—Kehl.—Je me rends à Paris.—Talma.
Mon intention n'avait jamais été de m'arrêter long-temps à Menin. Je brûlais de me rendre à Paris: sans prévoir aucunement les séductions dont je pourrais être entourée, les plaisirs qui pourraient m'y être offerts, je voulais vivre dans la retraite, et consacrer mon temps à l'étude et aux arts. Un matin donc j'allais demander à Moreau une lettre de recommandation pour l'un de ses amis de Paris, afin de faciliter mon établissement dans cette ville, lorsque le général entra lui-même chez moi: il venait m'annoncer qu'à l'instant même il avait reçu l'ordre de se rendre à Kehl pour prendre le commandement de l'armée à la place du général Pichegru. Sans m'en douter, je me trouvais déjà enchaînée à son sort; je n'avais pas su résister aux témoignages de dévouement et d'amour qu'il m'avait prodigués depuis mon arrivée à Menin; j'étais fière des sentimens que j'inspirais à un tel homme: je ne refusai donc point de le suivre. J'allais de nouveau me trouver au milieu des camps; je ne pouvais manquer d'assister à de nouveaux combats. Cette existence aventureuse plaisait à mon imagination romanesque, et ce voyage, qui pouvait m'exposer à quelques dangers, n'était pour moi qu'une partie de plaisir. Le nom de Pichegru vint naturellement se placer dans la bouche de Moreau: il professait pour ce général une amitié sincère; mais je ne pus dissimuler l'antipathie qu'il m'inspirait depuis la dernière conversation que nous avions eue ensemble à Bois-le-Duc: «Vous êtes trop juste, me disait Moreau, pour juger aussi légèrement un homme tel que Pichegru; vous êtes trop généreuse pour persévérer à son égard dans des préventions que je crois mal fondées. Peut-être pourrai-je le justifier plus complètement un jour à vos yeux. Si dans ce moment il ne vous paraît pas digne de vos bonnes grâces, vous trouverez à Kehl, en assez grand nombre, des hommes tout-à-fait dignes de votre estime et de votre admiration. Vous allez revoir Saint-Cyr, Lecourbe et Sainte-Suzanne, que vous connaissez déjà; le jeune Delmas, que vous n'avez point encore vu. Dieu veuille qu'aucun de ces braves officiers ne m'enlève votre affection! Admirez, madame, mais n'aimez personne que moi.»
Je ne lui répondis que par un regard et un sourire; mais j'étais heureuse de le voir si tendre pour moi. Le lendemain, vêtue en homme, avec la cravate noire et l'habit bleu, j'attendais le moment du départ, fixé à cinq heures du matin. Moreau paraissait charmé de son compagnon de route; nous voyagions en calèche, suivis d'un fourgon qui contenait notre bagage.
Je connais peu l'art des descriptions: je n'essaierai donc pas de tracer ici le tableau du pays que nous eûmes à traverser. La nature n'était rien moins que riante; car nous étions en plein hiver. Déjà nous approchions du terme de notre voyage. Le mauvais état de la route que nous suivions alors nous forçait de ralentir le pas de nos chevaux. Tout-à-coup, au détour d'un pont, un homme couvert de haillons, dont la longue barbe et l'effrayante pâleur relevaient le désordre et toutes les angoisses de la misère, s'élance à notre portière: «Bons Français, s'écrie-il, secourez-nous, par pitié! Ma pauvre femme est à deux pas d'ici, en mal d'enfant, et près de rendre le dernier soupir dans un ravin;» et il nous montrait de la main l'endroit où gisait la malheureuse femme, ayant près d'elle un enfant de trois à quatre ans dont les cris et les caresses augmentaient encore ses souffrances. Moreau ordonne de tourner de ce côté: «Nous placerons la pauvre femme dans la calèche, lui dis-je, et nous, nous irons à pied jusqu'à ce que nous lui ayons trouvé un asile: je lui donnerai provisoirement les premiers secours.» Moreau me fit une réponse pleine de sensibilité. On arrête: nous sautons à terre: quel spectacle s'offre à nos yeux! c'était le dernier moment de la crise qui précède l'accouchement. Moreau pâlissait à la vue des douleurs que paraissait endurer la malheureuse femme. Nous profitâmes des premiers momens de calme qui suivirent, pour conduire l'accouchée dans un lieu où elle pût recevoir des secours plus complets. Avec l'aide de son mari et des postillons, nous la transportâmes dans la calèche. Elle exprimait par des exclamations entrecoupées le chagrin qu'elle éprouvait de mourir si jeune, d'abandonner son mari et ses enfans. Je m'efforçais de la consoler et de ranimer son courage. Je m'assis près d'elle dans la voiture. Son mari, placé de l'autre côté, m'aidait à la soutenir: ses pieds reposaient sur la banquette de devant, occupée par Moreau qui tenait la petite fille sur ses genoux. Il donna ordre sur-le-champ aux postillons de marcher au petit pas et de nous conduire à la première ferme ou à la première auberge que nous découvririons sur la route. Le plus âgé des postillons offrit de mettre à notre disposition, pour la pauvre mère, une chambre commode et un bon lit, dans la petite maison qu'il occupait avec sa femme et neuf enfans: nous acceptâmes son offre.
Nous nous étions si exclusivement occupés depuis deux heures des infortunés qui réclamaient nos secours, que nous n'avions nullement pensé aux inconvéniens que pouvait avoir pour nous le contact de leurs vêtemens, rongés par la plus affreuse vermine. Nous n'y songeâmes pas davantage dans le trajet qu'il fallait faire pour gagner le logis du postillon.
La pauvre mère, dont Moreau soutenait la tête affaiblie, buvait par intervalles quelques gouttes de vin d'Alicante que nous avions fort heureusement dans une gourde de voyage; le père dévorait la moitié d'un pâté, la petite fille un énorme gâteau de Savoie. Tout en admirant la généreuse complaisance de Moreau, je m'occupais de laver le visage de la petite fille, qui, placée sur mes genoux, me regardait avec le plus aimable sourire. Je cachai sous un madras ses beaux cheveux bruns; je plaçai un fichu sur son col: cette petite toilette la rendait encore plus jolie.
Nous arrivâmes enfin à une maison qui paraissait, à l'extérieur, assez commode: une femme de bonne apparence vint nous recevoir. Nos protégés furent reçus sans difficulté. On plaça la mère dans un bon lit, puis on nous servit une omelette au lard que l'appétit nous fit trouver excellente. Pendant ce frugal repas nous réglâmes nos comptes avec Tobie, notre honnête postillon. On stipula le prix de la pension du père, de la mère, et des deux enfans. Tobie ne demandait que cinquante francs pour loger pendant un an toute la famille. Le général lui en remit deux cents, en exigeant de lui la promesse de procurer plus tard du travail à ses nouveaux hôtes. Je voulus contribuer pour ma part à la bonne œuvre: je donnai cent francs de ma bourse pour subvenir aux frais d'habillemens. L'enfant que la malheureuse mère venait de mettre au monde rendit le dernier soupir avant que nous eussions quitté la maison de Tobie. J'allai sur-le-champ consoler cette pauvre femme; elle pleurait à chaudes larmes, et regrettait amèrement de n'avoir pu acheter la vie de son enfant au prix des horribles souffrances qu'elle avait endurées. Comme nous allions remonter en voiture, la petite fille vint se jeter en pleurant dans mes bras: j'eus beaucoup de peine à obtenir qu'elle me laissât partir. Elle s'attachait à moi de toutes ses forces, et ne voulait absolument plus me quitter. Ni Moreau ni moi n'avions songé, comme je le disais tout à l'heure, à réparer le désordre de notre toilette, tant que nous avions eu à nous occuper des secours que réclamait la position de cette famille. Lorsque nous nous retrouvâmes seuls dans la calèche, vis-à-vis l'un de l'autre, nous ne pûmes comprimer un long éclat de rire qui nous échappa à tous les deux en même temps. On nous eût pris, au désordre qui régnait sur nos personnes, pour des aventuriers ou tout au moins pour des comédiens ambulans. Nous arrivâmes enfin au terme de notre voyage.
Je n'ai pas la prétention de retracer ici les beaux faits d'armes dont je fus témoin pendant mon séjour sur les bords du Rhin. Il faudrait une plume plus exercée que la mienne pour perpétuer le souvenir de cette mémorable campagne. Ses résultats furent tous glorieux pour la France. J'avais eu ma bonne part de toutes les privations, de toutes les fatigues de la guerre. Plusieurs fois, il m'était arrivé de passer deux ou trois jours sans changer aucunement d'habits, sans quitter mes bottes, dormant sur la dure, et mangeant le pain noir des soldats. Ce fut à cette époque que je vis pour la première fois l'adjudant général Ney. J'avais le bonheur d'entendre partout combler d'éloges et de bénédictions le général Moreau; j'étais gaie, fraîche et bien portante. Cependant je commençais à sentir le besoin du repos: j'éprouvais aussi le vif désir de recevoir au moins indirectement des nouvelles de ma mère et de Van-M***. Je priai donc Moreau de ne pas retarder plus long-temps mon départ pour Paris. Il me donna pour m'accompagner son domestique de confiance, et de plus une escorte qui ne devait me quitter que lorsque je serais à quelque distance du théâtre de la guerre. Le général m'adressait à madame Duf***, rue Saint-Dominique, et, par une lettre pressante, me recommandait à tous ses égards et à ses soins. Je dus lui promettre de vivre dans la plus grande retraite, jusqu'au moment où il viendrait me rejoindre: «Si votre famille, me disait-il, venait à connaître le lieu que vous habitez, sans doute elle tenterait encore une fois de vous ravir votre liberté. Quelle serait mon inquiétude si je n'étais pas certain que ma protection vous préservera d'un si affreux malheur! Quand nous serons réunis, nous nous occuperons des moyens de calmer la colère de vos parens, et je me flatte que nous pourrons y réussir.»
Mon voyage fut très heureux. Aucun accident fâcheux ne retarda mon arrivée, et je me trouvai enfin installée à Paris. Le logement que Moreau m'avait fait préparer n'était pas un de ces appartemens somptueux que j'avais habités jusqu'alors. Il était toutefois extrêmement commode. Le mobilier était simple, mais d'une élégance bien entendue. Un pavillon situé au milieu d'un petit jardin dont j'avais la jouissance renfermait une bibliothèque bien garnie. C'est là que je passais la plus grande partie de mes matinées. Vers le milieu du jour je courais en cabriolet chez les marchandes de modes, et le soir j'allais en voiture me promener au bois de Boulogne, accompagnée de la dame du logis. Ce bois était dès lors le rendez-vous des riches oisifs de la capitale. Cette promenade m'ennuya bientôt; j'y renonçai. Je consacrai presque toutes mes journées à l'étude; je ne sortais plus que pour faire quelques emplettes, et le plus souvent je passais mes soirées au spectacle. De tous les théâtres le Théâtre-Français était celui que je fréquentais le plus assidûment. J'aimais la tragédie avec passion: je ne saurais peindre l'enthousiasme dont je fus saisie la première fois que j'entendis Talma dans le rôle de Macbeth. Je le vis successivement, et plusieurs fois de suite, dans Néron d'Epicharis, dans Oscar, Othello, et Néron de Britannicus. J'apprenais par cœur les pièces dans lesquelles jouait mon acteur de prédilection. Seule dans mon boudoir, je passais des journées entières à répéter mon rôle, et à lire le sien. Le son de sa voix vibrait sans cesse à mon oreille; j'avais toujours devant les yeux ses poses si naturelles et si nobles: j'admirais cette manière de dire avec son âme, et d'écouter avec son esprit. C'est à cette époque qu'il faut faire remonter la vocation qui m'entraîna quelques années plus tard sur la scène. Madame Duf***, mon hôtesse, qui m'accompagnait toujours, se félicitait de me voir renoncer à la promenade du bois de Boulogne: elle ne partageait pas ma passion pour la tragédie, mais elle prenait beaucoup de plaisir à la comédie, qui était encore soutenue à cette époque par le talent de Molé et de mademoiselle Contat. Ainsi s'écoulait ma vie et je me regardais comme heureuse, jusqu'à un certain point. Du moment où mon imagination trouvait un aliment à son activité, tout devenait pour moi jouissance et bonheur réel. Et cependant c'est à l'ardeur immodérée de cette imagination que je dois attribuer tous mes maux.
CHAPITRE XVI.
Lettre du général Moreau.—Le secrétaire de la légation hollandaise.—Nouvelles qu'il me donne de Van-M*** et de sa famille.—J'écris à l'ambassadeur et à Van-M***.
Il y avait déjà quelques mois que je vivais dans une solitude complète et que je trouvais bien douce, lorsque je reçus de Moreau une lettre dont j'extrairai le passage suivant: «Vous aviez eu, ma chère amie, plus de pénétration que nous: bientôt je vous conterai tout de vive voix. J'instruis en ce moment le Directoire; si l'amitié m'a d'abord fait hésiter, si avant d'agir j'ai voulu dissiper tous les doutes qui pouvaient me rester encore, maintenant que le hasard le plus singulier a mis entre mes mains des témoignages irrécusables, ce serait m'associer à la trahison que de garder plus long-temps le silence.»
Le hasard le plus extraordinaire avait en effet révélé à Moreau la trahison de Pichegru. Des hussards français avaient saisi beaucoup de papiers dans un fourgon appartenant au général autrichien Klinglin, et ils apportèrent au bout de leurs sabres ce trophée de nouvelle espèce. Ces papiers ne restèrent pas entre leurs mains; quelques-uns furent remis, à Moreau, et il y trouva la preuve manifeste des relations que Pichegru était depuis quelque temps soupçonné d'entretenir, avec les généraux autrichiens et les émigrés français. Plus il était attaché à Pichegru, plus une telle découverte lui devenait pénible. Mais il fallait avant tout rester fidèle à ses sermens et à son devoir; ce devoir, Moreau ne pouvait le remplir qu'en révélant la trahison dont s'était rendu coupable l'homme auquel il devait en partie sa fortune militaire. Il ne voulut rien précipiter dans une circonstance si grave; seul il n'aurait pu vérifier toutes les preuves que le hasard venait de lui fournir; peut-être se défiait-il de la faiblesse de son cœur. Il chargea donc de ce travail épineux deux des généraux placés immédiatement sous ses ordres: je crois que ces deux généraux étaient Sainte-Suzanne et Saint-Cyr; mais ici mes souvenirs sont incertains, et je n'oserais rien affirmer. Ce que je me rappelle parfaitement, c'est que les deux généraux auxquels il donna sa confiance dans cette importante affaire se trouvaient alors souffrans de blessures récentes. Lorsque la trahison fut enfin complètement constatée, Moreau ne tarda pas davantage à écrire au Directoire: il remplit rigoureusement sans doute le devoir d'un bon citoyen, mais il ne fut pas poussé, comme on l'a dit, par une basse jalousie; il se serait estimé bien heureux s'il avait pu trouver Pichegru innocent.
Tous les détails qu'on vient de lire m'ont été donnés verbalement plus tard par Moreau lui-même. En lisant la lettre que je viens de citer, je m'applaudis de nouveau d'avoir résisté à la demande que m'avait adressée Pichegru de l'aider à nouer des relations qui n'avaient d'autre but que de l'amener à consommer plus promptement sa trahison.
L'espoir que j'avais de revoir sous peu de temps Moreau me remplissait de joie; mais cette joie était accompagnée d'une agitation qui me poussait malgré moi hors de ma solitude. Je sortais plus fréquemment de chez moi, toujours suivie de ma femme-de-chambre. Un matin que j'étais montée en voiture avec l'intention de faire quelques emplettes, je fus arrêtée au pont Louis XVI par un embarras de charrettes qui dura quelque temps. J'avais la tête à la portière: tout à coup je vois venir à moi un jeune homme que je savais attaché à la légation hollandaise. Il m'avait reconnue tout d'abord, et moi, de mon côté, je ne le reconnaissais que trop bien. Si rien ne peut excuser l'inconcevable insouciance dans laquelle j'avais vécu depuis quelque temps, rien ne saurait rendre l'effet que produisit sur moi la seule vue d'un compatriote de Van-M***, d'un homme qui connaissait ma position passée, et qui devait me juger aussi sévèrement que je le méritais. Ce n'était pas seulement le sentiment de mes fautes qui me faisait rougir, c'était encore la honte de la position dans laquelle j'étais désormais condamnée à me montrer aux yeux de ceux qui connaissaient ma naissance et ma fortune. J'avais été intimement liée avec la famille du jeune Van-Shaapen; je savais combien étaient sévères les principes de la plupart des membres de cette famille. Qu'on juge de mon embarras: les larmes aux yeux et respirant à peine, je fis signe au jeune Van-Shaapen de monter dans ma voiture. Il obéit sans répondre, et se plaça vis-à-vis de moi en détournant ses regards, comme s'il eût voulu me cacher l'émotion que lui causait cette rencontre imprévue. Il m'aurait été impossible de prononcer un seul mot; mais lors même que j'eusse voulu entamer la conversation, la présence de ma femme-de-chambre m'en aurait empêchée. Nous allions très-vite: la rapidité de notre marche était la seule sensation agréable que je pusse éprouver en ce moment; et cette sensation avait un caractère particulier que je ne saurais exprimer. Lorsque nous fûmes arrivés devant le ministère de la marine, je tirai vivement le cordon, et donnant ma bourse à ma femme-de-chambre, je la chargeai en peu de mots d'aller faire elle-même les emplettes que j'avais projetées. J'étais trop troublée pour remarquer l'air dont cette fille reçut la mission que je lui donnais: dans la soirée même, elle ne craignit pas de trahir plus clairement sa pensée; elle reçut sur-le-champ son congé avec deux mois de gages. Je ne concevais pas alors qu'on pût jamais trouver commode de perdre toute considération aux yeux de ses domestiques; les soupçons de cette fille me blessèrent au vif, et je la congédiai, parce qu'il m'eût été désormais impossible de conserver pour elle les bontés que j'ai toujours eues pour quiconque a été à mon service.
À peine ma femme-de-chambre était-elle partie, que j'ordonnai de tourner vers les Champs-Élysées. Van-Shaapen ne tarda pas davantage à me parler de ma mère, de mon mari, et de toutes les personnes qui pouvaient encore m'intéresser en Hollande. Ma pauvre mère, dans la juste indignation que lui inspirait ma conduite, s'était liguée avec la famille de Van-M***: elle donnait hautement son approbation à toutes les mesures de rigueur qu'on voudrait prendre contre moi. Van-M*** seul, qui avait tant de motifs pour me traiter avec une juste sévérité, refusait de se prêter à aucun acte qui aurait eu pour but de me priver de ma liberté. Le lendemain même de ma fuite, il était parti pour Paris. Son intention n'était pas de chercher à me ramener en Hollande, il voulait seulement m'offrir de s'expatrier avec moi, d'autoriser mon séjour dans le pays ou le lieu qu'il me conviendrait de choisir, et de m'assurer alors les moyens de vivre heureuse loin de lui et des siens, sans que ma vie fût jamais livrée aux jugemens de l'opinion que je redoutais. Dévoré d'inquiétudes, accablé du chagrin de ne pas me trouver à Paris, il était bientôt tombé dangereusement malade. Depuis vingt jours seulement il était reparti pour Amsterdam avec l'intention de mettre ordre à ses affaires, de m'assurer la plus grande partie de sa fortune, et de revenir encore essayer de découvrir ma retraite.
J'étais hors de moi-même pendant que M. Van-Shaapen me donnait tous ces détails. Touché de la franchise et de la vivacité de ma douleur, le jeune Hollandais m'adressa quelques paroles de consolation et s'efforça de ranimer mon courage. Peut-être ses efforts auraient-ils été vains, si la connaissance qu'il me donna de la conspiration qu'on tramait contre moi n'était venue me rendre tout d'un coup à moi-même. L'ambassadeur hollandais Chimmelpenning avait, me dit-il, le projet d'obtenir du gouvernement français l'autorisation nécessaire pour me faire enlever et remettre au pouvoir de ma famille, en dépit des intentions formellement opposées de mon mari.
À ces mots, mes larmes se tarirent, la colère fit place à la douleur, et je repris toute ma force et ma résolution naturelles. Je proposai à Van-Shaapen de venir sur-le-champ avec moi à l'ambassade, et de m'obtenir à l'instant même une audience de l'ambassadeur. Van-Shaapen refusa, par la crainte qu'il avait, disait-il, de me livrer à mes ennemis. Je lui répondis que j'étais déterminée à tout braver, et que j'avais en main tous les moyens de confondre les projets qu'on pouvait former contre moi. Étourdi de mes paroles, étonné du ton que j'avais pris tout à coup, il essaya vainement de me calmer. C'était un bon jeune homme; mais il paraissait à peine comprendre le langage que je venais de lui parler. Je le quittai sans délai, et je revins chez moi. Sans descendre de voiture je fis venir ma femme-de-chambre, qui donna tous les témoignages de la plus impertinente surprise en me voyant, disait-elle, déjà de retour. J'annonçai que je serais absente toute la journée, et je donnai ordre de me conduire au bois de Boulogne. Arrivée à la grille du bois, je descendis suivie d'un domestique qui portait un portefeuille, et je cherchai un endroit solitaire pour m'y établir, écrire quelques lettres et déjeuner sur l'herbe. Je ne pus trouver un endroit assez éloigné de tous les regards, et j'arrivai enfin à une jolie chaumière située près du château de la Muette. C'était un asile tout-à-fait champêtre où la propreté paraissait poussée jusqu'à la recherche. Tandis que mon domestique Philippe s'occupait des préparatifs de mon déjeuner, j'écrivis une lettre à M. l'ambassadeur. J'y prenais, mal à propos sans doute, le ton du persiflage le plus amer, et je finissais, tout en lui donnant mon adresse, par lui déclarer que, placée sous la protection immédiate du général Moreau, je ne craignais plus rien de ce qu'on pourrait entreprendre contre moi. Mon cœur me dicta ensuite une autre lettre pour mon mari: elle était conçue en ces termes:
«Cachée à Paris depuis trois mois sans avoir aucunes nouvelles directes, soit de vous, soit de ma malheureuse mère, je cherche en vain à m'étourdir sur le passé en me créant un avenir imaginaire. Van-M***, je suis bien malheureuse des peines que je vous cause; cependant je sens mon impuissance à réparer le mal que je vous ai fait. Je n'ose me demander sur quelle base je voudrais fonder mon bonheur, s'il est encore pour moi quelques moyens d'être heureuse. Je n'ai pas su l'être auprès de vous qui m'entouriez de tant d'amour. Ne me regrettez pas; je n'étais pas digne de vous… Ma seule consolation est de penser que je trouverai toujours en vous un protecteur, que jamais vous ne consentirez à ce qu'on me ravisse le bien auquel j'ai sacrifié tous les autres, la liberté! Cette liberté me paraîtra toujours plus chère quand je la saurai placée sous la sauvegarde de votre noble caractère.
«Rassurez-moi sur votre santé, je vous en conjure: si elle tardait à se rétablir, si mes soins, ma présence devaient apporter quelque adoucissement à vos maux, je ne balancerais pas un instant à me rendre auprès de vous, bien sûre que votre générosité m'épargnerait les reproches amers de votre famille. À vous seul je reconnais le droit de me blâmer et de me punir. J'ai bien mal payé votre amour, mais je ne cesserai jamais de rendre hommage à votre cœur.»
Quand j'eus terminé cette lettre, je tombai dans une profonde rêverie. Je ne cherchais point à m'abuser sur mes fautes et leurs terribles conséquences. Je voyais bien clairement toute l'étendue de l'abîme dans lequel je m'étais jetée; je songeais à la possibilité de retourner près de Van-M***, et de reconquérir par une conduite exempte de tout reproche l'estime publique que j'avais perdue. Mais cette idée fut presque aussitôt rejetée que conçue: mon orgueil s'indignait d'avance de toutes les humiliations que j'aurais à dévorer avant de me retrouver au rang dont j'étais volontairement descendue. Mon esprit flottait incertain entre mille projets plus extravagans les uns que les autres; mais toutes mes réflexions me ramenaient à la résolution irrévocable de vivre toujours libre et indépendante.
Philippe vint enfin donner un autre cours à mes pensées; il m'avait servi mon déjeuner dans le jardin: le ciel était pur, la campagne riante. J'oubliai bientôt les rêves auxquels je venais de m'abandonner; je déjeunai, et je repris bientôt, suivie de Philippe, ma promenade dans le bois.
CHAPITRE XVII.
Henri.—Projet d'adoption.—Soins maternels.
Nous approchions du village de Boulogne lorsque j'aperçus sur l'un des côtés de la route une femme et deux enfans occupés à ramasser des branches sèches. Tous trois portaient les livrées de la misère; cependant la petite fille était jolie et paraissait fort gaie. Le petit garçon était triste, d'une maigreur extrême, et, quoique les traits de son visage eussent quelque chose de distingué, il me parut laid au premier abord. Je donnai une pièce de monnaie à cette femme, et je lui adressai quelques questions. Comme je paraissais remarquer la maigreur et l'air maladif du petit garçon, elle me répondit que le pain était cher, que cet enfant ne mangeait pas beaucoup, que d'ailleurs il ne lui appartenait pas, qu'il était resté à sa charge après la mort de sa mère.
Je m'approchai du petit garçon qui s'était assis, et qui pleurait à chaudes larmes: «Comment te nommes-tu, mon enfant? lui dis-je, en surmontant l'impression fâcheuse que son aspect avait d'abord produite sur moi.
«—Maman m'appelait Henri, me répondit-il d'une voix douce; mais mon nom est Adolphe; c'est ainsi qu'on m'a baptisé.
«—Et pourquoi ta maman t'appelait-elle Henri?
«—Je ne sais pas, madame.
«—Ne peux-tu pas dire citoyenne? interrompit d'un ton menaçant la mendiante: je t'apprendrai à parler.» Elle allait venger par un soufflet la violation des lois de la politesse républicaine, si Philippe ne l'eût retenue par le bras. Henri me regardait en continuant de pleurer: son air était doux et suppliant. Il me semblait que je l'avais mal regardé d'abord. Ses yeux me paraissaient si beaux, l'expression de sa physionomie si touchante, que l'idée de me charger tout-à-fait de cet enfant s'empara de moi soudain.
J'engageai sur-le-champ la mendiante à venir me trouver le lendemain; je lui promis de la faire habiller, elle et ses deux enfans; je lui remis à l'instant même une nouvelle aumône de dix francs. La petite fille, formée dès sa plus tendre enfance au métier honteux de sa mère, tendit la main. Il n'en fut pas de même de Henri, qui s'était placé près de moi, comme pour se mettre sous ma protection. Ce mouvement me toucha; je lui pris la main; j'ordonnai à la mendiante de me suivre, et je les conduisis tous trois chez un traiteur voisin. Philippe, à qui j'avais fait connaître mes intentions, m'y avait devancée; et nous trouvâmes la table déjà dressée.
Quand le repas fut achevé, je recommandai de nouveau Henri à la mendiante, et je lui donnai mon adresse, en lui répétant que je l'attendrais le lendemain matin de bonne heure. Je me disposai ensuite à reprendre le chemin de La Muette. Henri pleurait, et gardait le silence au milieu des remercîmens et des bénédictions outrées dont m'accablaient la mère et la fille. Philippe, s'approchant de moi, me dit qu'il craignait que cette femme ne revînt pas le lendemain; c'était sans doute aussi la crainte de Henri. J'entrai dans l'idée de Philippe; je m'arrêtai et je fis signe à Henri: d'un saut il s'élança vers moi; sa figure était radieuse. «Où demeures-tu, mon enfant? lui dis-je.
«—À Sèvres, dans une chaumière, chez M. Hubert.
«—C'est bien, mon ami; prends cet argent: c'est pour toi seul;» et je lui glissai dans la main une pièce de cinq francs.
«Je resterai donc avec vous demain? reprit-il d'un ton caressant.
«—Oui, mon enfant: demain, et toujours.
«—Oh! pourquoi ne m'emmenez-vous pas aujourd'hui?
«—Il a raison, madame, dit Philippe: pourquoi ne l'emmeneriez-vous pas?» et, sans attendre ma réponse, il courut rappeler la femme, qui s'était déjà éloignée. Je lui dis que je désirais emmener Henri dès ce jour même. Elle y consentit avec une indifférence qui me prouva combien étaient fondés les soupçons de Philippe. Je tirai encore vingt francs de ma bourse: «Eh! mon Dieu! citoyenne, me dit cette femme en les recevant, puisque vous voulez acheter un enfant, prenez plutôt cette petite fille. Si vous voulez, je vous la laisserai pour le double de ce que vous me donnez là; au lieu que lui, je ne puis pas vous le vendre, puisqu'il n'est pas à moi.»
Je me détournai à cette odieuse proposition, et, sans fixer davantage mes regards sur celle qui me l'adressait, je lui enjoignis encore une fois de venir le lendemain me trouver chez moi. Rien ne saurait exprimer la joie de Henri: il s'était emparé de ma main et de celle du bon domestique qu'il regardait avec raison comme un ami. Chemin faisant, il nous raconta que sa mère était fille d'un des jardiniers de madame Élisabeth; privée de toutes ses ressources par les événemens de la révolution, elle s'était trouvée tout d'un coup précipitée dans la misère. La femme dont je venais de le sauver était autrefois une fille de basse-cour employée aussi chez madame Élisabeth. «Elle a donné bien du chagrin à ma mère, disait Henri, par ses procédés violens et par sa méchanceté. Maman savait lire, écrire; elle aimait le roi, la reine, les princes, au lieu que Marianne n'avait de liaisons qu'avec les vilaines gens qui ont fait la révolution.»
Ces mots parurent choquer Philippe, vieux soldat des armées de la république. Je lui imposai silence d'un regard; nous arrivâmes à La Muette, où la voiture nous attendait. Je ne voulais pas amener mon protégé chez moi dans la triste toilette dont il était revêtu: je me fis donc conduire d'abord aux bains Poitevins, et pendant que je le laissais aux soins de Philippe, j'allai faire emplette au Palais-Royal d'un habit assorti au changement qui venait de s'opérer dans sa condition. Le pauvre enfant était vraiment charmant sous son nouveau costume; son maintien était timide, mais sans gaucherie, et tous ses mouvemens étaient empreints d'une grâce naturelle. Quand nous arrivâmes à la maison, il était tout au plus sept heures du soir: mes domestiques avaient profité de mon absence pour sortir. Aidée de Philippe, je dressai dans ma chambre un petit lit pour mon Henri. L'aimable enfant ne savait comment me témoigner sa reconnaissance. Je lui adressai alors quelques questions qu'il m'avait été impossible de lui faire plus tôt. Il m'annonça qu'il savait lire.—«Et qui te l'a appris? lui demandai-je.»—«Ma pauvre maman,» répondit-il, et à ces mots, des larmes coulèrent encore de ses yeux. Henri ne se lassait pas d'admirer le luxe dont ses yeux étaient pour la première fois frappés. Mais mon portefeuille de dessin, et un livre de Voyages enrichi de gravures, captivèrent bientôt toute son attention. La soirée s'écoula ainsi d'une manière agréable pour lui, et le temps me parut aussi très court: je formais des projets à perte de vue, je faisais des plans d'éducation; et ma rêverie n'était interrompue que par les questions de mon enfant adoptif, ou par celles que je lui adressais pour moi-même; je l'embrassais à chaque instant avec une tendresse vraiment maternelle. Après qu'il eut soupé, je me disposai moi-même à prendre du repos. J'allais me mettre au lit, quand les plaintes étouffées de Henri m'attirèrent auprès de son lit. Mon imprudence seule était cause du malaise qu'il éprouvait. Je l'avais conduit au bain trop peu de temps après le repas que je lui avais fait faire au bois de Boulogne, repas dont l'abondance excédait les forces de son estomac, débilité par le jeûne ou la mauvaise nourriture à laquelle l'odieuse Marianne l'avait depuis si long-temps condamné. J'étais désolée de cet accident: Henri paraissait moins touché de son mal que de mon inquiétude. Vers trois heures du matin, il éprouva quelque soulagement; il s'endormit. À sept heures, je fus réveillée par un léger bruit.
C'était Henri qui, debout sur son lit, s'efforçait d'atteindre un portrait de moi placé dans ma chambre: je lui dis de laisser le portrait et de venir m'embrasser. Il obéit en poussant un cri de joie. Le pauvre enfant n'avait encore que huit ans; mais combien de maux il avait déjà soufferts! Depuis la mort de sa mère, livré à l'infâme mendiante, il n'avait pas cessé d'être en butte aux horreurs de la faim et aux plus mauvais traitemens en tous genres. Les nouveaux récits qu'il me fit des événemens de sa vie passée me touchèrent jusqu'aux larmes; j'avais déjà pour lui tous les sentimens d'une mère, et je résolus irrévocablement de l'adopter et de le traiter comme mon fils. Pendant la matinée je reçus une lettre de Moreau, qui m'annonçait positivement son retour. J'étais bien certaine qu'il approuverait tout ce que j'avais fait et tout ce que je voulais faire encore pour le petit orphelin. Cependant je résolus de ne pas lui faire connaître sur-le-champ cet enfant: il aurait voulu pourvoir seul à son éducation, et prendre tous les soins que réclamaient son âge si tendre et sa santé si faible. Je voulais bien recourir à Moreau afin d'obtenir pour Henri une place dans une école militaire; mais jusqu'à ce qu'il fût en âge d'entrer dans un établissement de ce genre, je voulais me réserver le droit exclusif de veiller sur lui.
Le général devait arriver sous quatre ou cinq jours; je n'avais donc pas un moment à perdre pour prendre tous mes arrangemens. J'ordonnai de mettre les chevaux à ma voiture, et je me fis conduire à Mouceaux avec Henri, chez un maître de pension dont j'avais entendu parler avec quelque estime. Henri pleura beaucoup à l'idée de me quitter; mais il se consola quand il sut que notre séparation ne devait avoir lieu que dans trois jours: trois jours à cet âge sont trois années dont on ne croit voir jamais arriver la fin. Tout fut bientôt convenu entre le maître de pension et moi: je fis faire une promenade à mon enfant, et je le ramenai chez moi. Marianne m'y attendait; elle me remit l'extrait de baptême de Henri, et l'acte de décès de sa mère. J'appris par là que Henri était un enfant naturel: il n'en devint que plus intéressant à mes yeux. De combien de peines n'avait-il pas consolé peut-être sa malheureuse mère, dont le souvenir faisait encore si souvent couler ses larmes!
Le jour de la séparation arriva bientôt. J'allai conduire moi-même Henri à sa pension; il avait un beau trousseau, des livres de toute espèce, et force joujoux. Le soin que je pris de payer six mois d'avance, et de faire au maître de pension quelques cadeaux qui annonçaient que je reconnaîtrais généreusement tout ce qu'on ferait pour mon enfant, valut à Henri un accueil tout-à-fait bienveillant. Je devais envoyer savoir de ses nouvelles trois fois par semaine, et venir le voir moi-même aussi souvent que je le pourrais. Cette promesse calma un peu le chagrin qu'il éprouvait: je l'embrassai une dernière fois, et je partis moi-même les larmes aux yeux. Le reste de la journée me parut bien long; j'avais déjà contracté l'habitude d'avoir sans cesse près de moi l'aimable enfant dont la société me faisait oublier tous mes ennuis. Dès le lendemain j'allai le voir, en me répétant bien à moi-même que je renouvellerais souvent mes visites, jusqu'au jour où je pourrais placer Henri sous une protection plus puissante que la mienne.
CHAPITRE XVIII.
Visite de l'ambassadeur hollandais.—Arrivée du général Moreau.—Il se retire à Chaillot avec le général Kléber.—Je vais habiter Passy.
On a vu plus haut que, dans la matinée même du jour où je fis la rencontre de Henri, j'avais adressé une lettre à M. Schimmelpenning, ambassadeur de la république batave près le gouvernement français. Je m'étais d'abord fort applaudie de cette lettre: elle était peu mesurée, quelquefois même insultante. L'histoire des désordres de madame Schimmelpenning était publique en Hollande, et j'avais entendu dire hautement que son mari se résignait de bonne grâce à un malheur qu'il regardait comme presque inévitable. Cette indifférence de M. Schimmelpenning contrastait si singulièrement avec la sévérité dont il paraissait disposé à se rendre l'instrument, que je m'étais crue en droit de le traiter sans aucun égard. Cependant la réflexion m'avait amenée à penser que j'avais eu grand tort de céder à la première impulsion de la colère, et que le caractère public de Schimmelpenning réclamait les ménagemens dont je m'étais si complètement écartée. J'étais dans cette disposition d'esprit lorsque, la veille du retour de Moreau, on vint m'annoncer qu'un ami de ma famille demandait à me parler. Cet ami n'était autre que M. Schimmelpenning lui-même: je lui fis d'abord un accueil très froid; mais cette froideur avait sa source moins dans ma colère que dans le sentiment des torts dont je m'étais rendue coupable à son égard.
La politesse et l'affabilité de Schimmelpenning éteignirent bientôt tout ressentiment dans mon cœur, et bannirent de notre conversation l'embarras qui y régnait d'abord. L'ambassadeur repoussa avec beaucoup d'adresse le reproche d'avoir voulu employer la violence pour me remettre entre les mains de ma famille; il protesta que son seul désir était de jouer le rôle de médiateur entre mon mari, ma mère et moi: «Je ne devais, disait-il, voir dans sa visite qu'une preuve de l'intérêt très vif qu'il prenait à ma position, et de l'importance qu'il attachait à opérer une réconciliation qui seule, à ses yeux, pouvait assurer mon bonheur.»
L'attention avec laquelle je l'écoutais put lui faire croire que ses discours produisaient sur mon esprit l'effet qu'il en avait attendu. Je ne tardai pas à le détromper. D'un ton calme, mais ferme, je lui déclarai que mon intention était de vivre désormais en pleine liberté; que j'avais fait déjà bien des sacrifices pour assurer mon indépendance, mais que, dans le cas même où ma famille me tendrait les bras, je n'avais plus ni le pouvoir ni la volonté de me rendre à ce qu'il proposait.
À cette déclaration formelle de mes intentions, Schimmelpenning parut interdit. Il se remit pourtant bientôt, et me représenta de nouveau le tort irréparable que je me faisais à moi-même en refusant d'abandonner la route dangereuse dans laquelle je m'étais engagée. Je ne pouvais alléguer aucun motif raisonnable; je m'en tins donc à cette seule réponse: «J'ai besoin d'indépendance; je veux vivre libre: telle est ma résolution irrévocable, et rien ne pourra m'en faire changer.» Schimmelpenning se borna dès lors à me plaindre; il me témoigna une bienveillance sincère. Cette bienveillance n'a pas été stérile pour moi dans la suite de ma vie; j'en ai plus d'une fois reçu des preuves irrécusables, et je l'ai surtout trouvé disposé à m'être utile dans les discussions d'intérêt que j'eus plus tard avec la famille de ma mère. Ainsi cet homme, que je redoutais comme un persécuteur, devint pour moi un ami sincère. Peut-être aurait-il désiré devenir quelque chose de plus encore; j'ai du moins eu quelquefois lieu de le soupçonner. Schimmelpenning avait une belle physionomie, une excellente tournure; mais les avantages de sa personne n'étaient cependant pas ceux qui parlent à une imagination exaltée. Cette première visite de l'ambassadeur batave fut suivie de plusieurs autres; mais, en dépit de ses efforts, nos relations ne dépassèrent jamais les bornes d'une politesse bienveillante: cette politesse, de ma part, était toujours un peu cérémonieuse.
Après une séparation de quelques mois, je vis enfin le général Moreau couvert d'une nouvelle gloire. Dans un si court espace de temps, combien n'avait-il pas donné de preuves de son courage et de sa prudence! À quelles hautes combinaisons ne s'était pas élevé son génie militaire! Guidée par un tel général, l'armée française avait passé le Rhin sous le feu des Autrichiens, et mis leur armée en fuite. Il avait battu le général Latour, et opéré cette savante retraite qui, loin de lui être désastreuse, avait encore coûté un grand nombre de prisonniers à l'ennemi. L'archiduc Charles lui-même n'avait pu réussir à lui couper le passage de la Forêt-Noire. Il avait scrupuleusement respecté la neutralité helvétique, et ses marches habiles avaient excité l'admiration des ennemis eux-mêmes; enfin, après avoir réorganisé l'armée de la Meuse, passée depuis sous le commandement de Hoche, la paix de Léoben, signée en 1797, le rendait libre de venir se reposer en France de tant de fatigues et de travaux. Mais ce repos ne devait pas être dégagé pour lui de toute amertume. Le Directoire, ombrageux, mécontent de la lenteur que Moreau avait mise à l'instruire de la conspiration de Pichegru, accueillit avec le ton du reproche ce capitaine dont la gloire lui devenait importune. Moreau, plein d'une juste fierté, ne vit pas avec indifférence rejeter un nouveau plan de campagne qu'il avait soumis aux directeurs. Il offrit sa démission, qui fut acceptée sur-le-champ; et alors il se retira à Chaillot, dans la maison qu'habitait le général Kléber, disgracié comme lui par le Directoire.
Le sentiment que j'éprouvai en revoyant Moreau n'était pas de l'amour; c'était plutôt de l'admiration, du respect et de la reconnaissance pour sa noble conduite envers moi. Il parut satisfait des détails que je lui donnai sur ma manière de vivre depuis notre séparation. Il partageait mon goût pour le théâtre, mon enthousiasme pour Talma; mais mieux que moi il appréciait le génie de cet acteur; mieux que moi il devinait les triomphes qui l'attendaient encore dans la suite de sa carrière. Moreau était très instruit: il avait fait d'excellentes études à Rennes, sa patrie. Distrait de la culture des lettres par le métier des armes, il n'en restait pas moins sensible à leurs charmes, surtout aux beautés de la langue poétique.
Il voulut me présenter son ami Kléber; mais j'insistai pour qu'il consentît à me laisser vivre encore quelque temps dans la retraite: mon obscurité m'était chère. Je lui demandai seulement de me chercher une maison à Passy ou à Auteuil. Là, nous serions en quelque sorte voisins. Le spectacle seul nous attirerait quelquefois à Paris. Il pourrait venir me voir tous les jours, et je reprendrais bientôt, dans un exercice régulier et des marches journalières, l'énergie et l'activité que le séjour de Paris commençait à m'ôter. Ce projet parut lui plaire infiniment: cependant quelques jours s'écoulèrent sans qu'il m'en parlât de nouveau. Je remarquai toutefois quelques regards d'intelligence entre le général, Philippe et ma femme de chambre; des allées et venues multipliées; un air de mystère répandu sur tous les visages; des courses dont on ne me disait pas le but, tout cela me faisait deviner quelque surprise. J'étais pourtant loin de m'attendre à celle qu'on me préparait.
Moreau, chargé naguère des destinées de son pays, Moreau, qui n'avait recueilli d'autre prix de ses services qu'une disgrâce non méritée, trouvait, dans l'amour qu'il avait pour moi, l'oubli des injustices dont il était victime. C'était, comme je l'ai déjà dit, l'homme le moins fait pour les petits soins de la galanterie; et cependant sa tendresse lui donna bientôt l'instinct de ces attentions recherchées, de ces prévenances délicates qui m'étonnaient chaque jour en m'attachant de plus en plus à lui.
Un matin, le général m'offrit d'aller voir des logemens à Passy. Nous partîmes ensemble; il me conduisit dans la grande rue de Passy, près la grille. Là, nous entrâmes dans une maison charmante, commodément distribuée, meublée avec la plus parfaite élégance. À cette maison était joint un beau jardin, au bout duquel se trouvait un pavillon qui renfermait, comme mon pavillon de Paris, une jolie bibliothèque, et plusieurs cabinets ornés de glaces et de tableaux. Je trouvais tout cela fort à mon gré: «Ah! général, m'écriai-je, que j'aimerais un lieu pareil!
«—Eh bien! dit-il, puisque cette maison vous plaît tant, il faut y rester.
«—Mais est-elle donc à louer sur-le-champ?
«—Non, ma chère amie, reprit-il avec un sourire aimable; à moins toutefois que vous ne veuillez résilier votre bail, car vous êtes ici chez vous.
«—Chez moi! repris-je à mon tour; mais vous n'y pensez pas, général; les dépenses qu'on a faites ici excèdent de beaucoup les moyens de ma bourse; car vous savez que, sans une autorisation formelle de ma mère, je ne puis disposer des diamans et des dentelles qu'elle m'a donnés autrefois.»
Moreau saisit avec délicatesse le moyen qui se présentait à lui pour me faire accepter ses dons: «Aussi, ajouta-t-il, ne prétends-je vous faire qu'une avance. Lorsque madame votre mère sera revenue à de meilleurs sentimens pour vous, avec de la modération dans vos désirs, vous pourrez vivre heureuse ici sans avoir besoin de la bourse de vos amis. En attendant, je me constitue votre banquier, ou celui de votre mère si vous l'aimez mieux. «Consentez-vous à essayer si vous pourrez être heureuse dans cette maison?»
«—Je le serai sans doute, si vous y venez souvent.»
Moreau n'avait vraiment pas eu d'autre intention que celle de me rendre, en partie du moins, ce que j'avais perdu en quittant mon pays et ma famille. J'espérais que je serais bientôt en état de lui restituer l'argent qu'il avait déboursé pour moi dans cette maison que, sans manquer à la délicatesse, je pouvais regarder comme la mienne, puisque j'avais en main les moyens de subvenir à tous les frais de mon établissement, dès que ma mère m'aurait autorisée à me défaire des diamans qu'elle m'avait donnés à l'époque de mon mariage. J'espérais également obtenir d'elle une pension suffisante pour me mettre dans l'avenir à l'abri de toute gêne. Le général entretenait mes illusions à cet égard, et il profitait de ma sécurité pour me faire accepter chaque jour ce qu'il appelait des bagatelles.
J'eus enfin réponse à la lettre que ma mère devait avoir reçue de moi. Cette réponse n'était point écrite de sa main. Elle me faisait dire qu'ayant perdu les trois quarts de sa fortune, elle se retirait dans la Gueldre pour y vivre désormais obscure et ignorée; que là du moins mon nom ne viendrait peut-être plus frapper son oreille et déchirer son cœur. Elle me défendait de lui écrire davantage, et la lettre se terminait par l'annonce qu'elle consentait à me faire une pension de 1800 francs; le même courrier m'apportait aussi une lettre d'un des oncles de Van-M***; elle était bien plus dure encore que celle de ma mère. Cette lettre m'annonçait que mon mari avait été forcé de s'expatrier, et qu'on avait trouvé dans ses papiers l'aveu de mes désordres écrit de ma main, et ma renonciation formelle à sa fortune. La famille de Van-M*** était dans l'intention de faire usage de ces deux pièces pour m'interdire le droit de porter désormais un nom que j'avais déshonoré, et revendiquer ma part dans une fortune que des pertes énormes avaient diminuée de plus de moitié. Il ne me restait donc que l'alternative de renouveler ma renonciation en forme, et d'accepter environ le tiers de la somme que Van-M*** m'avait reconnue par contrat de mariage, ou d'aller faire valoir mes droits au sein d'une famille que j'avais fait rougir.
Il n'y a point d'expression assez forte pour rendre l'effet que produisit sur moi la lecture de cette lettre: elle effaça dans le premier moment jusqu'au souvenir de celle de ma mère. Quel avenir je m'étais préparé! comment détourner les malheurs que je prévoyais déjà! Au milieu de tant de pensées pénibles, je n'hésitai pas un instant à prendre une détermination; sans réfléchir davantage, sans songer même à prendre l'avis de personne, je volai à Paris. Là, en présence de deux témoins, je fais dresser chez un notaire de la place des Victoires une nouvelle renonciation à la fortune de Van-M***; j'envoyai aussitôt cette pièce en Hollande. On s'en est, comme de raison, servi contre moi; et je n'ai jamais recueilli de ma communauté avec Van-M*** qu'une somme de 14,000 francs, montant d'un legs spécial à l'époque de son décès.
Je ne fus de retour à Passy que le soir à cinq heures. On me dit à mon arrivée que le général était dans le pavillon. J'y cours: il était seul, assis près d'une table, et la tête soutenue par ses deux mains: hors de moi, et dans un état de trouble et d'exaltation difficile à décrire, je m'élançai vers lui. La vue du seul ami qui me restât désormais sur la terre me causait une joie qui allait presque jusqu'au délire. Il lève la tête: je me jette toute en larmes dans ses bras comme pour y chercher un refuge contre l'avilissement et le malheur.
Dans un désordre inexprimable, je racontai à Moreau tout ce que je venais de faire; mon récit fut souvent interrompu par mes sanglots. Mille réflexions cruelles venaient à chaque instant m'assaillir, et me montrer la position fâcheuse où cette dernière imprudence pouvait me placer dans l'avenir. «Voilà ce que j'ai fait, dis-je en terminant; mais du moins on n'aura point à me reprocher d'avoir voulu dépouiller une famille envers laquelle je me suis déjà rendue si coupable.»
Moreau m'avait écoutée attentivement. Il ne me répondit qu'en me témoignant la crainte que je n'eusse cédé à l'élan irréfléchi d'une délicatesse outrée. Ses raisonnemens me frappèrent par leur justesse; mais il n'était plus temps de revenir sur mes pas. Moreau me prodiguait les consolations les plus douces, les témoignages de la plus vive tendresse. Tout en blâmant dans mon intérêt l'acte que je venais de souscrire, il donnait des éloges à ce mouvement de probité rigide qui m'avait entraînée. «Elzelina, me disait-il, vous ne m'en êtes que plus chère.»
C'était la première fois qu'il me nommait ainsi; et ce nom d'Elzelina était celui dont Van-M***, aux jours de notre bonheur, aimait à m'appeler exclusivement. Prononcé avec l'accent de la tendresse, ce nom fit sur mon cœur un effet indéfinissable. Il me sembla entendre la voix de mon mari. Par un mouvement presque convulsif, je repoussai Moreau; et, cachant mon front dans mes deux mains, je m'accusai, sans ménagement et à haute voix, de tous les torts que j'avais eus envers l'excellent homme dont j'avais juré devant Dieu de faire le bonheur. Moreau, vivement ému de l'excès de ma douleur, rendait, comme moi, témoignage aux nobles qualités de Van-M***, et cherchait à me prouver combien les sentimens que je manifestais devaient me relever à mes propres yeux. Cette scène se prolongea long-temps. Aux remords dont m'agitait le souvenir de Van-M*** succéda bientôt après l'image de ma mère déchue tout à la fois de son opulence, et privée des consolations que sa vieillesse devait attendre de moi. Je résolus de lui écrire sur-le-champ pour obtenir d'aller expier auprès d'elle, dans une retraite absolue, toutes les fautes qui m'avaient enlevé sa tendresse. Ma résolution ne fut pas vaine: j'écrivis. Si ma demande eût été accueillie, j'aurais pu espérer encore quelques années de repos et de bonheur; malheureusement elle fut rejetée, et rien ne put me soustraire à la triste destinée que je m'étais faite moi-même.
CHAPITRE XIX.
Conséquences inévitables de mes folies.—L'opéra du Prisonnier.—Madame Tallien.—Préventions de Moreau contre sa société.—Ces préventions sont bientôt justifiées.
Le général Moreau m'aimait passionnément: l'orgueil que m'inspirait cette affection si vive, mon admiration pour un homme si supérieur, et mon respect pour son caractère, me tenaient lieu de l'amour qu'une autre eût sans doute éprouvé à ma place. Dans la position où je me trouvais, tous mes sentimens devaient être poussés jusqu'à l'exaltation. Moreau était maintenant tout pour moi: c'était le seul ami, le seul protecteur que j'eusse au monde. Il profita de son ascendant sur moi pour m'obliger à chercher quelques distractions au chagrin dont il me voyait accablée. Touchée de la persévérance qu'il apportait à me ménager toutes les consolations imaginables, je consentais, pour lui plaire, à ne pas rester enfermée chez moi; mais je persistais à ne recevoir personne. Chaque matin il venait me chercher, et nous faisions ensemble de longues promenades. Quand il ne pouvait m'accompagner, il exigeait que je sortisse à cheval ou en voiture, avec mon fidèle Philippe. Lorsque ses affaires le retenaient loin de moi, pendant la journée, je consacrais mon temps à la lecture, au dessin, à la musique; je faisais aussi de méchans vers que le général ne manquait pas d'admirer, mais que du moins il admirait seul. Il a fallu en effet toutes les vicissitudes de ma vie pour me décider à écrire quelques lignes destinées à affronter le jugement du public. Bélise et Philaminte m'ont toujours paru souverainement risibles, et je suis tout-à-fait, sur leur compte, de l'avis de Molière.
Le soir nous allions ensemble au spectacle, ou bien j'y allais seule, et Moreau venait m'y retrouver. Ce plaisir était le seul de tous qui me fît oublier entièrement mes chagrins, qui m'enlevât, pour ainsi dire, à moi-même… Le seul? Oh, non! j'en avais un autre, celui d'aller souvent voir et embrasser mon cher petit Henri. Je jouissais de sa gaîté enfantine, de ses progrès journaliers, et près de lui je trouvais encore quelques minutes de bonheur. Moreau ignorait encore ce que j'avais fait pour cet enfant. J'attendais, pour lui faire cette confidence, que mon pupille fût digne de lui être présenté, et de l'intéresser pour le moins autant par les progrès de son intelligence que par les grâces de sa figure et le malheur de sa naissance.
Toutefois, je me consumais en vains efforts pour retrouver ce repos d'esprit, cette tranquillité d'âme, qui semblaient me fuir sans retour. Je voyais l'abîme où j'étais plongée, et je n'avais déjà plus la force de me débattre pour en sortir. Habituée depuis mon enfance à dépenser sans calcul, jamais je n'avais pu admettre la moindre idée d'économie. Moreau m'excitait encore à satisfaire toutes mes fantaisies: il allait même au devant de mes désirs, et insensiblement il était parvenu à me faire accepter des présens considérables. Les schalls de Cachemire avaient, à cette époque, en France, tout le mérite de la nouveauté; ils étaient fort rares et du plus grand prix. Moreau m'en avait donné deux des plus beaux que l'on connût. J'avais en ma possession tous les diamans de ma mère; je n'aimais point ce genre de parure, et cette répugnance était le seul motif que je pusse opposer au désir souvent manifesté par Moreau de m'offrir les écrins les plus brillans. Ainsi, peu à peu, je m'habituais à recevoir des dons magnifiques; quoique je conservasse intérieurement l'intention de restituer un jour ce que je ne voulais considérer que comme un prêt. Un mémoire acquitté, que Moreau oublia par hasard sur une table, me fit voir clairement jusqu'à quel point j'abusais, sans m'en douter, de sa faiblesse pour moi. Je voulus parler de diminution de dépense: Moreau me répondit, en plaisantant, que je n'entendais rien aux choses du ménage; que de tels soins ne me convenaient aucunement, et il finit par obtenir que je ne changerais rien au luxe de ma toilette, et que je me laisserais aller, comme par le passé, à toutes mes fantaisies. Cette dépense surpassait de beaucoup mes revenus actuels; je ne pouvais, la soutenir qu'en recourant à sa générosité. Ainsi je me trouvais rangée dans cette classe de femmes que j'ai perdu le droit de juger, et au-dessus desquelles j'aurais dû toujours être placée par ma naissance et mon éducation.
Afin de vivre uniquement pour moi, Moreau avait négligé quelques uns de ses amis les plus intimes; il avait abandonné tous les autres. Dans le nombre des connaissances qu'il voyait habituellement, se trouvait un nommé de La Mar***, dont la femme me voyait du plus mauvais œil. Elle me supposait l'intention d'amener Moreau à m'épouser, et cette supposition toute gratuite fit, je ne sais pourquoi, naître en elle contre moi la haine la plus violente. Cette dame de La Mar*** devint plus tard, pour le général, une sorte de mauvais génie, dont les conseils lui ont été funestes. Ce fut elle qui s'employa le plus activement pour lui faire contracter une alliance dans laquelle j'ai toujours pensé qu'il n'avait pas trouvé le bonheur dont il était si bien digne. J'ai regardé et je regarde en effet le mariage de Moreau comme une des principales causes de sa perte: sans les instigations de sa femme, il ne serait point allé se placer sous les drapeaux étrangers; il serait resté fidèle à cette France dont il était l'enfant et qui s'enorgueillissait de sa gloire: ou si la jalousie de Napoléon l'avait forcé de s'expatrier, il aurait coulé dans un honorable exil des jours paisibles et embellis par de brillans souvenirs. Qu'on me pardonne cette digression en faveur des sentimens d'admiration et d'estime que je conserverai pour un tel homme jusqu'à mon dernier soupir.
J'avais fixé à une époque assez éloignée la présentation de mon cher Henri au général; mais les droits qu'acquérait chaque jour à mon affection cet aimable enfant redoublèrent mon impatience de le placer sous la tutelle immédiate d'un protecteur si puissant. Je conduisis donc Moreau à Mouceaux: chemin faisant, je l'instruisis de ce que j'avais déjà fait pour mon fils d'adoption, et je lui expliquai toutes les espérances que j'avais fondées sur sa bonté en faveur du pauvre orphelin. Il est inutile de dire que mon attente ne fut pas trompée, et que Moreau ne me répondit que par les éloges les plus doux et les plus flatteurs.
On ne saurait se figurer l'étonnant changement qui s'était opéré dans la personne de Henri: il me paraissait à moi-même à peine reconnaissable; mais à la gaîté, à l'heureuse insouciance de son âge, se mêlait je ne sais quoi de mélancolique et de touchant, qui doublait après quelques minutes l'intérêt qu'il inspirait au premier abord. Nous l'emmenâmes pour trois jours; il eut bientôt gagné le cœur du général par la candeur de son caractère, sa sensibilité extrême, surtout par les témoignages d'affection qu'il me prodiguait. Le soir, il vint avec nous voir Talma. C'était la première fois que les merveilles du théâtre s'offraient à ses regards; il était dans un état d'exaltation inexprimable. À notre retour, il nous amusa beaucoup par l'exactitude vraiment originale qu'il mit à contrefaire quelques uns des acteurs qu'il venait de voir: il nous étonnait en même temps par sa mémoire prodigieuse.
Je partageai tous les jeux de ce cher enfant pendant les trois jours qu'il demeura près de moi: je courais avec lui dans le jardin comme un véritable écolier, et chaque minute semblait ajouter à sa tendresse toute filiale pour moi. Il fallut enfin le ramener à sa pension; il y rentra comblé de caresses et de présens. Quelques jours après, Moreau vint m'annoncer qu'il était obligé de faire un voyage de courte durée: pendant son absence il me supplia d'assister à la première représentation d'un opéra comique, ouvrage d'un de ses compatriotes, et pour laquelle il avait retenu une loge. Cette représentation devait avoir lieu le lendemain. Moreau paraissait désirer vivement le succès de cet ouvrage, dont l'auteur était, disait-il, son ami, homme de talent et de cœur, excellent citoyen. Le rôle principal devait être rempli par un acteur chéri du public, enfant de la Bretagne comme Moreau, et qui lui était depuis long-temps uni par les liens de l'amitié. J'allai donc voir le nouvel opéra, et j'en revins enchantée: cet opéra c'était le Prisonnier, l'acteur était Elleviou, l'auteur M. Alexandre Duval. La France connaît et apprécie son talent; ses amis seuls connaissent la noblesse de son âme, la bonté, la franchise, la générosité de son caractère. Qu'il me permette de consigner ici l'expression d'une reconnaissance bien profonde et d'un attachement qui ne finiront qu'avec ma vie.
Cette représentation d'un opéra charmant me fit faire de grandes réflexions sur le génie de cette langue française tout à la fois si simple, si élégante et si gracieuse. L'italien, ma langue maternelle, m'a toujours paru propre à peindre les passions fortes, les grands effets de la nature; mais il n'appartient qu'au français de rendre le naturel, la grâce légère et la délicatesse, qui sont les caractères dominans de cette nation.
Telles étaient les réflexions qui m'occupaient dans le trajet du théâtre de l'Opéra-Comique à Passy, et, tout en m'y livrant, je revenais avec un plaisir nouveau sur les émotions délicieuses qu'avaient excitées en moi la pièce, madame Saint-Aubin, Elleviou et la musique de Della-Maria, lorsqu'une violente secousse donnée à ma voiture, et un cri perçant qui frappa mon oreille au même instant, vinrent m'arracher à ma rêverie. Je m'élance à la portière, je l'ouvre, et avant que Philippe ait eu le temps de descendre, je saute à terre, au risque de me faire écraser par la voiture dont les roues avaient si violemment ébranlé la mienne. C'était l'équipage de madame Tallien qui avait causé cet accident; elle allait à Paris: sa voiture s'était croisée avec la mienne à l'entrée du Cours-la-Reine, et l'un de ses essieux était rompu.
Je m'approchai d'elle en m'informant si elle n'était pas blessée: heureusement elle en était quitte pour la peur. J'avais beaucoup entendu parler de sa beauté, mais elle me parut supérieure à tout ce qu'on avait pu m'en dire. Madame Tallien était en grande parure; elle se rendait au Luxembourg chez le directeur Barras. Ma vue parut produire sur elle le même effet que son aspect avait produit sur moi. Je la priai de vouloir bien accepter une place dans ma voiture, et je lui offris de la conduire au lieu de sa destination, puisque son équipage se trouvait hors de service: elle accepta ma proposition avec une grâce charmante, et nous partîmes à l'instant.
«Vous vous rendiez sans doute chez vous, madame, me dit-elle; aurais-je donc le bonheur d'avoir une aussi belle voisine? Je crains que ce retard ne jette l'inquiétude dans votre maison;» et elle me prit la main de la manière la plus aimable.
«—Rassurez-vous, madame, répondis-je, personne ne s'inquiétera de mon absence. J'habite seule à la campagne avec mes domestiques; quand bien même quelqu'un m'attendrait, on me pardonnerait aisément ce retard dès qu'on en connaîtrait le motif.
«—C'est joindre la grâce à l'obligeance, reprit Mme Tallien avec ce ton séduisant qui lui conquérait tant de cœurs; puis-je savoir quelle est la charmante protectrice que le hasard m'a donnée, et qui, j'espère, ne refusera pas de devenir mon amie?
«—Mon nom ne vous apprendrait rien, madame; retirée à la campagne, étrangère dans ce pays…
«—Étrangère! reprit-elle avec vivacité; vous êtes, j'en suis sûre, cette dame hollandaise que le général Moreau cache si soigneusement à tous les yeux, et qu'il a conduite en France après l'avoir enlevée.
«—Quelle calomnie! m'écriai-je à mon tour aussi vivement; et qui a pu, madame, vous induire si grossièrement en erreur? c'est moi qui suis venue de mon propre mouvement implorer le général et me placer sous sa protection.
«—À la bonne heure: mais comment, si jeune et si belle, vous condamner à un isolement aussi absolu? Promettez-moi de venir me voir; n'en dites rien au général. J'ai tout lieu de croire qu'il s'y opposerait: il a des préventions bien injustes contre moi; car, au fait, je l'estime et je l'admire.
«—Soyez persuadée, madame, qu'il sait aussi vous rendre justice.»
Ici je commençais à mentir. Moreau n'avait jamais refusé devant moi de rendre témoignage à ce qu'il y avait de vraiment noble dans le caractère de madame Tallien; mais il était fort loin d'estimer la plupart de ses amis les plus intimes. À ses yeux, une telle société n'était certainement pas plus convenable pour moi que pour lui, et madame Tallien ne se trompait pas en pensant qu'il mettrait sans doute obstacle à toute liaison entre nous. La politesse et le penchant qui m'entraînait déjà vers madame Tallien m'empêchèrent toutefois d'en convenir avec elle.
En effet, lorsqu'à son retour Moreau apprit de moi cette rencontre, il parut contrarié du désir que je témoignais de répondre aux marques de bienveillance qu'on m'avait déjà données. Il lui en coûtait de se montrer, pour la première fois, d'un avis opposé au mien; mais les liaisons politiques de madame Tallien lui inspiraient une répugnance invincible. En vain lui représentais-je que madame Tallien m'ayant seule fait des avances, c'était elle seule que je voulais voir: «Bientôt me répondait-il, vous serez entraînée comme malgré vous dans ces salons peuplés de mes ennemis: et madame Tallien, sans le vouloir, deviendra l'instrument dont on se servira pour m'entraîner sur vos pas dans quelque piége.» J'insistai en lui rappelant tout le bien qu'il m'avait plus d'une fois dit lui-même de cette femme qui se montrait aujourd'hui, fort honorablement pour moi, empressée de devenir mon amie: «Elzelina, me dit-il enfin, comme j'estime autant votre cœur et votre caractère que j'aime votre personne, je remets avec confiance en vos mains le soin de mon repos. Voyez madame Tallien, puisque cette nouvelle liaison a pour vous un attrait si puissant: mais promettez-moi d'être toujours sur vos gardes, même avec elle, et surtout de me faire connaître la première question qu'on vous adressera directement ou indirectement sur mon compte.»
Je lui promis sans peine ce qu'il me demandait. Lorsque j'obtenais ce que j'avais désiré, j'étais toujours d'une humeur charmante; c'est ce qui arrive, je crois, à bien des gens, et particulièrement aux femmes: je donnai donc libre essor à ma gaîté; et je racontai à Moreau tout le plaisir que m'avaient fait éprouver, non seulement la première, mais encore la seconde et la troisième représentation du Prisonnier, auxquelles j'avais assisté. Personne plus que Moreau ne jouissait du bonheur de ses amis. Il était charmé de la chaleur que je mettais à lui retracer le triomphe de son compatriote. Le soir même nous allâmes voir la sixième représentation, et Moreau put se convaincre par ses propres yeux que je n'avais rien exagéré. Afin de ne pas renouveler des inquiétudes que le désir seul de me complaire avait pu calmer, je cessai de parler à Moreau de madame Tallien; je me contentai de mettre à profit la permission qu'il m'avait donnée. Je voyais ma nouvelle amie le plus souvent qu'il m'était possible; mais nos rencontres étaient encore trop rares au gré de mes désirs. Cette amitié recevait un nouvel attrait et de nouvelles forces du mystère qui en accompagnait les témoignages: car l'amour n'est pas le seul sentiment auquel le secret prête des charmes. Moins distraite et naturellement plus vive que madame Tallien qui vivait dans le tourbillon du grand monde, je me livrais à mon affection pour elle avec toute l'ardeur de mon imagination florentine, et tout l'abandon de mon cœur. Elle, au contraire, occupée de plaisirs et de politique, de toilette et d'affaires d'état, n'apportait dans notre liaison que cette bienveillance douce et calme à laquelle l'esprit et la grâce peuvent quelquefois donner l'apparence d'un sentiment profond et durable. Avertie toujours la veille des heures auxquelles Moreau me faisait ses visites, je profitais de toutes les matinées où je ne l'attendais pas pour aller voir madame Tallien. Je partais ordinairement de bonne heure, habillée en homme: des ordres étaient donnés pour qu'on me laissât entrer dans son appartement à toute heure, et sans que je fusse obligée de me faire annoncer. Le plus souvent c'était moi qui la réveillais: moitié de gré, moitié de force, elle se levait, s'enveloppait d'une robe du matin, jetait un schall sur ses épaules. Je l'aidais à faire cette simple toilette, quoiqu'elle m'y trouvât aussi maladroite qu'un garçon, et nous partions dans un boguey que Philippe suivait constamment à cheval. Souvent, en lui faisant parcourir les boulevards neufs, le Champ-de-Mars, ou bien en déjeunant avec du laitage à la chaumière du Mont-Parnasse, encore toute rustique à cette époque, je voyais briller sur son beau visage l'enjouement et la gaîté naturelle qui ne s'y montraient pas toujours dans les salons du Luxembourg. Elle avait cependant dans le monde tous les succès que procurent tous les dons de l'esprit, lorsqu'ils parent la beauté. Pour ceux qui la connaissaient davantage, sa bonté seule aurait suffi pour la faire chérir.
Dans une de nos promenades, il nous arriva de nous diriger vers le quartier du Gros-Caillou. Nous passâmes une grande partie de la matinée à contempler d'un peu loin la pompe grotesque d'un repas de noce qui avait réuni bon nombre d'ouvriers endimanchés. La grosse joie de ces bonnes gens offrait un tableau digne du pinceau de Téniers, et contrastait singulièrement avec le spectacle que madame Tallien avait ordinairement sous les yeux. Pour moi, qui avais vécu dans les camps, je ne m'étonnais pas des éclats de la joie populaire. Disposées comme nous l'étions, madame Tallien et moi, à nous amuser de tout, nous laissâmes ce jour-là passer les heures avec plus d'insouciance que de coutume, et notre retour se trouva beaucoup retardé. En arrivant près de la maison de madame Tallien, nous vîmes, sur la pelouse, trois promeneurs qui paraissaient l'attendre. J'arrêtai le boguey, et je lui donnai la main pour descendre. Soit qu'elle craignît quelque soupçon défavorable sur cette course matinale avec un jeune homme, soit qu'elle voulût satisfaire la curiosité de ses amis, elle exigea que j'entrasse chez elle. Par politesse je n'osai lui refuser; mais je me rendis à son invitation de mauvaise grâce, très contrariée que j'étais de me trouver pour la première fois avec cet entourage dont Moreau m'avait effrayée, et que j'étais parvenue à éviter jusqu'alors. Madame Tallien paraissait au contraire plus aimable et plus gaie que jamais: «Messieurs, dit-elle aux personnes qui l'attendaient, permettez-moi de vous présenter l'amie du général Moreau, qui veut bien être aussi la mienne. Habituée de bonne heure à la vie active des camps, madame est assez bonne pour chercher à me guérir de ma paresse, en m'associant à ses promenades du matin.» Puis elle m'adressa les complimens les plus flatteurs, avec ce ton que donne le savoir-vivre et qu'elle possédait au suprême degré. Au nombre de ces trois messieurs se trouvait un nommé Lher***, autrefois secrétaire de la légation cisalpine. Dès la première vue, il m'inspira une antipathie extrême et qu'il ne tarda guère à justifier; car il fut surtout cause de ma rupture avec madame Tallien. Après avoir répondu d'une manière assez gauche aux politesses excessives dont j'étais l'objet, je quittai tout ce monde le plus promptement qu'il me fut possible. Lorsque je revis madame Tallien, le lendemain, dans la matinée, je crus remarquer en elle une certaine gêne. Plusieurs fois elle tenta d'amener la conversation sur Moreau, ce qu'elle n'avait point fait jusqu'alors. Je changeai d'entretien; mais, à l'entrevue suivante, ses questions devinrent plus directes; elle me les adressait en détournant les yeux et d'un air embarrassé. Son âme noble et franche répugnait aux détours qu'elle était obligée de prendre; elle sentait que je ne devais pas répondre. Je ne répondis pas en effet; et le soir même, comme Moreau et moi nous nous rendions à Paris, pour y dîner: «Général, lui dis-je, vous aviez raison: la société que j'ai rencontrée chez madame Tallien ne saurait me convenir; comme je ne puis éviter cette société qu'en cessant toute relation avec la femme qui en est l'âme, je me résous à ce pénible sacrifice, puisque votre sûreté et votre repos en dépendent.»
Moreau me remercia avec transport: «Je rends justice aux qualités de madame Tallien, me dit-il; mais, vous l'avez vu par vous-même, ma chère amie, l'entourage ne vaut rien.»
Deux jours après j'écrivis un billet poli, amical, tel que je le devais. Je reçus cette courte réponse:
«Vous qui parlez des autres, vous vous laissez influencer à ce point!
Soit; mais vous perdez une bien véritable amie.»
Ainsi finit cette liaison qui avait eu d'abord pour moi tant de charmes. J'en ressentis un vif chagrin: mais j'eus à m'applaudir plus tard de m'être éloignée d'une maison que fréquentait Lher***. Si j'avais pu conserver quelque doute sur son caractère, mes yeux se seraient ouverts à Milan, lorsque je l'y rencontrai à quelque temps de là.
CHAPITRE XX.
Départ pour Milan.—Nouveaux témoignages de la tendresse de Moreau pour moi.—Nos deux guides savoyards.—Établissement dans la Casa-Faguani.—Le général Moreau me présente partout comme sa femme.
Moreau ne souffrait qu'avec impatience l'oisiveté à laquelle il était condamné par le Directoire, et que rendait encore plus insupportable l'espionnage dont il se savait l'objet. La guerre avait recommencé en Italie; il sentait que sa présence dans ce pays pouvait devenir utile; il n'hésita donc point à sacrifier les intérêts de son amour-propre, et il accepta l'emploi secondaire d'inspecteur-général de l'armée d'Italie. Cet acte de modestie tourna bientôt à sa gloire; car, sans son talent, l'impéritie du général Scherer aurait ruiné en Italie la fortune des armes françaises. Il vint un jour, à sept heures du matin, m'annoncer sa nomination, et me demander si je consentirais sans regret à l'accompagner. Il craignait que je ne trouvasse trop rapprochée l'époque du départ, que des ordres supérieurs fixaient à la nuit prochaine. «Et pourquoi donc ne partirions-nous pas sur-le-champ? lui dis-je. Envoyez prendre ce soir ma malle à six heures. Je serai prête à vous suivre demain matin.»
Moreau me remercia avec l'expression de la plus vive tendresse. Certaine que je pourrais aisément monter ma maison lorsque nous serions arrivés en Italie, je congédiai ma femme-de-chambre Julie, qui m'était toute dévouée, et que cette séparation affligeait beaucoup. Le général et moi nous donnâmes trois mois de gages à nos autres domestiques. Philippe devait rester encore quelque temps à Paris, comme intendant de ma maison de Passy et de celle que le général occupait à Chaillot. Je ne perdis pas un moment pour mes préparatifs, et je récompensai généreusement ma pauvre Julie, qui pleurait à chaudes larmes. On devine aisément avec quelle chaleur je recommandai à Philippe mon cher petit Henri. Il m'aurait été impossible de partir sans avoir la consolation d'embrasser encore une fois cet enfant. Je courus à sa pension. Nos adieux furent courts, mais pleins de larmes. Présens, recommandations, promesses, je mis tout en usage pour assurer en mon absence à ce cher enfant la bienveillance de ses maîtres. Je donnai un dernier baiser à mon fils d'adoption, et je m'arrachai de ses bras.
Le lendemain à six heures, ainsi que je l'avais promis à Moreau, j'étais prête à monter en voiture; nous partîmes. L'entretien ne languissait jamais avec Moreau: il avait un talent particulier pour deviner et peindre les caractères, et ce talent il aimait à l'exercer. Il possédait en outre l'art de raconter; sa mémoire était riche d'anecdotes, et sa conversation était très variée. Pendant la route il me fit connaître la plupart des personnages qui occupaient alors des postes importans à l'armée d'Italie. Il m'avait déjà plus d'une fois parlé de Bernadotte; il y revenait souvent. La suite a prouvé qu'il l'avait bien jugé. «Bernadotte, disait-il, a une ambition qui le perdra, si elle ne l'élève au dessus de tous les autres.» On a accusé Moreau d'être également tourmenté de cette ambition qui conduit aux crimes politiques et au bouleversement des états. Je dois à la vérité de dire que je n'en ai jamais découvert en lui le moindre indice. Moreau aimait la gloire, mais il n'aurait jamais voulu d'un pouvoir qu'il eût fallu acheter en foulant aux pieds ses propres sermens ou les droits de ses concitoyens.
Nous voyagions avec une grande rapidité, mais pas encore assez vite au gré de mon impatience. Tous ces souvenirs d'enfance qui attachent au sol de la patrie se réveillaient dans mon âme avec une force toute nouvelle. L'idée de revoir ce beau ciel de l'Italie, de respirer l'air de ma patrie, d'entendre ces chants harmonieux qui avaient bercé mon enfance, et de parler encore cette langue que j'avais bégayée vingt années plus tôt, tout cela faisait battre mon cœur et me causait des tressaillemens de joie. Mais à ces souvenirs délicieux s'en mêlaient d'autres bien amers, lorsque nous commençâmes à gravir à pied la route bordée d'affreux précipices du Mont-Saint-Jean. Dix ans plus tôt, j'avais passé dans ces mêmes lieux, bravé les mêmes fatigues et les mêmes dangers, sous la protection de mon père et de ma mère, alors fiers de leur fille, et qui fondaient sur moi tout l'espoir de leur bonheur à venir. Le contraste de ces deux positions si différentes pour moi me causait une tristesse profonde et que je cherchais en vain à dissiper.
Au village d'Anslebourg on démonta nos voitures pour les charger sur des mulets, et nous nous remîmes en route. Le génie du vainqueur de l'Europe n'avait point encore à cette époque triomphé des barrières de la nature. Les sentiers du Mont-Cenis n'étaient point encore transformés en de larges routes, et nous avancions péniblement au milieu des ravins, bordés à droite et à gauche de rochers qui semblaient le plus souvent suspendus sur nos têtes. J'admirais l'allure tranquille et assurée du mulet que je montais. Les éloges que je donnais à l'instinct de cet animal allaient droit au cœur d'un de nos guides, tout fier d'avoir été son instituteur. Ce bon Savoyard était d'autant plus charmé de me voir contente de ma monture, que le général lui avait expressément recommandé de me garantir, autant qu'il serait en son pouvoir, non pas seulement de tout danger, mais encore de toute inquiétude; il l'avait même largement récompensé d'avance des soins qu'il prendrait à cet égard. C'est ce que j'appris de la bouche même du guide pendant notre route. Je n'avais pas besoin de cette nouvelle preuve de la tendresse de Moreau pour connaître combien il souffrait de me voir exposée aux fatigues d'un voyage que j'avais entrepris pour lui seul. Marchant à pied derrière moi, il surveillait tous les mouvemens de mon mulet; et lorsque je me retournais pour lui parler, il se fâchait sérieusement de mon imprudence.
Nous nous arrêtâmes à l'auberge de l'hospice, qui est à moitié chemin; on nous y servit un léger repas. Assis tous deux auprès d'un bon feu, nous jouissions du plaisir de nous reposer. Moreau amena la conversation sur les inquiétudes qu'il avait éprouvées pour moi pendant cette pénible route: il exprima sa volonté bien ferme de ne jamais m'exposer aux hasards de la guerre. Je lui rappelais en riant que j'avais déjà vu les champs de bataille, sans trop redouter les balles et les boulets, et que je comptais bien partager avec lui les fatigues de la campagne. Mais rien ne pouvait changer la détermination qu'il avait prise; je n'insistai donc pas davantage sur ce point. En descendant à la Novoralèse, je voulus essayer de monter dans une chaise à porteurs. Mais au bout d'un quart de lieue il me devint impossible de supporter le balancement régulier de cette sorte de voiture. Je mis pied à terre et je continuai la route, le plus souvent appuyée sur le bras de Moreau, tantôt suivie et tantôt précédée de nos deux guides savoyards, dont la franchise et la gaîté nous mettaient en belle humeur. Touchés de la bienveillance que nous leur témoignions, ils nous racontaient, dans leur langage naïf, les détails de leur vie laborieuse. L'un, jeune et robuste, paraissait charmé de la bonne fortune de ce jour, qui allait le mettre à même d'offrir de plus beaux présens de noces à sa fiancée. Il obtint sans peine que nous irions la voir en arrivant à la Novoralèse, et que nous boirions du lait de Jeanne, la plus belle vache du canton, qu'elle lui apportait en dot. L'autre guide, âgé de plus de cinquante ans, était père de seize enfans; il nous pria aussi d'honorer sa petite maison de notre visite, et de choisir quelques paniers, ouvrage de sa nombreuse famille. Moreau accorda tout ce qu'on lui demandait: nous bûmes du lait de Jeanne, et nous visitâmes les petits vaniers; mille bénédictions nous accompagnèrent à notre départ de ces chaumières. Moreau était naturellement le meilleur des hommes; il prétendait qu'il fallait m'attribuer en grande partie le bien qu'il faisait. Je ne pouvais accepter ce compliment que jusqu'à certain point: en effet, il m'arrivait de seconder les mouvemens généreux de son cœur; mais ces mouvemens de sa part étaient toujours spontanés.
Arrivés à Milan au milieu de la nuit, nous passâmes deux jours dans le plus strict incognito à l'hôtel du Pélican, où nous étions descendus. Après quoi le logement de l'inspecteur général ayant été désigné, nous allâmes occuper la_ casa Faguani, via San-Pietro_. Ce palais appartenait à la comtesse Faguani, dont il portait le nom; cette dame n'aimait pas les vainqueurs de l'Italie: elle s'était retirée à la campagne, et elle avait laissé à son majordome, aidé de deux ou trois domestiques, le soin de nous recevoir. Les appartemens étaient fort beaux, très vastes, ornés de peintures savantes et de sculptures admirables. Mais partout les meubles les plus mesquins avaient remplacé le mobilier somptueux dont le palais était ordinairement garni. Glaces, pendules, tentures, vases antiques, tout avait disparu. Le majordome, surpris de voir le général accompagné d'une femme jeune et fort élégante, car j'avais quitté mes habits d'homme pour me rendre au palais Faguani, proposa aussitôt de faire remeubler l'appartement qu'il me conviendrait d'occuper. Je le remerciai de sa proposition, mais je ne l'acceptai pas, et Moreau me sut gré de m'être montrée si peu exigeante. Cependant lorsque le signor Patrizzio m'eût entendue lui adresser la parole en italien très pur, rien ne put l'empêcher de faire replacer sur-le-champ tous les ornemens du salon, de la chambre à coucher, des cabinets de toilette et de bain qui m'étaient destinés. Soudain le damas rose et blanc vint tomber en longues draperies devant les fenêtres et sur les lambris dorés de mon appartement: partout le luxe attestait l'opulence et le bon goût de la comtesse.
Ce Patrizzio était un franc original, mais en même temps un bon homme dans toute l'acception du mot. Fortement prévenu contre les Français, il aurait pris plaisir à nous laisser manquer de tout, si il dolce favellar, i patri modi qu'il retrouvait en moi ne m'eussent fort à propos gagné ses bonnes grâces. Il ne m'appelait plus que mia garbatissima padroncina, et il voulut que sa nièce, mademoiselle Ursule, entrât à mon service en qualité de femme de chambre. Je commandais en reine dans le palais; j'y étais servie avec zèle et empressement; tout le monde s'en trouvait bien.
Dès le soir de notre installation dans cette nouvelle demeure, le général me dit: «Ma chère amie, vous pensez que j'ai dû songer à vous assurer, dans ce pays, une existence convenable, et la considération qui doit vous accompagner partout. Je vous préviens donc qu'à dater de ce jour, vous êtes, pour tout le monde, madame Moreau. Voulez-vous bien accepter ce nom?»
Ces mots produisirent sur moi une impression pénible. Il me semblait qu'en prenant désormais le nom du général, j'allais renoncer une seconde fois à celui qu'une union légitime m'avait donné le droit de porter. Je craignais de faire aussi publiquement outrage à mon mari, que j'avais déjà si cruellement affligé. Moreau se méprit sur le motif de mon hésitation à répondre: «Elzelina, me dit-il, cette proposition vous déplaît-elle? «Je me jetai dans ses bras en pleurant, et je lui confiai sur-le-champ mes scrupules. Avec une douceur et une délicatesse bien rares, le général sut calmer mon émotion, rassurer un peu ma conscience, et m'amena insensiblement à vouloir ce qu'il désirait.
Dès le lendemain, nous reçûmes la visite des autorités. Je trouvai bientôt fort doux les hommages qu'on m'adressait comme à l'épouse du général Moreau. Les invitations de tout genre pleuvaient de tous les côtés. Une couturière française, madame Rivière, établie à Milan, fut appelée au palais Faguani, et chargée du soin important de me préparer une parure brillante pour le dîner que devait donner prochainement le Directoire cisalpin. Pour cette fois, Moreau voulut s'occuper lui-même de ma toilette. Grâce à lui, tout fut de la plus grande élégance et du meilleur goût. Dans la société que nous voyions à Milan, il n'y avait alors que deux Françaises, madame Amelot, et une autre dame fort jolie dont j'ai oublié le nom. Je dus à ce défaut de concurrence un succès qui flatta la vanité du général, et qui accrut singulièrement la mienne. Ma taille, mon teint sans artifice, ma chevelure blonde, donnèrent, le lendemain de la fête du Directoire, matière à un nombre infini de sonnets, qui m'arrivèrent imprimés en lettres d'or sur du satin. L'enthousiasme fut à son comble, lorsqu'après avoir causé plus de deux heures avec moi, le célèbre Monti déclara que j'entendais aussi bien que lui tous les poètes italiens. Chacun voulut chanter il dotto sapere, le grazie ivezzi délia bellissima citadina Moreau. Lorsque je parus, ce même jour, à cheval et vêtue en amazone al corso orientale, je me vis l'objet d'une curiosité générale et que j'attribuai à l'éclat de mon triomphe de la veille.
Mon bon sens naturel me préserva d'abord de l'ivresse dans laquelle devaient me plonger tant de succès. À la fin, la tête m'en tourna. Excitée par Moreau lui-même, je ne mis bientôt plus de bornes à mes dépenses: les trente ouvrières de madame Rivière ne travaillaient plus que pour moi seule; Moreau ne me laissait point de désirs à former, et bientôt on me cita moins pour ma beauté que pour l'extravagance de mon luxe. Si les hommes enviaient à Moreau son bonheur, les femmes m'enviaient mes parures, mon élégance; et mes triomphes me faisaient une foule d'ennemis. Cependant, au milieu des fêtes, dans le tourbillon des plaisirs, j'étais tourmentée d'un mal que je n'avais pas connu jusqu'alors, l'ennui. Au milieu de ces journées si longues, que je semblais avoir à ma disposition, je ne pouvais trouver une seule minute qui m'appartînt en propre. Après avoir tout sacrifié pour être libre, je me trouvais plus esclave que jamais: et quel esclavage plus insupportable que celui de la représentation et de l'étiquette? Dans le rang où j'étais placée, tous les regards se fixaient sur moi. Je devais calculer toutes les conséquences de la démarche la plus simple, m'interdire tous les plaisirs que j'aimais le plus, renoncer même à ces promenades matinales qui avaient tant de charmes pour moi; enfin, j'étais condamnée à m'observer sans cesse pour ne point compromettre l'honneur et, le nom de celui qui me donnait tant de preuves de son amour et de sa confiance.
CHAPITRE XXI.
Les fournisseurs.—Solié.—Double méprise.—Le collier de camées.—César
Berthier.—Coralie Lambertini.
Rassasiée de toutes les jouissances que peuvent donner le luxe et l'orgueil, je me sentais atteinte d'une langueur que rien ne pouvait dissiper. J'étais sans cesse distraite au milieu des nombreux convives qui venaient chaque jour s'asseoir à notre table; j'avais perdu jusqu'à l'appétit qui donnait jadis pour moi tant de prix au beurre et aux œufs frais du Rendez-vous de la Muette, au lait du Kiosque de l'Hermitage. Mon premier devoir était maintenant de me parer; car mes négligés même étaient de magnifiques parures. Il fallait demeurer, pour ainsi dire, toujours en scène, il fallait sourire aux plus fades complimens, et accueillir avec un visage aimable ceux même qui m'accablaient du poids de leur nullité. L'étiquette a un côté si positivement ridicule, que l'orgueil de paraître n'a jamais pu me familiariser avec tous ces détails cérémonieux qui étouffent le plaisir et bannissent la gaieté.
Le général ne goûtait pas plus que moi notre nouveau genre de vie: et comment cette vie aurait-elle pu plaire à un homme naturellement aussi simple et aussi modeste? Ce fut donc sans peine que je parvins à obtenir de lui deux jours de la semaine que nous nous réservions pour nous et pour un très petit cercle d'amis.
Au nombre de ces amis privilégiés était un compatriote de Moreau, M. Solié. Le général s'amusait comme moi de sa gaieté qui animait nos réunions; mais il m'avait prévenue de me tenir en garde contre son apparente bonhomie. Solié était venu en Italie comme un des fournisseurs de l'armée. Moreau avait eu de tout temps une grande répugnance pour cette classe de traitans. «Si mon propre frère, disait-il un jour, se faisait fournisseur, je cesserais de l'estimer.» Je cherchais quelquefois à combattre cette opinion, en lui représentant qu'un homme véritablement honnête l'est toujours, et dans quelque carrière qu'il embrasse. Moreau craignait parfois que Solié ne parvînt, en s'insinuant dans mon esprit, à faire de moi l'instrument de ses projets de fortune. Ma délicatesse bien éprouvée le rassurait cependant à cet égard; mais rien ne pouvait le faire revenir de sa prévention contre les fournisseurs.
Qu'il me soit permis de m'arrêter un instant sur cet hommage que Moreau rendit souvent à ma délicatesse et à mon désintéressement. L'opiniâtreté que je mis toujours à refuser avec mépris les magnifiques dons au prix desquels bien des gens voulaient acheter ma protection auprès du général m'a valu un grand nombre d'ennemis. Après ma rupture avec le général, quelques uns de ces hommes qui avaient à se plaindre de moi sous ce rapport cherchaient à l'exaspérer encore contre moi, en me déchirant, comme on dit, à belles dents. Moreau leur répondit alors: «Vous en direz difficilement tout le mal que j'en pense; mais ne cherchez point à me persuader qu'elle ait jamais vendu le crédit qu'elle avait sur moi. Je connais son désintéressement; et personne mieux que moi ne sait qu'elle l'a poussé quelquefois jusqu'à l'imprudence.» Ces paroles, qui me furent rapportées alors, m'ont souvent consolée intérieurement de bien des peines.
Solié était l'âme de nos petits comités. Personne n'avait une gaieté plus communicative, et ne trouvait mieux les moyens de s'amuser beaucoup en amusant tout le monde. Comme compatriote de Moreau, je le traitais avec assez de distinction. Mes égards lui parurent un juste tribut que je payais à son mérite. Il se trompait grossièrement. Sa méprise n'eut pour lui d'autre résultat que de le faire bannir de mon intimité. Il lui arriva plus tard de s'imaginer qu'à l'aide d'un présent de 2000 écus qu'il osa m'offrir, il obtiendrait une fourniture importante qu'il sollicitait. Je me mêlai en effet de cette affaire, mais ce fut pour obtenir de Moreau une signature qui déboutait entièrement M. Solié de ses prétentions.
J'avais toujours conservé cet amour des beaux arts qui s'était manifesté chez moi dès ma première enfance. Le matin j'allais souvent, appuyée sur le bras d'un des aides-de-camp du général, et suivie de ma femme de chambre Ursule, visiter les églises riches des chefs-d'œuvre de l'école italienne, et les ateliers de peinture et de sculpture. Un jour, comme je me préparais à ma promenade accoutumée, Moreau me dit qu'il avait besoin de son aide-de-camp, et il pria Solié, qui se trouvait là par hasard, de vouloir bien me servir de chevalier. Ces deux messieurs m'étaient également indifférens: cependant le babil de Solié me donna bientôt à penser que sa société me serait plus agréable que celle du taciturne Delelé. Nous avions déjà parcouru une grande partie de la ville, lorsqu'en sortant du Dôme, l'enseigne de madame Rivière vint s'offrir à mes yeux. Elle avait justement à me fournir une toilette brillante pour le bal de l'ambassadeur de Naples, le comte d'Ossuna. Je voulus m'assurer par mes yeux de l'empressement et du soin que ma couturière mettait à satisfaire mes désirs et à suivre mes instructions. Je fis arrêter la voiture, et je descendis, suivie de Solié. Nous trouvâmes chez madame Rivière son beau-fils, bijoutier de Rome, que ses affaires avaient amené depuis quelques jours à Milan. Il me fit voir plusieurs parures fort belles et du plus grand prix, entre autres un collier de vrais camées avec deux magnifiques agrafes en diamans. Si ce collier m'avait tenté, j'en aurais aisément fait l'acquisition; mais comme mes écrins étaient plus que suffisamment garnis, je me contentai d'admirer ce collier, sans même m'informer de sa valeur. Je retournai à ma voiture; Solié me donna la main pour y monter; puis il me demanda la permission de me quitter pour peu d'instans. Je le vis rentrer chez madame Rivière; au bout de quelques minutes il fut de retour, et nous partîmes. J'étais fort gaie ce jour-là, et bien éloignée de soupçonner ce que venait de faire mon chevalier. Je lui dis: «Savez-vous à quoi je pensais?
«—Non, madame; mais si c'était à ma courte absence, je m'estimerais trop heureux.
«—Je suis désolée de ne pouvoir contribuer à votre bonheur; mais, en vérité, je ne m'occupais point de vous. En regardant cette place ornée d'un Christ de grandeur naturelle, je songeais à cette bizarrerie du caractère italien qui sait allier aux idées religieuses tant de goûts et d'habitudes si contraires à l'esprit de la religion. Je me rappelais le profane charlatanisme de ce prédicateur qui, prêchant sur une place publique, s'avisa, pour ramener à lui des auditeurs beaucoup trop distraits par les gambades de quelques bateleurs, de mettre en comparaison le Sauveur du monde et Polichinelle, et s'écria, en indiquant l'image du Christ:Ecco il vero Pulcinello che puo salvar vi.
«—Ce sont là, madame, des traditions locales auxquelles vous sembleriez devoir être étrangère: car c'est la première fois, je pense, que vous venez en Italie. Vous êtes si jeune encore, et ce pays est tellement éloigné du vôtre!» Déjà préoccupée d'autres idées, je n'avais pas même entendu les questions qu'il m'adressait. Je n'y répondis donc point. Mon interlocuteur y revint avec tant d'instance, et d'un ton qui décelait une si vive curiosité, qu'à la fin je sortis de ma rêverie. J'entendis alors les paroles suivantes:
«Tout le monde, disait M. Solié, croit savoir que vous êtes née en Hollande; mais ce dont chacun est sûr, c'est que vous êtes le plus beau trophée des conquêtes de Moreau dans les Provinces-Unies. Cependant vous parlez italien, français, comme si chacune de ces langues était celle de votre patrie. Au fait, tout est mystère autour de vous, et personne ne sait au juste qui vous êtes.»
«—Ici du moins, répondis-je sèchement, personne n'ignore que je suis la compagne d'un héros; et ce titre suffit pour m'assurer la portion d'égards et de considération dont mon ambition se contente.»
«—Pardonnez, madame, à mon bavardage: je suis bien loin d'avoir voulu vous offenser.
«—Je ne le cacherai point, vous m'avez déplu. Je hais les détours; j'aime la franchise, et je trouve votre indiscrétion fort étrange. Il fallait m'adresser des questions directes: si cela m'avait convenu, j'aurais pu y répondre. Dans le cas contraire, vous auriez usé du droit qui vous reste encore de vous livrer à vos conjectures.
«—Toutes ces conjectures, vous le savez, madame, ne peuvent que vous être favorables.
«—Je sais très bien, monsieur, à quoi m'en tenir sur ce point. Il me suffit d'être parfaitement connue de l'homme qui a bien voulu m'associer à son sort. L'estime du général Moreau m'a valu celle de beaucoup d'honnêtes gens: je suis tranquille.
«—Cela vous est facile à dire,» reprit Solié d'un ton qui aurait dû redoubler la fierté de mes répliques, et qui cependant me fit éclater de rire. Mon chevalier tira de cette gaieté intempestive un augure beaucoup trop favorable: je pus lire dans ses yeux l'excès de sa fatuité. J'eus beau reprendre mon air de dignité, je ne pus imposer silence à sa galanterie. Dès ce moment je résolus, in petto, de lui ôter à l'avenir tous les moyens de se montrer aussi empressé près de moi.
Ce jour-là, nous avions beaucoup de monde à dîner: ma parure devait être des plus brillantes: à l'heure de ma toilette, je dis à Ursule de me donner mes perles. Elle m'apporte un écrin; je l'ouvre et je trouve le collier de camées que j'avais, le matin même, admiré chez madame Rivière. Sur ce collier était placé un billet assez spirituellement tourné, par lequel M. Solié me conjurait de vouloir bien accepter ce présent. Je rougis de colère, et saisissant une plume, je jetai ces mots sur le papier:
Monsieur Solié doit s'estimer fort heureux d'avoir, à mes égards, un titre qu'il respecte cependant si peu. Si le général Moreau ne le nommait pas habituellement son ami, j'aurais pu le faire sur-le-champ repentir de son impertinent procédé. Madame Moreau l'engage à ne pas oublier qu'elle n'accorde qu'au général le droit de lui faire des présens, et que jamais elle ne vendra une signature dont elle pourrait, il est vrai, disposer, mais qu'elle: n'a jamais eu l'audace de mettre à prix.»
Solié fut trois jours sans oser paraître devant moi. Amelot eut la fourniture générale de l'armée d'Italie, et Solié quitta Milan pour aller à Parme. Je laissai entièrement ignorer cette aventure au général, et j'eus grand tort: c'est ce dont j'ai fait plus tard la triste expérience.
César Berthier, frère du général de ce nom, remplissait alors Milan du bruit de ses triomphes et de sa légèreté en amour. Doué de tous les avantages de la figure, la renommée publiait qu'il avait trouvé peu de cruelles; et plus d'une belle Italienne gémissait sur l'inconstance de ce gentile ed infedele vincitore. Parmi les Arianes désolées on distinguait une jolie petite femme qu'à l'élégance de sa tournure, à la grâce de ses manières, j'avais d'abord prise pour une Parisienne. À un petit nez retroussé, au pied le plus mignon qu'il fût possible de voir, elle joignait cet esprit vif, cette imagination ardente qu'on trouve d'ordinaire sous le ciel de Naples. Pourvue de tant de moyens de fixer un inconstant, elle n'avait cependant fait qu'effleurer le cœur de César Berthier. Après avoir pendant quelque temps paru entièrement occupé d'elle, il soupirait maintenant, aux pieds de madame Lambertini. Coralie Lambertini avait été dans sa jeunesse, une des plus belles femmes de l'Italie, et quoiqu'elle fût alors dans sa quarante-sixième année, son teint avait encore beaucoup d'éclat, et sa taille une élégance bien faite pour désespérer plus d'une coquette de vingt ans.
La première fois que nous nous rencontrâmes, ce fut au dîner que donnait le grand juge Luosi: notre amitié date de cette première rencontre. Coralie était passionnée pour le parti français: cette conformité de sentimens politiques ne contribua pas peu à nous lier étroitement l'une à l'autre[13]. Berthier était réduit, près de madame Lambertini, au rôle d'un amant rebuté. Il paraissait en être exclusivement épris, et cependant il ne pouvait obtenir d'elle un seul regard.
«Si la jolie Gaëtana, me disait madame Lambertini, savait combien je dédaigne les hommages de son inconstant, son cœur en serait bien soulagé.»
Il était en effet bien facile de voir combien la pauvre Gaëtana souffrait des assiduités du jeune Français auprès de sa rivale; cette rivale était douée tout à la fois d'une beauté que respectait le temps, et de ces qualités de l'esprit et du cœur qui ne vieillissent jamais.
«Je compatis si sincèrement aux peines de cette pauvre Gaëtana, me dit encore madame Lambertini, que, si vous étiez assez bonne pour m'accompagner, j'irais dès demain la rassurer et lui rendre un peu de repos.
«—Oui, certainement, répondis-je; et vous reviendrez dîner chez moi avec Moreau et quelques amis, mais en très petit nombre: il me semble que votre société me fera plus complètement que toute autre oublier cet esclavage de l'étiquette dont je suis déjà si lasse.
«—Comment! me répondit-elle; et que dirai-je donc, moi, qui ai sacrifié mes plus belles années à toutes ces convenances du monde contre lesquelles vous vous révoltez.»
Je la priai de s'expliquer plus clairement. «Oui, me dit-elle, malgré mon goût pour l'indépendance, je suis devenue esclave de bien bonne heure; mais le temps ni le lieu ne sont propres à vous faire une pareille confidence. Demain nous causerons plus longuement.»
Je retins la promesse de madame Lambertini, je lui fis remarquer que Berthier ne nous avait pas perdues de vue un seul instant: il avait l'air inquiet, jaloux même de notre a parte. «Orgoglio è, me dit-elle; cela passe, mais le mal que son inconstance fait à Gaëtana ne finira peut-être qu'avec la vie de cette aimable femme. Pas encore dix-neuf ans! et déjà si malheureuse!»
CHAPITRE XXII.
Visite chez Gaëtana.—Il paradiso.—Une mère jalouse et rivale de sa fille.—Mœurs des italiennes.—Un mariage forcé.
Le lendemain matin avant dix heures, nous étions en route, Coralie et moi, pour nous rendre chez Gaëtana: nous la trouvâmes encore au lit; elle avait devant elle le portrait et les lettres du perfide. Ses traits charmans étaient altérés par le chagrin, et ses yeux encore rouges des pleurs qu'elle venait de verser.
La générosité du cœur de madame Lambertini était si universellement connue, que son aspect, loin d'humilier Gaëtana, sembla d'abord lui promettre un adoucissement à la douleur qui l'accablait. Le premier mouvement de la jeune femme fut de se jeter dans les bras de Coralie, comme si elle eût eu déjà la certitude d'y trouver des consolations.
Madame Lambertini la laissa sangloter assez long-temps sans lui adresser autre chose que ces mots affectueux qui provoquent la confiance, et adoucissent l'amertume du chagrin: puis, avec ce ton insinuant et persuasif, que la raison prenait toujours dans sa bouche, elle essaya de lui démontrer la nécessité de renoncer à une passion qui ne pouvait que faire son malheur, dès lors qu'elle n'était plus partagée. Ses paroles coulaient avec une douceur charmante et semblaient dictées par une affection toute maternelle. La justesse des réflexions de Coralie, l'évidence des vérités cruelles qu'elle ne dissimulait pas, arrachaient par fois à la bouche de Gaëtana des promesses que son cœur démentait bientôt. Des sanglots venaient alors interrompre sa voix; elle s'écriait, comme malgré elle: «Ah! je l'aime plus que jamais; je sens que j'en mourrai.» Après avoir épuisé près de Gaëtana tous les efforts de la pitié la plus tendre, nous la quittâmes sans pouvoir obtenir d'elle de s'abandonner au soin que nous aurions pris de la distraire de sa douleur, en l'emmenant avec nous. Elle voulait rester seule pour pleurer en liberté: son cœur du moins était soulagé d'un grand poids; elle savait maintenant que cette rivale qu'elle avait tant redoutée jusqu'alors, loin d'accueillir les vœux de l'infidèle, l'avait toujours traité, et le traiterait toujours avec dédain. Gaëtana avait l'esprit assez juste pour sentir toute la supériorité de Coralie, et c'était beaucoup pour elle que de penser qu'elle n'avait plus à craindre, une telle concurrence.
Il était deux heures après midi quand nous sortîmes de chez Gaëtana. Coralie, ni moi, n'étions tentées d'aller nous montrer à la promenade monotone du Cours: nous étions d'ailleurs encore dans un négligé matinal qui ne nous permettait pas d'affronter les regards. Incertaines du parti que nous allions prendre, nous nous regardions en silence, sans rien décider. Enfin l'ordre fut donné de nous conduire au pont della Madona, strada di Loretta. Coralie aimait comme moi la campagne. Nous descendîmes, laissant notre voiture nous suivre à quelque distance, tandis que nous marchions en causant le long du ruisseau. Nous arrivâmes ainsi à un petit jardin planté d'arbres fort touffus, et dans lequel de riches parterres offraient la réunion des fleurs les plus variées. Une haie fort basse le séparait du chemin: «O Dio! che paradiso!» s'écria madame Lambertini.
«—Si, e senza timore del tentatore,» répondis-je en franchissant la barrière près de laquelle nous venions d'arriver. Coralie imita mon exemple: à chaque pas de nouvelles exclamations trahissaient notre surprise: il était impossible de trouver une plus agréable retraite. Le soin avec lequel ce jardin paraissait cultivé, le goût qui en avait dirigé les dessins, tout semblait annoncer que cet Éden plaisait fort à celui ou à celle qui l'habitait. Entre les arbres on apercevait une jolie maisonnette. Je marchais en avant, et, la première, je vis venir à nous une femme d'environ soixante et dix ans, qui tenait par la main une jolie petite fille. Dans ce moment, j'écartais les branches de quelques arbustes qui obstruaient le passage; je me tournais vers Coralie et je l'engageais du geste à avancer, lorsque tout-à-coup je la vis pâlir, porter la main sur son cœur et chanceler. «Qu'avez-vous?» m'écriai-je en m'élançant vers elle, Coralie ne me répond pas; ses yeux demeurent fixés sur la vieille femme qui arrive bientôt près de nous.
«Vous êtes Vénitienne!» dit Coralie d'une voix émue, et en continuant à la regarder attentivement?
«—Oui, madame.
«—Vous avez servi la famille Vi…ci?
«—Santissima Vergine! Oui, c'est moi, la pauvre Bétina; et vous, illustrissima, ah! c'est vous, c'est bien vous, je vous reconnais maintenant!»
Et Bétina tomba presqu'évanouie aux pieds de madame Lambertini qui respirait à peine. Sans pouvoir proférer un seul mot, elle fait signe à la pauvre vieille de se lever; et, lui prenant affectueusement la main, elle la pressa à plusieurs reprises sur son cœur.
«—Bétina, dit-elle d'une voix entrecoupée, voudrez-vous bien quitter vos maîtres actuels, pour venir vivre auprès de moi, et finir doucement vos jours dans ma maison?
«—Si je le veux! ah! madame, s'écria Bétina transportée de joie; mais, pour accepter définitivement votre proposition, je suis forcée d'attendre le retour de ma maîtresse. Elle est en voyage avec un général français, et ne doit revenir que dans six jours.»
Dans le premier moment de cette singulière reconnaissance, j'avais voulu m éloigner; mais Coralie s'y était formellement opposée: «Restez, m'avait-elle dit; restez, je vous en conjure, vous n'êtes pas de trop ici. Quels souvenirs doux et cruels la vue de cette pauvre Bétina vient de réveiller en moi! Lorsque je l'ai connue jadis, elle appartenait à la mère du seul homme que j'aie jamais aimé. Je vous dirai tout… Oui, j'ai besoin de tout vous dire: vous, du moins, vous ne me soupçonnez pas d'avoir un cœur ambitieux. Vous apprendrez combien je fus malheureuse, et vous me plaindrez?»
Je restai donc autant pour complaire aux désirs de Coralie que pour satisfaire ma curiosité vivement excitée par l'incident dont je venais d'être le témoin.
Bétina prévint nos questions en nous apprenant qu'elle était au service de la fille d'un jardinier fleuriste de Parme, que le général Le B*** avait logée dans cette petite maison où elle vivait en grande dame, da signora, comme elle disait, en haussant légèrement les épaules, et en faisant un signe de croix. C'était nous en dire autant que nous en voulions savoir. Nous entrâmes dans la maison: partout régnait une élégante simplicité. Les murs de chaque chambre étaient tapissés de paysages; des vases remplis des plus belles fleurs ornaient les tables et parfumaient l'air. Dans un joli cabinet de toilette, nous trouvâmes, suspendu à la muraille, un habillement complet de paysanne. Cette vue nous donna meilleure idée déjà jeune fille qui, dans son égarement, restait encore fidèle aux souvenirs de son innocence. Elle avait sans doute été chère à sa famille; et cependant elle l'avait abandonnée pour aller chercher la honte et le remords dans les bras d'un ravisseur. Cette pensée m'affligea. Coralie s'était éloignée pour quelques instans avec Bétina. Je me trouvais seule dans un cabinet où quelques lignes que j'avais vues tracées, comme par hasard, sur le papier, m'avaient déjà fait soupçonner que la dame de ce joli manoir avait perdu la paix de l'âme. Je détachai une feuille de mon souvenir, et j'écrivis au crayon, en italien, les phrases suivantes que je traduis ici:
«Si jamais le malheur ou le repentir viennent troubler l'âme de mademoiselle Rosa, qu'elle vienne sans crainte demander asile à madame Moreau, casa Faguani, via San-Pietro. Elle trouvera dans cette maison une amie qui ne négligera rien pour la consoler et lui obtenir le pardon de son père.»
Je rentrai dans la chambre à coucher, et je glissai furtivement ce billet, entre le mur et le bénitier, bien certaine que la main du général Le B*** n'irait pas surprendre jusque là les secrets de sa maîtresse. Tout cela porte, je le sens, une couleur romanesque; et l'on me trouvera peut-être ridicule de travailler aussi ardemment à la conversion d'autrui, moi qui n'avais pas su me préserver de si grandes fautes. Mais souvent, dans le cours de ma vie, j'ai eu de ces inspirations subites auxquelles j'ai toujours obéi sans hésiter; et deux fois j'ai eu le bonheur de sauver deux femmes bien dignes de pitié. Malheureusement je n'ai jamais su pratiquer pour moi-même la morale tant soit peu sévère que j'ai quelquefois prêchée avec succès.
Je rejoignis bientôt madame Lambertini, et nous regagnâmes ensemble notre voiture. «Nous allons chez moi, me dit-elle: y consentez-vous?
«—Oui, sans doute, j'y consens, répondis-je, en fixant les yeux sur ce beau visage altéré par la pâleur.
«—Je désire, dès aujourd'hui, reprit-elle, vous confier un secret dont vous serez seule dépositaire.»
Nous arrivâmes bientôt chez elle. Après avoir fait défendre sa porte à tout le monde, elle m'emmena dans le boudoir le plus reculé de son vaste appartement: là elle me montra sur la toile une de ces superbes têtes d'homme que l'on trouve encore quelquefois en Italie. C'était une de ces physionomies pleines d'âmes et de génie où les femmes passionnées trouvent toute une existence d'amour. Au dessous du portrait étaient gravés ces mots: era lui[14]. Immobile, je craignais de prononcer un seul mot; d'une main je tenais le portrait; de l'autre, je pressais celle de Coralie, agitée par des mouvemens convulsifs. Elle n'avait encore rien dit, et cependant je devinais les angoisses qui déchiraient son cœur: «Ma bonne amie, dis-je enfin à voix basse, et sans détourner mes regards du portrait; remettons à un autre jour cette pénible confidence. Ah! je n'ai pas besoin de vous entendre pour plaindre votre malheur. «Vous l'avez aimé, et il ne vit plus. Ces mots me disent tout ce que vous pourriez m'apprendre.
«—Non, ma chère Elzelina; restons au contraire; je suis calme: j'ai l'habitude de souffrir en silence.» Puis, jetant ses bras autour de mon col avec cet abandon qui prouve si bien la confiance, elle ajouta: «J'ai besoin de parler de lui, et aussi de moi. Ma chère Elzelina, on a peut-être tenté de vous prévenir défavorablement contre moi… Voilà le portrait de celui que j'ai aimé. Sacrifiée par ma mère à un homme sans honneur, je fus vendue par mon époux; et c'est moi qui porte la honte de cet infâme marché! On m'accuse de l'avoir conclu moi-même. Vous, du moins, dont l'estime m'est chère, vous saurez que jamais je n'ai mérité qu'on me déshonorât. Soyez sûre, ma chère Elzelina, que je suis bien plus digne de pitié que de mépris.
«Je déteste comme vous l'hypocrisie; je ne me targuerai donc point à vos yeux d'un pompeux repentir. Élevée sous les yeux d'une mère dont la vie n'était rien moins que pure, on ne m'apprit pas qu'une femme eût de vœu plus important à former que celui d'être belle, et de soin plus précieux que celui de plaire: On ne m'enseigna de la religion, que ces pratiques extérieures et minutieuses qui sont plutôt des distractions que des entraves opposées aux passions. J'étais cependant née pour le bien; car, au sein même de la corruption où je fus condamnée à vivre, je m'attachai, de toutes les forces de mon âme, à l'homme le plus noble et le plus vertueux. Quand je le connus, je n'étais déjà plus maîtresse de mon choix: ma mère m'avait déjà sacrifiée à la jalousie que je lui inspirais.»
Une exclamation d'étonnement s'échappa malgré moi de ma bouche. Coralie reprit bientôt en ces termes:
«Oui, dit-elle, ma mère fut ma rivale, ou plutôt, je devins involontairement la sienne. Nous apprîmes en même temps l'une et l'autre que mes charmes effaçaient les siens. Cette découverte éveilla dans son âme la haine, dans la mienne, l'orgueil; car jusqu'alors j'avais admiré dans ma mère, la plus belle femme qui fût au monde.
«Maîtresse d'une grande fortune, ma mère, veuve, et très jeune encore, jouissait de la plus entière indépendance, et de la considération qui s'attachait à un nom illustre; sa maison était le rendez-vous de la plus haute noblesse de la république, et des grands personnages étrangers qui venaient à Venise. Long-temps, tous les hommages s'adressèrent à elle seule. Cependant ma jeunesse commença de m'attirer quelques regards. L'expérience, et ce besoin de plaire, auquel l'âge semblait donner chez ma mère de nouvelles forces, l'éclairèrent bientôt sur les causes de la désertion qui se manifestait parmi ses courtisans. J'étais bien innocente des hommages que m'adressaient quelques personnes: mais déjà ces hommages me rendaient pour toujours odieuse à ma mère.»
Ces mots excitaient dans mon âme un étonnement pénible. Je ne voulais pas interrompre madame Lambertini. J'avais pris sa main; je la serrais dans les miennes, et je fixais sur elle des yeux humides, comme pour l'inviter à épargner la mémoire de sa mère, et à tempérer l'amertume de ses dernières paroles. Au lieu de trouver dans ses regards l'expression du sentiment que je voulais lui faire partager, je n'y trouvai que la plus singulière surprise.
«Ma chère Elzelina, dit-elle, vous vous méprenez, je le vois, sur le sens de mes paroles. Je n'ai jamais eu pour ma mère que les sentimens que la nature met dans tous les bons cœurs: loin de moi l'intention de la flétrir à vos yeux, en vous la peignant telle que le monde l'a connue. Une grande beauté, l'élévation de son rang, une fortune qui l'obligeait à ouvrir presqu'indistinctement sa maison à tout le monde, enfin un mariage mal assorti, ne sont-ce pas là des excuses assez fortes pour alléger un peu des torts qu'en Italie on traite d'ailleurs avec assez d'indulgence? Croyez-moi, si je me plains encore de ma mère, ce n'est pas que je garde aucun ressentiment à sa mémoire: j'ai toujours été fille tendre et soumise. Mais je ne puis dissimuler cette rivalité qui devint plus tard la source de tous mes malheurs.»
En prononçant ces mots, madame Lambertini m'attira vers elle de cet air caressant qui est un des premiers charmes des beautés italiennes.
«Ma chère amie, dit-elle, vous voulez me juger d'après votre manière de voir et vos propres sentimens. Cela est impossible: nos deux éducations ont trop différé l'une de l'autre. Dès ma première enfance, les exemples que j'avais sous les yeux me familiarisèrent avec des fautes que vous avez heureusement appris à regarder comme des crimes. Vous avez sucé les principes d'une morale sévère: j'étais déjà arrivée à l'adolescence qu'on ne m'avait point encore donné de notions du bien et du mal. Rien ne me prémunissait contre les piéges de la séduction, et je n'entendais parler autour de moi que du bonheur d'aimer et d'être aimée. Suis-je donc indigne de toute estime à vos yeux pour n'avoir pas su me préserver de fautes dont j'ignorais la gravité?
«—Ah! je n'ai pas le droit d'être sévère envers vous, m'écriai-je, emportée par un mouvement subit. Coralie! je vous aime et je vous plains.»
Elle m'embrassa encore une fois, et reprit ainsi son récit:
«Parmi les hommes que ma mère traitait avec assez de distinction se trouvait le jeune Lorenzo Bran..i. Le premier regard qu'il fixa sur moi apprit à ma mère tout ce qu'elle avait à redouter de la beauté de sa fille et de l'inconstance de Lorenzo. Bientôt elle acquit la preuve de l'impression que j'avais produite sur lui, en le voyant faire la demande de ma main. Cette demande blessa plus encore sa vanité que ses affections. Lorenzo, jeune, riche, issu d'une famille illustre, était un parti très convenable: j'avais accueilli son hommage, et je l'aurais suivi à l'autel sans regrets comme sans joie; mais loin de consentir à ce mariage, ma mère me réservait un mari fait pour m'inspirer le dégoût et le mépris. Rarement en Italie, surtout dans le rang où je suis née, le mariage est pour les femmes une source de bonheur. J'en ai fait la triste expérience.
Lambertini avait quarante-trois ans; j'en avais à peine quatorze. Veuf de deux femmes, et publiquement attaché au char d'une danseuse, il joignait à tous les désagrémens naturels une santé dégradée par de longs excès. Son caractère était faux et perfide: tout à la fois orgueilleux et rampant, prodigue sans générosité, il avait dissipé de grandes richesses. Peu délicat sur le choix des moyens qui pouvaient le mettre à même de soutenir ses folles dépenses, ma dot et ma beauté lui parurent également propres à servir ses projets.
«En me choisissant un tel époux, on se garda bien, comme vous le pensez, de me consulter. Ma mère me dit: «Voici le comte Lambertini qui veut bien vous demander en mariage: j'ai accueilli sa demande.» Je baissai les yeux en frémissant: mon cœur n'était encore prévenu pour personne; Lorenzo lui-même m'était indifférent; mais l'aspect seul du comte justifiait ma répugnance pour lui. J'essayai en vain sur ma mère le pouvoir des prières et des larmes: elle demeura inflexible. Alors je m'emportai jusqu'à déclarer hautement que je n'obéirais pas, et que le comte Lambertini ne serait jamais mon mari. Ma mère était ma tutrice; elle avait tout pouvoir de disposer de moi; elle aimait Lorenzo, et me croyait éprise de lui. Lorenzo, de son côté, ne voulait pas renoncer à ses prétentions sur moi. Elle craignait d'être forcée de me donner à lui; elle sut me contraindre à l'obéissance: je fus traînée mourante à la cérémonie du mariage, et de là au palais Lambertini. Après quelques jours consacrés à des fêtes qui me faisaient horreur, le comte me proposa, suivant l'usage, de prendre il cavaliere servante. Je savais que mon choix ne serait point libre, et je ne voulais pas attacher à mes pas un argus chargé d'épier toutes mes démarches et de pénétrer mes plus intimes pensées. Je rejetai la proposition du comte; mais plus je m'obstinais dans mes refus motivés sur l'aversion que m'inspirait cet usage, plus le comte désirait m'y voir soumise: il ne put rien obtenir.
«À la nouvelle de mon mariage, Lorenzo avait quitté Venise: une fête donnée par ma mère l'y ramena, et je le rencontrai. Ma mère endura l'inexprimable tourment de me voir l'unique objet de son empressement. Chaque jour, mille occasions que je ne cherchais pas semblaient naître pour nous réunir; bientôt il put se flatter d'avoir réussi à me plaire, mais bientôt il apprit qu'un autre pouvait seul m'inspirer un véritable amour. Quant à mon mari, je ne faisais encore que le mépriser; mais ce mépris devait bientôt se changer en une haine méritée.
«Pauvre Coralie!» dis-je en la regardant avec tristesse. Elle pressa légèrement ma main et continua son récit.
CHAPITRE XXIII.
Cosimo Vinci.—Enthousiasme du peuple de Venise pour lui.—Perfidie italienne.—Lavinie.—Belle action de Cosimo.
«À cette époque commençait à briller d'un vif éclat le dernier rejeton d'une des plus nobles familles de la république. Cosimo Vinci, à peine âgé de vingt-cinq ans, avait déjà fait ses preuves de courage guerrier, et déployait un grand talent d'orateur. Il méprisait l'orgueil de la haute aristocratie vénitienne. Il se montrait toujours ardent à défendre les droits du peuple.
«Un jour ma camariste favorite accourt vers moi: «Madame, me dit-elle, venez donc voir un beau spectacle.» Je m'élançai rapidement vers une galerie qui dominait le pont du Rialto, et de là je pus voir Cosimo que le peuple ramenait en triomphe à son palais. L'air retentissait des plus vives acclamations; les enfans et les femmes s'approchaient pour toucher ses habits. Ces cris, cette foule, ces démonstrations de l'enthousiasme populaire me pénétrèrent d'une vive émotion. En passant près de mon balcon, Cosimo leva la tête, nos yeux se rencontrèrent; mon cœur palpitait si vivement que je fus près de m'évanouir. Oh! la délicieuse peine qu'un premier amour! Cet amour a laissé dans mon âme des traces ineffaçables, et la mort même m'a rendu plus cher celui qui en fut l'objet[5]. Lorenzo vint me faire une visite dans la soirée: je fus triste et maussade; j'aurais voulu parler, et cependant je n'osais prononcer le nom de l'homme qui occupait toutes mes pensées depuis quelques instans. Nous entreprîmes une promenade sur l'eau. Mon gondolier me procura, sans y songer, une jouissance bien vive, celle d'entendre répéter avec l'expression du plus vif enthousiasme ce nom de Cosimo qui m'était déjà si cher.
«Assise au fond de la gondole, j'avais voulu que la portière de devant restât ouverte; Le gondolier, jeune homme plein de franchise et de gaieté, s'aperçut du silence qui régnait derrière lui, et il entreprit de le rompre en se retournant: «Votre seigneurie, me dit-il; a-t-elle vu ce matin le triomphe de notre Cosimo? C'est qu'il est bien à nous, celui-là! «Que le ciel le bénisse! Je lui ai pris la main; et quelle bonne grâce il a mise serrer la mienne comme s'il eût été l'un de mes camarades!»
«L'interpellation du gondolier me mettait à même de lui demander des détails, de lui adresser quelques questions; mais l'instinct de la jalousie est quelquefois bien fin. Lorenzo devina ma pensée. J'avais trouvé moyen de glisser deux sequins dans la main du gondolier. Il exprima hautement sa reconnaissance en me disant: «Grâce à votre seigneurie, je vais boire à la santé de notre Cosimo; que le ciel le rende heureux et protége ses amours!»
«À ces mots, l'indignation se peignit sur le visage de Lorenzo; je sentis que je m'étais trahie, mais l'expression de son sourire dédaigneux me parut insultante pour moi, et je résolus de me venger à la première occasion; cette occasion ne tarda guère à se présenter. À un grand dîner chez le comte Paoli, où se trouvaient réunis les plus illustres chefs de la noblesse de Venise, et tous les membres de la légation autrichienne, je rencontrai la mère de Cosimo. C'était une de ces femmes rares dans tous les pays du monde, mais surtout en Italie. Elle avait passé sa jeunesse dans la pratique de toutes les vertus, et consacré son âge mûr à l'accomplissement des devoirs d'épouse et de mère. Sa beauté avait été remarquable, et cependant elle était toujours demeurée à l'abri des traits de la médisance. Le chagrin qu'elle avait éprouvé de la mort de son mari avait hâté pour elle les approches de la vieillesse. Sa tendresse maternelle, son attachement exemplaire à ses devoirs, trouvaient alors une douce récompense dans la piété filiale de Cosimo; et la vénération publique l'entourait en tous lieux de ses hommages.
À mon entrée dans le salon, la première personne qui s'offrit à mes yeux fut cette noble dame. La certitude que son fils ne pouvait être loin d'elle fit battre plus vivement mon cœur. Un regard sombre que Lorenzo lança vers l'autre extrémité de la salle m'aida bientôt à découvrir celui que je cherchais. Lorenzo voulait s'opposer à ce que Cosimo me fût présenté: je ne répondis à ses remontrances que par une ironie sanglante. Attachant alors sur moi son regard pénétrant et faux, il me dit d'une voix affaiblie par la rage qui le dévorait: «Le héros du peuple est heureux en tout.
«—Oui, répliquai-je trop imprudemment, le héros du peuple est aussi le mien.»
«Il ne répondit pas; mais son regard exprima suffisamment tous les sentimens qui se pressaient dans son âme. Dans ce moment même, un parent de ma mère prenait Cosimo par la main, l'amenait près de l'endroit où j'étais assise, avec intention de me le présenter. Les lois de l'étiquette, l'observation des convenances ne sauraient maîtriser l'élan d'une âme passionnée. L'impression que j'éprouvai à la vue de Cosimo fut si vive, qu'un cri m'échappa malgré moi; ses yeux se fixèrent sur les miens, et nous sentîmes tous deux en même temps que nous nous aimions pour la vie.
«Tout semblait se réunir pour accroître et justifier mon amour. Cosimo, malgré sa jeunesse, était déjà respecté comme un vieillard. J'ai dit combien il était cher au peuple: les nobles le haïssaient, mais les motifs de cette haine, fondée sur ses courageux efforts pour assurer les libertés publiques, me le rendaient plus cher encore.
«Tel était, ma chère Elzelina, tel fut toujours l'homme que j'aimais avec idolâtrie: j'étais aimée de même. Tout entière à ma passion, je ne vivais plus que pour Cosimo. Lorenzo connaissait mes sentimens: je ne les lui avais pas cachés, et il avait paru accepter l'amitié de sœur que je lui avais franchement offerte. Le misérable! j'avais mis quelque confiance en lui, et il ourdissait en secret contre moi la trahison la plus noire! N'allez pas croire, ma chère Elzelina, que de tels caractères se rencontrent à chaque pas en Italie; ce serait juger bien injustement mes compatriotes; cependant, je dois l'avouer, lorsqu'un Italien se venge, il aime à retourner le poignard dans le sein de la victime.
«—Vous me faites frémir, ma chère Coralie: mais j'aime mieux penser avec vous que de tels caractères sont heureusement rares.»
«—Bétina, reprit Coralie sans me répondre, avait toute la confiance de Cosimo et la mienne. Cette femme avait vu naître son jeune maître; elle nourrissait pour lui dans son cœur tous les sentimens d'une mère. C'était elle qui me recevait dans les visites que je faisais à une habitation charmante, située sur les rives de la Brenta, et dont Cosimo lui avait remis la garde. Un jour, jour de désespoir! enveloppée d'un voile épais, je descendais avec une entière sécurité dans ma gondole[16] je me sens tout à coup serrée par deux bras vigoureux, et la voix de Lorenzo vient frapper mon oreille. Je me retourne avec violence, et, en me débattant, j'aperçois ma mère dans le fond auprès de Lambertini: un seul cri sortit de ma bouche, et ce cri fit entendre le nom de Cosimo prononcé avec l'accent du désespoir.
«Infâme! dit ma mère, c'est donc pour cette vile idole du peuple que tu déshonores ton nom et ta famille! mais tu n'échapperas plus à notre vigilance.»
«Elzelina, je ne vous dirai pas ce que je répondis à ma mère. Emportée par l'excès de la douleur, j'oubliai entièrement le respect que je lui devais. Lambertini se montra plus doux, et ses reproches sans aigreur produisirent plus d'effet sur moi que le langage furieux de ma mère. Quant à Lorenzo, je ne daignai lui adresser ni une parole ni un regard: j'avais pour lui trop de mépris.
«On aborda enfin; et, lorsqu'en sortant de la gondole je me vis à la porte du couvent de Sainte-Ursule, je m'écriai avec un accent déchirant: Non ti vedrò mai più[17]! Ce fut l'abbesse qui nous reçut; je me mis à genoux devant elle, et je lui demandai, en pleurant, sa bénédiction.
«Lambertini annonça l'intention de venir me visiter de temps en temps. Lorenzo osa parler de l'accompagner. Saisissant alors avec violence la main de ma mère: «Votre fille, lui dis-je avec la plus vive indignation, ne paraîtra plus devant vos yeux, si ce misérable ose jamais mettre les pieds au couvent.»
«Je passai deux mois dans cet asile de la pénitence, seule et éloignée du monde. Pour tromper mon chagrin, je me livrais à mille pratiques de dévotion, sans en être ni soulagée ni consolée. Ah! la religion qui console n'est pas celle qui consiste à observer rigoureusement les jeûnes et les prières commandées par l'église, c'est celle qui parle au cœur, et qui prend sa source dans une pieuse conviction!
«Je croyais que Cosimo s'occupait de chercher un moyen de me sauver.
«Hélas! j'étais loin de soupçonner qu'on fût parvenu à le tromper sur mes sentimens, qu'il devait si bien connaître. Déjà je n'étais plus à ses yeux qu'une femme parjure et infidèle. Neuf ans s'écoulèrent avant que je pusse apprendre quels moyens on avait employés pour m'aliéner son cœur. Lorsque je pénétrai ce mystère d'infamie, les événemens avaient rendu toute explication inutile: Cosimo n'était plus libre; celle qui devint son épouse était la fille du duc d'Orzio. À peine avait-elle atteint l'âge de douze ans, lorsque son père s'occupa, pour la première fois, de lui choisir un époux. Lavinie ne connaissait déjà point d'égales pour la beauté; la candeur de son âme répondait à l'élégance et à la noble régularité de sa taille et de ses traits. L'ambition de son père était de la placer, par un brillant mariage, au premier rang de la noblesse italienne.
«Il voulait que Lavinie devînt l'épouse du prince Luc…ni, alors le plus puissant et le plus riche seigneur de la Toscane. Le duc d'Orzio conduisit sa fille à Pise, où était alors la cour. La beauté de Lavinie attira sur elle les regards de tous les courtisans, et particulièrement ceux de l'homme à qui son père l'avait secrètement destinée. Quoique Luc…ni touchât à la vieillesse, Lavinie aurait sans doute obéi sans répugnance à la volonté du duc. L'éclat d'un titre, l'abondance et la variété des plaisirs que procure une immense fortune, auraient pu suffire au bonheur de son âme innocente et pure; mais cette innocence même devint la cause de sa perte. Victime de la séduction, perdue par la publicité même de son malheur, Lavinie fut ramenée à Venise. Le duc l'enferma dans la partie la plus reculée de son palais, et la livra seule, sans consolations, aux angoisses de la douleur et du repentir. À cette époque, Cosimo était parvenu au plus haut point de sa gloire et de la faveur populaire. Touché du désespoir d'un vieillard qu'il aimait, et dont les efforts avaient souvent secondé les siens, pour le succès de la cause qu'il servait, il alla le trouver, et lui dit: «Mon père, je ne veux pas vous voir plus long-temps l'objet d'une insultante pitié. Je veux rendre à votre fille l'honneur, et à vous le repos. Que Lavinie devienne mon épouse; qu'à l'abri de mon nom elle vive désormais paisible et respectée. Mon père, donnez-moi le droit de la protéger. Je ne puis lui offrir que l'amitié d'un frère: mon cœur est fermé désormais à l'amour; mais reposez-vous sur moi du soin de son bonheur; elle sera après ma mère ce que je chérirai le plus au monde.»
«Le vieillard pressa Cosimo contre son cœur et l'appela son fils. Il le conduisit dans une galerie sombre au delà de laquelle Lavinie n'avait plus le droit de porter ses pas. Là, triste et pensive, elle était assise près d'une fenêtre, et regardait, dans une muette mélancolie, descendre sur la campagne les ombres de la nuit. Au bruit des pas qui se font entendre, elle se lève, se retourne et aperçoit son père. Ses yeux ne distinguent encore que lui seul; elle tombe aux pieds du duc. «Lavinie, dit le vieillard, tu peux encore devenir l'orgueil et la joie de mes vieux jours; lève-toi, et écoute ce que je vais te dire.» Lavinie aperçoit alors la noble figure de Cosimo: «Vi…ci, poursuit le duc, consent à te donner sa main; je l'ai nommé mon fils, il sera ton époux. Accepte cette main qu'il t'offre, et jure ici, devant les images de nos ancêtres, que tu vivras toujours digne d'eux, de moi et du beau nom que tu es appelée à porter.»
«Lavinie baisse la tête, tombe encore à genoux, et levant les mains au ciel: «Moi, dit-elle, je serais l'épouse du noble Cosimo! Mon père, je ne suis plus digne de lui.»
«Le duc la relève, la presse contre son sein, et la remet aux bras de Cosimo. Il avait dit à sa mère: «Je veux sauver une femme malheureuse, Lavinie, si digne de pardon et de pitié!» et sa mère avait répondu: «Lavinie sera ma fille.» Lavinie prouva depuis, lorsque la proscription et la mort atteignirent Cosimo, qu'elle était digne d'appartenir à un tel époux.
«Tout fut préparé pour célébrer avec pompe cette union dont la nouvelle devait causer un étonnement universel, lorsqu'elle deviendrait publique. Cosimo l'avait bien prévu; il voulait, par cette magnificence et cet éclat, imposer silence aux méchans, et faire douter que Lavinie eût été coupable. En attendant que l'instant fixé pour le mariage fût arrivé, Cosimo allait tous les soirs au palais d'Orzio. Ce n'était point l'amour qui l'y conduisait, non, ma chère Elzelina, Cosimo se croyait en droit de me mépriser, de me maudire, et cependant il m'aima toujours. Lavinie savait qu'elle n'était point aimée par amour; mais la tendre amitié, l'estime, les égards qu'il lui témoignait, la rassuraient pleinement sur le sort qui l'attendait auprès de cet homme généreux dont le dévouement lui rendait à la fois son honneur et tous ses droits à la considération publique.
«Cependant, la tourmente politique prenait chaque jour, à Venise, un nouveau caractère de gravité. Cosimo, toujours fidèle à la cause qu'il avait embrassée, redoublait d'efforts pour défendre les droits du peuple contre les prétentions impérieuses de la haute aristocratie. Cette conduite augmentait le nombre de ses ennemis; et ces ennemis étaient d'autant plus dangereux que la plupart couvraient leur complot contre lui du voile de la plus franche amitié. On n'osait pas encore éclater ouvertement contre un homme qui était, depuis si long-temps, adoré du peuple; mais on sut le frapper dans la personne de l'ami qu'il chérissait et qu'il respectait le plus. Obligé de s'absenter de Venise pendant deux mois, Cosimo trouve à son retour le duc d'Orzio dans les fers, et près de succomber sous la fausse accusation d'un crime d'état. De sourdes rumeurs adroitement semées accusaient déjà Cosimo d'être le complice du duc. Les nobles se liguaient ouvertement contre lui: le peuple seul restait encore fidèle à son défenseur; mais qu'est-ce que le peuple dans un état où ses droits ne sont pas déterminés? où la tyrannie des grands est soutenue par la force qu'ils ont seuls à leur disposition? Le duc d'Orzio fut exilé de Venise, et ses biens furent confisqués. Le prince Luc…ni, celui qu'il avait, peu d'années auparavant, choisi pour gendre, fut un des plus actifs instrumens de sa perte. Il espérait par là s'assurer plus aisément la possession de Lavinie, dont les charmes avaient fait sur son cœur une impression qui ne s'était point effacée; mais Cosimo veillait sur celle qui devait être son épouse: il l'avait confiée aux tendres soins de sa mère, et lui-même il avait assuré au duc une retraite sûre et digne de lui, dans le fond de la Calabre. Le vieillard partit dans l'espérance de devoir bientôt à son gendre son retour dans sa patrie. Il se flattait de couler paisiblement ses derniers jours à Venise entre Lavinie et Cosimo. Vain espoir! La mort seule devait mettre un terme aux malheurs de cette noble famille, et de celui qui s'était déclaré son soutien.
«Cosimo prouva qu'il se regardait déjà comme l'époux de Lavinie. Il n'alla pas demander raison au prince Luc…ni, de ses lâches complots contre l'honneur et la liberté de Lavinie, mais il lui déclara publiquement que son âge seul le mettait à l'abri d'une juste vengeance, et que, sans ses cheveux blancs, il aurait eu à donner une satisfaction éclatante de l'outrage fait au nom d'Orzio.
«Dix jours s'étaient à peine écoulés depuis cette scène, et déjà Cosimo remplaçait le duc dans les prisons de Saint-Marc.
«Ici, ma chère Elzelina, va commencer une chaîne de malheurs que je n'ai point la force de parcourir aujourd'hui. Demain, près de la tombe où j'ai réuni les cendres de Cosimo et de Lavinie, je vous achèverai ce pénible récit. Y viendrez-vous avec moi? Ah! mon amie, que de larmes amères j'ai répandues sur ce tombeau! je vois les vôtres près de s'échapper de vos yeux; mon Elzelina, puissiez-vous ne connaître jamais de douleurs semblables à celles qui depuis si long-temps ont empoisonné ma vie.»
J'étais trop émue pour pouvoir lui répondre. Coralie ne pleurait pas; mais la pâleur de son beau visage, la sombre expression de ses yeux, le tremblement de ses lèvres, révélaient mieux que des ruisseaux de larmes son émotion terrible et profonde. Nous gardâmes quelque temps le silence. Enfin je me levai; je n'osai la presser de venir passer avec moi le reste de la journée: je sentis que la solitude pouvait seule convenir à la situation de mon amie; je respectai sa douleur. Elle serra doucement la main que je lui tendais, en me disant: «À demain.»
«—À demain,» lui répondis-je, et je partis.
CHAPITRE XXIV.
Quelques réflexions.—M. Richard.—Un dîner d'amis.—Voleurs adroits.
Il était tard quand je quittai madame Lambertini. Pendant le trajet pour revenir chez moi je m'abandonnai tout entière aux réflexions que pouvait faire naître le récit que je venais d'entendre. Que Cosimo et Lavinie me semblaient à plaindre! Mais je plaignais bien plus encore Coralie. Unie à un homme qu'elle détestait, elle avait eu la douleur de survivre à celui pour qui seul elle aurait vécu, si son choix eût été libre. Elle avait été, elle devait être encore bien malheureuse!
À l'émotion que j'éprouvais, succéda bientôt l'inquiétude de savoir comment j'arriverais à obtenir de Moreau l'autorisation de revoir dès le lendemain madame Lambertini. Je savais qu'il nourrissait contre elle, et les dames italiennes en général, les plus fortes préventions; et je ne pouvais me dissimuler à moi-même que ces préventions étaient fondées sous beaucoup de rapports.
À quelques exceptions près, les femmes en Italie sont fort mal élevées: la partie morale de leur éducation est surtout fort négligée. On leur donne quelques talens agréables; mais elles ne doivent leur amabilité qu'à la disposition naturelle de leur esprit, disposition qui s'explique par l'influence du beau ciel sous lequel elles naissent, et des souvenirs que réveillent à chaque pas l'aspect de cette terre, antique berceau du génie et des beaux arts. Dès l'enfance elles contractent des habitudes de mollesse. Des bains journaliers, les soins de leur coiffure ou de leur toilette absorbent les trois quarts de leur vie. Elles dorment une grande partie du jour; et le soir elles courent au bal et à l'opéra pour y faire admirer leurs charmes et leur parure. Du sein des plaisirs mondains elles courent au confessionnal, et du confessionnal elles volent à de nouveaux plaisirs. Il en est bien peu parmi elles qui connaissent la vraie religion, celle du cœur, et presque toutes font consister la piété dans la scrupuleuse observance des pratiques extérieures. Il n'est, pour ainsi dire, pas une seule Italienne, qui, parvenue à l'âge de trente ans, n'ait fait cinq ou six vœux d'expiation et autant de pélerinages. Rien de plus étrange que leurs capitulations de conscience, et que leur manière d'allier les pratiques religieuses avec toutes les exigences de l'amour. C'est surtout lors de mon second voyage en Italie que j'ai pu mieux juger la scandaleuse indulgence des confesseurs pour leurs pénitentes, dans toutes les matières qui touchent à la galanterie. Je raconterai plus tard ce qui m'est arrivé à moi-même avec le curé de ma paroisse. L'abondance des aumônes que je répandais sur les pauvres, celle de mes dons quand il s'agissait de grossir les quêtes pour l'ornement des chapelles, surtout le double napoléon dont je m'avisai de payer la bénédiction de ma maison[18], tout avait fait deviner en moi une ardente catholique, qui s'efforçait d'expier de gros péchés par l'œuvre la plus méritoire, celle de la charité.
Tout le temps que j'ai passé en Italie, je me suis toujours montrée assidue aux offices de ma paroisse, et rarement j'ai manqué d'assister à un service funèbre. C'était ma mère, mon excellente mère qui m'avait habituée, dès l'enfance, à témoigner toujours mon respect pour la religion de mon pays, quoique cette religion ne fût pas la nôtre. Lorsqu'elle me conduisait aux environs de Val-Ombrosa pour porter dans les chaumières des secours et des paroles consolantes, elle me disait: «Ma fille, ces malheureux qui nous bénissent, reculeraient devant nos dons, s'il nous savaient hérétiques. Qui sait même s'ils ne croiraient pas voir sous nos falbalas le pied fourchu du tentateur. Tels sont les effets de la superstition et de l'ignorance. Gardons-nous donc de laisser connaître la différence de notre religion à des hommes qui mettent une telle importance dans les rites extérieurs, si nous ne voulons pas nous voir enlever le plaisir de leur faire du bien. Nous allons à la messe; nous contribuons aux frais du culte; votre père a fait rétablir, de ses deniers, la chapelle de Sainte-Catherine de Sienne que le temps avait dégradée; tous nous regardent comme de zélés catholiques; laissons-leur cette opinion qui ne nous est point nuisible. Quitter par intérêt, et sans être convaincu, la religion de ses pères, est le fait d'un lâche; mais n'en condamner aucune, croire qu'on peut se sauver dans toutes lorsqu'on les professe de bonne foi, ne blesser en rien les idées d'autrui, voilà, mon enfant, quelle est la croyance, quels sont les principes de votre père et les miens; et lorsque je vous vois à genoux, et les mains jointes, dans une église catholique, je prie avec vous et pour vous avec la même ferveur que je le ferais dans le temple protestant de La Haye.»
J'étais trop jeune alors pour sentir ce qu'il y avait de bon et de vrai dans les paroles de ma mère; mais je lui exprimais mon admiration pour l'architecture des églises italiennes, pour les chefs-d'œuvre dont elles sont ornées, pour la pompe de leurs fêtes et la majesté de leurs processions. Ma mère souriait doucement et ne concevait aucune inquiétude de mon enthousiasme pour les cérémonies du culte catholique.
Le curé de Val-Ombrosa, bon et charitable vieillard, était seul instruit du secret de notre religion: il venait, presque tous les jours, déjeuner ou dîner avec nous; il était l'aumônier de ma mère, en ce sens qu'elle le chargeait presque exclusivement de distribuer ses aumônes. Mais je m'aperçois que je me suis un peu écartée de mon sujet: j'y reviens. Une femme célèbre, de nos jours, madame de Staël, a très bien peint les Italiennes, en disant: Les femmes italiennes avouent leurs liaisons avec moins d'embarras que nos femmes n'en auraient en parlant de leurs époux… Pour peindre véritablement les mœurs générales à cet égard, il faudrait commencer et finir dans la première page.» Il y a cependant des exceptions; je me persuadais que madame Lambertini en faisait une, et la constance de son amour pour Cosimo m'en offrait la preuve.
Bien que je fusse née et que j'eusse passé la plus grande partie de mon enfance en Italie, j'avais reçu d'autres principes que ceux qui font la base de l'éducation des jeunes filles italiennes. Je n'en étais que plus coupable, sans doute; mais au moins, je ne l'étais pas sans remords. C'est le dernier degré de l'opprobre, de perdre, avec l'innocence, le sentiment qui la faisait aimer[19]. Ce sentiment, je l'avais encore, je ne l'ai jamais entièrement perdu. Il a souvent fait le supplice de ma vie; et par une étrange bizarrerie, il me consolait, il me relevait à mes propres yeux, alors même que je me regardais comme bien coupable.
Je savais que Moreau ne résisterait point à mes instances, et qu'il me laisserait la liberté de voir madame Lambertini, en dépit de ses préventions contre elle. Mais la certitude même de mon pouvoir m'empêchait d'en abuser. Plus j'avais pour lui d'affection et d'estime, plus je devais être attentive à ne rien faire qui pût le blesser. Je me trouvais si heureuse de contribuer, pour quelque chose, à son bonheur, de payer par des soins tendres et délicats, les bontés dont il me comblait, la considération dont je jouissais par lui seul!
J'arrivai à Casa-Faguani, sans avoir pu concilier encore mon désir de cultiver l'amitié de Coralie avec celui de ne pas contrarier Moreau. Je descendis de voiture dans une disposition d'esprit assez mélancolique. Ursule, ma femme de chambre, m'attendait au haut du grand escalier. Du plus loin qu'elle m'aperçut, elle se mit à crier en italien: «Ah! madame, de grâce, dépêchez-vous de venir. M. Richard vous attend depuis trois heures. Il joue de la guitare, il fait les gestes les plus risibles; je crois qu'il improvise des chansons françaises; venez donc vite.»
Au seul nom de Richard, le sourire était revenu sur mes lèvres: je ne connaissais personne de plus amusant et de plus franchement gai que cet ami de Moreau. Richard n'était ni jeune, ni bien fait; cependant, quoiqu'il eût un œil de moins, on regardait sans déplaisir cette figure qu'animait une bonté spirituelle.
«—Comment! dis-je à Ursule en traversant les galeries qui conduisaient au jardin, M. Richard est ici depuis près de trois heures!
«—Oui, madame! c'est un bon vivant que M. Richard! il est bien plaisant quand il parle italien: alors il ouvre une bouche à faire mourir de rire, ou reculer de peur.
«—Ursule, prenez un ton plus convenable.
«—Excusez-moi, madame: Dieu me préserve de parler mal de M. Richard; tout le monde ici l'aime et le respecte; et il vous aime, de son côté, comme si vous étiez sa fille.
«—Il dit cela!
«—Oui, madame, repartit Ursule avec une mine tout italienne; mais cela n'empêche pas qu'il m'ait donné un sequin, et qu'il m'en ait encore promis un autre, si je veux le laisser entrer demain dans la chambre de madame, pendant qu'elle y sera.
«—Eh bien! Ursule, vous pouvez gagner votre second sequin. Non seulement je vous permets de laisser entrer M. Richard chez moi, mais encore je vous autorise à l'y introduire avant l'heure de mon lever.
«—En vérité, madame!
«—Certainement, répondis-je en riant; et bien plus, je vous engage à le dire à l'oreille du général; cela vous vaudra quelque nouvelle gratification.»
Tout en parlant, je continuais à marcher très vite; j'eus bientôt rejoint Richard au bosquet de Pétrarque[20]. Je le trouvai occupé de suspendre aux arbres des rubans et des guirlandes de fleurs. Il se réjouissait tout seul de l'agréable surprise que je ne pouvais manquer d'éprouver en trouvant mon bosquet favori aussi richement orné.
Ursule avait raison: M. Richard était veramente curioso a veder. Dès qu'il m'aperçut, il abandonna tous ses préparatifs, accourut vers moi, mit un genou en terre, et me fit l'offre de son servage en termes si emphatiques et si plaisans, que je ne pus m'empêcher d'éclater de rire. Parodiant la Dotta Camilla, de Goldoni, je l'acceptai pour mon cavalier servant, et je lui promis une écharpe à mes couleurs, brodée de mes mains.
«Ah! s'écria-t-il, d'un ton tragi-comique:
Languiro sventuráto
Gran tempo, giache i dotti
Della donna di miei pensieri
Certamente non son gli oscuri
Domestici lavor[21].
«—Il paraît, lui dis-je, monsieur, que vous savez bien débiter des impertinences en italien. Croyez-vous donc qu'une femme qui a noué dans sa vie tant d'écharpes aux trois couleurs, ne soit pas assez habile pour en broder une de ses mains? Il n'y a pas besoin d'être Pénélope pour savoir broder au métier.
«—Que ne puis-je le croire!» reprit-il avec l'accent d'un désespoir tout-à-fait comique.
Moreau nous avait aperçus de la fenêtre de son cabinet; il vint bientôt partager la gaieté de notre entretien: «Puisque nous nous trouvons si bien tous les trois ensemble, pourquoi ne dînerions-nous pas ici en petit comité?»
J'accueillis cette idée avec transport: ma porte fut fermée pour tout le monde, et nous dînâmes dans le bosquet de Pétrarque. Moreau qui ne pouvait ni passer la soirée avec nous à la maison, ni me conduire au spectacle, voulut du moins que Richard me donnât la main pour aller à l'Opéra, afin de lui faire commencer, dès ce soir même, ses fonctions de cavaliere servante. Je quittai donc la table au dessert, et une demi-heure après, je reparus en grande parure. Moreau donna beaucoup d'éloges à ma promptitude, et prétendit qu'il fallait attribuer l'élégance de ma toilette au désir que j'avais de plaire à mon cavalier servant.
Je puis dire que jamais je n'ai abusé de l'extrême prévention de Moreau en ma faveur; mais cette prévention me donnait un véritable orgueil. D'autres que lui m'ont inspiré un amour plus ardent; mais personne ne m'a jamais inspiré plus d'estime et de respect. Il était si bon, si plein de naturel dans l'intimité! la simplicité de ses manières offrait un tel contraste avec la grandeur de ses actions et de ses pensées, qu'on était forcé de l'admirer, malgré qu'on en eût.
Il m'arriva, le soir, en sortant de l'Opéra, un petit malheur qui me fit payer cher les éloges que Moreau avait prodigués à la richesse de ma parure. J'étais habituée, quand je paraissais dans une assemblée publique, à voir tous les yeux se tourner vers moi; souvent j'entendais des voix confuses murmurer à mon aspect: Ecco la bella sposa del general Moreau. Quelquefois même on m'entourait. Ce soir là il y avait au spectacle une foule immense. Les issues du théâtre della Scala sont les plus étroites et les plus incommodes qu'on puisse imaginer. Au bas de l'escalier, au moment d'entrer sous le péristyle, trois ou quatre de ceux qui m'avaient le plus examinée, passent tout près de moi, de façon à me séparer d'un groupe d'officiers qui me suivait, et qui cherchait à me garantir des flots de la foule. Je me trouve poussée assez vivement contre Richard dont je tenais le bras: je sens quelque chose de froid sur mon col; j'y porte la main, mais il était trop tard, mes trois rangs de perles avaient disparu.
«Fiez-vous donc aux suggestions de l'amour-propre, dis-je tout bas à Richard. Je croyais ne devoir qu'à ma beauté la grande attention dont m'honoraient ces messieurs.
«—Mais, très-certainement, interrompit-il; en douteriez-vous?
«—Je n'en doute pas; mais je suis sûre qu'ils n'étaient pas moins sensibles à la beauté de mes perles. Ils ont voulu s'assurer qu'elles n'étaient pas de fabrique romaine[22], et, pour mieux en juger, ils s'en sont emparés.»
Le premier mouvement de Richard fut de faire appeler la garde pour la mettre sur les traces des voleurs: je m'y opposai. La foule s'étant bientôt dissipée, nous montâmes en voiture, et nous arrivâmes à la casa Faguani. Moreau nous attendait, non sans inquiétude, au bas de l'escalier. Comme le théâtre della Scala était voisin de notre demeure, quelqu'un était venu apprendre officieusement au général que j'avais été volée, et que les voleurs avaient failli m'étrangler en m'arrachant mon collier.
«Ah! vous voilà! qu'est-il donc arrivé?» dit Moreau, en s'élançant vers nous, et en m'enlevant, pour ainsi dire, de la voiture.
—Rien, mon ami, rien, sinon qu'on m'a volé mon collier.
«—Mais on a manqué de vous tuer, en vous l'arrachant!
«—Pas du tout: on me l'a enlevé le plus doucement du monde; j'ai eu affaire à des voleurs de bonne compagnie.
«—Vous n'avez eu aucun mal?
«—Aucun, pas même le mal de la peur. En vérité, ces messieurs s'y sont pris avec beaucoup d'adresse; ce sont, je vous assure, de fort habiles gens.
«—Dieu merci! me voilà tranquille.»
Nous finissions à peine ce premier entretien, quand les aides-de-camp du général revinrent avec quelques officiers de l'état-major. On n'avait pu retrouver les traces des voleurs; tous ces messieurs étaient d'avis de porter plainte à l'autorité: déjà ils avaient donné l'éveil à la police; mais, avec le consentement de Moreau, je fis cesser toutes les poursuites.
Le souper fut assez gai; Richard était un peu maussade: il ne pouvait se pardonner sa négligence à porter des regards autour de nous; négligence qui, disait-il, avait été certainement cause du vol dont je venais d'être la victime. Quant à moi, quoique je n'eusse témoigné ni mécontentement, ni frayeur, je sentais un malaise qui m'aurait décidée à me retirer plus tôt, si je n'eusse craint de causer à Moreau quelque inquiétude. Pendant tout le repas je fus l'objet des attentions les plus délicates de sa part; il semblait que le danger auquel il avait pu me croire exposée pendant quelques minutes redoublât sa tendresse pour moi; enfin le souper s'acheva, et je pus me livrer au repos dont j'avais grand besoin.
CHAPITRE XXV.
Conversation au sujet de Coralie.—Je la vois du consentement de
Moreau.—Le proscrit.—Dévouement de Lavinie.
Après avoir successivement adopté et rejeté vingt moyens différens qui s'offraient à mon esprit pour obtenir de Moreau la permission que je lui demandais de cultiver l'amitié de madame Lambertini, je résolus de m'expliquer avec lui sans détour, et de lui parler le langage de la plus entière franchise. Je mis cependant d'abord en œuvre une petite ruse que je savais très propre à me le rendre favorable.
Il était toujours charmé, lorsque le matin, entre six et sept heures, je lui envoyais dire par ma femme de chambre que j'étais éveillée, et que je le priais de venir un moment dans ma chambre. Ce moment était toujours celui de la causerie intime qui a tant de charmes pour deux âmes qui s'entendent bien. Alors nous nous parlions à cœur ouvert, et il n'y avait point de secrets entre nous. Dès qu'il m'abordait, le nuage qui obscurcissait son front commençait à s'éclaircir, et bientôt se dissipait entièrement; éprouvait-il quelque contrariété un peu grave, ma gaieté naturelle ne tardait pas à lui rendre ce calme d'esprit dont il ne sortait pas habituellement; son âme était-elle irritée par l'attente ou la nouvelle d'une injustice du Directoire, j'effaçais bientôt cette impression pénible en réveillant ses souvenirs de gloire. Je lui parlais de ses hauts faits d'armes, des services qu'il avait rendus à son pays, et le sourire revenait bientôt sur ses lèvres. Tel était mon ascendant sur lui, qu'un regard, un mot de ma bouche suffisait pour lui faire oublier ses inquiétudes ou ses chagrins.
Moreau ce jour-là fut le premier à amener l'entretien sur Coralie. «Eh bien! me dit-il, vous ne me parlez pas de votre nouvelle amie; vous avez cependant passé avec elle une grande partie de la journée d'hier. La trouvez-vous toujours également digne d'intérêt?
«—Plus digne que jamais, m'écriai-je vivement: avant peu j'espère vous voir partager mon amitié pour elle. Je n'ai entendu encore que le récit d'une partie de ses malheurs.
«—Vous voulez rire, ma chère amie. Ses malheurs? dites-vous. Elle, des malheurs! elle, la maîtresse d'un prince! sans doute elle pourrait vous raconter ceux qu'elle a causés, mais sa franchise italienne n'ira point jusque là.
«—Vous êtes bien injuste pour madame Lambertini, et cependant je ne connais personne qui soit plus à plaindre qu'elle sous bien des rapports. Objet de la haine d'une mère dès sa première enfance, plus tard elle a perdu l'homme à qui elle avait voué un inviolable amour; sont-ce bien là des malheurs réels?»
En parlant, j'avais pris la main de Moreau; mes regards plaidaient la cause de Coralie: «Suspendez encore votre jugement, lui dis-je, jusqu'à ce que vous ayez entendu tout ce que j'ai à vous dire; me le promettez-vous?» Un sourire d'incrédulité fut sa seule réponse; mais enhardie par la douce expression de ses yeux, je lui demandai si je n'aurais pas la liberté de passer, ce jour-là même, une partie de la matinée avec madame Lambertini. À l'instant la physionomie de Moreau prit une teinte plus sombre; il porta sur moi un regard pénétrant: «Elzelina, me dit-il, vous savez combien est grande ma confiance en vous. Le moindre doute sur votre sincérité me tuerait… Assurez-moi que madame Lambertini ne vous a point parlé de moi, qu'elle ne vous a fait aucune question sur mon compte.
«—Je vous le jure, mon cher ami, repris-je avec chaleur: ma bouche seule a prononcé votre nom. C'est toujours un besoin pressant pour mon cœur que d'apprendre à tous ceux qui m'approchent combien vous me rendez heureuse. Mais pourquoi craindre les questions de Coralie? Pourquoi lui attribuer des intentions qui pourraient vous être nuisibles? Elle est vraiment bonne, pleine de franchise, et toute dévouée au parti français. Sûre que ses secrets ne peuvent être mieux confiés à qui que ce soit qu'à vous-même, je vais vous redire les confidences qu'elle m'a faites. Croyez-le, mon ami; je ne voudrais pas contracter une liaison qui vous déplût; mais il me serait bien pénible de rompre tout commerce d'amitié avec Coralie.» Je pus lire sur sa figure le plaisir que lui causait mon langage, et, sans hésiter davantage, je commençai mon récit.
Il faut en convenir, je brodai un peu l'histoire, et je glissai adroitement sur tout ce qui pouvait déplaire à mon auditeur. Il ne fallait pas l'effrayer; et je sentais que j'aurais besoin de plus d'indulgence quand il faudrait plus tard en venir à la liaison de madame Lambertini avec l'archiduc, à ce contrat d'opprobre et de scandale, comme l'appelait Moreau. J'appuyai donc sur tout ce qui pouvait justifier Coralie d'une vile cupidité. Je cherchai ensuite à convaincre le général qu'il avait tort de redouter les vues politiques de Coralie sur moi, et je terminai en m'engageant à rompre sur-le-champ toute liaison avec elle si jamais il lui arrivait de me faire la moindre ouverture qui justifiât les soupçons de Moreau.
Il me parut moins touché et moins convaincu que je ne l'avais espéré. Afin de couper court à toutes réflexions fâcheuses de sa part, je lui dis gaiement: «Voici mon exorde, en attendant ma péroraison; la suite à demain, comme disent les journaux, ou, si vous l'aimez mieux, à ce soir. Vous allez me trouver bien peu faite pour garder un secret, ajoutai-je sans attendre sa réponse. Voilà pourtant le danger de prendre une confidente comme moi. Si j'avais des secrets pour ma part, je ne voudrais les confier qu'à un être qui fût entièrement isolé du monde, et dont le cœur fût libre de toute affection tendre.»
Il me serra la main de la façon la plus expressive. Afin de lui complaire, je résolus de différer jusqu'au lendemain la nouvelle visite que j'avais promise à Coralie. Je lui fis agréer mes excuses dans un petit billet que je lui adressai, en lui rappelant que nous étions toutes deux, ce jour-là même, d'un grand dîner chez le comte Luosi, et que je m'estimerais bien heureuse de l'y rencontrer. À mon arrivée, madame Lambertini eut peine à contenir le désir violent qu'elle avait de me parler. Je lui expliquai, en peu de mots, les motifs du retard de ma visite. Elle eut lieu d'être très satisfaite des égards que lui témoigna le général Moreau pendant le reste de la soirée. Une simple marque de déférence de sa part devenait un titre aux attentions les plus empressées de tous les Français qui se trouvaient alors à Milan. Combien je sus gré à Moreau de cette nouvelle preuve de bonté!
Le lendemain, et du consentement de Moreau, je me rendis chez Coralie: elle avait espéré que nous passerions toute la journée ensemble; je ne pouvais au contraire lui donner que quelques heures. Il fallut donc renoncer au projet que nous avions formé l'avant-veille, d'aller visiter ensemble le tombeau de Cosimo et de Lavinie. Ce fut dans le même cabinet où déjà elle avait, devant moi, répandu tant de pleurs, qu'elle acheva le récit des malheurs de sa jeunesse:
«Ma chère amie, dit-elle, je vous ai promis de dérouler à vos yeux le tableau de grandes infortunes. Vous allez voir si je vous ai trompée:
«Ce fut Odoardo Albergati qui parvint à faire évader Cosimo de la prison où le tenaient renfermé ses ennemis et ceux du duc d'Orzio. Ses persécuteurs ne comptaient l'en faire sortir que pour le conduire à la mort. Albergati entraîna son ami dans une maison située sur les bords de la Brenta, et qui lui appartenait en propre. Là, il était facile de prendre en secret toutes les mesures qui pouvaient garantir la sûreté de Cosimo. Mais il fallait d'abord chercher un asile sur une terre étrangère: Cosimo ne le voulut pas; Albergati employa d'abord tout l'ascendant de l'amitié, puis il lui fallut recourir à l'autorité plus imposante de la mère de Cosimo, pour empêcher son imprudent ami d'aller livrer sa tête à la haine de ses persécuteurs. Cosimo ne put résister aux prières, aux larmes, au désespoir de sa mère: il promit enfin de vivre et de fuir, si la fuite seule pouvait assurer ses jours.
«Cependant, Venise voyait chaque jour ses oppresseurs immoler de nouvelles victimes. L'oncle maternel d'Albergati, Capello, venait lui-même de succomber. La mère de Cosimo, en le quittant vers le milieu de la nuit, était retournée à Venise. Elle arrive à son palais où la jeune Lavinie avait trouvé un asile: Lavinie avait disparu. Informée des dangers qui menaçaient Cosimo, elle était partie, après avoir écrit quelques lignes à sa mère adoptive pour l'informer de sa détermination. Les voici, ces lignes, ma chère Elzelina, dit Coralie, en tirant un papier de son sein: ce fut Albergati qui me remit plus tard cette lettre adressée à la mère de Cosimo:
«Ô vous, qui avez daigné m'ouvrir vos bras, qui avez bien voulu voir en moi l'épouse de votre fils, ô ma mère! je vais remplir mon devoir, je vais suivre mon époux. Ne tremblez plus pour lui; mon amour veillera sur cette tête si chère; ma présence, je l'espère, adoucira pour lui les rigueurs de l'exil, et je partagerai tous les maux qui pourraient l'atteindre encore. Priez pour vos deux enfans, ô ma noble mère! mère de Cosimo, bénissez-nous: mon père aussi nous a bénis au jour de sa proscription. Je suis bien jeune encore, mais je sais déjà souffrir: mère de Cosimo, priez pour nous.
«LAVINIE D'ORZIO.»
«La comtesse restait seule au milieu de son vaste palais. Cette solitude ne tarda pas à lui devenir insupportable, et elle ne tarda pas à se retirer dans le couvent de Sainte-Ursule qui m'avait d'abord servi de prison, et d'où l'on venait de me faire sortir pour me traîner à la cour de Milan. À peine la comtesse fut-elle arrivée dans cette retraite de son choix, que l'ordre fut donné de l'y garder prisonnière.
«Albergati cacha soigneusement à Cosimo ce nouveau malheur. Mais il pouvait encore le déterminer à fuir, et, d'un autre côté, il ne pouvait le retenir dans l'asile qui seul le garantissait encore, qu'en le flattant de la chute prochaine de ses persécuteurs. Il se chargeait des lettres que Cosimo adressait à ceux de ses partisans dont il connaissait mieux la fidélité et l'énergie: mais, au lieu de faire parvenir ces lettres qui auraient pu trahir le secret de la retraite de Cosimo, il les livrait aux flammes. Cosimo était proscrit; s'il reparaissait, sa tête devait tomber sur-le-champ. Il ne l'ignorait pas, et cependant il s'obstinait à ne point s'éloigner de Venise. Bientôt il apprit l'indigne traitement qu'on faisait subir à sa mère, et la disparition de Lavinie. Il ne pouvait échapper à l'officieuse surveillance d'Albergati; mais il roulait dans son esprit mille projets de vengeance qu'il lui tardait de mettre enfin à exécution.
«Ce n'était jamais que pendant la nuit qu'il errait dans les vastes jardins de la Villa. Une nuit donc, il alla s'asseoir, suivant sa coutume, sous un arbre qu'il avait appelé l'Orme du souvenir. C'était là que se donnaient toujours rendez-vous les deux amis dans leur première jeunesse. Agité par ses pensées sinistres, Cosimo se lève bientôt, et commence à marcher d'un pas tantôt lent, tantôt rapide. Soudain une figure blanche se dessine à quelque distance; elle semble glisser sur le gazon. Une femme s'élance enfin dans les bras de Cosimo, en s'écriant: «Con te vivere, con te morire.»
«C'était Lavinie; sa voix, son langage si laconique et cependant si expressif, portèrent dans l'âme de Cosimo une joie si vive, lui inspirèrent une reconnaissance si passionnée que pendant quelques minutes elle put se croire aimée.
«La présence de Lavinie, les tendres soins qu'elle prodiguait à Cosimo répandaient sur sa solitude un charme qu'il n'avait pas connu jusqu'alors. Elle aimait Cosimo de toutes les forces de son âme; long-temps elle s'aveugla sur la nature du sentiment qu'il éprouvait pour elle. Cosimo sentait tout le prix de la tendresse dont il était l'objet; mais il ne pouvait la payer d'un parfait amour. S'apercevait-il combien Lavinie se méprenait sur les témoignages de sa reconnaissance et de son affection, alors il devenait froid, quelquefois même injuste. Lavinie supportait en silence des bizarreries et des caprices qu'elle expliquait par les inquiétudes toujours croissantes de Cosimo, et redoublait de tendresse pour le consoler. Mais ces preuves d'un amour si peu mérité sous quelques rapports devenaient chaque jour plus pénibles pour le malheureux qui m'aimait encore. Sa tristesse prenait une teinte plus sombre. Albergati, qui le croyait épris de Lavinie, ne concevait rien à l'état de son âme.
«Un soir ils étaient tous deux assis l'un près de l'autre; Cosimo, après avoir gardé long-temps un morne silence, ouvrit enfin son cœur à Albergati, et lui déclara son intention de partir sans délai: «Je suis proscrit, dit-il; dans ma position je ne puis me lier par aucun acte public: mon mariage avec Lavinie doit donc être encore retardé. C'est à toi, mon ami, que je la confierai. Tu veilleras sur elle, tandis que moi j'irai rejoindre le comte de Saluces. Si je ne parviens pas à délivrer Venise, je mourrai du moins pour la cause que j'ai toujours défendue.»
«Albergati chercha vainement à combattre cette résolution; en vain il tenta d'émouvoir Cosimo par le tableau du désespoir auquel il allait livrer sa malheureuse compagne. «Je ne puis l'aimer d'amour, répondit Cosimo. Rester près d'elle, la laisser s'enivrer d'une funeste erreur, voilà ce qui me devient à chaque instant plus pénible. Je n'ai que trop long-temps soutenu ce rôle indigne de moi: je ne puis le soutenir davantage; je veux partir sans retard.»
«À ces mots, il se jeta dans les bras d'Albergati, et celui-ci, vaincu enfin, jura de devenir le protecteur de Lavinie. Ils regagnèrent par de longs détours la grotte obscure où Cosimo se dérobait pendant le jour à tous les yeux, et que l'amitié d'Albergati avait su rendre habitable. Ils n'y trouvèrent pas Lavinie; alors ils entrèrent dans un sentier détourné qu'elle aimait à parcourir. Ils ne l'y rencontrèrent pas davantage. Ils courent aussitôt sur le rivage, consument près d'une heure en inutiles recherches, puis reviennent encore vers la grotte, bourrelés d'inquiétude, mais conservant encore l'espérance de voir reparaître Lavinie. Elle n'y était pas: un papier posé sur une table, auprès de la lampe, frappe soudain la vue de Cosimo. Il le saisit, et parcourt avidement les premières lignes tracées d'une main tremblante.
«Ah! je suis son bourreau, s'écrie-t-il douloureusement; il faut la retrouver ou mourir;» et aussitôt il s'élance hors de la grotte. Albergati, qu'une ancienne blessure à la jambe mettait dans l'impossibilité de courir sur ses pas, le perd bientôt de vue dans l'obscurité: il l'appelle en vain. Relevant alors la lettre que Cosimo avait jetée loin de lui, il y cherche quelques renseignemens sur les motifs de la disparition inattendue de Lavinie. Voici cette lettre, ma chère Elzelina: elle a depuis long-temps passé dans mes mains: lisez-en vous-même le contenu.»
J'obéis; et je lus avec une émotion profonde les lignes que je transcris ici:
«Tout est fini pour moi, Cosimo. J'étais cachée à quelques pas derrière vous tout à l'heure, et j'ai entendu la révélation que tu as faite à Albergati de tes sentimens les plus secrets: c'est t'en dire assez; mais avant de nous séparer pour jamais, il faut que tu connaisses le cœur de la pauvre Lavinie. Tu ne peux l'aimer d'amour! Ah! Cosimo, devais-tu donc alors lui témoigner d'autres sentimens que ceux d'un frère? Les hommes ne savent pas qu'une femme qui aime seule commence déjà à être heureuse. Pourquoi m'avoir si long-temps permis d'espérer un bonheur plus grand encore? Ah! pardonne-moi ce reproche; il n'est point sorti de ce cœur qui te dut quelques instans de félicité, et que la mort seule pourrait empêcher de battre pour toi. Vous ne pouvez m'aimer d'amour! L'image d'une autre vous suivait près de moi! Lorsque vos yeux se fixaient sur les miens, lorsque votre bouche souriait à mes caresses, c'était elle, et non pas moi, qui occupait votre pensée. Vous étiez parjure envers elle Cosimo, et vous trahissiez la confiance que je mettais en vous! Cosimo, c'est toi qui me donnes la mort! Mais non, je vivrai pour que tu ne sois pas tourmenté du remords d'avoir causé ma perte. Je pars; j'emporte l'affreuse certitude de n'avoir rien pu faire pour ton bonheur, d'avoir même, par ma présence, ajouté à tes maux, lorsque le sacrifice de ma vie m'eût coûté si peu pour les adoucir! Je pars, je vais traîner ma vie dans une de ces chaumières situées au milieu des campagnes où ma famille fut si long-temps puissante et honorée. Je subis la malédiction de ma mère dans toute son affreuse étendue; mais les paysans qui m'ont connue plus heureuse ne refuseront pas du pain et un abri à la fille de leur noble protecteur. Adieu, Cosimo; je n'emporte pas votre portrait; gardez-le, il ne doit appartenir qu'à une femme plus heureuse que moi. Adieu.»
«—Quel amour! dis-je à Coralie.
«—Oui, me répondit-elle; mais moi, croyez-vous que je l'aimasse moins?
Et cependant, je ne pus le sauver!»
Elle pâlit, détourna la tête, et, d'une voix plus basse, elle continua son récit.
CHAPITRE XXVI.
Mort de Cosimo.—Dernier trait de dévouement de Lavinie.—Désespoir de
Coralie.—Interruption inattendue.
«Soudain l'oreille d'Albergati est frappée d'une bruyante rumeur. Des flambeaux allumés viennent frapper ses yeux; des hommes armés se montrent entre les arbres, et s'avancent en tumulte vers lui. Au milieu d'eux, il aperçoit Cosimo étroitement garrotté: ses vêtemens déchirés et couverts de sang annoncent assez qu'il ne s'est pas rendu sans résistance. Derrière lui, Lavinie, le sein ouvert par une profonde blessure, reste comme privée de vie dans les bras des paysans, qui soutiennent ce corps déjà insensible et décoloré. Albergati, malgré les soldats qui entourent Cosimo, parvient jusqu'à lui, et le serre dans ses bras.
«Je l'ai tuée,» dit Cosimo, en jetant un regard sombre sur la malheureuse Lavinie.
«On le contraint d'avancer, ainsi qu'Albergati; on entre dans la maison. Tandis qu'on envoie chercher des secours pour les blessés, l'officier qui commande la troupe déclare à Albergati qu'il est son prisonnier: «—Votre prisonnier?—Oui; vous aviez donné asile à un condamné.—Mais ce condamné était mon ami.—La loi ne connaît pas ces distinctions, et j'exécute les ordres dont je suis porteur.»
«Albergati est, à son tour, lié ignominieusement, et placé près de Cosimo. Tandis qu'on procède aux formalités légales de l'arrestation, il adresse pour la première fois à son ami quelques questions: Cosimo répond; par mots entrecoupés. Egaré par l'idée du désespoir de Lavinie, il courait le long du rivage en l'appelant à grands cris. Tout à coup il la découvre au milieu d'une troupe de gondoliers; il s'élance vers elle: alors plusieurs voix s'écrient: «C'est Vi…ci l'exilé. Et mille voix répètent aussitôt ce nom. À l'instant des soldats bien armés se précipitent au milieu de la foule que ce nom a rassemblée en quelques minutes: Alla madona! Alla Madona!» s'écrie le peuple en cherchant à faire échapper[23] Cosimo; mais il est enveloppé avant même d'avoir pu chercher à fuir. Transporté de fureur, il saisit le poignard qui ne l'abandonnait jamais: «Jette les armes, lui crient les soldats.—Venez les prendre! répond-il;» et le courage d'un seul homme fait pâlir la troupe tout entière. Cependant la fureur du peuple commence à éclater: une grêle de pierres vient fondre sur les sbires; ils redoublent d'efforts pour s'emparer de Cosimo; un d'eux s'apprête à le frapper par derrière d'un coup mortel, mais Lavinie s'est élancée; elle reçoit au milieu du sein le coup destiné à Cosimo, pousse un cri perçant, et tombe à ses pieds. Le premier mouvement de Cosimo est de jeter son poignard, de relever et de serrer dans ses bras le corps sanglant de la jeune fille: les soldats profitent de ce moment pour le saisir; on lui enlève Lavinie, et on le charge de fers.
Désormais insensible à tous les outrages dont on l'accable, il se laisse traîner vers la villa, dans laquelle les sbires avaient encore une proie à saisir.
Sans avoir pu obtenir la triste consolation de voir encore une fois Lavinie, qu'Albergati recommanda aux soins de ses serviteurs, les deux amis furent conduits à la prison; ils étaient suivis d'une foule immense. L'indignation du peuple se manifestait par des gémissemens, et ne semblait contenue que par la terreur que lui inspirait l'appareil militaire dont on environnait les prisonniers.
Le sort de Cosimo était fixé sans retour; il le savait, et son courage n'en était point ébranlé. Mais ce courage mollissait à l'idée du sort de Lavinie, à l'aspect d'Albergati condamné à supporter des fers qu'il n'avait point mérités. Cosimo fit pour Lavinie et pour son ami ce qu'il n'avait pas voulu faire pour préserver ses jours.
À cette époque, Lambertini, mon indigne époux, avait enfin atteint son but. Son opprobre et le mien étaient la source des faveurs et des grâces qui tombaient journellement sur lui et sur sa famille. Mon crédit sans bornes sur l'esprit de l'archiduc n'était ignoré de personne. Ce fut à moi que Cosimo s'adressa pour sauver les deux êtres qui lui étaient chers à tant de titres. Voici la lettre que je reçus de lui; aurai-je la force de vous la lire?
Du cachot de la Tour, le 5 juin 17…, à minuit.
«Je vais mourir, Coralie! pour que mon souvenir ne se présente pas désormais avec horreur à ton esprit, exauce ma dernière prière; c'est la seule que puisse désormais t'adresser ce Cosimo, sur le cœur de qui tu n'as jamais cessé de régner, malgré ta trahison. Sans doute un ennemi des tyrans doit être criminel à tes yeux, ce n'est donc pas pour moi que je t'implore; mais si je suis coupable d'avoir trop aimé mon pays, Albergati l'est-il pour avoir obéi aux saintes inspirations de l'amitié? Coralie, sauve ses jours; tu le peux. Autrefois je t'ai vue te complaire à faire le bien: tu ne peux avoir changé entièrement.
«Il est au monde un être mille fois plus à plaindre encore; et c'est encore à toi que je lègue le soin de le secourir. La jeune et malheureuse fille du duc d'Orzio est à la villa del Borgo, abandonnée à la froide pitié de quelques domestiques. Coralie, le fer qui lui perça le sein devait me donner la mort: elle a reçu le coup qui m'était destiné; elle m'aime depuis long-temps, et je n'ai pu lui rendre amour pour amour. L'image de Coralie perfide, mais toujours adorée, se plaçait sans cesse entre elle et moi. Je remets Lavinie dans tes mains; c'est la plus grande preuve de confiance que je puisse te donner à mon heure dernière.»
«Cette lettre, dit Coralie avec l'expression d'une douleur profonde, fit sur moi l'effet d'un coup de foudre. Eperdue, je vole chez le sénateur Lapi; «Ce que vous me demandez est impossible» me répondit-il froidement.—«Eh! c'est justement l'impossible que je veux,» m'écriai-je toute hors de moi. J'obtiens enfin la promesse d'un sursis, et une lettre pour le grand-juge Barberimio; ce chef d'un tribunal de sang, redoutant l'effet de mon crédit, promit tout ce que je voulus.
Le soir, je me présente à six heures aux portes de la prison: j'avais un ordre pour voir Cosimo. Les, geôliers paraissent étonnés, et j'apprends qu'il y a déjà trois heures qu'on l'a traîné à Trévise pour y subir sa sentence. Accablée par ce coup affreux, je reste un, instant immobile; puis, m'élançant dans ma gondole, j'ordonne qu'on me conduise rapidement au palais de Landro. Ma raison était presque égarée: plus d'une fois je fus tentée de me précipiter dans les flots, comme si, en nageant, j'eusse pu franchir plus rapidement les distances, que, dans cette gondole où j'étouffais. J'arrive enfin; je traverse les cours, les anti-chambres remplies de monde, et je m'élance dans le cabinet de celui qui n'avait rien à me refuser.
«La grâce de Vi…ci! un sursis à l'exécution du jugement, ou je meurs à vos pieds,» m'écriai-je en tombant à genoux. Le sursis est signé; je pars… Ah! combien j'eus à regretter l'heure d'angoisse qui venait de s'écouler! ces angoisses du moins étaient encore mêlées d'espérances… Je me jette sur la rive, sans donner, à mes conducteurs, le temps d'amarrer ma gondole. J'avance en criant: «Grâce pour Vi…ci.» Une troupe de pénitens blancs couvre le rivage. La voix lugubre de quelques uns me répond qu'il n'est plus temps. Leurs rangs s'ouvrent; j'aperçois un linceul ensanglanté, que couvre à peine un drap mortuaire; mes yeux se ferment; mes genoux se dérobent sous moi, et je tombe à terre sans mouvement et sans vie.» À ces mots, je ne pus retenir mes larmes; nous nous jetâmes dans les bras l'une de l'autre, et nos sanglots se confondirent. Mais Coralie, se dégageant bientôt, essuya ses joues et ses yeux, et, de ce ton bref qui est l'indice certain d'une émotion violente et comprimée, elle reprit: «Après quarante jours de fièvre et de délire, je revis Albergati; il avait été mis en liberté le lendemain même; de la mort de son ami. Aussi avide, que moi des moindres détails, il avait interrogé tous ceux qui purent approcher Cosimo à ses derniers momens. Les précautions mêmes, qu'on avait prises pour le conduire à Trévise, trahissaient la crainte qu'éprouvaient ses bourreaux de se voir arracher leur proie. Dans le sombre corridor où on le fit attendre avant de le traîner au supplice, il eut encore la force de graver avec ses fers, sur la muraille, les mots suivans: Temono ancora il Vi…ci proscritto. I vili! son vendicato abbastanza![24]»
«En entrant dans la gondole qui l'attendait, Cosimo vit d'abord six pénitens en costume, et, dès lors, il ne douta plus qu'on le conduisît au supplice. L'un de ces pénitens se fit reconnaître à lui pour le confesseur de sa mère. Cosimo en éprouva la plus vive joie. Ce prêtre vertueux avait voulu adoucir l'amertume des derniers momens d'un homme qu'il avait, depuis long-temps, appris à estimer et à chérir. On délivra, pour quelques instans, le malheureux Cosimo des fers qui chargeaient ses mains, et il s'élança librement dans les bras du vieillard. «Ô mon père, s'écria-t-il, tant de félicité m'était-il encore réservé? Je pourrai donc parler de ma mère à un homme digne d'apprécier ma tendresse pour elle! Je pourrai donc confier à un ami le soin, de calmer son désespoir! O mon père, parlez-moi: d'elle! son nom sera le dernier mot que mes lèvres prononceront.»
«Le vénérable prêtre lui prodigua toutes les consolations de la charité chrétienne; puis il le bénit au nom de cette mère qu'il venait d'invoquer.
«Le ciel réservait encore une dernière douleur à l'âme de Cosimo. Il arrive à l'endroit choisi pour l'appareil funèbre. Une troupe nombreuse de pénitens[25] entoure l'échafaud. Cosimo s'avance avec fermeté: un des frères s'élance, saisit sa main d'une main brûlante, et écartant le masque qui couvre son visage lui montre les traits décolorés de Lavinie:
«Mon père, sauvez-la!» s'écrie Cosimo en la jetant dans les bras du vieillard; et il monte rapidement sur l'échafaud. «Je mourrai avec toi,» s'écrie à son tour Lavinie, en se perçant le sein à l'instant même où la main du bourreau frappait Cosimo d'un coup mortel.
Coralie se couvrit la figure de ses deux mains, et resta immobile et muette: je l'entourai de mes bras, et je la tins étroitement serrée pendant quelques minutes. Elle semblait insensible à mes caresses; ses larmes avaient cessé de couler; un tremblement universel s'était emparé de tout son corps…
«Et sa mère?» dis-je presque malgré moi au milieu des sanglots.
«—Sa mère!» répéta Coralie sortant tout à coup de la stupeur profonde dans laquelle elle était plongée; sa mère, après une année tout entière d'angoisses, apprit enfin qu'elle n'avait plus de fils. La funeste nouvelle lui avait été apportée à six heures du soir. À minuit, on la trouva sans vie sur les marches de l'autel, pressant encore sur son cœur le portrait de Cosimo.
Un profond silence suivit pendant assez long-temps ces dernières paroles.
«Avec quelle facilité vous pleurez!» dit tout à coup Coralie, d'un ton qui me sembla respirer l'amertume. «Je n'ai plus, moi, le don des larmes. Celles que je verse encore quelquefois sont rares, brûlantes, et ne me soulagent pas.»
Je ne pus lui répondre qu'en la regardant avec la plus tendre compassion, et en pressant sa main sur mon cœur. Elle comprit ce langage muet, et un sourire bien triste reparut sur ses lèvres. «Bonne Elzelina, me dit-elle, vous viendrez avec moi visiter la tombe de Cosimo et de Lavinie; vous y viendrez, n'est-il pas vrai?»
«—Oui, sans doute, répondis-je avec feu.
«Cette villa del Borgo, reprit Coralie, ce séjour où il vécut malheureux et proscrit est devenu ma propriété; et la résistance que j'ai opposée à ceux qui voulaient m'en dépouiller a été la source des plus odieuses calomnies qu'on ait répandues contre moi. On a osé m'accuser d'injustice et d'ingratitude envers l'époux qui m'avait volontairement livrée aux dédains de la société; envers l'homme qui n'avait pas craint de sacrifier à son ambition, à sa basse cupidité, mon honneur et le sien. Après avoir dévoré les dons immenses qui furent le prix de ma honte, il voulait encore me ravir la seule de mes possessions qui me fût précieuse; il m'aurait réduite à la misère, je n'ai pas voulu le souffrir.
Chère Elzelina, souvent dans le silence des nuits, assise près du tombeau de Cosimo et de Lavinie, j'ai cru entendre l'écho murmurer doucement leurs noms; j'ai cru voir leurs ombres glisser légèrement sur ces parterres dont Lavinie aimait à cueillir les fleurs pour en orner la grotte de Cosimo… Con te vivere, con te morire, tel était son serment habituel, et ce serment elle ne l'a point trahi.
«J'habitais ces lieux funèbres en 1792, lorsqu'Albergati m'apprit que la liberté triomphait dans une contrée voisine de la nôtre. Je jurai, par les mânes de Cosimo, de servir, si j'en trouvais jamais l'occasion, une cause pour laquelle Cosimo avait donné sa vie. Les Français peuvent dire si j'ai tenu parole: Dieu me préserve de tout sentiment d'orgueil à cet égard, mais mon dévouement à la cause française était devenu pour moi un devoir; il m'est doux de penser que je l'ai bien, rempli.»
L'imagination exaltée par ces paroles, je me jetai de nouveau au col de Coralie; je lui prodiguai les noms les plus doux, les caresses les plus tendres; elle me rendit ces caresses, et, bientôt après, le calme sembla renaître dans son cœur et sur les traits de son visage.
«Votre amitié me fait au bien, me dit-elle d'un ton plus tranquille; vous du moins, vous ne m'accuserez pas d'insensibilité.
«—Je ferai mieux, répondis-je; je vous défendrai contre d'indignes calomnies.
«—Ce serait, ma bonne amie, prendre une peine inutile. J'ai porté pendant trop d'années le titre de favorite; aujourd'hui je suis jugée sans appel, et je confesse l'équité de ce jugement, quelque sévère qu'il puisse être. On regarderait comme autant de fables tous les faits que vous pourriez invoquer en ma faveur. Personne ne voudrait croire au désintéressement et à la sensibilité d'une femme que tant de gens ont regardée ou regardent encore comme une courtisane.
«—Que vous êtes sévère envers vous-même, ma chère Coralie!
«—Et vous, ma bonne Elzelina, combien sont fortes vos préventions en ma faveur!
«—Mais vous me permettrez du moins de plaider votre cause auprès du général Moreau.
«—J'y consens, si vous le voulez; mais il ne sera pas moins incrédule que les autres. Essayez cependant; il me serait bien doux de savoir qu'il m'accorde quelque estime.»
Nous entendîmes en ce moment une discussion assez vive dans la galerie qui conduisait au boudoir au fond duquel nous nous étions retirées. Coralie se leva, ouvrit la porte, et nous fûmes alors témoins de l'altercation qui venait de s'engager entre la camariste de madame Lambertini, et Joseph, le domestique affidé du général Moreau.
«—J'ai forcé la consigne, madame, me cria Joseph dès qu'il m'aperçut. Il y a une heure que cette fille me baragouine que vous n'y êtes pas, ni la signora non plus. J'ai voulu le savoir au juste.
«—Allons, Joseph, retirez-vous; et cessez de nous interrompre.
«—Le général désire vous voir, madame: excusez-moi, mais cette fille ne parle point un langage clair. Je commençais à concevoir des soupçons…, vous comprenez: dans un pays comme celui-ci, la femme de notre général serait un otage précieux.»
Coralie avait compris tout d'abord la pensée de Joseph: elle lui dit avec une douceur enchanteresse: «Dans cette maison, mon ami, tout le monde a le cœur français, et votre maîtresse n'y court aucun danger: demandez-lui plutôt à elle-même ce qu'elle en pense.
«—C'est bien, Joseph, repris-je à mon tour; allez m'attendre en bas, et je vous suis.
«—Je cours à la maison, dit-il, pour avertir que madame est retrouvée, et qu'on va la revoir dans un instant;» et il partit comme un trait.
J'étais affligée des propos de Joseph; et je n'osais cependant en parler, dans la crainte d'ajouter à l'impression désagréable qu'ils avaient dû produire. Coralie m'embrassa en souriant, et je lui promis de venir la voir le surlendemain.
J'avais éprouvé, dans la matinée qui venait de s'écouler, des émotions si vives, que mon imagination et mon cœur semblaient avoir acquis une nouvelle activité, une nouvelle énergie. Il me tardait d'arriver à l'hôtel pour faire partager à Moreau l'opinion de plus en plus avantageuse que j'avais conçue de Coralie, et qui me paraissait désormais assise sur les bases les plus raisonnables. Mais, à peine eus-je jeté un regard sur la figure du général, que tous mes rêves et tous mes projets s'évanouirent. Cette physionomie, d'ordinaire si bienveillante, portait l'empreinte d'un sombre mécontentement.
«Mon Dieu! m'écriai-je, quel sujet inconnu peut vous troubler ainsi? Ma longue visite à madame Lambertini vous aurait-elle déplu? ou bien avez-vous contre moi quelque grief que j'ignore?» et, sans attendre sa réponse à mes questions, je l'entraînai malgré lui hors de son cabinet de travail, et je l'obligeai à me suivre dans le salon.
«Eh bien! me voilà, continuai-je sur le même ton: ne m'aviez-vous pas permis de la voir? Ne fallait-il pas écouter la suite de cette histoire si longue et si intéressante? Mais parlez: avez-vous quelques chagrins que vous ne veuillez pas me confier?
«—Oui, je l'avoue, j'ai des chagrins très graves; et dans la disposition d'esprit où je me trouve, votre absence prolongée m'a donné de l'humeur.»
Je répondis avec modération; mais mes excuses étaient si bonnes, et je mis peu à peu tant de gaieté dans mes réponses, que je réussis enfin à dérider un peu le front du général. Je ne parvins cependant pas à dissiper entièrement l'inquiétude qui se peignait sur son visage. Cette inquiétude tenait à une cause bien plus sérieuse que je ne le pensais. Moreau venait d'apprendre les revers qu'éprouvait, dans une portion de l'Italie, l'armée française, grâce à l'impéritie du général Schérer. Je connus dans la soirée les nouvelles qui affligeaient si profondément le cœur de Moreau. Son chagrin l'honorait, et l'élevait encore à mes yeux. Richard se trouvait avec nous lorsque Moreau reçut une dépêche que lui apportait un courrier venu de Paris: «Général, lui dit-il, si cette dépêche ne contient pas votre nomination par le Directoire, au commandement en chef de l'armée d'Italie, laissez-vous proclamer par les soldats qui vous demandent à grands cris; surtout ne tardez pas d'une minute, ou nous sommes perdus pour toujours dans ce pays-ci.»
Moreau nous quitta d'un air préoccupé. Je voulais rester à la maison, mais Richard m'objecta que ma présence pourrait au moins interrompre les travaux sérieux auxquels se livrait en ce moment le général. J'acceptai donc le bras qu'il m'offrait, et je me décidai à faire avec lui une promenade au Cours.