Mémoires d'une contemporaine. Tome 2: Souvenirs d'une femme sur les principaux personnages de la République, du Consulat, de l'Empire, etc...
The Project Gutenberg eBook of Mémoires d'une contemporaine. Tome 2
Title: Mémoires d'une contemporaine. Tome 2
Author: Ida Saint-Elme
Release date: March 29, 2009 [eBook #28429]
Language: French
Credits: Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)
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MÉMOIRES D'UNE CONTEMPORAINE,
OU
SOUVENIRS D'UNE FEMME SUR LES PRINCIPAUX PERSONNAGES DE LA RÉPUBLIQUE, DU CONSULAT, DE L'EMPIRE, ETC.
«J'ai assisté aux victoires de la République, j'ai traversé les saturnales du Directoire, j'ai vu la gloire du Consulat et la grandeur de l'Empire: sans avoir jamais affecté une force et des sentimens qui ne sont pas de mon sexe, j'ai été, à vingt-trois ans de distance, témoin des triomphes de Valmy et des funérailles de Waterloo.» MÉMOIRES, Avant-propos.
TOME SECOND.
Troisième Édition
PARIS.
1828.
TABLE PAR ORDRE ALPHABÉTIQUE DES NOMS CITÉS DANS LE SECOND VOLUME DES MÉMOIRES D'UNE CONTEMPORAINE.
Amelin (madame)
Aurélie
Barras
Bonaparte
Bonaparte
Boucher
Caulincourt
Contat (mademoiselle)
Danzel
Delamarre
Delarue, banquier
Delarue (madame)
Delville (madame)
Derville
Duchesnois (mademoiselle)
Dugazon
Duval (Alexandre)
Elleviou
Gaillard (madame)
Germon (madame)
Hol***
Isabey, peintre
Jars (madame)
Joséphine
Joubert
Jouffre
Joy***
Kléber
Lacroix (madame)
Lambertini (madame)
Lecoulteux de Canteleu
Leda
Lhermite
Lemierre
Lemot
Lepinois
Leroi
Lucai (madame)
Luosi (comte)
Marie-Antoinette
Mirawde (M. de)
Molé
Montholon (N. de)
Monti, poète italien
Monvel
Moreau
Murat
Napoléon
Ney
Obval (M.)
Obval (madame)
Oudet
Parny (M. de)
Petit (madame)
Regnault de Saint-Jean-d'Angely
Remond (madame)
Richard
Ruga (madame)
Schérer (le général)
Siv***
Talleyrand (le prince de)
Tallien (madame)
Talma
Vandremer (madame)
Visconti (madame)
CHAPITRE XXX.
Parallèle entre le général Moreau et le général Ney.—Promesse faite à ce dernier.—Faiblesse de Moreau pour moi.
Moreau possédait au plus haut degré
La sévère vertu des moeurs républicaines[1];
la délicatesse de ses sentimens était extrême sur tous les points; et cette délicatesse eût certainement réprouvé le lien illégitime qui nous unissait, si dès long-temps il n'avait eu la ferme intention de consacrer notre union par un acte solennel, aussitôt que les circonstances pourraient le permettre. Il avait formé ce projet dès le jour où il me vit déterminée à suivre son sort: il voulait plus que jamais devenir mon époux.
Moreau, ainsi que je l'ai déjà dit, ne brillait point par les dehors; il n'avait aucun de ces avantages brillans et frivoles qui éblouissent tant de femmes; sa figure était froide, son ton bienveillant, mais calme; son courage paisible commandait plutôt l'admiration profonde et réfléchie, qu'un amour ardent et passionné. Pour me servir d'une expression de ce Cosimo qu'on a déjà vu figurer dans mes Mémoires, je ne l'ai point aimé d'amour: le sentiment qu'il m'inspirait ressemblait plutôt au respect. Près de lui je n'avais que le pressentiment de cet amour exalté qui devait occuper la maturité et remplir la fin de ma vie. Il était réservé à un autre homme de m'inspirer cette passion qui donne tant d'angoisses pour quelques instans de bonheur. Ney, que je veux désigner, n'était pas moins habile capitaine que Moreau; et il joignait aux talens militaires cette audace que la fortune favorise, et qui plaît tant au coeur des femmes. Ma liaison avec Ney n'eut aucun point de ressemblance avec celle qui m'unissait alors à Moreau. Lorsque celui-ci me rencontra pour la première fois, ma conduite me rendait encore digne de l'estime publique; j'étais environnée des hommages qu'on adressait à ma beauté, que bien des gens vantaient alors comme parfaite: lorsque plus tard j'implorai son appui, j'étais encore si près du moment où j'avais droit à sa considération, que son amour pour moi dut toujours avoir quelque chose de respectueux. Moreau avait été à même, comme on l'a vu, de connaître parfaitement ma famille; et quelque éclat qu'eussent alors acquis sa fortune et sa renommée, il savait bien qu'il aurait pu devenir mon époux sans déroger à sa gloire. J'avais à peine seize ans lorsque je m'attachai à lui, et l'inexpérience même de cet âge m'eût assuré, en toutes circonstances, des droits à l'indulgence, je dirai presque à la compassion d'une ame aussi honnête que la sienne. Je voyais en lui plutôt mon protecteur que mon amant: il ne m'avait jamais caché son intention de me rendre un jour le rang qui m'appartenait dans le monde, et mes droits à cette estime publique que j'avais si follement sacrifiés. Le caractère de Ney était aussi ardent que celui de Moreau était calme et réfléchi; mais à part ce contraste entre deux hommes aussi remarquables, j'étais loin de pouvoir inspirer le même intérêt; lorsque les circonstances me rapprochèrent enfin de ce Ney que je n'avais encore connu, pour ainsi dire, que par sa renommée. Déchue non-seulement de mes titres à la considération, et placée par l'opinion dans la classe des femmes qui n'ont que leur beauté pour tout mérite et toute fortune, je devais encore lutter dans son esprit contre bien des insinuations malveillantes, dont j'avais, sans le savoir, été l'objet. Ney connaissait en outre d'avance les sentimens qu'il m'avait depuis long-temps inspirés, et rien n'était peut-être moins propre à le prévenir en ma faveur que l'entraînement irrésistible qui m'emportait sans réflexion vers lui. J'avais alors quelques années de plus; il semblait que l'âge eût dû mûrir ma raison, et cependant je l'aimais si passionnément que j'aurais encore sacrifié pour lui tous les avantages sociaux que j'avais perdus volontairement pour m'attacher à Moreau dans ma première jeunesse. Moreau eût voulu faire de moi une femme accomplie; il m'excitait à rechercher la supériorité que donnent dans le monde la beauté et surtout les avantages de l'esprit. Ney, dont les goûts et les habitudes personnelles s'éloignaient beaucoup de la gravité de Moreau, m'encourageait à dédaigner les grâces de mon sexe, à chercher même parfois les périls et la gloire d'un sexe plus fort. L'histoire que je raconterai plus tard de ma vie militaire fera pleinement connaître la différence des sentimens qui m'attachèrent à ces deux grands capitaines, et de ceux que je leur inspirai.
On me pardonnera cette digression nécessaire pour faire apprécier la position de Moreau vis-à-vis de moi, et celle où je me trouvais vis-à-vis de lui. Le lendemain du jour où nous avions fait partir pour Parme la mère de Geronimo, Moreau reçut de nouvelles dépêches. Je devinai à son agitation que la nature de ces dépêches était loin de le satisfaire. Il ne pouvait supporter l'obstination des directeurs à laisser l'armée d'Italie dans la situation périlleuse où l'avait mise l'impéritie de son chef. Je cherchais à le calmer, en lui représentant que la nécessité de jour en jour plus impérieuse ne pouvait manquer de forcer promptement le Directoire à lui donner le commandement en chef de l'armée d'Italie. «Eh! ma chère amie, me disait-il, pendant qu'ils hésitent, chaque heure qui s'écoule vient aggraver la position de nos soldats.
«—Pourquoi dans ce cas ne pas suivre le conseil que vous donnait Richard? Pourquoi ne pas vous faire proclamer par le corps d'armée sous vos ordres?»
J'avais beau dire et beau faire, rien ne pouvait vaincre son indécision naturelle. Ses inquiétudes paraissaient redoubler à chaque instant: il passa, ce jour-là, dans mon appartement la plus grande partie de la matinée; et il répondit devant moi aux diverses dépêches qu'il reçut encore dans l'espace de quelques heures. Comme nous avions beaucoup de monde à dîner, il me laissa aux soins de ma toilette, et alla s'enfermer dans son cabinet, en défendant d'avance que personne vînt l'interrompre.
Il ne reparut qu'à l'heure du dîner, et plus sombre, plus taciturne que jamais. Je ne pus lui adresser de questions qu'après la fin du repas; au moment de prendre le café: «Vous avez encore reçu, lui dis-je, quelques fâcheuses nouvelles?» J'appris en effet que Moreau venait à l'instant même de recevoir, pour la seconde fois, l'ordre d'éloigner toutes les femmes de l'armée. Il me recommanda d'abréger la soirée, parce qu'il avait besoin d'être seul avec moi.
Sans manquer de politesse envers personne, je m'y pris de telle sorte que mon salon se trouva désert deux heures plus tôt que de coutume. Je profitai du premier moment de liberté pour courir au cabinet de Moreau. Richard venait d'en sortir, et je le trouvai seul. Il me montra les ordres du Directoire; c'était tout ce qu'avait apporté l'estafette du jour. Il ne paraissait pas qu'on eût la pensée de confier au général le commandement en chef de l'armée; c'était là cependant la seule mesure qui pût influer d'une manière directe sur ses succès et son salut. J'avais mon franc-parler avec Moreau; je ne pus contenir la fougue de mon caractère et de mon langage en voyant sa patiente soumission aux ordres des directeurs. Je protestai de ma résolution bien ferme de ne point quitter l'Italie, ma terre natale. Si l'on me forçait à partir, je déclarai à Moreau que je ne quitterais l'Italie que pour la Hollande: dans ce cas il devenait certain que je ne le reverrais jamais. Moreau me demanda si je parlais sérieusement. Sur ma réponse affirmative, il parut douloureusement ému; puis, après quelques instans de réflexion: «Je sens, dit-il, ce que ma position a de douteux; dans l'état des choses je ne puis me considérer comme étant véritablement en activité; je puis donc, sans manquer à l'honneur, donner dès demain ma démission; alors, nous partons ensemble, et je ne vous quitte plus.»
Cette réponse me surprit au delà de toute expression: j'étais moins fière de cette nouvelle preuve d'amour, qu'effrayée d'une résolution qui pouvait porter une si rude atteinte à la gloire du général. «Décidez de ma conduite, ajouta-t-il aussitôt.»
«—Moreau, croyez-vous que je voulusse encore vous consacrer ma vie, si vous cessiez jamais d'être vous-même? Je partirai seule; c'est là toute ma réponse.»
«—Ma bonne amie, combien je sens le prix de votre sacrifice! Reposez-vous sur moi des précautions nécessaires pour garantir votre sûreté, et du soin de vos préparatifs de voyage, Ma chère Elzelina! c'est sous le nom de ma femme que vous voyagerez; vous irez descendre à ma maison de Chaillot: comptez sur ma tendresse pour retarder aussi loin que possible l'instant de votre départ.»
Sa voix était attendrie; ses regards se fixaient tristement sur moi: les miens se baissaient vers la terre, et mon coeur était oppressé d'un poids douloureux. Depuis que j'ai vu s'évanouir pour moi toutes les chimères de la fortune, certaines personnes, les unes par l'intérêt qu'elles voulaient bien prendre à moi, les autres par cette disposition au blâme, à l'aide de laquelle tant de gens savent se dispenser d'être utiles, se sont plusieurs fois étonnées, sous un certain rapport, de la conduite que j'avais tenue à cette époque. On m'a demandé comment, après avoir long-temps porté le nom de Moreau, après avoir pu disposer aussi librement de sa fortune, je n'avais pas su obtenir de sa générosité les moyens de m'assurer pour l'avenir une existence médiocre, mais garantie de l'inconstance du sort. Il est vrai que je n'ai jamais cherché à spéculer sur la libéralité naturelle de Moreau; loin de là, j'ai toujours rejeté les offres que son noble coeur le portait souvent à me faire. J'ai usé jusqu'à l'extravagance de sa libéralité, mais je n'ai jamais su en profiter, ainsi que me l'auraient conseillé des gens raisonnables et prévoyans. Dès-lors, ma fortune personnelle était bien bornée; cependant elle n'avait pas encore disparu entièrement. Il y a d'ailleurs certains calculs dont la prudence répugne à la vivacité de mon imagination, à la fierté naturelle de mon caractère; et je n'ai jamais été de celles qui n'hésitent point à faire constater leur opprobre par acte notarié. J'ai toujours regardé de telles spéculations comme le comble de l'infamie, et rien n'a pu détruire mes préjugés à cet égard. J'invoque sur ce point, et sans crainte d'être démentie par personne, le témoignage de tous ceux qui m'ont connue.
CHAPITRE XXXI.
Moreau me donne une marque publique de son estime.—Les adieux.—Les projets.—Le départ.—Arrivée à Lyon.
La journée du lendemain apporta des nouvelles plus propres encore à redoubler les inquiétudes du général et à affliger son coeur. Et je partageais sa tristesse. Avant de le quitter, je voulus chercher à m'assurer par moi-même des dispositions où je laissais les habitans de Milan à l'égard des Français. Sous prétexte de faire mes visites d'adieux, j'allai, accompagnée de Richard, dans un grand nombre de maisons: je savais amener la conversation sur les affaires, pour sonder, autant que possible, l'opinion générale, et les sentimens de chacun en particulier. Partout on remarquait une certaine inquiétude: partout aussi les partisans de la cause française paraissaient mettre en Moreau toute leur confiance et tout leur espoir: partout on le désignait comme le seul homme qui pût sauver l'Italie.
En rentrant à casa Faguani, je fus informée qu'une partie des autorités civiles et un grand nombre d'officiers supérieurs étaient réunis dans le cabinet du général. Il avait ordonné qu'on l'avertît de mon retour. Dès qu'il en fut informé, il m'envoya prier de me rendre près de lui. Moreau me connaissait assez pour savoir qu'il n'avait à craindre de ma part aucune scène ridicule. Dans l'intention de me donner un témoignage public de son affection et de son estime, peut-être aussi d'éviter l'attendrissement des adieux, il avait mieux aimé me parler devant un certain nombre de personnes auxquelles sa position l'obligeait de donner l'exemple du courage en pareille circonstance.
Au moment où je parus à l'entrée de son cabinet, il vint à ma rencontre, me présenta la main, me conduisit au milieu du cercle; puis s'adressant à ceux qui l'entouraient: «Madame Moreau, dit-il, connaît les ordres du Directoire, et elle est prête à s'y soumettre; je sais qu'elle me quitte à regret, parce que je connais son affection pour moi, la part qu'elle prend au succès de nos armes, et son indifférence pour le danger. Mais elle sait que mon premier devoir est d'obéir, et elle croirait manquer au sien si elle n'obéissait à son tour. Je ne le cache pas, sa présence m'est tellement chère et précieuse que l'espoir de la rappeler bientôt près de moi peut seul me déterminer à me séparer d'elle pour quelque temps.» Puis, se tournant vers quelques fournisseurs dont les femmes avaient rempli toute la ville des éclats de leur douleur et de leurs plaintes: «J'espère, ajouta-t-il, que je ne donnerai pas inutilement l'exemple; s'il en était autrement, je me verrais réduit à abjurer les convenances de la galanterie, et à faire partir toutes les dames par étapes, avant deux fois vingt-quatre heures.»
On s'inclina devant les ordres du général, puis on m'entoura. Les uns m'exprimaient des regrets flatteurs, les autres me félicitaient sottement du bonheur que j'allais goûter de revoir Paris. Par des réponses brèves j'échappai bientôt aux complimens de condoléance comme aux complimens de félicitation, et j'allai m'enfermer dans mon appartement où je pus du moins pleurer en toute liberté pendant une heure. Je repris enfin un peu de fermeté, et j'ordonnai à Ursule, ma femme de chambre, et au fidèle Joseph, de faire mes malles sans délai. Ursule me pria de l'emmener avec moi. Je la demandai à son oncle, le majordome, qui consentit, sans difficulté, à lui accorder la permission de m'accompagner; parce que j'avais l'honneur d'être Italienne, ce qui n'était pas à ses yeux un titre médiocre de recommandation. Je payai sa complaisance d'une forte gratification, et je lui comptai, de plus, une somme suffisante pour subvenir aux frais du retour d'Ursule, dans le cas où le mal du pays viendrait à la gagner en France, et où le séjour de Paris lui déplairait. Le brave homme était ravi della mia garbatezza.
Dès que Moreau fut affranchi des importuns, il accourut près de moi. Tous mes préparatifs de départ étaient terminés: en apercevant sur le canapé mes habits de voyage, il détourna la tête d'un air attendri, et s'asseyant à mes côtés, il se plut à rappeler, avec une effusion de coeur vraiment touchante, et que je n'avais encore jamais remarquée chez lui, chacune des circonstances dans lesquelles j'avais pu lui donner preuve de mon dévouement, de mon affection, de mon zèle à lui complaire en toutes choses: et c'était pour m'offrir l'expression de la plus tendre reconnaissance. «Mon Elzelina, dit-il, j'espère pouvoir vous rappeler promptement, si je ne puis aller vous retrouver moi-même. J'ai tout prévu, tout arrangé pour que votre existence, loin de moi, soit aussi brillante et aussi agréable que vous pouvez le désirer. Je ferai tout pour que du moins rien ne manque à vos plaisirs.
«—Mon ami, répondis-je, vous ne serez pas là pour les partager; ils me sembleront bien amers!»
Il me remercia de ce que je venais de lui dire, puis la conversation s'engagea sur le ton de la plus entière confiance. J'exprimai le chagrin que j'éprouvais, surtout en me séparant d'un homme qui m'était cher, de me trouver seule au monde, sans enfans et sans famille. Moreau partageait, depuis long-temps, mon chagrin à cet égard: il aurait voulu me voir mère, résolu qu'il était de légitimer notre union aux yeux de la société, dès que les circonstances pourraient le lui permettre. J'étais dans la force de la jeunesse, mais quoique je pusse raisonnablement espérer d'avoir des enfans, un pressentiment secret m'avertissait que le ciel ne devait pas m'accorder le bonheur d'être mère. Moreau, dans nos adieux, m'exprima le désir de voir un enfant d'adoption me consoler au moins provisoirement; déjà je regardais Henri comme mon fils; Moreau partageait sincèrement mon affection pour lui; mais il aurait voulu qu'un enfant, adopté dès le berceau même, devînt, pour ainsi dire, plus véritablement le nôtre. Si dans mon voyage je rencontrais une famille qui méritât une telle faveur, il m'autorisait à prendre sur-le-champ, sous ma protection immédiate, celui de ses jeunes rejetons qui me plairait le plus.
Cette autorisation que me donnait Moreau semble d'abord indifférente: mais je la rapporte ici parce qu'elle doit m'aider à me justifier, plus tard, d'un des griefs qu'on éleva contre moi, lors de ma rupture avec le général. On sut, à cette époque, intéresser son amour-propre à la rétractation d'un consentement qui prouvait toute l'étendue de son amour pour moi, et de l'empire que j'avais exercé sur lui. Je n'ai jamais cherché à dissimuler les torts de ma vie, quelque graves qu'ils aient été parfois: ils ont été bien grands envers l'excellent homme dont personne n'a pu mieux connaître que moi la belle ame. Mais je repousse d'avance l'imputation qu'on m'a faite d'avoir conçu, seule, un projet que nous avions formé ensemble. Si je n'avais été sûre de son approbation, il n'est pas vraisemblable que, dans sa maison, entourée de gens à ses gages, j'eusse osé feindre une grossesse. Un seul mot de ma main pouvait alors mettre à ma disposition une somme de vingt-cinq mille francs déposée, pour mes besoins personnels, chez M. de la Rue, banquier du général. Il m'était donc on ne peut plus facile de partir pour la campagne, d'y rester tout le temps que j'aurais cru nécessaire pour assurer la réussite de mon projet, et d'en revenir ensuite avec l'enfant que j'aurais voulu faire passer pour le mien.
Je reviendrai sur ce sujet quand il en sera temps. Sans m'étendre davantage sur une digression déjà trop longue, je me bornerai à dire que mon départ de Milan s'étant trouvé retardé de quelques jours, ce fut avec Moreau lui-même que je concertai toutes les mesures à prendre pour arriver à nos fins. Il fallut enfin partir: je quittai Milan le 26 avril 1799, et le 15 mai je reçus à Lyon la nouvelle que Moreau venait non pas seulement de réparer les fautes de Schérer, mais encore d'acquérir de nouveaux titres à la gloire, en battant les Autrichiens et les Russes, et en passant la Sezia, malgré les forces supérieures que lui opposait Suwaroff.
Sur toute la route que j'avais à parcourir, le titre d'épouse du général Moreau me donnait droit à des égards et à des respects unanimes; j'étais touchée de la considération qu'on voulait bien me témoigner, et j'en rendais avec plaisir hommage à l'homme dont le nom seul commandait l'estime de l'Europe entière.
Qu'on me pardonne de m'appesantir sur ces détails; cette époque est la plus brillante de ma vie, agitée depuis par tant d'événemens divers. J'étais partie dans une bonne voiture avec Ursule, un domestique et Joseph, qui allait devant en courrier. Cette voiture contenait des provisions de toute espèce, et plus que suffisantes pour suppléer à ce qui me manquerait dans les auberges. Moreau m'avait engagée à descendre à Lyon, hôtel et place Belcour. Le plus bel appartement avait été d'avance retenu pour moi, et je fus reçue à ma descente par le payeur général de l'armée, Siv**, et deux de ses amis qui m'attendaient depuis quelques jours. Le général était depuis long-temps lié avec Siv**; il l'avait prévenu de mon passage à Lyon, en me recommandant à ses soins de la manière la plus pressante. M. Siv** me montra la lettre que lui avait écrite le général. Moreau y exaltait singulièrement ma beauté, les grâces de mon esprit, en un mot tout ce dont on voulait bien me faire quelque mérite. En me rendant à Milan, j'avais fait avec Moreau quelque séjour à Lyon; depuis cette époque on y avait beaucoup parlé de moi. Quelques personnes qui m'avaient connue en Hollande, avant que je fusse séparée de mon mari, avaient donné des détails sur ma naissance, sur mon existence passée, et ces récits avaient piqué vivement la curiosité. Cette curiosité, peut-être un peu maligne d'abord, se changea bientôt en bienveillance; les avantages de ma personne ne contribuèrent en rien, j'ose le dire, à me gagner les coeurs: on voulut bien me tenir compte de quelques bonnes qualités, et surtout de l'affabilité constante de mon langage et de mes manières. Cette affabilité m'était naturelle; mais n'eût-elle pas été un des traits dominans de mon caractère, j'avais trop de bon sens pour ne pas chercher à l'acquérir. Je n'ai jamais pu concevoir ces airs dédaigneux, qui ne servent le plus souvent qu'à parer d'un masque de grandeur les petitesses de l'esprit ou les vices de l'ame. Ces détails sur mon caractère peuvent paraître au moins superflus; ils sont cependant nécessaires pour expliquer l'inconcevable ascendant que prit sur moi un homme auquel je ne fus jamais unie par l'amour, et vers qui je ne fus jamais entraînée que par ce sentiment général de bienveillance que je viens de définir. Cet homme a cruellement abusé de ma confiance en lui, pour mon malheur. Je donnerai, dans le chapitre suivant, quelques traits de cet affreux caractère: on le verra plus tard apparaître avec sa difformité tout entière.
CHAPITRE XXXII.
D. L.—Accueil flatteur que je reçois à Lyon.—Comment D. L. parvient à intéresser ma pitié pour lui.—II trouve le moyen de se rendre nécessaire.
Au commencement de ces Mémoires, j'ai pris l'engagement solennel de ne jamais désigner, de manière à les faire reconnaître, ceux qui ont cherché à tourmenter ma vie: cet engagement, je le tiendrai. Les simples initiales D. L. me serviront donc à désigner l'homme dont j'ai parlé dans le chapitre précédent, et qui m'a fait tant de mal. L'ascendant qu'il prit sur moi, à une époque où j'étais si jeune encore, ne fut jamais, je le répète, fondé, sur l'amour; il le dut à l'habileté avec laquelle il parvint en peu de jours, pour ainsi dire, à connaître mon caractère, et à l'ignorance profonde où je restai pendant long-temps de toute la monstruosité du sien. Aujourd'hui que mes yeux ont cessé d'être aveugles, je ne puis encore me former une idée nette de cet être odieux, assemblage étrange de grands sentimens et de passions basses, chez qui le désintéressement et la cupidité la plus vile se livraient de perpétuels combats. Je l'ai vu tour à tour capable d'envoyer un ami à l'échafaud, et d'exposer ensuite, pour en sauver un autre, cette fortune qu'il avait achetée par trente ans de turpitudes et de bassesses.
D. L. accompagnait Siv** le jour de mon arrivée à Lyon: celui-ci me le présenta comme l'ami de sa famille, comme un homme tout-à-fait digne de l'estime et de l'affection que cette famille lui accordait. C'était tout ce qu'il fallait pour que je l'accueillisse avec bienveillance. D. L. était alors âgé de vingt-huit ans; il était plutôt mal que bien de figure; mais sa taille était superbe, et il avait par-dessus tout cette bonne grâce française qui plaît tant aux dames de tous les pays. Sa figure m'avait cependant, au premier abord, inspiré une forte répugnance. J'étais moins choquée de sa laideur que de certains traits de sa physionomie, bien faits pour exciter la méfiance et même une sorte de crainte: il fallait toute son infernale adresse pour vaincre d'aussi fâcheuses présomptions, en dépit de la voix intérieure et puissante, qui me disait de redouter un tel homme. Il m'est impossible, lorsque je me rappelle avec quelle promptitude D. L. parvint à établir sur mon esprit sa funeste influence, de ne pas croire à un de ces effets de fascination que tant de gens regardent comme fantastique.
Dès la seconde fois que je vis M. D. L., l'aversion qu'il m'avait inspirée au premier coup d'oeil me parut injuste et mal fondée. Il se gardait bien de me donner à croire qu'il connût les antécédens de ma vie; mais, dans le fait, il était assez étroitement lié avec un officier supérieur long-temps employé en Hollande: cet ami l'avait parfaitement mis au fait de tout ce qui me concernait; l'exaltation naturelle de mon caractère, mon penchant à m'exagérer à moi-même toutes les impressions que je recevais, quelques-unes de mes bonnes qualités, les fautes dont je subissais dès lors la conséquence, rien ne lui était inconnu. Cette connaissance parfaite qu'il avait de moi, à mon insu, lui donnait de grands avantages: il n'avait garde de me les laisser deviner; et je me croyais aussi complétement étrangère pour lui qu'il l'était encore pour moi.
D. L. n'a jamais eu d'affections réelles; l'amour ni l'amitié n'ont pas, que je sache, eu d'accès dans son coeur: la beauté ne produisait sur lui qu'une impression toute passagère; jamais les femmes n'ont pu l'occuper sérieusement; et les efforts qu'il faisait parfois pour réussir auprès d'elles étaient toujours explicables par l'intention de s'ouvrir une nouvelle route pour marcher plus rapidement à la fortune. Entre ses mains les hommes n'étaient en général que les instrumens de son ambition personnelle, instrumens qu'il dédaignait dès qu'il n'en avait plus besoin. La suite de ces mémoires amènera les développemens de ce hideux caractère; je me borne maintenant à en indiquer les traits principaux.
Grâce aux soins du payeur général Siv**, mon séjour à Lyon fut des plus agréables; les invitations de toute espèce succédèrent bientôt aux visites de cérémonie. Partout recherchée et accueillie avec l'empressement le plus honorable, je ne négligeais aucun moyen de me rendre digne de tant de bienveillance. Le nom de Moreau me protégeait auprès de tous les bons citoyens, de toutes les ames généreuses; il me signalait à la haine secrète et perfide de quelques misérables qui ne lui pardonnaient ni sa gloire, ni ses services si bien récompensés parmi l'estime publique.
Parmi ces hommes, il en était un que je connaissais déjà, et qui se trouvait alors à Lyon, Lhermite: il était alors chargé là d'un de ces espionnages honteux, que tous les gouvernemens n'hésitent point à mettre eh oeuvre, bien qu'ils méprisent les espions. Le règne affreux de la terreur était déjà loin; mais la défiance d'un gouvernement faible avait succédé aux horreurs de la tyrannie révolutionnaire. Le Directoire entretenait à grands frais quelques agens bien connus, et chargés d'interpréter toutes les actions et tous les discours de quiconque tenait de près ou de loin à l'administration de l'état ou aux rangs élevés de la hiérarchie militaire. Lhermite était chargé d'une mission dont le but n'était ignoré de personne. Par crainte on l'accueillait dans les meilleures maisons de la ville. Sûre que Moreau approuverait ma conduite, et forte de ma répugnance invincible pour un homme que je méprisais, je refusai formellement deux invitations, en ne laissant pas ignorer que je ne voulais point être exposée à rencontrer nulle part M. Lhermite. Il quitta Lyon plein de haine contre moi; mais il poussa l'hypocrisie jusqu'à se présenter la veille de son départ, quoiqu'il fût bien sûr de trouver toujours ma porte fermée.
Il y avait dix jours que je me trouvais à Lyon, lorsque je reçus de Moreau une seconde lettre qui m'annonçait de nouveaux triomphes; ces triomphes étaient d'autant plus glorieux que le vainqueur ne les achetait point au prix du sang de ses soldats. Il venait de mettre en fuite, l'armée napolitaine à la journée de la Trebbia; puis, après avoir remis le commandement entre les mains de Joubert, il s'était battu comme simple volontaire sous les ordres de ce général, et il avait eu trois chevaux tués sous lui au combat de Novi, qui coûta, comme on sait, la vie à Joubert.
Dans la joie que me causaient ces heureuses nouvelles, j'allais envoyer chez le payeur général, pour les lui communiquer, lorsqu'on m'annonça D. L., qui venait de la part même de Siv**: il m'apportait une lettre de Moreau, confirmative de celle que je venais de recevoir. Siv** ne voulait pas être le dernier à célébrer les succès de nôtre armée: il m'annonçait une fête qui devait avoir lieu à sa campagne, et m'invitait à vouloir bien l'embellir de ma présence.
J'étais transportée de joie; les formes respectueuses de D. L., le ton de cérémonie qu'il prenait avec moi, tout cela me semblait beaucoup trop froid: je croyais deviner sous ces dehors si calmes un mécontentement secret. Sans réfléchir que ce ton et cette attitude étaient précisément ceux que je dusse trouver convenables de la part d'un homme que je connaissais encore si peu, je lui dis avec impatience: «Se peut-il, Monsieur, que vous ne partagiez pas la joie de tous les bons Français? ou bien nos victoires ont-elles été achetées par la perte de quelque brave qui vous fût cher?»
Pour toute réponse il baissa tristement la tête; alors passant, avec ma promptitude ordinaire, d'un sentiment de colère à un sentiment de compassion, je lui demandai sincèrement pardon d'avoir témoigné si vivement devant lui une joie qu'il ne pouvait pas partager.
«Vous ne vous êtes pas trompée, dit-il alors, Madame; ces victoires m'enlèvent un ami bien cher; mon frère est au nombre des morts.»
Il était peu probable que D. L. pût avoir reçu déjà des détails si bien circonstanciés; mais cette idée ne se présenta pas d'abord à mon esprit. Je le trouvai tellement à plaindre, et le contraste de mon ivresse avec sa douleur feinte me parut si affligeant pour lui, que je mis tous mes soins à le consoler, en lui prodiguant les protestations de dévouement, et en promettant de lui rendre tous les services qui dépendraient de moi.
Le fourbe m'abusait par un grossier mensonge; il n'avait jamais eu de frère; mais il avait besoin de capter ma bienveillance; c'était là le but qu'il se proposait en me racontant ses malheurs imaginaires. J'écoutai complaisamment tout ce qu'il lui plut de me débiter sur une mère et une soeur qu'il prétendait avoir encore à Paris, et auxquelles il voulait, disait-il, consacrer désormais sa vie: la crainte seule de perdre une modique place qu'il avait à Lyon l'empêchait de suivre sur-le-champ l'élan de son coeur, et le retenait encore loin d'elles.
Je m'abandonnais de plus en plus, et avec moins de réserve, à la compassion qu'il savait m'inspirer. Il me parla plus longuement de son frère: j'écoutais, avec une religieuse crédulité, tout ce qu'il me disait du noble caractère et des hauts faits d'armes de ce héros. Il ne fallait pas s'étonner, suivant lui, que ce frère fût devenu, en si peu de temps, un officier du premier mérite: il avait été formé à bonne école. La première affaire à laquelle il eût assisté était celle de Forsheim, sous les ordres de l'adjudant-général Ney, le 8 août 1796. C'était ce combat qui, je ne l'avais pas oublié, valut à Ney le grade de général de brigade.
À ce nom que, par une inconcevable fatalité, je n'avais jamais entendu prononcer sans la plus vive émotion, ma curiosité devint plus attentive et plus avide. Depuis le jour où, pour la première fois à Utrecht, j'avais entendu célébrer la valeur de Ney par les louanges unanimes de ses compagnons d'armes, mon oreille avait été poursuivie en tous lieux du bruit de ses exploits: je ne pouvais plus l'entendre nommer sans qu'il s'opérât dans tout mon être une révolution subite que je ne pouvais m'expliquer à moi-même, et qu'aucun mot ne saurait définir. Je ne l'avais entrevu que quelques minutes à Kehl; mais il avait laissé dans mon ame d'ineffaçables souvenirs. Personne n'ignorait mon admiration pour un des plus grands militaires dont s'honorât l'armée française; mais ce que tout le monde ignorait, ce que j'ignorais encore moi-même, c'est que cette admiration, poussée jusqu'à l'enthousiasme, renfermât les germes de l'amour violent avec lequel j'ai vécu, avec lequel je veux mourir.
D. L. sonda, d'un seul coup d'oeil, tous les replis de mon coeur; il devina ma folle passion, pour ainsi dire avant qu'elle eût pris naissance à mes propres yeux, et, dès ce moment, il acquit sur mon coeur cette puissance infernale qui fit de moi, pendant si long-temps, l'instrument passif ou plutôt l'esclave de ses volontés.
Dans le cours de notre entretien, qui se prolongeait outre mesure, sans que je m'en doutasse aucunement, je trouvai moyen de lui adresser quelques questions sur un homme qu'il paraissait connaître parfaitement. Il m'apprit que Ney n'était pas marié, qu'il ne paraissait pas même disposé à s'engager jamais dans les liens du mariage. J'allais l'interroger de nouveau, et il se disposait à me débiter encore quelques vérités enveloppées de beaucoup de mensonges, lorsque nous fûmes interrompus par l'arrivée de plusieurs officiers qui venaient aussi m'apporter leurs félicitations. Je congédiai D. L. en le chargeant d'une réponse verbale pour le payeur général; et comme je n'ignorais pas le prochain départ de Siv***, je le fis prier, par son messager, de venir le lendemain prendre chez moi mes commissions pour Paris.
J'étais distraite et préoccupée: je reçus donc avec assez de froideur les complimens qu'on venait, de toutes parts, m'offrir sur les nouveaux succès de Moreau. C'était la première fois que mon coeur était moins vivement ému des louanges unanimes auxquelles, une heure plus tôt, j'aurais joint l'expression de mon enthousiasme. J'étais gênée et mal avec moi-même; car ma conscience me faisait intérieurement des reproches, et je rougissais presque du plaisir trop vif que j'avais goûté dans l'entretien de D. L.: déjà j'étais infidèle à l'amour de Moreau, infidèle même à sa gloire que personne jusqu'alors ne trouvait plus de bonheur que moi à célébrer.
Je restai seule, et je me pus livrer, sans crainte, à l'entraînement de mes pensées: il faut l'avouer, elles furent toutes reportées sur Ney. Non, Moreau, tout grand qu'il était, ne pouvait inspirer cet amour sans bornes que mon coeur avait, pour ainsi dire, pressenti dès l'enfance. Le besoin qu'il avait d'aimer, sa confiance entière dans celle qu'il chérissait, confiance que ne venait jamais troubler la jalousie, tout cela pouvait donner un bonheur paisible, mais non pas allumer une passion violente. Au reste, si ma conduite n'avait pas été jusqu'alors propre à le rendre jaloux, il ne me donnait pas non plus de motifs de jalousie. Je l'eusse vu assidu près de la plus belle femme du monde, que je n'en aurais pas conçu la moindre inquiétude. Je le savais aussi religieusement fidèle aux sermens de l'amour qu'aux lois de l'honneur.
Ney, au contraire, ne donnait aucune importance à ces fantaisies passagères qui désolent une femme lorsqu'elle met tout son bonheur dans la fidélité de l'homme qu'elle chérit. Aussi brave que Moreau, il joignait à ce genre de mérite tout français une audace à laquelle la force physique donnait quelque chose d'imposant et de gigantesque. Il semblait ignorer non seulement le besoin, mais encore la nécessité du repos. Moreau aimait, au contraire, les douceurs d'une vie tranquille; et le repos lui semblait, après la gloire, la meilleure récompense de ses fatigues. Il aurait voulu, par ses victoires, assurer pour l'avenir l'indépendance de la république. Ney était doué, par-dessus tout, du génie des conquêtes; dans son ardeur guerrière, c'était peu pour lui que la France obtînt les respects de l'Europe, il aurait voulu la voir maîtresse du monde entier.
Tels furent les principaux traits du caractère de chacun de ces deux hommes illustres: tous deux sont morts, tous deux autre part qu'au champ d'honneur. Qu'il me soit permis, à moi qui les connus si bien, de payer un tardif hommage à leur mémoire. Qui mieux que moi pourrait attester la grandeur de leur ame, leur bonne foi jusque dans leurs erreurs. L'un, poussé par les conseils de l'orgueil irrité, ballotté par l'indécision naturelle de son esprit, céda sans réflexion, à la force d'un sentiment cher et respectable qui eut toujours sur lui l'empire le plus absolu. Incapable de tromper, ou de promettre ce qu'il n'aurait pas voulu tenir, le second partit avec la ferme résolution de faire ce qu'il avait promis; il ne sut pas résister au torrent qui entraînait un si grand nombre de ses compagnons…
Cruels souvenirs qui m'assiégent sans cesse! Puissent bientôt les passions contemporaines cesser de s'agiter autour de cette tombe solitaire, sous laquelle est ensevelie tant de gloire! Puisse bientôt la France honorer, par de justes hommages, le nom de ce guerrier, à qui
Le destin des combats
Devait, après tant de gloire,
Ce qu'aux Français naguère il ne refusait pas,
Le bonheur de mourir dans un jour de victoire[2].
CHAPITRE XXXIII.
M. de Parny.—Mademoiselle Contat.—Molé.—Une répétition.—Étourderies.
Le lendemain même, D. L. revint chez moi, sous un prétexte assez futile: je mourais d'envie de reprendre la conversation de la veille; mais aucune puissance humaine n'aurait pu m'enhardir à lui adresser de nouvelles questions. D. L. voyait parfaitement toute l'agitation de mon ame, et il en pénétrait les causes. Un courtisan, un flatteur vulgaire aurait été de lui-même au devant de mes désirs. D. L. était bien plus habile; il connaissait trop bien les moyens d'irriter une passion concentrée; ces moyens, il les possédait tous, et, dès lors, il avait résolu de s'en servir pour me mettre, en quelque sorte, à sa discrétion. Avec une adresse revêtue des formes de la plus naïve simplicité, il m'ôta tout espoir d'obtenir de lui les éclaircissemens que je désirais avec tant d'ardeur; et il me laissa voir clairement qu'il ne répondrait qu'à une question directe et précise.
J'ai dit, tout à l'heure, que je n'aurais pu prendre sur moi de l'interroger, cela était rigoureusement vrai. Mon dépit fut plus d'une fois sur le point d'éclater par les larmes que j'avais peine à retenir; et mes efforts mêmes pour le dissimuler ne servaient qu'à montrer clairement à D. L. tout l'empire qu'il pouvait prendre sur moi dès l'instant où j'aurais été forcée de lui avouer mon secret.
Irritée au dernier point, je le chargeai de faire pour mon compte quelques emplettes de soieries, et je le congédiai d'un ton fort sec; puis, sonnant ma femme-de-chambre, j'ordonnai qu'on fît tous les préparatifs de ma toilette. D. L. me salua respectueusement, et sortit en m'abandonnant à tout le trouble qu'il avait su faire naître dans mon coeur, et dont il voyait toute la violence. Sûr d'être le seul homme à qui je pusse parler de celui qui occupait déjà si exclusivement mon coeur et mon imagination, il était bien convaincu que ma bouderie ne serait pas de longue durée.
J'étais, pour ce jour-là, d'un grand dîner chez M***, riche négociant, distingué par ses qualités aimables, et qui s'était recommandé à moi par son admiration pour Moreau. Ce fut chez lui que je vis, pour la première fois, M. de Parny, neveu de l'aimable poète de ce nom. Je connaissais les vers de son oncle; je lui en parlai; il parut goûter la manière dont je lui témoignai le plaisir que j'avais trouvé à les lire. M. de Parny, qui est devenu depuis l'époux de mademoiselle Contat, se trouvait en ce moment à Lyon avec elle et Molé. J'avais le plus grand désir de connaître particulièrement cette actrice charmante qu'on a pu égaler, mais qu'on ne surpassera jamais. M. de Parny était infiniment aimable; il trouva moyen de flatter, dès la première entrevue, mon amour-propre, de la façon la plus délicate, et de bannir ainsi toute gène entre nous. Il possédait surtout l'art de donner de l'esprit à son interlocuteur, en le ramenant toujours aux sujets qu'il paraissait affectionner: enhardie par son affabilité, je ne craignis pas de donner à notre conversation une tournure presque littéraire. Il parut surpris du grand nombre de vers français que je citais de mémoire, et il voulut bien me dire que son goût s'accordait en général avec le mien.
Comme je lui exprimais vivement le plaisir que je trouvais au théâtre, il me demanda dans quels rôles j'avais vu mademoiselle Contat.
«—Dans presque tous ceux qu'elle joue, répondis-je aussitôt, et toujours je l'ai trouvée admirable.
—Qu'elle serait heureuse, Madame, d'entendre un pareil éloge sortir de votre bouche!
«—Et moi, Monsieur, que je vous aurais d'obligation, si vous vouliez bien me mettre à même de le lui répéter à elle-même!
«—C'est un honneur que j'allais vous demander pour mon amie,» répondit-il d'un air de satisfaction, qui me résolut à mettre de côté l'étiquette inséparable du rang que je tenais alors dans le monde.
Le lendemain donc, entre dix et onze heures du matin, j'arrivai chez mademoiselle Contat. À peine le domestique eut-il prononcé le nom de madame Moreau, que tout fut en mouvement dans l'hôtel. Chacune des personnes auxquelles il me nommait, en allant avertir sa maîtresse, accourait sur mon passage pour me voir de plus près. Moi, tout entière à la curiosité qui me pressait, j'avais, en un clin d'oeil, sauté de ma voiture, franchi les degrés de l'escalier, et je me trouvai en présence de mademoiselle Contat, avant que personne fût revenu de la surprise causée par une visite aussi inattendue. Dans le même instant, M. de Parny sortit avec Molé d'un appartement dont l'issue donnait sur le même pallier: il m'accueillit avec des transports de joie si flatteurs et si vrais, que j'en fus vivement touchée.
Mademoiselle Contat, qui venait à ma rencontre dans le moment où j'atteignais le haut de l'escalier, me fit entrer chez elle, et là recommencèrent les témoignages du plaisir extrême qu'on éprouvait à me voir, et d'une reconnaissance dont je ne pouvais douter, car elle se peignait dans tous les regards.
Je n'avais jamais vu d'actrice hors de la scène, et je partageais, à cette époque, la sotte prévention de tant de femmes qui s'imaginent que l'éclat des lumières, le rouge et la toilette font seuls toute leur beauté, comme l'esprit de leurs rôles fait seul la grâce et l'élégance de leurs manières.
La vue de mademoiselle Contat, son langage, ses façons si distinguées, me désabusèrent entièrement. Il était impossible de trouver une femme plus fraîche et plus jolie, et de posséder mieux ce ton de la bonne société qui faisait de son jeu sur la scène la continuation des habitudes de sa vie. Elle était alors âgée de trente à trente-deux ans. Déjà elle était fort grasse; mais cet embonpoint n'ôtait rien à la souplesse de sa taille qui me parut même plus élégante encore dans le salon qu'au théâtre: rien ne la gênait, et une robe de matin en marquait heureusement les gracieux contours.
Mademoiselle Contat m'exprima, en particulier, combien elle était sensible à l'honneur que je lui faisais, puis la conversation s'engagea entre nous quatre sur les affaires du jour, et sur l'empressement du public lyonnais à se porter aux représentations qu'elle et Molé donnaient depuis quelque temps au grand théâtre: «Voici, dit à ce sujet mademoiselle Contat, l'heure de notre répétition: Molé, envoyez dire au théâtre que nous ne pouvons y aller que plus tard.—Non, de grâce, ne dérangez rien pour moi, m'écriai-je aussitôt: je suis venue sans cérémonie; vous m'avez accueillie avec amitié; ne gâtons pas par une gêne intempestive les heureux commencemens de nos relations. Permettez-moi, au contraire, de vous conduire moi-même au théâtre, et d'assister à la répétition dans quelque coin obscur de la salle.—Madame, c'est la plus sotte chose du monde, même à Paris, reprit Molé d'un air d'importance; jugez de ce que cela doit être en province: là surtout où il faut supposer l'ennui des conseils que les acteurs vous demandent toujours, de manière à vous laisser voir clairement qu'ils croyent pouvoir tout-à-fait s'en passer. Vive Paris, Madame; c'est là qu'on apprécie les talens: la province ne lui ressemble en rien pour la manière dont elle honore les artistes.
«—Allons, mon cher, reprit mademoiselle Contat, vous exagérez singulièrement l'ennui de nos voyages, et vous n'en énumérez pas les plaisirs. Moi, je mets au nombre des plus grands de pouvoir accueillir l'offre que Madame a bien voulu me faire. Parny se chargera, Madame, de vous conduire à votre loge dans le plus strict incognito; car si l'on vous savait au théâtre, nous ne pourrions suffire à toutes les questions dont on nous accablerait sur votre compte, et sur les circonstances de votre visite.»
Je tranchai la difficulté, en répétant que je voulais garder le plus strict incognito. Molé insistait sur la curiosité impatiente à laquelle j'avais la modestie de me dérober. «C'est que, en vérité, Madame est charmante», répétait-il à chaque instant, avec ce ton d'un marquis de l'ancien régime, qui du reste n'avait chez lui rien d'affecté. Je trouvai cependant ce ton de grand seigneur bien moins aimable que la grâce naturelle et plus bourgeoise de mademoiselle Contat, que la politesse calme et réservée de M. de Parny.
Tout en se préparant à partir, mes hôtes continuaient leur conversation avec moi. Aux yeux de personnes si spirituelles, j'aurais voulu ne point passer tout-à-fait pour une sotte; j'y faisais mon possible sans trop d'efforts; car leur affabilité, leur obligeance, étaient faites pour me mettre parfaitement à l'aise. Nous montâmes enfin en voiture, et nous nous rendîmes au théâtre.
Ainsi que nous en étions convenus d'avance, M. de Parny me conduisit à l'une des baignoires d'avant-scène, où je me cachai de manière à n'être aperçue de personne. Je trouvai tout d'abord que Molé ne m'avait pas trompée, et qu'il n'y avait rien de moins attrayant que la vue d'une salle déserte et le spectacle d'une répétition. Dès qu'il parut avec mademoiselle Contat dans le fond du théâtre, la troupe entière qui les attendait se leva pour aller à leur rencontre. «Voilà, dis-je à M. de Parny, des témoignages de déférence qui portent atteinte à notre système d'égalité républicaine: c'est bien là reconnaître une noblesse; mais cette noblesse est celle du talent; les hommages qu'on lui rend reposent sur l'admiration qu'il inspire, et passent avec lui. Comme tous les honneurs sont personnels, ils excitent une émulation louable; car chacun se dit tout bas qu'avec du temps et des efforts, il pourra les mériter et les obtenir à son tour.»
Mon accent étranger, la vivacité de mon action oratoire, s'il m'est permis de parler ainsi, avaient quelque chose d'assez piquant pour M. de Parny: il m'écoutait attentivement et il applaudissait avec une politesse toute bienveillante à mes observations. Enhardie par sa complaisance à m'écouter, je lui communiquais toutes les sensations que me faisait éprouver la pièce qu'on répétait devant nous. J'admirais la grâce que mademoiselle Contat mettait à donner aux actrices des conseils dont elles avaient grand besoin; jamais un mot de sa bouche qui pût choquer l'amour-propre le plus irritable; ses avis étaient autant de règles infaillibles qui, bien appliquées, ne pouvaient manquer de conduire aux succès. Quant à Molé, il me parut beaucoup moins indulgent et moins poli; il avait une brusquerie parfois fort offensante. Lorsque je le connus mieux, j'acquis la certitude que cette brusquerie n'avait pas son principe dans un sot orgueil, mais dans l'amour excessif qu'il avait pour son art, et dans l'impétuosité naturelle de son caractère. Il était vieux; cependant, à la chaleur de son jeu, on eût pu le prendre pour un homme encore dans la force de l'âge: on pouvait voir aisément qu'il avait dû être très beau. Je fis, sur ce point, une question à M. de Parny; il répondit en souriant d'une manière affirmative. Alors, pour la première fois, je m'aperçus qu'il était aussi fort bien lui-même; et, alors seulement, je songeai à l'inconvenance de cette espèce de tête-à-tête dans une loge solitaire, au milieu d'une salle obscure et déserte, avec un homme de cet âge et de cet extérieur. Cette réflexion subite me troubla au point de me faire rougir. Plus je sentais mon étourderie, plus mon embarras allait en augmentant, et plus mes efforts pour le cacher devenaient visibles et impuissans. Toutes ces idées qui se pressaient à-la-fois dans ma tête, me firent perdre la présence d'esprit qui m'abandonne rarement; je rompis brusquement le fil de l'entretien, et, sans lever les yeux, j'exprimai à M. de Parny le regret qu'une invitation, à laquelle j'étais obligée de répondre, me privât du plaisir d'assister le soir au spectacle. Je le priai d'engager de ma part mademoiselle Contat et Molé à venir chez moi le lendemain pour nous rendre tous ensemble à la fête de M. Siv***, qui ne pouvait manquer de recevoir avec plaisir mes nouveaux amis. M. de Parny accepta mon offre avec beaucoup d'empressement. Je le priai de faire agréer mes excuses à mademoiselle Contat, et que je ne pouvais attendre jusqu'à la fin de la répétition; et sans prétexter d'autre motif que la chaleur et l'obscurité de la salle, je sortis de la loge pour aller regagner ma voiture. M. de Parny m'offrit la main pour y monter; puis il resta quelques secondes debout près de la portière, et comme attendant mes ordres. Une réflexion tardive vint se présenter à mon esprit; je sentis tout le ridicule de ma brusque sortie, et je me hâtai de commettre une nouvelle étourderie pour réparer toutes celles que j'avais déjà à me reprocher. «Si vous n'aviez pas été retenu ici, lui dis-je, Monsieur, je vous aurais engagé à m'accompagner dans ma promenade le long du quai du Rhône.» À peine venais-je de prononcer ces mots que déjà il était assis près de moi; la portière se ferma et nous partîmes. J'éprouvai encore beaucoup de gêne dans les premiers momens de notre course; mais M. de Parny, avec toute l'aisance et le savoir-vivre de la bonne compagnie, feignit de ne pas voir mon embarras, qui se dissipa bientôt. J'exprimai mon admiration pour les beautés romantiques des bords du Rhône. M. de Parny paraissait entendre avec plaisir les éloges que je donnais à un pays qui était le sien; et notre conversation semblait celle de deux artistes. Nous revînmes à mon hôtel; je priai M. de Parny d'obtenir de mademoiselle Contat grâce pour l'impolitesse avec laquelle je lui avais enlevé son chevalier. Il me promit de me faire pardonner aisément, et nous nous séparâmes.
CHAPITRE XXXIV.
Une journée de plaisir.—Nouveaux mensonges de D. L.—M. Sol m'envoie un présent magnifique.
M. Siv*** était près d'entrer chez moi au moment où j'arrivais moi-même à ma porte. J'engageai M. de Parny à rester encore quelques minutes avec moi, et je le présentai au payeur général. Siv*** me remercia, et parut se promettre un grand plaisir de le recevoir le lendemain à la campagne avec Molé et mademoiselle Contat. Je les retins tous à dîner:
Pendant que M. de Parny écrivait à mademoiselle Contat pour la prévenir de la violence que je lui faisais et de la partie qui venait d'être liée, il m'arriva quelques nouveaux convives, de telle sorte que nous nous trouvâmes quatorze à table. Au milieu de cette agréable réunion j'oubliai facilement l'humeur que D. L. m'avait donnée la veille, et la tristesse que, malgré moi, sa conversation avait laissée au fond de mon coeur. Ma société se dispersa de bonne heure; les dames sortirent les premières pour aller vaquer aux soins de leur toilette. Nous allions toutes le soir à un thé que donnait madame T***, cousine du commissaire ordonnateur de ce nom. Quelques-uns de nos cavaliers se rendirent au théâtre pour admirer mademoiselle Contat et Molé dans le Misanthrope: plusieurs de nous restèrent; de ce nombre étaient Siv*** et M. de Parny. Je priai le premier de vouloir bien faire, en mon absence, les honneurs de mon salon, et je courus moi-même à ma toilette. À peine venais-je de la terminer qu'on m'apporte un billet de D. L.; il sollicitait la permission de se présenter chez moi le lendemain matin, et de prendre mes ordres pour Paris. Son départ étant décidé, il m'engageait à ne point laisser voir à M. Siv*** que je connusse ce projet de départ. J'ignorais les motifs de ce mystère; je résolus toutefois de lui garder le secret. Quand je rentrai dans le salon, brillante de parure, ma vanité dut être satisfaite des complimens qui m'assaillirent. Ces éloges pompeux d'une beauté qui, dans le fond, ne m'a jamais rendue fière, ne m'ont jamais touchée autant que la muette éloquence du regard; celui de M. de Parny disait parfaitement combien il me trouvait belle; sa bouche n'aurait pu rien ajouter au langage de ses yeux.
Ce fut Siv*** qui me donna la main pour me conduire à la soirée de madame de T***. Je revins à trois heures du matin; et à cinq heures j'étais déjà éveillée par l'idée de la visite que D. L. devait me faire dans la matinée. Les plaisirs de la veille, les triomphes de mon amour-propre, tout fut oublié, tout s'évanouit comme un songe, et je m'abandonnai entièrement au plaisir d'entendre bientôt prononcer le nom de celui que déjà mon coeur préférait à tous les autres.
D. L. ne vint qu'à dix heures; et depuis cinq heures je n'avais pas cessé de consulter, avec une impatience toujours croissante, ma montre et mes pendules: mon agitation était à son comble. D. L. à son arrivée put deviner au désordre de mes traits le trouble de mon ame; j'étais justement dans la disposition d'esprit qui pouvait être la plus propre à augmenter l'empire qu'il avait déjà pris sur moi.
Je le reçus d'abord assez mal; mais bientôt, songeant qu'il pouvait avoir quelque chose à me demander, je repris le ton de politesse ordinaire, et je lui témoignai de nouveau le désir de lui être utile, si par hasard il avait besoin de moi. «Il mettrait toujours son bonheur, disait-il, à être mon obligé. Son départ pour Paris ne pouvait plus être retardé; il n'y allait pas moins que du repos et peut-être de la vie d'une mère qu'il chérissait.»
Je lui demandai la permission de contribuer pour ma part à lever les obstacles qui peut-être l'avaient empêché de partir plus tôt; et je lui remis une bourse bien garnie, en le priant de l'accepter à titre de prêt. Je lui indiquai en même temps mon adresse ordinaire à Paris, en lui annonçant que je le suivrais de près dans cette ville. Je profitai en outre de cette occasion pour lui demander quel motif il pouvait avoir de cacher son départ à un homme tel que M. Siv***, qui paraissait lui prodiguer toujours les témoignages de la plus active bienveillance.
«Ce n'est pas, dit-il, mon départ que M. Siv*** doit ignorer, c'est bien plutôt la hardiesse que j'ai eue de venir vous importuner de mes confidences.
«—Ce motif est en effet raisonnable, lui répondis-je; de mon côté, je désire qu'on ignore aussi le bonheur que j'ai eu de vous rendre un mince service.»
Il s'inclina d'un air respectueux, et nous retombâmes quelques instans dans le plus absolu silence. L'impatience me gagnait de nouveau; décidée toutefois à satisfaire mon avide curiosité, je relevai la conversation en prenant un détour pour l'amener sur le sujet qui m'intéressait si vivement. «Ou je me trompe, lui dis-je, Monsieur, ou vous m'avez dit que votre admiration pour le courage du général Ney, et votre affection pour sa personne, vous avaient déterminé à embrasser sous lui la carrière des armes.
«—Sans doute, Madame; il y a dans les armées françaises plusieurs généraux qui rivalisent avec le général Ney: de talent et de courage; mais l'affection ne se commande pas, et celle que je lui ai vouée est née d'une circonstance dont le souvenir se rattache à la destinée de mon malheureux frère.»
Là dessus il me fit avec toute l'assurance imaginable le récit de je ne sais quelle aventure romanesque dont on pense bien que le héros était ce frère qui, je le répète, n'a jamais existé. Ney intervenait dans ce récit comme un de ces êtres supérieurs dont la seule présence change la face des événemens. Comme je ne doutais nullement de la sincérité du narrateur, on peut croire que je mettais une grande bonne foi à l'écouter. Mon enthousiasme croissait à chaque instant; l'expression de mes yeux, la rougeur de mon front, dès que j'entendais prononcer le nom de Ney, auraient parfaitement révélé à D. L. l'état de mon ame, s'il n'eût été déjà maître de mon secret.
Il saisit l'instant où mon émotion paraissait la plus vive, pour me demander si je n'avais jamais vu le général Ney.
«Une seule fois, lui dis-je; je l'ai entrevu lors de la retraite de Kehl: j'en avais un extrême désir, parce qu'on m'en a toujours dit beaucoup de bien.»
Ma prudence et ma patience étaient à bout; j'accablais D. L. de questions; je m'arrêtais sur les plus petits détails; je l'obligeais à me répéter vingt fois de suite la même réponse: mon délire était au comble; et tout accusait en moi la passion violente dont j'étais dévorée. D. L. ne laissait pas échapper un seul moyen de lui donner plus de force encore; il savait profiter de tous les avantages que ma franchise lui donnait sur moi. Il se leva enfin, et me fit ses adieux, bien certain de me gouverner désormais à son gré.
J'aurais passé peut-être toute ma journée à me rappeler délicieusement tout ce que je savais de cet homme à qui j'étais presque inconnue, et que je chérissais cependant par-dessus tous les autres, si une lettre de mademoiselle Contat n'était venue me rappeler l'engagement que j'avais pris d'aller ce jour-là à la campagne de Siv***. Mademoiselle Contat m'écrivait pour s'excuser de ne pouvoir être de cette partie; un enrouement subit qu'elle avait gagné en sortant du théâtre, la forçait de suspendre pendant quelques jours ses représentations; elle craignait d'aggraver son mal en s'exposant au grand air. On ne lira pas sans plaisir quelques phrases de cette lettre tout aimable:
«Molé, écrivait-elle, me charge de vous offrir ses regrets: il vous a vue, madame, descendre si légèrement les escaliers, qu'il prévoit ne pouvoir vous suivre dans vos promenades chez M. Siv***: cette idée le rend aussi jaloux que s'il avait le droit de l'être. Il ne veut pas, dit-il, en voir de plus heureux que lui, et il reste afin de n'avoir que moi pour témoin de sa maussaderie. Je vous dirai, moi, en confidence, qu'à tout cela se joint une petite attaque de goutte, cause véritable de cette retraite forcée.
«De grâce, madame, ne soyez donc pas si aimable, ou je tremble pour la raison de Parny. Depuis hier, il nous parle de la beauté, de l'esprit, en un mot, de toutes les grâces de madame Moreau, comme si nous n'avions pas eu le plaisir de vous admirer nous-mêmes, ou comme s'il nous croyait aveugles et sourds.»
J'achevais à peine de lire, lorsqu'on m'annonça M. Siv***, qu'accompagnait M. de Parny. Je demandai à ces messieurs la permission de les quitter pour quelques instans; je les invitai à déjeuner en m'attendant, et je me fis conduire chez mademoiselle Contat: je ne pus la voir; elle était au lit, très souffrante, et reposait après une nuit fort agitée. Je lui écrivis brièvement pour l'informer que j'étais venue m'assurer de l'importance et de la réalité de son indisposition, et lui renouveler en même temps l'expression de mes regrets. En rentrant chez moi, je trouvai ma compagnie grossie du capitaine Hol*** et de M. de Joy**; frère du contre-amiral de ce nom. Ces messieurs étaient fort occupés à déployer, sur les meubles de mon salon, des pièces d'étoffes, des bas du plus beau travail, et dont M. Joy** avait composé un présent qu'il me priait d'agréer. Quatre ouvriers et un chef d'atelier avaient été chargés de m'apporter cette superbe offrande que renfermait une élégante corbeille: recouverte d'une gaze satinée et rayée aux trois couleurs: les coins en étaient retenus par des touffes de ruban pareil, attachant des branches de laurier. Une lettre flatteuse accompagnait tout cela, et contenait l'invitation la plus pressante de venir, le lendemain, visiter les fabriques. Le chef d'atelier nous donnait des explications sur le travail particulier de chaque étoffe, tandis que je faisais servir des rafraîchissemens aux ouvriers. Une coquille de noix renfermait une paire de bas de la plus grande finesse; et une autre, une paire de mitaines admirablement travaillées.
Je m'emparai des deux coquilles, et je mis dans l'une, à la place des bas, un bon de 600 fr. sur la caisse du payeur général, avec ces mots: «De la part du général Moreau, pour être partagé entre les ouvriers de la fabrique de M. Joy**: hommage à l'industrie française.» Dans la seconde coquille, je remplaçai les mitaines par un bon de 100 fr. sur la même caisse, avec cette suscription: «De la part du général Moreau, hommage à l'active surveillance d'un honorable travail.» Je revins ensuite dans le salon, et je présentai les deux coquilles fermées au chef d'atelier, en le chargeant de remercier personnellement de ma part M. Joy**. Siv*** réclama l'exécution de l'engagement pris d'aller, ce jour-là même, à sa campagne: nous nous mîmes en route à l'issue du déjeuner.
CHAPITRE XXXV.
La maison de Siv***.—La vieille aveugle.—Piété filiale.
J'avais compté partir en calèche avec mademoiselle Contat: son indisposition l'empêchant d'être des nôtres, je revêtis mes habits d'homme, et je déclarai à Siv*** que je voulais monter son cheval anglais. Ce cheval était ombrageux. Siv*** rejeta formellement ma demande, en se fondant sur les dangers que j'aurais à courir. Quoiqu'il insistât sur ce qu'il répondait de ma vie et de ma santé au général Moreau, je finis cependant par vaincre sa résistance. On m'amena le cheval anglais; je sautai hardiment en selle, et je fis caracoller mon coursier avec tant d'adresse et d'aplomb que toutes les inquiétudes de Siv*** furent bientôt dissipées.
La conversation que j'avais eue dans la matinée même avec D. L., avait laissé dans mon âme un sentiment de bonheur qui me disposait à la gaieté. Entourée de personnes qui me témoignaient une bienveillance réelle, je ne tardai pas à me défaire de toutes façons cérémonieuses, et j'osai, pendant quelques heures, être moi.
La maison de Siv***, située sur les bords du Rhône, n'était point remarquable par son luxe intérieur; tout y était d'une simplicité élégante, mais sans aucune recherche. La maison, proprement dite, était bâtie dans la position la plus heureuse: le parc, enclos de murs de tous les côtés, était d'une étendue considérable; et les accidens naturels du terrain y ménageaient à chaque pas des points de vue nouveaux et variés.
Il avait été formellement convenu la veille que Siv*** ne ferait aucun apprêt pour nous recevoir, que la fête serait tout improvisée, et que chacun mettrait la main à l'oeuvre pour les préparatifs du repas. Siv*** avait tenu parole: la gaieté de notre réunion n'en fut que plus franche; il semblait que chacun fît assaut de maladresse et de gaucherie; et presque toujours ces maladresses donnaient lieu à des éclats de rire qui ne finissaient plus. Il arriva qu'on eut besoin d'un plat de poisson: aussitôt nous montâmes dans un joli bateau; on jeta le filet, et nous apportâmes au cuisinier les produits abondans de notre pêche. Ce cuisinier veillait d'abord seul sur ses fourneaux; mais les détails du repas se multiplièrent bientôt au point de le forcer à demander du secours: deux de ces messieurs se transformèrent aussitôt en aides. J'encourageai leur zèle, sans prétendre à partager leur important ministère. Je me chargeai de faire dresser les tables et de mettre le couvert. On m'adjoignit M. de Parny et le capitaine Hol*** parce qu'ils étaient les plus jeunes.
La table avait été dressée sous une épaisse et verdoyante charmille. En un instant les plates-bandes qui nous entouraient furent dépouillées de leurs richesses, qui servirent à la décoration de notre salle de festin champêtre. La gaieté la plus franche présidait à notre repas, pendant lequel les convives firent plus d'une fois entendre les cris de: Vive le général Moreau! vive la République!
Au dessert, on me pria de chanter: je n'ai jamais eu assez de talent pour me faire prier. Je pris donc tout bonnement une guitare qu'on m'apporta, et j'allais chanter quelques airs à la mode, et qu'on venait de me demander, lorsqu'une autre pensée me saisit tout à coup; je jetai ma guitare, et je commençai, avec l'accent du plus vif enthousiasme, le Chant du Départ. Ce morceau, que je n'avais jamais entendu sans une émotion profonde, ne parut rien perdre de son énergie en passant par ma bouche. L'enthousiasme fut porté au comble: on m'entourait, on me pressait les mains; je crois même que, par amour pour la patrie, quelques convives se permirent de m'embrasser.
Il était près de huit heures lorsqu'on parla de retourner à la ville. Siv***, qui était bon et humain, voulut profiter de l'occasion pour nous intéresser au sort d'une pauvre infirme qu'il secourait de ses aumônes. Il proposa de faire un détour pour aller voir la bonne Marie: personne ne refusa de prendre part à une oeuvre de charité, et nous montâmes à cheval.
Notre caravane côtoyait les bords du Rhône. À un endroit où se trouvaient amarrés plusieurs bateaux, le capitaine Hol***, qui marchait le premier, voulut entrer dans un sentier que lui indiquait Siv***. Tout à coup une vieille mendiante assise sur l'herbe, et qu'il n'avait point aperçue, se lève: le cheval du capitaine, effrayé de cette apparition, fait un bond en arrière, puis s'élance vers le fleuve malgré les efforts de son cavalier pour le retenir. Hol*** courait le plus grand danger, sans le courage et le sang-froid d'un batelier qui se trouvait là par hasard. Cet homme, saisissant une planche et l'élevant à une certaine hauteur, l'oppose à l'élan du cheval, qui donne du poitrail contre cette barrière, et s'arrête tout court, comme confus de sa frayeur. Je m'étais élancée au galop sur les traces du capitaine. J'arrivai tout juste au moment où son cheval venait de s'arrêter.
Tandis que tous les cavaliers entouraient le capitaine, je saisis la main rude et noire du batelier et j'y glissai deux pièces d'or. Mais la joie, cupide en apparence, que lui inspira ce présent, diminua d'abord de beaucoup ma reconnaissance pour le service qu'il venait de rendre à notre compagnon de voyage. Le reste de notre société voulut joindre son offrande à la mienne, et Hol*** invita ce brave à venir le lendemain recevoir chez lui de nouveaux témoignages de sa gratitude.
Jacques (c'était le nom du batelier) refusa l'invitation. «Il ne pouvait, disait-il, s'éloigner de sa mère, qu'il ne quittait jamais toutes les fois qu'il n'était pas occupé des travaux de sa profession.» Cette mère était infirme et malade; et ce qui lui rendait notre générosité si précieuse, c'était qu'elle allait le mettre à même de lui procurer un matelas et un bon lit.
Je reportai avec intérêt mes regards sur Jacques, me reprochant de l'avoir jugé tout à l'heure avec tant d'injustice. «Messieurs, dis-je aux personnes qui m'entouraient, Marie aura demain son tour: allons d'abord à la chaumière de Jacques. Qui m'aime me suive!»
Je n'eus pas besoin de répéter deux fois l'invitation: tout le monde se mit en devoir de m'accompagner. Les paysans, que nos cris avaient attirés, paraissaient tous charmés de voir nos libéralités tomber sur Jacques, et lui prodiguaient à l'envi mille témoignages d'affection et d'estime. Nous partîmes au galop, et nous arrivâmes en d'eux minutes au triste réduit où gisait, depuis longues années, une femme octogénaire, accablée de misère et de maladies; cette femme était la mère de Jacques, qui n'avait dans le monde d'autre ressource et d'autre appui que son fils.
Qu'on se figure une chambre de dix pieds carrés, meublée d'un lit que l'ingénieuse tendresse de Jacques avait su rendre plus doux en le suspendant, avec des cordes, au plancher, comme un hamac; deux escabelles, une moitié de table appuyée contre la muraille, et quelques poteries sur une planche; telle était la demeure de la pauvre mère de Jacques. À notre arrivée, elle étendit vers nous ses mains, et nous remercia, avec l'expression de la plus vive reconnaissance, de ce que, disait-elle, nous avions bien voulu faire pour son fils qui était agenouillé devant elle.
Nous étions d'abord restés immobiles devant ce tableau touchant. Les pièces d'or que nous avions données à Jacques étaient sur la couverture de la vieille infirme; elle les montrait à son fils, en lui disant: «Jacques, te voilà heureux, tu pourras maintenant épouser Georgette.» Je voulus savoir ce que c'était que Georgette, et j'appris bientôt que ce nom était celui d'une jeune fille aussi recommandable par sa bonne conduite que par sa beauté. Le capitaine Hol*** sortit pour courir à sa recherche, sur quelques renseignemens qu'on venait de lui donner; mais ses recherches furent infructueuses, et Georgette ne vint qu'une demi-heure après son retour. Nous avions déjà pris, entre nous, toutes les dispositions propres à assurer le prompt mariage des deux amans. La vieille mère était dans le ravissement, et son fils dans une joie qui tenait de la folie.
Georgette arriva enfin: Jacques s'élança vers elle, la prit par la main et me l'amena; il nous l'avait dépeinte comme un miracle de beauté: je pus me convaincre, en la contemplant, de cette vérité incontestable, que l'amour embellit tout. Georgette, après m'avoir saluée, s'avança vers le lit de la vieille femme et l'embrassa de la manière la plus tendre, en lui demandant, dans son langage rustique, s'il était bien vrai qu'elle voulût l'adopter pour sa fille.
Pendant que nous nous laissions aller à l'émotion de cette scène attendrissante, Siv*** n'avait point perdu de temps; il avait pris toutes les informations qui pouvaient lui faire connaître la nature et l'étendue des besoins de cette famille. Je fus étonnée de la modicité de la somme qui pouvait assurer le bonheur de ces pauvres gens. Je ne voyais autour de nous que des physionomies rayonnantes de joie: la mienne était loin d'être sombre. Avec quel plaisir mes regards se fixaient sur les traits de Jacques, et combien je trouvais de douceur à contribuer pour quelque chose au bien-être d'un homme si digne d'estime! Nous quittâmes enfin la chaumière de Marie, et nous reprîmes le chemin de la ville, chargés des bénédictions de la foule qui nous entourait, et surtout de celles de Jacques et de Georgette. Tout en galopant, je me livrais au plaisir de préparer dans mon esprit la félicité à venir de ce couple si intéressant.
Je confiais sans façon à mes compagnons de voyage tous les projets que je me proposais d'exécuter plus tard, pour prouver aux deux amans l'intérêt qu'ils m'avaient inspiré: on m'écoutait avec complaisance, en applaudissant à mes intentions. Ce fut à Siv*** surtout que je recommandai mes nouveaux protégés; il me promit de ne pas les abandonner quand j'aurais quitté Lyon, et il tint parole. Depuis cette époque, je suis passée quatre fois dans cette ville, et je n'ai jamais manqué d'aller rendre ma visite à Georgette, qui a réalisé toutes les espérances que j'avais d'abord conçues d'elle.
En rentrant chez moi, je trouvai une lettre de Moreau et un billet d'adieu que m'adressait D. L. Le ton de familiarité mal déguisée qu'il prenait avec moi m'apprit qu'il connaissait déjà tout l'empire que lui donnait sur moi l'indiscrète révélation des secrets de mon coeur. Mais quelle fut mon émotion lorsque j'arrivai à cette phrase qui terminait sa lettre:
«Celui dont vos voeux accompagnent les triomphes sera à Paris dans peu de jours; il doit aller aux eaux qui lui ont été ordonnées pour sa blessure, et il ne s'arrêtera que quarante-huit heures.
«—Il est blessé!» m'écriai-je douloureusement; aussitôt mon coeur se serra, mes yeux se fermèrent, et fondant en larmes je tombai presque sans mouvement sur un fauteuil. J'étais seule dans ma chambre, où je m'étais enfermée pour lire mes lettres: il fallait cependant reparaître dans le salon; il se passa plus d'une demi-heure avant que je fusse en état de me montrer. Une résolution soudaine me rendit ma fermeté, et je vins retrouver ma compagnie, qui s'était accrue de quelques nouveaux arrivans pendant mon absence. Entraînée par la passion violente qu'irritaient encore en moi les obstacles et l'inquiétude, j'annonçai sans préambule que je comptais partir le lendemain pour Paris. À ces mots, la surprise se peignit sur tous les visages: Siv***, me prenant à l'écart, s'informa du motif que je pouvais avoir de prendre une si brusque détermination. Je lui répondis que ce motif était puissant; qu'il ne me permettait pas de rester davantage à Lyon et sans m'expliquer plus longuement, je lui remis la note des sommes que je le priais de compter en mon nom à Jacques et à Georgette. Je me retirai de bonne heure, et dans un état si visible d'agitation, que personne ne douta que j'eusse reçu de mauvaises nouvelles de Moreau.
Quelle nuit je passai! Le savoir blessé, mourant peut-être! je n'étais plus à moi. Quelques réflexions tardives sur l'inconséquence de ma conduite ajoutaient encore à mon trouble. Qu'allait-on penser? que penserait Moreau lui-même? quelle serait sa douleur s'il pénétrait jamais dans les replis de mon coeur! Je passais successivement du repentir à l'amour, et de l'amour au repentir. La certitude que je pourrais enfin voir l'homme qui, sans le savoir, régnait en souverain sur mon coeur, me faisait oublier tout le reste. Le jour parut enfin, et je m'occupai sans délai des préparatifs de mon départ.
CHAPITRE XXXVI.
Un fat.—Visite à la fabrique de M. Jo***.—Départ pour Paris.
Si je ne quittai pas Lyon ce jour même, mon départ ne fut point retardé par de sages réflexions, il le fut seulement par le bruit qui s'était répandu dans la ville que le général Ney n'était pas blessé, mais qu'il avait été fait, prisonnier par les Autrichiens. Alors ma pensée, sans changer d'objet, prit pour quelques instans une autre direction. La veille j'avais tremblé pour ses jours; le lendemain je frémissais en songeant qu'il était pour long-temps peut-être éloigné de sa patrie, séparé de ses amis et de ses compagnons d'armes. Je m'associais à la peine qu'il éprouvait sans doute de se voir condamné à l'inaction. Il y avait des instans où j'aurais mieux aimé le savoir blessé que prisonnier; il me semblait que telle devait être aussi sa pensée.
Mes projets de départ restèrent donc tout à coup suspendus: je cédai assez facilement aux instances qu'on me fit de prolonger encore quelque temps mon séjour à Lyon; rien ne m'engageait plus à me rendre promptement à Paris, puisque je ne devais pas l'y trouver; mais pendant le peu de jours que je restai encore à Lyon, avec quel empressement je recherchais quiconque pouvait me parler de lui! Et qui n'en parlait pas? Personne ne s'étonnait de mon enthousiasme pour le général Ney; car on connaissait mon imagination florentine et l'on trouvait fort ordinaire de ma part ce qui eût paru singulier chez toute autre femme. Mon langage passionné ne faisait donc naître aucun soupçon: D. L. m'avait devinée; il put en trouver la certitude positivé dans le petit nombre de lignes que je lui adressai en réponse à son billet, pour lui annoncer ma très prochaine arrivée à Paris.
J'envoyai dans la journée savoir des nouvelles de mademoiselle Contat; elle avait la migraine: comme cette migraine dura trois jours, pendant lesquels je ne pus obtenir d'elle un mot de souvenir, je résolus de ne plus la voir désormais que sur la scène, bien sûre que je la trouverais là toujours aimable. Depuis lors, je ne me suis jamais départie de ma résolution. Le désir que j'avais toujours eu de témoigner aux grands artistes la haute estime que doivent inspirer leurs talens m'avait conduite chez mademoiselle Contat. La visite que je lui avais faite avait acquis de la publicité; et l'empressement que j'avais mis à l'accompagner au théâtre, joint à l'élévation du rang que j'occupais dans le monde, avait attiré sur moi les regards de tous les membres du tripot comique. Ceci me conduit naturellement à raconter une aventure assez ridicule, que je dus regarder comme la conséquence de ma conduite irréfléchie.
Il y avait, dans la troupe qui exploitait alors le théâtre de Lyon, un acteur que je nommerai simplement Derville: c'était un fort bel homme qui trouvait, disait-on, peu de cruelles dans la ville. J'avoue que je ne partageais pas l'enthousiasme de ses admiratrices; je lui trouvais plus d'audace que de talent, et j'étais choquée surtout de la confiance qu'il tirait de ses avantages physiques. L'attention que j'avais mise à l'examiner au théâtre, sur la foi de sa renommée galante, ne lui avait point échappé, et dès lors il m'avait jugée digne de ses hommages.
J'avais l'habitude de faire le matin, seule et de bonne heure, un premier, déjeuner dans mon appartement. À cet instant je ne souffrais pas d'importuns; c'était pour moi l'heure du recueillement et de la rêverie; et mes domestiques savaient qu'une cause de la plus haute importance pouvait seule me déterminer à recevoir qui que ce fût avant ou pendant ce premier repas.
Un matin, le silence qui régnait ordinairement autour de moi fut interrompu par le bruit de quelques voix que j'entendis dans le salon contigu à ma chambre. Comme je connaissais l'exactitude d'Ursule à remplir toutes mes volontés, je pensai d'abord qu'il s'agissait peut-être d'une nouvelle mission de D. L., et dans l'impatience de ma curiosité, je sortis de ma chambre comme pour savoir la cause du bruit qui avait frappé mon oreille. «Faites entrer, dis-je à Ursule, et finissons tout ce tapage.»
Ursule ne me répondit qu'en m'invitant à prendre un schall. Je réparai en effet le désordre de ma toilette, et croyant qu'il s'agissait de quelque malheureux qui venait réclamer des secours, je m'avançai à la porte du salon. On peut juger de mon étonnement lorsque je me trouvai en face de M. Derville, dont la visite devait en effet me surprendre: je restai un moment interdite. L'assurance de sa démarche, l'élégance recherchée de sa parure, et son empressement à se jeter au devant de moi, ne me permirent pas de douter qu'il se présentât en conquérant. J'étais indignée de son impudence; je réussis toutefois à me contenir, et, d'un ton très froid, je lui demandai quel était le motif de sa visite, et en quoi je pouvais lui être utile auprès du général Moreau.
Il me répondit, sans rien perdre de son assurance: «Je ne viens pas, Madame, pour vous demander un service; on ne dérange pas une si belle femme pour l'ennuyer; mais sachant combien vous êtes bienveillante pour les artistes, j'ai voulu, à ce titre, avoir l'honneur de faire votre connaissance.»
Je balançai un moment entre la colère et la pitié; mais l'impertinence de son langage me fit sentir que je ne pouvais me montrer trop sévère. Il était resté debout, et moi aussi: je sonnai, et je donnai l'ordre au domestique qui se présenta, de se tenir dans l'antichambre, et d'avertir Ursule qu'elle eût à se rendre sur-le-champ près de moi. «Pour vous, Monsieur, ajoutai-je en toisant de la tête aux pieds l'insolent visiteur, quoique vous prétendiez n'attendre de moi aucun service, je veux vous en rendre un fort important, c'est de vous apprendre ce qu'il y a pour le moins d'inconvenant dans vôtre démarche près de moi, le nom que je porte aurait dû vous faire penser que l'accès de ma maison doit être interdit à bien des gens: je veux bien ne pas vous dire en face si vous êtes de ce nombre; mais je vous engage à ne jamais vous présenter devant moi, et à mieux mesurer vos démarches à l'avenir.»
Il voulut répliquer; j'avais sonné de nouveau: les deux portes du salon s'ouvrirent, Ursule entra, suivie d'un de mes gens. «Conduisez Monsieur,» dis-je au domestique en faisant une légère inclination de tête, et je rentrai chez moi. Je sus depuis; combien j'avais eu raison de lui faire expier ainsi publiquement l'impertinence de sa démarche: sans cette précaution je courais grand risque de grossir la liste des conquêtes de M. Derville: sa mésaventure fit au contraire du bruit au théâtre et dans la ville. Toute satisfaite que j'étais d'avoir puni sa témérité, je ne me serais pas consolée cependant de lui avoir fait subir une telle humiliation, si je n'eusse pensé que ma conduite était en tout conforme aux devoirs que j'avais à remplir vis-à-vis de Moreau. Ma compassion pour lui s'évanouit entièrement le lendemain, lorsque je vis avec quelle impudence, il osait, à son entrée en scène fixer ses regards sur ma loge. Il y avait autour de moi quelques personnes, et surtout des jeunes gens qui parlaient hautement de rabaisser son insolence par quelques coups de sifflet. J'empêchai qu'on en vînt à cette extrémité; et je résolus de ne pas pousser plus loin ma vengeance.
Avant de quitter Lyon, je voulus visiter la superbe manufacture de M. Jo***: je ne m'appesantirai pas sur les détails de la réception qu'on me fit dans ses ateliers; cette réception fut on ne peut plus flatteuse. La gratification que j'avais fait remettre aux ouvriers, avait d'avance prévenu tout le monde en ma faveur, et l'empressement qu'ils mirent à m'expliquer toutes les merveilles de l'industrie lyonnaise fut le premier témoignage de leur reconnaissance. Au moment de franchir la porte des ateliers, j'aperçus une jeune fille de quinze ou seize ans, pâle, et portant sur sa physionomie tous les signes de la souffrance; elle était plus pauvrement vêtue que les autres. Assise à son métier, elle ne se leva point à mon approche, et continua de travailler sans détourner les yeux. Je demandai qui elle était: on me répondit que, privée de sa mère par une mort toute récente, elle venait d'être admise pour la remplacer dans la fabrique. Un accident cruel avait de bonne heure ôté à cette jeune fille l'usage de ses deux jambes: on l'apportait le matin à son métier, et le soir on la reportait au triste réduit qu'elle occupait maintenant seule.
J'allai m'asseoir près de cette infortunée; elle ne répondit à ma première question que par un torrent de larmes: je lui prodiguai les consolations; je lui fis accepter des secours, et j'eus la satisfaction de voir, au moment où je m'éloignai d'elle, que j'avais réussi à faire, rentrer l'espoir dans son ame. Le soir même je parlai à M. Jo*** de ma nouvelle protégée; cet homme bienfaisant voulut être de moitié dans ce que je me proposai de faire pour elle. Il me dit qu'il avait résolu de lui donner un logement dans l'intérieur même de sa manufacture, et de lui assigner un travail propre tout à la fois à la moins fatiguer et à augmenter encore le prix de ses journées: je lui remis encore quelque argent, en le priant d'en faire la remise après mon départ. Le 23 juin 1799 je quittai cette ville de Lyon où j'avais reçu tant de témoignages d'estime et de bienveillance. Le souvenir de l'accueil que me fit à cette époque la société lyonnaise m'est d'autant plus cher, qu'en des temps moins heureux j'ai retrouvé à Lyon les amis qui s'étaient attachés à moi, et dont l'affection ne s'est jamais démentie.
CHAPITRE XXXVII.
Arrivée à Chaillot.—Souvenirs.—Effets du hasard. Un songe.
C'est sans doute une grande faiblesse que d'ajouter foi aux présages et aux pressentimens; la vérité m'oblige à déclarer que cette faiblesse fut de tout temps la mienne. Après un voyage très rapide, j'arrivai à Chaillot fatiguée de corps et d'esprit. Rien ne saurait exprimer la tristesse du sentiment qui me saisit au moment où, suivie seulement de mes domestiques, j'entrai dans cette retraite si long-temps habitée par l'homme qui m'avait associé à sa gloire, et que je venais de laisser exposé à tous les périls de la guerre.
Tout avait été préparé pour me recevoir, conformément aux intentions du maître de la maison: le luxe avait épuisé toutes ses ressources pour orner mon appartement. L'isolement où je me trouvais redoublait cependant encore ma tristesse; je ne pouvais plus commander à mon émotion, et je demandai avec douceur qu'on me laissât pendant quelques minutes entièrement seule.
Je quittai aussitôt la jolie chambre que je devais habiter, pour courir à la petite bibliothèque enfumée où j'avais vu tant de fois Moreau absorbé dans ses méditations, dont les résultats étaient aujourd'hui si profitables et si glorieux pour la France. J'avais besoin de m'interroger dans la solitude pour savoir à quel point je pouvais mériter encore son attachement.
Ce petit cabinet était meublé de quelques planches chargées délivres, et les portraits de quelques généraux célèbres en composaient tout l'ornement. Assise dans le fauteuil de maroquin noir qu'occupait ordinairement, Moreau, je m'abandonnais à l'enthousiasme qu'excitaient en moi mes, souvenirs: des larmes s'échappèrent enfin de mes yeux, et le calme rentra dans, mon ame: il me semblait que, par ce retour aux plus nobles affections, de mon coeur, je redevenais digne de l'amour que j'avais inspiré à un si grand homme. Je pris sur-le-champ les plus sages résolutions; mais une demi-heure ne s'était pas encore écoulée que déjà ces résolutions s'étaient évanouies pour faire place à des sensations plus violentes et plus passionnées. Pour échapper aux rêves ardens de mon imagination, je pris le parti de sortir du cabinet. J'appelai Ursule, et j'allai sans différer davantage prendre possession de mon appartement.
Le babillage vif et enjoué de cette jeune fille, qui avait d'ailleurs beaucoup d'affection pour moi, me procurait ordinairement une distraction agréable, lorsque je voulais, pour ainsi dire, m'éviter moi-même. Ce jour-là sa conversation me parut insignifiante et stérile. Cette élégance, ce luxe, qui excitaient en elle une admiration si profonde, ne faisaient naître dans mon ame que le sentiment des devoirs de la reconnaissance envers Moreau, et le remords d'y avoir déjà manqué. J'étais mal avec ma conscience; la sévérité très-juste avec laquelle je me jugeais moi-même aurait pu me rendre sévère et même injuste à l'égard de ceux qui m'entouraient: la bonté naturelle de mon caractère tempérait fort heureusement les accès de ma mauvaise humeur accidentelle. Ursule aurait bien pu sans cela porter la peine de, mes propres torts.
Comme ses exclamations admiratives sur la magnificence de notre nouveau domicile me fatiguaient de plus en plus, je me hâtai de m'affranchir de sa présence; je lui donnai le présent de bonne arrivée[3]; je lui commandai d'aller prévenir le concierge que je ne voulais recevoir, aucune visite avant huit jours, et de me préparer le thé dans le salon du rez-de-chaussée.
Nouvelles exclamations de la part d'Ursule fort étonnée de mon amour subit pour la solitude, et toute triste d'être condamnée à ne voir pendant si long-temps Paris que de loin. Je lui promis, pour la consoler de la laisser sortir tous les soirs sous l'escorte d'un des domestiques de la maison. Après avoir eu à supporter force baise-mains, en témoignage de reconnaissance, j'obtins enfin qu'elle me laissât seule.
L'un des plus grands agrémens de mon habitation était une étendue de vue charmante. Le général avait fait préparer pour mon logement la portion de bâtiment qu'occupait Kléber avant son départ. J'avais au premier étage, une belle chambre à coucher, un salon spacieux, et un élégant boudoir dont les fenêtres dominaient Paris. Je m'arrêtai, dans la chambre à coucher, devant la copie fort exacte d'un de mes portraits en miniature, peint à l'époque de mon mariage. C'était la première fois que cette copie frappait mes regards; j'y étais représentée, comme dans l'original, avec la couronne et le bouquet virginal. Le tableau portait la date précise de mon mariage. Quel souvenir pour moi! Mille pensées cruelles oppressaient à la fois mon coeur; j'étais comme enchaînée à la place où je me trouvais. Mon ame était navrée, et mes yeux versaient des torrens de larmes: mes regards étaient fixés sur ce portrait: s'ils s'en détachaient quelquefois, c'était pour errer sur tous les objets dont j'étais entourée, avec une expression qui semblait dire: «Où suis-je? et qui suis-je ici.»
Soudain je saisis le portrait et je courus le cacher au fond de mon secrétaire; mais j'étais destinée à épuiser ce jour-là toutes les émotions les plus propres à égarer mon coeur. Dans le tiroir secret que j'ouvris pour y placer le tableau qui éveillait en moi de si cruels souvenirs, j'aperçus d'abord un paquet de lettres adressées, à des époques assez récentes, par Kléber à Moreau. Ces lettres étaient ouvertes: par un hasard que je ne puis m'empêcher d'appeler fatal, la première qui s'offrit à mes yeux contenait presque à chaque ligne le nom du général Ney, l'éloge de sa bravoure, les présages les plus honorables sur ses destinées militaires. À la vue de ce nom, qui m'était déjà si cher, ma main se porta sur mon coeur dont les battemens redoublaient, pour ainsi dire, de force à chaque minute. Les éloges de Kléber, la haute estime qu'il témoignait pour un officier qui paraissait destiné à devenir bientôt un de ses plus redoutables émules, portaient au plus haut degré l'ivresse de mon amour, et justifiaient à mes yeux l'égarement de mon coeur. Je relus vingt fois cette lettre. Après l'avoir soigneusement serrée, je descendis au jardin où j'errai long-temps, livrée aux rêves de mon imagination, et formant mille projets plus insensés les uns que les autres.
Je rentrai enfin dans le salon. Ursule y avait, suivant mes ordres, fait servir le thé. Je trouvai là le concierge de la maison et sa grosse femme, gens fort déplaisans de leurs personnes, escortés d'enfans d'une laideur tout au moins égale, et qui venaient prendre mes ordres. Je réitérai l'injonction de fermer rigoureusement ma porte à tous les importuns. Chaque matin on devait m'apporter la liste des personnes qui se seraient présentées pour me voir, et parmi lesquelles je choisirais celles dont il me conviendrait de recevoir plus tard les visites. Je commandai qu'on fît, en mon nom, l'aumône à tous les pauvres. Le général assurait de bons gages à tous ses domestiques: je promis au concierge, si j'étais contente de ses services, d'y ajouter vingt francs par mois de ma bourse, et de payer les mois d'école de ses enfans. Toutes ces générosités étaient, comme on le verra plus tard, bien mal placées; mais je ne veux pas anticiper sur les événemens.
J'ai eu, dans le cours de ma vie, des songes fort extraordinaires: j'ai avoué plus haut, avec franchise, quelle impression ils ont toujours produite sur moi; on me permettra de raconter le rêve qui vint troubler la première nuit que je passai à Chaillot.
Après avoir pendant long-temps appelé en vain le repos, je commençais à goûter un sommeil fort agité par toutes les émotions du jour: tout à coup je me sentis comme transportée à Milan. Assise près de Moreau dans un parterre émaillé de fleurs, j'écoutais, les yeux baissés et en silence, son langage plein de tendresse pour moi. Peu à peu je sentis sa main quitter la mienne: bientôt il me repoussa faiblement; je lève la tête, et à quelque distance je vois Moreau à genoux près d'un berceau dans lequel reposait un enfant nouveau-né, beau comme le jour; une jeune femme, parée des grâces les plus séduisantes, veillait à la tête de ce berceau. Je veux parler; ma bouche reste sans voix, je veux marcher, mais on eût dit qu'une force surnaturelle retenait mes pas: mes lèvres laissent enfin échapper un son inarticulé. Moreau se tourne vers moi: son visage est pâle, ses traits sont altérés, ses yeux éteints; il me montre le berceau, puis la jeune femme, et d'une voix sépulcrale: «Elzelina, dit-il, ce bonheur me coûte la vie.» Aussitôt il roule à mes pieds, mutilé et sanglant. Je m'éveille enfin en poussant un cri d'horreur, et je m'élance loin de mon lit. Ce lit était placé sur une estrade recouverte d'un drap écarlate: mes pas s'embarrassent dans ce tapis, et je tombe étendue sans mouvement.
Je restai quelques minutes dans un anéantissement total. Ma tête avait heurté la base d'un trépied de bronze, mon visage était arrosé de sang, et mes cheveux épars sur mon front m'offraient le seul moyen d'étancher ma plaie. Je parvins enfin à me relever, je m'assis sur mon lit; mes larmes coulèrent d'abord en silence; mais bientôt l'oppression de ma poitrine vint les changer en de bruyans sanglots.
Ursule couchait dans un cabinet voisin de ma chambre; elle m'entendit, et ouvrit doucement ma porte. La lumière d'une lampe de nuit éclairait seule cette scène: à mon aspect Ursule s'élance avec un cri de douleur et d'effroi, et me saisit dans ses bras. Ses cris et ses plaintes me rendent à moi-même, en me faisant éprouver le besoin de calmer son inquiétude. Cette inquiétude était exprimée avec toute la vivacité du langage de notre commune patrie, surtout avec cet accent du coeur auquel le coeur ne peut jamais se méprendre.
Quand elle m'eut aidé à me recoucher, elle m'accabla de questions: il fallait que j'éprouvasse un chagrin secret et violent pour n'avoir pu goûter qu'un sommeil si agité; j'avais prononcé, à plusieurs reprises et à haute voix, le nom du général. Elle n'osait me questionner; mais elle craignait que je n'eusse reçu de tristes nouvelles d'Italie. Je cherchai à la rassurer, et je rejetai le trouble où j'étais sur le rêve effrayant qui avait agité mon sommeil. À ce mot de rêve: «Vous avez eu un rêve, Madame! s'écria Ursule; racontez-le moi, je vous l'expliquerai sur-le-champ.» Je ne pus m'empêcher de sourire; mais il y avait dans les paroles que je venais d'entendre un ton de confiance si sincère que je repris bientôt malgré moi mon sérieux. «Tu sais donc interpréter les songes?» répondis-je alors à Ursule. «—Oui, Madame; et pour vous prouver que je ne mens pas, je vous dirai que ma science m'a appris depuis long-temps tout ce qui devait m'arriver à compter du jour où vous me prendriez à votre service. Je connais vos chagrins et leur source. Ah! si j'osais!…»
Mon front se couvrit d'une rougeur subite: j'osai cependant regarder attentivement la devineresse. «Puisque le jour va paraître, me dit-elle, Madame, et que vous avez l'air de renoncer au sommeil, je cours chercher mes cartes;» et elle sortit tout aussitôt.
CHAPITRE XXXVIII.
Idées superstitieuses.—Nouvelles de la Hollande.—Comment j'y réponds.
J'attendais impatiemment le retour d'Ursule, sans trop m'expliquer les motifs de cette impatience. Il y avait une lutte entre ma crédulité et ma raison: mais cette lutte était inégale; la raison succomba, et je finis par attacher au bavardage sibyllin de ma femme-de-chambre beaucoup plus, d'importance que je n'aurais voulu en mettre pour me sauver du ridicule, si ma foi aux oracles de la dame de Pique et du valet de Carreau acquérait jamais quelque publicité. Ursule revint enfin: elle ne manqua pas de m'expliquer à tort et à travers le sens de mon rêve mais il me fut impossible, quoi que j'en eusse, de ne pas trouver quelques rapports entre ses interprétations et la situation de mon coeur. Selon ma Pythonisse, j'avais à redouter de fâcheux pronostics, et l'avenir pouvait m'amener des malheurs affreux. L'indifférence avec laquelle je m'efforçais d'écouter les arrêts du destin céda bientôt, malgré moi, à une terreur superstitieuse contre laquelle mon bon sens naturel se révoltait en vain. Ursule ajouta, en hésitant, que mon agitation avait sa source dans un amour violent, et que l'objet de cet amour n'était point le général Moreau. Quand je vis que la conversation prenait une tournure aussi étrange, je recouvrai assez de force pour sourire dédaigneusement; un regard que je lançai sur Ursule lui fit baisser la tête; je lui imposai silence, et elle sortit.
Lorsque je fus seule, et que je ne craignis plus de montrer ma faiblesse à un tiers qui pouvait en abuser, je revins malgré moi aux paroles de cette fille; je les commentais dans mon esprit, et j'y trouvais beaucoup de vérité pour le passé, beaucoup de vraisemblance pour l'avenir. La connaissance qu'elle paraissait avoir de mon coeur ne me semblait pas le résultat des remarques que mes extravagances la mettaient à même de faire journellement: j'y voyais la puissance d'un art que je m'étais en vain efforcée de mépriser jusqu'alors.
J'avais l'habitude de placer près de mon lit quelques volumes de choix; et la lecture du soir a toujours eu le plus grand charme pour moi. Ursule avait mis la veille à ma proximité tous les livres qu'elle avait trouvés dans les poches de notre berline de voyage. Contre mon ordinaire, je n'avais point lu avant de me livrer au sommeil; le hasard plaça sous ma main, dès qu'il fit jour, un cahier transcrit par moi-même, et sur lequel j'avais traduit en italien des maximes et des pensées détachées. Quel fut mon étonnement lorsque je l'ouvris à ce passage:
In van del genio il lume immortal ci fa guida;
Sogni, fantasime, e di terror motive son del volgo le delizie[4].
Je relus plusieurs fois ces deux lignes qui choquaient, par circonstance, si directement ma vanité. Sans prétendre à une grande supériorité intellectuelle, je ne m'étais cependant jamais crue indigne d'être absolument confondue dans la foule. L'application de la maxime italienne que je venais de lire était humiliante pour moi: il fallait la supporter puisque je la méritais si bien.
Je passai trois jours entiers dans la même agitation et sans permettre à qui que ce fût de pénétrer dans ma solitude. Le seul moment où cet état, pour ainsi dire léthargique, éprouvait quelque modification, c'était celui où l'on m'apportait mes lettres. Quant aux cartes de visite, je ne me donnais pas même la peine de les lire. Il n'y avait alors à Paris qu'une seule personne dont la visite ne pût m'être indifférente, et j'étais bien sûre que cette personne m'écrirait dès qu'elle aurait appris mon arrivée. Peu de jours s'étaient encore écoulés lorsqu'Ursule m'apporta, le matin, un billet dont je reconnus parfaitement l'écriture; c'était celle de D. L., qui me demandait la permission de se présenter chez moi; il m'annonçait sa visite pour le jour même. Je fus transportée de joie en songeant que je pourrais enfin reprendre avec lui les entretiens qui me rendaient naguère encore si heureuse à Lyon. Je donnai l'ordre qu'on laissât entrer D. L. dès qu'il se présenterait.
J'étais occupée à faire garnir d'arbustes et de fleurs la terrasse de mon jardin, lorsqu'on m'annonça la visite que j'attendais. Mes premiers mouvemens sont toujours irréfléchis, et ils révèlent clairement ce qui se passe dans mon coeur. Joyeuse de revoir le seul homme qui possédât le secret de mon amour, je lui tendis la main avec l'expression de l'amitié la plus vive, et je l'entraînai dans un bosquet qui était au fond du jardin, sans songer aux conjectures que cette conduite pouvait faire naître dans l'esprit de mes domestiques. «Que j'ai désiré de vous voir! disais-je avec feu; avez-vous de ses nouvelles? est-il mieux? est-il à Paris? «Oh! de grâce, parlez, parlez vite.
«—Rassurez-vous, madame, il est hors de tout danger; il a été relâché par le gouvernement autrichien, et bientôt il sera à Paris.
«—Que je serai heureuse de le voir! Je vous en supplie, ne manquez pas de m'instruire exactement de son arrivée.»
Toutes ces exclamations sortaient de ma bouche, sans que j'eusse l'idée d'en peser les conséquences. Entraînée par une force irrésistible, il semblait que je fusse devenue sourde et aveugle pour tout ce qui ne flattait pas ma passion. D. L. se garda bien de ne pas mettre à profit mon délire pour m'attirer encore plus près de l'abîme: par des faits authentiques adroitement combinés avec de grossiers mensonges, il sut exalter ma tête, au point que je le conjurai de se charger d'une lettre pour Ney. Cet oubli de toutes les convenances me mit entièrement à sa discrétion: la familiarité plus marquée de ses manières put dès-lors me faire soupçonner combien il se sentait déjà d'empire sur moi; mais il ne m'était plus possible de revenir sur mes pas: je continuai de marcher dans une route dont le terme était l'accomplissement de mes plus chères espérances. J'invitai D. L. à déjeuner: il s'en défendit d'abord, j'insistai en lui disant que je voulais causer avec lui de ses propres affaires. On nous servit à déjeuner dans le jardin même. Joseph, ce domestique de Moreau, dont j'ai déjà plus d'une fois prononcé le nom, était accoutumé depuis long-temps à mes façons d'agir; il n'éprouva donc aucune surprise de ce tête-à-tête avec un étranger. Dans la suite, lorsque mes extravagances eurent autorisé les soupçons les plus injurieux, Joseph persista toujours à soutenir l'innocence de mes relations personnelles avec D. L.: il avait jugé, au premier abord, que cet homme abusait étrangement de ma faiblesse et de ma bonté; mais il le trouvait avec raison beaucoup trop laid pour croire que je lui eusse jamais rien accordé qu'une confiance irréfléchie.
D. L. sentait parfaitement, comme je l'ai dit, tous les avantages que lui donnait sur moi mon extravagance; il profita du trouble où j'étais pour me faire mille contes plus invraisemblables les uns que les autres au sujet de sa mère et de sa soeur. En tout autre position il lui eût sans doute été plus difficile de me tromper; mais j'étais disposée à le croire en tout sur parole: je promis donc d'aller rendre visite à sa famille; il me promit de son côté que sa seconde visite ne se ferait pas long-temps attendre.
Bien des femmes pensent que les mesures de prudence ne sont jamais nécessaires dans leurs rapports avec un homme qui ne touche en rien leur coeur. Moi-même je le croyais aussi, et je recevais chaque jour, sans mystère ni prétention, un homme que je n'aimais pas, mais dont les visites avaient cependant un but coupable. Je manquais donc aux devoirs de la reconnaissance; je trahissais la confiance que Moreau avait mise en moi, et je justifiais à l'avance tous les soupçons que pouvait faire naître mon étrange manière de vivre.
Je me garderai bien de raconter en détail toutes les ruses employées par D. L. pour m'amener à donner tête baissée dans le piége où j'étais moi-même si empressée de me précipiter. Ce récit n'aurait rien d'intéressant; il ne servirait qu'à fournir de nouvelles preuves de mon aveuglement et de mon inconcevable crédulité.
Huit jours s'étaient à peine écoulés que D. L. était déjà maître de toutes mes actions, et qu'il avait en sa possession une lettre assez imprudente pour me perdre entièrement dans le coeur de Moreau si jamais je tentais de me soustraire à la funeste influence de mon conseiller.
Toujours enfermée chez moi, je n'y recevais que D. L. Il jouissait dans la maison de toutes les prérogatives qu'aurait pu donner une amitié de vingt années. D. L. était trop adroit pour jamais se permettre un mot ou même un regard qui pût me faire soupçonner qu'il avait quelque prétention à me plaire. Il se bornait à prendre avec moi le ton d'une familiarité amicale qui me choquait intérieurement, mais dont je n'osais m'offenser tout haut dans la crainte d'offenser moi-même un homme que j'avais déjà tant d'intérêt à ménager.
J'étais descendue à Chaillot sous le nom de madame Moreau: mes passe-ports déposés à la préfecture faisaient foi que la femme du général Moreau était arrivée d'Italie. Je reçus donc grand nombre de visites de politesse et de curiosité; mais personne n'était reçu: les invitations m'arrivaient également de toutes parts; elles restaient également sans réponse. Alors commencèrent les suppositions, les on dit. Je l'avais prévu: mais ma résolution était bien prise; je ne craignais plus de sortir de l'obscurité à laquelle je semblais me condamner depuis mon arrivée, et je voulais acheter, même au prix du plus éclatant scandale, mon indépendance absolue.
Une lettre que m'écrivit Moreau me fit cependant faire quelques réflexions; toutefois, je l'avouerai à ma honte, ces réflexions ne portèrent aucune atteinte aux chimères de mon imagination. Tous les projets dont il me faisait part, et qu'il avait conçus uniquement dans l'intérêt de mon bonheur à venir, me devenaient importuns. Je ne me sentais plus assez forte pour supporter les liens d'une union durable: ma chaîne me semblait chaque jour plus pesante, et j'étais bien résolue à la secouer.
Mes parens avaient écrit directement à Moreau: pleins d'estime pour son caractère, ils confiaient à son honneur le soin de me replacer dans la position sociale dont je n'aurais jamais dû déchoir. «Tu vois, ma chère Elzelina, m'écrivait Moreau en me communiquant ces nouvelles, que si la guerre m'épargne, nous aurons à faire ensemble un voyage tout pacifique en Hollande: tu connais mes sentimens pour ta famille. Je serai fier de lui appartenir de plus près en te consacrant un jour ma vie par des liens indissolubles.»
Au même instant où je recevais la lettre de Moreau, il m'en arriva une autre d'une de mes cousines qui n'avait jamais entièrement rompu sa correspondance avec moi. Elle me confirmait ce que Moreau venait en partie de m'apprendre, que ma famille fort adoucie et calmée par les renseignemens qui lui arrivaient de toutes parts sur la considération dont m'environnait le général et la probabilité qu'il me choisirait pour épouse, se disposait à faire, d'accord avec la famille de Van-M***, des démarches auprès de mon mari, pour obtenir de lui qu'il demandât une séparation définitive. Van-M*** était alors à Surinam où les intérêts de sa fortune l'avait forcé de faire un voyage; mais on s'était pressé de lui écrire, et l'on paraissait bien décidé à ne pas perdre un seul instant pour terminer cette affaire.
La lettre de ma cousine me mit hors de moi! Dans la détermination de ma famille je voyais moins le désir de me rendre une position honorable que l'intention de me remettre, pour ainsi dire, en sa puissance. Cette idée m'était insupportable; je m'indignais à la seule pensée qu'on voulait encore une fois me ravir ma liberté et m'imposer des devoirs que mon caractère repoussait plus que jamais. Dans l'état d'exaltation où m'avait plongée la lecture de ces deux lettres je mis la main à la plume, et j'écrivis sur-le-champ en ces termes au président du consistoire de l'église réformée d'Amsterdam:
«MONSIEUR LE PRÉSIDENT,
«—J'apprends, par voie indirecte, que ma famille a cru devoir faire des démarches auprès de M. Van-M*** pour amener promptement la rupture définitive d'un lien qu'il a tant de motifs de détester. Je m'adresse à vous, monsieur le président, comme au chef de la religion qui a consacré ce lien malheureux, pour vous déclarer que, prête à reconnaître et à confesser de nouveau la gravité de mes torts, je me soumettrai, sans aucune condition, à toute demande de divorce faite par M. Van-M**, directement et de sa propre volonté; mais en même temps je me déclare étrangère et formellement opposée à toute démarche qui tendrait à obtenir son consentement pour rompre notre union: je déclare encore que je renouvelle ici le serment que je lui ai déjà fait à lui-même, de ne jamais donner ma main à un autre époux.
«Daignez, monsieur le président, prendre acte de ces deux déclarations qui renferment ma volonté formelle, et en instruire ma famille comme celle de M. Van-M***: vous préviendrez par là une démarche inconsidérée, qui n'est propre qu'à renouveler des souvenirs scandaleux dans l'opinion publique, et à réveiller dans le coeur de M. Van-M*** des regrets dont je me trouve peu digne, mais dont je veux, autant qu'il sera en moi, lui adoucir l'amertume. Je ne retournerai jamais en Hollande; je ne demande désormais à ma famille que de m'oublier, et de me laisser jouir d'une indépendance si chèrement achetée.»
Cette lettre faite et cachetée, j'écrivis en ces termes à ma cousine:
«Ma chère Anna, ta lettre m'afflige, parce qu'elle me met en position d'affliger de nouveau ton coeur toujours si bon pour moi. Je viens d'écrire à M. le président du consistoire: le contenu de ma lettre te sera révélé par la tempête qu'elle ne peut manquer d'exciter dans la famille; mais quel vertige s'est donc emparé de nos parens? comment ont-ils pu croire que moi, qui n'ai pas su être heureuse avec le meilleur et le plus estimable des hommes, je veuille, après tant de fautes graves, tant de torts irréparables, donner à un autre le droit de m'en punir? et certes, cela ne pourrait manquer d'arriver tôt ou tard. Ne va pas me dire que je n'ai rien à redouter, en ce genre, de celui qu'on voudrait voir mon époux: personne ne connaît et n'apprécie mieux que moi toute la noblesse de son ame; mais enfin il est homme.
«D'ailleurs, ma chère Anna, pourquoi feindre avec toi? je n'ai pas d'amour pour le général Moreau; et l'amour seul aurait pu vaincre ma répugnance à m'enchaîner par une nouvelle union. Moreau lui-même a pu d'abord ne pas rejeter une telle idée; mais il ne saurait songer sérieusement à exécuter ce projet. Nos parens s'agitent donc mal à propos. Est-il en effet probable que, placé dans la plus haute position sociale, il veuille heurter de front les préjugés reçus, en donnant son nom à une femme divorcée, à une femme dont il connaît les égaremens, puisqu'il en a profité? Que cette illusion ait pu éblouir des parens qui vivent éloignés du pays que nous habitons, qui n'en connaissent ni les opinions, ni les moeurs, je le conçois; mais il est important de faire évanouir tous ces rêves; c'est dans ce but que j'ai dû écrire au président du consistoire.
«Maintenant, ma chère amie, parlons de toi et de ta pauvre soeur Maria. Ce que tu me dis de son état m'afflige; et je voudrais apprendre qu'elle a enfin recouvré la paix de l'âme et la santé du corps. Pourquoi ne l'avoir pas accompagnée à Spa? Un médecin et votre triste demoiselle de compagnie, voilà des gens bien faits pour porter remède aux peines du coeur, et surtout d'un coeur tel que celui de Maria!
«Tu me demandes des détails sur l'Italie et sur mes triomphes; je te parlerais volontiers de mon pays qui m'est si cher; quant à mes triomphes, je les passe sous silence: mon voeu le plus cher est que tu n'en obtiennes jamais de semblables; ce voeu est le plus fort témoignage que je puisse te donner de ma tendre et sincère amitié.
«Écris-moi souvent; étrangère désormais à la Hollande, repoussée par ma famille, je te demande, mon Anna, de me prouver que je n'ai pas tout perdu, puisqu'il me reste encore l'affection de mes chères cousines.
«ELZELINA.
«Je t'adresse une boîte destinée à ma bonne mère; tu l'enverras à la baronne Van-Per***, qui se chargera de la remettre: c'est la meilleure amie de ma mère; elle a long-temps été la mienne, et j'aime à penser qu'elle me garde encore un souvenir. Ma mère reste, vis-à-vis de moi, dans un silence qui me tue. Ma lettre au président va, je le sens, ajouter à sa colère: Anna, tâche de la voir et de la fléchir en ma faveur. Je lui envoie une vue du château où naquit mon père[5]; si la note que j'ai placée au bas de ce petit tableau ne l'émeut pas, ma cause est à jamais perdue.
«Ma chère Anna, je joins à cet envoi un collier et des bracelets, que je te prie de porter en mémoire de moi. Je prie également Maria d'accepter un camée représentant une tête de Niobé. Tâchez d'arranger si bien les choses, que les dignitaires de la famille ne se doutent pas que ce sont là les dons de votre cousine réprouvée, et qui vous aimera jusqu'à son dernier soupir.»
Quand j'eus fait partir toutes ces lettres, je me trouvai plus tranquille; et D. L., en ramenant nos entretiens sur les pensées qui flattaient le plus mon imagination, sut me distraire des souvenirs qui s'étaient tout à coup réveillés en moi.
CHAPITRE XXXIX.
M. de La Rue.—Madame Amelin.—Jalousie extravagante.—Adresse de D. L.
Ma confiance dans mon perfide conseiller augmentait de jour en jour; déjà il avait obtenu de ma crédulité des sommes assez considérables, destinées à réparer les malheurs imaginaires de sa famille supposée; et le jour même où j'avais écrit en Hollande, il avait encore reçu de moi trois billets de cinq cents francs. Jamais il ne m'était venu à l'esprit de faire valoir les fonds que Moreau mettait à ma disposition bien au-delà de mes besoins. D. L. me suggéra cette idée avec l'intention, comme on le pense bien, d'en profiter pour son propre compte. Je lui remis à cette époque huit cents louis en or: il m'en rendit peu de temps après la moitié, dont j'avais besoin pour subvenir aux dépenses de ma maison: quant à l'autre moitié, il voulait, disait-il, la placer avantageusement. Je lui donnai l'autorisation nécessaire, et je ne voulus pas même lui demander un reçu: jamais il ne m'a restitué une obole; et lorsque bien des années plus tard, je fus obligée de recourir à lui dans mes malheurs, j'obtins avec la plus grande peine qu'il me prêtât trois mille francs, en stipulant d'énormes intérêts qu'il retint d'avance.
Après avoir fermé pendant long-temps ma porte à tout le monde, je sentis enfin la nécessité de recevoir quelques visites. Ce fut alors que je fis, pour la première fois, la connaissance de M. de La Rue; banquier de Moreau, et beau frère du fournisseur Solié, dont il a déjà été question dans ces Mémoires. M. de La Rue était un homme tout-à-fait insignifiant, également dépourvu de grands défauts et de qualités marquantes: son intelligence ne franchissait jamais les bornes de la science des chiffres, et sa conversation, n'avait comme on peut le penser, rien de très propre à me distraire. Dès sa première visite, il m'annonça qu'il avait reçu au général l'ordre de m'ouvrir un crédit illimité; puis il me demanda la permission de m'amener madame de La Rue, qui ambitionnait l'honneur de se lier avec l'épouse du général Moreau.
M. de La Rue était compatriote de Moreau, qui lui accordait de l'estime: c'était au fond un brave homme, trop occupé de ses affaires pour se mêler jamais indiscrètement de celles d'autrui. Sa femme n'avait, à beaucoup près, ni la même discrétion ni la même tranquillité d'humeur. Elle était fort remuante, exerçait sur son mari un grand ascendant; et dans les premiers temps de mon intimité avec Moreau, elle avait poussé M. de La Rue à tenter de me nuire dans l'esprit du général. Moreau m'avait instruite de ces petites machinations à l'époque de notre départ pour l'Italie. Il est à remarquer qu'à cette époque même j'habitais Passy. M. ni madame de La Rue n'ignoraient pas qu'aucun lien légitime ne m'attachait à Moreau; ils savaient fort bien aujourd'hui que rien n'était changé dans ma position, et cependant ils n'hésitaient pas à me donner un titre auquel je n'avais aucuns droits.
J'éprouvai une joie maligne eh voyant leur orgueil s'abaisser à une démarche qui contrariait si bien leurs mauvaises dispositions pour moi. Cependant, comme je savais, de science certaine, que leurs sentimens à mon égard étaient toujours les mêmes, je rejetai, aussi poliment que possible, la demande de M. de La Rue; je lui dis que mon intention était de continuer à vivre dans la retraite, et que je le priais de m'excuser auprès de sa femme. Quant à la nouvelle preuve de confiance que me donnait Moreau, j'en exprimai la plus vive reconnaissance. M. de La Rue, après m'avoir fait encore quelques observations banales, se retira un peu plus mon ennemi qu'il ne l'était en arrivant chez moi.
D. L. vint dans la journée; je lui contai en détail mon entrevue avec M. de La Rue, et surtout j'eus l'imprudence de ne pas lui cacher la générosité de Moreau envers moi: j'en étais fière, parce que je sentais que mon désintéressement m'en rendait digne. Notre conversation roula sur monsieur et madame de La Rue. D. L. me donna une infinité de détails sur l'intérieur de ce ménage, et sans avoir jamais vu de près les deux époux, je me trouvai bientôt parfaitement au fait de tout ce qui les concernait. Les remarques de D. L. étaient malignes; mais elles n'outraient rien, et les physionomies étaient peintes d'après nature: je fus à même de m'en convraincre plus tard. Avec plus de prudence et de réflexion, j'aurais pu profiter de ces renseignemens pour déjouer les machinations qu'on dirigea contre moi; mais il était dans ma destinée de courir à ma perte, sans me ménager jamais aucune voie de salut.
La conversation de D. L. m'avait tout-à-fait mise en belle humeur: je lui proposai de faire avec moi une promenade à cheval; il accepta sans hésiter. Tandis qu'on préparait les chevaux, j'allai changer de costume, et un quart d'heure après, nous courions au grand galop sur la route du bois de Boulogne.
Madame Amelin passait à cette époque pour la plus habile écuyère, et la première danseuse de Paris; elle était cependant très petite et d'ailleurs assez mal prise dans sa taille: sa figure était dépourvue d'agrément; mais elle avait dans la démarche une hardiesse qui suppléait aux défauts de sa personne. Ma taille me donnait sur elle un avantage incontestable. J'avais de plus reçu, dès mon enfance, d'excellens principes d'équitation de mon père lui-même, l'un des plus habiles écuyers qu'il fût possible de rencontrer. J'aimais passionnément l'exercice du cheval, et la confiance que j'avais acquise dans mon adresse, me donnait une témérité pour le moins égale à celle de madame Amelin: cette témérité me valut une réputation; et ma réputation établit entre cette dame et moi une rivalité dont nos pauvres chevaux eurent à souffrir plus d'une fois.
Je la rencontrai, pour la première fois, ce jour-là; elle était accompagnée de M. de Montholon et de deux autres jeunes gens à la mode: le cheval anglais que je montais, et qui était de la plus grande beauté, sauta, facilement la barrière qui séparait la pelouse du Ranelagh, de la route de Passy. Le cheval de D. L. s'abattit, parce que le cavalier n'était pas fort habile, et ne l'avait pas tenu assez, en bride. En un clin d'oeil je mis pied à terre, et passant la bride à mon bras, de l'autre main j'aidai D. L. à se dégager et à relever sa monture. La promptitude avec laquelle je m'étais jetée à bas de mon cheval annonçait tant d'habitude et d'assurance, que les regards de madame Amelin qui passait près de nous en ce moment, se fixèrent sur moi pour ne plus me quitter. Elle s'avança; les compagnons de sa promenade m'offrirent avec empressement, pour moi et pour mon chevalier, des avis heureusement inutiles; mais la conversation était engagée naturellement, et l'on avait trouvé l'occasion de satisfaire une curiosité très vive. M. de Montholon me connaissait; l'accueil qu'il reçût, lui prouva que j'avais du plaisir à le revoir: Madame Amelin me parut un peu contrariée du plaisir que lui-même semblait trouver à m'avoir rencontrée; mais elle savait trop bien se maîtriser elle-même pour ne pas réussir à dissimuler ce qu'elle voulait qu'on ignorât.
Nous nous promenâmes, quelque temps ensemble; nos chevaux luttèrent de vitesse: le mien eut tous les honneurs de la course; enfin, nous nous séparâmes à la grille d'Auteuil, et je repris par ce village avec D. L. la route de Chaillot.
Mon compagnon avait la physionomie si maussade depuis quelques minutes que je crus devoir lui demander les motifs de sa mauvaise humeur: il prétendit d'abord que la chute qu'il venait de faire avait seule dissipé sa gaieté. Le fait est que la rencontre de madame Amelin l'avait, je ne sais pourquoi, vivement contrarié.
Il me parla de cette dame en termes peu favorables: je répondis en prenant vivement sa défense; mais, le génie infernal de cet homme lui souffla aisément les moyens de me ranger soudain de son avis.
«Il ne fallait pas, disait-il, attribuer à un sentiment de malveillance l'opinion qu'il venait d'émettre sur le compte de madame Amelin. Il l'avait connue dans une maison mixte où il rencontrait aussi le général Ney. Le général lui-même avait eu avec elle quelques relations, dans lesquelles elle s'était rendue, à son égard, coupable des torts les plus graves. Il ne pouvait pas voir d'un bon oeil cette femme dont Ney avait eu tant à se plaindre.»
Ces paroles me jetèrent dans un trouble inexprimable; mes questions devinrent plus pressantes: je voulais savoir si Ney avait réellement aimé madame Amelin. «Pour de l'amour, me dit D. L., je ne crois pas qu'elle lui en ait jamais inspiré, mais elle a été l'objet de sa préférence momentanée.
«—Il ne m'aimera donc jamais? m'écriai-je, moi qui n'ai avec elle aucun trait de ressemblance.»
En prononçant ces mots, je tremblais de tous mes membres; ma rivale me semblait redoutable sous bien des rapports; j'éprouvais tous les tourmens de la plus déraisonnable jalousie; je m'affligeais démesurément d'une liaison qui n'existait même plus entre une femme que je ne connaissais pas, et un homme que j'avais seulement entrevu, et sur les affections duquel je n'avais aucun droit.
Je rentrai chez moi triste et chagrine: par la manière dont je congédiai D. L., il devina qu'il m'avait déplu. Le lendemain je reçus de lui le billet suivant:
«Madame, s'il n'eût été inconvenant de me présenter chez vous à une heure indue, rien ne m'aurait empêché de partir pour Chaillot à dix heures du soir. Un de mes amis, arrivé hier même de Giessen, m'a donné une infinité de détails, dont le moindre ne saurait être indifférent pour vous. Vous annoncer que mon ami vient de Giessen directement, c'est vous dire assez de qui j'ai à vous entretenir: j'aurai l'honneur de vous voir, si vous le permettez, aujourd'hui même dans la matinée.»
Quand D. L. arriva, j'avais déjà commis toutes les imprudences qui pouvaient me compromettre près de mes domestiques, dont ma préoccupation visible ne pouvait manquer d'exciter les soupçons. Chaque fois qu'on avait mis en mouvement le marteau de la porte, j'étais sortie de mon appartement, et je m'étais établie, pour quelques minutes, dans le vestibule où je ne faisais ordinairement que passer. Dès que j'aperçus D. L. je courus au devant de lui, et je lui adressai le reproche de ne pas être revenu dès la veille au soir, puisqu'il avait quelque communication à me faire. Je l'entraînai ensuite dans le jardin, où je le pressai de mille questions. Il m'apprit qu'un de ses amis les plus intimes, arrivé la veille même au soir de l'armée, lui avait donné, du général Ney, les nouvelles les plus rassurantes. Ney attirait de plus en plus tous les regards sur lui. À peine rendu à la liberté et à sa patrie, il venait déjà de se distinguer par les plus beaux faits d'armes. Je brûlais de voir et d'interroger moi-même cet officier: D. L. n'en pouvait douter; mais il voulait que la proposition vînt de moi; je la lui fis enfin, et nous convînmes ensemble qu'il m'amènerait son ami le lendemain.
Avant mon départ pour Milan, j'avais, comme on sait, habité Passy. Le logement que j'y avais occupé était meublé avec l'élégance la plus recherchée, et, en partant, j'avais commis un homme de confiance à la garde de la maison et du mobilier. Depuis mon retour, sentant qu'il m'était inutile de conserver un loyer aussi cher, j'avais pris la résolution de faire transporter bientôt à Passy tous mes meubles de Chaillot; mais l'embarras de placer convenablement ce brillant superflu dans une maison si étroite et si abondamment pourvue de toutes les nécessités de la vie, m'avait forcé de différer jusqu'alors le déménagement projeté. J'avais résolu de le fixer au lendemain même, lorsque la dépêche de D. L. m'était arrivée et avait détourné brusquement mon esprit de tous les soins du ménage.
Comme j'avais demeuré long-temps seule à Passy, et que le bail avait été souscrit par moi, en mon nom, je m'y croyais plus véritablement chez moi que dans la maison de Chaillot. Ce fut par ce motif que j'indiquai pour le lendemain, à Passy, l'entretien que j'avais promis à D. L. et à son ami. Il me semblait qu'à Chaillot, dans la maison même de Moreau, je devais avoir bien plus de scrupule à causer avec une tierce personne de l'homme qui lui enlevait peu à peu, sans le savoir, tous ses droits sur mon coeur. Par une singulière contradiction, je n'éprouvais point ce scrupule dans mes conversations journalières avec D. L.; je ne pouvais cependant m'en affranchir vis-à-vis d'un homme qui m'était inconnu.
D. L. accueillit mon idée: je lui donnai un ordre écrit pour mon gardien de Passy; et il se chargea de tous les soins à prendre pour que le lendemain mon pavillon fût parfaitement en état de nous recevoir.
Qu'on me pardonne ces détails; tout futiles qu'ils sont en apparence, je dois les donner à mon lecteur, car ils sont propres à expliquer quelques uns des griefs qu'on m'imputa plus tard auprès de Moreau.
CHAPITRE XL.
L'ami de D. L.—Une représentation de Talma.—Rencontre au spectacle.
Au nombre des personnes qui s'étaient fait inscrire chez moi se trouvait M. Lhermite, que j'avais refusé positivement de voir lors de mon passage à Lyon. Il ne pouvait révoquer en doute mes dispositions à son égard; et j'avais saisi toutes les occasions de les lui faire connaître. Mais, doué tout ensemble d'une excessive impudence et d'une opiniâtreté sans égale, il allait toujours droit à son but, qui était de s'introduire chez moi, sans s'inquiéter des impolitesses qui pouvaient l'y attendre encore.
Le lendemain, au moment où j'allais monter en voiture pour me rendre à Passy accompagnée d'Ursule, le cabriolet de Lhermite s'arrêta devant ma porte: pour cette fois, il fallut bien le recevoir. Sa visite fut courte; mais il sut mettre à profit le peu de minutes que j'avais à lui donner. Il me supplia de lui accorder, le lendemain, nouvelle et plus longue audience.
Il avait, disait-il, à m'entretenir d'une personne digne de tout mon intérêt, plongée, pour le moment, dans un chagrin profond, et qu'un mot de ma bouche pouvait encore rendre au bonheur.
Je ne pouvais souffrir cet homme; mais son langage peignait si bien une sincère inquiétude, que je n'hésitai pas à lui donner, comme il le demandait, rendez-vous pour le lendemain à midi. Il me quitta et je fus enfin libre de partir pour Passy.
À peine y étais-je depuis une demi heure que D. L. et son ami arrivèrent. Cet ami me parut, au premier abord, un homme des plus ordinaires et du plus mauvais ton: je fus tout d'un coup désenchantée. Rien de plus emphatique tout à la fois et de plus grossier que le ton de sa conversation. Aveugle comme je l'étais encore sur le compte de son introducteur, il ne me vint pas à l'esprit que cet individu pouvait bien n'être qu'un militaire de la fabrique de D. L.; il fallait toutefois qu'il m'inspirât une répugnance bien grande, puisque je ne pouvais comprimer l'expression de mon mécontentement lors même qu'il prononçait le nom de Ney toujours accompagné dans sa bouche des épithètes les plus boursouflées.
D. L. s'aperçut aisément de l'impression qu'un tel homme avait produite sur moi: ma mauvaise humeur croissait d'instant en instant, et je craignais de ne pouvoir me contenir dans les bornes de la politesse. Les choses en vinrent au point que, pendant le déjeuner, je ne pus prendre sur moi d'adresser une seule question à cet homme que j'avais si ardemment désiré voir.
Ce triste repas finit enfin à ma grande satisfaction. Je résolus de me débarrasser, le plus promptement que possible, de mon déplaisant convive; je lui fis clairement entendre que j'étais obligée de lui faire mes adieux, pour donner des ordres et vaquer aux soins de mon déménagement; mais le personnage, au lieu de comprendre ma pensée, m'offrit ses services pour cette opération et sans même attendre ma réponse, il mit la main à l'oeuvre en aidant mes domestiques à enlever quelques gros meubles. Il mettait à tout cela une dextérité surprenante: je ne revenais pas de mon étonnement; D. L. lui-même paraissait fort embarrassé. Comme mes instances ne pouvaient vaincre l'obstination de son aide-de-camp à se rendre utile, comme il disait lui-même, je fis signe à D. L. de me suivre dans le jardin; et là, je lui exprimai, sans plus de contrainte, à quel point j'étais mécontente d'avoir permis qu'il me présentât un tel personnage.
Au moment même où je lui adressais ces reproches, l'officier prétendu traversait le vestibule, pliant presque sous le poids d'un énorme trumeau qu'il avait été chercher dans un étage supérieur. «Voyez donc votre héros, dis-je à D. L., si vous le laissez faire, il ira tout droit porter à Chaillot ce meuble énorme, comme autrefois Samson alla déposer sur une haute montagne les portes de Gaza.» D. L. ne savait comment répondre. On servit le café: notre convive ne manqua pas d'en venir prendre sa part, les manches retroussées au dessus du coude, dans le négligé le plus galant. Pour ne point embarrasser plus long-temps D. L., je résolus de prendre la chose gaiement; peut-être arriverais-je plus aisément par là à me débarrasser de cet importun. Il fut si touché des remercîmens ironiques que je lui adressai pour les peines qu'il s'était données, que j'eus toutes les peines du monde à l'empêcher de continuer jusqu'à la fin du jour son office de porte-faix. D. L. me seconda de son mieux, et au bout d'un quart d'heure j'eus enfin la satisfaction de les voir partir tous les deux.
Ainsi s'écoula cette ennuyeuse matinée. Je restai à Passy jusqu'à près de six heures. Alors, pour dissiper ma mauvaise humeur, je me fis reconduire à Chaillot, d'où j'allai dîner aux Champs-Élysées, suivie d'Ursule: après le dîner, je résolus d'aller passer ma soirée au Théâtre-Français, accompagnée seulement d'Ursule. On donnait Épicharis et Néron; je goûtai, à cette représentation, un plaisir auquel je ne m'étais pas attendue, celui d'observer l'impression que le talent d'un grand acteur devait produire sur une ame neuve comme celle d'Ursule, à la jouissance du spectacle. Ursule avait reçu de la nature une grande finesse d'esprit; mais aucune éducation n'avait cultivé ses dispositions naturelles; elle parlait à peine le français: il était donc probable que la tragédie l'ennuierait. Je me croyais même obligée de lui adresser quelques paroles de consolation, lorsque Talma parut sur la scène. À l'aspect de cette physionomie si belle et si tragique, aux accents de cette voix sombre et vibrante, elle saisit ma main, et laisse échapper un cri d'admiration involontaire; puis, avec cette expression propre aux Italiennes: «Sentir quel genio e non goder, dit-elle, che sarei dunque!»
Nous étions placées aux premières loges; l'élégance de ma toilette, la figure étrangère d'Ursule, avaient déjà plus d'une fois attiré les regards sur nous. L'approbation bruyante de cette jeune fille redoublait l'attention des curieux du parterre et du balcon. Dans l'entr'acte, elle m'exprima plus librement son admiration: je lui promis, puisqu'elle sentait si bien les beautés de la scène française, de l'amener quelquefois au spectacle quand j'y viendrais. «Carissima padroncina!» s'écria-t-elle aussitôt; puis, dans un élan d'enthousiasme, elle me sauta au cou, avant que j'eusse pu prévenir ce témoignage intempestif de sa joie et de sa reconnaissance. Je la grondai avec douceur, car j'avais bonne envie de rire, et je concevais d'ailleurs très bien l'exaltation momentanée de son esprit.
La vivacité des gestes d'Ursule n'avait point échappé à quelques spectateurs dont les regards étaient depuis long-temps fixés sur notre loge. Leur curiosité allait toujours en augmentant, et ils paraissaient bien plus occupés de nous que de ce qui se passait sur la scène. Ursule n'avait pas précisément le négligé d'une soubrette. Des yeux même assez exercés auraient bien pu voir en elle une dame; car sa toilette ne différait de la mienne que par la simplicité: elle n'était pas jolie, mais sa jeunesse, l'élégance de sa taille, la vivacité de son regard, ses cheveux du plus beau noir, méritaient quelque attention. Tout cela contrastait parfaitement avec mes yeux bleus et mes cheveux blonds. On eût pu croire que ma coquetterie avait à dessein ménagé ce contraste qui frappait certainement la plupart de nos admirateurs. En sortant de ma loge, toujours suivie d'Ursule, je me trouvai au milieu d'un groupe d'hommes qui se pressaient sur nos pas avec une curiosité très flatteuse sans doute, mais aussi fort embarrassante. «C'est madame Moreau,» s'écrie tout à coup quelqu'un qui se trouvait en ce moment à quelque distance de nous; et aussitôt un des jeunes gens que j'avais naguère rencontrés au bois de Boulogne, dans le cortége de madame Amelin, se fait jour jusqu'à moi. Il m'offre son bras que j'accepte avec plaisir, car la foule était immense, et nous gagnons le péristyle où se réunissent, à la fin du spectacle, les gens à équipage. Ce fut là que ma vanité obtint un triomphe vraiment flatteur. Mon chevalier me conduisit, de l'air le plus respectueux, à une banquette qui était encore vacante: pour aller m'y asseoir, il fallut traverser le cercle des personnes qui attendaient, là leurs voitures. J'étais la dernière arrivée; ma jeunesse, l'élévation peu ordinaire de ma taille et l'éclat de mon teint fixèrent sur moi tous les yeux. Je dois dire, à la louange des dames françaises, que là, comme nulle part en France, je n'entendis une de ces restrictions désobligeantes qu'en tout autre pays les femmes ont coutume d'apporter aux éloges qu'on adresse à la beauté. Comme je m'avançais vers la porte, une petite femme très jolie, s'avançant trop vivement vers moi, par l'effet de la curiosité, marcha sur le bas de ma tunique, et, en la déchirant, perdit l'équilibre; de telle sorte que, pour l'empêcher de tomber, je fus obligée de la soutenir. Les excuses et les remercîmens qu'elle m'adressa semblaient partir d'une ame ardente. Elle avait avec elle une petite fille d'environ trois ans, belle comme le jour, et qui paraissait fort effrayée. Après l'avoir caressée, je la remis entre les mains d'Ursule, et je pris le bras de la jeune dame: ce bras tremblait assez fort, et la dame paraissait au moins fort intimidée. «Si vous n'avez pas de voiture, lui dis-je, madame, permettez-moi de vous reconduire chez vous dans la mienne.»
À ces mots, je sentis mon écuyer me presser le bras légèrement, comme pour me faire sentir que je commettais une imprudence. Cette jeune femme m'avait intéressée au premier abord; j'avais d'ailleurs si bien l'habitude de n'écouter que mon coeur et ma tête, que je trouvai presque mauvais l'avertissement indirect qu'on venait de m'adresser. Je renouvelai mes offres, qui furent enfin acceptées, non sans, une grande hésitation et sans un embarras manifeste de la part de la jeune dame.
Quoique sa parure fût à la fois élégante et modeste, je supposai qu'elle était d'un état et d'un rang à se tenir pour fort honorée de ma proposition et je mis tout en oeuvre pour dissiper la gêne excessive qu'elle paraissait éprouver; mais je ne pus, malgré toutes mes politesses, obtenir ce résultat.
Il y avait encore beaucoup de monde sous le péristyle lorsque nous montâmes en voiture. J'étais uniquement occupée de la nouvelle rencontre que je venais de faire: et cette préoccupation me rendait, en quelque sorte, sourde et aveugle pour tout ce que je pouvais entendre ou voir autour de moi. Je n'entendis donc pas les chuchotemens, les demi-mots; je ne vis pas les regards étonnés de toutes les personnes qui m'entouraient, et je donnai, jusqu'au bout, sans m'en douter, un scandale dont plus tard la malveillance se servit comme d'une arme victorieuse contre moi.
La petite dame que j'avais fait monter dans ma voiture demeurait rue du Helder. Toute gênée qu'elle était nécessairement par la présence d'Ursule, elle sut me faire entendre, avec une délicatesse que je ne pus m'empêcher de trouver touchante, qu'elle craignait de me voir au regret de mes honnêtes procédés, lorsque je connaîtrais mieux celle qui en était l'objet. J'éprouvai non pas des regrets, mais une sorte d'éloignement que je ne tardai pas à me reprocher, car l'accent de cette femme était celui d'une ame honnête et accablée sous le poids de l'opprobre et du malheur. «Je suis bien malheureuse,» me dit-elle à voix basse et comme malgré elle. Ces mots, prononcés avec l'accent d'une vraie douleur, achevèrent de m'inspirer, pour celle qui les prononçait, la compassion et l'intérêt le plus vif; je l'invitai à m'écrire le lendemain, à m'exposer avec franchise sa situation, à me faire part enfin des projets qu'elle pouvait former pour l'avenir.
Après avoir entendu ce que je venais de lui dire: «Ah! madame, s'écria-t-elle, que de bontés!» Puis elle saisit ma main qu'elle abandonna aussitôt, comme si elle se fût crue indigne de la toucher. «J'irai vous voir, lui dis-je en retenant doucement la sienne. Comptez sur ma promesse, et soyez bien sûre qu'aucune considération humaine ne pourrait m'empêcher de vous témoigner l'intérêt que vous m'inspirez.»
Je la quittai, le coeur plein d'une tristesse que je n'aurais pu définir. Pour concevoir l'impression que cette jeune femme avait faite sur moi, il faudrait avoir entendu l'accent de sa voix, ou avoir remarqué la modestie de sa figure et de son langage, qui contrastaient si absolument avec sa position honteuse que je commençais à deviner.
CHAPITRE XLI.
Aurélie m'écrit.—Visite de M. Lhermite.—Sa finesse.—Une visite rue du
Helder.
Le lendemain matin je reçus une lettre d'Aurélie (c'était le nom de ma nouvelle protégée). Cette lettre contenait l'expression des sentimens qui honorent l'âme la plus honnête; jointe à l'aveu d'une conduite qui semble devoir absolument les exclure. Aurélie s'accusait sans détour; elle se regardait comme perdue à jamais, comme indigne d'inspirer même la compassion que je paraissais disposée à lui témoigner; elle parlait de sa vie actuelle avec le ton d'un désespoir qui n'avait rien d'affecté. Il était facile de voir que la corruption n'avait pas pénétré jusqu'à son coeur. Son style plein de naturel, le choix de ses expressions, prouvaient qu'elle disait la vérité lorsqu'elle parlait des soins apportés à son éducation. Le sentiment qui dominait le plus dans sa lettre était l'inquiétude du sort que l'avenir réservait à sa fille: enhardie par ma bonté, elle me parlait des privations affreuses qui, dans l'abîme d'opprobre où elle vivait, venaient s'allier aux apparences si chèrement achetées d'une aisance toute factice. Le langage que je lui avais tenu lui avait rendu toute sa répugnance primitive pour les honteuses ressources dont l'habitude et la nécessité avaient peut-être, chez elle, depuis trois ans, amorti le dégoût. Obligée de payer, au jour le jour, le prix du logement qu'elle occupait, elle pouvait changer de domicile du jour au lendemain; «Dans ce cas, me disait-elle, elle voulait choisir une maison dans laquelle je n'eusse pas à rougir de venir la visiter, si je persistais dans mes généreuses intentions à son égard.»
Je me hâtai de lui répondre en peu de mots que je lui savais gré de sa franchise; que je lui envoyais, dans une boîte qu'elle recevrait des mains de mon domestique, une somme suffisante pour subvenir à ses dépenses pendant un mois. Je lui recommandais de ne pas sortir, de ne voir personne, et je m'engageais à aller la voir le surlendemain pour prendre une résolution définitive sur son avenir et sur celui de son enfant.
Je fis appeler mon fidèle Joseph, et je le chargeai de porter la lettre et la boîte à l'adresse indiquée. Joseph avait pour moi beaucoup d'attachement et de respect: ce respect même l'empêchait de voir jamais dans ma conduite rien qui pût autoriser une supposition défavorable. Cette fois pourtant, à son retour, il se permit quelques observations dont je me gardai bien de paraître offensée. Son langage, dans cette circonstance, était pour moi une nouvelle preuve de la crainte qu'il éprouvait de me voir dupe de ma bonté.
Il était parti à neuf heures; en attendant qu'il revînt, je relus plusieurs fois la lettre de la pauvre Aurélie, et toujours cette lecture me causait un nouvel attendrissement. Joseph était de retour à onze heures; je lui fis, sur la manière dont il s'était acquitté de son message, quelques questions auxquelles il répondit d'un air d'importance assez plaisant, et qui ne lui était point ordinaire. Il ne me dissimula pas sa crainte de voir mes bienfaits mal placés. Dans son langage tout militaire, il caractérisait énergiquement cette classe de femmes à laquelle appartenait malheureusement Aurélie. L'expression de sa reconnaissance, en recevant mes dons, ne pouvait, suivant Joseph, être sincère. Heureusement je connaissais assez déjà cette malheureuse femme pour la juger par mes propres yeux, et n'en croire que le témoignage de mon coeur: ce témoignage lui était entièrement favorable, et je dois dire qu'il ne m'avait point trompé. Joseph était naturellement bon; je n'hésitai donc point à lui apprendre tout ce que je savais déjà sur une femme que je connaissais depuis si peu de temps. Le dédain qu'il avait tout à l'heure manifesté pour elle se changea d'abord en embarras, et bientôt en compassion. Je lui dis alors que lui seul serait mon intermédiaire auprès d'elle, et que ce serait lui qui me conduirait le surlendemain à son domicile. Joseph m'avait écoutée attentivement. Tout glorieux de la confiance que je lui témoignais, il me rendit compte sans emphase ni prévention des renseignemens qu'il avait dû prendre par mes ordres.
Les soins que je m'étais donnés pour Aurélie avaient employé la plus grande partie de la matinée. J'étais dans une disposition d'humeur tout-à-fait gaie, lorsqu'on m'annonça M. Lhermite. Le hasard le servait bien en le faisant arriver à un moment aussi favorable. L'accueil qu'il reçut dut le surprendre agréablement, car il n'y était point habitué de ma part. Lhermite était un homme de beaucoup d'esprit; et sa conversation avait même du charme, lorsque, par hasard, elle n'avait point trait aux intrigues politiques, dans lesquelles il était fort souvent mêlé.
Tout naturellement il sut amener l'entretien sur mon obstination à vivre dans la retraite: il plaidait avec une chaleur très flatteuse pour moi la cause des salons qui, disait-il, désiraient en vain ma présence; puis il arriva à me parler de la personne dont il m'avait déjà entretenue la veille et il m'en parla de manière à exciter vivement mon intérêt et ma curiosité. Il lui importait plus que je ne le pensais alors moi-même de me rapprocher des dames Tallien et Fel***, de me décider à reparaître dans le monde. Pour atteindre son but, il fit jouer tous les ressorts de ma petite vanité féminine; il mit en oeuvre tous les moyens que lui fournissaient et son esprit et la connaissance qu'il avait acquise de mon caractère.
À propos d'une affaire qui l'appelait en ce moment au ministère des relations extérieures, Lhermite me parla comme par hasard du ministre qui était alors chargé de ce portefeuille. Sa haute réputation avait souvent frappé mon oreille, mais jamais son nom n'avait été prononcé devant moi par quelqu'un qui parût le connaître aussi bien. Du fond d'un exil lointain, cet homme d'état s'était en quelque sorte élancé au timon des affaires, dans une république qui avait banni la caste à laquelle il appartenait par sa naissance, aboli les titres et les priviléges dont sa noble famille pouvait plus que tout autre tirer un juste orgueil. Sans sortir de son cabinet, il confondait les projets hostiles des vieilles monarchies de l'Europe contre cette république si jeune encore. Dans le monde, il dominait par le charme de son esprit et la malice de ses reparties.
J'écoutais Lhermite avec une curiosité avide: tout ce qui sort de la ligne commune, tout ce qui m'apparaît sous un aspect extraordinaire me jette dans une sorte d'extase qu'il me serait difficile de définir. J'éprouve le désir de contempler de plus près ce qui étonne mon imagination: aussi ne manquai-je pas d'adresser à Lhermite une foule de questions sur la personne de M. de Talleyrand. «Madame, répondit-il, si vous l'aviez vu, vous penseriez comme moi, qu'il est impossible de trouver une physionomie à la fois plus élevée et plus spirituelle.—Oui; mais quel moyen de le voir?—Ce moyen est tout trouvé, reprit-il à l'instant, si vous voulez prendre la peine de dire un mot au sujet de l'affaire dont je vous parlais tout à l'heure.
«—Eh quoi! pensez-vous donc que j'obtienne aussi facilement audience?
«—Soyez sûre, Madame, qu'avec le nom que vous portez, les portes du ministère vous seront ouvertes dès que vous en manifesterez le désir…»
Cette idée me séduisit; je dis à Lhermite que j'étais trop franche pour lui cacher combien je trouvais de plaisir à servir ses intérêts tout en contentant ma curiosité. Puis, je lui annonçai qu'étant fort empressée d'amener à bonne fin une affaire qui m'intéressait vivement, je le renvoyai à deux ou trois jours pour l'exécution de notre projet. Il se retira, charmé d'avoir obtenu si promptement ce qu'il désirait, en hasardant une visite à laquelle il était loin de prévoir une aussi heureuse issue.
M. de La Rue, que je n'avais vu qu'une seule fois, revint me visiter le lendemain, au moment où j'avais chez moi un peintre que j'avais mandé pour faire mon portrait. Quand M. de La Rue fut sorti, mon peintre me parla de madame de La Rue, comme d'une jolie femme, pleine de grâces et d'esprit, et qui jouissait de la meilleure réputation. Ces éloges, qui semblaient désintéressés, me firent un peu revenir des préventions défavorables que j'avais d'abord conçues contre cette dame, et je me promis de ne pas laisser sans résultat les tentatives que M. de La Rue avait jusqu'alors inutilement faites pour me présenter sa femme.
D. L. m'avait écrit; mais je ne pouvais lui pardonner encore l'ennui que m'avait causé l'étrange personnage qu'il n'avait pas craint de m'amener le jour de mon déménagement de Passy. Je laissai donc sa lettre sans réponse, bien résolue à ne pas lui faire confidence de mes projets sur Aurélie, que j'allai surprendre le lendemain avant neuf heures du matin. Joseph m'avait conduite en cabriolet jusqu'à sa porte. Décidée à ne pas rentrer chez moi avant midi, je lui dis d'employer son temps comme bon lui semblerait, et je montai seule chez Aurélie.
Ce fut elle qui vint m'ouvrir. À ma vue, une rougeur subite couvrit son visage; elle m'entraîna au fond d'une pièce où était placé le berceau de son enfant. «Viens, Emma,» dit-elle; et elle posa dans mes bras la petite fille, qui venait de se réveiller à sa voix; puis elle me baisa les mains qu'elle arrosait de larmes, en me suppliant de ne point abandonner cette enfant chérie.
Cette action avait été si rapide, que je n'avais pu ni la prévoir ni l'empêcher, quand bien même je l'aurais voulu. L'accent et les larmes de la pauvre mère, l'expression de sa physionomie désolée, me causèrent une extrême émotion. La jolie petite Emma tendait les bras à sa mère, que je cherchais à rassurer en lui adressant les paroles les plus consolantes. Je l'engageai à effacer de sa mémoire tous les souvenirs qui pouvaient l'humilier à ses propres yeux, puis je lui demandai si je ne pouvais pas l'aider à assurer son existence en lui facilitant les moyens de se livrer à un travail honnête. J'appris alors qu'elle avait été couturière, et qu'elle ne demandait pas mieux que de reprendre son ancien état. Mais, cet état, comment le reprendre dans les lieux mêmes qui avaient été témoins de son opprobre? Je lui demandai si elle aurait de la répugnance à aller habiter une ville de province. Elle aurait voulu, me dit-elle, quitter Paris pour toujours et à l'instant même. Tout ce qu'elle désirait, c'était de ne pas vivre trop éloignée de moi, pour être à même de me prouver qu'elle n'était point indigne de mes bienfaits. Élever honnêtement sa fille, lui apprendre à bénir le nom de celle qui lui donnait plus que la vie, c'était, disait-elle, son voeu le plus cher.
Il y avait dans son langage une expression de douleur si sincère, et dans son attitude tant de franchise, que je ne pouvais m'empêcher de mêler mes larmes aux siennes. «Eh bien! ma chère Aurélie, puisque vous laissez à ma volonté le choix de votre résidence, vous irez à Bruxelles: c'est après Paris une des villes les plus agréables, et où vous pourrez tirer de votre travail des fruits plus avantageux. Je me chargerai des frais de votre voyage, de votre établissement et de votre séjour, jusqu'à ce que vous soyez en état de vous suffire à vous-même. Emma sera placée dans le pensionnat de madame Vandremer, qui est mon amie; je vous donnerai des lettres de recommandation pour deux ou trois dames qui sont dans cette ville les arbitres de la mode. Si ces dames vous adoptent, votre travail excédera bientôt vos forces. Je n'ai pas besoin de vous dire que l'éducation d'Emma restera à ma charge; vous m'écrirez aussi souvent qu'il vous plaira, pour me demander des avis, si vous me croyez assez sage pour vous en donner, ou des secours, si par malheur vous en aviez encore besoin.»
Aurélie ne savait plus comment exprimer sa reconnaissance: à chaque instant elle m'interrompait par ses exclamations et ses sanglots. Je l'engageai à se calmer, puis je lui demandai de partager son déjeuner, et je repris le chemin de Chaillot.
CHAPITRE XLII.
Audience d'un ministre.—Projets de Lhermite sur moi.—Promenade à
Bagatelle.
En rentrant chez moi, je trouvai une lettre de Moreau. Du ton de la plaisanterie, il me demandait des nouvelles de ma grossesse. Ses questions à ce sujet, et l'extrême tendresse qui respirait dans sa lettre, m'amenèrent à faire un retour sur moi-même. Le souvenir de l'entretien que nous avions eu ensemble avant notre séparation, et de tant de preuves de confiance et de bonté que j'avais reçues de lui, se présenta à mon esprit avec une telle vivacité, que je sentis de nouveau toute l'étendue de mes torts envers celui qui avait des droits si sacrés à ma reconnaissance. Je m'accusais moi-*même d'une grande ingratitude. Il semblait que la honte et le repentir me rendissent tout à coup à de meilleurs sentimens, et je formais pour la centième fois le ferme propos de reconquérir mes droits à l'amour d'un tel homme. Mais il était dans ma destinée de prendre sans cesse les meilleures résolutions et d'y manquer sans cesse.
La tendresse d'Aurélie pour sa fille avait réveillé en moi le désir d'avoir un enfant que je pusse chérir comme le mien. Ce désir m'avait fait embrasser primitivement avec ardeur l'idée que m'avait suggérée Moreau lui-même de feindre une grossesse. La lettre que je venais de recevoir, et les plaisanteries même de Moreau, me poussèrent à exécuter un projet qui m'avait toujours souri; et dès ce moment, je commençai à feindre de légères indispositions qui donnèrent bientôt à penser que j'aurais aussi le bonheur d'être mère.
Ce fut dans cette circonstance que je reçus les adieux de D. L., forcé, disait-il, de s'absenter pour quinze jours. Depuis qu'il m'avait présenté à Chaillot son ami prétendu, l'officier de nouvelle fabrique, je ne le voyais que rarement, et toujours avec une sorte de répugnance. Son absence en ce moment ne pouvait donc me déplaire, elle me devenait même agréable par plusieurs motifs. Le voyage de D. L. dura cinq semaines. J'aurais fini par oublier cet homme et ses perfides conseils; je serais sincèrement revenue à Moreau, si mon heureuse étoile m'eût séparée pour jamais de mon mauvais génie; mais il était de l'intérêt de cet homme de m'enlacer plus que jamais dans les piéges qu'il me tendait depuis long-temps. Déjà il me connaissait trop bien pour ne pas prendre, à coup sûr, les moyens de me ramener dans la voie funeste dont je semblais disposée à m'écarter, et mes bouderies n'étaient point propres à l'effrayer.
Après qu'il fut parti, je cessai de tenir rigueur aux amis de Moreau, qui de toutes parts m'accablaient de bons procédés. Je me rendis à toutes les invitations qu'on voulait bien m'adresser. Ce fut à cette époque que je fis enfin connaissance avec madame de La Rue: elle était alors plus près de trente que de vingt-cinq ans; je la trouvai fort jolie et parfaitement aimable; sa tournure était d'une élégance remarquable, et elle possédait au suprême degré cet art si rare aux dames françaises de faire ressortir les moindres avantages de leur personne, et de suppléer par la grâce et le bon goût à tout ce qui peut leur manquer du côté de la régularité des traits et de la beauté des formes. Je reviendrai plus tard sur ma courte liaison avec elle; mais en ce moment je dois donner à mes lecteurs l'idée d'un mérite à la fois plus brillant et plus élevé.
Pour remplir la promesse que j'avais faite à Lhermite, et satisfaire en même temps ma vive curiosité, j'avais demandé une audience au ministre des relations extérieures; cette audience m'avait été accordée sur-le-champ. La finesse et la bienveillance du regard qui m'accueillit, à mon entrée, dans le cabinet du ministre, me rendirent toute la confiance que j'avais perdue, et sans laquelle une femme ne saurait faire valoir ses avantages. Ce que j'entendais dire de la pénétration et de la supériorité d'esprit de M. de Talleyrand intimidait mon assurance accoutumée: j'avais le désir de lui plaire, et je craignais qu'il ne me trouvât point à sa hauteur.
Dans son maintien comme sur son visage régnait un air de souffrance qui contrastait avec la gaieté de ses discours, et annonçait cette force d'âme qui maîtrise toutes les douleurs physiques, et qu'il faut regarder comme un des indices certains des grands caractères.
Jamais les flatteries, exagérées, qu'on m'avait jusqu'alors prodiguées dans le monde, n'excitèrent en moi autant d'orgueil qu'un seul regard approbateur, qu'un seul mot d'éloge de M. de Talleyrand.
«Madame, vous avez quelqu'un à me recommander, me dit le ministre: connaissez-vous les droits de votre protégé? ou bien, a-t-on eu l'esprit de penser que votre présence seule favoriserait des prétentions assez mal fondées?
«—Je ne connais pas personnellement le solliciteur; mais je connais un peu la personne qui m'a priée d'intercéder pour lui. J'ai pensé que l'homme le plus aimable de France ne voudrait pas m'affliger par un refus, et je suis venue.
«—Vous êtes beaucoup trop aimable, vous-même, Madame, pour remplir le personnage de solliciteuse: c'est un rôle qu'il faut laisser aux femmes de quarante ans. À votre âge, Madame, on doit avoir assez affaire d'écouter les solliciteurs.
«—Mon dieu! cela veut-il dire que vous rejetez ma demande?
«—Non, Madame; mais accorder aujourd'hui ce serait me priver du plaisir de vous revoir; ce serait commettre une impardonnable maladresse.
«—Et M. de Talleyrand n'en peut commettre aucune, repris-je aussitôt avec une vivacité qui le fit sourire. Quand pourrai-je me présenter?
«—Tous les jours, Madame: cependant, pour ne point vous exposer au regret d'une course inutile, je vous prie de permettre que je vous assigne une nouvelle audience pour demain à deux heures.»
Comme je n'ignorais point combien sont précieux les momens d'un ministre, je voulus me retirer; mais M. de Talleyrand me retint encore pendant quelques minutes. Je sortis enfin plus contente de moi-même que je ne l'avais été depuis long-temps.
Ursule m'attendait dans la voiture: je passai le reste de la matinée à courir avec elle chez les marchands. J'étais d'une gaieté folle; il semblait que la bonne opinion de M. de Talleyrand m'élevât à mes propres yeux. L'opinion que M. de. Talleyrand m'avait donnée de lui-même, dans notre courte entrevue, était fort au-dessus de celle que je m'étais faite avant de le connaître personnellement. Quel homme, entre tous ceux dont j'avais antérieurement recueilli les témoignages sur son compte, aurait pu me faire comprendre le charme de cette physionomie, sur laquelle se peint si bien toute la finesse de l'esprit qui l'anime?
Ursule, en me voyant remplir la voiture de paquets d'étoffes et de nombreuses bagatelles dont j'étais trop bien pourvue pour qu'elles fussent destinées à mon usage, ne doutait pas que je n'eusse des présens à faire; et elle se flattait intérieurement d'être comprise dans mes largesses. Peut-être, en toute autre circonstance, son espoir eût-il été fondé; mais, en ce moment, toutes mes pensées étaient tournées vers la mère d'Emma. Je fis arrêter la voiture au coin de la rue du Helder. L'usage d'avoir un laquais derrière son équipage n'était point encore rétabli: il eût été mal séant à la compagne d'un général républicain de rappeler cette mode aristocratique. D'ailleurs, mon domestique Joseph avait été militaire: il aurait certainement cru, par un acte de domesticité trop servile, déroger aux souvenirs de sa gloire passée; et je n'aurais eu garde, ne fût-ce que par égard pour lui, de lui faire une proposition de ce genre. Il me fallut donc m'adresser à un des commissionnaires stationnés au coin de la rue; ce fut lui que je chargeai du poids de toutes les emplètes que j'avais faites pour Aurélie, en lui enjoignant de me suivre jusqu'au numéro de la maison dans laquelle elle était logée. Les yeux d'Ursule, qui n'avait pas cessé d'épier les miens pendant tout le trajet, prirent une expression de mécontentement plus marquée, lorsque je lui enjoignis de m'attendre dans la voiture. J'avais beaucoup de bontés pour cette fille, que je traitais ordinairement plutôt en demoiselle de compagnie qu'en femme de chambre proprement dite. Peut-être l'amitié que j'avais pour elle m'aurait-elle poussée, en toute autre occasion, à calmer son dépit par quelques paroles bienveillantes; mais je croyais démêler dans son ame l'avidité secrète qui lui faisait regretter un présent, plutôt que le chagrin de n'être pas, dans cette circonstance, ma confidente et l'instrument de ma générosité: la passion d'avoir m'a toujours trouvée sans pitié, et le moindre soupçon d'un calcul quelconque m'a, dans ma vie, fait brusquement rompre une amitié de vingt ans.
Je revins au bout d'une heure: j'avais laissé Aurélie au comble de la joie; je retrouvai Ursule plus dépitée, s'il était possible, qu'au moment où je l'avais quittée. Dans la fougue de son humeur italienne, elle ne craignit pas de prendre avec moi un langage fort étrange: je ne parle de cette scène que parce qu'elle eut des témoins. Plus tard les circonstances en furent traduites à Moreau de la manière la plus infidèle. Le récit fut si bien envenimé, qu'une des premières lettres que je reçus d'Italie exigea le renvoi d'Ursule. Je n'avais rien à refuser à Moreau, et je congédiai la pauvre fille: mieux eût valu cependant pour moi la garder à mon service malgré ses défauts. Celle qui lui succéda devait exercer sur ma destinée future une influence bien plus funeste, par son empressement à encourager toutes les extravagances de ma conduite.
Ursule était véritablement hors d'elle-même. En rentrant au logis, il lui fallut épancher sa bile dans le sein des autres domestiques: de là les conjectures sur les motifs de la visite secrète que j'avais faite dans une maison d'apparence suspecte; de là les recherches sur la personne que j'étais allée visiter, recherches qui me furent dans la suite bien fatales, lorsque mes ennemis en firent obligeamment connaître à Moreau le résultat.
Lhermite était venu pendant mon absence; il revint dans l'après-midi. Irritée contre ma femme de chambre, mécontente de D. L., je ne me serais sans doute pas donné la peine de dissimuler ma mauvaise humeur, si les souvenirs de la gracieuse réception de M. de Talleyrand ne m'eussent amplement consolée de toutes ces petites mésaventures. Quoique Lhermite seul m'eût suggéré la petite hardiesse à laquelle je devais ce commencement de relations avec le ministre, je ne pouvais cependant vaincre mes vieilles préventions contre lui: tout ce que je pouvais prendre sur moi, c'était de lui montrer quelque politesse; mais je n'aurais pu faire davantage.
Je le reçus donc avec une sorte de bienveillance, et je répondis complaisamment à toutes ses questions sur l'audience que j'avais obtenue le matin: je n'ajoutai rien à la vérité; mais je m'étendis avec plaisir sur toutes les aimables qualités que j'avais crû reconnaître chez M. de Talleyrand; je racontai dans le plus grand détail toutes les circonstances de ma visite au ministère, et l'orgueil d'avoir plu au ministre me rendit exacte jusqu'à la minutie.
Cet orgueil, si grand qu'on veuille le supposer, était cependant très loin d'aller aussi haut que le pensait Lhermite: je ne tardai pas à lui prouver qu'il prétendait en vain spéculer sur ma vanité, et surtout qu'il avait eu grand tort de me choisir in petto pour l'instrument de ses intrigues futures.
D'abord, il s'y prit avec assez d'adresse pour me faire tomber dans le piége qu'il tendait à mon amour-propre. Les complimens les plus sincères en apparence, les flatteries les plus douces, tout fut mis en oeuvre: toutefois ces flatteries prirent bientôt un tel caractère d'exagération, que je me crus obligée de laisser voir clairement que je, n'en étais point la dupe. Il y aurait eu vraiment de la folie, avec mon humeur naturellement si légère, à me lancer dans le dédale de la politique, à croire que je pouvais jouer un grand rôle dans les affaires, comme Lhermite s'efforçait de me le persuader. Curieuse cependant de connaître à fond toute sa pensée, je le laissai s'étendre sur le bonheur qui, attendait une femme jeune, belle et assez habile pour soumettre à son empire un homme d'état tel que M. de Talleyrand.
Quand il eut tout dit, je cherchai à lui démontrer, en peu de mots, qu'il s'abusait autant sur mon ambition, qui était loin d'être aussi immodérée, que sur la disposition de M. de Talleyrand à se laisser dominer par une femme, si jeune, si belle et si habile qu'elle fût. Je lui rappelai que le ministre m'avait donné à entendre, avec une franchise aussi polie que spirituelle, qu'une femme de mon âge et de mon humeur n'avait point à se mêler d'affaires; qu'il fallait abjurer le rôle de solliciteuse; en un mot, que ses audiences particulières devaient être réservées à des personnages autrement graves qu'une folle qui s'imaginerait qu'avec vingt ans et de la beauté, on devait être sûre d'arracher toutes les grâces.
«—Mais, dit Lhermite d'un air inquiet, vous êtes sûre qu'on ne vous refusera pas la réintégration de la personne que vous avez bien voulu recommander.
«—Ce dont je suis certaine, c'est que si votre protégé n'obtient pas la faveur qu'il demande, il n'aura pas mérité de l'obtenir. Dans ce cas, je m'en fie à la politesse et à la bonne grâce du ministre pour m'annoncer, de la manière la plus aimable, que mon crédit a échoué; mais c'est tout.»
À ces mots, nouveaux regrets de Lhermite, nouvelles doléances sur mon obstination à ne point profiter des avantages de ma position. Je ne répondis à tout cela que par les raisonnemens que j'avais déjà employés: comme il insistait toujours: «Monsieur, lui dis-je d'un ton sec; je vais vous parler avec franchise; depuis les premières visites dont vous m'avez honorée avant mon départ pour Milan, je crois vous avoir prouvé, avec, une sorte de rudesse, que je pénétrais parfaitement vos projets et vos espérances. Ma conduite envers vous, à Milan comme à Lyon, a dû vous prouver encore que ma mémoire n'était point infidèle, et que je n'avais rien oublié. Vous avez su, en dernier lieu, m'inspirer le désir d'être utile à un homme digne d'intérêt, et ce désir a pu seul me déterminer à quitter pour un instant la ligne que je m'étais promis de suivre dans mes rapports avec vous. Votre langage actuel me donne à penser que vous avez compté revenir par ce détour à l'exécution de vos premiers projets. Vous vous êtes trompé, et je veux bien vous en avertir pour que vous ne m'obligiez point à sortir avec vous des bornes de la politesse, et à rompre les plus simples relations de société.»
Lhermite était faux et rusé: accoutumé à dévorer patiemment toutes les humiliations, et bien résolu de remplir, à bêl tout prix, la mission qu'on lui avait donnée de capter ma confiance, il prit le seul parti qui lui restait à prendre, celui de se contraindre. Tout en maudissant mon arrogante franchise, il feignit même d'admirer la fermeté, l'indépendance et la sincérité de mon caractère.
Pour le consoler du discours peu encourageant que je venais de lui adresser, j'acceptai l'invitation qu'il me fit de venir voir chez lui une magnifique collection des vues de Naples et de Rome, qu'il avait, rapportées d'Italie. Cette partie fut fixée au lendemain, et nous nous séparâmes assez bons amis en apparence.
Le soir j'allai, suivant mon usage, faire une promenade: je me dirigeai vers Bagatelle; c'était alors le rendez-vous de la meilleure compagnie et surtout des plus jolies femmes; là, on venait à l'envi faire admirer chaque jour les prodiges de l'art de madame Germon[6], et, les élégans chapeaux de Leroi[7]. Je me mêlais rarement à la foule, et presque toujours je choisissais de préférence les sentiers les plus écartés. Cet amour de la solitude attirait sur moi des regards curieux. Sans apporter à ma toilette une recherche minutieuse, je ne la négligeais cependant pas. Une tunique blanche et ma coiffure en cheveux à la grecque me faisaient, remarquer sans me singulariser. On prétendait que, de profil, je ressemblais d'une manière frappante à la reine Marie-Antoinette, et plus d'une fois j'entendis admirer autour de moi cette ressemblance qui aurait pu, quelques années plus tôt, attirer sur moi des regards ennemis. Mais alors on commençait à donner librement quelques larmes à la mémoire de cette princesse infortunée. Ce jour-là, une dame âgée, de la tournure la plus noble, que je rencontrai au détour d'une allée, poussa un cri d'étonnement à mon aspect. Bientôt après, elle détourna les yeux, et j'entendis une autre exclamation qui trahissait toute l'amertume des souvenirs que ma vue venait de réveiller dans son ame. Vivement émue moi-même de l'accent douloureux qui venait de frapper mon oreille, je m'arrêtai dans l'attitude de la déférence et du respect. Marie-Antoinette avait vu le jour sous le même ciel que mon père; elle était fille de cette Marie-Thérèse si fidèlement défendue jadis par cette noblesse hongroise dont mon père était un des plus nobles rejetons. Tous ces rapprochemens étaient bien tristes pour mon coeur. Je pris le bras d'Ursule, et, dans un trouble inexprimable, je regagnai l'allée au bout de laquelle je devais retrouver ma voiture.
CHAPITRE XLIII.
Journée passée dans la société de Lhermite.—Le suicide.
Comme j'arrivais sur la pelouse de Bagatelle, je retrouvai la dame que je venais de rencontrer, dans un groupe au milieu duquel brillait madame Tallien: en m'apercevant, elle me salua du plus aimable sourire, et dit à haute voix: «J'avais bien deviné que c'était madame Moreau dont vous vouliez me parler;» et elle vint à moi avec l'empressement le plus amical: tristement affectée, par un souvenir, je fus sensible à ce témoignage de l'intérêt d'un bon coeur. J'étais, séparée de madame Tallien depuis quelque temps: je la retrouvai plus belle encore peut-être que je ne l'avais connue d'abord; son accueil effaça bientôt en moi l'impression pénible que je venais d'éprouver. Mon émotion ne lui échappa point; elle sut me le prouver avec cette bonne grâce qu'elle possède à un si haut degré. Quant à moi, j'avais entièrement oublié tous ceux qui nous entouraient, pour ne voir que madame Tallien. Elle paraissait elle-même, en ce moment, se soucier fort peu de son cortége: elle me demanda si je persisterais à lui tenir rigueur, et elle employa tous ses moyens de séduction pour obtenir mon consentement à la recevoir chez moi, et à lui rendre ses visites. Le projet que j'avais depuis long-temps formé de faire le surlendemain un petit voyage de trois jours aux environs de Paris, m'empêcha de lui prouver, aussi promptement que je l'aurais voulu, tout le plaisir que j'éprouvais à renouer mes premières relations avec elle. Je promis toutefois de l'aller voir dès que je serais de retour, à la seule condition que je ne verrais jamais chez elle qu'elle seule: elle s'engagea à ne jamais me contrarier sur ce point. Tout en causant, nous nous étions entièrement séparées de la compagnie, et nous avancions seules, vers la ponte du jardin. La grande célébrité de madame Tallien, son extrême beauté, ma jeunesse, ma taille plus svelte et aussi élevée que la sienne, enfin le nom que je portais, et qui avait passé de bouche en bouche, tout cela fixa bientôt les regards sur nous. La foule des promeneurs rassemblés dans ce rendez-vous des oisifs de la capitale se pressait sur nos pas. Lorsque j'eus atteint ma voiture, je m'y élançai rapidement après avoir adressé un bref compliment d'adieu à madame Tallien. Je fuyais, non pas tant par modestie que pour obéir au sentiment secret qui me disait combien Moreau eût été blessé d'un triomphe dont le moindre inconvénient était de me donner en spectacle.
Ursule, en nous suivant à quelque distance avait recueilli les remarques qu'on faisait sur notre compte. Comme ces remarques pouvaient flatter ma coquetterie, elle me les répétait avec une scrupuleuse exactitude. Elle croyait par là se rendre agréable à mes yeux: je lui savais gré de l'intention; mais je n'en regrettais pas moins vivement de m'être montrée en public et dans une société que je savais désagréable à Moreau. Le lendemain je quittai Chaillot de très bonne heure pour me rendre à l'invitation de Lhermite: il habitait une maison charmante, rue de Clichy. Je fus reçue avec un empressement qui prouvait que j'étais attendue avec impatience. Lhermite avait réuni quatre ou cinq amis dont le plus âgé n'avait, pas trente ans, et presque tous, à ce qu'il m'apprit, de la société particulière du directeur Barras: il survint, après mon arrivée, une personne de plus, M. de Mirande, secrétaire de Barras et qui pouvait alors être un homme de quarante ans. La majesté des convives était remarquable sous le rapport des avantages physiques: pour moi, je leur trouvais en général trop d'affectation et des habitudes de petits-maîtres qui m'ont toujours déplu. Toutes ces physionomies contrastaient singulièrement avec la laideur grossière de Lhermite: M. de Mirande n'était pas alors beaucoup mieux de sa personne; mais on voyait encore que vingt ans plus tôt, il avait pu passer pour un homme agréable: l'abus des plaisirs paraissait avoir hâté pour lui les approches de la vieillesse. Mirande n'était point un esprit supérieur, mais il possédait mieux que personne le secret de plaire à tout le monde, il parlait des défauts de son caractère et des excès même de sa jeunesse avec une franchise qui faisait taire le reproche, et prévenait la répugnance que de tels aveux, dans la bouche de tout autre, eussent été propres à exciter. Je l'ai connu assez particulièrement pour être à même de rendre justice aux excellentes qualités de son coeur; c'est un devoir pour moi, et je m'en acquitte avec plaisir.
Lhermite n'avait rien négligé de ce qui pouvait remplir agréablement notre matinée. Après qu'on eut fait de la musique et épuisé la conversation sur les beaux arts, les spectacles, les bruits de salons, il sut enfin amener l'entretien sur la politique. Le nom de Moreau vint alors se placer naturellement dans sa bouche, et ce fut une occasion de vanter mon ascendant sur lui, et la confiance sans bornes qu'il m'accordait. À ces mots, M. de Mirande jeta sur moi un regard pénétrant, puis il porta les yeux sur Lhermite, comme pour scruter sa pensée. On me fit alors sur la Hollande, sur les succès de Moreau dans ce pays, sur l'estime qu'il y avait obtenue, une foule de questions auxquelles je répondis avec une réserve qui déconcerta les interrogateurs. Un des assistans hasarda une insinuation sur l'indécision connue du caractère de Moreau: je sentais, au ton demi-confiant du personnage, qu'il récitait une leçon qu'on lui avait faite d'avance. Je ne lui répondis que par un regard dédaigneux qui ne le satisfit certainement pas, et qui fit sourire Mirande: un autre, plus adroit, se mit à vanter les grands talents militaires de Moreau, afin d'en venir à parler de la haute estime dont il jouissait près du Directoire et de Barras en particulier.
J'avoue que je faillis me laisser prendre à ce piége; déjà je souriais ironiquement, et j'allais déclarer hautement que Moreau tenait beaucoup plus à l'estime de la France qu'aux bonnes grâces d'un gouvernement éphémère, qui ne pouvait accroître ni ternir l'éclat de sa gloire. La réflexion comprima ma franchise; et je répondis encore avec une discrétion et une naïveté qui trompèrent jusqu'à Lhermite lui-même.
Voyant échouer pour cette fois tous ses efforts, il parut abandonner le projet qu'il avait conçu de spéculer sur la bonne foi de mon caractère. On proposa de finir la matinée par une promenade à Mouceaux, qui était alors un jardin public: trois de ces messieurs devaient y aller à cheval: j'acceptai l'offre qu'on me faisait, mais en regrettant de n'avoir pas sous la main mon amazone, ou le costume masculin dont j'aimais à me servir, pour faire partie de la cavalcade. Ce fut à qui m'offrirait les habits qui me manquaient. Je commençais à trouver ces importunités un peu hardies. Cependant, comme je ne suis jamais folle à demi, je permis à l'un de ces messieurs d'aller chercher à Chaillot mes habits d'homme. Je donnai en même temps un petit billet pour Ursule, dans lequel j'expliquais le motif du message, et j'ordonnais à Joseph de venir m'attendre le soir, à six heures, avec mon cabriolet, à la porte du jardin de Mouceaux.
En moins d'une heure le galant courrier fut de retour; j'allai m'enfermer dans le pavillon du jardin, et quelques minutes après je reparus métamorphosée en un assez joli garçon. Les complimens m'arrivaient de toutes parts: on s'étonnait de ne trouver dans mon maintien aucun indice de cet embarras dont les dames réussissent si difficilement à se défaire quand elles dépouillent les habits de leur sexe: en effet, celui qui faisait cette remarque ressemblait, en quelque sorte, beaucoup plus que moi, à une femme, surtout lorsque nous fûmes tous deux en selle.
Arrivés à Mouceaux, mon habileté dans les exercices auxquels mon père m'avait formée dès ma plus tendre enfance, me donna l'avantage sur tous ceux qui voulurent rivaliser avec moi. Au jeu de boules, au tir, j'eus constamment la supériorité: Mirande prenait plaisir à se moquer des perdans. On voulut finir la partie par une leçon d'escrime: ici, je n'étais véritablement qu'une écolière; je fus vaincue à mon tour.
Le temps s'était écoulé très-rapidement, et nous étions arrivés, sans nous en douter, à l'heure du dîner. Lorsqu'on vint m'avertir que mon cabriolet était arrivé, nous étions occupés à choisir le lieu le plus propre à un repas champêtre. Cédant aux instances de ces messieurs, je congédiai Joseph: je lui enjoignis seulement de venir me chercher le soir au spectacle.
Joseph était habitué à mes extravagances; il ne s'étonnait donc de rien, et surtout il n'avait garde de concevoir jamais sur mon compte aucun soupçon défavorable; mais tous mes domestiques n'avaient pas pour moi les mêmes sentimens d'affection. Lorsqu'on le vit revenir seul, il eut à me défendre de quelques imputations calomnieuses; je ne l'ai appris que plus tard, et lorsque la gravité de ces imputations avait produit sur l'esprit de Moreau un effet trop propre à le détacher de moi.
Je dînai de bon appétit à Mouceaux, ne me doutant guère de ce qu'on pouvait penser ou dire de moi à Chaillot, et surtout m'en souciant fort peu. À huit heures, Lhermite eut l'air de se souvenir qu'il avait ce soir-là même une loge au théâtre Feydeau. Je lui objectai qu'il m'était impossible de paraître en public sous d'autres habits que ceux de mon sexe, et je demandai le temps de reprendre ma toilette féminine. Mais sa loge était une baignoire d'avant-scène, au fond de laquelle je devais me trouver parfaitement à l'abri des regards indiscrets. Cette considération m'empêcha d'hésiter plus long-temps. «Sera-t-il au spectacle?» demande vivement un des jeunes gens; et aussitôt il baissa la tête, tout confus de son étourderie. Je jette un regard sur Mirande qui sourit, puis je fixe les yeux sur Lhermite qui paraissait irrité de l'indiscrétion qu'on venait de commettre: la gaieté qui ne m'avait point abandonnée depuis le matin, ne me permettait guère de revenir brusquement et sans transition à un ton plus grave. Je continuai donc de rire; mais comme la question singulière qui venait de frapper mon oreille me laissait soupçonner qu'on avait prémédité de me faire faire au spectacle une rencontre qui pouvait m'être désagréable, je trouvai moyen, avant de quitter Mouceaux, de faire entendre à Lhermite que toute tentative qui aurait pour but de me rapprocher de Barras, n'aboutirait qu'à me forcer de me retirer sur-le-champ.
Les jeunes gens nous quittèrent en promettant de venir nous retrouver au spectacle: je montai en voiture, accompagnée de Lhermite et de Mirande. En arrivant au théâtre, je remarquai, près d'une des colonnes du vestibule, une femme dont la mise n'offrait plus que les traces d'une aisance passée: elle paraissait âgée de quarante ans environ. Sa physionomie, altérée par le malheur, offrait un caractère de noblesse peu commun. Dans ses yeux se peignait une sombre impatience: l'ensemble de sa personne paraissait digne d'inspirer l'intérêt. Sa vue me frappa au point que je résolus de chercher tous les moyens de lui rendre service, si je le pouvais. Je connaissais trop bien l'âme de Lhermite pour exposer cette dame à son impertinente curiosité, et je ne connaissais pas encore assez Mirande pour songer à mettre sa bonté à l'épreuve dans cette circonstance.
Décidée à suivre le premier mouvement de mon coeur, j'entre avec mes deux cavaliers dans la loge: puis, bientôt après, je les quitte sous un léger prétexte, et je sors en courant de la salle. L'inconnue était encore à la même place, plus pâle et plus immobile qu'au moment où je l'avais aperçue: entraînée vers elle par la compassion qu'elle m'inspirait, et retenue par le respect, je n'osais lui adresser la parole, et j'attendais impatiemment qu'elle m'y autorisât par un regard. Afin de l'obtenir, ce regard, je passai aussi près d'elle qu'il me fut possible. En ce moment, quelqu'un dit: «Il est neuf heures.» Aussitôt elle joint les mains par un mouvement convulsif, et marche d'un pas rapide vers la rue Vivienne, en poussant une exclamation douloureuse.
Voyant que mes conjectures ne m'avaient pas trompée, je m'élance sur ses traces; elle passe sous l'arcade Colbert: je la suis dans la rue de Richelieu, et j'arrive avec elle sur la place du Carrousel, après avoir traversé la rue de l'Échelle Saint-Honoré. Sa marche était si précipitée, qu'il me fallait à chaque instant doubler le pas pour ne point la perdre de vue; enfin, elle traverse le guichet du Louvre et s'élance vers le quai du côté du port Saint-Nicolas; je n'ai que le temps de courir et de la saisir par le milieu du corps: elle allait se précipiter dans la Seine. La secousse que je lui donnai sans le vouloir la renversa évanouie dans mes bras. À ma voix, un batelier court; il m'aide à asseoir l'infortunée contre le parapet, et il va d'après mon ordre chercher une voiture: quand il fut de retour, sans m'adresser une seule question, il m'aida à y placer la malheureuse femme toujours privée de sentiment. Je me fis conduire à l'hôtel de Flandre: la maîtresse de cette maison m'était bien connue; elle avait long-temps suivi les armées, et Moreau qui en faisait quelque cas l'avait mariée à un sous-officier, recommandable par l'estime dont il jouissait près de ses chefs; c'était une bonne femme sur laquelle je pouvais compter comme sur moi-même, pour les soins qui restaient à donner à la personne que je lui confiais.
CHAPITRE XLIV.
Arrivée à l'hôtel de Flandre.—Confidences.—Retour à Chaillot.
L'inconnue était encore évanouie lorsque la voiture s'arrêta devant la porte de l'hôtel. Je la fis d'abord transporter dans une chambre à l'entresol, où je lui prodiguai moi-même tous les secours que nécessitait sa situation. Pendant un assez long espace de temps, ces secours demeurèrent inutiles: enfin, elle ouvrit les yeux; aucun de nous ne devina le genre de secours que son état réclamait d'abord, et j'étais loin de soupçonner que la faim pût être un des motifs qui l'avaient réduite au désespoir. Je n'oublierai jamais l'impression que produisirent sur moi ces deux premiers mots: du pain, qui s'échappèrent de sa bouche, lorsqu'elle revint à elle-même. Sur-le-champ je lui fis apporter des alimens. Accablée par l'idée d'une si grande infortune, je pressais étroitement dans mes mains les mains de cette inconnue que je ne considérais déjà plus comme une étrangère; elle porta les yeux sur moi, et ses pleurs coulèrent.
—Vous êtes une femme, me dit-elle: ah! je croyais avoir retrouvé le fils que je regrette; mais, si jeune, si belle, et sous cet habit! que de malheurs vous menacent peut-être!
—Le bonheur de vous avoir sauvée me consolera toujours.»
En ce moment madame Lacroix (c'était le nom de l'hôtesse) rentra; elle m'adressa la parole et prononça le nom de Moreau. À ce nom, l'inconnue tressaillit et fixa sur moi un regard inquiet. Au langage affectueux qu'elle avait pris d'abord succéda tout à coup une réserve excessive, et qui me parut cacher un effroi réel. Accoutumée à voir le nom que je portais accueilli par un tout autre sentiment, je m'étonnai de ce changement subit; mais je ne me décourageai point, et je continuai de prodiguer à l'inconnue les soins les plus actifs.
J'avais dit vrai en lui déclarant que le souvenir de ce que je faisais pour elle me consolerait toujours; mais j'étais loin de prévoir alors que bien des années plus tard, errant seule et désespérée sur ces quais que j'avais si souvent parcourus dans le plus brillant équipage, je m'arrêterais à la vue de cette pierre sur laquelle s'était appuyée d'abord celle que j'avais eu le bonheur de sauver; que là, j'irais chercher le courage de supporter l'excès du malheur, et d'attendre la mort sans courir au devant d'elle. Le 7 décembre 1815, à neuf heures du soir, après une journée d'angoisses déchirantes, et dans le délire du désespoir, je suis allée me jeter à genoux sur cette pierre, j'y ai prié, et je me suis résignée à vivre.
J'avais entièrement oublié Lhermite et Mirande: soudain l'idée de l'étonnement et peut-être de l'inquiétude dans lesquels avait dû les laisser ma brusque disparition, se présenta à mon esprit: j'écrivis un mot au premier pour lui faire mes excuses, et pour, l'engager, ainsi que Mirande, à venir le lendemain même déjeuner à Chaillot: j'envoyai mon billet au domicile de Lhermite avec injonction de ne pas dire où il avait été écrit, si par hasard on faisait à mon messager quelque question.
Quand je fus assurée que l'inconnue avait entièrement repris ses forces, je priai qu'on nous laissât seules, et m'approchant d'elle: «Madame, lui dis-je du ton le plus respectueux, le sentiment désagréable que vous avez paru éprouver en entendant prononcer le nom du général Moreau, me fait un devoir de vous rassurer et de chercher à dissiper des craintes injurieuses pour lui. Je vous crois émigrée, calmez votre inquiétude, et si j'ai deviné juste, je saurai trouver le moyen de vous faire quitter la France en toute sécurité, sans que personne soit instruit de l'étendue de vos malheurs, et de la funeste résolution que j'ai eu le bonheur de prévenir.
«—Vous vous êtes trompée, Madame, me répondit-elle, sur la nature de l'impression que j'éprouvais: le nom du général Moreau est généralement honoré en France; les émigrés eux-mêmes rendent témoignage à la noblesse de son caractère: je ne crains pas de vous avouer que mon nom figure sur la fatale liste. Rentrée en France secrètement depuis huit mois, j'y suis sans cesse dans l'inquiétude de savoir si ma vie n'est pas menacée par les perquisitions de la police. Bercée pendant quelque temps par des espérances qui se sont toutes évanouies, j'étais tombée par degrés dans le plus profond désespoir, lorsque vous m'avez rencontrée. Au moment où j'entendis l'hôtesse vous appeler du nom de madame Moreau…» Ici, elle s'arrêta, me regarda fixement; «Puis-je ne vous rien cacher?» dit-elle après un moment de silence: je l'encourageai à me parler franchement. «Eh bien, continua-t-elle, l'étrange costume sous lequel vous vous êtes d'abord offerte à mes yeux me fit aussi penser que j'allais devoir de la reconnaissance à une femme que plus tard peut-être je ne pourrais estimer. Je ne supposais pas que vous fussiez la compagne du général Moreau, et je craignais que votre nom ne fût pas à beaucoup près aussi honorable.
Quoique offensée de cet aveu, celle qui le fit était si malheureuse que je tombai d'accord avec elle qu'on pouvait s'étonner avec raison de rencontrer une femme seule, et parcourant, le soir, sous des habits d'homme, les rues et les quais de Paris. Je renouvelai à l'inconnue les protestations que je lui avais déjà faites du zèle que je mettrais à la tirer des dangers, quels qu'ils fussent, qui pouvaient encore la menacer. Sur ces entrefaites, madame Lacroix entra; elle m'apprit qu'il était onze heures, et m'invita à ne point retarder davantage mon départ pour Chaillot où une absence aussi prolongée devait exciter tout au moins de graves inquiétudes. Je montai donc bientôt en voiture sous l'escorte d'un vieillard, factotum de la maison, et j'arrivai chez moi avant minuit. Le bonheur d'avoir fait du bien avait répandu sur tous mes traits un air de gaieté qui n'échappa point aux regards de ceux de mes domestiques qui ne m'aimaient pas; je fis appeler Joseph pour lui expliquer le motif qui m'avait empêchée de rester au spectacle, où il avait dû, suivant mes ordres, venir me chercher.
«—Eh bien! lui dis-je, Joseph, j'ai fait encore ce soir une bonne découverte: j'ai rencontré une femme bien malheureuse et dont j'espère adoucir l'infortune.»
«—Que Madame m'excuse, répondit Joseph, mais c'est qu'on dirait que tous les malheureux s'entendent pour se trouver sur son chemin.» Ces mots furent prononcés d'un ton où perçaient la mauvaise humeur et une incrédulité mal déguisée.
«Quand cela serait, repartis-je à mon tour, je devrais encore leur savoir gré d'une ruse qui prouverait qu'ils ont confiance dans ma bonté.»
Joseph ne répondit plus qu'en insistant sur mon imprudence de rentrer ainsi seule le soir, et dans un quartier aussi éloigné. Je lui témoignai que je lui savais gré de sa sollicitude pour moi; je le ramenai bientôt à une disposition d'esprit plus gaie, et il finit par m'avouer qu'il avait été inquiet et surpris de ne trouver au spectacle, ni moi, ni personne qui pût le mettre sur mes traces. Je démêlai clairement dans son langage la nature des soupçons qu'on avait su lui suggérer. Il put voir que sa franchise ne me déplaisait aucunement. Ursule vint à son tour: sa figure avait un caractère de maussaderie bien autrement prononcé; mais en sa qualité d'Italienne, elle était beaucoup moins franche, et sa mauvaise humeur était toute silencieuse. Elle se borna à me la laisser voir clairement par le soin affecté qu'elle prit de chercher à me mécontenter dans tous les détails de son service. Je la regardai pendant quelque temps avec ce sang-froid désolant pour les esprits querelleurs, et je lui ordonnai de sortir, en la prévenant que Joseph lui annoncerait le lendemain matin ce qu'il m'aurait plu de résoudre à son égard.
Cette injonction la contraignit enfin de rompre le silence; elle me demanda s'il pouvait être vrai que j'eusse, comme on le lui avait fait pressentir, l'intention de l'éloigner de moi. Sur ma réponse affirmative, la colère qui s'était jusqu'à ce moment peinte sur son visage, fit place au chagrin le plus vif: elle se jeta à mes genoux en sanglotant; et alors commencèrent des supplications auxquelles je ne savais comment mettre fin. Je n'y parvins qu'après avoir répété plusieurs fois que je pardonnais, mais, en assurant que mon indulgence n'irait pas désormais plus loin. La pauvre fille me témoigna, de la manière la plus expressive, combien elle était reconnaissante.
Dans l'expansion de son repentir, elle m'apprit quels ennemis j'avais à redouter dans ma maison même. Ces ennemis étaient précisément ceux de mes domestiques que j'avais dès mon arrivée comblés de bontés. À la tête de cette ligue qui s'organisait contre moi, figurait en première ligne une autorité imposante, le concierge, qui récompensait aussi mes libéralités par la plus complète ingratitude. Je sus que dans la matinée même de ce jour, M. de la Rue, dont j'avais toute raison de suspecter la bienveillance, était venu, sous prétexte de me rendre visite, et que, ne m'ayant pas rencontrée, il avait fait sur mon compte beaucoup de questions auxquelles le concierge et sa femme avaient répondu par les insinuations les plus perfides. M. de la Rue avait aussi tenté de faire jaser Ursule, en lui demandant si ma grossesse était bien avancée. Ma femme de chambre savait aussi bien que moi que cette grossesse n'était qu'une feinte: elle avait cependant répondu comme j'eusse répondu moi-même, affirmativement; et cette réponse n'avait pas paru fort agréable au questionneur.
Il était deux heures du matin avant que j'eusse mis fin à la conversation; je m'endormis enfin, non sans avoir encore entendu plusieurs fois Ursule protester de son attachement pour moi avec une chaleur qui n'avait certainement rien d'affecté, et dont il m'était impossible de ne pas lui savoir gré.