Mémoires d'une contemporaine. Tome 2: Souvenirs d'une femme sur les principaux personnages de la République, du Consulat, de l'Empire, etc...
CHAPITRE XLV.
L'inconnue.—Madame Lacroix.—Les préventions.
Le lendemain matin, en ouvrant les yeux, j'aperçus Ursule occupée dans le jardin à composer le bouquet que le jardinier de la maison avait coutume de m'apporter tous les jours à l'instant du déjeuner. Lorsqu'elle entra dans mon appartement, pour lui prouver que j'avais entièrement oublié ses torts, et que j'appréciais son empressement à prévenir tous mes désirs, je lui dis qu'elle irait le soir au Théâtre-Français, où l'on donnait Britannicus. Talma avait excité en elle, dès le premier jour où elle avait pu le voir, la plus profonde admiration. Le plaisir du spectacle était encore si nouveau pour elle, que la représentation théâtrale produisait sur son esprit une illusion complète: elle ne pouvait séparer l'acteur du personnage dont il reproduisait la physionomie et le caractère. Le dénouement d'Épicharis et Néron lui avait laissé de terribles souvenirs, et si quelque chose troublait le plaisir qu'elle se promettait d'admirer de nouveau Talma, c'était la crainte de le voir mourir encore. Je la rassurai sur ce point, et j'abrégeai l'entretien, pour ne m'occuper que de la malheureuse femme qui, depuis la veille, absorbait toutes mes pensées.
J'eus la satisfaction d'apprendre, en arrivant à l'hôtel de Flandre, qu'elle paraissait bien remise de la secousse encore si récente qu'elle avait éprouvée. Je la trouvai dans une toilette dont la simplicité élégante prouvait que madame Lacroix avait bien rempli mes intentions. En me revoyant, ma protégée parut surprise de trouver une aussi grande différence entre le jeune blondin de la veille et la femme qu'elle avait aujourd'hui devant les yeux. Je m'efforçai de lui prouver que mes dispositions pour elle étaient toujours restées les mêmes, et que mon costume seul était changé. Elle me fit de nouveaux remercîmens avec l'accent d'une reconnaissance sincère. Son âge, beaucoup plus mûr que le mien, et je ne sais quoi d'imposant répandu sur toute sa personne, m'inspirait un sentiment de respect dont mon attitude et mon langage lui fournissaient assez la preuve. Je témoignai le désir de lui faire donner un logement plus convenable encore que celui qu'elle occupait. Ce logement était situé dans le même hôtel, entre cour et jardin; elle refusa d'abord, mais elle accepta, quand je lui démontrai qu'ainsi placée elle serait encore mieux à l'abri des regards indiscrets qui pouvaient l'inquiéter. Madame Lacroix avait prévenu mes désirs en s'arrangeant pour que ce nouveau logement, occupé en ce moment par des locataires, fût libre dès le surlendemain. Toutes les fois que cette bonne femme m'adressait la parole, il y avait dans ses manières et dans son ton quelque chose qui exprimait parfaitement l'affection qu'elle m'avait vouée, et qui perçait sous la brusquerie naturelle de son caractère. Douée d'un tact assez sûr, elle avait facilement deviné à quelle classe appartenait la dame que je lui avais amenée la veille, et cependant elle affectait plus que jamais d'employer dans son langage des formes républicaines tout-à-fait propres à blesser son oreille. Je voyais avec peine que la pauvre dame était désagréablement affectée, et je cherchai à calmer l'inquiétude qui se peignait sur son visage, en lui répétant qu'elle ne pouvait trouver nulle part une retraite plus sûre que celle qu'elle habitait, et que la brusquerie de madame Lacroix cachait un coeur susceptible du dévouement le plus absolu.
L'inconnue (car elle l'était toujours pour moi) reprit bientôt un air plus calme; et pour me témoigner à la fois sa sincérité et la confiance qu'elle avait mise en moi, elle manifesta l'intention de me révéler, sans plus de délais, son nom et ses malheurs. Cette intention m'honorait, mais je refusai pour le moment de recevoir ses confidences, en la priant de croire que, dussé-je ne la connaître jamais davantage, je prendrais toujours à son sort le plus vif intérêt. Je lui fis entendre que je voulais qu'elle restât maîtresse de son secret jusqu'à ce que j'eusse acquis encore plus de droits à sa confiance.
Elle parut apprécier la délicatesse qui avait dicté ma réponse: mais, comme j'allais me lever, elle me retint de la manière la plus amicale, et me parla en ces termes:
«Il y a maintenant trois mois que je suis rentrée en France, et que j'ai revu Paris, au péril de mes jours, sur la foi d'une promesse trompeuse. Le plus indigne abus de confiance m'a enlevé les modiques ressources qu'une absence de plusieurs années et la confiscation de mes biens m'avaient encore laissées: démarches, sollicitations, prières, j'ai tout mis en oeuvre pour sortir de la cruelle position où je me trouvais placée. Tous les points d'appui sur lesquels je croyais pouvoir compter m'ont manqué à la fois, et je commençais d'être en proie à toutes les horreurs du besoin, lorsque vous m'avez rencontrée.
«Un homme qui me connaît bien, qui se disait, en de meilleurs temps, mon ami, a eu la barbarie d'augmenter mes maux en me livrant à la douleur d'avoir vainement imploré sa pitié. Depuis mon émigration, j'avais su pourvoir aux besoins de la vie par le travail de mes mains; mais à mon retour en France, l'isolement où je me suis trouvée tout à coup, la crainte d'être découverte, et la fatigue même de tant de démarches infructueuses, m'ont ôté les forces nécessaires pour me livrer à mon travail habituel.
«Il y a deux jours, sur le point de me trouver sans asyle, n'ayant plus déjà de quoi pourvoir à ma subsistance, je suis sortie pour réclamer le misérable complément d'une somme qui m'était due sur le prix de quelques objets que le besoin m'avait forcée de vendre depuis long-temps. J'ai essuyé de mon débiteur un refus absolu, et peu s'en est fallu qu'il ne me menaçât d'une dénonciation. Accablée par le désespoir, je songeais avec effroi que la nuit suivante je n'aurais pas même un peu de paille pour reposer mes membres fatigués. La mort seule m'offrait un terme à tant de maux.
«Je sortais de la rue du Battoir, dans la matinée d'hier, lorsque tout près de moi j'entends prononcer mon nom. Je me retourne et je reconnais le comte de Ch*** qui s'approchait de moi. Il me rappelle le temps où il m'a connue; je ne lui réponds que par des larmes: il m'interroge avec le ton du plus vif intérêt: je lui avoue l'horreur de ma position, je ne lui cache que le mal qui commençait à me dévorer, la faim.
«Je vous épargne le détail de ses consolations et de ses promesses. Le comte finit par me dire qu'il peut disposer d'une chambre chez d'honnêtes gens, rue Feydeau, et qu'il s'offre de m'y conduire dans la journée. Forcé de me quitter pour quelque temps, il me donne rendez-vous pour cinq heures et demie sous le péristyle du théâtre; c'est de là qu'il devait me conduire dans la retraite sûre dont je ne serais plus sortie que pour aller chercher une seconde fois, hors de France, l'hospitalité que me refuse ma patrie.
«Le comte me quitta fort attendri en apparence: je me crus sauvée et je repris encore une fois courage. En me parlant, il portait la main sur la croix de Saint-Louis, qu'il à autrefois méritée sur le champ de bataille, et dont il n'a jamais voulu, dit-il, se séparer malgré la nécessité qui l'oblige de la cacher à tous les yeux. Je fus, comme vous le pensez, exacte au rendez-vous: l'espérance me rendait même déjà la faim moins insupportable. J'attendis; les heures s'écoulaient, le comte ne paraissait pas: alors, toute l'horreur de ma situation vint encore une fois se présenter à mon esprit; ma raison s'égara; vous savez le reste.»
Elle s'arrêta, en me regardant avec une expression que je ne saurais rendre, et elle me tendit les bras; je m'y précipitai, et nos larmes se confondirent. Elle réprima toutefois bientôt son émotion, et me présentant un portefeuille qu'elle venait de tirer de son sein: «Ces papiers, me dit-elle, vous instruiront de ce qu'il me serait trop douloureux de vous raconter. Vous trouverez aussi dans ce portefeuille une lettre où je vous explique les nouveaux services que j'ose encore attendre de vous. Je vous confie les seules espérances qui me restent; je vous rends, en un mot, maîtresse de ma destinée, et c'est le seul moyen qui soit en ma puissance de vous prouver combien je suis reconnaissante de ce que vous avez déjà fait pour moi. Je resterai ici sans inquiétude jusqu'au jour où vous pourrez me dire ce qui sera advenu de mes demandes.
Je pris le portefeuille, en promettant de tout mettre en oeuvre pour terminer à sa satisfaction ce que j'avais déjà si heureusement commencé. Quoi qu'on me demandât, je me croyais sûre de réussir. Barras était encore tout-puissant, et Mirande, dont le bon coeur m'était parfaitement connu, pouvait me servir près de lui; mais je ne dis rien à ma respectable inconnue des moyens que je comptais employer pour obtenir un prompt succès: j'aurais craint de blesser la sensibilité de son coeur, en lui faisant entendre des noms qui pouvaient lui retracer de fâcheux souvenirs. Je demeurai encore une heure avec elle, et je la quittai pour reprendre le chemin de Chaillot. Avant de quitter l'hôtel de Flandre, je recommandai à madame Lacroix de redoubler de soins et de prévenances. Cette bonne dame n'avait pas besoin de mes recommandations; elle était toute disposée à faire ce que je lui demandais; seulement, avant de me laisser partir, elle me demanda la permission de me donner un avis; cet avis avait pour but de m'empêcher de compromettre, par des démarches imprudentes, le nom de Moreau sous la protection duquel j'allais placer une émigrée. Je remerciai madame Lacroix de son conseil, et je résolus de n'en pas moins suivre l'impulsion de mon coeur.
CHAPITRE XLVI.
Une visite.—Lettre de D. L.—Lettre au général Ney.—Conséquences de cette lettre.
Pour servir utilement l'infortunée qui venait de s'abandonner entièrement à moi, je me fixai au parti de ne brusquer aucune démarche, et je mis, à mon retour du spectacle, la lecture des papiers qu'elle venait de me confier, et qui devaient au moins m'apprendre son nom.
En arrivant à Chaillot, je trouvai plusieurs lettres, tant d'Italie que de Paris, une foule d'invitations, et enfin un billet de Lhermite, qui s'excusait de ne pouvoir répondre à l'invitation que je lui avais adressée la veille. Tout en me mettant à table, je jetai un coup d'oeil sur cet amas de lettres qu'on avait placées devant moi, en cherchant, avant de les ouvrir, à en deviner le contenu. J'éprouvai une impression difficile à définir, en reconnaissant sur une des enveloppes le timbre de la Hollande et l'écriture d'une de mes cousines. Le souvenir de ma mère, celui de mon mari, s'emparèrent aussitôt de mon esprit, et la tristesse remplaça bientôt sur mes traits la joyeuse humeur qui s'y peignait quelques minutes auparavant.
Une crainte vague se mêlait maintenant au désir que j'éprouvais de lire ces lettres. Cette inquiétude m'ôta l'envie d'aller au spectacle: je dis à Ursule que je l'y enverrais sous la conduite de Joseph.
Après le dîner, je me retirai dans mon cabinet pour lire ma correspondance: j'avais fait défendre ma porte, et je comptais bien passer seule le reste de la soirée; mais à peine Ursule venait-elle de partir que la femme du concierge entra d'un air troublé dans mon appartement pour m'annoncer qu'on venait de violer malgré elle les ordres que j'avais donnés de ne laisser entrer personne pendant toute la soirée. À peine avais-je eu le temps de lui demander le nom de la personne qui s'introduisait ainsi chez moi de vive force, que je vis entrer madame Tallien: c'était elle en effet qui était arrivée jusqu'à mon appartement, sur le souvenir de la promesse récente que je lui avais faite de la recevoir toujours quand elle voudrait me faire visite.
Je la reçus en effet à bras ouverts; elle voulut visiter mon habitation dans tous ses détails, et elle me parut satisfaite. Madame Tallien était généreuse et bienfaisante: elle secourait secrètement beaucoup de malheureux; et, ce jour-là même, elle était venue dans le plus strict incognito à Passy, pour y porter des consolations à une famille respectable, que la révolution avait à la fois dépouillée de sa fortune et privée des membres qui auraient pu la soutenir. L'ascendant qu'elle avait sur Barras la mettait à même de rendre des services en tout genre, et elle les rendait de la manière la plus désintéressée. Cette générosité qui lui était si naturelle, ce désintéressement si rare, ne l'ont point empêchée de faire bien des ingrats parmi ceux même qu'elle favorisait de son crédit. Pour quiconque l'a connue comme moi, c'est un devoir de rendre hommage à sa belle ame et de la venger de l'ingratitude.
Déjà instruite de la visite que j'avais faite chez Lhermite, elle m'en gronda du ton le plus amical. «Vous allez partout, me dit-elle, et vous ne trouvez pas une heure à me donner!
«—Prenez-y garde, répondis-je, si je reprends le chemin de la rue de
Babylone, vous pourrez bien trouver mes visites trop fréquentes».
Elle me répondit à son tour de la manière la plus obligeante; puis, ramenant la conversation sur Lhermite et Mirande, elle dit un mot de l'embarras où je les avais laissés en les quittant tout à coup, la veille, au théâtre Feydeau.
Ce ne fut pas sans peine que je lui cachai le véritable motif de ma disparition; mais ce secret n'était pas le mien, et je voulais au moins savoir pour qui j'avais à intercéder, avant de réclamer l'intervention puissante de madame Tallien.
Nous passâmes deux heures en promenade dans le jardin. Du haut de la terrasse ombragée d'arbres touffus, nous découvrions les quais depuis le Champ-de-Mars jusqu'au palais du conseil des Cinq-Cents. Ces lieux pleins de tant de souvenirs fournissaient amplement matière à la conversation brillante de madame Tallien. Je l'écoutais avec un bien grand plaisir; mais je regrettais intérieurement de voir une femme si bien faite pour goûter tous les plaisirs du coeur, enveloppée dans le tourbillon des affaires politiques, et réduite à cacher souvent les véritables sentimens qui dominaient son âme.
Elle me quitta assez avant dans la soirée: après son départ, je pris encore plaisir à parcourir seule le jardin que je venais de traverser en tous sens avec elle: je ne pouvais me résoudre à rentrer dans le cabinet où je devais retrouver la lettre dont la suscription seule m'avait si profondément attristée quelques heures plus tôt. Cette lettre ne fut pas en effet celle que j'ouvris d'abord. Il y en avait une qui venait de Manheim; je crus reconnaître l'écriture de D. L., et je l'ouvris de préférence.
«Je suis dans les environs de Manheim, me disait D. L.: chaque jour je vois le général Ney; à peine rendu à son pays, il affronte déjà de nouveaux dangers. Tous mes efforts tendent à continuer de mériter la confiance qu'il a mise en moi. Je m'efforce aussi, Madame, de justifier la vôtre. J'ai tardé à vous instruire de ce que le désir de vous voir heureuse m'a fait entreprendre. Le succès a couronné mes efforts, et votre coeur les appréciera.
«Le général Ney vient de rendre à l'armée un de ces services qui attestent chez lui autant d'adresse que de courage. Sous les habits d'un paysan, il s'est introduit seul dans Manheim pour s'assurer des forces de la garnison; il s'est ménagé des intelligences dans la place, et il vient, cinq jours après, de s'en rendre maître en s'y introduisant pendant la nuit avec cent cinquante hommes déterminés à vaincre ou à mourir avec lui.»
D. L. me racontait encore plusieurs traits également glorieux pour Ney: il y avait dans sa lettre une autre anecdote d'un genre tout différent, et tout-à-fait propre à exalter mon imagination. Suivant D. L., Ney venait de donner un bel exemple aux soldats, en renvoyant, sous escorte convenable, une belle Allemande qui était venue réclamer la protection du général pour la maison de son père. Elle était malheureuse, il avait respecté son malheur; et sur quelques plaisanteries qu'on lui faisait à ce sujet, il avait répondu que sa folie était de prétendre à être aimé passionnément, sans jamais rien demander aux dames que leur coeur ne fût prêt à accorder.
Et quelle femme au monde pouvait l'aimer plus passionnément que moi! Ce fut la première idée qui s'offrit à mon esprit: je ne sais à quelle démarche m'eût entraînée l'exaltation de ma tête, si Ursule, revenue du spectacle, ne m'eût forcée d'entendre, pendant quelques minutes, le récit de ses jouissances et de ses émotions. Combien il me tardait de rester seule! Ursule me quitta enfin.
«Non, me dis-je en parcourant ma chambre à grands pas, je ne puis ni ne dois fuir; mais que du moins il sache combien je l'aime:» et, saisissant la plume, j'écrivis la lettre qu'on va lire:
«J'obéis à mon coeur; je ne cherche donc point de vaines excuses. Je ne sais pas l'art de déguiser mes sentimens: d'ailleurs, il y a dans le fond de mon ame quelque chose qui me dit que si ma démarche blesse les convenances du vulgaire, elle plaira peut-être à la noble franchise de votre caractère.
«Une seule fois mes yeux vous ont rencontré, et votre image s'est gravée dans mon coeur. Unie à vous par la pensée, j'ai frémi de tous vos périls, j'ai joui de tous vos triomphes, et j'ai applaudi avec enthousiasme au récit de vos belles actions.
«Mon sort est brillant; quelques femmes le trouvent digne d'envie: je renoncerais avec joie à tout cet éclat pour avoir le droit de m'associer à vos dangers.
«L'estime et la reconnaissance m'unissent au général Moreau. Vous en faire l'aveu dans une lettre telle que celle-ci, n'est-ce pas courir le risque de me rendre méprisable à vos yeux? Mais je ne sais point combattre le penchant irrésistible de mon coeur. En vous avouant le sentiment qui trouble mon repos, je n'ai point d'autre pensée que celle de vous apprendre qu'il existe loin de vous une femme à qui votre gloire n'est pas moins chère qu'à vous-même.»
J'étais si troublée en écrivant cette lettre, que je me trompai de suscription. Ce fut Moreau qui la reçut, et Ney eut celle qui était destinée à Moreau. Je passai une grande partie de la nuit à lire mes autres lettres et à y répondre sur-le-champ. Le lendemain, tout était à la poste avant même que je fusse levée. Je n'appris que plus tard de la bouche de Ney l'impression qu'avait produite sur lui la lecture d'une missive assez froide, et dans laquelle se retrouvaient les traces d'une longue et paisible intimité. Mais quelle dut être la douleur de Moreau, lorsqu'il eut entre les mains cette preuve irrécusable que mon coeur ne lui appartenait plus, et que j'attendais presque avec impatience l'occasion de lui prouver mon ingratitude envers lui, dont la tendresse pour moi semblait augmenter chaque jour!
Cette lettre devint doublement pour moi la source de bien des inquiétudes et des chagrins. Le silence de celui à qui je l'avais destinée et de celui qui la reçut me livra à toutes les incertitudes et toutes les suppositions les plus propres à blesser mon coeur et à humilier mon amour-propre; je me crus dédaignée de l'un, oubliée de l'autre; cette position était intolérable, et je ne l'aurais pas supportée si les événemens qui m'entraînaient ne m'eussent forcément distraite des rêves de mon imagination.
La lettre de ma cousine n'était aucunement propre à calmer mon exaltation; elle m'apprenait que ma lettre au président du consistoire avait redoublé l'indignation de ma mère et l'animosité de ma famille contre moi. Mes parens ne travaillaient que plus sérieusement à faire prononcer mon divorce, dans l'espoir que la dissolution de mon premier mariage amènerait plus promptement Moreau à me prendre pour épouse.
Je fus moi-même irritée au plus haut degré qu'on prétendît encore exercer un empire absolu sur ma volonté, et je me promis bien de mettre tout en oeuvre pour déjouer des projets qui contrariaient si complétement la passion que je ne renfermais plus qu'avec peine au fond de mon coeur. J'ignorais encore que mon imprudence venait d'élever la barrière qui me séparait pour toujours du général Moreau.
CHAPITRE XLVII.
Dîner chez madame de La Rue.—Discussion désagréable. Une soirée à l'Opéra.
J'avais bien pris la résolution de lire, le demain matin sans plus de retard, les papiers que m'avait confiés mon inconnue; mais une succession non interrompue de visites qu'il fallut recevoir, m'empêchèrent de faire dans la journée cette lecture qui demandait une attention soutenue, puisque c'était dans le porte-*feuille que je devais trouver les renseignemens propres à déterminer la ligne que je suivrais dans mes démarches. Le moment de me rendre chez madame de La Rue arriva enfin, sans que j'eusse pu trouver, dans toute la journée, un seul instant de relâche. Les préventions défavorables que j'avais d'abord eues sur son compte, et qui s'étaient tout récemment dissipées, pouvaient expliquer cet empressement; elle me parut tout d'abord au-dessus de ce qu'on m'en avait dit. Ce n'était pas seulement une jolie femme, pleine de finesse et d'esprit; la bonté de son coeur se peignait encore sur son visage, et doublait le prix de ses autres qualités.
Il y avait dans la maison de M. de La Rue un certain air d'opulence ou plutôt de profusion qui sentait le parvenu; mais à l'élégance naturelle de madame de La Rue, à l'aisance de ses façons, on eût dit une femme née au sein de la richesse, et dès long-temps habituée à toutes les jouissances qu'elle procure. La toilette de madame de La Rue était remarquable, surtout par le bon goût qui brillait dans tous les détails. La mienne était fort simple, et je n'avais rien qui fût digne d'attirer les regards, qu'un magnifique collier de camées de Rome. Une pierre antique, sur laquelle était empreinte la tête d'Octavie, soeur d'Auguste, retenait l'épaulette de ma tunique. Après le dîner, qui fut somptueux et brillant, et au moment où l'on prenait le café, madame de La Rue, qui avait déjà beaucoup loué mes camées, fit remarquer de nouveau à la compagnie la richesse et la beauté de cette parure si simple en apparence. «Ce collier, lui dis-je vous ira mieux qu'à moi; essayez-le, je vous en prie;» et avant qu'elle eût pu répondre, le collier ornait déjà son col: mon action était toute naturelle, et j'avais mis à parer de mes camées madame de La Rue l'empressement qu'on apporte toujours à faire quelque chose d'agréable à une personne dont on veut gagner les bonnes grâces et l'amitié. Elle voulut en vain me rendre le collier; je me défendis très fermement de le reprendre. Tout ce qu'elle put obtenir de moi, ce fut que j'accepterais en échange une chaîne de ses cheveux, tressée tout exprès pour moi. Ces cheveux étaient d'une beauté rare, quoique d'un blond plus ordinaire que les miens.
«Venez les couper vous-même,» me dit madame de La Rue en m'entraînant hors du salon où nous laissions avec les hommes trois douairières récemment arrivées de la Bretagne, et auxquelles madame de La Rue avait l'honneur d'être utile par les liens du sang. Nous donnâmes à ces dames tout le temps de critiquer le ton et les manières des jeunes femmes du jour. Comme nous allions rentrer dans le salon, j'entendis une de ces dames qui, pour étaler apparemment le luxe de son érudition, me faisait l'insigne honneur de comparer mes prodigalités à celles de Cléopâtre. Il est vrai qu'en même temps on faisait aussi à Moreau l'honneur de le comparer à Antoine; on s'étonnait de son engouement pour moi, de l'empire que je paraissais exercer sur lui. Une voix se fit entendre, qui prenait assez chaudement ma défense: cette voix était celle d'un homme que je n'avais pas distingué jusqu'alors dans le nombre des convives. La même dame qui m'avait si vivement attaquée tout à l'heure ne paraissait que plus irritée de trouver là quelqu'un qui plaidât ma cause. Madame de La Rue, confuse de ce qu'elle entendait, voulait terminer la discussion qui paraissait devoir se prolonger, en rentrant sur-le-champ dans le salon. Je la retins, en lui disant qu'il y avait quelquefois profit à écouter aux portes, et que je voulais saisir l'occasion qui se présentait d'entendre la vérité sur mon compte. Une autre voix, que je reconnus encore pour une voix mâle, se joignit bientôt à celle de mon premier apologiste; elle n'exprimait pas des sentimens moins favorables pour moi. «Vous voyez, dis-je à madame de La Rue, que je n'ai pas eu tort de vouloir écouter plus long-temps;» et aussitôt je l'entraînai dans le salon. Les petits yeux gris de la respectable dame qui m'avait si charitablement traitée, se fixèrent avec une expression singulière de dédain et de dépit tant sur moi que sur madame de La Rue, qui portait au col le gage d'amitié que je venais de lui faire accepter. Je ne la regardai, moi, qu'avec l'air de la plus complète indifférence. J'étais fort occupée de considérer celui qui venait en dernier lieu de prendre si vivement ma défense. Sa figure, qu'une heure auparavant je ne m'étais point avisée de distinguer, me parut animée du feu de l'intelligence et de l'esprit: c'était un homme, naguère militaire distingué, et qu'une grave blessure à la jambe avait tout récemment forcé de renoncer au service. Sa tournure et ses manières étaient tout-à-fait propres à lui gagner mes bonnes grâces; et l'opinion qu'il venait d'émettre sur mon compte ne gâtait rien à celle que je me sentais disposée à prendre de lui à mon tour.
Madame de La Rue avait une loge à l'Opéra; elle me pressa d'y venir. J'acceptai son invitation, mais je voulus préalablement retourner chez moi pour changer de parure. Elle eut beau mettre, avec une grâce charmante, tout son écrin à ma disposition, je persistai à reprendre la route de Chaillot, pour y échanger la simplicité de ma toilette contre de plus brillans atours: je n'avais d'autre but que d'augmenter le dépit et la mauvaise humeur de ma bonne et charitable amie de Bretagne, qui devait être aussi de la partie. Cette petite vengeance m'était bien permise; car, après m'avoir pendant quelque temps lancé des traits indirects, elle semblait avoir maintenant l'intention de m'offenser directement et de la manière la plus grave. Ses sarcasmes devenaient d'instans en instans plus amers; je les supportai long-temps avec patience, mais enfin, voyant qu'elle ne cessait pas de se récrier sur la beauté du collier que j'avais offert à madame de La Rue, et cela d'un ton également injurieux pour cette dame et pour moi: «Je regretterais beaucoup, madame, lui dis-je du ton le plus respectueux, de ne pouvoir vous offrir un collier semblable, si je ne savais que cette espèce de parure convient exclusivement aux femmes de l'âge de madame de La Rue et du mien. Il me reste encore une parure de pierres composées, couleur feuille morte; permettez-moi de vous l'envoyer; elle me paraît tout-à-fait convenable pour une personne d'un caractère aussi grave, d'un âge aussi respectable que vous.»
Il y avait dans ma manière de m'exprimer quelque chose de si simple et de si naturel, qu'à part madame de La Rue et les deux messieurs qui avaient naguère pris ma défense, tout le reste de la compagnie parut dupe de ma bonhomie. Madame de la M*** (c'était le nom de mon ennemie) étouffait de colère. «J'ignore, madame, répondit-elle, quels sont les usages de votre pays; mais, dans le nôtre, on porte à tout âge tout ce que l'on peut acheter et payer.»
Les premières lois de la politesse et du savoir-vivre défendaient de pousser les choses plus loin. Je gardai donc prudemment le silence; mais madame de la M*** mit tant d'aigreur et de persévérance à continuer ses observations de plus en plus déplacées, que la conversation prit malgré moi la tournure d'une discussion assez vive, à la fin de laquelle j'avais une ennemie irréconciliable de plus[8]. À des remarques pleines de fiel sur certaines femmes qui doivent tout à l'engouement des hommes toujours empressés de s'abuser sur les grâces de leurs personnes, et plus encore sur la supériorité de leur esprit, succéda bientôt cette brusque question, dans laquelle perçait manifestement l'intention de m'insulter: «Je vous demande pardon d'être si mal instruite, madame; mais est-ce en Italie qu'a été célébré votre mariage avec le général Moreau? Nous, qui avons l'honneur d'être ses compatriotes, nous n'en avons jamais reçu l'avis officiel.
—«Non, madame, répondis-je à mon tour; c'est en Hollande que le général m'a, pour la première fois, adressé ses hommages. Quant au caractère de notre union, peut-être a-t-il eu le tort de penser que votre approbation n'était point indispensable pour la rendre indissoluble; il s'est contenté de celle de ses amis et de ses compagnons d'armes.»
Le ton ferme de ma réponse annonçait clairement mon intention de ne pas supporter plus long-temps les attaques de cette femme, qui m'avait si gratuitement déclaré la guerre. Madame de La Rue éprouvait, de son côté, quelque plaisir à me voir rabaisser l'orgueil de sa méchante cousine. Cependant l'heure du spectacle approchait; M. de La Rue me donna la main jusqu'à ma voiture. Comme il m'adressait quelques excuses sur la scène assez désagréable dans laquelle je venais, malgré moi, de jouer un rôle, je le rassurai complétement. «Que voulez-vous? lui dis-je, ni vous, ni moi, ne pouvions prévenir ce petit éclat:
Qui n'a pas l'esprit de son âge,
De son âge a tout le malheur.
Madame de la M*** était placée à peu de distance derrière moi; elle entendit clairement la citation que je lui appliquais. Le regard qu'elle me lança au moment où ma voiture partit, me prouva que ma petite méchanceté avait atteint, son but. M. de La Rue ne vit point son dépit; je ne suis pas même bien sûre qu'il eût saisi le sens de ma réponse: c'était un pauvre homme, qui n'entendait malice à rien. Il passait sa vie entre sa caisse et sa table, ne négligeant pas un chiffre et ne perdant pas un bon morceau pour quelque intérêt que ce fût, si ce n'est celui de sa fortune.
À mon arrivée à Chaillot, je trouvai un billet de mon inconnue; elle était inquiète de l'impression qu'avait dû produire sur moi l'examen de ses papiers. J'écrivis en toute hâte quelques lignes pour la rassurer, et lui annoncer que j'irais la voir le lendemain matin. Je chargeai Joseph de porter mon billet à l'hôtel de Flandre, avant la fin de la soirée.
Après avoir pris une superbe parure de diamans que j'avais récemment achetée de mes propres deniers, je me rendis à l'Opéra, en même temps que madame de La Rue et sa société. Elle avait aussi changé de toilette, afin, disait-elle, de mieux faire valoir le présent qu'elle avait reçu de moi. Madame Tallien était aussi placée non loin de nous à l'Opéra; madame de La Rue ne la connaissait que de réputation; et cette réputation, il faut le dire, ne l'avait pas prévenue fortement en sa faveur. Je parvins aisément à dissiper ces préventions fâcheuses. On donnait ce jour-là Alceste. Quoique née sous le ciel de l'Italie, j'avouerai à ma honte que je suis peu sensible aux charmes de la musique. L'opéra comique et le vaudeville me plaisent quelquefois beaucoup; mais le grand opéra français et l'opéra séria italien ont toujours été pour moi d'ennuyeux spectacles; je n'en ai jamais admiré que la pompe théâtrale proprement dite. Quant aux ballets, ils n'ont point, suivant moi, d'attrait assez piquant pour qu'on leur consacre jamais une soirée tout entière.
À la fin du premier acte, Lhermite et Mirande, que je n'avais pas vus depuis la partie de Mouceaux, vinrent en ambassade vers moi de la part de madame Tallien. Ils plaisantèrent beaucoup sur le méchant tour que je leur avais joué en les abandonnant au théâtre Feydeau, sans leur avoir aucunement fait pressentir mon brusque départ. Je ris beaucoup de ce qu'ils me dirent sur les conjectures qu'ils avaient formées; mais ils ne purent obtenir de moi l'aveu du motif qui m'avait poussée à les quitter si subitement.
Je quittai madame de La Rue en m'excusant de la nécessité où j'étais de me séparer d'elle, par suite du message que je recevais de madame Tallien. J'allai aussitôt rejoindre celle-ci dans la loge qu'elle occupait: cette loge était une baignoire d'avant-scène. Il y avait avec madame Tallien huit ou dix hommes. Je fus accueillie par les témoignages de la joie la plus vive; mais je ne fus pas libre de goûter sur-le-champ le plaisir que je m'étais promis dans la société de madame Tallien. La conversation était générale et roulait sur la politique. Je vis, à n'en pas douter, qu'on ne la poussait aussi vivement que pour m'exciter à y prendre part. Heureusement il n'était question que de l'administration intérieure de la France, et nullement des opérations de nos armées. Le premier point m'a toujours paru si peu du ressort des femmes, que je n'ai jamais, en aucun temps, commis l'imprudence de donner mon sentiment sur ce que je ne croyais avoir ni le droit ni la faculté de juger.
Comme je me trouvais dans l'impossibilité de causer librement avec madame Tallien, et que je m'ennuyais autant du bavardage de ces messieurs que du spectacle de l'Opéra, je pris le parti de me retirer promptement, sous un léger prétexte. Lhermite et Mirande s'offrirent à m'accompagner. En traversant les corridors, nous rencontrâmes deux personnes de la connaissance de Lhermite: l'une des deux était le poète italien Monti: celui-ci me prévint d'abord en sa faveur. On me proposa d'aller prendre des glaces chez Corazza, qui était le Tortoni de ce temps-là. Les salons de Corazza étaient alors sur la place Louis XV; je ne me détournais aucunement de la route de Chaillot, et j'acceptai la proposition de Lhermite.
La présence de Monti donna bientôt à la conversation une tournure encore plus agréable pour moi. L'entretien tomba sur l'homme étonnant dont la haute renommée commençait à faire chanceler la puissance du Directoire, et qui
Bientôt au premier rang porté par ses exploits,
Et, roi nouveau, brisa d'un sceptre despotique
Les faisceaux de la République,
Tout dégouttans du sang des rois[9].
Monti n'était prévenu en faveur de Bonaparte par aucun sentiment particulier; mais il avait été vivement frappé du spectacle de ses hauts faits d'armes en Italie; et il n'en parlait qu'avec un enthousiasme qui n'avait rien d'affecté.
Je n'avais encore alors aperçu Bonaparte qu'une seule fois. Son extérieur, très grêle à cette époque, m'avait paru si loin de l'idée que je me faisais d'un héros, que cette première vue avait même laissé dans mon esprit une impression désagréable. La négligence avec laquelle il laissait tomber sur son visage ses cheveux naturellement plats, sa maigreur, le désordre presque habituel de ses vêtemens, m'eussent inspiré pour tout autre un éloignement absolu. Mais le feu qui brillait dans ses yeux, la pénétration de ses regards commandaient l'attention et faisaient deviner en lui quelque chose d'extraordinaire. Monti, dans les élans de son imagination toute poétique, présageait les hautes destinées de Bonaparte, et de cette Joséphine qui, plus tard, devait faire briller sur le trône tant de bonté, et qui déjà était la compagne du jeune vainqueur d'Arcole et de Lodi. Monti paraissait apprécier à leur juste valeur les grandes qualités militaires de Moreau; mais ces qualités ne pouvaient exciter en lui ce même degré d'admiration. Monti avait une tête italienne, et, comme il le disait lui-même, les Italiens veulent être éblouis, vogliamo esser abbagliati.
CHAPITRE XLVIII.
Henri.—Sa maladie.—L'inconnue.
Je trouvai en arrivant à Chaillot une lettre de Moreau, qui y était arrivée dans la soirée. Il m'annonçait son départ prochain d'Italie, et son intention de venir passer au moins quelques jours près de moi à Paris. Cette nouvelle me glaça d'effroi. Comment aurais-je osé le revoir, après tous les torts dont je me sentais coupable envers lui? Il m'était désormais impossible de soutenir sa présence, et je pris la ferme résolution de fuir, sans attendre son arrivée. Je voulais dès le lendemain matin chercher une retraite qui me dérobât sûrement à ses regards. Mais le lendemain, je fus distraite de ce projet par d'autres soins et d'autres inquiétudes.
Henri, cet aimable enfant, que j'avais eu le bonheur d'arracher à la misère et à la corruption quelque temps avant mon départ pour l'Italie, devenait de jour en jour plus digne du tendre intérêt que je lui témoignais. Sa vue était toujours pour moi la plus douce consolation. Toutes les semaines, j'allais passer deux heures avec lui à la pension dans laquelle je l'avais placé. Il me témoignait la plus tendre affection, la plus vive reconnaissance, et il payait largement par ses progrès les soins que je prenais pour son éducation. Aux dispositions naturelles les plus heureuses, il joignait une grande sensibilité.
Le lendemain matin, je reçus à mon réveil une lettre par laquelle le maître de pension m'annonçait que Henri était dangereusement malade: sur-le-champ je demandai mes chevaux. En prenant à la hâte une toilette convenable pour sortir, j'exprimais toute la vivacité de mes inquiétudes sur la santé de cet enfant, que je regardais comme mon fils d'adoption. Ursule, dans le cours de la conversation, se hasarda à me faire quelques questions sur ma grossesse. Je lui répondis franchement que je n'avais point l'espérance de devenir mère. Sur cette réponse, Ursule m'apprit tout ce que certains de mes domestiques, et notamment le concierge et sa femme, qui s'étaient faits mes implacables ennemis, disaient ouvertement sur cette grossesse, dont ils ne doutaient aucunement.
Avant de partir, j'écrivis un nouveau billet à mon inconnue pour la prévenir qu'un accident imprévu me forçait encore de différer jusqu'au lendemain la visite que je lui avais annoncée pour le jour même; mais je pris avec moi les papiers qu'elle m'avait confiés, afin de les examiner sans retard pendant la route que j'avais à faire. Je trouvai dans le portefeuille la confirmation de toutes mes conjectures sur le rang qu'avait autrefois occupé cette malheureuse dame. Il y avait aussi là de nombreuses preuves de son dévouement pour les plus augustes victimes de la révolution. Je ne vis pas, sans une forte émotion, ce rapprochement si naturel à faire d'une grande prospérité passée et de l'infortune présente. Je résolus de ne pas tarder davantage à user de mon crédit et de celui de mes amis, et de sauver à tout prix la marquise de T…, dont le nom cessait enfin d'être un mystère pour moi.
En arrivant à la pension de Henri, je rencontrai d'abord un des maîtres qui lui portait le plus d'intérêt, M. Obval. Il avait l'air profondément affligé: aux questions que je lui adressai sur l'état de mon pauvre petit malade, il ne répondit que d'une manière propre à redoubler mes alarmes. Quoiqu'il gardât le lit seulement depuis cinq jours, la maladie, me dit M. Obval, avait déjà fait sur lui de grands ravages, et je ne devais nullement m'étonner de l'altération complète de sa physionomie. Henri désirait ardemment me voir; il me demandait à tous les instans, mais on craignait que ma vue ne produisît sur lui une impression trop vive, et l'on jugea nécessaire de le préparer, avant de me laisser approcher de son lit. Cachée derrière un paravent, j'entendis pendant quelques minutes la voix altérée du malade, qui prononçait mon nom avec l'accent de l'inquiétude et de la tendresse la plus vive. Lorsque je jugeai qu'on lui avait assez fait pressentir ma prochaine arrivée, j'avançai la tête avec précaution. Quel triste spectacle s'offrit alors à mes regards! Mon cher Henri parlait alors à la garde-malade; mais sa voix, fatiguée par l'émotion que lui causait la joie de me revoir bientôt, ne faisait entendre que des sons déjà trop faibles pour arriver jusqu'à mon oreille. Son visage était pâle, sa maigreur extrême; à peine lui restait-il assez de force pour tendre les bras au bon M. Obval, qu'il appelait son ami. Je m'approchai davantage sans être aperçue. «Est-il bien vrai, disait-il, à la garde, que ma belle amie ne court point le risque de gagner mon mal en venant m'embrasser? Ah! si je n'étais pas sûr qu'elle peut venir sans crainte, j'aimerais mieux mourir que de la revoir.»
Après tant d'années, pour moi si pleines de malheurs, je n'ai point encore oublié ces paroles et le son de la voix qui les prononçait. M. Obval s'avança vers le côté de la chambre où je me tenais encore cachée. J'avais essuyé mes yeux, et je m'efforçais de commander à ma douleur. Mais lorsque je vis l'aimable visage de mon Henri s'animer à mon aspect d'un reste de vie, et ses bras débiles s'étendre vers moi; lorsque je l'entendis me prodiguer les noms les plus tendres, m'es sanglots éclatèrent, et je tombai à genoux près de son lit.
L'arrivée du médecin interrompit cette scène trop violente pour tous les deux; il me rassura un peu sur l'état présent de Henri; il n'était point encore désespéré suivant lui; on pouvait encore sauver le malade s'il ne survenait point de nouveaux accidens; mais toute émotion vive pouvait devenir mortelle, et le repos absolu était avant tout nécessaire. Je promis à Henri de rester près de lui jusqu'à dix heures, et de revenir dans l'après-midi, sous la condition expresse qu'il ne ferait que m'écouter, sans m'adresser un seul mot.
Comme ma vue seule paraissait l'agiter encore, après quelques instans de silence, le docteur jugea prudent de m'éloigner de son lit. J'obéis à mon grand regret, et recommandai au malade la docilité. «À ce soir, donc, mon ami,» lui dis-je en posant mes lèvres sur son front et en lui faisant signe de ne point parler.
«Vous reviendrez bientôt?
«—Oui, mon enfant,» et je sortis après avoir encore une fois répété: «À ce soir.»
Le médecin et M. Obval me reconduisirent jusqu'à ma voiture. Tous deux admiraient les bonnes qualités, la douceur et la résignation de Henri. Le docteur croyait devoir attribuer son mal aux mauvais traitemens et à la misère qu'il avait eu à subir dans son enfance. Ses forces étaient en outre épuisées par une croissance trop rapide et par le développement prématuré de ses facultés intellectuelles. Je promis au médecin de ne point revenir dans la soirée, afin d'éviter au malade une nouvelle secousse qui pouvait lui devenir funeste.
En quittant Henri, je me fis conduire à l'hôtel de Flandre. Je sentais tout ce que l'attente devait avoir de pénible dans la position de madame de T… et je voulais lui porter des encouragemens et des consolations. Je m'étais flattée que ma visite lui causerait une surprise agréable; mais ce fut à moi d'être étonnée du changement subit opéré dans ses dispositions à mon égard. Il y avait une grande contrainte dans ses regards, dans ses paroles, et jusque dans ses gestes: cette contrainte perçait malgré ses efforts pour la dissimuler.
Je me croyais peu faite pour inspirer la défiance; et cette défiance me paraissait encore plus injurieuse de la part de madame de T…, qui devait avoir appris, par mon empressement à lui rendre service, combien il était heureux pour elle de s'être confiée à moi. Au premier mot qui me laissa voir ses sentimens secrets, je pris dans mon sac à ouvrage le portefeuille qui renfermait ses papiers, et le lui présentant avec dignité: «Votre secret est là, lui dis-je, Madame; ce secret n'appartient encore qu'à vous seule; vous pouvez m'en croire, car je suis bien résolue à l'effacer entièrement de ma mémoire, puisque vous semblez regretter de me l'avoir fait connaître. Je ne sais point supporter ce qu'il y a d'injuste et d'humiliant dans les craintes que je vous inspire. Permettez-moi de vous offrir, à titre de prêt, la somme nécessaire à vos besoins pour quelque temps, afin que vous soyez à même de pourvoir seule à votre sûreté, si vous croyez cette sûreté compromise par la confiance que vous aviez mise en moi.» À ces mots, je fis mine de me retirer. «De grâce, restez,» dit madame de T…, en me faisant signe de me rasseoir. Il y avait dans son geste quelque chose de si hautain, et tant de froideur dans son apparente politesse, que je ne répondis point. Je me contentai de m'arrêter quelques instans, et je la regardai en silence; mais ma physionomie, qui n'a jamais su mentir, disait clairement tout ce que j'éprouvais.
«Mon projet, vous le sentez, Madame, reprit alors madame de T…, ne saurait être de vous blesser. Les offres nouvelles que vous venez de me faire augmentent mes obligations envers vous; et j'estime assez les qualités de votre coeur pour accepter ces offres, sans craindre de me voir exposée par là à une humiliation qui me serait plus cruelle que tous mes malheurs passés, puisqu'enfin vous savez qui je suis.»
«—Je n'ai rien à répondre à cela, Madame; seulement je vous prie de vous rappeler que le jour où j'eus le bonheur de vous sauver, j'ignorais entièrement votre nom et votre fortune passée. Je n'ai point manqué, je ne manquerai point aux égards qu'on doit à vos malheurs et au rang que vous avez occupé dans le monde; mais vous me prouvez que j'ai eu tort de croire que votre amitié récompenserait un jour les services que j'ai pu vous rendre. Si je puis encore vous être utile, veuillez m'écrire, ou envoyez-moi quelqu'un qui possède votre confiance. Je ne veux pas même connaître le lieu de votre retraite: vous savez mon adresse, cela suffit. Je vais maintenant prévenir madame Lacroix de l'intention où vous êtes de quitter promptement sa maison.»
«—La vôtre est-elle donc, Madame, reprit madame de T…, que je parte aujourd'hui même?»
À cette question, je me sentis émue. J'allais oublier tout ce que ses procédés avaient d'insultant pour moi. Déjà je cherchais ses regards, dans l'espoir de les retrouver plus bienveillans; mais ils ne respiraient que la fierté blessée: je ne descendis point à faire de honteuses avances, et toutes relations d'amitié ou de simple bienveillance furent dès ce moment rompues entre madame de T… et moi. Je me bornai à lui dire que j'étais loin d'exiger qu'elle partît; que je la laissais entièrement libre, et qu'après avoir choisi une autre retraite, elle n'aurait nullement à craindre les recherches de ma curiosité.
Madame Lacroix vint recevoir mes ordres. Je lui annonçai, qu'obligée d'aller passer environ quinze jours à Versailles, je confiais de nouveau à ses soins la personne qu'elle avait depuis quelques jours dans sa maison; et dans le cas où cette personne jugerait à propos d'aller habiter autre part, je la priai de faire en sorte que son départ fût enveloppé du plus profond mystère.
Madame de T… m'adressa de froids remercîmens, et promit de m'écrire. Cette promesse était faite d'un ton fort sec: je la reçus poliment, mais sans paraître y tenir beaucoup, et nos adieux ne se prolongèrent pas plus long-temps. J'appris, quelques jours plus tard, que madame de T… avait quitté l'hôtel de Flandre, n'emportant, de tout ce que je lui avais offert, que le plus strict nécessaire. Je dirai plus tard quelle occasion j'eus encore de lui rendre service, et de lui prouver que j'avais oublié ce que sa conduite avait eu de fâcheux pour moi dans cette première circonstance.
CHAPITRE XLIX.
Visite de Monti et de Mirande.—Espionnage.—Mort de Henri.
De retour à Chaillot avant l'heure du dîner, j'appris, à mon arrivée, que j'étais attendue par deux personnes qui prenaient patience en jouant au billard. Ces deux personnes étaient MM. Monti et Mirande. Le premier s'excusa de son indiscrétion, en me disant qu'il n'avait pu résister au désir de revoir la bella Stella del tosco cielo. J'estimais à si haut prix le talent de Monti, que je parus tenir à honneur de le recevoir. Je remerciai Mirande de me l'avoir amené, et je lui fis à lui-même l'accueil le plus obligeant. Cet accueil parut toucher les deux visiteurs, et ils consentirent de fort bonne grâce à me donner le reste de la journée, que je m'efforçai de leur rendre aussi agréable que possible.
Tandis que nous continuions la partie de billard, commencée sans moi, j'envoyai un de mes domestiques savoir des nouvelles de mon cher Henri, et lui porter de ma part un billet destiné à le consoler de mon absence. Quelques lignes que m'écrivit en réponse le bon M. Obval me tranquillisèrent beaucoup. Les imaginations vives portent tout à l'extrême en bien comme en mal, et j'étais déjà si rassurée, que je comptais le lendemain retrouver mon petit malade dans un état voisin de la convalescence. Je fus donc gaie toute la journée, et bien éloignée de prévoir le malheur qui me menaçait de si près.
C'était Ursule qui nous servait à table. Mirande, affublé par elle d'un costume assez exact de gondolier vénitien, vint au dessert, avec la mandoline en sautoir; son chapeau et ses boutonnières étaient toutes garnies de noeuds de rubans. Malheureusement la nature l'avait doué de la voix la plus fausse qu'il fût possible d'entendre. À défaut des chants italiens, Mirande imagina de nous jouer une contredanse allemande, que je fus obligée de danser sans autre partenaire qu'Ursule; car Monti n'était point un danseur.
Tandis que nous voltigions sur la terrasse dont une extrémité touchait à ma salle de bains, j'entendis une voix qui ne m'était point étrangère: cette voix était celle de M. de La Rue; je la reconnus sans peine. Il adressait à la femme du concierge quelques questions sur cette grossesse que je simulais toujours, et qui occupait si fort quelques esprits malveillans ou intéressés à me nuire. Je suspendis aussitôt la contredanse pour envoyer Ursule à la découverte; à l'instant même Joseph parut à la porte du salon qui donne de plein pied sur la terrasse, et annonça M. de La Rue: mes soupçons se changèrent en certitude.
Sa visite n'avait pour but que de savoir le nombre et les noms de mes convives. Mécontente de cette inquisition, et bien résolue à le désespérer, lui et tous ceux qui exerçaient autour de moi un si honteux espionnage, je lui demandai, avant qu'il ne nous quittât, de me faire le lendemain même compter mille écus, dont j'avais besoin pour les frais de layette. Il sourit imperceptiblement, jeta encore un regard furtif sur ma taille, et ne quitta point la maison sans avoir encore communiqué ses remarques aux valets chargés par lui de surveiller toutes mes démarches.
On donnait ce soir-là, au théâtre de l'Ambigu-Comique, un mélodrame alors fort en vogue, l'Homme à trois visages. Je m'imaginais qu'Ursule préférerait ce spectacle à la tragédie; et lorsque Monti fit la proposition de nous rendre au boulevard du Temple, j'acceptai, à la seule condition qu'on me permettrait d'amener avec moi ma femme de chambre, dont les remarques et les lazzis ne pouvaient manquer de nous divertir. Ursule avait en effet un esprit très vif et un bon sens naturel, qui ne se démentaient presque jamais. Je m'étais trompée dans mes conjectures: le mélodrame n'eut que ses dédains, et son goût demeura fidèle à la tragédie. Les observations qu'elle fit pendant la durée du spectacle lui valurent plus d'une fois les éloges de Monti et de Mirande. Les fumées de la vanité lui montèrent au cerveau; elle nous déclama au retour, et d'une manière que son accent fortement prononcé rendait on ne peut plus comique, quelques tirades qu'elle avait entendues de la bouche de Talma, et qui étaient gravées dans sa mémoire. Peu s'en fallait que déjà elle ne se crût une actrice; et je l'affligeai beaucoup en lui prédisant qu'elle ne pourrait jamais déclamer de suite dix vers français, sans faire pouffer de rire son auditoire.
Nous nous arrêtâmes quelques instans chez Corazza. Mirande, qui me donnait la main, trouva moyen de me prévenir, sans être entendu, que Lhermite devait prochainement me faire une nouvelle visite. Cette visite avait un but, et Mirande m'invitait à me défier plus que jamais de l'astuce de Lhermite: je le remerciai de ses avis, et je me promis d'en profiter. Comme la dernière moitié de la journée s'était écoulée pour moi fort gaîment, je rentrai chez moi, et je me mis au lit de la meilleure humeur du monde. J'étais flattée de l'empressement de Monti, et très sensible à l'amitié que me témoignait Mirande. Mon sommeil fut doux et paisible, mais, à cinq heures du matin, je fus réveillée en sursaut par un coup de marteau violent qui ébranla la porte cochère. Malgré les nouvelles rassurantes que j'avais reçues la veille, ma première pensée fût qu'on venait m'apprendre la mort de Henri. Le coeur serré d'effroi, je sonnai vivement, et je m'élançai hors du lit. Lorsque Ursule entra dans ma chambre, elle me trouva déjà enveloppée d'une robe du matin, et les épaules couvertes d'un schall: «Vite un chapeau, lui dis-je, et allez voir qui a frappé.» Puis, changeant d'idée, je saisis son bras, et je descendis avec elle aussi rapidement que pouvaient me le permettre mes jambes toutes tremblantes. Mon fidèle Joseph arrivait en même temps que moi dans la cour, une lanterne à la main. Le portier n'avait pas encore ouvert; ce fut Joseph qui tira les énormes verrous, et qui fit tourner la grosse clef dans la serrure. J'eus bientôt la certitude qu'on m'apportait un message de M. Obval. Joseph comprit bien que je ne lui donnerais pas même le temps d'atteler un cheval au cabriolet; il posa sa lanterne à terre, boutonna son habit, et se disposa à me suivre.
«Ne sortez point,» dis-je à Ursule, et la lourde porte se referma sur moi. Nous rencontrâmes heureusement un fiacre vide: j'y montai avec Joseph et les deux domestiques qui étaient venus de la part de M. Obval m'inviter à me hâter, si je voulais encore revoir mon cher Henri.
Dévorée d'impatience et d'inquiétude, je n'osais faire une seule question. Nos chevaux avançaient avec rapidité, mais j'accusais encore leur lenteur; je frissonnais de tous mes membres, et je ne pouvais articuler un seul mot. J'arrivai enfin au terme de notre course. M. Obval se présenta d'abord sur mon passage; sa figure me laissait pressentir l'affreux spectacle qui allait frapper mes yeux. «Est-il encore vivant?» furent les seules paroles qu'il me fut possible de prononcer.
—«Oui, madame; le pauvre enfant craint de mourir sans vous avoir revue. Son agonie est cruelle: il fallait connaître la force de votre caractère pour vous appeler à ce déplorable spectacle.»
Nous montâmes à la chambre de Henri. Dès qu'on lui eut annoncé mon arrivée, ses yeux éteints se ranimèrent; sa figure, déjà couverte de la pâleur de mort, se teignit d'une vive rougeur, et son regard chercha le mien. Mes yeux étaient pleins de larmes. Il voulut me tendre la main, et cette main retomba sans pouvoir atteindre la mienne. «Ma bonne amie, dit-il d'une voix dont je ne distinguais déjà plus les sons qu'avec beaucoup de peine, je ne regrette que toi dans le monde. Ma pauvre mère m'avait laissé sans appui: toi seule tu m'as tenu lieu de mère. Embrasse-moi encore… Mon Dieu, que je voudrais ne pas me séparer de toi!»
Mes sanglots éclataient malgré moi. Il perdit connaissance pendant quelques instans. En revenant à lui, il tourna encore ses yeux vers moi, et il me dit adieu d'une voix défaillante. Une légère convulsion altéra ses traits… Il avait cessé de souffrir.
Je tombai sans mouvement. Les secours du médecin de la maison, qui n'avait pas quitté la chambre de Henri, rappelèrent bientôt mes sens. En retrouvant encore là cet homme respectable qui avait prodigué à mon Henri les soins les plus assidus et les plus tendres, je conservais un reste d'espérance. Je lui fis une question: son morne silence m'apprit que je n'avais plus rien à espérer.
M. Obval m'emmena dans son appartement: il ne me demanda point mes ordres pour les honneurs à rendre au pauvre enfant que je pleurais. M. Obval connaissait mieux que personne toute ma tendresse; il était sûr de mon approbation pour tout ce qui tendrait à prouver combien sa mémoire me serait toujours chère. Le lendemain de ce jour fatal, je reçus encore un nouveau témoignage de l'affection toute filiale et de la reconnaissance que m'avait vouées cet aimable enfant, si digne de mes regrets. On m'envoya un petit journal écrit de sa main, et qu'on avait trouvé sous son chevet. Quand on me le remit, je n'eus pas la force de lire au delà des premières lignes; depuis, je l'ai souvent relu, et il s'est profondément gravé dans mon souvenir.
CHAPITRE L.
Journal de Henri.—Toinette.—Projet de nouvelle adoption.
Je rentrai chez moi vers midi, accompagnée de madame Obval, qui n'avait point voulu me laisser partir seule. Six heures d'angoisses et d'inquiétude avaient tellement altéré mes traits, qu'Ursule, qui était accourue au bruit de la voiture, parut effrayée à mon aspect. Ses questions se succédaient avec une extrême volubilité. Comme je n'y répondais point, madame Obval lui fit signe de ne point me presser davantage; elle me conduisit jusqu'à ma chambre, m'exhorta vivement à prendre quelque repos, et ne me quitta que lorsqu'elle me vit plus calme.
Joseph avait enfin satisfait la curiosité de ma femme de chambre. Cette pauvre Ursule vint se placer au pied de mon lit. Après un long silence, elle me demanda la permission d'aller prier auprès du corps de celui qu'elle pleurait comme moi. Je lui accordai cette permission, qu'elle paraissait désirer ardemment, et je la chargeai de distribuer aux pauvres, en mon nom, d'abondantes aumônes.
Le lendemain on me remit le journal du pauvre enfant. Le voici tel que mon coeur l'a retenu, tel que mes yeux eurent de la peine à le lire.
JOURNAL DU PAUVRE HENRI, ENFANT ABANDONNÉ, ET RECUEILLI PAR UN ANGE DE PITIÉ.
«Quand je perdis ma mère j'étais bien petit, je comprenais peu de choses; mais je sentis tout de suite que j'étais bien malheureux.
«Autre journée.—Au bois d'Auteuil, je vis une dame qu'un peu de honte me fit éviter d'abord, mais dont la bonté prévint mon chagrin d'être pris pour un mendiant. Mais les paroles de la dame furent si douces, qu'attendri et non confus, je bénis dès lors le bienfait sans rougir de l'aumône.
«Autre journée.—Ma belle amie m'a conduit en pension. Oh! comme je vais travailler! Je veux devenir savant par reconnaissance. Mon Dieu! si ma seconde mère allait perdre ainsi tout ce qu'elle possède! moins petit et plus heureux que la première fois, je pourrais alors devenir un appui. On peut recevoir de l'enfant à qui on a tout donné.
«Autre journée.—Tous mes maîtres sont contens de moi; je suis bien heureux en songeant que ma belle amie le sera plus que moi encore.
«Autre journée.—Je suis malade, mais je ne veux pas qu'on le sache; ma belle amie serait inquiète. Que me fait un peu de douleur pour lui en épargner beaucoup!
«Autre journée.—Je souffre beaucoup plus; j'ai la fièvre, dit-on… Non, c'est que j'ai peine à vivre. Oh! pourvu que je ne meure pas sans voir mon amie! Elle viendra; mais comme elle sera affligée en me voyant si pâle, si faible! Je l'aime tant, que je tâcherai d'avoir un peu meilleure mine.
«Autre journée.—Cher monsieur Obval, le pauvre Henri est bien reconnaissant de vos bontés. Il faudra donc aussi vous quitter! Quitter tous ceux que j'aime, c'est là, c'est là la plus grande peine de la mort.
«Le lendemain.—J'ai bien peur de ne plus me lever. Je mettrai ce journal près de mon coeur, et, si je succombe, on verra que ce coeur eut de la reconnaissance pour tous les bienfaits.»
Pauvre enfant! Il avait ajouté encore ces mots au crayon:
«Je ne puis ni mourir, ni vivre, car mon amie ne vient pas. Que j'écrive encore ce dernier élan pour elle: AMOUR ET RECONNAISSANCE.»
Ces derniers mots donnèrent un libre cours à mes larmes. Ô douleur de la maternité! je vous sentis, je vous devinai tout entières. Une fiction triste et cruelle me révéla votre immensité. Tombée de tout le poids d'une illusion dans l'amer sentiment de ma solitude, je ne fis qu'envier davantage ce bonheur d'être mère, dont l'image même semblait vouloir me fuir pour toujours.
J'étais plongée dans une vague rêverie de désirs et de regrets, quand Ursule vint me surprendre escortée d'une autre femme dont la figure touchante me frappa. Le patronage d'Ursule était chose assez nouvelle auprès de moi, pour que cette circonstance excitât vivement ma curiosité. L'intérêt s'y joignit aussitôt. Ursule, avec cette certitude de me plaire qui me prévient toujours favorablement, poussa en quelque sorte la jeune femme au devant de moi, avec ce seul mot: Elle a connu ce pauvre Henri… «Oui, madame, et je l'ai aimé comme mon frère. Vous vous rappelez peut-être un jour, il y a deux mois, que vous vîntes à la pension lui apporter des livres et une foule d'autres choses. Mais, madame, sachez d'abord que j'habite près du jardin de la pension, que j'ai une soeur, et que, le jour même dont je vous parle, Toinette, ma petite soeur fut frappée par les écoliers. Henri accourut à ses cris, s'établit dès ce moment son défenseur, et vint passer auprès de nous toutes ses heures de récréation. C'est de vous qu'il nous parlait sans cesse; il avait son projet, disait-il souvent; il voulait mettre de côté pour acheter une robe et un chapeau à Toinette, la mener, quand elle aurait dix ans, à sa belle amie, qui l'accueillerait avec bonté, tant elle aimait les enfans. Nous avions une grande envie de vous voir, car à moi aussi le pauvre Henri avait promis cette faveur. Il devait parler à madame pour qu'elle voulût bien être marraine de mon enfant avec le frère de M. Obval; et voilà qu'absente seulement pendant dix jours, j'arrive pour apprendre que le pauvre Henri vient de mourir.»
Ici les sanglots de la jeune femme renouvelèrent mes larmes. Ce que j'avais éprouvé en l'écoutant ne peut se rendre: c'était un sentiment pénible et doux, un regret et un rêve de mère.
«Je réaliserai toutes les espérances de Henri, dis-je à la jeune femme; je prendrai soin de Toinette, et cet enfant, qu'il désignait à ma tendresse, deviendra le mien.» En promettant ainsi je me trahissais tout entière, avec ma chimère de maternité, qui semblait s'échapper plus vive et plus puissante à l'idée d'une adoption prochaine et consolatrice. Ce n'était point assez pour mon coeur que de laisser deviner sa pensée; j'avais hâte de tenter le coeur qui pouvait y répondre. Je fis préparer à déjeuner dans le jardin; et quand je fus seule avec la jeune femme, je lui demandai depuis combien de mois elle était enceinte; je lui demandai plus, et à force de séductions, je lui arrachai une promesse. Seule je fus coupable, aussi seule ai-je été punie d'une fraude où l'or avait été mon complice.
Une plume savante a dit: Dans les Mémoires on peut laisser de côté tout ce qui nous force à rougir, si les faits ne sont pas intimement liés aux autres événemens de notre vie. Le tort grave dont j'accuse ici la pensée et la circonstance a eu trop d'empire sur ma destinée pour que je puisse profiter de l'heureux privilége de le taire. Il faut le dire au prix de quelque honte, mais pour m'en épargner une plus grande, qui du moins ne m'appartient pas, celle d'avoir été conduite à une feinte répréhensible par un lâche motif d'ambition ou d'intérêt. Cette faute, comme toutes mes fautes, prit sa source dans une imagination exaltée, dans une ame ardente, et dans une impatiente habitude de céder à mes impulsions.
Ce n'est pas ainsi qu'en jugèrent le public et les amis de Moreau: on ignora toujours la véritable cause de notre rupture, et, durant notre liaison, j'avais trop peu ménagé ceux qui l'entouraient pour qu'ils ne cherchassent point à en dénaturer le caractère. Moreau cessa de m'aimer, parce qu'il avait la preuve écrite de ma main que j'en aimais un autre. L'idée de le ramener ou de le tromper n'entra pour rien dans le projet d'adoption qui devait me donner le titre et les droits de mère. J'eus si peu cette vue intéressée dans ma résolution imprudente, qu'il ne me vint pas même à l'esprit qu'on pût la soupçonner. J'ai déjà fait assez d'aveux pour qu'on croie à ma sincérité; j'ai déjà donné assez de preuves de mon fol entraînement, pour qu'il devienne seul ici l'interprétation naturelle de ma conduite. Je continuerai de retracer les événemens tels qu'ils se sont passés; je serai plus sévère que la malignité même, mais en repoussant tous les reproches de vil calcul et de sordide intérêt, dernier remords qui, Dieu merci, ne charge point mes erreurs.
CHAPITRE LI.
Renvoi d'Ursule.—Retour de mon mauvais génie.—Lettre du général
Moreau.—La prétendue famille D. L***.
Moreau m'avait écrit de renvoyer Ursule à Milan, dès qu'il avait su la scène dont elle s'était rendue coupable en haine d'Aurélie. Jusqu'alors je n'avais pu m'y résoudre; maintenant l'éloignement d'Ursule devenait nécessaire à mes projets. Son âge, sa loyauté, m'interdisaient de la mettre de moitié dans un mensonge, et l'acte auquel j'étais résolue me semblait assez grave pour lui épargner une complicité dont son attachement sans bornes n'eût pas mesuré le poids. L'effroi que m'inspirait la seule idée d'Ursule sachant mon secret, me rappelait par instans que je faisais mal. Ce n'était pas une fille dévouée qu'il fallait à ma résolution victorieuse de mes scrupules, mais une complaisante qui me vendît sa conscience, si elle en avait une.
Je prévoyais toute la peine qu'allait causer à Ursule l'ordre d'une séparation; aussi je tâchai de l'adoucir en lui faisant entrevoir un retour. Me servant d'une lettre de madame Lambertini, que j'avais reçue, je tentai de lui persuader qu'elle ferait seulement à Milan un voyage pour une affaire importante dont une autre ne pouvait être chargée; mais elle ne me répondit que par de l'incrédulité et des larmes. Je fis un cruel effort sur moi-même pour lui cacher jusqu'à l'attendrissement qu'elle me causait. Oh! cette apparente dureté était un hommage. Pauvre Ursule! je me reprochais déjà de séduire une mère, et je tremblais devant une double responsabilité.
La douloureuse séparation eut donc lieu; et le lendemain la soeur de la protégée d'Ursule, de madame Sev…, fut installée à sa place.
Ce jour même, ma nouvelle femme de chambre vint m'annoncer D. L***. Il ne pouvait que m'affermir dans mon projet; car ce projet allait servir ses vues, et dès lors son habileté travailler à ma persévérance.
En le voyant entrer je me sentis tout le délire de la folle passion dans laquelle il m'avait entretenue avec tant d'adresse… «M'apportez-vous une lettre? m'écriai-je; je lui ai écrit, et il ne m'a pas répondu.»
D. L*** sut me dire ce qui pouvait le mieux satisfaire mon coeur et mon amour-propre. Pourtant il n'avait point de lettre pour moi, et n'avait point remis celle dont je l'avais chargé long-temps avant! Les raisons qu'il me donna me parurent sans réplique. Personne n'avait comme lui cet esprit d'à-propos et cet air facile de détails qui donnent un air de vérité à l'invraisemblance même. Après quelques minutes d'entretien, il avait su se rendre maître de tous mes secrets. Il eut de prompts applaudissemens pour la fraude que j'avais méditée; elle lui plaisait sans doute, outre l'intérêt qu'il y avait entrevu, comme une sorte de sympathie avec lui-même. Un mot cependant faillit le trahir et m'éclairer: il m'indiquait un calcul; mais l'habile confident prévint mon indignation par le reproche de l'avoir mal compris, et j'en vins presque à m'excuser de cette offense. Chaque jour, conseiller infatigable, il était souvent en querelle avec moi; il finissait toujours par dissiper les nuages qu'il soulevait d'abord. Tout son art vit cependant expirer l'insinuation bien des fois renouvelée de tromper Moreau comme je trompais le public: «Ne vous ai-je pas répété, lui dis-je un jour qu'il me pressait de nouveau à cet égard, que Moreau m'a laissée libre d'agir en cela à ma fantaisie, et que je ne suis enhardie que par l'idée que cet enfant ne portera jamais son nom?—Mais voilà justement ce qui ne doit pas être; car si cet enfant ne porte pas le nom du général, il n'aura jamais aucun droit, aucun titre; et, qui pis est, il ne vous en donnera aucun.—«Que vous êtes détestable, m'écriai-je, avec vos droits et vos titres! Me connaissez-vous assez peu pour croire qu'ayant renoncé aux droits et aux titres que m'assurait une haute existence, je veuille me faire un moyen de fortune du sentiment que j'inspire? Comment avez-vous pu penser qu'au moment d'une séparation que je désire, je l'avoue en rougissant, j'irai tromper mon ami, mon appui, mon protecteur? De grâce, ne revenons plus sur ce sujet. J'écris aujourd'hui même à Moreau: vous verrez ma lettre, et j'espère que la discussion sera finie.—Songez, Madame, qu'il y va de tout votre avenir: cela mérite quelque attention.—Quelque attention? je ne sais; mais il est un silence qui m'humilie, qui ne me fait plus, vivre que par secousses. Je voudrais acquérir le droit de le reprocher à Moreau; je voudrais pouvoir lui écrire: Vous m'avez négligée, oubliée; je vous oublié à mon tour. Mon coeur s'est donné à un autre: je vous fuis.
—«Comment! s'écria D. L***, auriez-vous ce dessein?—En doutez-vous? Je n'aspire qu'à tout abandonner pour aller trouver au milieu de sa gloire, de ses périls, celui qui a fait sentir à mon coeur tout le délire d'une passion exclusive.—Vous m'épouvantez.—Est-ce bien vous, D. L., qui me tenez ce langage, vous qui avez approuvé cette passion; qui avez plus fait, qui l'avez nourrie d'espérances? Je vous devine: vous craignez que mes ressources pécuniaires ne me laissent pas le choix de ma conduite.» Courant à mon secrétaire, j'ouvris un double fond qui contenait deux écrins très-riches et une cassette remplie d'or: «Vous voyez que me séparer de Moreau, ce n'est pas m'ôter tous les moyens d'obliger.»
D. L. se récria vivement, se fâcha même, et eut l'art de ne pas s'adoucir trop vite; et, continuant son rôle avec une sorte de chaleur, il me persuada que ses représentations lui avaient été dictées par l'intérêt réel qu'il prenait à moi; puis un détour adroitement subit le ramena à ce qui m'occupait dans le moment, les arrangemens avec la mère de l'enfant que je voulais faire mien. D. L*** offrit de se charger de ce soin, et j'augurai de son succès par celui qu'il obtenait sur moi-même par ses cauteleux sophismes. «Cependant, disais-je encore, il me répugne de décider une mère à me céder son enfant.—Elle sera toujours mère, puisqu'elle sera la nourrice.—Vous avez raison, D. L***, m'écriai-je, en saisissant avidement cette idée; c'est la nourrice qui est la véritable mère. Tenez, mon ami, je ne veux pas trop sonder les raisons d'intérêt et de besoin qui peuvent déterminer un pareil sacrifice. Mais voilà toujours mille écus: s'ils peuvent quelque chose dans les conditions, que les conditions soient promptement offertes.» D. L*** m'obéit aussitôt.
Deux jours après cet entretien il m'envoya une lingère: Je m'occupai d'une layette, et je m'en occupai avec folie; elle fut d'un luxe si ridicule, qu'elle devint pour la lingère l'occasion d'une sorte d'exposition publique. Tout Paris y vint. La malveillance ne m'épargna pas, et j'avoue que je lui avais déjà donné assez de prétextes pour que la plainte me fût interdite sur le juste déchaînement de l'opinion, contre laquelle quelques amis, sans la combattre, m'aidèrent de leur générosité.
Ce fut encore D. L*** qui se chargea de répandre le bruit de ma grossesse, et de me guider dans les attentions extérieures et menteuses propres à lui donner crédit. Il fallut cesser de monter à cheval, et faire mille petits sacrifices d'amour-propre qui, pour une femme, ont toujours quelque difficulté. Pendant ce temps j'avais écrit deux fois à Moreau. Mes lettres restèrent sans réponse. Enfin, trois semaines après le départ de la dernière, je reçus de lui celle dont voici la copie:
Gênes, ce…
«Ne m'interrogez pas sur mon silence. Je n'établis d'autre juge que votre coeur.
«S'il n'est pas trop tard, je vous conseille d'abandonner un projet d'adoption dont le motif est plus qu'anéanti. Au reste, vous êtes libre.
«Je vous écrirai par le prochain courrier. Votre franchise ne peut plus que me rendre plus malheureux. Cependant je la réclamerai et j'y compte, comme vous le pouvez éternellement sur le tendre intérêt de votre véritable ami,
«MOREAU.»
Cette lettre me jeta dans le plus grand trouble; mais ne me doutant pas de la méprise que j'avais faite en mettant l'adresse de Moreau sur la lettre que j'avais écrite au général Ney, j'attribuai son mécontentement aux instigations de ses amis, aux bruits de ma prodigalité. Ajoutant l'ingratitude à tant d'autres torts, je pris la plume pour répondre d'une façon qui ne pouvait manquer de me nuire pour jamais. Il y avait dans le coeur bon et généreux de ce grand homme tant de véritable tendresse pour moi, que si je lui eusse, avec quelques expressions de repentir laissé les illusions des qualités qui m'avaient valu son amour, cet amour eût encore plaidé ma cause. Mais ma tête bouleversée par une folie romanesque, par l'espoir d'exécuter un projet long-temps nourri et caressé, je ne trouvai à lui dire rien de touchant ni de juste. Comme il arrive souvent, j'avais tort, et ce fut moi qui me fâchai. Cette lettre devait me faire perdre tout empire sur le coeur de Moreau et je le perdis en effet; lorsque, je le répète, l'apparence seule du repentir eut suffi pour le ramener.
Mais je n'eus point le temps ce jour-là de beaucoup réfléchir. D. L*** était à mes côtés, et il ne me parla que de l'arrivée prochaine du général Ney. Il ne me laissait pas même le temps d'être seule, et ses précautions même avaient renforcé sa présence de l'intimité de sa prétendue famille. La mère et la fille m'avaient déplu d'abord; mais ma malheureuse facilité, le plaisir de parler librement et longuement de celui qui occupait toutes mes pensées, m'avaient rendu leur société préférable à toute autre. Ces deux femmes n'étaient ni instruites, ni bien élevées; mais elles avaient ce vif désir de plaire qui en donne souvent le moyen, et ce tact particulier aux Françaises de ne jamais paraître déplacées.
D. L*** leur avait appris leur leçon et elles en avaient profité. Elles me flattaient l'une et l'autre mais avec une sorte d'affection et de bonne foi. D'ailleurs la vanité est de bonne composition, et comme l'amour s'y joignait, car elles ne m'entretenaient que de l'objet de toutes mes pensées, je me plaisais dans cette vie de rêve et de causerie. D. L***, insinuant et facile, souriait à toutes mes illusions, à tous les caprices d'une imagination malade. Son habileté m'était précieuse pour mon idée favorite d'adoption; il me dictait ce que j'avais à faire pour donner à ma fraude toutes les apparences de la réalité. Au dernier mois de la grossesse de madame Sev…, je devais m'absenter. On avait loué sous mon nom un joli appartement à Nanterre. La mère et la soeur de D. L*** iraient s'y établir pour m'y attendre, ainsi que la jeune mère qui passerait auprès du chirurgien pour madame Moreau. N'ayant de compte à rendre qu'au général de mes actions, je reviendrais ensuite à Chaillot avec mon enfant et sa nourrice.
Telles étaient les combinaisons de D. L***. Un jeu de la nature ou un faux calcul de la véritable mère vint les déjouer toutes.
CHAPITRE LII.
Elleviou.—Nouvelles tentatives de Lhermite.—Visite à M. Obval.—Le champ du Repos.
Madame de La Rue n'avait pas cessé de me voir avec assez d'assiduité; mais, malgré ses instances, j'avais refusé constamment toute invitation pour les dîners d'apparat que donnait son mari. Quant à elle, je ne la voyais jamais qu'avec plaisir, je ne la voyais jamais assez souvent. Mes courses à Paris n'avaient jamais lieu sans que j'allasse embrasser cette femme vraiment aimable. Nous étions quelquefois sérieuses, mais plus souvent frivoles. Nous avions de temps en temps de longues discussions sur la toilette, et nous ne pouvions nous entendre; car douées chacune d'avantages contraires, nos goûts devaient différer comme eux.
Nous étions un jour livrées à ces graves débats; nous cherchions à nous persuader en essayant réciproquement nos parures de préférence, lorsque le salon s'ouvrit brusquement. Nous enveloppant à la hâte de ce qui se trouva sous notre main, nous allâmes nous tapir dans la ruelle du lit.
Tout cela ne servit qu'à amener un sourire malin sur les lèvres d'Elleviou, qui entra suivi de M. de La Rue. Les rubans, les bijoux étalés çà et là, la singularité de notre retraite, indiquaient aisément l'emploi que nous avions fait de notre temps.
L'opéra comique du Prisonnier venait de fixer la brillante réputation d'Elleviou, compatriote de Moreau, de M. Alexandre Duval et de M. de La Rue. Jeune, d'un extérieur charmant, de manières d'autant plus séduisantes qu'elles étaient alors plus rares, il était l'objet de la tendresse passionnée d'une femme ravissante[10]. Je ne l'avais encore vu que sur la scène. Il perdait quelque chose de près, mais il conservait assez pour être dangereux. Il nous plaisanta avec plus de malice que d'esprit. Il mit cependant dans ses railleries quelques complimens, qui suffirent à mon amour-propre pour trouver Elleviou fort aimable. Il était bien difficile de ne pas le trouver tel, surtout à côté du pauvre M. de La Rue. Cent fois ce dernier m'a fait penser au personnage de M. Lisleban, de la jolie quoique froide comédie d'Heureusement. La conversation, en se prolongeant, s'anima. Dans un accès de gaieté, madame de La Rue répéta un pas de gavotte avec les plus jolis pieds de France. De mon côté on me fit réciter quelques vers. Ma mémoire possédait presque toutes les grandes tirades du grand répertoire, que mon enthousiasme pour Talma y avait gravées. La tête manqua me tourner en récitant la scène de Sémiramis et d'Assur, quand j'entendis Elleviou et madame de La Rue vanter avec franchise mon élan et mon maintien tragique.
M. de La Rue, que tout cela n'amusait guère, parce qu'il n'y comprenait pas grand'chose et qu'il se fatiguait d'admirer, voulut mettre fin à nos triomphes par une malice; «Mais, ma chère amie, dit-il assez haut à madame de La Rue, songe donc que l'état de madame doit lui rendre fort pénible de parler ainsi debout.»
À l'instant le regard d'Elleviou s'attacha sur moi avec un curieux intérêt. Je fus presque tentée de profiter de la scène pour m'ouvrir à l'amitié, pour m'en assurer les consolations et les conseils; mais le caractère de M. de La Rue avait quelque chose de trop répulsif pour que je m'abandonnasse. Ma fierté aima mieux donner le change à mon embarras, et elle me fit trouver une contenance et des paroles, enfin un talent de mensonges qui trompèrent complétement Elleviou et madame de La Rue. Je voulus rester sur ce petit triomphe d'esprit, et ne me laissai point retenir à dîner; étant d'ailleurs attendue chez la mère de D. L***, je m'y rendis.
Entre la rue des Petits-Champs et la rue Sainte-Anne, j'aperçus Lhermite, dans un fort bel équipage, arrêté à la porte du traiteur Léda, qui était assez en vogue à cette époque. Un grand homme maigre, déjà vieux, l'accompagnait. Ces messieurs me saluèrent, et l'étranger avec un air de surprise. La mienne fut grande, lorsque le soir, à mon retour à Chaillot, on me dit que l'ambassadeur de la république cisalpine et M. Lhermite s'étaient fait écrire à ma porte.
Le lendemain, dans la matinée, je les vis arriver tous deux. Ce n'était point l'ambassadeur qui cette fois accompagnait Lhermite, mais un secrétaire de l'envoyé cisalpin, neveu du comte de Luosi, à cette époque grand-juge à Milan.
Ces deux messieurs, sachant que je possédais toute la confiance de Moreau, étaient aussi persuadés qu'ils avaient d'importans et d'utiles secrets à me surprendre. Ce fut de part et d'autre une lutte d'adresse, dans laquelle je n'eus point de peine à vaincre, car la loyauté et la droiture sont plus habiles qu'on ne pense. L'Italien, malgré tous ses efforts, s'en alla donc comme il était venu.
Trois mois plus tard, Lhermite n'y mit pas tant de façons. Après avoir tout employé pour obtenir de madame Moreau ce qu'elle refusa constamment d'accorder, la communication des lettres du général, il vint offrir tout bonnement à celle qui était alors dépouillée d'un titre usurpé, d'acheter cette correspondance. Si l'apparence d'une trahison même honorable ne m'eût retenue, j'aurais à l'instant confondu les soupçons d'une injurieuse politique par l'exhibition de ces lettres, où ne respiraient que les plus nobles pensées d'un coeur tout français alors. Toutefois je ne voulus pas livrer la correspondance, non seulement la plus innocente, mais la plus belle, aux interprétations de l'intrigue. Je repoussai les lâches sollicitations de Lhermite; je connaissais trop le danger de ces hommes, machines politiques dévouées à tous les gouvernans, qui savent agrandir le cadre d'une dénonciation. Je poussai la prudence avec Lhermite aussi loin qu'elle put aller, car je savais qu'on en voulait à la renommée de Moreau, et tout ce qu'on tramait contre elle. Grand homme! mes regrets m'ont appris combien tu m'étais cher. Infidèle à ton amour, je ne le fus pas à ta gloire, et mes larmes plus tard me l'ont appris, en te voyant mourir ailleurs qu'à Hohenlinden.
La perte de mon Henri, les inquiétudes attachées à l'exécution du projet qui en ce moment absorbait ma vie, éloignaient facilement de mon coeur tout ce qui n'était pas lui. C'est ainsi que j'avais oublié et Aurélie et ma pauvre Ursule.
La première était partie depuis long-temps pour la Belgique. Je reçus en même temps une lettre d'elle et une autre d'Ursule. Celle d'Aurélie était remplie des plus vives expressions de reconnaissance. Aurélie me parlait du bonheur qu'elle trouvait à élever son Emma, devenue, disait-elle, son unique amour, sa seule joie. Je sentis à ces mots que j'aimerais ainsi l'enfant que j'allais adopter; que lui aussi peut-être me tiendrait un jour lieu de tout.
La lettre d'Ursule me causa aussi une sorte de plaisir, mais différent. Elle, si vive, ne me parlait de son affection qu'en termes tranquilles, indiquant qu'elle en avait trouvé un autre objet. Cette idée me mit à l'aise sur un retour qu'au fond je ne désirais pas, et qu'Ursule n'était plus sans doute en disposition d'accomplir, par la réserve avec laquelle elle m'en offrait l'hommage.
J'avais, pour mon projet, renoncé à tous les amusemens du monde, et mes jours s'écoulaient dans une retraite que n'interrompait aucun plaisir. J'en fus chercher un bien triste à la pension de mon pauvre Henri. On m'y reçut avec cet empressement d'une affection bien flatteuse pour qui l'inspire. Là j'entendis rapporter mille traits touchans de celui que j'avais perdu.
À l'époque de la mort de mon Henri, un simple corbillard conduisait le riche et le pauvre à l'asile où viennent s'éteindre toutes les espérances de la vie. La voix éloquente de Regnault de Saint-Jean-d'Angely n'avait pas encore rendu à la mort cette dernière pompe d'un hommage funèbre consacré par la parole. Le bon M. Obval, qui me remit d'après ma demande la note des frais de sépulture, me causa une sorte de joie douloureuse en me disant: «Certain de votre approbation, madame, j'ai fait déposer les restes de notre Henri dans une tombe particulière; c'est la seule distinction aujourd'hui permise. Connaissant votre coeur, j'ai voulu me réserver le triste plaisir de vous conduire sur le tombeau de l'enfant qui vous dut plus que la vie.» M. Obval voulut me reconduire jusqu'à Chaillot; il craignait que je n'allasse ce jour même visiter la tombe. Sa belle-soeur me le défendit au nom de ce titre de mère qui allait être bientôt le mien. À ces mots je baissai la tête, toute confuse de ces hommages que je surprenais par une ruse.
M. Obval ne me quitta qu'à ma porte. J'ordonnai de laisser les chevaux à la voiture. Quand j'eus changé de toilette, couverte d'un voile, je me fis conduire au cimetière de Montmartre. Je savais que la tombe était placée dans un lieu écarté; M. Obval me l'avait indiquée. Je la découvris, ou plutôt je la devinai à travers mes sanglots; mes larmes coulèrent en abondance, mais une touchante rêverie les adoucit bientôt, l'idée de mon Henri se confondant avec celle de cet enfant que j'allais adopter, et qu'il m'avait légué pour ainsi dire. C'est ainsi que, m'abandonnant à cette illusion, le calme revint dans mon ame. J'étais arrivée avec la douleur, je partis avec l'espérance.
Cette respiration d'une belle journée, ce spectacle mélancolique des tombes émaillées de fleurs, et en quelque sorte de la mort revêtue d'une parure consolante, tout cela m'avait ranimée, et en sortant de ce lieu de regrets et de silence, je me dis:
Quel repos on y trouve! Ah! sous un ciel si beau,
Le désespoir s'éloigne à l'aspect du tombeau!
CHAPITRE LIII.
Madame Lacroix.—Son érudition.—Anecdote historique.—Dévouement au malheur.—Entretien avec un ministre, M. de Talleyrand.
Il y avait long-temps que je n'avais vu ma chère madame Lacroix; j'allai chez elle à mon retour. Elle me parla de madame de T… en termes qui achevèrent de me persuader que les préjugés vont souvent jusqu'à étouffer la reconnaissance, et pourtant l'orgueil, qui daigne accepter un secours, devrait daigner s'en souvenir. Les procédés de madame de T… m'eussent indignée, si, en général, l'ingratitude ne me paraissait plus digne de pitié que de colère. Il n'en était pas ainsi de madame Lacroix. Tout en me montrant les objets laissés par madame de T…, et dont j'avais eu tant de plaisir à la pourvoir, mon amie se livrait à son humeur avec cette franchise énergique que l'usage interdit, mais qui soulage le coeur. Voyant mon chagrin de tout ce qu'elle m'apprenait, elle me dit vivement: «Vous êtes cent fois trop bonne de vous affliger du départ de cette ingrate comtesse: ne vous ai-je pas annoncé d'avance ce qui arriverait? Est-ce que je ne les connais pas tous ces ci-devant, leur souple humilité dans le malheur, leur prompte insolence dans la prospérité?—Mais, ma chère Lacroix, vous généralisez toujours vos idées, et comme cela vous les exagérez. Les observations absolues finissent par être injustes. Vous ne pouvez prétendre que ce soit la prospérité qui cause l'ingratitude de cette dame envers moi.—Là! n'allez-vous pas chercher encore à l'excuser? Moi je soutiens que, si elle n'eût pas, avec son petit air tranquille, machiné quelque chose, trouvé ailleurs protection et ressource, elle n'eût pas fait tant la fière et fût restée. Voyez-vous, ce qui fait que les nobles sont des ingrats, c'est qu'on les élève à se croire d'une autre nature que nous. Je suis hors de moi quand je songe qu'une femme, pour qui vous avez eu tous les soins d'une fille, se trouve humiliée de vos bienfaits. Et pourquoi cela? Parce que vous n'êtes pas la femme légitime de notre général. Ils m'ennuient avec leur légitimité. Et pourtant, vous vous rappelez, au bon temps, cette ambition des belles dames pour la place de favorite. Tiens, la favorite, puisque c'est le mot du grand monde, la favorite d'un défenseur de la patrie vaut bien, je pense, les Montespan, les Maintenon, les Pompadour, et autres, avec lesquelles néanmoins il ne faut pas confondre cette pauvre dame La Vallière: celle-là n'eut que le malheur d'aimer pour lui-même le maître, que les autres cherchaient par intérêt seulement à enchaîner. Le général n'est pas marié; vous pouvez donc d'un jour à l'autre devenir sa femme, tandis que, pour les maîtresses royales, c'est du bel et bon adultère, avec de grands airs, de la cupidité et de l'étiquette.»
Madame Lacroix joignant le geste aux paroles, je ne pus garder plus long-temps mon sérieux; mais elle était trop irritée pour rire et pour entendre raison sur ses préjugés contre la noblesse. Jamais je ne lui avais vu tant d'érudition: elle appuyait ses principes d'une foule de traits historiques. Il fallut essuyer de vives réprimandes, et la minutieuse énumération des torts réels ou imaginaires de madame de T… Tout en partageant les opinions de madame Lacroix, je ne pouvais cependant me résoudre à ne pas mieux penser qu'elle de la personne qui en avait provoqué l'expression.
En revenant à Chaillot, je rêvais vaguement dans ma voiture, lorsqu'au milieu de mille choses passées en revue vint se placer le souvenir d'un ministre chez lequel j'avais le droit de me présenter, sans que j'eusse encore profité du privilége. J'avertis Danzel, et me fis conduire sur-le-champ au ministère des relations extérieures.
J'ai connu bien des hommes distingués par leur position, leur esprit ou leur talent; les vicissitudes de ma vie m'ont mise en face de bien des supériorités; mais je n'ai rencontré chez personne un tour d'esprit, un genre d'amabilité, un tact plus fin que chez M. de Talleyrand. Chaque fois que j'avais eu le plaisir de le voir et de l'entendre, mon admiration s'était accrue, et d'autant plus, peut-être, que je croyais m'être aperçue qu'il me trouvait assez d'esprit pour l'apprécier.
Il est rare qu'on aborde un ministre comme un autre homme: d'un côté on prépare ses idées, et de l'autre on arrange sa représentation; on se gourme ainsi réciproquement. Je connaissais déjà assez M. de Talleyrand pour savoir que, bien que chez lui le maintien, le regard, les moindres paroles rappelassent l'homme d'état, il aimait la causerie et cette liberté d'esprit qui se laisse aller. La manière dont ma visite fut reçue me fit supposer promptement qu'on ne la trouvait pas importune. Habituée depuis long-temps à être traitée avec des préventions favorables, j'avais cette confiance toujours nécessaire pour ne pas les démentir: aussi j'oubliai bientôt le ministre pour n'avoir affaire qu'à l'homme aimable, dont le sourire accueillant mes saillies les rendit bientôt plus piquantes.
Je ne sais comment l'entretien tomba sur madame de T…; j'en avais la tête pleine, je racontai comment nous avions fait connaissance, et j'insistai sur le prix que j'attacherais à ce que la puissance pût partager et aider l'intérêt qu'elle m'avait inspiré. Je peignis avec vivacité la scène du Louvre et du péristyle de Feydeau, avec attendrissement le bonheur d'avoir arraché à la mort un être malheureux. Mais une approbation presque ironique calma bientôt mes expressions: le ministre s'en aperçut, et je le lui dis même avec la vivacité de la mauvaise humeur. «Convenez, répondit-il en me prenant la main, que je parais avoir un coeur bien insensible.—Insensible! m'écriai-je; oh! vous pouvez dire d'une dureté sans exemple. Rire d'une infortune!—Oh! c'est épouvantable… Mais ce qu'il y a de plus épouvantable, c'est que je ne ris point de l'infortune, mais de la facilité de la charmante conteuse à se laisser tromper par une intrigante.—Une intrigante! cette dame! Mais y songez-vous? Une femme comme il faut! une émigrée!
—«Soyez tranquille; avec de telles dispositions à vous attendrir, parcourez Paris, et vous trouverez de quoi vous occuper. Suivez les traces de ces dames comme il faut, et je ne vous donne pas un mois pour en revenir.
—«Je me garderai de suivre vos conseils. Que serait la vie, si on n'y faisait un peu de bien?
Ces mots furent prononcés avec l'accent du mécontentement et de l'émotion; alors, me prenant la main: «Vous me trouvez bien haïssable?—Mais… oui, s'il faut l'avouer. Vous êtes sans pitié,
Vous clouez le bienfait aux mains du bienfaiteur.
«—Bravo! comment! de la mémoire encore avec tant d'esprit?—Citoyen ministre, je ne ris pas: comment, vous, noble, proscrit, émigré, appeler intrigans les victimes? Sont-ils coupables de n'avoir pas eu comme vous le génie de se tirer d'embarras?—Vous êtes bien la femme la plus singulière et la plus séduisante. Écoutez, ma jeune et romanesque héroïne de bienfaisance. J'ai beaucoup fait pour soulager les malheurs réels des émigrés; voici un carton qui en renferme les preuves, et en voilà un autre qui contient les témoignages de l'ingratitude de la plupart.—Eh bien! monsieur, il fallait garder le premier, brûler l'autre, et continuer.—Que l'enthousiasme vous rend belle! Allons, je vois qu'il faut me justifier. Sachez donc que, proscrit moi-même, cherchant un asile, ce n'est point dans le coeur des nobles, c'est dans celui d'une femme obscure que j'ai trouvé cette généreuse bienveillance qui s'attache à l'infortune pour la soulager, cette pitié courageuse qui rend au malheureux la force de souffrir, parce qu'elle est toujours prête à partager ses dangers. Oui, j'ai rencontré ces qualités angéliques, moins votre grâce, votre esprit et votre instruction, chez une femme qui n'avait point d'aïeux, mais un coeur; et cette femme ne m'accusera jamais d'égoïsme et d'ingratitude.—Oh! pardonnez-moi de vous avoir mal jugé.» Voilà tout ce que je pus répondre; mais mon regard parla plus que mes paroles. M. de Talleyrand parut touché; mais le caractère politique reprenant le dessus, il me dit, quand je me retirai: «Ma jeune et belle amie, vous en êtes encore aux illusions; mais, croyez-moi, modérez les élans d'un coeur qui me paraît bien exposé à l'ingratitude. Ne vous occupez plus de votre trouvaille de Feydeau…, et surtout n'allez pas me haïr à cause d'elle.—Vous haïr? Vous savez bien l'empêcher, et prévenir un sentiment par un autre, l'admiration. Adieu, citoyen ministre; je reviendrai bientôt causer avec vous.»
Je sortis du cabinet en véritable étourdie. Ma visite avait été longue, et, soit impatience, soit malignité naturelle, les courtisans, qui encombraient le salon d'attente, ne me virent point passer sans m'adresser quelques unes de ces salutations, qui prouvent tout à la fois leur facilité de supposer le mal et de l'encenser.
Je trouvai D. L*** à Chaillot; il avait terminé tous les arrangemens avec la jeune mère; il m'engagea à l'aller voir le lendemain.
Nous étions dans le salon du rez-de-chaussée; la porte du jardin se trouvait ouverte, celle du vestibule était fermée. Au milieu de notre conversation je crus voir s'agiter la draperie. D. L*** affirma qu'il avait fermé lui-même la porte; cependant, voulant s'en assurer de nouveau, il la trouva seulement poussée contre la serrure; il l'ouvrit entièrement, et aperçut madame Gaillard qui se glissait dans la salle à manger. Nous ne doutâmes plus qu'on nous eût écoutés. Adélaïde me dit, le soir, que deux messieurs étaient venus dans l'après-dîner, qu'ils avaient causé avec les concierges, et qu'elle avait entendu nommer D. L***. J'étais si loin de penser qu'on pût voir en lui un amant heureux, que je le traitais avec une imprudence faite pourtant pour en donner le soupçon. D. L***, instruit des bruits qui couraient à ce sujet, était loin de les détruire; sa vanité et son intérêt trouvaient leur compte à les favoriser. Je ne découvris ses vues que trop tard, et cette fois, comme toujours, j'eus l'occasion de reconnaître qu'avec un peu plus de prudence, je me fusse épargné bien des malheurs.
CHAPITRE LIV.
Fausse apparences.—Embarras.—Tourmens cruels.—Baptême de Léopold.
Six semaines se passèrent sans aucun événement important. Je ne recevais plus de nouvelles du général; mais, comme rien ne me paraissait changé autour de moi, ce silence m'affligeait sans me donner de vives inquiétudes. Tout était changé cependant, et je ne m'en doutais pas: on avait découvert mon secret; mes moindres démarches étaient épiées.
La conduite qu'on tint m'apprit qu'on n'avait voulu m'épargner aucune des humiliations d'un scandale public. Si j'avais eu autant de hardiesse que mes ennemis avaient de persévérance, j'aurais pu déjouer toutes les intrigues, mais je n'ai jamais eu le courage de l'effronterie. Je frissonne encore au souvenir de cette honte que je sentais au fond de mon coeur et que je croyais lire sur tous les visages. J'avais cru même remarquer du refroidissement jusque dans madame de La Rue, autrefois si caressante. Je cessai d'aller chez elle, et ma société se réduisit à D. L*** et à sa prétendue famille, Mirande étant alors en Dauphiné, Monti en Italie, et Lhermite brouillé avec moi une seconde fois. Le spectacle était ma seule distraction; j'y allais tous les jours. Ces fréquens tête-à-tête donnaient à D. L*** toutes les apparences d'une intimité que rien ne justifiait, mais que le monde saisit toujours en pareil cas. Sans communication avec qui que ce fût, j'ignorais ce tort nouveau qu'on ajoutait à tant d'autres torts.
Un soir D. L*** me prévint que la jeune mère était souffrante, et craignait d'avoir mal calculé. Il ajouta qu'il la conduirait le lendemain à Nanterre, et que je devais annoncer chez moi une absence de quelques jours.
Je ne saurais peindre le serrement de mon coeur à la veille de mettre le sceau à une pareille fraude. Pour la première fois je tremblais devant les devoirs que j'allais contracter, à l'idée de cet enfant dont j'allais répondre pour la vie. La nuit je ne vis plus que le côté pénible de mon rêve. Le lendemain matin, je partis avec Adélaïde pour aller voir sa soeur. Nous la trouvâmes si faible qu'on n'aurait pu sans barbarie songer à la transporter à Nanterre. J'envoyai chercher D. L***. Il fut consterné du contre-temps qui rendait l'exécution de notre projet presque impossible à Paris. Jusqu'à six heures du soir ce n'était qu'une fausse alarme. D. L*** m'emmena dîner chez sa mère. À peine étions-nous à table qu'on vint nous annoncer la naissance d'un beau garçon. «Il n'y a qu'un parti à prendre, m'écriai-je; je vais feindre une chute, on me ramènera chez moi; dans quelques jours on répandra le bruit d'une fausse couche; tout sera dit alors, et j'adopterai seulement l'enfant comme j'avais adopté mon Henri.» Oh! que cette inspiration, si je l'eusse écoutée, m'eût épargné de chagrins.
Mais D. L*** et ses deux complices ne pouvaient se laisser enlever ainsi le fruit de leurs manoeuvres. Leur dessein était de faire baptiser malgré moi l'enfant sous le nom du général. Lorsque, succombant sous le poids d'une humiliante accusation, je voulus dévoiler leur indignité, ils allèrent jusqu'à me reprocher l'ingratitude de tant d'efforts tentés pour mon seul bien-être.
On rejeta l'avis que j'avais ouvert, et ma pauvre tête m'abandonnant au milieu de ces embarras et de ces angoisses, je laissai faire. Une autre volonté que la mienne semblait, par une invincible fatalité, avoir enchaîné mon indépendance. Il fut résolu qu'on prendrait une voiture, qui nous conduirait chez l'accouchée; qu'arrivés là nous en ferions venir une autre dans laquelle nous monterions avec l'enfant et la sage-femme. La mère de D. L*** se chargea de jouer ce personnage. On simulerait ainsi un accouchement imprévu. Vainement je voulus éviter cet abîme de mensonges; l'adresse et la perfidie m'avaient si bien enlacée, que ma conscience obéit à d'autres consciences intéressées, et j'arrivai chez l'accouchée avant d'avoir pu me donner à moi-même une résolution.
La jeune mère était fort mal. Elle me remit son enfant avec bien des larmes, bien des recommandations tendres. Pressant alors l'enfant contre mon sein, je lui fis par mes baisers toutes les promesses d'une mère, et c'est de mon coeur qu'elles s'échappaient. Dieu! quelles furent mes agitations pendant le trajet de la rue Blanche à Chaillot! J'allais avoir à soutenir des regards délateurs, ceux du concierge et de sa femme. J'allais avoir à trembler et à rougir devant des mercenaires. Ce trait seul peint tout ce que ma position avait d'horrible.
Les paroles que m'adressaient M. et mademoiselle D. L***, leurs conseils, leurs recommandations m'irritaient au lieu de me calmer. Sans répondre, je pressais contre moi l'être innocent, et par momens quelques larmes moins amères coulaient sur son visage.
Nous sommes enfin à Chaillot. La voiture s'arrête; la porte s'ouvre, et nous voilà à l'entrée du vestibule. Un mot instruisit Adélaïde de ce qu'elle devait dire. Aussitôt le bruit de l'événement se répand dans la maison. Joseph arrive tout essoufflé. «Comme mon général va être fier! s'écrie-t-il; et c'est un garçon encore… et il est beau, j'en suis sûr.»
Il fallut me laisser transporter dans ma chambre par Joseph et Adélaïde. On me mit au lit. Madame et mademoiselle D. L*** paraissaient merveilleusement disposées à leurs nouvelles fonctions. Au bout d'une heure, le fiacre repartit avec la prétendue sage-femme. Mademoiselle D. L*** resta.
Chose incroyable! une journée si pénible fut suivie d'une nuit pleine de doux songes. J'avais voulu qu'on plaçât l'enfant à mes côtés. Je touchais ses petites mains; je contemplais chaque trait de son visage, approchant doucement de ses joues mes joues animées. Il s'éveilla; je crus qu'il me voyait, qu'il me regardait; et cette illusion me fit tressaillir comme par une ivresse de mère. Plaisir usurpé, votre expiation était bien près de votre douceur!
Le lendemain madame D. L*** vint me dire de grand matin que la manière dont le concierge l'avait reçue lui donnait des inquiétudes qu'il était urgent de prévenir par le prompt baptême de l'enfant: votre rupture avec tous les amis du général vous dispense des cérémonies d'usage. Mon fils sera parrain avec une de nos amies, riche et belle; ils vont venir à onze heures. Toutes les déclarations sont faites. À ce discours, les illusions disparurent pour faire place à la réalité. Il fallait laisser agir en mon nom; envoyer au baptême comme mon enfant un enfant qui ne m'était rien. Ah! dans ce terrible moment, si un ami véritable m'eût découvert l'abîme! mais la première fatalité des mauvaises actions, c'est d'éloigner les conseils généreux et d'appeler uniquement près de nous la lâche complaisance qui applaudit et engage.
Ainsi entraînée, je ne consentis à rien, mais je ne m'opposai à rien. À onze heures, une berline s'arrêta à la porte. D. L***, donnant la main à une marraine élégante et belle, vint prendre l'enfant. Adélaïde vit partir la berline, et en même temps deux hommes sortir de la maison, monter en cabriolet et la suivre. Elle entendit madame Gaillard s'écrier: «Ah! si la réponse pouvait être arrivée; le bâtard et toute la clique ne passeraient plus cette porte.» Adélaïde vint tout effrayée me rapporter ces paroles. «Oh! madame, me dit-elle; ils savent tout, et ils trament quelque chose.»
La réponse qu'on attendait n'était pas arrivée apparemment, car on se borna à l'espionnage, et à une heure l'enfant fut ramené. La marraine vint m'embrasser, et me dire les choses les plus aimables; c'était une femme charmante, et depuis elle n'a jamais été infidèle à ses premières bontés pour son filleul et pour moi-même.
La femme de Danzel, Allemande jeune et fraîche, arriva quelques minutes après pour donner le sein à Léopold, en attendant la nourrice. En même temps, Adélaïde fut envoyée chez sa soeur, avec ordre de la rassurer. À son retour, Adélaïde m'apprit que sa soeur était mieux, et tout-à-fait sans inquiétude. Que mon coeur souffrait au contraire!
CHAPITRE LV.
Menées de M. de La Rue.—Scènes pénibles.—Indignation de Joseph contre moi.
Nous étions déjà au troisième jour de la coupable comédie. Mon rôle était bien pénible. Outre les angoisses morales, il me fallait garder le lit, et simuler des souffrances que démentait mon visage. Pendant la nuit qui précéda cette troisième et fatale journée, je m'étais levée pour écrire à celui dont le silence me désolait. C'est en vain que ma plume chercha des paroles; mon ame toute confuse de reproches intérieurs ne trouva que le silence.
À quatre heures du soir, le concierge vint appeler Adélaïde, lui criant d'un ton insolent d'annoncer à sa maîtresse la visite de M. B…, avoué. «Vous savez bien, reprit Adélaïde, que madame ne reçoit pas. Mam'selle, il faut que votre maîtresse reçoive, entendez-vous; il n'y a pas ici à barguigner.» Adélaïde descend et trouve au salon cinq personnes. L'une d'elles s'avance, et prie avec beaucoup de douceur d'avertir qu'on est porteur d'un ordre du général Moreau. Adélaïde, pâle d'effroi, arrive en courant, se jette sur mon lit, et, fondant en larmes: «Oh! mon Dieu!… Oh! madame! Ma pauvre soeur!… C'est le commissaire… Songez à ma pauvre soeur.» Le besoin de consoler et de ranimer Adélaïde me fit retrouver plus de résolution que je n'en aurais eu pour moi-même. «Que peut avoir à craindre votre soeur? m'écriai-je. Que peut-on lui faire? J'ai voulu adopter son enfant, elle y a consenti; il n'y a là rien de dangereux. Ne me rendez point folle avec vos hélas et vos cris; nous allons voir.—Madame, dix hommes, au moins, sont en bas. Ils ont un ordre.—De qui? Personne n'a le droit de m'en donner.—C'est du général.—Eh! c'est ce qu'il faut voir; faites-les monter tous.»
Adélaïde ouvre la porte, jette un cri, et revient à moi en disant: «Ils sont là, madame; la grosse Gaillard est à leur tête: c'est certainement elle qui les a amenés.» À ces mots, je m'élance dans la pièce voisine, et d'une main indignée j'applique deux soufflets sur la large face de la Gaillard; et, prompte comme l'éclair, je referme la porte au verrou: «Verbalisez, messieurs; dis-je à travers la porte; dans un moment je vous recevrai. Adélaïde seule doit rester auprès de moi.» Dans le moment, ma prétendue garde, madame de L***, venait de s'échapper. Adélaïde, toute tremblante, se réfugie près du berceau. L'enfant dormait: à sa vue, ma colère se calma soudain, et je sentis tous les devoirs qui m'étaient imposés. Tout en rassurant Adélaïde, j'avais jeté sur moi une robe du matin. «Ouvrez maintenant, lui dis-je; faites entrer ces messieurs.»
Il n'est pas de position si critique où une femme n'aperçoive l'impression qu'elle produit. Cela suffit d'ordinaire pour lui redonner de l'empire: c'est ce qui m'arriva. Après quelques excuses polies, ces messieurs m'expliquèrent les motifs de leur démarche, qui leur avait été suggérée par les sollicitations de M. de La Rue, et les dépositions des sieur et dame Gaillard, relatives à une grossesse et à un accouchement supposés. «J'ignore, messieurs, répondis-je, jusqu'à quel point les lois autorisent une pareille visite. Je n'ai, ce me semble, de compte à rendre de ma conduite qu'au général Moreau. On m'a parlé d'un ordre de lui; avant tout, veuillez me le montrer.» Ce ton ferme et résolu fit passer la surprise du côté des questionneurs. Leurs manières étaient fort bonnes, et l'un des deux me plut surtout par un ton de franchise qui provoqua la mienne. «Madame, me dit-il, nous ne sommes point, à proprement parler, porteurs d'un ordre, mais d'une simple invitation de rechercher la vérité. Il s'agit d'une fausse grossesse, d'un enfant supposé et déclaré fils de vous et du général Moreau; il n'en est rien. Vous vous épargnerez beaucoup de peines, et à nous le désagrément de vous en causer, en consentant à signer cette déclaration; elle contient que cet enfant n'appartient ni à vous, ni au général Moreau. Un refus vous exposerait à des recherches fort désagréables pour constater un état qui ne peut être le vôtre, pour peu qu'on vous regarde; car l'éclat et la fraîcheur de vos traits ne le démentent que trop.»
Adoucie un peu par cette flatterie, entraînée bien plus par le désir de sortir d'un dédale de mensonges sans issue, je répliquai sans hésiter: «Excusez-moi, Messieurs; je ne signerai aucun papier revêtu de formules judiciaires; mais je consignerai volontiers de ma main l'aveu que cet enfant n'est pas le mien, et que par conséquent il est étranger au général Moreau. J'ajouterai même, que s'il a été présenté comme tel, c'est à mon insu et contre ma défense formelle. Si cette indigne fausseté a été commise, qu'on s'en prenne à ceux qui l'ont accomplie, et à M. de La Rue qui ne l'a point empêchée. Il le pouvait cependant, car il paraît qu'il était instruit de tout; mais il a préféré le plaisir de me faire paraître plus coupable encore que je ne suis, au devoir d'épargner à son ami le désagrément de se voir mêlé dans cette affaire. Je saurai suppléer à sa générosité et à son adresse. Le nom du général ne sera point compromis.» Alors j'appelai Adélaïde, qui, toute saisie de ce qui se passait, me répondit à haute voix: «Ah! Madame, gardez-vous de rien écrire! tout le monde est ligué contre vous… Je viens d'entendre des choses…—Qu'avez-vous entendu? J'ai entendu, Madame, qu'ils ne peuvent rien tant que vous ne signerez pas; ainsi ne signez pas. Joseph est revenu. Je l'ai envoyé chercher le commissaire, et nous allons voir.—Je vous sais gré de votre zèle; mais courez bien vite contremander M. le commissaire; tout est fini; ici personne n'a rien à craindre.—«Mais, Madame, savez-vous qu'on veut vous mettre dehors.—Encore une fois, ne craignez rien; prenez votre petit neveu; il sera toujours mon fils d'adoption; emportez-le, et surtout ne le confiez à qui que ce soit.»
Rien n'imprime tant de fermeté aux paroles et tant de dignité au maintien que le sentiment d'un devoir: aussi, me relevant à mes propres yeux de tout le respect que je paraissais inspirer dans ce cruel moment, j'eus le courage d'achever ce qu'il commandait à ma conscience.
Voici la déclaration que je signai:
«La soussignée déclare que l'enfant baptisé hier par son ordre aux noms de Léopold-Victor Van-Ayl*** n'est point ni d'elle, ni du général Moreau… mais un fils d'adoption de la soussignée,
«ELZELINA VAN-AYLDE-JOUGHE.»
Un de ces messieurs me fit observer que cette déclaration n'était point suffisante, puisque l'enfant avait reçu non pas le nom de Van-Ayl***; mais celui de Moreau. «Je l'ignore, répondis-je; je vous avouerai même qu'il me faudrait à cet égard des preuves légales; je les verrais même que je ne pourrais déclarer que ce qui est la vérité, c'est-à-dire que ce nom a été donné contre mon gré, à mon insu, et que j'ai eu seulement connaissance de cette odieuse fourberie par sa preuve écrite. Maintenant, messieurs, je crois votre mission remplie.
Tous deux se levèrent. Le plus jeune, qui se disait avoué, et qui l'était en effet, m'offrit ses services et me demanda la permission de revenir le lendemain. Je la lui accordai par l'espérance que, désabusé, il ne serait plus de mes ennemis, et par le besoin de me donner un guide dans de pareils embarras.
Ces aveux m'avaient soulagée; et déjà revenue à la légèreté de mon caractère, quand je reconduisis ces messieurs jusqu'à la porte du vestibule, je leur dis en riant et assez haut pour être entendue: «Comme dans mon état la colère est une crise dangereuse, je vous prie de m'en épargner le retour, par des ordres à l'espion qui vous a indiqué le chemin de mon appartement, de ne point se présenter devant moi, au risque de quelqu'un de ces soufflets que vous avez pu juger; quant aux premiers, je les paierai, c'est de toute justice.»
L'avoué et ceux qui l'accompagnaient riaient encore de la boutade, en traversant la cour et en entrant chez madame Gaillard. Je confesse que j'éprouvais un secret plaisir de la mortification qu'elle essuya pour tout salaire de ses services. Plus raisonnable, le mépris eût dû être ma seule vengeance; mais la raison n'a jamais été mon lot, et, dans la circonstance, mon irritation n'était pas de nature à se contenter du dédain.
Rentrée dans mon appartement, je donnai à Adélaïde des confitures, des sirops, une foule d'objets, et 300 francs, en lui ordonnant de porter tout cela à sa soeur, et de la prier d'envoyer quelqu'un, le soir, pour prendre l'enfant. Je la chargeai aussi d'un billet pour D. L***. Quoique fort clair, ce billet a servi encore de texte à des interprétations bien injustes. Le voici:
«Je ne sais quelle est la vérité de ce qu'on vient de me dire au sujet du nom sous lequel on a fait baptiser Léopold; mais je sais que sans une horrible perfidie, vous n'avez pu lui faire donner que le mien. N'ayant pas l'habitude de rejeter mes torts sur les autres, je ne vous accuserais qu'autant que vous vous seriez permis cet indigne abus de confiance. Votre soeur a disparu au moment de la scène, je dois donc vous croire instruit déjà du commencement, et je vous en mande la fin pour qu'elle règle votre conduite.
«J'ai déclaré toute la vérité, sans accuser personne que moi. Ne venez pas ici, n'envoyez personne. Adélaïde vous portera les nouvelles. Comme il n'y a rien à craindre pour le moment, dormez en paix.»
Adélaïde partit. Il était six heures du soir, et je me trouvai seule dans cette chambre où venaient de s'accumuler tant de scènes pénibles, qui ne devaient pas être les dernières. Mon premier mouvement fut de m'approcher du berceau, d'y contempler l'enfant, objet innocent de tant d'alarmes; puis, des larmes coulant de mes yeux et profondément attendrie, j'effleurai son joli visage de baisers, suivis de sermens; je promis la tendresse d'une mère, ses soins éternels, ses sacrifices constans… Cher enfant! j'ai tenu mes sermens; et j'ai reçu ma récompense, puisque ton dernier soupir fut encore un élan de reconnaissance pour ce que tu nommais mes bienfaits!
Adélaïde, à son retour, me trouva jouant avec Léopold. Elle me raconta que D. L*** en lisant ma lettre avait laissé éclater une incroyable fureur. Il avait écrit plus de dix réponses, les déchirant toutes; enfin, il lui avait remis ce peu de lignes:
«En honneur, je crois rêver, madame! Est-il concevable qu'on puisse se laisser maîtriser et jouer ainsi! Il y va d'une fortune! Vous pouvez encore tout réparer; mais pas de philosophique dédain! De la résolution! Portez plainte contre ceux qui se sont permis de violer votre domicile.
«Recevez la personne qui ira ce soir vous demander, madame Delville. Cette personne vous tracera la marche à suivre. Écoutez les avis qu'on vous donnera. Mon dieu, songez donc qu'il y va de cinquante mille livres de rentes.»
Je chiffonnai la lettre avec indignation, bien résolue d'agir seule; mais ma faiblesse ordinaire voulut voir cependant la personne que D. L*** m'annonçait; de là une méprise suivie encore d'une scène bien fâcheuse.
Adélaïde, prévenue que j'attendais quelqu'un, arrive une demi-heure après avec un homme âgé, sans lui avoir fait la moindre question, persuadée qu'il s'agissait de la personne dont je lui avais parlé; dès les premiers mots se révèle la méprise: c'était un chirurgien-accoucheur envoyé pour constater mon état. Sans ses rides et ses cheveux blancs, j'eusse eu de la peine à me contenir. Je l'engageai seulement à me laisser en repos, et cela du ton le plus digne et le plus résolu. «Mais, Citoyenne, vous ayez eu un enfant?—Que vous importe?—Comment! mais cela m'importe beaucoup; car je dois faire une déclaration ou procès-verbal.—Elle est inutile:—Inutile! mais pardonnez-moi, je dois dire…—Voici ce que vous avez à dire…—Mais, Citoyenne…—Veuillez m'écouter. Ma déclaration seule est nécessaire, la voici: Je n'ai jamais été enceinte, par conséquent je n'ai pu accoucher. Il m'a plu d'adopter un enfant, et cela ne regarde ni vous, ni ceux qui doivent verbaliser. Est-ce clair? Maintenant faites-moi le plaisir de me laisser en repos. Adélaïde, reconduisez monsieur.» Le docteur bénévole sortit tout étourdi et sans répondre un mot.
Peu d'instans après arriva un des parens de la jeune mère avec la femme qui la gardait; Adélaïde me les amena tous deux. J'ordonnai de faire entrer une voiture dans la cour. J'avais préparé un paquet énorme de ce que j'avais trouvé de plus utile dans la layette. Adélaïde fut chargée de porter ce paquet dans la voiture; mais elle n'osait descendre seule. «Les Gaillard nous guettent, Madame, me dit-elle; s'ils allaient, nous empêcher de sortir?—Venez, vous allez voir si je crains les Gaillard; suivez-moi.»
Je descends portant l'enfant dans mes bras; le parent de la jeune mère et la garde-malade montent dans la voiture; j'embrasse Léopold encore une fois, je recommande à Adélaïde de l'accompagner et de revenir au plus vite. Au moment où la voiture disparut, arriva un homme tout haletant; il fit plusieurs signes aux Gaillard; et j'ai su depuis que ceux-ci lui avaient envoyé demander s'il fallait ou non laisser partir l'enfant. Ils furent bien désappointés d'apprendre qu'ils ne pouvaient absolument rien, et la méchante concierge eut une attaque de nerfs à cette nouvelle.
Joseph, qui se trouvait sur mon passage comme je remontais chez moi, se détourna vivement pour m'éviter. «Quoi! Joseph, vous me fuyez?—Oui, répondit-il brusquement; puisque vous n'êtes point grosse, il est clair que… Oh! mon Dieu, qui aurait jamais pu le croire, tromper mon général! vous, Madame, qui en parliez de manière à tirer les larmes. Quel chagrin pour lui, qui vous aime comme un fou!… Ah! Madame, c'est bien mal.—Joseph, écoutez-moi.—Non, Madame; je ne veux pas vous écouter; vous m'enjôleriez, comme vous enjôlez tout le monde. Puisque vous n'êtes pas accouchée, je vois bien que les Gaillard avaient raison; que vous êtes une trompeuse, une séductrice.—Vraiment, ils disent cela?—Oui, Madame, ils le disent, et, quoique je n'aime pas ces gens-là, il faut bien que je le croie. «Ah! mon pauvre général!» et, à cette dernière exclamation, il s'enfuit, afin d'échapper au danger de m'entendre. Seule, le coeur plein d'amertume, je courus promener sous l'ombre des arbres du jardin la tristesse des plus cruelles pensées; l'isolement, la nuit, l'attente, la fatigue, tout semblait réuni pour peser sur mon coeur.
Le retour d'Adélaïde, les bénédictions qu'elle m'apportait de la part de sa soeur, la prière d'aimer toujours l'enfant qui apprendrait à me chérir, tout cela me releva un peu; car chez moi les impressions sont violentes, mais fugitives. La nécessité de me contraindre me rendit quelque force, et je résolus de ne pas donner, du moins à mes ennemis, la joie de mon abattement et de ma douleur. Le souper fut bientôt servi; comme les Gaillard pouvaient voir dans la salle, je fis rester Adélaïde près de moi, en affectant de parler haut du petit Léopold, de mes projets sur lui, du bien que je comptais faire encore à sa mère. Adélaïde me secondait de son mieux, et s'arrangeait de manière à cacher que je ne mangeais pas, je prolongeai cependant ce souper inutile, et je me levai en disant très-haut à Adélaïde: «Préparez mon bureau, je vais écrire au général, et lui rendre compte de tout.»
Ce n'était qu'une bravade et une vaine petitesse, et je n'en parle ici que pour montrer à quelles extrémités peuvent entraîner de premières fautes. Je me sentais sous le poids de la déconsidération de mes propres gens; je ne pouvais échapper à leur insolence qu'en leur cachant jusqu'à mon repentir, et j'en étais arrivée à ne pouvoir plus me faire respecter qu'en me faisant craindre.
CHAPITRE LVI.
Un songe.—Envoyés de M. de la Rue.—Départ de Chaillot.
La nuit qui vint clore une journée si orageuse devait m'apporter bien peu de repos, et l'excès de la fatigue vint seul me procurer un sommeil bien court, signalé par un rêve dont les circonstances furent si singulières, que ma mémoire les a encore présentes, et que ma plume va les retracer.
Je me crus au milieu d'une enceinte immense, que n'éclairait aucune lumière. Saisie d'angoisses inexprimables, je me sens tout-à-coup entraînée vers un endroit resplendissant d'une vive clarté. Une foule nombreuse et jeune pressait mes pas: un guide s'offre à moi; je reconnais en lui un officier que le monde avait souvent rapproché de moi, et où, toujours empressé de me suivre, je l'avais remarqué bien moins par sa galante attention pour ma personne que par son admiration passionnée pour le général Moreau. Cet officier, d'une physionomie mobile et spirituelle, ne perdait rien, et gagnait au contraire à une large cicatrice qui sillonnait sa bouche. Je l'avais surnommé l'Inspiré; et en effet, son air, ses gestes, ses paroles avaient quelque chose de magique; il se nommait Oudet ou bien Oudinet, je ne savais trop.
Me voilà bientôt placée par lui au milieu d'un cercle où je n'entends que les murmures d'une langue mystérieuse et inconnue, interrompue par ce seul mot, qu'Oudet prononce en français et de l'accent d'un supérieur: «Elle est là, la compagne de celui que nous cherchions.» À l'instant, je me sens enlevée dans les airs, échangeant tout à coup la simplicité de mes vêtemens contre un brillant costume, puis comme livrée sur l'avant-scène d'un théâtre aux regards d'un public immense. Effrayée, je m'enfuis vers la coulisse, et je me retrouve encore, dans les bras de ce même homme, qui me serre contre sa poitrine en s'écriant: «Malheureuse femme! quelle destinée magnifique vous avez jouée!»
Tout disparut à cette parole terrible; et j'étais depuis long-temps hors de mon lit et debout près de ma fenêtre, que le bruit en retentissait encore à mon oreille.
Je n'avais jamais eu avec cet officier d'autres relations que ces politesses banales qu'amène une rencontre plus ou moins fréquente dans les mêmes salons. Quoiqu'il m'eût paru plein d'empressement pour moi, et de qualités originales faites pour plaire, je n'avais jamais eu l'idée de l'attirer chez moi. Il me paraissait donc bien extraordinaire qu'au milieu de tant de préoccupations présentes, un être si étranger à mes affections et à mes inquiétudes fût devenu l'objet de mes rêves. Il influa plus tard sur mon repos; et cette bizarre imagination d'un rêve amena plus d'une réalité funeste dans ma vie.
La fâcheuse direction que j'avais moi-même donnée à mon sort allait rassembler bien des maux sur ma tête. Je vais retracer à la hâte les dernières scènes de mon séjour dans une maison où toute autre femme eût apprécié le bonheur d'une glorieuse protection, d'un noble attachement, et d'une opulence honorable. Une sorte de fatalité, née de mon caractère et de mon imagination frénétique, ne me donna que les occasions et les moyens d'être plus promptement malheureuse.
Il était neuf heures du matin; je parlais à Adélaïde de mes projets de départ, quand, sans être annoncé, sans même frapper à la porte, l'accoucheur, que j'avais si peu ménagé la veille, entra suivi de deux hommes.
Au simple soupçon d'une offense, mon premier mouvement est terrible. Repousser le guéridon dressé pour le déjeuner, faire voler la porcelaine en éclats, et jaillir l'eau d'une bouilloire sur les jambes des trois indiscrets, tout cela fut un trait impétueux que j'accompagnai de l'ordre impérieux et hautain de sortir.
«Pardon, Madame, dit le plus jeune, en s'avançant; les concierges n'ayant voulu ni nous conduire, ni nous annoncer, nous avons ouvert cette porte, sans penser que ce pouvait être celle de votre appartement. Croyez bien, Madame, que nous n'avons eu aucune intention de vous offenser.—De quoi s'agit-il, messieurs, demandai-je un peu plus calme; et, désignant l'accoucheur: Monsieur est au moins inutile ici, je le lui ai déjà déclaré; n'ayant jamais été enceinte, je n'ai jamais pu accoucher.—C'est justement, madame, ce qu'il s'agit de constater.—Mais, messieurs, il me semble que ma déclaration doit suffire.—Madame, permettez; le général Moreau n'ayant pu croire à la feinte, craignant d'être injuste, ne veut pas qu'on agisse sans preuves.—De grâce, messieurs, écoutez-moi: ce que vous appelez agir, c'est probablement m'ôter le titre qu'il m'a forcée de prendre, et me faire quitter sa maison. Eh bien! messieurs, j'allais m'en éloigner. Moi-même je m'occupais de mes préparatifs de départ. L'enfant est rendu à sa mère; seule, je reste chargée de son sort: que veut-on de plus?—Quelques mots encore, Madame; la lettre du général Moreau, qui autorise ici notre présence, charge M. de La Rue de s'entendre avec vous pour vos intérêts pécuniaires. Le général ne vous hait pas.—Non, Moreau ne me hait pas; cette dernière attention me le prouve. Le seul motif pour lequel il puisse me retirer son affection, il l'ignore[11]. Quant à ce qui vient de se passer, un pareil éclat ne peut venir de lui, mais de mes ennemis. Faible, il a écouté des suggestions étrangères; mais il ne sera jamais sans égard. Il n'oubliera point qu'il m'a connue au sein d'une famille opulente et honorable, et que si mes égaremens m'ont fait accepter l'appui d'un grand homme, il n'a point dans ses faiblesses mêmes acquis le droit de mépriser celle dont les parens lui avaient prodigué aussi une hospitalité généreuse.»
Par l'émotion, mes paroles avaient pris cet accent de vérité qui pénètre. Entièrement remise, je fais asseoir ces messieurs, et j'ajoute d'un ton ferme: «Quant à M. de La Rue, veuillez bien lui dire que son bas espionnage et son intimité avec mes valets me le font paraître maintenant aussi méprisable qu'il m'avait toujours paru ridicule. Je n'ai point besoin de son entremise. Le général Moreau m'a donné une procuration signée de sa main, de disposer des fonds placés chez M. de la Rue. Je puis en user ou n'en pas user, comme il me conviendra. Mon intention est de quitter Chaillot aujourd'hui même.» Courant à mon secrétaire, j'y pris un double de l'état du mobilier, et, le remettant au plus jeune de ces messieurs, j'ajoutai, avec un peu d'ironie: «Il me semble que je puis partir maintenant et sans attendre main-levée de ma personne par M. de La Rue.—Oui, Madame, sans aucun doute; mais il va de votre bonheur de n'en rien faire. Votre langage est celui de la vérité; vos sentimens feraient pardonner les plus grandes fautes, et il ne s'agit ici que d'une erreur. Voyez le général, Madame; restez dans cette maison, il va arriver.»
Ces mots me firent frissonner, et je ne songeai plus qu'à fuir une présence dont je ne pouvais soutenir l'idée même. Tout en m'accusant, j'osais aussi accuser Moreau: Je le croyais livré à mes ennemis. Rester dans l'espoir d'un pardon, dans l'intérêt d'un empire dont je ne voulais plus jouir… Oh! non, mille fois… J'attendais des regrets de Moreau; mais je lui connaissais trop de délicatesse pour attacher quelque prix à la possession d'une femme dont le coeur ne serait plus à lui.
Ma fierté, réveillée par ces réflexions, prit irrévocablement son parti. Je déclarai à ces messieurs que j'allais quitter la maison, et qu'ils eussent à en prévenir M. de La Rue. Voyant toutes leurs observations inutiles, ils me quittèrent. Adélaïde voulut aussi me persuader. «Quitter cette maison, me dit-elle, n'est-ce pas, Madame, risquer beaucoup? Le général vous aime; vous êtes belle et séduisante: avec lui vous aurez toujours raison. Il suffit de rester pour le convaincre; tandis qu'une fois partie, ce sont vos ennemis qui auront beau jeu. Eh! on ne trouve pas tous les jours un sort comme le vôtre.» Dieux! je vis dans quelle classe Adélaïde me plaçait, et un juste orgueil affermit encore ma résolution. «Adélaïde, lui dis-je, veux-tu t'attacher à moi et me suivre? Renoncer au sort qui te paraît si brillant, ce n'est pas perdre les moyens de récompenser tes services. Je ne veux en ce moment qu'une chose, quitter de suite cette maison. Prépare ma toilette. Je vais mettre en ordre mes papiers, puis nous irons voir des logemens.
«—Puisque Madame est décidée, il me semble qu'elle pourrait charger M. D. L*** de ce soin. Madame n'a qu'à lui écrire un mot; car enfin elle ne peut pas partir avant demain.
«—Je voudrais au contraire partir dès aujourd'hui. D'ailleurs D. L*** ferait des objections, et il ne m'en faut aucune.»
Adélaïde était une femme de chambre appartenant à la haute civilisation, attachant peu de prix aux principes, mais beaucoup au dehors, et surtout au fond des choses, à l'argent. Elle savait que je n'en manquais pas; que j'avais bijoux nombreux et riche garde-robe; et son imagination alla si loin dans ses nouvelles espérances, que cette fille fit très gaiement les préparatifs du départ qui d'abord l'avait tant affligée. C'était un de ces êtres qui ont une idée fixe, celle de s'enrichir; et j'ai vu depuis que le monde était peuplé d'Adélaïdes.
À l'instant où je fermai ma cassette, arriva un commissionnaire porteur d'un billet de D. L***. Ce billet m'ayant décidée à modifier le plan que je m'étais tracé, je répondis à D. L*** de venir me prendre avec une voiture de remise le plus tôt possible; et le commissionnaire était déjà loin avant qu'il me vînt à l'esprit que cela donnerait encore sujet aux interprétations.
La voiture arriva au moment où j'allais descendre au jardin. D. L***, plus prudent que moi, parce qu'il se sentait plus coupable, me faisait dire que nous le trouverions au coin de la place Louis XV. Il m'y attendait en effet: À la fois stupéfait et furieux de ce dénoument, il n'osa pourtant rien objecter; car mon premier mot lui avait révélé toute la force de ma volonté.
D. L*** avait en vue un fort joli logement; il m'y conduisit, et je l'arrêtai. Cet appartement commode, fort élégamment meublé, était bien loin d'égaler la maison charmante que j'allais quitter; mais je m'accommodais de tout ce qui m'éloignait de Moreau; l'idée de le revoir me glaçait d'effroi.
Je me hâtai de retourner à Chaillot, afin d'effectuer mon déménagement, et j'obligeai D. L*** de m'y suivre, presque malgré lui. Je voulais, jusqu'au dernier moment, montrer aux Gaillard que, loin de m'inquiéter de leurs propos, je les bravais. Je passai la soirée et une partie de la nuit à remplir mes malles. Quant aux meubles, je les laissai, ne sachant encore ce que j'en ferais.
Pour la dernière fois, je déjeunai dans mon berceau chéri, que j'allais abandonner pour toujours. La voiture n'arriva qu'à midi, pour m'enlever à cet asile où j'avais vécu sous un titre qui eût dû m'inspirer une autre conduite; mais où l'inexplicable bizarrerie de mon caractère me fournit seulement de tristes occasions de faire accuser mon ingratitude envers l'homme excellent qui m'avait crue digne de porter son nom. Comme j'allais monter en voiture, j'aperçus Danzel se cachant, et cherchant à me voir sans être vu. Il ne voulait pas que je fusse témoin d'un regret qu'il se reprochait. Je m'élance aussitôt vers lui, et me faisant remettre les clefs par Adélaïde: «C'est à vous, Danzel, lui dis-je, que je les confie. Vous ne devez pas me refuser un dernier service. Je ne puis ici me fier qu'à Joseph et à vous.»
Danzel avait su par sa femme ce qui s'était passé. Il m'aimait beaucoup, car j'avais été généreuse envers lui. Une larme qu'il voulut inutilement me cacher me fit plus de plaisir que n'eussent pu le faire les stériles expressions d'une sensibilité banale. «Oh! Madame, comment pouvez-vous fuir le général? Que va-t-il dire?—Rien, mon ami; le général ne doit plus m'aimer.—Cela se commande-t-il, Madame!… Et où allez-vous donc avec mademoiselle?—Tenez, Danzel, voici mon adresse; c'est à vous ou bien à Joseph que je veux confier la lettre qui lui apprendra tout.—Oh! bien, Madame, j'espère que j'aurai encore le plaisir de vous conduire; vous vous raccommoderez. Il vous aime tant, ce brave homme!» Je fus touchée des preuves d'attachement de ce bon Danzel. Mais, qui le croirait? mon émotion fut encore ici calomniée par le concierge et sa femme, témoins de cette scène. L'âme des êtres vicieux est un abîme de pensées bien horribles.
Je partis enfin. En moins d'une heure je fus installée dans mon nouveau logement. En y entrant, j'éprouvai un secret plaisir. J'étais libre, j'étais chez moi, et je me disais que s'il en eût toujours été ainsi, j'aurais évité une partie de tout ce qu'ailleurs j'avais souffert. Je le confesse à ma honte, la constance n'a jamais été ma vertu. Je vois rarement quelque chose au delà du moment présent, et je ne sentais alors que la joie d'échapper à l'embarras d'une entrevue que ma conscience m'eût rendue trop pénible. Tout semblait réuni pour me distraire en ce moment. Les soins de mon intérieur, la disposition de mes livres et de mon bureau, et, par dessus tout, le sentiment de mon indépendance. C'est bien du fond de mon ame que je m'écriai:
Ah! je sens qu'être libre est le premier des biens.
CHAPITRE LVII.
Nouveau projet.—Visite à Molé.—Rencontre de Joufre.—Légère brouillerie avec D. L***.
Depuis bien long-temps je n'avais eu un réveil plus doux que celui du lendemain de mon installation dans mon nouvel appartement. Toute autre femme n'eût senti peut-être que le contraste qu'il offrait avec l'opulence de la veille. Mais oubliant même tout ce que je pouvais réclamer, ma seule pensée fut que j'étais entièrement maîtresse, et pour moi cette pensée, c'est le bonheur. S'il est peu de femmes qui aient jeté plus d'or pour de brillantes futilités, j'ose dire qu'il en est moins encore qui sachent mieux s'en passer. Depuis long-*temps, sous le poids d'une complète infortune, je ne donnerais pas même le nom de courage à l'habitude des privations, si elle n'avait trop souvent à subir les regards du monde, qui, en se fixant sur l'extérieur de la misère avec une sorte d'ironie, l'avertissent de la douleur par l'humiliation de l'amour-propre.
Le premier acte de ma volonté libre fut d'écrire à D. L***, qu'ayant trouvé la conduite de sa soeur et de sa mère d'une prudence un peu poltronne, genre de qualités que je méprise souverainement, je rompais toute liaison avec elles. Quant à lui, je l'assurais que je le verrais toujours du même oeil, tant qu'il ne me ferait pas repentir de ma confiance.
Enchantée de ce trait de caractère, je me lève en parcourant en reine toutes les pièces de mon logement. J'étais en peignoir; mes cheveux roulaient en longues tresses négligées sur mes épaules; une glace réfléchit soudain mes traits, et mon attitude envoie à mon coeur je ne sais quel murmure d'orgueil et de joie qui ne m'était pas ordinaire. Rajustant ma coiffure, donnant à mon peignoir la forme d'une tunique, je me mets à débiter les vers de Racine sur le simple appareil d'une beauté qu'on vient d'arracher au sommeil, puis de plus longues tirades, des scènes tout entières d'Iphigénie.
Adélaïde, qui m'écoutait sans que je m'en doutasse, s'écria: «Que madame serait belle sur le théâtre! Ses gestes peignent, sa voix surtout attendrit!» À quoi tiennent les résolutions! L'idée la plus étrange me vint au moment même de ce succès domestique presque ridicule; mais dès qu'une idée passe devant mon imagination, de sa chimère à sa réalité il n'y a qu'un pas, et il est bientôt franchi. Ma journée s'écoula en rêves tragiques; j'entendais les applaudissemens du théâtre; je me voyais déjà devant Talma, recevant ses encouragemens, ses conseils et son sourire. Tout à coup un moyen s'offre à mon esprit de savoir au plus tôt à quoi m'en tenir sur mon talent dramatique. Molé, que j'avais connu à Lyon, était en ce moment à Paris. Je lui écris à l'instant même pour lui demander une entrevue. La réponse fut des plus empressées et des plus aimables; l'audience enfin indiquée pour le jour même.
Ma toilette fut une grande, affaire, et j'avoue que je n'avais jamais mis tant de réflexion dans mon ajustement, et tant de travail dans la simplicité de ma mise. Je reçus de Molé l'accueille plus flatteur, et quand je lui appris comment et pourquoi j'avais quitté Chaillot, en renonçant à un titre et à un nom, il ne fut ni moins poli, ni moins gracieux pour moi. J'abordai promptement le sujet de ma visite. Molé, avec ce ton de galanterie qui lui était habituel, me donna des encouragemens dont je fus charmée. Il me fit répéter plusieurs tirades de différens rôles, et il me trouva plus propre à l'emploi des reines qu'à celui des jeunes princesses. «Bien que vous ayez de fort belles larmes, me dit-il, votre organe exprimera mieux la fierté de Sémiramis et les emportemens de Roxane, que les terreurs ingénues d'Iphigénie, et les timides soupirs de Junie. Travaillez, étudiez, et n'hésitez pas à vous essayer dans les rôles de Raucourt. Vous la remplacerez, si vous pouvez vaincre votre accent. Accent n'est pas précisément le mot; mais c'est quelque chose que l'on sent n'être pas français; ce quelque chose n'est ni gascon, ni allemand, et n'a rien de désagréable dans la société; toutefois au théâtre, et au Théâtre-Français surtout, on ne le tolérerait pas. Vos traits sont réguliers et nobles; vous serez superbe en scène avec ces yeux-là».
Je ne rapporterais pas si exactement les complimens de Molé, s'ils ne servaient à établir la fragilité des jugemens, même de l'expérience la plus consommée. Il se trompait complétement sur l'effet que je devais produire au théâtre. Je perdais tous mes avantages sous le rouge et les lumières; mais il me reste bien des événemens à rapporter avant d'arriver au jour où je l'appris si cruellement. Ma franchise s'exerce assez sur moi-même pour qu'il me soit permis d'exprimer avec une égale liberté mon jugement sur Molé, et sur l'effet que me produisirent les morceaux dont sa leçon de déclamation se composa. Sa voix, ses attitudes, ses gestes, si vrais dans la comédie, me semblèrent une véritable exagération dans les rôles d'Arsace, d'Achille et de Tancrède. Au moment où il débitait celui de Zamore, et s'abandonnait à tout l'emportement de son jeu, involontairement je m'écriai: «Oh non, cela n'est pas tragique! répétez-moi plutôt Alceste ou Clitandre.» Molé avait trop l'usage du monde pour s'offenser des observations d'une femme; mais l'orgueil de la vieille école lui arracha cependant ces mots: «Voilà le malheur de nos débutans! ils n'ont que Talma devant les yeux.—Mais, M. Molé, ne le trouvez-vous donc pas admirable?—Dans son genre, oui; mais de mon temps ce genre n'eût pas réussi.—Comment! on n'aimait donc pas alors la vérité et le naturel?—Pardonnez-moi, dans la comédie; mais la tragédie exige plus de pompe dans la diction; et Talma est trop simple.—Quelle erreur! Les rois, les héros, les tyrans ne sont-ils pas des hommes? Ne doivent-ils pas parler, avec le sentiment de leur dignité, je le veux bien, mais aussi avec l'accent de la nature?—Ma belle dame, cela nous mènerait trop loin. Si votre résolution est sérieuse, fréquentez le théâtre, sans vous attacher à aucune imitation exclusive. Venez me voir dans deux jours. D'ici là je vous aurai trouvé un maître pour corriger votre accent; plus tard nous verrons ce qu'il y aura à faire. Je désire aussi vous présenter à madame Remond, ma nièce; à mon retour de Lyon, je lui ai beaucoup parlé de vous.» Molé me reconduisit à ma voiture, avec cette exquise politesse, et en quelque sorte avec tout le luxe des manières brillantes de son emploi. Si quelques réflexions se sont mêlées à mes éloges pour cet acteur unique, admirable dans son genre, qu'on ne l'attribue à aucun mouvement de malice ou d'ingratitude. J'en agis avec lui comme avec tous les artistes qui ont en quelque façon posé sous mes yeux; je n'ai pas la prétention de les juger, je me borne à la bonne foi de les peindre. Quant à Molé, je le quittai avec cet enchantement qui suit toujours chez moi le rêve de quelque projet extraordinaire.
En entrant à mon hôtel, je rencontrai M. Joufre, l'une de ces figures qui avaient le plus souvent circulé dans les salons que je fréquentais. Il était dès cette époque le familier de tous les hommes du pouvoir; plus tard, il devint secrétaire du ministère de l'intérieur, sous Lucien Bonaparte. Son cabriolet nous arrêta sous le guichet du Carrousel. Mon cocher fut insolent; il le fut davantage. Déjà on entourait les deux voitures; deux partis se formaient autour d'elles, lorsque, mettant la tête à la portière, je reconnus Joufre; il me reconnut aussi, et les excuses succédèrent dès lors aux imprécations impolies. «Comment! c'est vous! s'écriait-il; que ne l'ai-je su plus tôt! Me permettez-vous de suivre votre voiture?—Je ferai mieux; je vous engage à monter dans la mienne, car j'ai besoin de vous.—Ah! c'est-à-dire que si je vous avais été inutile, vous m'auriez laissé là?—Cela eût été possible.» Il se plaça à mes côtés, et nous partîmes. Je m'aperçus bientôt, aux fadeurs familières que Joufre me débita, qu'il s'y croyait autorisé par le bruit de mes aventures. Je lui demandai, en retirant ma main qu'il avait fort lestement saisie, s'il savait que j'avais quitté Chaillot. «Tout le monde le sait, répondit-il, et l'événement fait grande sensation. Les femmes vous blâment amèrement: c'est une vieille jalousie; les sages vous plaignent, c'est de la compassion; les fous approuvent, c'est de l'espérance; car il leur paraissait affreux que, si jeune et si belle, vous vécussiez pour un seul.—En ce cas, répliquai-je avec un peu d'ironie, je n'ai pas à redouter votre censure.—Loin de là, je suis dans la classe des fous; soyez sûre de mon approbation; et pour commencer la folie, allons déjeuner chez Rose.—L'extravagance n'est point de mon goût aujourd'hui; j'ai à vous parler sérieusement.—Ah! bon Dieu! du sérieux dès le matin; c'est porter malheur à toute ma journée.»
J'avais réellement besoin de ses services; et ne voulant pas le recevoir dans le moment, je lui indiquai une heure pour le lendemain, et il reprit son cabriolet qui nous avait suivis.
À mon retour, je trouvai D. L*** qui m'attendait. Nous eûmes une querelle assez vive à l'occasion de ma volonté de ne plus voir sa prétendue famille. Il mit à m'en faire changer l'obstination de quelqu'un qui se croit nécessaire, et moi à y persévérer la fermeté de quelqu'un qui veut rester indépendant. Nous nous séparâmes brouillés, et nous le fûmes deux jours. Il revint le premier; et, s'il n'eût prévenu la réconciliation, je l'eusse provoquée: car, tout en ne l'aimant pas, tout en le méprisant même, je le sentais indispensable dans la position où je m'étais placée, comme un de ces êtres à qui l'on ose avouer tout ce que l'on cache au monde. Il savait composer avec mes remords, affermir mes pas toujours chancelans dans la route où j'étais lancée, travailler ma conscience, et m'en sauver les tourmens. Ah! ce n'est pas sans raison que je n'ai appelé mon mauvais génie!
CHAPITRE LVIII.
Oudet.—Scène singulière.—M. Lecoulteux de Canteleu.—Ses soupçons.—Sages résolutions promptement évanouies.
La tête toute pleine de ce que m'avait dit Molé, je voulus commencer immédiatement mes études dramatiques. Le soir même, j'allai avec Adélaïde à une représentation de Macbeth. Ma toilette était fort simple; car, loin de chercher les regards publics, je voulais les éviter avec soin; mais Adélaïde, beaucoup plus impatiente de briller, s'était habillée avec tout le clinquant d'une véritable soubrette de comédie. J'entendis cependant, en traversant les corridors, les chuchotemens de quelques groupes où l'on semblait me reconnaître, sans doute à l'air original que la simplicité ne m'enlevait pas. À l'instant, un homme s'élance vers moi, et s'écrie d'un air inspiré: «C'est toujours vous!» Je demeure interdite. C'était Oudet; cet Oudet, objet récent d'un si singulier rêve. «Accordez-moi la grâce de vous accompagner;» et déjà il s'était emparé de mon bras, et nous marchions ensemble dans le corridor. «Je vous ai donc retrouvée! me dit-il avec un incroyable élan de sensibilité; que vous m'avez causé de tourmens!» Stupéfaite de ce langage, j'entrai brusquement dans une loge; et alors levant une seconde fois les yeux sur cette figure mystérieuse, sur ces regards expressifs et scrutateurs; toute pleine de mes rêves de théâtre, de ma visite chez Molé, de la singularité, de cette subite rencontre, d'une sorte d'émotion prophétique, je n'eus que la force de lever mes deux mains sur ma figure, et de m'écrier: «Éloignez, éloignez-vous, je vous en supplie.»
Un fat eût accaparé bien vite cette exclamation comme un triomphe de vanité. Oudet, plus pénétrant et plus sensible, y entrevit l'élan d'une âme en proie à des mouvemens extraordinaires. Sa voix sembla prendre, au contraire, l'accent d'un ami d'enfance. Il avait dans l'organe je ne sais quel timbre pénétrant et vrai, dont Talma seul, au théâtre ou dans le monde, m'a rappelé la magie. Il me demanda si tout ce qu'il avait entendu de la bouche de l'envie avait quelque, fondement; si j'avais réellement rompu avec le général. «Oui, répondis-je comme obéissant malgré moi à une force supérieure; nous sommes à jamais séparés. Tout ce qu'on a dit est vrai.—Mon coeur, ma voix, mon bras, prendront toujours votre défense,» me répondit Oudet avec ce ton généreux et passionné qui n'appartenait pourtant ni à la galanterie ni à l'amour. Il s'assit près de moi dans le fond d'une loge, et alors tout ce que l'esprit et le coeur peuvent inspirer d'éloquent, il le mit en oeuvre pour me décider à faire une démarche près de Moreau. «Pouvez-vous, me dit-il avec feu, renoncer aussi légèrement à l'affection d'un grand homme? il doit vous aimer avec passion: on ne saurait vous aimer autrement.—Rien ne pourrait rendre à Moreau ses illusions. Je n'ai, dans l'événement qui m'a fait quitter sa maison, aucuns torts graves: des reproches, néanmoins, pèsent sur mon coeur; mais ceux-là je ne veux point m'en repentir… Enfin, j'ai besoin de ma liberté.—Mais quoi! n'aimeriez-vous point Moreau?—Je l'estime, je le révère au-dessus de tout.—Je vous comprends; il est froid, irrésolu, faible.—Ceux qui le peignent ainsi ne l'ont jamais vu devant l'ennemi.—Non, non, il y a trop de noblesse en vous pour vous séparer de Moreau.» La porte de la loge s'ouvrit à l'instant, et quelqu'un entra: c'était M. Lecoulteux de Canteleu. Quoique je le connusse beaucoup, sa présence m'embarrassa au dernier point; je m'aperçus cependant bientôt qu'Oudet seul était l'objet de son inquiète attention. M. de Canteleu pouvait, dès cette époque, passer pour un vieillard; mais ses manières si nobles, si distinguées, m'avaient fait apprécier sa connaissance, et j'avais mis quelque orgueil à lui être agréable. Jamais je ne le voyais sans songer à ce que mon excellent père m'avait dit du sien, le plus bel homme de son temps. Je croyais quelquefois retrouver dans M. de Canteleu cet aïeul que je n'avais pas connu, et cette illusion me donnait avec lui un air de soumission respectueuse et caressante qui le touchait vivement.
Différent de lui-même ce soir-là, soucieux et mécontent, il ne s'était attiré de ma part que les égards d'une banale politesse. Oudet, de son côté, confiné dans le fond de la loge, laissait échapper les bouffées d'une impatience pour moi fort embarrassante. L'apparition de Talma vint heureusement à mon secours, et contraindre en quelque sorte les regards de mes voisins. Tout à coup, à une vive exclamation qui m'est arrachée par le jeu du Roscius français, Oudet, que j'avais complétement oublié, me dit d'un ton fort étrange: «Je suis fâché de votre enthousiasme pour cet acteur… adieu… Vous me reverrez, et il quitte brusquement la loge.—Ce monsieur est donc bien lié avec vous pour en agir de la sorte? me dit M. de Canteleu avec un demi-dépit.—Fort peu, je vous assure; il a certainement perdu la tête.—Dans tous les cas, Oudet est un homme que vous devez éviter.—Serait-ce un méchant homme?—Il s'en faut; mais c'est un extravagant, un songe-creux, qui déteste les gouvernans que pourtant il sert avec honneur; qui se permet enfin d'aimer la France à sa manière.—Je ne vois pas, je l'avoue, qu'il y ait grand mal à cela. Vos gouvernans, il faut en convenir, sont parfois de drôles de personnages. Heureusement qu'ils ne sont pas nommés à vie, et que, pouvant en changer, on a quelques chances de trouver mieux.»
Je débitais ces folies sans la moindre arrière-pensée politique, sans soupçonner qu'on approchait d'une crise, le 18 brumaire. Aussi je ne pouvais comprendre que M. de Canteleu aperçût dans mes plaisanteries les preuves d'une intimité, ou les signes d'une opinion. «Quoi qu'il en soit de la couleur bizarre et insignifiante que vous prêtiez à l'aventure d'aujourd'hui, me dit l'aimable vieillard, n'attirez pas ce fantasque personnage à Chaillot, si vous m'en croyez.—À Chaillot! oh! je n'ai plus le droit d'y introduire personne. Depuis hier je suis établie à Paris.—Comment! vous avez quitté Chaillot et Moreau?» Je baissai la tête sans répondre. «Ah! que vous m'affligez! reprit M. de Canteleu. Revenez, revenez, je vous en conjure, à un coeur si digne de votre coeur; à ce Moreau, qui ne peut aimer comme un autre, et qui saura pardonner comme il aime.» Ce langage de la raison, ces accens de père et d'ami, m'attendrirent sans me convaincre. Tout ce que je pus promettre à M. de Canteleu fut d'aller le voir dans le beau jardin de son hôtel, causer bientôt avec lui du noble général auquel il portait un attachement et une estime si mérités.
Malgré ma légèreté, cette conversation m'avait vivement préoccupée. Je sortis du spectacle, triste, rêveuse, presque raisonnable, et résolue de me rendre au plus tôt chez l'ambassadeur de Hollande pour le prier d'intercéder en ma faveur auprès de ma famille. Mais, par une fatalité de mon caractère et de ma destinée, il s'est toujours trouvé qu'au moment d'exécuter une bonne résolution, quelque circonstance inattendue est venue briser les premiers et les plus heureux efforts. Cette fois, une lettre de D. L***, qui me fut remise à mon retour, chassa le beau projet d'une minute; elle m'annonçait l'arrivée du général Ney. De ce moment, plus de réflexions, plus de souvenirs: dans mon ame, plus rien qu'un élan d'amour, qu'un songe de bonheur. Mais ces images, si ardemment appelées, s'éloignent encore devant des événemens qu'il faut rappeler.
CHAPITRE LIX.
Visite de Moreau.—Sa douceur et sa bonté.—Lemot.—Entretien avec D.
L***.
Moreau était arrivé. Je tremblais à la seule idée de le voir, et cependant j'en sentais le besoin. La délicatesse ne me commandait-elle pas de lui rendre le pouvoir de disposer des fonds placés chez M. de La Rue? L'honneur me donna le courage de lui écrire ce peu de lignes:
«Vous devez me haïr et surtout m'accuser; aussi je ne tenterai rien pour un raccommodement que tout rend impossible; mais je ne puis et ne veux remettre qu'à vous les preuves que j'ai entre les mains d'une confiance qui, du moins sous ce rapport, ne pouvait être trompée, et ne le sera jamais. Vos amis, qui ne sont pas les miens, pourraient à ce sujet élever des soupçons, car ils me croient intéressée. Que votre nom me soit encore une sauvegarde contre un mépris que je ne saurais ni mériter, ni souffrir.
«ELZELINA.»
Adélaïde eut ordre de se rendre à Chaillot avec ce billet. Le général allait sortir: reconnaissant mon écriture sur l'adresse de la lettre qu'on lui remettait, il rentra, donna tous les signes d'une vive émotion, essaya d'écrire, déchira trois fois ce qu'il avait écrit, puis dit à Adélaïde avec beaucoup de bonté: «Le temps me presse; annoncez que vous m'avez vu, et que demain, dans la soirée, je viendrai.» Bien des fois je fis raconter par Adélaïde les paroles du général, et mon coeur se plaisait à le reconnaître à une foule de nuances délicates, qui redoublaient une tendre estime dont la vivacité n'alla pourtant jamais jusqu'à l'amour.
Le jour de cette visite, qui fit époque dans ma vie, fut aussi, par une singularité remarquable, un important épisode de notre histoire. Ceux qui retracent les grands événemens politiques supposent toujours les personnages célèbres occupés de vues profondes, de projets ambitieux, et ils les placent au plus fort de l'action des partis, dans le moment même où d'ordinaire ces acteurs sans le savoir, renfermés dans le cercle des faiblesses communes, ne songent qu'à l'influence d'un regard, qu'aux révolutions d'un sourire ou d'une larme, qu'à l'empire d'un coeur. En vérité on fait l'histoire trop pompeuse.
Quoi qu'il en soit, ce fut le 6 novembre (15 brumaire an 5), que je reçus la visite de Moreau. Ce jour avait été marqué par le repas fameux que le Corps législatif donna aux généraux dans le temple de la Victoire (Saint-Sulpice). On a dit dans le temps, et l'on a répété depuis, que Moreau et Bonaparte s'y admirèrent et sortirent ensemble pour combiner les grandes opérations du 18 et du 19 brumaire. Ce que je sais, c'est qu'après ce dîner, entre huit et neuf heures du soir, Moreau était chez moi.
Il paraissait peu émerveillé de cette fête, que la musique avait seule animée, dont les amphitryons devaient être les victimes, et être mis à la porte des affaires par ceux qu'ils avaient reçus à leur table. Non seulement Moreau n'eut point de conférence avec Bonaparte, ne saisit point cette occasion de le louer, mais laissa éclater en ma présence l'irrésistible sentiment d'une justice plus que sévère, qui devait plus tard être de la haine. Mais ce qu'alors je remarquai bien plus que tout cela, ce fut la bonté de Moreau, ce regard doux et pénétrant qui semblait vouloir m'attirer encore. Il y avait dans ses reproches une bienveillance si délicate, dans ses regrets une douceur si touchante, que je lui demandai avec les sanglots du repentir de me rendre son amitié. «Mon amitié, Elzelina! répondit Moreau; ce sentiment vous suffit; mais il ne paie pas l'amour, et je t'aime, toi qui en aimes un autre!»
Croyant qu'il parlait de cet affreux D. L***, je m'écriai avec cette force qu'inspire une injuste accusation: «Moi, l'aimer! oh non! Non, je le jure!» Sans rien me répondre, Moreau me présente une lettre… C'était celle que j'avais écrite à Ney. Bouleversée par mille suppositions sur la manière dont cette lettre lui est parvenue, je tombe aux pieds de celui qui pouvait seul éclaircir ce terrible mystère. L'état effrayant où me vit Moreau ranima en un instant toute sa tendresse; il me releva, et je me trouvai encore une fois pressée contre ce noble coeur, dépositaire de mes larmes. «Elzelina, comment Ney a-t-il mérité cet excès de délire qui vous a fait oublier la dignité d'une femme?—Rien. Il me connaît à peine; et peut-être ne m'aimera-t-il jamais.—Écoutez-moi, reprit Moreau, c'est la dernière fois que je touche ce sujet. Ney ne vous rendra point heureuse. Je le connais, je l'admire; mais dans ses qualités brillantes, dans cette ame élevée mais ambitieuse, il n'y a point le bonheur d'une femme; mais le caprice bouillant qu'elle peut en attendre n'est pas l'amour durable qu'elle doit inspirer.—Grands dieux! Que me dites-vous! Ne me trompez-vous pas?» Moreau, blessé par cette injuste exclamation, non dans sa vanité mais dans sa délicatesse, resta rêveur quelques instans, puis, me regardant avec cet air de dignité que donne la conscience de ce qu'on vaut: «Elzelina, me dit-il, adieu. Il m'en coûte, mais il le faut. Votre franchise qui me désespère me montre aussi ce que je me dois à moi-même. Soyez heureuse… Je ne vous verrai plus… Écrivez-moi, je ne serai jamais étranger à votre destinée. N'oubliez pas que le titre d'ami de votre famille me donne le droit d'y veiller. Je vais sans doute avoir un commandement; mais avant mon départ votre sort sera assuré.—Ne m'humiliez pas ainsi, m'écriai-je, vous n'avez déjà que trop fait pour moi! Reprenez ces preuves de votre généreuse confiance,» et je lui remis les pouvoirs si étendus qu'il m'avait donnés. Il prit le papier, me serra étroitement contre son coeur, et sortit.
Dans cette entrevue, qui avait duré plus de trois heures, j'avais tout avoué, tout, excepté mon projet d'entrer dans la carrière dramatique. Mais avant de parler des idées de Moreau à cet égard, c'est le moment de rappeler une des circonstances de mon séjour à Chaillot, peu importante en elle-même, mais qui n'est point sans intérêt pour la suite de ces récits. Objet des flatteries de tout ce qui m'entourait, je ne pouvais guère résister à la fantaisie de me faire peindre. La palette d'Isabey me fut consacrée dans une miniature charmante comme toutes celles où le talent de cet artiste célèbre embellit encore la beauté. Un jeune peintre, du nom de Boucher, me peignit en pied, sous le costume d'Atalante[12]. Mais mon amour-propre n'en avait point encore assez, et voulut aussi recevoir les honneurs de la sculpture. À cette époque, venait de se révéler le talent original de Lemot. Son ciseau complaisant et heureux reproduisit mes traits, avec un caractère si noble et si élevé, que l'ouvrage excita une admiration générale dans l'atelier de l'artiste et au Louvre. Très jeune alors, Lemot, sous une simplicité rare de manières, laissait entrevoir ce quelque chose qui ne se définit ni ne s'exprime, mais qui décèle l'homme de génie. Plein d'inspiration et de feu, il me faisait trouver courtes ces longues séances où l'amour-propre ordinaire des modèles est mis à de si rudes épreuves par l'ennui, mais qui disparaissait pour moi par la passion des arts et l'enthousiasme du maître. Dans un cabinet transformé en atelier, un lit de repos d'un style antique me recevait tous les jours dans l'attitude de Cléopâtre. Ainsi se forma une amitié chère et glorieuse, car elle a survécu à la jeunesse et à la beauté, et n'a point été infidèle à l'infortune. Moreau, sévère sur la modestie des femmes, avait d'abord été peu content de la mienne, et n'avait point épargné, ce qu'il appelait un impudique orgueil; mais la plus grande rigidité s'adoucit, et les hommes trouvent quelquefois tant de plaisir à ce qu'ils blâment, que Moreau eût voulu posséder la statue contre laquelle il s'était d'abord courroucé.
Du reste, depuis la visite du général, qui m'avait tant agitée, mon coeur sentait moins le chagrin d'une telle perte que le bonheur de sa liberté, d'une liberté qui permettait au moins à mon imagination de courir en idée sur les traces de celui que j'espérais bientôt voir, et dont l'image, toujours présente, chassait toutes les autres. C'était de Ney, de Ney seul que je m'occupais le lendemain même de la visite de Moreau. Quand D. L***, que j'avais envoyé chercher, arriva auprès de moi, je ne lui proposai rien moins que de partir à l'instant même pour porter au général Ney une lettre que je voulais lui écrire. «Mais ce voyage, Madame, me paraît tout-à-fait inutile; il se prépare de grands changemens; sous peu le général Ney sera appelé à Paris. Libre maintenant, vous pourrez le recevoir. Écrivez-lui, si vous le désirez, mais par la poste; cela suffit.—Eh bien! alors, mon cher D. L***, voilà comment j'arrange les choses pour aujourd'hui. Vous irez vous informer si l'on sait l'époque certaine de l'arrivée du général Ney à Paris. Pendant ce temps, je ferai une visite à M. Lecoulteux de Canteleu et à Molé; vous mettrez à la poste un billet que je vais écrire à Joufre, et puis vous irez m'attendre au café du pont Louis XV, pour aller de là dîner au jardin des Plantes, et ensuite au spectacle. Voici 500 francs: vous tiendrez note de vos dépenses. Savez-vous ce que je veux que vous fassiez encore?—Non, mais je suis prêt à tout ce qui peut vous être agréable.» La soumission de D. L*** me toucha, tout intéressée qu'elle était. «Voici, lui dis-je, ce que je désire de vous: vous êtes fort mal logé, et vous payez cher; ce sacrifice, vous le faites pour demeurer près de moi. Il me semble que si nous habitions la même maison, cela serait plus agréable pour tous deux. Venez donc prendre possession du joli entresol que j'ai loué pour vous.—Ah! Madame, on n'est pas meilleure. Je vais immédiatement m'occuper de tous les soins dont vous m'avez chargé. Mais comment accordez-vous avec votre amour et vos espérances du côté du général Ney, vos nouveaux projets dramatiques? vous y renoncez, sans doute?—Non vraiment. Je vais même ce matin chez Molé savoir s'il m'a trouvé un maître de déclamation. Chaque jour, une heure appartiendra à cette étude; et, puisque vous aimez les beaux vers, vous me ferez répéter mes rôles. Je veux absolument être présentée à Talma et à madame Petit[13].—Vous ne parlez pas de Monvel; est-ce qu'un si grand acteur pourrait ne pas plaire à un aussi bon juge.—Monvel a des accens qui viennent de l'âme, et d'une ame généreuse; il arrache quelquefois des larmes; mais quelque chose de pénible se mêle aux jouissances que donne son talent: on sent que chez lui la vie est prête à s'éteindre; et la difficulté de sa prononciation venant d'une infirmité physique, attriste à cause même de l'admiration qu'il inspire. Je n'ose espérer qu'il puisse me donner des leçons; mais il ne me refusera pas, j'espère, des conseils dont je sens tout le prix.—À merveille; mais comment, encore une fois, accorderez-vous la guerre avec les arts?—Toutes les gloires sont de la même famille. Le talent, la renommée, portent avec eux des séductions bien puissantes. Oh! que je serais heureuse d'avoir quelque noble et semblable titre, quelque couronne à mettre comme une illusion de plus dans l'amour! Mais cette gloire, que j'ambitionne pour lui plaire, je la fuirais autant que je la désire; et, s'il l'exigeait, elle deviendrait aussi volontiers un sacrifice qu'un hommage. Allez, mon cher D. L***, aidez-moi par quelques promptes et sûres nouvelles, à supporter l'attente.»
CHAPITRE LX.
Mademoiselle Duchesnois.—Le Vaudeville.—Regnault de
Saint-Jean-d'Angely.
Suivant mon projet, je me rendis chez M. Lecoulteux de Canteleu. Jamais accueil ne fut plus aimable. Le bon et beau vieillard m'accabla de complimens sur mon attention, me retint à déjeuner, et par une coquetterie de son âge, voulut préparer lui-même notre chocolat, dissertant avec complaisance sur cet aliment, et sur les qualités qu'il y ajoutait encore par une préparation industrieuse: Je ne me permettrai pas de prononcer sur l'étendue de ses connaissances et la profondeur de son savoir, mais je n'ai jamais rien rencontré de plus aimable que la douce indulgence et l'abnégation de tout amour-propre, qui distinguaient surtout M. de Canteleu.
La visite se prolongea, et j'y trouvai ce charme qui naît de la certitude d'une noble amitié, amitié à laquelle, si j'avais été plus prudente, j'aurai confié le grand projet dont j'étais occupée; mais je craignais les conseils de M. de Canteleu, comme on craint la raison. Je me rendis donc chez Molé avec toute la chaleur et toute l'indépendance de ma résolution dramatique. Ma présence interrompit une discussion assez vive entre lui et deux hommes fort âgés que je pris pour des comédiens. Je me trompais: c'étaient de ces amateurs de théâtre, vieux aristarques d'orchestre, qui commentent leurs plaisirs et raisonnent leurs émotions. Aussitôt que Molé m'aperçut, leste comme un jeune homme et galant comme un marquis, il accourut vers moi, en s'écriant: «Messieurs, voici quelqu'un qui me vengera. Madame sera certainement de mon avis, et j'espère que le jugement de la beauté sera sans appel.» Je demandai quel était le sujet de la discussion où l'on voulait bien me prendre pour juge. Il s'agissait d'un vers que dit Orphise à Julie, dans la Coquette corrigée, lorsque celle-ci, du haut de son orgueil, la menace de lui enlever le coeur de Clitandre. Orphise répond qu'elle permet qu'on le tente, et ajoute:
Tu ne plairas jamais à qui je pourrai plaire.
C'était Orphise-Contat et Julie-Mézeray qu'il s'agissait de juger. Ces messieurs prétendaient que mademoiselle Contat, au lieu de mettre de la finesse à exciter la vanité de Julie, n'avait montré qu'une morgue de mauvais ton. «Cela est impossible, m'écriai-je avec vivacité.—Eh bien, que pensez-vous de mon étrangère, Messieurs? reprit Molé. Quand je dis étrangère, je me trompe: quand on sent si bien les beautés de notre langue et le talent de nos artistes, on ne l'est pas en France. Madame se destine à l'emploi des reines; depuis long-temps nous n'en avons pas eu de plus belles.—Je serais bien plus flattée si, dans un an ou deux, vous pouviez ajouter: Nous n'en avons pas eu de meilleures.—Très bien, mon ange!» Il aurait mieux valu pour moi que je n'eusse pas compté sur ces avantages; j'aurais étudié plus utilement l'art, objet de mes prédilections, auquel, hélas! je ne consacrai que les heures oisives d'une opulence paresseuse et indolente. C'est ce que me dit Dugazon, lorsque j'assistai aux leçons que la première de nos tragédiennes, mademoiselle Duchesnois, recevait de lui, et dont elle a si glorieusement profité.
Molé m'avait procuré un maître de déclamation, de prononciation serait plutôt le mot propre. C'était un ancien acteur, d'une probité parfaite, d'un talent médiocre, mais dont le zèle m'eût été fort utile, si les distractions du monde ne m'eussent incessamment détournée des études que rien ne remplace.
Pendant que je demeurais à Passy, Moreau m'avait présenté son compatriote et son ami, M. Alexandre Duval, dont l'expérience et le bon goût auraient pu aussi me soutenir heureusement dans la carrière. M. Duval, quoiqu'il eût montré d'abord une surprise flatteuse et polie sur mes dispositions, ne m'en avait jamais parlé qu'avec cette franchise d'un noble caractère qui n'a jamais flatté personne. Je le consultai sur mon projet. Sans détour, M. Duval m'avoua qu'il le croyait presque impossible. Il applaudissait volontiers à mes moyens, à ma sensibilité vraie, au naturel de mes gestes; mais il proclamait aussi que mon caractère et ma position dans le monde lui paraissaient des obstacles presque invincibles à un début. Combien de fois le souvenir de cette franchise courageuse a excité chez moi le repentir qu'elle ait été stérile! Mais l'amitié véritable n'était jamais celle que j'écoutais.
Mes visites chez M. de Canteleu et chez Molé avaient pris toute ma matinée. Aussi trouvai-je D. L*** s'impatientant au rendez-vous qui avait été convenu; il n'avait rien appris de certain sur l'arrivée du général Ney, et ma gaieté se ressentit de son malheur. Après avoir dîné chez Rose, au boulevard des Italiens, nous nous rendîmes au Vaudeville: on y représentait Colombine mannequin. L'actrice qui remplissait le rôle de Colombine, et surtout l'acteur qui remplissait celui d'Arlequin, me causèrent un vif plaisir. Ce dernier surtout, par sa légèreté, sa souplesse, ses mignardises gracieuses, me rappelait ce que j'avais vu de plus piquant en Italie. Jamais je n'ai pu résister aux impressions du théâtre, ni à l'expression publique du plaisir que les pièces ou les acteurs m'y causent. Ce soir, les effusions un peu bruyantes de ma gaieté, facilement remarquées de l'orchestre, dont ma loge était voisine, m'attirèrent l'attention d'un homme de fort bonne mine, dont le maintien annonçait, non pas ce qu'on appelle un homme comme il faut, mais cette assurance sans orgueil respirant le sentiment de ce qu'on vaut: c'était Regnault de Saint-Jean-d'Angely. Il se trouvait près de ma loge. Son regard suivait le mien; et, comme par une inexplicable attraction, nous applaudissions en même temps.
Après la seconde pièce, D. L*** sortit. Alors Regnault chercha à lier conversation. Toujours irréfléchie, je répondis avec un laisser aller qui dut lui donner de moi une assez mauvaise opinion. Mais il avait trop d'esprit pour ne pas s'apercevoir qu'il n'y avait dans tout cela que de l'étourderie. L'absence de D. L*** se prolongeant, Regnault la remarqua et me dit: «Si par un hasard heureux vous alliez, Madame, vous trouver sans cavalier, me serait-il permis d'oser vous offrir ma voiture?—Mille remercîmens, Monsieur, lui répondis-je; j'ai la certitude de n'être pas obligée d'abuser ainsi de votre complaisance.» La conversation continua. Il y avait bien dans les manières de Regnault quelque chose qui ne me plaisait pas; mais je l'oubliais par son esprit, sa brillante facilité d'élocution, et une sorte d'éloquence attachante qui rendait fort agréable cette rencontre, première origine d'un intérêt et d'un attachement que, dans aucune circonstance, je n'invoquai jamais en vain. D. L*** devint ensuite le sujet de la conversation. Sa figure avait désagréablement prévenu Regnault, fin observateur des physionomies, au point qu'il ne put s'empêcher de me témoigner qu'il ne me faisait pas l'injure de mettre le soupçon d'une passion sur un tel visage; mais il m'exprima jusqu'au regret de la moindre liaison avec un pareil homme. Mon amour-propre jouissait de ce suffrage, assez bienveillant au premier abord pour me croire au dessus d'un D. L***, et de toute faiblesse à son égard; mais je souffrais de le voir accabler, et je pris sa défense en lui prêtant des qualités d'obligeance et d'utilité qu'intérieurement je lui souhaitais. «Eh bien! malgré le plaidoyer, malgré l'habitude, je vous engage fort, me dit Regnault d'un ton ferme et énigmatique, je vous engage fort à vous défaire de cette mauvaise habitude.»
Pourquoi Regnault ne s'expliqua-t-il pas davantage? Car il ne vint pas me voir avant de quitter Paris; et, privée des lumières qu'il paraissait avoir sur D. L***, je restai exposée, avec toute la facilité de mon caractère, à l'industrie de cet indigne spoliateur. D. L*** revint bientôt lui-même dans la loge; et, en sortant, il me parla tout de suite de Regnault avec force exclamations sur son mérite, sur son crédit, sur l'influence qu'il exerçait déjà et qu'il ne manquerait pas d'exercer davantage dans les affaires. «Vous êtes bien au fait de ce qui le concerne, dis-je à D. L***, vous le connaissez donc particulièrement?—Non, répondit D. L*** avec un visible embarras; mais M. Regnault est un personnage public que la révolution a fait assez connaître.—Que voulez-vous dire? ce n'est pas, que je sache, un terroriste, un proscripteur?—Loin de là, il a été proscrit lui-même.—Oh! tant mieux, c'est pour lui un titre de plus.» Ici un amer sourire anima un moment la laide figure de D. L***. «En vérité, je ne vois rien de plaisant dans ce que je viens de dire.—Je ris, mais seulement de la promptitude qui met si vite les gens de vos amis.—L'observation est fort impertinente; elle vous sied fort mal; et, si je ne craignais de gâter ma soirée, je gronderais encore plus fort celui qui se permet d'en être le commentateur. M. D. L***, que cela vous suffise.» Et, en effet, il se tut avec sa souplesse accoutumée.
CHAPITRE LXI.
Lettre de Moreau.—Il me fait une seconde visite.—Scène très vive entre nous deux.—Son projet de Mariage.
Le général Moreau m'avait engagée à lui écrire. Sensible à son intérêt, je crus pouvoir plus franchement y répondre, par écrit que de vive voix, et je lui confiai en effet, dans une lettre pleine de soumission, mon désir d'entrer dans la carrière dramatique, et de me créer ainsi une existence indépendante et honorable.
La réponse que je reçus, je ne la transcrirai point, par respect pour une haute renommée; mais en la lisant, je restai confondue devant l'expression de ce que les préjugés les plus vulgaires peuvent avoir de plus absurde. Le théâtre, et ceux qui se livrent aux travaux et aux études, honorés de tant d'applaudissement et de suffrages, tout cela était l'objet d'un insultant mépris. Venaient ensuite des menaces de me priver de ma liberté, si je persistais dans mes extravagantes idées. Moi aussi je répondis, et en termes ironiques, sur ces reproches d'oublier ma naissance et de déroger, si étranges sous la plume d'un défenseur de l'égalité républicaine!
D. L***, qui arriva dans le moment, m'aida avec chaleur à étouffer tous les scrupules qui auraient pu me retenir encore, et je résolus plus fortement que jamais de passer outre. Quelques heures après, M. Lemière, mon maître de déclamation, était là, et c'est au milieu en quelque sorte des hostilités commencées que parut Joseph comme un ambassadeur envoyé par le général pour entrer en négociation. Le général allait bientôt quitter Paris, il demandait à me voir le soir même. «Oui, Joseph, le général peut venir, je l'attendrai toute la soirée; je vais même vous donner un mot pour lui.»
Moreau vint entre sept et huit heures. Le 18 brumaire était passé; et par ses hésitations et sa faiblesse, Moreau s'était vu entraîner dans les projets ambitieux de Bonaparte, qu'il aimait si peu, malgré toutes les belles phrases que l'on débitait au sujet de leur attachement, dans les journaux du temps, qu'au lieu des mots pompeux d'amitié et d'estime, on aurait pu choisir ceux de dédain et d'aversion pour peindre leurs sentimens. L'antipathie de Moreau embrassait alors toute la famille Bonaparte, car Moreau me dit ce soir-là même, en propres termes qu'il aimerait mieux épouser la ravaudeuse du coin, que de devenir le beau-frère du Corse[14].
«Pourquoi, dis-je à Moreau, n'avoir pas prévenu l'ambition de cet homme qui vous inquiète, au lieu de la servir? Pensez-vous que les généraux qui l'ont secondé ne vous eussent pas suivi de préférence?—Vous qui me connaissez, pouvez-vous me parler ainsi? Je n'ai jamais eu l'idée de gouverner; mais je ne veux pas qu'un ambitieux le prétende. Nous verrons, au reste, nous verrons… Parlons de vous aujourd'hui: avant de partir, Elzelina, dites-moi donc quelle est cette nouvelle folie? nouveau chagrin pour votre famille.—Ma famille… J'aime en vérité vous voir prendre son parti: elle s'inquiète tant de mon sort! Une pension de 1200 fr.! c'est en effet un luxe de tendresse, un excès de générosité!—Mais elle pourrait vous dire: Pourquoi rester en pays étranger?—Général, vous savez mieux que personne pourquoi j'ai fui la Hollande.—Je vois que vous voulez vous perdre et compromettre par un scandale public un nom respectable. Je vous préviens que je m'y opposerai de tout mon pouvoir.—Me parler ainsi, général, c'est détruire vous-même le pouvoir que vous aviez sur mes actions, pouvoir qui vous était librement donné par la reconnaissance. Le lien qui m'unissait à vous étant rompu, vous avez perdu tous vos droits comme j'ai perdu tous ceux que je devais à l'amour.—«Elzelina, je ne veux pas oublier combien vous me fûtes chère; mais je vous le jure, vous n'exécuterez pas votre projet extravagant. Je vais écrire à votre famille; je parlerai à l'ambassadeur.—Il est heureux que nous ne soyons plus au temps des lettres de cachet; sans cela votre ressentiment vous ferait trouver bonnes les ressources du pouvoir absolu, foudroyées pourtant du haut de la tribune nationale. Moi qui ne fais pas de doctrines républicaines, qui ne suis point chargée de la défense de la liberté politique, je saurai cependant défendre la liberté individuelle, la mienne du moins.—«Elzelina, me dit Moreau après quelques momens de silence et d'un ton plus pénétrant, l'idée de vous voir exposée à tous les regards sur un théâtre m'est insupportable. Vous que j'ai connue au sein de l'opulence, au milieu d'une famille si respectable; sans abandonner votre dessein, promettez du moins à votre ami de ne rien précipiter.—Je vous le promets; et d'ailleurs cet état exige des études assez longues.—Ah! pourquoi n'avez-vous pu m'aimer? Votre destinée eût été paisible et la mienne heureuse.—Faut-il vous l'avouer? Mon ame a besoin d'agitations et de tourmens.—Pauvre et chère Elzelina, écoutez-la, cette ame si ardente; celui qui excite en vous un tel délire à de quoi remplir votre fatale destinée.—Pardonnez-moi et ne me haïssez pas.—Ah! s'écria-t-il avec un nouveau degré d'émotion, pour ne pas céder à tous les sentimens que vous m'inspirez encore, je dois cesser de vous voir et de vous entendre…» Il soupira, puis exigea de moi que je renouvelasse la promesse de réfléchir mûrement avant d'entrer dans la carrière du théâtre, et de nouveau je le promis.
«Savez-vous, me dit-il avec une sorte d'irrésolution et quelques momens de silence, qu'on veut me marier?—Tant mieux! m'écriai-je, si celle qu'on vous destine est aimable, bonne et jolie. Son bonheur est certain avec tant de qualités qui vous distinguent. Il ne faudra à une femme qu'un peu de raison pour apprécier et goûter tout cela. Encore une campagne contre l'ennemi, et vous viendrez vous reposer de la gloire dans les plaisirs de la vie intérieure, près d'une jeune épouse qui bercera son premier né sous les lauriers de son père. Oui, Moreau, mariez-vous; mais déjà êtes-vous amoureux?—Je ne le crois pas, mais cela pourra venir, car celle qu'on me destine est fort jolie et pleine de grâce et de talent. Ce sont les De la Marre, mes bien anciens amis, qui ont songé à ce mariage.—Ils ne sont ni mes anciens ni mes nouveaux amis, mais s'ils réussissent à assurer votre bonheur, ils auront acquis bien des droits à ma vénération.—Je ne suis pas encore déterminé… Ma future belle-mère ne me convient pas autant que sa fille.—Mais ce n'est pas la mère que vous épousez?—Non et oui, car cela revient presqu'au même, et c'est une terrible chose qu'une belle-mère.—Mais parce qu'on marie sa fille, on ne devient pas méchante quand on ne l'est pas.—Je ne dis pas cela; mais la prétention de gouverner son gendre comme on gouvernait sa fille devient une conséquence inévitable du caractère de la belle-mère, et une source féconde de tracasseries, et souvent même de grands malheurs.—Ne vous mettez pas ces chimères dans la tête; quand même votre belle-mère demeurerait chez vous, en seriez-vous moins le maître?—Sans doute, mais il faudrait combattre, et je redoute presque autant la discussion que l'obéissance.—Moreau, quoique vous soyez doué des plus nobles et des plus grandes qualités, il vous en manque une bien essentielle, la résolution.»
Il ne répondit rien à ce dernier mot. Nous causâmes encore quelque temps sur le ton de la plus affectueuse amitié, puis nous nous séparâmes.
En sortant, Moreau avait glissé sur un guéridon un contrat de rente. Je le lui renvoyai le lendemain, avec quelques reproches sur ce procédé, que je n'approuvais pas, avec les plus vives expressions d'attachement, terminées par quelques plaisanteries sur son antipathie pour les belles-mères.
Dès que D. L*** sut le départ de Moreau, qui eut lieu à quelque temps de là, il n'eut cesse que je ne chargeasse quelqu'un de redemander le mobilier de Chaillot. Je ne rapporterai pas les mille tracasseries qui accompagnèrent cette opération si simple et pourtant si longue. Je ne mentionne cette circonstance que pour constater le dépit des Gaillard, et la joie intéressée de D. L***.
Bien long-temps après, je revis Moreau à Paris, à l'occasion d'un papier laissé chez lui. Quoiqu'en présence de témoins, il me rappela notre dernière conversation, et j'eus le regret d'apprendre que tout ce qu'il avait craint des belles-mères s'était réalisé, et qu'au sein de l'opulence et des grandeurs, dans une union embellie de toutes les vertus d'une femme charmante, il avait rencontré les ennuis d'une influence domestique à laquelle il n'avait pas la force de se soustraire.
FIN DU SECOND VOLUME.
LETTRES INÉDITES DE NAPOLÉON BONAPARTE, GÉNÉRAL EN CHEF DE L'ARMÉE D'ITALIE.
AVANT-PROPOS.
Le nom de Napoléon semble retentir avec plus de bruit depuis sa chute; sa mort a réveillé l'intérêt de sa vie, et l'on dirait que le monde prête, s'il est possible, plus d'attention aux actions et aux paroles de cet homme extraordinaire, depuis que sa fortune s'est enfuie sur un rocher, et que sa voix s'est éteinte dans un tombeau. Ce sera bientôt une bibliothèque entière que le recueil des ouvrages qui parlent de lui. Mais personne n'en parlera jamais mieux que lui-même; et en effet rien n'égale pour la postérité les précieuses confidences des grands hommes qui comparaissent à son tribunal. La vérité historique se trouve quelquefois autant dans les aveux passionnés d'un acteur principal que dans les septiques commentaires d'un biographe. Le public n'aime pas toujours qu'on lui fasse ses jugemens, et de nos jours il croit autant à lui-même qu'aux historiens. Walter Scott, qui s'avance pour prendre cette qualité, ne s'en est pas acquitté de manière à ce que le public changeât de goût et d'habitude.
Les mémoires, les pièces officielles, les rapports intéressés, mais contradictoires des parties, les pensées et les confessions personnelles enfin, voilà l'histoire telle qu'il la faut à des contemporains.
Comme guerrier, comme législateur, comme homme public, en un mot, Napoléon vit déjà sous ses véritables traits dans une foule d'écrits; il nous a paru que l'homme privé se révèlerait par les lettres que nous publions, avec cet élan de passions intimes et de sentimens personnels que l'on aime toujours à surprendre dans les âmes fortes. La pompe de l'Empire éblouit, la maturité du génie commande l'admiration, mais la gloire naissante d'un héros, et les émotions secrètes de la jeunesse ont quelque chose de plus poétique. On aimera, nous n'en doutons pas, à suivre sur le théâtre de ses premiers succès celui qui doit être un jour le maître du monde, et qui, sur les champs de bataille, où il remue la fortune de l'Europe, plus tendre qu'ambitieux, ne pense qu'à Joséphine, qu'à une femme, même en face de la victoire. Cette vie, si pleine et si courte, magnifique et terrible épopée, qui commence par le délicieux épisode d'un amour si violent et si pur, quelle source singulière d'observation et d'intérêt!
Il n'y a point de calque possible pour le style d'un homme qui sentait comme Napoléon. Aussi nous livrons ses lettres au public, en lui laissant le plaisir d'en reconnaître le cachet original, sans le fatiguer des preuves de leur caractère authentique. Par un hasard que nous ne saurions nous expliquer, six des lettres qui enrichissent ce volume ont été insérées dans un ouvrage récent sur Napoléon. Nous n'avons pas cru devoir les séparer de celles qui les précèdent et qui les suivent. Adressées à Joséphine, comme presque toutes celles que nous y ajoutons, elles complètent le tableau du même sentiment; et ainsi se trouvent réunis tous les traits d'un amour qu'une sorte de superstition populaire regarda comme une partie de la destinée de Napoléon.
LETTRES INÉDITES DE NAPOLÉON BONAPARTE, GÉNÉRAL EN CHEF DE L'ARMÉE D'ITALIE.
Neuf heures du matin.
À MADAME BEAUHARNAIS.
Je vous ai quittée, emportant avec moi un sentiment pénible. Je me suis couché bien fâché. Il me semblait que l'estime qui est due à mon caractère devait éloigner de votre pensée la dernière qui vous agitait hier au soir. Si elle prédominait dans votre esprit, vous seriez bien injuste, Madame, et moi bien malheureux!
Vous avez donc pensé que je ne vous aimais pas pour vous!!! Pour qui donc? Ah! Madame, j'aurais donc bien changé! Un sentiment si bas a-t-il pu être conçu dans une ame si pure! J'en suis encore étonné, moins encore que du sentiment qui, à mon réveil, m'a ramené sans rancune et sans volonté à vos pieds. Certes, il est impossible d'être plus faible et plus dégradé. Quel est donc ton étrange pouvoir, incomparable Joséphine? Une de tes pensées empoisonne ma vie, déchire mon ame par les volontés les plus opposées; mais un sentiment plus fort, une humeur moins sombre me rattache, me ramène et me conduit encore coupable. Je le sens bien, si nous avons des disputes ensemble, je devrais récuser mon coeur, ma conscience: tu les as séduits, ils sont toujours pour toi.
Toi, cependant, mio dolce amor, tu as bien reposé! As-tu seulement pensé deux fois à moi!! Je te donne trois baisers: un sur ton coeur, un sur ta bouche, un sur tes yeux.
BONAPARTE.
À MADAME BEAUHARNAIS
* * * * *
Chauceau, le 24, à six heures du soir.
Je t'ai écrit de Châtillon, et je t'ai envoyé une procuration pour que tu touches différentes sommes qui me reviennent. Ce doit être 70 louis en numéraire, et 15,000 livres en assignats.
Chaque instant m'éloigne de toi, adorable amie, et chaque instant je trouve moins de force pour supporter d'être éloigné de toi. Tu es l'objet perpétuel de ma pensée; mon imagination s'épuise à chercher ce que tu fais: si je te vois triste, mon coeur se déchire et ma douleur s'accroît. Si tu es gaie et folâtre avec tes amis, je te reproche d'avoir bientôt oublié la douloureuse séparation de trois jours; tu es alors légère, et dès lors tu n'es affectée par aucun sentiment profond. Comme tu vois, je ne suis pas facile à me contenter; mais, ma bonne amie, c'est bien autre chose si je crains que ta santé ne soit altérée, ou que tu aies des raisons d'être chagrine que je ne puis deviner. Alors je regrette la vitesse avec laquelle l'on m'éloigne de mon coeur. Je sens vraiment que ta bonté naturelle n'existe plus pour moi, et que ce n'est que tout assuré qu'il ne t'arrive rien de fâcheux que je puis être content. Si l'on me fait la question si j'ai bien dormi, je sens qu'avant de répondre j'aurais besoin de recevoir un courrier qui m'assurât que tu as bien reposé. Les maladies, la fureur des hommes ne m'affectent que par l'idée qu'ils peuvent te frapper, ma bonne amie. Que mon génie, qui m'a toujours garanti au milieu des plus grands dangers, t'environne, te couvre, et je me livre découvert. Ah! ne sois pas gaie, mais un peu mélancolique, et surtout que ton ame soit exempte de chagrin, comme ton beau corps de maladie; tu sais ce que dit là-dessus notre bon Ossian. Écris-moi, ma tendre amie, et bien longuement, et reçois les mille et un baisers de l'amour le plus tendre et le plus vrai.
BONAPARTE.
À la Citoyenne BEAUHARNAIS, rue Chantereine, à Paris.
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Genève, le 21.
Je suis à Genève, ma bonne amie; j'en partirai cette nuit. J'ai reçu ta lettre du 27… Je t'aime beaucoup… Je désire que tu m'écrives souvent, et que tu sois persuadée que ma Joséphine m'est bien chère.
Mille choses aimables à la petite cousine; recommande-lui d'être bien sage, entends-tu?
BONAPARTE.
À Madame BONAPARTE.
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Milan, le 4 prairial.
Joséphine, point de lettre de toi depuis le 28! Je reçois un courrier parti le 27 de Paris, et je n'ai point de réponse, point de nouvelles de ma bonne amie! M'aurait-elle oublié? ou ignorerait-elle qu'il n'est point de plus grand tourment que de ne point recevoir de lettres de son dolce amor?… L'on m'a donné ici une grande fête; cinq à six cents jolies et élégantes figures cherchaient à me plaire, mais aucune ne te ressemblait; aucune n'avait cette physionomie douce et mélodieuse qui est si bien gravée dans mon coeur. Je ne voyais que toi, je ne pensais que toi, cela me rendit tout insupportable, et, une demi-heure après y être entré, je me suis en allé me coucher tristement, en me disant: Voilà ce réduit vide, la place de mon adorable petite femme… Viens-tu? Ta grossesse, comment va-t-elle?… Ah! ma belle amie, aie bien soin de toi; sois gaie, prends souvent du mouvement, ne t'afflige de rien; n'aie aucune inquiétude sur ton voyage; va à bien petites journées. Je me figure sans cesse te voir avec ton petit ventre: cela doit être charmant.—Mais ce vilain mal de coeur, est-ce que tu en as encore?… Adieu, belle amie; pense quelquefois à celui qui pense sans cesse à toi.
BONAPARTE.
À la Citoyenne BONAPARTE, rue Chantereine, n° 6, à Paris.
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Nice, le 10 germinal.
Je n'ai pas passé un jour sans t'aimer; je n'ai pas passé une nuit sans te serrer dans mes bras; je n'ai pas pris une tasse de thé sans maudire la gloire et l'ambition qui me tiennent éloigné de l'âme de ma vie. Au milieu des affaires, à la tête des troupes, en parcourant les camps, mon adorable Joséphine est seule dans mon coeur, occupe mon esprit, absorbe ma pensée. Si je m'éloigne de toi avec la vitesse du torrent du Rhône, c'est pour te revoir plus vite. Si, au milieu de la nuit, je me lève pour travailler encore, c'est que cela peut avancer de quelques jours l'arrivée de ma douce amie, et cependant, dans ta lettre du 23, du 26 ventôse, tu me traites de vous.—Vous toi-même. Ah, mauvaise! comment as-tu pu écrire cette lettre! qu'elle est froide! Et puis du 23 au 26 restent quatre jours; qu'as-tu fait, puisque tu n'as pas écrit à ton mari?… Ah! mon amie, ce vous et ces quatre jours me font regretter mon antique indifférence. Malheur à celui qui en serait la cause! Puisse-t-il, pour peine et pour supplice, éprouver ce que la conviction et l'évidence qui servit ton ami, me ferait éprouver!—L'enfer n'a pas de supplice, ni les furies de serpent!… Vous! vous! Ah! que sera-ce dans quinze jours?… Mon ame est triste; mon coeur est esclave, et mon imagination m'effraie… Tu m'aimais moins, tu seras consolée. Un jour tu ne m'aimeras plus; dis-moi-le, je saurai au moins mériter le malheur… Adieu, femme, tourment, bonheur, espérance et ame de ma vie, que j'aime, que je crains, qui m'inspire des sentimens tendres qui m'appellent à la nature, à des mouvemens tempestueux aussi volcaniques que le tonnerre. Je ne te demande ni amour éternel, ni fidélité, mais seulement… vérité, franchise sans bornes. Le jour que tu me diras je t'aime moins, sera ou le dernier de mon amour ou le dernier de ma vie. Si mon coeur était assez vil pour aimer sans retour, je le hacherais avec les dents. Joséphine! Joséphine! souviens-toi de ce que je t'ai dit quelquefois: la nature m'a fait l'âme forte et décidée; elle t'a bâtie de dentelle et de gaze. As-tu cessé de m'aimer!! Pardon, ame de ma vie, mon ame est tendre sur de vastes combinaisons. Mon coeur, entièrement occupé par toi, a des craintes qui me rendent malheureux. Je suis ennuyé de ne pas t'appeler par ton nom. J'attends que tu me l'écrives.
Adieu! Ah! si tu m'aimes moins, tu ne m'aurais jamais aimé. Je serais alors bien à plaindre.
BONAPARTE.
P. S. La guerre, cette année, n'est plus reconnaissable. J'ai fait donner de la viande, du pain, des fourrages; ma cavalerie armée marchera bientôt; mes soldats me montrent une confiance qui ne s'exprime pas: toi seule me chagrines, toi seule, le plaisir et le tourment de ma vie. Un baiser à tes enfans, dont tu ne parles pas. Pardi! cela allongerait tes lettres de la moitié; les visiteurs, à dix heures du matin, n'auraient pas le plaisir de te voir. Femme!!!
À la Citoyenne BONAPARTE, chez la citoyenne Beauharnais, rue Chantereine, n°6, à Paris.
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RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.
Au quartier-général, Milan, 20 prairial, an 4 de la République, une et indivisible.
Joséphine, tu devais partir le 5 de Paris, tu devais partir le 11; tu n'étais pas partie le 12… Mon ame s'était ouverte à la joie: elle est remplie de douleur. Tous les courriers arrivent sans m'apporter de tes lettres… Quand tu m'écris le peu de mots, ton style n'est jamais celui d'un sentiment profond. Tu m'as aimé par un léger caprice; tu sens déjà combien il serait ridicule qu'il arrête ton coeur; il me paraît que tu as fait ton choix, et que tu sais à qui t'adresser pour me remplacer. Je te souhaite bonheur… si l'inconstance peut en obtenir, je ne dis pas la perfidie… Tu n'as jamais aimé… J'avais pressé mes opérations, je te calculais le 13 à Milan, et tu es encore à Paris. Je rentre dans mon ame, j'étouffe un sentiment indigne de moi, et si la gloire ne suffit pas à mon bonheur, elle forme l'élément de la mort et de l'immortalité… Quant à toi, que mon souvenir ne te soit pas odieux… Mon malheur est de t'avoir peu connue; le tien de m'avoir jugé comme les hommes qui t'environnent. Mon coeur ne sentit jamais rien de médiocre… Il s'était défendu de l'amour; tu lui as inspiré une passion sans borne… une ivresse qui le dégrade. Ta pensée était dans mon ame avant celle de la nature entière; ton caprice était pour moi une loi sacrée. Pouvoir te voir était mon souverain bonheur; tu es belle, gracieuse; ton ame douce et céleste se peint sur ta physionomie. J'adorais tout en toi; plus naïve, plus jeune, je t'eusse aimée moins. Tout me plaisait, jusqu'au souvenir de tes erreurs, et de la scène affligeante qui précéda de quinze jours notre mariage; la vertu était tout ce que tu faisais; l'honneur, ce qui te plaisait; la gloire n'avait d'attrait dans mon coeur que parce qu'elle t'était agréable et flattait ton amour-propre. Ton portrait était toujours sur mon coeur: jamais une pensée sans le voir, une heure sans le voir et le couvrir de baisers. Toi, tu as laissé six mois mon portrait sans le retirer: rien ne m'a échappé. Si je continuais, je t'aimerais seul, et de tous les rôles c'est le seul que je ne puis adopter. Joséphine, tu eusses fait le bonheur d'un homme moins bizarre. Tu as fait mon malheur, je t'en préviens; je le sentis lorsque mon ame s'engageait, lorsque la tienne gagnait journellement un empire sans bornes et asservissait tous mes sens. Cruelle! pourquoi m'avoir fait espérer un sentiment que tu n'éprouvais pas!!! Mais le reproche n'est pas digne de moi… Je n'ai jamais cru au bonheur. Tous les jours la mort voltige autour de moi: la vie vaut-elle la peine de faire tant de bruit!!! Adieu, Joséphine; reste à Paris; ne m'écris plus, et respecte au moins mon asile. Mille poignards déchirent mon coeur; ne les enfonce pas davantage. Adieu, mon bonheur, ma vie, tout ce qui existait pour moi sur la terre!!!
BONAPARTE.
À la Citoyenne BONAPARTE, rue Chantereine, n° 6, à Paris.
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RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
Au quartier-général, Milan, le 23 prairial an 4 de la république, une et indivisible.
Joséphine, où te remettra-t-on cette lettre? Si c'est à Paris, mon malheur est donc certain; tu ne m'aimes plus. Je n'ai plus qu'à mourir… Serait-il possible!!! Tous les serpens des furies sont dans mon coeur, et déjà je n'existe qu'à demi. Oh! toi… Mes larmes coulent, plus de repos ni d'espérance. Je respecte la volonté et la loi immuable du sort; il m'accable de gloire pour me faire sentir mon malheur avec plus d'amertume. Je m'accoutumerai à tout dans ce nouvel état de choses; mais je ne puis pas m'accoutumer à ne plus l'estimer; mais non, ce n'est pas possible, ma Joséphine est en route; elle m'aime, au moins un peu; tant d'amour promis ne peut pas s'être évanoui en deux mois.
Je déteste Paris, les femmes et l'amour… Cet état est affreux… et ta conduite… Mais dois-je l'accuser? Non, ta conduite est celle de ton destin.—Si aimable, si belle, si douce, devrais-tu être l'instrument auteur de mon désespoir? Celui qui te remettra cette lettre est M. le duc de Lesbeloni, le plus grand seigneur de ce pays-ci, qui va, député à Paris, pour présenter ses hommages au gouvernement.
Adieu, ma Joséphine; ta pensée me rendait heureux; tout a bien changé; embrasse tes aimables enfans; ils m'écrivent des lettres charmantes. Depuis que ne dois plus t'aimer, je les aime davantage! Malgré le destin et l'honneur, je t'aimerai toute ma vie.—J'ai relu cette nuit toutes tes lettres, même celle écrite de ton sang: quels sentimens elles m'ont fait éprouver!
BONAPARTE.
À la Citoyenne Bonaparte, rue Chantereine, n° 6, à Paris.
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Chéruble, 10 floréal.
Murat, qui te remettra cette lettre, t'expliquera, mon adorable amie, ce que j'ai fait, ce que je ferai, ce que je désire. J'ai conclu une suspension d'armes avec le roi de Sardaigne. J'ai, il y a trois jours, expédié Junot avec mon frère; mais ils arriveront après Murat, qui passe par Turin. Je t'écrivais par Junot de partir avec lui pour me venir joindre; je te prie aujourd'hui de partir avec Murat, de passer par Turin; tu abrégeras de quinze jours: il sera donc possible que je te voie ici avant quinze jours. Viens, cette idée me transporte de joie; ton logement est prêt à Mondovi et à Tortone: tu pourras de Mondovi aller par Tengrada, route à Nice et à Gênes, et de là dans le reste de l'Italie, si cela te fait plaisir. Mon bonheur est que tu sois heureuse, ma joie que tu sois gaie, mon plaisir que tu en aies. Jamais femme ne fut aimée avec plus de dévouement, de feu et de tendresse. Jamais il n'est possible d'être plus entièrement maître d'un coeur et d'en dicter tous les goûts, les penchans, d'en former tous les désirs: s'il en est autrement de toi, je déplore mon aveuglement, je te livre aux remords de ton ame[**orthographe corrigée]; et si je n'en meurs pas de douleur, froissé pour la vie, mon coeur ne s'ouvrirait plus au sentiment du plaisir et de la douleur; triste, fier ou froid, ma vie serait toute physique: car j'aimerai, en perdant ton amour, ton coeur, ton adorable personne, perdre tout ce qui rend la vie aimable et chère! Ah! alors je ne regretterai plus de mourir, ou peut-être réussirai-je à la recevoir au champ d'honneur. Comment veux-tu, ma vie, que je ne sois pas triste? Pas de lettres de toi; je n'en reçois que tous les quatre jours, au lieu que si tu m'aimais, tu m'écrirais deux fois par jour; mais il faut jaser avec les petits messieurs visiteurs dès dix heures du matin, et puis écouter les sornettes et les sottises de cent freluquets jusqu'à une heure après minuit. Dans les pays ou il y a des moeurs, dès dix heures du soir tout le monde est chez soi; mais dans ces pays-là l'on écrit à son mari, l'on pense à lui, l'on vit pour lui. Adieu, Joséphine; tu es pour moi un monde que je ne puis expliquer; je t'aime tous les jours davantage. L'absence guérit les petites passions et accroît les grandes. Un baiser sur ta bouche, un sur ton coeur. Il n'y a personne que moi, n'est-ce pas? et puis un sur ton sein. Que Murat est heureux… petite main… Ah!… si tu ne viens pas!!!…
Mène avec toi ta femme de chambre, ta cuisinière, ton cocher; j'ai ici des chevaux de carrosse à ton service, et une belle voiture. Ne porte que ce qui t'est personnellement nécessaire. J'ai ici une argenterie et une porcelaine qui te serviront. Adieu, le travail me commande. Je ne puis laisser la plume. Ah! si ce soir je n'ai pas de tes lettres, je suis désespéré. Pense à moi, ou dis-moi avec dédain que tu ne m'aimes pas, et alors peut-être je trouverai dans mon esprit de quoi être moins à plaindre.
Je t'ai écrit par mon frère qu'il avait 50 louis à moi, dont tu pouvais disposer. Je t'envoie par Murat 200 louis dont tu te serviras si tu en as besoin, ou que tu emploîras à meubler l'appartement que tu me destines. Si tu pouvais y mettre partout ton portrait! mais non, il est si beau celui que j'ai dans mon coeur, que quelque belle que tu sois, et quelque habiles que soient les peintres, tu y perdrais. Écris-moi; viens vite: ce sera un jour bien heureux… que celui où tu passeras les Alpes: c'est la plus belle récompense de mes peines et des victoires que j'ai remportées.
BONAPARTE.
À la Citoyenne BONAPARTE, rue Chantereine n° 6, chaussée d'Antin, à Paris.
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Paris, le 2 floréal an 4 de la république, une et indivisible.
BARRAS, membre du Directoire exécutif,
À la Citoyenne BONAPARTE.
Recevez, aimable citoyenne, mon bien sincère compliment sur les succès éclatans obtenus par votre mari: près de quatre mille ennemis sont prisonniers ou tués. Il n'en restera pas là, et bientôt nous recevrons les détails des suites de ce combat. Le général Bonaparte répond parfaitement à la confiance du Directoire, et à l'opinion qu'on a de ses talens, auxquels sont dus les avantages signalés qu'a remportés la bonne armée d'Italie.
Salut, civilité et attachement…
P. BARRAS.
À la Citoyenne BONAPARTE, rue Chantereine, section du Mont-Blanc, maison Talma, Directoire exécutif. à Paris.
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Au quartier-général, Lodi, le 24 floréal, an 4 de la république, une et indivisible.
Il est donc vrai que tu es enceinte; Murat me l'écrit, mais il me dit que cela te rend malade, et qu'il ne croit pas prudent que tu entreprennes un aussi grand voyage. Je serai, donc encore privé du bonheur de te serrer dans mes bras! Je serai donc encore plusieurs mois loin de tout ce que j'aime! Serait-il possible que je n'aie pas le bonheur de te voir avec ton petit ventre! Cela doit te rendre intéressante! Tu m'écris que tu es bien changée. Ta lettre est courte, triste, et d'une écriture tremblante. Qu'as-tu, mon adorable amie? Qu'est-ce qui peut t'inquiéter? Ah! ne reste pas à la campagne. Sois en ville; cherche à t'amuser, et crois qu'il n'y a point de tourment plus réel pour mon ame que de penser que tu es souffrante et chagrine. Je croyais être jaloux, mais je te jure qu'il n'en est rien. Plutôt que de te savoir mélancolique, je crois que je te donnerais moi-même un amant. Sois donc gaie, contente, et sache que mon bonheur est attaché au tien. Si Joséphine n'est pas heureuse, si elle abandonne son ame à la tristesse, au découragement, elle ne m'aime donc pas. Bientôt tu vas donner la vie à un autre être qui t'aimera autant que moi. Non, ce n'est pas possible, mais autant que je t'aimerai. Tes enfans et moi nous serons sans cesse autour de toi, pour te convaincre de nos soins et de notre amour. Tu ne seras pas méchante, n'est-ce pas? Pas de hum!!! à moins que ce ne soit pour plaisanter. Alors il faut trois ou quatre grimaces; rien n'est plus joli, et puis un petit baiser raccommode tout.
Comme ta lettre du 18, que le courrier m'a apportée, me rend triste! ne serais-tu pas heureuse, ma chère Joséphine? manquerait-il quelque chose à ta satisfaction? J'attends avec impatience Murat, pour pouvoir connaître dans le plus grand détail tout ce que tu fais, tout ce que tu dis, les personnes que tu vois, les habits que tu mets; tout ce qui touche à mon adorable amie est cher à mon coeur, empressé à connaître.
Les choses vont bien ici; mais mon coeur est d'une inquiétude qui ne peut pas se peindre. Tu es malade loin de moi. Soie gaie et aie bien soin de toi: toi que dans mon coeur j'évalue plus que l'univers. Hélas! l'idée que tu es malade me rend bien triste.
Je te prie, mon amie, de faire savoir à Fréron que l'intention de ma famille n'est pas qu'il épouse ma soeur, et que je suis résolu à prendre un parti quelconque pour l'empêcher. Je te prie de dire cela à mon frère.
BONAPARTE.
À la Citoyenne BONAPARTE, rue Chantereine, n° 6, à Paris.
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RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.
Au quartier-général, Tortone, 27, à huit heures du soir, an 4 de la république, une et indivisible.
MON AMI,
Je suis au désespoir; ma femme, tout ce que j'aime dans le monde, est malade. Ma tête n'y est plus. Des pressentiments affreux agitent ma pensée. Je te conjure de me dire ce qu'elle a et comment elle se porte. Si, dans notre enfance, nous fûmes unis par le sang et la plus tendre amitié, je t'en prie, prodigue-lui tes soins; fais pour elle ce que je serais glorieux de pouvoir faire moi-même. Tu n'auras pas mon coeur, mais toi seul peux me remplacer. Tu es le seul homme sur la terre pour qui j'aie eu une véritable et constante amitié. Après elle, après ma Joséphine, tu es le seul qui m'inspires encore quelque intérêt. Rassure-moi; parle-moi vrai; tu connais mon coeur; tu sais comme il est ardent; tu sais que je n'ai jamais aimé, que Joséphine est la première femme que j'adore: sa maladie me met au désespoir. Tout le monde m'abandonne; personne ne m'écrit. Je suis seul livré à mes craintes, à mon malheur: toi non plus, tu ne m'écris pas. Si elle se porte bien, qu'elle puisse faire le voyage, je désire avec ardeur qu'elle vienne. J'ai besoin de la voir, de la presser contre mon coeur. Je l'aime à la fureur, et je ne puis plus rester loin d'elle. Si elle ne m'aimait plus, je n'aurais plus rien à faire sur la terre. Oh! mon bon ami, je me recommande à toi; fais en sorte que mon courrier ne reste pas six heures à Paris, et qu'il revienne me rendre la vie.
Tu diras à ma Joséphine que si elle veut acheter une campagne, comme nous étions convenus, moitié chacun, j'y mettrai 30,000 livres et elle autant. Je prendrai cet argent sur les 40,000 qui me restent de mon bien retiré.
BONAPARTE.
Au citoyen Joseph BONAPARTE, à Paris.
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Au quartier-général, Tortone, 26 à minuit, an 4 de la république, une et indivisible.
Depuis le 18, ma chère Joséphine, je tardais et je te croyais arrivée à Milan. À peine sorti du champ de bataille à Borghetto, je courus pour t'y chercher: je ne t'y trouvai pas! Quelques jours après, un courrier m'apprit que tu n'étais pas partie, et il ne m'apportait pas de lettres de toi. Mon ame fut brisée de douleur. Je me crus abandonné par tout ce qui m'intéresse sur la terre. Je ne sentis jamais rien faiblement. Noyé dans la douleur, je t'ai écrit peut-être trop fortement. Si mes lettres t'ont affligée, me voilà inconsolable pour la vie… Le Tessin étant débordé, je me suis rendu à Tortone pour t'y attendre. Chaque jour j'attendais à trois lieues inutilement; enfin, il y a quatre heures, j'y étais encore. Je vois arriver la simple lettre qui m'apporte la nouvelle que tu ne viens pas. Un instant après, je n'essaierai pas de te peindre ma profonde inquiétude, lorsque j'apprends que tu es malade, qu'il y a trois médecins chez toi, que tu es en danger, puisque tu ne m'écris pas. Je suis, depuis ce temps-là, dans un état que rien ne peut peindre: il faut avoir mon coeur, t'aimer comme je t'aime! Ah! je ne croyais pas qu'il fût possible d'essuyer de pareils chagrins, de malaises, des tourmens si affreux. Je croyais la douleur limitée et bornée; mais elle est sans bornes dans mon ame; une fièvre brûlante circule encore dans mes veines, mais le désespoir est dans mon coeur… Tu souffres, et je suis loin de toi. Hélas! peut-être déjà n'es-tu plus! La vie est bien méprisable, mais ma triste raison me fait craindre de ne pas te retrouver après la mort, et je ne puis m'accoutumer à l'idée de ne plus te revoir. Le jour où je saurai que Joséphine n'est plus, j'aurai cessé de vivre. Aucun devoir, aucun titre ne me liera plus à la terre. Les hommes sont si méprisables! toi seule effaçais à mes yeux la honte de la nature humaine.
Toutes les passions me tourmentent; tous les pressentimens m'affligent; rien ne m'arrache à la douloureuse solitude et aux serpens qui me déchirent l'âme. J'ai besoin d'abord que tu me pardonnes les lettres folles, insensées que je t'ai écrites; si tu lis bien, tu y verras que l'amour ardent qui m'anime m'a peut-être égaré. J'ai besoin d'être bien convaincu que tu n'es pas en danger, mon amie. Donne tout à la santé; sacrifie tout à ton repos. Tu es délicate, faible et malade; la saison est chaude, le voyage long. Je t'en prie à genoux, n'expose pas une vie si chère; si courte que soit la vie, trois mois se passeront… Trois mois encore sans nous voir! Je tremble, mon amie; je n'ose plus lever ma pensée sur l'avenir: tout est horrible, et le seul espoir où je serais sûr de me calmer me manque. Je ne crois pas à l'immortalité de l'âme. Si tu meurs, je mourrai tout aussitôt, mais de la mort du désespoir, de l'anéantissement.
Murat veut me convaincre que ta maladie est légère; mais tu ne m'écris pas: il y a un mois que je n'ai reçu de tes lettres: Tu es tendre, sensible, et tu m'aimes. Tu luttes entre la maladie et les médecins, insensée, loin de celui qui t'arracherait à la maladie et même aux bras de la mort… Si ta maladie continue, obtiens-moi une permission de venir te Voir une heure. Dans cinq jours je suis à Paris, et le douzième je suis à mon armée; sans toi, sans toi, je ne puis plus être utile ici. Aime qui veut la gloire, serve qui peut la patrie; mon ame est suffoquée dans cet exil; et lorsque ma douce amie souffre, est malade, je ne puis froidement calculer la victoire. Je ne sais qu'elles expressions employer, je ne sais quelle conduite tenir. Cent fois je veux prendre la poste et me rendre à Paris; mais l'honneur, auquel tu es sensible, me retient malgré mon coeur. Par pitié, fais moi écrire, que je sache le caractère de ta maladie et ce qu'il y a à craindre. Notre sort est bien affreux. À peine mariés, à peine unis, et déjà séparés! Mes pleurs inondent ton portrait; lui seul ne me quitte pas. Mon frère ne m'écrit pas. Ah! sans doute il craint de m'apprendre ce qu'il sait savoir me déchirer sans retour. Adieu, mon amie. Que la vie est dure, et que les maux que l'on souffre sont horribles!! Reçois un million de baisers, crois que rien n'égale mon amour, qui durera toute la vie! Pense à moi, écris-moi deux fois par jour; arrache-moi promptement à la peine qui me consume. Viens, viens vite, mais aie soin de ta santé.
BONAPARTE.
À la Citoyenne BONAPARTE, rue Chantereine, n° 6, à Paris.
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Castiglione del Stivere, le 4 thermidor, dix heures du soir.
J'expédie un courrier à Paris; il prendra en passant tes dépêches. L'Épinois, qui arrive, m'assure que ta santé est rétablie. Quoique tu me l'aies écrit, les détails qu'il y a joints m'ont rempli de joie. Te voilà bien rétablie, mon adorable Joséphine; je brûle de plaisir de te voir. Il m'a aussi appris que Dubayet et ses aimables aides-de-camp étaient arrivés à Milan!… Tu dois avoir reçu le courrier que je t'ai expédié ce matin. Je compte tous les instans jusqu'au 7; il faut encore trois jours. Je pars dans une heure pour voir différens postes de mon armée; et le 7, je sais bien qui sera le plus exact au rendez-vous! Murat est malade; la déesse du bal, madame Ruga, lui a proprement donné une galanterie. Je l'ai envoyé à Breschia; il est furieux: il veut mettre son aventure dans les gazettes. Je te prie de communiquer cet article, à Joseph, et de lui conseiller de s'en tenir à sa Julie; il en sera plus raisonnable et plus sain. D'autres personnes de l'état-major se plaignent de madame Visconti. Bon Dieu! quelle femme! quelles moeurs! Je te fais mon compliment franchement et sans serrement de coeur: l'on dit que le jeune Caulincourt t'a rendu visite à onze heures du matin, et tu ne te levés qu'à une heure. Il avait à te parler de sa soeur, de sa maman; il fallait prendre l'heure la plus commode. La chaleur est excessive; mon ame est brûlée. Je commence à me convaincre que, pour être sage et se bien porter, il ne faut pas sentir et ne pas se livrer au bonheur de connaître l'adorable Joséphine. Tés lettres sont froides; la chaleur du coeur n'est pas à moi; pardi, je suis le mari, un autre doit être l'amant: il faut être comme tout le monde. Malheur à celui qui se présenterait à mes yeux avec le titre d'être aimé de toi!… Mais, tiens, me voilà jaloux.—Bon Dieu! je ne sais pas ce que je suis! Mais, ce que je sais bien, c'est que sans toi il n'est plus ni bonheur ni vie… Sans toi, entends-tu? c'est-à-dire toi tout entière. S'il est un sentiment dans ton coeur qui ne soit pas à moi, s'il en est un seul que je ne puisse connaître, ma vie est empoisonnée, et le stoïcisme mon seul refuge. Dis-moi que… aime-moi, reçois les mille baisers de l'imagination, et tous les sentimens de l'amour.
Le 7, à Breschia, n'est-ce pas?
BONAPARTE.
À Madame BONAPARTE, à Milan.
* * * * *
Alexandrie, 10 thermidor an 7.
MA CHÈRE MAMAN,
Nous arrivons d'Aboukir en ce moment. Le général expédie un courrier, et je n'ai le temps que de t'écrire deux mots. Les Turcs sont descendus le 25 du mois dernier; nous les avons battus complétement le 7 de ce mois; une grande partie de l'armée est noyée, l'autre partie tient encore dans, le fort d'Aboukir; nous les bombardons en ce moment; j'espère qu'ils ne tarderont pas à se rendre.
Nous avons encore perdu un camarade. Moi, je me porte très bien. Je pense sans cesse à toi. Je désirerais bien recevoir de tes nouvelles. Adieu, on cachète les lettres. J'embrasse Hortense; je n'ai pas le temps de lui écrire.
BEAUHARNAIS.
Bourienne et Lavalette me chargent de te faire mille complimens, et de t'assurer de leurs respects.
À la Citoyenne BONAPARTE, rue de la Victoire, n° 6, à Paris.
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Martigny, le 28 floréal an 8 de la république.
Je suis ici depuis trois jours, au milieu du Valais et des Alpes, dans un couvent de Bernardins. L'on n'y voit jamais le soleil: juge si l'on y est agréablement! J'aime bien de te voir gronder, toi qui es à Paris au milieu des plaisirs et de la bonne compagnie. L'armée file en Italie; nous sommes à Aoste, mais le Saint-Bernard offre bien des difficultés à vaincre.
Je t'ai écrit souvent. Quant à mademoiselle Hortense, quand elle sera grande dame, on lui écrira; aujourd'hui elle est trop petite: l'on n'écrit pas aux enfans.
Cette pauvre madame Lucai est donc morte? Elle a bien souffert. Son mari doit être bien triste. Je le plains. Perdre sa femme, c'est perdre sinon la gloire, au moins le bonheur.
Mille choses aimables à Hortense, et mille douceurs à Joséphine.
BONAPARTE.
À Madame BONAPARTE.