Mémoires d'une contemporaine. Tome 3: Souvenirs d'une femme sur les principaux personnages de la République, du Consulat, de l'Empire, etc...
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Title: Mémoires d'une contemporaine. Tome 3
Author: Ida Saint-Elme
Release date: April 27, 2009 [eBook #28624]
Most recently updated: January 5, 2021
Language: French
Credits: Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)
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MÉMOIRES D'UNE CONTEMPORAINE,
OU
SOUVENIRS D'UNE FEMME SUR LES PRINCIPAUX PERSONNAGES DE LA RÉPUBLIQUE, DU CONSULAT, DE L'EMPIRE, ETC.
«J'ai assisté aux victoires de la République, j'ai traversé les saturnales du Directoire, j'ai vu la gloire du Consulat et la grandeur de l'Empire: sans avoir jamais affecté une force et des sentimens qui ne sont pas de mon sexe, j'ai été, à vingt-trois ans de distance, témoin des triomphes de Valmy et des funérailles de Waterloo.» MÉMOIRES, Avant-propos.
TOME TROISIÈME.
Troisième Édition
PARIS.
1828.
NOTE DE L'AUTEUR.
Les devoirs historiques que j'ai contractés ne m'ont pas laissé de repos depuis la publication des deux premiers volumes de mes Mémoires. Les illusions littéraires sont venues transporter ma tête dans une sphère nouvelle d'inquiétude et d'activité. J'ai senti le besoin de justifier la bienveillance et l'intérêt publics par les soins d'une composition plus travaillée. Ma santé a défailli plus d'une fois au milieu d'un passé dont les souvenirs semblaient s'accroître à mesure que je les remuais pour les reproduire. Deux choses en sont résultées: la seconde livraison de mon ouvrage s'est fait un peu attendre, et l'ouvrage lui-même a pris des développemens tels, qu'il nécessitera l'augmentation de deux nouveaux volumes.
Cette livraison embrasse une grande époque. Ma vie, non moins agitée mais plus sérieuse, s'y mêle à des événemens qui auront dans l'avenir l'éclat d'une épopée. Les images de la gloire, souvent présente, transporteront le lecteur sur un plus vaste théâtre. Là, du moins, les faiblesses et les aveux d'une femme seront revêtus de l'excuse des plus beaux souvenirs. La publicité à laquelle je me résigne sera donc encore, je l'espère, considérée comme un hommage à ce passé qui était toute mon ame, et dont, malgré les observations de certains rigoristes, je fais encore tout mon bonheur.
TABLE PAR ORDRE ALPHABÉTIQUE DES NOMS CITÉS DANS LE TROISIÈME VOLUME DES MÉMOIRES D'UNE CONTEMPORAINE.
Adeline
Albizzi
Aldini
Ambroisine
Arnault
Arthur (madame)
Augereau
Auquertin, actrice (mademoiselle)
Balbi (le comte)
Beaussier
Branchu (M.)
Bianchi
Blanes, acteur
Bonaparte (Joseph)
Bonaparte (Louis)
Bonaparte (Lucien)
Borara (le comte)
Borghèse (le prince)
Bourières (le général)
Bruix (l'amiral)
Bussières
Cabre (M.)
Caland
Canova
Capelleto (le baron)
Caprara (le comte)
Catineau (le général)
Ceronni (le comte)
Cervoni (le général)
Cesarotti
Championnet (le général)
Chaptal
Charles (le prince)
Chateauneuf (M. de)
Clavier
Collet (M.)
Dallemagne (le général)
Damas
Dazincourt
Delzons (le général)
Déry (le général)
Desaix
Drouot
Dugazon
Duhesme (Alfred)
Dulfième (le chevalier)
Duprat (le général)
Dupré (madame)
Durazzo, dernier doge
Duroc
Durosier
Elisa (la princesse)
Eylau (bataille d')
Fauchet, préfet
Félix (madamoiselle)
Ferino (le général)
Fleury (mademoiselle)
Fouché, ministre de la police
Forbin (M. de)
Gantheaume (l'amiral)
Gardanne (le général)
Godinot (le général)
Gran (madame)
Granseigne (l'adjudant-général)
Grouchy
Guastala (la duchesse de)
Hantz, domestique
Haupoult (le général d')
Hervas (M.)
Jarlot
Joséphine
Joubert (le général)
Joufre
Junot (le général)
Kléber
Krayenhof
Lacuée (le général)
Lafon
Lalande
Lameth (M. de)
Lannes (le maréchal)
Lariboissière (le général)
Larrey (le baron)
Latour-d'Auvergne
Lecourbe (le général)
Lecoulteux de Canteleu
Lefebvre-Desnouettes (le général)
Lemot
Léopold (le prince)
Lepelletier de Saint-Fargeau
Luzerne (le baron de)
Maherault (M.)
Mairet
Malaspina (la marquise de)
Manfredini
Mareschalchi (le comte)
Masséna
Medici (la comtesse)
Meino
Meino (madame)
Menou (le général)
Mezeray (mademoiselle)
Molé
Mollien (M.)
Montchoisy (le général)
Montmorenci (Mathieu de)
Monvel
Moreau
Morochesi
Muiron
Murat
Murhausen fils
Murhausen (madame)
Mylord (madame)
Nansouty (le général)
Napoléon
Ney
Oudet
Ouvrard
Paris (madame)
Pauline (la princesse)
Pelandi, actrice italienne
Permon (M. de)
Pichegru
Regnault-de-Saint-Jean-d'Angely
Regnault (madame)
Renaud
Rigitti
Rivière (madame)
Rousselois (madame)
Saint-Elme
Saluces (le comte de)
Santi, évêque de Savona
Schasser, célèbre minéralogiste
Schneider
Serrurier
Spinochi (Camilla)
Spinola (Argentine)
Suin (madame)
Talleyrand
Talma
Thibaudeau
Torigiani (la comtesse)
Vigée
Vill…, (M.)
Vivalda (le comte de)
Volnais (mademoiselle)
CHAPITRE LXII.
Débuts de mademoiselle Volnais.—Conversation dramatique.—Lettre du général Ney.—Desseins perfides de. D. L***.
Pendant une absence que fit D. L***, je reçus une lettre de Joufre. Il me demandait un rendez-vous pour me rendre compte de l'affaire dont je l'avais chargé. Quand je le vis, il me proposa d'aller avec lui à Versailles, voir débuter mademoiselle Volnais dans le rôle de Zaïre. L'indulgence avec laquelle le public accueillit le talent de cette actrice, qui se bornait à une jolie figure, me fit prendre quelque courage, et concevoir l'espérance de n'être pas plus mal traitée. Le genre d'agrémens dont mademoiselle Volnais était parée ne me paraissaient pas de ceux qui brillent au théâtre. Fort jeune, elle avait déjà cet embonpoint, attribut de la fatale trentaine, qu'il sert alors fort utilement par la dissimulation de quelques rides naissantes, mais qui enlèvent à l'extrême jeunesse la vivacité de sa physionomie.
Joufre, persuadé que le premier hommage à la beauté d'une femme doit commencer par la critique de celle des autres, se répandait en malignes observations sur la débutante. Sa figure était jolie, mais plutôt à la manière d'une grisette que d'une reine; c'étaient enfin des traits de comptoir et de la grâce d'arrière-boutique. Joufre avait beau provoquer ma malice, tout son esprit venait expirer contre mon silence, que je rompis moi-même pour défendre mademoiselle Volnais avec chaleur. «Vous êtes singulière, en vérité, madame, avec votre plaidoyer; c'est un excès d'indulgence qu'en pareil cas on n'aura point pour vous, je vous en avertis.»
Il se trompait; à l'époque de mes débuts, la bienveillance me vint au contraire du côté des actrices jeunes ou jolies. Toutes m'encouragèrent d'abord, toutes me plaignirent ensuite avec un intérêt qui donnait un démenti à cette disposition envieuse dont on veut faire à tort la maladie spéciale de notre sexe. «Savez-vous, dis-je à Joufre, quelle est mon idée? Je veux débuter ici. Le Théâtre-Français me semble trop imposant.—Quelle ambition! C'est un beau succès, vraiment, d'être applaudie à Versailles par de vieux rentiers; voyez donc quel public!—Mais je crois que tous les publics se ressemblent. Je m'en tiens à la modestie; je débuterai à Versailles.—Je m'y opposerai de tout mon pouvoir. Je veux vous faire connaître à une femme bien spirituelle, dont les conseils, dont le crédit…—J'éviterai désormais les nouvelles connaissances, car j'aurais l'air, dans ma position, d'une solliciteuse.—Mais c'est à la soeur du premier consul, à madame Bacciochi, que je veux vous présenter.—C'est possible; mais cela ne me donnera pas du talent, et ne m'ôtera point mon accent. Ce ne sont pas des protections qu'il me faut, mais de l'étude et de la patience.»
Joufre fut un peu mécontent de mon refus: je m'en inquiétai peu, et plût au ciel que j'eusse toujours résisté à ses instances! mais par lui, et presque sans mon aveu, je me trouvai placée sous la protection de Lucien, à cette époque déjà ministre de l'intérieur. Ce fut lui qui me fit recevoir élève chez Dugazon, puis au Théâtre-Français, dont M. Maherault était commissaire.
Lorsque j'arrivai chez moi, ce jour là, il était une heure après minuit. Je fus fort surprise de trouver D. L*** qui m'attendait. «Comment! vous ici! lui dis-je. Je vous croyais à la campagne. Sans me répondre, il me présente une lettre. Je l'ouvre précipitamment, et la vue de la signature seule, fait battre mon coeur avec tant de violence, que je m'évanouis presque. C'était la réponse du général Ney à la seconde lettre que je lui avais écrite, et que D. L*** s'était chargé de faire parvenir. Cette réponse était venue sous une enveloppe portant le timbre de l'armée; D. L*** lui en avait substitué une autre, pour me faire croire à ses relations avec Ney. Je ne m'en aperçus pas, j'étais trop heureuse, et dans ma joie de cette réponse, je ne vis pas même qu'elle était plus polie que tendre. Ney me parlait de sa prochaine arrivée à Paris; mais le sort des combats en décida autrement. La seconde campagne d'Italie s'ouvrit; puis vint celle du Rhin; mais quelques lettres, quoique rares, suffirent à un sentiment capable de tout, même de patience. Moreau, qui m'avait pardonné, ne pouvait se défendre d'une involontaire hostilité contre Ney, et dans une circonstance remarquable, il lui adressa des reproches assez vifs sur son dévouement à Bonaparte, reproches auxquels Ney fit cette noble réponse: J'ai toujours servir la France que j'aime; je l'ai servie sous la République, sous le Directoire, sous le Consulat; je l'ai servie sous vous, général, et je la servirai sous lui, parce que c'est à mon pays que je me dévoue, et non pas à l'homme qu'il choisit pour le gouverner.
Chaque jour plus exaltée, je fus au moment de convertir en or tout ce que je possédais, de prendre mes habits d'homme, et de courir à l'armée; mais la reconnaissance arrêta l'amour: le souvenir de Moreau, de ses dernières bontés, me fit craindre de le rendre témoin de cette marque publique d'une préférence qui deviendrait pour lui une trop cruelle injure. Je restai donc; mais je me livrai sans contrainte à tout le délire de mon imagination, appelant de tous mes désirs un bonheur qui a été égal à mes illusions, mais dont la courte durée m'a fait expier bien cher l'enchantement.
Confident de toutes les vicissitudes d'un pareil amour, D. L*** devait acquérir et avait acquis en effet sur moi un incroyable empire. Il en avait usé quelquefois pour me faire consentir à aller dîner avec lui dans ces maisons décorées du nom de société particulière, mais où l'on ne trouve qu'une table d'hôte et des jeux tolérés. «Mon cher D. L***, dis-je un jour, à propos d'une nouvelle instance, la pruderie n'est pas mon défaut, mais je me sens gauche et déplacée au milieu de ce monde-là, où je ne vois que dupes et intrigans dont l'existence repose sur une carte.—Ce sont, reprit D. L***, d'injustes préventions qu'on vous a données là.—Pensez-vous qu'il ne m'ait pas suffi de regarder et d'écouter pour avoir mon opinion?—Vous en reviendrez quand vous aurez vu la dame à laquelle je veux vous présenter.—Allons, puisque vous le voulez, je veux bien encore consentir à un essai.»
On allait se mettre à table quand nous arrivâmes. D. L*** me présenta à la maîtresse de la maison, à cette femme d'un ton parfait selon lui, et que du premier coup d'oeil je rangeai dans la classe de toutes celles qui, avec les prétentions de la bonne compagnie, tiennent tout simplement un établissement où l'on dîne à tant par tête.
D. L*** eut l'audace de me nommer, en me présentant, madame Moreau.
Indignée de son effronterie, et encore en pareille maison, je dis d'un
ton ferme: «Je n'ai jamais été madame Moreau; mon nom français est
Saint-Elme.»
On se regarda; chacun me reconnut sans doute pour une mauvaise tête; mais une parure de perles fines, un voile d'Angleterre, et un cachemire, chose fort rare à cette époque, c'était plus qu'il n'en fallait pour qu'on me pardonnât. La maîtresse de la maison s'épuisa pour moi en prévenances et en petits soins. Je vis dans tout cela le dessein de capter ma confiance, et, dès lors le but fut manqué.
Je ne tardai pas à m'apercevoir que j'étais l'objet de l'attention de deux messieurs visiblement supérieurs aux autres. J'observai D. L***; il ne leur parlait pas, et n'avait pas l'air de les connaître; mais je surpris quelques regards d'intelligence. J'éprouvai alors une telle horreur pour son vil caractère, que de ce moment je résolus de rompre avec lui sans retour; mais pour la première fois je sus me contenir, pour acquérir la preuve des vues odieuses que je lui supposais. La maîtresse de la maison me parla d'un jardin charmant qu'elle avait, disait-elle, au Gros-Caillou; elle m'invita à y venir déjeuner le lendemain. Voilà encore du D. L***, me dis-je tout bas; mais voyons jusqu'au bout; et j'acceptai l'invitation avec tous les airs de la satisfaction.
L'attention des trois personnages que j'avais particulièrement observés, et leurs politesses me disaient assez qu'ils voulaient de moi quelque chose, et ce quelque chose je commençais à le deviner. Quoiqu'on ne m'eût pas adressé une seule question relative à Moreau, j'avais entendu deux fois son nom, puis les mots d'invasion, de prise de la Hollande; tout cela confirmait mes soupçons et les éclairait. Voulant confondre D. L***, je continuai à jouer fort bien l'ignorance, et D. L*** d'être enchanté. Que je le trouvais hideux dans sa joie! Je voyais en lui un délateur, un espion; que sais-je! tout ce qu'il y a de plus méprisable et de plus vil au monde.
Il n'est pas jusqu'à ses services qui, éclairés de ce jour nouveau, ne me le montrassent plus odieux. Je parvins cependant à maîtriser mon indignation, et à le vaincre pour cette fois en ruse et en finesse. Il ne se douta pas, en me quittant le soir, du lendemain que je lui réservais. Mais avant de retracer cette scène, je dois dire d'abord par quels motifs je choisis le nom de Saint-Elme, nom que j'ai toujours porté depuis, et c'est ce que je ferai dans le chapitre suivant.
CHAPITRE LXIII.
Saint-Elme et Ambroisine.—Nouvelles tentatives pour me faire trahir la confiance de Moreau.—Scène sans résultat avec D. L***.
Les détails qui vont suivre me sont tout à la fois pénibles et doux. Ils me reportent à mon enfance, temps de bonheur, contraste avec ma présente infortune, fécond en souvenirs puissans, malgré les années, et parmi lesquels celui que je vais retracer occupe une place de prédilection.
Mon père revenait un soir d'une promenade à trois ou quatre milles de Florence, route délicieuse, qui semble un parc magnifique. Laissant flotter la bride sur le cou de son cheval, mon père s'entretenait avec son fidèle domestique. Tout à coup les chevaux s'arrêtent; Carlo jette un cri d'effroi, et montre à son maître un homme étendu sur la terre tout ensanglantée. Voler au secours du blessé, rappeler les sens du malheureux, baigner et panser sa blessure, le porter et le soutenir à cheval, tout cela, inspiré par le coeur, fut l'affaire d'un instant.
Le mouvement et l'air ranimèrent l'inconnu, qui paraissait avoir vingt ans à peine. Son premier regard, ses premiers mots, exprimèrent l'attendrissement et la reconnaissance d'un homme bien né. Arrivé avec ce précieux et sanglant fardeau à Val-Ombrosa, mon père envoya chercher un chirurgien. La blessure n'était pas mortelle, mais elle réclamait les soins les plus prompts et les plus délicats. La victime trouva auprès de mes excellens parens tous ceux d'une hospitalité généreuse, et bientôt d'une tendre amitié. Voici comme il leur raconta les hasards qui l'avaient conduit chez eux.
«Issu d'une famille noble et pauvre du midi de la France, Saint-Elme avait été destiné à l'état ecclésiastique, pour lequel il n'avait aucun goût. La vue de la belle Ambroisine, fille de grande naissance, décida seule de ses penchans et de sa destinée. Des convenances de famille avaient déjà disposé de la main d'Ambroisine, mais elle disposa de son coeur, et avec un abandon qui commanda bientôt la fuite. Ambroisine avait seize ans; Saint-Elme n'en comptait pas dix-neuf. Elle écrivit à son amant que, munie de ses diamans et d'une somme considérable, elle se rendrait avec un domestique fidèle à un lieu qu'elle lui désignait, et où elle arriverait à cheval à minuit; là elle congédierait son domestique, et ils partiraient tous deux pour Toulon, d'où ils se rendraient par mer à Livourne. Ambroisine avait une tante mariée dans cette ville, et se croyait sûre d'être bien reçue.
Rendu au lieu indiqué, Saint-Elme n'y vit arriver que le domestique de sa jeune amie. Celui-ci lui apprit qu'au moment de monter à cheval, Ambroisine avait été surprise. Saint-Elme ordonna à Henri de retourner sur-le-champ vers le château, de tâcher d'y pénétrer pour remettre un billet et savoir les événemens; il lui recommanda de venir ensuite le rejoindre à Aubagne, village entre Marseille et Toulon. Quinze jours se passèrent dans de mortelles angoisses. Henri revint enfin; il apportait de tristes nouvelles. Victime à jamais perdue, Ambroisine écrivait à son Alfred de fuir, d'échapper aux poursuites, aux vengeances d'une famille puissante et implacable; au nom de l'amour, elle le conjurait d'échapper à tant de persécutions; au nom de l'amour encore, elle le suppliait d'accepter cet or, ces bijoux, sa propriété personnelle, libre héritage d'une vieille parente. La dernière prière de l'infortunée était que son Alfred se rendît chez la tante près de laquelle le bonheur lui avait été promis, mais qui pourrait du moins servir de lien à leurs souvenirs et leurs pensées.
«Saint-Elme, dans sa religieuse obéissance, s'embarqua pour Livourne avec Henri. Mais cet Henri, jusqu'alors si fidèle, allait, par la cupidité, descendre jusqu'à l'assassinat. Arrivé à Livourne, Saint-Elme apprit que la tante d'Ambroisine avait quitté cette ville pour se rendre d'abord à Bologne, puis à Milan, mais on croyait qu'elle pouvait être encore à Florence. Sans s'arrêter, Saint-Elme se remit en route. Il était à cheval. Son domestique le suivait avec la pensée d'un crime. Soudain un coup part, et Saint-Elme tombe baigné dans son sang à la place même où mon père l'avait recueilli.
«Le malheureux ne possédait plus au monde que ses vêtemens et ses papiers. La compassion pour ses malheurs devint une réelle amitié dans ma famille. Doué d'une figure charmante, à peine rétabli, il revint à cette gaieté française qui fait supporter les peines. On m'avait éloigné du malade, mais on ne put m'arracher du convalescent; j'aimais à lui servir de guide dans le parc, à m'asseoir près de lui, écoutant avec ravissement tout ce qu'il me racontait de sa patrie.
«La tante d'Ambroisine répondit à la lettre de mon père par une lettre flatteuse pour Saint-Elme. Elle le pressait vivement de venir la joindre. Le désir d'obéir à la volonté d'Ambroisine, l'espoir de recevoir de ses nouvelles, et de lui en donner, déterminèrent Saint-Elme à nous quitter. Que ses adieux furent touchans et empreints d'une sainte reconnaissance! Je lui donnai des larmes bien abondantes et bien amères, à ce compagnon de mes jeux, à ce premier ami de mon enfance. Il avait promis de revenir… Pauvre jeune homme! à peine arrivé à Rome avec la tante d'Ambroisine, il succomba à une fièvre de quelques jours. À cette fatale nouvelle, mes regrets et ma douleur furent au-dessus de mon âge. Le souvenir de Saint-Elme ne s'est jamais effacé.» J'aurais écarté cependant son nom de mes mémoires, dans la crainte d'affliger Ambroisine et sa tante. Mais j'ai su que la première avait suivi un nouvel époux loin de la France, et que la seconde a cessé de vivre en 1804. J'ai donc cru pouvoir expliquer ici comment, lorsqu'il m'a semblé nécessaire de ne plus porter le nom de ma famille, l'idée me vint d'en prendre un tout français, celui d'un être bon et cher, adopté en quelque sorte par ma famille comme un fils. Je ne saurais dire tout ce que je trouvais de doux et de consolant dans mon isolement à me mettre ainsi sous la protection de celui que mon père, que ma vertueuse mère, avaient tendrement aimé.
C'est en quittant Chaillot que j'avais pris ce nom de Saint-Elme. Je n'en ai jamais pris d'autres depuis, si ce n'est dans mes lettres à ma famille. D. L*** n'ignorait pas que, depuis ma rupture avec le général, je n'avais jamais souffert qu'on m'appelât madame Moreau. Ma colère avait été grande de m'être vue présentée comme telle; mais j'avais mis un grand art à cacher à D. L*** mes impressions, au point de paraître très empressée le lendemain de me rendre au déjeuner, sorte de complot dirigé, avec un air d'insouciance, contre moi par la belle dame de D. L***.
Nous partîmes ensemble, en apparence aussi bons amis qu'à l'ordinaire. Comme je ne nommerai aucun des personnages que je vis ce jour-là, bien libre je serai dans les expressions de mon mépris sur les gens assez lâches pour trafiquer de délation, assez malheureux même pour ne pas s'étonner que les autres répugnent à un métier qui donne de l'or.
C'était à Moreau qu'on en voulait. Je m'en aperçus bientôt et clairement. On lui supposait le projet de s'emparer du gouvernement, et l'on voulait en obtenir de moi l'aveu. Les attaques de l'ennemi furent d'abord indirectes; mais allant plus droit au fait, on me dit: «Mais vous n'êtes pas entièrement brouillée avec le général; vous l'avez revu; la confiance survit à l'amour; il vous écrit?—C'est donc monsieur, répliquai-je en désignant D. L*** avec indignation, qui se charge de vous instruire des confidences de l'amitié! Je vous remercie, messieurs, de m'en révéler ainsi les dangers. Quant à Moreau, ce que j'ai dit, ce que je pourrais dire encore ne ferait que tourner à sa gloire. La calomnie en serait avec lui pour ses frais, et à cet égard je suis sans inquiétude.
«Vous devez l'être, en effet, madame, reprit celui qui m'avait déjà adressé la parole: le gouvernement protége ceux qui le servent comme ceux qu'il emploie. Gardez, m'écriai-je, cette protection pour monsieur (en désignant D. L***), il la mérite par ses nobles services. Quant à moi, je ne tomberai jamais assez bas pour avoir besoin des flétrissans bénéfices du parjure. D. L***, dès ce moment toute relation cesse entre nous. Je remplirai mes promesses, mais rien au delà; et, s'il vous reste quelque chose dans l'ame, vous rougirez en vous rappelant ce qui vous valait ma confiance, et ce qui vous la fit perdre.»
À ces mots, je voulus sortir, mais on m'entoura, on me reprocha mes trop vives et trop promptes interprétations; ce qui m'était proposé était, disait-on, la chose la plus simple, la moins capable de nuire au général Moreau. Pendant qu'on cherchait à m'enlacer par de captieuses paroles, D. L***; qui s'était éloigné un moment, m'annonça, d'un ton décidé, que la voiture était en bas; que, forcé de partir la nuit pour une mission du gouvernement, il fallait absolument qu'il m'accompagnât pour s'expliquer avec moi. Pour éviter un éclat, je consentis à le laisser monter dans ma voiture. Là, je l'accablai de tout ce que l'indignation et le mépris peuvent inspirer d'énergique et d'amer. Sa froide impassibilité m'arrachait des exclamations de plus en plus énergiques. Quelle société! quelles gens! quelle femme! c'est un métier pire que la prostitution… «Vous êtes confondu—Je l'avoue, madame, mais moins de ce que j'entends que de l'éclat que vous avez fait. Il est, savez-vous, fort heureux que votre jeunesse et votre beauté intéressent vivement M***, sans quoi vous auriez à vous repentir.—Taisez-vous, je ne suis pas plus facile à effrayer qu'à séduire.»
Arrivés à l'hôtel, D. L***, si calme tout à l'heure, parut tomber dans une morne tristesse. Cet homme, que je n'avais jamais aimé, que je méprisais dans le moment en pleine connaissance de cause, qui avait un art si merveilleux de manier mon caractère, parut alors si cruellement résigné à une séparation éternelle, que ma fierté s'abaissa, et que mon ressentiment s'assoupit. Je lui dis de me suivre dans mon appartement. Il ne s'aperçut que trop de ma faiblesse, et il reprit tout son courage. Laissant de côté les scènes de la veille et du jour même, il ne me parla que de celui qui occupait toutes mes pensées, me répétant qu'on l'attendait à Paris, et me conjurant, si jamais je me décidais à aller rejoindre le général Ney, de lui permettre de m'accompagner. «Comment se fait-il, m'écriai-je, qu'avec une semblable idée vous ayez eu l'affreux courage de me commettre comme vous l'avez fait? Cette démarche ne m'eût-elle pas rendue indigne de l'amour de l'homme dont vous paraissez posséder la confiance? «Ah! D. L***, que dois-je penser de vous? Sais-je même si ce voyage dont vous me parliez n'est pas une de ces missions, un de ces tristes emplois, pour lesquels les gouvernemens sont si généreux! Que ne me persuadez-vous le contraire!… Mais non, cela est impossible.»
Je me trompais. Rien n'était impossible à cet homme. Il me montra une lettre pour un lieutenant de vaisseau, et sut me faire croire que son voyage n'avait d'autre but que de rendre à ce marin un immense service. Il ajouta: «Si j'étais chargé d'une mission secrète, je ne serais point dans l'embarras qui me presse; j'aurais des fonds à ma disposition, et au lieu de cela, puisqu'il faut vous l'avouer, je ne saurais comment aller à Brest, si nous restions brouillés.
«J'aime cette franchise, m'écriai-je; elle me réconcilie avec vous. Si de l'argent que je vous ai remis il vous reste quelque chose, gardez-le; je vous prête en outre vingt-cinq louis; et si, arrivé à Brest, une somme plus considérable vous devient nécessaire, écrivez-moi sans hésiter.»
Quand je me rappelle aujourd'hui cette facilité d'entraînement pour un homme qui n'avait ni mon amitié, ni mon estime, je suis tentée de croire à tout ce qu'on rapporte des sorts jetés par les magiciens. Mais la magie de D. L*** était tout simplement l'art de se rendre nécessaire à une femme assez malheureuse pour avoir besoin de l'adresse d'un autre, dans une position équivoque, qu'elle appelait son indépendance et sa liberté.
CHAPITRE LXIV.
Établissement à Paris.—Continuation de mes études dramatiques.—Amitié de Regnault de Saint-Jean-d'Angely.—Discussion sur les différentes sortes de courage.
Après le départ de D. L***, je commençai à m'occuper sérieusement de mes études dramatiques. Mon maître de prononciation venait tous les matins, et je manquais rarement d'aller au théâtre les jours où la tragédie composait le répertoire.
M. Lecouteulx de Canteleu me rapprocha de Monvel, qui parut plus content de mes connaissances en littérature que de mes dispositions pour la scène. Il m'accordait cependant des moyens et de la sensibilité. Il me fit étudier avec lui le rôle d'Héloïse dans Fénélon. Je n'oublierai jamais l'accent paternel et presque céleste qui lui échappait dans la scène où Héloïse tombe aux pieds du prélat en s'écriant:
Pontife du Très-Haut…
Et où Fénélon répond:
Mon enfant, levez-vous;
Ce n'est que devant Dieu qu'on doit être à genoux.
C'est dans la loge de Monvel que je me suis habillée le jour de mon début. Ah! que n'ai-je emprunté, avec mon costume, ce talent, sûr des suffrages de Melpomène!
Le moment de mes études et de mes illusions dramatiques durait encore, quand je me rappelai mon mobilier de Chaillot. Je louai, pour m'en faire honneur, un appartement magnifique, et j'en vins dès lors à tenir maison splendide et coûteuse. Possédée de toutes les folies, pouvais-je échapper à celle de la dépense et du désordre? Je ne m'en aperçus qu'à l'épuisement de toutes mes ressources; car on dirait que dans la vie la réflexion n'arrive que comme un dernier malheur.
Ayant appris par Joufre, qui me rendait assez fréquemment visite, que Regnaud de Saint-Jean-d'Angely était de retour à Paris, j'écrivis à ce dernier pour lui rappeler la promesse qu'il m'avait faite, et lui témoigner le prix que j'attachais à son intérêt. À onze heures, le billet avait été remis; à trois heures, Regnaud vint lui-même m'apporter la réponse: et la conversation s'engagea avec tout le charme de l'intimité. «Après le plaisir que me cause votre billet tout aimable, me dit-il, rien ne pouvait m'en faire autant que de vous trouver débarrassée de votre grand monsieur. D'où vous vient cette fâcheuse connaissance?—Elle est ancienne, car elle date de mon passage à Lyon, à mon retour de Milan.—Oui, c'est cela même, en 1797. Je ne me trompais pas, mais vous m'effrayez.—Et pourquoi? qu'est-il donc?—Ce qu'il est? Je ne saurais trop le dire; mais il ne mérite d'approcher sous aucun titre d'une femme telle que vous. Mais laissons cela, puisqu'il est parti. Aussi bien, je ne suis point ici pour le compte des autres; j'ai assez à faire en tâchant moi-même de ne point déplaire.—Votre franchise donne de la valeur à la moindre de vos bonnes grâces, et je sens pour vous une amitié trop sincère pour ne pas la garantir durable.»
Ce n'étaient point les vaines paroles d'une galanterie banale ou d'une froide politesse. L'attachement de Regnaud eut de la suite, et une suite féconde en conseils et en services de tous genres. Quand je quittai Paris, ce fut son ardente protection qui me valut l'existence heureuse et brillante dont j'ai joui auprès de la princesse Élisa; et pourtant il y avait près de six ans que je ne l'avais vu, lorsque son souvenir songea d'une manière si délicate à une absente. Que d'amis, qu'on a quelquefois importunés la veille, n'ont pas le lendemain une mémoire aussi bonne! J'aime à rappeler ce qu'il fit pour moi, et je dirai plus loin avec une égale et douce franchise que, plus tard, j'eus le bonheur d'acquitter tant de services par les preuves de mon dévouement, à une époque où il n'y avait plus, en me rapprochant de lui, que des dangers à prévoir et des peines à partager.
Depuis cette première visite, Regnaud vint me voir régulièrement chaque jour. Il assistait à mes leçons de déclamation, et me faisait réciter les vers, en m'obligeant d'avoir de petits cailloux dans la bouche. «Vous avez beau me citer Démosthène, lui disais-je quelquefois avec résistance, je n'ai pas besoin d'en faire autant que lui.—Eh bien! répondait Regnaud, à ce prix seulement les succès.»
Mais tout en me recommandant l'étude et le travail, bien souvent mon conseiller me les faisait négliger et interrompre. Il m'entraînait à Meudon, à Saint-Cloud, à Versailles. En vérité, les courses étaient plus fréquentes que les répétitions. Quand Regnaud avait quelque discours à composer ou quelque projet à proposer au gouvernement, il me priait de me rendre chez lui; et là, au premier moment de liberté, il me lisait ses discours, paraissant attacher du prix à mon approbation, et moi en trouvant beaucoup à la lui témoigner. Un jour qu'il me récitait un morceau sur le rétablissement des cimetières, et que je laissais échapper toute la vivacité d'une admiration passionnée comme tout ce que j'éprouve, il me dit avec l'accent de l'ame: «Saint-Elme! qu'on serait heureux de n'avoir que vingt-cinq ans, et d'être l'objet de votre tendresse exclusive!»
Je lui avais appris, non sans quelques restrictions pourtant, les événemens qui m'avaient amenée en France. Il n'ignorait ni mes liaisons avec Moreau, ni mon enthousiasme pour Ney. Regnaud, sincèrement partisan de Bonaparte, ne pouvait se défendre d'une sorte de répugnance pour Moreau, ce qui amenait plus d'une dispute entre nous. Un jour que, par une lettre de Ney, j'avais appris de nouveaux triomphes de l'un et de l'autre, je dis à Regnaud: «Eh bien! que pensez-vous maintenant de mon admiration?—Je la partage. Jamais je n'ai contesté à Moreau les talens de grand capitaine. Sa vraie place est à la tête des armées, mais non point à la tête du gouvernement.—Mon Dieu! ne dirait-on pas qu'il est si difficile de gouverner!—Ceci est une boutade, ma chère, et n'est point un raisonnement; il faut plus que du courage, il faut plus que des vertus pour conduire un peuple qui sort d'une crise, d'une fièvre dont les accès ne font que de se ralentir.—Si vous parlez ainsi de l'épée, c'est que vous ne vous en êtes jamais servi.—J'avoue que j'aurais fait un mauvais soldat.—Un Français ne devrait pas penser ainsi.—En vérité, on vous prendrait pour une Jeanne d'Arc. Votre jeunesse, familiarisée avec l'école de peloton, ne conçoit donc pas d'autre gloire que celle des armes?—J'avoue que celle-là doit être la première, car elle est la plus pénible. Songez donc à tout ce que le soldat expose: souvent mutilé, reste de lui-même, tous ses services sont positifs, et ses récompenses ne sont presque qu'imaginaires.—Malgré cela, je persiste à proclamer qu'il y a d'autres gloires que celle des armes, qu'il y a d'autres courages que ceux de la guerre, et comme je ne veux pas rester sous le coup de vos derniers reproches, je tiens à vous prouver que quoiqu'on n'ait jamais été soldat, quoiqu'on ne veuille pas le devenir, on a aussi son héroïsme. Dans les proscriptions, j'ai su ne jamais trembler, et également ne jamais trahir. J'ai vu la mort, et de sang-froid. Lors de mon voyage à Malte, je fis la traversée sur un frêle bateau. La mer, furieuse, réduisait nos matelots italiens au désespoir et aux seules invocations de leur madone. Moi seul, enveloppé de mon manteau comme d'un linceul, je voyais passer sans effroi la lame des flots sur nos têtes, et mon esprit, loin du danger, ne se berçait dans ce fatal moment que des images de la patrie et des plus doux souvenirs de la jeunesse.
«—J'avoue, dis-je à Regnaud, que je ne me sentirais pas la force de rester ainsi impassible devant la mort.—Vous voyez donc, mon amie, qu'il y a plusieurs espèces de courage; et celui de braver les bourreaux, d'affronter les factions, et celui de tous ces héros des troubles civils, qui se dévouent pour un frère, pour un père, pour un ami?—Oh! celui-là je sens que je pourrais l'avoir. Dans les révolutions, l'échafaud est quelquefois un des derniers asiles de l'honneur, où les femmes savent se précipiter aussi, plutôt que de se séparer de tout ce qu'elles aiment.—Saint-Elme, reprit vivement Regnaud, si vous portez cette chaleur d'ame au théâtre, je vous réponds d'un triomphe. Ma jeune amie, vous êtes une singulière feuille à ajouter au grand livre du coeur humain.»
La haute opinion que j'avais de Regnaud, de ses talens, de son esprit, me faisait trouver un incroyable plaisir à ses éloges. Aussi peu de temps lui suffit pour prendre beaucoup d'empire sur moi; il n'eut pourtant jamais mon entière confidence. Je n'ai jamais éprouvé qu'auprès de Moreau et de Ney le besoin de tout dire, et la docilité de tout entendre. Je ne parle point de ma confiance pour D. L***; cela n'était qu'un mélange de surprise et de faiblesse, résultat de toutes les adroites complaisances dont j'étais enlacée. Les louanges de Regnaud m'étaient agréables, mais je ne sentais pas qu'elles me fussent nécessaires, et je n'éprouvais pas avec lui ce charme de l'intimité qui rend heureux de tout dire. C'est ainsi que je lui avais laissé ignorer que je connaissais M. de Talleyrand, et que j'allais même assez souvent chez ce ministre. Regnaud l'apprit par hasard, ce qui donna lieu à une scène originale dont je faillis me fâcher sérieusement, et dont je finis par rire. Au chapitre suivant les détails de ce petit épisode de colère et de raccommodement.
CHAPITRE LXV.
Querelle avec Regnaud.—Madame Regnaud.—MM. Arnault et Vigée.—M***, défenseur des courtes mémoires.
Un matin, ma voiture sortait de la cour du ministre des relations extérieures. Soudain elle s'arrête, la portière s'ouvre, Regnaud monte, se place près de moi, et me fait subir un interrogatoire auquel j'aurais répondu sans hésitation, s'il n'y eût mêlé le soupçon de je ne sais quelles vues politiques, qui m'embarrassa d'autant plus que j'avais été plus éloignée d'en concevoir l'idée.
«D'où vient donc madame? me demanda Regnaud avec aigreur.—Vous le savez fort bien, monsieur, puisque vous voyez sortir ma voiture.—Ah! madame visite les ministres.» Et comme je ne répondais pas, il ajouta avec plus d'irritation: «Vos prétentions sont hautes; on voit pourquoi vous faites si grand bruit de votre désintéressement et de votre délicatesse; mais ne croyez pas que madame Gran, que vous cherchez à supplanter, puisse y croire.
«—Mais, monsieur, quelle extravagance!
«—Oh! reprit Regnaud, je conçois l'empressement; c'est un si beau rôle que celui de maîtresse d'un ministre!
«—Je ne suis ni la sienne ni la vôtre, monsieur; vos paroles et vos manières me paraissent donc fort étranges.
«—Eh! que diable allez-vous faire là?
«—Mais il me semble que l'honneur d'être reçue avec bienveillance par un des premiers fonctionnaires de votre gouvernement, que le plaisir de causer avec un homme aussi spirituel que M. de Talleyrand, excuse suffisamment ma visite.
«—Vous ne m'aviez pas montré ce côté ambitieux de votre caractère; cela me donne beaucoup à penser; vous pourriez bien n'être pas trop éloignée de l'intrigue. Vous vous êtes trouvée avec Ouvrard; il a grand besoin de la protection des ministres, et il sait tout le parti qu'on peut tirer de celle d'une jolie femme.»
En ce moment la voiture s'arrêta à la porte de Véry. C'était Regnaud qui avait ordonné de nous y conduire.
«Je ne descendrai point ici avec vous, monsieur; vos premiers reproches ne m'ont paru que ridicules, mais votre dernière offense, mais vos derniers soupçons me révoltent. Sachez qu'un homme ne me maltraitera jamais deux fois.
«—Vous maltraiter! mais je ne vous ai pas touchée.
«—L'excuse est singulière; n'est-ce qu'en battant les gens qu'on les maltraite?
«—Ah, ma chère, si j'en avais le droit, vous auriez aujourd'hui couru de grands risques.»
Je ris beaucoup de la menace, et comme en riant j'étais désarmée, je consentis à descendre et à entrer dans un cabinet qui avait vue sur la rue. Un remarquable équipage vint à passer.
«C'est Ouvrard me dit Regnaud. Est-il vrai que vous ne le voyez pas?
«—Non, je vous jure; mais je le connais aussi bien que le public qui le juge. Son ancien cuisinier est maintenant le mien. Les éloges d'un domestique renvoyé sont des recommandations bien rares et bien décisives. Il faut, certes, qu'Ouvrard ait plus de talens qu'on ne lui en accorde pour être arrivé de si bas à la fortune!
«—Oh! parbleu, dans les fournitures on n'a pas besoin d'esprit; il faut de l'activité et du hasard.
Tout en parlant, Regnaud jouait avec une boîte sur laquelle était un charmant portrait de femme. On ne pouvait imaginer rien de plus gracieux que l'air naïf qui brillait dans ses traits. Le cou, un peu au delà des proportions, ne semblait avoir ce léger défaut que pour donner un charme particulier à cette tête divine. «Quoi! m'écriai-je, est-ce que cette tête d'Hébé serait celle de votre femme?»
Regnaud se mit à rire de mon étonnement. «Vous la plaignez, me dit-il, je parie.
«—Certainement, car je n'ai pu oublier vos principes.
«—Vous me jugez mal. Je suis très bon mari, et je vous le ferai dire par ma femme quand vous voudrez.
«—Quelle folie! est-ce que j'ai l'honneur de la connaître?
«—Vous aurez cet honneur-là quand vous voudrez; venez jeudi matin, et laissez-moi faire.»
Nous reprîmes ainsi le ton de la gaieté la plus agréable. Le soir, nous allâmes au Vaudeville, et le hasard nous plaça justement dans la loge où avait commencé notre connaissance; ce qui fournit à Regnaud l'occasion d'un foule de choses gracieuses et tendres qu'il savait tourner à force d'esprit, et qui rendit le reste de la soirée fort amical.
Le lendemain, j'étais à peine éveillée quand on vint, de la part de Regnaud, me prier de me rendre chez lui, où il était retenu par de nombreuses affaires. J'arrivai à l'heure fixée chez Regnaud; il vint au devant de moi, et me fit comprendre que sa femme n'était pas loin. Il me pria de l'attendre un peu. Je me levai, et feignis d'examiner les tableaux. Arrivée près d'une porte entr'ouverte, je m'écriai: «Ah! pardon, mademoiselle,» à l'aspect d'une figure charmante. Ma petite méprise réussit. Madame Regnaud entra dans le salon, et me dit en s'asseyant et avec un sourire: «Je ne suis pas la fille, mais la femme de M. Regnaud.» Il y avait dans ses manières quelque chose de doux et de séduisant, une sorte de lenteur molle et charmante, d'un tour et d'une grâce tout extraordinaires.
«J'avais un bien vif désir de vous voir, reprit madame Regnaud; car mon mari m'a bien parlé de vous.» Je l'accablai de complimens, qui étaient tous sincères. Tout à coup nous entendîmes quelqu'un descendre: «Voilà Regnaud; ne dites pas que nous nous sommes vues, et quand vous viendrez, entrez chez moi par la petite porte sous le vestibule…»
À ces mots elle disparut, en posant son doigt sur sa jolie bouche.
Regnaud n'était pas seul. Il me demanda pardon, et surtout de ne pas m'en aller encore. Voilà des livres qui aideront votre aimable patience. Je vais me servir de votre voiture; puis s'approchant de l'appartement de sa femme, il entr'ouvrit la porte, et dit à haute voix: «Adieu, ma bonne amie, je vous laisse ici une dame qui me prête sa voiture.» En sortant, Regnaud me répéta qu'il passerait chez moi avant dîner. Il courut grand risque de ne m'y pas rencontrer, car sa femme et moi nous causâmes avec de si intimes détails, que la matinée s'écoula comme un songe.
«Que lui direz-vous de moi?» demanda madame Regnaud, d'un air gracieux, quand je me retirai.
«—Qu'il est mille fois trop heureux d'avoir une si charmante femme.—Eh bien! c'est ce que je lui dirai aussi à votre sujet, qu'il est mille fois trop heureux d'avoir une si charmante amie.»
Je rentrais au moment même où Regnaud vint chez moi, comme il me l'avait annoncé. «Que vous a dit ma femme?» fut son premier mot. «Ne vous a-t-elle pas, ajouta-t-il, paru persuadée, comme tout le monde, que je vous aime et que je suis aimé?
«—L'accueil que j'ai reçu me prouve le contraire. J'ose même croire qu'à cet égard elle s'en rapporte plus à moi qu'à vous.
«—Au fait, comment la trouvez-vous?
«—Mille fois mieux que son portrait.
«—Oui, elle est bien.
«—Voilà bien un mot de mari.
«—Cela est vrai; mais depuis long-temps on a dit sur les maris tout ce qu'on pouvait dire. Il en sera de même in tutt' eternità.
«—Come? lei parla italiano?
«—Et vous aussi, s'écria Regnaud enchanté, et vous ne le disiez pas!
«—Mais j'ai un accent à vaincre, et je ne veux que parler français.
«—À la bonne heure, mais de temps en temps une petite conversation italienne, sans tirer à conséquence.
«—Ah! voilà les hommes toujours, tartufes! Sévérité pour autrui, indulgence pour eux en cachette. Il n'en sera rien; avant que je ne sache à quoi m'en tenir sur mon accent, vous n'entendrez pas sortir de ma bouche un seul mot de la langue du Tasse et de l'Arioste, pas un mot de celle de Schiller et de Wieland. Trop heureuse si je puis n'être point indigne de servir d'interprète à la belle langue de Corneille, de Racine et de Voltaire.
«—Vous êtes universelle, mais vous avez raison de préférer être Française. Je veux vous amener deux juges de votre mérite, l'un poëte déjà célèbre, l'autre qui le deviendra sans doute.
«—Oh! point de réunion savante, je vous en prie; j'y ferais triste figure.
«—Je ne vous parle pas de savans, mais de deux poëtes aimables.»
Quelques jours après Regnaud me présenta M. Arnault, alors attaché au ministère de l'intérieur, et M. Vigée. Leur jugement se ressentit sans doute de leur complaisante amitié. L'un de ces messieurs, frappé de mes dispositions, voulut bien m'aider de ses conseils, et plus tard me soutenir de ses démarches.
Déjà j'avais obtenu mes entrées au Théâtre-Français. J'étais reçue élève, et certaine d'un début; mais quelles difficultés plus réelles me restaient! Pour les vaincre, il eût fallu travailler; mais moitié distraction, moitié amour-propre, j'étudiais peu. Il est vrai que j'avais la merveilleuse facilité de retenir les vers presque à la lecture. Un jour quelqu'un, avec qui je parlais de cette facilité de mémoire, me dit qu'on ne la possédait guère qu'aux dépens de l'esprit. Je voulus réclamer, quoique avec modestie; mais mon interlocuteur tint bon pour les courtes mémoires, et avec une chaleur que je me permis à la fin d'appeler impolitesse.
Lors de mon début, ce singulier personnage me prouva qu'il ne mettait pas en pratique ses propres idées, car il avait gardé mémoire et même rancune de notre conversation. Puisse mon livre, où je ne le nomme pas, lui tomber entre les mains! C'est ma seule vengeance.
La veille de mon grand jour de début, j'étais à payer un mémoire chez une marchande de nouveautés, et je vis et j'entendis un coiffeur s'excuser de ne pouvoir venir dans la maison, parce que M*** lui avait donné des billets et de l'argent pour siffler une débutante au Théâtre-Français. Je méprisai cela comme un propos, et j'eus raison; mais je le négligeai même comme avertissement, et j'eus tort. Mes amis m'en blâmèrent beaucoup après ma disgrâce. Moi, au contraire, je voulus remercier le partisan des courtes mémoires, et le lendemain du jour fatal, je lui fis tenir la lettre suivante, accompagnée de six billets de parterre et d'une pièce de cinq francs.
«Vous avez voulu, monsieur, prouver, par votre exemple, la vérité de votre axiome favori, qu'une bonne mémoire est toujours l'annonce de peu d'esprit. La vôtre est excellente, à ce qu'il me paraît; donc, comme disent les logiciens… Mais je vous laisse le soin de tirer la conséquence qui sort de ce raisonnement.
«Vous vous êtes mis en frais afin de me faire siffler, ce qui était bien inutile, car vous avez pu voir qu'il ne manquait pas de monde pour cela. Si l'occasion s'en présentait, je ne manquerais pas de reconnaître vos soins. En attendant, comme je ne vous ai point accordé le droit de rien dépenser pour moi, vous me permettrez de vous rembourser ce qu'il vous en a coûté dans une circonstance où vous avez montré autant de générosité que de délicatesse.
«SAINT-ELME.
«P. S. Comme je présume que vous renverrez votre coiffeur, je vous préviens qu'il est devenu le mien, et qu'il n'aura pas à se repentir d'avoir, par son indiscrétion, encouru votre disgrâce.»
CHAPITRE LXVI.
Deux ministres, Lucien Bonaparte et Chaptal.—Mon début au
Théâtre-Français.—Ma chute.
J'ai un peu interverti l'ordre des événemens; il faut le reprendre avec une exactitude toute historique.
Ce fut Joufre, que je voyais habituellement, qui me présenta à Lucien, chargé, en sa qualité de ministre de l'intérieur, des théâtres. Il me reçut avec bienveillance, et bientôt même avec familiarité. Malgré ses attentions, je ne le voyais qu'avec une sorte de défiance, reste des opinions que Moreau m'avait communiquées sur toute la famille Bonaparte. Je voyais bien que Lucien était un homme d'esprit, mais je lui trouvais une physionomie hautaine et déplaisante, même quand il voulait plaire. J'allais souvent le soir au ministère chez Joufre. On faisait de la musique, on courait dans le jardin, on jouait à colin-maillard. Il y avait quelquefois six femmes, et toujours Lucien seul et son confident. Je trouvais ces parties beaucoup plus bizarres qu'agréables, et m'en dispensais aussi souvent que cela pouvait s'accorder avec le prix qu'on devait au moins paraître attacher à ces invitations. Un matin j'écris à Joufre qu'une indisposition m'empêchait de me rendre au ministère; ma lettre revint, car le ministre et son confident étaient déjà sur la route d'Espagne, et M. Chaptal nommé à la place de ce dernier.
Le protecteur à bas, adieu les protégés. Cet adage eut tort, car la nouvelle excellence, au lieu de couper court à la bienveillance de son prédécesseur, voulut la continuer; il fixa l'époque de mon début, et me fit donner une fort honnête gratification pour les frais de mon costume. Avant même d'être installé au palais ministériel, M. Chaptal voulut bien m'inviter à une soirée chez lui, rue des Jeûneurs, pour m'y faire entendre. Lafond y était, et me donna les répliques. Qu'on juge de l'admiration d'un salon, provoquée par les vifs applaudissemens d'un nouveau ministre.
Dans l'intervalle de mon début, j'avais continué, malgré les réprimandes de Regnaud, à rendre de temps en temps visite à M. de Talleyrand. Un jour, en montant en voiture à la porte de ce ministre, je fus accostée par M. Mathieu de Montmorenci, qui m'accabla des regrets qu'il avait éprouvés de ne pas me voir depuis long-temps. «—Mais, monsieur, lui dis-je, je n'ai pas l'honneur de vous connaître.—Et quand on a vu madame Moreau, est-il possible de l'oublier?» Je crus que le meilleur moyen d'arrêter tant de politesse était de désabuser mon interlocuteur sur le titre qu'il me donnait. L'effet ne répondit pas entièrement à mon attente, et me fit juger au contraire que la femme d'un général de la république était un personnage important, même aux yeux d'un émigré. Du moment qu'à cette haute qualité j'eus substitué le titre plus modeste d'élève du Théâtre-Français, M. de Montmorenci, trouvant le marchepied de la voiture beaucoup trop respectueux, le franchit sans façon et vint se placer à mes côtés. «—Où monsieur veut-il qu'on le descende? lui demandai-je assez vivement.—Mais, chez vous, j'espère, ma belle dame.» Je répondis, à cette manière de brusquer la connaissance, avec une franchise de refus qui ne fâcha pas trop M. de Montmorenci, lequel était bien le meilleur homme du monde, et il m'en donna la preuve. Oubliant cette singulière blessure faite à son amour-propre, il vint à mon début. Je le vis, dans une baignoire d'avant-scène, prendre un vif intérêt à mon succès, applaudir, et quand l'orage éclata, protester contre la malveillance avec une chaleur chevaleresque.
Une scène bien singulière, un rêve bien épouvantable, devint presque un événement dans ma vie, par les émotions inexprimables qu'elle me causa. Il m'oppresse encore au milieu de ces récits, il me poursuit comme une terreur dont mon esprit a besoin de se soulager.
J'étais dans un de ces momens de mortelle tristesse où l'on sent le besoin de la solitude, de la solitude qui ajoute pourtant encore tant de dangers à toutes les situations de l'ame. Je classais mes papiers de famille, quand tout à coup, au milieu d'eux, j'aperçois un portrait de mon mari. Je m'arrêtai comme atterrée. Ma tête tomba sur ma poitrine, et je sentis un soupir qui frappait mon oreille. Je me lève, jetant les yeux de toutes parts. Debout près de mon lit, il me semble voir une ombre glisser dans les draperies. Ma figure pâle et mourante, réfléchie dans la glace, ajoute à ma frayeur. Je tombai à genoux, mêlant à des sanglots étouffés des cris épouvantables de souvenir et de remords… Un peu plus calme, je cherche à remettre en ordre mes papiers; au même moment des lettres de mon mari m'échappent, et son portrait se brise à mes pieds: je vois de nouveau l'ombre se mouvoir et disparaître à la même place. J'étends la main, je rencontre une chair glacée du froid de la mort, et j'entends murmurer: Adieu, Elzelina!
J'ouvris ma porte, et Adélaïde, en me voyant, recula de surprise. J'étais méconnaissable. «Oh! mon Dieu, madame, que vous paraissez souffrir!—Non, ce n'est rien, lui dis-je. Mais allez prier le propriétaire de descendre, je veux partir.—Partir?—Oui, habillez-vous. Il faut d'ici à deux heures trouver un logement.—Mais, madame, qu'est-il donc arrivé?—Rien.» Et mes lèvres tremblaient à ce mot.
J'avais hâte de sortir de ce logement, que ma tête peuplait de fantômes, et l'on se doute bien que je ne fis nulle attention aux dépenses. J'écrivis deux mots à Regnaud, qui était à la campagne; puis, meubles, papiers, argent, bijoux, moi-même et ma femme de chambre, nous fûmes installés rue Taitbout, en deux heures. Étrange circonstance! la maison que je venais habiter était celle où j'avais eu le bonheur de sauver Aurélie. Tout avait changé de face; mais ce fut dans le moment une rencontre heureuse que celle de ces lieux où j'avais fait un peu de bien! Ce souvenir me redonna un peu de pitié pour moi-même, sorte de consolation qui d'ordinaire empêche le remords, tourment sans trêve et sans relâche. Seule, je me disais: Là, du moins, je ne vins jamais qu'avec des intentions pures; là, j'ai soutenu la faiblesse et relevé le malheur; et, à ces douces idées, le calme remontait dans mon coeur et la sérénité sur son visage. Adélaïde crut que le moment était arrivé pour sa curiosité de faire quelques attaques. Mon silence ne fut guère moins obstiné que l'événement ne devait lui paraître extraordinaire. N'importe, je ne m'embarrassai point de la satisfaire. Regnaud m'embarrassait davantage; mais quand il me parla de toutes les dépenses de ma folie, j'en fus quitte pour essuyer ses reproches, que je repoussais par le plaisir et le bien-être d'un appartement où du moins mon sommeil était tranquille.
Au fond, dégagée des terreurs fantastiques qui avaient bouleversé ma tête, je me livrai avec délices à mes préparatifs de début. Enfin, ce jour d'essai, ce désiré jour d'épreuves fut fixé, et hâté même, contre l'avis de Dugazon, malgré les conseils de Monvel et de mon maître de prononciation. La flatterie bien intentionnée mais fatale de mes amis me fit, par surcroît de dangers, choisir, le rôle de Didon, qui devait être favorable à mes formes, parmi lesquelles on voulait bien déclarer, surtout, les jambes d'une perfection de modèle. Les hommes, en général, attachent trop de prix à ces avantages extérieurs au théâtre. Leur première illusion n'existe elle-même qu'avec l'aide du talent, qui anime tout. Quoi qu'il en soit, le costume fut dessiné, et j'en fus ravie; le luxe en était complet, et ma bourse n'avait point été épargnée par ma vanité. Je dois ajouter que, parmi les acteurs, la bienveillance était extrême, et les préventions très favorables. Toutefois, lorsque mon début eut été irrévocablement décidé, et par ordre du ministre, M. Chaptal, je crus apercevoir je ne sais quoi de gêné, de plus froidement poli, enfin une certaine réaction de manières dont on ne demande point compte, parce qu'on ne veut pas laisser voir qu'on sent cette différence. J'ignorais les usages de la comédie française: M. Maherault, commissaire de la république, me prévint qu'il fallait faire des visites à tous les chefs d'emploi. Je ne fus reçue que chez Talma, Monvel, Dugazon, Dazincourt, Molé, mesdemoiselles Fleury et Mézeray. Le matin de la première représentation justifia la vérité de ce qu'on m'avait dit souvent, qu'on est bien plus intimidé par les acteurs que par le public. Le tableau glacial de la répétition m'avait déjà désenchantée. J'étais persuadée que je ne resterais pas au Théâtre-Français. Des débuts brillans, voilà tout ce que j'ambitionnais alors, avec la certitude que cela suffirait au sort que mes idées trouvaient seul digne d'envie, l'indépendance due à l'exercice du talent.
Qu'il me soit permis de raconter encore un petit épisode de mon début, bien futile en apparence, mais qui prouve à quel point tout ce qui m'entourait s'était aveuglé sur mon succès. Au moment où la toilette de l'infortunée Didon se déroulait sous mes yeux, détachant un à un ces ornemens de mon prochain supplice, j'aperçus un foulard qui cachait quelque chose qu'Adélaïde venait de glisser furtivement. Je l'interroge; elle hésite à répondre. «Madame ne doit savoir que là-bas.—Pourquoi?—C'est une surprise.—Adélaïde, des cadeaux avant le succès! cela est de mauvais augure.—Que faire, madame? c'est une robe délicieuse!—Insupportable fille, qui l'a envoyée?—Eh bien! madame, c'est M. Regnaud. Comme il est certain que madame aura un grand succès, et qu'elle sera redemandée.
«—J'y suis: c'est un beau négligé pour venir faire la révérence au public. Va, ma pauvre Adélaïde, si la reine de Carthage est destinée à l'honneur inespéré d'un triomphe, je ne ferai pas tant de façons, et je viendrai tout simplement sous le royal costume avec lequel j'aurai obtenu des applaudissemens.»
Le quart d'heure fatal du jugement s'approchait. La veille, j'avais prié mes amis de ne pas se présenter à ma loge avant la pièce; mais Regnaud et Joufre ne tinrent compte de la consigne. Ils furent ravis du costume: tunique, écharpe, carquois, diadème, tout cela était admirable d'exactitude. Ils m'en dirent tant, que ma vanité rassurée me fit compter sans effroi les trois coups du lever du rideau, et traverser le foyer intérieur entre une haie de curieux pour me rendre au lieu redoutable. Je ne répondais pas un mot aux mille propos qui circulaient autour de moi, mais je n'en perdais pas un. Quand Lafon en vint aux trois ou quatre vers qui précédaient celui de mon entrée en scène, je crus sentir la terre manquer sous mes pieds.
J'entre enfin; une triple salve d'applaudissemens m'accueille, et, loin de m'encourager, m'interdit. Je me disais: voilà pour le costume et la part de l'indulgence; gare maintenant à l'accent et au jeu. Je débitai d'un ton monotone et sourd ma réponse à Iarbe, et l'effet fut rendu plus triste par le contraste de la déclamation ronflante de Lafon. La scène me parut bien longue. Quoiqu'Énée soit un pauvre personnage, Damas y mit tant de sensibilité qu'il m'électrisa à mon tour; et dans une scène avec lui, j'obtins trois fois les honneurs d'un applaudissement unanime. Une émotion succédait ainsi à l'autre, et mon coeur battait à rompre. Ce qui m'accablait, c'était le poids de l'imprudence que je sentais que j'avais commise. Des sifflets m'en avertirent plus cruellement encore dans une scène avec madame Suin, confidente. Je prononçai moi-même ma propre condamnation, pour cause de froideur et de monotonie. À la fin, mon esprit se révolta contre l'injustice qui semblait me poursuivre, et une espèce de hardiesse, fruit du désespoir, me fit retrouver une partie de mes avantages dans les derniers actes. Chose étrange! ma tête, si justement égarée, ne me fit commettre ni contre-sens ni faute d'une syllabe; et je trouvai encore le secret des applaudissemens au milieu de cette terrible imprécation:
Non, tu n'es point le sang des héros ni des dieux!
Enfin, mon supplice touchait à son terme, quand un nouvel incident vint troubler mon imagination d'une nouvelle terreur. Au moment où je levai le poignard pour me frapper (dramatiquement parlant), la figure de cet Oudet vint se présenter à moi au milieu de l'orchestre; on trouva que je mourais très bien, car je tombai réellement évanouie dans les bras de la pauvre Élise, qui, beaucoup moins robuste que Didon, eût péri sous le faix, si la prompte chute du rideau ne nous eût fait secourir toutes les deux. Transportée dans ma loge, j'appris d'Adélaïde que tout le monde s'empressait à me témoigner le plus vif intérêt. «Oh! madame, dit-elle, c'est une horreur, une cabale.
«—Peut-être, répondis-je; mais au fond j'ai mal joué.
«—M. Regnaud ne disait pas cela, il a bien souffert; il voulait qu'on n'achevât pas la pièce.
«—Belle équipée! Avec l'humiliation d'une chute, subir celle des punitions justement infligées à qui manque au public.»
Pendant ce court dialogue, on déshabillait la triste veuve de Sichée: chaque ornement qui tombait me rappelait ma chute; mais, je dois l'avouer, mon amour-propre souffrait moins de ces blessures que mon imagination ne s'alarmait de la présence d'Oudet à la représentation, de cet homme que je voyais déjà s'attacher à ma destinée comme une épouvantable fatalité.
Je trouvai chez moi Regnaud et le neveu de l'amiral Gantheaume, furieux, criant à la cabale. Le dernier avait failli avoir un duel, et, d'après les circonstances, je supposai que cela avait dû être avec Oudet. «Il me sifflait donc, cet étrange personnage que vous me signalez?
«Non, madame, sa colère avait encore je ne sais quel intérêt et quelle bienveillance. Il lui échappait des exclamations d'attachement, avec des cris de satisfaction de votre mésaventure. Il y avait là-dessous de la rivalité, de la jalousie; il disait enfin que, par votre succès, vous étiez perdue pour eux.
«—Pour eux? mais ils aiment donc en commandite, m'écriai-je, et par association.
«—Vous riez, belle dame, mais ils ne riaient pas, mes hommes de l'orchestre.
«—Oh! dit Regnaud, cet homme avait l'air fier, le ton tranchant et familier; vous ne devez pas le voir.»
Je ne l'avais que trop vu, et mon effroi supposa dès lors des projets d'autant plus inexplicables pour moi, que je savais que la galanterie n'y entrait pour rien. Malgré tout, on soupa fort gaiement. Deux amis de Regnaud arrivèrent encore. Tous m'engagèrent à continuer mes débuts par les rôles de Sémiramis et d'Hermione. Aucune flatterie, aucune consolation ne fut épargnée à ma vanité; mais la leçon avait été si forte, que cette fois, par extraordinaire, ce fut la raison qui eut raison. Regnaud s'emporta, et son intérêt pour moi le rendit injuste. «Je le sais, disait-il, c'est une cabale des comédiens.
«—Puisqu'ils ont mis le public de leur côté, c'est qu'ils avaient raison.
«—Bah! c'est notre faute; nous avons mal mené nos affaires; ne quittez pas la partie, et nous dresserons mieux nos batteries.
«—C'est-à-dire que vous ferez pour moi ce que vous trouvez si mal qu'on ait fait contre. Grand merci; enlever les suffrages par son talent me paraîtrait doux, mais les payer me paraît ignoble.»
On a dit que je m'étais obstinée à réclamer un second début, et que les comédiens s'y opposèrent. J'ignore, moi, s'il en fut question; mais je puis assurer que, m'eût-on assuré une part entière au Théâtre-Français, j'aurais préféré la misère obscure de la province à une seconde épreuve de la cruelle sévérité du public de Paris. Tels étaient à cet égard mes sentimens, et l'expression en était aussi vive que publique. J'eus plusieurs fois l'occasion de voir M. Chaptal, et il ne fut jamais le moins du monde question entre nous de récidives dramatiques. Je priai même tous ceux des artistes du Théâtre-Français que je continuai de voir, de me croire bien résignée, bien consolée, bien résolue surtout à rester sur cette première disgrâce.
M. de Talleyrand, au moment de ma tentative et de ma mésaventure tragique, était fort malade; mon amour-propre tremblait de le revoir depuis que j'étais détrônée, et cette conversation si piquante, cette flatteuse intimité avec un homme si distingué, je craignais en quelque sorte d'en jouir, malgré le désir que j'en éprouvais. Pour me donner le courage de cette entrevue si redoutée, j'imaginai de la faire précéder de mon portrait, modelé par Lemot, dans l'attitude de la Cléopâtre. Je le portai moi-même au ministère dans une chambre voisine du jardin, et laissai ce billet à l'huissier qui m'avait accompagnée.
«Didon fit des sottises pour le pieux Énée. La plus grande fut de se tuer. Madame Cléopâtre se sauva par la piqûre d'un aspic de la blessure qu'elle craignait pour son orgueil.
«Moi, chétive citoyenne, qui ai voulu, sous le royal bandeau de la première, essayer le sceptre tragique, ne faites pas craindre les dédains de César pour la seconde à celle qui s'offre à vous dans l'attitude de la reine d'Égypte, et sous les traits de la bien détrônée.
«DIDON SAINT-ELME.»
Par malheur pour le billet, M. de Talleyrand tomba plus malade, et j'eus le regret de quitter Paris sans le voir. L'affaire qui précipita mon départ me donna encore la crainte de lui avoir peut-être déplu, et j'en maudis doublement la mémoire.
CHAPITRE LXVII.
Une conspiration.—Fouché, ministre de la police.
Dans le grand nombre de mes connaissances se trouvait un M. Vill… Il m'avait présenté un de ses amis, M. Hervas, riche banquier espagnol, homme fort distingué, qui avait bien, au premier abord, quelque apparence de morgue et de hauteur, mais qui gagnait singulièrement à être connu. M. Hervas se plaisait dans ma société, parce qu'il me trouvait instruite sans être pédante, assez au courant de la littérature espagnole, genre de séduction qui ne pouvait être commun à beaucoup de femmes. Jeune, doué de tous les dons extérieurs et de ceux de la fortune, sa générosité fit bientôt croire à une liaison plus intime. Cette présomption, qui n'était point fondée, car il n'y eut jamais entre nous ni la pensée, ni les droits de l'amour, m'exposa à toutes les jalousies d'une rivale.
Madame Arthur, femme assez jolie encore, quoique près de la maturité, venait quelquefois chez moi sous les auspices de Joufre, et comme elle avait de fort bonnes manières, elle était du nombre de ces personnes sur lesquelles il y a bien quelque chose à dire, mais qui, grâces à l'extérieur, ne déparent point un salon dans les grands jours. Comme cette simple connaissance n'avait jamais été jusqu'à l'intimité, je fus assez surprise de voir madame Arthur m'accabler de visites du matin assez ennuyeuses. Ses assiduités avaient un but. Elle y arriva. Elle avait connu Hervas, et elle me fit de sa vertu une description si pompeuse, que je pensai de suite qu'elle l'avait immolée, et de la magnificence du riche espagnol une peinture qui indiquait plus de regrets que de principes. Mais je faisais trop d'honneur à ladite dame en ne lui supposant que des remords de cupidité, elle avait aussi des projets de vengeance. Opulent et généreux, Hervas, malgré mes refus, me comblait journellement de ces riens brillans que le luxe invente et que la mode renouvelle. Madame Arthur était chez moi au moment même, où encore une fois le domestique d'Hervas apportait un nécessaire d'une richesse et d'un travail admirables. Elle ne put maîtriser son dépit. «Allez, madame, me dit-elle, on ne donne pas tant à la seule amitié.»
Blessée de l'impertinence, je répondis avec aigreur. «Tenez, reprit la vilaine femme, les cadeaux aplanissent bien toutes les routes. Si vous n'êtes pas la maîtresse d'Hervas, c'est qu'il a d'autres vues sur vous en vous prodiguant d'aussi fastueux présens. Si j'avais voulu, j'avais beau jeu avec lui, moi qui suis intime avec Rapp. Il ne s'agissait de rien moins que de 50,000 francs.
«—Et vous avez refusé, madame! Il vous demandait donc l'impossible?
«—Je ne puis dire ces choses-là; mais ce que je puis déclarer, c'est que, sans aimer ni Pierre ni Paul, on n'aime pas à être mêlé à de pareilles affaires.»
Ma curiosité commençait à être vivement excitée; je brûlais de savoir autant qu'on brûlait de m'instruire, mais la vengeance, l'envie et la sottise n'ont jamais rien inventé de plus noir que l'action que cette femme allait m'avouer.
«Hervas, me dit-elle enfin, est un ennemi du premier consul; son séjour à Paris n'a pas d'autre but que le projet d'un empoisonnement contre sa personne.
«—Vous êtes folle avec vos idées, et dangereuse avec vos confidences; daignez, je vous prie, me les épargner.
«—Oh, mon Dieu! vous le prenez bien mal. Il n'en est pas moins vrai qu'on m'a proposé les 50,000 fr. pour m'introduire…»
Malgré moi, je devenais pensive, et l'inexplicable inquiétude qui se peignait dans mes traits donna à madame Arthur le courage et le plaisir de continuer.
«On avait, ajouta-t-elle, pensé à des pastilles, mais le consul est méfiant.
«—Écoutez, madame, vous ne sentez pas tout ce que vous dites; mais moi, qui vous connais, je lis le mensonge dans votre refus.
«—Comment! vous me croyez capable d'un crime pour 50,000 fr.?»
Un oui était sur mes lèvres, quand Adélaïde arrêta cette rude réponse, en annonçant une visite. Madame Arthur me quitta.
Je vis Hervas le soir même. J'avoue qu'en l'abordant, l'imagination, toute pleine encore de ce que je ne croyais pas, mais de ce qui m'effrayait cependant, je fus gênée avec lui et réservée. Il m'en fit la guerre, et son air inspirait tellement la franchise et la gaieté, que je ne pus accorder les ombres d'un complot avec de pareils dehors, et que, revenue moi-même à mon humeur, je ne crus pas même devoir l'étourdir des calomnies d'une mégère.
Je me gardai bien encore d'en parler à Regnaud; je connaissais sa susceptibilité en matière politique. Aussi quelle fut ma surprise de le voir, huit ou dix jours après cette scène, arriver chez moi, à une heure du matin, me demandant, sans préambule et presque du ton d'un juge, quelles étaient mes relations avec Hervas. Il était pâle, agité… Son air, ses interrogations brusques et inquiètes me donnèrent presque la terreur d'une épouvantable vérité.
«Il serait donc vrai, s'écria-t-il; vous saviez et vous ne m'instruisiez pas. Se peut-il? et si on l'eût assassiné, qu'auriez-vous eu à répondre?»
L'exclamation me parut si inconvenante et si exagérée, que je pris, comme malgré moi, le ton de la légèreté et de l'ironie. «Devais-je le garder. Votre consul ne vaut pas tout le bruit que vous faites. Est-il mort? oui ou non.
«—Comment, Saint-Elme!… mais vous me faites frémir.
«—Rassurez-vous; la vie m'est trop chère pour que je voulusse risquer ma blanche peau pour la cruelle fantaisie de rendre un peu plus sépulcral le teint de votre consul. Je ne suis pas assez ambitieuse pour m'élever jusqu'au forfait politique. La lâcheté me révolta toujours, et dans tous les cas, dans toutes les opinions, pour tous les partis, l'assassinat me semble abominable, sans résultat et sans excuse.
«—Oh, mon amie! je vous reconnais. Votre langage me rassure. Tenez, jugez de mon trouble; voilà ce qu'on m'écrit:
«L'intérêt qu'on prend à madame Saint-Elme décide l'anonyme à vous instruire des dangers où elle s'expose par sa liaison intime avec un étranger très suspect et ennemi juré du consul. On a averti cette dame, et l'on s'attendait qu'elle aurait, par prudence, cessé de voir la personne; loin de là, on voit que l'intimité augmente. Se pourrait-il qu'elle fût gagnée! L'estime qu'on a pour vous, monsieur, détermine à cet avis. Soyez sur vos gardes.»
«Oh! l'abominable femme que cette Arthur! m'écriai-je en posant le billet sur la cheminée.
«—Mais, que vous a-t-elle dit?
«—Des mensonges, des absurdités.» Et je les lui contai toutes.
À cette époque, tout ce qui approchait Bonaparte poussait le dévouement jusqu'au fanatisme. Le soupçon était un devoir, la délation une vertu. Par suite de cette religion politique, Regnaud s'oublia au point de m'ordonner de faire ma déclaration, et de me défendre de prévenir Hervas, appelant bientôt mes refus de la complicité.
«—Ma complicité est tout simplement du bon sens. Est-il possible qu'un homme d'honneur, riche, heureux, indépendant de votre gouvernement, étranger à ses intérêts, veuille échanger les douceurs de l'opulence contre les plaisirs d'une conspiration?
«—Oh, mais, Saint-Elme, comme vous le défendez!
«—Et vous avec quelle leste facilité vous faites des complots et des coupables. Votre consul vous tourne la tête.
«—Je sais bien que vous ne l'aimez pas.
«—Mais, quels que soient mes sentimens, en tirerez-vous la conséquence d'un crime?
«—Pourquoi ne m'avoir pas confié les propos de cette dame Arthur?
«—Belle question! parce que je les traitais ce qu'elles valent, et que je sais qu'une ombre suffit pour éveiller des soupçons chez les gouvernans, et entourer d'inquiétudes ceux qui, à tort même, leur sont signalés; parce que j'ai voulu vous sauver des travers du zèle et des excès du dévouement, et un galant homme des tracas de la haute politique.
«—Saint-Elme, si vous avez la moindre amitié pour moi, vous allez m'accompagner chez Fouché.
«—Pourquoi? pour déclarer que vous perdez la tête?
«—On ne badine pas en pareille matière. Votre devoir est de déclarer les propos qu'on vous a tenus, sinon par attachement au consul, au moins à cause de celui que je lui porte et que vous avez pour moi.
«—C'est-à-dire que, parce que je vous sais dévoué au consul, mon devoir serait d'être infidèle à un ami qui aurait, avec la volonté de conspirer, la maladresse de m'en instruire?
«—Nul doute.
«Monsieur, croyez que si j'avais su que la dénonciation fût une des conditions de l'amitié, j'aurais fui une intimité qui commande de tels sacrifices.
«—Dieux! quelle tête, quand elle ne veut pas comprendre!
«—Je comprends tout, et voilà pourquoi je ne veux rien faire. Je vous répète qu'Hervas ne m'a rien dit, pas plus qu'à cette furie qui a tout inventé. Mais, lors même qu'il m'eût confié le dessein de faire sauter le Luxembourg avec tous ses locataires politiques, j'aurais fait en sorte que vous ne fussiez pas victime du complot; mais certes je ne vous en eusse pas fait le confident. Vous voulez me conduire à la police pour une dénonciation; j'aimerais mieux y être traînée pour un crime.
«—Saint-Elme, tenez-vous à mon amitié?
«—Il y a deux ans, elle me paraissait on ne peut plus précieuse.
«—Promettez-moi du moins de ne plus revoir Hervas, et de ne pas lui écrire; car, sans doute, vous étiez en correspondance: et sur quoi!
«—Mais il me trouvait charmante, et il osait me le dire, et j'osais lui répondre qu'il était fort poli.
«—Adieu, je vous quitte, mais il pourrait arriver que vous me vissiez encore ce soir.
«—Je vous préviens que vous resterez à la porte, à moins que vous ne soyez accompagné d'une de ces aimables formules: De par la loi. J'ai mal à la tête, et si mauvaise que vous la jugiez, je veux la soigner; car vous m'avez fatigué l'esprit, et j'ai besoin de sommeil.»
Il partit, et mon domestique entendit qu'il donnait l'ordre de le conduire chez le ministre de la police. Je m'endormis fort tard et avec peine, le coeur tout bouleversé de cette pénible soirée. Lorsque je m'éveillai, on m'annonça que Regnaud s'était déjà présenté deux fois pour voir si j'étais levée. On me parlait de lui quand il entra.
«Je viens vous chercher. Le ministre de la police prend les choses au sérieux. Venez tout lui dire. C'est le plus court pour vous, et même le plus sûr pour Hervas.»
Je m'enveloppai d'un schall et d'un voile, et je me décidai sans proférer une parole. La cour de l'hôtel était remplie de gendarmes. Regnaud me donna la main. Je ne saurais dire tout ce que j'éprouvais, mais cela tenait de l'épouvante, car le ministre me parlait déjà que je ne l'entendais pas encore. J'étais si émue, que je restais debout, malgré l'invitation fort polie qu'on m'avait faite de prendre place, et qu'on fut contraint de me renouveler.
«C'est une affaire fort étrange, me dit Fouché, que celle dont M. Regnaud m'a fait part; voudriez-vous, madame, m'en déduire les plus minutieuses circonstances? Ne craignez rien.»
Je vis de suite qu'on cherchait une accusation, et qu'on n'épargnait rien pour la trouver, et pour me faire dire que c'était positivement à moi qu'Hervas avait confié son projet.
«—Ce projet est une fable, une atroce calomnie. Je vois Hervas depuis six mois. Jamais le nom du premier consul n'a été sur ses lèvres. Il ne s'en occupe pas plus que moi.
«—Vous connaissez le consul depuis votre liaison avec Moreau?
«—Non, car il était en Égypte. Je ne pense en vérité à Bonaparte que quand j'en entends parler.
«—C'est par sympathie avec Moreau?
«—La sympathie qui me liait à ce grand homme, citoyen ministre, avait une source plus douce que les opinions politiques.»
Puis Fouché revenant à Hervas: «Vous savez pourtant qu'il a tenu le propos en question?
«—Je suis sûre que c'est une calomnie.
«—Mai si Hervas ne vous a pas confié son projet, il a chargé madame
Arthur de vous le communiquer?
«—En un mot comme en mille, Hervas ne m'a rien dit, il n'a rien dit à cette femme.»
Ici la sévère physionomie de Fouché s'enlaidit encore, et j'en reçus une telle atteinte, que je me voyais déjà entourée de tous les réseaux de cette terrible police, qui, bon gré mal gré, voulait une proie. Quelques momens je sus contraindre tout ce que j'éprouvais, et me donner même un air de sincérité et d'insouciance qui trompa les regards si exercés de l'argus.
Mais Fouché avait dans la physionomie quelque chose d'invincible. On ne pouvait le pénétrer, il vous pénétrait toujours. Je l'ai plusieurs fois rencontré, et dans l'intimité comme dans la représentation, il conservait le même empire. Je l'ai vu à La Haye, lors de sa courte ambassade; je l'ai vu à Florence auprès de la princesse Élisa. Dans la faveur comme dans la disgrâce, son impassibilité terrible ne se démentait jamais.
Qu'on juge de ce que pouvait produire, sur moi une première entrevue! «Songez, ajouta bientôt Fouché, en se rapprochant de moi avec une confiance toute caressante, qu'il y va d'un grand intérêt. Votre obstination peut vous perdre, sans sauver votre instigateur.
«—Mais il n'y a pas plus d'instigateur que de crime!
«—Votre coeur s'exalte par le danger. Vous n'auriez pas tant de chaleur s'il était innocent. Encore une fois, que votre esprit vous serve du moins à vous sauver de la duperie de l'héroïsme.
«Il est prouvé qu'Hervas a tenu le propos: il faut choisir entre une récompense sûre et une punition inévitable et terrible.
«Vous faites, monsieur, à la délation des voies bien larges; mais vos récompenses sont des opprobres. Il y a des choses toutes simples que ne veut jamais croire la finesse des politiques; elles leur éviteraient pourtant des frais et des fautes. Je vous répète qu'il est impossible qu'Hervas ait voulu jouer une brillante fortune contre un dangereux complot. Si l'idée eût pu lui en venir, il m'eût plutôt choisie pour confidente, moi, pour qui vous supposez qu'il éprouve une prédilection si marquée, qu'une femme sans esprit, sans considération, avec laquelle il n'a pu avoir qu'un de ces courts rapports de plaisir dont un homme délicat rougit bientôt. Ce n'est point à de pareilles femmes que l'on confie sa vie et son honneur.
«—Votre défense choquante m'éclaire: je vois que vous aimez Hervas: au nom de cet attachement, avouez tout; ma propre indulgence est à ce prix.
«—Votre protection, votre indulgence, je les repousse; je respecte le gouvernement, mais je ne le crains ni ne l'implore. Je suis innocente, Hervas est innocent; je suis en votre pouvoir, faites de moi ce que vous voudrez.
«—Nous allons vous garder jusqu'à plus ample informé.
«—Appelleriez-vous cela de la justice?
«—Si ce n'est justice, c'est prudence; et les gouvernemens n'en sauraient trop avoir.»
Ici un jeune homme entra, et remit un papier au ministre au sombre visage. «Je suis fâché, dit-il, d'user de rigueur envers vous; mais madame Arthur vous accuse; elle déclare ne s'être adressée à vous que par la confiance que lui inspirait votre amitié avec une personne dévouée comme Regnaud au consul.
«—Ah! vous voilà donc convaincu que ce n'est pas à moi que la prétendue confidence a été faite?
«—Si peu, qu'Hervas est arrêté, que ses papiers sont saisis, et les vôtres aussi.
«—Si vous n'avez pas la cruelle satisfaction de trouver dans les miens des listes de conspirations, vous y rencontrerez des pièces plus pacifiques qui pourront servir de modèles à une instruction plus amusante.»
Fouché me regardait parler, et l'étude de ma physionomie l'occupait bien plus que mes paroles. Il ne m'en dit plus qu'une dernière: «Entrez dans ce cabinet,» et il ferma lui-même la porte sur moi. Je me trouvai ainsi provisoirement en prison dans un fort joli cabinet. Des livres étaient épars çà et là. J'ouvris un volume, et je tombai sur des vers latins, qui traitaient, je crois, de la vie rustique. Malgré tout ce que je ressentais d'angoisses, j'avoue que je ne pus m'empêcher de remarquer le contraste des goûts de l'homme privé et de l'homme d'état, l'alliance de la poésie bucolique avec la police. Cette distraction, toute piquante qu'elle fût, n'était pas suffisante pour me faire oublier mon état. L'inquiétude et l'attente le rendaient affreux. J'étais si absorbée, que je n'entendis pas ouvrir la porte, et il fallut que Regnaud, entré avec le ministre, me tirât de mon accablement.
«Pourquoi donc cet air désolé et coupable? me dirent ces messieurs; on sait que vous n'avez dit que la vérité; tout est éclairci.
«—C'est fort heureux. En attendant, voilà une journée bien agréable.» Là-dessus le ministre nous congédia avec force excuses et politesses, et même avec sourire.
Montée en voiture, je ne pus m'empêcher d'exprimer à Regnaud avec une franchise un peu dure, qu'il était fort désobligeant d'avoir des amis si fanatiquement dévoués à la chose publique.
CHAPITRE LXVIII.
Une bonne mère.—Nouvel engagement dramatique.—Regnaud de
Saint-Jean-d'Angely.—Retour de D. L***.—Départ pour Lyon et
Marseille.—La chaîne des galériens.
J'avais cessé de m'occuper de la triste affaire qui m'avait révélé tout l'odieux de la police, quand mon souvenir y fut ramené par un bien triste événement. Adélaïde entra un matin tout effarée, en me disant: «Madame Arthur est morte hier d'une colique d'entrailles.»
«Quoi! empoisonnée?
«—Non, madame; des suites d'une imprudence. On est venu déjà plusieurs fois vous demander; et voilà en ce moment la mère qui veut absolument vous entretenir.
«—Faites entrer.»
J'avoue que la fille m'était bien odieuse; mais ce souvenir de remords qui, mourante, l'avait reportée vers moi, me réconciliait presque avec elle. Sa mort avait été terrible; mon nom avait été mêlé à ses derniers soupirs; elle m'avait appelée à son secours dans ses tourmens affreux. Mon coeur ne se ferma point au récit d'une pareille agonie fait par une mère. Cette vieille femme, sans éducation, d'une tournure et d'une mise communes, ne m'en inspira que plus de pitié. «Ah! ma chère dame, me disait-elle, je n'ai point partagé l'aisance de ma fille. J'étais pauvre; je ne la voyais pas, mais je suis accourue à son lit de malade. Elle avait besoin de votre pardon pour mieux mourir; madame je le lui ai promis, et je viens vous le demander. Permettez que je fasse dire une messe pour elle en votre nom.» Je lui remis de l'argent pour plusieurs, et la bonne vieille me quitta en me bénissant.
Mon triste début au Théâtre-Français, tout infructueux qu'il eût été, avait cependant donné quelque bonne opinion de moi à quelques directeurs de province. Leurs propositions m'humilièrent d'abord. Je me trouvais déchue; mais, désenchantée déjà, et sur mon indépendance, et sur l'amitié de Regnaud, et sur les plaisirs de Paris, je me décidai à une séparation courageuse, et je contractai un engagement avec un sieur Beaussier, à cette époque directeur du grand théâtre de Marseille. Regnaud, qui s'y était d'abord opposé, me voyant résolue, me donna des lettres pour M. de Permon, commissaire général de police, et Thibaudeau, préfet.
Au moment où j'emballais ses conseils et mes papiers, on vint m'apporter un billet qui m'annonçait l'arrivée de D. L***. Les conseils de Regnaud sur le compte de cet homme, mes soupçons, que dis-je! mes expériences, tout céda devant le besoin des confidences pour un coeur malade. Au bout d'une heure il était chez moi; il réveillait les espérances d'une grande passion, et cette entrevue me rejetant loin de mes projets, je ne sentis plus que les délires de mon amour pour Ney.
Je partis néanmoins. Je ne saurais exprimer tout ce qui me vint d'idées tristes, de ressouvenirs amers, de regrets cuisans, quand je revis Lyon, où quelques années plus tôt j'avais, sous un grand nom, recueilli tous les plaisirs de la considération et de l'opulence. Rien n'égale en amertume ces positions où deux époques différentes de la vie viennent, en quelque sorte, se mettre en face, où quelque chose d'extraordinaire vous force de vous souvenir, pour vous contraindre presque à ne plus espérer.
Pour chasser un peu ces noires idées, inspirées par le pénible sentiment de mon état et de mon isolement, je me décidai, en quittant Lyon, à descendre en bateau le Rhône jusqu'à Avignon. Une scène terrible me fut presque une consolation, et l'aspect d'un danger un oubli de mes chagrins. Nous faillîmes être engloutis, et je fus assez heureuse pour sauver de la mort une jeune fille charmante que le courant allait entraîner. Mon ame reprit quelque force et quelque orgueil après cette action, qui me valut les bénédictions de tous les voyageurs, et même l'accolade rude, mais sincère, du rustique batelier. L'image de Ney m'était comme apparue dans le critique moment; je me sentais fière de m'élever jusqu'à lui par ce courage, et je me trouvais récompensée par le seul espoir de lui écrire que j'avais traité la mort à sa manière, et que je n'étais point indigne de l'homme le plus brave.
Le reste de la route devint un enchantement. L'intimité était parmi les voyageurs, la folie circulait à la ronde, et, comme elle était aimable et décente, des femmes la partageaient avec cette nuance de délicatesse qui la double en l'épurant.
La diligence où nous étions montés roulait donc au milieu des joyeux propos, quand une de nos dames, mettant à la portière sa jolie tête, la retira soudain avec un cri d'horreur et d'effroi. Elle venait d'apercevoir la chaîne des forçats, qu'une escorte de gendarmerie conduisait au bagne de Toulon.
Quelle plume il faudrait pour le tableau de ces dernières misères de l'humanité! mais à côté, quelle scène touchante que celle de cette pitié soudaine et sublime, éprouvée par des femmes auxquelles la vertu fit supporter le dégoût pour soulager le crime, peut-être trop puni. Un de nos compagnons de voyage fit observer qu'il y avait dans cette horde garottée sans doute de bien grands coupables. «Oh! m'écriai-je, ne voyons que la misère, et non les actions qui l'ont méritée.» Aussitôt les bourses furent tirées; mais la voiture allait plus vite que notre pitié. «Peut-être, disait la petite dame, nous maudissent-ils pour n'avoir rien jeté au bonnet quêteur.
«—Jeter un secours me paraît humiliant même pour des galériens, m'écriai-je; il faut encore supposer un reste de délicatesse à ceux que l'on soulage. L'aumône se donne et ne se jette pas.»
Nous avions les devans sur la troupe; arrivés au relais, tout le monde descendit, et nous voilà tous refaisant à pied la route que nous avions déjà faite; enfin nous nous trouvâmes en face des malheureux. Ils étaient couchés et assis le long du chemin, couverts de poussière, accablés de fatigue, s'entr'aidant à soutenir le fardeau de leurs chaînes, accouplés comme des bêtes de somme, et convoitant, d'un oeil hideusement avide, la cruche d'eau et le pain destinés à leur avare nourriture.
Je ne sus d'abord que pleurer et frémir à l'aspect de tant de misères; mais bientôt, l'humanité secondant notre courage: «Monsieur le gendarme, dis-je au conducteur de la troupe, permettez-nous de répartir, entre ces infortunés confiés à votre garde, le produit d'une collecte!»
Un cri de joie s'élève dans les airs à ce mot entendu de tous, et mêlé d'un bruit de chaînes effroyable. Les gendarmes firent un cercle autour de la troupe haletante. Puis, nous autres femmes parcourûmes les rangs, distribuant des vivres et de l'argent, parlant à quelques uns des condamnés. Hélas! j'eus là l'occasion de reconnaître qu'il faut bien moins d'or pour combler d'immenses infortunes, que pour assouvir d'inutiles et frivoles caprices. Soixante-seize malheureux furent consolés pour la modique somme de 120 francs. Quelle futilité ne coûte pas plus cher!
Au milieu de nos voyageuses, l'une me parut ajouter encore en cachette à chacun de nos dons. Plus tard je reçus la confidence d'une pareille générosité. La diligence se remit en chemin aux bruyantes acclamations de la reconnaissance des condamnés, et même aux applaudissemens des gendarmes commis à leur garde et attendris.
Au premier relais, la jeune dame dont j'avais remarqué la tendre bienfaisance me prit à part, et me dit: «C'est un ami qu'en vous j'ai rencontré, c'est un frère. Mon coeur a deviné le vôtre; soyons de moitié dans les frais et le bonheur d'une bonne action. Ce galérien, ce malheureux à qui vous m'avez vu plus particulièrement parler, m'a glissé dans la main l'écrit que voici:
«Je suis coupable, mais encore plus malheureux. Je trace ces lignes dans l'espoir que je rencontrerai quelque regard de commisération, quelque accent de pitié dans un coeur généreux.
«Je suis fils unique de la veuve…, de la ville de… Arrivé seul à Paris, je crus à l'amitié, et par elle et pour elle je fus entraîné au crime. Qui que vous soyez, ayez pitié de ma mère; elle a su ma condamnation; mais trompée sur le jour d'un épouvantable départ, elle ne sera à Paris que dix jours après; elle y sera sans ressources. Qui que vous soyez, pensez à cette mère. Mais puissiez-vous être une femme au doux regard, à la voix compatissante! Alors ma mère sera secourue, on l'aidera même à venir dans des lieux de souffrance consoler son coupable et malheureux fils, avant qu'il ne meure du supplice de toutes ses peines.
«LOUIS-ÉDOUARD.»
«Je reste ici, dis-je à la jeune dame; j'y attendrai la chaîne. À son passage, je parlerai au brigadier. Une lettre partira à l'instant même pour la mère du malheureux, avec l'argent nécessaire à son voyage.» À ces mots, la jeune dame tomba dans mes bras. «Je ne puis attendre, une affaire m'appelle à Toulon; mais voici mon adresse, nous nous écrirons, nous nous reverrons.»
CHAPITRE LXIX.
Arrivée à Marseille.—Mademoiselle Rousselois.—Engagement à
Draguignan.—M. Fauchet, préfet.
Comme je suis la femme aux aventures, je n'arrivai d'Aix à Marseille qu'après une foule d'incidens, qui, dépourvus d'intérêt pour un lecteur, n'en forment pas moins les épisodes terribles d'un voyage. Je suis à Marseille, j'oublie et je tais tous ces détails. Je devais, avec quelques compagnons de voyage, aller le lendemain de mon arrivée voir le château d'If; la partie fut remise, parce que le directeur désira fixer au plus vite mes représentations. Cette course n'eut lieu que plus tard, et l'on dirait que la fortune se plut à l'ajourner, pour que je fusse témoin d'un grand deuil militaire, de l'envoi du cercueil de plomb qui contenait les restes de l'infortuné Kléber, envoyés des sables de l'Égypte vers le sol plus hospitalier de la patrie.
Je pris de suite mes petits arrangemens domestiques dans l'hôtel où j'étais descendue. Le choix d'un fort bel appartement, les conditions de ma table, l'engagement d'une femme de chambre, tout cela fut l'affaire d'un instant, car l'hôtesse était accommodante, et presque désintéressée, malgré son état.
J'allai voir M. de Permon, qui me fit le plus aimable et le plus galant accueil; les jours de mes représentations furent fixés. Elles furent heureuses, grâce aux bienveillans conseils de la célèbre chanteuse Rousselois, qui avait le sentiment du vrai beau et de la dignité tragique; bonne et excellente amie qui me valut des succès, qui me donna des preuves du désintéressement le plus rare, celui de l'amour-propre. Ses conseils allaient plus loin que le théâtre. Elle me disait quelquefois: Et l'avenir, y pensez-vous? et notre état, qui ne donne pas la fortune, exige encore dans sa liberté quelques soins de réputation. «Là-dessus elle me reprochait mes courses, mes apparitions continuelles au cours, aux promenades. Toutes les fois qu'elle me parlait, j'étais de son avis; mais comment résister aux invitations? comment surtout résister à mon caractère?
Une lettre que je reçus de D. L***, et surtout le séjour déjà assez long que j'avais fait à Marseille, précipitèrent le dessein d'une tournée, à laquelle d'ailleurs me condamnait le retour d'une actrice fort en crédit dans mon emploi, madame Mylord, femme d'un talent bien réel; car la beauté n'était point un de ses prestiges dramatiques, et, selon moi, le talent laid est un double talent. Comme mademoiselle Rousselois, loin de s'opposer à mes succès, elle y travailla, et c'est à leur goût délicat et cultivé que je dus la manière brillante dont je m'acquittai toujours des rôles d'Aménaïde, d'Héloïse, de Sémiramis et de Gabrielle de Vergy.
Mon séjour à Marseille fit encore assez de bruit pour m'attirer l'attention du directeur de Nice, M. Collet; de celui de Toulon, M. Renaud, et encore de celui de Draguignan, M. Béranchu. Je reçus des propositions fort belles pour des propositions de province; mais le directeur de Draguignan étant venu en personne me vanter les agrémens de sa résidence, en l'accompagnant de flatteries adroites, je lui donnai la préférence. Il me fit beaucoup valoir la protection du préfet, accordée à son établissement. C'était M. Fauchet, amateur distingué de l'art dramatique et des lettres, et j'avoue que le désir de le connaître eut quelque part à ma détermination. Me voilà donc au bout de deux jours, en véritable chevalier errant, sur la grande route de Marseille à Toulon, et de Toulon à Draguignan. En vérité, j'étais une reine fort plaisante.
Mon directeur arriva presque aussitôt que moi à l'auberge où j'étais descendue avec deux cavaliers qui m'avaient accompagnée. On dîna, et le directeur se mit en belle humeur. Il avait été acteur d'un théâtre des boulevards de Paris, était resté fort bel homme et très disposé à raconter ses bonnes fortunes. Il se donna le large plaisir de la narration; mais, plaçant la morale à la fin de son récit, il nous dit que tout cela avait fini par le mariage, absolument comme au théâtre. Étant passés dans une salle voisine pour prendre le café, je devins tout à coup l'objet des attentions d'un officier de gendarmerie, genre d'hommage qui ne laissa pas de me donner de l'inquiétude. Elle fut à son comble, quand ce très peu galant personnage vint sans trop de façon se placer à notre table. La conversation devint pourtant générale, et l'officier, comme de raison, parla guerre et campagnes. Le nom de Valmy lui échappa. Cela fut pour moi comme une commotion électrique.
«Vous y étiez, lui dis-je, monsieur l'officier?
«—À dix pas de vous, madame, lorsqu'on emporta le brave Drouot du champ de bataille.»
Tout le monde s'écria: «Comment! est-il possible! vous y étiez, vous vous battiez?
«Je l'ai vue, disait Jarlot, donner une gourde et son mouchoir à un sous-lieutenant blessé d'un coup de feu, qu'elle n'avait pas l'air de craindre. Oui, madame, c'est bien vous; on n'oublie pas plus le courage que la beauté.
«—Les souvenirs que vous me rappelez me donnent quelque orgueil, quoique ce ne soit pas de la gloire. Le hasard seul me rendit témoin des brillans faits d'armes de cette journée, j'en suis heureuse; mais, comme déjà les idées ont changé, veuillez bien me garder le secret d'une distinction militaire qui pourrait bien n'être plus de mode, et m'exposer ici à tous les embarras d'une insupportable curiosité. L'héroïne pourrait faire tort à l'actrice. Ainsi, M. Jarlot, du silence: «voulez-vous à ce prix mon amitié?» Il porta la main sur son coeur, et je reçus une parole de brave, une de ces paroles auxquelles on est fidèle. Le pauvre homme, malgré sa religieuse discrétion, me suivait partout, ne manquant pas une de mes représentations, et ne supportant pas qu'on m'admirât à demi. J'aurai à parler des imprudens éclats de cette admiration, qui était excessive, même pour une ville comme Draguignan; mais je dois m'occuper, par droit de préséance, de celle d'un préfet, partisan beaucoup plus sérieux qu'un lieutenant de gendarmerie.
Je débutai par le rôle d'Héloïse. Mon costume était fort simple, et tout-à-fait en harmonie avec la troupe. Il n'y a pas, je crois, trop d'orgueil à dire qu'au milieu d'elle on me trouva du talent. Qu'on songe que je parle de la tragédie dans le département du Var. Applaudie à presque tous les passages importans, je distinguai avec plaisir l'approbation du préfet au milieu de l'approbation générale, et je jouis de tous le bonheur d'un succès qui du moins était sans intrigue. M. Fauchet sortit de sa loge par le théâtre, et me dit, en passant, les choses les plus flatteuses.
M. Fauchet était un homme d'excellentes manières, d'un extérieur fort agréable, paraissant, au premier abord, sentir un peu ses avantages, mais au fond n'ayant point la fatuité dont il portait le masque. Je passai trois mois à Draguignan, partageant mon temps entre l'étude, la promenade, et quelques correspondances avec mes amis. Un jour, en revenant de la répétition, je trouvai chez moi M. Cabre, secrétaire de M. Fauchet, qui m'invita à dîner de sa part à la campagne. Nous ne fûmes que quatre, et moi seule femme de la réunion. Elle n'en fut pas moins charmante. On ne peut se faire d'idée du charme et du bonheur de rencontrer loin de la capitale ces plaisirs délicats de l'esprit; de parler, à deux cents lieues de Paris, théâtre, auteurs, littérature. M. Fauchet, dont l'esprit avait de la culture et de l'agrément, descendait avec quelque peine de la dignité administrative, mais cette réserve même donnait du prix à ses réflexions, et une certaine coquetterie d'homme à son abandon. Son regard fin et pénétrant ajoutait quelque chose de très piquant à tout ce qu'il disait de sensé et d'aimable, et il n'était pas jusqu'à la pâleur de son teint qui ne répandît sur sa belle figure cette sorte d'intérêt qui naît toujours de la trace des passions où des souffrances. On récita force vers, force tirades tragiques, mais tout cela entremêlé d'anecdotes et de propos d'une gaieté pleine de goût et de décence.
Le bon ton et le décorum semblaient les prétentions de M. Fauchet, mais il les soutenait sans raideur; je trouvai en lui un protecteur, un ami même, et j'aime à me persuader que, quoique éloignée de son souvenir par de méchans rapports, il n'apprendra pas sans plaisir que celle à qui il reconnut de la bonté, de l'instruction, de la facilité à causer et de la grâce à écrire, ne se rappelle que sa première bienveillance, et nullement une inimitié justifiée, peut-être, par des inconséquences.
Cette soirée d'aimable intimité finit par un accident assez comique. On n'avait point de voitures pour revenir de la campagne, et nous fûmes pris par la pluie. Le secrétaire courut en aide-de-camp chercher des parapluies, mais la route se fit sans cet utile secours. M. Fauchet me couvrit d'abord de son manteau, puis, dans les endroits les plus périlleux, me porta sur ses épaules, sautant les ruisseaux avec un héroïsme de galanterie toute française; car notez bien que le premier magistrat du département était en escarpins et en bas de soie blancs. Arrivés à la ville, nous nous séparâmes après avoir beaucoup ri de l'aventure, pour éviter que les bienveillans propos du chef-lieu ne la jugeassent avec plus de malice que de gaieté. «À revoir, m'écriai-je en quittant M. Fauchet, à un plus beau temps!» Je ne savais pas si bien dire; car je le revis, en effet, mais seulement en de plus doux climats, au comble de la faveur et des dignités de l'empire, rapproché encore de l'ex-actrice de Draguignan, qui avait aussi acquis une position brillante dans cette heureuse ville de Florence, sous les auspices d'une femme digne, par ses vertus et ses rares qualités, d'un trône qu'elle a su tour à tour occuper et quitter avec grandeur[1].
Mon départ de Draguignan ne tarda pas à avoir lieu. Une lettre de ma cousine m'apprit la mort de mon mari; et cette fatale nouvelle d'un trépas si inattendu ( Van-M*** n'avait que trente-un ans) me jeta dans un tel chagrin, que ma tendresse ou plutôt mes remords sentaient l'impérieux besoin de la distraction et presque de la fuite.
CHAPITRE LXX.
Départ de Draguignan.—Mademoiselle Félix.—Une troupe de comédiens.—Un bourreau sentimental.
Je restai quelques jours encore à Draguignan, combattue par le besoin de me distraire, et cette impossibilité de mouvement, suite des grandes douleurs. Enfin je m'éloignai, et dès que j'en eus la force j'en éprouvai un bien sensible. Car jamais la variété des objets, jamais la nouveauté de l'existence, ne manquent leur effet sur mon imagination. C'est elle qui me tourmente, mais c'est elle qui me console; elle serait par trop cruelle si elle n'était pas mobile. En arrivant à Aix, j'avais déjà ressenti l'heureuse puissance des voyages, et une rencontre vint ajouter aux distractions qui m'étaient nécessaires. Dans l'hôtel même où j'étais descendue, je crus reconnaître une femme charmante qui avait été l'un des ornemens de nos réunions chez Moreau et Regnaud de Saint-Jean-d'Angely. Elle avait l'air moins heureux, mais non moins aimable, et j'avoue que l'idée de pouvoir lui être utile me fit brusquer la reconnaissance.
«Quoi! lui dis-je avec vivacité, c'est vous, Félix! Que faites-vous ici?
Où allez-vous? Voulez-vous venir avec moi? je vais à Paris.
«—Hélas! ma chère amie, puisque vous voulez bien me traiter comme telle, je vous annoncerai que nous ne pouvons bouger d'ici, et pour cause. Nous sommes en gage, moi et ma troupe, car je suis actrice, jusqu'à l'envoi de l'argent que doit nous transmettre le directeur de Digne.
«—Eh bien! que faudrait-il pour donner la liberté à des artistes de mérite?
«—Voici là notre régisseur, M. Mairet, qui vous dira au juste nos besoins financiers.»
En effet, M. Mairet, jeune homme de fort bonnes manières, m'exposa avec une franchise philosophique les besoins du présent et les espérances de l'avenir. Le déficit, la nécessité, étaient de 700 fr.; je les lui prêtai avec un abandon qui l'enhardit à me proposer autre chose. «Venez avec nous, dit-il, sans engagement; nous et jouons tragédies et vaudevilles, comédies et mélodrames, grands opéras, voire même pantomimes à combats.
«—J'y consens.»
Félix me sauta au cou. Mairet disait mille folies: le premier rôle se frottait les mains à l'idée de jouer le grand répertoire; sa femme, qui tenait aussi les grands rôles, grande et froide personne de trente ans, s'échauffa par extraordinaire. J'invitai tout le monde à dîner. Mairet se chargea de la surveillance de mes malles, prétendant avec gaieté qu'elles valaient le matériel de toute la troupe. J'annonçai aux dames que ma toilette serait à leur disposition, et à l'instant même je leur proposai d'en user, pour se rajuster un peu. Je ne m'excuse pas: on l'a vu déjà assez dans ces mémoires; mais il me semble que cette facilité de caractère, qui m'a entraînée dans quelques égaremens, peut être cependant une condition de bonheur. Dans mes plus grandes peines, je me suis surprise, voyant encore un bon côté aux plus tristes événemens, et oubliant tous mes chagrins personnels à la seule espérance d'alléger ceux des autres.
Après tous les éclats d'une folle gaieté, je crus apercevoir parmi la troupe un certain air de gêne, quelques chuchotemens dont je demandai l'explication. Alors Mairet, d'un ton comiquement sérieux, prit la parole: «Madame n'ignore pas, sans doute, que les anciens se servaient de chars pour voyager?
«—Eh bien?
«—Eh bien! nous voulons suivre leur exemple dans un pays plein de leurs monumens.
«—C'est-à-dire que vous voulez aller à Digne en charrette?
«—Comme vous le devinez.
«—Et c'est cela que vous hésitiez à m'avouer? Mais cela complète la partie; nous ferons une répétition du Roman comique.»
Dans toutes les situations de ma vie, j'ai, comme je le disais tout à l'heure, toujours su prendre mon parti et m'accommoder gaiement aux nécessités. Je ne montrai donc aucun étonnement à l'aspect de nos phaëtons à deux roues. Notre voiture avait l'air d'une ambulance comique. C'était une charrette avec quelques cerceaux, revêtue d'un peu de toile ou à peu près. Onze personnes l'encombrèrent, car je veux bien ne pas compter dans la troupe la perruche de la soubrette, l'angora de l'ingénue, et le carlin du premier rôle. C'était en vérité une colonie à mourir de rire, et un voyage qui paraîtra très amusant à tous ceux qui ont le bon esprit de ne pas prendre la vie trop au sérieux. Enfin, entre une tirade de Sémiramis et un grand air de Barbe-Bleue, nous arrivâmes à peu près à bon port; car nous ne versâmes qu'une fois.
Nous voulûmes cependant ne point faire notre entrée en pareil équipage, et il fut résolu que nous coucherions dans une auberge d'un petit village des environs de Digne. Moi, Félix et Mairet, nous descendîmes même pour le gagner à pied, afin de jouir d'un site curieux et intéressant. Notre imagination se promenait avec délices sur les imposans spectacles de ce sol pittoresque, dont l'originalité native, un peu rude et un peu sauvage, contrastait avec de précieux restes de la civilisation romaine. En gravissant les bords escarpés d'un ravin, nous aperçûmes un couple qui excita vivement notre intérêt, par la rapidité et tantôt la lenteur mystérieuse de sa marche. Le jeune homme paraissait d'une beauté remarquable, et la jeune femme d'une douceur angélique. Je ne sais quoi de souffrant répandu sur ses traits l'embellissait encore. Nous nous sentions entraînés par un pouvoir magique, non pas à les épier, mais à savoir quelque chose d'une rencontre qui nous captivait.
En nous rapprochant, sans être aperçus, nous entendîmes le jeune homme parler avec émotion: «Ma chère Hélène, disait-il, ne me cache rien. Ne crains pas de m'inquiéter par l'aveu de tes douleurs; avoue, au contraire, pour que je souffre moins; songe à cet être invisible qui respire déjà près de ce coeur que tu m'as donné, près de ce coeur qui a changé en joies célestes l'enfer auquel m'avait condamné le sort. Je n'ai point choisi mon horrible destinée; tu sais, toi, que Charles n'est point un barbare…—Oui, Charles, tu es bon, tu es mon bon mari. Je souffre, mais embrasse-moi, cela me soulagera.» Puis le jeune homme la serra dans ses bras et l'emporta, laissant échapper des paroles de désespoir. La jeune femme à son tour le consolait. «Viens, Hélène, ajouta-t-il; l'air devient froid, et tu sais que nous avons encore des médicamens et de l'argent à porter à la pauvre Marguerite.»
Nous étions restés long-temps dans le silence. «Mon Dieu! me dit enfin
Félix, qu'est-ce là?
«—C'est un être malheureux!
«—Je pense comme vous, dit Mairet. Le pays est un peu suspect pourtant. C'est peut-être un chef de bande, à qui l'amour a rendu un peu de conscience.
«—Moi, je crois plus charitablement que c'est une tête exaltée. Vous avez entendu, d'ailleurs, qu'il parlait d'une pauvre femme, de secours à porter.»
Enfin nous raisonnions encore à perte de vue sur cette singulière rencontre, quand nous arrivâmes au gîte où nos camarades étaient déjà couchés, entre autres l'un d'eux légèrement blessé dans la chute que nous avions faite. La paysanne qui tenait l'auberge nous dit, en nous parlant de notre camarade: «Oh! si ce monsieur avait voulu, il ne souffrirait déjà plus; car le bourreau a passé ici il y a une heure, mon fils l'a vu; il le connaît bien par la peur qu'il en a. Nous l'aurions fait entrer dans la grange; il aurait appliqué au malade son baume de graisse de chrétien, et cela eût été fini.» Nous rîmes aux éclats, mais l'aubergiste parlait sérieusement. Elle nous racontait, pour nous convaincre, des cures merveilleuses du bourreau, vantant l'humanité de cet être singulier, qu'elle n'eût pas cependant voulu admettre dans sa chambre.
«Il y a donc eu quelque exécution ici, dit Mairet, puisque l'exécuteur des hautes oeuvres y a passé?
«—Non, monsieur, mais il se promène dans les montagnes avec sa femme.
«—Oh! m'écriai-je, c'est lui que nous avons vu, entendu… Certes, son amour doit être grand pour celle qui a pu entrer en partage de sa fatale destinée.
«—Lui, le bourreau! dit mademoiselle Félix; songez donc à la belle et noble figure de l'homme que nous avons rencontré; c'est impossible.
«—C'est vrai qu'il est beau, reprit l'aubergiste, mais surtout il est bon comme le bon pain qu'il donne aux pauvres.» Puis sa femme:—«C'est bien encore une grande charité qu'il a faite.
«—Vous verrez, s'écria Mairet, qu'il a fait un mariage par philantropie et comme acte de compensation.
«—Ne plaisantez pas! tout bourreau qu'il est, cet homme mérite quelque intérêt par la passion qu'il exprime pour sa pauvre compagne.
«—Pas si pauvre! ajouta l'aubergiste; il fait venir pour elle, de Marseille, de Paris, tout ce qu'elle peut envier. Elle l'était pauvre avant son mariage; mais à présent elle est aussi heureuse que la femme du percepteur, qui pourtant ne se refuse rien.
«—Quelle est donc, m'écriai-je impatiente de curiosité, cette femme qui a accepté le coeur du bourreau? Elle est jeune, jolie.
«—Oui, mais c'est toute sa dot.
«—Mais elle a l'air fort modeste.
«—Pour ça, c'est une honnête fille; mais… mais. C'était une fille abandonnée; enfin, puisque vous voulez le savoir, c'était une bâtarde.
«—Ah! laissons là, dit mademoiselle Félix, notre justicier sentimental. C'est bien assez pour en rêver cette nuit, plus que si j'avais lu un romand d'Anne Radcliff.»
Je laissai dire et plaisanter tout le monde, mais je suivis l'aubergiste, et la pris à part pour savoir encore quelque chose du personnage qui avait si vivement excité notre intérêt. J'appris que cet homme était arrivé depuis deux ans à Digne pour y exercer son état, qu'il vivait comme un sauvage, qu'on ne le rencontrait que dans les montagnes, que deux fois des chevriers l'avaient surpris évanoui au pied d'un torrent, qu'ils l'avaient vainement engagé à passer la nuit dans leur cahutte, qu'il s'était enfui malgré l'orage, en leur laissant une pièce d'or. Un jour, revenant tard, il avait trouvé assise et pleurant sur la route la jeune Hélène, enfant illégitime d'une pauvre fille de pâtre des environs du Puget, qui en mourant n'avait pu laisser au malheureux fruit de sa faiblesse que la mendicité. Le bourreau s'était arrêté à l'aspect d'Hélène mourant de froid et de faim, lui avait donné d'abord une large aumône, et la pauvre fille l'avait béni avec un accent si persuasif, qu'il s'était arrêté long-temps. Encouragée par cette pitié si douce dont elle entendait le son pour la première fois, Hélène avait supplié l'inconnu de la sauver tout-à-fait, de la prendre à son service, qu'elle travaillerait, qu'elle serait heureuse seulement en ne vivant point d'aumône. En fallait-il davantage sur l'ame de l'étranger pour lui inspirer l'idée d'en faire sa compagne, et d'échapper ainsi au supplice de son isolement? Mais comment dire qu'on est le bourreau!
L'étranger pria la jeune fille de revenir le lendemain à une heure fixe, et il marcha derrière elle vers la ville, en lui recommandant de ne pas se retourner, de ne pas parler de leur rencontre. La jeune fille fut exacte au rendez-vous avant le jour. Il lui parla sans détour, lui proposa de l'envoyer à Paris ou à Marseille se placer, ou bien de l'épouser s'il ne lui faisait pas trop d'horreur. À l'aveu de sa terrible profession, Hélène tomba évanouie dans ses bras. Hors de lui, aimant d'autant plus qu'il n'avait encore rien aimé, il attendait son arrêt. La jeune fille souleva les yeux sur lui, mais ils n'exprimaient point l'horreur; l'intérêt, la compassion, la reconnaissance, semblaient l'avoir vaincue. «Vous êtes bon, lui dit-elle, vous êtes malheureux; mon bonheur sera de vous consoler, nous ne parlerons jamais de vos devoirs. Nous vivrons et mourrons ensemble.» Et, en effet, ils se marièrent.
Tout le monde à Digne savait ce que l'hôtesse nous raconta de ce couple extraordinaire. Tout le monde vantait leurs vertus, citait les bienfaits de leur sensibilité. Je les rencontrai quelquefois et ne pus retenir l'espèce d'intérêt qu'ils m'inspirent. On ne saurait imaginer l'attendrissement qu'ils éprouvaient, et la singulière reconnaissance de leurs saluts pleins de modestie.
Je passai trois mois à Digne, et l'on pense bien qu'il n'en avait pas fallu tant pour m'enlever les premières illusions de mon équipée dramatique, remplaçant le soin des plus chers et des plus sérieux intérêts. J'eus occasion de connaître et de voir à Digne M. Alexandre de Lameth, qui y était préfet. On ne saurait joindre à un extérieur distingué des manières plus affables et une politesse plus réellement bienveillante. Il avait un jardin, bien loin de la ville, il aimait les longues promenades dans les lieux pittoresques, et nous nous rencontrâmes souvent dans mes courses champêtres. Il était aimé et respecté dans le pays, et quoiqu'il ne fût déjà plus jeune, les femmes ne l'appelaient que le beau préfet. La pauvre troupe de la capitale des Alpes n'y faisait pas fortune; elle ne se soutenait même qu'à l'aide de toutes les ressources d'une administration bienveillante et de la générosité de M. de Lameth.
Je n'avais voulu accepter ni part ni appointemens; j'avais seulement stipulé une représentation à bénéfice. La veille du jour où l'on devait la fixer, je reçus une lettre d'Amsterdam, par laquelle on réclamait vivement ma présence, et une autre lettre de Ney, dont le tendre et glorieux souvenir ne me permit plus d'exister jusqu'à ce que mon départ ne fût effectué. Malgré ma facilité pour mes amis du moment, jamais je ne fis à qui que ce fût confidence de mes relations de famille, et surtout de la noble affection qui remplissait mon ame.
CHAPITRE LXXI.
Départ pour Paris.—Dernière entrevue avec Moreau.—Nouveau voyage en
Hollande.
J'arrivai à Paris le 19 janvier. Avant de me rendre en Hollande, je m'aperçus que j'avais besoin de Moreau pour des papiers de famille qui étaient dans le tiroir d'un meuble. J'écrivis un mot au général, qui resta sans réponse. Comme il n'existait depuis long-temps avant son mariage rien d'intime entre nous, et qu'il y allait pour moi d'un grand intérêt, je m'irritai de ce désobligeant silence. Je pris une calèche et me fis conduire à Grosbois, où Moreau habitait alors avec sa femme, résolue à me présenter même chez lui. Le sentiment des convenances, réveillé en moi, ne me permit pas d'en venir là. J'envoyai seulement un billet. La réponse ne se fit pas attendre, et me fixait un rendez-vous pour le 26, au boulevard de la Madelaine, non loin d'un chantier, où se trouve aujourd'hui la rue Godot de Mauroy. Je m'y rendis, et il y avait près d'une demi-heure que je l'attendais, quand il arriva. Je le trouvai bien vieilli, bien changé; il me remit mes papiers, et nous nous promenâmes long-temps, malgré le froid. Il ne me parla que de chagrins, de contrariétés. Je fus saisie jusqu'à perdre contenance lorsque, reprenant tout à coup le ton de l'ancienne familiarité, il me dit: «Elzelina, me diras-tu la vérité? où et comment as-tu connu cet extravagant d'Oudet, et qu'as-tu eu de commun avec lui?» Je me rapprochai de lui, l'imagination frappée de terreur. Je lui racontai tout. Il parut hésiter à me croire.
«Vous n'avez jamais eu d'autres relations? vous n'avez fait aucune confidence sur moi?
«—Rien autre, je vous jure, et croyez, car vos doutes me font trop de mal.
«—C'est un extravagant qui, avec des talens, ne réussira qu'à se faire fusiller. C'est un royaliste.
«—Bah! est-ce qu'il y en a encore?
«—Plus que jamais, ou d'ambitieux qui en prennent le titre. Mais je vous tiens ici: vous avez froid, ma pauvre amie. Montons en fiacre; vous me descendrez rue Lepelletier où j'ai laissé mon cabriolet.» Pendant ce court trajet, il me força d'accepter un petit portefeuille. Je voulus l'ouvrir; il s'y opposa. «Elzelina, vous me le rendrez. Vous allez dans votre respectable famille: tâchez de vous soumettre; restez-y; allez vivre à la campagne, vous avez des ressources pour la solitude; croyez-en un homme qui vous a tendrement aimée, et que votre sort intéressera toujours: écrivez-moi sitôt arrivée.
«—À quelle adresse?
«—À la mienne.
«—Et madame?
«—Ma femme sait, non pas que je vous vois ce soir ici, mais c'est elle-même qui m'a dit que vous auriez peut-être besoin de moi pour pouvoir retourner dans votre famille: femme angélique par ses qualités; comme vous disiez souvent, une beauté mignonne. Oh! oui, j'aime bien ma femme.» Son ame était dans ses regards. Je regardais avec une respectueuse admiration ce grand guerrier, exprimant avec une si touchante vivacité tous les doux sentimens d'époux et de père.
«Cher Victor, m'écriai-je, que votre bonheur me fait de bien! Je vous écrirai d'Anvers et de La Haye. Adieu.
«—Encore une fois, Elzelina, vous m'avez bien dit la vérité sur Oudet?
«—Mon Dieu, oui! ne me parlez donc plus de cet homme.
«—Soit; mais ne vous liez pas avec lui: rien n'est dangereux comme les intrigans politiques.
«—C'est donc un conspirateur?
«—Oh bon Dieu! un conspirateur! vous voilà sur le ton de la famille régnante. Il est vrai que Ney vous en aura appris le langage.
«—Mais je ne le vois point, Ney; il est marié.
«—Oui, marié à une amie de la reine Hortense; lui, un brave, le plus brave de nous tous, descendre au rôle de courtisan!
«—Mais, lui dis-je, la femme de Ney est douée de toutes les vertus.
«—Nul doute; digne du nom que Ney lui donne; mais c'est pour cela qu'il aurait dû la choisir, et non la recevoir. Mais laissons cela; les farces politiques finiront peut-être.
«—Mais, mon ami, tout cela n'eût pas commencé, si vous eussiez eu plus d'ambition ou de justice pour vous-même.
«—Oh! Dieu m'entend: je ne porte point envie au Corse; je le méprise, et je souffre de voir des hommes comme Ney lui servir de complice pour asservir mon pays.»
Jamais je n'avais vu à Moreau cette exaltation; je savais bien qu'il n'avait jamais aimé Bonaparte, mais jamais son aversion ne s'était exhalée en termes si énergiques. Il me donna encore tout ce qu'un homme d'honneur peut concevoir de conseils pour une femme qui l'intéresse, et je le quittai.
Je ne revis plus Moreau. Ayant su que Ney n'était point à Paris, je partis le lendemain même pour la Hollande, après lui avoir écrit pour le prévenir de mon passage par Paris. J'arrivai sans accident, ce qui est fort rare, à Delft, où j'avais des connaissances, et où je m'arrêtai quelques jours. J'écrivis à ma cousine, et n'eus point de réponse; ma lettre à ma mère reçut la suivante:
«Ce n'est pas ici qu'on a demandé à vous voir, c'est à Amsterdam que votre présence est nécessaire: rendez-vous-y sans délai, n'acceptez aucune somme comptant pour renoncer à la pension qu'on vous doit; on a écrit à M. Krayenhof, allez prendre ses avis.»
Sans laisser une minute à la raison, je répondis:
«Puisque, après une longue absence, je ne reviens dans ma famille que pour en être repoussée, qu'on me regarde dans ce moment comme à jamais étrangère, je vais à Amsterdam, et traiterai de mes intérêts sans prendre d'autres conseils que mes seules volontés pour régler des affaires qui, dès ce jour, ne doivent plus en rien occuper une famille à laquelle moi aussi je renonce. On a appris à ma mère à me repousser, peut-être à me haïr! Mais en songeant que je suis l'image et fus l'enfant chéri de celui qu'elle pleure, j'ose espérer que du moins jamais elle ne maudira sa fille.»
Deux heures après le départ de cette lettre, j'étais sur la route d'Amsterdam; je me rendis de suite chez l'oncle de Van-M***; il me reçut avec sévérité, mais sans outrage. Il me parla encore en expliquant toutes les difficultés qu'éprouvaient mes droits à une pension. Il me proposa un dédommagement dont il offrit de me faire l'avance. La voix du bon et respectable vieillard plut à mon coeur. Je me livrai avec bonheur à l'empressement de le convaincre qu'un vil intérêt ne me guiderait jamais. «Je consens à tout, M. Van-H***, faites l'acte et je le signerai sans lire. J'ai perdu tous mes droits, je n'en demande qu'à votre pardon.
«—Non, non; Van-M*** est mort en vous aimant; je ne peux vous haïr, pauvre femme; tenez, lisez, et si vous approuvez, je vous compterai 12,000 florins.»
Je signai immédiatement. Il me remit en outre une parure en rubis qui était restée à Amsterdam, et que Van-M*** avait ordonné de me rendre. Elle me fut volée ainsi qu'un nécessaire contenant 4,000 livres, pendant la route. Crainte de retard, et désespérant de rien retrouver, je n'en parlai pas, et j'arrivai à Anvers le 19 février. La première nouvelle que j'appris à table d'hôte fut la conspiration et l'arrestation du général Moreau, où se trouvaient des Hollandais, des Belges et quelques Français. Si Bonaparte eût pu entendre les témoignages de l'estime universelle pour l'illustre accusé! Tout le monde exprimait à haute voix son indignation.—«Quoi! s'en prendre à Moreau, le plus honnête homme de France! disait l'un.—N'importe, disait l'autre; sa renommée est une rivalité, sa probité républicaine un reproche.—L'armée se soulèvera, criait celui-ci.—Ne l'espérez pas: le consul n'aura conçu son affreux projet qu'à coup sûr.—Alors, reprit un tout jeune homme, le tyran ira le rejoindre, c'est moi qui le dis.» Et il continua sur ce ton.
Anéantie de l'épouvantable nouvelle, j'avais gardé le silence, mais je le rompis pour mêler les accens de ma propre indignation à celle du jeune homme. Un des témoins me fit quelques signes de me défier, ce que je tâchai de faire en modérant petit à petit mes expressions; mais mon coeur parlait toujours plus haut que la prudence. La race des agens provocateurs n'est pas, à ce qu'il paraît, d'invention nouvelle; car en arrivant à Paris, mon retour fut presque aussitôt suivi d'une lettre où l'on me demandait compte de mon voyage, de mes relations; on m'engageait à m'exprimer d'une manière plus convenable sur le chef de l'état. Celui au nom duquel on me donnait ces charitables avis réunissait alors deux qualités dont une suffisait à mes craintes. Je me le tins pour dit, afin d'éviter de nouvelles attentions du grand juge et du ministre de la police générale. Je restai à Paris pendant tous les détails de l'affaire de Moreau. J'écrivis deux fois à Regnaud de Saint-Jean-d'Angely, qui refusa de me voir, et m'envoya dire que le meilleur conseil qu'il eût à me donner était de quitter Paris. Je vivais isolée, ne voyant aucun ami du général, n'apprenant que par le bruit public l'issue du procès, la noble conduite d'un de ses frères d'armes, la belle parole de ce juge héroïque, de ce vertueux Clavier, qui répondit aux insinuations d'un autre juge qui promettait la grâce au nom du consul, si le général était condamné: Et qui nous la donnera à nous, notre grâce, si nous le condamnons?
La liberté du général me rendit le calme; j'étais sûre que l'illustre proscrit serait aussi heureux qu'on peut l'être loin de la patrie esclave. Ayant alors beaucoup d'argent à ma disposition, et sous le poids du triste isolement, je fis plusieurs tournées à Nantes, à Bordeaux, à Tours. Je fis ces voyages sans but, sans plaisir, seulement par le besoin d'objets nouveaux. Je dépensais mon argent, comme si cela eût été une rente annuelle. N'ayant jamais connu les privations, pouvais-je deviner la science de l'ordre et la nécessité de l'économie?
CHAPITRE LXXII.
Ney.—Première entrevue.—Délicieuses, mais courtes illusions.
Ma destinée, si bizarre, a précipité tant d'événemens dans une carrière pourtant encore si courte, que mon souvenir, qui en a conservé fraîches toutes les émotions, en confond souvent les dates rigoureuses. N'importe, s'il y a quelque obscurité dans la chronologie de mes Mémoires, il n'y a que de la bonne foi et une religieuse fidélité dans les aveux. Cette destinée, qui semblait se plaire à multiplier pour moi les fautes, les commençait toujours par l'entourage des occasions et des personnes les plus propres à me les faire multiplier. C'est ainsi qu'à mon retour à Paris, D. L***, ce conseiller de toutes mes faiblesses, se trouva encore auprès de moi. Hélas! que ce qu'on nous dit a d'empire sur nous, quand ces paroles ne sont, pour ainsi dire, que l'écho de nos sentimens secrets et la flatterie de nos rêves! Les premières paroles de D. L*** me furent un immense bonheur: elles m'annonçaient l'arrivée prochaine et positive de Ney. Toute la soirée se passa dans le rêve enchanteur de mille projets, dans la douce espérance surtout de voir chez moi l'objet chéri de tant de préoccupations. Je chargeai D. L*** de me chercher un beau logement, de réaliser en billets tout ce que je pouvais alors posséder, de me tenir un passe-port toujours prêt, afin de n'avoir, s'il le fallait, rien à démêler avec les choses vulgaires de la vie. Au bout de trois jours, j'étais confinée dans une délicieuse retraite, rue de Babylone, petite, mais commode, et dans un espace étroit renfermant l'ombrage d'un jardin délicieux. Les premières nuits furent un enchantement au milieu duquel venait se mêler pour la première fois cette inquiétude de plaire qui en indique le besoin profond. D. L*** et mon miroir ne suffisaient pas pour me rassurer: l'amour n'a point de vanité; et j'aimais bien, car j'étais bien peu contente.
J'avais reçu trois lettres de Ney; elles étaient fort courtes, mais je les relisais souvent. Les expressions n'en étaient point passionnées, mais assez douces et assez aimables pour faire prendre le change, la galanterie étant toujours pour un coeur de femme si près de ressembler à la tendresse. Je préparai un mot pour lui, un mot qui pût me valoir à son arrivée une prompte visite; mais il paraît qu'on a peu d'esprit quand on aime, car ce billet était bien le plus sot et le plus mal tourné que j'eusse écrit de ma vie; D. L*** se chargea de le porter à celui auquel il était adressé; et dès le matin il sortait pour guetter cette arrivée, la seule occupation de ma tête. Le quatrième jour de ces courses complaisantes, D. L*** tardait à paraître: à sept heures du soir, j'allais me mettre à table, mourant d'une impatiente terreur, lorsqu'il entra en me criant de la porte: Il est arrivé! je l'ai vu, il tient votre billet.
«—Et sa réponse! m'écriai-je.
«—Il l'apportera lui-même.
«—Quand?
«—Demain.
«—Quoi! pas une ligne? seulement demain!» et je tombai d'accablement.
«Il ne pouvait ni venir ni écrire. Il était déjà comme au milieu d'une cour; j'ai eu de la peine à pénétrer jusqu'à lui. Sa faveur est au comble: on l'attendait au Luxembourg. Je l'observais avec attention, et j'ai lu une bien douce surprise sur son visage; jugez-en par cette question: Est-elle libre? la trouverai-je seule?
«—Est-il bien vrai? lui avez-vous tout dit?
«—Oui, tout; il le sait, le croit et le verra… et il sera trop heureux.»
D. L*** prononça ces derniers mots avec un accent que je ne lui connaissais pas, mais qui me causa de la gêne en me faisant penser ce que je ne saurais désigner mieux que par la bienveillance de notre vanité, qui se complaît même dans l'apparence d'un hommage à nos attraits, dont l'aveu nous offenserait et n'aurait rien de bien flatteur. Enfin, je me crus obligée de contraindre l'excès de ma joie par l'idée qu'il était pénible à D. L***. Que la vanité est compatissante! ce n'était encore qu'un raffinement d'adresse de sa part pour m'engager à lui épargner d'être présent le jour de la visite, et éviter par là des éclaircissemens qui n'auraient pas tourné au bénéfice de sa véracité.
Que ce demain me paraissait long à paraître! Dès le matin, je me promenais, je regardais, j'avançais les pendules. Il me semblait que je distinguais le bruit de sa voiture. La fatigue m'ayant gagnée, je m'assis au milieu de mon parterre, relisant l'ode tant célébrée de Sapho. Une vague rêverie avait remplacé l'impatience; mais elle était encore passionnée, car, pour les courts momens qui m'étaient promis, je n'eusse pas craint de les acheter au prix de l'agonie du fatal Promontoire. Qui n'a ressenti toutes les nuances des mille sentimens contraires qui se succèdent dans les heures d'une première attente! Hélas! je les éprouvais toutes ensemble, quand un cabriolet roulant avec fracas s'arrête: la porte s'ouvre; et je n'avais pas eu le temps de croire à mon bonheur qu'il m'était confirmé.
Je n'avais plus d'esprit; mais j'avais tant de bonheur que là aurait dû finir ma vie.
Si Ney eût été un homme ordinaire, on eût presque trouvé sur son visage de la laideur; mais avec sa noble taille, avec son attitude et ce regard qui était tout l'homme, en voyant tant de gloire on croyait voir la beauté. Quelques paroles avaient à peine été échangées entre nous, et déjà nous causions, nous sentions comme des amis de vingt ans. Avec quelle loyale probité il me rappelait le soin de mon avenir!
Et je lui répondais: «Cet avenir, n'y pensez pas: savoir que quelques battemens de votre noble coeur sont pour moi, n'est-ce point là toute ma destinée?»
Nous parcourions ensemble mon charmant asile; il en était ravi. «C'est
Moreau, me disait-il, qui vous en a fait hommage?
«—Cette maison n'est point à moi; je la loue garnie.
«—Mais cela vous ruine, si Moreau n'y pourvoit.
«—J'ai tout refusé de lui.
«—Il a mal agi, et vous aussi.
«—J'ai eu trop de torts envers Moreau, pour que ses bienfaits ne me fussent pas pénibles.
«—Tout cela est trop romanesque, ma chère amie: Moreau connaissait votre famille; il vous avait donné son nom, il vous devait une existence; mais vous avez des talens, de l'éducation, vous aimez mieux ne rien devoir qu'à vous-même.
«—Ne gâtez point mon bonheur par les ennuis de la prévoyance.
«—Vous m'intéressez trop pour que je ne prévoie pas à votre place.
«—Je vous intéresse. Ah! ce mot me suffit. Que de devoirs vont nous séparer! Que ce jour me soit dû moins paisse avec mes illusions; si ce jour doit être mon avenir tout entier, ne l'attristez point d'avance.» Ce mot était le cri du coeur; il le comprit, et son regard me dit assez qu'il était heureux. Et moi, fière de tant de gloire et d'amour, je me trouvais plus qu'une reine.
Trop franc, trop loyal pour hésiter devant un devoir et un aveu, Ney ne me laissa point ignorer les projets de Napoléon pour son union avec une jeune et belle personne amie d'Hortense. À force d'admiration pour une si haute probité, j'étais heureuse en l'entendant parler de cette union qui, par un lieu sacré, allait le séparer de moi.
«Mais si vous formez ce lien, lui dis-je seulement, vous poserez donc les armes?
«Les poser! j'espère bien rester le dernier sur les champs de bataille; mais, vous ne le croirez pas, c'est Napoléon qui tient en général à ce qu'on se marie. Je ne sais trop s'il a raison: car quel est l'homme qui ne change pas un peu avec une famille, avec des enfans?
«—Mais dans le haut grade où vous êtes parvenu, on peut être suivi de sa femme?
«—Ce serait n'avoir pour elle nulle pitié que de l'exposer ainsi aux périls de la guerre. Nous sommes tous soldats; et, en nous élevant à un grade, Napoléon ne nous élève qu'au droit d'avoir la meilleure part dans les périls et dans les fatigues. Nous ne passons pas même les revues en calèche, et nos pauvres femmes seraient fort mal sur un champ de bataille.
«—Ah! si j'en avais le droit, je saurais bien vous suivre au milieu de ces travaux de la gloire, et la fatigue elle-même me paraîtrait déjà une récompense.»
Ney n'était pas homme à transiger avec un devoir, et j'ose dire que, sans cette conviction, il m'eût été moins cher. Dans ce moment, le devoir même lui était doux, car la femme qu'on lui destinait était en tout digne de lui. D'après ses aveux de mariage, j'aurais craint de donner à Ney de mon caractère une opinion défavorable en lui demandant de revenir. Mais qu'il me fit heureuse en me disant: «Mais je suis libre encore; vous ne me renverrez pas demain: à quelle heure serez-vous chez vous?
«—À toute heure. Je ne suis restée à Paris que pour vous; je n'ai choisi cette retraite que pour vous y recevoir; je la quitterai, je quitterai Paris, je quitterai la France quand je ne pourrai plus sans crime vous y attendre.
«—Vous êtes bien dangereuse!
«—Je ne le serai jamais pour vous. Je prévois nos destinées, qui ne peuvent être unies; mais je saurai préférer votre gloire à mon bonheur. En vous perdant, aimer seule ne peut être un crime, et cela suffira encore pour mon bonheur.
«—Mais comment ai-je pu vous inspirer un sentiment si voisin de l'enthousiasme?
«—Depuis que votre nom fut prononcé devant moi par les témoins de votre valeur et les compagnons de votre gloire.»
Il me serra contre son coeur avec une violente tendresse, et avec ce cri:
«Je vous jure à jamais une amitié de frère.»
Nous restâmes quelques momens dans le silence d'un bien doux recueillement et d'une admiration presque égale. Ô gloire! tu n'es donc point une chimère, puisque tu donnes tant d'élévation et de réalité à un sentiment déjà aussi élevé que l'amour?
Ney me quitta; mais la nuit était si belle, mais mon coeur était si plein, que, le croyant encore présent dans ces lieux qu'il venait d'animer, je parcourais avec délices les détours embaumés de mon jardin, heureuse enfin d'avoir trouvé un objet à mon imagination, un but à mon existence, un besoin de noble indépendance, et d'avenir digne du sentiment qui venait d'embellir ma vie.
Je résolus de réaliser tout ce qui me restait de fonds, de partir le jour où son mariage serait fixé irrévocablement, de m'assurer son estime par cet effort douloureux, et de conquérir les droits si consolans d'une héroïque amitié. Pour la première fois, j'avais de la prévoyance, et je me rappelai que ma pension avait de longs arrérages dont je songeai à presser le recouvrement, pour augmenter les capitaux sur lesquels se fondait ma liberté.
D. L***, qui s'était éloigné après la preuve de dévouement qu'il m'avait donnée, la remise du billet tant attendu de Ney, revint le lendemain. Je sentais le besoin de la reconnaissance pour ce qui me semblait un bienfait, et en même temps un inexprimable malaise vis-à-vis de celui que je voulais récompenser. J'étais déjà si fière d'avoir approché du noble coeur depuis si long-temps appelé par le mien, que je craignais d'entendre un mot, de soutenir un regard qui pût porter atteinte à la flatteuse certitude d'être, par toutes mes relations et tous mes sentimens, digne de son intérêt et de son estime. Je dis à D. L*** que mon intention était de partir pour l'Italie aussitôt que le mariage de Ney serait fixé. D. L*** parut hors de lui, non seulement par la surprise de me voir instruite de cet événement, mais encore par l'annonce de mon projet de quitter Paris.
«Combien, me dit-il, vous êtes toujours extrême dans vos résolutions! Pourquoi quitter Paris? Ney vous aurait-il déplu; lui auriez-vous surpris des défauts?
«—Quelle supposition! Serait-il possible de découvrir des défauts sous tant de lauriers? Je l'ai trouvé mieux, bien mieux que je ne l'avais rêvé; je l'aime, mais je pars, car il ne m'a juré qu'un attachement de frère.»
Hélas! la résolution était forte, l'aveu en était sincère; mais cet héroïsme de la raison m'abandonna bientôt, et je ne pus retenir mes larmes. «Mais D. L***, m'écriai-je, vous saviez qu'il venait à Paris pour se marier?—Oui et non; mais qu'importe à votre liaison?
«—Écoutez-moi: la jeune personne qu'il épouse est belle, aimable, voilà bien quelque chose; elle-lui plaît, et c'est plus qu'il n'en faut pour l'empêcher, à la veille d'un si prochain bonheur, de courir les chances d'une passion nouvelle.
«—Je ne dis pas non; mais ne vous exaltez pas, laissez passer les fêtes, les premiers jours d'un hymen; restez, attendez, et vous pourrez n'être pas déçue dans vos espérances.
«—Affreux conseiller! je vois à quel prix vous voulez me faire acheter le bonheur; mais comme j'en voudrais être digne, je n'en serais pas capable, et ce mariage d'amour auquel il aspire ne serait qu'un mariage de convenances, que je repousserais vos coupables idées. S'il fût resté libre, ma vie n'eût été qu'une longue preuve d'amour; mais je veux mériter au moins ce qu'il peut m'accorder encore. Tenez, ne dites plus rien; je ne serai jamais à la hauteur de votre horrible morale. Mon parti est pris invariablement. Chargez-vous de toutes les commissions dont je vous ai parlé. J'espère voir Ney ce soir, ne revenez que demain.
«—Adieu donc, belle dame, je vous laisse avec tout le charme d'une douce attente.
«—Ah! voilà un ton sentimental qui…
«—Qui ne va pas, allez-vous dire. Ce n'est pas trop le mien; mais le seul reflet de votre exaltation suffirait pour enflammer l'homme qui y serait le moins disposé; et quand je vous entends je ne suis plus sûr de moi-même.
«—Si j'allais vous rendre honnête homme cela me ferait une réputation.
«—Ah! je n'en vaux pas la peine: prenez-vous à un de ces grands scélérats en habits brodés; mais un demi-coquin comme moi, qui, ballotté par le sort, louvoie entre le mal et le bien, cela n'est pas digne de vous. Servez-vous de moi, car je vous suis bien dévoué; mais ne tentez pas ma conversion, parce que je ne serais qu'un maladroit en fait de scrupules.
«—Vous ne m'aviez jamais parlé avec tant d'esprit, ni surtout avec tant de franchise, et
J'aime à voir que du moins vous vous rendiez justice.
«—Vous avez, certes, plus d'esprit que moi; mais vous n'entendez rien à la partie véritable du bonheur. Vous avez, comme par miracle, tourné la tête à celui qui vous la tournait: sa démarche le prouve. L'amitié de Napoléon est un sûr garant de sa gloire et de sa fortune, et c'est ce moment que vous choisissez pour vous éloigner de ce Paris où vous pouvez briller, et cela pour des chimères dont vous auriez ri avec le vertueux époux après la bénédiction nuptiale.
«—Pour la dernière fois, affreux conseiller, cessez votre langage. Puissé-je préférer toujours mes chimères à votre positif et à vos réalités!»
Il me quitta stupéfaite de sa logique, et attribuant sa franchise à l'espoir d'exploiter la domination qu'il avait prise sur mon esprit, et dont il comptait bien agrandir le cercle.
Quelques minutes après le départ de D. L***, je reçus de Ney le billet suivant:
«J'ai beaucoup entendu parler depuis hier de l'amie du général; j'ai beaucoup de choses à vous dire, de conseils à vous donner. Je compte sur votre entière franchise et sur votre délicatesse, malgré les dit-on de la bonne compagnie. Ne pouvant venir que fort tard, je vous en préviens, et je vous sais déjà si bonne, que je ne vous fais pas même d'excuses d'abuser de votre patience.
«À vous d'amitié,
«MICHEL N…»
Oh! que l'amour est une douce chose! qu'il est habile à nous rendre heureuses! Je trouvais je ne sais quel charme à ce retard, qui me semblait un sacrifice de ma vanité à ses devoirs, et un honorable dévouement à l'attente… Oui, me disais-je, ma vie a maintenant un noble but. Un sentiment pur s'est emparé de ma jeunesse pour l'arracher aux sentimens du monde. En mourant, du moins, je pourrai me l'avouer. L'amour est donc aussi une bien noble chose, puisque sa présence est déjà assez forte pour me faire oublier ce passé qu'on a déjà lu, cette série de fautes et de faiblesses remplacée déjà par le voeu d'une irréprochable conduite. Lors même que cette passion généreuse est malgré elle infidèle à ses sermens de vertu, n'est-ce rien que la flamme qu'elle en ranime?… Je ne crois pas y avoir été entièrement infidèle. Ney était libre encore: nous fûmes entraînés au delà de l'amitié fraternelle; mais ces courts transports cédèrent à la voix du devoir légitimé; et depuis cette première époque de félicité jusqu'à l'épouvantable catastrophe qui termina une vie glorieuse, je puis rendre à ma passion ce témoignage, qu'elle ne reçut jamais d'autre récompense que la joie d'être ressentie. Hélas! dans l'âge mûr elle a été mon refuge contre d'autres fautes, depuis que l'or de mes blonds cheveux s'est changé en argent.
Je passai une longue journée à attendre, à lire, à espérer, à me rappeler; je me trouvais heureuse, et Ney, pourtant, n'arriva qu'à neuf heures du soir. «Soyez fort pour nous deux, m'écriai-je en l'apercevant!—J'ai pris de belles résolutions contre vous; mais comment résister à l'idée de ce sentiment dénué d'égoïsme? je me marie! ma femme possède tout ce qu'il faut pour plaire; je l'aime, je l'aimerai; mais…»
Qu'il me fut doux cet orgueil d'amour, de penser que je pouvais quelque chose pour le bonheur d'un grand homme!
«Quels sont vos noms de baptême?» me dit-il brusquement, quoique avec un air de préméditation. J'hésitais.—«Dites-m'en un que personne ne vous ait jamais donné.
«Que je sois Ida pour vous: C'est un nom qui était bien cher à mon père.
«—Eh bien, chère Ida! le sort, le devoir, l'honneur, exigent notre séparation. Je suis dans un poste où se revoir est une chance; promettez-moi, n'importe où me pousse la guerre, que jamais une lettre de moi ne vous dira en vain: Ida me manque.
«—J'obéirai, j'accourrai, quels que soient les distances, les lieux et les devoirs. Je suis heureuse, rien que de le promettre.» Puis je lui faisais raconter ces campagnes d'une valeur presque fabuleuse, ces périls qui l'avaient toujours épargné, cette gloire, cette fortune militaire, qui avaient tant d'admirateurs et qui n'avaient pas d'envieux.
«Ô ma chère! je suis un soldat, nous sommes tous braves, mais, j'ai été plus heureux. La liberté m'a donné un sabre, la nature, de l'activité et des forces. J'ai le coeur français, voilà tout le secret de ma destinée.»
J'étais muette d'admiration devant tant de simplicité avec tant de grandeur. Je sentais avec un secret orgueil qu'il fallait être plus que belle pour mériter l'attachement d'un si haut caractère.—«Ney, lui dis-je, me promettez-vous de me prévenir ici, vous-même, et non par lettre, du jour où votre mariage sera fixé?
«—Je vous le jure!
«—Mais vous, Ida, promettez-moi de bien réfléchir avant de prendre un parti; je ne pourrais jamais être heureux si je vous savais à plaindre.
«—Cher Ney, je vous écrirai, j'apprendrai vos victoires; je vous dirai par lettres mon amour… Nos destinées s'accompliront.
«—Où prenez-vous donc, étrange et divine femme, tout ce que vous exprimez si bien?
«—Dans mon coeur… et il ne trompe jamais.» Il y posa sa noble main; je la serrai avec force, et son regard me dit qu'il sentait tout ce que j'éprouvais.
Je vivais comme dans un nuage d'amour; chaque matin était un doux rêve, une attente mélancolique et tendre, que la visite du soir confirmait toujours. Les dernières entrevues me semblèrent pourtant empreintes de quelques plus sombres couleurs. Son air avait été triste et préoccupé. Il devait venir fort tard le lendemain. Je sortis dans la journée: en rentrant j'appris que Ney s'était présenté chez moi, qu'il avait fait mille questions avec tous les gestes de l'emportement et de l'humeur. Voici le billet que je trouvai sur ma toilette:
«La solitude commence à vous peser, à ce qu'il paraît… Mais je n'étais attendu que ce soir; je n'ai pas droit de me plaindre… Au reste, rassurez-vous sur votre réclusion; j'étais venu, pour vous en annoncer le terme. Dans dix jours vous serez plus libre que moi.»
À la lecture de ces lignes cruelles, comment rendre ce qui se passait en moi? ce fut presqu'une agonie jusqu'à l'arrivée de celui qui la causait. Dès que je l'entends, je me précipite vers la porte, je lui saisis la main avec violence, et la portant sur mon coeur: «Que vous a-t-il fait, m'écriai-je, pour le déchirer?» Hélas! la conviction fut prompte, car mon langage était déchirant; mais admirez cette énigme du coeur humain. Il avait accompagné ses premières questions sur ma sortie d'un certain emportement et d'une certaine rudesse. J'avais comme peur de sa terrible physionomie, et le retentissement de cette frayeur me semblait un plaisir.
Le ton devint plus timide et même plus gai. Je lui parlai de ma disgrâce dramatique, qui pourrait bien avoir quelque rechute. «Quoi! vous songeriez encore au théâtre? Dans vos projets vous compteriez celui-là? Ô mon amie! j'aimerais mieux vous voir cantinière qu'actrice.
«—Cantinière! pour cela j'y consentirais volontiers, car cela serait un moyen de vous voir.» Il partit d'un éclat de rire à cette plaisante déclaration.
«—Une pareille vie, Ida, n'est pas faite pour vous. Le nom seul vous l'indique assez.
«—Mais quel malheur au moins, que je ne puisse, à votre mariage, devenir garçon. Vous me feriez entrer au service; je vous servirais en qualité d'aide-de-camp.» Je continuai ainsi à débiter mille folies et à dissiper les nuages qui avaient obscurci son noble front.
«Avez-vous toujours des habits d'homme? ajouta-t-il.
«—Oui, garde-robe complète.
«—Je vous ai vue sous ce costume; vous aviez l'air d'un franc mauvais sujet.
«—Mais c'est bien mal de me le rappeler, vous qui ne me trouviez pas capable de la dignité de cantinière.
«—Mais savez-vous que nous avons des cantinières de fort bonne compagnie, de véritables femmes à sentimens, toutes fort laides à la vérité; mais à l'armée la laideur même n'est pas une garantie de la vertu.» Et là-dessus il me conta de fort drôles aventures qui, pour être répétées, auraient besoin de l'excuse de sa gaieté militaire.
Puis, en l'interrompant: «Vous verrai-je demain? le bientôt de votre billet m'en laisse-t-il l'espérance? Oui; mais après, mon amie, bonne et délicate amie, je vous écrirai.
«—J'entends… Mon ami, vous serez heureux, vous le méritez si bien! Mais, au comble de cette félicité, pensez, pensez quelquefois qu'Ida n'en aura plus d'autre que de se rappeler ce qu'elle goûte encore dans ce moment.
«—Vous m'écrirez aussi; je veux toujours savoir où vous serez, ce que vous ferez. Il faut mettre ordre à vos affaires. Voulez-vous que nous en causions en amis, en bons enfans?
«—Ô mon ami! de quoi voulez-vous me parler… d'intérêt? Vous voulez donc me désoler? Je n'ai besoin de rien, je ne veux rien, je n'attache de prix qu'aux souvenirs.» Pendant que je lui parlais, il détachait de son cou une montre et la chaîne qui la suspendait.
«—Vous l'avez portée, votre nom y est gravé; je l'accepte. Pourquoi faut-il que bientôt elle marque l'heure d'un éternel adieu!…»
Cet adieu, que l'honneur commandait, auquel même la délicatesse de la passion s'associait comme à un sacrifice nécessaire, cet adieu ne fut pas éternel, et pourtant il avait été sincère.
CHAPITRE LXXIII.
Encore M. de Talleyrand.—L'envoyé de la République cisalpine.
Avant de prendre, pour ainsi dire, mon essor militaire, et de poursuivre au loin l'image d'un guerrier, seul objet de mes affections, je dois reprendre quelques détails et quelques souvenirs que plus tard, emportée par le torrent des événemens et des malheurs, je ne retrouverai plus. D'ailleurs, ce m'est à moi-même une consolation, comme une distraction pour le lecteur, que ce retour passager à des émotions moins vives et à des aventures moins sérieuses.
J'ai parlé, dans le deuxième volume de ces mémoires, de M. de Talleyrand, comme de l'un des hommes qui avaient laissé le plus de traces dans une imagination pourtant aussi mobile que la mienne. Laisser une mémoire si flatteuse après une liaison presque impoliment rompue n'est pas certes une chose ordinaire; et il faut que les momens de séduction aient eu bien du prix, pour que le coeur d'une femme ait si peu de rancune. Durant mes séjours à Paris, sitôt que mon ame était un peu tranquille, il était bien rare que je ne me remisse point en relation avec M. de Talleyrand, dont le commerce a, par un heureux privilége, tout ce qu'il faut pour plaire, sans qu'on en craigne trop le danger. On se rappelle la démarche que j'avais faite au ministère des affaires étrangères, le morceau bien précieux de sculpture que j'y avais déposé, et l'indifférence qui semblait avoir accueilli un cadeau demandé et digne dans tous les cas d'un remercîment. Comme on l'a vu encore, mon amour-propre s'était un peu consolé par l'impossibilité d'une réponse au milieu des indispositions et de la maladie qui avaient frappé M. de Talleyrand. À plusieurs reprises j'avais renouvelé mes visites, et, je dois l'avouer à ma confusion, elles furent toutes infructueuses. Voulant bien montrer une flatteuse attention, mais nullement une importunité toujours un peu ridicule pour une femme, je pris mon parti du silence de M. de Talleyrand, comme je l'avais pris sur beaucoup de choses, mais moins gaiement et non sans un vif regret, car j'avais toujours attaché un grand prix à ma faveur ministérielle.
Tout n'était pas vanité dans mes regrets, et il y entrait une haute estime pour le mérite de M. de Talleyrand, et une appréciation de ses brillantes qualités. Je ne me permis jamais de le juger comme homme d'état, je n'ai jamais cherché à surprendre dans son intimité les secrets de sa fine politique, que probablement son abandon même eût su cacher; mais j'ai éprouvé dans ses conversations seulement spirituelles, dans ses entrevues toutes désintéressées, un tel plaisir, que je ne pouvais me défendre, en rentrant, d'en écrire les traits principaux et les plus piquantes circonstances. Aujourd'hui, après vingt ans de courses et de vagabondes distractions, j'aperçois encore dans mes papiers dispersés les fragmens de cet album de la jeunesse et de la prospérité, où M. de Talleyrand tenait à lui seul plus de place que tous ceux que, sous d'autres rapports, je lui préférais. Voici quelques notes qui datent de loin, et qui, je l'espère, sont encore véritables aujourd'hui.
Il est impossible de retrouver dans M. de Talleyrand d'autres vestiges de son premier état, d'autres signes de l'épiscopat, que la forme de sa coiffure. Il n'a conservé de l'église et de l'ancien régime que la poudre et les bonnes manières. Même quand on sait qu'il a été prélat, on reste dans une incrédulité parfaite sur ses vertus religieuses. Il est vrai que ce ne sont point celles-là qu'en lui j'eusse pu apprécier. Ses avantages extérieurs ne paraissent au premier abord guère plus saillans; mais ce qu'il en possède il le fait valoir avec ce soin industrieux, quoique non affecté, où excellent toutes les personnes qui, sachant ce qu'elles ont de mal, donnent à ce qu'elles ont de bien ce relief agréable dont leurs imperfections se couvrent avec bonheur. La physionomie, comme on sait, embellit la laideur elle-même; qu'on juge de son effet sur des traits gracieux et fins. Un certain voile étendu sur des yeux dont la pénétration était presque un proverbe, lui imprimait un charme, tout particulier. Quand il était debout, on faisait la part de ses qualités avec restriction; mais assis et à regarder causer, l'éloge ne devait avoir aucune réserve. M. de Talleyrand est un homme qu'il fallait juger sur un canapé.
Je crois qu'un des grands secrets de la supériorité de M. de Talleyrand, qui lui a fait exercer tant d'empire sur ceux qui l'ont approché, c'est, d'une part, l'apparente légèreté, le laisser-aller insouciant qu'il montre dans les grandes affaires, et l'attention et presque l'importance qu'il met à écouter et à dire dans les relations presque frivoles de l'intimité. On peut avoir autant d'esprit dans ses propos, mais il est impossible d'en laisser percer davantage dans ses réticences. Il y a toujours je ne sais quel sous-entendu piquant dans ce qui s'échappe de sa conversation. Une épigramme a presque l'air d'être en même temps une confidence, et cet abandon, dont on sent qu'il reste le maître, captive au point qu'on croit devoir lui en savoir gré comme d'une préférence, et lui en garder le secret comme d'un mystère.
Toutes les fois que je voyais ce ministre puissant, et pourtant si aimable, cet abbé de la vieille cour, dictateur secret de la diplomatie d'une république, je torturais ma petite érudition pour tâcher de le comparer à quelqu'un des grands noms de l'histoire. J'avais beau chercher, toutes les ressemblances me semblaient incomplètes, tous les parallèles impossibles. Il me semblait que c'était un mélange de cette fermeté du cardinal de Richelieu, sachant prendre un parti; de la finesse du cardinal Mazarin, sachant l'éluder; de l'inquiétude et de le facilité factieuse du cardinal de Retz, avec un peu de galanterie magnifique de ce cardinal de Rohan, dont la nullité politique s'était élevée par les aventures jusqu'à une certaine importance.
M. de Talleyrand, qui, dès cette époque, inspirait aux partis plus d'admiration que de confiance, m'a toujours paru tirer un merveilleux avantage de l'hésitation dont il était l'objet dans les rapports diplomatiques. Parlant peu, avec une sorte d'indolence et de désintéressement auxquels on supposait toujours quelque intention cachée, toutes les défiances possibles se déroutaient à deviner ce sens mystérieux, cette arrière-pensée, qui n'existaient pas; et, n'en pouvant trouver le mot, revenaient à la franchise par l'embarras, et à l'abandon par le désespoir.
M. de Talleyrand, dans la causerie, ne perd pas son caractère, mais il l'assouplit avec beaucoup de grâce. Moi, qui ne me mêlais point d'affaires politiques, qui n'étais pas capable de mesurer sa haute capacité, il me semblait que ce devait être un homme bien supérieur, celui qui pouvait oublier tout cela pour être aimable autant qu'il l'était.
Il est bien possible encore que l'opinion qu'il semblait avoir de mon esprit ajoutât à toutes les illusions du sien. Le fait est que je n'allais jamais au ministère sans y passer plus de deux heures. Mes cheveux surtout excitaient les gracieuses attentions de M. de Talleyrand, et ils furent un jour de sa part l'objet d'un travail fort bizarre. Ses doigts en avaient tant admiré les blondes tresses, qu'ils les avaient mis dans un désordre dont on ne devinerait jamais la réparation. La main qui signait pour la France les traités de paix, voulut elle-même mettre fin à la mutine indignation que ce désordre m'avait causée, et me traiter comme une puissance dont il fallait racheter la guerre. Voilà donc le ministre prenant une à une les boucles flottantes, les roulant dans un papier fini et délicat, les multipliant, les arrangeant toutes sous mon chapeau, exigeant que l'édifice restât ainsi jusqu'à mon retour chez moi, où j'arriverais, disait-il, avec une chevelure un peu moins belle que quand il l'avait bouleversée.
Je poussai la patience aussi loin qu'il poussa la galanterie, et, m'apercevant qu'il s'était servi de billets de mille francs en guise de papillotes, je prenais et reprenais les mêches de cheveux, en disant: «Monseigneur, en voilà encore une.»
Avec la franchise qu'on me connaît, et qui peut seule servir d'excuse à mes égaremens, j'ai acquis le droit d'être crue, et j'en profite pour protester contre tout soupçon d'intérêt dans cette circonstance. Il était trop tard pour me fâcher du stratagème que M. de Talleyrand avait employé; un refus eût été ici une ingratitude, un signe de mauvaise humeur contre lequel mon amour-propre flatté se révoltait: et comme d'ailleurs cet hommage n'était point le prix d'une faiblesse, je me figurai au contraire qu'il y avait quelque honneur à conserver ce que je n'avais point eu la honte de conquérir.
Cette anecdote prouvera toute la grâce que M. de Talleyrand savait donner aux petites choses. L'espèce d'intimité agréable, quoique innocente qui régnait entre nous, ne finit point là. Au moment où j'étais dans son cabinet ainsi coiffée, en écoutant les mille choses spirituelles que l'Excellence débitait avec une nonchalance délicieuse et comme sans y penser, l'huissier se présente, et annonce le citoyen…, envoyé de la République Cisalpine.
«Allez vite dans ce cabinet!» me crie M. de Talleyrand.
J'en tenais déjà la porte entr'ouverte: «Et cette brioche qui est sur la cheminée!» répondis-je; puis je sautai pour l'emporter.
«Laissez-la, reprit M. de Talleyrand avec un fin sourire; il n'en mangera pas pour cela. Je ne veux pas vous rendre l'écouter trop agréable.»
J'obéis; mais, en écoutant de toutes mes oreilles, je n'entendis rien de bien grave ni de bien mystérieux; je n'en remarquai pas moins la supériorité de M. de Talleyrand sur l'autre diplomate: l'un avait le ton aisé, ces manières faciles qui sont déjà de l'esprit; l'autre, au contraire, faisait le sérieux et l'empesé, et tous ses efforts pour cacher sa nullité la montraient. Le ministre français parlait de la République Cisalpine, de ses intérêts, de ses rapports, de son administration; et, l'on eût dit que l'envoyé apprenait toutes ces choses pour la première fois. C'était un honnête homme, je crois, mais qui n'avait pas l'air plus fait pour être diplomate, que moi pour être reine.
M. de Talleyrand vint à moi après la visite, et me dit: «Eh bien, avez-vous écouté?
«—Non; mais je vous regardais mystifier cet honnête citoyen.
«—Citoyen! quel mot on a inventé là.
«—Comment?
«—Mais sans doute. Il était naturel au forum et au capitole, mais à Paris il est ridicule. Vous êtes bien jeune, ma chère amie, mais vous verrez encore bien des extravagances.
«—Pour des extravagances passe encore, on peut en rire, mais des crimes, mais du sang! ah! qu'au moins on nous en épargné désormais le hideux spectacle!
«—Il est plus facile d'espérer que tout est fini que de le garantir.
Nos politiques de massacre ont laissé des amis.
«—L'homme qui vous quitte est-il de ces politiques-là?
«—Non, c'est une bête.» Et cette épithète banale que tout le monde peut avoir à la bouche, me parut par l'accent, et par le regard de M. de Talleyrand, acquérir comme une acception nouvelle et profonde, et la recevoir de lui devait être un brevet d'éternel ridicule pour les victimes.
Tout simple qu'il fût, monsieur l'envoyé cisalpin avait eu la finesse de m'apercevoir à travers la porte entr'ouverte du cabinet du ministre: et il n'en fallut pas davantage pour faire galoper sa lourde imagination, pour éveiller les soupçons d'un crédit établi sur des motifs qui n'existaient pas, et l'idée qu'il croyait sans doute bien ingénieuse d'en tirer parti. Fidèle à tous les vieux moyens de la vieille diplomatie, le bon envoyé, qui croyait aux maîtresses, sut découvrir mon domicile et vint se présenter chez moi. Je fus on ne peut plus surprise de la démarche, et je mis une extrême franchise à détromper l'étranger sur sa supposition et sur l'influence qu'il s'en était promise. Au fond, la chose eût été vraie, que l'envoyé n'en eût pas été plus heureux, car je doute que M. de Talleyrand eût jamais pris ses maîtresses pour confidentes, et partagé un secret ou un intérêt politique avec qui que ce fût. À l'égard des femmes, j'ai toujours pensé qu'il y avait chez lui un peu de Bonaparte; qu'elles pouvaient lui plaire sans l'occuper; qu'il savait tout obtenir sans d'autres sacrifices que ceux d'une amabilité momentanée, et que l'empire n'allait pas au delà d'une préférence, dont avec un peu de tact une femme, même flattée, devait sentir la fragilité et les limites.
Tout cela était trop fin pour l'ambassadeur en question, et comme les sots ont justement la prétention de beaucoup deviner, le pauvre homme s'évertuait à être incrédule à mes assurances répétées. Prenant mes dénégations pour un calcul qui attend un plus haut prix, il ne pouvait se mettre dans la tête les choses simples; il ne pouvait s'imaginer qu'une femme qui avait de la beauté, de l'esprit, de la jeunesse, et ses entrées chez un ministre, ne fût pas à même d'en profiter pour elle et pour les autres, ne fût pas initiée aux intrigues politiques et ne spéculât point sur sa position, à la rigueur, au moins de compte à demi avec l'Excellence à qui cela pourrait être agréable.
Comme on le voit, mon diplomate n'était ni aussi bête que l'avait qualifié M. de Talleyrand, ni aussi délicat que par compensation je l'avais cru. Il renouvela ses visites et ses instances, qui d'abord m'avaient fait rire avec une obstination dont son rang seul pouvait me faire supporter l'ennui. Regnaud de Saint-Jean-d'Angly le vit souvent chez moi, et trouvait qu'en le dégrossissant, qu'en le laissant parler, on en pouvait tirer quelques idées capables de le sauver de la trop sévère épithète que M. de Talleyrand lui avait donnée. Malgré ce jugement un peu plus favorable, l'envoyé ne me paraissait pas mériter la peine et le travail qu'il eût fallu soutenir pour apprécier son amabilité, et toute ma patience se borna à le supporter sans trop d'humeur jusqu'au jour où, s'apercevant que ses visites lui étaient inutiles, il daigna les rendre moins fréquentes et enfin les cesser.
J'amusai beaucoup M. de Talleyrand par le portrait que je lui traçai de ce particulier plus politique que galant. En général, il paraissait goûter mes saillies, et j'avoue que je ne me rendais jamais à l'hôtel des relations extérieures sans le désir le plus vif de donner bonne opinion de mon esprit. On voyait, à la facilité de M. de Talleyrand, que la causerie lui était comme une affaire de santé, comme une distraction nécessaire du souci des hauts emplois et des fatigues du cabinet. Il laissait volontiers échapper des jugemens sur les hommes, mais avec une malice qui n'avait rien d'amer, et, je l'ai remarqué, avec un sentiment naturel de justice pour les talens. Nous parlions souvent de Regnaud de Saint-Jean-d'Angely, et il rit beaucoup un jour de tous les éloges que j'en avais faits, et qui se terminaient cependant par ce trait: «Il n'a, avec toute son éloquence, que l'air d'un beau cocher de l'ancien régime;» saillie que je crus d'autant plus pouvoir me permettre, que je l'avais risquée auprès de Regnaud lui-même, lequel ne s'en était jamais fâché, malgré ses prétentions aux bonnes manières et aux bonnes fortunes, et y avait répondu par cette boutade qui était encore de la fatuité: «Oui, je pourrais bien ressembler à un beau cocher de l'ancien régime, mais à l'un de ceux du premier rang, que souvent de nobles dames ne dédaignaient pas de faire monter de l'écurie au boudoir.»
Je ne trouve plus rien sur l'album où je transcrivais, il y a bien des années, les principales circonstances de mes relations avec M. de Talleyrand. Elles cessèrent après mon deuxième départ de Paris, malgré plus d'une démarche. En ne répondant point à mes lettres, M. de Talleyrand n'en conserva pas moins la cléopâtre, dont je lui avais fait hommage. Je n'ai, jamais conçu la ténacité de ce souvenir, après tant d'indifférence.
Plus tard, quand, au milieu de mes malheurs le nom de ce ministre puissant se présenta à moi comme un appui qui pouvait les soulager, je n'avais à faire valoir que l'intérêt de la grande infortune dont j'eusse voulu lui inspirer le respect. Sa position politique était trop délicate pour l'immense générosité que j'eusse sollicitée de lui. J'essayai pourtant de le voir, mais il n'aperçut sans doute que ce que ses devoirs avaient de rigoureux, et je n'en obtins que cette impassibilité de silence dont on ne peut faire un reproche à la grandeur; car ne point répondre n'est pas refuser tout à fait, et c'est déjà beaucoup qu'un homme d'État, dans les temps de réaction et avec les personnes suspectes, se contente de les oublier. Ce n'est donc point moi qui me joindrai à ceux qui accusent M. de Talleyrand de manquer des qualités du coeur. Je lui en ai connu de trop nobles, pour que le sentiment de la justice ne m'arrache pas un aveu contraire; et l'amour-propre blessé, qui s'exprime ainsi, mérite bien quelque confiance.
Cette digression était nécessaire, puisque M. de Talleyrand, qui a figuré dans mes Mémoires, ne doit plus y reparaître, et que mes relations, avec lui cessèrent depuis l'époque dont je vais poursuivre et continuer le récit.
CHAPITRE LXXIV.
Campagne de Boulogne.—Le Tyrol.—Munificence de Napoléon.
Il me faut un moment revenir sur mes pas pour retracer une scène dont un hasard me rendit témoin, lorsque Ney fut prendre au camp de Boulogne le commandement du 6e corps d'armée. Mais aussi je fis ce voyage pour le seul bonheur de l'apercevoir. J'avais besoin de le consulter sur une lettre qu'il m'avait adressée, et qui, au lieu de m'être remise par la personne qui d'ordinaire me les faisait tenir, m'était parvenue par la poste, et qui me paraissait avoir été ouverte. Elle ne contenait pas de secrets, mais le style de Ney avait une énergie que tout le monde ne pouvait lire. Il me parlait dans cette lettre avec une franchise fort plaisante des intrigues des cantons suisses, qu'il avait désarmés avant de négocier. Le désir que j'avais de voir Ney entrait beaucoup plus dans ma détermination que la frivole prudence dont je prenais le prétexte. Il rit beaucoup de mes terreurs, mais il eut de plus tendres remercîmens sur ce courage d'avoir fait cent lieues pour l'en instruire. J'avais eu dans le temps, à Toulon, une lettre pour l'amiral Bruix, qui commandait la flotte de l'océan, mais Ney ne me permit pas de la présenter, désirant que je fusse le moins du monde en évidence, par une délicatesse qui me faisait d'une telle obéissance une gloire et un plaisir. J'éprouvais un heureux orgueil à me donner des qualités qui pussent mériter ses éloges. «Il y a certes, me disait-il, moins de fagoteurs dans les camps que dans les salons des Tuileries; mais il y en a, et les mauvais propos nuisent au bonheur.»
Le temps que je passai à Boulogne fut employé en promenades, en courses à cheval, partout où je pouvais l'apercevoir. Nous avions un langage mystérieux auquel Ney se prêtait, lui avec une complaisance et moi avec un bonheur inexprimables. Qu'il était noble, au milieu de tant de nobles guerriers! Quand un geste me disait: je vous vois, cette intelligence muette, innocente et pure, suffisait à mon coeur. Un jour, en revenant d'une de ces tournées de félicité mystérieuse, je vis ce que je vais décrire.
Les soldats faisaient de fréquentes patrouilles le long des côtes pour empêcher la contrebande; j'étais assise dans une cavité du ravin qui me servait d'abri: ma rêverie fut tout à coup interrompue par deux voix d'hommes qui venaient d'au-dessus de ma tête. L'un disait à l'autre en mauvais anglais. «Attendez, vous allez les voir dans dix minutes; ils tourneront à la pointe, vous prendrez par le bas, j'irai parler au commandant, je lui dirai: le vent vient de là, aussitôt vous le verrez commander un à droite, alors c'est à vous à en profiter; je vous ai promis une heure libre, et vous la garantis. Savez-vous qu'il ne s'agit pas d'une bagatelle, 300 à 400,000 f. à gagner pour la maison Ver…—Mais voyez-vous, dit un autre, vous lésinez, et quand il s'agit de la vie, il faut payer.» Je n'entendis plus rien, mais je vis effectivement une patrouille débusquer à ma droite, rétrograder, prendre une direction opposée, enfin le marché se consomma avec toutes les clauses que j'avais entendues.
Je revis Ney le lendemain. Je ne lui dis rien alors de la petite scène fort peu militaire dont j'avais été témoin. Mais plusieurs mois après je lui en fis la confidence, en lui avouant que je l'avais ajournée de peur de faire punir l'officier commandant la patrouille, pour sa coupable connivence dans cette affaire. Ney me répondit qu'il me savait gré de lui avoir épargné la douleur de chercher les coupables, et de punir un officier français pour une fraude. Il ne me donna plus que vingt-quatre heures à passer près de lui, me faisant promettre de rester tranquille à Paris, sans courses et sans voyages inutiles.
Je partis le lendemain même, et, arrivée à Paris, j'appris que Ney était sur les bords du Rhin. En vingt-cinq jours il y était parvenu avec son corps d'armée des bords de l'océan. Je me trouvai logée chez des personnes toutes dévouées à l'empire, enivrées de la gloire militaire autant que moi peut-être. On ne parlait que triomphes, conquêtes, envahissemens, gloire de nos armes. Ma pauvre tête, remplie déjà d'images et de pensées guerrières, ne pouvait se calmer et se rafraîchir en pareille compagnie. L'exaltation me rendit bientôt insupportable le paisible séjour de Paris, et malheureusement une imprudence conçue, une folie rêvée, sont pour moi une folie faite. Mon plan fut aussitôt exécuté que formé. Beaucoup de personnes de ma connaissance se rendaient déjà à Milan pour les fêtes du 26 mai. Je n'avais pas cessé d'être en correspondance avec le comte Strozzi, grand seigneur italien, fort instruit, dont j'aurai à parler plus tard. Un de ses parens faisait partie de la députation qui avait été envoyée pour offrir la couronne d'Italie au vainqueur de Marengo et de Lodi. Je fus le voir; il me facilita mon voyage et me donna une lettre qui dans la suite me valut la faveur de la princesse Élisa, grande duchesse de Toscane. Avant mon départ, je crus devoir encore écrire à Regnaud de Saint-Jean d'Angely. Il craignit de me voir, tout absorbé qu'il était alors dans ses admirations impériales. Son ancienne amitié céda aux scrupules de sa conscience politique, qui ne me trouvait pas assez orthodoxe en fait de dévouement, depuis surtout le procès de Moreau. Mais, quelque temps après, lorsqu'il fut question de m'assurer une honorable existence, son intérêt se réveilla, et c'est au compte avantageux qu'il rendit de mon esprit et de mes qualités, que je dus une place à la cour de Toscane.
Dans ce temps, j'eus occasion de voir le grand maréchal du palais, Duroc, que déjà j'avais connu. J'en reçus l'accueil le plus aimable, qu'il entremêla de quelques plaisanteries sur ma passion pour la gloire, sur mon amitié fraternelle pour Ney. Il me demanda si je voulais de sa protection près de l'Empereur; qu'il me ferait adjoindre à l'état-major de Ney pour la prochaine campagne d'Autriche. Je lui répondis sur le même ton, et lui fis part de mon projet d'aller au couronnement à Milan, et de rejoindre Ney par le Tyrol. «Admirable plan de campagne! s'écria-t-il en riant; je veux absolument vous présenter à l'Empereur.
«—Non, non, j'ai toujours un peu peur de votre nouvelle majesté, et je ne l'aime que dans ses bulletins de victoire.»
Duroc ne manquait pas, quand il était un peu poussé, d'une certaine amabilité. Nous dîmes cent folies. Il me demanda si j'avais beaucoup de connaissances à Milan: «En avez-vous de marquantes dans le nouveau gouvernement?
«—Lorsque j'y étais avec le général, et que j'y étais sous le titre de son épouse, les grands-juges et les excellences de toutes les classes se glorifiaient d'être de mes amis; mais aujourd'hui je suis seule; dépourvue de ce titre et réduite à mon seul mérite, qu'alors on trouvait supérieur; je ne sais trop ce qui me sera resté de ces bons amis de cour, et si la réserve n'aura pas remplacé l'empressement.
«—Ne craignez rien, me dit-il en me prenant la main amicalement, je vais vous recommander à quelqu'un, et je vous promets que vous n'aurez point déchu.»
Les gens du pouvoir se trompent sur les puissans effets de la protection. Cela ne vaut jamais la recommandation très simple et publique d'un nom honorable. J'en fis à Milan la peu flatteuse expérience. On m'y reçut avec politesse, même avec une politesse empressée, mais défiante cependant. Je cessai d'en rechercher les preuves. J'avais pris un appartement magnifique, et je me demande encore aujourd'hui où je trouvais alors le secret de donner à l'argent une si rapide et si folle circulation. Il y avait dans la maison que j'habitais une actrice fort célèbre, La Pelandi, tragédienne d'un admirable talent; elle savait le français, mais le parlait avec répugnance. Aussi notre rencontre devint bientôt de l'intimité, lorsqu'en la voyant un jour occupée dans le jardin à répéter, je lui offris de lui donner les répliques.
«Quoi! vous savez l'italien?»
Je répondis, en la désignant, par ces vers de Pétrarque:
Lieti fiori e ben note orbe
Che madonna pensando premer sole,
Piaggia che ascolti le sue dolci parole
E del piede alcun vestigio serba.
Elle fut ravie, et j'y gagnai le délicieux plaisir d'entendre parler le plus pur toscan par un organe enchanteur. C'était pour moi un nouvel enthousiasme que le séjour de l'Italie. Je ne rêvais plus que poésie, théâtre, beaux-arts. Tout, à cette époque, commençait à ajouter de l'illusion à ce pays de merveilles. Vivant avec les artistes, j'assistais à toutes leurs fêtes; et ils m'engagèrent facilement à paraître dans le prologue d'une pièce de circonstance, où, sous le costume de la Renommée, je débitai une soixantaine de mauvais vers italiens, en déposant un laurier sur le buste de Napoléon. Le costume m'était extrêmement favorable, et je lui dus sans doute d'éclipser toutes les femmes fort jolies qui s'étaient disputé l'honneur de figurer dans ce prologue.
Je devais me rendre à un grand souper. En entrant chez moi pour faire ma toilette, mon étonnement ne fut pas médiocre de trouver un mot de l'un des plus intimes confidens de l'Empereur, qui m'engageait à me rendre au palais impérial avec la personne qu'on m'envoyait. J'aurais ici, si j'écrivais un roman, un superbe texte d'indignation et de magnifiques phrases de refus, un beau faste de vertu blessée; mais j'écris des événemens, les événemens d'une existence bizarre, aventureuse. Que la sincérité, qui me fait fuir le mensonge et l'hypocrisie, me soit du moins comme une vertu, à défaut de celles qui m'ont trop manqué. Je n'eus aucune irrésolution: l'amour-propre en permettait-il? Quoique toujours étrangère à l'ambition, j'avoue que le soin de ma toilette ne fut point sans calcul; elle était en vérité bien ambitieuse. Arrivée au palais, je trouvai l'ami du prince, qui m'en fit compliment, qui m'assura de la haute estime du maître. «Je n'ai pas besoin, me dit-il, de vous dicter le langage à tenir; mais une recommandation bien grave, c'est de ne point vous intimider si l'on vous parle de Moreau.
«—M'intimider! ne le craignez pas; mais si l'on me parle de Moreau ou de Ney, adieu à la majesté.
«—C'est une originalité ridicule; contentez-vous d'être aimable, vous me remercîrez du conseil.»
Au moment même une porte que je n'avais pas aperçue s'entr'ouvrit; l'ami du prince se retira, et je me trouvai dans un cabinet de dix pieds carrés avec celui pour lequel un empire était trop petit. Il n'y eut d'abord ni salut, ni complimens; puis venant à moi, il me dit: «Savez-vous que vous avez l'air ici d'être plus jeune de six ans qu'au théâtre.
«—J'en suis heureuse.
«—Vous étiez très liée avec Moreau?
«—Très liée.
«Il a fait pour vous bien des folies!
Je ne répondis rien. L'Empereur se rapprocha de moi et nous causâmes avec plus d'abandon encore; il se faisait aimable, et je le trouvai assez pour oublier Moreau, l'empereur, le roi; toutefois plus de brusquerie que de tendresse. Il ne fallait qu'un peu de tact pour s'apercevoir que les femmes ne pouvaient guère exercer d'empire sur Napoléon; qu'il était capable de faiblesse, mais nullement de ces attachemens aveugles qui peuvent devenir si funestes aux peuples chez les souverains. Il n'y eut jamais à craindre avec lui que les trésors publics fussent sacrifiés à apaiser les vapeurs et à désarmer la migraine d'une favorite.
Il n'ignorait rien de ma singulière existence, et me demanda si j'étais attachée au théâtre de Milan, si je comptais y rester. Je lui répondis que mon projet était, aussitôt après les fêtes, de voyager dans le Tyrol. Il me jeta un regard dont rien ne pourrait exprimer la pénétration, en ajoutant «Vous êtes donc Allemande.
«—Non, sire, je suis née Italienne, et j'ai le coeur français.»
Il me regarda de nouveau, resta quelques minutes indécis, puis me dit seulement avec la nonchalance royale ou ministérielle: «Je m'occuperai de vous.«Après cette vraie réponse de pétition, il disparut. Je fus reconduite par mon introducteur qui m'accabla de questions, auxquelles je répondis de manière à satisfaire sa curiosité ou son obligeance, et nous nous quittâmes fort bons amis.
En rentrant chez moi j'éprouvais une agitation extrême. J'étais fière et humiliée; le passé venait en quelque sorte accuser le présent. Je me rappelais que neuf années avant j'avais occupé ce palais, aujourd'hui impérial, dans un éclat pareil à celui de ses hôtes couronnés; et j'en revenais avec une invincible admiration pour le persécuteur de celui qui m'en avait fait partager les honneurs, ce persécuteur qui venait de placer son souvenir à la place du premier souvenir de l'exilé.
Tourmentée par toutes ces idées, je pris de sages résolutions; mais la fatalité était là pour les chasser. Deux jours se passèrent et je n'entendis plus parler de rien. Les blessures de la vanité commençaient à se joindre aux tourmens de l'ennui, quand je reçus la visite du grand maréchal du palais. Il m'étonna beaucoup plus par la magnificence du don qu'il me fit, que par l'annonce d'une seconde audience de l'Empereur. Je voulus refuser le présent auquel je n'avais point de droits; Duroc me donna de si bonnes raisons sur la nécessité d'accepter, que je m'y résignai par dévouement, en lui demandant s'il fallait que j'en remerciasse l'Empereur. «Certes, me dit-il; sans cela il vous en demanderait des nouvelles avec humeur, avec inquiétude même; et dans tous les cas il prendrait votre refus pour une ruse ou pour une offense. L'Empereur n'est pas un homme comme les autres; il mérite bien de n'être pas traité de même.»
Je me rendis encore le soir au palais, comme j'en avais reçu l'ordre. Même introduction, mais attente beaucoup plus longue. Le grand maréchal me conduisit dans une pièce assez spacieuse, qui ressemblait bien plus à un bureau de ministre qu'à un boudoir de souverain. L'Empereur était occupé à signer un énorme paquet de dépêches; il ne fit que jeter un regard à notre entrée. Le maréchal me fit signe de m'asseoir et il se retira. Un grand quart d'heure se passa sans que l'Empereur parût se souvenir que j'étais là. Tout à coup se tournant sans quitter la plume, il me dit: «Vous vous ennuyez?
«—C'est impossible, sire.
«—Comment, impossible?
«—Ne suis-je pas témoin des travaux d'un grand homme? N'y a-t-il pas là quelque intérêt pour l'amour-propre?» Là-dessus je me levai; il en fit autant, et il s'approcha avec beaucoup plus de grâce que lors de la première entrevue. Tout à coup il regarda du côté de son bureau, traversa la chambre, sonna, et d'une porte opposée à celle par laquelle j'étais entrée, je vis un mameluck ayant derrière lui plusieurs hommes qui restèrent en dehors. Je fus si étourdie de cette apparition, que je n'entendis rien; les yeux du mameluck se fixèrent sur moi d'une manière effrayante; il remit un paquet à l'Empereur, qui se rapprocha silencieux de son bureau. Dans mon inquiétude je me levai, marchant librement et à grands pas. Je fis comme si je n'apercevais pas l'Empereur venant doucement derrière moi. Bientôt je le regardai; ses yeux exprimaient bien plus l'énergie italienne que la dignité impériale. Je songeai peu à l'étiquette, et il n'en fut que plus aimable; et notre intime causerie se prolongea, à son insu comme au mien, jusqu'à deux heures du matin. «Vous ne dormez donc pas, lui dis-je?—Le moins possible; ce qu'on prend au sommeil est autant d'ajouté à la véritable existence, me répondit-il.»
Lorsqu'on parle d'un homme si extraordinaire, les plus minutieux souvenirs ont encore je ne sais quel puissant intérêt; qu'on me pardonne donc encore quelques détails. On a fait grand bruit de sa brusquerie presque brutale: c'est une critique de la haine. Certes, Napoléon n'était pas un grand homme dameret; mais sa galanterie, par cela même qu'elle n'était pas d'une nuance commune, en devenait plus flatteuse; elle plaisait parce qu'elle était sienne. Il ne disait point à une femme qu'elle était belle, mais il détaillait avec le tact d'un artiste ses avantages.
«Croyez-vous, m'avoua-t-il fort plaisamment, qu'en vous voyant au théâtre, j'ai soupçonné un peu de contrebande dans votre beauté?»
On à débité encore que sa peau avait la teinte et le désagrément de celle des hommes de couleur: ceux qui l'ont vu de près se joindront à mon témoignage pour le nier.
Napoléon me parut mieux empereur que consul; sa physionomie avait gagné de la noblesse et n'avait point perdu de sa simplicité; son regard était d'une incroyable pénétration; les belles lignes de son profil surtout rappelaient ce caractère césarien, signe de la grandeur, sorte de prédestination de l'empire. Ses mains, auxquelles on a fait une célébrité, ne démentaient point en effet leur haute réputation; j'en remarquai l'étonnante blancheur, et il m'en remercia presque avec le sourire d'une jolie femme. Tant il y a toujours dans les plus grands caractères une place en réserve pour quelque puérile vanité!
Je puis avouer ici un changement dans mes opinions, que tant d'autres éprouvèrent comme moi à cette époque. À dater de cette entrevue, Napoléon ne s'offrit plus à ma pensée que comme le plus grand homme de son temps. Les doubles rayons du génie des armes et des affaires brillaient sur son front; guerrier victorieux, souverain législateur, ses luttes militaires étaient encore des veilles politiques. Dès lors mon enthousiasme ne connut plus de bornes; et ce fut à ce point, qu'en revoyant Ney, il s'en aperçut et m'en fit la remarque. J'oubliais de dire que dans mon entrevue avec l'Empereur, quand je lui exprimai ma reconnaissance de son magnifique présent[2], il me répondit: «Je me souviendrai de vous, et nous ferons plus…»
Il tint parole; car lorsque, trois ans après, Regnaud de Saint-Jean-d'Angely présenta à sa signature mon engagement pour la cour de Toscane, près de la princesse Élisa, l'Empereur dit; «Oh! c'est notre fama volat; certes, j'approuve;» approbation qui me valut le retour de Regnaud, sa confiance, dès lors entière, la protection et les bienfaits de la soeur de Napoléon.