Mémoires d'une contemporaine. Tome 3: Souvenirs d'une femme sur les principaux personnages de la République, du Consulat, de l'Empire, etc...
CHAPITRE LXXV.
Départ de Milan.—Voyage dans le Tyrol.—Épisodes de ce voyage.
Je quittai Milan vers la fin de juin 1805; je m'arrêtai quelques jours à Vérone, et passai de là dans le Tyrol, la vie tranquille et sédentaire m'étant impossible. Je sentais le besoin de me rapprocher du théâtre de notre gloire, pour laquelle se préparait une nouvelle campagne, qui devait avoir aussi ses lauriers pour l'objet de mes voyages. Mon désir de revoir Ney n'était pas cette fois sans l'hésitation de quelques remords. J'avais beau me répéter que n'étant liée avec lui que d'une amitié fraternelle, je n'avais rien à me reprocher; je n'en passai pas moins quelques mois avant d'aller le rejoindre!
Je pris à Vérone un domestique italien; j'achetai deux magnifiques chevaux, je m'habillai en homme; et réduisant mon attirail à un simple porte-manteau, j'entrepris la visite du Tyrol comme on ferait une promenade à Vincennes. À Vérone, un pont sépare seul l'Autriche des États cisalpins. La bourse bien garnie, c'est de là que je recommençai mes caravanes guerrières. Dès la première dînée, l'inexactitude des comptes me fit mal augurer de mon élégant domestique: je le congédiai, sentant le besoin, dans une contrée si sauvage, de ne pas ajouter encore à mes dangers. Je le remplaçai par deux bons guides, qui parlaient l'italien et l'allemand. J'aurais voulu passer ma vie à courir de la sorte. Chemin faisant, je me faisais raconter les exploits de ces admirables chasseurs de chamois, dont quelques uns ne dépareraient point l'histoire des héros. Les Français étaient venus jusqu'à Melwald, et mes guides n'eurent garde de me laisser ignorer les prodiges de valeur de leurs compatriotes. Au récit naïf de cette bravoure ignorée, je faisais des voeux pour qu'un peuple si franc et si noble échappât aux désastres d'une invasion nouvelle. Oui, je l'avoue, au milieu de ce pays, j'avais quelque regret à nos triomphes, dont il eût été la victime. J'obtins des détails curieux sur une montagne digne de la réputation du Saint-Bernard ou du Mont-Blanc; et, comme aucune folie ne devait m'être interdite, je résolus d'y aller en pélerinage, et courus grand risque d'y terminer le pélerinage de ma vie.
Je cheminais au milieu de mes rêveries et des rochers. À chaque pas quelques ruisseaux se mêlent aux inégalités du terrain et aux accidens d'une nature sauvage. Souvent les fentes des rochers sont couronnées de fruits et de légumes qui y croissent; mais le seul chasseur de chamois ose semer et recueillir dans des lieux où la mort est si voisine de la vie. Des ceps de vignes se courbent en arcades; des fleurs grimpent en festons autour d'arbres vieux et agrestes; enfin, c'est un spectacle vraiment romantique que celui du Tyrol. Je croyais retrouver les champs de Vallombrosa, les champs de mon enfance; et, bercée mollement par le charme des souvenirs et la magie des émotions, je laisse tomber la bride sur le cou de mon cheval, qui, effrayé, se jette de côté et me fait rouler sur le courant d'un précipice. J'étais perdue, si mon brave tyrolien, rapide comme la pensée, ne se fût élancé sur le fragment chancelant d'un rocher. Tout cela fut un éclair, et je n'eus même peur que par réflexion. Mon brave tyrolien en eut plus que moi; et sa joie de m'avoir sauvé la vie fut aussi vive que bruyante.
Je ne voulus pas, dans le premier moment, diminuer la joie de ce brave homme par l'expression de la douleur que j'avais éprouvée; mais quand il s'agit de remonter à cheval, il me fut impossible de poser la main sur la selle: j'avais l'épaule démise, et déjà elle enflait considérablement. Mon pauvre guide cherchait à me rassurer en me disant qu'au prochain village nous trouverions un paysan célèbre par des cures miraculeuses, et qu'il irait le chercher. Rien n'était moins fait pour me tranquilliser, car je sais que pour ces sortes de cures la foi est indispensable, et j'en manque totalement en médecine. J'avais donc encore, outre mon mal, le mal de la peur.
Mon guide me conduisit cependant à une maison fort propre, où bientôt je fus entourée de toute une famille empressée à me prodiguer tous les soins. L'homme aux miracles ne tarda point à paraître; son aspect m'inspira plus de confiance que l'histoire de ses guérisons; et dès qu'il m'eut adressé quelques explications sur son art ou plutôt sur son expérience, en fort bon Toscan, je lui livrai mon bras avec une espèce de sécurité fort résignée. J'étais habillée en homme, je voyageais seule, il fallait bien que j'eusse la vanité d'un courage un peu viril. Le brave homme voulut bien l'admirer; et, quand au bout de dix jours, entièrement guérie, ne souffrant plus, je lui offris vingt louis, il en prit deux. Il avait cependant une nombreuse famille et une fille veuve avec cinq enfans en bas âge. Je voulus me faire conduire auprès de cette femme intéressante, et je me trouvai heureuse de lui laisser des marques de ma reconnaissance pour son père si désintéressé.
Les femmes du Tyrol sont fort belles; mais elles se coiffent de manière à s'enlaidir. Qu'on se figure de jolies têtes, couvertes d'un grand chapeau à trois cornes rabattu par derrière. La jeune veuve était heureusement dépourvue, quand je la vis, de cet ornement national. «Hélas! me disait-elle à chaque mot de consolation que je lui exprimais, je n'ai pas même le triste et dernier bonheur de pleurer sur la tombe de mon mari, d'y placer l'image révérée de sa patronne. Vous allez en Italie, fuyez les Français: partout ils portent la mort.» Je me gardai bien de lui répondre que ma vie, mon bonheur, étaient dans leur camp et tous mes voeux pour leur gloire. Je quittai ces bonnes gens comblée de bénédictions, heureuse de leur laisser un peu de cet or, qui ne vaut que par les bienfaits qu'il permet.
Nous étions à un quart de lieue du couvent des moines de Wiltare, lorsqu'un chasseur aborda mon guide, et lui dit en allemand: «Nous allons encore nous battre: les Français vont marcher sur Inspruck. Mon frère arrive de Hall; j'aime mon pays, mais je suis si las des tracasseries sur la chasse, que pour rien je m'enrôlerais avec eux.
«—Et moi, pour moins que cela, reprit mon guide en faisant un geste d'exécution, je vous planterais ce plomb dans le crâne… Un chasseur tyrolien trahir son pays!»
Je ne parvins qu'avec peine à leur faire entendre raison à tous deux; j'en vins à bout néanmoins avec une franchise égale à la leur.
Je m'installai dans une auberge, et de là je continuai à parcourir le pays. Dans une de mes courses, je fis la rencontre d'un Français que j'avais vu à Milan, où il était attaché à M…; il me dit qu'il voyageait pour son plaisir; la connaissance fut bientôt faite. J'étais charmée d'avoir un compagnon de route, et L…, quoique d'un extérieur assez peu prévenant, avait assez d'esprit pour rendre la société agréable. Nous quittâmes Botzen pour aller à Leit, où nous nous amusâmes beaucoup de l'air imposant et mystique de notre hôte, qui, en nous servant un quartier de chevreuil, nous racontait très gravement les plus étranges choses sur un roc du pays, d'où un ange avait fait descendre l'empereur Maximilien, pendant une chasse. En nous exaltant son vilain taudis, il nous parlait d'Inspruck comme d'un cloaque, et il n'avait pas tort. Mais quand je vis cette ville, pouvais-je ne pas la trouver belle, malgré sa laideur? elle retentissait des cris de victoire de nos braves, et leurs drapeaux y flottaient mêlés à des drapeaux enlevés à l'ennemi!
La bonne ville d'Inspruck eut bientôt l'air d'une ville française, où se faisait le recrutement. Avec un peu de jargon allemand, je trouvai dans cette même ville à me loger très agréablement à côté du célèbre minéralogiste Schasser, dont je visitais le cabinet avec un peu d'érudition empruntée, qui me faisait fort bien accueillir. Me faufilant à travers des haies, j'aperçus Ney au milieu d'un brillant état-major. Son rapide sourire, sans gestes, sans parole, exprima tout ce qu'il sentait. Je reçus, en entrant, deux lignes où il me demandait si je ne me lasserais pas de ma vie errante, si j'étais de fer, pour préférer tant de fatigues aux plaisirs du repos. Je répondis par ces vers d'un vieux poème italien que je m'occupais à traduire:
Je préfère toujours, en suivant un héros,
La fatigue aux plaisirs et la gloire au repos.
Je le vis un moment le soir; il me fit raconter ma chute et ma guérison miraculeuse; Y croyez-vous? me dit-il.
«—Mais je crois aux miracles que je vois.
«—S'il en est ainsi, votre homme est précieux; je m'en vais l'attacher à l'armée.
«—Il vous fera volontiers grâce de cet honneur: les Tyroliens aiment trop leurs montagnes.
«—Et nous aussi: c'est pour cela que nous en avons délogé les
Autrichiens.»
Quand je lui parlai du Français que j'avais rencontré dans les montagnes, il m'adressa les plus minutieuses questions.
«N'auriez-vous pas remarqué qu'il se soit mis en rapport avec les gens du pays?
«—Cela lui eût été difficile, car il ne sait pas un mot d'italien, et encore moins d'allemand.
«—Lui avez-vous dit que vous me connaissiez?
«Comment pouvais-je confier à un étranger ce que vous m'avez priée de taire même à l'amitié?
«—Vous savez, ma pauvre amie, quoique vous ne recueilliez que d'incroyables fatigues de votre attachement pour moi, combien il m'importe qu'on l'ignore.
«—Pour revenir à mon compagnon de voyage, je vais m'en débarrasser, puisqu'il vous paraît suspect.
«—Je crois que c'est un espion.
«—Bah! il serait venu ainsi se jeter dans la gueule du loup?
«—Il ne vous parlait pas de l'armée, de l'Empereur?» Me voyant résolue à retourner en France avant la fin de la campagne, Ney m'engagea du moins à m'établir dans une ville; je le promis et n'en fis rien: il me retrouva partout en chevalière errante.
Je fus pendant mon séjour dans ces contrées, et avec toute ma finesse moitié italienne, moitié française, mise en défaut par deux Allemands qui étaient pourtant bien de leur nation, et qui n'en avaient que plus beau jeu avec moi. L'esprit, qui donne des lumières, donne aussi une certaine confiance qui vous rend plus souvent dupes que les sots. J'en fis l'expérience avec mes Allemands, et c'est ce que l'on va voir dans le chapitre qui suit.
CHAPITRE LXXVI.
Nouvelles courses dans le Tyrol.—Scène d'espionnage.—Madame Pâris.—Le général Delzons.—Courtes entrevues avec Ney.—Souvenirs du général Championnet.
Dans la maison où je logeais à Inspruck, il y avait une dame Murhauzen, avec laquelle je parcourais le pays. Son fils paraissait avoir grand peur des soldats français; mais cela était une frayeur de convention. Enfin le jeune Murhauzen était un espion du cabinet autrichien. Avec un peu de réflexion j'aurais dû le deviner; mais son air triste me trompa, parce que je trouvais naturelle cette antipathie pour l'étranger. Mais lorsque je découvris cela, il fallut toute la bonté de mon coeur pour ne pas tout déclarer à l'autorité, et faire arrêter sur-le-champ les coupables. Grâce à mon silence ils ne furent arrêtés que long-temps après. Mais voici l'histoire de ce curieux espionnage dressé dans les montagnes du Tyrol.
Un pavillon de la maison où je logeais à Inspruck avec la famille Murhauzen était occupé par une femme que j'appellerai Pâris, parce qu'elle était cousine du garde du corps qui donna si intrépidement la mort à Lepelletier de Saint-Fargeau, pour son vote contre l'infortuné Louis XVI. On la disait fort affligée d'une perte récente. En allant la voir avec le désir de la consoler, j'avoue que je fus assez mal prévenue par l'appareil fastueux de son deuil, l'élégance de son désespoir et les grimaces de sa douleur. Madame Pâris ne savait pas qu'elle allait débiter son roman devant un témoin de certaines circonstances dont elle allait maladroitement s'étayer. Madame Pâris était jolie; en la voyant et en l'entendant, on la reconnaissait bien pour une femme de l'aristocratie; elle avait de fort bonnes manières et peu d'instruction. Si elle avait su pleurer, madame Pâris m'eût facilement trompée; mais je ne pus jamais croire à la douleur de ses yeux noirs, dont l'expression n'était pas l'attendrissement.
Madame Pâris prétendait avoir suivi son mari à l'armée de Condé. À la prise de Kehl, un chef de bataillon de l'armée républicaine l'avait sauvée et conduite au général Joubert, qui la rendit à son père. Le général Moreau avait fait exprès pour elle un voyage à Paris. Pénétrée de tant de loyauté, elle avait trop loué devant son père ceux qu'il haïssait comme ennemis de son parti, et l'avait quitté (ce qui était pousser bien loin la reconnaissance). Après avoir perdu son mari idolâtré, elle avait quitté les rangs des royalistes pour ceux des républicains dans l'ardent désir de retrouver sa patrie, et de mourir obscure aux lieux qui l'avaient vue naître.
Je la laissai dire sans l'interrompre, attendant qu'elle en vînt à ce qu'elle voulait de moi; elle y vint: il s'agissait de lui donner mon passe-port, où l'on arrangerait le signalement, ou bien de lui en procurer un pour se rendre, en France. Regardant alors la veuve et ses complices, je lui démontrai avec une désespérante exactitude tous les mensonges de sa narration. «Vous prétendez avoir été sauvée aux environs de Kehl par le général Joubert: il n'y était pas. C'était le général Férino qui se battait contre l'armée de Condé, lorsque le prince Charles fut repoussé vers Ettinger. Quant à Moreau, il était à l'armée de Sambre-et-Meuse; il ne fit aucune démarche à Paris en faveur d'une veuve d'émigré. Il en sauva plus d'un sur le champ de bataille, et je le sus; mais jamais il n'a été question du roman que vous venez de me débiter.»
Après cet éclat, je vis la bassesse dans toute sa nudité. Il faut dire ici que par prudence Ney avait voulu que je passasse pour la soeur d'un des sous-officiers qui me remettait ses lettres. Cette circonstance laissait de l'espoir à des gens qui ne connaissaient pas le soldat français, et ce courage qui résiste à l'or comme aux boulets. Madame Pâris crut devoir tout risquer.
«—J'ai, me dit-elle, une mission pour la France, qui sera payée au poids de l'or en cas de succès. Il faut un passe-port et quelques moyens de liaison avec des généraux français.» Murhauzen ajouta que mon dévouement me vaudrait une haute protection. Rien ne me fut pénible comme le visage heureux de ce jeune homme, si jeune jouant la trahison.
«Eh bien! belle dame, me dit madame Pâris, en me tendant la main, êtes-vous des nôtres?»
Je lui déclarai, en reculant, mon indignation contre de tels moyens de fortune, et ma résolution de les en faire repentir s'ils ne quittaient Inspruck dans les vingt-quatre heures.
«Je saurai bien me faire protéger,» répondit madame Pâris.
«—Et moi me faire croire en dépit de vos protections, parce que ceux à qui je parlerai de vos menées savent que j'en suis incapable.
«—Vous faites bien l'importante, pour la parente d'un sous-officier qui suit l'armée!
«—Eh bien! vous qui êtes si distinguée par les manières et si peu par les sentimens, partez cette nuit même, ou demain vous êtes arrêtée.»
Murhauzen me saisit par la main, et, me voyant si intraitable, descendit aux supplications pour m'engager à tout le moins au silence.
«Pas au delà de deux fois vingt-quatre heures,» fut ma réponse.
Lorsque le lendemain je me préparais à changer de logement, la femme qui vint me servir mon thé m'annonça que la famille Murhauzen était partie depuis quatre heures du matin avec la dame française du pavillon.
Je me décidai à prendre un nouveau logement; mais ne pouvant prévenir Ney de ce qui m'était arrivé que le soir, je fus aise de ce retard par la crainte que, si je l'eusse vu de suite, mon secret ne me pesât, et par l'espoir, que quand je parlerais, les coupables du moins auraient eu le temps nécessaire de pourvoir à leur sûreté.
Quand je vis Ney, j'eus un moment d'inquiétude sur la manière dont il recevrait ma tardive confidence. Qu'elle fut heureuse, ma surprise, lorsque je l'entendis, au lieu de me blâmer, m'approuver avec éloges, en me recommandant le secret! «Ils sont loin, me dit-il; j'en suis bien aise. Je ne les crois pas dangereux; mais le fussent-ils, j'aime mieux qu'ils soient arrêtés ailleurs qu'ici, et je préfère surtout ne jamais vous devoir de pareils avertissemens.» Il me rappela ma rencontre avec H*** à Belsona, en ajoutant: «C'est de la même clique. Il y a autour de l'armée une fourmilière d'intrigans et d'espions, comme au temps des représentans du peuple. C'était alors pour nous dénoncer; maintenant c'est pour épier nos sentimens à l'égard de Napoléon. Eh! mon Dieu, est-ce que le soldat s'inquiète des hommes? il ne voit que son pays, et il y est fidèle et partout et sous tous les régimes.» Je m'enivrais au son de ces nobles paroles. Que Ney était beau quand il parlait de gloire et de patrie!
Ney m'annonça qu'il me ferait partir le lendemain, me défendant de me lier avec qui que ce fût pendant les séjours que je ferais durant la campagne. Il me donna une lettre pour le général Godinot[3], son ami, homme aimable et bon, que je ne vis qu'à Ulm, après avoir perdu la lettre qui me recommandait à lui.
Il ne m'arriva rien de bien extraordinaire dans cette campagne. Ce fut une vie de fatigues que le délire de la gloire et de la passion pouvait seul faire supporter, mais que je soutenais par un courage qui n'avait que la courte mais bien douce récompense d'une surprise et d'un regard. J'avais abattu mes cheveux; le soleil avait bruni mon teint; mon air enfin avait pris quelque chose de si viril, que Ney me disait souvent: «Si vous ne parliez pas, je défierais qu'on vous reconnût pour ce que vous êtes, surtout à cheval.» J'en fis l'expérience, et d'une manière curieuse, dans cette campagne, à la défense de Cattaro, où commandait le général Delzons[4], avec qui j'avais eu des relations d'amitié. Me voyant, au moment d'un repas militaire, payer l'eau-de-vie à tout le groupe qui entourait la cantinière, vrai modèle de celle qu'a chantée notre Béranger, il demanda: Quel est ce jeune homme, ce petit homme-là? Général, répondit l'Hébé militaire, c'est un Parisien qui veut se faire apprenti soldat; il paie largement sa bien-venue, mais il ne boit pas. En effet, ni l'exemple ni la fatigue n'influèrent sur mes habitudes, et je n'eus jamais recours à cette ressource de forces factices.
J'ai appris plus tard, et de Regnaud de Saint-Jean-d'Angely, que l'épisode d'espionnage, que je viens de raconter dans ce chapitre, que le salut que durent à Inspruck des misérables à ma généreuse négligence, que toute cette affaire, enfin éventée par la police impériale, excita quelque refroidissement dans la faveur dont Ney était à si juste titre honoré pour ses grands talens et sa bravoure. Il continua à se couvrir de gloire à Magdebourg, à Iéna, à Friedland, à Eylau; mais Regnaud, en me parlant de cette affaire, m'avoua qu'il n'avait fallu rien moins que tout cela pour sauver Ney d'une disgrâce complète. On avait cru que Ney avait été d'accord pour laisser échapper Murhauzen; et, lorsque j'attestai à Regnaud que je n'avais confié à Ney cette intrigue qu'après la fuite des coupables, il s'emporta au point de me déclarer que le devoir de Ney était de me faire arrêter et conduire à Paris pour cause de non-révélation. On voit que Regnaud de Saint-Jean-d'Angely n'avait pas dévié en fait de dévouement.
«Ney, lui dis-je, est un grand capitaine, et n'est point un fin politique; il n'a jamais vu ni connu ce Murhauzen, pas plus que la dame Pâris.» Aussi j'avoue que je fus saisie d'un effroi involontaire quand il ajouta: «Comment se fait-il qu'on ait trouvé dans les papiers de cet homme une lettre adressée au général Dallemagne, questeur du corps législatif, où il était fortement question de la haute protection de Ney pour une émigrée?» Dans cette affaire, comme dans celle d'Hervas, je fus embarrassée, ainsi que cela arrive plus qu'on ne croit à l'innocence; j'expliquai à Regnaud qu'il se pourrait qu'une lettre de moi au général Dallemagne eût été égarée; qu'en effet j'avais long-temps entretenu, quoique à de grands intervalles, avec cet officier une correspondance; mais que je répondais qu'elle avait été exempte de toute réflexion politique.
À propos de correspondance, j'ai omis d'en mentionner une qui fut assez active entre moi et l'un des plus grands capitaines de la révolution, dont le nom n'a point encore figuré dans ces Mémoires, parce que, à vrai dire, le fait de cette correspondance, ne se rattachant point à une passion, m'est resté comme un souvenir plus tranquille et en quelque sorte moins pressé; il s'agit du général Championnet. Je l'avais connu bien long-temps avant le 18 brumaire; il passait pour Jacobin; je ne me suis jamais aperçue que d'une chose, c'est qu'il avait fort bon coeur, de l'esprit naturel, une imagination brûlante, le goût effréné de la lecture. Un peu de vanité flattée m'avait conduite à cette amitié assez vive, qui ne fut jamais qu'épistolaire. Fils naturel d'un avocat distingué, Championnet était fort plaisant quand il parlait de sa naissance; en général, il contait d'une manière fort originale. Du reste, de la plaisanterie passant à l'enthousiasme, il citait volontiers Plutarque après un lazzi. Il avait eu une liaison à Dusseldorf. Rien n'était amusant comme le tableau tracé par lui de cette liaison, et de la rivalité qu'elle avait amenée entre lui et Suchet. Venant de battre les Autrichiens à Fenestrelles, il m'écrivait: «On a voulu me souffler ma belle et ma gloire; mais le petit Championnet a prouvé qu'il sait conserver les deux. Pourtant, chère frère d'armes, je me lasse du métier; car nous avons bien l'air de ne nous être tant épuisés qu'afin seulement de devenir libres pour un nouvel esclavage.» Je reçus encore quelques lettres de lui après la journée du 18 brumaire, sur laquelle il s'exprimait avec beaucoup de noblesse et d'indignation. Quand je passais auprès de Ney quelques momens un peu tranquilles, il était bien rare qu'il ne me parlât point de Championnet, dont il estimait la fière indépendance. Ce qui lui échappait dans ses effusions me fit long-temps croire que lui aussi était plus républicain qu'il ne lui convenait ensuite de le paraître.
CHAPITRE LXXVII.
Retour à Paris.—Le général Gardanne.—Départ pour l'Allemagne.—Mon compagnon de voyage.
Après la paix de Presbourg, qui était venue suspendre les exploits de Ney, je revins à Paris, où je pris un petit appartement dans le faubourg Saint-Germain, n'allant jamais au spectacle, vivant fort retirée, ne recevant personne, et heureuse, car je voyais Ney quelquefois. Son projet était de me faire obtenir une place, pour les langues étrangères, dans un des grands établissemens d'éducation élevés par la munificence de Napoléon. J'avais beau lui montrer que mes campagnes n'étaient pas des titres, ou plutôt étaient de singuliers titres à de pareilles places, il insistait, et je ne le contrariais pas, parce que j'espérais peu. Au commencement de 1806, il m'annonça qu'il était de nouveau appelé à l'armée; que la campagne serait longue et rude; puis, me regardant gaiement: «La ferez-vous, celle-là?—Belle question! vous me défendriez de la faire, que je la ferais encore; au moins si vous êtes blessé, trois cents lieues ne nous sépareront pas.
«—Écoutez, mon amie, je vous laisse vivement recommandée à un ami qui, dans quelques jours, dirigera votre départ.» Je fus un peu étonnée quand je sus que l'ami auquel Ney devait me recommander était le général Gardanne, que j'avais vu en Italie, dont Moreau appréciait la bravoure, mais dont le ton plus que brusque m'avait toujours choquée, leste quand il voulait plaire, rude quand on ne lui plaisait pas.
Ney me dit en riant: «Mais, malgré ses manières, il est gouverneur des pages de l'Empereur.
«—Tout de bon?
«—Je vous le jure.
«—Voilà des élèves à brillante école!
«—On ne veut pas faire des petits abbés de ces jeunes gens, mais de braves et solides militaires. Voyez-vous, ma chère, vous parlez du Gardanne général républicain, et moi je parle du Gardanne de cour; vous reconnaîtrez vous-même la différence. Nous avons tous un peu subi la métamorphose. Moi-même, n'ai-je pas le ton plus doux? Nous sommes tous, tant bien que mal, déguisés en courtisans; cela est bien bizarre, n'est-ce pas?
«—Non, tout est bien, parce que tout sied à la valeur française.
«—Du reste, soyez tranquille; Gardanne est un ami, il vous recevra bien; il vous a vue avec Moreau, et la reconnaissance sera piquante. Parlez-lui du passage du Mincio, qu'il traversa avec cent grenadiers ayant de l'eau jusqu'au menton, et de sa bonne fortune après la bataille d'Arcole.
«—Mais vous n'étiez pas là.
«—N'importe, j'ai tout su de la personne elle-même: une fort jolie
Piémontaise, ma foi! parente du comte de la Roquette, de Turin.»
Ney partit, et les heures commencèrent à me paraître des semaines. J'écrivis au général Gardanne; il me répondit, en me priant de passer au château le lendemain. Il occupait un entresol du pavillon Marsan.
J'attendis quelques minutes, et Gardanne parut. Je le trouvai bien vieilli et bien changé: c'était vraiment un prodige, une politesse de l'oeil de boeuf. Apparemment que je ne lui parus pas aussi changée, ce qui amena une discussion assez singulière, et un échange de propos galans qui me firent craindre d'accepter son égide pour le voyage; et en effet mes mesures furent prises autrement. Je chargeai mes connaissances de m'indiquer un officier avec lequel je pusse partager les frais et les inconvéniens du voyage. La personne qu'on m'indiqua et qui vint me voir tomba à l'instant même d'accord sur les conditions. C'était un officier de hussards, depuis général de brigade. Déry, c'était son nom, me prévint qu'aux frontières nous ne pourrions continuer la route dans la même calèche, les femmes à la suite étant proscrites; mais il me promit d'arranger tout pour le mieux.
Déry, dont la curiosité avait été vivement piquée par ma démarche mystérieuse, fut cependant d'une discrétion parfaite. Bien éloigné de cette banale galanterie, qui se croit obligée d'avoir des hommages pour toutes les femmes, il se contentait de me montrer la plus cordiale amitié. Quand nous descendions de calèche, il me laissait tranquillement sauter à bas de la voiture, comme si j'eusse été un aide de camp. «Je suis, me disait-il, bien peu galant avec vous; mais l'idolâtrie que j'ai pour votre sexe me rend incapable de soins pour un pantalon, de tendresse pour une cravate noire, de folie pour une casquette. Vous êtes trop bien en homme pour être une femme dangereuse.
«—J'en crois votre franchise, et je suis de votre avis: une femme garçon est moins gênante, mais elle est moins jolie.
«—Vous allez trop loin; cet effet-là n'est pas général, il est chez moi seulement personnel.
«—Malgré cela, je vous assure que ce n'est point là mon costume de conquêtes, ce n'est que mon habit de campagne.
«—Mais ces campagnes, quel motif vous en a fait braver les fatigues et supporter les tristes spectacles de la guerre?
«—Celui qui nous fait faire ce qu'à vous vous fait faire la gloire.
«—Vous allez rejoindre un amant?
«—Non, mais un ami qui le fut, qui ne doit plus l'être, et qui demeure l'unique objet d'une admiration passionnée, le héros de mon imagination, l'idole de mon coeur.
«—Heureux qui peut inspirer un sentiment si exalté et si exempt d'égoïsme!»
J'avoue que je fus flattée de voir un peu Déry revenir de ses préventions, sans aucune curiosité indiscrète; et je m'abandonnai au plaisir de raconter ma vie militaire. Il la trouvait bien aventureuse et bien étonnante. «Hélas! lui disais-je, elle ne sert peut-être qu'à faire naître l'idée de quelques défauts, plutôt que celle des qualités courageuses qu'elle a réclamées. Mon Dieu, un peu de repos vaudrait mieux pour le monde; mais je ne regrette pas d'avoir fait comme j'ai senti. Si j'avais encore le choix d'une destinée, je prendrais encore le tumulte d'un sentiment passionné, même malheureux, de préférence à une vie tranquille mais morte, sans exaltation et sans ressorts. Cet homme qui m'inspire cet attachement qui vous semble extraordinaire viendrait à me haïr demain, que son image resterait là gravée et suffirait aux battemens de mon coeur.»
Déry avait deviné ce nom si cher qui m'occupait; il ne le prononça point en signe d'intelligence; mais il prit plaisir à me vanter les exploits de cette valeur qui chez Ney était presque fabuleuse, même parmi tant de braves. Il m'indiqua adroitement un moyen sûr de faire connaître où j'étais à celui que cherchait ma constance; mais je ne voulus point l'employer: j'avais promis le mystère, et je voulus y être fidèle au risque de mille dangers, de mille fatigues; au risque d'être mal jugée et compromise.
Je ne parle point de la route, déjà attristée par les commencemens de l'hiver; je dis seulement à Déry que la saison m'effrayait pour nos pauvres soldats; que le froid serait excessif. «Bah! me répondait-il avec toute la gaieté des camps, ils n'ont pas le temps d'avoir froid.»
Hélas! l'hiver n'a que trop prouvé plus tard qu'il était un ennemi, et le seul qui pour nos armées serait invincible. Il a fallu tous les élémens conjurés pour que notre France fût abattue. Et alors, que de noms chers à mon coeur sont entrés dans l'histoire! Ce brave Déry, lui aussi, fut moissonné à la fleur de l'âge, dans la fatale campagne de Russie, terrible représaille de nos triomphes, plus terrible signal de nos malheurs!
Je ne sais si je me trompe, mais les peuples ne recommenceront plus rien de pareil aux grandes destinées que nous avons vues finir! D'autres gloires pourront naître, mais jamais la gloire des armes ne retrouvera ces marches rapides du Tage à la Neva, cette course dans toutes les capitales devenues comme des casernes françaises. Est-il une épopée à la hauteur d'une telle histoire?
CHAPITRE LXXVIII.
Bataille d'Eylau.—Ma blessure.
Dès le commencement de la campagne, Ney avait repris cette habitude de prodiges qui le mettait toujours au premier plan d'une armée de héros. Génesbourg, d'abord; le lendemain Elchingen; puis Eylau. Quelles incroyables péripéties de victoires et d'émotions! Au milieu de toutes ces gloires, mon obscurité était encore glorieuse: j'étais fière d'être ainsi confondue dans les rangs qui, électrisés par un chef invincible, enlevèrent le formidable plateau dont la prise laissa Ulm sens défense. Dans mon abnégation de vanité j'étais heureuse; ma gloire, à moi, c'était un regard surpris au milieu des dangers, des fatigues et de la mitraille. Que de fois, dans ces rares momens, arrachée aux devoirs pour les donner au bonheur, Ney me répétait: «Pauvre Ida, comme vous voilà faite! vous êtes partout; vous ne craignez donc rien?» Alors je lui racontais tous mes moyens de pénétrer jusqu'à lui, mes intelligences pour me trouver toujours près de l'attaque. En lui parlant ainsi, je pressais contre mon coeur cette main terrible à l'ennemi et toujours secourable au vaincu. Oh! que le courage, que les vertus guerrières vont bien à l'amour! et qu'il y a loin de cette passion ressentie sur un champ de bataille, de cet enthousiasme mêlé de périls, à la galanterie musquée de ces colonels de l'ancien régime, qui brodaient au tambour!
Comme j'avais confié à Ney les services que m'avait rendus le général Lariboissière, pour me faciliter les moyens de toujours l'approcher, il se fâcha, en me renouvelant énergiquement l'ordre d'avoir aussi le courage de ma consigne militaire. Je trouvais bien à cela un peu de vanité; mais comme la mienne était de lui obéir, je lui promis tout ce qu'il voulut. «Ayez un domestique sûr, me dit-il; avec lui, de l'or et votre tête, vous devez vous passer de protections.»
Nous nous séparâmes pour nous rejoindre bientôt. J'eus le bonheur de trouver à Magdebourg un excellent domestique qu'une affection naturelle portait vers les Français. Je fus ainsi débarrassée de la nécessité de recourir aux guides du pays. Hantz connaissait la Prusse, l'Allemagne et le Tyrol, du doigt, suivant son expression. Il entra en fonctions par refaire mon porte-manteau. Je lui payai un mois de gages d'avance, désirant voir s'il n'avait pas l'habitude de boire, précaution nécessaire avec les domestiques anglais et allemands. Je ne me souciais pas d'être, au milieu de tous mes dangers, encore à la merci d'un ivrogne. Mais Hantz était un phénix; il régala ses camarades, fit honneur à la générosité française. Hantz ne parlait pas mal français; il me pria même de ne jamais lui parler que dans cette langue; en quelques mois il était presque devenu puriste.
Je craindrais de paraître barbare en prodiguant ici les descriptions de toutes les scènes de carnage que traîne la guerre à sa suite, quand une grande passion occupe le coeur, quand on a, pour ainsi dire, à débattre sa propre existence sur ces horribles champs de la mort, dont je supportais l'aspect sans trembler. Hantz, connaissant la rigueur du climat, m'avait ménagé toutes sortes de précautions contre le froid. Ainsi chaudement vêtue, chargée d'or, inaccessible à la crainte, les obstacles de la route et de la saison ne faisaient que rendre plus vif mon ardent désir de me rapprocher de celui dont un mot et un sourire payaient cette vie de privations et de fatigues.
Encouragée par tant de courses heureuses, ne croyant rien d'impossible à mon habitude des hasards, j'avançai vers Mohringue. La route était déjà encombrée de bagages et de blessés. Chacun était si occupé de lui-même, qu'on ne s'occupait guère de nous. Hantz me faisait passer pour un négociant se rendant à Chomoditen. «Vous ne pourrez traverser, lui criaient quelques soldats; les Russes y sont. On les délogera, criaient d'autres; ils sont en bonnes mains, Ney les attaque.» Hantz, ayant son thème fait, les excitait à parler; c'était travailler à mon bonheur, car en écoutant les soldats pouvais-je entendre autre chose que son éloge? Les blessés retrouvaient dans leurs cris de souffrance des cris d'admiration pour un chef adoré. Dans une de ces voitures inventées par le génie de l'humanité[5] contre le génie de la guerre, un Russe, mêlé à nos blessés, était aidé et pansé par ceux qui souffraient moins. Oh! c'était un beau spectacle que celui de cette valeur compatissante, après avoir été si terrible! J'avais gardé le silence, malgré mon admiration; mais au moment de la halte à un village, j'oubliai mon rôle, en demandant à un aide chirurgien, qui avait été atteint lui-même dans ses intrépides fonctions, la permission de distribuer quelque argent pour boire au succès. Il me regarda en souriant, et, en me conseillant de ne pas aller plus loin, si je voulais éviter d'avoir besoin de son ministère, il me dit: «J'y allais, et vous voyez que j'en suis revenu blessé. L'ennemi est en nombre, on le culbutera; l'affaire sera chaude. Ney est à l'avant-garde avec les plus braves; le soldat est exalté jusqu'au délire.» On ne trouva que quelques jattes de lait à distribuer à nos blessés. J'avais une gourde pleine de Madère; Hantz avait une autre gourde pleine d'eau-de-vie: l'idée ne me vint pas que nous pourrions en avoir besoin pour nous-mêmes. On trouva aussi quelques oeufs qu'on arracha, à l'aide de quelques pièces d'argent, à une pauvre paysanne. De tout cela il fut composé un délicieux breuvage militaire. Chacun eut son verre, à l'exception de ce brave Hantz, qui en fit le sacrifice avec une joie charmante.
Nous allions remonter à cheval et quitter nos camarades d'ambulance, quand tout à coup nous fûmes entourés de troupes de différens corps, qui se succédaient avec des cris de victoire. Ney venait de culbuter un corps entier de Prussiens. Tout le monde se heurtait dans une route étroite et mauvaise. Au milieu des chevaux et des bagages, j'aperçus une femme habillée en jokey; elle avait quitté sa famille bien établie à Hall pour suivre un sergent de grenadiers. Elle était d'une incroyable beauté; et il n'y avait pas moyen que sa figure de vierge ne démentît son déguisement. Elle fut bien joyeuse quand elle m'entendit lui adresser quelques mots en allemand. Elle y répondit bien naïvement; mais je ne veux pas affaiblir l'intérêt de sa petite narration, et je lui conserve ses expressions exactes.
«Oui, madame, j'ai tout quitté, parce que du moment que Bussières (c'était le sergent) m'eut dit qu'il m'aimait, je n'ai plus vu que lui au monde. Je n'ai pas volé mes parens, car je n'ai emporté que mes bijoux et les six cents ducats que ma mère m'a laissés en mourant; Bussières dit que c'est assez pour être heureux en France. Il s'est déjà tant battu sans être tué, qu'il échappera encore. S'il est blessé, je le soignerai bien; et s'il meurt, je me tuerai: voilà pourquoi j'ai senti qu'il fallait le suivre. Je voulais marcher à côté de lui, mais il m'a dit que c'était défendu; alors il m'a fait voir cet habit; mais quand je saurai où il doit se battre, alors je donnerai de l'argent à la vivandière pour qu'elle me laisse distribuer l'eau-de-vie. Bussières dit qu'elles n'ont peur de rien; et moi, aurai-je donc peur d'offrir à mon amant ce qui pourra lui être bon?»
J'écoutais cette petite femme avec ivresse; je sentais et je me promettais bien de faire comme elle. Nous étions près d'une espèce de château; nous allions y faire halte, quand un commandement imprévu fit tourner à gauche sur le flanc de la colonne. Nous aperçûmes le sergent Bussières, qui était bien le type du grenadier français, tel qu'on l'a vu, admiré, chanté et lithographié. La marche continua par des chemins affreux: l'artillerie s'y embourba. Les nouvelles étaient assez peu rassurantes; on allait bivaquer. «Il n'y a donc pas une maison ici? dis-je à Hantz.—Non, monsieur (Hantz ne m'appela jamais autrement); mais, avec un peu d'argent, je connais une bonne calèche qui pourra vous en servir.» Je m'y logeai lestement, sans songer même au souper, me fiant au zèle et à l'appétit de mon brave Hantz. Ma nouvelle amie de bivac voulut absolument chercher son Bussières; mais au bout d'un quart d'heure elle revint découragée. Je sentis, aux regrets plaisamment exprimés par la pauvre petite, la triste vérité de cette maxime de Larochefoucault, que, malgré la bonté de son coeur, on trouve toujours dans le chagrin de ses amis quelque chose qui flatte. Ainsi, en voyant la jeune Allemande revenir sans avoir pu voir son sergent, je sentis moins amer l'éloignement qui me séparait de mon héros, du maréchal Ney.
À quatre heures on se remit en marche. Ma petite compagne était plus fatiguée, et Hantz sut encore lui ménager une place sur un chariot. Les troupes débouchaient de toutes parts. Qu'on imagine un amphithéâtre de quinze lieues, couronné dans tous les sens de troupes de toutes armes, l'immobilité imposante de ces masses, dont les évolutions étaient pourtant si mobiles; qu'on se figure une femme comme perdue au milieu de cette solitude vivante, et certes, si à mes incomplètes descriptions on ne reconnaît pas la guerre, on reconnaîtra du moins l'empire des passions à l'accumulation de ces images qui me semblaient alors simples et naturelles.
CHAPITRE LXXIX.
Suite du précédent.
Je tenterais vainement de peindre ce que, dans cette terrible journée, j'ai vu de carnage et d'horreur. Conduite au sein des dangers sans aucune intention belliqueuse, j'évitais cependant les combats qui ne m'effraient point. Mais dans ce triomphe d'Eylau, si chèrement acheté, je ne fus plus maîtresse de mes actions; il fallait marcher ou suivre, et fuir était impossible: Ney était en avant, là comme toujours, au poste du péril.
Depuis plus d'une lieue nous trouvions des troupes échelonnées sur la route. C'étaient des dragons postés pour diriger la marche des renforts. Tous les soldats voyaient et annonçaient avec transport les apprêts d'une bataille; tous étaient gais, impatiens, confians dans le génie de leur chef et dans la vigueur de leurs baïonnettes. En le voyant, ils croyaient voir la victoire. Il y avait dans la sécurité de ces courages je ne sais quelle force surhumaine qui semblait défier la fortune. Je puis assurer que je traversai toutes ces lignes, tous ces préparatifs de bataille, avec mon domestique, aussi tranquillement que si j'eusse fait une promenade au bois de Boulogne. La misérable bicoque d'Eylau avait été abandonnée par les habitans, ainsi que toutes les maisons à quatre ou cinq lieues de distance; au détour d'un chemin, j'en vis une dont la porte était ouverte: Hantz y vint abriter nos chevaux. Un reste de chaleur et les débris d'un repas prouvaient qu'elle venait depuis bien peu de temps d'être désertée; mon infatigable aide de camp découvrit même en furetant des provisions. Je ne saurais peindre avec quel plaisir je préparai un grossier repas, me faisant fête de l'hospitalité militaire que je pourrais offrir à nos braves. Hélas! il fallut bientôt y renoncer pour nous-mêmes: nous avions eu à peine le temps de prendre un à-compte, lorsqu'un coup de canon, annonçant le commencement de l'affaire, ne nous laissa plus sentir d'autre besoin que de connaître le point de l'attaque, la position du corps de Ney, et à songer à notre sûreté. Hantz alla brider les chevaux avec quelque regret; il était dur, en effet, de quitter si tôt et en pareille circonstance un si bon gîte. Mais nous eûmes bientôt un autre objet de préoccupation: à un quart de lieue nous trouvâmes les armées en présence; vingt bouches à feu avaient fait sonner l'heure de l'extermination.
Je ne sais quelle inspiration me poussa, mais je mis mon cheval au galop vers le point même de l'attaque, de laquelle j'approchais. Je vis très distinctement l'ordre de la bataille qu'entamaient trente pièces de canon, en tête d'une division dont le général tomba blessé. Des tressaillemens convulsifs saisirent mon corps; à ce terrible aspect, je songeai à Ney; et à l'idée de la mort qui peut-être… j'étais déjà tentée de maudire la gloire.
Certes, les Russes sont braves; ils le furent surtout à cette affreuse boucherie d'Eylau: immobiles sous la mitraille, ils n'avançaient pas, mais ils ne reculaient pas non plus. Toutefois cet héroïsme avait quelque chose de stupide; ce n'était pas cet élan de confiance, cette inspiration de victoire qui circule dans des bandes françaises. Après trois heures, l'attaque était générale et acharnée. Les bataillons, arrêtés par une chaussée, ne pouvaient avancer en ligne. En un instant, sans perdre le pas, le premier rang fait feu, puis s'ouvre au milieu par droite et gauche et va par les flancs rejoindre le dernier, tandis qu'un autre rang le remplace en tête. Qu'on juge des ravages que tous les coups portent dans les rangs; et cette manoeuvre que je décris peut-être mal, mais à laquelle à cette heure il me semble que j'assiste encore, s'exécuta avec une précision et un sang froid douloureusement admirables. La neige tombait à gros flocons sur cette scène d'épouvante. Hantz me conduisit par un chemin de traverse vers les débris du toit d'une masure. Je descendis de cheval et voulus envoyer mon domestique découvrir de quel côté nous pourrions attraper la route de Chomoditten, vers laquelle devait se trouver le corps de Ney. Hantz refusa obstinément d'obéir, disant: «Mort ou vif, je ne quitte point d'un pas ma jeune maître.» Je commençais à éprouver du malaise, et je voulais remonter à cheval pour échapper par l'action à l'accablement de mes pensées, lorsque des cris, un bruit épouvantable quoique lointain, nous clouèrent à l'étrier, la bride en main. «Oh! m'écriai-je, c'est une déroute, que je meure avant!—Non, voyez-vous, ma jeune maître, ce sont les Français qui nettoient la plaine.» Les cuirassiers s'étaient élancés sur une redoute et avaient été repoussés par les Russes. Les fantassins l'attaquèrent: c'était une émulation de valeur et de rage. Nous étions derrière un escadron de la division Montbrun. Je résolus de ne plus m'éloigner de cette muraille de braves, qui me paraissait le plus sûr rempart. C'était le moment où tous les corps donnaient.
Que ceux qui n'ont pas vu de près une bataille se trompent quand ils croient les chefs moins exposés que les soldats! J'ai surpris des états-majors entiers, chargeant à la tête des divisions. Un instant la cavalerie légère avait été mise en désordre et brisait ses carrés; tout fut dans le même instant rétabli par l'intrépidité des officiers du plus haut grade, restés fermes au poste. Les aides de camp, les ordonnances volaient de toutes parts au milieu de l'obscurité et de la mort, avec une intrépidité qui fait croire à toutes les fabuleuses descriptions des poëtes.
Dépouillés d'une partie de leur artillerie, les Russes, après d'inouis efforts, commençaient à fléchir; on les poussait avec fureur. Je ne dirigeais plus ma marche, je suivais le torrent. Dans cette mêlée, je fus reconnue par Caland, vaguemestre du 3e corps. Il me prit sous son égide, et, loin de blâmer mon imprudence, il se mit à louer ce qu'il appelait ma bravoure dans ces termes énergiques que je ne puis répéter pour les salons, mais qui composent, sans le dégrader, le vocabulaire des champs de bataille. Je demandai à Caland si l'on savait quelque chose de Ney. «Il chasse les grenadiers de Woronsof. Si vous voulez souper avec lui, il faudra l'aller chercher un peu loin.
«—Mais de quel côté? m'écriai-je.
«—Impossible en ce moment d'y aller. Vous êtes bien ici; je veux vous enrégimenter.» Un ordre soudain vint l'enlever à ses joyeux propos.
On se battait depuis le matin, et il était déjà plus de trois heures; je crus apercevoir les chasseurs à cheval de la garde: je m'approchai pour m'en assurer, connaissant beaucoup leur colonel, le général Lefebvre-Desnouettes. C'étaient la 4e et la 5e division de cavalerie légère, qui, quelques minutés après, culbutèrent dans une charge jusqu'à la réserve russe. Dans le moment régnait autour de moi une espèce de calme, ou plutôt le bruit du canon et de la mousqueterie ne frappait plus une oreille faite depuis six heures à leur tapage. J'étais alors d'un sang froid qui, en me le rappelant ici à mon bureau, me semble merveilleux, et que le lieu de la scène rendait tout naturel. Hantz me força de prendre quelques gouttes d'eau-de-vie. Je déteste cette boisson, mais en avaler une cuillerée suffit pour m'expliquer le juste prix que les soldats y attachent. L'effet en est prompt; et si le courage peut s'en passer, les forces en ont besoin.
Déjà les mouvemens de nos troupes en avant laissaient l'espace libre au service rapide des ambulances. Je vis là l'intrépide Larrey au milieu de ses prodiges, ses dignes camarades fouiller les monceaux de cadavres dont la terre était jonchée, pour arracher et secourir tout ce qui respirait encore. Hantz s'était mis au service des ambulances avec une généreuse activité, quand tout à coup les colonnes s'ébranlent de nouveau. Mon cheval m'emporte; Hantz l'aperçoit, et stimule encore sa course par celle du sien qui me presse. La charge sonne; notre cavalerie est au galop avec son impétuosité de feu. On ne tourne pas l'ennemi, on l'enfonce de front. Les Russes, formés par leurs défaites mêmes, tiennent bon avec un courage et une habileté dignes de leurs maîtres. À Eylau, quoique vaincus, les Russes devinrent presque des rivaux.
J'avais toujours d'excellens pistolets et le sabre léger que Moreau me donna lorsque je partis pour Kehl avec lui; armes innocentes, qui n'avaient encore servi dans mes campagnes qu'à effrayer les hôtes malgracieux qui voulaient trop me rançonner. Cette fois la mêlée, était si chaude, que machinalement je me tins en garde, non pour frapper, mais pour me défendre. Je crois même que, malgré cette attitude, je baissai plusieurs fois la tête à la vue des coups terribles qui s'échangeaient autour de moi; j'étais si serrée dans les rangs, que, perdant toute raison, me voyant déjà foulée aux pieds des chevaux, je dégage ma main par un mouvement rapide, je me précipite au plus fort de la mêlée et reçois au-dessus de l'oeil gauche un coup de pointe qui me couvre le visage de sang. Je ne sentis pas la douleur; mais la vue du sang me fit mal. Aussitôt Hantz colle son cheval contre le mien, s'empare de ma bride, et m'entraîne heureusement à cent pas en arrière.
Il est arrivé quelquefois à ma vanité de laisser croire que j'avais gagné cette blessure en me défendant; mais ici je veux être vraie, comme je le fus lorsque Ney me dit quelques jours après: «Ah! nous voilà véritablement frères d'armes; cela vaut la croix!
«—Non, je vous assure, car je ne me suis trouvée là que parce que je ne pouvais me retirer, et j'ai eu des frayeurs à mourir.
«—Quand on a peur on ne vient pas si près du danger.
«—Je croyais vous rejoindre…» Au fait, je me suis convaincue que c'est un hussard français qui, entraîné par son cheval, le sabre à la main, m'a appliqué le cachet du courage, que les soldats appellent le baptême de la gloire.
Je restai long-temps à cheval, la tête entourée d'un mouchoir, le visage considérablement enflé. Je vis le champ de la victoire après celui du carnage; jamais il n'y en eut de plus sanglant. Je mis pied à terre près d'un tertre où j'eus occasion de contempler toute la bonté des soldats français, si terribles dans l'action. Nous aperçûmes étendu un grenadier russe levant les bras et poussant des murmures inintelligibles. Un jeune soldat de la ligne, blessé à l'épaule, nous appela pour lui aider à soulever le Russe et à lui présenter sa gourde. Hantz était déjà en devoir d'exécuter les voeux de cette généreuse pitié; il soulève le Russe, puis le replace vite avec un cri d'horreur: le mouvement venait de terminer son agonie! «Allons, c'est fini, dit le soldat français; pensons à nous.—Allez prendre le cheval de mon domestique, lui répliquai-je.» Frappé du son de ma voix, il me regarde et ajoute: «Il paraît que vous avez reçu un joli atout; et vous êtes une femme, je crois?
«—Non pas, camarade.
«—Vous êtes donc de ceux qui ne prennent ni barbe ni moustaches? c'est égal, vous êtes brave. Allons rejoindre l'ambulance. À quel général êtes-vous? car vous êtes secrétaire sans doute.
«—Avec le général Nansouty, lui répondis-je pour en finir.
«—Oh! je ne suis pas surpris que vous ayez été si près; il ne se cache pas celui-là.»
Nous marchions péniblement, car le froid était excessif, l'obscurité déjà grande, les chemins épouvantables, et comme des montagnes d'hommes et de chevaux sanglans, le canon grondant toujours au loin, et par rares intervalles. C'est la gauche, répétait notre blessé; Ney est là, il n'en aura pas non plus le démenti. Nous quittâmes notre camarade à un misérable village où je voulais rester aussi, mais où Hantz ne voulut pas que je m'arrêtasse, ayant, dit-il, trouvé mieux. En effet, nous parvînmes à une maisonnette fort propre, où un brave homme et sa vieille femme me prodiguèrent tous les soins que mon état rendait si nécessaires. Comme tous les gens de campagne, la vieille avait des prétentions médicales, et elle les exerça sur moi avec d'assez heureux effets, au point que, le lendemain, l'aide-chirurgien qui survint, et auquel je me confiai, me fit, par la douleur qu'il me causa, regretter les bénignes compresses de mon premier et grotesque Esculape.
Je trouvai moyen, par l'intermédiaire d'un commandant d'artillerie, que je ne nommerai point, parce que j'ai quelques raisons de croire que ma prudence sera agréable à sa haute position actuelle, d'instruire Ney, avec lequel il était intime, de ma position. Trois jours se passèrent dans les tourmens d'un silence doublement inquiétant. Le soir du second jour, j'eus à me tirer d'un événement fort naturel en pareil lieu et en pareille circonstance, lequel n'eut pas de suite fâcheuse, mais éveilla des craintes toutes nouvelles sur les dangers de mon étrange isolement. La maison de mes hôtes, commode et bien pourvue, avait échappé, je ne sais comment, à l'envahissement des réquisitions militaires. J'étais dans une chambre basse, Hantz couché à mes côtés sur un matelas; l'équipement de nos chevaux gisait par terre; mes pistolets et mon sabre pendaient à la fenêtre: tout cet attirail masculin causa l'erreur momentanée d'une escouade qui entra pour chercher un gîte. Les soldats pénétrèrent dans la maison avec ce premier vacarme d'une occupation militaire, qui s'apaise bientôt par le repos et un repas. À leur entrée dans ma chambre, je fus un moment interdite, en voyant leur joie de faire des prisonniers. J'avouai en riant au sergent qu'il se trompait, et cet aveu de mon sexe me valut les louanges énergiques de l'érudit du détachement, qui me déclara une Jeanne d'Arc. Un accueil bienveillant, une large bien-venue, gagnèrent bientôt les bons procédés de la troupe, et aucun excès ne fut commis.
J'eus à me louer particulièrement d'un sous-lieutenant de la troupe, nommé Durozier. Il tempéra la gaieté que le repas et le vin commençaient à rendre par trop militaire. J'avais montré à Durozier une lettre de Ney, que je portais toujours sur mon coeur comme un talisman: c'était un gage infaillible de respect dans toute l'armée. Il me conseilla de ne pas rester ainsi exposée, car le lendemain les troupes devaient augmenter en nombre. Je fus sur le point de demander une place dans les bagages avec Hantz, et d'offrir nos chevaux aux officiers. Je n'en fis rien heureusement, car dès le lendemain arriva une calèche envoyée par Ney, pour me transporter vers le lieu où m'attendait le dédommagement de tant de fatigues et de souffrances. J'oubliais tout, j'allais le revoir! Je trouvais un charme secret dans mon abattement. Je pensais à la mort, mais avec quelques délices; car la gloire me semblait, dans ce rêve, à côté d'elle. C'était là de la souffrance, mais aussi de la volupté. Je savais Ney victorieux, et je me croyais digne de lui, portant sur le front l'irrécusable preuve de tout ce que j'avais fait pour m'approcher de lui afin de contempler ses lauriers.
Je me séparai de mes hôtes avec reconnaissance… et avec joie. Je fus placée dans une bonne calèche allemande comme dans un lit, accompagnée, de mon fidèle Hantz et de deux domestiques. Je ne demandai pas où nous allions… On était venu de sa part; j'étais sûre de le voir, que m'importaient la route, la distance, le temps, la fatigue? «Je vais le voir, et il est victorieux!» Ces pensées étaient ma vie et mon courage. Nous fîmes huit lieues environ par d'affreux chemins, en n'arrêtant qu'une fois. Je ne faisais aucune question, et je défendais à Hantz d'en faire. Nous approchions, suivant Hantz, de Leibberger, jolie ville dans une direction opposée à Eylau. C'était déjà un soulagement que de m'éloigner de ces champs où tant de précieux sang avait été versé.
Il était nuit quand la voiture tourna dans une cour spacieuse. On ouvrit la portière; on m'enleva de la calèche. C'était Ney lui-même. Il me déposa sur un lit de repos dans une salle basse. Je ne pouvais articuler une parole; la souffrance, le bonheur, cette sorte d'abattement qui s'empare de l'ame la plus vigoureuse au terme même de ses efforts, tout cet amas confus de sentimens contraires formait cependant une extase de repos et de félicité. Les regards, la voix de Ney, me disaient, et avec quelle éloquence! que si j'éprouvais beaucoup, j'inspirais beaucoup à celui que mon imagination n'avait jamais quitté, au héros dont la vie était devenue comme mon ame, dont le souvenir était comme le ressort secret de toutes mes démarches, et les paroles l'étincelle électrique de toute mon existence! Eh bien! cette rencontre après la victoire était l'abrégé, était la réalité, était en quelque sorte le dénouement de toute ma vie.
CHAPITRE LXXX.
Continuation de la campagne.—Le maréchal Lannes.—Retour à Paris.
Après m'avoir prodigué tous les soins d'une tendresse délicate, toutes les expressions d'un attachement bien cher à mon coeur, Ney, tout entier à ses devoirs, hasarda quelques paroles sur la nécessité de nous séparer, me disant: «Ce moment est le seul que je puisse encore vous donner. Il faut partir, mon amie, retourner à Paris. Si dans quarante-huit heures la fièvre n'est pas trop violente, vous vous mettrez en route avec votre domestique et quelqu'un de sûr.» Je le regardais, je ne respirais qu'avec peine. «Vous vous arrêterez à Nancy; je vous donnerai une lettre pour une famille au sein de laquelle vous pourrez vous rétablir.
«—Y pourrai-je parler de vous? m'écriai-je.
«—Oui et non. Comme d'un ami de votre mari servant sous mes ordres, mais point avec les élans de votre imagination italienne.
«—J'entends, comme d'un protecteur, et avec la réserve d'une convenable reconnaissance… Non, non, j'irai en Italie, seule, libre: là, du moins, il me restera le bonheur de parler de vous comme je sens.»
J'étais anéantie; mais quand on aime, les sacrifices mêmes de cet amour redonnent à l'ame de la force, et comme un douloureux bonheur. Je savais que l'énergie, la résolution, étaient de meilleurs titres auprès de Ney que les accens de la faiblesse. Je m'efforçai de paraître ce qu'il désirait que je fusse, résignée; mais je sentais même dans la dernière joie de cette lutte de dévouement que pour moi tout bientôt allait finir.
La guerre était loin d'être terminée. La victoire d'Eylau avait été presque négative, quoique les Russes eussent été vaincus. Nos pertes étaient immenses. Augereau avait été blessé, son corps d'armée presque écrasé; les généraux d'Haupoult, Catineau, Lacuée, Bourières, tous amis de Ney, plus de trente autres de ses intimes frères d'armes, avaient trouvé la mort. Ney me disait avec une sorte de désespoir: «Le tombeau a englouti vingt mille Français, et il n'est pas fermé. Cela n'est pas fini.»
Hélas! il n'était que trop vrai. L'hiver se passa en escarmouches, en siéges, en sanglans préludes, en levées d'hommes. Le maréchal Lannes était avec Ney l'ame de cette armée, et lui seul à Friedland avait assez décidé les affaires pour qu'elles fussent du moins glorieusement suspendues. Rien de plus touchant que l'admiration que ces deux guerriers exprimaient l'un pour l'autre. Lannes avait encore un peu plus que Ney l'énergie du langage militaire; moins de noblesse peut-être, mais autant de loyauté. On ne saurait imaginer un homme bourru avec plus de cordialité, et quelquefois plus spirituellement trivial.
Ma blessure avait été plus sérieuse qu'on ne l'avait cru d'abord, mais l'intérêt qu'elle me valait de la part de celui pour qui je l'avais reçue ne me laissait pas sentir la douleur. J'étais dans la maison d'un chirurgien de Lieberstad, petit village voisin d'Eylau, entourée de tous les secours imaginables; car on ne peut se faire d'idée combien les Français, dans ces contrées tant ravagées par la guerre, s'en faisaient encore par leur caractère pardonner les désastres. Pouvant enfin être transportée, Ney me donna mon itinéraire, mon ordre de départ, et cette fois je n'osai plus avoir de murmures contre cette indispensable séparation.. Le spectacle de la guerre m'avait horriblement agitée, et le sentiment des liens sacrés qui élevaient entre moi et Ney une barrière respectable contribua, en me désabusant, à m'inspirer la force du départ. Mon exaltation s'était calmée à l'idée des affections légitimes entre lesquelles j'aurais eu honte de me placer, au souvenir de cette jeune et belle épouse que Ney chérissait si justement, et de ces nobles enfans, son seul orgueil avec la gloire de sa patrie… Qu'avais-je, grand Dieu! à mettre dans la balance d'une si grande et si pure destinée, sinon du remords pour tous deux? Ah! Ney m'était trop cher pour ne pas les lui épargner.
Je partis donc de Lieberstad le 20 janvier 1807. Le voyage fut on ne peut plus pénible. Je ne comptai pas les jours, mais ils furent bien longs avant que nous fussions parvenus à Nancy. J'y arrivai plus harassée que le jour de ma blessure. Je n'y restai que quelques jours, car l'enthousiasme de ce pauvre Hantz pour sa jeune maître m'y eût rendu l'objet d'une curiosité fort importune. Il fallut m'arrêter à Bar, puis à Châlons. À Château-Thierry la fièvre se déclara; bon gré, mal gré, je voulus continuer la route, mais arrivée à Saint-Denis il me fut impossible d'aller plus loin; l'on me coucha. Au milieu des frissons de la fièvre, je sentais comme un dégoût de la vie à l'idée de toutes mes illusions perdues, de tous mes rêves évanouis, réduite, après la perte de ce qui avait fait battre mon coeur, à la nécessité d'un avenir de raison. Le matin, je ne pus me lever encore pour chasser mes tristes pensées, ou plutôt pour les dissiper. Je me mis à refouiller mes papiers. J'en avais une grande quantité, et comme dans le nombre il y en avait de fort importans pour une foule de personnes considérées, je ne voulais pas rentrer dans Paris sans réparer leur désordre. Il y avait, entre autres, la minute de la lettre qu'on écrivit, à la date du 6 fructidor an 5, au Directoire, pour dénoncer la trahison de Pichegru. Je l'avais gardée comme une relique, et c'est d'elle que Regnaud de Saint-Jean-d'Angely m'avait dit souvent qu'elle pourrait devenir un contrat de deux mille écus de rente. Dans la disposition d'esprit où je me trouvais, quels douloureux souvenirs cette lettre me rappela! Cette preuve d'un caractère irrésolu, qui avait diminué pour deux partis les proportions d'un tel homme, ne pouvait frapper mes yeux sans me retracer le bouleversement que sa brillante destinée venait de subir; abattue, après tant d'années, sur le soupçon d'une connivence coupable avec celui que Moreau lui-même avait signalé comme traître et parjure à la république.
Je remis cette lettre dans le portefeuille qui contenait ce que je possédais de plus précieux. Je dirai plus tard comment le tout me fut volé à Gênes en 1808.
Au bout de deux jours, ayant repris plus de force que de courage, je me décidai à me faire transporter à Paris. J'y menai encore cette fois une vie fort retirée, ma santé, ébranlée par tant de secousses, ayant peine à reprendre. Je ne pouvais sortir que fort peu. La plupart de mes connaissances absentes, sur les champs de bataille, j'avais quelque répugnance à revoir les salons de Paris, vides de leur plus bel ornement.
CHAPITRE LXXXI.
Voyage à Gênes.
Je me décidai à quitter Paris, et je partis pour Gênes avec le beau-frère du chevalier Dulfieme. À peine arrivés, mon compagnon fut oblige de se rendre à Bologne, sur les instances du comte Caprara, neveu de l'archevêque et chambellan de d'Empereur; il était son secrétaire, et devint plus tard sous-préfet à Trévise. J'étais résolue à un assez long séjour à Gênes et dans ses environs. J'avais emporté plusieurs lettres de recommandation; mais persuadée par expérience que la meilleure partout c'est l'argent, et tenant singulièrement à mon indépendance d'heures, d'occupations et de plaisir, je ne fis que fort peu usage de ces inutiles précautions. Je pris un logement sur le port, dont la vue ravissante me tenait pendant les premiers jours clouée à mes fenêtres, admirant le magnifique amphithéâtre qui a donné à la ville le surnom mérité de Superbe. Levée dès l'aurore, je parcourais à cheval ce pays enchanté.
Gênes, ancienne république, qui a partagé long-temps avec Venise le commerce du monde; Gênes, qui a traité de puissance à puissance avec nos rois, ne formait plus à cette époque qu'un département de l'empire; seulement, par un reste de respect pour sa grandeur passée, ce beau nom de Gênes avait été donné au département, et ses magnifiques souvenirs n'avaient point été ainsi enfouis sous une dénomination de fleuve ou de montagne. Il suffit de parcourir les rues d'une pareille cité pour se représenter son antique puissance. Il faut qu'un peuple ait presque mis le monde entier à contribution pour être si bien logé. Ce sont que palais en marbre, d'une grandeur et d'une beauté réelles encore par les pompes du site où ils se reposent. Si l'on pouvait faire une estimation de tant de richesses, elle monterait, je suis sûre, à une valeur et à une somme que tout l'argent monnoyé du globe ne pourrait acquitter; c'est en effet le monopole de plusieurs siècles immobilisé en quelque sorte dans les rues d'une ville. Par un contraste qui ajoute encore à l'idée de cette prospérité, c'est que la terre était si précieuse qu'elle semblait être trop étroite pour contenir tant de monumens; car ces palais si superbes sont épars dans des rues étroites comme des ruelles, où l'on ne peut passer sans être coudoyé et heurté au moindre embarras. Il en est trois cependant qui font oublier les autres par leur imposante régularité, et quand on parcourt Balbi, Nova et Novissima, on est tenté de s'agenouiller d'admiration devant tant de merveilles enfantées par le génie des arts et payées par le seul génie du commerce.
Mais combien l'imagination s'attriste bientôt après s'être exaltée à l'aspect de la décadence des choses d'ici bas! Ces palais si magnifiques sont déserts. Leurs riches propriétaires habitent les combles, les marchands encombrent de leurs boutiques les étages inférieurs, et les salons déserts ne servent guère qu'à exciter les visites des étrangers et à provoquer les utiles aumônes de leur enthousiasme. Le plus beau de ces palais est celui de M. Durazzo, dernier doge de la république, que Napoléon avait adjoint aux tribuns français dont il avait composé son sénat, espèce d'Hôtel des Invalides pour toutes les notabilités républicaines. C'est une véritable merveille depuis les colonnes qui soutiennent l'édifice jusqu'aux meubles qui le décorent et aux tableaux qui le tapissent. Le palais Durazzo était le séjour obligé des hauts gouverneurs qui s'étaient succédé à Gênes, depuis la conquête définitive des Français. Le prince Borghèse y venait étaler quelquefois sa magnificence impériale; mais, par un contraste remarqué de tout le monde, Napoléon, plus modeste ou plus grandement orgueilleux, avait choisi pour demeure de prédilection, lors de son passage, le palais presque délabré de Doria, lequel offrait, pour un homme tel que lui, l'occasion de coucher dans la chambre où s'était aussi reposé Charles-Quint, son prédécesseur en fait de monarchie universelle.
Au milieu de toutes ces pompes, de marbre, je visitai avec plus de plaisir l'église moderne San Syro, qui me frappa beaucoup moins par les chefs-d'oeuvre des arts, que par la singularité des moeurs génoises, qui permet aux belles dames d'y donner leurs rendez-vous et leurs plus importantes audiences de galanterie; ce qu'il y a même de plus piquant, c'est que les femmes ne portent guère cette facilité d'abord et de conversation que dans le lieu saint, et qu'elles reprennent je ne dirai pas plus de sévérité, mais au moins plus de réserve dans les salons. Il est vrai qu'elles y sont, comme dans toute l'Italie, sous la haute police de leurs chevaliers de tous les rangs, lesquels, suivant le numéro d'intimité qui leur est accordé, inspectent et contrôlent leurs coups d'oeil et le jeu de leur physionomie. Les femmes, qui sont en général fort jolies, n'ont pas cette disposition malveillante qui, dans d'autres pays, les porte à se critiquer réciproquement, et à se venger en quelque sorte de leur vertu par leurs propos sur celle des autres. On ne peut se faire d'idée de la vénération qu'on porte à celles dont la beauté a été célèbre et les amours publics. La fameuse Argentine Spinola, qui venait de mourir dans un âge très avancé, était encore l'objet de toutes les conversations, et sa vieillesse même avait été plus long-temps honorée, à cause de la popularité de ses aventures, et surtout de sa liaison avec le maréchal de Richelieu. Je ne pense pas pourtant que ce soit à cause de ce seul souvenir que je vis le portrait de ce dernier dans le palais des doges, au milieu de deux des grands hommes de la république; ainsi que celui du maréchal de Boufflers. Ce n'en est pas moins une chose remarquable, qu'une ville où le peuple et les amans ont de la reconnaissance.
J'ai vu cependant à Gênes un plus beau spectacle que le palais Serta, que l'église San Syro, que la place della Fontana Amorose; c'est la magnifique horreur d'un orage soulevant la mer et buant le port. Une croisière anglaise, occupée à lutter contre la tempête, avait attiré toute la population à cette scène. Les canons de l'escadre ralliant les embarcations légères, l'ouragan ébranlant toutes les cloches sonores de la ville et autres villages d'alentour, comme si le maître du monde eût voulu convoquer tout un peuple à un grand acte de sa puissance et à une solennelle révolution de la faiblesse humaine. Moi qui avais vu de plus près les dangers; moi qui, sans trembler, avais entendu gronder le tonnerre des batailles, on croira sans peine que j'étais plus curieuse qu'effrayée; et, en effet, ce souvenir ne se retrace dans ma mémoire que comme une immense décoration d'opéra, mais, à vrai dire, la plus imposante et la plus belle qu'on puisse contempler.
Un peuple dégénéré peut n'être plus assez fort pour se défendre, peut manquer des vertus qui préservent de l'abaissement et de la conquête: mais de cette décadence à la bassesse qui baise ses fers, il y a loin; et les Génois avaient justement, contre leur réunion à l'empire, cette répugnance qui ne peut plus aller jusqu'à la révolte, mais qui ne sait pas non plus descendre jusqu'à l'amour. Le commerce était ruiné, et l'intérêt comme les souvenirs se réunissaient sans danger pourtant contre nous. Les administrations étaient vigilantes, confiées à des hommes habiles, et la conscription seule rendait le joug difficile autant qu'il était pesant. Le général Montchoisy, qui commandait en second dans la haute suzeraineté du prince Borghèse, tempérait, autant qu'il était en lui, les rigueurs, et j'ai entendu dire de sa personne un bien qui me flattait pour les militaires français. Du reste, quoique ruinée, Gênes renfermait encore dans son sein trop de richesses pour qu'elles eussent entièrement disparu, et le séjour en était fort onéreux pour les hauts fonctionnaires publics. Le luxe et la dépense étaient là comme une manière d'opposition; et comme l'empire n'en voulait d'aucune espèce, l'Empereur avait cherché à s'attacher les illustrations patriciennes par des faveurs, et accordait, je ne sais pas par exemple sur quels fonds, de fort beaux supplémens de traitement au gouverneur et autres représentans de son pouvoir et de ses intentions, de manière à ce qu'ils pussent, par leur faste et leur représentation, écraser les fêtes de la vieille aristocratie, et prévenir ainsi l'innocente sédition du luxe génois.
Ces précautions étaient grandes et nobles, mais n'étaient pas nécessaires. La population de ces heureux climats se laissait aller au courant. Son plus vif sujet de mécontentement n'était pas assez sérieux pour être violent, car il consistait surtout dans le regret de faire partie du même gouvernement que les Piémontais, que les Génois ont toujours détestés. L'antique patriciat, ces vieilles et vénérables familles, qui, sous la république, avaient toujours dans leurs palais la porte ouverte et la table dressée pour la pauvreté, se croyait bien déchu du pouvoir, mais non pas du droit de bienfaisance; et la noblesse génoise se survivait en quelque sorte par ses bonnes actions. Elle venait d'en donner, à l'époque de mon séjour, un exemple admirable. La récolte avait été nulle dans toute l'Italie; les symptômes de la famine se montraient sous un aspect effrayant pour les classes malheureuses. Le comte Balbi réunit les plus riches de Gênes, propose une souscription destinée à prémunir pour l'hiver le petit peuple par l'achat d'une grande quantité de blés de France. Le noble comte s'inscrivit le premier sur la liste pour 200,000 fr. Les autres chefs des grandes familles l'imitèrent; et, sous l'empire, le peuple crut s'apercevoir qu'il vivait encore sous la république. Je ne sais pas si la commission des titres, qui commençait alors à distribuer les féodales distinctions imitées de l'ancien régime, reçut l'ordre de comprendre une partie de la noblesse génoise dans une large fournée de comtes et de barons, mais, à coup sûr, cela eût été d'une sage et juste politique, tout-à-fait en harmonie avec le bon sens de Napoléon, qui n'avait pas voulu rétablir cette institution du passé pour des services gratuits, et seulement pour une utilité d'antichambre.
Gênes ne suffisait pas à mon inquiète activité d'esprit; aussi je la quittais quelquefois des jours, des semaines entières, pour voir, pour observer, et surtout pour courir. C'est ainsi que je visitai tout le littoral de la Ligurie et toutes les villes des Apennins, dont je vais retracer mes excursions.
CHAPITRE LXXXII.
Excursion à Bobbio.—Souvenirs du général Junot.
Comme je ne fais pas un itinéraire, et que d'ailleurs les descriptions n'ont d'attrait pour moi qu'autant qu'elles se lient à des souvenirs de gloire, on concevra sans peine que, tout en courant dans un pays où chaque ville, chaque hameau rappelle une bataille, et une victoire, je ne manquais jamais d'interroger de droite et de gauche les paysans, les aubergistes, tous ceux que le hasard me faisait rencontrer dans les diligences, dans les maisons où j'étais présentée. Avec ma facilité d'impressions, il n'y avait pas un village où je ne trouvasse à me distraire, à m'occuper, reprenant bien vite ma course dès que j'étais satisfaite.
Bobbio est une petite ville au milieu des Apennins, alors chef-lieu de sous-préfecture. Le spectacle des monts qui la cernent et l'emprisonnent est d'autant plus imposant, qu'on a l'air d'être enfoui dans des gorges de montagnes comme dans le fond d'un bocal. Les habitans sont plus vigoureux que les autres Italiens. Le voisinage des montagnes y retrempe sans doute continuellement une nature dont ils font d'ailleurs le même emploi que leurs autres compatriotes, pour qui le plaisir semble un besoin du climat. Le clergé, qui dans toute l'heureuse Ausonie partage les goûts populaires et se trouve mêlé à toutes les fêtes, jouissait même à Bobbio, quand j'y passai, d'un peu plus de liberté qu'ailleurs, ce qui n'est pas peu dire en pareille contrée. Toutes les dames ont là, aussi bien qu'à Gênes, la troupe obligée des adorateurs. Les jeunes ecclésiastiques font leur partie dans les concerts; et j'en ai entendu chez une noble marquise, déjà vieille, mais véritable Ninon de l'endroit, qui chantaient le seria et même le buffa avec une complaisance et une bonne volonté toute charitable. Je ne sais pourquoi, quand j'en témoignai ma surprise au sous-préfet, qui était venu me rendre visite, il me dit que les usages faisaient tout, et que dans le carnaval plusieurs jeunes théologiens avaient figuré dans une mascarade fort gaie, sans que cette liberté leur eût fait le moindre tort, et jeté le moindre soupçon sur leurs dispositions religieuses.
La danse est surtout ce qu'aiment de passion les habitans de Bobbio de toutes les classes. Je n'ai jamais vu sur nos théâtres de Paris imiter l'originalité de ces pas vigoureux et pittoresques que les élégantes exécutent avec autant de fermeté que les paysannes. La montferrine m'a surtout frappée par l'incroyable dextérité et la prodigieuse force qu'elle exige. En général, on retrouverait dans les montagnes des indications et des ressources pour la chorégraphie, et de précieux rajeunissemens pour le goût blasé du public. Les divers opéras des grandes villes devraient avoir, en vérité, des commis voyageurs.
Les femmes sont jolies à Bobbio; c'est une observation qu'on peut renouveler à chaque village de ces contrées, et je ne la fais que pour constater ma justice distributive et mon désintéressement. Celles de Bobbio ne m'ont paru avoir rien de plus remarquable que leur beauté mollement efféminée, ce qui est bien quelque chose; elles saluent d'une drôle de manière, d'une manière plus anglaise qu'italienne: la tête seule s'agite, pour saluer, sur un corps qui reste immobile.
Ce que j'appris de plus curieux me fut raconté par l'obligeant sous-préfet, qui passait, malgré les plaisirs dont je viens de retracer l'image rapide, une vie assez rude dans son petit empire, à cause de la difficulté qu'avait mise le pays non pas à se soumettre, mais à comprendre les lois françaises. Il y avait même eu, dans les premiers temps de son administration, quelques soulèvemens des paysans montagnards, d'ailleurs par la misère fort ingouvernables. Bobbio n'avait fait, dans cette occasion, que ressentir le contre-coup des mouvemens insurrectionnels qui avaient pris naissance dans les états de Plaisance et de Parme. «Nos montagnards, ajouta le sous-préfet, s'étaient mêlés d'ailleurs avec assez de bonne volonté à une bande qui avait été rejetée du côté de leurs montagnes. Il y avait plus d'espoir de pillage que d'esprit de révolte dans ces conjurés. Ils prenaient impitoyablement les poules et les fonctionnaires publics. Les contes les plus absurdes couraient la campagne. L'Empereur, suivant ces héros d'un quart-d'heure, avait été battu par les Autrichiens, fait prisonnier avec quarante mille hommes, et, pour tous ses péchés, jeté dans une cage, de fer. Le général Junot, qui ne plaisantait pas en fait de rébellion, et qui commandait alors dans les États de Parme, avait déployé cette énergie militaire qui prévient beaucoup par la terreur qu'elle inspire; et, pour, que l'idée des châtimens fût toujours présente à une population plus remuante que dangereuse réellement, il avait commencé par faire brûler le village de Mezzano, où le désordre avait éclaté d'abord. L'adjudant général Grandseigne, homme bon et modéré, avait adouci cette rigueur en permettant aux habitans d'emporter leurs effets, et en faisant respecter l'église. Cela avait été, suivant mon aimable historiographe, un curieux spectacle que celui des révoltés soumis se réfugiant dans le temple préservé, et dansant avec une certaine joie à la vue de leurs maisons en flammes, parce qu'ils prétendaient que si l'incendie était un mal, il était aussi un bien, puisqu'il devenait une valable quittance de leurs fermages arriérés.
«Le général Junot, qui pensait avec raison que la présence d'un chef redouté ajoute toujours à l'effet des grandes mesures, vint en personne visiter le pays, que quelques exécutions avaient suffi pour pacifier. Il fit son entrée solennelle à Bobbio, au son des cloches de toutes les églises, où s'entonnait le Te Deum, entouré de ses aides de camp, des hauts fonctionnaires de tout le pays, dans un appareil presque impérial. La jeunesse, qui eût servi de renfort aux révoltés s'ils avaient réussi, servit de garde d'honneur au brillant proconsul, qui fut reçu, complimenté, harangué par les officiers municipaux aux portes de la ville, au milieu d'un groupe de femmes élégantes. La marquise de Malespina, la Corinne de l'arrondissement, lui débita des stances faites par elle en société avec un adjoint du maire dans lesquelles le Pénicé inclinait la tête, et la Trebia penchait son urne devant le dieu de la guerre et les foudres du nouveau Jupiter tonnant. Le général reçut immédiatement les autorités à son hôtel. L'admiration fut universelle quand tout le monde l'entendit répondre au président du tribunal en fort bon toscan. Presque sultan en même temps que général, Junot était étendu sur un canapé, ses officiers, ses aides de camp, sa suite, les fonctionnaires ne prenant pas la liberté de s'asseoir devant lui; il paraît qu'il ne permettait cette distinction qu'aux femmes, encore fallait-il qu'elles fussent jeunes et jolies. Bobbio, au lieu d'être en état de siége, fut en un véritable état de fête. Le peuple dansa dans les rues; les gens comme il faut composèrent, chez la marquise, un bal très brillant de sous-préfecture. Junot regarda avec plaisir nos montferrines, soupa très honorablement: il s'était un peu plus défié de notre vin que de notre accueil; aussi ne prit-il que d'un excellent bourgogne, qui faisait, m'a-t-on assuré, toujours partie de son bagage militaire.
«Junot n'étant venu à Bobbio que pour se donner le plaisir de voir de ses yeux la tranquillité rétablie par son entremise, ou plutôt par sa fermeté, quitta la ville avec le même cérémonial qui avait présidé à son entrée: tout Bobbio l'accompagna avec de grandes marques d'admiration; c'était un souverain à cheval au milieu de sa cour. Junot, célèbre par son adresse à tirer le pistolet, se donna pendant toute la route, pour la faire éclater, le singulier plaisir de tirer, au grand galop, les poules et tous les innocens volatiles des paysans; mais pour montrer qu'il était aussi généreux qu'adroit, il jetait un pièce de 5 francs à tous les pauvres propriétaires qui lui rapportaient l'animal blessé, lesquels s'en allaient bien contens avec la victime et avec l'argent. Ce qu'il y eut de bien curieux, comme je vous l'ai déjà raconté, dans toute cette espèce de campagne contre les villages des Apennins, ce fut l'insouciance, la légèreté, la gaieté même, qui accueillirent les représailles, ou plutôt les précautions militaires des troupes françaises. Les prétendus insurgés buvaient avec les soldats qui brûlaient leurs pénates, et trinquaient très joyeusement en face de leurs maisons brûlées ou envahies. Jamais carnaval ne fut plus gai que celui de cette année de persécution; à Bobbio même, des jeunes gens se déguisèrent en insurgés, en brigands, et se livrèrent aux plus plaisantes parodies à ce sujet. Cependant, il y avait eu plusieurs exécutions; une vingtaine de paysans fusillés, ainsi que deux prêtres désignés comme leurs complices et leurs instigateurs.» Hélas! me disais-je en écoutant le récit de cette folie italienne que le spectacle du sang n'avait pas altérée, jamais on ne sent davantage le besoin des plaisirs que dans les temps de crise; les violons ne sont point incompatibles avec les échafauds. N'avais-je pas pour me convaincre de cette inexplicable disposition du coeur humain le bal des victimes à Paris, où l'on n'avait été admis qu'en prouvant la mort de quelqu'un des siens?
Mais, par exemple, ce qu'on ne voit point en France, c'est l'indifférence et presque la protection qu'en général on accorde en Italie aux criminels. Là, pour qu'on les dénonce, il faut que les dénonciations soient payées; car s'il n'y a rien à gagner avec la justice, elle perd presque toujours sa proie. Les gens qui ont échappé aux peines afflictives, soit peur, soit sympathie secrète, ne sont guère plus mal vus que d'autres. Il y avait eu à Bobbio un exemple tout particulier de cette indulgence morale; celui qui en avait été l'objet venait de mourir quelque temps avant mon excursion dans cette ville, et je m'en vais en rapporter les circonstances avec toute l'exactitude du cicerone dont je la tiens.
Deux frères avaient assassiné leur oncle, pour se venger du meurtre que celui-ci avait commis sur la personne de leur père, pendant qu'ils étaient enfans. Le meurtrier, dont il était si grandement question à Bobbio, avait été jugé à Gênes avec une indulgence qui avait remplacé, en considération des motifs qui avaient armé son bras, la peine capitale par une amende limitée. Échappé à la justice, ce meurtrier s'était réfugié à Bobbio et y avait mené une vie honorable et paisible pendant plus de vingt ans, quoiqu'on n'ignorât point ses antécédens, comme on parle aujourd'hui, et quoiqu'on racontât même les détails horribles de cet assassinat, après lequel les deux frères auraient, dit-on, bu du sang de leur victime. Personne ne frémissait en passant devant l'homme, précédé d'une telle renommée. Il faisait je ne sais quel commerce, et en secret le commerce de l'usure. Malgré ce surcroît de motifs de haine et de réprobation, l'honnête meurtrier augmentait son petit pécule et sa considération dans Bobbio. La mort seule vint troubler le repos de l'assassin usurier. Au milieu de ses dernières souffrances, il songea à faire son testament; mais il se méfie des notaires, et craint que ses neveux, ses héritiers, les enfans de ce frère qu'il a naguère immolé, n'aient corrompu les officiers publics. Deux prêtres et deux médecins sont appelés. Il paie grassement les prières et les ordonnances; mais il craint encore les médecins et en fait venir d'une ville voisine. On lui ordonne une opération, mais il croit bientôt que ce n'est qu'un moyen plus expéditif de l'envoyer dans l'autre monde. Il meurt par crainte de mourir; il enrichit par la peur d'un testament ceux que son testament allait dépouiller; et prouve enfin par ces tourmens d'une ame qui tremble devant la dépravation des autres, parce qu'elle juge de toute l'humanité par son affreuse conscience, qu'il est un moment terrible où les avares perdent leur argent, et où les assassins trouvent une vengeance.
CHAPITRE LXXXIII.
Voyage à Turin.—Cour du prince Borghèse et de la princesse Pauline.
La vie nomade est un besoin si impérieux pour moi, qu'à peine de retour à Gênes, je n'y fis en quelque sorte qu'une halte, et me remis presque immédiatement en marche pour une nouvelle caravane. J'avais appris par un chambellan du prince Borghèse, qui était descendu dans l'hôtel que j'habitais à Gênes, que la cour de Turin allait se trouver au grand complet par la présence assez rare de la princesse Pauline; et que cette capitale des départemens au delà des Alpes allait, pendant un mois, devenir un séjour tout-à-fait digne de l'attention et des loisirs d'une voyageuse. Il n'est pas nécessaire de me pousser beaucoup quand il s'agit de courir. D'ailleurs, quoique déjà guérie, j'étais persuadée que mon rétablissement s'obtiendrait surtout plus complet par des distractions. La santé est un admirable prétexte qui se prête à toutes les fantaisies de la tête, et qui fait que la plupart du temps dans la vie les plaisirs et les caprices sont traités comme des devoirs sérieux et des nécessités supérieures.
Je me rendis donc à Turin, mais seulement pour y passer quelques jours, avec la résolution de revenir à Gênes, où je prendrais un parti quand l'état de mes fonds me dirait d'être raisonnable, autant au moins qu'il m'est donné de l'être. En allant chercher dans l'ancien séjour des rois de Sardaigne des impressions frivoles, je fus entraînée par un retour de pensées plus graves à visiter le champ de bataille de Marengo. La gloire militaire exerce un incroyable empire sur mon coeur, et j'avoue que mes idées, tout-à-fait changées sur Bonaparte depuis mon aventure de Milan, me disposaient singulièrement aux extases de l'admiration. Une colonne élevée sur la route, en face du village de Marengo, ne permet pas de se méprendre sur la place précise où se portèrent les plus grands coups de cette immortelle journée. Je mis pied à terre dès que j'aperçus ce simple monument d'un si grand souvenir. Je parcourus le village, interrogeant les traces effacées de la bataille; puis je vins me rasseoir sur le bord de la route, l'oeil fixé vers cette modeste colonne, première base d'une renommée et d'un trône universels: car c'est presque dans les champs de Marengo que Napoléon a ramassé la couronne de Charlemagne. De là, me disais-je, l'aigle a pris son essor; il est venu s'abattre sur la tribune déjà vieillie de la révolution, pour entraîner l'activité française, lasse de phrases et de massacres, vers une carrière immense et nouvelle. On peut regretter l'emploi qu'un tel géant fit de ses forces; mais il est impossible de ne point l'admirer, de ne point trouver poétique cette destinée d'un homme qui ne s'empare d'un sceptre que pour en faire un instrument de gloire nationale et de mouvement européen. Là, me disais-je, un jeune homme s'élève dès ses premières batailles au-dessus des plus grandes capitaines! Le feu du génie est dans ses yeux; je croyais le voir donner ses ordres, entendre ses commandemens énergiques et précis; par son génie, forcer en quelque sorte la fortune. Plus loin, je reconnaissais encore ce noble et brave Desaix, n'ayant qu'un regret sous le coup fatal qui vient de le frapper: c'est de ne plus pouvoir servir le premier consul; admirable élan de l'amitié, qui prouvait que celui qui avait le génie des batailles avait aussi le secret des coeurs, et cet art merveilleux d'exciter l'enthousiasme et le dévouement, dont il faut toujours que des vertus et des qualités extraordinaires soient les fondemens sacrés.
Je m'arrachai avec peine de cette grande scène de Marengo, dont la malveillance a cherché plus d'une fois à ravir le mérite au génie de Napoléon, comme si vingt autres batailles ne sont pas prêtes à se lever pour établir la légitimité glorieuse de cette première victoire. Je me rappelais alors avoir entendu répéter à Paris un mauvais bon mot de l'astronome Lalande, qui se réjouissait, disait-il, du gain de cette bataille; qui en faisait son compliment bien sincère au premier consul; mais qui était tenté de lui adresser une pétition pour que le héros en changeât le nom, attendu que la consonnance de Marengo rappelait trop celle de madame Angot, et que la ressemblance n'était pas assez militaire. L'esprit français est bien vif, bien agréable; mais n'y a-t-il pas dans notre nation, d'ailleurs si noble, une disposition fâcheuse à abuser de ses précieuses qualités? L'empire de l'épigramme et du trait n'est-il pas quelquefois terrible? et n'est-ce pas un obstacle aux grandes choses que cette opposition toute prête des lazzis et des plaisanteries? Je ne m'étonne pas que Napoléon l'ait redoutée; qu'il ait quelquefois tremblé devant la puissance des salons railleurs du faubourg Saint-Germain: le ridicule est toujours si prêt en France à faire justice du génie! Je ne sais si je me trompe, moi qui ai lu son ame dans ses yeux, mais je serais tentée de croire que la fatalité de quelques entreprises de l'Empereur a tenu à cette nécessité d'une grande ame, d'échapper à la satire à force de prodiges. Je suis sûre que, lisant les rapports de son ministre de la police, il est arrivé plus d'une fois à Napoléon de parcourir à grands pas son cabinet, poursuivi, non point par l'image des dangers, mais par un bon mot; de saisir sa carte du continent, de marquer du doigt la contrée lointaine dont la conquête devait servir de réponse à quelque impuissante moquerie, et de s'écrier: «France légère et maligne, je t'ai comblée de gloire, je veux t'en accabler!» Il serait curieux pour l'histoire de la grandeur et de la faiblesse humaines, de savoir si un grand homme n'a pas perdu un trône par la crainte d'un calembourg.
J'arrivai à Turin, et je fus comme émerveillée de l'air français qu'on y respirait alors. L'hôtel où je descendis était tenu, servi, et surtout occupé par des Français. J'y pris un logement magnifique, et je me mis de suite avec mon fidèle Hantz à visiter les belles arcades de la place du château et de la rue du Pô. Turin est une ville moins chargée de chefs-d'oeuvre que certaines autres de la contrée, mais elle en possède assez pour avoir une réputation; je l'aurai peinte en deux mots, quand j'aurai dit que c'est une beauté régulière; ce ne sont pas celles que je préfère.
Dès le soir même, j'assistai à une moitié d'opera buffa au théâtre Carignano, qui fait face au palais du même nom, occupé alors par la préfecture. J'eus le plaisir d'apercevoir dans sa loge M. de Lameth, qui était aimé à Turin comme il l'avait été à Digne, mais qui était là sur un plus vaste théâtre. Je l'appris d'un aimable chambellan que j'avais vu à Gênes, qui, me reconnaissant au spectacle, vint me saluer dans ma loge. Il me conta beaucoup de curieuses particularités sur la cour de Turin, et entre autres que M. de Lameth pouvait être considéré comme le prince régnant du pays, le matériel du pouvoir étant entre ses mains, et le gouvernant et la gouvernante réduits à peu près au cérémonial de la souveraineté. Ne voulant pas rester long-temps à Turin, et craignant l'effet des grandeurs, je ne me souciai point d'aller voir ce haut fonctionnaire, de peur de l'exposer, ainsi que moi, à l'embarras d'une reconnaissance. Je me trompais: M. de Lameth n'est point un de ces hommes d'une faiblesse vulgaire, un de ces tempéramens vaniteux que les dignités, les titres et la faveur font changer. C'est au contraire un caractère soutenu et noble, un homme dont la politesse est d'autant plus aimable que ses principes sont sévères, et que c'est, pour ainsi dire, un philosophe en talons rouges.
En me quittant, le chambellan du prince Borghèse, que je ne nommerai point pour une raison dont la futilité ne mérite pas d'être expliquée au lecteur, me demanda la permission de venir admirer mes beaux cheveux ailleurs qu'au spectacle, où j'étais affublée d'un immense chapeau. Il m'annonça sa visite pour le lendemain, ayant, me disait-il, à me proposer quelque moyen de me rendre agréable le séjour de sa patrie. C'était un excellent homme sans beaucoup d'esprit, une copie, même un peu grotesque, du vieux ton de l'ancien régime mêlé aux nouvelles allures des moeurs de l'empire. Le lendemain, il fut plus exact à l'innocent rendez-vous que je lui avais donné qu'un officier de vingt ans. Après deux heures d'audience admirative, quoique matinale, mon chambellan (c'est ainsi que je l'appellerai) me proposa de monter en calèche pour parcourir les environs. La promenade me parut délicieuse, et je fis même une remarque: c'est que les hommes bien nés, suivant l'expression commune, n'ont presque pas besoin d'esprit pour être aimables; ou plutôt que, souvent dépourvus d'instruction et de cette capacité de travail exigée par les affaires, ils possèdent néanmoins comme naturellement le don de la conversation, le tact qui saisit les moeurs, les ridicules de la société, et presque l'ingénieuse facilité de peindre d'un mot les caractères.
«Connaissez-vous, me dit-il, notre adorable Pauline? sa présence à Turin est une rareté, et vous arrivez à point pour assister à toutes les fêtes qui vont signaler son passage, sans doute bien court; car, comme dit fort plaisamment notre excellent prince, je suis peut-être la personne que ma femme voit le moins souvent.
«—J'ai vu la princesse Pauline plusieurs fois chez son frère Lucien, pas assez pour la connaître; mais je trouve un peu leste votre expression d'adorable Pauline appliquée à votre souveraine.
«—Que voulez-vous; elle est trop jolie pour une princesse. Elle fait certes la reine autant que possible avec nos dames d'honneur, toutes des plus anciennes familles de Piémont, qu'elle a mises rudement au régime de la sonnette la plus capricieuse; mais elle est moins reine avec notre sexe; et, comme malgré nous, quand nous ne sommes pas de service, nous l'aimons comme une simple particulière. Figurez-vous une divinité de la tête aux pieds: les agrémens dont ses autres soeurs ne sont qu'isolément pourvues, elle les réunit tous; on dirait l'enfant gâté de la famille impériale. C'est en la regardant sans doute que Canova a trouvé le secret de cette harmonie charmante de ses statues, dont les formes sont plus que belles. Il n'est pas un de ses traits qui ne soit régulier, et une grâce indicible anime et assouplit encore tant de perfections.
«—Elle m'a paru en effet ravissante, quoique je ne l'aie aperçue que deux fois… Et elle fait tourner ici toutes les têtes?
«—Votre expression n'est pas non plus très respectueuse; mais la princesse est si bonne, qu'elle l'entendrait elle-même sans s'en offenser. On n'a jamais vu une cour plus indulgente que la nôtre. Je ne m'en plains pas, quoique je ne puisse plus guère en profiter. Pourvu que les peuples ne paient pas trop cher les royales folies, ils aiment assez que les souverains se rapprochent par elles de l'humanité. On leur sait quelquefois gré de leurs faiblesses; et François Ier comme Henri IV, par exemple, doivent une partie de leur popularité à leur galanterie et à leurs fautes.
«—Je pense tout-à-fait comme vous. Le goût des plaisirs est un moyen de gouvernement qui en vaut bien un autre. Je suis persuadée qu'une des causes qui ont fait dominer si long-temps le paganisme, c'est que chacun de ses dieux représentait quelques uns de nos penchans. Je vois avec plaisir que la cour de Turin a déjà les moeurs de l'Olympe; je lui en souhaite la durée.
«—Pour cela, je n'en réponds pas. La cour, la garnison et les employés forment ici une population dans la population; mais le reste, qui ne bouge pas, il est vrai, a conservé un profond sentiment d'affection pour la vieille dynastie, qui était bien le despotisme le plus paternel qu'on puisse imaginer. Nous autres tous de l'ancienne noblesse, on nous a fort bien traités; on nous a, à tous, donné quelque chose, et la politesse aristocratique consiste surtout à ne rien refuser: mais c'est à la cour que tout ce monde est attaché plutôt qu'au souverain qui en a l'usufruit. Beaucoup de mes amis, soit reconnaissance, soit précaution, ont même, avant d'accepter les clefs ou les éperons, écrit à Cagliari pour obtenir de l'ex-maître son agrément avant de s'engager dans la dynastie napoléonienne.
«—Mais le prince Borghèse possède peut-être des qualités suffisantes pour s'attacher à jamais ces nobles dévouemens?
«—Le prince Borghèse est tout-à-fait dans nos moeurs, ce qui ne veut pas dire qu'il soit dans nos opinions.—Comme Néron, auquel il est bien loin de ressembler, par la bénignité de son naturel apathique et inoffensif, il excelle à conduire un char dans la carrière; il danse passablement pour une altesse; il a même paru honorablement dans les rangs de l'armée française; mais c'est tout simplement un bon et excellent homme, fait pour le farniente du pouvoir, et qui abdiquerait plutôt vingt fois, que de se donner la moindre peine pour une couronne ou une fraction de couronne semblable à celle dont il possède le simulacre. C'est une espèce de figurant de la monarchie impériale, qui ne convient pas à l'action, mais qui ne la dépare point, parce qu'il se met bien et qu'il a bonne tenue, en termes de théâtre. Sa femme ne l'occupe pas plus que sa souveraineté. Elle a Turin en horreur; elle y vient le moins possible, et c'est tout au plus si son noble époux, qui d'ailleurs lui rend bien justice et la trouve charmante, s'aperçoit de sa présence ou de son absence; il n'en a des nouvelles que par ses aides-de-camp et ses chambellans. Si jamais le prince Borghèse perd l'appétit, il ne lui restera plus rien à perdre, et l'on pourra prononcer sa complète oraison funèbre. Du reste, l'empereur en est fort content; il lui reconnaît une louable soumission, une magnificence généreuse, les qualités qui rassurent et aucune de celles qui inquiètent: voilà, j'espère, un prince désintéressé, qui sera aussi bien avec l'histoire qu'avec ses sujets, et dont je défie bien que l'une, pas plus que les autres, dise jamais aucun mal.
«—Mais vos portraits me donnent très bonne opinion de la cour de Turin: on y jouit de la gloire de l'empire, on y respire à l'ombre d'un génie qui est bien assez fort pour tout protéger; celui-là prend la royauté comme un fardeau, et il laisse son heureuse famille la prendre comme une jouissance; pour lui les épines, les roses pour les siens. C'est un parent bien accommodant que celui qui se charge ainsi de la procuration de toutes les couronnes, et dont l'épée veille pour leur santé et pour leur gloire.
«—Oh! oui. Mais il n'y a à cela qu'un inconvénient: c'est qu'un boulet de canon peut tout finir en vingt-quatre heures, et que le chêne à bas, adieu les roseaux.
«—Mais Napoléon ne donne pas seulement des maîtres aux pays avec lesquels il dote sa famille, il leur donne des lois, et les lois durent plus long-temps que les hommes. D'ailleurs, monsieur le baron, le présent est beau, il est glorieux; pourquoi songer à l'avenir? Les peuples ainsi que les individus ont tout à gagner à vivre à l'aventure et à se fier à la destinée.
«—À qui le dites-vous?… à un Italien?
«—Voilà une bonne foi et une candeur dont je vous fais mon compliment. Continuez à me parler de la cour de Turin, des généraux, des officiers, des jolies femmes, tout cela forme l'état-major de la domination française.
«—Je ferai mieux que vous en parler, je vous montrerai cette lanterne magique des vanités, et vous m'y verrez défiler tout comme un autre. Il y a dans trois jours un grand bal chez le général commandant; je vais vous faire inviter. Le prince et la princesse veulent bien l'honorer de leur présence. Ce sera magnifique; vous vous croirez aux Tuileries. C'est le prélude de toutes les fêtes qui vont se succéder.»
CHAPITRE LXXXIV.
Un bal à Turin.—Quelques portraits.
Quoique je n'eusse point apporté tous mes bagages, j'étais à cette époque si chargée de toutes les richesses de femme, que ma toilette ne m'occupa point tout entière, pendant les deux jours qui précédèrent ce bal, où j'étais sûre de rencontrer l'élite de la société et les notabilités de la cour. Je n'eus presque pas besoin des artistes de la ville pour être bien sous les armes.
Il n'y a vraiment que les Français pour ces sortes de triomphes, comme pour de plus importans. Le luxe, le bon goût, l'élégance des salons était éblouissante; c'était un bal préparé avec autant de frais et de soins qu'une bataille. Les officiers y étaient brillans, et tous au poste du plaisir comme au poste de la gloire. J'en reconnus plusieurs, et j'étais à peine entrée que j'étais déjà en pays de connaissances, et à mon aise comme au milieu d'un état-major. À neuf heures leurs Altesses entrèrent: Pauline était une véritable divinité, et quoique plusieurs de ses dames fussent fort jolies, elle les éclipsait toutes; elle était la reine et par droit de conquête et par droit de… beauté. Le prince Borghèse fit le tour des salons, adressant la parole à presque toutes les dames, remplissant son état de souverain avec beaucoup de naturel et de dignité. La princesse s'était reposée un moment; mais après un signe du premier chambellan, les premiers quadrilles, qui avaient été désignés d'avance, se formèrent. L'étiquette continua pendant deux ou trois contredanses pour satisfaire les hautes vanités locales ou dignitaires; mais le plaisir l'emporta bientôt: un désordre de bon goût s'ensuivit, et des relations intimes me furent révélées dans cette heureuse confusion, où les mêmes cavaliers et dames se retrouvaient cependant toujours ensemble. Mon aimable chambellan, qui ne dansait plus, m'en fit faire la remarque, en prenant de cette occasion le plaisir de me raconter des anecdotes qui étaient assez vraies pour mériter aujourd'hui d'être cachées. Les Français abusaient un peu de leur position pour redoubler la jalousie naturelle des Piémontais; mais ils étaient les plus aimables, et je trouvais leur conduite de bonne guerre. Pauline, qui aimait autant à taquiner son monde qu'à l'enchanter, affectait de ne pas parler un mot d'italien; elle était si séduisante, que je ne sais pas si un peu d'impertinence, avec ses dames seulement, ne devait pas lui être compté comme un agrément de plus. Elle dansa peu, mais elle valsa beaucoup. Mon chambellan, qui avait une bonhomie assez maligne, observa que cela était un trait de caractère. Je n'en sais rien, parce que je n'ai point eu les secrets de Pauline comme ceux d'Élisa; mais j'avoue que je partageais tout-à-fait sa prédilection, parce que la valse est presque une intimité dans un bal; que la coquetterie peut y briller un peu plus, et le sentiment s'y contraindre un peu moins.
Toute la cour remarqua que la princesse avait eu pour cavalier plus fréquent l'un de ses chambellans, qui n'avait pas besoin, de ce titre pour être remarqué. Je demandai son nom: «C'est M. de Forbin, me répondit mon baron; il n'est pas souvent des nôtres, car il est dans ce monde quelque chose de plus que courtisan.
«—Sans doute, car il est fort bel homme, d'une figure distinguée, où se peint une noble fierté qui ne paraît pas venir seulement de la naissance, de la fortune ou de la faveur.
«—Vous devinez juste, belle dame; M. de Forbin, sous ce masque de joli homme, ce qui ne gâte jamais rien, cache un grand peintre. Il n'est pas insensible aux honneurs, mais il est plus sensible encore à la gloire: aussi, on le rencontrerait plus souvent dans les beaux sites de l'Italie qu'à la cour de Paris ou de Turin; et quand il serait vrai que ce vif enthousiasme ne le prît, comme on dit, que par accès; qu'il ne courût toutes les contrées, son crayon à la main, que pour être agréable à la beauté, vous conviendrez que c'est là une noble chevalerie, et qu'on mérité de plaire quand on donne ainsi aux faiblesses dont on est l'objet l'excuse des illusions les plus délicates qui puissent ennoblir l'amour. Il y a bien dans M. le baron de Forbin, avec tous les avantages qui le distinguent, ce que les envieux appelleraient peut-être de la hauteur; mais, au milieu de la présomption guerrière des cours impériales, il est bon qu'il se rencontre des hommes qui aient aussi la conscience de leur valeur personnelle, et qui relèvent un peu l'honneur du corps des péquins, comme on appelle ici, aussi bien qu'ailleurs, les hommes distingués qui pourtant ne sont pas militaires. M. de Forbin a des manières aussi élégantes qu'un marquis de 1775; des opinions aussi peu surannées qu'un jeune homme du dix-neuvième siècle, et un talent de peintre qui ferait honneur à un pauvre diable. M. de Forbin arrive de Rome; il m'a montré l'esquisse d'un admirable tableau, qui lui fera prendre rang parmi les premiers artistes de notre époque. Jeune, ardent, spirituel, M. de Forbin est appelé à de belles destinées; et la gloire de son pinceau vaudra bien l'illustration historique de sa famille.
«—Eh! monsieur, malgré ma prédilection pour la gloire des armes, je sens au fond de mon coeur qu'il y a aussi de la place et de l'admiration pour la gloire des arts!»
Après la part de ces éloges, mon chambellan fit aussi celle des critiques sur la cour de Turin. Il blâmait surtout le luxe de tous les fonctionnaires, qui semblaient se faire un devoir du faste, des dépenses, du jeu, des plaisirs. «C'est une véritable croisade contre l'argent et contre les maris. C'est très amusant pour les vainqueurs, mais cela pourrait finir par n'être pas toujours aussi drôle pour les victimes.» Là dessus une foule d'anecdotes plus piquantes les unes que les autres: «Vous voyez bien cet écuyer, il monte mal à cheval; le prince a augmenté ses appointemens justement pour le plaisir de le voir assez fréquemment tomber. C'est un chapitre très important ici que les gratifications: il en pleut. Le prince Borghèse est d'une générosité admirable. Quand il gagne au jeu, il se ferait un scrupule de laisser quelque chose dans la bourse de ses chambellans, et de ne pas distribuer une partie du gain à ses pages, lesquels achèvent ici une éducation fort édifiante.
«—Et l'empereur, vous ne m'en parlez pas; est-ce qu'il n'est jamais venu dans sa bonne ville de Turin?
«—Pardon, il y a montré beaucoup de tact, beaucoup d'esprit, et on lui a su gré de ses efforts pour plaire. Il a dit aux femmes qu'elles étaient jolies, et aux officiers qu'ils étaient braves; qu'il avait distingué les Piémontais dans la dernière campagne, et il savait le numéro de leurs régimens et leurs relations de famille. On ne peut imaginer un souverain qui ait plus d'habile charlatanisme pour faire valoir une gloire qui est grande par elle-même et qui pourrait s'en passer. Il est venu au bal et a daigné y causer pendant trois heures. Il n'a été bruit long-temps que de la présence d'esprit d'une jeune personne qui dansait devant lui, et qui marcha sur le pied du grand homme par mégarde. Napoléon se retira en disant: Mais, mademoiselle, vous me faites reculer. Alors, sire, répondit la spirituelle ingénue, c'est la première fois que cela arrive à votre majesté. Toute la soirée, on admira le bonheur de cette flatterie délicate, qui prouvait de l'esprit et qui pouvait promettre de la fortune. Le lendemain on remarqua encore que, par l'effet des émotions ou de la fatigue, la jeune personne avait le teint plus pâle, et qu'enfin elle avait trop dansé…»
Je rentrai chez moi à cinq heures du matin. L'éblouissement de cette fête m'avait distraite; mais je ne pus, malgré la lassitude, trouver de repos. Une incroyable mélancolie semblait m'avertir que je n'étais pas faite pour le monde et les plaisirs vides de la vanité, mais au contraire pour l'individualisme des sensations intimes et profondes. Il faut une ame qui réponde à la vôtre au milieu de cette solitude bruyante des salons, un regard qui vous complimente et quelquefois qui vous gronde.
CHAPITRE LXXXV.
Promenade à la Superga.—La ferme de la jeune Adeline.—Trait de bienfaisance de la princesse Borghèse.
Les gens qui, comme moi, aiment les contrastes ne s'étonneront, pas que le lendemain d'un bal j'aie été visiter des tombeaux. Mon ame mélancolique avait besoin d'objets moins bruyans; j'avais reçu dans la matinée M. le comte de Saluces que j'avais connu dans un précédent voyage en Italie, et qui m'avait demandé, la veille au bal, la permission de me rendre ses devoirs. M. de Saluces, d'une grande et illustre famille, était gouverneur du palais impérial de Turin; il honorait ses fonctions par son affabilité, et la cour par la délicatesse de ses sentimens; il aimait beaucoup les Français, et surtout les Françaises… Il aimait encore beaucoup à parler notre belle langue, et c'est sans, doute pour se ménager le plaisir de la parler pendant, toute une journée qu'il me proposa une longue course à la Superga et à Stupinitz.
Nous allâmes d'abord à la Superga; à mesure que nous approchâmes, nous sentîmes comme une plus vive facilité de respiration, car l'air est incroyablement vif sur les hauteurs qui l'avoisinent. Le paysage qui là se déroule est magnifique: ce sont les Alpes d'une part qui s'élèvent, ainsi que des chaînons destinés à attacher la Suisse et le Tyrol à l'Italie; les Apennins de l'autre viennent protéger de leurs cimes opposées les richesses de la Lombardie. Le temps nous permit de distinguer de ce point, à l'aide d'un télescope, le dôme de Milan se dessinant sur un horizon de plus de trente lieues.
Les caveaux de l'église de la Superga contiennent les tombeaux des anciens rois de la Sardaigne. Il y a, pour ainsi dire, trois compartimens à cette table de la mort, trois classes de sépulcres: la place du dernier roi, celle des princes de la branche régnante, et en outre celle de la branche de Carignan.
Là le comte de Saluces m'apprit que ces royales dépouilles avaient failli éprouver le même sort que celles de nos soixante rois en France, qu'une fureur bien plus d'imitation que d'instinct avait aussi voulu en Piémont attenter à ce qu'il y a de plus sacré sur la terre, aux tombeaux. «Vos généreux compatriotes, me dit le comte de Saluces, nous ont seuls épargné cette honte; le génie de la guerre, qu'on appelle le fléau des vivans, a fait respecter les morts, et rappelé le peuple piémontais à l'humanité; un général républicain a sauvé l'auguste poussière de nos monarques. Honneur au général Grouchy, alors commandant de Turin! Au risque de faire suspecter son civisme auprès des conseils ombrageux de Paris, au risque des vengeances de la rage politique qui poussait des furieux, ce véritable guerrier français fut contraint de mettre d'augustes cendres sous la protection de ses baïonnettes. Ce noble courage nous fit rougir et a préservé ma patrie d'une de ces taches que, dans les temps de crise, les honnêtes gens laissent toujours, hélas! infliger à un peuple par quelques misérables qui ne sont jamais d'aucun pays. De ce jour date mon attachement à la France. Au milieu d'une invasion onéreuse, quelques beaux traits sont venus ainsi nous réconcilier avec nos conquérans, et vos généraux nous ont du moins fait pardonner à vos fournisseurs.»
À ce nom de Grouchy, de cet illustre capitaine dont moi aussi j'avais connu la générosité, une larme de souvenir vint se mêler aux pleurs d'admiration et de reconnaissance que M. de Saluces ne pouvait retenir. «Mon amie, me dit-il avec émotion, les grands spectacles de la nature s'embellissent encore par les douces pensées. Un site magnifique comme le site qui devant nous se déploie, reçoit je ne sais quel prestige nouveau des souvenirs qu'il réveille. Une beauté morale sied bien à toutes les beautés physiques. À la Superga, le nom de Grouchy n'est pas le seul que vous aurez à bénir. Une vertu plus modeste, dont vous allez voir les heureux objets, demande ici que le nom de la princesse Pauline soit également prononcé avec vénération. Vous allez admirer un de ces traits qui feraient excuser bien des faiblesses.
«Voyez-vous cette jolie chaumière entourée de bois et de prairies; nous pouvons nous y présenter, et vous y verrez la vertu sous le chaume récompensée et heureuse par la vertu sur le trône.» Nous nous approchâmes et nous vînmes frapper à la maison, une vieille femme nous ouvrit aussitôt, et le comte lui demanda des nouvelles d'Adeline.
«Elle se porte bien, Excellence; elle est allée porter le dîner de son frère; mais elle va revenir et paraître bientôt.»
Un instant après arriva Adeline, et je vis une de ces figures angéliques qui n'existent que dans la patrie de Raphaël, et qui ne pourraient être exprimées que par son pinceau. À peine eut-elle prononcé quelques mots, que je fus plus agréablement surprise encore; car non seulement elle nous adressa la parole en français, mais elle le fit avec un choix de mots ne laissaient pas supposer que la belle Adeline eût été élevée pour la vie rustique; je ne me trompais pas.
«Adeline était fille d'un riche joaillier d'Alexandrie; son père ayant dissipé sa fortune se remaria à une veuve riche et mère de deux filles; il fit enrôler son fils, pour s'en débarrasser, et mourut de chagrin. Sa pauvre fille fut abandonnée. Une dame de la cour de Milan, et de la plus haute distinction, jeune veuve aimable et bonne, prit en pitié la pauvre orpheline, et se chargea de son éducation, qui fut conduite avec plus de tendresse que de prévoyance. La protectrice d'Adeline était sur le point de contracter un second mariage avec le comte de ***. Celui-ci, qui n'épousait que la dot de la riche veuve, ne vit pas la belle protégée de sa femme sans concevoir aussitôt l'irrésistible pensée d'une séduction coupable. Heureuse des grâces et des qualités de son Adeline, la comtesse ne concevait point d'alarmes de ses succès. Sa crédule confiance dura jusqu'au moment où une preuve écrite lui apprit tout à la fois et l'inconstance de l'homme duquel elle avait attendu le bonheur, et la noble résistance de l'infortunée qui avait reçu ses bienfaits. La comtesse ne voulut point punir une innocente rivalité; mais trop faible et trop généreuse pour croire à l'ingratitude de celui qu'elle aimait, elle fit partir secrètement la jeune Adeline pour Turin, où elle la plaça chez une lingère. Ce brusque passage d'une vie occupée par toutes les études agréables à l'apprentissage d'un état obscur, et à l'ennui d'un travail manuel, fit sur le coeur d'Adeline une impression douloureuse. Elle ne se plaignait pas de sa bienfaitrice, mais, par un invincible retour, sa pensée se reportait plus bienveillante vers son époux. Il était paré d'ailleurs de ces dons brillans, qui sont toujours des séductions et des dangers. Adeline, la pauvre Adeline ne l'avait pas vu sans plaisir, et il ne l'avait que trop découvert. L'adroit séducteur avait su ne montrer ni dépit ni surprise d'un départ dont il avait pourtant deviné les secrets motifs. Il n'était pas alors marié depuis deux mois, mais les dates sont-elles des convenances qu'on respecte quand on n'en connaît point d'autres? Il eut soin d'arranger les plausibles motifs d'une affaire et la nécessité d'un voyage à Alexandrie. L'absence d'Adeline avait suffi pour changer un léger caprice en une passion violente, et pour la satisfaire, rien dont l'époux de la comtesse ne fût capable. Il s'était, par une cruelle patience, étudié à contrefaire l'écriture de sa femme. Arrivé à Turin, il écrit à Adeline au nom et avec la signature de sa bienfaitrice. Un domestique aux livrées de la comtesse était porteur du billet. Adeline le suivit avec joie et sans défiance, monta dans la voiture dont elle reconnut les armoiries, et en quelques minutes elle fut transportée dans un brillant hôtel de la rue du Pô. Adeline traverse rapidement les appartemens; son émotion redouble à l'idée d'embrasser sa bienfaitrice, mais c'est dans les bras du volage époux de la comtesse qu'Adeline vient tomber égarée. Ce trouble de la surprise, le perfide ne le prit pas pour un abandon de l'amour, mais il en profita avec une affreuse adresse, étouffant par ses violences les murmures et les combats qu'il ne pouvait vaincre par ses caresses.
«Échappée à une pareille lutte, Adeline n'en vit finir le supplice que pour en sentir la honte et le remords. Sourde aux propositions qui cherchaient à acheter les charmes qu'elle avait si noblement disputés à l'adultère, Adeline revint accablée à son modeste asile. Peu d'instans après, le même domestique revint toujours au nom de la comtesse payer la pension d'Adeline. À cette somme était joint un présent considérable pour l'orpheline, quelques cadeaux pour la lingère et ses jeunes compagnes. Un billet était joint à cet envoi; mais il ne fut point ouvert. Forcé de porter une réponse, l'impudent valet d'un maître corrompu osa dire à la malheureuse Adeline: «Mademoiselle, madame vous attend pour dîner et vous conduire au spectacle.» Alors Adeline, levant ses yeux voilés par le sentiment de sa chute, mais où brillait aussi la résolution de s'en relever, Adeline, jetant un regard de mépris sur le porteur du billet, lui dit avec dignité: «Mon travail et mon choix me retiennent ici. Je n'en sortirai plus que pour aller rejoindre mon frère qui vient d'être nommé officier, et qui seul décidera de mon avenir; reportez à ceux qui me les envoient ces trop magnifiques présens. Je suis pauvre, mais, grâce à ma bienfaitrice, je sais travailler.» Un torrent de larmes vint mettre le comble à l'étonnement de toutes les jeunes compagnes d'Adeline. La maîtresse de la maison, présente à cette scène, ne comprenait pas la délicatesse d'Adeline, ne concevait pas des principes que l'or ne modifiait point, et ajoutait toutes les railleries du vice à tous les mauvais conseils de la cupidité. Cette logique était toute simple. Le refus d'Adeline entraînait la restitution des cadeaux qui accompagnaient le présent repoussé par elle. On allait presque employer des ordres après des raisons, quand Adeline, sans révéler son secret tout entier, se contenta de répondre: «Ce n'est pas là le messager de la comtesse, mais seulement celui de son époux.» Excuses impuissantes, la maîtresse insiste. Adeline est réduite à supplier que du moins, sans lui rien demander de plus, on la laisse libre jusqu'au moment où son frère aura répondu à la lettre qu'elle allait lui écrire. Au milieu de cette scène de nobles prières et d'indignes résistances, la porte s'ouvre, un cri d'horreur s'échappe du sein d'Adeline; c'était le comte ***, c'était le séducteur.
«La femme respectueusement servile qui brûlait de gagner son salaire expliquait l'évanouissement de la victime à sa manière; mais au même moment une autre femme jeune et belle entre dans la maison, s'attendrit à la vue de la scène qu'elle contemple, presse dans ses bras celle que les pâleurs de la mort ne défiguraient point. Adeline ouvre les yeux, et touchée de la grâce et de la bonté de l'inconnue, tombe aux genoux de cet ange tutélaire, se réfugie dans son sein, et y verse avec des larmes l'aveu de la honte qui les provoque, et qu'elle n'a point méritée: «Ah! je suis digne de votre compassion généreuse. Sauvez-moi, que votre jeunesse heureuse et protégée devienne ma protection et mon abri. Je puis par quelques talens payer l'asile que j'implore; rendez-moi la vie en me rendant l'honneur que l'on veut me ravir; rendez-moi cette vie qui deviendra une longue action de grâces pour vos bienfaits.» À ces mots la jeune dame relève avec un vif élan d'intérêt la malheureuse Adeline, et jetant un regard sévère sur la marchande: «Vous avez voulu me tromper; cette jeune fille est innocente, le vice n'a pas ce langage.»
«—Non, non, s'écria Adeline, non, ma généreuse protectrice, je ne veux pas usurper votre estime; je suis tombée, mais je ne veux pas m'avilir, et c'est de lui (montrant le comte) qu'il faut me sauver.
«—Calmez-vous, lui dit la dame, vous ne me quitterez plus; puis se retournant vers le comte, muet et confus: Vous sentez bien, monsieur le comte, que votre présence est ici pour tout le monde un outrage, et peut-être pour vous un danger.
«—Mademoiselle, rendez grâces à la fortune, dit avec importance la lingère; votre sort est entre les mains de madame la duchesse de Guastalla.»
«Peu familiarisée avec les titres, écoutant bien plus la voix de la reconnaissance que celle de l'intérêt, morne d'attendrissement, Adeline admirait la beauté, la grâce de sa bienfaitrice, et, dans son enthousiasme, l'aimait bien plus qu'une reine. La lingère, se méprenant sur l'éloquent silence d'Adeline, lui rappelait de nouveau les titres de la princesse Pauline; alors la jeune fille, sortant comme d'un rêve de bonheur, électrisée à l'aspect de la grandeur compatissante, s'écria avec transport: «Quoi! la soeur bien-aimée de l'empereur! Ô Henri! ô mon frère! vous pouvez encore chérir la pauvre Adeline.» Dans l'effusion de sa confiance, elle raconte la petite fortune militaire de ce frère bien-aimé, parti soldat, nommé officier sur le champ de bataille, la belle action qui lui avait valu cet honneur. Heureuse de trouver tout à la fois la fierté française, la tendresse fraternelle, toutes les vertus du coeur dans la charmante Adeline, Pauline la presse contre son noble sein ouvert à toutes les émotions généreuses, et l'emmène avec elle dans son palais.
«Chaque jour la présence de la jeune fille devint la récompense de la belle bienfaitrice. Il y a dans la reconnaissance une progression si douce de soins délicats, un si tendre empressement de plaire, qu'on pourrait dire que rien n'est plus ingénieux que le coeur pour acquitter ses dettes.
«Quand la jeune protégée fit confidence à la princesse du lâche stratagème par lequel le comte avait surpris un odieux triomphe, l'indignation de Pauline voulut instruire l'empereur et appeler un châtiment; mais Adeline, songeant au repos de celle qui lui avait servi de mère, eut la générosité de demander un nouveau bienfait après tant de bienfaits: le silence et l'oubli. La princesse se plut à faire écrire devant elle au frère d'Adeline. Sur ces entrefaites, la comtesse qui avait élevé Adeline vint à Turin; elle était veuve de nouveau, et avait payé d'une partie de sa fortune et de son repos ce court et trop long hymen. Adeline sachant qu'elle était malheureuse vola près d'elle. Cette dame résolut d'aller ensevelir ses regrets et ses chagrins à la campagne; elle acheta le petit bien que vous voyez. Le frère d'Adeline a obtenu son congé; épris d'une charmante fille de ce village, il l'a épousée; vous venez de parler à la mère. La comtesse est morte il y a peu de temps. La princesse Pauline a fait acheter le petit domaine et quelques alentours au nom d'Adeline; celle-ci y a installé son frère et sa jeune belle-soeur; tous les ans elle vient passer trois mois au milieu des joies domestiques; riche des dons de la princesse, elle ne veut point se marier pour pouvoir en doter sa famille. Les bienfaits d'une main généreuse ont fructifié dans des mains reconnaissantes; l'héritage s'est amélioré et embelli, et le nom de Pauline y est béni, comme celui de la Providence.»
Je vis l'intéressante Adeline; quelque chose de ses anciens chagrins se lisait encore sur sa belle physionomie, pour la rendre plus douce, comme un léger nuage relève encore l'azur d'un bel horizon; Sa conversation ne démentait point le bien que le récit de son histoire m'avait fait penser d'elle. Son frère était un homme simple, sans beaucoup de valeur, mais qui sentait tout le prix des bienfaits, et un seul noble sentiment ne suffit-il pas pour intéresser? Sa jeune épouse était si jolie et si timide, qu'il y eût eu une sorte de sacrilége à demander davantage à sa modestie: Hélas! me disais-je, que de personnes heureuses par les bontés d'une seule! Quelle douce consolation ou quel réel plaisir promis à la grandeur qui sait ainsi profiter de la puissance! Voilà une de ces scènes que l'histoire négligera peut-être, mais qui mérite de rester gravée dans le coeur de toutes les femmes.
Le soir, quand je vis en grande loge à l'Opéra cette soeur charmante de Napoléon, que je venais de mieux connaître que ses courtisans, elle me sembla plus belle de tous les souvenirs de bonté qui la paraient. Sa jolie tête étincelait de diamans, et mon attendrissement trouvait juste et légitime ce luxe qui avait aussi des trésors pour la bienfaisance. Je l'ai dit, la princesse Pauline était une de ces femmes dont le ciseau de Canova ou la plume du Tasse pourraient seuls traduire la perfection harmonieuse et ravissante.
CHAPITRE LXXXVI.
Promenade à Stupinitz.—Une nuit de Napoléon.—Le comte de Vivalda, chef de brigands.
M. le comte de Saluces avait été si content de sa promenade, qu'il revint me chercher quelques jours après pour me conduire à Stupinitz; lui et mon chambellan avaient le monopole de mes matinées. On ne saurait imaginer une politesse plus exquise que celle de M. de Saluces; il portait si loin le respect pour les femmes, qu'il était toujours en tenue et en escarpins, en bas de soie, enfin comme en toilette de rendez-vous. Je le croyais en intimité avec une grande et fort belle cantatrice du Théâtre impérial, et je ne manquais jamais de lui dire que l'assiduité et la longueur de ses visites auprès de moi le feraient gronder. Il ne se lassait pas de la plaisanterie, et me paraissait fort disposé à braver les reproches de la prima donna. J'eus la malice de l'y exposer, en acceptant de nouveau son bras et sa voiture pour la promenade à Stupinitz dont il m'avait parlé.
Avant d'arriver à Stupinitz, il faut traverser la magnifique forêt qui donné son nom au château, et qui n'en est pas un des moindres ornemens; c'est aussi quelquefois un curieux spectacle que le passage du Sangone, torrent assez paisible en été, mais que la fonte des neiges rend fougueux et vagabond en hiver. Le Sangone n'était déjà plus à cette époque dans ses momens critiques, et nous fûmes heureusement privés du spectacle de sa mauvaise humeur. Les avenues qui entourent le palais de Stupinitz et qui y mènent sont d'une longueur imposante, le château d'une élégance noble et enchanteresse; il avait passé comme un héritage de la maison de Savoie dans les domaines de la maison de Napoléon: les châteaux avaient eu ainsi le sort des trônes eux-mêmes, depuis le Trasimène jusqu'à l'Elbe, depuis Rome jusqu'à Hambourg.
L'ancienne cour de Sardaigne honorait très rarement Stupinitz de sa présence, et il fallait la solennité de la Saint-Hubert et les sons perçans du cor pour y appeler le roi et la noblesse piémontaise. Un cerf doré domine le haut du dôme pour indiquer la destination spéciale de cette royale résidence, comme une espèce de grand veneur inamovible. Du reste, tout dans Stupinitz est disposé avec une régularité large et commode; on dirait d'une ville composée de galeries et de bâtimens se correspondant les uns aux autres, d'une ville pour loger une cour quelquefois à peine pendant quarante-huit heures. Le baron de Luzerne, gouverneur du château, étant absent, le comte de Saluces fit appeler le concierge, et celui-ci se fit notre cicerone avec une politesse et des manières moins élégantes que son supérieur, mais aussi avec une indiscrétion inappréciable, et qui, en ma qualité de curieuse, devenait pour moi fort amusante. J'ai bien souvent éprouvé qu'on apprend plus quelquefois avec les gens d'en bas qu'avec les gens d'en haut. Comme j'en ai vu de tous les étages, on peut croire à la vérité de mon observation.
Le complaisant concierge ne savait pas seulement comme un architecte tous les détails d'art que la visite d'un aussi beau monument exigeait; mais il possédait comme un historiographe bien renté toutes les particularités curieuses, toutes les anecdotes secrètes et publiques dont, sous les deux régimes, Stupinitz avait pu être le théâtre. Elles étaient toutes fort importantes pour un cicerone qui veut faire sa cour; mais elles le seraient moins pour des lecteurs désintéressés. Les récits un peu bavards se supportent sur les lieux mêmes que l'on visite: l'impression du moment donne du prix à tout; mais ce qui est bon à entendre n'est pas toujours bon à raconter, et je ne choisis dans tout ce que j'appris à Stupinitz qu'une seule anecdote dont l'authenticité et l'intérêt me sont suffisamment garantis par le nom des personnages et les confidences du narrateur.
Stupinitz, nous dit notre Suétone ambulant, a possédé l'empereur Napoléon; il a daigné y rester quelques instans, lors de son passage pour Milan, où il allait se faire couronner roi d'Italie. Il lui arriva ici une aventure qui vaut bien la peine d'être connue, mais attendez: le lieu de la scène ne nuira pas à son intérêt. Là-dessus, il nous conduisit pas un escalier secret au bout d'une galerie de l'aile gauche du palais, où régnait une longue enfilade de petits appartemens. En entrant dans l'un de ces appartemens, on me fit remarquer de fort beaux portraits, tous plus respectables les uns que les autres: c'étaient des généraux, des papes et des magistrats dont je n'ai pas retenu les noms. Cette chambre, pendant le séjour de la cour impériale à Stupinitz, avait été affectée à la belle madame ***; du service de S. M. l'impératrice reine Joséphine. L'Empereur, qui avait, par excès de prudence sans doute, une clef pour toutes les portes, en avait une pour l'appartement de la jeune dame; il y entre par hasard, sans doute encore, au milieu de tant d'autres; on l'entend; et heureusement ou malheureusement, la jolie dame avait quelqu'un auprès d'elle à qui confier sa frayeur. Heureusement encore le quelqu'un était aide-de-camp de l'Empereur; il reconnaît son maître à la brusquerie de son entrée: habitué à lui rendre hommage, et surtout à ne pas le contrarier, il se laisse glisser à bas du lit, et par plus de respect se cache dessous. L'Empereur, armé d'une petite lanterne, regarde avec attention pour sa sûreté, remarque du désordre, de l'embarras, et particulièrement sur les chaises autre chose que des robes. «Un homme est ici caché, s'écrie Napoléon; qu'on se montre, qu'on paraisse devant moi, je l'ordonne, je le veux.» Un aide-de-camp est toujours bien forcé d'obéir à son chef. Voilà donc ce respectable général de division, c'était son gendre, ma foi, qui se découvre, se recouvre, et disparaît. L'Empereur demeura quelques instans encore comme un homme qui voulait, dans les petites choses aussi bien que dans les grandes, que le champ de bataille lui restât. Le plus curieux de l'aventure, le voici, et cela prouve bien que l'Empereur est aussi bon qu'il est brave: le pauvre aide-de-camp craignait le lendemain les regards boudeurs du maître; loin de là il reçut l'accueil ordinaire, et l'Empereur ne lui dit pas un mot qui fût relatif à l'anecdote de la nuit.
«Mais comment, dis-je avec vivacité au narrateur, avez-vous pu connaître les détails d'une scène dont les témoins avaient un intérêt commun de discrétion?
«—Comment, ma belle dame? Vous l'auriez su comme moi, si vous aviez été ici, et où j'étais; aucun des acteurs n'a parlé; mais moi qui n'avais pas d'intérêt, je peux bien ne pas avoir la même discrétion. Tenez, madame, venez dans l'appartement à côté de celui-ci, vous entendrez comme si vous étiez dans la pièce même, et vous concevrez que s'il vous arrivait quelque chose de pareil à ce qu'a éprouvé la dame de service de Joséphine, on pourrait très bien n'en pas parler et pourtant le savoir.»
Nous quittâmes Stupinitz, fort contens encore cette fois de notre promenade. La causerie du château nous avait mis en humeur narrative; et M. de Saluces ainsi que moi nous vidions en quelque sorte notre sac d'aventures. Le roulement de la voiture dispose à cet échange de confiance et de pensées. Au milieu de la route M. de Saluces me fit remarquer une masure délabrée: «Vous voyez bien d'ici cette ruine; elle est de construction moderne pourtant, et elle est témoin d'une misère qui accuse peut-être nos lois. Il y a quelques années, Turin retentit d'un vol scandaleux: des hommes qu'aucune mauvaise action n'avait point encore signalés, à l'aide d'une fausse clef, dévalisèrent une riche maison. On fut bientôt sur la trace des voleurs; la sentence accompagna presque leur découverte; dix ans de travaux forcés s'ensuivirent. Le jugement s'exécute à Alexandrie. Mais un pauvre diable fut impliqué dans cette vilaine affaire, pour avoir travaillé à la fausse clef qui avait été l'instrument du délit; le malheureux, garçon serrurier, ignorait à quel usage la clef était destinée. L'embarras de ses réponses, peut-être la nécessité de l'exemple dans des temps difficiles, le firent également comprendre dans la condamnation, quoique pour un temps moins long que les véritables coupables. Sa peine expirée, il chercha du travail et fut repoussé comme un galérien. Les maires, sous le prétexte de la sûreté de leur commune, se le renvoyaient, et le ballottaient ainsi sans asile. Dans sa détresse, avec quelques branches d'arbres et de la terre, il éleva cette masure que je vous ai montrée sur la lisière de deux communes, pour qu'aucun des deux maires voisins ne pût l'inquiéter. Sa vie était moins malheureuse; il vivait de racines, et d'un peu de pain les bons jours, ceux où il pouvait se rendre utile sur la route pour le raccommodage des voitures. La vigilance administrative l'a encore poursuivi dans ce dernier abri de la misère et de la faim. Réduit au vagabondage, à toutes les plus dures extrémités du besoin, la fatalité d'une si criante destinée lui fait regretter le pain du bagne, et pour le reconquérir, le malheureux fabrique encore une fausse clef, se glisse dans une maison, choisit les objets les moins précieux pour atteindre son but au moindre dommage possible, et loin de chercher à échapper à la justice, il reste tranquillement exposé à ses poursuites. Arrêté sous le poids d'une récidive devant la cour criminelle, il ne cherche point à se défendre, avoue la réalité du vol, mais expose avec candeur les rigueurs qui l'y ont en quelque sorte forcé; que les lois trompeuses, en lui rendant la liberté, mais en cessant de le nourrir, lui avaient continué leur châtiment, et rendu leur bienfait plus onéreux que leurs rigueurs. La cour a eu pitié de tant de misères, ne l'a cette fois condamné qu'à une peine légère de réclusion, a fait écrire par le procureur général à l'autorité administrative, pour qu'au moins la terre ne fût pas refusée à cet infortuné à l'expiration de sa nouvelle peine. Quelques personnes charitables ont, en outre, quêté pour lui quelques secours.
«—Oh! m'écriai-je, indiquez-moi où je puis déposer mon offrande. À peine de retour à Turin, je courrai la déposer.» Je ne sais pas ce que les lois devraient faire pour ne pas pousser au crime ceux qui pourraient se repentir; mais c'est à la charité qu'il appartient de remédier autant qu'il est en elle à l'impuissance de la justice, qui ne sait jamais, hélas! que punir. Ces problèmes législatifs sont si longs à résoudre, qu'il faut que la bienfaisance se charge de faire patienter le genre humain.
«C'est une chose bizarre, me dit encore M. le comte de Saluces, que les récits des choses tristes et pénibles: on ne les écoute pourtant jamais sans un intérêt qui ressemble presque à un plaisir. Ma chère amie, je crois que notre nature est d'être émus. Vivre, c'est sentir. Les histoires de voleurs ne sont pas sans agrément quand on traverse une forêt. En voici une dont un de mes amis a reçu en personne la confidence de la part d'un voleur très distingué, enfin d'un voleur comme il faut. La rencontre eut lieu à Turin même, à une table de restaurateur. L'ami dont je vous parle, désoeuvré comme on l'est quand on dîne seul, ne se lassait pas de regarder un de ces hommes dont la figure semble une curiosité. Celui-ci, s'en apercevant, vint droit à la table du voisin et lui dit: «Je suis de votre part l'objet d'une investigation dont je pourrais me fâcher; mais comme j'aime assez à produire de l'effet et à satisfaire la curiosité des honnêtes gens, comme une conversation vaut mieux qu'un duel, je m'en vais tout simplement vous conter mes aventures:
«J'appartiens, monsieur, à l'une des plus anciennes et des plus respectables familles de Milan. Je suis comte de Vivalda. J'ai dépensé ma fortune et je ne m'en plains pas, car j'ai joui de la vie. Les voyages font mon bonheur. Dans deux heures, j'aurai disparu de Turin, du Piémont peut-être. Je ne vous demande pas votre discrétion, parce que j'en suis sûr, ou plutôt parce que je saurais en être sûr. Je vais rejoindre mes honorables amis; je leur dois un rapport sur les démarches diplomatiques dont ils m'ont chargé; car, pour que vous le sachiez de suite, j'ai l'honneur de commander, avec l'intrépide Meino, une troupe de braves de Narzali, qui ne sont pas bien avec votre empereur, et surtout avec sa gendarmerie, mais qui s'en moquent. Tenez, monsieur, pour vous prouver ma puissance, prenez cette bague; avec elle vous voyagerez avec plus de sûreté qu'avec une escorte: c'est le meilleur passe-port que vous puissiez avoir pour toute l'Italie. À ces mots, mon ami commençait à faire la grimace. Soyez calme, ajouta le noble comte; je suis ici en amateur, et il n'y a que les plus vulgaires préjugés qui puissent vous donner mauvaise opinion de moi et de mes amis: il y a brigands et brigands. Tout état honnêtement exercé devient honorable; et si l'on voyait bien à fond les misères de la société, les crimes secrets, les trahisons de tous les sentimens, la lâcheté des amitiés, les turpitudes du pouvoir, les saletés administratives, judiciaires, civiles, domestiques, matrimoniales; ah! monsieur, je vous le répète, si les confesseurs des mourans pouvaient parler, l'on serait peut-être forcé de convenir qu'il n'y a de vertus que sur les grandes routes: audace et bienfaisance, voilà le véritable brigand. Jugez un peu des qualités supérieures de ma troupe: il y a quelque temps, le général Menou, gouverneur de la division militaire, voulut se mêler de nos affaires, et mit en conséquence ses troupes à nos trousses; Meino et moi nous endossons des uniformes d'officiers supérieurs; nous avions de si bonnes liaisons dans la ville, qu'avant minuit nous tenions le mot d'ordre de la garnison. Quelques minutes après, sous prétexte d'un ordre militaire et supérieur, nous nous présentons chez le gouverneur, et nous demandons à être seuls avec lui. Alors, plus de dissimulation: nous déclarons nos noms et qualités, et nous disons au général stupéfait: Vous vouliez nos têtes, nous sommes maîtres de la vôtre; vous vouliez nous faire coffrer, c'est vous qui êtes notre prisonnier. Toutefois nous ne voulons de mal à personne, et nous ne vous demandons qu'une chose, c'est de ne plus nous poursuivre avec acharnement. Prévenez de la sorte une seconde visite que nous serions forcés de rendre plus sévère.» Après ce court dialogue, nous regagnâmes en toute sûreté nos montagnes.
«Autre exemple, mon cher monsieur: La superbe madame Meino, épouse d'un de nos camarades, nous fut enlevée: elle tomba dans un parti de gendarmes qui la menèrent à Alexandrie. Seul M. Meino se présente encore chez le général de cette ville, et cette fois sous l'uniforme de la gendarmerie, en colonel, la croix d'honneur à la boutonnière. Nous aimons beaucoup la croix d'honneur. Meino accorda un délai de trois jours pour la liberté de sa femme. Au bout de deux jours, madame Meino était revenue; et l'on avait bien fait d'obéir, car sans cela le général Despinois… était mort dans les vingt-quatre heures, et moi qui vous parle, j'étais resté à Alexandrie pour retirer sa parole d'honneur et rentrer dans les lois de la guerre.
«Vous le voyez, nous avons horreur du sang, et nous ne le versons que quand on nous y contraint. Les femmes! eh bien! nous ne les enlevons même pas; nous leur prenons tout, mais nous leur laissons l'honneur. Il n'y a pas chez nous plus de libertins que de traîtres. Ceux qui ne sont point insensibles à l'amour ont des femmes légitimes où le sacrement a passé. Nous avons réduit nos expéditions à un code régulier, et voici les principales dispositions: Nous connaissons toutes les fortunes à un sequin près; nous avons ainsi la liste des riches propriétaires; nous en enlevons un, deux, trois, de temps en temps, à tour de rôle. Nous les mettons en lieu de sûreté; nous leur faisons les honneurs de notre table: le vin, le café, la liqueur, un bon ordinaire. Libre ensuite aux prisonniers de s'en aller quand ils veulent… c'est-à-dire quand ils veulent payer leur rançon; mais nous ne sommes point juifs, nous leur donnons du temps. Ils prennent eux-mêmes leurs échéances. Ils écrivent à leurs familles, et pour cela encore, nous leur sauvons les ports de lettres, nous nous chargeons nous-mêmes de les faire tenir. Quand les conventions réciproques ont été jurées, c'est-à-dire encore, quand nous avons touché l'argent, nos prisonniers, un bandeau sur les yeux, sont ramenés, et à cheval, à peu de distance de chez eux. Nous les prévenons que toute dénonciation à l'autorité serait suivie pour eux de la peine de mort. Une fois qu'on nous à payé le tribut, on en est quitte pour la vie. Plus honnêtes que les gouvernemens, nous ne volons qu'une fois la même personne; et je puis vous assurer que nous jouissons de l'estime de tous les honnêtes gens qui ont eu affaire à nous.»
«Hélas! madame, là finit le récit du comte de Vivalda, mais là ne finit pas son histoire. Lui, Meino et tous ses honnêtes camarades ont été, il y a peu de temps, poursuivis avec une nouvelle activité. Bien des pauvres gendarmes y ont passé, mais enfin la troupe a été réduite. Retranchés dans une ferme, on y a mis le feu, et ils n'ont cédé qu'au nombre et à l'incendie. La cour criminelle de Turin les a tous condamnés à mort, et tous ont été exécutés. C'est un spectacle dont toute la ville a été témoin. La naissance, la beauté de plusieurs d'entre eux, avaient redoublé l'épouvantable curiosité des supplices. Il n'y en avait pas un dans la bande qui ne portât les marques de quelques blessures. Leur courage, leurs aventures ont fait plusieurs fois les frais de toutes les conversations, et vous voyez bien qu'on en parle encore.»
Nous arrivâmes assez tard à Turin, à cause du mauvais temps. M. le comte de Saluces me reconduisit avec sa politesse ordinaire, et me quitta de suite; j'en augurai que la peur des reproches l'avait repris, et qu'il allait réveiller sa belle actrice pour en diminuer la dose. Quoique je ne sois pas peureuse, on le sait, je n'en passai pas moins la nuit à rêver brigands, comme cela arrive quand on en a parlé beaucoup dans la soirée. Après deux jours de repos, et après mes visites d'adieux au comte de Saluces, à mon chambellan et à quelques autres personnes, je repartis pour Gênes.
CHAPITRE LXXXVII.
Retour à Gênes.—Le comte Albizzi.
En quelques jours, j'eus bientôt suffisamment contemplé tout ce que la rue Balbi ou Strada-Nuova étalent de pompes; car rien ne me lasse aussi vite que les beautés de la pierre de taille et l'aspect du marbre, tandis que la nature animée des sites, des montagnes et des paysages semble renouveler et rajeunir chaque matin pour moi l'émotion de leurs spectacles.
Je m'étais dit: Je veux me reposer quelque temps et vivre comme si mon avenir était assuré; et je fus si fidèle à ma promesse qu'on aurait pu me supposer 20,000 livres de rente. Je ne me ressentais plus de ma blessure, et, ce qui était bien plus grave, mon teint avait repris cette fraîcheur qui était admirée avant mes campagnes, et j'avoue que ma coquetterie ne regrettait nullement mes agrémens militaires. Beaucoup plus par ostentation que par goût, j'allais souvent au spectacle. N'aimant que faiblement la musique, je ne m'y rendais en vérité que dans l'intérêt de ma toilette. Mon pauvre Hantz, en sa qualité d'Allemand, était un peu plus mélomane; et au lieu de le laisser de planton à la porte de ma loge, j'avais pris, en reconnaissance de tant de services qui relevaient pour moi au-dessus de sa classe, l'habitude de le laisser se placer derrière moi. Je m'amusais beaucoup de son enthousiasme musical, qui était parfois fort grotesque, mais qui était toujours fort bien appliqué.
J'approchais de cette époque fatale, tant redoutée, qu'on pourrait appeler une première mort pour les femmes; enfin j'étais bien près de la trentaine; mais une santé que des fatigues qui eussent tué la plupart des femmes avaient rendue plus florissante, un certain air d'agrémens que les Italiens désignent par una maniera che non è da tutti, me rendirent l'objet de poursuites et d'hommages flatteurs. Je fis la connaissance de deux personnes différemment remarquables: un parent du comte Mareschalchi, ministre des relations extérieures du royaume d'Italie, personnage important et cérémonieux, dont les manières gourmées allaient fort peu avec les miennes, mais que ses relations avaient rapproché de Ney, et qui m'en parlait quelquefois; l'autre personne était Albizzi, dont la beauté fut citée depuis à la cour de Toscane. J'avais connu ces messieurs à la campagne, et souvent nous en prenions ensemble le plaisir.
Les Italiens sont en tout et partout passionnés, et ils portent dans toutes les relations, avec une souplesse apparente, une irrésistible volonté de despotisme. Je n'ai jamais compris que l'ascendant du caractère, l'empire du génie ou de la gloire, et Ney seul a pu obtenir de moi cette soumission à ses avis, à sa volonté, que je ne pourrais jamais accorder aux seuls agrémens extérieurs d'un homme ordinaire quoique aimable. J'ai dit la licence bien méritée par ses services que j'avais laissé prendre à mon brave et fidèle domestique quand j'allais au spectacle: le premier jour Albizzi en parut surpris; le second, il en fut mécontent; le troisième, il se permit de me le dire et d'appeler cela une inconvenance. Un cela me convient lui épargna de nouvelles remarques. Il en avait fait assez pour que je devinasse toutes les suppositions outrageantes d'un Italien qui ne connaissait pas la délicatesse des Françaises en pareille matière; parce que dans sa nation un valet peut devenir un rival tout comme un autre, et que ces faiblesses honteuses n'y sont point sans exemple. J'avoue avec toute ma franchise que j'étais si loin de mériter ces soupçons, que mon imprudence n'avait pas même pu songer qu'on pût se méprendre au point de les concevoir. La colère et les insinuations d'Albizzi, j'avais su les repousser; mais elles m'avaient éclairée sur toutes les convenances qu'exige le monde. Je me décidai dès lors, dans l'intérêt d'une réputation que je n'avais rien fait pour compromettre, à un sacrifice bien douloureux, celui de mon pauvre Hantz, de ce fidèle compagnon de tous mes périls. J'immolai la reconnaissance à un autre sentiment honorable dont il ne pouvait recevoir et dont il n'eût point compris l'impérieuse susceptibilité. J'allais le renvoyer au moment du repos et de la récompense qu'il avait si bien mérités. Hantz n'était qu'un simple domestique, et ces détails sont peut-être au-dessous de la dignité de l'histoire; mais je sentis à la noblesse de son dévouement, à la sincérité de sa douleur, que l'or ne suffit pas pour payer un attachement véritable. Je n'osais annoncer à Hantz notre séparation, au moment où il se faisait déjà fête d'accompagner à Rome, à Naples, à Florence, sa bonne maître. Les sarcasmes d'Albizzi m'en faisaient un devoir d'orgueil blessé; ma raison, si rarement courageuse, m'en faisait une obligation d'honneur plus légitime. Je tournai long-temps autour de la fatale nouvelle, mais enfin, j'en brusquai l'annonce auprès du pauvre Hantz. Rien n'est amer et pénible comme le sentiment d'une injustice, et je souffrais d'une séparation à laquelle il n'avait donné aucun prétexte, si ce n'est son dévouement que je reconnaissais si peu.
Quand je me fus expliquée, le pauvre Hantz n'en croyait pas encore ses oreilles; il tomba à mes genoux, tendant des mains suppliantes et s'écriant: «Oh! ma jeune maître, je ne le puis; vous m'avez fait riche, reprenez votre argent; je ne veux rien, et je m'engage à vous servir pour rien, et toute ma vie. Ayez pitié du pauvre Hantz!…» J'en avais plus que pitié; car il m'inspirait de l'estime et de l'attachement. Je lui dis tout ce que ces deux sentimens pouvaient dicter de consolant, lui promettant de le reprendre à Paris, où je le recommandais à une utile connaissance. Il prit ma main, la porta sur son coeur, et s'éloigna avec l'air et la précipitation du désespoir. Je restai quelques minutes immobile; mais aussitôt une affreuse pensée me saisit, et sans songer à autre chose qu'à la crainte dont elle m'envoyait le pressentiment, rapide comme l'éclair, je traverse l'appartement et l'hôtel, et j'arrive en bas pour voir Hantz occupé tranquillement à charger ses pistolets. Il rougit, me demanda mes ordres avec un calme qui me rendit le mien, et qui me livra à tous les embarras d'une pareille démarche. L'orgueil blessé me fit recourir à la dureté pour échapper à l'embarras: je lui dis de faire ses comptes et de les apporter. En retournant à mon appartement, je me vis l'objet d'une humiliante curiosité, qui augmenta mon humeur contre celui qui en était la cause innocente.
Je rapporte toutes ces circonstances, parce qu'elles jettent un triste jour sur les dangers d'une vie pareille à celle que je m'étais faite; parce que les femmes pourront y apprendre la fatalité attachée à une indépendance qui les expose non seulement aux suites d'un premier égarement, mais à l'humiliation d'être mal jugées par le monde, qui ne leur épargne aucune gratuite supposition, aucune interprétation malveillante, même de leurs actes les plus innocens.
Hantz revint au bout d'une demi-heure, me dit qu'il avait pensé à tout, et qu'il était résolu de se brûler la cervelle si je le renvoyais; qu'il voulait me suivre et me servir pour rien; mais tout cela sans s'échauffer, mais avec une fermeté effrayante et que ses yeux confirmaient terriblement. J'éprouvais l'angoisse d'une cruelle hésitation. À toutes mes réflexions, à tous mes encouragemens, il répondait: «Vous servir ou mourir, vous suivre ou me brûler la cervelle.» Enfin, je m'avisai pour le désarmer d'un moyen qui me réussit: je lui dis que j'étais près de me marier; que le futur exigeait de moi son renvoi à cause de la confidence qu'il avait eue de mon attachement pour un autre; que je l'adressais à Paris, à un excellent maître; que je l'y reverrais, qu'il tâchât d'avoir une place pour le lendemain.
Hantz obéit avec chagrin, mais sans murmurer: il croyait qu'il y allait de mon bonheur, et ce sentiment délicat lui avait rendu du courage. Ce sacrifice, que je faisais aux propos d'un homme qui m'était indifférent, me rendit ce dernier odieux, et je résolus de quitter Gênes aussitôt après le départ de mon domestique. Le pauvre garçon revint m'annoncer qu'il avait trouvé à s'embarquer pour Trieste, avec un Italien, le comte Borara, et qu'il aimait mieux cela que de retourner à Paris. Je reçus, le lendemain, la visite de ce nouveau maître, et je lui recommandai avec effusion le dévouement et la fidélité du meilleur des domestiques. Le vent retint quelques jours les voyageurs, et je vis le comte Borara avec plaisir: il était aimable, bon et très attaché au parti français. Le jour qu'on mit à la voile, je le reconduisis et restai sur le port jusqu'à ce que le bâtiment eût entièrement échappé à la vue, le coeur navré d'un sacrifice que l'amour-propre m'avait commandé, et qui me faisait perdre une des choses les plus rares, le dévouement respectueux et à toute épreuve d'un domestique qui élevait ses devoirs jusqu'à la noblesse de l'amitié.
En rentrant chez moi, j'y trouvai le comte Albizzi. Mes manières se ressentirent de ma tristesse; il en prit une humeur fort inconvenante, et il m'apprit jusqu'à quel point un homme jeune, bon et spirituel, peut cependant déplaire. Je résolus d'attendre mon établissement à Florence pour reprendre un domestique ou une femme de chambre; mais avant mon départ, qui fut cependant assez prompt, j'eus à regretter la prudente et religieuse surveillance de mon pauvre Hantz; car on me vola une cassette qui contenait 7,000 fr. en or, 3,000 fr. en billets, trois bagues du plus grand prix, une parure fort belle que je tenais de Moreau, et ses lettres. Jamais, avant cette aventure, je n'avais su rien fermer ni me défier de personne. Depuis ce jour, je suis devenue craintive et méfiante jusqu'au ridicule. Mais c'est une qualité tardive et par conséquent inutile: c'est ainsi que la prudence vient aux mauvaises têtes, quand elles ne peuvent plus en profiter. Chose inexplicable! ce sont les personnes qui ont le plus besoin d'argent pour des prodigalités, qui savent le moins s'en procurer et veiller à ce qui leur est si nécessaire.
Le vol fit du bruit, et en eût fait bien plus, si je ne m'étais pas opposée à toute espèce de poursuites. On ne pouvait concevoir une si stoïque indifférence. Et moi je ne comprenais pas alors et je ne comprends pas encore aujourd'hui, où l'argent est loin d'être abondant pour moi, que pour quelques pièces de cet argent on signe des procès-verbaux d'arrestation, et quelquefois des arrêts de mort.
Sur ces entrefaites, je quittai Gênes, et je sus depuis qu'on n'avait point cru à cette insouciance, à ce désintéressement, vertu si rare dans le vulgaire, que c'est celle qui excite le plus de surprise et d'incrédulité. La bienveillance génoise prétendait à ce sujet que je m'étais volée moi-même, oubliant, dans cette plate et injuste épigramme, que j'avais tout payé avec une extrême exactitude, et même avec une magnificence ridicule. Mais la médisance se soucie-t-elle beaucoup de la raison? et la calomnie ne se moque-t-elle pas du bon sens? Tous comptes faits, il me restait 3,600 fr., une garde-robe d'une grande richesse, de la liberté, quelques talens; j'espérai tirer parti de tout cela, et, gardant pour consolation mes nobles souvenirs, je m'abandonnai sans inquiétude à la fortune.
J'avais quitté Gênes le 7 mai 1808, pour me rendre à Lucques, où je ne restai que le temps nécessaire pour voir les débris de la tour d'Ugolino, et j'en partis avec un sentiment d'horreur et de pitié. J'avoue qu'à Rome l'aspect des ruines et des souvenirs antiques m'a réellement remué l'ame. Partout ailleurs, les ruines ne sont à mes yeux que des masures. Mais là, l'ensemble des monumens conserve son prestige; chaque pierre rappelle encore la reine du monde et ne la dément pas. Ces arènes, ces amphithéâtres, ces colonnes qui se prolongent à l'infini, qui semblent parfois s'animer quand la race dégénérée dont elles sont devenues l'héritage se repose et sommeille; cette vie des tombeaux qu'a très bien surprise et peinte l'auteur des Nuits romaines, m'a été aussi révélée. J'ai cru voir souvent, au milieu de ces éloquens débris, Brutus, Caton et Sénèque, écartant leurs linceuls, et cherchant des Romains dans Rome. Mais à Lucques, l'enthousiasme n'est pas possible, et je n'eus pas même un quart d'heure d'admiration; je me préparai donc à n'y pas faire long séjour, et je pris la résolution d'aller à Pise.
CHAPITRE LXXXVIII.
Arrivée à Pise et à Livourne.—De la tragédie italienne et de la tragédie française.
En quittant Lucques, je fis charger mes malles sur une de ces lentes diligences de vetturino, et je partis dans une espèce de cabriolet napolitain; on y est fort mal juché, tout en l'air et à découvert, mais ils courent avec une incroyable rapidité. La route était belle, le temps superbe, et j'avais hâte d'arriver à Pise. Hélas! qu'on a tort de faire des souhaits! Si les miens avaient eu moins de vivacité, j'aurais eu quelques extravagances de moins à commettre.
À peine étais-je descendue de voiture, que je me vis entourée de cinq ou six personnes que je reconnus aussitôt comme ayant fait partie de la comica compagnia de Milan: Blanes, Morochesi, Rigitti, et deux actrices fort jolies, mais non pas du premier ordre. J'étais seule, je venais de passer quinze jours de contrainte et même de chagrin, tout devait me paraître occasion de distraction et d'amusement. On me montrait un empressement amical; j'allais entendre les chefs-d'oeuvre d'Alfieri et de Métastase: il n'en fallait pas plus pour me faire oublier passé et avenir, pour bercer ma folle imagination de quelques décevantes illusions. Mes artistes se rendaient à la répétition: je promis de les y aller rejoindre, prenant à peine le temps de déjeuner et de changer ma toilette de voyage. Arrivée au théâtre, la bizarre résolution avait fait des progrès, la fantaisie de jouer s'y était jointe, et à la fin de la répétition tout était convenu et arrangé. Je devais suivre la troupe à Livourne, où elle se rendait le lendemain, pour y paraître dans les rôles de Rosemonde de la pièce d'Alfieri, de Sémiramis de Voltaire, traduite par l'abbé; Césarotti, et de la Jocaste des Frères ennemis du premier auteur.
Je veux consigner ici une remarque fort judicieuse que me fit au sujet de ce rôle de Sémiramis et de la poésie italienne, pour l'expression de certains sentimens, un des acteurs de la troupe Rigitti, homme plein de goût et d'instruction. Je me la suis toujours rappelée, quand j'ai vu représenter le chef-d'oeuvre de Voltaire. Rigitti trouvait que la poésie italienne communiquait plus de la pompe et de l'élévation convenable dans la circonstance à ces vers de la scène d'Assur avec Sémiramis.
Voltaire dit:
Je viens vous en parler: Ammon et Babylone
Demandent sans détour un héritier du trône.
Dans la traduction, Césarotti s'exprime de la sorte:
Io vengo appunto a favellarne.
Littéralement, on dirait: io vengo a parlarne; comme un personnage vulgaire dirait à la voisine: je viens vous en parler; au lieu que favellar a bien une autre noblesse: c'est un langage royal.
Il y a de ces nuances, de ces victoires, en quelque sorte, d'une langue sur une autre, pour la traduction de quelques sentimens qui tiennent aux moeurs. Je voulus bien accorder à Rigitti ce petit triomphe national d'une expression; mais en général la langue française est encore celle que je préfère, celle qui a le plus de suite, le plus de tenue, si j'ose m'exprimer ainsi; ne s'enflant jamais jusqu'à la bouffissure, ne s'abaissant jamais jusqu'à la trivialité. J'accordais une juste admiration à Métastase, à Maffei et à Alfieri, à Goldoni surtout; mais le beau n'existe vraiment dans le théâtre italien que par étincelles, et me semble loin de ces chefs-d'oeuvre de goût, de convenance, d'intrigue et de pureté, qui font la gloire du théâtre français. Je ne parlerai pas des opéras seria ou buffa: je suis si mal organisée pour la musique, que son charme embellissant de plates horreurs ou de plus plates arlequinades, n'a jamais pu venir jusqu'à moi, détruit, pour ainsi dire, en route, par toutes les sottises qu'il s'efforce en vain de cacher. J'ai souvent applaudi la délicieuse Prima donna, Pelandi, Blanes, Marochesi, aux théâtres de Florence, de Milan ou de Naples; mais, je ne le cache pas, en fait d'émotions dramatiques, je préférais encore mes souvenirs français. Je suivis la troupe à Livourne, et le succès décida de ma vocation. Toutes les troupes italiennes, même celles de cour, sont ambulantes. La nôtre courait de Livourne à Sienne, et j'y allai. Je ne retracerai pas ici les événemens d'une pareille existence: ils auraient bien peu d'intérêt pour le lecteur, car ils n'en ont guère conservé pour moi-même, excepté ceux de la bienveillance des artistes avec lesquels j'étais liée. Avant de parler de mon entrée au service de la princesse Élisa, j'ai à raconter la rencontre singulière que je fis, à Florence, d'une jeune infortunée que les Français avaient arrachée d'une affreuse prison, dans un couvent du faubourg San-Gregoria, à Mantoue, lors de la prise de cette ville. Cette aventure est touchante, et ce qui ajoute à sa singularité, c'est que la rencontre de l'héroïne avait eu lieu en 1809, à une époque où toutes deux nous étions jeunes, et qu'elle se renouvela en 1815 sur un champ de bataille où nous n'échappâmes à la mort que pour ne plus compter toutes deux dans la vie que larmes et désespoir.
CHAPITRE LXXXIX.
Pèlerinage à Valle-Ombrosa.—Arrivée à Florence.—Camilla.
À Sienne, j'avais fait mes adieux à la comica compagnia, et je m'acheminais vers Florence pour y passer quelques mois nel dolce far niente, désirant avant faire un pèlerinage à Valle-Ombrosa, berceau de mon heureuse enfance. Hélas! je reconnus à peine ces lieux naguère si beaux: Valle-Ombrosa avait tant changé de maîtres, tant subi les augmentations et les mutilations du caprice, que, pendant quinze jours que j'y séjournai, j'allai demander en vain aux arbres, aux parterres, aux habitans même des environs, un souvenir, un regret: en vingt années, tout avait changé, les lieux et les générations! La guerre, la mort, ce mouvement de tant d'événemens, avaient tout bouleversé. À qui aurais-je pu m'adresser pour être entendue? Qu'aurais-je pu dire? Qui aurait même osé reconnaître l'unique fille des nobles étrangers jadis maîtres chéris et respectés de ces beaux lieux, dans un être isolé, sans rang, sans protections, sans appui, et déjà suspect à l'opinion pour le mépris des convenances et des sages préjugés, garans de la conduite et du seul bonheur des femmes? Le silence me semblait un devoir de respect pour mes parens, et je sus le garder, sans que cette faible expiation me rendît, à mes yeux, moins malheureuse et moins coupable. Qu'ils furent tristes, qu'ils furent amers mes adieux, ces derniers adieux au toit de mes pères! ce fut comme une seconde séparation de ma famille.
Arrivée à Florence, je pris un appartement rue della Pergola, au premier. Dans cette maison, je vis Camilla Spinochi, nièce de ce gouverneur de Livourne, qui laissa échapper les Anglais du port, à l'époque de la prise de Mantoue, et que les Français firent emprisonner. Camilla avait alors vingt-cinq ans. C'était la plus belle personne que j'aie vue de ma vie, et c'était le moindre de ses agrémens: une taille de sylphide; dans la démarche, dans les attitudes, dans les gestes, une grâce, une harmonie, un je ne sais quoi enchanteur qui eût fait tressaillir le coeur d'un vieillard. À tant de séductions extérieures, Camilla joignait non pas le mérite de l'instruction, mais le don d'un génie naturel, le charme d'une ame tendre, et l'éclat d'une ame courageuse. Ce fut pour moi, sitôt que je l'eus aperçue, un besoin irrésistible de la connaître; j'en demandai l'occasion à mon hôtesse, et sa réponse changea ma curiosité en vif intérêt.
«È un capo francese, me dit-elle; c'est une femme qui se perd pour un militaire de cette nation. Oh! c'est une vilaine affaire; et si elle n'était pas protégée… il le dit bien le curé, qu'on la renfermera un jour. Nous la logeons par crainte, mais nous ne l'estimons pas.
«—Vous avez tort, répondis-je au Caton, car elle peut valoir mieux que vous.»
Le soir même, je me trouvai avec Camilla à un thé que donnait un Allemand de distinction qui logeait chez Schneider, maître du plus bel hôtel de Florence, et l'un des plus remarquables de l'Europe.
Cet Allemand était un personnage fort curieux et fort bizarre, réunissant le double enthousiasme et la double manie des systèmes de Lavater et de Gall. Il vivait au milieu d'une collection innombrable de profils, et dans une immense compagnie de crânes et de têtes de mort. La plupart de ces agréables fantaisies avaient été l'objet d'un triste travail. Des ciselures d'or et d'argent y paraient la destruction, et, en voulant l'orner, la rendaient plus hideuse. La foule se pressait autour de l'excellence allemande, admirant l'exactitude et la richesse de ses explications physiologiques, en extase devant tous les bizarres et absurdes enjolivemens qu'il s'était efforcé de prodiguer à la Mort. Je souffrais à l'aspect d'une si sotte manie si sottement admirée; et, dans ma répugnance bien naturelle, j'étais entrée du salon dans un cabinet voisin, où se trouvait une superbe bibliothèque, et où un volume de Pétrarque substitua à l'ennui de contempler ce que je ne comprenais pas le plaisir plus délicat de voir retracer dans un langage enchanteur ce que je sentais si bien. Peu d'instans après, Camilla vint s'y réfugier aussi, fuyant les grotesques expériences qui faisaient circuler des crânes de mort dans des mains de femme, ou qui exposaient leurs jolies têtes aux études de la bosse, comme si, pour deviner l'inconstance, la tendresse, le dépit, l'amour des arts ou des plaisirs, il était besoin de toucher et de constater les accidens céphalalgiques que cache leur chevelure.
Camilla me parut d'une beauté radieuse, qui me fit encore trouver plus aimable le sourire de joyeuse surprise qu'elle laissa échapper en s'approchant de moi. Après quelques mots caressans, nous passâmes ensemble dans la salle de billard. Au bruit des billes roulantes, tout ce qui dans le salon était au-dessous de la soixantaine eut bientôt déserté la salle d'anatomie et de silhouette, laissant l'excellence germanique avec quelques vieux originaux, jusqu'au moment où un brillant ambigu lui ramena la foule.
On avait fait galerie autour de notre escrime au tapis vert, et les honneurs furent pour la belle Camilla. Dans ma vie militaire, j'avais acquis assez de talent au noble jeu de billard, comme on dit, et j'aurais pu gagner toutes les parties; mais l'habitude de porter l'habit d'homme avait fait prendre à mon caractère la galanterie de l'autre sexe, et un désintéressement d'amour-propre qui m'a souvent engagée à sacrifier mes propres succès au triomphe de celles qui ne me semblaient plus mes rivales. Camilla ne s'y trompa point, et de cette petite complaisance date une amitié noble et tendre dont le sort me réservait de lui donner une dernière preuve dans le plus cruel malheur qui pût accabler une belle ame. Entre deux femmes qui paraissent se convenir, l'intimité marche vite. Aussi à souper, refusant toutes les offres des cavalieri serventi, esclaves d'étiquette de toutes les réunions en Italie, Camilla et moi nous retournâmes seules ensemble à notre commune demeure. Il n'était que minuit, et dans les heureux climats que nous habitions, c'est l'heure de jouir de toute leur beauté et de tout leur charme. Aussi, au lieu de nous aller emprisonner sous nos moustiquières[6], nous changeâmes bien vite nos riches parures contre un commode négligé, et nous allâmes nous reposer dans un bosquet de jasmin, sur un canapé de mousse, parsemé de violettes. C'est dans ce lieu charmant que le jour nous surprit, moi heureuse de la confiance qui me révélait les intéressans détails qu'on va lire, et Camilla se félicitant d'avoir frappé à l'indulgence d'un coeur capable de comprendre le sien.
HISTOIRE DE CAMILLA SPINOCHI.
«Je vais vous raconter les événemens qui, au sein de ma patrie, si près de parens puissans et riches, m'ont conduite à la nécessité de me tenir ignorée à l'abri d'une protection étrangère, pour ne pas perdre le plus dangereux, mais le plus doux des droits, celui de disposer de mon coeur, et de le soustraire à la vie du cloître, à laquelle, dès ma naissance, j'étais destinée.
«À l'âge de six ans, je fus envoyée à une soeur de ma mère, supérieure dans l'un des ordres religieux les plus sévères d'un couvent riche des États du pape, près de Lugo, en Romagne. Dans cette ville éclata la conspiration de l'armée papale catholique, ce qui la fit nommer par les républicains la Vendée de l'Italie. On y massacra des militaires français; on promena leurs têtes au bout de piques sanglantes, et cette trahison, aussi inutile qu'atroce, appela sur elle de cruelles représailles: Lugo fut livré à plusieurs heures de pillage accompagné de massacres. Hélas! je ne connus jamais les caresses d'une mère, et je venais de perdre la mienne au moment où son coeur eût été mon seul refuge contre les dangers que je courus et les chances non moins périlleuses qui les suivirent.
«Élevée alors dans toutes les pratiques d'une dévotion minutieuse, mon coeur en repoussait la contrainte. Ma raison précoce, mon imagination naïve et prompte, étaient en révolte et épuisaient leurs forces naissantes contre tout le travail de ma tante pour hâter une vocation qui ne pouvait jamais éclore. Tout mon être souffrait à l'aspect de cet avenir de mort qui associe à la même destinée dans les couvens la jeunesse aux longues espérances, et la décrépitude aux joies éteintes. Je n'ai emporté de ce tombeau vivant que cette pensée: Que ne suis-je une fleur cueillie le matin et desséchée le soir! Je venais d'accomplir mon second lustre.
«Un jour, ma tante venait de réunir auprès d'elle et autour de moi, comme pour m'entourer d'un spectacle imposant, toutes les religieuses, toutes les pensionnaires, quand tout à coup un bruit épouvantable vient troubler le silence du cloître et jeter la terreur dans l'enceinte sacrée. Un des confesseurs du couvent, homme dur et terrible, paraît l'oeil en feu, et s'écriant: Ils viennent, les fléaux de Dieu; avec cinq mille combattans ils ont taillé en pièces trois cent mille de nos saints défenseurs. L'esprit de ténèbres est avec eux; il faut fuir. Toutes les religieuses se pressent autour du prêtre. Moi seule et une novice de mon âge nous restâmes dans le coin opposé du parloir. Un mot: Il faut fuir, venait de soulever le crêpe mortuaire…
«Il faut fuir! répétions-nous: nous le pouvons. Nous verrons donc d'autres êtres, un autre monde que celui qui menaçait d'être notre tombeau!
«Les nouvelles devenaient d'heure en heure plus alarmantes pour l'abbesse et les religieuses qui l'entouraient, mais rien ne me paraissait sinistre de ce qui était une espérance d'échapper au cloître. Les Français avaient tout franchi, et, vainqueurs, avaient tout respecté, jusqu'à ce que la trahison vînt enfin les contraindre d'user de représailles: Lugo fut mis à feu et à sang, et le massacre vint jusqu'aux murs du couvent.
«Toutes réunies dans la chapelle, nous attendions la mort aux pieds du Christ, lorsqu'un de ces hommes qu'on nous avait peints comme des envoyés du démon, parut aux portes du couvent, comme un ange gardien pour y placer la sauvegarde d'une invincible barrière. Il entra, offrant à tout ce qu'il voyait assemblé la tranquille continuation de l'esclavage ou la liberté. Ce fut tout à la fois un cri de joie et de désolation. Toutes les jeunes se rangèrent du côté du libérateur; toutes les vieilles se séparèrent de nous en le fuyant; et tout ce que put faire leur frayeur fut de ne pas payer par des cris de malédiction une générosité qui leur laissait encore un choix si noble et si compatissant.
«Ma tante, transportée par les idées d'une vie entière de réclusion et une aveugle confiance dans son directeur, ma tante redoutait comme une souillure la seule présence d'un Français républicain, et se retira avec les plus âgées de ses religieuses, oubliant, dans sa sainte horreur, qu'elle livrait la jeune fille qui lui avait été confiée, à des périls qui n'étaient plus à craindre pour elle. Plusieurs des soeurs profitèrent de la permission pour se retirer dans leurs familles. Lorsqu'on ouvrit les portes, j'aurais sans doute dû rester près de ma tante; mais une voix intérieure, un cri de l'ame, plus fort que la raison, semblait me dire: C'est loin d'ici qu'est la félicité; et je ne sus obéir qu'à cette inspiration qui nous pousse dans les bras de la destinée. Je ne savais rien du monde, qu'aurais-je pu craindre? et autour de moi j'avais vu l'ennui, un sombre dégoût flétrir la beauté, dévorer la jeunesse; et me soustraire à un pareil avenir fut, dans ce moment, mon seul besoin, ma seule pensée; quoique enfant, j'y parvins avec l'instinct de la nature et toute l'adresse de l'expérience. Je savais que le baron Capelleto[7] nous était allié. Une religieuse plus âgée, qui avait aussi profité de la liberté, se chargea de me conduire vers lui; mais une émeute m'ayant séparée de ma compagne, j'errai quelques heures, cherchant un asile.
«Enfin, j'ose me présenter à une maison fort belle, où j'aperçois des uniformes semblables à ceux de nos libérateurs. Au milieu d'eux, je me sens attirer par le regard bienveillant de celui qui paraissait leur donner des ordres. Je vous ai dit que je n'avais alors que onze ans, mais une taille et comme une jeunesse précoce. Murat, car c'était lui, vint à moi avec une exclamation de surprise que mon ingénuité n'attribua qu'à mon habit de novice, mais qui était aussi l'effet des charmes que j'ignorais. Il me demanda en assez mauvais italien si je voulais accepter son appui. Ma petite vanité fut heureuse de parler au vainqueur la langue de sa patrie. Enchanté de m'entendre parler français, il me présenta à tout le groupe d'officiers dont il était entouré. Je ne sais, mais au milieu de son brillant état-major, Murat, qui était le plus bel homme, me parut aussi le plus aimable. Il parlait de me garder près de lui, et j'en étais bien joyeuse; mais quand je lui dis, dans mon contentement, que je n'avais que onze ans, il mit plus de réserve dans les témoignages de sa protection, et m'annonça qu'il me ferait remettre à mes parens. Mais je me jetai dans ses bras, lui criant avec larmes que j'aimerais mieux la mort que de retourner dans un cloître. Puis il me prit par la main et me conduisit chez une dame française, épouse d'un fournisseur de l'armée, resta long-temps avec elle, et me laissa en me recommandant bien à ses soins.
«Madame A***, aimable, obligeante, eut pitié de mon abandon, ne combattit qu'avec une douce sensibilité ma répugnance à revoir ma famille. Si ses sages recommandations à cet égard eussent été fortifiées par la solitude, peut-être eussent-elles été plus puissantes; mais cette dame recevait beaucoup de monde: les vainqueurs brillaient au milieu des fêtes dont les vaincus, autant par goût que par prudence, partageaient les plaisirs. J'y paraissais, et avec un incroyable bonheur. On m'appelait la jolie religieuse. Tous les généraux, Masséna, Augereau, Lefebvre, Joubert, Serrurier, m'entouraient de soins et me promettaient protection. Je n'étais point enfant pour comprendre toutes les choses que les Français disent si bien; et Murat bouleversait ma jeune tête, quand, s'arrachant d'auprès de moi comme par un effort, il me répétait: Oh! Camilla, que n'as-tu quinze ans! Lorsque, plus tard, le sens de ces paroles me fut complètement révélé, mon estime égala mon affection; car il eût tout obtenu alors d'un coeur qui, sans le savoir, s'était donné. Sa noble protection, qui n'était point sans combats, m'avait ainsi laissée me livrer à toute la gaieté de mon âge, et sans crainte.
«Beaucoup d'Italiens fréquentaient la maison de madame A***. L'un d'eux lui remit une lettre d'un de mes oncles qui habitait Trévise, lequel la priait, en la remerciant des soins religieux de son hospitalité, de me confier à une personne qui me conduirait à Bonlogne dans une maison de religieuses non cloîtrées. Je m'abandonnai au désespoir à cette nouvelle. Un conseil fut tenu par la dame, son mari et Murat; d'autres généraux survinrent, entre autres le général Joubert. Ma cause fut plaidée par moi avec des pleurs, et par eux avec toutes les raisons de l'indulgence et de l'intérêt. La résolution fut que je resterais et que l'on m'enverrait en France. Le bal mit fin à la discussion, et le combat qu'il avait fallu subir ne m'en rendit que plus heureuse.
«Mais le lendemain des nouvelles étaient arrivées, et la présence des Autrichiens dans le Tyrol commanda impérieusement le départ des Français. Avant de partir, Murat vint chez madame A***, me donna une lettre et un rouleau fort lourd, en me disant: «Pauvre petite, l'un et l'autre vous serviront.» Je me jetai à ses genoux, le suppliant de m'emmener; il me pressait avec force contre son coeur; il était agité; mais, après un effort qui parut bien douloureux, il me remit dans les bras de ma protectrice pour obéir à la voix de l'honneur et de la victoire qui l'appelaient.
«Dès ce moment tous mes jours se passaient en prières pour les vainqueurs de ma patrie. Hélas! dans l'enceinte des cloîtres apprend-on qu'on en a une et qu'on doit la chérir? Le rouleau que m'avait laissé Murat contenait 50 louis, et la lettre une recommandation à tout militaire français de me protéger; puis, au bas, quelques lignes pour Muiron, l'un des aides-de-camp du général en chef Bonaparte, qui ne furent jamais lues par lui; car, quelques mois après, quand je cherchai à voir ce noble patron, il avait trouvé la mort sous les lauriers d'Arcole.
«Madame A***, alarmée des nouvelles qui se succédaient, résolut de rejoindre son mari, qui était parti pour Ferrare. Quand elle me proposa de m'emmener, en me demandant si j'étais toujours dans les mêmes dispositions, je ne lui répondis qu'en pressant sa main sur mon coeur, et en lui donnant le doux nom de mère. Tout se prépara à la hâte et en secret. Nous arrivâmes de nuit à Ferrare; M. A*** était déjà reparti pour Milan. Sa femme, désolée, ne savait quel parti prendre. Je lui redonnai un peu de courage par ma résolution: «Croyez-moi, nous sommes ici dans les États du pape, et bien moins en sûreté qu'à Milan; allons-y sans plus délibérer.» Nous y arrivâmes quand tout y était déjà terreur et confusion.
«Ici, mon amie, une légère digression qui jette peut-être quelque lumière sur un événement politique. À l'époque où Bonaparte poussait ses troupes victorieuses sur les différentes villes de la Toscane, le grand-duc fut si effrayé, que Manfredini, son chambellan, fut envoyé au quartier général pour sauver Florence de l'occupation. Cette démarche eut pour résultat le banquet célèbre donné par le grand-duc aux généraux français, où l'un déploya toute la souplesse des cours, et l'autre une austérité qu'il déguisait déjà mal, et qui, dans l'orgueil de faire ramper un souverain, montrait autre chose que des vues républicaines. La noblesse italienne avait été jusque-là courbée et fort empressée près des nouveaux maîtres. Mais le traité de Campo-Formio, inexplicable au parti français, puisqu'il laissait l'Autriche plus puissante que jamais, avait fait croire à la trahison de Bonaparte, accrédité le bruit d'une apparente défaite, et réveillé la trahison des courtisans italiens qui relevaient la tête. On accusait partout Bonaparte, qui avait arrêté par ce traité les colonnes victorieuses de Moreau déjà aux portes de la capitale de l'Autriche, et les grenadiers d'Augereau criant: À Vienne! à Vienne! Je n'étais rien dans le monde politique, mais j'ai entendu, à l'égard de ce traité, de la bouche des premiers généraux, les suppositions les plus étranges. Bonaparte avait indiqué dans cette occasion, selon eux, tous ces plans d'une ambition personnelle qui étouffait les autres gloires pour marcher au trône. Quant à moi, je ne voyais que les Français, leur triomphe; mon coeur s'identifiait avec leurs destinées, et en arrivant à Milan, je redoutais presque autant leurs revers que ma rentrée au cloître. Comme les affaires n'étaient point décidées, M. A*** désira que sa femme, pour plus de sécurité, se rendît en France. Au milieu de toutes ces angoisses, je tombai malade, et fus aux portes du tombeau; mais sachant combien le départ paraissait urgent à mes bienfaiteurs, sitôt que je le pus, j'affectai des forces pour qu'on pût se mettre en route, et au bout de quinze jours j'arrivai à Paris, mourante. Les soins de la plus douce hospitalité me furent prodigués; je me rétablis promptement, et pendant quelques temps je respirai avec ivresse cet air libre et doux de la France, où je croyais avoir trouvé le bonheur.
«Tout à coup, il me sembla que les manières de madame A***, naguère si bonne, changeaient à mon égard; c'était non seulement de la froideur, mais de la dureté. Tous ces petits soins qui précédemment m'avaient valu tant de bienveillance, j'avais beau les redoubler, ils n'en paraissaient qu'irriter davantage le changement d'humeur dont j'étais l'objet. Enfin, ne tenant plus à tant de chagrins, je provoquai une explication; elle fut bien cruelle, comme vous allez voir.
«Madame A***, mariée contre son gré à un homme beaucoup plus âgé qu'elle, nourrissait une passion violente pour une personne qui venait souvent dans sa maison, et que j'avais prise pour un parent. Ce prétendu parent me plaisait peu, mais j'avais eu le malheur de lui plaire beaucoup. Sans délicatesse comme sans amour pour la femme qui lui sacrifiait son repos et sa réputation, il avait, par le plus indiscret des aveux, blessé son coeur et armé contre moi son orgueil. Du moment que cette faiblesse me fut révélée, il se fit dans mon tendre respect pour ma bienfaitrice un bouleversement que je ne puis qualifier: c'était quelque chose comme de la commisération; et la pitié, même sincère, est si près en pareil cas de ressembler à du mépris! Je n'avais pu au cloître rien apprendre du monde; je n'avais pu deviner la société et cette science d'accomodemens avec les devoirs qu'elle exige, et qu'elle veut bien quelquefois oublier. Ma candeur se révoltait contre ce spectacle d'une passion coupable, et d'une jalousie que l'âge de madame A*** rendait ridicule. Depuis j'ai souvent réfléchi au triste sort d'une femme qui se laisse entraîner à un sentiment qu'elle ne peut faire partager, à cette époque de la vie où l'amour n'est plus là avec ses illusions pour cacher une faiblesse.
«Je n'avais écrit à ma famille que pour lui annoncer ma résolution de vivre en France plutôt du travail de mes mains, que de reprendre les chaînes auxquelles on m'avait condamnée. Cette lettre était restée sans réponse, et je ne m'en étais plus occupée. Mais dans ce moment de crise, que je viens de vous peindre, je sentis le besoin d'appuis, et je m'adressai de nouveau à ceux dont j'avais si imprudemment bravé l'autorité, en les conjurant de pardonner à mon âge. Un mois après, un secrétaire du ministre Aldini vint me dire qu'on allait me conduire à ma famille. Il parla à mes bienfaiteurs du prix qui pouvait leur être dû pour leurs soins généreux; mais ils le refusèrent avec une noblesse qui m'attendrit jusqu'aux larmes, et ma séparation me parut très douloureuse. J'avais toujours le rouleau et les lettres que Murat m'avait laissés; je lui avais écrit plusieurs fois; mais l'éloignement de la guerre ne lui avait permis ni de recevoir mes lettres, ni d'y répondre.
«J'avais regret de quitter Paris; mais la nouveauté des objets, la distraction de la route, me rendaient la sécurité par l'insouciance. Je savais très bien le français; mais j'avais conservé beaucoup d'accent; et à peine j'eus prononcé quelques mots dans la diligence, où l'on m'avait confiée à une dame qui se rendait à Milan, que je fus reconnue comme Italienne. Il y avait parmi les voyageurs deux militaires; l'un d'eux, monté sur l'impériale, entendant une voix italienne, se mit à crier à son camarade: «Alfred, je vais te céder ma place à la dînée; il y a une petite femme avec laquelle j'ai besoin de causer.» Quoique choquée de ce petit ton leste, je n'entendais pas sans quelque plaisir ces remarques; mais le bruit de la voiture m'empêchait d'en saisir la suite, et force me fut d'ajourner ma curiosité jusqu'à la dînée. Je regardais, en arrivant, avec un air un peu boudeur le militaire empressé; mais il n'y avait pas de sérieux qui pût tenir contre une gaieté si folle et si naturelle. Quand ma noble surveillante le rappelait à l'ordre, il corrigeait la légèreté de ses propos avec une adresse tout-à-fait divertissante. Je répondais avec une égale froideur à ses complimens outrés et à ses équivoques que je ne comprenais pas; et je me faisais une triste opinion de l'ami intime d'un pareil homme. Alfred, que vous allez être vengé!…
«Je serre fortement le bras de ma compagne et la prie de nous faire dîner seules; à peine avait-elle applaudi à ma prudence, que je me retourne, et l'officier qui n'avait point parlé et moi, nous restons pétrifiés d'une surprise remplie de charme; non pas que ce dernier fût d'une beauté remarquable; il était moins bien que Murat, mais son regard! Le regard d'Alfred dès ce moment décida de ma vie. Il était Français, il était jeune; pouvait-il se méprendre sur le trouble qu'il venait de faire naître? Le ton d'Alfred, heureusement différent de celui de son turbulent camarade, changea nos dispositions, en lui conciliant l'indulgence de mon mentor. Mes yeux, qui n'avaient point encore rencontré d'autres yeux, savaient mal déguiser ce que j'éprouvais. Je ne saurais dire ce qu'étaient les autres voyageurs; je ne voyais qu'Alfred, je n'entendais que lui.
«J'ignorais tout ce qu'il pouvait me demander; mais je sentais que mon coeur n'aurait point de refus. La diligence s'arrêta encore à Chambéry, et l'ami d'Alfred sut tellement occuper l'attention de madame Dupré (mon guide), que j'appris d'Alfred ces doux noms d'amour qui étaient déjà dans mon coeur, et les circonstances de sa destinée, à laquelle l'honneur lui défendait de m'associer. Sans fortune, Alfred Duhesme n'avait que cette riche dot du soldat français, le courage et la loyauté. Quand je lui appris ma naissance, il me dit avec un accent plein de noblesse: Pardon, madame, je ne dois point prétendre à vous; je ne suis qu'un simple sous-officier. Pendant mon séjour à Paris, j'avais lu, et lu sans beaucoup de choix; les images romanesques, des livres ayant encore ajouté leurs dangers à ceux d'une imagination brûlante, vous devinez déjà comment je répondis à un pareil langage. Née sous le même ciel que moi, vous devinez le premier amour d'une Italienne. Je ne m'excuse point de n'avoir écouté que mon coeur, d'avoir sacrifié un nom dont un voile et des grilles m'eussent privée, et préféré les douceurs d'un noble amour à l'orgueilleuse et stérile protection de ma famille.
«Duhesme, fils d'honnêtes marchands, avait été destiné par son éducation à l'étude des lois; mais il avait entendu la voix de la patrie, et pris volontairement les armes. Mon amie, vous avez aimé, vous aimez encore, vous comprendrez donc tout ce que dut éveiller d'exaltation un voyage de quinze jours, avec la liberté que laissait à nos jeunes imaginations l'âge de ma gardienne, qui, ne pouvant descendre de voiture, nous laissait gravir seuls les ravins complaisans et les longues et commodes montagnes. L'ami d'Alfred l'avait quitté à Chambéry. Pendant tout le trajet du Mont-Cénis, admirable conquête sur la nature faite par un conquérant que ce triomphe miraculeux immortalisera autant que ses guerres; pendant cette route, libres et solitaires, appuyés sur le sein l'un de l'autre, nous nous laissâmes aller à ce doux rêve d'avenir, qui n'arrive jamais ni comme on le craint ni comme on le désire. L'amour était notre seule fortune, mais elle nous paraissait et bien sûre et bien belle.
«À Suze, Duhesme nous quitta un moment pour y voir le commandant français. J'étais encore si jeune, ou plutôt j'étais si heureuse que je ne sus point feindre devant madame Dupré, et elle devina sans peine, à mon impatience du retour, l'intérêt que je prenais à notre compagnon de voyage. Elle crut devoir me questionner avec adresse: je lui répondis avec candeur que j'aimais, que je voulais épouser Alfred. La pauvre madame Dupré me crut folle; mais convaincue par la clarté naïve de mes aveux que ma famille n'aurait plus guère d'autre parti à prendre, et qu'un mariage serait encore un malheur de plus évité, «Vous êtes si jeune, me dit-elle, qu'on ne peut que vous plaindre.» Bonne comme la bonté d'une mère, au lieu de reproches, elle ne me montrait qu'un tendre dévouement. «Tout peut s'arranger peut-être, ajoutait-elle; vous viendrez avec moi: nous ne sommes pas riches, mais nous sommes de bonnes gens. Ma fille, qui a de l'esprit, saura écrire à votre famille comme il faut écrire. Alfred quittera le service. Vos parens, qui ne vous ont jamais aimée, puisqu'ils voulaient vous faire religieuse, en seront quittes pour vous rendre une bonne mère de famille, avec une dot plus faible que celle qu'ils destinaient à vous rendre malheureuse.» Qu'il était beau le sort prédit par cette femme excellente! mais combien l'orgueil devait le bouleverser!
«Au retour d'Alfred, madame Dupré le prit en particulier. Je ne sus que de lui l'objet de l'entretien, mais je le vis pénétré de reconnaissance et de respect pour celle qui, après avoir compromis mon innocence, songeait avec une si religieuse délicatesse à mon bonheur. Nous étions à cette époque où le Directoire, soit par besoin, soit par crainte, avait rappelé d'Italie le héros dont le traité de Campo-Formio lui avait fait sans doute pressentir les projets. Les troupes françaises furent successivement disséminées sur les côtes des deux mers. Le corps de Duhesme était à Verceil. Là, il fallut se séparer. Je vous épargnerai le récit de tout ce que j'ai souffert depuis dix ans que dure cet amour, qui ne finira qu'avec ma vie. Qu'il vous suffise de savoir qu'au sein de ma patrie, entourée d'une famille opulente, je vis dans un isolement qui semble toujours une accusation publique contre une femme. Mes parens, instruits avec ménagement de mon sort, mirent de la haine à me punir. La persécution ne convertit pas. Libre de mes voeux, j'en ai prononcé de plus doux que ceux du cloître, et j'y serai fidèle. Accueillie par l'honnêteté laborieuse, j'ai répondu aux bienfaits par le zèle. Le travail, les lettres d'Alfred soutenaient mon existence. Son régiment faisait partie du corps de Masséna, qui commandait en Italie, et du moins nous respirions le même air. La dernière lettre que je reçus d'Alfred m'entraîna à la vie errante qui est désormais mon partage. Toutes les troupes venaient d'être rappelées vers l'intérieur de la France, à Dijon, mais comme vers un vaste dépôt, d'où elles étaient dirigées sur tous les points envahis. Cette dernière lettre était déjà datée de la rive gauche du Rhin. Quelques mots m'empêchèrent d'y voler sur ses traces, car ils me laissèrent l'espoir de son retour en Italie: «Nous sommes ici, disait Duhesme, pour faire peur aux Allemands sans les attaquer, et en observation: on assure que l'aile gauche retournera renforcer l'armée d'Italie, et j'en fais partie. Courage et espérance! nous nous reverrons bientôt. «Un mois s'écoula dans les angoisses d'une cruelle incertitude. Enfin, je reçus cette lettre qui précipita ma résolution. La voici:
«Je suis officier, ma chère Camilla. Que n'étais-tu là pour me voir élever à ce grade, après l'action terrible et meurtrière de Neubourg! Nous nous sommes battus en enragés, au sabre, à la crosse de fusil; mais nous sommes vainqueurs, et vive la France! L'armée regrette le plus brave de ses grenadiers, Latour-d'Auvergne, qui ne voulut jamais d'autre titre que celui de premier grenadier. Il avait bien raison; le brave Latour-d'Auvergne a rendu son grade plus glorieux.
«Ne retourne pas avec ton orgueilleuse et cruelle famille. Camilla, la gloire et l'amour, voilà ma noblesse; et, sois tranquille, rien ne te manquera avec Duhesme, sous-lieutenant de la 46e[8].»
«Cette lettre me communiqua son noble enthousiasme. Je ne craignais plus le danger des combats pour celui qui en parlait de cette manière, et je sentais que je ne pouvais vivre, moi, jeune fille de quinze ans, loin de ces terribles émotions. Je n'espérais pas que ma réponse parvînt exactement: j'étais sûre au moins de pouvoir la porter moi-même. Il venait beaucoup de monde chez madame Rivière (la fille de madame Dupré). On y lisait les journaux; je prenais des notions sur les lieux occupés par le corps de Duhesme. Pas de doute que je ne parvinsse, avec ces renseignemens, sur les traces de l'armée. La générosité de mes protecteurs successifs, de madame A*** et de madame Dupré, m'avait laissé mon petit trésor, enrichi encore de leurs dons. Une femme intéressée, que dans les dispositions de mon coeur je ne jugeai que complaisante, se chargea de me procurer un passe-port sous le nom de madame Duhesme, rejoignant son mari à l'armée du Rhin. Je laissai une lettre qui ne m'excusait point, mais qui peignait du moins mon éternelle reconnaissance, et la force irrésistible qui m'entraînait loin du toit de l'hospitalité. Déjà les armées, dans leurs courses, avaient pris plus d'ordre et de régularité, et il était plus facile de les suivre. J'avais obtenu deux lettres: l'une pour le général Lecourbe, l'autre pour une dame italienne établie à Moeschich, en Allemagne. Habillée en homme, munie du plus léger bagage, je quittai l'Italie, et entrai par le Tyrol sur les terres d'Autriche. Ce ne fut qu'au bout de deux mois de fatigues que je pus approcher de l'armée française, déjà en Bavière. À Augsbourg, tombée malade, je ne pus qu'écrire, n'espérant presque point de réponse au milieu de toutes les vicissitudes d'une guerre. La victoire de Hohenlinden vint enfin mettre le comble à la gloire de la France et aux angoisses de mon coeur. Duhesme vint me rejoindre.
«La paix une fois signée à Lunéville, je suivis mon Alfred des bords du Rhin aux rives de l'Éridan. Dans cette vie de déplacement continuel, les formalités du mariage étaient toujours impossibles; mais le partage des peines et des fatigues n'était-il pas un serment sacré? Aujourd'hui que des jours de paix et de repos vont se lever peut-être pour les braves, aujourd'hui que l'espoir d'être mère se joint à ces chances meilleures, j'ai hasardé un peu de réconciliation vers ma famille; mais ma famille me rejette et me désavoue. Pour échapper même à ses persécutions, j'ai été obligée de me placer sous l'égide des lois françaises, et voilà ce qui me rend un objet d'odieuses préventions dans un pays qui ne sait qu'accepter l'oppression, se venger cruellement de ses maîtres d'un jour pour les regretter ensuite, incapable de tout autre courage que de celui de la trahison.
«Duhesme est depuis deux mois dans sa famille pour régler un héritage. Je vais l'aller rejoindre à Lyon, et pour toujours. J'espère lui porter de meilleures nouvelles, l'espoir d'une fortune et l'appui d'une famille. Je ne lui porte que mon amour, mais un amour qui sera pur, fidèle et courageux jusqu'au dernier soupir.
«Vous connaissez maintenant toute l'histoire de ma vie, qui se compose de toutes ces mille vicissitudes d'une passion toujours la même. Hélas! vous comprendrez mon langage, vous qui avez aimé, et qui savez que dans l'amour toutes les impressions nous paraissent des événemens, et combien le coeur se plaît à redire ce qu'il a senti. Nous nous reverrons peut-être un jour, puisque nous sommes destinées à avoir la même patrie.»
Camilla partit quelques jours après la nuit délicieuse qui avait reçu nos mutuelles confidences. Nous nous écrivîmes quelque temps. Les événemens se multiplièrent trop pour ne pas nous séparer. Je quitte donc l'épisode bien doux de cette rencontre, pour reprendre le fil de mes aventures personnelles. Plus tard nous retrouverons Camilla, mais sur un champ de bataille, mais au milieu des funérailles de Waterloo, toutes les deux confondant les plus grandes douleurs que puisse éprouver une femme avec les plus grandes catastrophes que puisse subir un peuple.