Mémoires d'une contemporaine. Tome 4: Souvenirs d'une femme sur les principaux personnages de la République, du Consulat, de l'Empire, etc...
The Project Gutenberg eBook of Mémoires d'une contemporaine. Tome 4
Title: Mémoires d'une contemporaine. Tome 4
Author: Ida Saint-Elme
Release date: May 13, 2009 [eBook #28787]
Most recently updated: January 5, 2021
Language: French
Credits: Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)
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MÉMOIRES D'UNE CONTEMPORAINE,
OU
SOUVENIRS D'UNE FEMME SUR LES PRINCIPAUX PERSONNAGES DE LA RÉPUBLIQUE, DU CONSULAT, DE L'EMPIRE, ETC.
«J'ai assisté aux victoires de la République, j'ai traversé les saturnales du Directoire, j'ai vu la gloire du Consulat et la grandeur de l'Empire: sans avoir jamais affecté une force et des sentimens qui ne sont pas de mon sexe, j'ai été, à vingt-trois ans de distance, témoin des triomphes de Valmy et des funérailles de Waterloo.» MÉMOIRES, Avant-propos.
TOME QUATRIÈME.
Troisième Édition.
PARIS.
LADVOCAT, LIBRAIRE, QUAI VOLTAIRE, ET PALAIS-ROYAL, GALERIE DE BOIS.
1828.
CHAPITRE XCIII.
Insurrection des paysans d'Arezzo.—Portrait du général Menou.—Origine de la famille Bonaparte.—Singulier testament et mort d'un oncle de l'Empereur.
Chez tous les peuples, mais surtout chez la nation italienne, il y a toujours un mécontentement tout fait contre le présent: on hait pour regretter ensuite ce qu'on a haï; on trouve de l'indignation aujourd'hui contre un gouvernement pour lequel on trouvera des larmes demain. C'est ce qui est arrivé aux Toscans: cette domination française, qui paraissait alors un joug, est invoquée en ce moment peut-être comme un bienfait; mais notre autorité n'en eut pas moins à subir, sous la main habile et ferme de la soeur de Napoléon, l'opposition railleuse des salons et l'opposition armée des campagnes.
L'Autriche, malgré ses défaites, l'Autriche, qui ne se lasse jamais, et qui prévoit encore dans son désespoir même, entretenait par de constantes intelligences les dispositions remuantes de l'Italie. L'incertitude de nos premières victoires dans les campagnes d'Allemagne, l'onéreuse diversion de la Péninsule enflammée, l'absence des troupes françaises nécessaires sur les champs de bataille et enlevées aux garnisons; toutes ces circonstances réunies avaient fourni, avec des espérances contre notre fortune, l'audace de la braver. Des placards séditieux étaient journellement affichés à Florence, à Pise et autres villes; les paysans d'Arezzo avaient paru en armes aux portes de Sienne; déjà l'on raillait les Français et leurs partisans; on faisait à chacun son lot dans les proscriptions futures: l'un devait être étranglé, l'autre brûlé sur la place; les plus indulgens parmi les fonctionnaires, au lieu d'être jetés dans l'Arno, devaient, par un atroce jeu de mots, être seulement coulés dans l'Arnino, diminutif du grand fleuve qui traverse Pise. Des prédicateurs désignèrent sans beaucoup de détours les Français et leurs partisans au poignard. Des vêpres florentines furent, en quelque sorte organisées par le clergé, de jeunes prêtres joignirent à leurs prédications la publication de petits pamphlets clandestins, et l'un d'eux fit sur Napoléon une anagramme qui courut le pays, genre de guerre bien peu proportionné à la taille d'un pareil ennemi. Mais la gouvernante déploya dans cette occasion un grand caractère; elle concerta avec les généraux des mesures belliqueuses: des ordres du jour ordonnèrent l'armement de tous les fonctionnaires publics pour concourir à la défense de la patrie. Les tribunaux eux-mêmes furent mis en réquisition militaire. Rien de plaisant comme des juges, et des juges italiens, condamnés à quitter leurs siéges pour se battre. Ils firent, aux instructions qu'ils reçurent pour leur armement et leur équipement, un peu plus de résistance qu'ils n'en eussent fait devant l'ennemi. Cependant on obéit; la chambre des avoués se distingua par la promptitude de sa résignation; les notaires se piquèrent d'honneur. Bon gré mal gré, le sabre remplaça la plume, et l'héroïsme forcé de la magistrature toscane présenta un moment la plus grotesque caricature que j'aie jamais vue. Le général Menou vint commander en ce moment la division militaire.
Qui n'a pas entendu parler du général Menou? Quoiqu'il n'ait fait en quelque sorte que passer sous mes yeux, sa destinée avait été trop singulière pour que je n'aie pas cherché à le bien connaître, et pour que je ne cède pas au plaisir de le peindre. Il avait été maréchal de camp sous l'ancien régime. Jeté dans la majorité de l'Assemblée constituante, il y avait beaucoup parlé sans se faire une réputation d'orateur: c'était un de ces hommes du milieu, qu'à la tribune on estimait assez à cause de ses titres militaires, et qui à l'armée s'était soutenu par sa réputation législative. Je crois qu'au fond ce n'était guère qu'une capacité paperassière. Du reste, comme tous les hommes de l'ancien régime, poussé par hasard, par intérêt ou par choix dans la révolution, il y avait porté ce caractère d'ambition étourdie et un peu frivole, cette facilité remuante plutôt que factieuse, dont le nom de Dumouriez rappellera le type et le modèle. Assez brave pour ne point déparer, sous le rapport du courage, notre admirable armée d'Égypte, dont il obtint le commandement après l'assassinat de Kléber, il y avait en quelque sorte deviné le rôle que joue en ce moment un célèbre pacha, et s'était fait musulman autant qu'il l'avait pu. Il avait toutes les velléités de la grandeur, bien plus que les talens qui y conduisent; une de ces ames de seconde classe, qui la conçoivent comme un caprice, et qui en jouiraient comme d'un hochet. Du reste, Abdalha s'était fort bien assoupli à l'empire. Napoléon l'avait traité sans conséquence, mais non sans générosité[1]; il lui avait seulement interdit le séjour de Paris, mais l'indemnisait par de fort beaux commandemens en Italie, à Turin, à Florence et à Gênes, où il est mort à soixante-douze ans, d'amour pour la première actrice du théâtre. Menou, espèce de ventru avec de l'imagination, était en tout un de ces ambitieux accommodans qui ne reculent pas plus devant la résignation d'une position secondaire mais lucrative, que devant le pesant fardeau d'une trop haute fortune: c'est un général qui a eu beaucoup de succès à Turin, où il vivait avec sa mystérieuse et invisible Égyptienne, par un bal: ce bal fut, en effet, remarquable par sa richesse et sa durée; car pendant trois jours, il ne fut pas interrompu: musiciens et danseuses se relayaient au milieu d'une magnificence qui semblait intarissable, et la solennité du mercredi des Cendres put seule mettre un terme à cette fête, où l'on avait veillé trois jours comme dans un camp.
Malgré tous les souvenirs de cette vie presque fantasmagorique, malgré les qualités que supposent tant d'aventures, la distinction par laquelle le général Menou m'a le plus frappée, c'est son faste élégant, sa dépense généreuse, son talent de faire des dettes, et son génie de ne point les payer; enfin, c'est un héros qui vivra dans la mémoire… des créanciers.
Le général Menou ne fit en quelque sorte que passer en Toscane, et, dans sa courte présence, il montra du caractère, de la résolution, et sut contenir le pays avec peu de ressources, seulement avec du bruit. Il écrivit aux évêques, aux curés, et à tous les prêtres exerçans, qu'ils lui répondaient de la tranquillité publique; qu'il mettrait l'insurrection sur leur conscience; et qu'en leur qualité de confesseurs, ils s'arrangeassent pour prévenir, par l'activité de leurs pacifiques exhortations, l'infaillible qualité de martyrs, qu'il leur promettait en cas de mouvement.
Les victoires de Napoléon arrivèrent bientôt, et, en décidant de plus grands événemens, dissipèrent toutes les petites fumées insurrectionnelles qui s'étaient élevées sur les bords de l'Arno, et les bulletins de la grande armée suffirent contre la bravoure italienne. Deux faits que je vais citer prouveront tout à la fois le caractère moral et belliqueux que cette courte émotion nationale vit déployer.
Dans un des villages les plus disposés à la révolte, une brigade de sept gendarmes tint en respect une population armée de plusieurs milliers d'individus. Isolé, chacun des sept hommes de la petite armée eût été probablement occis par surprise et par derrière; mais, formée en carré, elle présenta une masse trop imposante pour être attaquée, et donna en quelque sorte le secret de toutes les révoltes dans un pays dégradé et déshérité de toute énergie.
Un maire d'un village voisin de Pise, sincèrement dévoué aux Français, s'efforça d'épargner à la commune les désastres d'une rébellion Un coup de stylet vint le frapper au milieu de ses fonctions, et lui apprendre le danger d'un pareil courage. Favorisé par la complicité secrète de presque tous les habitans, l'assassin s'échappa. La grande-duchesse fait afficher qu'une récompense de cent sequins sera payée pour la découverte du coupable: une si large promesse était bien puissante en Italie! Le malheureux l'éprouva; mais ce qui ne se verrait pas ailleurs, c'est qu'il fut vendu en quelque sorte par sa maîtresse, et ses camarades de conspiration et toute la ville arrivèrent en masse pour le voir marcher au supplice. La curiosité semblait avoir étouffé la bienveillance factieuse, et pendant plusieurs jours, non contente d'avoir suivi l'exécution, elle vint avec une inexplicable assiduité visiter et contempler le corps que l'on avait exposé.
On a beaucoup parlé de la finesse des Normands, de la captieuse prudence de leurs réponses devant les tribunaux, de leur habileté à ne jamais dire ni oui ni non: ils perdraient beaucoup de leur réputation si on les faisait concourir à cet égard avec les Toscans. Dans les nombreux procès criminels qui s'instruisirent à la suite des mouvemens insurrectionnels dont je viens de parler, et qui n'avaient pas besoin de cette circonstance pour être fréquens, ou pouvait bien arracher quelquefois des aveux au coupable, mais jamais une affirmation catégorique, un renseignement clair et précis aux témoins. Ma manie de tout voir et de tout observer m'a conduite quelquefois jusqu'à l'audience. Rien de plus singulier que l'art des gens les plus grossiers du peuple pour éluder de répondre. Ce qu'il y a de plus remarquable, c'est l'espèce de conscience qu'ils mettent encore à en manquer. Ainsi, les circonstances favorables à l'accusé, ils les déduisent avec une religion toute particulière, comme pour d'abord établir, qu'en disant un oui bien net sur certain point, ce ne sera pas leur faute s'ils n'ont que des non sur les autres circonstances. «Avez-vous vu passer un tel à telle heure? vous étiez dans tel endroit.—Oui, il peut bien y avoir passé, mais j'étais occupé de tel soin, et je n'ai pu distinguer.» Voilà le dialogue perpétuel entre l'interrogateur et les interrogés.
Qu'on ajoute à de pareilles dispositions dans le caractère national la stagnation du commerce, résultant du blocus continental, la mollesse et la facilité italiennes, chargées dans la magistrature de l'application des lois françaises, et l'on se fera une idée de toutes les causes qui devaient en Toscane multiplier les crimes et les délits. Comme il faut qu'il y ait toujours un peu de ridicule dans toutes les choses d'ici bas, les salons dévoués à la France, et la police, qui était en Toscane très habilement dirigée, avaient répandu le bruit que des mains étrangères soulevaient et la misère et les désordres criminels dont on était témoin. Les Anglais, qui sont très commodes pour ces sortes d'accusations, et qui semblent avoir le privilége des machinations politiques, les Anglais étaient représentés au public comme les auteurs de tout. On prétendait qu'ils avaient fait en Sicile, en Afrique même, une cargaison de brigands armés, et qu'ils en avaient opéré la descente sur divers points de l'Italie. Le fait est que parmi ces bandits il se trouvait beaucoup d'étrangers; mais les brigands doivent toujours être un peu étrangers pour faire leurs affaires, car nul n'est prophète dans son pays. Le gouvernement fit quelques exemples, ordonna des travaux, offrit du travail, jeta quelque argent, et, grâces à tous ces soins réunis, la sécurité se rétablit bientôt, et la matière criminelle diminua un peu en Toscane.
Les tribunaux, ainsi que je l'ai déjà dit, étaient, plus exclusivement que certaines autres fonctions publiques, exercés par des nationaux. Ils étaient fort ignorans des lois françaises; mais ceux même que leur capacité avait rapidement mis au courant étaient bien aises de se retrancher aussi dans une inexpérience apparente et excusable, pour conserver une liberté d'interprétation qu'en Italie la magistrature a toujours su rendre lucrative. Aussi les femmes ont continué à jouir dans les affaires de cette influence, quelquefois si fatale entre leurs mains; car leur justice, à elles, ce sont leurs prédilections et leurs antipathies. Les juges n'avaient pas, sous notre domination, cessé d'être attachés à quelques dames en qualité de chevaliers servans; et ce ne pouvait être au profit de la justice qu'ils cumulaient ces doubles fonctions. Un grave président, auquel je faisais un jour quelques observations à ce sujet, assurément fort singulières dans ma bouche, me répondit par ce doucereux concetto: «De quoi vous plaignez-vous? Thémis n'est-elle pas une femme? Si nos magistrats sont esclaves des dames, c'est par esprit de corps.»
Quoique toute la noblesse toscane eût été enfournée à la cour de la grande-duchesse, et qu'en général ce fût la portion de la population la mieux disposée pour le nouveau régime, l'orgueil aristocratique, toujours très souple en public et très enclin à s'en dédommager en secret, avait dans le principe un peu raillé l'origine bourgeoise de la famille napoléonienne. Cela avait été la mode de l'Europe; mais vingt victoires, l'abaissement des vieux trônes, et les rois devenus des courtisans forcés de Napoléon, toute cette adoption de la gloire et de la fortune eut bientôt fait vieillir ces agréables plaisanteries, qu'un pouvoir sans rancune ne paya souvent que par des faveurs et des dotations. À l'époque où je vins à Florence, cette disposition railleuse contre la famille roturière avait bien diminué; cela tenait-il à la connaissance que la princesse avait fait répandre de l'antiquité patricienne de la famille Bonaparte, qui, avant de s'établir, avait fleuri avec éclat en Toscane même, à Saminiato el Tedesco, non loin de Florence? La grande-duchesse s'y était rendue plusieurs fois et trouvait plaisir à se faire parler de ses ancêtres. On m'a montré dans ce petit bourg la maison même qu'avaient naguère habitée les nobles rejetons de cette noble race. Je suis entrée dans cette maison, j'ai parcouru le petit domaine: cela a été bientôt fait; le propriétaire, tout plein des idées et des souvenirs de la famille Bonaparte, faisait avec une importance très comique un petit cours d'histoire à cette occasion. Il certifiait que la grande-duchesse, qui ne faisait rien pour lui, l'honorait cependant d'une vénération particulière; que l'Empereur des Français, roi d'Italie était venu également à Saminiato dès ses premières campagnes, et lorsqu'il était général en chef de cette armée. Napoléon a eu la joie, ajoutait le bavard et vaniteux gentilhomme d'embrasser à cette époque un vieux oncle qui portait son nom, prêtre respectable, qui reconnut son neveu avec bienveillance et avec orgueil. La preuve que le brave homme lui-même ne pouvait appartenir qu'à la première noblesse du pays, c'est qu'il était fort riche. Cet oncle est mort en 1803; il n'a pu, hélas! assister au couronnement: mais il en avait déjà assez vu pour ne plus douter des destinées futures de son neveu et de sa famille. Admirez sa sagacité! il fit son testament, donna toute sa fortune aux pauvres, laquelle montait bien à un honnête capital de 50,000 écus, et il eut soin de déclarer qu'il ne la laissait point à son neveu; que c'était pour lui et pour les siens une bagatelle dont ils n'avaient pas besoin et dont ils sauraient bien se passer.
Lors du passage à Saminiato dont je vous parle, Bonaparte s'est donné à l'égard de sa famille toute satisfaction; il a fait venir de Pise un célèbre avocat: ils se sont enfermés plusieurs heures avec le vieux prêtre et les papiers dont il gardait principalement le dépôt.
Le bon et respectable ecclésiastique m'a plusieurs fois raconté cette visite, tous les soirs à peu près après son bréviaire, et il m'a dit que son cher neveu avait témoigné une vive satisfaction, une vraie joie de gentilhomme, quand il eut lu de ses yeux le parchemin contenant les noms, qualités et titres d'un de ses aïeux, qui avait été autrefois premier podestat de la ville de Florence.
CHAPITRE XCIV.
Ma position à Florence.—Les deux lectrices.
Au milieu du désordre de mes idées, j'avais cependant apporté à Florence la résolution, ferme dans ma tête et faible dans mes actions, d'acquérir une position honorable. La promptitude avec laquelle je m'étais séparée d'une comica compagnia était déjà beaucoup, avec des antécédens pareils aux miens. Je fus dès lors une artiste dramatique comme on n'en voit guère, n'ayant plus à redouter le côté pénible de la profession, la sévérité du public. Attachée au théâtre de la cour, à l'un de ces théâtres distingués où l'on admire froidement peut-être, mais où l'on est préservé de ces excès d'honneur et d'indignité, également funestes pour l'amour-propre ou pour le repos; dispensée par mon talent, trop faible pour être utile, et par mon assiduité trop intime à la cour, pour être soumise à tout travail suivi et à toute subordination humiliante, je peux bien dire que je n'étais comédienne que de nom. Dans deux ou trois entrevues, Élisa eut même la bonté de me dire que son intention n'était pas que je remplisse les devoirs dramatiques de mon emploi, et qu'elle ne laissait mon nom subsister sur la liste des acteurs de la cour, que pour justifier par un titre quelconque ma présence, et donner un prétexte aux libéralités de sa cassette. Aussi, pendant tout mon séjour à Florence, je ne parus peut-être pas une demi-douzaine de fois dans les coulisses, quoique Élisa et même Bacciochi voulussent bien m'accorder plus de talent qu'à nos actrices en titre, et un ton de déclamation qui leur plaisait davantage.
Mes fonctions réelles auprès de la grande-duchesse étaient celles de lectrice, et mes véritables titres à ses bontés le bonheur de lui plaire. Voici comment m'était venu cet avantage d'une intimité particulière: Me trouvant un matin chez Élisa, appelée pour y recevoir quelques nouvelles réprimandes sur le trop grand train que je menais, et toutes sortes de plaintes de ce genre, elle demande le volume des Oeuvres d'Alfieri qui contenait la tragédie de Rosemonde, dont elle avait ordonné une représentation. Le volume ne se trouva point sous la main; j'offris alors de lui en réciter les principales scènes, et je m'en acquittai avec assez de succès pour qu'elle voulût voir à l'instant si ma lecture répondait à ma déclamation, et si, sans l'accessoire du geste, un livre serait aussi bien dans mes mains. Quelques tirades de Voltaire et quelques élégies de Parny suffirent à mon triomphe. Élisa trouva que je lisais bien, «et de manière, ajouta-t-elle, à ce que je sente souvent le besoin de vous entendre. Soyez tranquille, j'arrangerai vos affaires, j'aviserai peut-être à vous donner la place de lectrice; mais pour ne pas attendre les lenteurs que certaines circonstances connues de vous exigent, vous jouirez de tous les avantages de cette position intime, et vous remplirez plus souvent les devoirs de la place que la titulaire elle-même, qui n'accentue pas mieux que vous les vers harmonieux du Tasse et de l'Arioste. Ainsi, ne vous occupez plus de théâtre que pour toucher vos appointemens; l'emploi des reines ne sera plus désormais pour vous qu'une sinécure. Habitez près du palais, suivez la cour toutes les fois qu'elle se déplacera; je me chargerai des frais de voyage, et vous pouvez y compter, soir ou matin, je vous ferai appeler souvent.»
Il y avait en effet dans le haut personnel du palais une lectrice titulaire. Madame Tomasi était trop grande dame peut-être pour ces fonctions modestes. Son mari occupait aussi un haut emploi dans les finances, et sa femme jouissait de cette popularité toujours si facile que l'opulence ajoute aux agrémens naturels et à l'esprit. Madame Tomasi possédait des uns et des autres plus qu'il n'en fallait pour avoir besoin de ce reflet de l'or et de la fortune. Jeune et belle, d'un ton parfait, d'une certaine pruderie extérieure qui faisait attacher un plus grand prix à ses qualités, d'une affabilité flatteuse et commode pour les étrangers, madame Tomasi jouissait à Florence d'une considération particulière et méritée. Sa maison était le rendez-vous de ce qu'il y avait de plus distingué dans toutes les classes, et par le mélange des grands seigneurs, des littérateurs et des artistes, ressemblait assez à ces cercles brillans de madame du Deffand ou de madame Geoffrin, illustration pacifique du siècle dernier. Quelqu'un, qui savait les bontés particulières dont la soeur de Napoléon daignait m'honorer, me proposa de me présenter aux soirées de madame Tomasi. J'estime les artistes et les savans; l'amie de Talma, des Alexandre Duval et des Monti, se croit trop bien organisée pour être indifférente à l'approche du génie; mais je déteste les bureaux d'esprit, et ces escrimes de salon où ne brillent pas les mérites les plus éminens. À tort ou à raison je me représentai le cercle de la belle madame Tomasi comme trop guindé, et la personne qui m'avait proposé de sa part, je crois, de m'y conduire, ne fut pas peu surprise de mon refus. Ma position équivoque dans la société devait me rendre cependant cette proposition flatteuse; mais préférant à tout ma liberté, ma façon d'être en un mot; persuadée que la lectrice en titre de S. A. I. et R. aurait cru faire un immense sacrifice à sa dignité en recevant chez elle son humble surnuméraire, je m'en tins au plaisir d'une possibilité à laquelle donnaient du prix les rapports mensongers, mais au fond toujours funestes, qui circulaient sur mon compte, et dont l'impression était oubliée dans cette circonstance.
Pour de l'envie, on peut me croire, il n'y en avait pas dans mon refus. Je rendais justice à madame Tomasi; mais comme la princesse me reconnaissait un mérite aussi agréable, et m'en témoignait plus fréquemment l'expression, je croyais au contraire qu'il y avait de la modestie à ne point me mettre trop à côté de celle dont je n'étais point l'égale par le rang.
La concurrence eut lieu cependant, mais au moins sans que j'aie été la chercher. Madame Tomasi venait à certains jours offrir ses services, et il n'y avait pas besoin de ma présence pour que la princesse songeât à profiter des miens. Mon assiduité, toujours réclamée, devenait une visible préférence et une faveur suffisante pour moi. Je me trouvai là plusieurs fois au moment où madame Tomasi venait exercer sa charge. Le premier jour je la regardai avec cette inquiétude d'observation qu'on porte dans l'étude des personnes ou des talens, qui sont pour l'amour-propre un intérêt, une ressemblance ou un contact. Lectrice par ordonnance, dignitaire de la maison, par devoir et par penchant, madame Tomasi venait remplir ses fonctions avec toute la gravité du cérémonial. On l'annonçait avec toutes les formules d'usage. Saluts et révérences de sa part, suivant le protocole; c'était l'étiquette personnifiée, et contente et fière d'être l'étiquette. Une des femmes de la duchesse l'annonçait alors, poussait un tabouret à une distance calculée, dressait un pupitre, puis madame Tomasi s'approchait, attendant qu'un mot de l'altesse indiquât le passage qu'elle désirait entendre, et qu'un nouveau signe avertît que la lectrice en titre pouvait commencer la lecture. Madame Tomasi partait alors d'une voix noble et bien timbrée. Elle lisait bien; mais, se gardant fort de se compromettre par le contre-coup et l'émotion du passage qu'elle récitait, madame Tomasi ne rencontrait pas le mieux, cette action naturelle et vive, cet abandon chaleureux qui naît de l'impression qu'on reçoit soi-même, et qu'ainsi l'on communique. La langue italienne était belle dans sa bouche; elle l'eût été davantage, si madame Tomasi eût pu oublier, dans l'embarras de son corset et de ses manières, qu'elle était une des grandes dignitaires de l'État. Quand la princesse interrompait la lecture pour adresser quelques questions à sa lectrice, celle-ci répondait toujours avec intelligence, avec goût, jamais avec éclat et avec saillie. Aussi les séances ne se prolongeaient jamais beaucoup, parce que les souverains, les gens du monde qui savent le mieux s'ennuyer, ne le savent pas long-temps. Sitôt que madame Tomasi avait atteint l'heure qui lui était imposée ou accordée, elle se retirait en suivant l'ordre et la marche prescrite, et en faisant la révérence à reculons. En tout, la belle titulaire excellait à mettre les points et les virgules: dans une des rares occasions où je rencontrai madame Tomasi en exercice, elle me fit beaucoup rire par la grande importance comique qu'elle déploya en face d'un petit accident dont elle eût dû se moquer. Une femme, récemment entrée au service de la duchesse, disposa un jour tout de travers le siége et le pupitre destinés à madame Tomasi: la lectrice en titre recula épouvantée de ce délit d'étiquette, donna mille signes de mécontentement et presque de désespoir. Je ne tenais pas au spectacle de ce puéril chagrin de cour, et la duchesse, qui remarquait ma mine dans ce moment, ne put retenir un éclat de rire qui mit le comble à l'embarras de la lectrice. Je ne revis jamais madame Tomasi sans me rappeler sa mésaventure, la plaisante dignité avec laquelle elle avait essuyé la maladresse d'une pauvre femme de service, la plus plaisante douleur qu'elle avait paru éprouver de cette scène. Mon Dieu! quelle maladie pousse donc à la cour des gens heureux et qui ne s'y précipitent que pour échanger les tranquilles et honorables loisirs de l'indépendance et de la fortune contre les ennuis d'un esclavage qui vous expose encore à des revers de vanité?
La seconde lectrice, la lectrice surnuméraire, et encore de fait seulement, ne passait point par toute cette filière de cérémonies, et la modestie de sa position lui en sauvait les désagrémens; car, à la cour, ce qu'il y a de mieux, c'est d'être fort peu de la cour. J'étais convoquée sans façon, mais j'étais en revanche congédiée sans échec. Quelquefois on me faisait attendre mon introduction, mais on ne me faisait jamais abréger ma séance. Comme mes heures de lecture étaient particulièrement indiquées pour le soir, j'entrais lestement sur la pointe du pied, sans bruit, avec mystère, comme quelqu'un qui vient en bonne fortune. Ni femme de service, ni tabouret, ni aucun signe d'honneur… ou de servitude. Je m'asseyais sans lisière sur le premier siége, très près de la princesse, et je n'entamais ma lecture qu'après un échange de ces paroles familières qui disposent à goûter davantage des heures qui doivent être passées ensemble. Je lisais alors, et suivant ma seule inspiration, les morceaux des poëtes et des prosateurs italiens ou français que je supposais le plus en rapport avec l'état de l'ame et la disposition d'esprit de la princesse. Dans ces attentions il entrait quelque chose de tendre comme l'amitié. Élisa, heureuse dans le rang suprême d'inspirer un dévouement qui était de coeur et point de cour, se laissait aller à toutes les saillies d'une imagination brillante et à toutes les affections d'une bonté charmante. Elle trouvait que je lisais à son goût, avec émotion, avec un accent vrai, reflet intéressant d'une tête romanesque. La douce intimité du tête-à-tête la gagnait bientôt; j'oubliais aussi mes fonctions: entraînée par la causerie, et quittant mon siége et mon livre, je venais alors me mettre sur le pied du lit impérial. Mon souvenir se reporte avec délices à ces heures de flatteuse et douce intimité, où deux femmes, d'un rang et d'une destinée si différens, se laissaient aller à la confidence de leurs impressions. Ma franchise excitait involontairement l'abandon; la souveraine redevenait femme comme moi pour se souvenir, pour désirer, pour craindre, espérer et sentir. Mais l'histoire ne doit point recueillir les mystères de la chambre à coucher; l'histoire, c'est un vieux diable qui se fait ermite.
Toute idée d'intérêt et d'ambition à part, ma position n'était-elle pas mille fois préférable à celle de madame Tomasi, et le parallèle des deux lectrices laisserait-il un choix à faire? Dans les relations amicales comme dans les relations plus tendres de l'amour, la faveur mystérieuse n'acquiert-elle pas un nouveau prix? N'y a-t-il pas aussi sous le rapport de la vanité un certain plaisir, pour les gens qui ne sont pas dans les affaires, d'en savoir plus long que les diplomates et les fonctionnaires, et de connaître le secret des faveurs et des disgrâces? Certes cette position était assez piquante et assez agréable pour ne pas me donner le désir de troquer mon maintien sans façon auprès d'Élisa contre le tabouret d'une dame d'honneur aux galas de la cour.
Une petite scène qui m'arriva à Pise prouve jusqu'où allait mon intimité. La grande-duchesse m'avait fait appeler: mon introduction avait toujours lieu par l'intermédiaire de M. de Luchesini fils; je monte et parcours tous les appartemens de service sans rencontrer personne. Je touchais à la dernière pièce quand un valet de pied se présente et me demande: «Qui êtes-vous? Où allez-vous?» Il parlait haut, et répétait insolemment: «Vous ne sortirez plus sans dire où vous alliez, ce que vous vouliez.» Au bruit de cette conversation un peu vive, une porte s'ouvre, la grande-duchesse paraît, le valet s'efface, s'aplatit comme une enveloppe, et je me contente de lui dire en lui montrant la souveraine: «Vous voyez maintenant ce que je veux,» et je passe en riant devant le pauvre diable frappé d'un stupide étonnement. La grande-duchesse, en riant autant et plus que moi, m'emmène avec elle, et s'écrie: «Oh! c'est la scène d'Almaviva avec Bartholo; on n'a pas une tête comme la vôtre.» Ma résolution, ma réponse, mon air de dévouement et de cordialité dans cette circonstance me valurent un redoublement de confiance, de bon accueil et de cajoleries de la part d'Élisa, qui, après s'être amusée de mes folies, reprenait quelquefois sa dignité pour les blâmer et pour me recommander en quelque sorte de lui réserver le plaisir exclusif de les connaître.
CHAPITRE XCV.
Soirées chez la grande-duchesse.—Portraits des Turcarets de la cour de
Florence.
Le carnaval avait un peu fatigué même cette ardeur de plaisir si vive en Italie, et aux dissipations extérieures et bruyantes avaient succédé le charme plus tranquille des voluptés mystérieuses, l'aimable familiarité des soirées sans étiquette, et les causeries plus libres et plus amusantes du petit comité. Toutes les fois que le cercle devait un peu s'étendre pour satisfaire aux exigences des vanités légales, et donner à tout ce qui composait la cour l'occasion de remplir ses fonctions, je n'étais point appelée au milieu de cette fournée encore considérable de dames d'honneur, de chambellans, d'écuyers et de fonctionnaires; mais dès que la réunion avait lieu sans invitations officielles, et qu'elle était en quelque sorte l'effet du hasard, les principes du cérémonial étaient sauvés, et je me trouvais obtenir ainsi, plus souvent que les grands en titre, les honneurs du tête-à-tête et du sourire impérial.
Élisa possédait au suprême degré le tact, l'amabilité et la grâce nécessaires à son rôle de présidente; et comme elle trouvait elle-même du plaisir à descendre de sa dignité, elle rendait les autres plus agréables en l'étant elle-même davantage. La noblesse italienne, qui encombrait ses antichambres, venait en détail à ces réunions; c'étaient les Gheradeschi, les Médicis, les Pozzoloni, les Barbarini. Il y avait dans tout cela de fort beaux hommes et de fort jolies femmes, et sinon une grande liberté d'esprit, en revanche une extrême facilité de moeurs. Nos chambellans et dames d'honneur étaient dans le même système, et la conversation n'était pas plus sévère que la conduite. Toutefois il y avait de la délicatesse dans l'une, aussi bien que du décorum dans l'autre. De même qu'autrefois la qualité de simple citoyen romain était une certitude d'honneurs, de même, à cette époque de gloire et de puissance, un Français devenait par son nom seul un objet d'attention et de respect. J'ai vu aux soirées intimes de la grande-duchesse non seulement les Français qui occupaient de hautes fonctions publiques, mais ceux même que leurs grades ou leur rang n'élevaient pas jusqu'aux classifications que les cours légitimes établissent pour les petites politesses que les maîtres daignent accorder quelquefois aux sujets. Toute personne honorable était admise dans cet intérieur d'un palais accessible et affable; point d'exclusions à cette familiarité flatteuse, qui, tout en laissant subsister la distancé du trône, donnait cependant par ses concessions tout ce qu'il fallait aux amours-propres. Ceux même que leur valeur personnelle, que leur esprit ne recommandait pas, recevaient des ce contact impérial une meilleure opinion d'eux-mêmes, et par conséquent une involontaire disposition à lui dévouer les qualités qu'on voulait bien leur reconnaître. Il est si naturel de croire au mérite, à la vertu, de se dévouer enfin à la cause des princes et des gouvernemens qui nous estiment et qui tiennent compte de nos talens!
Cet art de rendre les autres contens, Élisa le possédait par habitude et par nature, par penchant et par intérêt. Elle avait beaucoup d'esprit pour son compte, et elle en avait encore davantage par celui que ses gracieuses attentions provoquaient. Outre cette coquetterie de sexe que pas une finesse n'abandonne, elle avait encore, si je puis ainsi m'exprimer, une coquetterie d'ambition; elle ne voulait pas être au-dessous de la fortune qui l'avait comblée de ses faveurs, ni démentir, quoique femme, le nom de ce Napoléon qui l'honorait et l'aimait de préférence. C'était quelque chose de piquant que cette alliance de prétentions aimables, cette vivacité d'une femme née dans une condition privée et qui n'en veut pas perdre les heureux priviléges; cette finesse italienne qui animait sa physionomie et ses discours, et cet instinct de grandeur et de dignité qui, tout en retenant les faiblesses et les goûts d'une condition première, savait les soumettre au besoin de l'estime, et se faisait un devoir d'acquérir les qualités solides de son rôle de souveraine.
Ainsi que je l'ai dit, Élisa n'était point belle; mais elle possédait assez d'agrémens pour n'être pas désespérée, et tous les honneurs brillans qui se succédaient à la cour de Toscane pouvaient en vérité, sans ridicule, flatter et encenser une princesse dont les charmes eussent encore obtenu cet honneur dans un rang privé. Sa beauté était donc officiellement reconnue dans les petites réunions. C'était en quelque sorte le mot d'ordre qui servait de temps en temps à rallier les groupes épars dans le salon; car le cercle, quoique fort restreint, se divisait encore ordinairement en a parte moins nombreux. Quand la conversation languissait, quelque chambellan ou quelque autre courtisan de bonne volonté trouvait toujours dans la mise d'Élisa, dont le goût éclatait surtout dans ce travail, le texte de quelque dissertation commode que commentait le plus spirituellement possible la galanterie de l'auditoire. Les Français avaient à cet égard des idées mères, jetaient les premiers la motion imprévue d'une louange délicate et fine, et tout le gros de la troupe se cotisait pour revêtir ces rapides improvisations de l'esprit de toute l'hyperbole italienne. Rien n'était curieux comme ces traits rapides de l'agrément français, ramassés au vol par des écuyers ou par des gentilshommes; comme toutes les fadeurs élégantes du moment développées, remaniées par des flatteurs de seconde classe en style de dithyrambe.
De tous les grands fonctionnaires, M. le baron Fauchet, préfet de Florence, était celui dont les assiduités étaient les moins fréquentes. Je n'en sais pas trop la raison, mais il appartenait un peu plus à la génération de la république qu'à celle de l'empire, et la jeunesse était la vertu politique pour laquelle la cour de Toscane avait le penchant le plus décidé. M. le baron Capelle, préfet de Livourne, était plus assidu que celui de Florence, et la remarque en fut faite dans le temps et n'appartient nullement à l'auteur de ces Mémoires. M. le baron Capelle était non seulement un magistrat distingué, mais encore un homme de beaucoup d'esprit. Il n'est donc pas étonnant qu'il fût toujours gracieusement accueilli, et la malignité publique, qui aime à appuyer son envie naturelle sur des apparences, n'a pas plus épargné M. le baron Capelle que tous ceux qui comme lui avaient toutes les qualités nécessaires pour justifier ces rumeurs. La seule chose que je sache, c'est que l'empereur, qui pensait sur la vertu des princesses comme César sur celle de sa femme, et qui voulait prévenir les soupçons injustes que l'opinion malveillante ne manque jamais d'ériger en accusations réelles; l'empereur, dis-je, refusa de donner son consentement à ce que le préfet, qui devait être uniquement son serviteur, cumulât avec sa dignité de proconsul impérial, je ne sais plus quelle charge qu'Élisa se proposait de lui accorder à sa cour. Un beau jour, au lieu du consentement et de l'approbation de Napoléon qu'on attendait, M. le baron Capelle fut appelé à une préfecture plus importante de l'intérieur. Mais ce qui dérouta toutes les conjectures, c'est que cette place étant plus belle, il y avait dans le fait avancement et non disgrâce; et ce qui acheva encore de confondre les suppositions, c'est que la munificence impériale ajouta, dit-on, un supplément de 20,000 fr. de traitement à celui du magistrat exilé de Livourne. M. Capelle partit donc pour Genève, ville devenue très importante par le séjour voisin de madame de Staël, retirée à Coppet, attendu que Napoléon n'était pas sans quelque jalousie contre cette femme célèbre, puisqu'il la traitait en effet en puissance rivale et dangereuse. Ce que je dois à la vérité, c'est de déclarer qu'à Livourne M. le baron Capelle jouissait de toute la considération que ses qualités aimables méritaient de lui concilier. Il était homme de société autant et plus peut-être que de cabinet. Il n'en faut pas davantage pour mécontenter les médiocrités qui croient les affaires incompatibles avec l'esprit et les succès du monde. Ce préfet fut remplacé à Livourne par M. le baron de Goyon, qui doit être aujourd'hui comte ou marquis; car il tenait à une de ces familles de la vieille roche, que l'empire mettait quelque coquetterie à recruter pour marier la noblesse féodale avec sa noblesse récemment armoriée. Je ne parlerai pas de M. de Goyon; il vint fort tard dans ces pays, et je ne l'ai vu qu'une fois passer en habit brodé.
Tous les généraux, qui alors ne restaient guère en place, et qui passaient par les états de la grande-duchesse, paraissaient comme des étoiles fugitives, comme des astres d'un moment à sa cour; mais parmi ceux dont l'illustration m'était chère, il ne me fut donné d'en rencontrer aucun. Les financiers étaient en fort bonne odeur dans les réunions du soir. Ils soutenaient là mieux qu'ailleurs la difficile et brillante concurrence des militaires et des aides-de-camp. Ils formaient en quelque sorte le fond de la société, parce que leurs fonctions les mettaient en rapport direct avec Élisa. Ces Turcarets de l'école moderne, qui n'avaient rien de leurs devanciers, et qui semblaient fort bien dressés aux habitudes de palais, étaient entre autres: M. Hainguerlot; M. de Sourdeau, receveur général; M. Scitivaux, payeur; et M. Rielle, intendant général de la maison de la grande-duchesse.
M. Hainguerlot, à la tête poudrée comme un élégant de l'ancien régime, à la taille fine et au port décidé comme un mirliflore du jour, coquet et fastueux depuis les épingles en diamans de son jabot jusqu'aux boucles en émail de sa chaussure, réunit dans ce qu'elles ont de bien toutes les nuances diverses du marquis, du fournisseur et de l'homme à bonnes fortunes. M. Hainguerlot, qui possédait peut-être autant d'instruction que les autres, en laissait moins paraître et atteignait à moins de frais au talent de plaire. Il excellait dans ce que j'appellerai l'esprit du directoire, expression qui ne sera sentie que par ceux qui ont suivi les moeurs de cette époque, sorte de mélange d'une gaieté tout à la fois leste et bruyante, et d'un grand laisser aller de paroles et de principes, qui convenaient assez bien au caractère de M. Hainguerlot, et qui donnaient à son air d'opulence facile et généreuse comme une grâce naturelle del non curare, qui font tout de suite d'un homme riche un homme agréable.
M. Rielle pouvait s'appeler l'antithèse naturelle de M. Hainguerlot. Quand on observe M. Rielle, on est tenté de dire: Voilà la bureaucratie avec des manchettes, et l'arithmétique en habit habillé. Il passait à Florence pour une tête forte, pour une capacité positive et sûre, et son talent était là trop nécessaire pour n'être pas apprécié jusqu'à l'exagération. Quand on tient la cassette des princes, on sait mieux que personne se qu'ils valent; et le budget de leur maison devient celui de leurs qualités et de leurs vertus. Le culte de M. l'intendant faisait monter bien haut le tarif moral de la grande-duchesse; car on ne saurait imaginer un dévouement plus absolu, une assiduité plus consciencieuse, un empressement plus flatteur. Quand par hasard on questionnait M. Rielle sur quelque objet sérieux et spécial qui pouvait le rapprocher des chiffres, j'ai remarqué qu'il répondait avec une extrême lucidité, car je me surprenais à le comprendre; mais quand la parole lui venait toute seule, on sentait la gêne d'un commis qui se bat les flancs pour être gracieux. Malgré son vif désir de plaire à la souveraine, qui d'ailleurs l'estimait beaucoup et justement, malgré les avantages d'une taille qui ne demandait qu'à se ployer, M. Rielle avait l'air d'un courtisan mal à son aise, et pourtant ce n'était point faute de bonne volonté, car dès le matin il se mettait en fonctions. Esclave de l'étiquette, on ne l'eût jamais surpris sans le costume de rigueur. N'importe l'heure, le lieu où il était rencontré, on pouvait compter sur la toilette la plus sévère. Je fis un jour beaucoup rire la grande-duchesse, en me permettant de dire que je croyais que M. l'intendant couchait tout habillé. Le bon mot était si vrai, d'une justesse tellement prise sur le fait, qu'un jeune homme attaché à la personne de M. Rielle fut bien obligé de rire comme les autres du portrait de son patron. Ce jeune homme intéressant, que par une familiarité flatteuse tout le monde appelait M. Eugène[2], venait aussi quelquefois aux soirées du petit comité, et Élisa se plaisait à lui dire les choses les plus aimables. Nous étions fort bien ensemble; c'est de lui que je recevais les appointemens particuliers et les gratifications que la princesse daignait m'accorder. Quoique M. Eugène eût pu être mon fils, il me grondait quelquefois d'une manière toute paternelle sur mes prodigalités, mon humeur vagabonde et mon mépris du qu'en dira-t-on. La petite mine de ce Caton de vingt ans était si piquante quand elle était sérieuse, qu'il m'arrivait quelquefois de redoubler de folie dans l'espoir de me les faire ainsi reprocher. Excellent jeune homme, un souvenir doit vous distinguer de la foule de tous nos courtisans italiens; votre coeur ne changea point avec la fortune de vos maîtres, et je vous en remercie au nom de la femme généreuse à laquelle presque seuls nous avons été fidèles.
Avant que le chef de M. Eugène, M. Rielle, m'eût aperçue dans l'intimité de la princesse, il ne faisait pas grande attention à moi; il est même probable que je lui déplaisais comme une de ces importunes de caisse que la multiplicité des faveurs et des gratifications signalent aisément aux préventions des trésoriers des princes, qui ont toujours l'air d'avoir peur que les majestés et les altesses ne meurent de faim. Mais dès que M. Rielle eut entendu l'excellente Élisa s'exprimer sur mon compte en termes formels de bienveillance et d'extrême intimité, je n'eus qu'à me louer de ses procédés. Je ne causais jamais avec lui, mais il me saluait, comme on salue la faveur qu'on blâme et qu'on respecte.
Un jour que mes créanciers, car, dans les temps de ma plus large opulence, j'ai toujours eu la manie de payer sans compter, mais de payer tard; un jour, dis-je, que ces créanciers impolis, aimant mieux s'adresser à d'autres qu'à moi, vinrent mettre haro à une somme qui m'était accordée, M. Rielle défendit mes intérêts avec fermeté, me remit devant eux et intact le don de ma bienfaitrice, et répondit avec la formule qui accompagnait ses moindres paroles où le nom d'Élisa était appelé par la circonstance: «Puisque Madame a le bonheur et la gloire d'intéresser S. A. I. et R. Madame la grande-duchesse, je ne puis permettre qu'on la gêne dans l'emploi du don qu'elle obtient comme prix de son zèle et de son attachement.» Ce jour-là M. Rielle me parut entendre l'administration et les finances aussi bien que Colbert.
Puisque je suis en train de peindre nos financiers, tous, à quelque manie près, beaucoup plus aimables que ces grands seigneurs italiens à la clef d'or, jetés dans le même moule, je ne dois pas oublier M. Scitivaux, qui ne faisait pas sa mine plus orgueilleuse que ses fonctions; homme réservé, aussi loin de la basse adulation que de l'ingratitude plus basse encore; portant à la cour une originalité toujours piquante, celle du désintéressement et de la franchise, ayant de la lecture et de l'esprit, mais ne le laissant paraître que par oubli et par distraction, possédant une mesure parfaite dans l'expression de tous ses sentimens, ne manquant pas d'une certaine causticité dont il sait à propos arrêter les saillies avec une prudence ingénieuse et honorable. Il parle très bien italien, et, sous ce rapport seulement, il trouvait grand plaisir à ma conversation comme à un exercice utile pour ses légitimes prétentions à la pureté de la belle langue toscane; en tout, M. Scitivaux était un homme distingué, et un certain défaut d'un de ses yeux, qui donnait de l'irrégularité à son regard, par cela même répandait comme un voile de malice sur toute sa physionomie, laquelle allait fort bien à son genre de conversation. Il y avait aussi M. Sourdeau, moins aimable en sa qualité de receveur général qu'en sa qualité de mari d'une très jolie femme, qui eût été peut-être incomparable, si, à vingt-deux ans, elle n'eût déjà été sans fraîcheur. Elle n'avait pas beaucoup d'esprit, mais son sourire s'en passait si bien, ses yeux avaient tant de charmes, et la beauté est si ingénieuse et si éloquente quand on la regarde, que personne ne pouvait être assez stoïque pour s'apercevoir de ce qui pouvait manquer à madame Sourdeau.
Je n'ai jamais revu cette femme ravissante depuis ses beaux jours de Florence; on m'a dit, en 1817, que son mari avait quitté Paris pour aller occuper la place importante de consul à Alger. Je suis bien sûre qu'il y a dans le harem du dey peu de visages et de tournures d'odalisques qui pussent rivaliser avec les grâces de madame Sourdeau, et je suis bien sûre encore qu'une si jolie femme n'aura jamais assez mauvais goût pour vouloir tourner une tête à turban. Au surplus, cela regarde son mari.
Beaucoup de jeunes et brillans militaires venaient renouveler souvent, par leurs courtes apparitions, la monotonie du salon grand-ducal, qu'Élisa savait d'ailleurs prévenir par son amabilité naturelle, et par la mobilité d'une imagination habile à chercher pour le lendemain des impressions nouvelles, quand celles de la veille l'avaient ennuyée. Alors les courses, les promenades aux diverses résidences impériales renouvelaient l'aspect de la cour et dissipaient bientôt les vapeurs inévitables de la royauté.
Je ne sais pas s'il y a un grand intérêt historique à relater minutieusement les détails de ces soirées particulières; les plaisirs de l'intimité sont ceux qui laissent le moins de traces, peut-être parce qu'ils sont les plus doux. On riait, on causait, on jouait au billard, quelquefois à cache-cache; les amusemens les plus simples devenaient, par le contraste du lieu et des personnages, les plaisirs les plus agréables et les plus piquans. C'est, en effet, quelque chose de récréatif que de graves magistrats jouant à colin-maillard et des préfets à la main-chaude. Malgré le désir de plaire à la souveraine qui n'abandonnait jamais les hommes, des a parte s'établissaient souvent, et l'émulation de tous ne semblait point nuire à la sécurité de chacun. Les glaces, les sorbets, le punch, circulaient sans cérémonie comme les bons mots. La princesse me faisait lire des vers; mais elle ne cédait à personne l'honneur de lire les bulletins de la grande armée, et le plaisir de proclamer les exploits de son chef invincible. Le nom de Napoléon une fois prononcé, Élisa redevenait souveraine, et les courtisans, quelquefois mollement étendus sur les canapés, entraînés par instinct ou par complaisance, interrompaient aussitôt le demi-sommeil qu'ils se permettaient. Qu'on ajoute à la liste que j'ai donnée quelques poëtes, quelques antiquaires, qui ne sortaient pas de cette honnête médiocrité qui ne laisse pas même son nom dans nos souvenirs, et l'on aura un almanach presque complet de la cour de Toscane.
CHAPITRE XCVI.
Le prince Félix Bacciochi.—La princesse Élisa.—Leurs enfans.
Mon Dieu! je suis écrivain aussi désordonné que femme étourdie. Mes Mémoires ressemblent involontairement à mon existence et à mon caractère. Je suis au milieu des événemens, et je les retrace bien moins suivant leur importance réelle que d'après l'impression individuelle que j'en ai ressentie. Ainsi me voilà au milieu de la cour de Toscane, ayant passé en revue toutes les grandes et petites vanités depuis la chambre jusqu'à la bouche, ayant mentionné tous les dignitaires depuis l'ordre militaire jusqu'à l'ordre financier; je n'ai oublié personne, même parmi les courtisans amateurs, personne… que le mari de la grande-duchesse, que le prince Félix Bacciochi.
La dynastie impériale était déjà si ancienne par la puissance du bras qui l'avait fondée, l'usurpateur avait si vigoureusement lancé le char de sa fortune, qu'on eût dit que cette autorité nouvelle avait déjà besoin d'être bercée, comme une vieille monarchie, par les hochets de l'étiquette; et que, dans la conquête du monde, il restait du temps à un grand homme pour la résurrection de toutes les puérilités féodales. Le sang de la maison de Napoléon paraissait déjà si légitime et si pur, que, dans les alliances qui avaient précédé son élévation, il ne devait point être confondu avec celui des étrangers, unis d'abord à elle sur le pied d'une égalité dix ans avant trop flatteuse. Ainsi les gendres de la bonne madame Lætitia n'avaient pu monter au rang d'altesses impériales avec leurs épouses. Ils n'avaient obtenu qu'une moitié de l'avancement et que la première de ces distinctions monarchiques. Jeux étranges de la destinée! Un soldat élevé d'hier sur les pavois, sorti, par la seule force du génie, des rangs secondaires de la société, ressentait déjà jusque dans ses relations domestiques un orgueil de race, une délicatesse de famille égale au moins aux répugnances de Vienne ou aux susceptibilités de Versailles. Il y avait déjà pour les siens des mésalliances, et l'on en agissait avec elles à la manière des anciennes dynasties qui pesaient, avec tant de restriction, le rang des heureux privilégiés que certaines faiblesses condamnaient de royales personnes à prendre pour époux. Les soeurs de Napoléon avaient été mariées comme des bourgeoises; et, par l'effet d'une métamorphose à peine remarquable, au milieu de tant de merveilles que l'on ne conçoit pas que le temps ait pu accumuler en un si étroit espace, ces nobles soeurs se trouvaient avoir dérogé, et leurs maris n'être plus que des inférieurs, et vis-à-vis d'elles que des parvenus.
Le prince Félix Bacciochi devait au hasard une de ces positions singulières. D'une bonne et honorable famille, d'un courage qui lui avait ouvert avec distinction la carrière des armes, d'un noble et généreux caractère, il avait compris avec sagacité et accepté avec bon sens les dons et les exigences d'une si haute fortune. Il s'était prêté de fort bonne grâce à toutes les volontés de l'empereur, et s'était fait avec une raisonnable résignation le simple sujet de sa femme. Élisa gouvernait en son propre et privé nom; elle était grande-duchesse, le prince n'était que son mari, et non point son égal. Cet échange, ce passage du pouvoir d'un sexe à l'autre, cette domination que le fait établit et justifie souvent dans l'histoire, formait là un principe, une doctrine, un droit de par la grâce de Dieu et les constitutions de l'empire.
Ainsi le vrai titre du prince, ses fonctions publiques se réduisaient au titre de grand-aigle de la Légion-d'Honneur, et de général de division commandant la 29e division militaire. Quant à l'administration et au gouvernement, tout cela rentrait légalement dans les attributions de sa souveraine. Félix n'en prenait nul souci, jouissait avec délices de toute absence de cette responsabilité qui vend si cher ce qu'on croit qu'elle donne à la grandeur, et ne retenait de sa position que le privilége plus doux de s'interposer quelquefois comme ami, comme conseil dans l'aplanissement des difficultés, dans la réconciliation des haines, dans l'adoucissement des rigueurs et la distribution des bienfaits. Aussi l'affection des Toscans allait-elle plus volontiers du côté de ce caractère modeste, et d'ailleurs national, que vers les vertus plus énergiques et plus capricieuses d'une femme et d'une étrangère. Dans Élisa on voyait un maître:
Notre ennemi c'est notre maître,
Je vous le dis en bon français;
aveu naïf et profond de celui qu'on a si bonnement appelé le bon La Fontaine. Bacciochi, au contraire, apparaissait aux préventions populaires comme un ami et un protecteur.
Du reste, doué d'une noble figure, d'un esprit suffisant à un fort bel homme, Bacciochi n'était mari que dans l'acception conjugale du mot. L'union des deux époux se bornait à un échange d'égards et d'attentions réciproques. D'un côté, quoique sa bravoure fût éclatante, quoique la gloire des armes lui fût chère, ses talens à la guerre n'étaient pas assez supérieurs pour qu'il y parût dans un haut commandement; et, d'une autre part, son rang dans la famille impériale ne lui permettant pas une place trop secondaire, il se trouvait dans une de ces positions équivoques qui condamnent un homme à l'inaction par dignité, et qui, faute d'aliment, le jettent dans les plaisirs comme dans une sphère indispensable d'activité.
On pense bien que le prince Félix n'habitait pas avec sa souveraine. Il occupait, rue de la Pergola, un hôtel délicieux qu'on appelait sa cour, laquelle se composait particulièrement de militaires. J'y ai fait de rares apparitions, mais elles m'ont suffi pour apercevoir qu'il y régnait encore plus de liberté qu'à la cour officielle de la grande-duchesse; un mélange du ton militaire de l'empire et de la galanterie facile d'une autre époque, l'humeur guerrière et joviale du camp, y faisaient excuser un peu les licences et les souvenirs du Parc aux Cerfs. Grand, généreux sous le rapport des maîtresses, Félix remplissait avec une grande élégance d'imitation son rôle de prince. Élisa savait tout cela; elle m'en parlait quelquefois ainsi que d'une chose convenue, d'un traité agréable aux deux partis, d'ailleurs pleins d'estime, d'égards et d'affection l'un pour l'autre. Élisa connaissait le monde, le respectait, et montrait beaucoup de tact et un sentiment parfait du savoir-vivre, en payant à la société et à l'opinion le tribut de ces convenances tutélaires qui ne sont encore, dans leurs apparentes concessions aux autres, qu'une utile dignité pour nous mêmes. Modèle des maris et des femmes, tels que les veulent l'usage et la morale, c'était plaisir de voir ce couple, si délicatement séparé, se rapprocher au spectacle avec une cordiale intimité; le prince plein de déférence, la princesse affectueuse et digne, tous deux sans distraction et sans contrainte, leur enfant placé entre eux comme un gage de souvenir et d'union, et en face de la morale de leurs sujets italiens, pouvant presque, pendant deux heures, passer pour des patriarches. La représentation tombait avec la toile; le prince reconduisait la princesse jusqu'à sa voiture, et chacun rentrait ensuite dans son palais… et dans sa liberté. Il en était de même dans toutes les villes du gouvernement; à Florence, à Lucques, à Livourne, à Pise, à Sienne, leur loge était commune. Les jours de réception solennelle, Félix se retrouvait encore auprès d'Élisa, l'aidait dans les soins et dans les plaisirs du rang suprême; et quand la pièce était jouée, chacun de ces acteurs rentrait encore chez soi comme après le spectacle. Sans le sacrement qui avait uni l'adjudant Bacciochi à la soeur de Napoléon Ier, on l'eût pris infailliblement pour son chevalier d'honneur.
Cet enfant dont je viens de parler était une petite fille charmante, dont la figure rappelait les beaux traits de son père et la finesse d'Élisa. Une pétulance, une vivacité inconcevable, animaient tous ses mouvemens. Un petit orgueil fort original lui faisait quelquefois crier dans l'expression de sa colère ou de sa joie: «Je suis la petite Napoléon;» mais il y avait dans son dire enfantin mieux que vanité; c'était comme un bonheur précoce de porter le nom et de rappeler les traits de celui que ses père et mère adoraient comme un dieu. Les plus heureuses qualités de l'ame semblaient devoir embellir dans ce délicieux enfant les plus heureux dons de la nature. Je me rappelle l'avoir vue un jour courir vers une petite fille qui demandait l'aumône, et que le suisse chassait assez durement de l'avenue du Poggio impérial. Elle se mit à pleurer à la vue de la misère de la jeune mendiante, la prit par dessous le bras pour forcer la consigne; exigea, avec un ton impérieux qui était charmant, qu'on lui donnât à manger, de l'argent, surtout des bas et des souliers, car sa protégée, disait-elle, devait bien souffrir des cailloux. La sous-gouvernante avait beau représenter que c'était trop que S. A. s'occupât elle-même de ces détails; qu'elle était mille fois trop excellente, la petite altesse répondait avec une mine à croquer: «Mais puisque je suis la petite Napoléon, je dois être meilleure que les autres enfans». J'étais présente à cette scène, et je puis dire qu'à cet élan du coeur, à cette saillie de sensibilité vraie et gentille, je maudis de toute mon ame l'étiquette qui défend d'embrasser les enfans des princes, car un baiser donné à cette aimable et bonne petite Napoléon m'eût fait du bien.
Élisa adorait sa fille, mais toute sa tendresse pour elle ne lui faisait pas oublier la douleur qu'elle avait éprouvée de la perte d'un autre enfant. Celui-là était un garçon, et l'idée de l'hérédité tourmentant alors toute la famille impériale, on concevra aisément toutes les douleurs réunies d'une mère et d'une souveraine. Plusieurs fois je l'ai vue, au milieu des fêtes et de toutes les distractions de la grandeur, s'échapper furtivement du palais pour aller à genoux jeter des fleurs et des larmes sur le tombeau de son enfant. Regrets cachés, hommages secrets à des mânes chéris, il a fallu vous surprendre pour vous connaître, et votre sincérité n'en est que plus pure et plus touchante, dégagée de ce faste des cours, de ce luxe des douleurs royales, dont la magnificence altère et gâte le sentiment.
La malignité n'épargnait pas Élisa. Le baron de Cerami, très bel homme, était très assidu auprès de la grande-duchesse; on les rencontrait souvent à cheval, galopant au milieu des parcs; mais comme ses fonctions l'attachaient à la cour, pourquoi voir une faiblesse dans ce qui n'était que l'obligation d'un courtisan ou d'un écuyer, de suivre et d'accompagner sa souveraine? Si les princes de la dynastie de Napoléon avaient eu à s'occuper de la succession de leurs trônes, ces bruits de la malignité contemporaine eussent pu être relevés par l'histoire; ce serait aujourd'hui une indiscrétion inutile que d'en soulever le voile. Tout ce que je sais, c'est qu'Élisa ne parlait pas de ces personnes comme on parle de ses serviteurs.
CHAPITRE XCVII.
Mort d'Oudet.—Sociétés secrètes de l'armée.—Quelques souvenirs de notre liaison.
J'ai souvent entrepris un voyage de quelques centaines de lieues sans m'inquiéter le moins du monde de mes bagages, parce que je suis pénétrée de la conviction qu'une bourse bien garnie est un bagage cosmopolite qui suffit partout pour être immédiatement pourvu de l'utile et de l'agréable. Mais ce que je surveille avec une sorte de superstition, ce que j'emporterais avant l'argent, c'est un petit nécessaire anglais consacré à mes papiers, à mes lettres, trésor de souvenirs également chers à mon coeur par leur joie et par leur amertume. Le soir, quand je suis seule, surtout quand ma journée a été terne et monotone, je prends d'abord machinalement la boîte aux émotions, et je m'occupe à relire, à regarder, à classer ces précieux gages du passé.
Retenue chez moi par une légère indisposition, après avoir fouillé mes archives sentimentales et ajouté quelques notes du moment, je tombai sur un billet signé Oudet: à la lecture de ses phrases ambiguës et en même temps brûlantes, je ressentis presque un effroi pareil à celui que ce singulier personnage m'avait inspiré dans deux ou trois occasions, effroi bizarre mêlé d'un intérêt puissant. Je n'ai point assez dit tout ce que cet être possédait de prestigieux; un premier regard de lui était ineffaçable. Quand je le connus, Oudet était colonel; souvent on le faisait changer de régiment: on le destituait, mais on le replaçait toujours. Partout il paraissait dangereux, mais il savait paraître en même temps nécessaire. Lui seul au monde pouvait entrer en liaison avec une femme comme cela lui était arrivé avec moi. Malgré toutes ses séductions il m'avait plus éblouie que charmée, et l'amour n'entrait pour rien dans l'impression profonde, dans l'inévitable préoccupation qu'il m'avait laissée. J'avais toujours présumé qu'il ne poursuivait en moi que l'influence d'une femme aimée sur un personnage puissant, et qu'il ne cherchait à agir sur mon coeur que pour arriver à l'esprit de Moreau. Les hommes simples et candides qui m'en avaient parlé, tels que M. Lecouteulx de Canteleu, l'appelaient un fou ou un intrigant, épithète inévitable pour les ames originales et fortes, qui n'ont pas encore mis leurs desseins sous la protection d'un succès. Mais cette opiniâtreté d'ambition mystérieuse, obligée de se replier incessamment par les revers, ne consentait à se rapetisser que pour grandir dans l'ombre; contrainte de marcher à un but secret et élevé sous des apparences frivoles, elle pouvait être un signe d'un caractère fatal, mais non pas d'une conduite répréhensible. Sa voix semblait vibrer comme celle de Talma, et sa parole n'était pas moins éloquente que son accent. L'amour, m'avaient dit quelques uns de ses amis, n'était chez lui qu'un essai de ses forces, qu'un apprentissage du magnétisme nécessaire pour manier les esprits. Oudet, en vous touchant, vous communiquait quelque chose de son exaltation, avec charme et inquiétude tout à la fois. On disait encore qu'il était l'ame de quelques sociétés secrètes qui enveloppaient l'armée, qu'il y exerçait une influence incroyable de principes et d'action, que l'idée des obstacles et de l'impossible même suffisait pour l'exalter, et qu'il se jetait à travers les aventures ainsi qu'à des exercices et à des défis de la fortune. Enfin je conclus encore aujourd'hui qu'il y avait du Fiesque et du lord Byron dans ce Catilina d'état-major. De la grâce, de l'imagination et de la profondeur, avec cela on monte au Capitole où l'on est précipité du haut de la roche Tarpéienne. Hélas! le génie ne serait-il qu'une fatalité?
Moreau, républicain tranquille et modéré, qui ne concevait que le bon sens, la raison, et la surface des caractères et des choses, appelait Oudet un rêveur ou un conspirateur royaliste. Mais une femme, même quand elle n'entend rien à la politique, ne se méprend jamais ni sur les caractères ni sur les opinions, et je surpris assez le sens des paroles toujours singulières d'Oudet, pour croire et pour assurer que les idées républicaines fermentaient seules sous un pareil volcan. Est-ce éloge ou satire? Les femmes, qui n'étaient pour lui qu'un moyen d'action politique ou un objet de gageures audacieuses, passaient pour ne lui avoir jamais résisté plus de vingt-quatre heures; et, chose étonnante, la brusquerie, les reproches, l'outrage même, étaient ses premières déclarations. Il se faisait ainsi remarquer de force, afin que toutes ses séductions devinssent en quelque sorte irrésistibles par le contraste. Avec moi il avait procédé de même, ou à peu près, ainsi qu'on a pu le voir; mes devoirs envers un grand homme, toutes les défiances possibles me défendaient; une terreur plus salutaire, car elle était plus puissante, m'aidait encore à repousser ses attaques infernales, mais je ne dus peut-être mon salut qu'à mes précautions; je ne succombai point dans la lutte, parce que je sus l'éviter. Quelques mots suffisaient non pas pour ébranler mon coeur, mais pour le bouleverser. Un regard me transportait loin de toutes mes résolutions, de toutes mes pensées. Oudet, lui disais-je alors, éloignez-vous! et je fuyais. Vous changez mon être; avec vous je n'existe pas, je tremble, je ne suis plus moi-même; et quand j'avais pu me soustraire à la magie du pouvoir de ce génie si terrible et si entraînant, je croyais sortir d'un rêve pénible, je me regardais, je me touchais pour bien m'assurer que j'étais restée moi; et ce rêve pénible demeurait dans mon coeur avec plus de force et de vie qu'une réalité; et cet homme qui ne m'était rien, qui ne compte dans mon existence que comme le passage d'une figure, comme une ombre presque aussitôt enfuie, cet homme vraiment extraordinaire me persécutait par son image, souvent si éloignée et qui néanmoins semblait toujours être présente. Je refermai bien vite le nécessaire qui contenait mes papiers, et je mis à part, dans la case la plus profonde, les deux ou trois billets d'Oudet, dont l'aspect et la lecture m'avaient troublée comme sa présence même; je me couchai fort tard, et le sommeil vint au jour s'emparer de mes sens agités, et encore pour me faire retrouver en songe ce personnage, cette espèce de démon si singulièrement attaché à ma destinée. Je me crus en voyage avec lui, suspendue au charme de ses récits, à la douceur de ses paroles éloquentes; son regard et son geste traduisaient aussi son ame; il me semblait l'entendre passionner toute une assemblée par la vigueur et l'éclat de ses passions, enfin l'illusion du songe fut si vive et si complète, que je me crus transportée de nouveau sous la terreur magique que naguère m'avaient inspirée ses plus simples démarches.
Réveillée, levée, marchant à grands pas le matin, je le rêvais encore, je ne pouvais chasser cette image d'enfer; elle pesait sur mon coeur comme un poids impossible à supporter; j'avais beau le soulever, il y retombait toujours. Le soir je me rendis au spectacle dans ma loge, espérant plus des distractions de la scène que des efforts de ma raison. J'y étais à peine installée, que du milieu d'un groupe d'officiers appuyés en dehors, sort une voix, un murmure qui nomme Oudet. Un frisson mortel me saisit, mes genoux fléchissent sous moi, et je n'ai que la force, pour éviter de donner à toute une salle le spectacle de mon inexplicable émotion, de me rejeter dans le fond de ma loge, où vint me poursuivre un bourdonnement plus confus qui laissait le nom d'Oudet s'échapper seul par intervalles. Cette loge obscure, cette retraite, cette scène plus dramatique que la scène elle-même, ce tumulte d'une sensation nouvelle, réveillant un souvenir réel et semblable, tout venait m'assiéger pour m'anéantir. Dans mon trouble, j'entendis distinctement ces paroles plus énergiques et plus terriblement claires: «Oui, il est mort; Oudet est mort à Wagram, mais assassiné. Son corps était arrangé près d'un buisson, et frappé au dos de plusieurs blessures. Moi qui l'ai connu, qui l'ai vu vingt fois vis-à-vis de l'ennemi, je puis hardiment déclarer que la mort des batailles, il l'aurait reçue en face; il venait pourtant d'être nommé général de brigade quelques jours avant. Il n'avait que des admirateurs et point d'envieux parmi ses camarades. Cette mort est un épouvantable mystère que le deuil de l'armée n'a pas craint d'accuser. Et ce qui ajoute encore à la singularité de l'événement et à l'éloge de l'homme, c'est que deux jeunes officiers des plus renommés, fanatisés par la seule mémoire de leur ami, de leur frère, se sont fait sauter la cervelle près du cadavre d'Oudet.
«—Oh! m'écriai-je, l'homme qui excite des attachemens si superstitieux et si fidèles était donc pour tous ceux qui en approchaient comme un dieu infernal, aussi puissant sur les hommes les plus fermes que sur la femme la plus faible… Oudet mort ainsi… Ah! mon ami, vous le disiez quelquefois, je travaille à mourir assassiné. Oh! moi qui ne vous fus liée par aucun noeud, qui ai repoussé vos confidences, qui durant votre vie vous ai craint plus qu'un danger, que votre ombre ne me poursuive pas; votre nom seul éloignerait le repos, car le souvenir de vous avoir si peu connu est déjà pesant comme un remords.»
Je sortis de ma loge et voulus quitter le spectacle pour n'être point remarquée; mon émotion, ma pâleur, étaient trop visibles. Je ne trouvai point mon domestique sous le vestibule, à cause de l'heure peu avancée. J'allais partir, lorsqu'un capitaine d'un régiment qui arrivait de la Calabre s'avança pour m'offrir le bras, jugeant à l'altération de mes traits que j'étais incommodée; j'étais plus que cela, car je me sentais mourir: je refusai avec politesse. Quelques instans après, cet officier revint sur mes pas, comme quelqu'un à qui l'on avait dit mon nom, car il m'interpelle, quoique avec respect, et m'annonce qu'il a pour moi une lettre, qu'il la tient d'un de ses amis chargé de me la remettre, et qu'elle est d'une personne qui doit m'être bien chère.
«Elle est d'Oudet!» m'écriai-je sans m'inquiéter des suppositions ni des conjectures. «Une lettre de lui! ah! par pitié, faites que je l'aie ce soir même.»
«—Je ne vous demande, Madame, qu'une grâce, l'honneur et le plaisir de vous la porter moi-même.»
—«Vous ou un autre, n'importe, pourvu que je l'aie, que je la lise ce soir.»
Cet officier me quitta en me décochant une plate fadeur sur sa félicité. Mon coeur souffrait toutes les tortures de l'inquiétude et de l'attente. Que les hommes sont quelquefois dupes, avec leurs jugemens sur les femmes! Ils prennent souvent pour leur compte les sentimens qui leur sont les plus étrangers. Ils ne manquent jamais de traduire une de nos émotions au profit de leur vanité; il semble que nous ne puissions être sensibles que pour le compte de celui que le moment, le hasard, rapprochent de nous.
L'officier ne tarda point à paraître; il y avait quinze mois que cette lettre m'était adressée, et je la recevais un mois après la mort de celui qui me l'avait écrite au milieu de toutes les illusions de la gloire, de tous les projets aventureux de la politique, qui lui avaient sans doute valu la mort. Je ne transcrirai point cette lettre, quoiqu'elle se soit gravée dans ma mémoire en caractères ineffaçables; je craindrais de n'avoir ménagé qu'un puéril triomphe à mon amour-propre, car les expressions exagérées de l'éloge pour ma personne s'y trouvaient absorbées par les confidences sur des vues politiques auxquelles je devais servir d'instrument. La lettre finissait par cette assurance: «À toujours et à bientôt!» Cette promesse si simple me devint, par la fatale combinaison du retard de la lettre et de la mort de la victime, un sujet de craintes superstitieuses. L'officier avait paru s'attendre à une confidence, mais son espoir fut trompé, et cette réserve, jointe à un autre désappointement de sa vanité, m'en fit un ennemi implacable.
Les bavardages de son mécontentement m'exposèrent à de fort ennuyeuses enquêtes. Il paraît qu'Oudet était signalé à toutes les polices impériales; il était en activité à cause de ses talens, et en surveillance à cause de ses principes. Être en correspondance avec une pareille notabilité, avec un homme qui était toujours en état de conspiration permanente, ne voilà-t-il pas un crime suffisant, un attentat digne de tous les regards et de toutes les investigations? Avoir de l'affection pour un suspect, donner des larmes à sa mort, n'était-ce pas mettre l'État en danger? Cependant, ma position me sauva de tout rapport avec la police, et ce fut une plus haute puissance qui se chargea de connaître mes relations avec Oudet, et de creuser mes complots avec lui. Après beaucoup d'insidieuses questions, cette haute puissance, qui faisait l'office d'inquisiteur volontaire, me dit: «Mais Oudet était fort bel homme; avouez qu'il était votre amant, que vous en étiez éprise.
«—Pas plus que de vous, Monsieur le comte;» boutade qui mit fin aux plaisanteries, mais non pas aux questions de l'interrogatif personnage.
«—Mais comment l'avez-vous connu?
«—À Paris, dans le monde, comme on en connaît tant d'autres.
«—Mais on ne correspond pas de si loin avec de simples connaissances, et surtout leurs lettres ne causent pas une impression si profonde, ne bouleversent pas si violemment les idées.
«—Je suis charmée, monsieur le comte, de vous voir si au fait de mes amis et de mes simples connaissances; mais je dois rectifier une erreur, una svista; ce n'est pas la lettre en question qui m'a si vivement agitée, mais cette fatalité de la mort de celui qui me l'adressait, dont la nouvelle avait précédé le signe de son souvenir. J'ignorais qu'Oudet m'eût écrit, parce que notre liaison d'un moment n'avait eu ni suite ni intimité, et qu'elle n'appelait pas le besoin d'une correspondance; cependant cette lettre m'est aujourd'hui chère et précieuse comme un legs de l'amitié.
«—Je le conçois: Oudet passait pour être fort aimable, prodigieusement spirituel; son style devait vous plaire, car vous aimez les gens d'esprit.»
Ici je fus tentée de renouveler al signor conte la mordante déclaration dont je l'avais déjà pétrifié une première fois; mais je me contins, et je me contentai d'ajouter «que je n'avais plus rien à lui répondre, et que je saurais me plaindre à la grande-duchesse de l'affront de cet interrogatoire sur des relations complétement innocentes, et qui d'ailleurs ne regardaient que moi.» Étourdi un peu de mon ton, le comte essaya de rattraper sa dignité; mais je l'écrasai par la vivacité d'une de ces impertinences qu'inspire quelquefois à la cour la certitude de plaire aux princes; car la faveur avouée ou secrète dispose singulièrement à une espèce de courage de vanité que je n'eus jamais que pour de bonnes actions; car cette fumée si contagieuse du palais a laissé, j'espère, mon coeur intact et pur. M. le comte, après quelques momens de repos et quelques pauses nécessaires après son échec, reprit avec l'accent solennel d'un juge, bien peu convenable aux fonctions de la clef d'or: «C'est de la part même de S. A. I. et R. madame la grande-duchesse que je vous interroge, et vos réponses doivent être soumises et envoyées à S. M. l'Empereur, son auguste frère.
«—Cela est faux, répliquai-je; la princesse connaît comme moi mon aventure avec l'homme aimable et malheureux qu'on vient d'assassiner; moi-même je vais lui rendre compte d'un ridicule et insolent interrogatoire. L'Empereur me connaît aussi, et il sait bien que fama volat ne conspirera jamais contre lui. Quant à l'officier qui fait un métier si honorable, je me charge de lui en faire mes complimens.» Le ton, la voix, tout ajoutait à l'éclat de ma sortie, et je quittai le pauvre comte, fort étonné de ces manières qui lui révélaient le crédit et la faveur d'une femme qu'il n'avait point jusque-là remarquée, et qu'il avait traitée en conséquence. Ces méprises font ordinairement le désespoir des courtisans; peu leur importe qui ait l'oreille du maître, pourvu qu'ils le sachent, et qu'ils ne soient pas exposés à se tromper dans ces alternatives de flatterie ou d'insolence, ricochets des palais impériaux ou royaux. Ce que veut le courtisan, c'est d'être à jour en rampant, c'est de voir le vent et de le suivre pour éviter ces naufrages si puérils et pourtant si mortels pour des gens qu'un salut enivre, que le silence fait maigrir, et que la disgrâce achève.
CHAPITRE XCVIII.
Le dernier des Médicis.—Comédie de société.
Mon aventure avec le chambellan au sujet d'Oudet en resta là. Il n'avait pas reçu sans doute des instructions fort pressantes; il avait compris tout le danger qu'il y aurait peut-être à lutter contre une femme: la princesse elle-même ne m'ouvrit pas la bouche à ce sujet; enfin, j'aurais perdu jusqu'au souvenir de cette scène sans les profondes impressions que le nom seul d'Oudet suffisait pour réveiller en moi.
Afin de me distraire un peu, je profitai du séjour de la cour à Pise pour y passer quelques jours. Il ne me reste plus de descriptions à faire de cette ville, pas plus que de Florence; mais si j'ai fini avec les lieux, j'ai encore longuement affaire avec les événemens et avec les choses. Le grave et le frivole, le sacré et le profane, l'observation morale et l'intérêt historique se confondent sous ma plume. Pourquoi les livres ne seraient-ils pas l'image de la réalité? Il serait plaisant, qu'infidèle à son caractère, la Contemporaine ne mît de régularité que dans ses Mémoires.
La manie des spectacles de société, des comédies bourgeoises, existe en Italie comme en France, et il est très curieux de voir la bonne compagnie, encore si entichée de préjugés contre les artistes dramatiques, réfuter elle-même ses préventions par son exemple, les hommes du bel air préférer de se faire eux-mêmes mauvais comédiens que d'admettre les bons dans leurs cercles. La troupe de Pise, je veux parler de la troupe volontaire des salons, était une comédie un peu plus bourgeoise que les autres, c'est-à-dire un peu plus mauvaise, parce qu'elle se composait de gens un peu plus distingués. Pas la moindre mésalliance même pour les rôles de valets et de soubrettes; il n'était pas jusqu'aux utilités qui ne fussent des marchésines et des contessines. Il n'y avait de talent que dans les costumes. Sous ce rapport ces dames ne laissaient rien à désirer; leur fortune leur permettait la perfection. La flatterie n'a jamais, que je sache, formé les talens, et ces dames, outre leurs tristes dispositions, n'étaient encore dirigées que par les flagorneries des cavaliers servans, et de leurs parasites adorateurs. Toutefois, comme de jolies figures font tout passer dans le monde, leurs charmes produisaient une heureuse diversion d'intérêt, et elles étaient applaudies con amore. Malgré la présomption naturelle à des actrices qui n'en font pas leur état, je fus invitée à me rendre chez la comtesse Binelli pour lui donner des conseils sur son rôle, mais au fond seulement sur le costume. J'étais alors si bien revenue de mes illusions dramatiques, et je me considérais comme une si humble servante de Melpomène, que je pris l'invitation pour une méprise, et je ne répondis que pour indiquer madame Bachof, notre premier rôle, femme d'un talent réel et avéré.
On revint à la charge: c'était bien moi qu'on désirait, parce que je parlais italien, et qu'on m'avait vue dans les tragédies d'Alfiéri. Je me décidai donc à mon rôle de professeur, et je fus m'informer des services précis qu'on réclamait de moi. Jolie, mais d'une gentillesse de soubrette, minaudière comme la Parisienne la plus exercée, la comtesse Binelli avait jeté les yeux sur Mahomet, et en voulait au rôle de Palmyre. Son esprit, que je pourrais bien appeler un concetti perpétuel, n'avait pas la moindre idée de la sévérité tragique. Gestes, démarche, organe, tout était d'un contre-sens à faire hausser les épaules. Séide était un peu moins mauvais. Il était brun, déclamait assez bien quand il était étendu sur un ottomane; mais il ne pouvait rester debout sans que ses forces et sa verve ne l'abandonnassent aussitôt. La troupe avait amené son public dans une petite pièce pour prendre part à la leçon. La petite marchesina était impatiente d'avoir mon avis: elle me dit que j'avais un livre des costumes du Théâtre-Français, que je l'envoyasse chercher; et, sans l'attendre, elle me suppliait de la draper de son cachemire, et de la coiffer de son turban provisoirement, et sans tirer à conséquence. Cette pauvre petite femme mit tant de gracieuse coquetterie à tourmenter ma complaisance qu'elle l'obtint; je remontai en voiture, je fus chercher mon recueil, et je passai la soirée à couper le costume de Palmyre et la tunique de Séide, puis à faire répéter, à siffler quelques intonations un peu justes à ce perroquet un peu rebelle. Parmi les personnes qui assistaient à cette scène, plus amusante que la véritable représentation, il n'y eut qu'une seule personne assez sensée pour s'apercevoir de tout ce que cela avait de ridicule. Il osa dire à la jolie marquise qu'elle était charmante dans la société, mais qu'il lui conseillait de renoncer au théâtre; qu'elle était trop bien placée dans l'une pour briller ailleurs, et qu'enfin l'intérêt de sa beauté exigeait qu'elle en bornât l'empire. Les dons qui nous manquent sont par malheur ceux que nous croyons posséder, et qui excitent les inutiles poursuites de notre amour-propre; aussi l'Alceste imprudent fut-il boudé par la marquise, qui, grâces à ses yeux, obtint contre lui le renfort de toute la compagnie. Mais cette honorable franchise ne fit qu'appeler plus vivement mon attention sur le Toscan, assez noble pour n'être pas platement flatteur.
C'était un Médicis qui rendait à la dame et à sa nation, et à lui-même, cet hommage qui, d'un mot, dessinait son caractère au milieu de ces figures sans couleur. On a beaucoup loué Denys-le-Tyran d'avoir su être maître d'école à Syracuse; moi, je savais bon gré au dernier des Médicis de n'avoir pas voulu se faire ridicule comédien de société à Pise. À cet auguste nom d'une race de princes bienfaiteurs, j'oubliai tout ce qui nous entourait pour laisser voir tout ce qui se passait dans mon esprit à l'éveil soudain des beaux souvenirs de Florence. «È un Medici è ei, lui demandai-je.
«—Per servir la, non il Cosimo. Un Médicis pour vous servir, mais non pas Cosme.»
Aussitôt la conversation fut engagée. C'était un homme de haute stature, d'un regard assuré, d'un attitude ferme, qui parlait français comme un descendant de ces illustres protecteurs des lettres, qui avaient fait de leur trône une espèce de capitole des arts. Néanmoins, par un bien délicat souvenir, il aimait mieux parler la langue de sa patrie. Je lui fis entendre tout de suite que je comprenais cette religion nationale, en employant l'idiome des Médicis. Revenant à l'objet de la réunion qui nous avait rapprochés, il m'engagea à détourner la marquise de son projet.
«Je m'en garderai bien, lui répondis-je; j'ai pour principe de ne pas me brouiller avec les vanités innocentes, et de respecter les amours-propres inoffensifs.»
Malgré tout le désir que j'avais eu de plaire à un Médicis, je continuai à voir la marquise, sans tentative pour la faire renoncer à son caprice aussi bien que sans espérance de l'y faire réussir. Le jour de la représentation arriva sans que le talent fût venu. Décors, costumes, auditoire, étaient on ne peut plus brillans; mais la scène et les acteurs, on ne peut plus ridicules. Un incident fit même baisser la toile avant que les dernières paroles du farouche patron des deux amans ne fussent prononcées. Séide, étendu sur les planches, avait lorgné d'un oeil ouvert le charmant minois de Palmyre. Il reçut le corps de celle-ci, lorsque, se frappant gauchement, elle se laisse tomber de toute sa hauteur sur le corps gisant de Séide, qui ne reçoit pas ce fardeau en homme mort ni en frère. Le public, qui était au courant du répertoire de la marquise, demanda la toile, moitié par désapprobation dramatique, moitié par précaution morale. Je sortis avec Médicis en riant aux éclats, et trouvant fort drôle ce nouveau dénouement d'une tragédie.
Reprenant les choses au sérieux, il me disait: «Quelle manie que celle du théâtre pour une femme du monde!» Je ne savais que répondre; et quoique je fusse loin de rougir d'avoir eu cette manie, j'étais retenue dans mes velléités de plaider cette cause par le souvenir de ma disgrâce, et la mémoire me donnait de la timidité. Quant à la marquise, Médicis eut la satisfaction de la voir renoncer au théâtre. Un peu de coquetterie l'y avait fait monter; un peu plus de coquetterie l'en fit descendre pour toujours. Sa maison me resta ouverte avec une politesse bienveillante et sincère qui sut vaincre mon aversion pour les visites; ce qui indique assez qu'elles m'étaient aussi agréables que flatteuses. Je vis plus assidument encore Médicis. Il vivait dans un éloignement complet des affaires publiques, au milieu d'un palais, rendez-vous des arts, qu'il appréciait avec goût, et des plaisirs, qu'il aimait avec délicatesse. Malgré son indifférence en matière politique, s'il parlait de la nouvelle cour, ce n'était guère que pour la railler un peu. Du reste il n'en parlait pas souvent, et seulement quand il était provoqué, ce qui arrivait quelquefois avec moi. Les bontés d'Élisa, sa protection utile, son intimité plus précieuse encore, devaient, malgré moi, amener souvent son éloge sur mes lèvres. La reconnaissance n'est pas, Dieu merci, un sentiment auquel il me soit donné de résister. Mais comme Médicis n'était pas sous l'influence du même sentiment, il ne m'entendait pas parler d'Élisa sans quelque impatience, et sans faire quelques observations un peu aigres.
Il y avait une allée au jardin Pitti, réservée au public, et qu'affectionnait le beau monde; car le beau monde nulle part ne s'amuse, ne se promène que par convention. Je rencontrai un jour dans cette allée Médicis, qui laissa sa société pour venir causer avec moi. En sortant du jardin, nous passâmes sous les balcons de la grande-duchesse; elle y était avec la comtesse Dragomanni, la baronne Torrigiani, et la comtesse Cheradeschi. Je crus que personne ne nous avait aperçus, tandis qu'au contraire nous avions été l'objet de l'attention et de la vive critique de ces dames. Les grandes dames portent en secret, je ne sais pourquoi, une singulière envie aux actrices, peut-être parce que les actrices attirent volontiers les hommages des hommes distingués. J'étais bien insolente d'usurper ainsi le bras de Médicis; d'un homme illustre et brillant, qui faisait fi des beautés du palais. Médicis était moins auprès de moi qu'il n'eût été auprès de ces dames s'il eût voulu s'en occuper; mais leur malice, admettant toujours les apparences pour des réalités, me déclarait bien leste et d'un air fort résolu. Médicis avait de l'instruction, de l'esprit; il voulait bien m'en reconnaître: n'était-ce pas une raison pour que nous nous rapprochions sans que la morale eût à en souffrir? Mais la cour, qui n'y regarde pas en fait de calomnies, avait bâti sur cette liaison, purement amicale, un texte de suppositions si large, que la princesse crut devoir m'en faire de solennelles réprimandes; et je subis à ce sujet un interrogatoire moitié galant et politique.
Je crus devoir, dans cette occasion, faire un mensonge fort innocent, et par lequel j'espérais me sauver de l'ennui des explications. Je représentai à la duchesse Médicis comme l'homme le plus attaché au parti français, enthousiaste de l'Empereur, admirateur de sa soeur bien-aimée. Médicis était loin des idées de conspiration, mais il n'était pas plus près des idées de dévouement. Alors l'empire était craint et partout respecté: la manie des complots ne pouvait guère être à la mode; tout le monde et surtout les classes élevées qui ont fait bruit de leurs tentatives légitimes, supportaient le joug avec une résignation, en Italie comme en France, fort bien payée, et le reste se dédommageait de l'obéissance forcée, tout au plus par quelques épigrammes clandestines, et jamais l'opposition ne dépassait l'enceinte inoffensive du comité secret. J'ignore si la grande-duchesse savait positivement à quoi s'en tenir sur les sentimens réels de Médicis à l'égard du gouvernement; mais, sans m'écouter beaucoup, le jour qu'elle me parla de ma conduite, elle me gronda un peu plus vertement que de coutume sur les trop grandes libertés de mon indépendance. Les princes qui se donnent la peine de nous réprimander eux-mêmes ne sont pas long-temps en colère; et une prompte et honorable gratification vint m'apprendre que je n'avais rien perdu auprès de ma bienfaitrice.
CHAPITRE XCIX.
Lecture d'un bulletin de la grande armée.—Mort du maréchal Lannes, duc de Montebello.—Trait de vertu.
J'ai déjà dit qu'Élisa avait dans l'esprit assez de grandeur pour comprendre son frère, et qu'elle était plus fière encore de sa gloire, qu'heureuse du haut rang où cette gloire avait placé chacun des membres de sa famille. Dès qu'une campagne s'ouvrait, et que l'aigle impériale reprenait son vol impétueux, la soeur du grand Napoléon assistait en quelque sorte à la marche de nos phalanges victorieuses. On sentait en elle je ne sais quel regret d'être femme; mais elle s'en dédommageait en s'identifiant avec tout ce qu'il y a de plus noble dans les priviléges de l'autre sexe. Alors, des cartes, des plans, des lavis de terrain étaient toujours étalés sous ses yeux; et c'était un curieux contraste que la toilette d'une princesse, composée des parures de la mode et des travaux de la topographie. Elle recevait directement les dépêches de l'armée; elle attendait les bulletins avec l'impatience que nous semblons réserver aux billets doux: on avait ordre de les lui apporter à toute heure du jour et de la nuit; et il lui est arrivé plus d'une fois de les recevoir au milieu d'un bal, de les lire à haute voix entre l'anglaise et la montferrine, et de profiter ainsi de l'ivresse des violons pour contraindre ses sujets à l'enthousiasme de nos victoires.
La campagne de 1809 avait particulièrement excité l'intérêt fraternel et guerrier d'Élisa. Doublement attentive à des résultats dont la sûreté de ses états et la gloire de sa famille dépendaient, tous les soirs on parlait des nouvelles de la veille et des espérances du lendemain. On a vu que jusque dans ses courses solitaires elle employait le temps du tête-à-tête qu'on eût pu croire le plus intime à cette préoccupation solennelle et religieuse. Mais quand les précieux bulletins venaient la surprendre un peu tard et entourée d'un petit cercle de familiers, c'est alors qu'elle se laissait emporter à toutes les effusions de sa joie et de sa tendresse admirative. On eût dit alors qu'elle regrettait non seulement de n'être pas Achille combattant avec le roi des rois, mais encore de n'être pas Tyrtée chantant ses triomphes. Les heures s'envolaient au milieu d'une conversation intarissable, et chacun, soit par flatterie, soit par sincérité, se plaisait à joindre son tribut d'anecdotes militaires au grand objet de la journée. J'étais auprès d'elle avec seulement trois personnes quand le bulletin de la bataille de Wagram lui parvint. Elle fut elle-même alors la lectrice, quoique je fusse présente. Hélas! à côté des récits ordinaires de la journée s'y trouvaient les détails d'une douleur qui était venue frapper Napoléon jusque dans les bras de la Victoire. Le héros avait battu les Autrichiens, mais l'homme avait perdu un ami: Lannes avait payé de son sang notre cruel triomphe, Lannes avec Ney, avec Murat, le modèle d'un héroïsme presque fabuleux! Le nom de cet illustre capitaine disputa presque l'intérêt avec le grand Napoléon lui-même. On faisait mieux que de l'admirer, on le pleurait. Chacun était heureux de pouvoir rappeler quelques uns des exploits de ce Parménion du nouvel Alexandre. Mais un adjudant-commandant qui se trouvait là étant venu chercher des nouvelles de la part du prince Félix, eut les honneurs de la soirée, par l'intérêt des précieux détails qu'il donna sur les premières campagnes du héros de Montebello.
«C'est peu, ajouta cet officier, que le courage de Lannes pour qui a vu, comme moi, ses vertus. Je ne l'ai pas quitté dans ses campagnes d'Italie; mon grade, ma croix, mon honneur, me viennent de lui. À Lodi, j'étais à ses côtés. Mais, non, son intrépidité n'est pas ce qu'il a montré de plus héroïque dans ces contrées. Il y combattit comme Bayard, et l'égala ailleurs que sur le champ de bataille. Cette ame brusque, emportée, s'élevait au milieu des saillies de son caractère et de ses passions jusqu'au stoïcisme. Pavie avait été pris d'assaut. Le général était à peine descendu de cheval, qu'une dame âgée se présente à lui avec sa fille d'une rare beauté: «Français généreux! s'écria une voix divine, je viens vous demander une sauvegarde pour la maison de ma mère. On nous calomniera, on dira que ma mère tient au parti de l'Autriche; elle n'y tient, général, que par les liens qui m'unissaient à un objet sacré de tendresse, qui a été frappé à Lodi d'une balle française. Oh! pardonnez-nous de ne pas vous aimer, mais ne croyez pas que nous puissions trahir ceux mêmes que nous n'aimons pas.» Cet élan de franchise, cette naïveté d'aveux touchèrent d'autant plus Lannes qu'il crut et devina aussitôt que l'objet pleuré par Lydia était justement un porte-étendard autrichien qu'il avait lui-même renversé de cheval, et fait prisonnier. Examinant alors en détail les traits de la belle Italienne, il ne douta plus qu'elle ne fût le modèle d'une miniature délicieuse trouvée dans le porte-manteau du jeune Léopold avec des lettres tendres, pleines de passion, et des tresses de cheveux d'un noir d'ébène, pareil aux cheveux de la suppliante. Mon trouble alors, disait quelquefois Lannes, à un long espace de temps de l'événement, mon trouble était extrême, car la jeune fille était charmante, et j'eus la force de l'oublier. La sauvegarde fut accordée à l'instant, et pour la rendre plus inviolable encore, le général alla établir son quartier dans la maison même de la mère de Lydia. Lannes fit davantage. Sans rien confier à la jeune fille, il fit en secret des démarches pour connaître ce qu'était devenu le jeune officier autrichien. Plusieurs de ses compatriotes avaient été recueillis avec nos blessés dans l'hôpital d'Alexandrie. Chaque jour devenait un danger pour Lydia, et un nouvel effort pour son loyal protecteur. Mais loin d'abuser de sa reconnaissance, il s'en servit au contraire dans l'intérêt de la passion légitime et violente dont il découvrit qu'elle était pénétrée. Dans l'héroïsme de sa vertu, il alla même jusqu'à vouloir lui rendre l'objet d'un premier amour. Le coeur plein des charmes de la jeune fille, il lui demandait pourtant l'âge, les traits, enfin le signalement d'un étranger. Cette haute protection fit de lâches ennemis aux pauvres femmes; tout fut mis en oeuvre pour les rendre suspectes, mais en vain. Lorsque l'armée marcha à de nouveaux succès, Lannes laissa à ses hôtesses d'inviolables gages de tranquillité. Ce fut, disait-il, lorsqu'il racontait ce touchant épisode de sa vie glorieuse, ce fut une épreuve terrible que le moment des adieux. Lydia se réfugiait, se pressait sur mon coeur. «Emmenez-nous, s'écriait-elle: livrées ici à la haine, votre absence va nous perdre;» et en me parlant, elle ajoutait à l'éloquence de la prière celle d'un regard qui faillit me faire tourner la tête. Je la serrai violemment dans mes bras: l'innocente fille se méprit, et croyant voir un consentement à ses voeux, elle posa sa jolie tête sur mon sein. Oh! qu'elle fit bien d'ajouter: «Je savais bien que vous me respecteriez, et que vous me sauveriez toujours!» Ce mot me rendit à moi-même, mais je n'osai plus voir la jeune fille que sous les yeux de sa mère.
«Imola et Mantoue subirent le joug, et, dans cette dernière ville, un bien singulier hasard fit découvrir au général Lannes l'amant de Lydia, resté par suite de ses blessures dans l'hôpital avec nos blessés et avec les mêmes soins. Lannes visitait cet hôpital: en s'approchant d'un jeune brigadier français, il aperçut à côté un jeune Autrichien pâle, souffrant, d'une figure intéressante: «Mon général, dit le brigadier français oubliant ses propres blessures, voilà ce pauvre diable d'Autrichien dont vous prîtes le cheval, l'étendard et les billets doux, en lui expédiant son brevet pour l'autre monde, qui ne l'a encore conduit qu'à l'hôpital, première étape. Il ne parle pas trop du cheval ni de l'étendard, ce qui prouve qu'il n'est pas Français; mais si vous ne lui faites rendre ses chiffons amoureux et le portrait de sa bonne amie, il va ad patres, aussi sûr, mon général, qu'il est sûr que nous taperons encore les mangeurs de patates à la première occasion.»
«Lannes interrogea Léopold, et expédia aussitôt une lettre à Lydia et un ordre pour la faire venir près de lui. La mère et la fille arrivèrent sans être instruites de rien: le général, en la préparant doucement à son bonheur, lui laissa seulement ignorer que c'était lui qui avait de sa main blessé Léopold. Né dans le Tyrol, ce jeune homme renonça sans effort au service de l'Autriche pour adopter la patrie d'une amante adorée qui lui fut donnée pour épouse pure et chaste par le vainqueur le plus généreux. Dans nos temps de gloire et de conquête, les affaires dont les Français se mêlaient allaient grand train. Le mariage se fit donc sans délai: la mère de Lydia avait réalisé quelques fonds; elle avait un frère établi à Stradella, et désira s'y aller fixer avec les jeunes époux. Tous partirent en comblant de bénédictions leur généreux protecteur.
«Lorsque, nommé pour commander la garde consulaire, le général Lannes accompagna Napoléon en Italie, il apprit la mort précoce de la jeune et belle Lydia, dont l'inconsolable époux habitait avec la malheureuse mère de Lydia et deux petites filles belles comme elle l'avait été elle-même. La maison de la famille infortunée touchait au cimetière de Stradella, où reposait l'objet de tant d'amour et de regrets. Cette présence inattendue de l'homme généreux qui avait uni la constance à la beauté renouvela la blessure profonde de ces coeurs déchirés. «Venez, ô Français grand et magnanime, venez bénir sur sa tombe les enfans que m'a laissés celle qui a béni votre nom jusqu'à son dernier soupir!» La bonne mère se mit à genoux et s'écria: «Vous avez respecté l'innocence de ma fille, noble Français, elle élève là-haut ses voeux pour votre bonheur. Oh! oui, que les orphelins soient bénis à leur tour par celui qui sauva leur mère!» Le général céda à cette touchante prière. «Ah! ce fut pour moi un bonheur pareil à celui de ma première victoire,» disait souvent le général, que cette scène de souvenirs attendrissait. Il avait les larmes aux yeux en racontant cette bénédiction du brave donnée près d'un tombeau sur les têtes innocentes qui lui rappelaient une femme dont le bonheur avait été son ouvrage, et le salut un effort difficile mais bien cher de sa vertu.»
Nous étions tous suspendus au récit du brave officier, confident d'une si noble vie, ami du généreux et intrépide duc de Montebello. Quelle éloquence approche de celle du soldat français racontant les exploits et les vertus de ses capitaines? Élisa, dont le coeur avait de la mémoire, donna depuis ce jour à l'officier des marques nombreuses de son estime et de sa protection; elle avait eu même l'idée de faire reproduire sur la toile ce trait de Lannes, supérieur aux actions si vantées des Bayard et des Scipion. Malheureusement le pinceau italien auquel elle avait confié sa noble intention était habile, mais paresseux; le tableau ne s'acheva point. L'artiste, plus Italien que Français, a fait pis qu'une inexactitude; sa toile s'est transformée, depuis la chute du pouvoir qui l'avait comblé de bienfaits, en une fade adulation: au véritable héros de la scène il a substitué un personnage imaginaire: c'est un général autrichien qui a pris la place de Lannes, et c'est sur un oppresseur de sa patrie que l'artiste infidèle a fait porter l'intérêt et le mérite de cette grande action, afin sans doute qu'en recevant un salaire il le gagnât tout à la fois par une ingratitude et un mensonge. Eh bien! moi aussi je suis peintre; je le suis au moins par mon culte pour la gloire française, et l'enthousiasme de mes pensées et de mes souvenirs. La plume d'une femme ne vaut pas le pinceau d'un artiste, mais ces Mémoires sont au moins des archives où de véritables peintres pourront puiser l'idée d'une réparation. Cette idée me console et m'enivre; il est un laurier que j'aurai sauvé du naufrage!
CHAPITRE C.
Continuation de mon genre de vie.—Un bal masqué à la Pergola.—La comtesse Barbarini.
Le carnaval est à Florence, comme dans toute l'Italie, une grande affaire. Les femmes les plus sévèrement enchaînées aux devoirs et aux convenances sociales prennent alors très légitimement plus de liberté: c'est en quelque sorte une suspension d'armes accordée par les maris. Le genre de vie que je menais à Florence et la liberté de ma position ne me rendaient nullement cette circonstance nécessaire. Mon Dieu! malgré tout ce qui se débitait sur mon compte, je puis assurer que, suivant la remarque de la princesse Élisa, une femme vaut toujours mieux que sa réputation. J'avais tous les airs du désordre sans en avoir mérité les remords. Arrivée même, je puis le dire, avec la volonté de modérer dans mon coeur une passion dont le mariage de Ney m'avait montré les dangers, son image, que je voulais chasser, demeurait sans cesse présente à mes yeux, comme un garant de ma vertu. Je cherchais les distractions, mais non pas de celles que le coeur n'est pas là pour justifier et pour embellir. C'est ainsi que les passions nobles et délicates sont meilleures que ne le dit une morale trop rigide; elles préservent les femmes des faiblesses vulgaires et multipliées, sans dignité comme sans excuses. Vivant au milieu des hommes les plus brillans de la cour, au milieu des séductions plus puissantes encore de la gloire et de l'amabilité en uniforme, mon coeur restait intact et inaccessible à tant d'hommages. La vivacité de nos Français, toujours si prompts à espérer sur un accueil et à oser sur une parole, si disposés à prendre la familiarité et le laisser aller de nos propos pour des concessions de notre faiblesse et des provocations de notre coquetterie, m'exposa à bien des méprises, à bien des résistances, sans me déterminer à une seule chute. Pour que je succombe, il faut pour ainsi dire que plus puissant que moi remue ma destinée par des prestiges qui n'aient rien de léger ni de terrestre. Je puis donc dire hardiment que je soutins l'assaut des amabilités italiennes et françaises de la cour, de la ville et de la garnison, sans avoir à leur reprocher un repentir. Je me compromettais sans jamais me perdre, et par un étrange contraste, j'étais tout à la fois très mal avec l'opinion publique et très bien avec ma conscience. Je courais les campagnes à cheval en calèche, souvent en homme, escortée par des fous comme moi, dînant, déjeunant où me portait le hasard ou le caprice. La duchesse, qui me faisait souvent des reproches sur mon mépris pour le qu'en dira-t-on, y mêla des observations plus sévères que de coutume, me parla de bruits plus étranges les uns que les autres qui circulaient sur mon compte. Elle me cita un des hommes les mieux faits pour plaire comme l'objet particulièrement signalé de mes erreurs, que son immense fortune m'avait fait accepter: «Oui, on vous le donne pour amant.»
«—Et pour amant généreux sans doute, m'écriai-je. Je suis capable de beaucoup de folies, mais jamais d'une bassesse. Vous me rendrez, j'espère, la justice de croire que je ne descendrai jamais à ces arrangemens à l'enchère, à ces mariages à la bougie éteinte, où le dernier qui a parlé est le premier qu'on accueille.»
Comme j'étais voisine du palais du prince, l'idée me vint que le personnage riche dont me parlait la princesse pouvait bien, dans son opinion, être son mari. Une ou deux apparitions avaient, m'a-t-on dit, accrédité cette calomnie avec mille autres dans Florence. Je risquai quelques mots d'explication dans ce sens pour la détromper. Elle rit aux éclats et en personne que la réalité n'eût pas accablée d'une jalousie conjugale; et, comme la gaieté était la clôture ordinaire des discussions épineuses avec elle sur le chapitre de mon indépendance trop blâmée, j'en fus quitte encore pour des conseils et des recommandations que je suivis un peu plus. Quand le carnaval, dont je vais peindre une scène, arriva, je commençais à mener une vie plus retirée, moins bruyante, et moins exposée aux attentions de la malignité publique.
Il y a à Florence un costume de bal masqué fort laid, quoique riche, qu'on nomme bayata, et qui consiste dans une mantille de grosse dentelle qui descend depuis le cou jusqu'au dessous des genoux, et d'un bonnet en plumes noires, rappelant absolument un bonnet de grenadier. Grâce à cet étrange édifice, les femmes qui sont un peu grandes ressemblent pour la taille à ces estimables militaires, et celles qui sont petites deviennent ainsi de grandes femmes. Sans masque sur la figure, mais muni de la bayata, on est masqué par une fiction légale des moeurs florentines, et les femmes peuvent aller seules et partout. Quant à moi, je n'ai jamais pu me résoudre à prendre la supposition pour le fait, et à ne point mettre ma mine en sûreté sous un carton. La vérité historique me force à dire que, sous cet accoutrement, j'étais parfaitement ridicule. Grande comme je suis, décidée et brusque dans ma démarche, j'avais l'air d'un homme déguisé en femme, ce qui me valut sans doute l'incident que je vais rapporter.
J'étais debout au milieu du parterre de l'Opéra, au milieu d'une cohue fort distinguée, mais qui n'en était pas moins une cohue. On attendait encore toute la cour. La grande-duchesse devait venir au bal avec une mascarade de dévoués courtisans. Je ne parlais à personne pour tout mieux observer. Depuis quelques instans je remarquais une petite dame, tournant et retournant autour de moi, paraissant indécise, pleine d'impatience et de timidité tout à la fois pour m'approcher. Elle fut accostée à différentes reprises par les hommes de la première distinction, mais aucune femme ne lui parlait. Tout annonçait en elle cependant un rang élevé; et lorsqu'on l'eut par hasard nommée près de moi, je vis que j'avais deviné juste. Au moment où la cour fit son entrée solennelle, la foule sortit du parterre pour se précipiter sur le passage de la grande-duchesse. Je me levai; la petite dame en fit autant, et paraissant de nouveau mesurer ma taille, se décide, et prend mon bras avec vivacité, me parlant fort haut et comme à une ancienne connaissance, puis m'entraîne vers la porte de sortie. Je ne pouvais douter d'une méprise; mais la curiosité, le goût du bizarre et de l'extraordinaire l'emportèrent, et je suivis mon joli guide au lieu de le tirer d'erreur. Il serrait mon bras, auquel il atteignait à peine. La pauvre petite femme tremblait de peur ou d'impatience. Quelqu'un la salua, en tâchant de parvenir jusqu'à nous; mais elle esquiva une plus longue reconnaissance, en me disant: «Ne parle pas, je te dirai mia amica.» Oh! pensais-je en moi-même, elle me prend pour un homme, et elle veut que l'on me prenne pour une femme, voilà du piquant. Nous étions à peine dégagées, qu'un domestique paraît et nous conduit à l'équipage appelé de madame la comtesse Barbarini, et les chevaux d'être poussés au galop par l'intelligent cocher. J'avais peine à m'empêcher de rire tout en ôtant mon masque. La petite comtesse, piquée du peu de chaleur de son cavalier, me poussa vivement d'un air boudeur et avec ce reproche: «Voilà donc tout ce que vous me dites, M. Édouard!»
Mon visage, très rose et très féminin, vint détromper bien cruellement la pétulante Italienne. Sans trop se déconcerter, la petite comtesse, qui quoique fort jeune, avait beaucoup d'usage, m'avoua qu'elle m'avait prise pour un Français qu'elle aimait à la fureur; qu'il était convenu qu'ils se trouveraient en bayata au bal, et que ma taille élevée avait causé son erreur. «Mais, ajouta-t-elle bien vite, cela est réparable: il faut retourner à la Pergola, il faut chercher, il faut trouver Édouard; puis nous reviendrons ensemble, vous le verrez, vous lui parlerez, et nous irons tous trois souper au Cacine; je sais qui vous êtes maintenant; on vous dit bonne et spirituelle; Édouard l'est aussi, vous aurez le plaisir de causer avec un compatriote.» Moi je pensais qu'Édouard aurait eu très mauvais goût de préférer ma conversation à celle d'une Italienne si fraîche et si piquante; mon Dieu, que ma tête était loin d'imaginer la scène nouvelle dont j'allais être témoin!
Le bal était dans tout son feu, et nous eûmes grand'peine à percer la foule. Placée devant la petite comtesse, je lui servais d'égide, et je m'acquittais assez bien de mon rôle de Minerve. De cette façon, nous pénétrâmes jusqu'au foyer, où l'on ne dansait pas, et qui servait plutôt de point de rendez-vous à ceux qui préféraient les douceurs du tête-à-tête au tumulte de la salle. Au bout du foyer, de forme oblongue, se trouve une salle plus petite qui y aboutit par une porte vitrée; à peine y étions-nous entrées, qu'un bayata, de ma taille, et masqué aussi, en sort vers l'escalier, donnant le bras à une fort jolie bergère démasquée, qui parlait italien, et avec des éclats de rire d'un assez mauvais ton; le couple se pressait fort, et ma petite comtesse étouffait. «C'est Edouard, disait-elle; il ne peut se méprendre à ce point, il voit bien que cette courtisane n'est pas moi; cela est sans excuse: venez, venez, je veux le tuer!»
Je tâchai d'entraîner sa colère du côté opposé à celui que l'ennemi avait pris; la pauvre petite comtesse pleurait, mais sans beaucoup m'attendrir, car sa douleur n'étant que vanité blessée, son indignation était bien près d'être plaisante. En face de la rue de la Pergola, près du théâtre, il y avait à cette époque un célèbre restaurant français: on en voyait la porte du théâtre; le grand bayata allait y entrer avec sa bergère au moment où le domestique de la comtesse faisait avancer son équipage. Une balustrade en barres de fer sert là de garantie aux piétons contre les voitures: aussitôt que mon Italienne aperçoit son infidèle, elle quitte brusquement mon bras, se baisse, et passant comme un enfant par-dessous la barre, s'élance au milieu des équipages, saisit la bergère par sa robe fleurie, la fait reculer, et de la main gauche lui applique une demi-douzaine de soufflets, avant que le bayata, pétrifié de surprise, ait pensé à secourir sa conquête, peu champêtre, qui, plus éveillée, allait se venger de la comtesse, si je ne me fusse placée devant, et si son domestique n'eût adressé à la bergère deux mots énergiques qui la rendirent souple et soumise à faire pitié. Mais pendant cette rapide scène, le vrai coupable, le coupable Édouard, s'était esquivé. «Donnez deux sequins à cette femme, dit la petite comtesse un peu plus calme à son domestique, et reconduisez-la chez elle.
«—Eccellenza à troppa bontà, répondit la victime toute consolée.»
Exemple curieux de la différence des moeurs et des nuances qui les distinguent dans les diverses nations! Certes, une bergère française de la même classe, traitée de la même façon, eût répondu par une vigoureuse défense à une princesse qui se fût oubliée au point où s'oublia la petite comtesse: celle-ci appela un autre de ses gens, et nous remontâmes en voiture. Ce fut alors le tour des larmes et du désespoir: tantôt Édouard fut invoqué comme un dieu, tantôt maudit comme un diable, comme le dernier des hommes… Arrivées au palais Barbarini, la petite comtesse me força, pour la consoler, de souper avec elle; elle pleurait tant, que je consentis, non sans quelque crainte, à rester seule avec elle. «Peut-être, me dit-elle, préviendrez-vous un malheur: car si Édouard allait pousser l'insolence jusqu'à revenir ici, je ne répondrais de rien. Restez, je vous en prie, cela me calmera; ma voiture vous reconduira, et me voilà votre amie pour toujours. Ce n'était pas l'amie que j'aurais choisie; mais il y avait tant de grâce dans un caractère si mutin adouci jusqu'à la prière, que je me laissai prendre.»
Le palais Barbarini est un des plus beaux de la place du Dôme. Nous en traversâmes les vastes galeries et les sombres salons jusqu'à l'appartement de la comtesse, qui était d'un goût plus moderne, et où un très brillant ambigu nous attendait. J'eus lieu d'observer encore combien la jalousie classique des Italiennes a perdu de son ancienne violence. Elle pleurait déjà un peu moins, mais parlait encore de se venger, et s'applaudissait de pouvoir le tenter en plus grande sûreté de conscience avec un autre Français dont elle déclarait qu'elle était folle.
«Comment! m'écriai-je, vous n'aimez donc pas Édouard?—Si fait; mais ne puis-je pas aussi en aimer un autre? répondit l'ingénue un peu impudente.—En aimer un des deux me paraît bien assez, dis-je en riant:» et la petite comtesse se mit à rire plus fort que moi.
Voyant tant de douleur si bien consolée, je voulus partir, mais impossible. Mon amie improvisée avait à me montrer les billets du volage Édouard, à me raconter les dégoûts d'un hymen disproportionné, les triples torts d'un mari laid, jaloux et avare. La petite comtesse eut la colère bien bavarde sur ce chapitre; enfin nous causâmes si long-temps, que le jour nous surprit entourées de la correspondance trompeuse d'un ingrat, d'un perfide et, malgré les scènes du bal masqué, d'un indifférent. Quant aux récits terribles de la jalousie de son vieil époux, je la consolai de mon mieux, et je lui dis qu'elle devait avoir de la patience, et même une patience assez facile, d'après les aveux qu'elle m'avait faits, et je l'engageai à ne pas se tromper au point de faire dépendre sa considération dans le monde de l'inconstant caprice d'un amour de quarante-huit heures, terme de sa passion pour Édouard. La petite promit trop pour que je m'en allasse convaincue de sa résignation. Je faisais bien de n'y pas compter: car, le surlendemain, je sus que la belle malheureuse venait d'entreprendre une tournée dans la Lombardie avec un des officiers attachés au général Miollis. La petite comtesse Barbarini avait vingt-un ans, un beau nom, une vivacité piquante et spirituelle… J'ai appris qu'elle est morte du chagrin de s'être vue, au milieu des fleurs de la jeunesse, atteinte par la petite-vérole. Il est impossible d'avoir de plus beaux cheveux noirs. J'ai appris encore que cette femme, naguère si jolie, dans toutes les angoisses de la douleur et de la mort, ne pensait qu'à ses cheveux si beaux, qui tombaient pour toujours, à ses lèvres délicates, gonflées et flétries. «Ah! mon Dieu, disait-elle, quelle horreur! quel spectacle! perdre ce que mes amans aimaient tant!» Je frissonnais à ce récit d'une vanité qui, devant la mort, étalait de si puérils regrets, et qui n'avait pas de pensées plus sérieuses pour comparaître devant l'Éternel.
J'ai rencontré, après ces tristes nouvelles et à deux ans de leur connaissance, un homme pour qui la voix publique avait publié les faiblesses et les bienfaits de la comtesse: elle lui laissa en mourant des diamans pour plus de 30,000 francs. Il était déjà marié avec une marchande de modes, qui dissipait tout ce patrimoine de si mauvaise origine avec un sergent de la garnison. Je ne pus m'empêcher de dire à cet homme, qui, me reconnaissant, avait entrepris de me faire l'histoire de ses douleurs conjugales: «Que voulez-vous! il y a une justice distributive; vous savez le proverbe.»
CHAPITRE CI.
Course en Espagne.—Le maréchal Ney.—Souvenirs du général Lasalle.
Nous ignorions dans notre heureuse Italie, surtout après les sécurités de la bataille de Wagram, tout ce qu'une autre guerre avait de grave et de mortel pour l'empire; je veux parler de l'occupation de la Péninsule par les Français, qui d'abord escamotée par la diplomatie, s'était presque aussitôt repentie que livrée, et où des juntes de moines offraient plus de résistance et de forces que tous les rois de l'Europe ensemble dans leurs conseils. Napoléon, qui s'attachait à cette guerre, à cause de sa durée, bien plus comme à une gageure qu'à un intérêt, avait voulu que tous ses généraux s'essayassent à cette conquête, peut-être pour apprendre au monde la distance qui séparait ces grands mérites du mérite toujours vainqueur de leur maître. Je n'avais point reçu depuis mon départ de Paris de nouvelles de Ney. Son nom, toujours le premier inscrit sur les bulletins, n'avait brillé dans aucun de ceux qui avaient consacré les efforts héroïques de la campagne de 1809 en Allemagne. L'Empereur, qui savait apprécier la gloire et les travaux de ses lieutenans, mais qui n'en voulait pas la concurrence, n'avait que très rarement accordé les honneurs du Moniteur, espèce de Capitole des grands triomphes militaires, aux généraux chargés de la soumission de l'Espagne, pendant du moins qu'acteur principal il occupait la scène lui-même au coeur de l'Autriche. J'avais su à peine, par les nombreux officiers avec lesquels j'étais en relation à Florence, que le maréchal n'était point oisif, et que s'il ne figurait point à la suite du héros, vainqueur une troisième fois de l'Autriche, Ney avait en quelque sorte reçu une procuration de gloire moins bruyamment divulguée, mais non moins dignement remplie. Tous les bruits qui circulaient sur la nature particulière de cette guerre d'Espagne excitèrent bien vite mon imagination, en me représentant Ney comme exposé à des dangers nouveaux pour lui. Avec la foi qu'on me connaît en son courage, ce n'étaient pas les boulets que je craignais pour cette tête si chère encore, malgré l'indifférence, l'éloignement et les distractions, mais une mort qui n'eût pas été digne de lui, mais l'escopette clandestine des guérillas, ou le stylet fanatique du moine. Ce craintif intérêt ne faisait que me déguiser un sentiment plus secret et plus puissant que je trouvais encore trop d'orgueil à ressentir, pour n'en pas écouter la voix et n'en pas accepter les nouveaux dangers.
Ma tête une fois remontée, mon coeur une fois inquiet, je sus bientôt les événemens de la Péninsule beaucoup mieux que ceux qui venaient de se passer en Autriche. Ney commandait en Espagne le sixième corps de la grande armée, ayant en face les Anglais et le général Wilson, auxquels il avait fait connaître déjà suffisamment sa présence par son activité et son intrépidité miraculeuse.
Mais je n'étais plus alors aussi libre qu'à l'époque de la campagne d'Eylau; je n'avais plus cette indépendance qui dans ma vie précédente s'était toujours faite l'esclave de mon amour. J'avais été contrainte de renoncer à mon existence aventureuse, et (le dirai-je?) à courir, sans en être priée, après celui qu'un lien légitime semblait éloigner de moi. Toutes les raisons d'orgueil, de convenances, de raison, combattirent quelque temps, arrêtèrent vingt-quatre heures ma pensée; mais enfin, toute autre considération céda au doux souvenir d'une amitié de frère, jurée à mon départ et dans une séparation qui avait été encore si tendre. La conscience est si accommodante quand elle entend un cri de bonheur, que, tout en prenant le parti de rompre mon ban, je me faisais à moi-même l'illusion de croire qu'il me serait possible d'obéir à l'impulsion de mon coeur, en restant en même temps fidèle à la réserve commandée par la position nouvelle du maréchal: hélas! il était dans ma destinée de manquer à bien des devoirs, par religion pour des sentimens plus forts qu'eux.
J'obtins de la grande-duchesse un congé de deux mois; elle me dit en me l'accordant: «Allez, puisque courir en chevalière errante est un de vos besoins; mais que ce voyage soit une simple course et point une campagne. Si vous n'êtes pas de retour, si vous n'êtes pas ici dans deux mois, vous trouverez en arrivant votre passe-port pour Paris sur votre toilette.» Je promis, et, ce qu'il y a de plus curieux pour une femme comme moi, je tins parole.
Le jour même de mon audience de congé, j'étais partie en poste, et je me rendis de Florence à Perpignan, comme s'il se fût seulement agi d'un voyage de Paris à Versailles. Pour retrouver dans son atmosphère de gloire l'objet de mon délirant enthousiasme, cinq cents lieues, douze cents lieues ne me paraissaient qu'une enjambée. L'Amour est comme les dieux d'Homère, en deux sauts il toucherait au bout du monde. J'avais beaucoup d'or et encore plus de résolution: avec cela l'on va vite et l'on arrive bientôt. Je fus donc promptement au milieu de l'Espagne, sous l'influence de cette température brûlante comme les grandes passions. Ney, qui ne reposait guère non plus, venait soumettre la Galice. Je rejoignis son corps d'armée à Banos, quarante-huit heures avant qu'il ne fût en présence de l'armée anglaise, que le maréchal battit complétement. Déjà l'aspect de la guerre, la rencontre des bataillons français, ce parfum de gloire, plus doux à respirer dans ce pays que celui des orangers qui l'embaument; cette vie active, animée tout entière d'émotion et de spectacle, ravivait mon imagination fatiguée des vides plaisirs des cours et de la voluptueuse Italie. Je me sentais là dans mon élément: j'approchais de Ney, j'approchais du coeur qui seul pouvait faire battre le mien. J'étais heureuse rien que de le savoir si près de moi, et de lui apprendre qu'une lieue nous séparait à peine. Voici le billet que je reçus en réponse au mien:
«Puisque c'est votre goût d'avoir un bras ou une jambe de moins, à cheval… et venez.»
En lisant encore cette courte et militaire invitation, je saute en selle et me voilà en avant. J'avais à peine fait un quart de lieue que je le rencontrai; et je lus sur sa physionomie rayonnante tout ce que son billet ne m'avait pas dit, cette joie de me revoir, qui était la récompense de mon voyage et le bonheur même. J'ai oublié le nom des endroits où nous passâmes; mais jamais il ne me semblait avoir vu de lieux plus enchanteurs, de ciel plus beau, d'aurore plus douce. Quelque chose de sauvage et de fier relevait cette nature riche et pittoresque. La route était bordée de rochers comme d'une couronne. «Voilà un magnifique abri de précipices, me dit Ney, dont les revers boisés assurent la fraîcheur; arrêtons-nous ici; vous devez avoir besoin de repos; nous avons tous deux besoin d'épanchement et de causerie;» et nous voilà, les brides de nos chevaux passées au bras, écartant d'une main vigoureuse les broussailles odorantes, et cherchant une retraite qui pût entendre nos confidences: elle était facile à trouver dans les ravins de la Galice; et, à quelques centaines de pas de la route, nous pûmes nous croire entièrement seuls au monde. Nos chevaux furent promptement attachés, et la solitude, choisie un peu plus loin encore, compléta la sécurité de cette entrevue si soudaine et si peu espérée. Nous étions assis depuis quelques minutes quand Ney heurta du pied le tronc d'un vieux cèdre, et me dit: «Ici, Ida, ici est un appui pour nos pieds, qui pourra nous préserver au moins d'une chute;» et, confians en cet appui si bien rencontré, nous ne craignons plus de fouler la mousse embaumée qui nous sert de divan sauvage. Je le regardais comme une de ces figures d'un long rêve, que le jour montre et éclaire soudain, et qu'on reconnaît avec toute l'anxiété et tous les troubles du songe. C'est lui, cependant; c'est bien lui, me disais-je; je le sens à la gloire qui brille sur son front, aux pressions de sa main puissante et reconnaissable autant que sa gloire. Songeant plus au héros qu'à l'amour, au capitaine nécessaire à son armée qu'à l'homme nécessaire à mon coeur, il me prend un frisson craintif à l'idée de cet isolement dans un pays si plein de dangers, où une halte du guerrier peut inopinément être surprise par le poignard ou la balle des partisans; dans un pays où la haine du nom français retentit et veille de montagnes en montagnes. Je me sentais coupable d'exposer à ces périls, au-dessous d'un grand homme, cette vie si chère et si belle, que des assassins avertis pouvaient trancher. Ce ne fut là qu'une rapide pensée, mais une pensée vive et saisissante, qui, troublant mes idées, me fit me serrer avec force contre Ney, et en laissant échapper ce murmure étouffé: «Ney, mon ami, ne restons point là; éloignons-nous.—Non, non pas, me répondit-il en me retenant; où serions-nous aussi bien, sans témoins d'un bonheur que je retrouve, et qui a besoin de solitude et d'effusion mystérieuse…» Je le regardai avec surprise à ces paroles, mais avec délices, car j'étais aussi heureuse qu'étonnée de lui être restée si chère. Ses pensées répondaient au miennes; il y avait eu communauté de souvenirs, il y avait sympathie de joie; jamais la physionomie de Ney ne m'avait paru plus expressive, jamais ses regards plus éloquens, jamais sa parole plus enivrante. Je repris, à l'aspect de cette sécurité empreinte dans les traits du guerrier, une sécurité pareille; il est de ces momens où tout ce que l'on éprouve cède au contre-coup de tout ce qu'on inspire. Oh! que ce bonheur donné par un grand homme fut plein d'inexprimables délices! Nos coeurs, séparés par un si long terme et de si longues distances, paraissaient ne s'être jamais quittés, et goûtaient le plaisir d'une conviction pareille, et d'une égale communauté d'émotions. Une frayeur nouvelle vint suspendre l'enchantement, et lui donner en quelque sorte tout le prix d'une victoire. Le revers du ravin qui nous avait reçus descendait en pente très rapide; le tronc de l'arbre qui supportait l'effort de nos pieds, appui solide et pourtant impuissant, céda et rompit tout à coup au moment même où, plongés tous deux dans le ravissement d'une causerie intime, nous avions oublié jusqu'à la possibilité d'un pareil péril, dont la présence d'esprit et la force prodigieuse de Ney nous sauvèrent seules: d'une main il saisit les branches du buisson qui nous avait abrités; de l'autre il me presse et me serre violemment contre lui; et, grâces à cette lutte, nous pouvons reprendre haleine, échapper au précipice, et nous parvînmes à regagner nos chevaux. Ney n'avait pas seulement sourcillé devant ce singulier et épouvantable danger; mais il y avait dans sa joie de notre salut un je ne sais quoi de tendre et d'aimable, et pour ainsi dire comme un sourire du courage heureux, une flamme semblable à l'étincelle électrique qui m'avait ranimée mourante et blessée après la bataille d'Eylau.
Ma tête, plongée dans les touffes d'un buisson pendant la frayeur et la scène à laquelle nous venions d'échapper, avait retenu, sans que je m'en aperçusse, des feuilles singulièrement mêlées à mes cheveux blonds, dont mes trente-deux ans, alors bien sonnés, n'avaient point altéré les boucles ondoyantes et dorées. Leur nouvel ornement en rappela à Ney la beauté; mais il les trouvait trop bien conservés, et voulait les admirer pour eux-mêmes. C'était quelque chose de bien doux que cette main victorieuse chassant et détachant avec légèreté les feuilles sèches confondues avec mes tresses flottantes, comme une bonne mère toucherait la tête d'un enfant adoré de ses doigts délicats et tendres. «Là, franchement, me dit-il, avez-vous eu peur?» Je levai mes regards sur les siens: c'était répondre. «À quoi pensiez-vous dans le moment de la chute qui pouvait être si fatale?—À vous seul…» Et jamais je n'avais dit aussi vrai. «Mon ame, emportée vers la vôtre, enlevée à toutes les pensées de la vie, pensait ce qu'une plume célèbre fait dire à la Fille du désert; j'aurais aussi voulu comme elle, serrée dans des bras chéris, rouler d'abîmes en abîmes, avec les débris de Dieu et du monde.»
Nous étions l'un et l'autre échappés au naufrage, mais sous le charme d'un anéantissement presque aussi absolu que celui où nous eût plongés sa réalité. Aucune autre pensée que celle de cette rencontre, aucune autre révélation que celle de notre commune félicité. Nous cheminâmes une heure encore ensemble, et bercés par un oubli complet de l'existence matérielle et différente, dont, à quelques pas de là, chacun de nous allait reprendre la chaîne. Il ne me demanda point d'où je venais, où j'allais. Je ne lui demandai pas davantage quels étaient les projets de son ambition, ses intérêts présens dans la vie. Je n'étais plus l'amie d'Élisa; il n'était plus le lieutenant de Napoléon. À quelque distance de Banos, Ney s'arrêta, me tendit la main, et ne me dit que ces mots: «Le devoir, l'honneur, nos promesses, aujourd'hui violées, nous commandent de nous séparer.»—«Ne m'en voulez pas d'être venue de si loin pour les rompre; cette entrevue suffit à mon bonheur, suffit au courage de supporter un éloignement qui ne lui coûtera plus, puisque je vous vois; je viens de prendre des forces pour le reste de mes jours.»—«Généreuse Ida, me répondit-il, vous êtes aussi bonne qu'extraordinaire. Adieu! adieu bien tendre et bien reconnaissant. Les Anglais n'ont pas eu de mes nouvelles depuis ce matin: je vais les charger en pensant à vous.»
Après cette courte et dernière communication de nos coeurs, nous montâmes à cheval, et partîmes chacun dans une direction opposée. À trois lieues de là, je repris la poste, et je regagnai les Pyrénées comme je les avais franchies, sans m'arrêter, sans rien observer, sans rien regarder, n'ayant vu en Espagne qu'un Français pour lequel j'aurais donné l'Espagne, l'Italie, la France même, avec autant de facilité que je les parcourais. Exténuée de fatigue, je m'arrêtai deux jours à Barcelone, qui ressemblait bien plus à un arsenal qu'à une ville, et à un camp qu'à une place de commerce. Sachant à quel point Ney portait l'amitié pour ses compagnons de gloire, je ne l'avais point attristé par les tristes nouvelles de la mort du maréchal Lannes et du général Lasalle, moissonnés en Allemagne, et dont la mort avait mérité les pleurs de la Victoire elle-même. Ney, d'ailleurs, avait sans doute appris ces grandes douleurs; son coeur si intrépide, si dédaigneux du trépas, n'entendait jamais sans émotion le récit des pertes qu'entraîne la guerre: je le savais trop pour en renouveler chez lui le pénible sentiment. D'ailleurs, ce n'est point comme aide-de-camp, mais comme femme, que j'avais pris la route d'Espagne.
Jusqu'à Mont-de-Marsan, mon voyage, où je n'avais quitté la chaise de poste que pour un tête-à-tête de trois heures, ne m'offrit rien de remarquable. Je passai encore deux jours dans cette dernière ville, logée à la maison des bains. Je rencontrai plusieurs personnes de connaissance dont la société, dans une autre situation d'esprit, eût pu m'être agréable. J'avais là, pour voisine d'appartement, une Espagnole qui m'inspira une vive curiosité, sentiment que notre première entrevue changea en intérêt sincère: elle était veuve d'un brigadier attaché au général Lasalle, mort à Wagram; et elle me donna sur le général des détails pleins d'intérêt, dont elle embellissait encore le récit de tout le feu d'une imagination castillane.
Caroline Amaldi appartient à une famille noble de Valladolid, mais qui ne l'est pas en Espagne. On était sûr au moins de la pureté de sa race par sa beauté. Jeune, belle et tendre, comme toutes les filles de l'Hespérie, Caroline traînait d'assez tristes jours auprès d'une vieille tante qui n'interrompait sa prière que pour la gronder, et ne quittait son chapelet que pour surveiller d'un oeil inquiet sa pupille. Après la victoire de Torquemada, où le général Lasalle venait d'ajouter un éclat nouveau à sa renommée déjà si belle, la retraite de Caroline fut envahie, et par une de ces crises inséparables de la guerre, elle se vit séparée de sa famille et à la merci des vainqueurs. Un maréchal-des-logis du 10e régiment la sauva du déshonneur. Le brave avait reçu une blessure fort grave, et on fut contraint de lui faire l'amputation du bras. Caroline devint sa garde vigilante et dévouée. Né dans la même ville que son chef, ce brave en parlait avec tout l'enthousiasme d'un vieil attachement et d'une admiration de chaque jour. Il aimait à raconter comme tous les malades, et la bonne Caroline l'écoutait avec un vif plaisir, car cela lui faisait tant de bien d'être écouté! Il se plaisait surtout à lui expliquer la destinée toute héroïque de son général. «On ne se figure pas ce qu'était Lasalle, répétait-il. Il était lieutenant avant la révolution, mais comme on l'était alors, par protection. Eh bien, il a jeté de côté cette épaulette qu'il n'avait pas gagnée, et puis il est allé s'enrôler comme simple soldat dans le régiment, et puis il a passé fourrier à l'armée du Nord, et puis lieutenant bientôt. Il a battu Auguste de Prusse et Scheverin, comme devait le faire un descendant de Fabert. Je suis de son sang, disait-il, et je le prouverai. Qu'est-ce que la noblesse sans bravoure, et qu'est-ce que la bravoure sans preuves?» Enfin, des qualités morales, le maréchal-des-logis, panégyriste minutieux et exact, comme tous les panégyristes du monde, passait à l'éloge des avantages physiques de son jeune chef! Les récits disposent singulièrement au bon effet des rencontres. Le pauvre blessé ne sentait que le charme et ne voyait pas le danger de ses éloges. Ils excitèrent vivement l'imagination de celle que le militaire, peu fort sur le chapitre du coeur humain, ne voulait pas cependant passionner pour un autre, tactique d'autant plus malheureuse que le maréchal-des-logis n'avait pas pour lui ce prestige de jeunesse et de beauté qui peut braver les concurrences. Il aurait pu être le père de Caroline, mais celle-ci ne supposait pas qu'avec cet âge, peut-être aussi qu'avec si peu de naissance, le blessé pût concevoir la moindre intention de tendresse; elle continuait de lui prodiguer les soins dont le pauvre homme interprétait l'assiduité dans un sens beaucoup plus étendu et plus personnel. Malgré, ou peut-être à cause de cette erreur, Caroline chercha à voir le général Lasalle; «et, m'avoua-t-elle, je le vis trop pour mon repos.» Lasalle, intrépide et brave, aimait les femmes autant que la gloire, et la gloire comme une femme. Frappé de l'éclatante beauté de la jeune Espagnole, il chercha toutes les occasions de plaire à celle auprès de qui l'amour était si avancé, que déjà elle l'aimait en secret.
Le terrible combat de Medina de rio del Seco venait d'être livré. Burgos était au pouvoir des Français. On dirigea les blessés sur un autre point. Caroline vit donc s'éloigner celui à qui elle devait la vie et l'honneur, et qui aspirait à obtenir plus tard sa main pour récompense. Caroline me dit avec une naïveté charmante: «J'ignore comment cela se fit, mais devant me rendre auprès de ma tante, je pris une direction tout opposée, et je me trouvai, moitié volonté indécise, moitié hasard inévitable, auprès du général Lasalle et sous sa protection, qui depuis ne m'a plus manqué qu'à cette heure, hélas! où tout manque à Caroline… tout ce qui donne le bonheur, car il n'est plus!»
Après quelques momens de silence, Caroline continua: «Un jour, à Medina, le général Lasalle entre chez moi, et me montre une lettre que venait de lui écrire son digne maréchal-des-logis. Tenez, la voici: lisez-la vous-même; elle a décidé de ma vie.»
«MON GÉNÉRAL,
«La jeune et belle Espagnole que vous avez près de vous a été sauvée par moi. J'en suis amoureux fou, en tout bien tout honneur, mon général, car j'en voulais faire ma femme. On me dit qu'elle est presque la vôtre. Je ne veux pas le penser; vous ne pouvez l'épouser tout-à-fait; envoyez-la moi; car je vous l'avoue, perdre Caroline me ferait maudire mon état, et même ma croix, à laquelle je suis, vous le savez, si attaché.»
Caroline crut voir que son consentement ferait plaisir au général, et, soit dépit d'amour-propre, soit mouvement de générosité, elle lui dit: «Puisque je ne puis rien attendre de l'amour, je me dévoue à la reconnaissance, et j'accepte un mariage de raison.» Le mariage eut lieu en effet à Mont-de-Marsan. Préférant la France à sa patrie, Caroline y vivait heureuse, mais son mari ne lui parlait que de son général; et même après l'hymen, cet excès d'admiration militaire, et le nom incessamment répété par un époux, tourmentait la vertu conjugale de la belle Espagnole. «Mon mari cependant, disait-elle, n'apprécie tant le courage de son chef, que parce qu'il est lui-même d'une valeur à gagner le bâton de maréchal.»
Je sautai au cou de Caroline, pour l'expression de ces sentimens tout français. «Il m'avait promis, ajouta Caroline, que je le suivrais partout; que je ferais avec lui toutes les campagnes. Hélas! un commencement de grossesse m'a retenue à Paris. J'ai vu partir l'homme loyal et bon auquel m'unissait la reconnaissance, et l'homme adoré que mon coeur, sans être infidèle, et que mon imagination, sans être ingrate, devaient ne jamais oublier, quand cela n'eût été que pour plaire à mon mari. Ah! devais-je sitôt tout perdre dans la vie, et voir accabler mon coeur d'une double mort! car ces deux sentimens se confondaient. Mon mari et son général ont été frappés dans la même bataille, à côté l'un de l'autre. Il fallait donc, hélas! qu'ils se retrouvassent partout ensemble! Maintenant, me voilà sans amis, sans protection, sans patrie: car, comment me représenter dans la mienne après avoir oublié ma naissance pour un soldat français? Je dois finir dans le deuil une jeunesse qui pouvait encore compter d'heureux jours. Les pleurs, je l'espère, ne me laisseront pas long-temps souffrir, et m'aideront à mourir.»
Cette rencontre m'avait émue et intéressée au point de me faire désirer d'entretenir quelques relations avec Caroline; mais le tourbillon nouveau au milieu duquel j'allais encore tournoyer, ne me permit ni de suivre mon penchant, ni d'exécuter ma promesse.
Après un prompt et pénible voyage, j'arrivai à Lucques, trois jours seulement avant l'expiration de mon congé. Je m'empressai d'informer la grande-duchesse de mon retour par une lettre soumise, respectueuse et dévouée, afin non seulement d'éviter la peine dont on avait menacé mon inexactitude, mais encore pour réveiller ses bonnes dispositions à mon égard.
CHAPITRE CII.
Retour à Florence.—Le mois Napoléon.
La grande-duchesse fut sensible à mon attention et surtout à mon exactitude. Je la vis le lendemain même de mon retour à Florence; elle eut la bonté de me dire que je venais de lui donner une preuve de souvenir, un gage de dévouement, qui ne seraient jamais perdus dans son intérêt et son estime. «Je vois maintenant à quoi se réduisent tous les propos de la malveillance sur votre compte; une femme prête à faire des centaines de lieues pour un sentiment ne peut descendre à toutes les peccadilles vulgaires qu'on lui reproche. Une grande passion est la meilleure réfutation en même temps que le plus sûr préservatif des faiblesses communes… Mais celui pour lequel vous avez fait le sacrifice de ce pénible voyage, comment vous a-t-il reçue?
«—Très bien!… militairement. Il m'a grondée, il m'a serré la main; et, au bout de trois heures de conversation, il m'a congédiée.
«—C'est égal, malgré la célérité de la route, les seules fatigues du voyage l'élèvent au rang d'une campagne; cela doit vous être compté double.
«—Mais j'espère bien que ce ne sera point là mon dernier chevron.
«—Curieuse femme! j'aurais beau faire fouiller dans ma bibliothèque, je n'y trouverais jamais un roman qui pût soutenir le parallèle avec votre vie singulière. Mais, d'ailleurs, quelles nouvelles me rapportez-vous d'Espagne? j'entends quelles nouvelles politiques.
«—Je serais fort embarrassée de vous en donner; je n'ai rien vu, rien entendu que ce que j'allais entendre et voir. Mais vous pouvez être tranquille, les soldats du grand Napoléon sont là; n'est-ce pas comme si d'avance vous lisiez dix numéros du Moniteur?»
«—Très bien, très bien! de l'enthousiasme militaire, de la confiance en nos armes, du dévouement à ma famille; il y a chez vous de la place pour tous les nobles sentimens, et je vous en sais gré. Quand il m'arrivera des bulletins de l'armée d'Espagne, je vous ferai appeler, et, comme récompense, vous me les lirez. En attendant, vous passerez chez M. Rielle; il a, de ma part, quelque chose à vous dire. Comme un officier de la grande armée, vous méritez de recevoir le mois Napoléon[3].»
Je quittai la princesse, avec une vive émotion de tant de bontés, et je repris mon genre de vie habituelle à Florence, sûre que désormais il était à l'abri de la calomnie et de la disgrâce. Mon service devint plus fréquent que jamais; et, quoique rarement officiel, il m'attira un peu plus que par le passé les cajoleries des plus grands officiers, qui n'ignoraient plus mon intimité auprès de la souveraine.
Il y eut cependant un de ces premiers dignitaires de la cour de Toscane dont j'obtins l'attention autrement que par le sentiment de banale courtoisie, qui fait que l'on cause par politesse craintive, et que l'on sourit par habitude servile; tout cela pour obéir à la maxime des cours: qu'il faut être bien avec tout le monde. Ce personnage, d'une bienveillance différente, n'était rien moins que le grand aumônier. Monseigneur Zondadari jouissait auprès de la princesse d'une juste estime, et à Florence d'une popularité méritée. Jeune encore pour un cardinal, on eût facilement reconnu son état à sa charité, et son âge à ses manières caressantes. La bonne grâce, la facilité mondaine de ce prélat, complétaient l'illusion d'une vieille cour, en jetant le manteau, l'esprit et les manières d'un brillant coadjuteur ou d'un petit abbé de Versailles, au milieu des pompes militaires d'un palais illégitime. De la dévotion, on ne pouvait guère en attendre d'une princesse spirituelle et quelque peu philosophe; et, quand le maître n'en donne point l'exemple, bien à tort on tenterait les chances d'un prosélytisme religieux, n'ayant pas la faveur pour auxiliaire. L'éloquence du père Bridaine elle-même se serait perdue au milieu de cet enivrement de l'empire, dans cette atmosphère de gloire, qui ne comprenait guère que les Te Deum.
Facile comme un Italien, léger comme un Français, adroit comme un diplomate, mais vertueux comme un apôtre, le premier aumônier d'Élisa n'exposait point son ministère, par les provocations d'un zèle outré et qui eût été inutile, au ridicule du discrédit et au scandale de l'impuissance. Sa tolérance aimable n'était pas non plus un abandon de ses devoirs, une autre sorte d'hypocrisie voluptueuse, substituée à l'hypocrisie fervente et s'associant aux faiblesses qu'elle n'ose pas foudroyer: il y avait de l'indulgence d'inclination, du bon goût naturel dans les concessions aimables, mais non complaisantes, du digne vicaire de notre chapelle; et, en effet, sa présence, qui n'eût pas réprimé, tempérait heureusement les libertés de l'époque et du lieu, obtenait déjà beaucoup cette décence extérieure, ce respect public, ce décorum religieux qui, de la personne de l'aumônier, se reportaient non sans profit sur le culte dont il était l'habile représentant.
Quoique je fusse là bien obscure, il me sembla que M. l'aumônier m'avait remarquée. J'avais pris pour une attention particulière ce qui n'était que l'effet d'une bienveillance générale. M. Zondadari souriait en masse, si j'osais m'exprimer ainsi, jetait sur tout le monde des yeux bienveillans et pleins d'onctions, et, dans mon ignorance des regards d'un prêtre indulgent et charitable, je me surprenais un certain orgueil de ce que je croyais une préférence; et voilà dans ma tête fort peu orthodoxe comment j'interprétais le sourire apostolique de monseigneur. Je me disais: Tout homme est curieux; notre bon aumônier, qui vit ici dans un monde étranger, qui ne reçoit, hélas! les confessions de personne, qui ignore jusqu'à ces petites aventures d'intérieur nécessaires pour l'intelligence des discours où tout est rétinences et allusions, voudrait, par mon intermédiaire, se mettre au courant de la langue du pays, et savoir de la seconde main, ne le pouvant de la première, à cause de son état, les anecdotes et les peccadilles de nos dames. Je me trompais dans les interprétations comme dans les faits, car M. Zondadari, malgré tant d'intentions supposées, ne chercha nulle occasion de m'adresser la parole, à mon grand regret, car j'avais découvert qu'au milieu des beaux esprits de garnison et d'antichambre qui m'entouraient, son esprit, plus délicat et plus cultivé, m'eût été d'une précieuse et agréable ressource.
Pour lier connaissance avec ce bon et spirituel ecclésiastique, il fallut que j'allasse le chercher, non pas au tribunal de la pénitence, ma religion ne le commande pas, mais au sein de ses travaux, dans le sanctuaire de ses bienfaits. Quand le malheur frappe à ma porte, je ne le renvoie pas à d'autres pour être secouru; mais comme il est des momens où il frapperait en vain, j'aime encore mieux être importune que sourde à une prière, et dans ce cas seulement je sais me faire solliciteuse. Il s'agissait d'une bonne action: je n'hésitai pas à me présenter chez l'aumônier de la princesse, pour demander les secours de la charité en faveur d'une pauvre famille accablée de misère. J'en reçus l'accueil le plus flatteur, je vais mieux dire, le plus généreux: il me donna une petite somme en argent, et me promit d'aller voir les malades de cette pauvre famille, de leur porter les consolations de la religion et les alimens du besoin. «Nous nous concerterons ensemble, ajouta-t-il, afin de donner de la permanence et de la suite à cette bonne oeuvre.» Oh! si j'étais catholique, c'est un directeur pareil qu'il me faudrait; je ne répondrais pas, si je le rencontrais, de ne point faire mon salut: bon, affable, laissant les plus petits s'approcher de lui, heureux de venir à qui l'appelait, content d'entendre des paroles et des dispositions pieuses, mais n'ayant point la rage de provoquer les coeurs, et de recruter des conversions comme des triomphes.
Une amitié qui date d'un bienfait est, ce me semble, chose assez honorable pour qu'elle soit chère à qui l'inspire et à qui l'éprouve, et je ne compte pas au nombre des moindres attachemens dont il me soit permis de me glorifier ma liaison avec un prélat révéré, qui faisait certes preuve de tolérance en ne refusant pas l'intimité d'une femme douée de quelques qualités, d'un bon coeur, mais de moeurs peu religieuses, d'un âge encore suspect, et que devait bien plus que tout cela éloigner de lui le malheur de n'être point catholique romaine, et de ne point penser de même en matière de dogme. Cette dernière circonstance, M. Zondadari l'ignorait, car je ne songe guère à en faire part à mes amis. Ce fut bien indirectement qu'il apprit que j'étais protestante, comme on va le voir.
J'allai un jour chez le bon aumônier pour mes pauvres, car j'en avais rencontré d'autres que les premiers, et je savais n'être jamais repoussée d'une bourse où il restait toujours quelque chose pour l'infortune. Ma visite se faisait en carême, et je le savais, attendu qu'en Italie il n'y a pas moyen d'ignorer cette époque très observée de mortification et de pénitence. M. Zondadari était à table; malgré l'époque, le coup d'oeil n'avait rien d'effrayant pour une profane, et si je remarquai que tous les plats étaient maigres, je m'aperçus aussi qu'ils étaient d'un maigre à contenter l'appétit le plus délicat et le plus difficile. Je souris: une gracieuse invitation répondit à mon sourire: «Vous pouvez en toute sûreté de conscience accepter mon déjeuner; ici tout est maigre.
«—Je le vois, Monsieur l'aumônier; mais il en serait autrement que je le pourrais encore… D'ailleurs, je m'arrête dans mes aveux, je craindrais trop qu'ils ne me fissent perdre votre précieuse amitié.
«—Comment! est-ce que le carême vous effraie? est-ce que votre santé ne peut le supporter, ou que votre négligence refuse d'en suivre les commandemens? Vivriez-vous en hostilité avec l'église?» Puis, s'approchant de moi avec intérêt: «Je m'en doutais, ajouta monseigneur; je vous ai vue assister à la messe, et…» Il eut beau suspendre la phrase, je ne répondis pas, et j'avoue que mon silence et mon embarras étaient un peu calculés.
«—Tenez, reprit l'indulgent prélat, je devine, vous n'êtes pas catholique; j'en ai déjà eu le soupçon, car je vous ai plusieurs fois observée à la chapelle, et j'en étais presque sûr à la manière dont vous faites le signe de la croix.
«—Mais…
«—Il n'y a point de mais… Convenez que j'ai raison.
«—J'en conviens, je ne suis point née dans la religion catholique, apostolique et romaine.
«—Je vous plains, car je suis forcé de vous avertir que hors de notre église il n'est point de salut; mais ce n'est point votre faute, c'est le malheur de votre naissance beaucoup plus que le tort de votre esprit. On a tant de peine à trouver mauvaise la religion dans laquelle nous a bénis notre mère! Mais ne vous effrayez point: ni mon intérêt ni mon amitié ne se refroidiront à cause de la différence de nos principes… Mais pourquoi assistez-vous à la messe?
«—Parce que, n'importe où l'on prie Dieu, un chrétien est à sa place, et je suis chrétienne.
«—Vous dites bien, vous faites bien; j'aurai grande joie de vous voir assister à la messe, puisque votre religion le tolère.»
Je lui demandai en quoi je me trompais sur la manière de faire le signe de la croix. M. Zondadari daigna me l'apprendre, me prit le bras avec bonté, guida ma main ignorante, mais bien disposée, et je dois à cette bienveillante et estimable répétition de me signer aussi bien que si j'eusse été élevée dans un couvent. Oh! c'était un excellent homme que M. Zondadari! plein d'instruction, pouvant prêcher dans presque toutes les langues vivantes, admirant Racine autant que Massillon, priant la Vierge devant les belles et gracieuses figures de Raphaël, et lisant volontiers le Tasse après son bréviaire.
CHAPITRE CIII.
Voyage à Milan.—Le poëte Monti.—Un trait de bienfaisance du prince
Eugène.—Histoire de Giraldina.
Nous voici arrivés à l'un des plus grands événemens de la vie de Napoléon, son mariage avec l'archiduchesse Marie-Louise, avec la fille des Césars, comme disaient les poëtes du temps. Je suppose fort qu'Élisa avait eu d'assez bonne heure la confidence de cette révolution dans la famille impériale; car, lorsque la nouvelle en devint publique, elle n'eut pas avec moi cette facilité d'abandon, ce laisser-aller d'émotions que lui donnait la réception des plus courts bulletins. La chose méritait bien pourtant qu'elle en parlât; mais je ne pus savoir ni pénétrer sa pensée à ce sujet, si ce n'est peut-être à son silence, qui ne laissait pas d'être parlant. Au surplus, elle eut peu le temps des confidences. Tout allant vite avec Napoléon, elle reçut bientôt l'invitation de se rendre à Paris, ainsi que tous les autres membres de la famille qui faisait une si haute alliance. L'empereur put se donner le plaisir de se présenter à sa jeune épouse avec un cortége d'une douzaine de rois, que tous il avait faits ou qu'il avait tolérés, ce qui était bien à peu près la même chose.
Pendant que les grandes machines de l'empire jouaient toutes à Paris, il y avait relâche au petit théâtre monarchique de Florence. Le voyage de la grande-duchesse devait même être de quelque durée; mais loin de s'affliger des vacances, tout le monde en général en était content; car ce qu'il y aurait peut-être de plus doux serait du loisir avec appointemens, situation sociale appelée depuis sinécure. Ce qu'une lectrice en disponibilité avait de mieux à faire était de parcourir cette belle Italie, où chaque ville est un musée, où chaque village est un souvenir, où l'instruction peut s'acquérir au milieu des plaisirs et des fêtes. Je n'avais pas entendu ma position à Florence pour avoir le goût des arts, et surtout la passion des courses; mais déjà familiarisée avec les beaux sites, ou les admirables chefs-d'oeuvre dont est si pleine la terre classique, je choisis ou plutôt je me laissai entraîner vers ce qu'on a nommé le Paris de ces contrées: Milan, capitale du royaume, dont Bonaparte avait joint la couronne à son sceptre français, comme par reconnaissance de ses premières victoires, qui le lui avaient mis dans la main. D'ailleurs cette ville m'était chère: une secrète et orgueilleuse coquetterie me poussait de préférence vers des lieux dont le grand événement qui occupait l'Europe relevait encore pour moi l'enivrant souvenir. Je trouvai piquant de visiter la chambre témoin d'une préférence du grand Napoléon, au moment même où la fille des rois allait recevoir son amour.
C'est le premier voyage que la vanité m'ait fait faire, si l'on peut appeler vanité une glorieuse réminiscence dont un grand homme était l'objet. Milan n'a jamais eu de plus beaux jours que ceux que j'y passai vers cette époque célèbre du mariage, qui fut alors en Italie aussi bien qu'en France un temps de réjouissances publiques et d'enthousiasme. J'allai m'installer là où j'avais été installée à une époque encore peu éloignée. Le prince Eugène, vice-roi de ces contrées, était absent au moment de mon arrivée. Mais, ou mon séjour à Milan fut bien long, ou le voyage du fils de Joséphine à Paris fut bien court; car, ce qu'il y a de certain, c'est qu'il ne tarda pas à revenir, comme pour se consoler auprès de son peuple de ces grandes scènes de famille qui venaient de mettre son coeur à de si bizarres épreuves.
J'avais conservé à Milan quelques connaissances; je les eus bientôt épuisées; mais, ce qu'il y a de charmant dans ce pays, c'est que la politesse n'y va pas, comme en France, jusqu'à cet héroïsme de l'ennui qui vous fait supporter les conversations, les visites, les hommes et les choses qui vous sont les plus antipathiques: à Milan, on voit qui l'on veut et comme on le veut; on se prend quand on se convient, on se quitte quand on s'importune; on y use le temps à son gré, à ses risques et périls; on y vit, on y existe avec ses coudées franches; tout est donné à l'esprit, au plaisir, aux aises surtout; et cet apparent égoïsme de la mollesse, étant général, cesse presque d'être un vice, parce que personne ne donne plus qu'il ne reçoit, et que là où il n'y a point de dupes, il n'y a point non plus de fripons.
Même quand on n'aime peu la musique, ce qu'il y a encore de mieux à faire à Milan, c'est d'aller passer la soirée à la Scala, le plus beau théâtre du monde, attendu qu'il est le plus grand et le plus commode. Ces bons Italiens, si célèbres pour leurs adorations musicales, traitent cependant encore l'art qui les charme le plus à la manière dont ils traitent tout; ce n'est pour eux qu'un ami dont ils choisissent les bons momens, qu'ils prennent, qu'ils quittent à propos. On pourrait dire que l'on fait de tout à la Scala: on y cause, on y joue, on y mange, on y dort, on y entend même de la musique. Quant à moi, ce que m'offrit de plus agréable ce bazar de voluptés fut la rencontre de deux personnes que j'avais beaucoup connues, et qui, à des titres différens, méritent bien un souvenir dans le récit de ce voyage; je veux parler du poëte Monti, et d'un ami d'Oudet que je ne nommerai pas, parce que les amis d'Oudet se trouvent encore aujourd'hui suspects, et qu'il est inutile de donner leur signalement aux gracieuses polices de l'Europe. La connaissance de ces deux personnages, une fois renouvelée dans ma loge, n'en resta point là, et pendant tout mon séjour à Milan, je ne cessai point de les voir intimement, surtout le second.
Le bon Monti, qui réunissait à toute l'imagination d'un poëte toute la candeur d'un enfant; qui avait déjà, et de bonne foi, passé par plusieurs opinions différentes, jouissait depuis quelques années de l'estime particulière du vice-roi. C'est une remarque qui m'a frappée au milieu de cette foule d'hommes distingués dans tous les genres, qui ont, à tant d'époques contraires et sous des traits si divers, défilé sous mes yeux: que la fixité des principes, la constance des opinions, la fidélité aux maximes politiques, sont rarement le privilége des hommes supérieurs. On dirait que l'esprit est girouette de sa nature. Une tête un peu vaste a plusieurs cases: à mesure que l'une se vide, l'autre s'emplit. Il n'y a que la médiocrité qui soit douée en quelque sorte de l'immobilité de ses idées par leur indigence: comme elle n'a pas beaucoup, elle garde ce qu'elle a, elle s'y attache, elle s'y cramponne; et le monde doit quelquefois à ces natures plus stériles de grandes vertus, des caractères suivis que leur médiocrité élève quelquefois jusqu'au sublime.
Les hommes à imagination se conduisent par excès: admirables quelquefois dans chacune de ces saillies de conduite; s'y portant avec toute l'énergie des vues promptes et passionnées; mais changeant de marche et d'allure; mais aussi puissans dans un mouvement contraire que dans les résolutions primitives. L'heureuse faculté de tout saisir, de tout comprendre, devient ainsi quelquefois l'inconstance et la versatilité.
Monti avait donc pu, avec la même bonne foi et le même enthousiasme, embrasser la république et l'empire, concevoir la grandeur de l'une et la gloire de l'autre; car, dans les deux, se trouvaient toutes les illusions les plus capables de séduire et d'entraîner. Ses vers, enfans de ces impressions différentes, de ces sentimens successifs, avaient tour à tour été tirés d'une lyre capricieuse et mobile. Ce qu'il y avait de plus piquant dans cet aimable et ingénu caractère, c'est qu'il ne déguisait rien aux autres pas plus qu'à lui-même. Ainsi, au milieu de mille autres confidences (car, bien différent des poëtes ordinaires, ce poëte ingénieux savait parler d'autres choses que de ses vers), Monti me parla cependant de l'extrême désagrément, dans les compositions poétiques, de choisir des sujets contemporains. En effet, il avait entrepris un grand ouvrage sur les campagnes de Napoléon; cet ouvrage était commencé depuis 1804 et ne pouvait jamais finir. Il s'appelait le Barde de la Forêt-Noire. Ce Barde prophétise continuellement les victoires de Bonaparte et la défaite des coalitions. Monti m'en a récité de nombreux passages, et entre autres celui de cette fabuleuse campagne d'Égypte, où le génie de la civilisation et celui de la guerre marchaient ensemble; où l'on voyait un membre de l'Institut conduire les armées françaises à une double conquête, aussi souvent entouré de savans que de soldats, inscrire en courant son nom sur les Pyramides, et ne s'arrachant des bras de la Victoire que pour venir se jeter dans ceux de la patrie, qui de loin montre ses flancs déchirés et appelle un sauveur. Par malheur pour le pauvre Monti, il donnait à ses vers la couleur du moment, et la couleur du moment changeant à chaque campagne, il était obligé de supprimer à la fin des sentimens exprimés au commencement des opérations. Ainsi, au moment de la bataille d'Austerlitz, les Autrichiens étaient traités en ennemis et avec les hyperboles de l'insulte et de la haine. La paix de Presbourg arrive: il faut bouleverser tout, et remplacer les strophes de l'insulte par des couplets de réconciliation: les Autrichiens sont nos amis. Le poëte espère au moins ne pas perdre le fruit de sa première indignation: les Russes lui restent à maudire. Mais les événemens marchent encore plus vite que les corrections. L'entrevue de Tilsitt ne semble réconcilier deux empereurs que pour brouiller un poëte avec son ouvrage: la muse ne peut pas être plus méchante que la guerre. La voilà encore obligée d'adoucir et d'effacer ses couleurs, de rendre ses pages contre les barbares du Nord aussi blanches que les neiges de l'Ukraine. Monti respirait un peu, et la fortune semblait n'en plus vouloir à la prosodie, quand la campagne de 1809 se déclare, et replace les Autrichiens dans la position d'où le pauvre poëte avait eu la complaisance de les déloger. Hélas! que ne peuvent l'amour du travail, le besoin de la gloire et les nécessités d'un poëme! Monti s'était remis en guerre avec l'Autriche comme son héros; mais son héros allait si vite, qu'il se trouve encore, à la fin de la campagne de 1809, avoir fait du sublime inutile contre Vienne, soudoyée par Londres. «Ma foi, me dit Monti, voici encore un événement qui me désole: tandis que l'empire est en fête pour le mariage de Napoléon avec l'archiduchesse Marie-Louise, je suis en deuil des plus belles inspirations de mon poëme; la postérité arrivera sans me trouver en mesure avec elle.» Je consolais de mon mieux cette plaisante infortune du génie, en disant à l'illustre écrivain qui en parlait même en riant, qu'heureusement il avait autre chose à lui laisser, et qu'il pouvait être tranquille.
Pendant tout mon séjour à Milan, je reçus du bon et spirituel Monti des attentions qui me touchèrent d'autant plus que je savais qu'il n'en était pas prodigue.
Ma plus grande occupation dans cette capitale de la riche Lombardie fut cependant plutôt une vie extérieure que les plaisirs de la société. Le matin, j'allais faire quelque promenade pittoresque ou quelque visite curieuse; le soir, j'allais à la Scala causer et mettre en commun, avec quelques bienveillans interlocuteurs, mes observations. Ma manie de tout voir et de tout entendre me valut le spectacle d'une scène piquante que je vais retracer avec d'autant plus de plaisir qu'elle révélera en même temps un trait honorable du prince Eugène Beauharnais, et prouvera que, guerrier intrépide, le fils de Joséphine possédait aussi les vertus du roi et le coeur généreux de sa mère.
La place du Dôme à Milan, dans les temps de réjouissances publiques, offre à peu près un coup d'oeil pareil à celui du boulevart du Temple à Paris. Ce sont de tous côtés cafés, jeux, spectacles, parades pour le peuple, dont la bonne compagnie se donne aussi le plaisir. Un jour que j'avais pris mon chocolat à la glace au grand café, je vis la foule courir vers le portail du Dôme; je me laissai aller au mouvement, et je n'étais pas la moins leste et la moins avide du groupe empressé. Là je découvris l'objet de tant de curiosités en émoi: une chaude discussion s'était établie entre un capucin et un agent de police. Le premier, l'oeil en feu, la figure haletante, gesticulait et criait; l'autre, véritable Ulysse de carrefour, employait toutes les formes de l'art oratoire, appuyé de l'autorité, pour faire comprendre au révérend père que le moment était mal choisi pour prêcher dans la rue; que le peuple, appelé à la joie par les événemens, était en humeur naturelle de s'y livrer, et que risquer la parole de Dieu au milieu d'une saturnale permise, c'était la compromettre et l'exposer au scandale. Adossé au pied de l'église et sous un Christ énorme qui se trouvait sous le portail, le capucin s'électrise par la résistance, et s'emporte par les observations. Il se tourne en face de l'honnête agent de police, et, l'apostrophant, ainsi que la foule qui redouble, moitié en français, moitié en italien: «Oh! je vois bien, s'écrie-t-il, je vois bien où vous voulez en venir; vous ne voulez pas de nous: son i Francesi che vi bisognano, et vous allez me parler d'un des nôtres qui, aussi courageux que moi, foudroya les plaisirs profanes en appelant le peuple égaré au pied de Notre-Seigneur. Eh bien! oui, il eut raison; et au lieu d'être là à bâiller et à écouter les lazzi et les polichinels, je vous dirai, oui, venez ici, venite, venite quà, ecco, ecco, è questo il vero pulcinello che salvarvi può anime dannate[4]!
L'invocation du révérend père capucin était accompagnée d'une gesticulation furibonde, et d'un signe plus expressif encore, qui ne craignait pas d'indiquer le Christ à la foule indignée. Alors l'agent de police changea de façons, et se contenta, sans phrases, de faire arrêter et de conduire en lieu sûr l'apôtre imprudent dont le zèle mal placé causait un scandale bien plus grave que celui contre lequel tonnaient ses discours.
Près de moi se trouvait une personne des plus respectables, tenant une jolie petite fille de huit à neuf ans; sa bonne mine, ses paroles, ses cheveux blancs, laurier du vieillard, m'inspirèrent un de ces désirs de lier conversation auxquels je n'ai jamais su résister. Je le lui témoignai, et il y répondit avec cet empressement affable qui permet facilement les questions. «Vous parlez; lui dis-je, du vice-roi en termes qui me flattent comme Française. C'est un bonheur pour moi que la justice rendue à mes compatriotes.» En ce moment la petite fille posa sa tête charmante contre la main de son grand-père, et lui dit d'une voix caressante: «Carissimo mio, dica pure a questa signora gli affanni della sfortunatissima Geraldina.» Tout en entrant dans le jardin del Corso Orientale, le bon vieillard nous raconta ce trait touchant du fils adoptif de Napoléon:
«Depuis plus de deux cents ans, de père en fils, une honorable famille de Milan occupait un bel emploi au palais des princes gouverneurs de la Lombardie; celui des Gerolonni, qui occupait cette place à l'entrée des Français, s'était livré à une franchise d'opinion qu'on eût dû respecter, puisque cette fidélité à des maîtres proscrits devenait seulement une sublime imprudence. Dans tous les pays, sous tous les règnes, la dénonciation se pratique parce qu'elle rapporte. Gerolonni fut dénoncé, dépouillé de ses emplois, jeté dans un cachot, sans communication avec sa famille. Gerolonni avait un fils, jeune homme d'une grande élévation de sentimens, qui était sur le point d'épouser Marietta Bunelli, une des plus belles personnes de son temps. La crainte d'être enveloppé dans la persécution de toute une famille fit suspendre le mariage; on l'ajourna à des temps plus heureux. Mais tandis que le jeune Gerolonni courait chaque jour assiéger le pouvoir avec d'irrécusables preuves de l'innocence de son père, la fidèle fiancée venait à la prison, et obtenait des geôliers ces adoucissemens si précieux à la captivité, que les femmes arrachent par la fermeté d'une persévérance et la persuasion d'une douceur qui ne s'altère jamais. Chaque soir les amans se voyaient; le jeune homme attristait le coeur de son amie par le récit de ses démarches infructueuses; la jeune fille le consolait au contraire par la révélation de quelques allégemens à la situation du malheureux père.
«Bientôt les parens de Marietta, cruels par peur (la peur l'est plus que la barbarie), se détachèrent de toute compassion, de tout intérêt pour un suspect. Le fils de Gerolonni venait pourtant d'obtenir que le grand-juge Luozi s'occupât de l'affaire; un témoignage courageux, une offre de caution, eussent suffi pour déterminer un élargissement provisoire. Le jeune Gerolonni et sa fidèle amie coururent se jeter aux pieds du vieux Bunelli, mais en vain: «J'ai un fils à placer» fut toute sa réponse; l'ambition étouffa la générosité. Le vieillard, qui avait résisté aux cachots, ne résista point à l'ingratitude et à la dureté d'un ami de soixante années. Le malheureux père, avant de mourir, recommanda à son fils de pardonner au père de Marietta, mais de conserver intacte la haine de ses oppresseurs, et de refuser jusqu'aux tardifs bienfaits qui pourraient tenter sa fidélité. Les démarches de la jeune fille avaient été épiées: on vint l'arracher au milieu de la scène si touchante des adieux d'un père. «Mon cher Gerolonni, s'écriait-elle, ne te désespère pas; ta vie est mon bonheur; je ne conserve la mienne que pour te la consacrer.»
«On les sépara; Gerolonni étouffa le triste souvenir de son père et de sa maîtresse, mais dès cet instant elle devint son épouse. Trop fier pour solliciter des grâces quand on lui devait des réparations, il vécut du côté de Vérone, obscur, mais heureux de toutes les vertus d'une femme que l'amour et le malheur lui avaient donnée. Mais le sort voulut le poursuivre encore; le cercueil de la mère sortit de l'asile conjugal. Au moment où l'on portait au baptême le nouveau-né du malheureux Gerolonni, il ne put soutenir un dernier et plus cruel malheur que tous les autres: on le trouva mort au pied de la couche d'où l'on venait d'enlever les restes glacés de celle qu'il avait si tendrement aimée. L'orpheline de ces époux qui n'avaient plus eu la force de vivre pour elle, retint, avec les traits de sa mère, l'image plus précieuse et plus belle encore de ses vertus. Arrivée à l'âge de sept ans, Geraldina devait les secours passagers et à peine suffisans qu'elle avait reçus à une compassion peu éclairée. Le récit des malheurs de sa naissance développa néanmoins de bonne heure son intelligence. Souvent quand la nuit était venue, on voyait cet enfant s'acheminer vers le cimetière, et l'aurore montrait quelquefois l'orpheline encore en prières, ou, surprise par le sommeil, entourer de ses petites mais la croix qui marquait la place de ceux qu'elle n'avait pu connaître. Quelquefois alors un mot de compassion, une faible marque d'intérêt, lui étaient accordés: c'était bien peu pour qui méritait de tout obtenir. Le ciel, pour combler en un jour la dette de plusieurs années, lui réservait l'immense bonheur de tout devoir à l'ame généreuse d'un guerrier, à l'équité d'un grand prince.
«Pendant un voyage que le vice-roi fit à Vérone, la petite Geraldina traversait l'amphithéâtre: effrayée par le bruit des chevaux, elle voulut fuir et tomba dans l'intérieur de l'édifice. Une des personnes de la suite du vice-roi vint la relever; la pitié voulut joindre l'aumône à l'intérêt; mais lorsqu'on vit cet enfant repousser la main qui lui offrait de l'or, ses beaux yeux se lever avec dignité sur le groupe qui l'entourait, et d'un ton calme et touchant répondre: «Vous êtes des Français, et je suis l'orpheline de Gerolonni: je ne puis rien accepter de vous,» tous les témoins de cette scène, se regardant, restèrent stupéfaits. Un Italien de la suite du vice-roi savait l'histoire de Gerolonni et en racontait les détails, timide mais encore généreux appel à la commisération. Une voix assez lâche, au milieu de ces témoignages d'intérêt, osait déjà parler de précautions contre l'enfant si malheureux d'un proscrit. Mais la vue d'un enfant devait inspirer autre chose au noble coeur du fils de Joséphine que de la prudence. Plus délicat encore que généreux, le vice-roi conçut l'ingénieuse pensée de déguiser ses bienfaits et de secourir l'orpheline sans qu'elle vît la main d'un bienfaiteur, qu'eût repoussée la mémoire d'un père. Dès qu'il fut libre des soins de la représentation, Eugène sort, vêtu d'une simple capote, accompagné d'un fidèle domestique qui avait découvert la retraite de l'orpheline. Une jeune femme était près de là: Eugène s'informe de Geraldina; on lui répond: «Si elle n'est pas sur sa paille, c'est qu'elle passera la nuit au cimetière.—Grand Dieu!» s'écria Eugène en redoublant le pas. Arrivé au Campo-Santo, il vit la jeune fille priant près de la croix élevée sur le corps de ses parens. Le vice-roi approche seul, et adresse en italien la parole à l'orpheline; son coeur ému s'ouvrit à la voix d'une pitié si imprévue et si douce. Eugène avait dans le caractère toute la bonté de sa mère et dans les manières quelque chose de sa grâce; leur charme agit sur l'innocent objet de sa pitié. Geraldina ose croire à une protection; elle se jette aux pieds du vice-roi dont elle ignorait le rang, et lui demande un asile, un travail moins dur, moins humiliant que celui par lequel il lui fallait acheter chaque jour une avare nourriture.
«Le soir même, Geraldina était confiée à une femme sûre. Le jour où le vice-roi retourna à Milan, Geraldina y vint sous la garde de cette même personne occuper le logement qu'avaient fait préparer les ordres de son noble protecteur. L'orpheline entrait dans sa neuvième année; on cultiva son heureux naturel, et pendant les soins de cette précieuse éducation, le prince veillait lui-même à ce que Geraldina pût reparaître avec honneur dans cette ville, où son grand-père avait péri sous le poids d'une accusation criminelle et fausse. Le prince voyait souvent sa jeune protégée, mais toujours sous le voile du plus strict incognito; les progrès de l'orpheline étaient la douce récompense de tant de bienfaits. L'innocence de Gerolonni fut reconnue et publiquement proclamée, et Geraldina rentra en possession de tout le modeste héritage de ses pères.
«Jugez, madame, ajouta le vieillard, si nous aimons et bénissons le jeune héros, le prince qui sut deviner une grande infortune dans la réponse d'un enfant sous les livrées de la misère. Oui madame, nous aimons, nous bénissons le règne du prince Eugène. Si mon récit vous a intéressée, venez en voir l'héroïne, venez entendre d'elle-même des détails naïfs qui vous prouveront encore mieux la juste et haute admiration que nous avons pour notre jeune souverain; vous verrez encore que l'orpheline de Vérone méritait l'illustre protection que le ciel réservait à ses douleurs.»
Je quittai le digne vieillard et sa jolie petite fille, après qu'ils m'eurent demandé de les aller revoir le lendemain; ils vinrent eux-mêmes me prendre, et nous allâmes chez Geraldina. On eût pu être plus belle, quoiqu'elle le fût beaucoup, mais on n'eût pu être plus intéressante; elle n'appelait Eugène que quel uomo al cuor divino, et ses expressions, pleines d'un reconnaissant enthousiasme, me prouvèrent en même temps à quel point l'orpheline méritait le bienfait qui était venu chercher son enfance, à quel point aussi le prince Eugène méritait le rang suprême auquel il était monté pour y porter les vertus modestes de la famille, jointes au courage du guerrier et à toutes les grandes vertus du trône.
CHAPITRE CIV.
L'ami d'Oudet.—Le prince Eugène.—Lettres de l'Empereur à Joséphine.
Je trouvai encore à Milan un extrême plaisir dans la société d'un colonel français chargé d'organiser un régiment italien, et qui, atteint de trois balles à Wagram, se rétablissait de ses blessures dans la capitale, où le dépôt de son régiment était établi. Cet officier m'était connu depuis long-temps; je l'avais vu à Paris: c'était un ami d'Oudet. Nos premières paroles à la Scala, où je le rencontrai, furent en quelque sorte un cri de douleur commune sur la mort de notre ami. Je ne tardai pas à m'apercevoir que le colonel avait été sous le charme comme tant d'autres, et qu'il entrait dans son culte de souvenir et d'amitié beaucoup de ce fanatisme politique dont Oudet était le chef. Brave, plein d'instruction et de capacité militaire, le colonel jouissait d'une grande considération auprès du prince Eugène. Je voyais presque tous les jours l'ami d'Oudet, et quoique ses qualités fussent toutes de celles qui conviennent plus aux affaires qu'au monde, je me sentais une estime involontaire pour le sérieux plein de noblesse, la gravité naturelle et un peu mélancolique qui régnait sur la figure comme dans les idées de cette espèce d'Alceste militaire, ne louant jamais, blâmant toujours, donnant à sa pensée un tour de satire et d'indignation qui tenait plutôt aux systèmes de son esprit qu'à la sécheresse de son coeur.
«Je vais vous apprendre une nouvelle qui vous surprendra beaucoup, me dit-il un jour, en entrant chez moi de fort bonne heure. Tandis que tous les souverains de la fabrique de Napoléon s'amusent à jouer à la royauté, pour faire fête à une archiduchesse d'Autriche; pendant que tous les prisonniers de la galère impériale tâchent, au milieu des libertés de ce bon Paris, d'oublier leur esclavage doré, le prince Eugène vient d'arriver subitement pour reposer ici sa noble tête des fatigues d'un métier auquel il a fallu ajouter bien d'autres corvées. Eugène est arrivé cette nuit auprès de sa femme et de ses enfans. Portant, jusque dans les relations privées, la sévérité de la discipline militaire, esclave des devoirs d'une position qu'il ne s'est point choisie, et qu'il ne saurait pas davantage quitter et modifier, Eugène, le modèle des fils, a été contraint d'immoler à l'orgueil du maître ses sentimens les plus chers. Il a rempli sa tâche, il les remplirait toutes. Enthousiaste de soumission comme d'autres le seraient de liberté, Eugène a été chargé de porter au sénat l'acte même qui fait descendre sa mère du titre d'épouse.
«—Mais les sentimens d'Eugène sont si connus, qu'il faut au contraire, selon moi, tirer de sa conduite la preuve du bon accord qui a dirigé ce grand acte politique du divorce de Napoléon et d'un second mariage.
«—Hélas oui! la conduite de Beauharnais doit être toujours de l'héroïsme, et moi qui lui suis attaché, non pas comme à un souverain, mais comme à un ami, comme à un frère, j'admire cette abnégation de dévouement qui lui a fait accepter la mission d'officier de l'état civil dans un acte qui répudiait sa mère. Cet homme, plein de vertu, ce soldat intrépide, cet enfant de la Victoire, n'a rien du temps où il est né. On dirait un petit-fils de Louis XIV, en adoration devant son père, élevé dans le génie de l'obéissance autant peut-être que dans celui du commandement, attendant pour penser et pour agir la pensée d'un maître, lui dont les pensées seraient si simples et si naturellement grandes!
«—Mais il me semble qu'il y a là plus de modestie que d'insuffisance. L'Empereur est bien un assez sublime modèle, pour que l'imitation et la soumission soient déjà un haut mérite et presque de la gloire.
«—Oui, l'Empereur est un grand homme, mais qui prend déjà les petitesses de la royauté; c'est bien la peine d'avoir tant de génie pour n'être qu'un plagiaire des monarchies décrépites! Je conçois jusqu'à un certain point qu'il ait saisi l'empire; mais homme nouveau, il devait en faire une chose nouvelle. C'est cette espérance qui l'a mis sur le pavois; c'est cette fidélité à son origine qui pouvait seule l'y soutenir. Tant mieux du reste qu'il se trompe; avec une monarchie plébéienne, il eût à jamais éloigné la république dont il eût retenu quelques unes des formes et des bienfaits; avec sa monarchie aristocratique, il rend inévitable la réaction de la liberté contre un gouvernement qui n'aura plus rien de commun avec elle. Il nous avait ravi toutes les chances par sa gloire; il nous les rend par son second mariage et ses puérilités royales. Il ne fait pas aujourd'hui divorce seulement avec Joséphine, mais avec les conditions de son existence. Ce n'est pas seulement un mari qui répudie sa femme, c'est un enfant qui renie sa mère. Fils de la révolution, le voilà qui demande des lettres de noblesse à l'Autriche, comme les gens d'autrefois, qui avaient fait fortune, achetaient des titres qui déguisassent leur naissance! Il est plaisant de voir le vainqueur de l'Europe acheter une savonnette à vilain.
«—Mais, mon ami, je n'entends rien à la politique, et vous me traitez comme un tribun. Je suis mieux que cela, ce me semble… Je suis une femme, et une femme, je vous le dis avec franchise, qui aime l'Empereur et qui l'admire. Sans être bien forte, je conçois la pensée de l'acte que vous blâmez tant. La république est un beau rêve, c'est l'idéal en fait de gouvernement. Mais j'ai entendu dire que les peuples avaient aussi besoin de positif, et que la monarchie était propre à le leur donner. Napoléon a été élevé à l'empire; point d'empire sans hérédité: je suis donc sûre qu'en se séparant de Joséphine, il n'a cru obéir qu'à un grand besoin public.
«—Eh bien! qu'il y obéisse; mais que la fortune change, et vous verrez s'il a bien fait de changer de famille: les peuples sont de meilleurs cousins que les rois; il le sentira au premier revers. Ce qu'il eût dû faire, puisqu'il voulait des héritiers, c'était d'épouser la fille d'un bourgeois de Paris.
«—Son génie saura enchaîner la fortune et se jouer des résistances.
«—Phrase de bulletin; il n'y a pas de position au-dessus de la foudre; le génie de la liberté seul est immortel, mais heureusement le génie du despotisme n'est que précaire et viager. On nous a un moment enivrés avec de la gloire, mais la raison nous reviendra. Cette gloire même est-elle la propriété de celui qui s'en sert pour nous asservir? La révolution n'a-t-elle pas aussi ses quatorze armées, ses quarante capitaines et sa moisson de lauriers? Et la révolution est traitée comme une vaincue. Ô mon ami! ô trop cher Oudet! ta mort sera vengée; ou plutôt la liberté, qui veut mieux qu'une vengeance, obtiendra tôt ou tard un triomphe.
«—Mais c'est folie, ce me semble, que de nourrir encore des idées républicaines.
«—C'est une folie qui ne passera jamais, Dieu merci. On peut bouleverser la terre, la remuer dans tous les sens; mais il est quelque chose qu'on ne change pas, c'est le coeur humain, et le coeur humain contient l'instinct de la liberté.
«—Mais combien y a-t-il de gens qui le conservent?
«—Plus que l'on ne croit. Si la tête qui porte à elle seule le monde monarchique actuel venait à être frappée, vous verriez toute cette fantasmagorie féodale disparaître. Trois hommes[5] suffiront peut-être pour révéler à l'univers le secret de ce pouvoir qui paraît gigantesque, qui l'est en effet, mais qui ne l'est que comme un homme.
«—Mon ami, vous me faites trembler avec vos idées sombres: quelle manie que de se faire ainsi le réformateur de l'espèce humaine! Qui vous a donné sa procuration?
«—En pareil cas, c'est le succès qui la donne.
«—Mais regardez autour de vous: il n'y a point d'échos qui répondraient à votre voix.
«—Erreur, erreur grave: il y a toujours des échos pour les pensées libérales et généreuses. L'armée est à l'Empereur comme à un chef, mais non pas comme à un maître. Nous sommes six mille engagés par le serment; nous nous battons, parce que le soldat français ne connaît que son drapeau, mais nous ne nous battons pas pour des fers. L'Italie, l'Allemagne, sont autant de fourmilières de sociétés secrètes. On en aura des nouvelles: tous les hommes sont frères pour la liberté.
«—Comment arrangez-vous tout cela avec votre attachement pour le prince
Eugène?
«—Je n'arrange rien: je le sers en ami, point en esclave. Oh! quel dommage qu'il ne puisse jouer le rôle de libérateur! Je l'ai tâté dans tous les sens: il n'a l'étoffe que des vertus privées; c'est un grand capitaine qui n'entend rien aux affaires. La guerre est son élément; l'Empereur son idole, sa religion. Il n'a pas été élevé comme Napoléon au sein du peuple. Mais lui, cet Empereur, qu'il était beau sous les faisceaux consulaires! sa capote grise lui allait mieux que son manteau semé d'abeilles. Alors toutes les passions du jeune homme étaient dans son coeur; qu'il a vieilli, puisqu'il lui faut aujourd'hui les hochets des vieilles cours! Arcole, Lodi, Marengo, rappelez-le un moment en Italie, que je le revoie dans l'éclat et la pureté de son premier caractère. Mais adieu, mon amie, je sens que l'émotion rouvre mes blessures. Il me reste encore du sang pour la patrie; il me tarde de retourner sur un champ de bataille. Là seulement je m'oublie, et la victoire me fait pardonner à la servitude.»
Ce discours m'avait étourdie: ce n'était pas la séduction d'Oudet, et c'étaient ses rêves effrayans. Mais comme par un secret souvenir de lui, par le prestige de ses idées reproduites, cette conversation s'est gravée dans ma mémoire, et il me semble l'entendre encore. Mon coeur avait besoin de distraction, car la politique me chagrine sans me convaincre, et me trouble par son fantôme que je ne peux saisir. J'allai me promener en dehors de la ville: j'avais à peine fait quelques pas que je rencontrai le vice-roi. Il était sans suite, sans cortége, donnant le bras à la princesse son épouse, ressemblant à un honnête citoyen, oubliant en quelque sorte la gloire pour goûter le bonheur domestique. Sa figure était empreinte d'une mélancolie douce que sa digne compagne semblait partager; on eût dit que ce grand capitaine sentait le besoin d'être protégé par un coeur de femme. C'était quelque chose de touchant que ce couple, élevé si haut par la fortune et par l'amour d'un peuple dont il était adoré, se réfugiant dans les douces affections de la famille, qui ne manquent jamais, et qui sont les seuls remèdes contre les grandes douleurs. Involontairement je pensai à Joséphine, à cette femme qui était la bonté même, et dont je croyais lire les chagrins sur les traits de son noble fils. Par un tout autre sentiment que l'officier qui avait vu dans le mariage de l'Empereur un divorce politique, moi j'y voyais seulement une sorte de désenchantement de sa destinée. Il y a de la fatalité dans la vie, et en voyant s'éloigner Joséphine des côtés du grand homme, il me semblait le voir abandonné de son bon ange, du génie secret qui avait protégé sa fortune!
Singulier rapprochement de souvenirs et d'émotions! Au moment où j'écris ce chapitre de mes Mémoires, on me remet des lettres de Bonaparte, général en chef de l'armée d'Italie, à Joséphine; leur lecture me rappelle des pressentimens autrefois éprouvés; elles sont pleines du plus curieux intérêt; elles jettent une douce lumière sur le coeur d'un homme que l'ambition plus tard occupa seule. En les lisant, je suis presque tentée, ainsi que l'ami d'Oudet, de préférer le consul à l'Empereur. Cette gloire désintéressée des premières campagnes d'Italie laissant tomber des rayons si purs, cette insouciance des grandeurs, ce presque mépris de la victoire, le monde entier disparaissant pour un jeune homme devant l'image d'une femme qu'il adore, voilà qui vaut mieux que de la politique, que de l'histoire peut-être, si tout ce qui regarde un homme extraordinaire comme Napoléon pouvait être autre chose que de l'histoire. Je suis heureuse qu'on m'offre de joindre ces pages si originales du coeur humain à mes Mémoires. On les lira, ainsi que moi, avec intérêt et avec passion: elles sont des hommages à deux personnes que j'ai connues, que j'ai aimées, que j'ai admirées; elles me replacent en quelque sorte dans le monde où j'ai vécu, et où je suis restée du moins par la reconnaissance.
Ces lettres sont curieuses par leur date, par leur protocole même: le général en chef de l'armée d'Italie à sa Joséphine, à sa douce amie! il m'est impossible de pas les transcrire dans toute l'originalité du hasard qui les a fait découvrir.
Sept heures du matin.
Je me réveille plein de toi… Ton portrait et le souvenir de l'enivrante soirée d'hier n'ont point laissé de repos à mes sens. Douce et incomparable Joséphine, quel effet bizarre faites-vous sur mon coeur!… Vous fâchez-vous, vous vois-je triste, êtes vous inquiète, mon ame est brisée de douleur, et il n'est point de repos pour votre ami… Mais en est-il donc davantage pour moi, lorsque, me livrant au sentiment profond qui me maîtrise, je puise sur vos lèvres, sur votre coeur, une flamme qui me brûle? Ah! c'est cette nuit que je me suis bien aperçu que votre portrait n'est pas vous, et… Tu pars à midi; je te verrai dans trois heures: en attendant, mio dolce amore, reçois un million de baisers, mais ne m'en donne pas, car ils brûlent mon sang.
À la Citoyenne BONAPARTE, à Paris.
Port Maurice, le 14 germinal.
J'ai reçu toutes tes lettres, mais aucune n'a fait sur moi l'impression de la dernière. Y penses-tu, mon adorable amie, de m'écrire en ces termes? Crois-tu donc que ma position n'est pas déjà assez cruelle, sans encore accroître mes regrets et bouleverser mon ame? Quel style! quels sentimens que ceux que tu peins! ils sont de feu; ils brûlent mon pauvre coeur! Mon unique Joséphine, loin de toi le monde est un désert où je reste isolé, et sans éprouver la douceur de m'épancher. Tu m'as ôté plus que mon ame; tu es l'unique pensée de ma vie. Si je suis ennuyé du tracas des affaires, si leurs vains titres et les hommes me dégoûtent, si je suis prêt à maudire la vie, je mets la main sur mon coeur: ton portrait y bat; je le regarde, et l'amour est pour moi le bonheur absolu à tout instant, hormis le temps que je me crois oublié de mon amie. Par quel art as-tu su captiver toutes mes facultés? Concentrer en toi mon existence morale, ma douce amie, qui ne finira qu'avec moi; vivre pour Joséphine, voilà l'histoire de ma vie. J'agis pour arriver près de toi; je me meus pour t'approcher. Insensé! je ne m'aperçois pas que je m'en éloigne…
Que de pays… que de contrées nous séparent!… Que de temps avant que tu lises ces caractères, faible expression d'une ame émue où tu règnes! Ah! mon adorable femme, je ne sais pas quel sort m'attend; mais s'il m'éloigne plus long-temps de toi, il me sera insupportable. Mon courage n'ira pas jusque-là.
Il fut un temps où je m'enorgueillissais de mon courage, et quelquefois en jetant les yeux sur tout le mal que pourraient me faire les hommes, sur le sort que pourrait me réserver le destin, je faisais…
Mais aujourd'hui l'idée que ma Joséphine pourrait être mal, l'idée qu'elle pourrait être malade; et surtout la cruelle, la funeste pensée qu'elle pourrait m'aimer moins, flétrit mon ame, arrête mon sang, me rend triste, abattu, et ne me laisse pas même le courage de la fureur et du désespoir.
Je me disais souvent jadis: les hommes ne peuvent nuire à celui qui meurt sans regret; mais aujourd'hui, mourir sans être aimé de toi! mourir dans cette certitude, c'est le tourment de l'enfer, c'est l'image vive et funeste de l'anéantissement absolu: il me semble que je me sens électrisé.
Mon unique compagne, toi que le sort a destinée pour faire avec moi le voyage pénible de la vie, le jour où je n'aurai plus ton coeur sera celui où la nature aride sera pour moi sans chaleur et sans végétation.
Je m'arrête, ma douce amie; mon ame est triste, mon corps est fatigué, mon esprit est étourdi. Les honneurs m'ennuient; je devrais bien les détester, ils m'éloignent de mon coeur.
Je fuis Port-Maurice par Oneille; demain je suis à Albenga. Les deux armées se remuent, nous cherchons à nous tromper, au plus habile la victoire. Je suis assez content de Beaulieu; il manoeuvre assez bien, il est plus fort que son prédécesseur: Je le battrai, j'espère, de la belle manière. Sois sans inquiétude: aime-moi comme…
Douce amie, pardonne-moi, je délire; la nature est faible pour qui sent vivement, pour celui que tu animes.
B.
À Barras, Tallien, madame Tallien, amitiés sincères; à madame
Château-Renaud, civilités d'usage; à Eugène et Hortense, amour
vrai.
Adieu, adieu, je me couche sans toi; je dors mieux sans toi. Je t'en prie, laisse-moi dormir: voilà plusieurs fois que je te serre dans mes bras… mais, mais ce n'est pas toi.
À la Citoyenne BONAPARTE, chez la Citoyenne Beauharnais, rue Chantereine, n° 6, à Paris.
Albenga, le 16 germinal.
Il est une heure après minuit: on m'apporte une lettre, elle est triste; mon ame en est affectée: c'est la mort de Chauvet. Il était ordonnateur en chef de l'armée; tu l'as vu chez Barras quelquefois, mon amie. Je sens le besoin d'être consolé: c'est entièrement en toi seule, dont la pensée peut tant influer sur le faible moule de mes idées, qu'il faut que j'épanche mes peines. Qu'est-ce que l'avenir? qu'est-ce que le passé? qu'est-ce que nous? quel fluide magique nous environne et nous cache les choses qu'il nous importe le plus de connaître? Nous naissons, nous vivons, nous mourons au milieu du merveilleux: est-il étonnant que les prêtres, les astrologues, les charlatans aient profité de ce penchant, de cette circonstance singulière pour promener nos idées et les diriger au gré de leurs passions? Chauvet est mort; il me fut attaché, il eût rendu à la patrie des services essentiels; son dernier mot a été qu'il partait pour me joindre… Oui, je vois son ombre, elle me tend les bras; son ame est dans les nuages; elle veillera à mon destin. Mais, insensé, je verse des larmes sur l'amitié, et qui me dit que déjà je n'en aie à verser d'inépuisables! Ame de mon existence, écris-moi tous les courriers, je ne saurais vivre autrement. Je suis très occupé: Beaulieu remue son armée; nous sommes en présence. Je suis un peu fatigué; je suis tous les jours à cheval. Adieu, adieu, adieu. Je vais dormir, le sommeil me console; il te place à mes côtés; je te vois dans mes bras. Mais au réveil, hélas! je me trouve seul et loin de toi.
Bien des choses à Barras, à Tallien et à sa femme.
À la Citoyenne BONAPARTE, chez la Citoyenne Beauharnais, rue Chantereine, n° 6, chaussée d'Antin, à Paris.
Albenga, le 18 germinal.
Je reçois une lettre que tu interromps pour aller, dis-tu, à la campagne, et après cela tu te donnes le ton d'être jalouse de moi, qui suis ici accablé d'affaires et de fatigues. Ah! ma bonne amie!… Il est vrai que j'ai tort: dans le printemps la campagne est belle, et puis l'amant de dix-neuf ans s'y trouvait sans doute. Le moyen de perdre un instant de plus à écrire à celui qui, éloigné de toi, ne pense, ne vit, ne jouit, n'existe que par ton souvenir! Je lis tes lettres comme on dévore après six heures de chasse un mets que l'on aime. Je ne suis pas content; ta dernière lettre est froide comme l'amitié; je n'y ai pas trouvé ce feu qu'offrent tes regards et que j'ai cru quelquefois y voir. Mais quelle est cette bizarrerie? J'ai trouvé que tes lettres précédentes oppressaient trop mon ame. La révolution qu'elles y produisent offusque mon esprit et asservit mes idées. Je désire des lettres plus froides.
La crainte de ne pas être aimé de Joséphine, l'idée de la voir inconstante, de la.. Mais je me forge des peines; il en est tant de réelles! faut-il encore s'en fabriquer!!! Tu ne peux pas m'avoir inspiré un amour semblable sans le partager; et avec ton ame, tes pensées, ta raison, l'on ne peut pas en retour de l'abandon donner en échange le coup de mort.
J'ai reçu la lettre de madame Château-Renaud. J'ai écrit au ministre… J'écrirai de même à la première, à qui tu feras les complimens d'usage. Amitié vraie à madame Tallien et à Barras.
Tu ne me parles pas de ton vilain estomac; oh, je le déteste! Adieu jusqu'à demain, o mio dolce amore, un souvenir de mon unique femme et une victoire du destin, voilà mes souhaits; un souvenir unique, en tout digne de celui qui pense à toi tous les instans.
Mon frère est ici. Il a appris mon mariage avec plaisir. Il brûle de l'envie de te connaître. Je cherche à le décider à venir à Paris. Sa femme est accouchée; elle a fait une fille, et t'envoie pour présent une boîte de bonbons de Gênes. Tu recevras des oranges et des parfums que je t'envoie.
À onze heures du soir.
Je suis au lit; je pars dans une heure pour Verceil. Murat doit être ce soir à Padoue. L'ennemi est fort dérouté, il ne tardera pas à évacuer. J'espère dans dix jours être dans les bras de ma Joséphine, qui est toujours bien bonne, quand elle ne pleure pas et ne fait pas la civetta. Ton fils est arrivé ce soir; je l'ai fait visiter, il se porte bien. Mille choses tendres. J'ai reçu la lettre de M… Je lui enverrai par le prochain courrier mes livres. Souviens-toi de m'écrire deux mots sur Paris.
Tout à toi.
À la Citoyenne BONAPARTE.
Au quartier général, le 5 floréal, an 4e de la République.
LE GÉNÉRAL EN CHEF DE L'ARMÉE D'ITALIE À SA DOUCE AMIE.
Mon frère te remettra cette lettre. J'ai pour lui la plus vive amitié. Il obtiendra, j'espère, la tienne. La nature l'a doué d'un caractère doux et inaltérablement bon. Il est tout plein de bonnes qualités. J'écris à Barras pour qu'il le nomme consul dans quelque port d'Italie. Il désire vivre éloigné, avec sa petite femme, du grand tourbillon et des grandes affaires. Je te le recommande.
J'ai reçu tes lettres du 16 et du 21. Tu as été bien des jours sans m'écrire: que fais-tu donc? Oui, ma bonne amie, je ne suis pas jaloux, mais quelquefois inquiet. Viens vite; je te préviens: si tu tardes, tu me trouveras malade: les fatigues et ton absence, c'est tout à la fois.
Tes lettres font le plaisir de mes journées, et nos journées heureuses ne sont pas fréquentes. Junot porte à Paris vingt-deux drapeaux; tu dois revenir avec lui. Songe à mes peines continues, si j'avais le malheur de le voir revenir seul. Adorable amie, il te verra, il respirera dans ton temple, peut-être même lui accorderas-tu la faveur unique et inappréciable de baiser ta joue, et moi je serai seul ici, et bien loin! Mais tu vas venir, n'est-ce pas? Tu vas être ici à côté de moi, sur mon coeur, dans mes bras, sur ma bouche. Plus de retard; viens, viens, mais voyage doucement. La route est longue, mauvaise, fatigante. Si tu allais verser et prendre mal; si la fatigue… Va doucement, mon adorable amie, mais sois souvent en rapport avec moi par la pensée.
J'ai reçu une lettre d'Hortense; elle est tout-à-fait aimable. Je vais lui écrire; je l'aime bien, et je lui enverrai bientôt les parfums qu'elle désire avoir.
Lis à mon intention le chant de:
Loin de ton bon ami pensant à lui.
Je ne sais pas si tu as besoin d'argent, car tu ne m'as jamais parlé de tes affaires. S'il t'en faut, tu en demanderas à mon frère qui a deux cents louis à moi. Si tu as quelqu'un à placer, tu peux l'envoyer, je le placerai.
À la Citoyenne BONAPARTE, rue Chantereine, n° 6, à Paris.
Au quartier général de Tortone, midi, le 27 floréal an 4e de la
République, une et indivisible.
BONAPARTE, général en chef de l'armée d'Italie,
À JOSÉPHINE.
Ma vie est un cauchemar perpétuel; un pressentiment funeste m'empêche de respirer. Je ne vis plus, j'ai perdu plus que la vie, plus que le bonheur, plus que le repos; je suis presque sans espoir. Je t'expédie un courrier; il ne restera que quatre heures à Paris, et me rapportera ta réponse. Écris-moi dix pages, cela seul peut me consoler un peu… Tu es malade, tu m'aimes; je t'ai affligée, tu es grosse et je ne te verrai pas!… Cette idée me confond. J'ai tant de torts envers toi que je ne sais comment les expier. Je t'ai accusée de rester à Paris, et tu y étais malade. Pardonne-moi, ma bonne amie! L'amour que tu m'as inspiré m'a ôté la raison: je ne la retrouverai jamais, si tu ne guéris pas de ce mal-là. Mes pressentimens sont si funestes que je m'abonnerais à te voir, te presser deux heures contre mon coeur et mourir ensemble!…
Qui est-ce qui a soin de toi? J'imagine que tu as fait appeler Hortense; j'aime mille fois mieux cette aimable enfant, depuis que je pense qu'elle peut te consoler un peu. Quant à moi, point de consolations, point de repos, point d'espoir, jusqu'à ce que j'aie reçu le courrier que je t'expédie. Je n'ai pas une ligne qui m'explique ce que c'est que ta maladie, et jusqu'à quel point elle doit être longue; si elle est dangereuse, je t'en préviens, je pars de suite pour Paris; mon arrivée vaincra la maladie; j'ai été toujours heureux; jamais mon sort ne résiste à ma volonté, et aujourd'hui je suis frappé dans ce qui me touche uniquement. Joséphine, comment peux-tu rester tant de temps sans m'écrire? la dernière lettre est du 3 du mois; elle est affligeante pour moi; je l'ai cependant dans ma poche. Ton portrait et tes lettres sont sans cesse devant mes yeux.
Je ne suis rien sans toi, je conçois à peine comment j'ai pu exister sans te connaître. Ah! Joséphine, si tu eusses eu mon ame, serais-tu restée depuis le 29 au 16 pour partir? Aurais-tu prêté l'oreille à des amours perfides qui voulaient peut-être te tenir éloignée de moi? J'abhorre tout le monde, j'en veux à tout ce qui t'entoure; je te calcule partie depuis le 5, et le 15 arrivée à Milan.
Joséphine, si tu m'aimes, si tu crois que tout dépend de ta conservation, ménage-toi; je n'ose pas te dire de ne pas entreprendre un voyage aussi long et dans les chaleurs. Au moins, si tu n'es dans le cas de faire la route, va à petites journées; écris-moi à toutes les couchées; expédie-moi d'avance tes lettres. Toutes mes pensées sont concentrées dans ton alcôve, dans ton lit, sur ton coeur. Ta maladie, voilà ce qui m'occupe la nuit et le jour; sans appétit, sans sommeil, sans intérêt pour l'amitié, pour la gloire, pour la patrie. Le monde n'existe pas plus pour moi que s'il était anéanti. Je tiens à l'honneur, parce que tu y tiens; à la victoire, parce que cela te fait plaisir; sans quoi j'aurais tout quitté pour me rendre à tes pieds.
Quelquefois je me dis: Je m'alarme sans raison; déjà elle est guérie, elle part, elle est partie, elle est peut-être déjà à Lyon: vaine imagination! Tu es dans ton lit, souffrante, plus belle, plus intéressante, plus adorable: tu es pâle… Mais quand seras-tu guérie? Si l'un de nous deux devait être malade, ne devait-ce pas être moi? Plus robuste et plus vigoureux, j'eusse supporté la maladie plus facilement. La destinée est cruelle, elle me frappe dans toi; ce qui me console quelquefois, c'est de penser qu'il dépend du sort de te rendre malade, mais qu'il ne dépend de personne de m'obliger à te survivre.
Dans ta lettre, ma bonne amie, il faut me dire que tu es certaine que je t'aime au delà de ce qu'il est possible d'imaginer; que tu es persuadée que tous mes instans te sont consacrés; que jamais il ne se passe une heure sans penser à toi; que jamais il ne m'est venu dans l'idée de penser à une autre femme; qu'elles sont toutes à mes yeux sans grâce, sans beauté, sans esprit; que tu vis tout entière, telle que je t'ai vue, telle que tu es pour me plaire et absorber toutes les facultés de mon ame; que tu en as touché toute l'étendue; que mon coeur n'a point de replis intérieurs, point de pensées, qui ne te soient abandonnés; que mes forces, mon bras, mon esprit, sont tout à toi; que mon ame est dans ton corps, et que le jour où tu aurais changé, où tu cesserais de vivre, serait celui de ma mort………………………………………. Si tu n'étais pas tout cela, si ton ame n'en est pas pénétrée, tu m'affliges; tu ne m'aimes pas. Il est un fluide magnétique entre les personnes qui s'aiment… Tu sais bien que jamais je ne pourrais te voir un amant, encore moins t'en offrir un. Lui déchirer le coeur et le voir serait pour moi la même chose; et après, si je portais peut-être la main sur ta personne sacrée… non, je ne l'oserais jamais, mais je sortirais d'une vie où ce qui existe de plus vertueux m'aurait trompé.
Mais je suis sûr et fier de ton amour; ces malheurs sont des épreuves qui nous décèlent mutuellement toute la force de notre passion. …………………………………………… Mille baisers sur tes yeux, sur tes lèvres… Adorable femme, quel est ton ascendant! Je suis bien malade de ta maladie: j'ai encore une fièvre brûlante………………….. Ne garde pas plus de six heures le courrier, et qu'il retourne de suite m'apporter la lettre chérie de ma souveraine.
À la Citoyenne BONAPARTE, rue Chantereine n° 6, à Paris.
Au quartier général de Pistoa en Toscane, le 13 messidor, an 4e de la République.
BONAPARTE, général en chef de l'armée d'Italie,
À JOSÉPHINE.
Depuis un mois je n'ai reçu de ma bonne amie que deux lettres de trois lignes chacune. A-t-elle des affaires? Celle d'écrire à son bon ami n'est donc plus un besoin pour elle? Vivre sans penser à Joséphine, ce serait pour son ami être mort, ne plus exister. Ton image embellit ma pensée, et égaie le tableau sinistre et noir de la mélancolie et de la douleur. Un jour peut-être viendra où je te verrai, car je ne doute pas que tu ne sois encore à Paris; eh bien! ce jour-là je te rapporterai mes poches pleines de lettres que je ne t'ai pas envoyées, parce qu'elles étaient trop courtes, bien courtes en un mot. Bon Dieu, dis-moi, toi qui sais si bien faire aimer les autres sans aimer, sais-tu comment on guérit de l'amour? Je paierais ce remède bien cher. Tu devais partir le 5 prairial: bon que j'étais! je t'attendais le 13, comme si une petite femme pouvait abandonner ses habitudes, ses amis, sa madame Tallien, un dîner chez Barras et une représentation d'une pièce nouvelle, et fortuné, oui fortuné! tu aimes tout plus que ton mari; tu n'as pour lui qu'un peu d'estime et une portion de cette bienveillance dont ton coeur abonde. Tout les jours me récapitulent tes torts, tes fautes, et je me bats le flanc pour ne plus en voir, car voilà-t-il pas que je t'aime davantage? Enfin, mon incomparable petite mère, je vais te dire mon secret.
Eh bien! je t'en aimerai enfin davantage. Si ce n'est pas là folie, fureur, délire!!! Et je ne guérirais pas de cela?… Oh! si, pardieu, j'en guérirai. Mais ne va me dire que tu es malade; n'entreprends pas de te justifier; bon Dieu, tu ne peux douter que je t'aime à la folie, et jamais mon pauvre coeur ne cessera d'adorer son amie. Si tu ne m'aimais pas, mon sort serait bizarre.
Après ta maladie et puis ce petit enfant qui se remuait si fort qu'il te faisait mal? Mais tu as passé Suze; tu seras le 10 à Turin et le 12 à Milan, où tu m'attendras. Tu seras en Italie et je serai encore loin de toi. Adieu, ma bien-aimée: un baiser sur ta bouche, un autre sur ton coeur, et un autre sur ton petit enfant.
Nous avons fait la paix avec Rome qui nous donnait de la gêne; nous serons demain à …, et le plus tôt que je pourrai dans tes bras, à tes pieds, sur ton sein.
À la Citoyenne BONAPARTE, rue Chantereine, n° 6, à Paris.