Mémoires d'une contemporaine. Tome 4: Souvenirs d'une femme sur les principaux personnages de la République, du Consulat, de l'Empire, etc...
CHAPITRE CV.
Retour à Florence.
Une lettre du directeur du théâtre de la cour m'ayant prévenue du retour prochain de S. A. I. la grande-duchesse de Toscane, je quittai Milan et rentrai à Florence, où en effet Élisa arriva deux jours après. Je repris mes libres habitudes et mon heureuse position auprès d'elle. Le bruit se répandit, quelque temps après, du prochain licenciement de la troupe française, qui était plus un objet de luxe que d'agrément réel, qui coûtait fort cher à la princesse, et qui était pourtant fort peu goûtée du public de Florence et de Pise, où elle jouait alternativement. Je ne m'inquiétai pas plus de ces rumeurs que si elles ne m'eussent intéressée en aucune façon; mon sort était en effet à cette époque fort peu lié à la prospérité du théâtre. Mais les autres artistes étaient aux champs: avant cette alerte de congé, ce n'était parmi eux que lamentations sur l'ennui de vivre dans un pays dont la langue, les usages, les rejetaient si loin des douceurs de Paris; ceux qui s'étaient le plus répandus en murmures furent ceux pourtant qui montrèrent le plus de craintes de perdre les avantages qu'ils ne sentaient pas assez la veille, des devoirs peu fatigans, des appointemens fort beaux et surtout fort exacts. J'aimais la France beaucoup plus peut-être que nos comiques Jérémies pleurant sur leur séjour à l'étranger, mais je n'aimais pas à les entendre dénigrer cette bonne Toscane qui les nourrissait si généreusement, et j'avoue que j'écoutais avec un malin plaisir leurs regrets nouveaux, et leur terreur de s'entendre dire bientôt: «Vous êtes libres de quitter les tristes rives de l'Arno pour les bords préférés de la Seine.»
La princesse eut la bonté de me rassurer contre les suites de ce licenciement du théâtre français, s'il avait lieu. «Je ne suis point encore décidée, me dit-elle; ma caisse me commande peut-être ce sacrifice, pour lequel mes sujets sont d'ailleurs peu disposés à la reconnaissance, mais j'aime à le supporter comme un hommage à ma patrie. Au surplus, je vous le répète: votre sort ici est indépendant des destinées de l'art dramatique; vous êtes toujours sûre de mon intérêt, de ma protection. Je ne vous parle pas de votre traitement; il n'y sera changé quelque chose que pour l'améliorer. Votre dévouement m'est si connu et si précieux, que je veux le mettre à une épreuve nouvelle. Vous aimez les distractions, les courses, les promenades; arrangez-vous pour partir d'ici à quelques jours. Rendez-vous à Naples par la route que vous voudrez; vous recevrez dans cette ville mes instructions; elles seront claires, précises et courtes; j'espère surtout qu'elles seront secrètes. C'est là une mission extraordinaire, tout-à-fait en dehors de vos fonctions, et qui sera l'objet d'un traitement spécial.»
Je ne me le fis pas dire deux fois; mon amour-propre était flatté de la confiance qui m'était témoignée; mon humeur ne s'arrangeait pas moins de la liberté qu'on lui laissait. J'étais toute fière, après tant de courses militaires, de m'élever jusqu'au voyage diplomatique. Je partis donc de Pise avec une personne dont j'avais fait connaissance dans cette ville, et qui retournait à Rome: c'était un riche négociant, d'un caractère éminemment sociable, avec lequel le voyage ne pouvait être que plus agréable et plus commode. Quoique j'eusse plusieurs fois passé par Sienne, je ne pus en approcher sans me rappeler cette citation tant répétée de la paysanne siennoise au voyageur qui demandait s'il était près de cette ville:
Salite il monte scendete al piano ecco vi Siena;
style presque poétique, et pourtant populaire dans le bel idiome de ces belles contrées.
Ce jour-là même nous rencontrâmes, sans doute pour le plaisir du contraste, un individu qui, bien qu'Italien, nous fit, par son dialecte barbare, oublier la poésie du langage toscan. Il était assis sur un bord de ravin; son air d'accablement et de douleur me touchèrent. Mon généreux compagnon s'en aperçut, devina ma pensée, et nous nous approchâmes. Nous interrogions un Italien, et pendant un quart d'heure nous ne fîmes presque que jouer une scène de la tour de Babel. Cettini, mon compagnon de voyage, allait s'impatienter, si la pitié ne lui eût rendu de l'indulgence. «Mon ami, lui dis-je, la misère qu'on peut secourir n'est-elle pas par elle-même assez éloquente? La bienfaisance est une langue universelle; peu la parlent, mais tout le monde la comprend;» et nous voilà aussitôt restaurant de quelques unes des provisions de notre voiture bien garnie l'estomac trop à jeun du pauvre homme. La reconnaissance lui délia un peu la langue, et voici ce que nous apprîmes: c'était un marin qui revenait de l'hôpital de Naples par terre, dans l'espoir de trouver à Rome un parent devenu riche; le parent était mort, mais la justice et l'Église avaient préalablement saisi la petite fortune. Notre pauvre diable s'était présenté, mais sans aucun des actes qui pouvaient le faire reconnaître par la loi. Arrivé avec l'espoir de s'enrichir, il n'obtint pas même de ceux qui l'avaient dépouillé quelques secours dans son dénuement; il fut chassé de Rome comme un imposteur et un vagabond. Touchés de tant de malheurs, nous fîmes monter le pauvre homme sur le siége de la calèche. On a le coeur plus content quand on a fait un peu de bien; notre bienfaisance se ressentait de nos caractères; elle n'avait rien de grave ni d'imposant. Cettini me disait que, ne fût-ce que par coquetterie, les femmes devraient toutes être sensibles, assurant qu'il ne m'avait jamais trouvée si belle que dans ce moment. C'était un très aimable et très galant homme que Cettini, et après tant d'années je me plais à rendre cet hommage à son coeur. À la première poste, nous interrogeâmes de nouveau notre voyageur: assurés de tout l'intérêt qu'il méritait, Cettini lui assura son retour jusqu'à Livourne, avec une lettre de passage sur une felouque pour Gênes, et une autre pour un des meilleurs patrons de barque de ce port, tout cela accompagné d'un peu d'argent. Il n'y a rien de flatteur comme les aubergistes; ils sont capables même d'être sensibles pour plaire aux bons voyageurs, c'est-à-dire à ceux qui ont de l'argent. Ils avaient bien excellente opinion de nous, car ils accablèrent aussi de petites générosités notre protégé. Habillé des pieds jusqu'à la tête par mes soins, Lorenzo parut devant nous dans un état d'élégance grossière et de propreté rustique qui nous charma.
C'est à neuf heures du matin que nous étions arrivés à la poste. Nous résolûmes d'attendre la fin de la journée pour nous mettre en route, moment délicieux dans ces belles contrées. Les postes en Italie sont fort mal servies: leur réputation égale celle des hôtelleries d'Espagne; les postillons, naturellement paresseux, l'étaient encore davantage et pour cause: Cettini les payait double pour qu'ils allassent plus lentement. Nous avions bien fait un mille au pas, lorsque nous vîmes au loin, malgré la nuit tombante, un homme qui agitait un mouchoir: ordre immédiat d'arrêter. Nous voyons accourir haletant notre pauvre Lorenzo. Il n'avait pas dit un mot, que tout bas je me disais: il y va pour nous d'un grand danger; Lorenzo vient nous avertir: un bienfait n'est jamais perdu. Je regarde alors notre postillon; sa conscience était sur sa figure et sa figure était affreuse. Lorenzo nous dit: «Six hommes vous ont devancés dans une cariole, je suis surpris qu'ils ne vous aient pas encore rencontrés; je crois le postillon d'intelligence avec eux: mais il faut marcher; je vais me mettre sur le siége.» Lorenzo avait une carabine, Cettini en avait une aussi et deux pistolets. Je m'en charge! m'écriai-je. Mais heureusement la présence d'esprit de notre reconnaissant protégé, une lieue plus loin, près des mines d'un vieux château, nous aperçûmes trois hommes regardant de notre côté, et notre postillon de ralentir ses chevaux. Alors Lorenzo lui ordonne d'une voix foudroyante de prendre le galop, appuyant son ordre de la menace de lui casser les reins d'un coup de carabine. Il obéit, et la peur sembla se communiquer aux pauvres bêtes. Nous dépassâmes avec la rapidité de l'éclair les trois brigands, qui, se voyant découverts, ne firent aucune tentative. À la première poste, le postillon disparut; Cettini fit sa déclaration. Nous prîmes un autre guide; mais nous crûmes, par prudence, devoir faire changer Lorenzo d'itinéraire, et Cettini l'adressa directement à Venise.
Je n'avais pas eu peur pendant le danger; mais après, en me rappelant les horribles figures que nous avions rencontrées, il me prit des tressaillemens qui, pendant plusieurs jours, me revinrent pendant mon sommeil. Nous restâmes quelques jours à Sienne. Toutes, les curiosités qu'elle renferme disparurent devant une autre curiosité plus terrible: le lendemain de notre arrivée, il y eut deux violentes secousses de tremblement de terre. Comment peindre cet effrayant mystère de la nature et tout ce qu'il me fit éprouver!… Il était près de deux heures après midi: une chaleur lourde, un jour triste chargeaient l'atmosphère. Je reposais sur un canapé dans un salon au premier étage, ayant vis-à-vis de moi un énorme trumeau de Venise. J'allais céder à mon accablement, je me soulevais pour poser sur un fauteuil un livre que je tenais encore; tout à coup un bruit épouvantable éclate au-dessus du plafond qu'il ébranle; semblable au craquement des roues d'une voiture qui se brise, la glace s'échappe des crochets dorés qui la soutenaient, et reste suspendue et se balançant; les deux battans de la porte s'ouvrent. Seule, glacée, immobile, je regarde avec un stupide effroi les effets dont la terrible cause cessa si vite que, sans le désordre qui ne l'attestait que trop, j'aurais récusé le témoignage de mes sens. Des cris, des lamentations se font entendre: Cettini s'élance en ce moment vers moi et tombe à mes genoux. À l'instant de la secousse qui causa d'énormes dommages, Cettini se trouvait à l'hôtel-de-ville, sur la place, où la population tout entière s'était précipitée. Occupé de moi seul, il était accouru. Une partie dalla Grande Locunda est tombée. Il me dit ensuite qu'il avait cru à l'aspect de cette scène devenir fou; il faut des secours. Ah, Dieu! je vous ai trouvée ici, s'écria-t-il en m'enlaçant dans ses bras et en me portant jusqu'à son appartement. Tout était tellement confusion dans l'hôtel, qu'on trouva tout naturel qu'il m'enlevât ainsi: les Italiens ont une vivacité d'action qui flatte toujours la vanité d'une femme; je fus ainsi transportée, et malgré ma récente terreur, je ne sentis que le dévouement passionné dont j'étais l'objet. Notre nouveau logement nous rapprochait de la campagne; le lendemain, au jour, nous montâmes à cheval pour aller juger par nous-mêmes des désastres de la veille. Dans ce moment, on nous parla d'un miracle! je désirai beaucoup le vérifier. On nous montra à côté de trois pouces de murs écroulés, un pilier qui, quoiqu'un peu brisé, laissa voir une vierge en plâtre. La tradition du pays était que cette vierge, au moment de la secousse, avait fait un signe, et aussitôt cette secousse avait cessé, tous les murs s'étaient en quelque sorte redressés. J'eus l'air d'être convertie à la foi et à la crédulité, et je donnai à pleines mains des aumônes. Cettini parlait avec émotion, avec enthousiasme, avec d'éloquentes citations d'auteurs; mais il me dit bientôt qu'il avait été élevé chez les Jésuites, et finit par me faire rire aux larmes, en me faisant part de sa haine contre cet ordre célèbre, et pour l'état de prêtre, auquel on l'avait destiné. «À douze ans, me dit-il, j'étais déjà amoureux de la fille de notre jardinier; il y eut une amourette éventée, une scène d'éclat, un des élèves renvoyé. On nous sermonna en masse, on me sermonna surtout en particulier. Un insinuant Mentor m'arracha facilement mon secret alors, me faisant une horrible peinture des plus doux sentimens. À l'aspect des privations, des chaînes et des sermons du séminaire, je pris le courage d'une audacieuse résolution; possédant deux sequins, je me crus riche, j'enlevai Gionettina, et je voulus courir avec ma maîtresse chercher une vie d'amour dans les forêts du Nouveau-Monde, ayant pour lit nuptial les fleurs du printemps et la nature seule pour confidente. Mais Gionettina ne comprenait pas autant que moi cette société de la nature; je perdis deux jours sans la persuader, et le lendemain je fus repris par ma famille et envoyé pour mes péchés chez un vieux curé de Terracine. Au bout de six mois, je parvins encore à m'échapper, et cette fois la chose fut plus sérieuse. Je rencontrai à Livourne un ami de famille; moins qu'elle ami de la contrainte, il m'aida à entrer dans une riche maison de commerce. Je captivai l'intérêt de mon patron, et ce fut l'origine de ma fortune. Me sentant tout-à-fait indigne d'entrer dans les ordres, et respectant assez la religion dans laquelle je suis né pour ne pas la compromettre et l'exposer au scandale, j'ai quitté toute idée de vie contemplative; l'industrie m'a payé de mes labeurs, et une fortune solide, honorablement acquise, en a été la récompense. Depuis trente-deux ans établi à Rome, je suis content, bon citoyen et bon vivant: n'est-il pas vrai, mon aimable amie, que cela vaut mieux que la perspective d'un couvent?»
Nous avions quitté Sienne avec tant de précipitation que ce que nous avions le plus complétement oublié, c'était notre aventure avec le postillon. C'est ici le cas de dire que la justice ne perd jamais ses droits, car nous reçûmes une citation pour déposer devant le magistrat, ce qui nous obligea d'arrêter et de faire de fort ennuyeuses démarches. Cettini était heureusement connu dans le pays, et un de ses correspondans se chargea de les suivre. Cettini, aussi complaisant qu'aimable, consentit à ne plus voyager de nuit pour éviter les brigands, et autant que cela peut-être, les procédures auxquelles ils vous exposent.
CHAPITRE CVI.
Rome.—Lucien Bonaparte.—Les statues de princes Borghèse.—La bulle du pape Pie VII.
Partie avec toute la sécurité de mon heureuse insouciance, comptant d'ailleurs sur Élisa comme sur une Providence terrestre, j'arrivai à Rome sans me tourmenter beaucoup de la mission qui était l'objet de mon voyage. Le bon et honnête général Miollis avait alors le haut commandement des États romains, et certes ce n'est pas un médiocre éloge pour lui d'avoir mérité l'estime et presque la reconnaissance publique d'une ville où il avait eu à exécuter de si sévères mesures.
J'aurais eu grande envie de voir Lucien Bonaparte, qui alors s'était fait à Rome une sorte d'exil volontaire; mais la princesse Élisa m'avait positivement interdit, dans mon audience de congé, d'avoir à Rome le moindre rapport avec son frère, et même de me présenter chez lui. Était-ce désapprobation des opinions que Lucien n'avait pas craint de conserver? était-ce un simple mouvement de cette jalousie des princes qui ne veulent pas que le dévouement qu'on leur porte soit partagé, et que les personnes auxquelles elles font l'honneur d'une certaine confiance, soient exposées par de trop nombreuses relations à laisser pénétrer des confidences?
J'eus beau, à l'aide de quelques mots, provoquer Élisa sur la singulière défense qu'elle m'imposait, je ne pus rien pénétrer, si ce n'est qu'à cet égard la volonté de la duchesse était ferme et très sérieuse.
Je ne crus pas être infidèle à mes instructions, en me contentant de voir quelques personnages de l'intimité de Lucien, et en visitant sa belle villa bâtie sur les ruines de Tusculum. J'aurais aimé à recevoir du coeur d'un ancien ami quelques révélations sur l'espèce de divorce par lequel il avait cru devoir se séparer de toute sa famille. C'était, du reste, une position piquante que cet aîné d'une famille de rois, resté simple citoyen sous le despotisme fraternel, pouvant dire au maître du monde: «À Saint-Cloud, j'ai fait des souverains et n'ai pas voulu l'être;» ayant été consoler ses regrets républicains à Rome, et, sous les abris de ce Tusculum où Cicéron, avant lui, avait soustrait la liberté de ses paroles à la tyrannie d'Octave. Le titre de sénateur, dénomination encore républicaine, était le seul que Lucien avait voulu accepter et porter. L'estime publique l'entourait à Rome; il y faisait beaucoup de bien, encourageait les artistes de tout genre, et ne semblait trouver plaisir au luxe dont il décorait ses jardins, que parce qu'ils devenaient ainsi l'occasion de beaucoup de travail et de bien-être pour les autres. Lucien, qui ne m'avait jamais plu à Paris, gagnait dans mon affection par tout ce qu'on entendait dire, et redoublait mes regrets de la cruelle instruction qu'on m'avait donnée. «Tandis que son frère, me disait un de ses amis, met Charlemagne en action, Lucien le met en poëme; il allie le goût des vers à la passion de l'indépendance; il est resté tribun et académicien, et je suis sûr que la seule privation qu'il sente ici, c'est de ne pouvoir assister aux séances de l'institut; je ne suis pas grand connaisseur dans ces sortes de matières, mais je soutiens que dans une situation si bizarre, les vers du frère de Napoléon sont estimables par le seul fait de leur contraste avec les occupations du reste de sa famille. Qui refuse la couronne de roi mérite bien la palme de poëte.
«—Mais êtes-vous bien sûr que le désintéressement de Lucien soit sincère?
«—Est-ce qu'on est sûr de quelque chose avec le coeur humain; mais je sais au moins que Lucien lit fort peu le Moniteur, et lit beaucoup le Mercure de France. Et moi, voyez-vous, je juge les hommes sur leurs lectures, comme d'autres sur les physionomies. Dis-moi ce que tu lis, et je te dirai ce que tu penses; voilà mon système d'observation morale, et il en vaut bien un autre.
«—L'idée est originale, mais est-elle bien juste? Avec de l'esprit, ne peut-on pas donner le change sur ses intentions par l'arrangement de certaines habitudes? Devrais-je apprendre ce secret de quelques ambitions à un homme d'esprit, qui habite non loin du palais que sut habiter si long-temps Sixte-Quint?
«—Vous direz tout ce que vous voudrez, ma belle dame: quiconque dans ce temps-ci lit ou fait des vers ne peut être réputé ambitieux.
«—Je ne vous dis pas que Lucien soit ambitieux; je le connais, je lui sais l'ame assez haute pour n'avoir point, dans tous les cas, une ambition vulgaire.
«—Vous avez raison; car plusieurs de ses autres intimes prétendent qu'on lui a offert le trône de Portugal, mais qu'il l'a refusé, parce que ce trône eût été trop voisin de celui d'Espagne, dont la grandeur eût éclipsé le sien. Mais ce qui l'empêchera d'être roi, autant que des répugnances que je crois réelles, et des opinions qui, devant moi, ont toujours été positives, c'est qu'il n'a point dans le caractère cette souplesse et cette docilité exigées par Napoléon. Il ne ferait pas de la couronne une commission militaire, une lieutenance commode et facile; il arrangerait la royauté à sa manière, suivant ses idées. Son frère est trop habile pour avoir songé, comme on le dit, à le faire roi de l'Espagne et des Indes. Son ambassade à Madrid avait donné sa mesure de soumission, et il y aurait eu meilleur marché de continuer à avoir affaire avec les souverainetés anciennes.
«—Quoi qu'il en soit, refuser un trône sera toujours une chose peu commune, un orgueil plus original que de l'accepter. Fierté à vouloir, fierté à refuser; l'alternative est toujours honorable pour Lucien.
—Comment vit donc ici ce contempteur des dignités de la terre?
«—Comme un simple particulier qui a des amis, le goût des arts et de l'argent. L'embellissement de son Tusculum et l'éducation de ses enfans, voilà les soins ambitieux du Caton de la famille impériale. Pour compléter cette antique simplicité de moeurs, on ne lui connaît pas d'autre maîtresse que sa femme, que vous avez dû connaître à Paris, sous le nom de mademoiselle Jouberton. Au surplus, venez avec moi voir sa villa.»
Je fus en effet visiter cet admirable séjour. Mon cicerone bienveillant me fit remarquer l'étrange vicissitude de Tusculum, que Cicéron avait tant aimé, qui avait passé ensuite par les jésuites, et qu'avait rendu à la pureté de ses souvenirs un solitaire qui faisait moins contraste avec eux que les révérends pères.
Rome ne m'était point inconnue: Saint-Pierre et Saint-Paul, les autres monumens de la ville éternelle, m'étaient familiers; mais j'étais un peu moins au courant des curieux sites qui l'entourent et des villa magnifiques dont les environs sont peuplés. Après celle de Lucien, j'eus un grand désir de parcourir les plus célèbres; pouvais-je oublier la villa Borghèse? Ce serait le paradis sur la terre qu'une semblable habitation, embellie par tous les arts, qu'abrite une végétation toujours florissante, que colore l'azur d'un si beau ciel. Le dernier prince de la noble famille, propriétaire de ce domaine, en avait fait, en quelque sorte, la maison de plaisance de tous les voyageurs, auxquels une inscription gravée aux portes de son parc disait en gros caractères: «Qui que tu sois, étranger, ne crains ici ni lois, ni défenses, ni reproches; promène-toi où tu voudras, cueille ce que tu voudras, et retire-toi quand tu voudras.» Le prince Borghèse actuel, le beau-frère de Napoléon, n'avait point dérogé à la noble hospitalité de son digne père, de cette hospitalité admirable dans les palais de l'Italie, où l'on semble fier de vous faire partager les délices d'une terre privilégiée et la propriété des chefs-d'oeuvre qui la chargent.
Ce qu'il y avait de plus beau et de plus antique dans la villa Borghèse avait été enlevé pour le Muséum de Paris. En même temps que l'Empereur enchaînait quelque nouveau peuple, et faisait quelque nouvelle invasion, conquérant de statues et de tableaux autant que de provinces, il enrichissait la patrie de tout ce qu'offraient de plus précieux et de plus rare les capitales étrangères. Alors on pouvait dire:
Rome n'est plus dans Rome, elle est toute à Paris.
Les propriétés particulières étaient ordinairement soustraites à ces réquisitions scientifiques. Les établissemens et les propriétés publiques étaient ordinairement chargés de composer ce noble butin de la victoire; mais la villa Borghèse, plus riche que bien des capitales, renfermait trop de choses antiques pour ne pas tenter l'avidité de Napoléon. Voici comme on m'expliqua, sur les lieux, la manière qu'avait employée ce dernier pour enrichir notre Musée du Gladiateur de l'Hermaphrodite, et d'autres pièces uniques dans leur genre. Satisfait de la conduite du prince Borghèse dans la campagne de 1806, où il s'était distingué avec le 2e régiment de cuirassiers, l'Empereur le chargea d'une mission importante pour Paris, et lui signa, à titre de gratification, un bon d'un million sur son trésor privé. Quand ces grands personnages se revirent, l'Empereur dit à Borghèse: «Je t'achète tes statues, à combien peux-tu et veux-tu me les passer?
«—Mais, sire, je comptais les garder.
«—Je ne te demande pas si tu as l'intention de les vendre, je te dis que je veux les acheter.»
Le prince Borghèse fit un prix fort élevé de plusieurs millions; l'Empereur rabattit, marchanda, et enfin convint de 18 millions; mais, retirant le don qu'il avait fait quelque temps avant, il dit à son beau-frère: «Tu as déjà reçu un million, cela ne fait plus que dix-sept.» On ajouta à cette curieuse anecdote une foule d'autres circonstances, non moins piquantes, sur le désespoir du prince et sur la lenteur même que le maître suprême apporta dans une liquidation déjà si onéreuse.
Malgré le dépouillement amiable que la villa Borghèse avait subi, je la trouvai encore la plus belle chose du monde, et j'y passai une journée entière avec Cettini qui, en sa qualité de Romain, mettait beaucoup d'amour-propre à exciter les élans de mon admiration. À notre retour, malgré les anciennes répugnances de mon aimable ami contre l'église, nous dînâmes avec plusieurs abbés et même avec un cardinal. La compagnie ne nuisit point à la gaieté des propos. L'église pleurait alors les malheurs de Sion; nos convives pleuraient aussi, malgré les fréquentes libations dans lesquelles ils cherchaient à noyer leur chagrin; leur antique caractère était altéré par les malheurs dont le pape était accablé. J'eus beau protester de mon ignorance en droit canon, et de mon admiration pour celui qu'on osait comparer à Attila, je ne pouvais empêcher nos convives de me prendre à partie, moi chétive, sur l'ingratitude de notre Empereur envers Pie VII, qui oubliait que ce vertueux successeur de saint Pierre avait presque été le premier souverain qui l'eût reconnu.
À Rome il existe une telle liberté dans les moeurs ecclésiastiques, que je tombai dans une méprise fort plaisante par suite de mes légères opinions à ce sujet. Un des champions de la dispute qui avait occupé le dîner avait bien voulu mêler quelques fadeurs pour mon compte à ses philippiques contre mon souverain. Galant en même temps que théologien, il avait parlé avec une singulière facilité d'improvisation sur ma chevelure et sur mes yeux; il m'avait dit, je crois, que mon regard était doux comme un air de Cimarosa. Au moment où ce docteur, moitié poétique, moitié musical, nous quitta, je sentis qu'il me glissait quelque chose. Qu'on juge de ma présomption! je ne doutai pas que ce ne fût un billet doux et quelques vers de la composition d'un prédicateur. J'étais impatiente d'être seule pour juger d'un style galant de si singulière fabrique. Quel fut mon étonnement de trouver, au lieu d'un madrigal, un acte d'excommunication! C'était, hélas! le foudre impuissant que le pauvre Pie VII avait lancé contre Napoléon. Cette pièce faisait grand bruit dans Rome; elle avait réveillé l'intérêt d'une haute infortune, et le clergé cherchait à la répandre comme un effort, ou au moins comme un hommage. La police cependant s'opposait à ce qu'elle se répandît, et la peur nuisait beaucoup à la piété. Je crus donc devoir garder cette copie d'une pièce curieuse, et je la transcris ici en entier.
«PIE VII, PAPE, À L'EMPEREUR DES FRANÇAIS.
«Par l'autorité du Dieu tout-puissant, des saints apôtres Pierre et Paul, et par la nôtre, nous déclarons que vous et tous vos coopérateurs, d'après l'attentat que vous venez de commettre, vous avez encouru l'excommunication dans laquelle (selon la forme de nos bulles apostoliques, qui, dans des occasions semblables, s'affichent dans les lieux accoutumés de cette ville), nous déclarons être tombés tous ceux qui, depuis la dernière invasion violente de cette ville, qui eut lieu le 22 février de l'année dernière, ont commis, soit dans Rome, soit dans l'État ecclésiastique, les attentats contre lesquels nous avons réclamé, non seulement dans le grand nombre de protestations faites par nos secrétaires d'état, qui ont été successivement remplacés, mais encore dans nos allocutions consistoriales des 14 mars et 11 juillet 1808. Nous déclarons également excommuniés tous ceux qui ont été les mandataires, les fauteurs, les conseillers, et quiconque aurait coopéré à l'exécution de ces attentats, ou les aurait commis lui-même.»
J'avais déjà vu beaucoup de choses et beaucoup de monde à Rome; je n'avais oublié qu'une personne dans mes visites, celle qu'on m'avait recommandé de voir. Je veux parler de M. de Norvins, qui était à cette époque commissaire général de police, ayant sous sa direction tous les États romains. M. de Norvins s'y était fait une haute réputation par sa capacité et les services nombreux rendus à la tranquillité publique. Sous son administration, les grandes routes de ces contrées, si fameuses dans les fastes du brigandage, avaient été purgées, et l'on y voyageait avec une sécurité presque française. Le commissaire général de police avait plus fait sous ce rapport que tous les confesseurs de la capitale du monde chrétien. J'avais ordre de la princesse Élisa de me présenter chez M. de Norvins, et de lui montrer une lettre adressée par celle-ci à sa soeur Caroline, reine de Naples. Je me décidai à la visite, et je me rendis en conséquence place de Venise, au palais occupé par le jeune et célèbre magistrat. Mais je fus réduite à admirer la noble architecture de cette demeure délicieuse, sans pouvoir aborder M. de Norvins. On me dit qu'il était absent. J'ignore si ce n'était pas une consigne contre les importuns, mais je ne crus pas devoir insister et mettre en avant le nom de l'auguste personnage qui eût, sans doute, fait ouvrir toutes les portes. Je renouvelai mes visites plusieurs fois, toujours aussi inutilement, et avec la même opiniâtreté de discrétion. M. de Norvins était donc réellement absent, puisqu'il était si invisible. Je rencontrai dans une soirée une jolie petite dame qui parlait à tout propos de cet aimable Français. Je lui demandai, puisqu'elle était si instruite, si l'invisibilité de son admiration était excusable. «Tout est vrai, tout est excusable; il est si occupé, si absorbé de devoirs, que moi je lui pardonne l'absence.» Cette petite Italienne, de la famille de Bentivoglio de Bologne, aimait tant les Français, que la conversation fut longue et aimable entre nous. Rien n'était plaisant comme les plaidoyers de cette nièce d'un cardinal en faveur de notre nation: «Je ne comprends pas, disait-elle, nos gens à vieilles idées, qui regrettent les mendians et les chanteurs de chapelle; de quoi se plaignent-ils? on leur a laissé les confréries. Leurs monsignori répétaient que Napoléon voulait faire mettre Saint-Pierre sur des roulettes, pour orner son Paris de ce beau monument de la grandeur romaine. Eh bien! il n'en a rien été, et cependant à lui rien n'est impossible.» Je félicitais en moi-même M. de Norvins d'une si agréable connaissance, et je regrettai d'autant plus de n'avoir pas fait la sienne, qu'à mon retour à Florence la grande-duchesse me reprocha vivement de n'avoir pas assez insisté, de n'avoir pas écrit à M. de Norvins pour le prévenir de l'intérêt qu'elle attachait à cet entretien.
Tous les voyageurs qui passent par Rome écriraient leurs impressions, qu'il resterait toujours quelque chose à dire d'une ville qui réunit tant de chefs-d'oeuvre et tant de misères, les souvenirs de la république et les pratiques de l'église, tous les contrastes de temps, d'opinions et d'hommes, parmi lesquels le plus remarquable est cette tolérance morale d'une ville de religion si sévère. La plus mélancolique pensée qui vint m'assaillir au milieu de mes courses souvent nocturnes fut l'aspect de ce forum désert devenu le marché aux bestiaux, le Poissy des Italiens de Rome, comme on a si bien appelé les Romains d'aujourd'hui. Je me rappelai enfin que je n'étais point venue faire un cours d'antiquités dans la ville des Césars, et je me remis promptement en route pour ma destination diplomatique.
CHAPITRE CVII.
Naples.—Machine infernale.—Salicetti.—Sa famille.
La vue de Naples tirerait de sa rêverie l'Allemand le plus mélancolique, l'Anglais le plus malade. Je n'avais pas besoin de toutes ces merveilles pour être heureuse en approchant de ces beaux lieux; le roulement d'une voiture agit sur moi d'une manière toute puissante, la distraction semble le remède infaillible de toutes mes douleurs. Qu'on juge de l'ivresse qu'elle me cause, quand mon ame tranquille ne porte point avec elle de ces blessures du coeur qui luttent à tout instant contre la magie des beaux spectacles de la nature! Pour la première fois de ma vie, je faisais un voyage qui n'avait pas une grande passion pour mobile. Comme Élisa m'avait donné entière latitude pour ma mission, je restai à Naples, ainsi qu'à Rome, pour voir et pour observer avant de me mettre en mesure d'exécuter mes instructions. Je me rendis néanmoins immédiatement chez le prince Pignatelli, pour lequel j'avais une lettre: j'étais trop bien recommandée pour ne pas recevoir un gracieux accueil. Le général me demanda si je comptais faire un long séjour, qu'il serait heureux de me faciliter tous les moyens de distraction et de plaisir que Naples peut offrir. Sa charge à la cour le rendait en effet l'homme du monde le plus propre à seconder la curiosité d'une voyageuse. Je lui répondis que pour le moment je n'avais rien de mieux à faire qu'à m'amuser, mais que probablement je recevrais de Florence des ordres pour causer plus sérieusement avec lui. Élisa lui avait sans doute écrit secrètement sur mon compte, car ma réception n'eut rien de froid, de glacial et de réservé. Nous causâmes quelque temps, nous échangeâmes quelques renseignemens mutuels sur les cours de Naples et de Florence. Je savais que j'aurais à comparaître devant leurs majestés, et j'étais bien aise de me mettre un peu au courant de la langue du pays, j'entends de la langue de cour, qui demande toujours un peu de truchement.
Pendant que j'étais chez le général Pignatelli, je ne fus pas peu surprise de voir entrer chez lui le baron d'Odeleben, Saxon d'origine, colonel au service de Napoléon, que j'avais rencontré à Rome quelques jours avant. Me voyant en si bonne maison, il me fit bien plus de politesses qu'à notre première rencontre; c'était un de ces hommes qui n'ont dans la tête qu'une idée fixe, celle de la fortune; qui n'estiment les gens qu'autant qu'ils en attendent quelque chose, et qui font en quelque sorte l'addition de vos qualités, de vos défauts, la revue de vos connaissances et l'examen de votre position dans le monde, avant de vous saluer et de vous accueillir: espèces de négocians de salon qui réduisent l'amitié à une règle d'arithmétique, chez lesquels on est à la hausse ou à la baisse suivant l'habit, la fonction ou les emplois qui nous distinguent. Il m'avait déplu à Rome; mais n'ayant pas encore pénétré tout le laid côté de ce caractère, je reçus avec beaucoup de grâce ses politesses plus empressées, que j'avais le bon esprit de n'attribuer qu'au salon de M. de Pignatelli, qui les obtenait bien plus que moi-même. J'acceptai la main du colonel pour descendre, et tout-à-fait revenue de mes préventions et de ma rancune, je ne refusai pas davantage les offres qu'il me fit de m'accompagner dans mes courses.
Nous voilà donc faisant, comme des amis de vingt ans, le plan du reste de notre journée. «Nous avons ici une vie tout à part de la population, me dit mon cavalier; les Français mangent entre eux, car la cuisine napolitaine est détestable, et nullement à la hauteur de la régénération politique qu'on leur a fait subir; mais soyez tranquille, nous allons de ce pas aller contempler le beau spectacle de la mer, et puis nous irons ce soir jouir du beau spectacle de Saint-Charles, ce qu'il y a de mieux enfin dans la nature et dans les arts.» Ah! si j'avais le talent de décrire, je me donnerais en ce moment la volupté du plus magnifique tableau qui se retrace à mon imagination; je me plongerais dans cette mer, devant laquelle je restai deux heures suspendue, semblable dans mon extase à la barque caressée par une rame indolente et nullement impatiente d'arriver au port. Heureusement qu'un baron saxon sait toujours l'heure de son dîner; car, sans son bienveillant avertissement, je serais restée à respirer le bonheur d'une belle soirée sur les rivages enchanteurs où il avait eu l'imprudence de me conduire. Rentrée, grâce à lui, dans des idées plus matérielles, je le suivis à une table fort élégante que tenait la femme d'un employé français, et qu'honorait la présence de tous les gastronomes de la haute administration. Je fus encore là bientôt en pays de connaissance, car il y avait des officiers français. Malgré la tentation de mes souvenirs militaires, je ne me laissai point aller à l'élan de mes admirations belliqueuses, et je me contentai d'être gaie tout juste autant qu'un diplomate; ce que les Français font le plus volontiers après de la galanterie, c'est de la satire: aussi, après les belles princesses de Naples, car à Naples les femmes un peu jolies sont princesses, comme les hommes un peu riches excellences; après, dis-je, les confessions de la vanterie française sur les grandes dames de Naples, venaient les épigrammes sur les grands seigneurs orgueilleux et pauvres qui mangeaient des pois chiches toute l'année, afin de donner une seule fois, dans les trois cent soixante-cinq jours dont elle se compose, une fête dont le mauvais goût encore ne valait pas tant de dépenses.
Le baron d'Odeleben et trois autres personnes de la société, nous nous rendîmes au théâtre de Saint-Charles; j'espérais y apercevoir le roi et la reine, et faire encore du spectacle une étude préparatoire pour mes prochaines entrevues; mais il ne parut dans la loge de leurs majestés que les aides-de-camp de Murat, parmi lesquels je distinguai le général Excelmans et le beau comte de La Vauguyon, dont toute la salle citait les succès, le faste brillant, et dont Murat payait l'amabilité, la bravoure et la noblesse historique avec la magnificence de Louis XIV. D'ailleurs rien de remarquable ne s'offrit à moi dans cette soirée que l'admirable talent de la prima donna, qui obtenait tous les bravos. Les Napolitains, qui, sensibles à la beauté de leur pays, ne voyagent pas, sont cependant de tous les Italiens ceux qui, dans leur fidèle enthousiasme national, cèdent cependant avec le moins de répugnance à quelque admiration pour les talens étrangers. Aussi ne fus-je pas médiocrement surprise, quand je demandai le nom de la cantatrice qui enlevait tous les suffrages de Saint-Charles, d'apprendre que c'était une Française, mademoiselle Colbran, épouse depuis d'un[6] génie européen, qui a fait dans la musique une révolution à peu près semblable à celle que Napoléon a opérée dans l'art de la guerre.
Mon baron saxon me voyant entourée de deux ou trois des cavaliers du dîner, me dit qu'il laissait à l'un de ces messieurs le soin de me reconduire, ou à tous probablement; que, s'il m'était nécessaire, il était disposé à me sacrifier un devoir dont cependant il lui serait agréable de pouvoir s'acquitter. Je fus enchantée de la liberté qu'il sollicitait, car ses complaisances ne m'avaient que médiocrement réconciliée avec lui. Le reste de la soirée se passa à voir des polichinelles; car on sait que Naples en est la vraie patrie, et à prendre dans la rue de Tolède des glaces et des sorbets, objets de la convoitise et du culte des lazzaroni aussi bien que des princes. Je rentrai chez moi assez tard; mais j'avais eu l'esprit remué par tous les spectacles de cette première journée, qu'au lieu de m'endormir, je passai encore plusieurs heures à causer avec une personne qui se trouvait là par hasard, et qui parlait de l'événement arrivé au ministre Salicetti.
Les circonstances en étaient si extraordinaires que je les ai écrites, et je vais les retracer.
Depuis deux ans les Français occupaient le royaume de Naples; Ferdinand, Caroline, la famille royale, quelques officiers de terre et de mer, plusieurs seigneurs et un certain nombre d'hommes obscurs, réfugiés en Sicile, voyaient s'éloigner davantage chaque jour le moment de rentrer dans leur chère Parthénope.
Plusieurs tentatives pour armer les provinces et soulever la capitale avaient échoué, grâce à la vigilance éclairée d'un homme qui dirigeait alors trois ministères; Salicetti était à la fois ministre de la guerre, de la marine et de la police du royaume.
L'ancienne cour avait conservé des intelligences avec Naples. Une correspondance entre la reine Caroline et le marquis Palmieri ayant été saisie, ce serviteur dévoué fut accusé, jugé et mis à mort comme coupable de conspiration contre le gouvernement nouveau.
L'exécution de Palmieri, un moment suspendue par les efforts qui furent faits pour le sauver sur le largo del Castello, excita un vif ressentiment à Palerme, et la perte de Salicetti fut jurée; car il était considéré comme l'auteur de toutes les mesures que prenait le gouvernement du roi Joseph. Mais qui imagina le moyen atroce auquel on eut recours pour anéantir du même coup le ministre, sa famille et ses serviteurs? Il serait téméraire de le dire et surtout de l'affirmer. Les interrogatoires et les procès des misérables qui se chargèrent d'exécuter un si noir attentat ne donnent pas sur la personne qui le conçut des lumières assez vives pour la signaler d'une manière certaine, et la maxime que celui-là doit être considéré comme l'auteur du crime à qui le crime est utile, n'est pas applicable dans une telle circonstance et lorsqu'il faut porter une si grave accusation.
Mais s'il n'existe que des soupçons sur l'inventeur de cette machination infernale, à l'instant même où le complot fut mis à exécution, le nom des agens fut révélé. Ce nom, dans les événemens de 1798, avait acquis une célébrité odieuse.
La voix publique accusait l'apothicaire Viscardi d'avoir si non conçu, du moins offert de mettre à exécution le projet d'empoisonner le pain de munition fabriqué pour les troupes françaises qui se trouvaient dans le royaume de Naples, sous les ordres du général Gouvion-Saint-Cyr. La pharmacie de Viscardi occupait, au rez-de-chaussée, une des ailes de l'hôtel que Salicetti vint habiter. Il avait choisi cet hôtel, parce qu'il n'était séparé du couvent de Saint-Joseph, où les bureaux de la guerre étaient établis, que par une ruelle, appelée Vico-Carminiello; et que, au moyen d'un pont en bois jeté sur le Vico, à la hauteur du premier étage, les communications entre l'habitation du ministre et ses bureaux devenaient promptes et faciles.
La mauvaise réputation de Viscardi, plus encore que les convenances, ne permettait pas de laisser sa boutique ouverte; il reçut ordre d'aller s'établir ailleurs: mais il sollicita, il obtint de longs délais pour son déménagement; on oublia de lui redemander les clefs. Cet oubli devint fatal au ministre: pour s'excuser de cette négligence, Salicetti disait: «J'étais chargé de veiller sur la vie du roi; je ne m'occupais pas de la mienne.
Les fils de Viscardi résidaient en Sicile, où plus d'une fois ils s'étaient chargés d'affreuses missions; ces méchans hommes correspondaient avec leur coupable père; on dit même que, montés sur des barques palermitaines, ils abordaient fréquemment la plage de Chiaja, quartier de Naples où se trouvait l'hôtel de Salicetti. C'est là qu'ils apportèrent dix-huit à vingt livres de poudre anglaise, bien renfermée, bien ficelée dans un réseau de cordes. Cette poudre, au lieu d'être enfouie dans une cave, fut suspendue à une des voûtes de la partie de l'hôtel qu'avait occupée Viscardi: c'est ce qui sauva non seulement une des ailes de cet hôtel, mais les maisons voisines; car, resserrée et placée dans les fondemens, cette quantité de poudre suffisait pour les renverser et les ruiner de fond en comble.
Salicetti passait presque toutes les soirées chez le marquis del Gallo, dont l'hôtel, peu éloigné du sien, n'était également séparé du rivage que par la promenade publique des Tuileries, appelée Villa-Reale. Le temps nécessaire pour faire ce court trajet et monter l'escalier fut calculé; un des fils de Viscardi, caché dans un égoût, d'où il pouvait voir sortir la voiture du ministre et être aperçu de ceux qui, dans le Vico-Carminiello, devaient mettre le feu à la mèche, donna le signal; mais, ainsi qu'au 3 nivôse, l'événement trompa ces cruels calculs et mit en défaut une si criminelle prudence.
M. ***, témoin et acteur dans les scènes de cette terrible nuit, les racontait à peu près en ces termes:
«L'appartement que j'habite n'est élevé que d'environ quatre pieds au-dessus du sol; le factionnaire placé à la porte des bureaux du ministère de la guerre se trouvant sous la fenêtre de ma chambre à coucher, je lui demandai si ce que je venais d'entendre et d'éprouver n'était pas l'effet d'un tremblement de terre. «Je crois plutôt, me dit-il, que c'est l'explosion d'une bombe tirée de la mer.» J'envoyai un domestique chez le portier prendre des informations, puis je revins à ma fenêtre; mais déjà la fumée et la poussière des décombres remplissaient la place. «Voilà de bien mauvaise poudre,» s'écria le factionnaire. Vous savez qu'en effet, lorsque la poudre fait explosion dans les mines elle acquiert une odeur fétide; celle-là était suffocante à tel point que je fus obligé de fermer ma fenêtre. Cette odeur me révéla le crime qui venait d'être commis. Je m'habillai à la hâte et dans l'obscurité. Je sortais, quand Montozon, le secrétaire du ministre, est entré chez moi en chemise et pieds nus: les fenêtres de sa chambre, situées vis-à-vis le lieu de l'explosion, avaient été jetées en dedans et les deux portes renversées. Il avait voulu passer dans l'hôtel de Salicetti; mais les débris, les ruines l'avaient arrêté; revenu sur ses pas, il avait erré pendant quelques momens dans les bureaux sans savoir où aller, sans trouver d'issue; enfin un domestique avait ouvert les portes, il venait pâle, épouvanté, me demander des habits et une chaussure. «J'ai entendu des cris de femme; j'ai vu du feu, des ruines; j'ai débarrassé ce domestique des toiles d'un plafond dans lesquelles il était engagé. Je ne sais ce que c'est, ce que cela signifie. Est-ce un hasard? Est-ce un crime? Il sera arrivé un affreux malheur à M. Salicetti.» Pendant qu'il me tenait ces discours interrompus par un tremblement convulsif, il revêtait à la hâte une capote; nous sortons, nous volons au secours du ministre; la première personne que nous rencontrons, c'est lui, lui que nous croyions mort; jugez de notre joie: elle fut de courte durée. «Mes amis, nous dit Salicetti, ma fille et mon gendre sont sous ces ruines.» Nous entrons dans la cour; il n'y avait point de lumière; presque aussitôt cependant nous voyons paraître le majordome Cipriani, brave et dévoué serviteur, précédé d'un petit aide de cuisine, enfant de treize ans, qui tenait une chandelle allumée, mais qui refusait de nous éclairer, parce que, moins hardi ou plus prudent que nous, il craignait que le reste de l'édifice ne s'écroulât sur notre tête. «Tu as peur de mourir? lui dit Cipriani; «eh bien! je te tue à l'instant si tu ne nous éclaires.» Cipriani monte sur les ruines; il appelle à grands cris: Caroline! Caroline! Caroline! (c'est le nom de madame Lavello); un cri sourd et prolongé se fait entendre. Elle est là! elle est là! dit-il; elle est là! elle est là! répétons-nous au ministre, qui était au pied des ruines. Nous nous mettons aussitôt à l'ouvrage. Nous étions à peu près à dix pieds au-dessus du sol et environ à la moitié de la hauteur des décombres, adossés contre un mur de séparation, resté en partie debout; Montozon, le domestique qu'il avait débarrassé des toiles, Cipriani[7], un soldat de je ne sais quel corps, et moi. Nous commençâmes par rouler en bas les plus grosses pierres et quelques masses de maçonnerie: j'aurais voulu déblayer ainsi tout ce qui était au-dessus; je craignais de ne pouvoir contenir ces masses, car nous manquions de moyens; mais ce travail exigeait deux heures au moins, et, pendant ce temps, madame de Lavello pouvait être suffoquée. Nous l'appelions de moment en moment; elle répondait toujours. Nous lui disions, nous répondions au ministre qui nous interrogeait, des choses qui n'avaient pas trop de sens, mais que nous croyions propres à les encourager. Le soldat, qui voulait nous aider, tirait les morceaux de bois qui se trouvaient engagés dans les décombres, ce qui causait des éboulemens. Je lui en fis deux fois l'observation, il ne m'entendait pas; je le poussai en bas d'un coup de pied: quoique nous ne fussions que cinq travailleurs, il fallait se passer de cet auxiliaire maladroit. De quelques pièces de lambris, de chaises, de traverses, nous formâmes une espèce d'étai contre lequel nous nous appuyâmes de toutes nos forces pour contenir les débris au-dessous desquels nous creusions. Pendant ce temps, Cipriani, qui lui-même avait la poitrine appuyée contre notre frêle rempart de planches, avait déjà trouvé les jambes de madame Lavello. Il redouble d'activité et nous de précautions, mais elles ne purent empêcher qu'au moment où la duchesse sortait de ce tombeau, elle ne fut meurtrie par la chute des pierres. Échevelée, couverte de sang et d'une poussière livide qui la rendait semblable à un cadavre, la bouche pleine de boue et la langue noire, ne pouvant articuler que deux mots: Mon enfant! telle était madame Lavello quand Cipriani la remit entre les bras de son père, et que, portée par tous deux dans la loge du portier, elle fut déposée sur une misérable paillasse, sans draps, sans couverture. Elle éprouvait des douleurs si vives que, malgré elle, ses cris déchirans ajoutaient aux inquiétudes et aux souffrances de son père. Nous étions tous consternés, moi plus que les autres; ces mots, mon enfant! retentissaient sans cesse au fond de mon coeur. Je croyais son fils, âgé de sept mois, écrasé sous les murs; par bonheur, s'étant endormi chez sa grand'mère, la princesse de la Torella, il y était resté. En proférant ces tristes mots, madame Lavello pensait à l'enfant qu'elle portait; elle était alors enceinte de quatre mois. Ses douleurs étaient si aiguës, ses cris si perçans que je crus qu'elle allait expirer, ou au moins faire une fausse couche. Au milieu des plus grands désastres une femme est femme. «Monsieur, m'a-t-elle dit, je serai estropiée; j'ai la jambe cassée.—Madame, c'est un malheur, mais il y a remède: une jambe se raccommode; il pouvait vous arriver pis.» Cependant le ministre me regardait avec inquiétude; j'ai deviné sa pensée: il avait retrouvé sa fille, mais son gendre lui manquait. On nous avait dit qu'il était sauvé, qu'un homme de la maison l'avait emporté dans ses bras; mais personne ne l'avait vu. Je suis sorti; je l'ai trouvé enveloppé dans une mauvaise couverture de soldat, se traînant vers l'hôtel, où il croyait encore sa femme ensevelie. Le moment de leur réunion a été déchirant: tous trois, appuyés sur un méchant grabat, tous trois presque nus, tous trois blessés et confondant dans de tristes embrassemens leur sang qui coulait en abondance. Je vais mourir, criait madame Lavello.—Je veux mourir si elle meurt, disait son mari.—Famille mille infortunée! crime affreux! répétait le ministre. Je me suis presque fâché: «Votre femme ne mourra point, ai-je dit au duc, et vous vivrez pour elle; mais il faut sortir d'ici.—Eh! comment la transporter? nous n'avons rien.» Il fallait du linge pour bander les plaies, et arrêter le sang qui coulait de tant de blessures. La partie du palais occupée par le ministre était restée debout: on a dit à la femme de chambre de la duchesse d'y monter pour prendre le linge nécessaire. Elle n'osait: je lui ai donné, le bras; nous montons, nous prenons tout ce qu'il faut; mais, en sortant de la chambre, la maladroite éteint son flambeau, et nous voilà plongés dans les ténèbres, perdus dans des appartemens que je ne connaissais pas, sur les ruines d'une maison à moitié écroulée. En tâtonnant et cherchant à voir, j'aperçois de la lumière dans une pièce reculée; je me dirige de ce côté; mais au moment où j'allais y mettre le pied, je m'aperçois que cette pièce est défoncée: c'était la chambre de madame Lavello, dont une petite partie du pavé, restée entière contre le mur, soutenait la veilleuse. Je recule promptement, et, après un quart d'heure de recherches, je retrouve enfin l'escalier; mais tout le monde était parti. Le ministre était dans mon lit; son gendre et sa fille avaient été transportés chez la princesse de la Torella. On avait envoyé de tous côtés chercher des médecins et des chirurgiens; ils arrivèrent: de temps en temps on venait dire au ministre que sa fille allait mieux; je n'en croyais rien. Je fus m'en assurer par moi-même aussitôt que les blessures de M. Salicetti furent pansées: «Ne me cachez rien, me dit-il à mon retour; j'ai peu d'espérance; je ne pourrais être insensible à un si grand malheur, mais je me sens assez de force pour le supporter. Nous sommes seuls: ma fille est-elle en danger? est-elle morte?» Je le rassurai; en effet je venais de trouver madame Lavello dans un état de repos, de calme, et même de force que je n'aurais jamais osé espérer. Vous allez en juger par tout ce que je vais vous raconter, et qu'elle m'a dit dans ces premiers momens; mais comme le récit de la duchesse est plus touchant que celui du duc, je commence par lui. «Ma foi, monsieur, je n'ai qu'une idée bien confuse de tout cela. J'étais couché avec ma femme, au bord du lit, du côté où le mur a sauté; il paraît que 'explosion m'a fait sauter aussi, du moins je suis venu pêle-mêle avec les chevrons, les pierres, les plâtras; j'étais dessus, quoique un peu engagé dans tout ce tintamare. Lancé comme un caillou, blessé et à moitié enterré, je dormais, ou peu s'en faut. Un soldat entre pour donner du secours; il voit une figure humaine en chemise, se démenant et probablement grognant; il m'a pris dans ses bras et m'a déposé dans la cour: je m'y suis évanoui. Alors il m'a porté près de la promenade publique, vis-à-vis l'hôtel, à environ cinquante pas de la porte. J'ignore combien de temps j'y suis resté: enfin je revins un peu, sans cependant que mes idées soient très nettes. Je me trouve assis sur une mauvaise chaise, une vieille couverture sur les épaules, du reste nu-pieds, nu-col, tête nue. Diable! diable! qu'est-ce donc que cela signifie? comment suis-je ici? pourquoi y suis-je venu?—Votre palais est écroulé.—Et ma femme, où est-elle?—On ne sait.—On ne sait! J'ai voulu courir à son secours, alors je me suis aperçu que j'étais blessé; j'essaie de marcher, ma jambe droite ne peut me porter; je retombe sur ma chaise, je m'y évanouis, ou peu s'en faut, une seconde fois. Cependant, ayant repris assez promptement mes sens, j'ai prié, j'ai conjuré les soldats qui m'entouraient de courir au secours de ma Caroline; ils m'ont quitté. Resté seul, dévoré d'impatience, d'inquiétude, j'ai vaincu la faiblesse, la douleur; je me suis traîné vers le lieu où je croyais ma femme ensevelie; je voulais y recourir aussi; dans ce moment vous m'avez rencontré, et vous savez le reste. Diable! diable! voilà une terrible nuit.»
Il y avait à peu près une heure que madame Lavello était dans son lit; le premier appareil venait d'être posé sur les blessures; elle ne pouvait faire le moindre mouvement; mais ses nerfs, engourdis encore par la violente commotion qu'elle avait éprouvée, la laissaient dans une espèce d'état de tranquillité. Les douleurs assoupies ne s'étaient point encore réveillées; sa figure, calme et tout-à-fait remise, n'était rembrunie que par une légère teinte d'inquiétude à peine perceptible et comme fondue dans l'expression générale de résignation qui semblait reposer tous ses traits. Elle m'a dit en m'apercevant, du ton le plus touchant et le plus doux:
«Ô monsieur! que je plains ceux qui n'ont pas de religion! qui ne croient point à une autre vie! Cette religion consolante m'a soutenue quand l'espérance de revoir la lumière était éteinte dans mon coeur. Il m'arrive souvent de faire des songes pénibles: tombée avec mon lit, qui m'a portée et garantie, je croyais rêver; le bruit que j'avais entendu, la secousse que je venais d'éprouver, tout m'a paru l'effet d'une imagination mélancolique, et j'ai essayé de continuer à dormir. Cependant, quelques parcelles de décombres m'étant tombées sur le visage, j'y ai porté la main, et, sans être bien certaine d'être éveillée, j'ai appelé mon mari; j'ai cherché à le toucher, il ne m'a pas répondu. J'ai étendu le bras, ma main n'a rencontré qu'un corps froid et lisse qui m'enveloppait de toutes parts comme le couvercle d'un tombeau: c'était le pavé de ma chambre. J'ai alors reconnu la vérité et mon malheur, que j'ai attribué non aux hommes, mais à un tremblement de terre; ma mémoire m'a offert aussitôt la tragique histoire de la princesse Gérace, morte en Calabre sous les ruines de son palais; je finis comme elle, me suis-je dit; sans doute mon père, mon mari, mon enfant, ont le même sort; c'est un naufrage général; et j'ai trouvé quelque consolation à mourir avec les miens. Je me suis rappelé, avec une véritable joie, qu'avant de me mettre au lit j'avais fait ma prière; je l'ai renouvelée pour moi, pour mon père, pour mon mari, avec toute la ferveur d'une ame religieuse devant qui toutes les illusions de la vie viennent de s'évanouir, et qui se croit au moment de paraître devant Dieu. Alors je me suis abandonnée à sa justice, et j'ai attendu ma dernière heure. J'étais depuis quelques instans dans cette situation calme et résignée, quand la voix de mon père est parvenue jusqu'à moi; j'ai cherché aussitôt à me faire entendre: j'ai appelé; puis je me suis tue pour écouter. J'ai entendu très distinctement mon père prononcer le nom de Cipriani, fortement et à plusieurs reprises. Je n'ai pu distinguer si sa voix partait de dessus les décombres; je l'ai cru dans la même situation que moi, et pour ne pas détourner l'attention de ceux qui auraient pu le secourir ou partager leurs efforts, j'ai cessé d'appeler; j'ai répondu seulement quand j'ai distingué mon nom, et que j'ai reconnu que c'était de moi dont on s'occupait: vous savez tout ce qui est arrivé ensuite.»
«Madame Lavello a peut-être mis dans son discours un peu plus de désordre; mais je vous en rends le sens; et à peu près toutes les paroles, car elles m'ont frappé; malheureusement je ne puis vous rendre le ton touchant dont tout cela a été dit: j'en étais pénétré.
«Il y avait près de dix minutes que le ministre était rentré chez lui quand la machine infernale a fait explosion. Il était seul dans sa chambre, et à moitié déshabillé; croyant, comme nous tous, que c'était l'effet d'un tremblement de terre, il a couru ouvrir les portes des appartemens qui donnent sur le jardin, afin qu'on pût se sauver; puis il est rentré pour avertir sa fille et son gendre. En traversant un corridor étroit pour arriver à l'escalier qui de ses appartemens conduisait à ceux occupés par madame Lavello, il a trouvé ce corridor rempli de fumée de poudre, et cette fumée lui a comme à moi révélé le crime: il a monté rapidement, et d'abord a rencontré un valet par qui il s'est fait éclairer; mais à peine tous deux sont entrés dans la pièce qui précède la chambre de madame Lavello, que leur poids fait écrouler le pavé; ils tombent perpendiculairement du second étage au-dessus de l'entresol. Le valet a eu une jambe cassée; le ministre, la joue et une jambe déchirées. Cipriani est venu l'aider à se dégager des décombres. Il est remonté aussitôt de l'autre côté, pour s'assurer si sa fille était rentrée; il espérait qu'elle serait encore avec sa grand'mère, chez laquelle elle restait quelquefois plus tard; mais il a appris de ses femmes que depuis une demi-heure la duchesse et son mari étaient couchés. Alors le ministre est redescendu dans l'état que vous pouvez imaginer. Je viens de vous dire tout ce qui s'est passé après cette chute, et jusqu'au moment où nous avons tous abandonné ce lieu de désolation. Deux domestiques attendaient dans la première antichambre le retour du ministre; quelques secondes après son passage dans cette pièce, l'un d'eux en est sorti pour boire un verre d'eau sucrée dans celle sous laquelle la machine infernale était placée: il a été tué; l'autre en a été quitte pour la peur. Le second devait se sauver; le premier devait mourir, diront les fatalistes: c'est le seul homme qui ait péri dans cette catastrophe.
«La duchesse Lavello a boité tout le temps de sa grossesse; elle est accouchée d'une petite fille bien constituée, mais dont les traits doux et agréables sont empreints d'une mélancolie profonde. Salicetti n'a pas survécu deux ans à cette nuit fatale.»
CHAPITRE CVIII.
Séjour à Naples.—Romilda, anecdote napolitaine.
J'ai toujours eu le goût de ces courses libres et solitaires où, sans projet arrêté, le hasard seul est chargé de l'intérêt de la journée; il m'a presque toujours bien servie, et mon imagination est singulièrement propre à profiter de ces rencontres. Mais la découverte qu'il me fit faire à Naples, et que je vais rapporter, peut s'appeler une bonne fortune du sort, puisqu'elle se rattache au souvenir d'un homme cher à la France et à mon coeur, à la mémoire du général Championnet. Les ruines et les antiquités sont rares dans l'intérieur de Naples, quoique cette ville soit plus ancienne que Rome. Cependant il y a beaucoup de choses à admirer. Les bords de la mer, couronnés de collines délicieuses, m'attiraient de préférence. Un jour que pour jouir mieux du coup d'oeil, je m'étais avancée jusqu'au pied du rocher taillé dans le roc, assise sur l'un des bancs pratiqués dans le large chemin circulaire, je vis non loin de moi une femme à genoux, priant avec ferveur, par intervalle regardant une des fenêtres du fort qui donnait sur la mer, et à chaque regard essuyant une larme et étouffant un soupir. Son attitude ne me surprit point, dans un pays où le peuple s'agenouille devant les images des saints, au coin des rues, comme en France on s'incline sur les marches des autels. Mais elle pleurait, et par là elle devenait intéressante. «Qui pleure aime, me disais-je; peut-être cette jeune femme est-elle tournée vers un ami, un époux, un frère, que cachent les cruelles murailles du fort Saint-Elme.» Rapide pensée qui lui valut toute ma compassion et mon ardent désir de la consoler. J'approche avec discrétion, adressant à l'inconnue la parole en italien. Aussitôt la confiance s'établit, d'autant plus que cette femme jeune, belle encore, n'appartenait pas à la classe dégradée du peuple napolitain, mais à une famille de Sienne. «Quel est l'objet de votre tendresse, privé de sa liberté? Pour qui répandez-vous des pleurs?—Non son per me queste lagrime piango io per ben passate venture[8]!» Ce fut toujours pour moi un ravissement d'entendre les sons purs de la belle langue que mon père prononçait et m'apprit à accentuer comme le Tasse. Cette douce surprise influa tellement sur ma prévention pour cette femme, que son récit touchant semble encore retentir près de mon coeur. Le temps n'a pu l'affaiblir. Bien souvent je répands encore des larmes au souvenir des malheurs de Romilda et d'Albert. Antonia (nom de la Siennoise) me dit: «Vous voyez cette triste fenêtre, madame, en m'indiquant le fort, eh bien! c'est là que s'adressent mes larmes, à deux amans qui y comptèrent les heures d'une réclusion, d'une affreuse agonie. Albert, beau de jeunesse, beau de noble dévouement et d'amour, y trouva la mort; et Romilda, sa digne amie, y vécut dans les larmes, y serait morte comme son fiancé, si la victoire n'y eût conduit un héros généreux, un Français, pour briser d'odieuses chaînes. Si vous voulez verser des pleurs, écoutez-moi alors se lei vuol lagrimar m'ascolta!» et elle commença de la manière suivante son récit:
«À l'époque où des cris de liberté s'étendirent des bords de la Seine jusqu'au pied du Vésuve, la noble famille Durazzo fut accusée, sous l'ancien gouvernement, d'intelligence avec les Français. Le père, les deux frères de Romilda subirent les rigueurs d'un jugement militaire. Au jour heureux où l'opulence étendait son voile d'or sur l'heureuse enfance de Romilda, elle regardait comme un troisième frère le jeune Albert, orphelin et héritier du duc del Strati. Dès l'âge de douze ans, se joignit à l'amitié fraternelle un sentiment plus vif; à dix-sept, Romilda fut solennellement fiancée au noble orphelin dont son père était le tuteur. L'affreuse catastrophe qui frappa cette famille eût, par une lâche frayeur, éloigné un homme ordinaire; elle devint un nouveau lien pour Albert, et les larmes du désespoir devinrent un nouveau gage d'amour. Devenir l'appui de la veuve et de l'orpheline, dont il avait défendu l'époux et les frères avec une énergie que ne lui pardonna point un gouvernement faible et par conséquent persécuteur, telle fut la conduite du généreux Albert. Mais bientôt un ami vient l'avertir que sa liberté et peut-être ses jours étaient menacés. À cet avis cruel, la mère de Romilda, déjà accablée de désespoir, s'abandonna à toute sa douleur, et le soir même on la trouva sans vie au lieu où avaient péri son époux et ses deux fils. Romilda, privée de tous les siens, se vit encore ravir son amant. Albert fut conduit au fort Saint-Elme, pour y subir une détention perpétuelle. Romilda, restée seule, fut bientôt frappée de cet abandon qui s'attache surtout aux victimes de la politique. Elle passait les longues heures du délaissement à verser des larmes qui, hélas! n'attiraient même pas les regards de la pitié, et à s'occuper des moyens de communiquer avec Albert. Chez les femmes, la douleur est ingénieuse, surtout lorsqu'il s'agit d'adoucir les maux de ce qu'on aime. Romilda, de tout ce qui faisait le charme de ses jours heureux, n'avait conservé que deux pigeons apprivoisés, don de son plus jeune frère, ces charmans emblèmes de la tendresse fidèle lui devinrent plus chers encore, du moment qu'elle conçut l'espérance d'en faire les interprètes de sa douleur et les messagers consolateurs de sa séparation. Les dépouilles mortelles des parens de l'infortunée avaient été déposées loin du Campo Santo, vers les bords de la mer. Une des tours du fort Saint-Elme avait une fenêtre de ce côté. Une nuit que Romilda, assise au milieu des quatre croix qui marquaient la sépulture des siens, élevait au ciel des regards qui demandaient vengeance et pitié, qu'elle étendait ses bras affaiblis vers cette tour qui renfermait, comme dans une cinquième tombe, le seul objet qui la retenait sur la terre, elle vit distinctement quelque chose de blanc s'agiter aux barreaux. Aussitôt elle détache le mantzara qui l'enveloppe, et le signal répond au signal. C'est lui! ô ciel, tu nous prends en pitié! C'est lui, c'est mon Albert! s'écria l'infortunée. Il fallait les yeux du coeur, d'un coeur tendre et passionné, pour reconnaître à cette distance et le signal et la main qui le donnait. Aussi Romilda ne se trompait pas. Sûre d'être vue d'Albert, elle ne venait plus que pour l'espoir d'adoucir la pénible captivité de son ami. Chaque jour, le soleil en dorant de ses feux le cap Minerve, trouvait la jeune orpheline sur la route du champ du repos, pressant doucement sur son sein les deux blanches colombes, souvenir d'amitié fraternelle, seules confidentes de l'amour malheureux, dans les longues heures de ces jours qu'il lui fallut passer à dresser ces messagers ailés; quelquefois à la vue de cette jeune et belle personne paraissant s'incliner vers la tombe où dormaient tous les siens, des passans attendris lui dirent: «Pauvre Romilda! comment pouvez-vous résister à cette vie toute de douleur et de regrets?—Parce que je suis nécessaire encore au bonheur d'un être plus malheureux que moi, répondait la jeune fille, et qu'il faut savoir porter son fardeau.»
«Tant de malheurs furent adoucis. La première lettre qui fut suivie d'une réponse créa pour les deux amans une existence nouvelle. Ils se voyaient de bien loin, mais ils se voyaient, et l'avenir, qui avait semblé fermé pour eux, commençait à se rouvrir… L'espoir de briser les fers d'Albert ranimait les forces de sa jeune amie… Oh! comme elle aimait ses colombes fidèles! Quel soin elle prodiguait à ses oiseaux chéris! De quel regard d'amour elle suivait leur vol rapide, lorsque sa main caressante avait placé sous l'aile discrète les confidences de son coeur! Alors à genoux sur la tombe de son jeune frère, embrassant d'un coup d'oeil toutes ses pertes, l'infortunée Romilda s'écriait en pressant son sein contre le signe rédempteur. «Ames des miens, ames bienheureuses de ceux que j'ai tant chéris, veillez sur ceux que vous avez bénis à vos derniers instans.» Un jour une des colombes revint plus tôt que de coutume; déjà la main de Romilda avait détaché le papier, déjà elle dévorait en idée le billet qu'elle croyait une réponse de son amant; c'était son billet à elle. La fenêtre hospitalière ne s'était pas ouverte.—Albert, qui avait caché ses souffrances à son amie, venait d'y succomber. Munie des titres qui attestaient tout ce qu'elle avait à regretter, Romilda osa se présenter au chef du conseil qui avait condamné son père et ses deux frères à la mort, et son amant à une prison devenue son tombeau. «Je suis, lui dit-elle, la fille et tout ce qui reste de la noble famille Durazzo, la fiancée et la veuve du duc de Strati. J'espérais le délivrer, et fuir avec lui nos communs tyrans, mais il est dans ma destinée de pleurer tous ceux qui me furent chers. Vous qui avez causé tous mes maux, exaucez le seul voeu que la malheureuse Romilda peut former encore. Que je puisse pleurer et mourir dans le lieu où mourut mon Albert… J'avais besoin d'être libre tant que j'ai conservé l'espoir de l'arracher de votre tyrannie; il n'est plus, laissez-moi le remplacer. Après m'avoir tout ôté, je croirai que vous m'avez tout rendu, si vous exaucez ce voeu d'une bouche mourante…» Le barbau fit un signe, et la prison d'Albert devint celle de Romilda. C'est là qu'à quinze ans ses jours s'éteignirent dans les larmes, assise à cette fenêtre où elle avait reçu son amant, et d'où elle ne voyait plus que les tombeaux de sa famille. Lorsque les Français vinrent planter la bannière tricolore sur les murs de Parthénope, le nouveau gouvernement prit Romilda sous son égide; il voulut lui rendre tous ses biens et lui rendre tous ceux d'Albert dont on lui donna le nom. Elle refusa la fortune. «Ils sont là, disait la noble affligée, en montrant les fosses: ce gazon, où mes pleurs arrosent les fleurs du deuil, me sépare moins de ces restes chéris que le marbre dont on les couvrait.» Romilda n'accepta de ses protecteurs qu'un asile moins lugubre. Elle s'y éteignit, peu avant que le général Championnet fût rappelé et partît pour Paris. C'est lui qui fut son zélé protecteur et son ami. L'avant-veille de la mort de l'infortunée Napolitaine, un orage terrible éclata sur son humble demeure, dévasta ses fleurs, sa volière, et frappa une de ses colombes chéries. «Vous le voyez, disait-elle au général Championnet, la foudre me cherche partout où je me réfugie. Ah! pour moi le repos n'existera que dans la tombe.»
«Romilda y reposa au milieu des siens. Le temps a détruit les croix, la mer a envahi les tombes, mais les malheurs de Romilda et d'Albert ne sont pas oubliés, me dit celle qui m'avait fait ce touchant récit. Elle ajouta, avec cette superstition du coeur que donnent aux femmes les sentimens tendres et les douleurs amères: Aux jours anniversaires de tant de morts réunis, on voit de blanches colombes raser de leurs ailes argentées la fenêtre du fort Saint-Elme et les vagues qui couvrent le lieu de la sépulture; on entend comme un gémissement dans leurs tristes ondulations; un cri de plaintes, un écho de douleurs répète alors les noms d'Albert et de Romilda.»
CHAPITRE CIX.
Voyage à Caserte.—Audience de la reine.—Détails intérieurs.
Depuis plus d'une semaine je respirais le doux air de Naples; mes jours étaient transportés dans des promenades et des rêveries charmantes; heureuse, sans soucis d'affaires, sans inquiétude de coeur, sans aucune de ces pensées vulgaires qui avec le sommeil dévorent les trois quarts de l'existence, je me laissais vivre, état délicieux de l'ame qui se compose tout à la fois de paresse et de méditation, de souvenir et d'oubli, d'impressions terrestres et de pensées divines. Un paquet, qui me fut remis par le prince Pignatelli, me rappela au but de mon voyage, et à toute la gravité de ma mission.
La grande-duchesse m'envoyait une lettre de sa main pour Caroline, une pour Joachim, me recommandant de me présenter à part chez sa soeur et chez son beau-frère, d'attendre l'effet de leur bienveillance et de leur accueil avant de m'ouvrir et de me laisser aller à la séduction de causerie qu'elle voulait bien me reconnaître. «Voyez Pignatelli, voyez Rosetti: dites un quart de vérité au second, et au premier la vérité presque entière; qu'il soit, au besoin, le conseiller de vos démarches, l'auxiliaire de tous les moyens que vous aurez à employer. Rien ne presse; mettez le temps à vos affaires, dépensez de l'argent, ayez l'air d'être bien insouciante, bien distraite, bien inoccupée; soyez bien vous-même: pour la première fois, votre caractère ne sera point un obstacle à vos succès.»
Pignatelli me pressa de faire usage de la protection que la princesse Élisa m'accordait. Quant au roi, me dit-il, je me charge de vous présenter à S. M., et de vous y conduire moi-même avant le conseil. Mettez-vous à ce bureau, faites à la reine la demande d'une audience particulière; elle lui sera remise aujourd'hui, et je ferai tenir à votre hôtel la réponse probablement avant ce soir.» Dès le soir, en effet, je trouvai chez moi un mot du secrétaire des commandemens, et je remarquai avec plaisir cette exactitude et cette attention dont les subalternes devraient toujours donner le mérite à leurs souverains, car elles leur sont comptées par la bienveillance publique comme des vertus.
Le colonel d'Obedelen me donnait le bras quand je rentrai; et, comme je trouvais plaisir à voir son épine dorsale se courber devant les apparences de la faveur et les prestiges du pouvoir, je ne manquais jamais à ses yeux de me donner de l'importance par le récit de mes relations et l'étalage de mes amitiés politiques, toujours cependant sans lui rien dire de positif, le désespérant par des paroles qui avaient l'air de vouloir être des aveux, et qui s'arrêtaient justement à la réticence. On m'annonça qu'un valet de pied avait apporté une lettre du château: là-dessus, je pris ma dignité, et je jetai ces mots à la tête de mon adorateur par ambition: «Je sais… C'est la reine qui m'écrit.» Obedelen mourait d'envie de rester pour en savoir plus long; mais, «vous voyez, colonel, ceci ne se remet ni ne se communique: à demain donc» me valut le salut le plus humblement respectueux qu'ait jamais fait un solliciteur ministériel. Je le laissai aller rêver toute la nuit à ce grave intérêt, qui était tout naïvement une simple réponse. Je sentis alors, en réfléchissant, que la connaissance du colonel était une infraction à mes promesses, et que je devais la restreindre. Mon audience était indiquée pour le lendemain, à la royale maison de plaisance de Caserte.
J'avais vu Caserte en revenant de Rome. On y arrive par des routes ornées de myrtes, d'orangers et de mille objets plus délicieux les uns que les autres. Avant de me mettre en route, je procédai à ma toilette avec un désir bien ambitieux de plaire à la reine. Élisa m'avait dit quelquefois que rien ne m'allait aussi bien que le noir: j'espérais sous le même costume obtenir la même bienveillance auprès de Caroline. Je le pris, et m'acheminai fièrement vers Caserte. En arrivant, on me proposa de faire un tour dans les délicieux jardins de la résidence royale, en attendant que la reine eût fini sa toilette; ce que j'acceptai avec d'autant plus de plaisir, que je n'étais pas fâchée de méditer un peu les louanges ou les réflexions que ce grave entretien pourrait m'obliger à improviser.
Je comparus enfin au lever de Caroline, non pas à un lever de grande cérémonie, car je la trouvai seule. M. Baudus, gouverneur des enfans, sortait de chez elle avec le prince Achille, héritier présomptif de la couronne. La reine, tout en reconduisant son fils, était entrée dans le salon où j'attendais mon introduction, et où mon introduction se fit par un mot de la souveraine elle-même, qui me dit: «Venez, madame, avec nous faire un tour de promenade; vous êtes ici comme à Florence, de l'intimité.» Rien n'égalait un sourire de Caroline. Le matin est la véritable épreuve d'une femme, même quand elle est reine. La reine Caroline me parut délicieuse, malgré l'heure. Moins parfaitement belle que sa soeur Pauline, elle avait dans la physionomie une grâce, une mobilité, une expression, qui donnaient à sa jolie tête cet air de gaze des élégantes et vaporeuses miniatures d'Isabey. Sous sa petite mine délicieuse et mignonne, sur cette jolie figure de camée respirait avec la grâce une fierté qui la rendait plus piquante; un sourire malin et presque profond accompagnait ses paroles. Tout en elle semblait pétri par les Grâces et animé par l'esprit. Elle possédait toutes les hautes qualités de sa haute destinée: elle l'a remplie comme reine, comme soeur et comme épouse, aux jours de l'adversité, et de manière à mériter l'estime de ceux mêmes dont elle n'avait pas conquis l'amour.
J'avais fait un pas respectueux à l'apparition de la souveraine. Elle me regarda en souriant, et avec un ton de femme à femme, que toutes les soeurs de Napoléon savaient prendre à propos; elle me dit: «Vous avez un peu attendu, mais aussi convenez que vous êtes très matinale: dès quatre heures vous étiez debout devant le beau spectacle de la mer de Naples réfléchissant les feux du Vésuve, et dès neuf heures vous avez fait le voyage de Caserte. On n'a point tort de vous confier des expéditions importantes: se lever de bonne heure est presque une vertu.» Je restai stupéfaite de voir la reine si bien instruite de ma vie, de mes démarches et de mes allures. Elle sourit encore à mon embarras, non point avec la malice qui veut intimider, mais avec la finesse qui devine et la grâce qui approuve.
«—V. M. sait que j'ai peu dormi, mais elle ne peut en être surprise: il s'agissait d'être bientôt en présence de la soeur chérie de Napoléon. Je suis donc ici l'objet d'une observation bien prompte!
«—Comme toute personne qui arrive. On croit surtout servir les princes par l'excès des investigations; car la connaissance de tous ces faits n'a été provoquée par aucun ordre, et est en quelque sorte un acte de surveillance gratuite et de bonne volonté. Je vous avoue même qu'à la nouvelle de toutes ces révélations, j'ai craint que votre tête, que je sais un peu singulière, ne prît fort mal ces attentions, et ne vous fît reprendre la route de Toscane sans m'avoir vue.»
Pendant ce petit discours, j'avais repris toute ma liberté d'esprit, et je répondis à la reine que la confiance et la faveur d'une honorable familiarité m'étaient trop précieuses pour que je me privasse du bonheur dont je jouissais dans le moment. Regarder Caroline eût suffi pour donner de la vérité à l'expression de ces sentimens, tant Caroline, élevée loin du trône, avait naturellement les qualités qui l'honorent!
«La grande-duchesse, reprit la reine, notre Élisa, est aimée en Toscane.
—«Comme elle mérite de l'être.
—«Et s'amuse-t-on à sa cour? est-elle brillante, riche en nobles et beaux courtisans? quelques uns sont-ils préférés? Des haines, des propos, n'est-ce pas?
«—La cour de Toscane est comme toutes les cours.
«—Et vous ne cachez rien à Élisa? Vous lui dites tout ce qu'il lui importe de savoir?
«—Oui, ce qui intéresse sa personne seulement, ce qui dans ses habitudes fait jaser.
«—Ce qui fait jaser? Et quels sont les objets de ces conversations malignes?
«—Tout ce qu'il y a de plus simple: une course, un mot dit dans un bal, la moindre bienveillance accordée par la princesse à une personne que le hasard ou l'amabilité rapproche d'elle. Ne faut-il pas que les grands de la terre paient contribution aux oisifs? Élisa fournissait outre mesure à cet impôt des grandes villes, en sortant seule en phaéton avec le beau comte Cereni.
«—Et vous avez eu le courage de l'avertir?
«—Sans doute, et en mettant les points et les virgules à mes avertissemens, parce qu'à Florence on est méchant ou bête, et que rien ne se propage avec autant de facilité que les suppositions de la méchanceté haineuse et de la bêtise malveillante.
«—Vous avez bien raison: en fait d'épigrammes et de calomnies, jamais la crédulité publique n'hésite; pour elle l'apparence devient toujours une certitude.» Puis, avec un air de distraction, Caroline ajouta: Et il est fort bien ce comte Cereni.
«—Si bien, qu'il m'a fallu voir le roi Joachim pour ne pas proclamer le comte le plus bel homme de l'Europe.
«—La flatterie est ingénieuse, délicate…, et ne me rend que plus claire la nature des observations que vous avez l'occasion d'adresser à ma soeur.»
Ici nous fûmes interrompues par l'entrée subite d'une dame pour accompagner, dont l'intimité devait être bien grande, puisqu'elle ne craignait pas d'interrompre. Il est vrai que le motif était grave: elle venait de recevoir une caisse de modes arrivée de Paris par courrier extraordinaire, en même temps que des instructions nouvelles et plus sévères sur le blocus continental. Voici la reine qui, sans contrainte, sans grimaces de grandeur et me traitant comme une amie, comme une femme, étale elle-même les robes, les chapeaux, les garnitures qui embelliront encore sa beauté. «Et ma soeur, me disait-elle, quelle couleur lui sied le mieux maintenant? Vous voyez bien ce négligé, c'est une attention de mon frère; entre deux victoires il pense encore à ces gracieusetés-là… N'est-ce pas qu'on peut être un très grand homme avec des qualités privées?» Et moi de répondre: «La famille de Napoléon nous a habitués à rencontrer en elle toutes les choses les plus opposées, le génie du grand et le goût du simple, des contrastes qui sont admirables.» Puis, entremêlant très adroitement le sérieux au frivole, la reine ajoutait: «Il faut frapper le peuple, éblouir la foule. Les souverains auraient tort de négliger la parure: on leur en sait gré comme d'une marque de respect pour les spectateurs. Et Cereni se met-il bien?
«—Comme un homme qui aurait besoin de ce secours, et qui, sans beaucoup d'esprit, se rend compte de toutes les illusions que la toilette peut produire.
«—Il est ici, car je sais tout, moi; et avant les envois de ma marchande de modes, j'avais lu mon rapport ou mes rapports de la journée. On peut tout vous montrer à vous, Madame, confesseur d'une souveraine: lisez.
«Si S. M. a entretenu le roi de mon dernier rapport, j'espère qu'elle lui aura caché la source de ses connaissances. Il faut que le roi sache les choses, mais il ne faut pas qu'il sache les noms. La discrétion est sacrée de haut en bas, mais il est nécessaire au service de S. M. que le secret se garde aussi de bas en haut. Le roi serait jaloux des renseignemens qu'on nous communique au lieu de les lui apporter; cela est surtout bien important en ce qui concerne les relations avec l'ambassadeur de France. On a dit hier, au cercle de M. le baron Durand, que l'empereur et roi avait écrit une lettre à cheval au roi Joachim; que S. M. paraissait depuis quelques jours fort mécontente. On a remarqué, par suite de ces bruits, que le roi et la reine n'avaient point été ensemble au grand théâtre.
«—On voit beaucoup dans les promenades une dame de Florence; elle a de fréquentes relations avec le colonel d'Obedelen. On ne sait pas trop ce que ce dernier fait à Naples; vient-il grossir le nombre pourtant déjà bien assez considérable des agens français? Les officiers le voient d'un mauvais oeil.
«—La dame de Florence travaille très avant dans la nuit; on prétend à son hôtel qu'elle n'a pas quitté la terrasse de la soirée.
«—On a encore arrêté sur les côtes deux barques montées par des matelots français; ils venaient de jeter sur le rivage une énorme quantité de denrées coloniales. Le capitaine a montré une licence revêtue d'un paraphe du gouvernement français. On a relâché immédiatement les délinquans sur le port, où beaucoup de peuple était assemblé: cette scène a occasioné force murmures. Puisqu'on force notre bon roi Joachim, s'écriaient des voix robustes, à rendre son peuple malheureux par la ruine du commerce et par le maudit blocus continental, on devrait au moins respecter les lois qu'on lui impose. Chiens de Français! ils veulent non seulement nous empêcher de gagner notre vie, mais ils viennent faire la contrebande avec privilége: elle ne leur coûte pas même, comme à nous, un coup de fusil. La colère, la rage du peuple était à son comble; le tumulte a fini, ainsi qu'il finit d'ordinaire, par la présence de la force armée; mais l'habitude de se frotter aux baïonnettes pourrait bien, à la longue, donner à nos lazzaroni le courage de les braver.
«—La princesse dont Sa Majesté a remarqué l'absence au cercle d'hier, a été rencontrée à Bahia avec le beau comte ***, dont le roi s'est également plaint ce matin pour cause d'inexactitude.
«—Monseigneur l'archevêque reçoit beaucoup depuis quelques jours un marchand de Palerme, qui lui a remis une boîte de la part de Ferdinand. On ne fait pas de cadeaux à ceux qui ne nous rendent pas de services.
«—Le baron *** a encore perdu hier une somme considérable au Pharaon.
«—Il circule depuis quelques jours une caricature que je n'ai pu me procurer; ce que je sais, c'est que c'est une grossière insulte à toute la famille impériale. Les marionnettes de la rue de Tolède sont depuis quelques jours l'objet d'une fureur plus active. Les allusions pourtant ne m'ont pas frappée; ce qu'il y a de certain, c'est que le vieux polichinel pense fort mal. Il était très lié avec le feu roi, c'est-à-dire avec le roi qui réside en face, et qui lui faisait donner de bonnes gratifications quand il l'avait amusé.
«—On répand le bruit qu'il arrive ici des troupes françaises. Les passe-ports sont visités avec une incroyable surveillance sur les frontières. Il y a méfiance et désaccord entre les cours de Naples et de Paris: le peuple du moins le croit et le répète.
«—La dernière revue du Roi a fait un bien extrême, et les secours que Votre Majesté a distribués pour les femmes indigentes ont accru encore les bénédictions, qui ne demandent qu'à monter vers le trône qu'occupent la beauté et la vertu.
«—Voici ma dernière et ma meilleure nouvelle: la glace a baissé de près de trois liards.»
Cette pièce me parut si curieuse, que je l'écrivis de mémoire en quittant Caserte. J'espère, me dit la reine, qui, tout en chiffonnant ses envois de Paris, n'avait pas perdu un seul des signes de mon étonnement, j'espère que vous ne direz pas que je ne suis pas aussi bien instruite que ma soeur Élisa.
«—Dans l'heureuse famille d'un grand homme, les femmes mêmes ne veulent pas mériter l'épithète que l'histoire de France a donnée aux rois de la première race. Mais ce que j'admire plus peut-être que les précautions de la politique, ce sont les élans de la bienfaisance: vous cachez vos bienfaits et vos affaires, deux choses habiles et honorables. Permettez cet éloge à ma franchise.
«—Comment êtes-vous venue à Caserte? me demanda la reine avec bonté. Je vais vous faire reconduire; la matinée est chaude, je veux que vous fassiez le voyage commodément, pour que vous preniez goût à revenir. Je ne laisserai point ignorer à ma soeur combien j'ai été contente de vous.»
Le colonel d'Obedelen m'attendait quand je rentrai à Naples. La vue d'une voiture aux armes des Deux-Siciles, et aux livrées de la reine, produisit sur lui leur effet magique: il me salua, je me trompe, il salua l'équipage avec toute la béatitude d'un bourgmestre. La royale entrevue ne m'avait pas rendue plus fière, mais elle m'avait fait sentir sinon la morgue, du moins les obligations de la diplomatie, et le besoin de cacher des démarches dont l'honneur et le succès dépendaient de ma discrétion. Je me contentai de saluer le colonel, et de lui dire que j'étais très fatiguée de la route, et que j'allais me mettre au régime napolitain du sommeil pendant le reste de la journée. Ce que je fis, en effet, avec plus de conscience que je ne voulais le promettre par mes paroles.
CHAPITRE CX.
Nouvelle course à Caserte.—Rencontre et nuit passée chez Deborah.
Caserte m'était devenu cher, depuis que j'y avais vu une reine, mieux qu'une reine, une femme charmante. De grands embellissemens avaient été faits par Murat à cette résidence, et elle était un point de promenade pour les oisifs très nombreux de Naples. Je voulus la voir dans un appareil plus simple que celui de ma visite cérémonieuse. En parcourant ces beaux lieux, je m'aperçus cependant que, malgré la royale protection qui semblait y attirer la foule, elle ne s'y portait pas de préférence; j'y passai néanmoins des heures délicieuses, mais dont le charme tenait plus peut-être aux souvenirs qu'aux spectacles. Mon retour de cette course capricieuse fut marqué par plus d'incidens que le séjour lui-même. Mon conducteur me demanda, quand je le repris, si je ne voulais pas voir les ruines de l'ancienne Capoue. Craignant de trouver l'ennui où les citoyens romains s'amusaient tant autrefois, et où leur plus cruel ennemi, Annibal, s'était amusé trop, je préférai reprendre la route que j'avais parcourue avec délices; car j'ai de la reconnaissance pour des lieux qui m'ont procuré d'agréables impressions. Où peut-on en trouver de plus enivrantes que dans cette campagne, jardin embaumé? Mon vetturino (cocher) voulut me faire dîner à Ceversa, petite ville assez vilaine, qui sert de contraste à tant de beautés; mais je refusai, et nous nous arrêtâmes à cinquante pas plus loin, près d'une bicoque fort jolie, dont le toit n'arrivait pas au haut du cabriolet, qui n'avait ni portes ni fenêtres, mais qui était tellement entourée de lauriers, de grenadiers et de jasmins, qu'elle paraissait comme assise dans une corbeille de fleurs. Derrière la cabane était un bosquet de hauts peupliers, où grimpait en festons le pampre des vignes. Une paysanne vieille et pauvre vint nous offrir des oeufs, des fruits et du sorbet. Dans un coin on voyait une espèce de caisse couverte de feuilles fraîches, sans draps ni couverture; c'était le lit de la vieille. Un bénitier, un crucifix, une madona della Seggiola formaient tout l'ameublement. Un énorme chat, et une cage pleine d'oiseaux, voilà toute la société. Je regardais cette femme, son asile, tout ce qui l'entourait, et à ma curiosité se mêlait une sorte de terreur soupçonneuse. En général, les paysannes, même jeunes, sont peu jolies dans les environs de Naples, et Deborah n'avait rien moins que soixante-treize ans. Sous cette hideuse enveloppe battait encore un coeur noble et généreux.
Mon vetturino ne me parut nullement content de me voir descendre à la cabane de Deborah, et il me pressa fort de retourner promptement à Naples. Je cédai à son empressement; car, par un mouvement rétrograde, je me mis à supposer que cette délicieuse cabane pouvait être l'honnête maison de plaisance de quelques bandits. Je m'arrêtai tellement à cette idée, qu'au lieu de suivre ma générosité naturelle, je payai fort mesquinement la dépense, et remontant lestement en voiture, je dis au cocher de presser le retour; la recommandation était inutile: il faisait si bien voler son char, que sur la route la plus unie, il eut la maladresse de rencontrer une pierre qui culbuta le phaéton et les gens, à pouvoir casser les roues et nos jambes. «Maladetta la stregha che ci val questo[9].» Pendant que le voiturier criait cette aimable malédiction, j'étais déjà sur pieds. «N'est-ce pas, dis-je à l'Hippolyte en colère, que c'est une sorcière cette Deborah?» espérant par cette approbation provoquer le récit d'un de ces vieux contes auxquels j'ai toujours trouvé un plaisir extrême, je ne m'attendais guère que cette laide et pauvre, vieille allait me faire éprouver un sentiment différent pour son malheur et la plus vive admiration pour sa constante fidélité à un touchant souvenir. Changeant d'idées dans mon embarras, je résolus de passer la nuit à la cabane de Deborah, et dis en conséquence au conducteur de tâcher de gagner jusque-là, et de revenir m'y chercher le lendemain à l'aurore. «Santissimo! s'écria le superstitieux imbécille, je ne vous trouverai plus.—Eh bien! vous ne perdrez pas la course, lui dis-je en la lui payant amplement», et je le laissai, avec deux paysans, arranger sa voiture, et m'en retournai à pied à la cabane.
Deborah était assise sur le seuil, dans l'attitude de la plus triste méditation. Je lui contai mon accident et mon intention de passer la nuit sous son humble toit, si elle voulait bien me recevoir.«Madona mia, dit-elle en se signant, vous demandez l'hospitalité à Deborah; vous ne la croyez donc ni sorcière, ni maudite? Que votre entrée chez moi soit bénie, vous qui ne traitez pas le malheur comme un crime.» Son langage me frappa par sa pureté; les termes dont elle se servait ajoutèrent à ma surprise. «Deborah, lui dis-je, vous n'êtes pas Napolitaine?—Je suis Florentine, me répondit-elle, et depuis des siècles les miens furent toujours attachés à la noble maison des Strozzi; cette famille s'éclipsa sous le poids du malheur, et il y a soixante-deux ans qu'ici de vils brigands massacrèrent le dernier rejeton de cette race de héros, et sa jeune soeur, celle qui avait sucé avec moi le lait de ma mère. J'avais alors vingt ans; les riches amis, les parens de la fiancée, tous ont oublié, après quelques larmes données, et l'héritier illustre, et la jeune et belle épouse; le coeur de la pauvre Deborah a eu plus de mémoire. Mais, ajouta la vieille, vous ne pouvez, madame, passer la nuit ici; un lit de feuilles et un peu de paille de maïs est tout ce que je possède.—C'est excellent, bonne Deborah; je dors partout, et très bien; et je suis sûre que vous aussi vous dormez bien paisible, et contente, sur votre lit de feuillage. Oui, grâce au ciel! le repos me reste après les larmes.—Et dans cette cabane, de quoi vivez-vous?—Depuis que le gouvernement du roi Joachim a fait cesser toutes les persécutions, en bannissant les superstitions nuisibles, je respire et ne manque de rien; depuis que la haine et les préjugés n'osent plus dévaster mon petit domaine, que les lois françaises protègent ma cabane comme le palais du riche, la pauvre Deborah a du pain; ma vie, usée dans les regrets et les larmes, finira moins malheureuse. Mais puisque vous êtes venue seule près de moi; puisque vous voulez honorer ma cabane et mes cheveux blancs par une preuve de confiance si courageuse, venez voir mon domaine; la promenade et la nuit sont ici délicieuses.»
Me voilà, avec une femme que je connaissais depuis deux heures et par de sinistres rapports, parcourant la nuit un bosquet nu de toute habitation, dans un pays où l'on pourrait dire que le mélodrame croît en pleine terre pour fournir des sujets à la muse de nos boulevarts. Deborah me devançait de quelques pas, et je faisais in petto ces réflexions, mais toutefois en les repoussant. Je tombai, en tournant près d'un bosquet de myrtes, sur un banc de marbre noir. «Reposons ici, dit Deborah, vous n'êtes point une femme ordinaire; vous n'avez point peur.» Je fis bonne contenance, quoique les pulsations de mon coeur fussent devenues plus fréquentes. «Ils n'y reposent point, ajoutait Deborah, mais c'est ici qu'ils furent cruellement immolés, ici, à cette place, où depuis plus de soixante ans la pauvre Deborah pleure leur mort comme au jour de leur perte. Je pressai la main de Deborah contre mon coeur. Je ne redoutais plus rien, mais j'étais aussi vivement agitée; le lieu, l'heure, le genre de la confidence, tout ajoutait à mon émotion. Deborah devait la porter à son comble, en m'apprenant qu'elle était d'origine française. «Quoi! m'écriai-je, de parens étrangers, et née à Florence!» Voilà mon imagination lancée dans tous les rapprochemens d'une effrayante conformité.
Il faudrait me connaître pour se faire une idée de l'effet de la solitude sur l'accumulation de mes souvenirs. Deborah me rassura un peu en continuant d'un ton humble et monotone: «Il y a bien des siècles qu'une de mes aïeules, née à Lyon, se donna la mort pour ne pas survivre à une maîtresse adorée; mais pour que vous compreniez, signora, cet attachement si dévoué, il faut vous faire connaître son objet, qui n'est, hélas! plus qu'une cendre; mais le récit des vertus d'Isaure, son amour et ses malheurs, l'héroïsme de l'homme qu'elle avait choisi: voilà ce qui s'est perpétué de génération en génération dans notre famille; voilà les nobles souvenirs qui m'inspirèrent un attachement si religieux pour les descendans de l'illustre maison des Strozzi. Ce papier (et elle me donna un manuscrit), je vous le donne; vous êtes digne de le conserver, mais vous n'en parlerez pas à la pauvre vieille Deborah; vous me le rendrez, j'ai ajouté de ma main tremblante le peu de lignes qui vous apprendront la fin terrible de mes maîtres assassinés si jeunes.»
Deborah se leva; je la suivis en silence. En rentrant dans sa cabane, elle me regarda. J'ôtai mon chapeau. Deborah resta devant moi, et debout, d'un air inspiré, touchant de sa main décharnée mes cheveux, elle me débita une espèce d'improvisation. Elle comparait ma taille, mes traits et mes cheveux avec ceux de la maîtresse dont cette pauvre femme pleurait la mort depuis soixante ans. Si je dois vieillir autant, je ne perdrai pas non plus la mémoire de cet exemple de piété domestique, de cette scène singulière de toute une nuit passée dans une cabane, que, peu d'heures avant, les apparences auraient dû plutôt me faire fuir que chercher.
Deborah, après son récit, avait levé un grand rideau de laine, et je fus fort surprise à la vue d'un petit lit fort propre. «Ci dormiva[10],» me dit-elle, et elle resta immobile devant le lit. Une terrible pensée vint de nouveau effrayer mon esprit. «Deborah, pourquoi n'y plus dormir? votre maîtresse y serait-elle morte?—«È un voto![11]» Quand, en Italie, on vous dit cela, il n'y a plus ni raisonnemens à faire ni avis à donner. «Voulez-vous, bonne Deborah, que je lise ici le manuscrit que vous m'avez confié? Couchez-vous, je veillerai sur votre sommeil.—Ah! combien vous êtes bonne? Compassione vole. Elle était comme cela, mia dolce padrona[12],» et la pauvre Deborah tomba à genoux, les mains jointes sur la poitrine.
J'entendais ses lèvres murmurer des prières. Je pensais à ce voeu d'une si longue douleur, si religieusement observé. Je tenais toujours le manuscrit; il me semblait le sentir légèrement s'agiter; je n'osais interrompre la prière de la pauvre Deborah. Je ne résistai plus à toutes les émotions de ma bizarre situation, et, pour m'en distraire, je jetai les yeux sur la première page où je trouvai une émotion nouvelle en y lisant ce qui suit: «En 1742, l'arrière-petit-neveu de Philippe Strozzi, et la jeune et belle Paula Albergati, se rendant à Caserte pour les visites de leurs noces, célébrées à Naples, la chaleur du jour leur ayant fait chercher un abri et s'éloigner de leur suite, des brigands, attirés par les richesses des habits des deux jeunes époux, leur donnèrent la mort, irrités par la défense de Strozzi. C'est à la place où les corps furent retrouvés, dans le bois, que j'ai élevé une pierre qui porte le nom des victimes et le jour de leur mort funeste, en jurant, si Dieu me fait survivre à cette terrible catastrophe, de ne vivre dans les mêmes lieux que la vie des cénobites, de n'avoir de nourriture que les produits des champs, de couche que la dépouille des arbres, et de prier pour mes maîtres bien aimés jusqu'au dernier soupir.»
Je m'arrêtai, je regardai Deborah; elle venait de s'étendre sur son lit de feuillage. Toute cette laideur de la décrépitude qui m'avait tant frappée venait de disparaître; je ne voyais plus sur ces traits flétris que la belle ame qui les animait, et assise au pied de cette humble couche, ayant sous les yeux le modèle d'une si longue résignation, je lus avec un vif intérêt le fragment de la vie de l'illustre Philippe Strozzi.
CHAPITRE CXI.
Ma présentation au roi de Naples.—Lecture de l'acteur Philippe.—Les ministres du roi.
Ma présentation au roi Joachim se fit d'une manière moins cérémonieuse que ma présentation à la reine, puisque le prince Pignatelli se contenta de m'amener au château, et de me faire attendre que S. M. sortît de son cabinet pour présider le conseil des ministres. Le premier des appartemens était occupé par les chambellans, puis venait une autre salle où se tenaient les aides-de-camp, des officiers supérieurs des régimens de service, une espèce de camp et d'état-major, toujours prêts à servir le prince. Les uniformes de ces officiers étaient éblouissans de richesse. Tout le caractère de Murat respirait dans cette magnificence militaire qui tenait de la féerie. Ce coup d'oeil parlait encore plus à mon imagination et à mes goûts que les beaux spectacles de la nature qui venaient de m'enchanter par leurs merveilles. C'est bien là, me disais-je, le palais d'un souverain devenu roi par son épée, toujours prêt à monter à cheval pour défendre sa couronne, faisant de la gloire des armes la distraction de ses loisirs, ne se sentant roi enfin qu'au milieu des images de la guerre qui l'avait élevé.
J'avais déjà vu isolément la plupart de ces brillans chevaliers d'un autre Roland; car c'était le spectacle de Naples que leur présence, et ils ne se montraient pas incognito aux spectacles, aux promenades, dans les salons, leur grâce, leur bonne mine et leur jeunesse les faisant nommer à chaque pas. Ils causaient assez bruyamment, parlaient chevaux, femmes et bataille, du même ton et avec la même facilité de paroles. Pignatelli me donna la main, je traversai cet élégant bivac sans beaucoup de frayeur, et je me reposai dans la salle voisine qui attenait au cabinet même du roi; là, Pignatelli me dit de l'attendre, une dépêche qui lui fut remise à l'instant exigeant qu'il passât chez l'ambassadeur de France avant le conseil. Pendant ce temps, la discussion allait toujours dans le salon militaire que je venais de parcourir; j'entendais les mots de ganses, de doliman, de liserés, et je ne comprenais pas trop que des termes aussi techniques et aussi simples occasionassent les disputes d'une colère aussi vive que celle dont les éclats arrivaient jusqu'à moi. On se serait cru volontiers dans les ateliers de Berchu, beaucoup plus que dans les salons d'un souverain. Mais qu'on juge de ma surprise, malgré une grande habitude des uniformes, quand je vis entrer et s'avancer vers moi l'état-major en querelle, et l'un de ces messieurs, portant la parole, me montrer des dessins envoyés de Paris, et destinés à servir de modèles au costume d'un nouveau régiment de chevau-légers, et me demander mon avis, ma préférence sur chacun des dessins qui se partageaient les suffrages. Malgré ma connaissance de la galanterie française, qui pouvait bien inventer ce prétexte par curiosité, et comme une occasion d'adresser la parole à une inconnue, et de papillonner autour d'elle, je savais aussi que l'étude des couleurs et des liserés était une grande affaire dans une cour toute belliqueuse, où l'émulation de la tenue militaire se trouvait excitée par les faveurs et les félicitations du maître. Je répondis avec beaucoup d'aplomb et une sagacité spéciale à la singulière consultation qu'on réclamait de moi, et il fut déclaré par l'aimable troupe que mon jugement deviendrait l'avis universel, lorsqu'il serait question de la chose devant le roi. «Entre deux uniformes, dis-je à ces messieurs, également riches, également beaux, il me semble que le plus riche et le plus beau, c'est nécessairement le plus militaire; je donne donc ma voix au n° 2, parce qu'il se rapproche le plus de la sévérité des chasseurs à cheval de la garde, des chasseurs de l'intrépide Lefebvre-Desnouettes.» La présence de Pignatelli vint heureusement empêcher les développemens de mon opinion et les exclamations admiratives de mes auditeurs. Ils rentrèrent tous dans le salon rejoindre les deux premiers aides-de-camp qui n'avaient pas pris part à la chaleur de la dispute et à la légèreté de la consultation. Je ne me rappelle pas aujourd'hui les noms des brillans officiers qui composèrent ce petit congrès, si ce n'est celui de MM. de La Vauguyon et de Beaufremont, tous deux des premières familles de notre vieille aristocratie, et dignes par leur courage de recevoir le baptême de cette noblesse nouvelle qui se donnait sur les champs de bataille.
Le prince Pignatelli tira sa montre en arrivant, pour voir si l'heure approchait où il pouvait entrer dans le cabinet du roi pour lui remettre, en sa qualité de ministre secrétaire d'état, place équivalente à celle qu'occupait auprès de l'Empereur M. le duc de Bassano, le portefeuille des affaires sur lesquelles S. M. avait ce jour-là à appeler l'attention de son conseil. Pendant que l'excellence hésitait à se faire annoncer par le chambellan, qui se tenait dans une petite embrasure très rapprochée de la porte, on annonça M. l'ambassadeur de S. M. l'Empereur et Roi, et Pignatelli, qui avait entendu le bruit d'importance occasioné par l'arrivée du grave personnage, se précipita au devant de lui, en lui exprimant le vif regret de l'avoir manqué de cinq minutes; qu'il sortait de chez lui, qu'il avait à l'entretenir de la part du roi. Les deux personnages se retirèrent, tout en ayant l'air de marcher négligemment, jusqu'au fond du salon, et là ils s'assirent, et parurent causer avec une très visible inquiétude de part et d'autre. Je reconnus sous le masque noble et superbe de M. l'ambassadeur de France une figure que j'avais rencontrée souvent dans les corridors du ministre des affaires étrangères. C'était en effet M. le baron Durand, qui avait fait un savant apprentissage diplomatique à la grande école de Paris, je veux dire dans le cabinet de M. de Talleyrand. Pignatelli était un homme d'esprit, et bien certainement capable de soutenir la lutte; mais quoique je n'entendisse pas un mot de la conversation, facilement néanmoins j'apercevais sur le jeu des figures quelque chose de ce grand colloque. On voyait que le diplomate de Paris se dispensait d'être fin, qu'il sentait sa force, sa supériorité, parlant au nom d'un maître qui faisait la diplomatie bien plus sans doute avec des ordres qu'avec des notes. Je ne crois pas que, sous l'empire, nos ambassadeurs aient eu le loisir de déployer cette science profonde que la crédulité publique veut bien encore juger très nécessaire à leurs fonctions; mais je me rappelle un mot fort juste de lui, et qui peint bien le règne de Napoléon sous ce rapport. On lui avait parlé de je ne sais trop quelle mission dont il pourrait bien être chargé. «Bah! dit l'ambassadeur, je ne connais en fait de bons ambassadeurs que les boulets de canon.»
Pendant que j'observais avec ma curiosité de femme les deux figures si différentes du prince de Pignatelli et du baron Durand, j'entendis comme un murmure sourd et plaintif venant du côté du cabinet de Murat. Mon sang se glace dans mes veines, et ma tête, toujours prompte à rêver des catastrophes et des scènes extraordinaires, croit déjà voir un noble guerrier frappé dans sa carrière de gloire par quelque poignard italien. J'écoute avec plus d'attention, sachant combien j'avais à me défier de mes impressions fantasmagoriques, mais impossible de ne pas me rendre à la supposition de quelque attentat, car le bruit et le murmure semblaient devenir plus effrayans et plus réels. On eût dit de quelque lutte, accompagnée de menaces et de résistance. Cependant le chambellan de service, qui était encore bien plus près que moi du lieu de la scène, ne fronçait pas même le sourcil et semblait démentir toute crainte par son immobilité. J'osai m'approcher, bien moins par curiosité que par intérêt pour la vie précieuse d'un guerrier digne de trouver la mort sur un champ de bataille et non sous le fer d'un assassin. Le chambellan, qui avait deviné le motif de mon émotion, s'empressa de me dire: «Vous paraissez surprise de mon sang-froid, si près d'un appartement où vous croyez peut-être qu'il se passe quelque chose d'extraordinaire; rassurez-vous, le roi est fort aimé à Naples; il est gardé par l'amour de son peuple et par son courage, dont il n'a pas donné des preuves à la guerre seulement. La scène qui vous intrigue tant est tout ce qu'on peut imaginer de plus simple et de plus naturel. Le roi se plaît à trouver au théâtre la représentation des sentimens chevaleresques qu'il porte dans le coeur, il chérit la tragédie qui élève l'ame; la pompe des beaux vers le séduit autant que l'éclat des diamans et des plumes. Aussi, une ou deux fois par semaine, S. M. reçoit un acteur distingué qui joue ici les rôles de Talma, lui fait réciter les plus belles tirades des poètes français, et s'électrisant par le sublime de vos grands modèles, rectifie quelquefois avec bonheur les intonations de l'artiste, et lui étale en quelque sorte dans toute leur vérité historique les grandes figures d'Orosmane ou de Tancrède. C'était aujourd'hui, sans doute, une étude du fameux monologue d'Hamlet; car je conviens que la scène a été plus agitée qu'à l'ordinaire, et tout-à-fait capable d'effrayer ceux qui, comme vous, ne seraient pas au courant du mystère très peu inquiétant du cabinet royal. Le roi ne prend que pour se distraire ce délassement de quelques heures, et encore une ou deux fois par semaine. Il a beau y trouver plaisir, il n'aura pas besoin qu'on lui rappelle l'heure du conseil; c'est l'oeil fixé sur la pendule qu'il prend cette distraction délicate et qui n'est point d'un homme vulgaire. Dans cinq minutes, vous allez voir sortir un Hamlet de fort bonne mine, sur la figure duquel vous lirez le contentement, et point du tout les mauvaises intentions d'un conspirateur… Mais pardon, voici la sonnette qui m'avertit; Philippe va sortir, et vous verrez qu'il a la physionomie aussi honnête que cela peut être permis à un héros tragique.»
La porte s'ouvrit, et je vis en effet le Roscius de la cour de Naples, qui jouissait auprès de Joachim d'autant d'estime que l'éloquent consul de Rome en prodiguait à l'interprète de la muse latine, ou que le grand empereur des Français voulait bien en accorder au vrai, au poétique, à l'admirable Talma. Ce Philippe est le même acteur que le défaut d'encouragement a relégué depuis sur un théâtre secondaire, et qui a réveillé nos petites maîtresses sous le masque fantastique et terrible du Vampire.
Les deux diplomates que j'avais laissés dans leur coin, et qui, en gens expérimentés, n'avaient pas éprouvé la moindre distraction de ce qui avait si fort troublé une étrangère, entendirent comme par une simple sympathie la sonnette qui annonçait les audiences du gracieux souverain. Pignatelli se détacha avec vivacité, sans oublier toutefois son portefeuille, et entra chez le roi sans être annoncé, ce qui me parut un degré bien intime de faveur et de confiance. Je m'expliquai alors le tact et la finesse d'Élisa dans le choix de son correspondant. Le ministre ne resta que quelques minutes dans le cabinet, reparut presque aussitôt, me prit par la main, et m'introduisit auprès du roi.
Murat m'apparut alors, et vraiment il fallait avoir lu les bulletins de la grande armée avec l'exactitude de mon admiration, pour que je me crusse devant un des grands capitaines du dix-neuvième siècle. Qu'on se représente François Ier, jeune et beau, paré de tout le luxe riant des soieries, la tête surmontée d'un panache flottant; un air de galanterie répandu sur toute sa personne, prêt en quelque sorte à paraître dans un bal devant la belle Féronière, ressemblant à un héros de roman plutôt qu'à un roi de l'Europe moderne: la plus magnifique tête sur un corps des plus élégans et sveltes proportions, et ce qu'il y a de plus extraordinaire, sous un costume qui l'était déjà tant, j'admirai le naturel de ses manières, le bon goût d'habitude et d'expérience, la grâce et la facilité de mouvemens qui soutenaient ce que j'oserais presque appeler une étude du quinzième siècle et la copie d'un paladin. Je l'avais déjà vu à cheval, j'avais aperçu ce nouveau Bayard courant à la tête d'un état-major radieux dans les rues de Naples. À tant de séductions j'ajoutai encore en ce moment les lauriers de vingt victoires, et j'étais vraiment éblouie. Murat parut sensible à l'effet qu'il produisait et à l'applaudissement flatteur de mon silence et de ma surprise. Joachim s'approcha alors de moi avec un sentiment que je n'ai peut-être jamais vu à aucun autre homme. Il ne ressemblait en rien peut être à ses rivaux de gloire et de bravoure: c'était une physionomie originale et singulière parmi tant de grandes figures de guerriers que ma mémoire et mon coeur me rappelaient. Son courage à la guerre, m'avait-on dit, avait quelque chose de chevaleresque et de fabuleux, comme son accoutrement et son armure. Il s'avança donc vers moi avec une nuance de galanterie et de politesse qui tenaient peut-être autant au culte pour lui-même que pour les femmes qu'il abordait. Vu de très près, je trouvai une certaine coquetterie moderne avec ce costume antique, un je ne sais quoi de satisfait et d'heureux, enfin un de nos élégans de Paris très bien déguisés sous l'armure de Tancrède. Mais il était si beau, mais il était si bon, que l'illusion et les reflets de son héroïsme ne permettaient pas à la critique de se glisser derrière l'admiration pour rapetisser un si grand capitaine jusqu'au ridicule.
La lettre de la princesse Élisa que je lui présentai, il la lut à haute voix, en se promenant, appuyant avec une bienveillance sonore sur les éloges qu'on avait bien voulu me donner. «Je suis enchanté, madame, que ma belle-soeur ait pensé à vous recommander à moi. Ma cour est le rendez-vous des talens; j'aime les arts de la paix comme si je n'avais jamais fait la guerre. Si vous vous déplaisiez jamais à Florence, venez ici; j'entends si votre santé exigeait un autre climat, car avec Élisa il n'y a point à craindre d'autre cause de déplacement.
«—Votre Majesté est mille fois trop bonne. On voit bien que dans la famille du grand Napoléon les bienfaits sont solidaires; n'importe sur quel point de l'Europe un Français voyage, il est sûr de rencontrer un protecteur dans quelqu'un de votre noble famille.
«—Vous êtes depuis peu dans ce pays, madame; vous ne vous en irez pas, j'espère, sans voir une grande revue; je doute que vous ayez pu à Florence être témoin d'un aussi beau spectacle. On dit cependant que la garde d'honneur de la grande-duchesse est magnifique.
«—Oui, mais ce n'est qu'un escadron, et cela ne peut soutenir le parallèle avec vos deux régimens de chevau-légers.
«—Je compte bien en avoir dans six mois encore six autres, répondit Joachim, avec un sourire satisfait de mon attention militaire. S'il plaît à Dieu, on ne reconnaîtra plus les Napolitains.»
Je crus devoir quitter Murat sur ce mouvement de noble ambition, car mes instructions portaient de ne lui faire aucune confidence sur l'objet réel de mon voyage, et ne contenaient la recommandation de le voir que pour qu'il connût ma figure et ne s'étonnât point de me rencontrer à la cour. Il me reconduisit avec une exquise politesse qui paraissait naturelle en lui, et qui était fortifiée par un heureux instinct de la royauté qui lui faisait sentir que l'affabilité des manières était un des devoirs de la puissance, parce qu'elle en est un des intérêts. En traversant le salon où j'avais attendu, j'aperçus la plupart des ministres qui causaient avec l'ambassadeur de France, et qui paraissaient attendre que le roi les fît appeler pour tenir le conseil. C'étaient le prince Pignatelli, mon aimable introducteur, ministre secrétaire d'état; le marquis de Gallo, ministre des affaires étrangères; M. Daure, ministre de la guerre, qui riait aux éclats et qui avait presque l'air de mystifier ses collègues; M. Agor, ministre des finances, ami de coeur de Murat, apportant près du trône un dévouement et des talens qui le faisaient appeler le Sully de la cour de Naples; deux ou trois autres encore dont les noms et les figures ne m'étaient pas connus.
Je rentrai chez moi dans le ravissement de ma réception, heureuse d'avoir pu de près contempler l'homme qui, avec Napoléon et avec Ney, était cité par nos braves comme le plus brave, le roi intrépide qui chargeait l'ennemi une cravache à la main, qui trouvait un secret plaisir à faire cribler de balles ses panaches et ses soieries, qui ne semblait fier de sa beauté, de sa parure et de son rang, que parce qu'il pouvait chaque jour agrandir et légitimer la renommée et la grandeur sur le champ de bataille.
CHAPITRE CXII.
Rencontre du comte Cereni Albizzi.—Succès de ma mission.—Sir Hudson
Lowe.
Au milieu de tant de distractions par lesquelles je cherchais à masquer à la curiosité publique l'objet de mon voyage, je commençais à la poursuivre avec assiduité. Le bel Albizzi, sur le compte duquel je devais rendre un témoignage exact et minutieux, n'était pas venu seul à Naples, et c'est ce qui avait donné à sa fuite de Florence une couleur plus répréhensible. Un caprice fort peu digne de cette préférence l'avait mis en route; mais, inconstant dans son infidélité, on le voyait fort peu à Naples avec la personne qui lui avait fait faire le voyage, il avais eu quelque peine à découvrir l'hospitalité qu'il avait choisie, mais dès que je l'eus surprise, sans me confier à qui que ce fût, je me mis bientôt au courant de toutes ses démarches. Je sus ainsi qu'il ne restait déjà plus à Naples pour le motif qui l'y avait conduit, car la société était rompue entre les deux fugitifs de Florence. Un hasard, car le hasard est encore la plupart du temps le dénonciateur le plus instructif, m'en apprit plus que les recherches positives auxquelles je m'étais livrée, et me rapprocha plus directement de celui que je devais ramener. Il y avait eu à la cour je ne sais quel gala extraordinaire. Le roi avait dans la matinée passé une revue éblouissante. Le peuple napolitain, si amoureux de tous les spectacles, y avait battu des mains, à l'aspect de ce roi chevalier, courant à cheval au milieu de ses troupes qu'il électrisait de son ardeur. Les femmes s'étaient précipitées sur son passage et avaient accompagné de vivat passionnés et bruyans la course guerrière du monarque. Jamais roi ne fut plus populaire par des qualités qui, ailleurs, eussent été peut-être des défauts. Le soir de ce beau jour, Leurs Majestés vinrent ensemble au théâtre de Saint-Charles. On ne saurait se faire d'idée de l'enthousiasme que fit éclater leur présence. La toilette radieuse des deux époux, l'éclat des diamans se mêlant à l'éclat de leur beauté, les sourires gracieux de la reine, les saluts affables du roi, toute cette pompe si bien assortie, aux moeurs, toute cette population empressée, formaient une action et une réaction des sentimens de la foule et de ceux de la puissance; on eût dit vraiment que c'était une fête de famille.
Je m'étais assurée d'une loge pour cette représentation brillante, et je m'y étais fait accompagner par le colonel Odeleben, que cet acte de bienveillance avait charmé. Je me donnais à peine depuis quelques minutes le plaisir d'étaler ma toilette qui n'était pas au-dessous de la circonstance, quand je vois s'ouvrir une loge près du parquet faisant face à la loge royale, et le bel objet de ma mission, le superbe Cereni Albizzi s'installer bruyamment sur le devant de la loge. Cereni était un de ces hommes sans caractère, sur lesquels peuvent s'exercer à coup sûr toutes les volontés, esprit ordinaire et frivole, plongé pour ainsi dire dans la méditation et dans la rêverie de sa beauté; mais cette beauté était si réelle et si imposante, qu'elle empêchait de trop voir ses ridicules, de trouver trop choquante, ce soir-là surtout, l'affectation de Cereni à se mettre en évidence, à lorgner, autant qu'il l'osait, la belle souveraine. Tout cela me parut bien niaisement fat. Au même moment, je priai Odeleben de me faire venir des sorbets, le prévenant que j'avais deux mots à dire à quelqu'un hors de ma loge.
En effet, je vais droit du côté de Cereni. Jamais on ne vit expression plus vive et plus plaisante de surprise que celle de Cereni à mon aspect. Après les premiers mots de reconnaissance, je me contentai de lui donner mon adresse, lui disant que je l'attendrais le lendemain. De retour dans ma loge, j'observai de nouveau la figure que je venais de tant étonner. Entièrement remis de cette surprise, il parut suivre son plan de fatuité, et je n'eus pas de peine à lire sur sa physionomie la conviction que ses attentions impertinentes étaient remarquées et agréées de l'auguste personne qui en était l'objet bien involontaire. Les fumées de cette vanité prétentieuse n'ôtèrent pourtant pas la mémoire au beau Léandre, et ne l'empêchèrent point de me venir voir le lendemain. Je ne manquai pas de lui faire part de mes observations de la veille; il me répondit de manière à mériter un soufflet. La noblesse de sa figure servait si heureusement de correctif à l'inconvenance de ses paroles, que ses joues furent sauvées d'un affront dont elles étaient dignes.
«Que faites-vous ici?» dis-je au volage, avec cet empire qu'une femme sait prendre dans ses interrogations, quand elle sait le faible des gens. «Qu'est devenue l'aimable fugitive qui vous a fait accourir de Naples?
«—Elle est entrée au théâtre, et suffisamment éclairé, j'ai cessé de la voir.
—«Vous proposez-vous de revenir bientôt à Florence?
«—Jamais!»
Ce jamais-là ne cadrait pas avec mes instructions, et je dus m'attacher à le combattre. Avec un peu d'expérience de la vie, je commençais à comprendre que les jamais ou les toujours des hommes ne sont pas choses éternelles ou invincibles. Cereni n'avait pas une tête aussi forte qu'elle était belle, et au bout de quelques jours et de quelques visites, j'eus bon marché de ses sermens et de ses résistances. J'avais fait habilement de la peur la complice de mes insinuations, en persuadant au crédule personnage que sa course, entreprise pour une cause très peu flatteuse, l'exposerait aux soupçons de la politique; qu'avec son immense fortune et sa haute position, il ne fallait point jouer avec la défiance active et toute-puissante des polices; que la cour de Toscane, où il tenait un rang élevé que les bontés de la grande-duchesse relevaient encore, valait mieux que de gratuites tracasseries. Aux premiers traits de ce tableau, Cereni ne répondait que par des exclamations passionnées sur la délicieuse figure de la reine de Naples, et les soupirs d'une ambition aussi inconvenante qu'inutile. «Sans compter les difficultés d'un retour de tendresse que je ne crois pas la reine capable d'agréer, songez aussi, mon ami, qu'après sa réserve à vaincre, il y aurait encore la jalousie de Murat à tromper et à braver. Les maris ne sont trahis que quand ils méritent de l'être: les femmes ordinaires ne sont vulnérables que par les légèretés de leurs volages époux. Si, par leur abandon, ils ne préparaient et n'autorisaient nos fautes, il y en aurait bien peu de commises. Le cas est bien plus grave avec une reine, que la dignité de son rang retiendrait encore, lors même que le coeur conjugal la délaisserait. Mais Caroline n'en est point là avec Joachim. Joachim l'idolâtre, apprécie ses qualités, s'attache à ses pas, et ressent pour sa royale compagne toute la jalousie frénétique qu'on éprouve pour une maîtresse. Je ne vous conseille pas de vous mesurer avec les Othello.»
Tant de considérations réunies et insidieusement présentées produisirent enfin leur effet, et Cereni, persuadé, daigna avouer que son retour à Florence était ce qu'il avait de mieux à faire. J'ajoutai au tableau de son intérêt celui d'autres espérances, qui furent encore assez puissantes pour déterminer l'exactitude de son départ, au jour que devant moi je lui avais fait fixer. Le mien était moins pressant, et contente d'avoir réussi, j'imaginai que l'objet du voyage serait encore pour la grande-duchesse le plus agréable messager de son succès. Je restai donc à Naples quelques jours encore. Mon baron saxon tournait toujours autour de moi pour pénétrer le secret de mes allures, qu'il imaginait de la nature la plus grave et la plus politique, et qui se réduisaient à une mission en faveur de l'impatience contre l'ingratitude. Du reste, si je lui ai continuellement échappé, je n'ai pas pu m'expliquer sa position plus clairement qu'il ne s'expliquait la mienne. Il voyait beaucoup la grande société, l'ancienne noblesse napolitaine, et il fut fait général de brigade à la suite de ce voyage entrepris sous un prétexte de santé, qui n'était pas trop justifié par sa mine et son appétit tudesque.
Il faut que je me fasse un compliment. Avant et après le succès de ma mission, et malgré ma facilité bien connue à me laisser entraîner vers les liaisons commodes et amusantes avec les artistes, j'évitai, autant que naguère et dans d'autres circonstances je l'eusse cherché ce genre de société. J'établis une espèce de cordon sanitaire entre moi et le théâtre, et cette précaution m'avait paru indispensable, attendu que j'en connaissais le directeur, M. Armand Verteuil, et quelques autres personnes de la troupe royale, et qu'au milieu de tout ce monde, j'eusse été provoquée par de continuelles interrogations sur les motifs d'un voyage; si dispendieux et si peu explicable. Quand on est en relation avec des reines véritables, il ne faut pas se commettre avec des reines pour rire, toute chose a besoin de conserver ses illusions.
La conscience tranquille sur ma conduite, et le coeur satisfait de mes démarches, pour ne pas dire de mon triomphe, je retournai à Caserte, où la reine Caroline m'avait dit, avec une bonté dont j'avais été ravie, que je pouvais me présenter désormais sans convocation officielle. L'accueil fut encore plus gracieux qu'à la première entrevue, la reine plus aimable et plus caressante; il semblait que ce fût un besoin de son coeur d'être bonne et affable autant qu'elle était jolie. Elle me reparla de Cereni, et quand je lui annonçai qu'il avait quitté Naples, un peu chassé par la peur, elle rit aux éclats de la promptitude et de la simplicité de sa résignation. S. M., avec cette finesse qui laisse deviner qu'on n'ignore rien, et cette grâce délicate qui annonce en même temps qu'on sait tout cacher, se contenta de me dire: «J'espère bien que c'est la route de Florence qu'a prise ce beau cavalier. Allons, Madame, on sera content de vous là-bas autant que personnellement j'en ai été contente ici. J'écrirai à Élisa, et je ne lui cacherai point l'envie que je porte au bonheur qu'elle doit ressentir de voir auprès d'elle un zèle aussi éclairé et un dévouement aussi discret.» Je sortis enchantée de cette dernière entrevue, et vraiment il entrait dans ma joie quelque chose de plus que de la vanité. Satisfaite, j'étais heureuse de trousser tant de qualités et de vertus dans toutes les personnes de la famille à laquelle j'avais voué le culte de mes opinions et de mon dévouement. Rien ne serait pénible, ce me semble, comme d'aimer des princes qui par leur esprit ne justifieraient pas le choix que l'on aurait fait de leur cause, et qu'on serait embarrassé de défendre vis-à-vis de leurs ennemis. Je ne revis pas le roi Joachim, mais je recueillis avec un extrême intérêt tout ce que j'entendais dire de sa bonté et de son courage. Malgré cet air de galanterie que lui donnait un costume chevaleresque, malgré la brillante élégance de ses manières avec les femmes, Murat ne prêtait pas même à l'envie le prétexte du moindre tort conjugal. L'aventure de Camilla, que j'ai racontée, une autre du même genre, dont les détails seraient trop longs et que j'appris à Naples, méritent de faire comparer, sous les rapports même d'une vertu fort rare pour un Français, l'intrépide Murat à l'intrépide Bayard. Il était un peu enclin à la colère, à cette brusquerie des camps qu'on appelle en termes militaires une mauvaise tête; mais il justifiait bien le proverbe des mauvaises têtes et des bons coeurs.
Quand un homme monte si haut, il est bien rare que la malignité ne se venge pas de sa fortune par la calomnie. C'est ainsi qu'on a dit, qu'on a imprimé, que, dans nos troubles, Murat avait changé une lettre de son nom pour lui donner une affreuse ressemblance avec celui de l'homme sanguinaire que frappa l'héroïque Charlotte Corday, cette femme dont on a si bien dit qu'elle donna la mort comme Brutus et qu'elle la reçut comme Socrate; mais je puis certifier avoir entendu à ce sujet, et de la bouche de M. le marquis de Saluces[13] qui en avait été témoin, une explication positive. Dans une réunion brillante où se trouvait Murat, par malice ou par hasard la conversation était tombée sur la révolution et le déplorable acteur de ce drame dont Murat aurait ambitionné d'être l'homonyme; le roi Joachim, se livrant à son opinion et à ses souvenirs, avait dit: «Quant à celui-là, il ne pouvait y avoir rien d'humain sous une si abominable écorce.»
Qu'on me pardonne cette expression, Murat avait fort bien pris à Naples. Bien plus propre au commandement que Joseph, auquel il avait succédé, il eut à peine mis le pied sur les marches d'un trône qu'il en comprit les devoirs: Il n'eut pas besoin des lieutenans de Napoléon pour réduire ses sujets et assurer la tranquillité publique. Quoique malade à son arrivée, il avait fait son entrée à cheval, présentant hardiment sa poitrine aux mécontentemens populaires, et ainsi appelant à lui les coeurs toujours si près d'admirer même le courage qui les écrase. On citait encore à Naples tous les jours ses premières paroles quand, arrivé à son palais, il avait aperçu d'une fenêtre l'île de Caprée, qu'occupaient les Anglais. «Il faut d'abord, s'était-il écrié, par une vigoureuse canonnade assurer son pavillon.» Étrange privilége de l'histoire, qui se plaît à mettre en face certains noms pour réveiller souvent de doubles souvenirs! L'homme qui commandait alors l'île de Caprée, qui habitait les lieux déjà célèbres par la prédilection de Tibère, était ce même sir Hudson Lowe, que le commandement d'une autre île a rendu plus fameux. Les rochers ne sont pas favorables à la réputation de ce héros britannique; carie point militaire de Caprée, qui, défendu par l'habileté réunie au courage, eût été imprenable, fut contraint par Murat à une assez humiliante capitulation, après deux jours d'attaque, telle que Murat savait les brusquer.
Je me plais à citer ces détails, je me plais à rendre hommage aux grandeurs tombées; car, après les ingratitudes que j'ai vues, je ne puis me défendre d'un profond sentiment de pitié pour les infortunes de Murat. Il me semble que l'histoire ne doit point abandonner ceux qui furent trahis par la fortune, ni les amis si rares du malheur. Voici à ce sujet un trait qui mérite d'être conservé: Un des hommes que Murat avait le plus comblés de bienfaits (et combien n'en avait-il pas répandu!), Raphaël Scolforo ne craignit pas de devenir le juge de son ancien maître, lors de la dernière et fatale expédition de celui-ci en Calabre. En apprenant la sentence, une soeur de ce Scolforo, mariée à Pistoye, se rappelant le bienfaiteur de sa famille, changea de nom, comme pour protester contre la responsabilité de l'ingratitude. Cette dame s'est établie depuis à Milan. Je crois qu'elle y existe encore: puisse mon livre arriver jusqu'à elle! puissent tous les traits de loyauté et de fidélité au malheur être connus et publiés, afin que l'estime publique récompense des vertus qui sont rares dans tous les partis!
Je continuais de mener à Naples une vie si agréable et si douce, que j'avais peine à m'éloigner de ces beaux lieux; c'était la première fois qu'une vie composée d'impressions seulement extérieures, sans aucun sentiment vif, parut me suffire. Le dirai-je? Mon imagination semblait attendre avec quelque complaisance le spectacle terrible et nouveau d'une éruption du Vésuve. Une circonstance bien plus effrayante pour moi vint précipiter mon départ, que chaque jour retardaient les plaisirs du repos, de l'indépendance et de la curiosité. Vers cette époque, la politique paraissait amener d'assez sérieuses mésintelligences entre Napoléon et le beau-frère, qui voulait bien avoir de la reconnaissance, mais qui voulait aussi exercer le pouvoir. Joachim se retira quelques jours à Capo-di-Monte. La reine Caroline se mêlait singulièrement des affaires; beaucoup d'intrigues se nouèrent et se croisèrent alors. Je ne pouvais, ne devais, ni ne voulais les suivre. Toutes ces tracasseries n'allaient pas à Murat, qui était loin d'être dans le cabinet ce qu'il était sur le champ de bataille; le diplomate en lui se trouvait au-dessous du guerrier. Mais ces vagues rumeurs arrivaient bien indifférentes à mon coeur, et n'eurent point de part à ma résolution de repartir enfin pour Florence. La fatalité, qui me fit rencontrer dans les derniers jours cet affreux D. L*** qui a joué un si grand rôle dans mes Mémoires, devint la raison la plus déterminante de mon départ, et presque de ma fuite. Je l'avais depuis long-temps perdu de vue, et ce n'était pas pour moi qu'il était à Naples. Marchant toujours dans les voies ténébreuses de l'intrigue, poursuivant la fortune sur toutes les routes, résolu de l'atteindre à tout prix, mon odieux ex-conseiller devait se retrouver comme un génie infernal dans toutes les situations de ma vie.
D. L*** avait eu de l'avancement dans son métier d'intrigant. Il était arrivé à Naples pour entourer le roi lui-même d'un espionnage qu'on croyait nécessaire dans les circonstances. D. L***, qui avait quelquefois la franchise de sa honte, et une espèce d'orgueil d'état, me fit grand étalage des fonctions élevées et lucratives qu'il venait remplir. Il fut mêlé depuis, en effet, à toutes les intrigués dont la mésintelligence de deux cours, faites pour être plus unies, devint la cause. Je le laissai sur le théâtre de ses nouveaux exploits, et dès la seconde entrevue je lui renouvelai toutes les expressions de dégoût et de mépris que je ne lui avais jamais dissimulées. Certes, je serais allée au bout du monde pour me soustraire à ses visites. Elles n'avaient plus alors pour but de m'exploiter; ses affaires s'étaient améliorées assez pour qu'il eût cessé d'avoir toujours les yeux dirigés sur ma bourse; mais je ne sais quelle galanterie basse, quel simulacre ou quelle réalité d'admiration l'avait saisi pour ma personne, qu'il voulait bien ne pas trouver changée; un je ne sais quoi de passionné, lu dans des yeux qui n'avaient pas encore exprimé ou feint de sentimens pareils, me fit craindre encore davantage le contact de cet être qui me semblait comme pestiféré. Sans rien lui faire dire, sans faire aucun adieu aux personnes avec lesquelles j'avais été en relation, je me jetai dans une chaise de poste, deux heures après la seconde visite de D. L***, et cette fois je fis la route, non plus en voyageuse qui désire se donner des distractions, mais en femme qui veut éviter un grand malheur.
CHAPITRE CXIII.
Retour à Florence.—Nouvelles bontés de la grande-duchesse.—Campagne de
Russie.
Mon retour à Florence fut une véritable fête. La grande-duchesse n'était point inquiète de moi, car elle avait reçu de mes nouvelles, et les plus agréables qu'elle pût recevoir. Les princes, qui aiment surtout qu'on se dévoue à leur service, aiment qu'on réussisse. J'avais eu le mérite du zèle, et le bonheur encore plus apprécié du succès. Ma réception se ressentit de cet heureux auxiliaire de la bienveillance. Attentive et délicate comme une inférieure, Élisa n'attendit point que je me présentasse. Instruite de mon arrivée, elle daigna envoyer savoir de mes nouvelles, en me faisant prier de passer au palais aussitôt après que j'aurais un peu reposé. Moi qui ne me repose guère et que l'habitude des fatigues militaires avait de longue main préparée à ne compter ni les lieux ni les nuits, je me rendis immédiatement au palais. Je trouvai la princesse encore au lit; elle était un peu souffrante.
«Soyez la bien venue, me dit-elle; j'ai un peu de mélancolie dans l'ame; vous ne pouviez arriver plus à propos; mais aujourd'hui, au lieu de lire, nous allons causer. J'ai été contente de vous.
«—Votre altesse attache trop de prix à mes modestes services.
«—Franchement, vous méritez de sincères complimens, et ce n'est pas mon intérêt seul qui vous les accorde. Votre mission n'a pas seulement été remplie avec intelligence, mais votre conduite personnelle a été exemplaire. Je ne sais pas tout ce que vous avez fait; mais je sais que vous avez vécu à Naples comme je voudrais vous voir vivre à Florence. Voilà le secret du monde, mon amie; suivre ses goûts et les cacher, vivre pour soi, et ne pas mettre le public dans la confidence.
«—Je sentais trop le bonheur d'une mission confiée par ma souveraine pour n'en pas être digne. Je n'avais plus seulement à penser à moi, mais à l'auguste personne dont j'eusse pu compromettre la protection.
«—Mais ce voyage a fait beaucoup de bien à votre tête. Vous avez presque autant de raison que d'esprit. Caroline m'a écrit sur vous des choses très flatteuses. Elle est bien jolie, Caroline, n'est-ce pas?
«—Elle est tout-à-fait de sa famille.
«—Vous savez flatter sans bassesse, et servir sans vanterie; cela n'est pas commun dans les cours… Et votre mission, dont vous vous êtes bien acquittée, vous a-t-elle donné beaucoup de mal?»
À cet égard je racontai les choses à la grande-duchesse avec une grande réserve d'expression, mais sans aucune altération de la vérité. J'avais à ménager cet amour-propre de femme, que le trône rend encore plus susceptible. J'arrangeai tout cela si bien, qu'au lieu de s'offenser de certains aveux sur certaines premières résistances, elle se mit, à en rire, et elle eut raison; car, par le fait, si ces aveux indiquaient un tort, ils prouvaient une réparation qui avait mis le remède à côté du mal. Quand les passions tournent au plaisant, elles cessent d'être bien dangereuses; je crus m'apercevoir, en effet, que l'objet d'une si longue course avait beaucoup perdu de son prix depuis, ou peut-être seulement parce qu'il était retrouvé. Mes devoirs étaient remplis, et mes fonctions diplomatiques dès lors expirées, m'interdisaient à cet égard toute question. Avec les princes il faut avoir grand soin de ne pas trop désirer la confiance; on en doit faire naître le besoin sans en provoquer les épanchemens: c'est un très sûr moyen de l'obtenir que de ne pas trop la chercher.
Dans tout le cours de cette audience, je dois mieux dire, de cette causerie, Élisa me prodigua toutes les preuves d'une bonté déjà tant de fois éprouvée. La reine Caroline, avant mon départ de Naples, m'avait déjà envoyé un fort beau et fort riche cadeau. J'en parlai à la grande-duchesse, qui fut très sensible à une générosité qui lui témoignait le sincère attachement d'une soeur. Élisa ne me donna point ce jour-là la peine de passer chez M. Rielle; sa délicatesse s'était précautionnée, afin de mieux reconnaître la mienne. Le bienfait que je reçus d'elle dans cette occasion pouvait abondamment suffire aux dépenses que mon voyage m'avait coûtées, me procurer les moyens de reprendre à Florence mon genre de vie, pourtant très dispendieux, pouvait même suffire à des économies; mais des économies! voilà un talent que je n'ai jamais su me donner, et une vertu dont je ne me suis doutée que lorsqu'il a été trop tard pour l'acquérir.
Ma position devint à Florence plus intime et plus douce de jour en jour. Je puis me rendre la justice de croire que j'étais une très bonne connaissance pour Élisa. Les souverains ont rarement auprès d'eux des serviteurs qui les aiment pour eux-mêmes, qui n'abusent pas de l'intimité pour se glisser dans la politique, et qui ne profitent point des confidences pour se créer une certaine et fâcheuse influence dans les affaires. Sous se rapport, mon voyage diplomatique ne m'avait point gâtée, et j'avais rapporté, par ce désintéressement, des honneurs et des ambitions de la terre, que tant d'occasions avaient inutilement tenté. Mon coeur pourtant laissait alors toute liberté à mon esprit, et je me trouvais dans une de ces dispositions qui ne sont pas si favorables aux femmes qu'on le suppose, et qui, à défaut de ces intérêts passionnés de l'ame, les jettent d'ordinaire dans les intrigues, et une vie de mouvement qui n'a plus rien de noble ni de délicat pour excuse. Ce veuvage du coeur, si je puis ainsi parler, ne me pesait pas assez pour me corrompre; je m'y plaisais, au contraire, comme à un hommage à celui qui était loin d'y croire et de m'en tenir compte. Je mettais un secret orgueil à embellir, à ennoblir le passé par tout ces sacrifices du présent que l'âge rend quelquefois difficiles à l'amour-propre; car, à l'approche des années qui nous avertissent que la beauté s'en va, il faut être bien peu femme pour se garantir des faiblesses qui peuvent nous assurer que le fatal moment est encore loin, et qui sont en faveur de nos charmes des protestations si flatteuses.
Oui, Ney seul, Ney absent, engagé dans des liens qui m'éloignaient de lui pour toujours, occupait cependant ce coin intime de l'ame, qu'aucune distraction ne peut jamais envahir. Ce n'était plus le feu dévorant de l'impatience, mais c'était le culte du souvenir et la préoccupation des promenades, des rêves et de la solitude; les idées de gloire surtout me ramenaient délicieusement aux rêves d'un amour dont la victoire avait été la complice. Souvent, au milieu des lectures que me demandait souvent la princesse, j'interrompais les frivoles distractions de ses soirées et de ses loisirs par des questions sur le mouvement des armées françaises. Élisa, pour qui la gloire était aussi une idole, et qui assistait de coeur et de pensée à toutes les conquêtes de son noble frère, ne se fâchait point de mes interrogations, et y trouvait au contraire un extrême plaisir; de la sorte, j'étais toujours au courant de ces grandes entreprises par lesquelles Napoléon, ne laissant pas reprendre haleine à la victoire, occupait l'attention du monde courbé sous son sceptre, et par lesquelles, plus habile que ces empereurs qui amusaient la vieillesse de Rome par les jeux du Cirque, il donnait l'Europe entière pour théâtre à son peuple, pacifiant ainsi l'empire à force de guerres.
Tout, même dans notre coin de Florence, annonçait les préparatifs d'une nouvelle et gigantesque campagne de Napoléon. L'Italie était traversée dans tous les sens par des troupes qui passaient en Allemagne. Des points les plus éloignés, des munitions, des conscrits, de l'argent, étaient dirigés vers le Nord. La trop fameuse guerre de Russie allait s'ouvrir. Si tout ce qu'on a déjà lu de ma vie aventureuse n'eût préparé le lecteur à toutes les velléités d'une imagination inépuisable, j'hésiterais à avouer qu'au moment de la campagne de 1812, ma résolution d'en courir les hasards fut l'affaire de quelques heures. Riche des dons d'Élisa, j'avais dans ma bourse de quoi satisfaire toutes les fantaisies de ma tête. La grande-duchesse, qui ne me refusait plus rien, m'accorda un congé, dont cette fois ma santé fut le prétexte. Personne ne fut donc mis dans la confidence de mon coeur, pas même l'objet qui, à son insu, m'entraînait dans des climats nouveaux. Je n'écrivis point à Ney; il m'eût arrêtée par une formelle défense; et je partis, sans presque espérer que tant de périls nouveaux, bravés pour lui, méritassent même son approbation.
Mille fois en route, et avant de toucher les terres de la Pologne, j'avais failli revenir sur mes pas. L'hésitation était parfois plus forte que l'amour; mais je marchais toujours au milieu des périls du plus imprudent voyage que femme pût oser. J'avais des lettres pour plusieurs généraux. Cette précaution était même la seule que j'eusse prise. Ney avait le commandement du troisième corps. Je le savais, et ou m'en donna l'assurance, avec quelques autres précieux détails, à mon arrivée dans l'un des plus misérables villages de la Lithuanie, près de Newtroki au moment où Napoléon jetait le grand mot de liberté à la nation polonaise, opprimée par les Russes. Ces cris d'indépendance retentirent et se répétèrent avec une noble crédulité dans ces contrées auxquelles, hélas! on ne demandait que du courage. Au milieu de l'enthousiasme de la guerre, j'arrivai à Wilna, où venait d'être établi le quartier général. Là je pus contempler la réunion d'une de ces armées gigantesques, qui semblaient comme un empire armé, composé de vingt peuples qui criaient vive Napoléon! en trois langues différentes.
J'avais parmi mes lettres une puissante recommandation pour le général Montbrun, digne successeur du général Lasalle, et qui mourut, ainsi que son émule, à la tête de ses braves.
C'était un beau spectacle qu'une armée qui, des sables de l'Égypte et des feux de l'Espagne, venait refouler les enfans du Nord jusque dans leur dernière retraite. Il y avait beaucoup de femmes à la suite de l'armée. J'eus le bonheur de trouver une amie dans une jeune Lithuanienne que son enthousiasme pour les Français avait élevée jusqu'à l'héroïsme. Elle avait donné au prince Eugène un avis très important sur la marche de Platow, qui avait valu à cette Jeanne d'Arc modeste la reconnaissance du chef et l'admiration des soldats. Nidia cependant, dans ses transports guerriers, cédait à une passion plus intime et plus secrète. Hélas! elle eut la douleur de perdre dans cette terrible campagne celui qui lui inspirait tant de courage. Un jour que je lui demandais qui la poussait au milieu de tant de dangers, elle me répondit: «Les éloges du prince Eugène! En cédant à la voix de mon coeur, je croyais obéir à une inspiration religieuse. J'étouffai les remords d'avoir quitté ma famille, par l'idée que mon père aussi s'était livré à nos libérateurs et au héros qui venait de promettre une Pologne aux Polonais. À ces pensées de gloire et de liberté venait se joindre un sentiment plus puissant, le cri d'un premier amour; mon imagination s'était à ce point exaltée, que j'aurais été heureuse de saisir l'aigle et de la porter comme une bannière de victoire au milieu de la mitraille.»
J'eus le bonheur d'être souvent utile à la courageuse Nidia, qui me paya de mes services par la plus douce amitié. Lorsque les troupes furent dirigées sur Wadniloi, nous en suivîmes les mouvemens. Je ne raconterai point les détails de tout ce que nous eûmes à souffrir, tout ce que nous vîmes de courage et de persévérance, dans cette campagne, contre les obstacles. Nous voyagions en ce moment quatre femmes ensemble, parmi lesquelles il n'y avait qu'une Française; tour à tour en calèche, en traîneau, plus tard à pied, à cheval, et toujours avec des fatigues que l'amour et l'enthousiasme de la gloire peuvent seuls faire supporter. Nos deux pauvres compagnes succombèrent. Nidia et moi, plus aguerries, nous résistâmes. Après une lutte de trente lieues dans des marais presque impraticables, on nous fit faire halte dans un assez beau château. Nidia n'apprit pas dans le moment la mort du général Montbrun, tombé dans cette immortelle journée de la Moskowa, qui valut à Ney un nouveau titre, moins éclatant encore que la valeur qui le lui mérita. Hélas! la pauvre Nidia n'apprit la mort de celui qui était pour elle le bonheur, que lorsque déjà ses restes étaient couverts d'un peu de terre glacée. En entrant dans Moskou, occupé enfin par nos troupes, cette ville immense nous apparut comme un vaste tombeau; ses rues vides, ses édifices déserts, cette solennité de la destruction, serraient le coeur. Malgré les pompes de la victoire, je me sentais atteinte de je ne sais quelle mélancolie nouvelle à son aspect; les drapeaux me paraissaient tristes et presque entourés de crêpes funèbres et de noirs pressentimens. Nous étions logées rue Saint-Pétersbourg, près le palais Miomonoff, qui fut bientôt occupé par le prince Eugène. La vue de ce jeune héros, les acclamations des soldats, dont il était adoré, nous rendirent toutes les illusions de la victoire. Nous nous étions endormies, bercées par de doux songes: hélas! nous fûmes réveillées aux lueurs de l'incendie, aux cris du pillage et de toutes les horreurs: les portes de notre appartement sont bientôt enfoncées par une troupe de soldats du quatrième corps. À notre aspect, ils nous engagent à quitter promptement le palais, que déjà envahissait l'incendie.
Comment décrire la scène d'épouvante qui s'ouvrit devant nous? Sans guides, sans protection, nous parcourûmes cette vaste cité encombrée de ruines et de cadavres, poussées par des flots de soldats, par des troupeaux de malheureux fuyant la mort, par des hordes de scélérats portant la flamme de tous côtés, pour prix de l'infâme liberté que leur avait à dessein laissée le gouverneur Rostopchin. Nidia et moi nous étions munies de pistolets bien chargés. Naturellement fortes et courageuses, enhardies d'ailleurs par le sentiment de la nécessité, nous marchions au milieu de ces périls. Au détour d'une rue, nous aperçûmes trois misérables dépouillant un militaire blessé et sans défense; l'éclair est moins prompt, le vol de l'oiseau moins rapide que l'action de Nidia saisissant un de ses pistolets et le lâchant sur un de ces bandits, qui tombe sous le coup; lâches comme le crime et la peur, ses deux complices s'enfuirent devant deux femmes. Nous conduisîmes le blessé dans une église, où nous nous arrêtâmes mêlées à la foule des enfans et des vieillards qui, sur la foi des vieilles croyances, regardant la ville sainte comme imprenable, se laissaient emporter à un désespoir sans borne à la vue des vainqueurs, vainqueurs, bêlas! bientôt plus à plaindre que les vaincus. On n'avait mis des sentinelles qu'au grand magasin des vivres. Le nombre des soldats croissait de moment en moment; leur foule obstrua bientôt tous les passages de l'église: la plupart étaient chargés d'étoffes et de fardeaux précieux. J'en vis deux qui entraînaient une Russe jeune et belle. «Il faut la sauver, dis-je à Nidia, qui aussitôt me presse la main et arme son pistolet.—Non, non, Nidia, m'écriai-je, pas comme cela! Parlons à ces soldats, ils sont Français; nommons les braves que nous aimons, ils céderont à nos prières» Ces soldats ne maltraitaient point la jeune femme, mais ils faisaient de grotesques efforts pour lui persuader qu'elle n'était pas à plaindre, puisqu'elle avait affaire aux deux plus jolis grenadiers de l'armée. Les noms de Ney et de Montbrun furent à peine prononcés par des bouches françaises, que nous vîmes changer les libres manières de ces chevaliers un peu vains; les noms que nous avions prononcés, et que nous répétions, agissaient comme des talismans sur les coeurs des soldats. «Allons, allons, dirent nos deux braves, ramenés d'un seul mot à l'honneur, il s'agit d'accomplir une bonne oeuvre, à la considération de la particulière d'un brave mort pour la France sur le champ de bataille. De jolies femmes ne doivent jamais prier en vain;» et la jeune russe, aussitôt libre, nous baisait les mains de reconnaissance.
Il était difficile que Nidia ne remportât point une pareille victoire; c'était bien la beauté la plus militaire qu'on pût voir. Qu'on se représente un oeil doux et fier, un front ouvert, une bouche qui laissait compter des dents éblouissantes, un teint coloré par la force et le soleil, un nez un peu tartare, une cicatrice à la tempe gauche, une taille de cinq pieds deux pouces, des formes sveltes et délicates. Avec un croissant et une tunique on l'eût prise pour le modèle de la Diane chasseresse. Le plus grand des attraits de Nidia était de les ignorer, de ne compter que sur son ame brûlante, afin de mériter amour pour amour. Nous avions fait asseoir la jeune Russe, et avions réconforté sa frayeur par quelques gouttes du vin de nos gourdes. Elle parlait fort bien français; elle nous pria de la reconduire à une maison plus éloignée, où nous trouverions nous mêmes un abri. En nous acheminant, elle nous avoua qu'elle n'était tombée entre les mains des grenadiers que parce qu'elle s'était enfuie de chez ses parens pour rejoindre un aide de camp du général Nagel. Nous la quittâmes après l'avoir remise entre les mains de sa vieille et heureuse gouvernante.
Nidia fut reçue par le prince Eugène avec cette bienveillance qui sait tout promettre, et qui tient plus encore qu'elle ne promet. On nous logea presque mourant de fatigues dans un des pavillons du château. L'état-major campait autour. Je fus tentée de faire une pétition à l'Empereur pour appeler son intérêt sur notre position. Je n'en fis rien par la persuasion anticipée de la réponse, qui eût bien certainement porté en marge l'ordre d'envoyer la Renommée débiter ses tirades ailleurs qu'à la suite des ambulances. Napoléon était aussi empereur à huit cents lieues de Paris qu'au palais des Tuileries. C'était chose bizarre que ce camp qui regorgeait d'objets de luxe, et d'où le nécessaire seul était absent. On mangeait ce qu'on pouvait rencontrer, au milieu des chevaux installés dans des jardins magnifiques. Excepté Napoléon, dont le front soucieux ne se dérida qu'une fois dans cette campagne; hors le chef suprême qui veillait sur tant de misères, chacun trouvait encore l'occasion de rire avec les privations. La gaieté et la galanterie étaient en quelque sorte les dernières vertus de cette guerre. Nous fûmes traitées avec égards par tous ceux qui nous approchèrent. Le nom du prince Eugène nous couvrait, grâce à Nidia, de son égide. Cette admirable amie se serait fait tuer pour me défendre. Au milieu de nos courses périlleuses, elle me disait: «Racontez-moi votre amour pour le héros de la Moskowa; racontez-le moi encore, car vous semblez alors une fée, un génie qui prédit gloire et bonheur, même dans ces affreux climats.» Le jour que cette pauvre Nidia apprit la mort du général Montbrun, elle avait entouré son bras d'un crêpe; et quand, dans les libertés de notre vie militaire, elle entendait quelque provocation inconvenante, elle se retournait avec fierté en disant aux soldats: «Camarades, respectez le deuil du brave Montbrun!»
On a peint admirablement cette guerre fabuleuse, les épisodes de cette retraite si pleine d'émotions terribles et nouvelles pour des Français; mais le pinceau énergique et pittoresque de M. de Ségur n'a pu en épuiser l'intérêt et en reproduire toutes les couleurs. J'ai vu de malheureuses femmes payer par de tristes et humiliantes complaisances la faveur d'approcher des feux d'un bivac, ou l'avare nourriture d'un jour; je les ai vues, abandonnées, périr sur la route et sous les pas de ceux qui ne reconnaissaient plus dans les misères du lendemain les victimes qui, la veille, avaient passagèrement excité la pitié de leurs désirs. Nidia allait souvent accompagner au loin les soldats pour chercher de rares et difficiles alimens; elle servait de guide et d'appui aux blessés. Jamais nous n'avons été insultées, et nous avons souvent obtenu des secours pour lesquels il fallait, la plupart du temps, risquer sa vie. Ah! je sens le besoin de le répéter pour l'honneur du soldat français, il suffit, dans les plus rudes circonstances, de prononcer le nom du héros que je pleure, pour échapper à toute espèce d'outrage. Notre projet était de regagner la Lithuanie et d'attendre le retour de l'armée. Nidia connaissait parfaitement le pays; il ne s'agissait que d'une ferme résolution, et elle ne nous manqua point.
Nous quittâmes Pétersbrea le 19 septembre, et nous nous dirigeâmes vers Wilna. Sur la route de Borouski, nous rencontrâmes la 13e division et la cavalerie du général Ornano. Quelques officiers de notre connaissance nous montraient toutes les difficultés de notre entreprise; Nidia s'écriait alors, généreuse Cassandre de bivac: «Pressons-nous tous maintenant, dans un mois il sera trop tard; nous aurons les frimas à combattre et ils seront les plus forts.» On riait encore; mais nous nous sommes revus au fatal Boristhène, et ceux qui avaient échappé répétaient alors à Nidia: «Eh! pourquoi votre prophétie n'est-elle pas allée jusqu'au coeur de Napoléon!» Jusques-là les Cosaques n'avaient point encore inquiété nos équipages; mais ils parurent pour la première fois, avec l'insolence de leur houra, derrière les chariots sans escorte. Je n'avais pas l'énergie guerrière de Nidia, mais à l'approche du tigre je sentis le besoin de le tuer. C'est dans leurs déserts qu'il faut les avoir vus tombant sur nos soldats, non pour les combattre, mais pour les piller, et les laisser nus comme des bêtes fauves sur les neiges. Dans cette première et subite alerte, Nidia tira huit coups de pistolet, dont cinq portèrent juste. J'essayai de ne pas être au-dessous d'elle. Un soldat, qui ajustait l'ennemi par-dessus mon épaule, me dit: «Votre main tremble; auriez-vous pitié de cette canaille?» Je lâchai le coup, et tout en mâchant une autre cartouche, le soldat me fit frissonner par l'énergie de cette approbation militaire: «C'est bien cela.» Nidia, électrisée, s'était saisie d'une carabine, et allait se jeter encore plus dans la mêlée, quand le bruit de la cavalerie vint faire, ainsi qu'à l'ordinaire, lâcher prise aux cosaques. Il y eut tant d'éloges pour Nidia, que j'aurais rougi de démentir notre amitié par mon peu de courage. L'occasion se renouvela souvent d'en donner des preuves dans ces innombrables attaques de bagage, triomphe ordinaire des soldats de Platow; voir en face les sales héros du Don eût suffi pour inspirer la force de les braver.
Près de Viazma, Nidia, qui s'était un moment éloignée, nous sauva tous encore par son appel et son énergie; là elle eut à lutter corps à corps contre un cosaque qui, l'ayant reconnue pour femme, devenait presque intrépide par convoitise. La fortune nous amena heureusement le renfort de la division commandée par le général Nagel, et, toute la nuit, le nom de Nidia fut répété par les acclamations des braves, de bivacs en bivacs. Tant que nous avons eu quelques provisions, nous les avons partagées avec les plus faibles. Quel noble prix nous en reçûmes! Les plus nécessiteux et les plus souffrans nous offrirent souvent le partage de leur chétive nourriture; le cheval seul devenait le seul luxe de tant de misérables repas. Une répugnance invincible m'empêchait d'y toucher. Un peu de farine restait, et un ordre sévère fixait le nombre de cuillerées pour chaque officier. Un jeune sous-lieutenant, exténué, et qui éprouvait le même dégoût, eut cependant la générosité, immense alors, de nous forcer à prendre sa part de bouillie, et quelques autres l'imitèrent. C'est là qu'il fallait étudier le coeur humain à nu, aux prises avec toutes les plus épouvantables épreuves; les relations de cette campagne en ont négligé ce côté si tristement curieux. Que de dévouemens, que de beaux traits n'eussent pas dû rester oubliés! Il ne peut m'appartenir de m'élever jusqu'à la hauteur des considérations morales, ou à l'autorité des vues militaires; mais il est de ces choses qui m'ont trop saisi l'ame pour que je les passe sous un silence impardonnable, telle cette fière et admirable réponse du général Guyon au parlementaire de Miloradowitz, qui lui répétait: «Napoléon et la garde impériale sont en notre pouvoir; le vice-roi est cerné par vingt mille hommes: s'il veut se rendre, on lui offre des conditions honorables.—Allez dire, répliqua le noble Français, à ceux qui vous envoient, que nous en avons encore quarante mille pour les écraser.» Nous n'en avions pas le tiers; cependant la réponse était exacte, car chaque Français valait encore trois Russes. Chaque jour devenait alors un combat, chaque mouvement un obstacle.
Dans un de ces assauts, Nidia, toujours héroïque, combattant toujours, reçut à mes côtés une large blessure à la tempe. L'effroi me fit à l'instant revenir femme, et je sanglottais de douleur: «Par Dieu, calmez-vous! me disait Nidia d'une voix plus assurée que la mienne; si je reste en arrière, je suis perdue: il faut que je ne quitte pas le cheval pour être sauvée;» et elle y demeura, à peine pansée, avec une puissance étonnante de résolution. La foule grossissait, poursuivie par le feu meurtrier des batteries russes. Quel tableau que ce chaos sanglant des bords de la Bérézina! Le maréchal Ney, à force de prodiges, parvint à ranimer le combat, grand Dieu! pour que la fuite elle-même devînt possible. Trois jours n'avaient pu suffire à l'écoulement de tous ces flots d'hommes; on ne pensait plus qu'à soi dans cette fatale bagarre, que sillonnait par intervalles le canon meurtrier des Russes. Un boulet vint tomber à dix pas de nous. Je m'élançai, la tête perdue; Nidia me suivit avec un calme sublime. Je repris un peu de force, appuyée sur une telle amie. Nous nous retranchâmes alors sous deux voitures, avec une vivandière et ses deux enfans, attendant l'heure favorable. Elle vint plus tôt que ne l'attendait même notre impatience: la division du général Gérard venait de frayer et d'assurer un passage. «Le moment est venu, s'écrie Nidia; il faut suivre.» Mais la pauvre mère, qui avait affronté tant de dangers, n'ose affronter celui-là: «Donnez-nous un de vos enfans, nous le passerons.—Impossible; ils me sont tous deux également chers;» et nous fûmes forcées de nous éloigner pour nous élancer sur les pas de ceux qui traversaient le pont au milieu de tous les périls. Nous étions à peine sur l'autre bord que le pont fut brûlé…; nous en aperçûmes les flammes: les Russes venaient d'arriver… Une fois sur l'autre bord, nous étions presque sauvées; et le danger, toujours réel, avait du moins une face moins menaçante et moins effroyable.
CHAPITRE CXIV.
Suite de la campagne de Russie après le passage de la
Bérézina.—Rencontre du maréchal Ney.
Grâce à l'intrépidité de Nidia et à ma résignation, l'horizon de cette campagne s'éclaircissait un peu: on est si près dans la vie de se trouver heureux quand l'extrême malheur est du moins conjuré! Après bien des peines et avec bien de l'or, nous pûmes enfin nous procurer des guides et une assez passable calèche, et nous arrivâmes ainsi sur les terres de la Pologne, d'où tous les parens de Nidia avaient disparu, suivant le torrent de notre retraite. Avant Marienwerder, nous rencontrâmes un soldat du troisième corps qui avait été blessé à côté du maréchal Ney, et secouru par cet ami, par ce père du soldat. On peut juger de l'accueil que je pouvais faire à un blessé qui prononçait un nom si cher. «Vous l'avez donc vu? demandai-je.—Oui, madame, et toujours en avant du feu. Je chargeais mon fusil à ses côtés; sa contenance donnerait du coeur au plus lâche: c'est lui qui nous a sauvés, en mettant la rivière entre nous et les soldats de Miloradowitz. J'ai été blessé là: eh bien! je n'y pensais pas; je ne voyais que mon brave maréchal. Quand notre colonne épuisée eut à faire le passage terrible du Dniéper, je l'ai entendu de sa voix mâle crier aux officiers: C'est aux soldats qu'il faut penser et non aux équipages. Nous nous croyions sauvés; la nue des Cosaques, inépuisable, fond de nouveau sur nous. Notre corps d'armée se trouvait presque alors réduit à trois mille hommes; alors, madame, le prince de la Moskowa, l'intrépide Ney, se jette au milieu de nous, étendant les bras comme pour nous communiquer à tous son ame: Soldats! s'écrie-t-il, la France est devant nous, derrière, l'esclavage et la mort; abandonnerez-vous un chef qui ne vous abandonna jamais? S'il le faut, seul je vais marcher au feu; du moins je mourrai Français. Enfoncer l'ennemi fut l'affaire d'un instant: aussitôt dit, aussitôt fait. Je m'étais assez bien conduit, car le maréchal, qui s'y connaît fièrement, s'en aperçut: ce qu'il y a de bon avec nos chefs, c'est qu'ils savent nous apprécier, et qu'on peut causer avec eux. J'ai dit au maréchal, en lui montrant mon visage en déroute: Voilà un vilain cadeau de noces que j'emporte là pour une fille de seize ans. Il m'a répondu: Cela ne fait pas de tort auprès des femmes; nous y joindrons une lieutenance et la croix.—Et votre parole, maréchal, d'être parrain de notre premier enfant.—Oui, camarade, je le promets. Après de ces mots-là, voyez-vous, madame, il n'y a rien d'impossible au soldat français; car ce ne sont pas les Russes qui nous ont vaincus, c'est leur climat d'ours.»
Nous pressâmes la main du brave, et nous lui prodiguâmes tous les soins de la plus tendre fraternité. Il revint avec nous jusqu'à Marienwerder, d'où le prince Eugène faisait partir les troupes des différens corps qui arrivaient de tous côtés. Nidia lui demanda de rester; je tentai vainement de tempérer son ardeur belliqueuse, car mon héroïsme était d'admiration et non d'action. Nous nous séparâmes, pour obéir chacune à notre destinée. Je quittai avec des larmes de reconnaissance cette admirable et courageuse fille, qui trouva la mort plus tard, hélas! au passage de l'Elbe, à Torgau. Nouvelle affreuse, que je n'appris que trois ans après; car, de toutes les personnes qu'on a chéries, il n'en est point peut-être qu'on voie disparaître avec plus de regrets que celles qui ont été de moitié avec nous dans quelques grandes épreuves de la vie.
Je viens de retracer mes fatigues, mes traverses, mes périls, dans une guerre surhumaine, par les faces nouvelles qu'elle sembla donner à la destruction et à la mort. Un sentiment bien puissant m'avait fait tout entreprendre et me faisait tout supporter. Pourquoi allais-je affronter les hasards d'une campagne? pourquoi allais-je exposer la faiblesse d'une femme aux rigueurs d'un climat d'airain? pour obtenir encore un regard de celui dont un sourire m'avait toujours payée de mes courses militaires. Ce regard était toujours comme un monde offert à mes espérances; le rêve seul de cette récompense m'avait rendu possibles toutes les impossibilités de temps, de distance, de sexe, de fortune. Ma vie s'immolait ainsi à quelques heures, incertaines encore. Je donnais tout pour un moment dans l'espace. Hélas! cette fois que j'allais regretter ce moment dont la conquête m'avait tant coûté! Je venais de jouer mon existence pour un éclair de bonheur, et cet éclair, le plus rapide de ma vie, en devint le plus cruel.
Avant de quitter ma petite Lithuanienne, nous avions rejoint ensemble les derrières de la division Gudin, qui s'était réunie au troisième corps, commandé par le maréchal Ney. Il y avait encore des jours de triomphe dans cette fatale déroute, et, pour ainsi dire, quelques remords de la victoire. L'excès d'une misère commune à tous, et que les officiers généraux subissaient aussi dure que les derniers soldats de l'armée, n'avait point enlevé à l'or sa toute-puissance, et je me servis de mes dernières ressources et de son reste de prestiges pour acheter les moyens de faire connaître enfin au héros de cette guerre et de mon coeur, que moi aussi j'étais de ceux qui pourraient dire un jour: J'ai vu Moskou, j'étais au passage de la Bérézina!
Il y a des choses qui, telle abnégation de vanité qu'on ait faite, tel désintéressement d'amour-propre qu'on y ait mis, coûtent singulièrement à avouer pour l'orgueil féminin. On ne sera donc pas étonné que j'aie autant retardé la confession des dernières vicissitudes de cette campagne. J'eus à passer trois mortelles heures dans une misérable cahute aux environs de Valontina. Ma toilette était si horrible, qu'elle était un véritable déguisement. Dans une personne ainsi accoutrée, on pouvait à peine soupçonner une femme. Ney cependant n'eut qu'à jeter les yeux de mon côté pour me reconnaître. Avoir été aperçue avait suffi pour être devinée. J'allais m'élancer au-devant de ce premier bonheur; j'allais témoigner à l'ame de ma vie combien j'étais fière de cette devination de l'amitié, de cette perspicacité de souvenir, lorsque des termes d'une énergie qui était loin d'être celle du sentiment dont j'étais possédée m'intimèrent l'ordre du renvoi le plus positif: «Que faites vous ici? que voulez-vous? Éloignez-vous vite.» Avec cette apostrophe, quelques courtes et brusques réprimandes sur ma rage d'imprudence, sur ma fureur de le suivre partout, je n'eus que la force de lui répondre ces mots: «C'est une rage, en effet, mais ce n'est pas du moins celle des plaisirs ni de la vanité,» en désignant mes vêtemens grossiers, mon visage brûlé par le soleil et fané par les fatigues. Il ne tint compte ni de la harangue, ni du costume. Il était lancé. Son mécontentement de me voir là était si grand, il en laissait échapper les expressions avec tant de vivacité, que je crus qu'il allait dans sa colère me repousser au bord opposé du Dniéper. Étourdie de la réception, frappée de la foudre, je restai plus d'une heure immobile, les yeux fixés, croyant le voir; il avait disparu sans davantage s'occuper et s'inquiéter de moi.
En 1813, quand je rappelai au maréchal Ney cette scène d'une fureur si violente, suivie d'un silence et d'un abandon si cruel, il me dit qu'il avait été si mortellement effrayé de l'extravagance qui m'avait poussée au milieu de tant de périls et des licences d'une armée, qu'il avait même été tenté de me battre. La vérité exige que j'avoue que la tentation avait été si vive, qu'il y avait, je crois, cédé un peu; c'était à son insu, car les grandes passions ne savent ni tout ce qu'elles veulent, ni tout ce qu'elles font. La colère est donc encore de l'amour, puisqu'elle est aveugle comme lui.
Au passage du Dniéper à Seroknodia, j'aurais encore pu lui parler. Un nouveau laurier venait de cacher ses torts et de cicatriser ma blessure. Je pouvais, je voulais lui dire: Vous venez ici d'ajouter encore à votre gloire immortelle; vous seul venez de sauver des Français perdus dans des déserts de glace; j'aurais voulu lui exprimer ce qu'aujourd'hui tous les partis répètent, ce que la postérité proclamera sur les cendres du brave… Mais je m'en tins au bonheur d'entendre les acclamations lointaines. Il entrait alors un peu de crainte dans mon délire pour lui, et j'ai presque l'idée que je l'idolâtrais encore plus en le craignant de cette façon-là… Oui, le reproche même lui était compté par mon coeur, et me semblait encore un intérêt tendre. Je trouvais je ne sais quel plaisir à m'entendre plus tard gronder sur mon association avec Nidia, mes marches et contre-marches avec les troupes du vice-roi. J'avais beau dire au maréchal que toute la protection d'Eugène s'était exclusivement portée sur la jeune Lithuanienne, que j'avais glissé, inaperçue, dans cette bienveillance, il avait en tête de ne rien croire de ces sincères protestations. Le faire revenir d'une idée aussi fortement conçue eût été m'exposer à voir renouveler la consigne et la correction militaire du Dniéper. Je n'eus garde de tenter deux fois la chance du même plaisir. Enfin, il se rendit à l'évidence de mon attachement, et il trouva la générosité de me prouver cette tardive mais forte conviction, d'une manière que je ne peux passer sous silence.
«Pauvre Ida, me disait alors cet illustre guerrier, comme vous étiez affublée, ce vilain jour-là.
«—Laide à faire fuir un cosaque, peut-être.
«—Laide…, oui, mais d'une laideur divine, toute de passion, belle encore d'énergie, de sensibilité, de désintéressement.
«—Vous vous trompez. L'idée de faire quelque chose qui vous plaise compose pour moi une somme énorme de félicité. Ah! l'égoïsme le plus habile ne trouverait pas mieux que ce que je me donne de bonheur, lorsque je me livre à un mouvement de coeur qui peut me rapprocher de votre ame. Oh! non, l'ingénieux égoïsme avec son primo mihi n'inventerait pas une plus douce volupté personnelle.
«—Comment, du latin, mon cher frère d'armes!
«—Comme s'il en pleuvait, M. le maréchal.»
Ces scènes, d'une gaieté militaire qui allait souvent jusqu'à l'extravagance, commencées par le sentiment, la raison les achevait presque toujours. Ney, alors inspiré par la conscience d'un attachement vrai, m'adressait des remontrances amicales sur ma conduite, des conseils sur ma position, des offres de services positifs. À tout cela, je répondais par la protestation sincère que je n'y pouvais rien, par l'énumération des ressources pécuniaires qui permettaient tout et ne demandaient pas autre chose.
Je puis me rendre le témoignage que j'employai autant de petites adresses et d'innocens mensonges pour convaincre le maréchal de la pureté d'un attachement qui n'avait nul besoin de ses dons, que d'autres femmes en eussent employé à provoquer ses générosités. Dans une vie si pleine d'égaremens, c'est bien quelque chose, ce me semble, que ce noble sujet de paix avec ma conscience.
J'avais éprouvé tant de contrariétés et de fatigues, supporté tant de privations dans cette campagne de Russie, si follement entreprise, si lestement exécutée, qu'en franchissant les frontières de France pour y rentrer à la fin de nos traverses, il me sembla que rien au monde ne pourrait plus me décider à courir de nouveau les hasards de la guerre. Mais, hélas! ce coeur, que l'approche de tant de grandes ames avaient rendu français, devait plus tard être provoqué par de si puissans appels, que ce me deviendrait un devoir d'assister à de nouveaux combats et de m'associer à des gloires douloureuses. La raison, quelques froids retours sur le monde, sur les devoirs plus simples qu'exige mon sexe, quelques intermittences de calme dans ma tête volcanique, m'avaient, comme à l'ordinaire, inspiré mille projets de repos, mille résolutions de sagesse. Mais, comme à mon ordinaire encore, je les abandonnai à la première occasion. Je ne fis, pour ainsi dire, que toucher barre à Paris, et je ne sais pas pourquoi, en vérité. Cette ville avait-elle des illusions et des consolations à m'offrir?
Cette campagne même, que je venais d'achever si péniblement, qui m'avait si peu récompensée de mes espérances et de mes sacrifices, m'avait cependant encore laissé des impressions si puissantes, des souvenirs de Ney si irrésistibles, que mon imagination comptait toutes ces fatigues, toutes ces peines passées comme des délices; la guerre, les privations et les dangers, comme autant de rapprochemens avec Ney. J'avais encore d'incroyables saillies d'enthousiasme; la froideur de cet accueil peu galant que j'avais reçu dans la retraite de Moskou ne me glaçait qu'à de longs intervalles, et si je ne retrouvai pas dans le moment même l'exaltation nécessaire pour suivre immédiatement le héros de mon coeur, elle ne m'en faisait pas moins vouloir et chercher des distractions moins frivoles que celles de Paris, des distractions images de la guerre, des impressions fortes et des courses encore périlleuses.
En traversant ce Paris veuf de tout ce qui m'était cher, j'eus presqu'une joie d'enfant de trouver un prétexte outre toutes les raisons de devoir, de le quitter aussitôt et de me remettre en route pour l'Italie; c'était un paquet de papiers que j'avais oubliés à Naples, dont plusieurs se rattachaient à mes rapports avec Florence, et auxquels cependant la précipitation de mon départ et l'incertitude de mon domicile avaient fait faire ce circuit et de détours que le hasard s'était ainsi chargé néanmoins d'abréger. Le souvenir d'Élisa me rappelait également par la reconnaissance. Quoique cette fois mon congé fût illimité, les convenances et la délicatesse me commandaient de l'abréger. Me voilà donc ne profitant de mon séjour dans la capitale que pour y rassembler toutes mes ressources, tous mes débris d'argent, afin de m'embarquer comme ce philosophe de l'antiquité qui portait tout avec lui, et qui ne portait pas grand'chose. J'avais quelqu'un avoir à Nice, M. Tampier, directeur de la poste, homme aimable, d'un ton parfait, avec lequel j'avais quelques affaires, et dont j'aurai plus tard à citer les services obligeans.
Prendre une résolution, l'exécuter, lever les petits obstacles, me débarrasser des difficultés minutieuses, tout cela est toujours pour moi la même chose. Rien de remarquable ne m'arriva jusqu'à Nice, où je ne restai que deux jours. Je m'embarquai dans cette dernière ville sur une felouque pour Gênes. Moi qui aime tant les voyages, je n'aime pas les voyages par mer; ils ne m'incommodent ni ne m'effraient; mais l'idée de la captivité, l'aspect de cette prison mouvante et qui semble pourtant immobile, l'impossibilité des distractions en face de ces scènes monotones et effrayantes des abîmes et des cieux, ce spectacle m'attriste et me plonge dans une mélancolie maladive. Il me semble que je ne puis échapper à la délirante activité de mon imagination qu'en la fatiguant, qu'en l'épuisant par la faculté de courir et de me mouvoir. Heureusement que cette ennuyeuse corvée maritime ne fut pas de longue durée. Elle devint presque imperceptible par le bonheur que j'avais eu de m'embarquer le soir. Le trajet se fit dans la nuit; ce fut l'affaire d'un songe. On vint nous réveiller avec l'invitation de débarquer. Je ne m'arrêtai à Gênes que pour déjeuner; mais habile à profiter des heures, je sus me les rendre douces en choisissant le lieu de ce repas si court sur le port, vis-à-vis de ce spectacle merveilleux qui tant de fois m'avait retenue et captivée. Je partis immédiatement pour Lucques, et par terre; de là je me rendis immédiatement à Pise, où j'appris que se trouvait en ce moment la grande-duchesse.
Je craindrais vraiment d'être taxée de vanité, si je disais tout ce que l'accueil que me fit la princesse eut d'intime et d'aimable. Il y avait dans sa surprise de me voir plus qu'une gracieuse bienveillance; c'était quelque chose d'abondant, d'affectueux, de fraternel comme l'amitié. J'étais ravie, j'étais confuse de tant de bontés. Les affaires, tristes alors, et qui étaient de nature à charger de soucis les têtes sur lesquelles commençaient à chanceler les couronnes, ne rembrunissaient pas le noble front d'Élisa. Confiante, facile, abandonnée, il semblait qu'en ce moment ma présence fût le seul grand intérêt de sa vie. Élisa avait compté le temps de mon absence par chaque mois dont elle s'était composée.
«Eh, mon Dieu! ma pauvre lectrice, qu'avez-vous fait, qu'êtes-vous devenue pendant un si long congé?
«—J'ai été en Russie, j'ai fait la campagne de Moskou, j'ai passé la
Bérézina.
«—Et vous avez échappé! N'est-ce pas que les Français n'ont point été vaincus?
«—Oh! non, Napoléon, Ney étaient là. Mais il y a eu quelque chose de plus puissant que le génie, de plus fort que la valeur française: les glaces, les frimas, la fatalité. Quelle armée! quelles troupes! Le feu de vingt batailles avait vieilli toutes les moustaches. Ces bataillons innombrables, rassemblés des quatre vents, où se parlaient toutes les langues de l'Europe, étaient plus nombreux que la population de quelques uns de ces royaumes. J'ai vu une division de cuirassiers qui, à elle seule, était une armée de fer et d'acier. Des batteries qui vomissaient le feu et la mort étaient chargées avec autant de sang froid que s'il se fût agi de murailles désertes. J'ai vu Murat, j'ai vu le prince Eugène, j'ai vu l'Empereur, se battre comme des soldats, s'élancer comme des géans, marcher plus tard comme des malheureux. Il a fallu la coalition de la nature entière, la révolte de tous les élémens, pour dissiper cette armée, qui, dans son abattement, était encore la France par les vertus du malheur et de l'adversité. Que faire, comment résister, quand souvent les mains de nos grenadiers se glaçaient durant le court intervalle d'une cartouche déchirée, que leur bouche seule pouvait rejeter? Tant qu'on a pu combattre, les Russes ont été battus. La Victoire nous refusait les bras, plutôt en quelque sorte que ses faveurs. Vous pouvez m'en croire, je n'ai jamais vu nos soldats en retraite; mais une retraite pareille a montré encore des courages, et prédit une vengeance digne du génie de Napoléon et de la fortune de la France.
«—Oui, oui, soyez tranquille; il suffit au grand Napoléon de frapper du pied la terre pour en faire sortir des soldats. Il va s'avancer au coeur de l'Allemagne avec des phalanges nouvelles que son regard suffit pour aguerrir. Depuis la Vistule jusqu'au Rhin, il n'est pas une place forte que nous ne possédions. Nous sommes encore en Pologne; nous sommes encore les maîtres de nos ennemis, les maîtres du monde. Dans quelques mois, l'Empereur va nous donner de ses nouvelles, et des plus grandes qu'on ait eues.
«—Ah! que Votre Altesse me fait de bien! Elle me rafraîchit le sang avec ces espérances de gloire. J'oublie mes fatigues, j'oublie Moskou: il me semble que tout mon être se ranime au soleil d'Austerlitz.
«—Napoléon saura bien en faire reluire les rayons. Il est parmi nos serviteurs et nos amis les plus dévoués des ames timides qui, voyant déjà au delà d'un revers, s'étonnent que l'Empereur ne fasse nulle attention à la perte d'une armée de huit cent mille hommes, et ne parle point de faire la paix; ils ne songent pas qu'il n'est point de moyen terme dans une position pareille à celle de mon frère. Sa politique à lui, c'est une destinée; la moitié de sa force, c'est son prestige. On lui rendrait tout ce qu'il a évacué, la diplomatie suppliante lui offrirait le monde entier par concession et la paix par prières, qu'il devrait la refuser. Il ne peut pas traiter d'égal à égal avec ses ennemis: il est leur subalterne, s'il n'est leur vainqueur. Irait-il, répudiant toute sa vie, désenchantant la magie de quarante batailles, dire au monde: Eh bien! tant de prodiges ont été arrêtés, tant de génie est venu échouer contre la lance des Tartares à demi-sauvages! Réfugié dans son Paris, obligé de regarder tranquillement le vieux ménage de l'Europe, il assisterait vivant aux funérailles de sa propre renommée! Le vainqueur de l'Égypte, réduit à donner des levers aux Tuileries et des audiences à Saint-Cloud! C'eût été bien la peine de monter si haut pour ne plus rien faire de la puissance. En supposant que par amour pour son peuple, que par considération pour quelques intérêts matériels de commerce, Napoléon se résignât à faire au bonheur de la France le sacrifice de sa gloire, le marché n'irait pas loin. L'Europe, qui aurait eu son secret, ne s'arrêterait pas dans la carrière des réparations, et l'indépendance des peuples ne dure guère au delà de l'honneur offensé des rois. Mon frère ne m'a point consultée, mais je l'ai deviné, et je suis heureuse du moins qu'il reste lui-même. S'il laissait l'Europe respirer, elle lui échapperait; suppliante d'abord, raisonneuse plus tard, enfin impérieuse et maîtresse. Il faut, d'ailleurs, que ce qui est commencé par lui, par lui s'achève; son héritier est bien jeune, il doit trouver son lit fait; car qui peut répondre de l'empire d'un enfant?
«—L'amour des peuples, l'enivrement des soldats.
«—Sans doute; mais si ces sentimens se commandent par des prodiges, ils ne s'entretiendraient que par des prodiges nouveaux. La médiocrité, je le sens bien, ne serait pas si embarrassée. Les princes ne savent pas à quoi ils s'engagent quand ils montrent aux peuples des vertus extraordinaires; s'ils cessent un moment d'agir, on appelle leur modération impuissance. Une fois qu'ils ont fait du sublime, ils sont dans l'obligation d'en faire tous les jours, sous peine de déchéance dans l'opinion. Étrange privilége du génie! on lui demande toujours parce qu'il a promis beaucoup. Plus heureux les souverains préservés de ces exigeances par leurs facultés intellectuelles plus restreintes, ils contentent l'envie à bien moins de frais. La force d'inertie leur suffit, et le monde, qu'ils laissent tranquille, à son tour les laisse reposer en paix; mais certaines ames ne s'arrangent pas de cette béatitude politique. Mon frère est de ce nombre. Il a tracé lui-même les conditions de son existence; il ne peut pas se mouvoir dans une autre sphère. Les rois géans ne peuvent plus redevenir rois lilliputiens. Napoléon ne se rapetissera pas; cela n'irait ni à lui ni à la France.»
La grande-duchesse s'était électrisée par la tendresse, par l'orgueil royal et fraternel, par l'inspiration de la grandeur et l'instinct d'une généreuse sympathie. Jamais je ne l'avais entendue parler sur de graves sujets avec cet élan et cet abandon. Je la regardais, dévorant ses paroles, partageant toute la conviction de ses pensées, embrassant surtout toute la vivacité de ses espérances. Je sortis de cette première audience, que dis-je! de cette conférence politique (chose bien nouvelle pour moi), comblée de nouvelles bontés de ma souveraine. Tout m'eût été possible pour elle, excepté de profiter de ses dons pour ma fortune.
Les illusions de l'empire duraient encore; mais elles commençaient à être moins superstitieuses. Les nécessités d'une guerre générale avaient ramené la cour de Toscane un peu à l'économie, et par conséquent à une sorte de monotonie qui n'annonçait pas encore l'ingratitude, mais qui avait diminué l'enthousiasme. La troupe de la cour avait été licenciée. Les artistes français avaient quitté Florence, et quelques autres absences avaient jeté un grand vide dans ma vie.
Les Italiens, toujours soumis et souples, ne l'étaient plus qu'avec quelque insolence; la tristesse, ainsi qu'un oiseau de mauvais augure, planait sur toutes les réunions. Plus de fêtes à Florence, partant plus de dévouement. Tout restait debout et ferme sous la main vigoureuse d'Élisa; c'était chose merveilleuse que cette souveraineté, presque sans garnison, et qui semblait se tenir d'elle-même sous le sceptre d'une femme. Quand je pénétrais jusqu'à la princesse, j'étais aussi bien accueillie, mais je l'étais moins souvent. Le travail de cabinet absorbait quelquefois tous les momens d'Élisa. Elle m'avait trop bien garni la bourse pour que je laissasse mes napoléons tranquilles; de peur d'être gagnée par l'ennui de l'inaction, je résolus d'avoir recours à mon remède ordinaire, les courses pittoresques. Les provinces illyriennes étaient le seul coin de l'Italie que je n'eusse pas exploré. Ainsi que cela m'arrive toujours, je rattachai à mon caprice quelques sérieux prétextes apparens, et je fus bientôt prête pour cette nouvelle source d'émotions.
CHAPITRE CXV.
Voyage en Illyrie.—Je retrouve Junot, alors duc d'Abrantès.—Son gouvernement.—Sa folie singulière.
Cette époque de ma vie est remarquable par une disposition singulière de mon coeur. Je n'échappai pas tout-à-fait aux passions, car il était de ma destinée de ne leur échapper jamais; et cependant j'éprouvais je ne sais quel besoin de calme et de distraction, semblable à celui qui appelle le sommeil à la fin d'une journée laborieuse et pénible. Un sentiment restait à mon avenir et paraissait devoir le combler tout entier, mais j'éprouvais la nécessité de me reposer du passé dans quelques impressions nouvelles. J'ai toujours aimé les voyages, et alors les voyages étaient riches de sensations puissantes et glorieuses pour une Française de coeur. La France était partout, et dans quelque endroit que je portasse mes pas, je voyais flotter ces drapeaux sous lesquels j'avais joui d'un bonheur qui était presque de la gloire. Rien ne me retenait dans les cours brillantes du midi de l'Italie. Je voulais voir Venise, ville miraculeuse que tout le monde a décrite, mais dont personne n'a pu juger sur le faible témoignage des livres. La renommée de nos armes n'y avait pas imprimé des traces moins vivantes que l'ancienne illustration de sa république. La statue de Napoléon, chef-d'oeuvre de Battle, s'élevait sur la placette, près de l'endroit où l'étranger admirait naguère les chevaux de Corinthe et le fier lion de Saint-Marc. On venait d'achever la belle rue Eugenio, et les jardins merveilleux qui portaient le nom de ce prince, prêtaient depuis peu de temps aux tristes îles des Lagunes un embellissement qui semble dû à la féerie. Jamais l'éclat du grand empire n'avait été plus éblouissant, et jamais il n'avait été plus près de s'éteindre. Les désastres de Moskou commençaient à retentir dans l'Europe, et déjà Napoléon, pressé de réunir autour de lui toutes les forces morales qui avaient contribué au développement de sa destinée, retirait de ces provinces, abandonnées d'avance, l'élite de ses hommes d'État et de ses capitaines. Le comte Bertrand, qui gouvernait l'Illyrie avec cette supériorité d'esprit et cette bienveillance de coeur qui font respecter et chérir le pouvoir, venait d'être appelé auprès du souverain, juste appréciateur de la pureté de ses vues et de la sagesse de ses conseils. Il était remplacé par Junot, duc d'Abrantès, autre héros dont Napoléon n'avait jamais dédaigné les services, mais que les blessures et les fatigues mettaient, dit-on, hors de service avant l'âge, et qui ne pouvait plus fournir à ce ministère vice-impérial qu'un simulacre imposant. Il n'en fallait pas davantage chez ce peuple facile et doux, qui ne demande à ses maîtres que la liberté du travail et de la prière, et dont la plus grande partie est encore composée d'ailleurs de tribus nomades ou patriarcales. L'administration du pays était confiée, au reste, à un grand magistrat dont l'aptitude rendait l'intervention du gouverneur à peu près inutile, et qu'on appelait l'intendant général. Cette place était exercée par M. le comte de Chabrol, le même, si je ne me trompe, qui a été depuis ministre, et qui jouissait dès cette époque d'une haute réputation de savoir, de modération et d'intégrité.
Je fus curieuse de visiter cette Illyrie, qui était encore la France. Le nom de ces provinces reculées de la grande Grèce que j'avais souvent rencontré dans mes lectures, me pénétrait d'un enthousiasme difficile à exprimer, et tel que je me faisais nommer tous les villages, comme si j'avais dû trouver partout des souvenirs et des monumens. Je ne tardai pas à en rencontrer de tous les âges. Il y a si peu de distance entre ce château de Passariano, où le traité de Campo-Formio fut signé, et ces rivages délicieux où les pâtres eux-mêmes vous nomment le Timave, immortalisé par Virgile! Quelques pas encore, et on vous dira où est débarqué Antenor, où a fleuri Japix, où a régné Diomède, où Castor et Pollux ont navigué, où Jason a bâti des murailles. Toutes ces idées me charmaient comme un enfant, et plus qu'on ne peut l'imaginer, parce qu'elles étaient si naïvement empreintes dans l'esprit du peuple qu'on les aurait crues fondées sur une tradition de quelques années, plutôt que sur une fable de trente siècles, et j'admirais en cela le privilége de ces gloires héroïques dont notre temps a renouvelé de si magnifiques exemples.
Il n'y a rien de sublime sur la terre comme le point de vue du golfe et de la ville de Trieste: depuis le hameau d'Opschina, on embrasse là une espèce de monde nouveau, qui a un ciel, des eaux, des arbres, des palais comme on n'en a vu nulle part. J'étais si fatiguée de ces sensations, que je n'eus pas la force d'écrire au duc d'Abrantès le jour de mon arrivée; je succombai à un sommeil presque fantastique comme les impressions de mon voyage, et où m'apparurent confusément, ainsi que dans mes méditations, les héros de la guerre de Troie et ceux des guerres d'Italie. Quand le soleil fut levé, je me précipitai à ma fenêtre, je l'ouvris impatiemment, et je jetai les yeux avec une admiration indicible sur le golfe, le pont et le palais Carciotto qu'on apercevait tout à la fois de ce point de mon appartement. Il fallait peu s'en éloigner pour saisir le bel aspect de la bourse et de la place du théâtre. Le canal était hérissé de mâts dont les pointes s'élevaient parmi les faîtes des bâtimens et les flèches des clochers; mais on distinguait malheureusement à l'horizon ceux de deux frégates anglaises immobiles et pourtant menaçantes. Cette insulte me brisa le coeur, et je rougis que ces déserts des mers, plus vastes que tous les continens, appartinssent à nos ennemis.
Je dînai chez le duc d'Abrantès, au palais Saint-Charles, dans une salle bien décorée qui donne sur le Môle, et d'où l'on me fit remarquer la tour d'Aquilée. Les honneurs de la table étaient faits par une dame de vingt à vingt-cinq ans, aussi belle qu'on peut l'être sans physionomie, et aussi aimable qu'on peut l'être sans usage.
On a beaucoup parlé du duc d'Abrantès, et peu de soldats ont mérité par des faits d'armes plus éclatans et plus multipliés d'être immortalisés dans les bulletins; mais il serait rigoureux de ne voir en lui qu'un soldat vulgaire. Il était né dans cette classe honorable de citoyens où les enfans ont presque le choix de leur état, et le soin extrême qu'on avait donné à quelques unes de ses études marquait qu'on l'avait destiné au monde et aux affaires. Un maître d'écriture aurait envié sa plume, et un maître d'escrime sa belle tenue sous les armes. Il était à merveille dans un salon, un peu droit, un peu tendu, faisant valoir avec quelque affectation sa taille, sa jambe, ces avantages naturels et brillans qui ne lui étaient disputés dans l'armée que par le comte de Pajol, son rival en bravoure et en loyauté. Toutes ses habitudes se ressentaient de l'habitude d'une vie provinciale agréablement désoeuvrée; il tirait des armes comme M. de Bondy, et ne reconnaissait pour rivaux au pistolet que Fournier et Delmas. Il avait pour la danse des prétentions moins heureuses, mais qui n'étaient jamais ridicules, parce que c'était réellement un homme de bon sens et de bon goût et qu'il apprenait ce qui est bien par une sorte d'instinct. Je crois seulement qu'on a un peu exagéré son mérite dans ce genre, et je ne vois pas que sa mémoire ait beaucoup à gagner aux succès de l'anglaise et de la montferrine.
Comme il n'y a rien que d'historique dans ces Mémoires, et que tout ce qui appartient à l'histoire doit être religieusement recueilli, quand il s'agit d'un homme tel que Junot, je n'ai pas le droit d'oublier que son orgueil aurait été moins accommodant sur ses prédilections, c'est-à-dire sur le pistolet, et surtout sur le billard. C'était à propos de ce dernier exercice en particulier qu'il ne fallait pas le heurter d'une prétention rivale: il y avait tout tenté, tout exécuté, tout perfectionné, et le plus brillant souvenir de ses succès militaires ne l'aurait pas distrait de cette démonstration. Ainsi, c'était à lui qu'on devait l'instrument qui taille la queue de billard sans ralentir la partie, et que Bouvard venait de lui apporter de Paris; à cette incroyable époque de la gloire française, où tout ce qui était français paraissait grand, j'ai vu de hauts seigneurs, de graves diplomates, des évêques et des princes lui en faire compliment. Sa passion pour les jeux d'exercice, et sa générosité sans ordre et sans bornes, attiraient, comme on peut le croire, une foule de parasites et de spéculateurs; et l'Illyrie, sous un tel prince, tombait en proie aux premiers aventuriers venus; mais Napoléon le savait. L'Illyrie allait lui échapper, et il laissait périr une domination finie dans les mains d'un homme fini.
S'il avait été possible de douter de la décadence morale de ce noble Junot, ce n'était pas à la fin d'un de ses dîners qu'on se serait avisé d'une idée aussi consolante. Poli jusqu'au raffinement, et trop poli comme tous les hommes qui ne le sont pas par une habitude constante de moeurs, ou par un instinct particulier de caractère, il s'animait tout à coup jusqu'à la brusquerie et même jusqu'à la violence. Il cherchait encore à être gracieux, mais ses caresses blessaient. On sentait qu'il ne s'appartenait plus, quand rien d'ailleurs ne pouvait expliquer cette nouvelle position; car il buvait fort peu dans le courant du repas, et il semblait que son exaltation subite résultât de quelque impulsion sympathique qui lui était communiquée par la conversation. Alors, et ce moment, prévu et senti par tous les habitués de sa table, était comme marqué par une révolution dont les étrangers seuls avaient peine à apprécier le motif; l'entraînement qui partait de si haut se communiquait sur-le-champ de monseigneur à ses convives, et du moindre invité aux gens de service. Le banquet finissait par ces éclats qui révèlent à Hamlet la joie des fêtes de Claudius; et dans une société moins choisie d'ailleurs, ce dénouement aurait ressemblé à une orgie; mais une de ces hautes précautions d'amitié, dont l'ame de Napoléon était plus capable qu'on ne le pense communément, avait prémuni le duc d'Abrantès contre le danger, si grave dans son état, d'une société peu digne de sa position. Tout le monde y était fort bien, et j'ai vu peu de cercles plus élégans dans les capitales de notre civilisation européenne. Le secrétaire général du gouvernement, qui s'appelait, je crois, M. de Heim, et qui était un homme de la plus belle figure et des manières les plus parfaites, y maintenait surtout par la dignité de ses formes cette réserve que le duc n'était que trop disposé à franchir. Le jour où j'y dînai, le gouverneur s'avisa de varier le service des liqueurs, en faisant circuler un flacon d'éther sulfurique, et après des refus qu'on peut croire unanimes, il en remplit un verre et l'épuisa d'un seul trait, aux applaudissemens un peu contraints de l'assemblée. Cet étrange excès ne paraissait pas altérer sa raison; il lui prêtait au contraire l'enthousiasme de la jeunesse et presque l'éloquence du talent; mais cet enthousiasme et cette éloquence n'avaient qu'un objet, l'admiration fanatique de l'Empereur. Si l'on avait parlé alors de monomanie comme aujourd'hui, je n'aurais pas pu caractériser par un autre terme l'effet que produisait sur moi cette frénésie de glorieuse servitude, qui avait toute la piété d'un culte et tous les emportemens d'un premier amour. Il était rare que cet élan se terminât sans que l'orateur fût obligé d'essuyer ses larmes, et c'étaient là des larmes naïves et loyales. Junot ne voyait plus rien ni ne pouvait rien voir au-delà de son gouvernement d'Illyrie, qui était une royauté fort réelle, pour lui du moins, qui n'a jamais su le secret de sa frêle existence et de sa fugitive durée. Son affection pour Napoléon était peut-être unique dans son espèce; il ne s'y mêlait point d'ambition, point d'espérance, point d'arrière-pensée, point de combinaisons pour un autre avenir, pour un autre état de choses. L'idée de survivre à l'empire, et surtout à l'Empereur, ne serait jamais entrée dans son esprit. Une prospérité inespérée, immense, accabla son intelligence, trop faible pour tant de grandeurs. L'adversité l'aurait trouvé plus résolu, car il était essentiellement décidé à tous les périls, et brave à toutes les occasions; mais les revers de Napoléon ne comptaient pas dans ses calculs. La mort a complété cette vie d'élection d'un heureux soldat, en le frappant le premier.
Cette soirée bizarre me laissait un peu d'inquiétude. Il n'y avait point là d'excès grossiers, mais il y avait je ne sais quelle aberration, je ne sais quel oubli de soi, dont mes premières habitudes ne me rappelaient pas d'exemples. Cette idée me poursuit; elle m'occupait quand on m'annonça le duc d'Abrantès, au moment où ma toilette était à peine finie. Sa visite m'étonna d'abord, mais je n'avais guère le droit d'être difficile sur les procédés, car il n'y a rien qui nuise à la dignité du caractère comme le souvenir d'y avoir manqué. Je le reçus, et je le conduisis à un siége; cette petite circonstance n'est pas inutile à dire: je ne sais s'il y serait allé de lui-même. Sa figure animée était devenue pâle; ses yeux étaient abattus: doués d'une transparence particulière qui leur donnait beaucoup de charme, et sur l'attrait de laquelle je n'insisterai pas, parce qu'on m'a dit souvent qu'ils ressemblaient aux miens, ils étaient alors vagues et ternes comme une lumière qui s'éteint. Il s'assit, et saisit ma main d'une des siennes, tandis que de l'autre il couvrait son front et le frappait à plusieurs reprises. J'ai eu quelques entretiens qui commençaient ainsi, et ce genre de sensations n'avait jamais beaucoup effrayé ma tête extravagante: il faut bien que je le répète. J'attendais donc, avec cette sécurité émue qui se compose de l'instinct de notre pudeur et du tact de notre expérience, les premières paroles du gouverneur.
«Avez-vous dormi? me dit-il.
«—Pourquoi pas? J'étais satisfaite, tranquille, heureuse…
«—Quoi! aucune pensée, aucun sujet de trouble, aucun bruit extérieur…
«—Aucun bruit extérieur! repris-je. Ah! vraiment, je me trompe! un réveil enchanteur, délicieux, qui m'a plongée dans les plus douces idées, le chant d'un rossignol!…
«—Le chant d'un rossignol! s'écria-t-il en se renversant sur le dos de son fauteuil. Il est donc vrai! ce rossignol me poursuivra partout! Je n'irai plus nulle part sans y être éveillé par le rossignol! Avez-vous des rossignols dans cette maison?
«—Non, monseigneur,» dis-je, interdite et effrayée; car sa dernière question avait été proférée du ton du soupçon et de la colère. «J'ai pensé que ce chant provenait des jardins de Saint-Charles.
«—Bien, bien, reprit-il en se levant avec violence. Oui, c'est chez moi, c'est sous ma fenêtre maintenant que viennent chanter les rossignols. Oh! cela ne peut pas être ainsi! je ferai connaître ici comme partout ce que peuvent la colère et la vengeance du frère d'armes de Napoléon.»
Il me serait difficile de donner une idée de la surprise, ou pour mieux dire de la consternation où m'avait plongée ce langage. Heureusement, le gouverneur était sorti sans attendre ma réponse, et m'avait laissé le temps de réfléchir sur une incartade aussi extraordinaire. Je ne tardai pas à en apprécier le motif, et rien ne manqua bientôt à ma conviction. Le tocsin sonna, la générale battit dans toutes les rues, deux bataillons de Croates furent mis sur pied pour traquer dans le jardin de Saint-Charles le rossignol qui avait interrompu mon sommeil: le duc d'Abrantès était fou; et cette infirmité s'expliquait également par les blessures nombreuses qui avaient altéré en lui le principal organe de la raison, et par les incroyables excès auxquels il se livrait depuis quelque temps. Mille nouvelles extravagances confirmèrent d'heure en heure cette triste certitude, et chaque instant nous en rapportait un nouvel exemple. Tantôt c'était une grande conspiration organisée par tous les moutons de l'Illyrie, et contre laquelle il fallait mettre en garde toutes les investigations de la police, toutes les ressources de l'administration, toutes les rigueurs de la loi. Tantôt c'était une passion romanesque pour une jeune et jolie fille grecque, attachée au service de sa maison, et dont les vertueuses résistances avaient achevé de bouleverser ses facultés, au point de le décider à s'ensevelir dans les flammes sous les ruines du palais. On fut par bonheur averti assez à temps de ce projet pour mettre obstacle à propos aux progrès de l'incendie. Parmi ces marques innombrables de démence, il en est une qui n'est pas à dédaigner dans l'histoire de l'esprit et du coeur humain. Le duc éprouvait le besoin de se soustraire à cette éblouissante grandeur pour laquelle il n'était pas né, et de retrouver dans l'obscurité de la vie populaire la paix que lui refusait le rang élevé auquel il était parvenu. Il ne cessait de demander la campagne et une chaumière, et peut-être que si ses voeux avaient été remplis, sa carrière, qui ne pouvait plus se prolonger beaucoup, se serait terminée du moins avec plus de douceur. Enfin il s'affranchit par sa propre volonté des contraintes que lui imposait sa dignité, et sous prétexte de visiter ses provinces, il embrassa pendant plusieurs semaines un genre de vie tout nouveau qui parut un moment rendre le calme à ses esprits troublés. Il arriva presque incognito dans la jolie ville de Goritzia, et s'y informa de la maison la plus modeste, entre toutes celles qui étaient consacrées aux plaisirs honnêtes du bas peuple. Elle s'appelait la Glacière, et c'était là que de pauvres ouvriers allaient ordinairement se délasser des fatigues de la semaine, en buvant dans un verre commun à tous de la petite bière de dernière qualité. Le gouverneur y élut une espèce de domicile, qu'il ne quittait que rarement, même de nuit, et où il prenait plaisir aux entretiens insoucians de ces heureux de la misère, comme le calife Haroun al Raschid, dont il aimait beaucoup les merveilleuses histoires. Son coeur, naturellement bienveillant et affectueux, s'y était même formé tout de suite un lien, le dernier peut-être qui l'ait retenu à la vie, et auquel il attachait de jour en jour plus de prix. Par un rapprochement plus naturel qu'on ne pense mais qui laisse étrangement à réfléchir, il avait fait son Pylade d'un fou d'assez bonne maison, et de moeurs assez innocentes, pour qu'on n'opposât aucune contrariété à ses démarches, mais doué d'ailleurs d'un esprit satirique et bouffon, qui s'exerçait sans scrupule sur tous les états. Les burle, tantôt facétieuses, tantôt sanglantes, de ce Diogène d'Istrie, avaient seules le privilége d'égayer les sombres soucis du héros déchu; et celui-ci prenait un plaisir indicible à voir tourner en ridicule toutes les grandeurs de la société qu'il avait si chèrement conquises, et dont il devait jouir si peu. C'est surtout dans l'imitation burlesque de la pompe des gouverneurs et de l'élégance toute française des intendans, qu'excellait le malin fou, et c'est alors que la joie qu'il savait inspirer à son pauvre et illustre ami ne connaissait plus de bornes. C'est dans un de ces accès que le duc d'Abrantès enthousiasmé se jeta dans ses bras, et l'investit des nobles insignes de la Légion-d'Honneur, en lui passant lui-même son grand cordon. J'ai vu, à mon retour à Goritzia, le fou de monseigneur encore grotesquement revêtu de ces attributs, que la volonté seule de l'Empereur pouvait lui retirer, et dont nos autorités françaises étaient obligées, si je ne me trompe, de reconnaître la bizarre légitimité. Je ne doute pas que cet épisode d'une vie glorieuse et déplorable ne rappelle à mes lecteurs les touchantes scènes du roi Léar et de son fou; tant il est vrai que Shakespeare avait tout prévu et tout deviné dans la nature.
Ce qu'il y a de plus étrange dans ce que je viens de raconter, c'est que cela dura long-temps, parce que cela était sans remède, et que cette Illyrie, extrême confin de notre Europe, sur laquelle ne s'étendait que de loin le sceptre de l'Empereur, ne pouvait reconnaître d'autorité absolue que celle de son délégué. Aucun pouvoir, aucune institution n'avait le droit de se mettre à la place de celle-là, ou de s'en attribuer un moment les fonctions, sans violer le sceau de souveraineté que l'Empereur lui avait imprimé. Le vice-roi même, interrogé humblement à Udine où il passa deux jours, sur ce qu'il y avait à faire, répondit simplement: Envoyez des courriers à l'Empereur, et attendez sa réponse. Elle arriva trop tard. Le malheureux gouverneur avait tué un homme, et ce sentiment affreux pour sa belle ame a horriblement empoisonné ses derniers momens. Rien de tout cela n'a été écrit, et pourquoi pas? Pourquoi dérober à Junot l'honneur que font à sa sensibilité les angoisses qui précédèrent son agonie? Pourquoi taire des faits que l'histoire sera obligée d'emprunter à une tradition vague, mal instruite, et peut-être malveillante? Les infirmités de sa raison, la tragédie de sa mort, nuisent-elles à la noble réputation de sa fidélité, de son courage, de l'héroïque candeur de ses vertus militaires? En vérité, je ne le crois pas, et c'est pour cela que je n'ai pas hésité à soulever la première le voile qui couvrait ces étranges événemens perdus, au temps où ils arrivèrent, dans le grand événement de la chute du grand empire. Ils ne me donneront plus qu'une réflexion à faire: quelle gigantesque puissance que cette puissance de Napoléon, déjà éprouvée par le revers, déjà voisine de sa chute, et dont le reflet suffit pour maintenir dans toute son inviolabilité le pouvoir d'un homme privé de raison, à deux cents lieues au delà des frontières naturelles de la France, en face d'une flotte anglaise, et au milieu d'un pays conquis auquel on n'a pas daigné donner une garnison!