Mémoires d'une contemporaine. Tome 4: Souvenirs d'une femme sur les principaux personnages de la République, du Consulat, de l'Empire, etc...
CHAPITRE CXVI.
Voyage à Gratz.—Portrait de Louis Napoléon.—Fouché succède à
Junot.—Séjour à Leybach.
Il n'est pas nécessaire d'avoir pénétré bien avant dans les secrets de l'ame d'une femme pour deviner le sentiment qui ne cessait de me préoccuper au milieu de ces diversions inutiles. Les succès de Lutzen et de Bautzen n'avaient brillé que comme deux éclairs au commencement de l'orage qui menaçait de tout engloutir. La tempête était au nord, et je regrettais d'être partie, pour ne pas en supporter les derniers coups, s'ils devaient être funestes à ce que j'aimais plus que moi-même. Cependant mon retour vers ces contrées était si insensé, si ridicule, si dénué de prétextes, que je cherchais à m'en créer quelques uns en me forgeant d'illusoires pensées d'utilité, des occasions imaginaires de dévouement. Je pensais que, dans ces jours d'alarmes où le monde entier était en question bien mieux qu'à la bataille d'Actium, tout ce qui avait appartenu au tourbillon de Napoléon devait se précipiter vers lui, et que le concours des plus faibles volontés pouvait le servir, s'il était sincère, courageux, unanime. Louis Napoléon était à Gratz, et son influence morale, un peu altérée par une vie méticuleuse et une royauté bourgeoise, n'était cependant pas entièrement désarmée d'ascendant et de crédit. Je partis pour la Styrie.
Le duc d'Abrantès était à Goritzia, et probablement à la Glacière, quand je sortis de Trieste, une heure après le lever du soleil. Je m'étais promis de visiter les grottes d'Adelsberg et les curiosités du lac de Zirchnitz; mais un sentiment plus imposant que tous ces vains appâts de l'imagination avait absorbé mes pensées. Je parcourus l'espace sans le voir, et je traversai Leybach au milieu de la nuit, sans m'y arrêter. Le jour du lendemain était déjà assez avancé quand je m'éveillai près de la Save, dans une des campagnes les plus poétiques de la terre. Comme ce n'est pas ici un de ces romans à la mode où les descriptions romantiques usurpent plus de la moitié du récit, je me garderai bien d'esquisser les impressions que j'éprouvai à la vue de ce fleuve bleu, encaissé dans des rochers pittoresques, de ces monts neigeux, et en particulier du mont d'Eg, dont le sommet se perd dans un ciel si brillant et si pur, de ce ciel surtout qui diffère de celui des Alpes de Suisse par une transparence ardente, animée, colorée, si l'on peut s'exprimer ainsi, et qui verse sur tous les aspects je ne sais quelle lueur idéale. Je n'en parle qu'autant que cette sensation se liait à quelques événemens. J'avais laissé à ma droite la fabrique fantastique du pont du diable, sous lequel une rivière d'azur se roule et se brise entre d'énormes rochers de marbre blanc, qu'elle inonde d'une écume plus blanche que le marbre même; j'avais traversé la riche ville de Krainbourg, et je côtoyais depuis long-temps les abîmes au milieu desquels on l'a jetée, quand mon postillon s'arrêta à l'aspect d'une chaise rompue. Le voyageur, un peu froissé par cet accident, semblait attendre impatiemment un moyen de continuer sa route, et il accueillit la proposition que je lui fis de l'achever dans ma voiture avec ces manières exquises qui font reconnaître partout un Français. C'était M. le comte Édouard de Charnage, intendant de Villach, jeune homme de vingt-huit à trente ans, que la nature semblait avoir formé pour représenter ce qu'il y a de plus élégant et de plus élevé dans les manières et dans les sentimens d'une nation, et qui, sous ce rapport au moins, avait été admirablement choisi pour cette mission lointaine. M. de Charnage avait une figure charmante, mais un peu enfantine, à laquelle les grandes occasions seules pouvaient imprimer une fierté imposante. Sa haute taille avait plus d'abandon que de dignité, mais cet abandon était noble et presque royal; son rire surtout m'étonnait par un effet de modulation que je ne saurais exprimer, et qui me rappelait une idée connue. Je m'écriai tout à coup: «Avez-vous vu Oudet?…» Il était impossible de voir Charnage sans se rappeler quelque chose d'Oudet; c'était cette pierre de Bologne qui conserve pendant la nuit les rayons que le soleil lui a confiés. «Si j'ai vu Oudet! répondit-il; eh! c'était mon ami et mon frère… Mais vous…» Le lecteur en sait déjà trop sur ce genre de confidences; le souvenir d'Oudet n'est pas un de ces sentimens qui s'épuisent, et demandez à tous ceux qui l'ont approché quels traits il aimait à graver dans le coeur d'une femme, d'un enfant, du pauvre avec lequel il partageait sa bourse, du blessé dont il pansait la plaie, du malade dont il assistait le chevet mortuaire? J'écoutais son ami, et mon coeur, si long-temps épouvanté par l'ascendant impérieux d'Oudet, qui ne vivait plus!… s'associait avec un trait incroyable à ce panégyrique passionné. Heureux qui a vécu ainsi, et qui a laissé de pareils sentimens!
Je n'ai pas besoin de dire que les honneurs de Villach me furent faits de la manière la plus gracieuse par le comte Édouard. Je ne l'ai jamais revu, mais je sais qu'il a épousé long-temps après madame la marquise de Montgérault, qui est justement célèbre dans les arts.
J'avais, pour compter sur l'accueil de Louis, deux titres qui en valaient mille: je pouvais m'honorer des bontés de la plus chérie de ses soeurs, et j'étais une Italienne naturalisée en Hollande. Ce pays lui avait laissé les souvenirs les plus doux de sa vie, et il n'en parlait qu'avec la tendresse qu'un époux porte à une épouse bien aimée, qu'un père a pour ses enfans. Le plaisir de causer de la Hollande me valut sans doute une partie des témoignages d'extrême bienveillance dont il ne cessa de me combler pendant mon séjour, mais je n'en dus pas moins au sentiment d'affectueuse hospitalité qu'il aimait à exercer envers tous les étrangers. Louis Napoléon, et on peut le dire aujourd'hui même sans crainte d'être démenti, était adoré à Gratz; il n'a cependant aucune de ces qualités entraînantes qui subjuguent l'ame, et qui agissent sur elle à tous les momens de la vie par une parole, par un geste, par un regard. Timidement organisé pour toutes les choses avec lesquelles on fait de la gloire, si ce n'est pour la bonté qui n'est pas le moyen le plus sûr d'y parvenir, il y avait dans toutes les habitudes de sa physionomie et de sa conversation des symptômes de faiblesse ou d'abattement. Ses traits, jeunes encore, portaient déjà l'empreinte des vieilles peines et des longs soucis, et cette empreinte d'une secrète affliction de coeur le rendait plus intéressant que ne l'aurait fait le bandeau royal. Une ride prématurée sied bien à un front qui a ceint la couronne. L'Europe lui connaissait d'ailleurs quelques touchantes douleurs, et avait admiré en lui quelques nobles résistances. On prétendait qu'il s'était démis du trône pour ne pas souscrire à des concessions contraires à l'intérêt de ses peuples, et il circulait en Illyrie des copies de l'adieu royal qu'il leur avait adressé quand il fut obligé de renoncer à les rendre heureux. J'avais lu cette espèce de proclamation avec une émotion que je ne saurais exprimer: elle était belle comme ce que les anciens ont laissé de plus beau, comme l'aurait faite un Fabricius, roi, comme l'aurait écrite un Épictète, secrétaire d'État. Les ouvrages qu'il a publiés ou laissé publier depuis, sont peu propres à confirmer cet éloge; mais est-il juste d'apprécier un homme si parfait dans ses actions par quelques imperfections auxquelles les génies les plus sublimes ont payé leur tribut, lui qui n'était que roi?
J'avais d'abord parlé français, puis hollandais; le mouvement de la conversation nous amena à l'italien, notre langue naturelle à tous deux. Cette facilité si multipliée de contacts engendre un peu de familiarité; je me trouvai plus à mon aise. Le comte de Saint-Leu (c'était le nom sous lequel on le connaissait à Gratz) ne fut peut-être jamais plus aimable, et ne jouit peut-être jamais davantage d'une conversation de faits et de souvenirs. Il y avait au fond de son coeur quelque chose de tendre et de gracieux que la nécessité de sa position ne lui avait pas permis de développer, et qu'une affection attentive et caressante aurait fait éclore. Il aimait à être écouté, et surtout à être entendu; mais c'était avec toutes les réticences modestes d'un jeune auteur qui lit son premier ouvrage. Il venait de faire imprimer à peu d'exemplaires son roman de Marie, en deux beaux grands volumes in-8°, et le succès de quelques vers qui y sont répandus l'avait encouragé. Il faisait des vers, c'était son défaut; il faisait d'excellentes actions, c'était son instinct: la postérité remarquera cette différence entre le maître d'école de Corinthe et le bourgeois de Gratz. Louis, regretté d'une nation qu'il avait quittée, chéri d'une nation qui lui donnait avec plaisir le droit de cité, appartenait à toutes les nations par son caractère; et, chose merveilleuse, si l'empire de Napoléon s'était maintenu, il y aurait un nom qui lutterait avec celui de Napoléon devant les historiens, et qui l'emporterait aux yeux des sages, et ce serait le nom de cet excellent Louis, prince inopiné, roi par force, le seul homme de tous les siècles qui ait prêté à une usurpation, imposée d'ailleurs, l'ascendant moral de la légitimité; qui a porté le sceptre comme un fardeau, et qui était digne de le porter dans une tribu peu nombreuse où l'élection du souverain ne se fonderait que sur la vertu.
Ce qu'il y avait de plus remarquable dans Louis, c'est qu'il ne s'était pas identifié avec ces formes de roi, qui sont si ridicules quand on ne l'est plus; ses prétentions littéraires l'occupaient trop pour qu'il se souvînt beaucoup de sa souveraineté passagère. C'était un lauréat enté sur un bourgmestre.
Toutes ses idées se ressentaient de ce mélange de position. Les intérêts territoriaux de la Hollande se mêlaient à tout moment à des théories nouvelles de facture poétique dont il était préoccupé. Il détestait la rime et la douane, et comme si cette famille avait été destinée à innover en tout, il était presque romantique en littérature, et libéral en politique. Cependant, de tous les écrivains français, celui qu'il estimait le plus, c'était M. de Bonald, qu'il avait voulu faire le précepteur de ses enfans, et qu'il regardait comme le philosophe le plus profond qui ait existé, pour former un peuple de prélats et de gentilshommes.
Je ne sais si le roi de Hollande a eu beaucoup de succès auprès des femmes. Son habitude d'abandon et de tristesse, qui contrastait d'une manière si remarquable avec notre activité méridionale, ne manquait pas de quelque charme, et il n'y avait rien en lui de repoussant. Il était impossible cependant de méconnaître dans ses manières et dans sa physionomie la longue impression d'un amour malheureux; mais ce pouvait être l'effet seulement d'une extrême modestie de caractère, d'une religieuse réserve de moeurs, aussi bien que de quelque infirmité secrète qu'on lui a quelquefois, et sans doute injurieusement supposée. Tout-à-fait désintéressée dans cette question, j'ai eu l'occasion de le voir galant et même tendre. Mon passage à Gratz concourait, je ne dirai ni pourquoi ni comment, avec celui d'une belle personne qui se faisait nommer mademoiselle Pascal, et dont le talent sur la harpe n'est pas tout-à-fait oublié dans ces contrées, quoiqu'il y ait laissé moins de traces peut-être que sa figure et ses grâces. Aucune des héroïnes de notre roi poëte ne lui a inspiré plus de vers, et ne lui en a inspiré de plus heureux. Mais leur candeur n'a cessé de révéler un chaste amour, dont les entreprises auraient été probablement mal accueillies si elles avaient été plus téméraires. Ajouterai-je que ce n'est pas ici une histoire scandaleuse, et que j'ai cependant dit sur Louis Napoléon, tout ce que mes rapports passagers avec lui, tout ce que le bruit public, tout ce que la renommée, tout ce que l'histoire m'en ont appris, excepté le bien, car c'est un chapitre sur lequel l'on ne finirait point? Il n'y a pas en Styrie une institution pieuse, un établissement utile, une pauvre famille qui ne se souvienne de ses bienfaits, et lui-même, descendu si récemment d'un trône, n'existait, dit-on, que de faibles ressources!
Le jour où l'Autriche rompit son alliance avec l'Empereur d'une manière si inattendue, Louis sentit la nécessité de renoncer à l'asile qu'il ne pouvait plus devoir qu'aux ennemis de son frère, et il alla réclamer auprès de l'injuste grand homme qui l'avait rebuté, la seule place qui convînt à la dignité de son caractère. Que de regrets alors, que d'instances, que de prières! On lui refusait des chevaux, le peuple les dételait pour le conduire; son départ volontaire ressemblait à un triomphe, et ce roi banni qui n'avait plus de patrie, fut accompagné d'autant de démonstrations d'amour en partant de son exil qu'en arrivant à son trône.
Il n'y avait plus moyen de traverser l'Autriche, dès lors soulevée contre nos armes. Je fus obligée de reprendre la route de Leybach, à travers quelques partis qui commençaient à se jeter dans la Carinthie. J'arrivai trop tard à Villach pour y retrouver l'ami d'Oudet. L'autorité supérieure avait dû abandonner cette ville où flottaient depuis le matin les couleurs d'un autre empire. Je la parcourus de nuit aux lueurs de l'incendie qui dévorait ses faubourgs, et, à mon grand étonnement, sans apercevoir aucune troupe. L'Illyrie était déjà cédée, et toute sa défense reposait sur quelques bataillons épars, et sur quelques compagnies de douaniers. La modération bienveillante de ce peuple excluait, au reste, l'idée de tout danger pour les Français délaissés dans le pays. On avait redoublé pour eux d'égards et de sollicitude, à mesure que la mauvaise fortune de nos drapeaux s'était accrue, et les bons Esclavons étaient devenus plus affectueux en devenant plus libres. Pleins de dignité avec les vainqueurs, pleins d'affabilité avec les vaincus, ils avaient donné un double exemple qui mérite d'être recommandé à la mémoire des nations. Il est vrai que le peuple illyrien se distingue entre tous les peuples par la perfection de son caractère religieux et moral. J'ai entendu affirmer que depuis la conquête, il n'y avait pas eu lieu dans ses vastes et populeuses provinces, à une condamnation capitale. Nos Italiens peignent cette probité nationale de l'Illyrie par une expression assez heureuse. Ils l'appellent «le pays où l'on voyage avec l'argent sur la main.»
Je vis Leybach que j'avais traversée sans la voir, et où l'on s'occupait aussi peu de l'irruption allemande que si la ville avait été couverte par cent mille hommes. Il y avait tant de prestiges dans le gouvernement de Napoléon, que sa ruine est encore un problème pour moi. Le seul bruit de son nom faisait l'effet d'une armée, et les régimens autrichiens ne rentraient pas sans inquiétude dans leurs villes autrichiennes quand nous les avions occupées; ils paraissaient craindre qu'il n'y restât quelque chose de notre puissance et que ces murs abandonnés ne s'écroulassent sur eux. Cette espèce de superstition était fortifiée par l'insouciance crédule des Français, qui faisaient depuis douze ans des opinions dans les bulletins, et qui prenaient au pied de la lettre les gasconnades un peu usées des journaux. Il y avait à Leybach tel honorable fonctionnaire public, sincèrement convaincu sur la foi du Moniteur de Paris, qu'il avait vu passer quinze jours auparavant une division de trente mille hommes, et suivant niaisement sur la carte les mouvemens de cette armée imaginaire.
CHAPITRE CXVII.
Le duc d'Otrante, nouveau gouverneur d'Illyrie.—Le comte de Chabrol, intendant général.—Un bal.
Le duc d'Otrante venait de remplacer le duc d'Abrantès au gouvernement, et la confiance affectée de ce grand politique dans l'invariable durée de la circonscription de l'empire communiquait à tous les esprits une sécurité aveugle. On ne pensait pas à quitter Leybach: on y donnait des fêtes, des comédies, on y appelait des cantatrices et des bateleurs, on dansait; et ce qu'il y a de plus étonnant, c'est qu'on dansait chez le duc d'Otrante, l'homme le moins dansant peut-être qui ait jamais existé, mais qui savait être aimable, comme autre chose, parce qu'il était toujours ce qu'il était nécessaire qu'il fût.
Je ne pensais pas que mes anciens rapports avec lui fussent effacés de son imperturbable mémoire, mais je pensais moins encore qu'ils pussent m'être défavorables auprès de lui dans le profond oubli où Moreau était tombé. Je lui demandai une audience, et je l'obtins minute pour minute; car l'hôtel du Sauvage où j'étais logée est presque en face de celui du gouvernement. Un suisse de six pieds de hauteur vint me prévenir que son Excellence m'attendait; et quoique ma toilette fût à peine finie, je me hâtai de le suivre pour ne pas exposer le vice-roi d'Illyrie à attendre. Je le connaissais, et je savais que je venais de quitter un roi de meilleure composition.
Le gouverneur était alors dans une salle basse, consacrée à ses travaux intimes. On me nomma; il vint, m'offrit la main, attacha sur moi ces yeux pénétrans qui fascinaient les ames les plus fortes, et me conduisit à un fauteuil avec une aménité dont on était toujours disposé à lui savoir gré, parce que la nature n'en avait imprimé le caractère ni dans sa figure de pierre, ni dans ses paroles incisives, ni dans ses manières sèches et absolues. Ensuite il me salua de la main, comme pour s'excuser de ne pas parler encore, et reprit sa promenade que j'avais interrompue, en s'arrêtant successivement à chacun de ses bureaux. Le premier était occupé par un homme d'un âge et d'une physionomie respectables, qui feuilletait des journaux étrangers et qui paraissait employé à les traduire. «Eh bien! lui dit-il, mon Babel, car vous êtes pour moi le trésor des langues, où en sont-ils avec toute leur jactance? Ces Mirmidons ont-ils un Achille?» M. Babey, c'était le nom de l'écrivain, lui répondit par un sourire équivoque. Le duc n'insista pas, imposa doucement sa main sur l'épaule du bon oratorien, et passa. C'était la simple échange d'une phrase ou d'un signe avec un ami; mais cette phrase avait son intention, et je cherchai cette intention sans m'en rendre compte au premier abord.
Le second bureau était occupé par un jeune homme de petite taille, auditeur au conseil d'état, et je crois militaire, dont les yeux animés annonçaient des résolutions décidées, promptes, impétueuses. Sa lèvre supérieure était garnie de deux moustaches épaisses, et tous ses mouvemens indiquaient une sorte de brusquerie loyale. J'ai oublié son nom. «Quelle folie, lui dit le duc d'Otrante, que de vouloir nous persuader des choses pareilles! Votre oncle Charette était un grand homme, que personne n'a mieux apprécié que moi, mais il se battait avec des Français contre des Français; il courait la noble chance des guerres civiles, et il en a subi les malheurs. Pensez-vous qu'il eût passé sous des drapeaux étrangers?» Et pendant qu'il semblait attendre une réponse, il me fixa de son oeil de linx. Je compris qu'il s'agissait de Moreau, et je baissai les yeux. Il y avait dans ces phrases si subitement arrangées un commencement de révélation.
Au troisième bureau était un autre jeune homme, beaucoup plus grand (on se levait au passage de monseigneur). Il n'avait de remarquable qu'une physionomie douce, paresseuse et fatiguée. «Très bien, mon Moniteur, reprit le duc; je suis enchanté de votre dernier numéro. Il y a là de bonnes études et de la solide instruction, mais cela est peut-être trop spécial, trop scientifique, trop littéraire même pour le temps. Faites apprécier les avantages de l'influence française sur l'éducation publique; parlez de l'abolition des fiefs, parlez de la liberté: c'est un nom qui sonne très bien dans toutes les langues. Recueillez ce qui nous honore; démentez ce qui nous flétrit; justifiez Moreau d'une imputation odieuse!» Il me regarda encore, et vint à moi: «Pardon, Madame, me dit-il, tous mes services vous sont acquis. J'ai peu de momens à vous donner ce matin, mais je m'en dédommagerai. On m'a donné un gouvernement où il n'y a rien à faire.
«—Je vous en félicite, répondis-je, et d'autant plus que je m'en doutais moins. J'arrive de Villach, qu'on a brûlé cette nuit.
«—Entendez-vous, dit-il? on a brûlé Villach cette nuit! Des bandits, des bandits! L'écume des troupes de Schill et de Chateler! Tout ce qu'il y a de plus méprisable! La compagnie de Jacquinot suffit pour les mettre à la raison. Oh! point d'esclandre, point de bruit! cela y donnerait la consistance de quelque chose! Mais une ville qui brûle, cela arrive tous les jours… Avez-vous vu des troupes?
«—Aucune.
«—Aucune troupe! C'est cela; c'est un crime privé. N'oubliez pas de mettre dans le journal qu'une poignée de bandits a profité de la sécurité de nos garnisons pour mettre le feu dans les faubourgs de Villach, et que les brigands vont être livrés à la main de la justice.—Je reçois ce soir, Madame, et j'ai entendu dire que vous dansiez à merveille.» En parlant ainsi, il m'offrait la main comme pour me reconduire avec une invitation; mais, parvenu à un salon qui précédait ce cabinet de travail, il s'arrêta tout à coup avec un air de réminiscence. «Je l'ai entendu dire à Moreau, reprit-il. C'était mon compatriote, mon ami, un homme de bien, incapable, je pense, de l'indigne trahison qu'on lui attribue. Vous en savez quelque chose?
«—Depuis un moment, répondis-je; et mon étonnement ne m'a pas encore permis d'approfondir cette idée. Elle m'accablerait, si elle ne me révoltait pas. Oui, Monseigneur, Moreau en est incapable.
«—Cela présente bien, dit-il, en paraissant parler à sa pensée, une apparence de vérité. Nous avons une armée de prisonniers en Russie, et Moreau, montré à ces troupes tout à coup délivrées de leur esclavage, comme un nouveau souverain; Moreau, couronné sous le nom de Victor Ier, dans le camp de l'ennemi, sous les drapeaux aux trois couleurs; Moreau, engagé par un traité de paix honorable avec l'étranger, par des promesses de liberté avec l'intérieur, opposerait certainement à l'Empereur le plus grand obstacle qu'il ait rencontré dans sa glorieuse carrière. Ce serait là, il faut l'avouer, une abominable tactique.»
Tout cela était récité avec une méthode de calme si extraordinaire, qu'il fallait connaître Fouché depuis long-temps pour ne pas tomber dans la déception qu'il voulait produire. J'y cédais sans m'en apercevoir, et rassemblant dans mon esprit tout ce que j'avais pu saisir des projets d'Oudet, tout ce que je me rappelais de l'autorité passive que Moreau avait prêtée à cette conjuration, tout ce qu'elle lui offrait de ressources dans les rangs de l'armée, j'allais peut-être laisser échapper l'expression d'un doute qui s'éclaircit, d'une pensée qui se fixe, quand l'huissier annonça la Cour impériale. C'était la première fois qu'elle était présentée au nouveau gouverneur. Il jeta sur moi un regard pétrifiant comme s'il avait voulu fixer à son terme l'investigation commencée, et s'assurer de la reprendre au même point, quand il en aurait le loisir. Il n'est que trop vrai de dire qu'il y avait dans ses yeux, dans son langage, je ne sais quelle puissance de volonté qui lui était particulière, une sorte de fascination, mais qui avait cela de commun avec les autres, que l'événement le plus indifférent en détruisait le prestige. Quand la Cour défila avec ses robes et ses fourrures, je retrouvai sans crainte le front glacé, la physionomie immobile et le regard creux du duc d'Otrante. Le charme était rompu, et le Méphistophélès de la révolution n'était qu'un homme.
L'audience de la Cour ne fut pas longue. Le duc d'Otrante passa dans le cercle, saluant d'un geste familier de sa main pâle, chacune des personnes qui lui étaient nommées par M. de Heim, le même que j'avais vu à Trieste, et leur adressant quelques paroles brèves auxquelles il n'attendait point de réponse. Le procureur général, qui était par parenthèse un charmant jeune homme, nommé M. Duclos, ou quelque chose comme cela, s'approcha seul de lui avec un grand nombre de feuilles à signer; le gouverneur y jeta les yeux, regarda derrière lui, et fit appeler par l'huissier un des messieurs que j'avais vus dans la salle de travail, puis retint les feuilles, et renvoya sa réponse au lendemain. La Cour sortit.
«Que me demandent-ils?» dit le gouverneur en jetant les papiers dans la main de son jeune auditeur au conseil d'état, «et qu'ai-je à voir dans ces paperasses?
«—Monseigneur, répondit l'auditeur, les pouvoirs de Votre Excellence ont cela d'inusité chez la plupart des autres nations, qu'elle a droit de suspendre et même d'empêcher l'exécution des actes de la justice, quand toutes les voies de juridiction et de grâce sont épuisées. L'exécution d'aucun jugement criminel ne peut s'accomplir sans son autorisation, et c'est la signature de Votre Excellence qui décidera de la vie de quatorze malheureux depuis long-temps condamnés.
«—Quatorze hommes condamnés à mort! et pour quel crime, dans ce pays si renommé par la pureté des moeurs, par l'aménité de ses habitans?
«—Ce sont des vagabonds étrangers au pays, et qui l'ont effrayé par quelques vols à main armée.
«—Des voleurs de grand chemin! s'écria le duc; quatorze voleurs de grand chemin! Ah! continua-t-il avec un sourire aussi expansif que sa figure pût le lui permettre; nous remettrons cela, s'il vous plaît, à la session prochaine. J'ai plus besoin de quatorze voleurs de grand chemin que de toute la cour impériale.»
Je désire sincèrement qu'on ne voie dans ce récit, très fidèle, que la peinture sans haine d'un caractère d'exception, qui a prêté, par quelques côtés, à des reproches que je n'examinerai point; mais qui a racheté des fautes de conduite et peut-être des excès, par d'innombrables services, et par des marques singulières de bonté. M. le duc d'Otrante a été peut-être de tous les hommes d'état qui ont existé, le plus facile, le plus accessible, le plus ouvert aux impressions bienveillantes, le moins entêté dans les préventions fâcheuses. Il semblait surtout s'améliorer par l'expérience, et devenir tolérant par raison, comme il avait été exagéré par sentiment. Dans l'intérieur de sa maison, il était admirable de simplicité, de naturel, de cet abandon qui ressemble à la grâce, et dont on sait cent fois plus de gré aux hommes secs et sévères qu'aux autres. Il chérissait ses enfans dont il était chéri, et l'affection qu'il inspirait, sans effort, autour de lui, était sentie du dernier de ses domestiques. Sa conversation familière était pleine d'agrément et de charmes, surtout pour les hommes d'un esprit ferme et d'une bonne éducation. L'étude et l'enseignement des lettres avaient occupé la première partie de sa vie, et il n'était jamais plus heureux que lorsqu'il pouvait rétrograder sur ses souvenirs, et latiniser, comme il disait, avec ses carabins. C'était le nom que se donnaient entre eux les Oratoriens. Le duc d'Otrante en avait toujours trois ou quatre autour de lui, et jamais il n'a oublié, dit-on, ni un de ses écoliers, ni un de ses condisciples, ni un de ses maîtres. L'engouement incroyable du faubourg Saint-Germain, en 1815, prouve qu'il avait su se faire aimer de ses ennemis naturels. Un éloge qu'il ne mérite pas moins, c'est qu'il n'a pas perdu un ami, pendant sa longue carrière politique. Il serait difficile d'y ajouter quelque chose.
À l'époque dont je parle, le duc d'Otrante était veuf. Il n'y avait de femme dans sa maison qu'une dame parfaite dans ses manières, et qui présidait l'éducation d'une jeune et charmante demoiselle. Le bal de monseigneur n'était donc qu'un bal de convenance politique, où, sur le point d'une dissolution infaillible d'intérêt avec les pays un moment conquis, on cherchait mettre en rapport pour la dernière fois la haute société des deux nations, et prévenir, par des rapprochemens d'estime et de politesse, les inconvénient d'un brisement prochain.
Ce bal offrait, dans un pays si caractérisé, des rapprochemens extraordinaires et qui m'étonnent encore. Il y avait d'un côté, toutes les hautes décorations de l'empire, de l'autre, tous les insignes des vieilles monarchies du Nord. Les chanoinesses autrichiennes avec leurs rubans et leurs médailles y étaient mêlées nos françaises, nos italiennes, étourdies de leur jeunesse et de leur élégance. Parmi elles, mais sans distinction, figurait une princesse Porcia, dont la famille se flattait de remonter aux Porcius de Rome, mais qui se souciait peu, suivant le bruit vulgaire, de justifier cette légitimité sévère par la sévérité de ses moeurs. Elle avait été belle, et sa physionomie romaine, et sa froide immobilité au milieu des groupes toujours mouvans, et ce nom qui l'entourait d'une sorte d'auréole, jetait sur la banquette qu'elle occupait, isolée, un prestige de grandeur, et de je ne sais quel autre sentiment qui contrista mon coeur. Hélas! les courtisans de toutes les fortunes et de tous les souvenirs ne se pressaient pas autour de la fille de Caton!
L'Illyrie avait appelé, parmi quelques illustrations, beaucoup de fortunes malheureuses, beaucoup d'hommes honorables, mais repoussés du centre où vivait le pouvoir. C'était là encore un nouvel objet d'observation. Il était curieux de voir ces exilés d'opinion, mêlés avec quelques favoris qu'on n'osait essayer que sur une terre étrangère et avec quelques esprits notables du pays qui s'étaient arrangés à notre domination et à nos manières, par résignation ou par goût. On distinguait entre ceux-ci le brillant Palatin, président de la cour impériale; le noble, l'élégant Guaraguin, sauvage de Monténègre, dont la grâce aurait fait envie au plus spirituel de nos merveilleux; le prince de Lichtenberg, qui, tout en se prêtant à nos lois avec complaisance, paraissait les subir avec fierté. Je me rappelle un peu moins les Français qui se ressemblent un peu plus partout, et sur lesquels il y a par conséquent beaucoup moins de choses à dire. J'en ai vu quelques uns gagner en fortune, je ne crois pas en avoir vu gagner en célébrité.
Tout s'écroulait quand je quittai Leybach, le lendemain du bal, et personne ne le savait que l'homme inconcevable par qui ce bal avait été donné. Le dernier serrement de main du gentilhomme esclavon et du voyageur français fut un adieu éternel. Il n'y avait plus d'Illyrie, et le royaume de l'Adriatique, rêvé dans les hautes pensées de Napoléon pour le plus cher de ses capitaines, pour son Eugène, pour son fils, disparut cette nuit même entre la Fourlane et la Montferrine. L'Illyrie était cédée.
Mon retour ne m'offrit que ce triste spectacle d'une retraite confuse, auquel le désastre de Moskou m'avait si péniblement accoutumée. C'était une chose qui ne manquait cependant pas de côtés plaisans, que le déménagement d'une armée d'administrateurs et d'employés à travers quelques pelotons de soldats ou de douaniers, échelonnés sur Ober-Leybach, Lowich, Planina et Adelsberg. Trieste, désert des pétulans Français qui l'animaient si peu de jours auparavant de toute l'amabilité de leur caractère, de toute la vivacité de leurs moeurs, présentait un aspect de deuil et de terreur qui m'étonnait. Les frégates anglaises stationnaient toujours à la face du port, et on entendait gronder le canon autrichien dans les bois de Materiá. L'arrivée du nouveau gouverneur avait fait peu d'impression. Tout le monde savait qu'elle ne devait que marquer une courte transition entre deux ordres de choses très différens. Le bruit de la mort de Junot commençait à se répandre. Il s'était tué dans son délire, en essayant de se faire l'amputation de la cuisse pour une blessure idéale. L'artère crurale avait été coupée, et le guerrier était mort du moins comme il avait vécu, dans une sorte d'illusion héroïque, et rêvant le champ de bataille et la gloire. En traversant rapidement Goritzia, j'aperçus une espèce de mendiant, bizarrement bariolé du grand cordon bleu de la Réunion et du grand cordon rouge de la Légion d'Honneur. C'était ce fou dont Junot avait fait son dernier ami, et qu'il avait décoré dans sa folie des plus nobles insignes de la France. Ces rubans, prostitués par le fou qui les avait donnés, souillés par le fou qui les traînait, parlaient puissamment à la pensée. C'était tout ce qui allait bientôt rester du grand Empire.
FIN DU QUATRIÈME VOLUME.
NOTES
[1: Il recevait, outre ses places, un traitement extraordinaire de 300,000 francs.]
[2: Lebon était son nom de famille.]
[3: Napoléon, qui n'ignorait pas que l'argent est le nerf de la guerre, qui avait d'ailleurs cet ordre qui sait à propos être prodigue, et cette économie qui peut toujours être généreuse, accordait tous les ans, sur sa cassette prévoyante ou sur son commode trésor du domaine extraordinaire, sous la forme d'une gratification, la valeur d'un treizième mois d'appointemens et de solde à la garde impériale. Voilà ce que les soldats, dans leur ingénieuse reconnaissance, avaient appelé le mois Napoléon.]
[4: «Venez ici, c'est là, c'est là le véritable polichinel qui peut seul vous sauver, ames damnées!»]
[5: Lorsque j'appris, dans le temps, la conspiration de Mallet, Guidal et Lahorie, je me rappelai avec effroi la prédiction du colonel.]
[6: M. Rossini.]
[7: Cipriani Franceschi, né en Corse, suivit Napoléon à Sainte-Hélène: il y est mort.]
[8: «Ce n'est pas pour moi que je verse des larmes, je pleure pour des infortunes depuis long-temps passées.»]
[9: «Maudit la sorcière qui nous vaut cela!»]
[10: «J'y dormais.]
[11: «C'est un voeu.»]
[12: «Elle était compatissante comme vous, ma chère maîtresse.»]
[13: Parent de celui dont j'ai déjà parlé, et qui était gouverneur du palais de Turin.]