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Mémoires d'une contemporaine. Tome 5: Souvenirs d'une femme sur les principaux personnages de la République, du Consulat, de l'Empire, etc...

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The Project Gutenberg eBook of Mémoires d'une contemporaine. Tome 5

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Title: Mémoires d'une contemporaine. Tome 5

Author: Ida Saint-Elme

Release date: May 15, 2009 [eBook #28829]
Most recently updated: January 5, 2021

Language: French

Credits: Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK MÉMOIRES D'UNE CONTEMPORAINE. TOME 5 ***

Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online

Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)

MÉMOIRES D'UNE CONTEMPORAINE,

OU
SOUVENIRS D'UNE FEMME SUR LES PRINCIPAUX PERSONNAGES DE LA RÉPUBLIQUE, DU CONSULAT, DE L'EMPIRE, ETC.

«J'ai assisté aux victoires de la République, j'ai traversé les saturnales du Directoire, j'ai vu la gloire du Consulat et la grandeur de l'Empire: sans avoir jamais affecté une force et des sentimens qui ne sont pas de mon sexe, j'ai été, à vingt-trois ans de distance, témoin des triomphes de Valmy et des funérailles de Waterloo.» MÉMOIRES, Avant-propos.

TOME CINQUIÈME.

Troisième Édition.

PARIS. LADVOCAT, LIBRAIRE, QUAI VOLTAIRE, ET PALAIS-ROYAL, GALERIE DE BOIS.

1828.

AVERTISSEMENT DE L'AUTEUR SUR LES TOMES VII ET VIII DE SES MÉMOIRES.

Ma tâche est donc remplie, mes Mémoires retraçant la grande époque qui s'est écoulée depuis 1792 jusqu'en 1815. On pourrait croire, à tous les événemens qui s'y pressent, à toutes les vicissitudes qui ont accablé mes jours, que le moment du repos était venu pour moi.

Hélas! pouvais-je rester inactive? pouvais-je trouver la paix dans la solitude? Mes amis étaient proscrits; l'exil m'avait enlevé les seules consolations de tant de malheurs. J'avais besoin d'agiter encore violemment ma vie pour la pouvoir supporter.

C'est la peinture de cette existence aventureuse qu'on verra dans les deux volumes qui doivent compléter mes Mémoires. Le sort a voulu que j'expiasse une vie d'erreurs, de prospérités et d'émotions, par toutes les infortunes qui rarement s'accumulent sur la même tête. Si quelques traits de désintéressement et de bonté, si une courageuse fidélité à de nobles sentimens, ont valu à la première partie de mes aveux quelques regards d'indulgence, je sens au fond de l'ame, que ma lutte avec l'adversité, que tant de pieux devoirs remplis, tant de dévouement prodigué sur les terres étrangères au service des proscrits, me concilieront l'intérêt et la bienveillance des lecteurs.

Mille personnages appartenant aux diverses scènes politiques dont la Belgique, l'Angleterre, l'Italie et l'Espagne ont été dans ces derniers temps le théâtre, tels sont, sous le point de vue d'intérêt général, les élémens qui, avec les émotions individuelles d'une destinée singulière, composeront les deux volumes que je promets au Public pour le 1er mars prochain.

Paris, le 1er février 1828.

CHAPITRE CXVIII.

Retour à Florence.—Accueil de la grande-duchesse.—Défection de sa cour.

En me jetant en Illyrie, je n'avais obéi qu'à un besoin impérieux de mouvement et de nouveauté; mais ne sachant jamais prévenir les malheurs de si loin, je n'avais nullement songé quand, comment, par où je reviendrais. J'avais suivi le torrent de cette retraite précipitée qui rejetait pour ainsi dire, de ville en ville la domination française. Venise était devenue l'entrepôt de ces débris. Le moment était arrivé de me rapprocher de Florence, l'heure de l'adversité sonnait de toutes parts; mon absence prolongée eût ressemblé à l'ingratitude et à l'abandon. Je revins donc rapidement aux lieux qu'occupait encore ma bienfaitrice, avec cette rapidité que donne le coeur et qui sait franchir toutes les distances. J'arrivai juste pour voir en Toscane quelque chose de pareil à ce qui m'avait éloignée de l'Illyrie; que dis-je? quelque chose de pire: car là, une population moins généreuse devait ajouter tous les retours de la mobilité italienne à toutes les injustices de la fortune.

Les révolutions, sur cette terre où tant de puissances différentes ont régné, où les passions politiques se ressentent du caractère national, ne se font pas avec cette facilité tranquille qu'on a pu remarquer ailleurs, ne se déroulent pas sous la forme seulement pittoresque d'une décoration d'opéra. Le moindre changement ne s'annonce, ne se prépare, ne se consomme qu'avec l'escorte de mille crimes isolés, de mille vengeances particulières. Sous le prétexte d'un horrible enthousiasme du bien public, on commence d'ordinaire toutes les innovations par des massacres. J'avais si souvent parcourir toutes les routes, exploré le pays dans tous les sens; interrogé, questionné, causé, que j'étais connue dans toutes les auberges de Florence, de Pise, de Livourne, de Lucques, pour être du service de la grande-duchesse. À Livourne, j'aperçus les premiers symptômes de la fermentation, et j'eus lieu de me convaincre de la réaction que les Français auraient à attendre de tout ce qui flattait ou du moins de tout ce qui tremblait la veille; enfin, des dispositions des classes élevées, si dévouées, et de celles du peuple, si tremblantes, quelques mois avant. Dans l'hôtel où j'étais descendue, il fallait entendre les propos, depuis le dernier marmiton jusqu'au maître. Ces gens, qui ne juraient trois jours avant que par Napoleone il Grande, criaient déjà sans honte et sans frayeur: I signori franchesi no hamo a farci gran tempo da padroni, finice, finice. Comme première preuve de haine politique, j'eus beaucoup de peine à me faire servir, essuyant ces airs moitié bas, moitié insolens, qui ne donnent guère que le droit de mépriser les gens maussades et malveillans, sans autoriser la plainte, parce que la peur étant encore un peu plus forte que la haine, ne pousse pas encore les choses à ce point qui constitue le délit et qui appelle la punition.

Dès que je parvins à Florence, je tâchai de pénétrer jusqu'à la grande-duchesse, et de lui faire tenir une lettre. Les premières secousses de la commotion qui frappait l'Empire avaient déjà produit autour d'elle son inévitable effet. Tout ce qui était français, à quelques rares poltronneries près, s'était rapproché de la soeur de Napoléon. Si on ne lisait plus dans les groupes cet enthousiasme, ce dévouement chaleureux qu'avaient naguère si souvent fait éclater les bulletins des triomphes de l'Empereur, du moins on y voyait encore cette résignation noble, cet intérêt, ces alarmes touchantes qui, dans les plus tristes partis à prendre, laissent encore dominer ce zèle, cette fidélité pour les princes malheureux auxquels ces généreuses démonstrations font tant de bien. Mais parmi les Italiens attachés à la cour, et la cour était presque tout italienne, c'était, hélas! une émulation de bassesse et d'ingratitude. Que de grandes dames, renommées pour leur exactitude aux levers et aux soirées, atteintes alors d'indisposition subite! Elles, si jalouses de l'honneur d'accompagner, si envieuses du tour de service, se faisaient dire malades pour éluder leurs fonctions, et n'en mettaient pas moins d'affectation en même temps, comme pour donner de la publicité à leur mauvaise grâce, à se montrer partout. Que d'hommes, écuyers, chambellans et autres, qui ne pouvaient respirer d'autre air que celui des antichambres et des salons du palais, qui passaient leur temps à débiter toutes les hyperboles de l'adulation la plus fade, devinrent tous d'intarissables frondeurs du pouvoir qu'ils avaient encensé! Ces Messieurs trouvaient très plaisantes les charges qu'ils avaient eux-mêmes exercées avec une exactitude bien plus risible; ils faisaient force esprit sur la cour, sur la princesse, sur ses habitudes, sur la bourgeoisie impériale, comme ils l'appelaient. Ils se donnaient la mascarade avec une sorte d'impudence, de gaieté et de sottise qu'on ne peut concevoir que dans des marionnettes à parchemins. Je ne ferai point ici la cruelle satire de tant de platitudes, en y mettant des noms propres. Il serait trop pénible pour moi de réveiller tant de souvenirs d'une ingratitude que le gouvernement de M. de Metternich s'est chargé de punir par le seul fait de sa domination. Florence, d'ailleurs, par le charme de la longue et heureuse hospitalité qu'elle m'a donnée, mérite bien que je lui épargne un peu de honte, en échange des beaux jours que j'y ai passés.

Après bien des peines, j'eus enfin la consolation d'approcher de la grande-duchesse, et de contenter l'impatience que j'éprouvais de lui montrer mon ame française et reconnaissante au milieu de tant de coeurs étrangers et ingrats. Je lui parlai de tout ce que j'avais vu et entendu, des dispositions hostiles que j'avais remarquées dans le peuple, et surtout des lâchetés malveillantes du palais. Je lui désignai parmi tant de trahisons les plus honteuses et les plus révoltantes. La réponse d'Élisa vint encore ajouter à ma juste indignation. «Mon Dieu! me dit-elle, j'ai comblé tout cela de bienfaits, mais sans me faire trop d'illusion, mais sans compter sur une reconnaissance plus longue que la bonne fortune. Outre les places qui attachent tous ces Italiens à ma cour, il n'en est pas un qui n'ait reçu de moi quelque service signalé, quelque salaire confidentiel. C'est sans doute ma bonté qu'ils ne me pardonnent pas; mais cela ne me surprend point; l'ingratitude se mesure à la grandeur des bienfaits, et les paie souvent à poids double. Et encore, si je n'avais jeté que de l'or à cette noblesse toscane, elle eût peut-être mis une certaine pudeur dans ses procédés; mais j'ai eu le soin irrémissible d'ajouter les bonnes grâces aux richesses, d'épargner des affronts à quelques uns, des ennuis à tous. Vous conviendrez que par là j'ai redoublé contre moi les mauvais penchans du coeur humain, et les chances fâcheuses des cours. Tous ces gens-là désertent ma cause, parce que ce n'est pas la première qu'ils servent, et qu'ils veulent rentrer en condition. On insulte la France pour se mettre bien avec l'Autriche. Le vent paraît souffler de par là, nos girouettes se tournent de ce côté… Mais patience, l'Autriche a tout ce qu'il faut pour me faire regretter. Non seulement tous ces Italiens ne profiteront pas de leur défection, mais encore ils en auront des remords.»

La prédiction s'est accomplie; les souvenirs et les regrets ont remplacé les sarcasmes et les malédictions. J'ai eu sujet, à bien peu de distance, de constater cette incurable disposition du coeur à revenir trop tard à la justice. Au milieu de tant de périls, et dans la désertion sûre ou probable de ses serviteurs, trouvant un dévouement aussi intrépide que tendre dans ma personne, Élisa me parut ressentir avec une bien touchante vivacité le bonheur de l'amitié, ce bonheur si rare, même pour les plus simples particuliers. Profitant de la soudaine occasion de ma fidélité, la princesse me chargea d'une foule de commissions secrètes et importantes, de lettres, d'instructions de tout genre. Je les ai oubliées aujourd'hui, mais je ne les oubliai pas dans le temps. J'ai le coeur meilleur que la mémoire. Se rappelant une personne sur laquelle on pouvait compter, et à toute épreuve, que je connaissais à Gênes, la grande-duchesse ajouta avec une bonté mélancolique: «Allez attendre le résultat des événemens qui se passent, qui peut-être se termineront bien; car le lion ne se terrasse pas aisément… Mais si tout est fini, mon intention est d'aller rejoindre Caroline… Ou peut-être irai-je en Amérique… Y viendrez-vous?

«—Que Votre Altesse m'ordonne, qu'elle désire seulement, et je suis prête à la suivre au bout du monde. Je mettrai ma gloire, ma consolation à veiller à votre sûreté; ma vie est à vous ainsi qu'à votre auguste famille;» et mon regard, et l'altération de ma voix, disaient encore plus éloquemment à la duchesse jusqu'à quel point elle pouvait disposer de moi.

«—Ah! que vous me faites de bien avec ces accens vrais du coeur! Mon excellente mère exceptée, vous êtes la femme pour laquelle j'ai ressenti avec le plus de vivacité le besoin d'un noble attachement.»

Ils resteront dans mon souvenir, ces adieux d'une souveraine, d'une bienfaitrice, d'une amie, qui, au milieu de l'enivrement de l'empire, encore debout, savait prévoir au delà de tous les revers, osait regarder en face la Fortune, et conservait intact son courage devant l'adversité, comme elle avait dans les prospérités gardé une ame pure et bienfaisante. Dès le commencement du voyage, je fus en quelque sorte poursuivie par les mauvaises nouvelles. À Sienne, les femmes des employés français avaient été maltraitées par le peuple. Le flot des émigrans se pressait à chaque pas vers la France, et s'accroissait de toutes les autorités auxquelles cette retraite communiquait les mêmes idées de péril et de précaution. J'appris bientôt que Florence avait été évacuée, et je sus plus tard que M. le préfet Fauchet avait été assailli et avait manque périr près de Chambéry: il ne fut sauvé que par la présence d'esprit d'un domestique éprouvé depuis longues années.

J'avais fait embarquer mes effets et je voyageais à cheval. À Pietra-Santa, petit endroit près de Livourne, je fis la rencontre de deux peintres hollandais, élèves du célèbre Van Brée[1], qui revenaient de Naples, où je les avais vus dessinant aux lueurs du Vésuve et cherchant, au risque de leur vie, à surprendre quelques unes de ces grandes scènes de la nature. Ils s'étaient associés avec un Ferrarois qui avait à craindre chez lui les haines particulières, toujours si habiles à s'assouvir sous le masque de la politique. Tous se rendaient à Paris, avec l'espoir que la débâcle de notre domination s'arrêterait du moins aux Alpes. Il signor Brandi ne m'était point inconnu; j'avais lu de lui plusieurs ouvrages littéraires. Malgré le peu de sûreté de la route, malgré la triste préoccupation des affaires, une pareille compagnie était trop éclairée pour que le voyage ne s'animât point de l'intérêt des beaux-arts. Leur magie consiste même à faire tout oublier, à étouffer tous les murmures du malheur, à éloigner le fantôme de tous les périls, à mettre leurs nobles distractions au-dessus de toutes les peines. Chemin faisant, on se mit à parler au milieu des dangers comme dans un tranquille salon, ou dans une plus tranquille académie. À la poésie italienne succéda la poésie hollandaise, et je trouvais que c'était quelque chose de piquant que cet hommage à la langue de ma mère rendu dans la patrie du Tasse, et dans de pareils momens. La route fut moins longue cependant que nous n'avions compté la faire ensemble; Nos artistes étaient trop indépendans pour subordonner leurs courses aux émotions d'une femme, et moi j'aimais trop ma liberté pour ne pas trouver commode de me séparer des compagnons que cependant il m'avait paru très doux de rencontrer.

CHAPITRE CXIX.

Nouveau voyage à Pise.—La soeur Angola.—Bianca Capello.—Les deux amans
Paolo et Hermosa.

Les événemens romanesques sont fréquens dans mes mémoires; c'est qu'en effet ils l'ont été dans ma vie. Lors même que mon existence prenait une assiette et paraissait affermir ma position ou l'enchaîner à des devoirs, mon coeur, avide d'émotions, mon imagination curieuse de spectacles, cherchaient incessamment à se satisfaire. C'est ainsi que les personnes, les lieux, les incidens, m'appellent tour à tour, dès qu'une nuance un peu nouvelle, dès qu'une couleur un peu extraordinaire s'y rencontre. Le bizarre, le nouveau, m'enlèvent, sous toutes les formes qu'il leur plaît de se revêtir, et la plupart du temps je ne laisse point au hasard le soin de pourvoir à mes besoins; je le provoque par des courses et j'en multiplie les chances en ne restant jamais en place.—Heureuse disposition! tu m'as fait vivre double, si je puis m'exprimer ainsi, et tu as bien rarement mêlé des regrets à la joie de tes précieuses vicissitudes; je te dois au moins d'avoir préparé à mes vieux jours l'abondante consolation des souvenirs!

C'est à cette disposition d'esprit que je dus la découverte d'un épisode plein d'intérêt, quelque temps avant mon départ de la Toscane. Dans cette grande facilité d'impressions, celle qui domine mes légèretés est la mélancolie rêveuse. M'asseoir sous un bel ombrage, poser ma tête entre les feuilles d'un arbre et ne plus exister que par la pensée, fut toujours une des voluptés les plus douces. J'en jouissais souvent pendant mon heureux séjour dans ces heureuses contrées.

Il était près de neuf heures du soir; en Italie, on ne vit que la nuit. Seule dans un des bosquets délicieux du jardin dit di Bianca Capello[2], je repassais dans mon esprit la destinée de cette femme belle, célèbre, et criminelle peut-être, dont ce lieu portait le nom: Jeunesse, puissance, richesse, amour, tout est passé. Ô Bianca Capello! qu'êtes-vous maintenant? Un peu de poussière, disais-je à mi-voix. Se vuol preghare per l'anima sua, venga e leì sare benedetta[3], entendis-je prononcer très bas derrière moi. Un peu surprise, je me retourne et vois une jeune fille en habits religieux, qui m'offre de me conduire à l'autel, élevé par la fille de Bianca Capello pour y appeler la prière. Ce n'était pas une religieuse, mais une novice d'un monastère non cloîtré; elle pouvait avoir quatorze ans, d'une physionomie gracieuse par les charmes de cette extrême fraîcheur qui semble encore tenir de l'enfance, et qui promet tout l'éclat de la beauté. La novice me devançait de quelques pas; et je trouvais je ne sais quel irrésistible attrait à la suivre. Son vêtement blanc, son voile, les détours qu'elle me faisait parcourir, l'obscurité qui commençait à étendre ses voiles et à donner son silence imposant à tous les objets, tout contribuait à faire pour moi de cette rencontre un immense intérêt. Nous avions traversé le jardin situé derrière le cimetière. Nous longions le mur d'un couvent. Au bout, une petite porte basse nous conduisit à une enceinte très vaste, et je reconnus l'intérieur d'un couvent de Pénitentes blanches, ordre qui remplace en Italie les Soeurs de Charité. Sous un des vastes portiques brûlait dans l'éloignement une lampe devant une Madone. Au milieu de la chapelle, chargée de peu d'ornemens, un mausolée magnifique attira mes regards. La jeune fille s'était mise à genoux sur une des marches. «C'est la tombe de Paolo et d'Hermosa, me dit-elle, et là on dit des messes pour l'ame de Bianca et des deux amans.—Quels amans, ma soeur, lui demandai-je?—Priez avec moi, et la soeur Angola vous dira leur amour et leur triste fin.» Après un acte de dévotion et une offrande, la jeune soeur sonna une clochette. On ouvrit une grille, et une religieuse très âgée, mais d'un aspect noble et triste, vint à nous: «Ma mère, lui dit la jeune religieuse, la signora vient entendre les malheurs de la fille de Bianca Capello; ne ha pietade[4].»—La soeur Angola répondit sia benedetta, et, me pria de l'attendre. Elle revint avec un papier roulé. Il était alors moins de dix heures. «Je ne puis rien laisser emporter, dit-elle; mais nous avons des chambres pour l'hospitalité; acceptez-en une pour cette nuit: c'est la nuit anniversaire de la mort de Paolo et d'Hermosa. Vos prières s'uniront encore aux nôtres; toutes font du bien.» Je consentis avec empressement. Rien ne me parut plus bizarre que cette aventure, et je me promis bien, pour peu que l'histoire en valût la peine, de me servir d'un album qui ne me quittait jamais dans mes courses solitaires, pour l'y transcrire. J'ose croire que mes lecteurs trouveront que j'ai bien fait.

«En 1572, Bianca Capello, d'une naissance voisine du trône, avait, par l'amour, été entraînée sur les pas d'un époux aimé mais obscur, et qui bientôt dut aussi son élévation au caprice d'un prince. Bianca épousa en secondes noces Ferdinand de Médicis, fils et successeur de Come Ier. Plus ambitieuse que tendre, Bianca avait feint une grossesse pour ajouter à ses droits, et présenté comme son fils l'enfant d'une autre. La faiblesse du grand-duc ne répugnait point à cette feinte qu'il avait devinée, espérant par cette adoption d'un successeur se venger de ses frères qu'il haïssait. Ce projet ne s'accomplit pas, et Antoine entra dans l'ordre de Malte. Bianca, devenue ensuite réellement enceinte, accoucha d'une fille dont la naissance fut tenue secrète jusqu'à la brillante solennité où Bianca Capello, devenue grande-duchesse de Toscane, fut adoptée par la république de Venise comme fille de Saint-Marc. La jeune Hermosa avait alors trois ans, élevée loin de la cour, au Val de Chiomo, délicieux séjour qu'enclavent le Tibre et l'Arno. Hermosa fut mandée à Florence pour les fêtes dans lesquelles elle devait être publiquement reconnue au milieu du triomphe de sa mère. Hélas! elle n'arriva au Poggio Lacono qu'au moment où une atroce vengeance précipita son père et sa mère dans la tombe. L'exécrable forfait, dont le soupçon planait sur Ferdinand de Médicis, au lieu de le faire chasser du théâtre de son crime, réunit autour de lui tous les mécontens qu'avaient faits la faveur et l'élévation de Bianca Capello. Les Capponi, les Givaloni, les Dorsoni, les Bichani revinrent à la cour qui se grossissait encore par la foule de ces hommes, courtisans de tous les pouvoirs, flatteurs de tous les vices, toujours prêts à acheter les dignités par la bassesse. Ferdinand fut bientôt tranquille, parce qu'il crut avoir anéanti tous les titres qui attestaient la naissance légitime d'Hermosa, et qu'il espéra bientôt la saisir elle-même. Mais au milieu de ce choc de passions haineuses, il existait un coeur fidèle et dévoué à ses souverains malheureux; c'était celui de la nourrice d'Hermosa. Entourée de vils espions et de dangers de toute espèce, cette femme courageuse parvint à échapper aux piéges qu'on lui tendait, et à se réfugier avec son précieux dépôt dans le duché de Bracciano. Elle éleva jusqu'à neuf ans sa jeune maîtresse, sans jamais lui révéler sa naissance, décidée même à la lui cacher toujours; mais la fatalité avait marqué ses victimes. Paolo d'Oxeni entrait dans sa septième année, lorsque Hermosa, qui en avait trois, vint, avec un guide fidèle, à Bracciano. Paolo d'Oxeni, allié par sa mère aux Médicis, était aussi cependant élevé loin de la cour et dans une pareille obscurité. Dans la maison qu'Adine (nom de la nourrice d'Hermosa) avait choisie, il y avait une jeune fille de l'âge de cette dernière, déjà compagne des jeux du jeune Paolo. Après l'arrivée de la fille de Bianca, ces trois enfans furent inséparables. Paolo était d'une beauté aussi parfaite que celle d'Hermosa, et Julietta, leur jeune amie, ne déparait point cette touchante et belle fraternité. Souvent quand on les voyait folâtrer sur un gazon émaillé, ou reposer entre leur mazzi di fiori et leurs corbeilles remplies de fruits, on eût cru voir les charmans modèles de l'Albane, posant en groupe pour les chefs-d'oeuvre de ce peintre des Amours.

«La petite Julietta, faible et souffrante, était l'objet des sollicitudes d'Hermosa et des soins protecteurs de Paolo; celui-ci venait d'accomplir sa quinzième année. Hermosa en avait douze, lorsque la mort de Julietta vint révéler à deux coeurs innocens le secret des larmes et les douleurs de la séparation. Tous deux à genoux veillent près du corps de leur pauvre amie, couverte selon l'usage de fleurs virginales et de ses habits de fêtes, la tête tournée vers l'image de la Madona. C'est là devant ce triste témoignage d'une inévitable destruction que Paolo et Hermosa, enlevés à la terre, emportés par un sentiment qu'ils ignoraient encore, le coeur ému par les pensées d'une autre vie, se jurèrent un amour éternel. Saro di Paolo o di morte[5] soupira la bouche d'Hermosa, à demi fermée par l'épouvante, et dont les lèvres laissaient échapper des promesses d'amour avec les graves accens de la prière des morts. Hermosa, dit Paolo, se relevant de son humble attitude, et fixant son regard attendri sur la vierge morte et la vierge en prières, dont la douce voix venait de tant lui promettre, Hermosa, tu sara mia obensi saremo con questa[6], et la main du jeune homme se posa sur la couronne déjà flétrie, qui entourait le front glacé de Julietta. Cosi sia[7], répondit Hermosa d'une voix douce mais ferme; et il en fut ainsi.

«Souvent, Hermosa accompagnait Paolo à la Villa, dont il se plaisait à lui faire parcourir les bosquets et les palais. Un jour, dans la galerie des tableaux, ses regards se fixent sur un portrait de femme: c'était celui de Bianca Capello, peinte dans tout l'éclat de la jeunesse et de la beauté. «Comme elle est belle, s'écrie Hermosa.—Moins que toi, Hermosa, répond Paolo, et comme frappé d'une lumière soudaine: Mais ce sont les traits d'Hermosa: Serais-tu la fille de Bianca Capello?» Paolo parla à Adine; celle-ci, forte de l'amour qu'elle lui voyait pour Hermosa, confia tout au noble coeur du jeune homme, et en fit l'ardent protecteur des droits héréditaires de la fille de ses souverains.

«Ferdinand Médicis, après la mort cruelle de son frère, quoique duc régnant, avait conservé le chapeau de cardinal jusqu'à ce qu'il eût épousé une fille du duc de Lorraine, et par les bienfaits de son règne il fit oublier le crime de son élévation. Il gagna l'affection du peuple en travaillant à la prospérité de l'État. Paolo, que l'amour et l'ambition agitaient, prit un parti plus généreux que celui de la révolte ou de l'intrigue, en se confiant au coeur de Ferdinand. Hermosa fut appelée à la cour de son oncle paternel; ce fut un beau jour pour le jeune Orsini que celui où, chargé des ordres du grand-duc, il accompagna au palais ducal celle qu'il idolâtrait, rétablie au rang que lui assignait sa naissance. Hermosa trouva dans son esprit naturel un goût et une pénétration qui bientôt la distinguèrent des autres, et qui donnèrent à son maintien et à sa conduite une dignité bien au-dessus de son humble éducation. Avant de partir pour la cour du grand-duc, Paolo parut un instant hésiter en songeant à la distance qu'il élevait entre Hermosa et lui. «Hermosa, lui dit-il, tu étais pauvre, et mon amour t'aurait dotée de toute mon opulence; aujourd'hui tu es princesse…—Aujourd'hui, répondit Hermosa, élevant un regard inspiré, aujourd'hui, Paolo. Hermosa, la fille de Bianca Capello et d'un souverain de la Toscane, te dote, toi, son unique ami, de toute sa tendresse; Paolo, saro di te o di morte…» Peu d'heures après, Hermosa inclina sa tête charmante aux pieds de son oncle paternel, au milieu d'une cour qui vit, dans le court espace de deux jours, le triomphe et la mort de sa malheureuse mère. Le cardinal Médicis avait involontairement frémi en contemplant des traits qui rappelaient si bien ceux de Bianca à son aurore; mais il se remit promptement, et l'accueil qu'il fit à Hermosa tourna soudain vers elle tous les regards et tous les hommages des courtisans. Les yeux d'Hermosa ne cherchaient que ceux de Paolo; ils ne tardèrent pas à les rencontrer. Que de choses dans cette silencieuse éloquence! Quelle souveraine put jamais se flatter d'avoir un serviteur, un sujet plus dévoué que Paolo! Oh! qu'il était enivrant le bonheur de Paolo; lorsque, dans l'éclat des fêtes, la douce voix d'Hermosa trouvait moyen de faire parvenir à son coeur le serment de leur enfance: Saro di te o die morte, Paolo, ben che principessa![8] Mais cette félicité si pure était à son terme. Le cardinal s'était attaché à sa nièce; mais en la comblant de faveur, il semblait vouloir étouffer le cri de sa conscience.

«À cette époque, Pierre de Médicis, frère du duc régnant, traînait une vie honteuse à la cour de Philippe II. Le prétexte de ce séjour était un mariage qui ne se conclut point, et quelques bruits qui lui parvinrent sur la faveur dont jouissait la fille de Bianca et de son frère, le ramenèrent en Toscane. À la vue de la céleste beauté d'Hermosa, deux desseins criminels entrèrent à la fois dans l'ame perverse de cet oncle inhumain: la posséder et la perdre. Non seulement Hermosa repoussa avec horreur ses voeux insensés, mais elle menaça son indigne parent de tout révéler au grand-duc et à Paolo Orsini; ce fut l'arrêt de tous deux. Orsini, absent pour une mission assez lointaine, revient à Florence et trouve partout deuil et consternation. «Hermosa se meurt! Hermosa est peut-être déjà morte!… lui dit-on.» Paolo n'en entend pas davantage. Il court au palais ducal, pénètre, à travers une haie de serviteurs silencieux, jusqu'à la salle où gisait déjà, sur un lit de parade, le corps de la fille de Bianca Capello. Frénétique de douleur, Paolo s'élance vers le lit et tombe au pied de la balustrade. On le transporta mourant. Les obsèques d'Hermosa se firent avec une pompe royale; son cercueil fut placé à côté de celui de sa mère, dans le caveau de la chapelle érigée par Bianca dans les jours brillans où elle régnait sur la Toscane. La chapelle, ouverte aux prières voyait tous les jours parmi les plus assidus aux offices l'infortuné Paolo, les traits défigurés, l'oeil morne, se traînant à genoux vers la pierre qui s'était refermée sur tout ce qu'il avait aimé. Un soir, épuisé de douleur, il s'évanouit, et ne revint à lui que par la fraîcheur qui commençait à engourdir ses membres; tout était silencieux autour de lui. Une seule lampe éclairait en vacillant ce lieu consacré à la prière, et brûlait devant l'image de la Vierge, dont la chapelle communiquait, par une autre issue, au caveau de Bianca Capello. Paolo regarde de ce côté et croit voir une grande figure se glisser dans l'ombre… Il écoute, il entend le léger bruit d'un vêtement et des pas qu'on cherche à retenir. Aussitôt l'idée d'une horrible profanation le frappe; il s'élance par la grille et se trouve derrière un inconnu qui portait un panier et s'avançait vers le caveau. Paolo lui barre le passage et s'écrie avec un accent foudroyant: «Profanateur des tombeaux, que cherches-tu en ce lieu?» L'inconnu, d'une stature colossale et d'une figure hideuse, où brille à l'instant la joie d'un triomphe facile, répond avec un rire féroce: «Je ne cherchais pas ce que j'y trouve; ma ben venvenuto tu séi[9].» Et aussitôt, il saisit son poignard et cherche à en frapper Paolo. Moins fort, mais plus adroit, Orsini évite le coup, et arrachant l'arme meurtrière des mains de son ennemi, il l'en frappe et l'étend mort à ses pieds. À la vue seule de cet homme, Paolo avait soupçonné un forfait: les provisions tombées du panier qu'il portait ne lui laissent plus de doute. Il parcourt d'un pas rapide les vastes détours du caveau, appelant, dans une horrible angoisse, Hermosa. «Hermosa! ô ma bien-aimée, disait-il, existerais-tu dans ce lieu horrible?» À chaque détour il écoute. L'écho de ses cris répond seul à son espérance. Il arrive enfin au tombeau de Bianca Capello, et voit l'infortunée Hermosa appuyée sur le cercueil de sa mère, pâle, échevelée, vêtue d'un habit de bure grossière, et se soutenant à peine. Mais regardant avec épouvante du côté où entrait Paolo, Hermosa le reconnaît et s'écrie: «Les monstres! ils l'ont aussi plongé vivant dans ce séjour d'horreur!—Non, j'y suis descendu pour t'en arracher, Hermosa, répond l'heureux Paolo, en enlevant son amie inanimée et la pressant contre son coeur.—Mais, reprit Hermosa, la fuite est impossible.—Rien n'est impossible à un amour comme le mien, répond son amant. Pour entrer ici ton affreux geolier devait avoir une clef…» Il entraîne Hermosa, à qui la vue du cadavre explique tout ce qui vient de se passer. Possesseur de la clef de la porte extérieure, et sorti de la chapelle, Paolo guide Hermosa par des chemins détournés vers l'asile d'une de ses parentes, à qui il fait confidence de son aventure. Un homme tué, son cadavre resté dans une église, la disparition d'Hermosa, que de sujets de crainte! Après une courte délibération, il fut décidé que les deux amans partiraient tous deux travestis; ils se mirent en route, et aux premières lueurs du jour ils gravissaient les monts qui séparent la riche Toscane du fertile Bolonnais. Faible, effrayée, Hermosa ne put aller loin. Après trois mois d'un séjour fétide, l'air vif et pur des montagnes devenait étouffant pour elle; il fallut s'arrêter dans la cabane d'un pauvre pâtre. C'est là qu'elle raconta à Paolo sa léthargie préparée, son affreux réveil dans un cercueil,… les horribles tentatives de Pierre et de son complice, sa résolution de leur échapper par la mort… «Ah! disait-elle, faudrait-il, après avoir souffert, ne te retrouver, Paolo, que pour te quitter à jamais! Les souvenirs de Julietta m'assiégent; ils me rappellent le doux et terrible serment, Paolo, saro di te o di morte.» Et sa belle tête languissante tombait sur le sein oppressé de son amant.

«Cinq jours s'étaient lentement écoulés dans cet état d'anxiété. Assis un soir à la porte de la chaumière, Paolo, tout entier à la douce contemplation des traits adorés d'Hermosa, n'avait pas aperçu des hommes armés qui, à l'improviste, se jetèrent sur lui, le garottèrent, et malgré les larmes et l'inutile résistance de son amie, le placèrent sur un cheval et prirent la route de Florence. Hermosa, immobile d'horreur et d'effroi, ne versa plus de larmes; elle quitta la chaumière, se dirigeant de loin sur les pas des ravisseurs qu'une route de montagnes forçait d'aller lentement. Ils firent halte pour la nuit à une chapelle de Monte-Cavallo, à demi ruinée. Les gardiens de Paolo le déposèrent dans l'intérieur, près de l'autel, et après avoir resserré ses liens, s'assirent, pour le garder, sous les arbres plantés devant la porte de la chapelle. Bientôt Hermosa paraît, et d'une voix suppliante: «C'est mon amant, mon unique bien, è l'anima dell' anima mia, disait-elle; oh! laissez-moi prier et pleurer avec lui!» Sa beauté était si touchante, il y avait tant de douleur dans son accent et dans ses regards, qu'elle attendrit ces hommes farouches: ils lui permirent de veiller avec Paolo, et promirent même de dire des prières pour eux à la Madona. Au léger bruit que fit Hermosa en s'approchant de lui, Paolo souleva sa tête et fit un vain effort pour tendre les bras à son amie. Elle s'assit près de lui sur une des marches de l'autel, et tenant entre ses mains les mains de Paolo, indignement garottées, elle lui dit avec le calme d'une terrible résignation: «Paolo, je te le disais dans ces délicieuses retraites où naquit notre amour, restons ici au sein de la nature; la grandeur fut fatale aux miens, ma mère expira dans d'affreux tourmens, couverte de la pourpre… Et moi, ô mon bien-aimé, l'amour si tendre qui m'attache à toi, qui fait de ta vie ma vie, me sauvera-t-il d'un avenir où le bonheur est mis en balance avec un diadème? Paolo, je te le disais, et tu le vois, les grandeurs nous sont fatales, comme elles le furent aux miens… Mais du moins ne nous séparons pas. Écoute, Paolo, le sort nous a marqués de sa réprobation; mais il me réserve une immense félicité, celle de te revoir, de mourir avec toi… Ne luttons pas contre ses arrêts. Tu m'as sauvée, je veux te sauver à mon tour. Trompons l'affreuse espérance de nos tyrans, mourons ensemble. J'ai fléchi tes gardiens, en demandant à prier et pleurer avec toi; que ce soit ici la chapelle de la dernière nuit sur terre. Allons demander vengeance aux pieds de l'Éternel. Imite-moi, Paolo…» Et pressant vivement contre son sein la noble et belle tête de son amant, elle montre un poignard, s'en frappe, le présente à Paolo, en prononçant: «Di, te Paolo e di morte.» Lorsque les gardes vinrent pour emmener le prisonnier, ils ne trouvèrent plus que les corps glacés de Paolo et de la fille de Bianca Capello. La famille d'Orsini a élevé ce tombeau aux deux amans, et fondé une dotation pour des services anniversaires, avec cette inscription: «Passans, et vous hôtes de ces murs saints, priez pour eux!»

Je ne saurais dire l'attendrissement et l'horreur que m'inspira cette lecture; jamais je ne passai une nuit si agitée. Il y eut un moment où ma tête se perdit, au point que je crus voir dans l'étrange rencontre de cette soeur un plan concerté. Un effroi secret se mêlant à mes agitations, au lieu de m'en tenir à la simple vérité, et trouver tout naturel que dans un ordre institué pour secourir les malades et les voyageurs, une soeur fût debout à neuf heures, et qu'en me voyant avec l'extérieur qui dénotait la richesse, l'on m'eût offert de passer la nuit dans un lieu sûr, plutôt que de tirer ces naturelles conséquences, mon esprit m'en forgea de si ridicules, que je ne me crus rien moins que l'objet d'une noire erreur pour m'enfermer prisonnière. Comme il y avait dans ces frayeurs infiniment de vanité et de sottise, j'en ris moi-même, et me jetant habillée sur ma modeste couche, j'y dormis jusqu'au réveil un peu forcé des cloches sonnant matines. Je trouvai la jeune novice et la bonne soeur Angola; je les remerciai toutes deux, et pour récompenser la petite supercherie d'avoir copié le manuscrit sur mon album, je doublai mon offrande, et les sincères bénédictions des deux pieuses filles m'accompagnèrent à Florence, où je ne fus pas sitôt de retour que je visitai la chapelle de Bianca Capello. J'y frémis à l'aspect de la grille qui donne entrée à ce séjour des morts, où l'on eut la barbarie de faire descendre une innocente fille pour y traîner de misérables jours près des cendres de sa mère… J'ai prié et pleuré sur la pierre où gémit si long-temps le malheureux Paolo. Je me suis fait conduire plus tard, à mon passage à Bologne, à la chapelle dell' Ultima notte in terre, et en lisant l'épisode à mes compagnons de voyage, j'ai vu, au récit des maux des deux amans, tomber de généreuses larmes des yeux d'un des vainqueurs d'Arcole et de Lodi.

CHAPITRE CXX.

Départ de Lucques.—Séjour à Gênes.—Mon arrivée à Paris.—Nouvelles de
Ney.—Un trait de la vie du général Duroc.

Comme les lecteurs ont déjà avec moi plus d'une fois fait la route de Lucques à Gênes, ils trouveront très bien, j'en suis sûre, que je ne tire pas un plan religieusement topographique de ces contrées délicieuses. Les temps deviennent si graves, que les plus grandes scènes de la nature s'effacent devant la grandeur des événemens. La crainte d'ailleurs commençait à absorber mes pensées et à les concentrer dans l'unique préoccupation des intérêts de ma bienfaitrice. Chaque pas qui m'approchait de la France redoublait cette terreur inséparable des affections sincères. Je tremblais de voir jusque sur le sol de la patrie les insultes de la fortune, de rencontrer d'autres désastres, d'éprouver de nouveaux désenchantemens. J'arrivai à Nice cependant sans avoir eu rien à subir de triste et qui mérite d'être rapporté. J'y demeurai dans une famille qui tenait par la parenté au maréchal Masséna, et sans entrer plus directement en relation avec les personnes que la princesse Élisa m'avait indiquées, je me contentai, suivant mes instructions, de leur faire tenir des lettres dont elle m'avait représenté la remise comme essentielle au bien de son service.

La fidélité de cette mission n'exigeant pas davantage, je pris le courrier, résolue de me rapprocher de Paris, théâtre ordinaire des mouvemens toutes les fois que la politique se complique et menace de se renouveler; refuge probable, surtout dans ces terribles circonstances, de mes affections les plus chères. Une fois arrivée, je repris par culte de souvenir un de ces logemens, que j'y avais déjà occupé, et que la présence de Ney avait quelquefois honoré et embelli. Dès le lendemain même, je me remis en relation avec les amis que j'avais conservés, impatiente de ces communications de pensée dont on sent si vivement le besoin et le prix dans les momens de crise. Une grande partie de mes connaissances se composait de militaires de haut grade ou de fonctionnaires également élevés, qui partageaient aussi avec moi la noble folie de l'Empire. Plusieurs, hélas! avaient disparu de la scène; car, en avançant dans la vie, les rangs s'éclaircissent et les tombes se pressent, comme pour appeler la nôtre.

Un officier de la jeune garde me remit plusieurs lettres qu'il avait reçues pour moi dans la campagne de 1813, mes amis croyant que la pénible guerre de Russie m'avait rendue casanière, et par conséquent le séjour de Paris indispensable. Ces lettres étaient déjà d'une date ancienne, mais elles me parlaient de Ney: n'était-ce pas assez pour que le passé devînt pour moi le présent? Après des prodiges à Kaya, à Lutzen, à Proelitz, le maréchal avait profité de l'armistice pour se guérir d'une blessure. À ce mot de blessure, je me sentis moi-même comme frappée, et je ne pus cacher mon émotion à celui qui m'avait apporté ces nouvelles si chères et si tristes. L'officier me rassura sur ce cruel événement; mais il eut plus de peine à me persuader de ne point m'élancer sur les traces du guerrier dont le nom seul faisait si violemment battre mon coeur, en me démontrant qu'il y aurait impossibilité de le rejoindre dans l'état de retraite et de désordre de l'armée française.

J'appris également, par l'officier en question la mort de ma pauvre Lithuanienne, de ce frère d'armes si intrépide, morte comme un homme au passage de l'Elbe à Torgau, héros obscur, et dont la valeur dans les temps chevaleresques eût pris place au milieu des noms de cette mythologie guerrière. Cet officier, dont je dois taire le nom, avait servi sous les ordres du maréchal Duroc; il n'en parlait qu'avec l'attendrissement de l'admiration et de la reconnaissance. Je crois pouvoir placer un trait de la vie de ce bon Duroc, qui cachait ses vertus avec une modestie antique. Ce récit, écho d'un noble attachement, sera aussi un hommage de mes propres affections pour celui qui avait su faire de l'intimité d'un grand homme une gloire peu vulgaire pour lui-même.

Après le 18 brumaire, Duroc, déjà fort avant dans la confiance du premier Consul, fut chargé d'une haute mission diplomatique auprès de la cour de Berlin, dont il s'acquitta avec beaucoup de succès, et qui lui valut ces récompenses empressées qui ne manquent jamais au mérite heureux. Cependant la Prusse, enchaînée à de mesquins intérêts, ne se décidait pas franchement dans son attitude. Elle ployait ou ne se redressait jamais qu'à demi. De sourdes intrigues s'y croisaient incessamment et préparaient de loin une rupture nouvelle.

Le chef le plus influent de ces secrètes menées était le mari de la baronne de Brenkenhof, ami de la célèbre comtesse de Lichtenau, cette maîtresse déclarée de Guillaume II, roi de Prusse, femme dont on a tant dit de bien pendant sa scandaleuse élévation, et tant de mal après sa disgrâce, sort ordinaire des favorites. Mme de Lichtenau aima des Français à la fin de sa carrière. M. de Brenkenhof les détesta toujours; mais n'étant pas assez fort pour agir ouvertement, il se jeta dans des intrigues dont il devint victime. Il fut arrêté et envoyé à Spandau. Sa femme, jeune et belle Saxonne, que des convenances de famille avaient enlevée à sa patrie, sut obtenir du maréchal Duroc, au lieu d'une redoutable détention, un exil plus doux dans une terre éloignée. Mme de Brenkenhof avait à cette époque une fille en bas âge, mais dont les traits charmans promettaient toute la beauté de sa mère. Retenue à Berlin par une légère indisposition de cet enfant, et pour des arrangemens de fortune, au lieu de suivre son mari, Mme de Brenkenhof se retira dans une maison de campagne des environs. Sensible à la générosité de Duroc, elle ne mit à la reconnaissance que les bornes du devoir, se livrant avec abandon à son coeur, et rendant chers à celui qui en était l'objet ces témoignages d'une amitié vive et passionnée.

Brillant sur le champ de bataille, Duroc était aussi bien placé dans un palais par la noblesse de ses manières. Il portait surtout dans la société intimé un charme extraordinaire de simplicité et de bonhomie. Une double facilité de caractère le disposait à être aimable et sensible à l'amabilité des autres: pouvait-il ne pas céder au mérite de la jeune et belle Saxonne! La guerre, à cette époque, venait d'éclater entre la France et l'Autriche. Duroc, rappelé en France, accompagna le premier Consul à Marengo. Les adieux furent vifs et tendres entre les deux amis; mais la gloire offre tant et de si nobles distractions à l'absence, que Mme de Brenkenhof fut peu à peu, sinon oubliée, du moins négligée entièrement! Une correspondance sollicitée par Duroc, comme un moyen de consolation, et qui, sans qu'elle eût osé se l'avouer, était le seul bonheur de la belle baronne, cette correspondance devint languissante; plusieurs lettres restèrent sans réponse et Mme de Brenkenhof cessa d'écrire. Dans ses lettres, elle avait annoncé à Duroc la mort de son mari, l'échéance d'un immense héritage, le mariage de sa fille avec un noble saxon et leur départ pour la Saxe. Duroc était alors devenu grand-maréchal du palais, et ses fonctions plus tranquilles lui rappelèrent plus souvent le souvenir de la belle Saxonne; à ces tendres réminiscences quelquefois il se mêlait des regrets plus vifs encore. Combien ce dernier sentiment avait d'amertume, lorsqu'en 1805, reparaissant à Berlin, non seulement Duroc n'y retrouva plus Mme de Brenkenhof, mais apprit toutes les peines qu'il lui avait causées par son silence. Le maréchal écrivit à Mme de Brenkenhof une lettre qui dut effacer tous les anciens torts; car quel tort un coeur généreux peut-il ne pas pardonner à un coeur repentant qui s'excuse?

L'infortunée dut encore à l'homme qu'elle avait le plus estimé, le plus chéri, le bonheur de revoir sa fille coupable et fugitive, de la presser sur son coeur et de ne point mourir sans bénir ses remords. Duroc, en 1805, rejoignit le quartier général, et prit à Austerlitz le commandement du corps d'armée, dont une grave blessure avait éloigné le maréchal Oudinot. Un de ces grenadiers dont la seule présence était près de leurs chefs un droit à beaucoup de liberté, vint dire au maréchal: «M. le maréchal, j'ai trouvé avec d'autres bons enfans, dans le coin d'une ferme mi-brûlée, une petite Allemande bâtie à faire tourner la tête à tous; et toute vieille moustache que je suis, M. le maréchal, je l'avoue, la petite sorcière était terriblement en péril; mais v'là qu'elle tire de son sein un médaillon où vous êtes parlant, comme vous v'là, mon général; et en joignant les deux plus mignonnes de mains que j'aie vues jamais, elle nous dit: M. le général était l'ami de ma mère; il ne vous pardonnerait pas de me maltraiter, de me tuer… La tuer? figurez-vous, M. le maréchal, si nous en avions envie? Les camarades et moi, à la seule vue du portrait, étions rentrés à l'ordre, et je me suis chargé de conduire la petite, sous bonne escorte, chez une vieille bonne femme. Pendant le trajet, elle nous a conté des fagots, nous disant qu'elle est bien vertueuse… Vous sentez, M. le maréchal, si, nous autres troupiers, nous donnons là-dedans; mais tant est que la petite est jolie comme le soleil de nos victoires, et qu'elle vous est quelque chose, puisqu'elle a votre portrait; voilà tout. Qu'en ordonnez-vous, M. le maréchal?—De la respecter, mon brave, de veiller sur elle. Je la verrai avant une heure,» répondit Duroc, troublé au delà de toute expression; et dans le tumulte et les nobles joies d'une victoire comme celle d'Austerlitz, l'ame généreuse de Duroc sut trouver le temps de voler auprès de la fille de celle qu'il avait tant aimée et qu'il respecta toujours.

Bathilde, nom de la jeune baronne, après un mariage d'inclination contracté sans l'aveu de sa mère, s'était précipitée de faute en faute, pour arriver enfin à celle que n'efface même plus une vie exemplaire, et que le repentir ne répare point. Le jeune époux de Bathilde, attaché au char d'une danseuse, dissipait follement la fortune de celle qui lui avait donné le droit de sa tendresse. La malheureuse Bathilde avait oublié que pour notre sexe le bonheur ne peut exister que dans le rigoureux accomplissement de tous nos devoirs; au lieu de chercher son refuge assuré près de la meilleure et de la plus aimable des mères, Bathilde s'était enfuie de l'asile conjugal sur les pas d'un Français séduisant et brave, mais inconstant, mais léger. Il avait abandonné Bathilde pour la gloire, et rejoint les troupes qui, sous l'aigle de Napoléon, marchaient alors victorieuses sur la capitale de l'Autriche. Mais rien d'impossible pour le coeur d'une femme passionnée. Élevée dans toutes les délicatesses du luxe, Bathilde, sans autre appui que sa résolution et son amour, avait traversé deux armées en présence, et pénétrait jusqu'au champ de bataille d'Austerlitz, au plus fort de l'action, quelques heures avant la victoire des Français… On vient de voir de quel péril la sauva le portrait du maréchal Duroc; elle allait avoir bien d'autres obligations à cet ami dévoué de sa mère. La jeune Bathilde vécut près d'une année cachée dans une retraite qu'avait ménagée son protecteur, qui, par le crédit que lui donnait moins encore son rang que la haute considération qu'il avait su mériter, négocia le retour de la jeune coupable près de sa noble famille, le pardon de sa mère, et la réconciliation de son époux, revenu lui-même de ses erreurs. En 1806, le maréchal, en se rendant à Dresde, à la cour de Saxe, avait pris soin de se faire devancer de quelques jours par Bathilde. Depuis la fuite de sa fille, Mme de Brenkenhof avait langui, presque mourante, dans sa superbe mais solitaire demeure, d'où sa douleur repoussait toutes consolations, et n'attendait plus que la mort de la pitié du ciel; mais une lettre du maréchal Duroc vint, en la rassurant, lui inspirer le regret de quitter une vie qui allait n'être plus veuve d'une fille chérie et d'un ami si rare. Un jour la baronne essayait de marcher dans un de ses vastes salons dont les pas timides de ses gens troublaient seuls la solitude. La baronne regardait d'un oeil éteint, un des beaux portraits de sa fille; elle le couvrait d'un baiser mourant, et sa voix affaiblie disait encore ce nom si cher et celui de son généreux ami. Ses lèvres venaient de prononcer Duroc… À ce nom une porte s'ouvre; Bathilde, s'échappant des bras de son protecteur, se précipite aux pieds de sa mère avec ce cri du coeur: «Ma mère, ma bonne mère, bénissez aussi ce noble Français; c'est lui qui me rend à votre amour, au repentir, à la vertu.» Le maréchal reste immobile de douleur devant cette belle figure que la mort va glacer. La baronne, une main étendue sur la tête de Bathilde, et l'autre appuyée sur son coeur, comme pour y retenir un dernier souffle, se laisse aller à l'émotion, à l'anéantissement de sa joie maternelle. «Ah! s'écrie le maréchal, cette scène la tue;» et alors il relève Bathilde, et veut la faire éloigner. La mourante mère s'y opposa par un regard: «Mon ami, dit-elle, d'une voix étouffée, mon unique ami, toute précaution est inutile, la mort est là, montrant son sein; m'imposer silence ne ferait que me la rendre plus affreuse sans la retarder. Je vais vous quitter pour toujours. Ah! que de peines renfermées dans ce peu de mots! que ce ne soit pas du moins sans vous avoir fait lire dans ce coeur que vous avez cru insensible, qui cependant n'aima que vous, qui vous aima avec idolâtrie, qui vous eût préféré à tous les monarques de la terre, et qui ne put vous préférer que la vertu.—Caroline!… et vous avez repoussé mes voeux?…—Non, car dans mon délire les miens s'y unissaient avec une plus brûlante ardeur peut-être, mais j'ai dû les combattre, j'étais épouse et mère; je l'ai fait aux dépens du bonheur de mes plus belles années, de ma vie peut-être. Mais si je les eusse accueillies, mourrais-je aujourd'hui sans remords, sans honte entre ma fille et l'ami le plus cher? Aurais-je surtout l'inexprimable bonheur de vous dire à vous, l'homme le plus noble: vous m'avez rendu mon enfant; veillez sur sa jeunesse, dites-lui que la vertu console de tout, rend tout possible, et… parlez-lui de sa mère…» La belle tête de Mme de Brenkenhof retomba en arrière, sa main tenait la main de sa fille, à qui ses mourantes lèvres murmurèrent encore la bénédiction maternelle; mais son dernier regard, cette étincelle de l'ame qui s'échappe de sa prison terrestre, ce dernier regard fut un regard d'amour, qui cherchait à se perdre dans celui de l'homme noble et généreux qu'elle avait uniquement aimé.

CHAPITRE CXXI.

L'Empereur Napoléon et la belle Anglaise.—Lettres et visites de
Regnault de Saint-Jean-d'Angely.—Je retrouve Ney.—Beau trait de Talma.

On eût épuisé tous les contrôles de l'armée, qu'on n'eût pu rencontrer dans les cadres un officier plus fait pour être porteur des lettres qui me faisaient part de tant de nobles souvenirs. Il avait pour Napoléon cette admiration superstitieuse dont alors tout soldat français était pénétré, et j'oserai presque dire un enthousiasme plus délicat, empressé de justifier l'exaltation de ses sentimens par la connaissance des moindres actions de son idole.

«On prétend, me disait le lieutenant M…, que chez Napoléon le coeur ne vaut pas le génie. Je me chargerais volontiers de prouver que sous ce rapport il mérite encore de nouveaux hommages. Oui, l'Empereur est bon, il est avant tout très sensible, et je tiens d'une femme un trait qui ajoute encore à la gloire du héros.

«—Vous prêchez une convertie, mon cher M…; je sais aussi bien, mieux qu'un autre peut-être, que l'Empereur est d'une bonté charmante; mais je n'accorde pas toutefois qu'il ait une sensibilité romanesque, une sensibilité telle que les femmes l'entendent.

«—Eh! Madame, je ne vous dirai pas qu'il s'est évanoui aux pieds d'une belle imaginaire; mais cela prouve sa force sans accuser son coeur: et si quelquefois il a abrégé le pouvoir que les femmes exercent dans certaines circonstances, c'était pour l'amitié qu'il s'arrachait à l'amour. Je connais une Anglaise délicieuse, que l'Empereur a connue pas autant que le désirait l'intérêt, la passion ou l'amour-propre de la dame. La belle étrangère amplifie peut-être un peu l'histoire de ces relations: ce qu'il y a de vrai cependant, c'est que nous l'avons rencontrée près de Gorlitz, et qu'elle a vu l'Empereur quelques jours après la mort du maréchal Duroc. Elle avait fait les frais d'une campagne facile pour sa fortune, mais pénible par ses dangers, et elle n'avait reçu pour récompense qu'un désappointement cruel de vanité. Eh bien! elle avait plus d'enthousiasme encore que d'humeur. Voici comme elle nous conta ses tournées militaires: Pour approcher l'Empereur, j'ai beau courir en poste, la victoire court plus vite que l'amour: Napoléon est un héros qu'on ne rejoint pas aisément. Souvent j'ai cru arriver au quartier général avant la bataille; il m'a fallu poursuivre le vainqueur poursuivant déjà l'ennemi. À Leipsick, j'étais au milieu du corps d'armée du maréchal Macdonald, et de la bagarre de Kaya. Dans une indicible frayeur, je m'élance de ma calèche pour me réfugier dans une masure; j'y trouve gisans deux blessés prussiens. En apprenti chirurgien, j'allais leur donner quelque secours; mais, grands dieux! voilà l'un d'eux, véritable colosse marchant, qui se dresse sur son piédestal et veut galamment me prouver qu'il se porte à merveille. Admirez tout ce que peut la société des héros, moi que la crosse d'un fusil et le fourreau d'un sabre eussent fait fuir autrefois avant mes campagnes. J'eus alors à ma disposition l'attitude d'une vieille moustache, et je fis mine d'amorcer un pistolet qui n'eût servi bien certainement qu'à m'estropier plus que le grand Prussien. Au même instant entrèrent une foule de soldats appartenant au corps du duc de Raguse. Me retournant alors: Soyez témoins, m'écriai-je, que je viens de faire deux prisonniers. On me replaça dans ma voiture avec mille acclamations de bruyante admiration. Plus loin, on voulut me faire rétrograder; mais, bon gré mal gré, je poussai vers le quartier général. J'espérais plaire, et j'avais la hardiesse de répéter: j'ai besoin de parler à l'Empereur. Je trouvais que j'avais couru assez de dangers pour être digne au moins de l'espérance; mais on me prévint qu'il n'y avait pas à aborder l'Empereur après le douloureux événement qui venait de le frapper, la mort de Duroc. Je voulus néanmoins être témoin de l'entrée à Dresde; hélas! ma maladresse m'y fit manquer un dédommagement que le hasard s'était plu à me ménager. J'avais rencontré un pauvre sergent blessé, de la division Campans, et par humanité, autant peut-être par spéculation, je l'avais fait monter dans ma voiture et combler de soins. Je voulais pouvoir dire à l'Empereur: j'ai secouru, j'ai pansé vos braves. J'ai à cet égard une recette de séduction auprès de lui toute particulière, c'est de lui parler de son armée; on ne réussit même à lui arracher une faiblesse qu'en flattant son côté fort, qu'en le prenant par la passion de la gloire. Je sais bien que sur lui viendraient expirer les minauderies ordinaires; on ne doit l'attaquer qu'avec de l'originalité. J'étais donc bien résolue à tirer parti de ma rencontre militaire dans l'intérêt de mon ambition galante.

«Personne ne sait causer comme Napoléon, quand il peut, ou quand on peut être libre avec lui. Tenez, voici mot à mot notre conversation. Je venais de lui raconter ma scène des deux blessés. Il me répondit:—Et si l'on ne fût venu à votre secours, qu'eussiez-vous fait contre deux grenadiers ennemis?

«—J'aurais invoqué le grand nom de Napoléon.

«—Mais enfin si…

«—Eh bien, mes pistolets vous eussent fait respecter et moi aussi. Vous ne croyez pas à ma bravoure, mais vous avez tort; car elle me vient de l'orgueil de vous plaire: oui, l'orgueil de vous plaire; un seul de vos regards vaut mieux que la vie.

«—Mais, Fanny, vous êtes bien ambitieuse. Si quelqu'un de mes ennemis vous entendait, il vous appellerait un Bonaparte en jupon.

«—Croyez-vous que cela me fâcherait?

«—Non, peut-être; car, vous autres, toutes, vous avez des penchans à l'extraordinaire. On parle de l'ambition des conquérans, ce n'est rien auprès de celle des femmes, et pourtant elle va à bien peu d'hommes, et aux femmes elle porte bien plus facilement malheur.

«—N'importe, ce serait une position si haute que d'être appelée la favorite de celui qui fait et défait les rois, de celui qu'aucune femme n'enchaîne.

«—Et qu'aucune n'enchaînera jamais… Fanny, si je croyais que cette folie fût sérieuse, dans deux heures vous seriez sur la route de Londres.

«—La perspective est flatteuse. Pourtant j'ai lu quelque part, qu'un Turc, un Grec, quelqu'un comme cela idolâtre d'une de ses femmes, la poignarda en présence de son armée pour prouver aux braves qu'il les préférait à la beauté. Seriez-vous de cette force?

«—Il n'y a pas de doute que, moins cruel, je saurais être aussi sévère. Mais, je n'en viendrai jamais là, je n'aurai pas même de choix à faire entre une maîtresse et mon armée. Mes maréchaux eux-mêmes auraient comme moi autre chose à faire qu'à être trompés par une Pompadour ou une Dubarry.

«—Merci de la comparaison.

«—Orgueilleuse Anglaise, répliqua l'officier: elle était belle, elle plaisait quelquefois, n'est-ce pas tout ce qu'on peut attendre d'un souverain. Au moins voilà mon avis, et le vôtre, j'espère… Puis continuant: La main du héros essaya de soutenir son opinion en caressant les boucles flottantes des cheveux de la belle Fanny. Mille pensées tumultueuses m'agitaient; quelques paroles sans liaison et sans suite s'échappaient de mes lèvres, le nom de Duroc se mêlait au nom doucement balbutié de Napoléon. Terrible fatalité, s'écriait la belle Anglaise en nous racontant cette scène. À ce mot de Duroc, le bras qui m'avait attirée me repousse soudain; l'Empereur s'éloigne, semble me fuir comme un remords, comme un reproche, reste absorbé; puis s'éloigne davantage, se rapproche et me dit avec un incroyable accent d'émotion: allez, allez, mon amie; on vous donnera un itinéraire; nous nous retrouverons… mais ailleurs; et souriant douloureusement: à moins qu'un boulet de canon ne me vienne visiter de plus près que le jour où fut frappé à mes côtés l'ami vrai, le compagnon fidèle de ma vie… Ah! Duroc! Duroc! Ce noble soupir retentissait encore sur mon coeur, que Napoléon avait déjà disparu. Eh bien, l'Empereur s'éloignant de moi n'offensait point ma vanité; mon ame, électrisée par le mouvement de la sienne, sentait mieux que de l'amour-propre, et je lui savais gré de cette sensibilité qui se portait de préférence sur un ami. Cette pompe qui, à Dresde, l'entoure, cet éclat de la victoire qui lui va si bien, non rien ne me le rend cher comme cette larme silencieuse donnée à Duroc, en face d'une femme. Qui regrette ainsi, mérite d'être aimé. L'Empereur est donc encore bien autre qu'on ne le suppose; on admire son génie; force est bien aux incrédules eux-mêmes de s'y soumettre; mais son coeur, le connaît-on!

«Vous pensez bien, ajouta l'officier, que le récit de Fanny s'adressait à des gens faits pour le comprendre, et à un enthousiasme qu'il eût été difficile d'accroître. Fanny nous raconta encore une foule de piquans détails sur les incroyables efforts de son amour-propre pour plaire à Napoléon. Cette jolie Anglaise s'est habituée à la vie militaire; elle raffole de nos braves; on dirait qu'elle voit en eux l'image de Napoléon.

«—Mais cela me paraît, dis-je à mon jeune narrateur, une très bonne connaissance pour nos grenadiers. À une autre rencontre, vous obtiendrez peut-être la faveur de causer plus intimement du grand homme que vous chérissez autant qu'elle, et vous serez également aimable pour une Anglaise par amour de lui. Mais laissons pour aujourd'hui vos prétentions; suspendons un peu les souvenirs du passé pour nous occuper des intérêts du présent, car vous partez cette nuit.» J'écrivis bien à la hâte, en m'abandonnant à cette effusion du coeur qui ne sait pas être courte, et je remis au lieutenant M… une lettre qu'il se faisait fort de remettre au maréchal Ney, mais que le maréchal ne put recevoir, étant revenu à Paris quelques jours après.

Le lendemain du départ de l'officier, dont la visite m'avait fait exister dans le passé, et plongée dans cette rêverie de souvenirs qui fait tout disparaître, je songeai à me mettre en relation avec mes connaissances de Paris, pour lesquelles j'allais presque être une revenante. J'écrivis à Regnault, et, sur sa réponse promptement aimable, je me présentai chez lui; mais je le trouvai triste, abattu. Les nouvelles de l'armée venaient chaque jour ajouter au deuil de la patrie et des familles; on les attendait comme on attend la crainte et l'espérance. Tout le monde sentait alors que le trône du grand empire n'était plus que l'épée de Napoléon, et que la fortune semblait prendre plaisir à la fatiguer et à la briser. La Saxe avait vu de nouveau pâlir l'étoile, et la superstition, si nécessaire à tous les triomphes, était sinon détruite, du moins ébranlée. Napoléon seul conservait de la confiance. Ney me dit, quelque temps après: «J'ai été témoin d'un beau spectacle à Dresde; l'Empereur avait été trahi par les Saxons, eh bien! c'était lui qui consolait le bon roi de Saxe de cette trahison, qui cicatrisait la noble blessure d'un coeur royal, le seul fidèle à notre cause, quoique notre cause ne lui eût rien rapporté.»

Regnault ne me parlait que de l'armée, ne pensait qu'à l'armée. «La France est morte; le sang français semble épuisé; il n'en reste quelques gouttes que dans le coeur des soldats; mais avec Napoléon cela peut suffire.» Il me demanda si j'avais reçu des nouvelles du maréchal; il insistait pour que je les lui montrasse: ce fut presque de la colère quand je lui dis que je n'avais rien appris de Ney que verbalement par un officier, reparti déjà pour l'armée. Tout était méfiance et soupçon à cette triste époque.

«Dans toutes vos courses, reprit Regnault avec son ton interrogatif d'autrefois, vous n'avez pas entendu parler de proclamations de Monsieur de Provence? Nous sommes sûrs qu'on en répand, que les soldats les lisent et que les maréchaux les méditent.

«—Mon ami, je ne connais point la personne dont vous me parlez, et je crois qu'à l'armée toute autre proclamation que celle de l'Empereur ne serait pas bien accueillie.

«—Vous vous trompez: il vient des temps, hélas! où le dévouement se refroidit; des temps enfin où l'on pense…»

J'avais quitté Regnault de Saint-Jean-d'Angely sans beaucoup d'autres paroles que celles dont ses inquiétudes politiques m'avaient glacée. En rentrant chez moi, après quelques autres courses, je trouve un billet très pressé qui arrivait de la rue de la Victoire; il ne contenait que ces mots: «Venez à l'instant même.» Je répondis aussi laconiquement: «Impossible; j'ai un rendez-vous sacré comme l'amitié.» Une demi-heure après, M. le comte était dans ma jolie retraite de la rue Bergère. Jamais Regnault, qui n'était pas sujet à l'émotion, ne m'avait paru si agité; son accent suffit pour me faire quitter le ton d'une plaisanterie dès lors déplacée. «Je suis sérieuse, je suis triste, mon ami, lui répondis-je, puisque vous l'êtes. Aurait-on besoin de mon dévouement? Il est prêt.

«—Je crois que l'année 1813, qui va finir, finira mal pour nous, ma pauvre Saint-Elme. On ne sait plus sur qui compter. Ce b… de «Raynouard, avec son discours, prépare la défection des gens tranquilles, de ces gens qui, depuis quinze ans, avaient donné leur démission. Il est des gredins qui conspirent les bras croisés et sans qu'on les inquiète. Fouché et Talleyrand nous travaillent de main de maître, et avec toute l'ardeur qui anime l'ingratitude quand elle se met en besogne.

«—Mais ces messieurs n'ont-ils pas été prêtres?» Regnault sourit, et ma vanité, stimulée par l'accueil fait à cette observation innocente, me fit trouver l'élan nécessaire pour réveiller les espérances du fidèle serviteur de Napoléon et ranimer son courage. Nous nous quittâmes fort gaiement, et il repartit bien persuadé cette fois que je n'en savais pas plus long que je ne lui en avais avoué.

Regnault de Saint-Jean-d'Angely aimait l'Empereur avec cette abnégation de tout autre sentiment, avec cet abandon de coeur qui ennoblissaient les attachemens célèbres de Duroc et du général Bertrand. «Je suis capable de tout pour l'Empereur, disait Regnault, excepté de le suivre sur les champs de bataille.»

J'oubliais de dire que, dans cette dernière entrevue, le ministre d'État, si dévoué, quoique si peu militaire, m'avait encore demandé, avec cet air instruit qui déroute, pourquoi, depuis si peu de temps à Paris, j'avais déjà vu et reçu chez moi M. Lanjuinais. «Que diable! s'écriait-il, ce n'est pas la cour que vient faire ici ce comte lacédémonien.». Je lui avais encore répondu la vérité: que M. Lanjuinais ne m'avait parlé que de mes relations passées avec Moreau; qu'il m'avait fait un crime d'avoir pu oublier ce grand homme pour son ennemi; que le vénérable sénateur avait presque été galant pour me faire parler de son noble compatriote; que, dans ma tête fort peu apte d'ailleurs à saisir le côté politique des hommes et des choses, M. de Lanjuinais se classait cependant comme un républicain à qui l'empire et les dotations pourraient bien n'avoir pas fait oublier sa dulcinée une et indivisible.

«C'est bien cela, et, par une singulière alliance, républicains et royalistes s'entendent pour exploiter le mécontentement. Ils conspirent de compte à demi, sauf à travailler pour eux seuls après le triomphe, après la destruction. Amis de Moreau, amis de Pichegru, amis des Bourbons, tout cela est synonyme pour le quart-d'heure: tous les partis abattus sont de la même famille; Oudet était le bouton électrique de toutes les ambitions contraires. Puis, par une soudaine inspiration: Ma bonne Saint-Elme, si vous avez conservé quelques traces de votre liaison avec ce brillant Seïde-Oudet, effacez-les, détruisez-les; car vos relations, quoique mystérieuses, sont connues, et, s'il y avait une crise, vous pourriez vous en ressentir.

«—Monsieur le comte, je n'ai pas plus de peur que de perfidie; ma politique, à moi, se compose d'affections; c'est la meilleure et la plus sûre: ainsi zèle, dévouement à la cause que j'idolâtre, parce qu'elle me semble celle de la gloire française, et surtout parce que Ney en est un des héros. Mon opinion, c'est de l'amour. Et Ney, reprit Regnault, avec un sourire?

«—Eh bien! Ney vient encore d'ajouter, dans la désastreuse campagne de
Saxe, un chevron à ses états de service et de dévouement pour la France.

«—Oui, pour la France; c'est pour la France seule qu'il se bat.

«—Voudriez-vous que ce ne fût que pour l'Empereur?

«—Mon Dieu, non, mauvaise tête; mais il ne faut jamais séparer l'État de celui qui en est le chef; ces subtiles distinctions servent de ralliement aux mécontens. Je suis bien sûr que Ney n'est pas content.

«—Il n'y a pas de quoi, entre nous; mais il se tait, mais il ne murmure pas pour se battre, et il se bat comme aux jours d'illusion. Que veut-on de plus? Ne faudrait-il pas qu'il dise à l'Empereur: vous faites bien tout ce que vous faites, et Leipsick ressemble à Austerlitz?»

Dans cette longue conversation, où Regnault épanchait tout ce que son ame renfermait de chagrins avec cette facilité de misantropie qui nous représente horribles tous ceux qui ne sont pas montés au même diapazon politique que nous-mêmes, Regnault me parut aussi en rancune contre M. de Fontanes. «En voilà encore un dont je me méfie, s'écriait-il. Avez-vous eu de ses nouvelles à la cour de Florence?—Non pas à Florence, mais avant. Il m'a toujours semblé, et cette observation ne m'appartient pas, mais à un fidèle serviteur de la grande-duchesse, que M. de Fontanes se dédommage volontiers en secret de l'admiration qu'il dépense en public pour la famille impériale. Il a été dans son intimité, il en a vu les côtés faibles, ces petits ridicules qui se mêlent souvent aux plus belles qualités. Eh bien! M. de Fontanes excelle à les saisir et à les peindre; et au lieu de les cacher avec la religion des souvenirs et de l'attachement, il se plaît au contraire à les divulguer, à les vernisser en quelque sorte pour les rendre plus saillans à ceux qu'il veut amuser.»

Je n'espérais pas encore revoir Ney, et Regnault ne m'ayant point parlé du retour du maréchal, je n'y comptais guère que vers la fin de l'année. Notre contrat de bonne amitié avait reçu un singulier article additionnel dans la campagne de Russie, et je ne savais pas comment m'y prendre pour le modifier. Le hasard vint à mon secours. Je le rencontrai le lendemain même de la double visite de Regnault, comme je sortais pour aller voir Talma, et avec l'intention de porter à ce bon et généreux ami une lettre d'une femme que j'avais rencontrée après une longue interruption de rapports, mais non d'amitié, et dont l'histoire mérite de trouver une place dans ces Mémoires, archives de la reconnaissance, où le nom de Talma doit à tant de titres être inscrit.

Ney me reconnut le premier, et ce mouvement m'apprit qu'il était encore le même pour moi. Du reste, mon apparition et le rayon de joie qu'elle jeta sur sa figure ne firent que me montrer davantage les soucis qui la chargeaient. Je pris tous les tons pour l'arracher à ses sombres idées; mais son front ne se dérida un peu qu'en m'entendant parler de ses enfans, sa plus chère pensée, son seul orgueil; il insista même sur le plaisir qu'il aurait à me les faire connaître et à me les montrer, en prenant pour cela des précautions dont son intérieur eût pu s'alarmer; car il n'avait plus d'amour pour moi, et il en avait beaucoup au contraire pour sa noble épouse; mais il savait que mon attachement était au-dessus de l'amour-propre, et il ne concevait pas mon refus: mais moi, qui voulais être fidèle à ses propres devoirs, je ne voulus pas exposer mon coeur à désirer de les lui faire rompre, tant ils me paraissaient honorables et sacrés. Ney avait dans cet épanchement d'amitié, bien plus avec un vieux camarade qu'avec une femme passionnée, une éloquence de bonté et de naturel qui me pénétraient. Comme il lui allait bien de mêler le nom de son vieux père, de sa femme, de ses enfans, aux souvenirs de ses victoires! Que de simplicité dans une telle grandeur! L'admiration nouvelle de ces vertus modestes ajoutait un charme secret aux sentimens de l'enthousiasme. On s'estimait d'avoir su l'aimer.

Revenant peu à peu à sa gaieté militaire, il me dit: «Puisque vous voilà, allons déjeûner en garçons. Prenez la rue Blanche, je vous prendrai à la barrière.

«—Bien volontiers, et je vous raconterai quelque chose que vous pouvez entendre, un trait de Talma.

«—Cela me fera du bien; les beaux traits deviennent si rares en France.

«—Pas en fait de gloire, Michel.

«—Allez, allez, Sirène.» C'était son mot de guerre et de paix avec moi.

Me voilà donc griffonnant au crayon un mot pour le remettre chez Talma en passant, puis me rendant à mon poste à la barrière des Martyrs, l'oeil ouvert, l'oreille dressée comme une vedette. Ney avait quitté son cabriolet au boulevart, et il ne se fit point attendre. J'avais beau regarder pendant que j'étais de planton, je ne voyais pas trop de ce côté d'endroit convenable au déjeuner d'un maréchal de l'Empire. Nous voilà enjambant les boulevarts, courant à travers champs, nous donnant de la bonne gaieté, comme dans les terres conquises de l'Autriche et du Tyrol. Il n'y manquait, hélas! que le soleil d'Austerlitz, couvert de sombres nuages. Nous étions presque arrivés aux derrières de la route du bois de Boulogne; nous entrâmes dans une de ces bicoques qui le bordent. Le déjeuner ressemblait à un véritable repas de bivac, et l'illusion n'en était que plus vive et plus agréable. Trois heures s'écoulèrent dans une conversation animée par toutes les confidences d'un entier abandon de sa part, et de la mienne par toutes les effusions d'un attachement qui se sentait plus fort que jamais. Je lui parlai de Regnault; mais de tout ce qu'il m'avait dit, je ne lui révélai que ce qui touchait les proclamations, parce que je craignais qu'il ne lui en fût tombé dans les mains, et que par distraction il n'en eût conservé.

«J'en ai là, me dit-il. On jette beaucoup de papier dans l'armée; on ferait bien mieux d'en faire des cartouches. Le colportage des opinions est sans effet sur le soldat; les officiers ne prennent même pas au sérieux toutes ces proclamations; mais l'Empereur y attache de l'importance, et le gouvernement veut bien s'en inquiéter; cela se rattache à la conspiration de Mallet. Fouché passe pour être à la tête de beaucoup de machinations qui se croisent. Si Napoléon, au lieu de l'envoyer en Illyrie, l'eût fait fusiller, il y eût eu justice, et la précaution eût été bonne. Puis les vendus dont il a cru se faire des amis! il verra! il verra! Nous ne sommes pas au bout; mais ne nous cassons pas la tête à toutes ces spéculations creuses et inutiles. Tous nos finauds seront attrapés tant que nous aurons du canon. Tant qu'il restera un soldat à l'Empereur, il peut être tranquille; il ne sera ni trahi ni perdu.» Ney me questionna ensuite sur ma liaison avec Talma dont je lui avais parlé, allant droit à une supposition tout-à-fait fausse que je réfutai, et quand je l'eus convaincu, je lui racontai l'anecdote qu'on va lire au chapitre suivant.

CHAPITRE CXXII.

Talma.

Ney aimait le beau talent de Talma; toutes les supériorités éprouvent en effet une remarquable et involontaire sympathie. C'était à l'ame élevée de Ney qu'il fallait confier les traits d'une ame généreuse. Parmi beaucoup de dames que j'avais connues à Bréda et à Anvers, en 1796, se trouvait une jeune personne d'une rare beauté et d'une famille distinguée de Malines. Elle avait dans toute sa personne toute la délicieuse nonchalance del certo non soche. Je ne la désignerai que par son prénom. Gertrude avait alors seize ans.

J'appris à mon premier voyage à Paris qu'elle avait disparu avec un aide de camp du général Dessolles. Notre liaison, quoique courte, avait été tendre; son souvenir s'était bien des fois rappelé à mon coeur, et j'étais comme frappée du pressentiment que je la retrouverais un jour. Mais j'étais loin de prévoir que je recevrais, par cette personne presque étrangère et errante depuis plus de vingt années, une confidence précieuse qui accroîtrait encore ma vive admiration pour un de mes amis les plus intimes, pour mon cher Talma. Elle m'avait long-temps cherchée, et, dès mon dernier retour à Paris, plus heureuse que dans toutes les investigations précédentes de son attachement, elle avait découvert mon adresse. Un billet d'elle vint me surprendre un matin, et m'exprimer l'intention de me consulter sur des choses de la dernière importance.

Je me fais conduire à l'adresse indiquée. On ne m'attendait pas, et ayant ouvert assez brusquement la porte, je me trouvai en face d'une femme en grand deuil, du plus noble maintien. Son regard doux et mélancolique inspirait tout d'abord la vénération et la pitié! Belle et jeune, son deuil ne portait pas l'empreinte de cette coquetterie de douleur qui souvent dément les larmes des veuves. Nous étions toutes restées immobiles au premier regard. J'étais déjà de moitié dans ses peines… «C'est vous, Gertrude, fut tout ce que je pus dire.

«—Oui, et je suis déjà moins malheureuse, puisque je ne suis point encore méconnaissable aux yeux de l'amitié!

«—Oh! que cette amitié serait heureuse des preuves que vous pourriez accepter.»

Nous nous assîmes, et son coeur s'ouvrit avec une chaleur que je vais m'efforcer de reproduire. «Je n'accuse que moi seule de la conduite de celui qui m'a perdue. Il ne pouvait m'estimer, je lui avais tout immolé, vertu, patrie, famille; je n'avais à ses yeux que l'attrait d'une conquête de plus. Il ne crut pas à mon amour, à mon amour si tendre, et j'en fus abandonnée. Nous touchions au moment de l'invasion de l'Italie; je rejoignis triste et désolée les lieux que j'avais remplis du scandale de ma fuite. Ma famille irritée, m'accabla des rigueurs d'une réclusion. Peu après on m'offrit ma liberté aux dépens de mon coeur; il était encore à Alfred, et j'osai préférer le pleurer ingrat, plutôt que de tout devoir à la tendresse d'un autre. Hélas! je prononçai mon arrêt fatal. On donna à mes refus le nom de rebellion, et à mes larmes sur la perte d'Alfred celui de démence. Des parens qui me haïssaient gagnèrent ma trop faible mère. Je fus jetée dans la maison des fous, et au 26 août 1801, s'ouvrit pour moi la porte de cet antre plus affreux mille fois que le tombeau. J'y passai neuf années, n'ayant autour de moi que le spectacle d'une effrayante dégradation. En vain je recourus aux prières, aux supplications pour prouver que mon coeur seul était malade, que ma raison était saine: l'orgueil m'avait condamnée et l'orgueil ne pardonne jamais. Enfin un jour, jour d'éternelle mémoire, la porte de mon cachot s'ouvre; j'entends des paroles de paix, de consolation; je lève les yeux sur l'être bienfaisant dont l'organe mélancolique et pur apporte à mon ame la première émotion qui, depuis deux années, ne fût pas une douleur. Mon regard avait suffi pour lui tout révéler.

«—Non, cette femme n'est point folle, s'écrie-t-il; son geste, son attitude, sa physionomie respirent la pudeur et la bonté. Un délicat instinct de femme avait su faire un chaste voile de la lourde et grossière couverture de ma triste couche.» L'étranger était accompagné de l'économe de la maison et de deux autres témoins.

«Cette visite porta immédiatement avec elle ses consolations; l'économe reçut les plus touchantes recommandations; on me plaça provisoirement dans une chambre propre et commode. On m'accorda des vêtemens, ma nourriture devint saine; le lendemain on revint pour des formalités et des bontés nouvelles. L'homme noble et généreux à qui je devais ce secours inespéré n'épargna rien: crédit, argent, démarches, il employa tout pour arracher à une horrible destinée une femme étrangère dont il ne connaissait que les torts et le malheur, n'exigeant pour récompense que de rester inconnu à l'objet de sa noble bienfaisance. Le succès couronna son angélique humanité, et la liberté, dernier bienfait, vint mettre le comble à la reconnaissance de tous les autres. En me l'annonçant, on me remit un contrat de 1,200 liv. de rente viagère, avec la seule obligation de signer une promesse de ne jamais revenir dans ma patrie, et de changer mon nom de famille. J'étais presque heureuse de cette condition qui complétait mon affranchissement. Qu'aurais-je pu regretter après de pareils traitemens? J'obtins, à force de prières, de mes gardiens que j'allais quitter, le nom de mon bienfaiteur; c'était Talma!

«Quoi! notre tragédien? m'écriai-je.

«—Oui, lui même. Vouée à un deuil éternel, mon projet est d'aller m'établir en terre étrangère; depuis six mois ma fortune s'est accrue par le don d'un legs inespéré et considérable. Je suis venue à Paris dans la seule intention de voir Talma. Depuis long-temps le respect pour un secret qu'il avait voulu pesait à ma reconnaissance. Après tant d'années de combats, elle fut la plus forte, et c'est pour y céder que j'accours du champ de bataille qui vit tomber Alfred. Voici quelques lignes que j'ai écrites à mon bienfaiteur. On m'avait dit que je le trouverais à Calais; je m'y suis rendue; il en était parti: mais je sais qu'il est à Paris maintenant. Un hasard singulier m'a procuré votre adresse; plusieurs officiers parlaient de vous devant moi; un d'entre eux vous connaît plus particulièrement. J'ai demandé si vous étiez à Paris, et il a répondu en m'indiquant votre demeure; c'était le neveu de l'amiral Verhuel. Ce que je me rappelais de votre amitié et de votre caractère m'a fait un besoin de vous voir, auquel je n'ai pu résister; vous êtes naturalisée en France, vous connaissez tant de monde, il ne vous sera pas impossible de me faire parler à Talma; je suis épuisée par de longs tourmens, mes forces s'en vont, et je ne voudrais pas mourir sans revoir l'homme à qui je dois la vie et tout ce qui l'a consolée.

«—J'ai promis, dis-je au maréchal, de présenter cette excellente femme à Talma, mon ami depuis dix-huit ans, et quand vous m'avez rencontrée, j'y allais. On ne saurait croire tout le bien qu'il fait; c'est presqu'un souverain par l'abondance de ses libéralités. Si nul acteur ne l'égale en talent, il est moins d'hommes encore qui le surpassent en généreuse bienfaisance envers toutes les infortunes.» Ney jouissait avec la candeur d'une belle ame de ces curieux détails; il daigna s'intéresser au sort de la femme dont je venais de lui parler avec cette abondance de coeur qu'inspire la vue si rare d'un caractère reconnaissant.

«Cette dame, ajouta Ney, veut se réfugier en Italie; engagez-la à attendre quelque temps.

«—Vous croyez donc, mon ami, que les affaires vont mal, et que cela va se brouiller tout-à-fait?

«—Je le crains; l'Espagne et la Russie, ma chère Ida, ont enterré notre bonheur. L'intrigue, en outre, prépare pour nous le surcroît d'autres dangers. À peine échappés à une retraite, il va nous falloir, malgré notre désastreux épuisement, commencer une autre campagne. Heureux si, versant notre sang jusqu'à la dernière goutte, nous conservons notre France intacte et pure. Les soldats voudraient du repos, un repos si bien gagné. On se battra encore, mais en raisonnant sa fatigue. Nous autres généraux et maréchaux, nous le voulons; il nous en coûte de ne voir rien finir. Nous vieillissons.»

J'avais souvent exprimé des idées semblables à Ney, mais il m'en avait blâmée, et chose inexplicable, je ne saurais dire le cruel regret que j'éprouvais de les entendre de sa bouche. Ce n'était certes qu'une saillie de mauvaise humeur, bien naturelle; mais mon imagination souffrait de l'affaiblissement de son enthousiasme, au moment où l'étoile semblait pâlir. Nous eûmes même à cet égard une vive altercation, assez vive même pour me faire craindre une seconde rupture; mais la voix de la patrie menacée, le sentiment du devoir et l'approche des dangers le réconcilièrent bientôt avec Napoléon et avec moi.

CHAPITRE CXXIII.

Préparatifs de la campagne de France.—Émotions politiques.

Je restai quelques jours sans voir Ney, et, comme nous nous étions quittés un peu fâchés, je ne voulais provoquer ni son repentir ni sa visite. Si le sujet de la brouille eût été quelque chose d'intime et de personnel, je l'aimais trop pour rester quelques heures seulement sous le poids d'un reproche ou d'une apparence d'insensibilité; mais la rancune ne venant pas du coeur, j'étais bien sûre qu'elle ne tiendrait pas. En effet Ney vint me voir au bout de deux jours, et je bénis presque la querelle qui avait ainsi pour résultat une démarche qu'il n'eût peut-être point faite sans ce motif d'impulsion polie et repentante. Mais ce qu'il y a de curieux dans les caractères francs et impétueux, c'est qu'ils se fâchent encore même en se réconciliant; que poussés par la bonne foi de leur premier mouvement, ils y cèdent de nouveau, même dans les réparations qu'ils ont la volonté de leur donner. Ney n'avait jamais ressenti pour moi cette égalité de passion qui fait en quelque sorte disparaître l'ame pour la confondre avec une autre ame; je crois même qu'avant la grande catastrophe qui me fit entrer tout entière dans son coeur, mon empire, celui de suivante de sa gloire, avait beaucoup tenu à ce qu'il retrouvait en moi presqu'un camarade de guerre autant qu'une femme; rien d'original, sous ce rapport, comme son retour après notre débat; j'espérais de la tendresse, et j'entendis encore de la politique. Hélas! ce pauvre ami aimait tant son pays qu'il ne croyait pas être infidèle en me parlant de la France, alors menacée, envahie; voyant arriver sur ses frontières les soldats de toutes les capitales où avaient flotté nos aigles orgueilleuses; mais tout ce qu'il disait avait un charme irrésistible de chaleur et de sincérité; la France était au fond de toutes ses pensées, et cet immense intérêt, base lui-même de mon attachement pour le maréchal, me faisait écouter, avec une incroyable émotion, ce que j'appellerais volontiers son improvisation patriotique. «Vous aviez raison, mon amie, de réchauffer un peu mon ardeur pour Napoléon. Il a commis des fautes; il ne nous a guère ménagés; mais il supporte au moins dignement des revers que peut-être il eût pu ne pas appeler sur nos têtes; il fait bonne mine à la mauvaise fortune; son génie se réveille pour nous organiser une armée, pour nous fabriquer au moins des cartouches avec lesquelles nous puissions dignement mourir.» Mais, comme malgré lui, le sentiment profond des malheurs publics le ramenait à une sorte de misantropie. Les noms de la plupart des grands personnages de l'État ne sortaient de sa bouche qu'avec des bouffées de mécontentement et de blâme. Il avait avec moi toute sécurité, et ses expressions, qui n'étaient retenues ni par la politesse ni par la crainte, n'en étaient que plus vives, et n'en sont que plus curieuses comme peintures des opinions qui circulaient dans le monde chargé alors de nos destinées.

«—Et ce Murat, s'écriait-il, le concevez-vous? Il nous a quittés dans la dernière campagne; il n'a pas vu qu'en remettant son commandement il descendait du trône qu'il tient de l'Empereur. Murat est le premier soldat de la France, mais la royauté l'a gâté; elle lui tient au coeur; il en est vain comme les femmes de leurs diamans. Il croit se conserver en se tournant d'un autre côté que nous: il se trompe; et quoique cela aille mal pour Napoléon, Murat, comme tous les autres, ne peut rester roi qu'autant que Napoléon restera empereur.

«—Comment! autant que Napoléon restera empereur? Êtes-vous fou, Michel? Pourra-t-il ne plus l'être? Quoi! on l'assassinera donc?» lui disais-je avec la plus entière conviction que, malgré les désastres de la Russie et les défections de Leipsick, détrôner l'Empereur me paraissait impossible…

«Non, dit Ney brusquement, cela n'est pas impossible, et il sera lui-même pour quelque chose dans la possibilité. Tous les anciens partis vivent encore, sous terre il est vrai, mais ils en sortiront; et il y a des momens où nous sommes, nous autres, tentés de croire l'Empereur de complicité avec ses ennemis. Il sait qu'il a autour de lui, dans ses conseils même, des j… qui le travaillent d'accord avec l'Angleterre; qu'une conspiration européenne l'enveloppe; il voit l'abîme, et il semble qu'il veuille y tomber.»

Ici, se livrant à son impétueuse franchise, le maréchal Ney me traça un tableau de main de maître du 20 décembre, premier lever de Napoléon aux Tuileries après le retour de Leipsick. «Il n'avait plus d'armée, mais il en a retrouvé là une de courtisans. Belle ressource que les harangueurs du sénat, du conseil d'État, des cours judiciaires, des corps administratifs! Tous ces gens-là n'ont su que louer, suivant la formule consacrée depuis dix ans. La phrase a été son train au salon du trône, et l'Empereur a pris au mot ces courages à appointemens. Il est trop bon, trop facile, trop crédule. Pour sabrer les Prussiens, qu'a-t-il besoin de ses valets dorés? C'est au peuple, sa vraie force, aux soldats, ses vieux amis, qu'il doit uniquement s'adresser; il sait bien qu'avec nous il est en famille.

«—Ah! j'aime à vous entendre parler au jour de l'adversité et des épreuves comme aux jours de la victoire et de l'enivrement de la bonne fortune.» J'avais beau épuiser mon éloquence; je voyais bien que le maréchal avait un fond de mécontentement contre l'Empereur. Il était convaincu qu'il aurait dû faire la paix à Dresde, arranger autrement ses affaires, rester allié avec l'Autriche. «Caulaincourt avait très bien préparé les choses dans sa négociation avec Metternich. Napoléon a voulu la guerre; il pense un peu trop à son antipathie pour l'Angleterre. Lui qui n'écoute que ses propres avis, lui qui est de feu contre ses amis qui raisonnent, il est de glace contre ses amis qui le trahissent. Il en fait ou trop ou pas assez. Bernadotte, ce Gascon qui lui décoche de si jolies proclamations, il le ménage. Nous avons perdu nos meilleures troupes dans des combats souvent inutiles. Reggio, Tarente, Vandamme et moi, nous avons essuyé des échecs: cela ne devait-il pas lui prouver l'impossibilité de la lutte?

«—Mon Dieu! vous êtes bien mal disposé pour lui aujourd'hui.

«—C'est que je prévois ce qui va arriver: les ennemis sur notre territoire et une guerre d'extermination…

«—Mon ami, pourvu que dans cette fatale extrémité nous soyons les exterminateurs.

«—Ida, me dit-il en me regardant de manière à me pénétrer jusqu'au coeur, vous êtes bien dévouée à Napoléon depuis quelque temps; est-ce qu'il y aurait de la vérité dans certains bruits?

«—Quels bruits? répliquai-je avec le feu qu'on met à prévenir une explication périlleuse; mon dévouement à l'Empereur me vient de mon enthousiasme pour votre gloire. Je la vois, ainsi que celle de la France, si étroitement unie à Napoléon, que les séparer serait porter la hache dans vos lauriers. Ah! que je meure avant que cela arrive!

«—Allons, il n'y a rien à dire à un si pur amour pour la France. Ma bonne Ida, vous êtes une singulière femme, mais que j'aime bien.» La politique, qui nous avait brouillés à la première entrevue, nous rapprocha plus intimement l'un de l'autre à la seconde; ce jour-là, en nous quittant, nous étions plus amis que jamais.

Le même jour j'allai voir Talma qui était aussi profondément remué par les événemens, mais plein de confiance dans le génie de l'Empereur. «Il a contre l'adversité, disait Talma, toute la vigueur du vainqueur d'Arcole et de Marengo. Sa constance, sa volonté de fer, son ame de feu sont déjà une armée. Son regard vieillit les plus jeunes soldats, et son étoile sortira radieuse de tant de nuages qui ne sauraient la couvrir.» Je parlai à cet excellent Talma de la pauvre Gertrude: il avait oublié le bienfait, mais non pas le malheur. Mon récit renouvela sa touchante compassion; il était si naturellement généreux qu'il ne comprenait pas mes éloges, mais il comprenait mon ame, et je sentis que ma visite lui faisait un de ces plaisirs délicats qui naissent d'une vive sympathie de pensées et d'impressions. J'emportai une bonne nouvelle pour Gertrude, qui m'en remercia comme si j'eusse été de moitié dans la générosité de Talma.

Ney m'avait prévenue qu'il ne me verrait pas de quelques jours. Je fus bien agréablement surprise de trouver en rentrant, le jour même de sa visite, un billet qui m'indiquait, pour le surlendemain fort tard, un rendez-vous. Quand il s'agissait de lui, toute autre affaire était oubliée; ma vie cessait, pour ainsi dire, pour se concentrer dans la sienne; puis mon coeur, si prompt à s'attacher aux douces chimères, rêvait déjà bien au delà du bonheur d'une visite. Hélas! dès que Ney entra chez moi, et dès le premier coup d'oeil, l'altération de sa physionomie me dit tout autre chose.

«—Avais-je raison, s'écria Ney, dans mes prédictions et dans ma colère; le vaisseau de l'État fait eau de toutes parts. Par la Suisse, par le Rhin, par le Nord, nos frontières sont entamées; tous les ennemis de la France se donnent la main. Les coalitions se sont formées à force de revers. Cette fois elles sont épouvantablement habiles et unies. Cette réaction de tous les orgueils blessés était inévitable. Les poltrons eux-mêmes sont leur désespoir, et les plus braves leur lassitude. Les débris de nos vieilles bandes sont prisonniers dans toutes les villes depuis la Vistule qu'elles occupent inutilement. Ida, ma pauvre Ida, ma tête se perd quand elle mesure l'abîme…»

La gloire et la grandeur de la France étaient si chères au coeur du maréchal Ney, que l'aspect des désastres publics le mettait hors de lui. «Quelle affreuse nouvelle, répétait-il;» et ce noble guerrier, provoqué, par mes questions, par la chaleur de l'amitié et du patriotisme, restait muet, après quelques exclamations plus énergiques que claires. «Enfin, s'écria-t-il, surmontant son abattement, une nouvelle campagne va s'ouvrir. Puisse-t-elle du moins nous conserver nos limites, notre belle France… Il serait par trop cruel de nous voir enlever les conquêtes de la république, de perdre sous les aigles les triomphes de Valmy et de Jemmapes.» Il était venu pour me dire beaucoup de choses, et son trouble fut tel qu'il me quitta sans entrer même dans l'objet de l'entrevue qu'il m'avait demandée.

Regnault, que je vis le lendemain, était plus agité encore. L'année 1814, qui allait s'ouvrir, se préparait sous de bien tristes pronostics. Hélas! ils ne devaient que trop tôt et trop ponctuellement se réaliser. Je connaissais trop Ney pour ne pas m'être aperçue, à travers ses agitations politiques, qu'il avait besoin de me confier autre chose; je ne m'étais pas trompée; car le soir même du lendemain je reçus une confidence qui me fut à la fois chère et pénible: elle m'apprit que le coeur de Ney me garderait toujours une place, que ni liaisons anciennes ou nouvelles, ni devoirs ni infidélités ne me raviraient jamais. Si j'éprouvai une légère blessure, un plus noble penchant étouffa bientôt mon amour-propre blessé. Donner à Ney une preuve de désintéressement et en quelque sorte d'immolation, me tint lieu du bonheur. Prévoyant une nouvelle et périlleuse campagne, pressé par une lettre qu'il venait de recevoir, Ney me fit part d'une liaison d'un moment avec une belle Polonaise qui lui en avait dérobé le précieux gage. Je me chargeai de la commission qu'il me donna, mais malgré mon zèle je ne réussis pas immédiatement à découvrir l'innocent objet de ses inquiétudes. Pour ne pas revenir sur le même sujet, je vais raconter ici l'étrange hasard qui, en 1821, me fit rencontrer cette fille de l'amour d'un héros et de la faiblesse d'une noble et belle étrangère, qui fut assez heureuse pour mourir avant le jour fatal qui enleva à sa fille bien-aimée son illustre protecteur naturel. Il faut que je ne sois pour aucune sensation organisée comme les autres personnes de mon sexe; car, passé la première irritation de l'aveu, je puis assurer que j'éprouvais, au moment de la confidence même, un désir de mère à voir cet enfant. Je me formais déjà un plan de vie; je disais: «N'est-ce pas, Ney, que vous me la confierez? J'irai vivre à la campagne, je lui apprendrai à vous connaître, à vous chérir, et elle ignorera ce que j'ai eu de torts.» Il me pressait dans ses bras, me répétant: «Ida, bonne et chère Ida;» et moi d'être fière et heureuse plus que du plus brûlant délire d'amour. Hélas! il ne devait pas jouir de la douce sécurité de me voir veiller sur l'objet de sa tendresse inquiète.

Dans les premiers jours de janvier 1821, je fis un voyage à Verdun. J'arrivai vers le soir; c'était un jour de plantation de croix. Les rues étaient encore tout encombrées des oisifs que cet événement avait attirés. On y voyait avec leurs parens les jeunes filles qui avaient formé le cortége, ornées de guirlandes et de voiles blancs. À Verdun, un cortége de jeunes filles, vêtues de blanc, rappelait un trop cruel souvenir pour n'être pas un pénible spectacle. Je m'éloignai avec précipitation, et remettant mes visites au lendemain, je sortis de la ville vers le lieu, déjà désert, où la sainte cérémonie venait de rassembler toutes les ames religieuses ou avides des pompes extérieures du culte. Non loin de la croix qu'on venait d'élever était assise sur le gazon une jeune fille dont l'aspect enchanteur me fit sentir une surprise toute prête à devenir de l'admiration; son léger vêtement était fermé par une ceinture noire qui dessinait Aine taille souple et élégante; un grand chapeau de paille était à ses côtés, et la légère bise du soir faisait voltiger des tresses dorées dont la mode n'avait pas encore dénaturé les gracieuses ondulations, ni torturé les boucles naturelles; un grand portefeuille de dessins était placé près du chapeau. Je fis à mon domestique signe de s'éloigner; je m'approchai doucement de la jeune personne, de façon à la très bien examiner avant d'en être remarquée. À peine les roses de la première jeunesse commençaient à remplacer sur ses joues les couleurs plus prononcées de l'enfance, et déjà se lisait sur son front virginal l'empreinte des soucis; les pénibles soupirs d'une profonde méditation soulevaient un sein naissant à peine. Elle prononça à mi-voix quelques mots sans suite, mais dont le son fit aussitôt vibrer toutes les cordes de mon coeur: en me rappelant cette douceur d'accent d'une jeune fille, il me semble reconnaître quelque chose d'une voix chérie. Éveillée par cette divination mélancolique, il me semblait lire sur le front virginal de l'inconnue une expression de physionomie qui me rendait comme présente l'image douloureuse de l'infortuné maréchal. Je fis un mouvement pour être aperçue: à l'instant la jeune fille fut debout et prête à s'éloigner. Mon coeur battait avec violence; «De grâce, Mademoiselle, restez; mon sexe, mon âge, doivent ne vous causer aucune crainte. Vous êtes seule; mon domestique nous suivra de loin; accordez-moi quelques instans, dites-moi quels heureux parens ont le bonheur de vous avoir donné la vie.»

«—Hélas! Madame, dit-elle avec un maintien parfait, depuis bien long-temps les paroles bienveillantes sont étrangères à mon oreille; excusez le trouble qu'elles causent à la pauvre Féodora.

«—Ce nom annonce que vous n'êtes pas née en ces climats; cependant votre accent est si pur…

«—Je suis fille d'un Français et d'une Polonaise, continua-t-elle précipitamment, orpheline de tous deux; depuis trois mois seulement je sais que je n'ai rien à demander à la société qui me dédaigne, rien à espérer de ce monde où ma naissance devient un titre d'exclusion ou d'une insultante pitié.» En s'exprimant ainsi, sa belle physionomie s'était animée d'une fierté douloureuse; d'abondantes larmes coulaient sur ses joues. Je pressai sa main que j'avais saisie avec une religieuse tendresse: c'était la fille du héros, de l'homme que j'avais idolâtré, que je pleurais avec désespoir: oh! que cet être me parut cher. Je n'ai jamais conçu l'orgueilleux amour-propre qui fait repousser ou haïr l'enfant de l'homme qu'on aime, lors même que ces enfans sont une irrécusable preuve d'inconstance. Quand la passion a été sincère, elle étouffe tous les murmures de la vanité. Je rassurai Féodora, m'informant avec intérêt des amis, des soutiens qui restaient encore à sa jeunesse. «Je suis un enfant illégitime, voilà tout ce que je puis dire. Je n'accuse point mon père; ses mânes m'entendent; ma mère n'a pu supporter sa mort funeste. Je suis seule, oh! bien seule au monde.» L'air, le ton, le regard de Féodora étaient pénétrans. Il faut en avoir éprouvé la puissance pour comprendre tout ce qu'une ame noble et fière ajoute à la beauté d'une femme.

Je tenais la main de Féodora; je lui prodiguais tous les noms qu'une mère tendre donne à une fille bien-aimée. J'ouvrais ainsi son jeune coeur à la confiance, qui n'eut plus de secrets pour moi. Féodora avait sept ans lorsqu'elle perdit sa mère. À l'instant tout changea autour d'elle, les soins, la vie, jusqu'aux robes qui naguère la paraient. Une vieille Polonaise, Élisabeth Dobninski, accompagnée d'un valet de chambre, lui firent passer bien des jours en voiture, et un matin Féodora se vit en s'éveillant dans une petite chambre avec des personnes inconnues, mais dont les manières douces et caressantes gagnèrent le coeur de la pauvre orpheline. Cependant Féodora ne put sans un cruel chagrin se plier au changement de sa fortune; elle n'avait jamais parlé que français avec sa mère, et sous ce rapport du moins elle se trouva moins étrangère au milieu de ces êtres inconnus; mais sous tant d'autres, qu'elle était à plaindre! Au lieu de ces arts charmans dont sa mère l'avait entourée, ce n'étaient plus que les grossiers ennuis d'un travail mécanique. Féodora n'avait aucune aptitude à ses nouveaux devoirs; son caractère était doux, mais fier. La contrainte la révoltait; elle continuait en secret à s'occuper des leçons de sa mère; un crayon était un trésor, et un bouquet de fleurs fut souvent acheté par l'orpheline au prix de l'abandon de quelque pièce de sa modeste garde-robe. Elle sacrifiait souvent les heures destinées à une pénible tâche de ménage au plaisir de courir au loin la campagne pour former son herbier, et de composer des dessins imparfaits, mais précieux par les mots touchans qu'elle plaçait sous chaque fleur en souvenir de sa mère. Féodora vivait depuis deux années à Verdun dans cette monotone médiocrité, sans plaisir, sans espérance, mais du moins sans privations du nécessaire. Peu à peu la main invisible qui la soutenait s'est montrée moins exacte dans ses dons. Attachée peu à peu par l'habitude, comme tous les bons coeurs, à ceux qu'elle voyait tous les jours, Féodora, accablée du changement de leurs manières, leur demanda en larmes ce qu'elle leur avait fait. «Que voulez-vous, Féodora, lui dit la femme, nous gagnons notre vie par notre travail. On nous écrit que votre pension ne sera plus payée, et nous ne pouvons vous nourrir pour rien.» Ces mots avaient enlevé à la malheureuse orpheline ses dernières illusions; il lui fallait même renoncer aux travaux de l'aiguille pour descendre aux pénibles soins d'un ménage d'artisan. Il fut impossible d'y plier sa fierté, et surtout du moment où la découverte d'un papier mêlé aux lettres de sa mère lui eut appris le nom et la haute illustration de celui à qui elle devait le jour et le rang de sa mère. De ce jour, Féodora, perdue dans le vague d'une affreuse mélancolie, faisait et défaisait mille projets; ses nuits se consumaient dans les larmes; le jour, elle courait respirer l'air libre de la campagne. Mais peu à peu la cruelle nécessité exerça sur elle sa fatale puissance; on força ses habitudes sans vaincre ses dégoûts. «Je fus pendant deux ans si malheureuse, me disait-elle, que souvent j'invoquai les mânes de ma mère, pour lui demander si c'était un crime de s'ôter la vie.» Ces paroles me firent frissonner: un pareil aveu dans une bouche de quinze ans renferme tant de douleur!

Insensiblement on reprit, plus tard, avec Féodora des manières moins sèches. Un jour on lui dit d'être tranquille, qu'une grande dame aurait soin d'elle et la protégerait. «Je ne veux pas être protégée, mais aimée, répondit la fière Polonaise.» En effet, sa pension fut payée, et l'on s'occupa de son instruction religieuse.

Je témoignai à Féodora le désir de l'accompagner, de connaître les personnes auxquelles on l'avait absolument confiée. «Non, me dit-elle, car cela restreindrait ma liberté. Ce qu'on me recommande surtout, c'est de ne faire connaissance avec personne. J'ai tant besoin de penser que je vous verrai encore, et que même, loin de Féodora, vous n'oublierez pas les confidences de la pauvre fille illégitime!» Je pressai l'aimable infortunée sur mon coeur avec une tendresse de mère. Hélas! j'étais déjà pauvre alors, et ce fut un des momens de ma vie où j'ai senti que l'argent peut être quelque chose pour le bonheur. Si j'en eusse été pourvue, comme dans mes beaux jours, j'eusse dit à Féodora; «J'ai adoré, je pleure avec désespoir le héros qui te donna la vie; le nom de ta mère est une amertume pour mon coeur, mais n'est-tu pas aussi la fille de celui que j'ai tant aimé? Viens, retrouve en moi l'appui et les entrailles, de la bonté paternelle.» Après nous être donné rendez-vous pour le lendemain, nous nous séparâmes.

Mais je l'attendis vainement au rendez-vous. Qu'on juge de mon chagrin! J'étais forcée de repartir le lendemain même. Je résolus d'aller parler aux gens qui avaient accueilli Féodora. Un billet qu'on me remit d'elle en rentrant à l'auberge, me fit changer d'avis; Je transcris littéralement les lignes de cette aimable et malheureuse enfant:

«Je suis restée trop tard dehors hier; on nous a vues ensemble, on m'a questionnée, et je hais les questions. J'ai vivement répondu que, n'ayant point le bonheur d'avoir mes parens pour guides et pour maîtres, je ne voulais pas me soumettre à un joug étranger. On ne me permet pas de sortir aujourd'hui et de vous parler ce soir; ne m'oubliez pas en passant devant le lieu où vous m'avez trouvée hier, et d'où je revins avec un trésor, car je vous crois mon amie. Il y a tant de bonté dans vos regards! J'ai des frères, m'avez-vous dit; vous leur parlerez pour la fille de leur père, une fille qui ne demande qu'un peu d'affection fraternelle. Madame, chère Madame, ne m'oubliez pas, car vous êtes la seule espérance de la pauvre orpheline Féodora.»

Je plaçai ce billet sur mon coeur. Lorsque la voiture qui m'amenait à Paris passa devant la croisée où j'avais trouvé Féodora, mon ame renouvela le serment de revoir la pauvre fille autant qu'il serait en mon pouvoir. Dans la ferveur de ce double serment, je crus voir une ombre légère s'approcher de moi, suivre comme un nuage lumineux la course rapide qui m'entraînait… Le bruissement des arbres, le faible frémissement des insectes, le cri des oiseaux, formaient comme un concert de voix aériennes qui répétaient ma promesse de ne pas oublier la fille du héros, et de faire dire à ses fils: «C'est vous seuls qui devez être les protecteurs de Féodora!» Les peines et les malheurs qui m'accablèrent ne me firent point oublier ni négliger mon serment; mais ils furent tels, que souvent cette impuissance m'arracha des larmes. Le sort de Féodora était heureusement trop intéressant pour n'être pas soulagé: il le fut et d'une manière qui défend, par le respect dû au nom de la protectrice, de s'inquiéter du bonheur de la protégée.

CHAPITRE CXXIV.

Visite à Madame, mère de l'Empereur.—La belle Allemande chez Regnault de Saint-Jean-d'Angely.—MM. Lainé, Raynouard, Flangergues, Gallois.

Les derniers jours du mois de décembre 1813, par l'accumulation des mauvaises nouvelles, par le relâchement de toutes les affections, par l'irritabilité de toutes les personnes attachées à la fortune de l'Empereur, me furent bien pénibles. Quand on n'est point intéressé aux affaires, mais quand on s'intéresse à ceux qui y prennent part, on souffre plus qu'eux des malheurs qui les accablent; ce qui pour eux n'est quelquefois qu'un intérêt, devient pour leurs amis un sentiment. Regnault de Saint-Jean-d'Angely m'envoyait chercher à tout moment. Dans les temps de crise, on dirait que les caractères les plus virils ont besoin de s'abriter et de reprendre courage auprès d'un coeur de femme. Dans ces longues conférences, devant lesquelles ne reculait jamais mon dévouement, Regnault était quelquefois abattu jusqu'à la faiblesse et violent jusqu'à la colère; ce qui l'indignait le plus, c'était le froid égoïsme de la plupart de ses collègues des grandes fonctions publiques. «Il semble, s'écria-t-il, que tous ces gens-là flairent la nouvelle curée d'un autre gouvernement.»

Mes jours étaient fort tristes, parce que je voyais la gloire de Ney tellement unie au sort de l'Empereur, que craindre pour la chute du dernier, c'était frémir pour l'autre. Dans mes courses continuelles, je voyais et entendais une infinité de propos que je me gardais d'autant plus de rapporter, qu'ils étaient tenus de confiance, et que Regnault n'aurait pas manqué, par excès de précaution, d'en tirer les conséquences à sa manière. Il rêvait tellement conspirations et complots, que je lui cachai la rencontre que je fis de ce D. L***, espèce de fatalité qui se représente à toutes les époques critiques de ma vie. La cour des Tuileries retentissait d'une verte algarade de Napoléon envers ses courtisans; quoique Regnault n'eût point eu sa part de la colère impériale, il était revenu du château fort mécontent. «L'Empereur, disait-il, se fait des ennemis par ses sorties violentes, et cela ne mène à rien.» Mais voici comment s'était faite cette rencontre dont je n'avais pas parlé à Regnault. Mon cabriolet s'étant arrêté au coin du boulevart, j'aperçus D. L*** qui descendait précipitamment du sien pour venir à moi; je lui demandai s'il venait de l'autre monde?—«Non, pas encore, et je n'en ai point envie en ce moment. Je viens de passer un mois à Calais. Ah! si vous étiez une femme à penser à la fortune, quel avenir je vous assurerais!» Je le regardai avec l'air assez hautain. «Oui, oui, continua-t-il, un brillant avenir, mieux que vous ne l'aurez jamais avec le maréchal.—Perdez-vous la tête? Qu'ai-je fait pour un pareil avenir?

«—Mais vous voilà bien grand seigneur, M. D. L***; comment, de la protection! Irait-elle au moins jusqu'à me rembourser quelques milliers de francs que vous me devez?

«—Non pas encore, ma belle dame; mais si vous voulez, je vous fais gagner mille louis.

«—En vérité!

«—Oui, garantis.» Et en deux mots il me mit au courant et m'offrit des sûretés; je ne lui répondis qu'en parodiant ce vers de Britannicus:

     Mais je n'ai mérité
     Ni cet excès d'honneur ni cette indignité.

Je sus depuis que cet adroit caméléon servait à la fois Baal et le dieu d'Israël. J'eus peut-être tort, mais je n'instruisis pas Regnault de mes soupçons assez bien fondés, comme on va le voir. Le roi de Naples venait de signer un armistice avec l'Angleterre et alliance avec l'Autriche. Paris retentissait du bruit de cette ingratitude, parlons la langue des politiques, de cette imprudence. Je venais de l'apprendre; j'étais affligée, humiliée dans mes souvenirs; je pensais à la grande-duchesse, et la réminiscence me revint d'une lettre dont elle m'avait chargée, et qui était restée sans réponse. D. L*** prétendait sortir de chez M. Desèze, et m'annonçait, d'un air de triomphe, un second voyage pour Calais, assurant qu'il ne serait que quatre ou cinq jours; encore trois voyages, me répétait-il, et ma fortune est faite au grand complet. «Voulez-vous venir?» Je lui tournai le dos pour toute réponse. Cette rencontre me donna beaucoup à penser; mais sans compter mon invincible horreur pour tout ce qui sent la délation, le caractère de M. Desèze était si honorablement connu, que j'aurais cru commettre un crime que de le croire en relation avec un être comme D. L***. Lorsqu'après le changement je revis celui-ci, il rit beaucoup de ce qu'il appelait ironiquement mon innocente candeur.

Je songeai enfin à porter une lettre dont j'étais chargée de la part de la grande-duchesse pour Madame Mère; c'était la seule personne de la famille de l'Empereur qui conservât de son origine quelque chose de peu royal, on pourrait même dire de peu distingué, pour quelqu'un qui avait donné le jour à tant de princes. Je fus introduite par M. de Cossé-Brissac, dont les manières, tout imprégnées d'ancien régime, auraient pu, dans un courtisan moins consciencieux, passer pour une satire en action de celles de la douairière un peu bourgeoise. La bonne madame Lætitia avait pris la royauté comme une sinécure; c'était une reine sans gêne et sans façon. Je la trouvai assise près d'une table énorme où étaient placés plus de trente petits paniers et plusieurs ouvrages en perles. Je présentai ma lettre. «C'est bon, dit-elle en la prenant; nous verrons cela. Savez-vous faire de ces sortes d'ouvrages?—Non, Madame.—Eh bien! ni moi non plus. Je les achète d'une de ces pauvres ci-devant comme il y en a encore tant, quoique mon fils leur ait fièrement donné, qui ont beaucoup de prétentions et pas un sou vaillant.

«—Vous savez, Cossé (s'adressant à M. de Cossé-Brissac); c'est ma boiteuse que vous trouvez assez bien et que je trouve bossue; elle est adroite comme une fée. Croyez-moi, c'est joliment fait. Eh bien! je rends service à cette pauvre femme; car toutes nos dames m'en prennent, croiriez-vous?

«—Je le crois aisément; un don de la main de Madame Mère est une grâce trop flatteuse…

«—Un don! un don, dites-vous! où avez-vous la tête; je les paie et les leur fait payer. Oh! oh! ma chère, je vois bien que vous n'accoumoulourez jamais.» Il me prit une grosse envie de lui dire: je crois que je n'en vaux que mieux; mais très heureusement que l'humble attitude et l'air profondément soumis de M. de Cossé-Brissac me rappelèrent à propos le haut rang de la personne qui me parlait, et je ne répondis que par un respectueux silence. Entre autres choses aussi importantes, madame Lætitia me questionna sur les perles de Rome. Je crus faire un trait d'adresse en lui disant: «Elles sont beaucoup plus chères que celles qu'on emploie pour ces sortes d'ouvrages.

«—Oh! ma petite, j'en sais le prix et de tous les numéros encore; ce n'est pas à moi qu'on en fait accroire. Je ne tranche pas de la princesse comme mes filles.» En m'inclinant légèrement je déguisai mon sourire sous l'apparence d'une approbation très humble, et je rendis justice à ma bienfaitrice, en répondant: «Il est vrai que la grande-duchesse et la reine de Naples ont des coeurs de reines.» Je fus reconduite avec même étiquette, et, me retirant à reculon, mon pied s'embarrassa dans ma longue robe, et, moins leste, je serais tombée. Madame Mère montra dans cette occasion que si elle manquait un peu de la dignité du rang suprême, elle avait du moins conservé toute la bonté de ces moeurs simples et familières qui ont leur prix pour ceux qui en sont l'objet. «Ah! mon Dieu! me cria-t-elle, allez-vous-en donc tout ouniment droit devant vous; vous avez failli vous faire dou mal pour l'étiquette.» Madame Mère avait dû être fort jolie; elle était à cette époque presque bien encore. Sa physionomie avait surtout ce trait de bonté facile qui donne du charme aux femmes qui ont conservé le moins d'agrémens.

En sortant de chez Madame Mère, je me rendis chez Regnault où je vis une dame d'une figure charmante. C'était une Allemande honorée de la protection de Mme de Staël. Regnault mettait une sorte de mystère à la recevoir. Ce ne fut que plusieurs années après que j'appris d'elle-même, dans une rencontre en Belgique, l'espèce d'utilité dont elle était au gouvernement, et la passion plus généreuse qui la rendit sinon digne d'estime, au moins de pitié, en lui donnant l'énergie de rejeter une fortune honteuse, fruit d'infames services. Je ne la nommerai point, parce que son repentir fut aussi sincère que déchirant. Hélas! que n'ouvrit-elle plus tôt son ame à la femme célèbre et compatissante que le sort lui avait donnée pour amie; elle se serait épargné des remords. Mais à l'époque où je vis cette dame chez Regnault, elle était dans toute l'activité de ses vilains devoirs. On parlait de la scène de l'Empereur avec la députation du Corps-Législatif; Regnault et la dame, sans affectation, baissèrent un peu le diapason de leurs paroles mystérieuses; je n'entendis plus que les noms de Bordeaux, d'Angleterre, de correspondances, et de temps en temps quelques exclamations contre MM. Lainé, Raynouard, Flangergues, Gallois, membres récalcitrans du Corps-Législatif.

Quand la jolie dame allemande sortit du cabinet de Regnault, j'eus grande envie de la suivre, mais celui-ci me retint; il était si enfoncé dans les intérêts du moment, qu'il m'en parla comme s'il eût continué sa conversation avec la haute utilité qui venait de le quitter: «C'est Vicence, me dit-il, qui part chargé de négociations auprès des souverains, et surtout de l'empereur d'Autriche. S'il ne doit pas avoir plus de succès qu'à Dresde, il vaudrait autant qu'il restât à son ministère.

«—Mon Dieu! je trouve une teinte d'envie à cette boutade; auriez-vous la fantaisie d'être ambassadeur?» dis-je à Regnault assez étourdiment. Il ne me répondit que du regard, mais c'était répondre, et même avec un peu de suffisance.

Je n'avais pas vu Napoléon depuis le fameux voyage de Milan; la curiosité m'en prit, et une curiosité dictée par le plus noble intérêt et secondée par un de ces hasards singuliers dont il y a déjà tant d'exemples dans ma vie aventureuse, et qui donnent à la plus minutieuse vérité l'apparence d'une relation romanesque. L'Empereur venait de confier à la fidélité de la garde nationale parisienne, subitement ressuscitée, la fille des Césars et l'espoir de sa dynastie, Marie-Louise et le roi de Rome. La vaste enceinte du Carrousel venait de retentir de ces acclamations bruyantes dont Paris ne manque jamais. Le prince Joseph, si bon, si aimable, si instruit, mais peu fait, malgré ses deux exercices de royauté à Naples et en Espagne, pour supporter le poids du diadème, était peut-être celui que Napoléon n'eût pas dû choisir pour soutenir la jeune et incapable Marie-Louise dans le fardeau de la difficile régence qu'il allait établir. J'étais au Carrousel et dans la cour du château; je me glissais partout, j'écoutais tout avec l'anxiété du pressentiment, auquel j'avoue que j'ai toujours ajouté foi jusqu'à la crédulité. Il y avait tout près du cercle formé pour le mot d'ordre, un sergent de la garde nationale, que j'avais vu chez une de mes connaissances, royaliste à vieilles idées, qui commençait à reparler de ce qu'elle avait oublié si long-temps. Il causait avec plusieurs personnes, et non moins que dans le sens des cris qu'il venait lui-même de proférer. Hélas! me disais-je, voilà le sort des princes; ils se fient à des démonstrations de dévouement, et qui ne sont que le résultat du frottement des masses obéissant à des émotions du moment, qui seront éteintes au moindre examen et au premier changement. Toutes ces observations d'un coeur véritablement affectionné et enthousiaste me donnaient le besoin de voir l'Empereur. Cette solennité me l'avait présenté sous un jour triste, dans une espèce d'amoindrissement de sa puissance. Je parvins à entrer au pavillon de Flore, malgré la foule, car j'avais des amis partout. Je vais, dans le chapitre suivant, raconter la courte entrevue que je parvins à surprendre avec Napoléon. Je dirai tout de cette bonne fortune du sort, de cette minute imposante qui me fut une immense gloire par la conviction qu'elle me donna que le désintéressement et la vive sincérité de mon dévouement n'avaient pas été sans influence et sans charme sur le génie d'un grand homme malheureux.

CHAPITRE CXXV.

L'escalier du pavillon de Flore après la revue de la garde nationale.—Entrevue avec l'Empereur.—Départ du maréchal Ney pour le quartier général.—Campagne de France.

J'étais parvenue au haut de cet escalier qui est dans le coin reculé de la cour des Tuileries, entre les cuisines et un corps-de-garde, où rien n'annoncerait le séjour du souverain, sans les sentinelles qui se croisent et les consignes qui se répètent. Ma mine était si connue dans la garde impériale, qu'il ne m'arrivait jamais d'être repoussée dans mes curiosités par les militaires.

J'arrivai donc sans exciter la moindre attention jusqu'à la première anti-chambre. Assise sur une banquette, de singulières réflexions m'assaillirent malgré moi sur la destinée des rois. J'étais là sans avoir subi aucune enquête, aucune surveillance. J'étais sûre que l'Empereur allait y passer sans garde; je savais qu'à ma vue il s'avancerait (comme cela lui arrivait à la vue de toute personne étrangère), pour s'informer du motif qui m'amenait là. Si je l'eusse haï autant que je l'admirais, si j'eusse été animée d'un esprit de complot ou de vengeance, rien, me disais-je, d'aussi facile que d'arriver avec un poignard au coeur d'un grand homme. Ces idées m'absorbèrent si tristement que je ne vis, n'entendis rien de ce qui se passait autour de moi. Je ne me réveillai de mon accablante rêverie qu'au bruit du factionnaire du haut de l'escalier qu'on venait de relever. J'étais assise derrière le grand vitrage qui longe le palier d'où l'on aperçoit une espèce de corridor fort obscur, qui doit conduire derrière les appartemens de l'aile qui est entre l'horloge et le pavillon de Flore. Dans le même espace, il y a un cabinet où l'on monte par quelques marches; j'ai dit, je crois, que j'avais écrit sur mon memento les propos entendus dans la cour. Je tenais ce billet déployé dans ma main; j'entendis marcher dans le fond de ce corridor; machinalement je me lève, je m'approche jusqu'à la porte entr'ouverte du petit escalier. À ma toilette élégante, le factionnaire me prit pour une habitante du château; car loin de me regarder avec hésitation, il me laissa le passage libre. Au même moment, l'Empereur se montre, et moi, qui n'attendais là si patiemment que pour le voir, plus leste que la pensée et étourdie comme mon imagination, je me jette derrière la porte entr'ouverte et sur la seconde marche de l'escalier. Il me serait impossible de rendre l'attitude, ni l'expression de physionomie, ni l'accent de l'Empereur, qui s'approcha presque d'un air moqueur en me voyant grimpée là si sottement.

«Que voulez-vous? Que faites-vous ici?

«—Sire, le voilà: j'ai assisté à la revue, j'ai entendu et écrit ce que j'ai entendu;» et déjà il regardait mon billet. J'ai une si détestable écriture, qu'au milieu de toutes mes autres craintes, la plus vive était encore qu'il ne pût déchiffrer mon griffonnage. Je tendis la main pour reprendre la note. L'Empereur sourit de son fin et délicieux sourire, mit sa belle main sans gant sur la mienne, et rapprocha le billet de ses yeux. «Et le nom de l'homme, me dit-il?

«—Je ne le connais pas, sire.—Bien (avec un regard doux et bienveillant); bien, allez chez Regnault, et contez-lui tout.» J'allais risquer une parole de plus, j'allais dire: «Votre Majesté me reconnaît donc?» Mais Sa Majesté était déjà loin. Avec Napoléon rien ne traînait en longueur. Je redescendis l'escalier, mais cette fois non sans avoir été bien contrôlée par tous les regards surveillans. L'Empereur avait gardé ma note.

Je me rendis chez Regnault; il était sorti. Je lui laissai un mot. À sept heures du soir, il vint tout content me bien surprendre, en me montrant cette note, et en m'annonçant que j'avais beaucoup amusé l'Empereur par la terreur panique qui m'avait valu une audience particulière sur un escalier dérobé. Regnault avait ordre de me donner un bon sur le Trésor. La somme était considérable. Je refusai d'en accepter l'ordonnance; mais j'avoue sans détour que mon refus était un calcul, et tenait à un plan de ma tête un peu plus qu'à une délicatesse de mon coeur. N'ayant nommé ni compromis personne, j'aurais pu recevoir sans rougir une marque de reconnaissance pour un avis utile; mais j'ambitionnais mieux qu'une récompense pécuniaire, et je voulais pouvoir un jour demander à l'Empereur une position honorable comme mon dévouement, et pure comme la passion pour la gloire. Regnault, dont l'ame comprenait tous les sentimens généreux, surtout ceux d'un dévouement sans bornes, Regnault m'approuva et promit toute la chaleur de sa protection en faveur du projet que je lui communiquai pour mon avenir. Hélas! cet avenir, qui jamais n'arrive ni comme on le craint, ni comme on le désire, devait m'ôter, tout, oui, tout, jusqu'à l'espérance, puisque toutes se sont brisées sur un cercueil!… Le surlendemain, c'était le 17 janvier, je crois, Ney vint m'annoncer qu'il partait pour le quartier général de Châlons-sur-Marne. Je ne puis dire qu'il était triste ni agité de sombres pressentimens, puisqu'il s'agissait d'aller combattre; à l'idée des périls, Ney était toujours tout lui; mais il y avait quelque chose de plus réfléchi, de plus raisonneur dans ses dispositions; tellement que je me gardai bien de lui parler de ma singulière audience, et que je ne pus m'empêcher de lui répéter: «Aimez-vous moins l'Empereur, avez-vous regret à cette campagne?» Il en revint à son cheval de bataille: «C'est la France que j'aime; pour elle, je suis prêt à partir: mais s'il ne s'agit que de lui, j'avoue qu'un peu de repos nous conviendrait à tous.

«—Sans doute, et tous vous l'avez bien mérité. Encore un effort; encore cette moisson de lauriers; elle est la plus nécessaire, elle sera la plus glorieuse.» Ces mots-là avaient de l'écho dans l'ame de Ney; aussi se laissa-t-il aller à mes inspirations. Celles de l'amour et de la gloire ont une si prompte et si puissante sympathie!

Le maréchal partit dans la nuit, et cette fois la patrie était de moitié dans la tendre résolution qui allait me pousser encore sur les traces du guerrier. Je m'occupai de mes faciles préparatifs de campagne; Regnault n'approuvait pas l'idée de ces courses militaires, qu'il appelait mes Jeanne-d'Arcqueries; mais j'avais l'habitude de n'écouter que moi, et les défenses positives même de Ney ne servaient d'ordinaire qu'à stimuler davantage mes résolutions. La seule concession que ma tête pût faire se réduisait à ne pas transgresser la religion du sévère incognito, que me commandaient son repos et mon respect pour ses liens légitimes. Je ne voulus point faire d'adieux à Regnault, afin de m'épargner l'inutile résistance de ses conseils. Mais je n'y échappai point; car à peine Ney m'avait quittée, que le comte se présenta chez moi. Entre autres choses qui ajoutèrent à la surprise de cette si prompte visite, ce fut l'espèce d'enquête qu'il me fit subir sur le gouverneur de Wilna (le général Hogendorp); il voulut savoir si je le voyais lors de la campagne de Russie; si j'étais à Smorgony lorsque ce général y arriva au départ de Napoléon pour la France. «J'ignorais même, lui dis-je, qu'il y eût des Hogendorp combattant pour la France; j'en suis bien aise. Honneur de la patrie de ma mère, je suis fière de les voir tous comprendre aussi bien la brillante gloire des armes que celle d'une éloquence qui défend victorieusement les libertés publiques[10]. Mais pourquoi me parlez-vous du général?

«—Ah! le pourquoi? ma bonne Saint-Elme; vous permettrez à l'homme d'État de ne pas le confier à votre tête brûlée.» Il me disait cela avec une mine moitié grave, moitié ironique qui ne lui était pas naturelle. Je n'en sus jamais plus par Regnault, et quand j'en voulais parler, long-temps après, il éludait de répondre, me disant seulement: «Cela n'a pas nui à fama volat.» En rassemblant toutes ces circonstances, toutes ces questions que la plupart du temps loin d'expliquer on n'achevait même pas, je croyais toujours y trouver quelque secrète dénonciation de D. L***.

Je connaissais deux personnes à Châlons, chez lesquelles je pouvais réclamer une hospitalité bienveillante; j'y arrivai dans la nuit du 28 janvier. Les maréchaux Victor, Marmont, Mortier, Oudinot et Ney y commandaient sous les ordres de Napoléon. Quelle réunion encore imposante de talens militaires, lorsque tant d'autres étaient dispersés sur des points divers pour garder contre l'invasion de l'étranger cette France défendue trente années au prix de leur sang!

Je cherchai dès le lendemain à voir Ney; mais comme sa figure me sembla aussi sévère que lors de la rencontre en Russie, je craignis les résultats de la même colère, et cette fois je n'exposai pas mon empressement à la même réception. Je pris courage et patience, en donnant à mon coeur la distraction guerrière des grands spectacles dont j'étais entourée. C'étaient toujours nos braves du Rhin, du Tibre et des Pyramides, mais les habitudes de l'Empire avaient singulièrement assoupli ces caractères fiers et ces ames fortes; c'était même valeur, même courage, mais un courage plus résigné que bouillant. On semblait plutôt attendre la mort comme un devoir, que la braver pour une conquête. Jamais nos héros ne se montrèrent plus dignes de leur renommée, jamais plus infatigables; mais sans diminuer la part des éloges qu'ils ont si chèrement achetés, je dois constater, comme un fait curieux pour l'histoire, un changement de moeurs en quelque sorte dans nos grands capitaines. On aurait dit une sorte de mélancolie de l'héroïsme. Le maréchal Oudinot avait encore un peu plus qu'autrefois son ton fâché et froid, qui tient à un caractère de stoïcisme admirable, mais peu de mon goût, quand il se trouvait près de Napoléon. Je remarquai en lui et peut-être plus que dans les autres maréchaux, un je ne sais quoi d'involontairement mécontent. J'avais souvent vu le maréchal aux beaux jours de la république, c'était un autre homme; c'était alors chez Oudinot l'enthousiasme de la jeunesse et en quelque sorte d'un premier amour. Du temps de l'entrée en Hollande et en Italie, on avait tout à conquérir, titres, dignités, richesses, et sous l'empire, en 1814, on pouvait craindre de tout perdre. Celui des maréchaux qui conservait le mieux l'ancien caractère de simplicité et d'illusion, était le maréchal Victor, qui me parut là ce qu'il fut toujours, non seulement aussi brave, mais d'une ardeur aussi jeune que dans les premières victoires, qui l'ont classé si haut dans nos annales. Quant au maréchal Macdonald, je ne le vis passer qu'à cheval; Marmont, le favori de l'Empereur, était, avec Ney, celui dont l'extérieur annonçait la plus confiante sécurité dans nos succès, et qui devait encore s'en montrer un des brillans coopérateurs à Rosnay, où, l'épée à la main, il passa au travers de 25,000 Bavarois commandés par de Wrede, cet infidèle allié. Cependant une différence perçait encore dans l'ancien aide de camp du général Bonaparte, Marmont. J'eus encore l'occasion de voir les aides de camp de Napoléon, les généraux Corbineau, Déjean, Flahaut, et un autre dont j'ai oublié le nom. L'Empereur partit avec le général Bertrand. Le 27, il repoussa des Prussiens et entra à Saint-Dizier. Ney, dans cette campagne, ne quitta presque pas l'Empereur. J'avais suivi le mouvement de l'armée à peu de distance; nous étions sur la route de Troyes; on passa par des chemins horribles, par des marais et une forêt, que la saison rendait impraticables; c'était Blücher que l'Empereur voulait atteindre, et Blücher était à Brienne. On vint apprendre à l'Empereur qu'il y était retenu par la rupture d'un pont; ce fut un éclair de joie pour Napoléon. Le château fut si brusquement attaqué, que Blücher faillit être pris. Ce n'était pas la première fois que ce général n'échappait qu'à la faveur d'un stratagème ou d'une surprise. On se battit plus de douze heures; la nuit était déjà profonde, lorsque harcelée, pouvant à peine me tenir à cheval, croyant entendre le feu diminuer, je demandai un lit dans une espèce d'auberge sur la route: on me donna un matelas par terre et un peu de vin chaud. Je me roulai dans mon manteau, et j'allais dormir d'un excellent sommeil de bivac, lorsque plusieurs paysans entrent en tumulte, en criant: «L'Empereur a manqué d'être tué.»

Le lendemain je sus que le général Gourgaud lui avait sauvé la vie en abattant à ses pieds un Cosaque dont la lance allait l'atteindre. Il n'y avait là qu'une partie de la vieille garde; un des sous-officiers, qu'une blessure retenait en arrière, me dit que l'Empereur était retourné à Brienne, et qu'il craignait bien, d'après l'avis de son général, qu'il ne se trompât sur les mouvemens de l'ennemi. «Les pékins, disait-il, à qui nous avons enseigné leur métier, viennent nous attaquer cent contre cinquante. Quel guignon d'être là en traînard! Si du moins un boulet eût daigné m'emporter, je n'aurais pas la douleur de voir les amis en ligne et de ne pas y être.» J'avançais à travers champs: des fuyards m'apprirent qu'on était en retraite sur Troyes. Je ne savais rien de Ney; je tombai dans un découragement que ne m'avaient pas donné les horreurs de la guerre de Russie. Pour la première fois la terre française subissait l'affront d'une invasion: non, jamais mon coeur ne reçut de plus douloureuses blessures. Les troupes, dont les mouvemens se croisaient, n'avaient plus cet air d'une confiance insouciante qui ressemblait si fort à la conviction de vaincre: l'issue de cette bataille éveilla même la désertion dans nos rangs. Le commerce des proclamations allait son train; ces demi-victoires, qui nous affaiblissaient sans nous servir, qui nous faisaient reculer à chaque effort, commençaient à diminuer la fidélité au drapeau, par la trop juste conviction qu'il ne restait plus rien à faire à la valeur contre le nombre. L'ennemi nous fit plus de quatre mille prisonniers, et on perdit beaucoup d'artillerie.

Je crois avoir dit déjà que je connaissais une femme qui avait eu des relations intimes avec le roi Murat: je ne la désignerai que par son prénom de Noémi; elle avait une soeur mariée à Troyes, et s'y trouvait au moment de la retraite de La Rothière. Elle m'accueillit avec les larmes aux yeux: «Qui eût jamais pensé cela de Joachim? me dit-elle; comment! il trahit la France, son beau-frère, il se fait l'allié de l'Autriche.

«—Est-il vrai? est-il possible?

«—Ce n'est que trop vrai;» et elle me montra une preuve écrite, à la date du 2 janvier, qui ne laissait guère douter du projet de Murat de préférer l'alliance de l'Autriche à celle de sa patrie.

«—Noémi, lui dis-je, il faut me confier ce billet.

«—Je voudrais, sans qu'il sût d'où il vient, qu'il fût entre les mains de l'Empereur.

«—Bonne Noémi, c'est pour le lui faire tenir que je vous le demande; je vais le porter.» Nous étions au 3 ou 4 février: la lettre avait donc un mois et plus de date. Le congrès était ouvert à Châtillon-sur-Seine; l'Empereur avait passé Troyes et se trouvait au village de Piney. Les routes n'étaient qu'embarras et dangers; partout une surprise était possible, était probable; à chaque instant, l'affreux houra pouvait se faire entendre. Cependant l'idée de prouver à Ney un dévouement dont cette fois il me saurait gré, me donna plus que de la résolution; et, une heure après l'idée conçue, j'étais à cheval sur le chemin de Piney. Aucun moyen de pénétrer jusqu'à l'Empereur: il était occupé des instructions pour son représentant au congrès, le duc de Vicence. Je ne voulus pas me dessaisir de ma lettre; je guettais l'heure de la faire parvenir. À toute minute se succédaient de fâcheuses nouvelles. Les murmures étaient excités par les privations; la désertion elle-même, par le découragement, la désertion dans les armées de l'Empereur! j'avais peine à y croire. Je connaissais quelqu'un d'intime et de sûr auprès du duc de Bassano; je lui remis la lettre sous enveloppe, en priant de dire que c'était une dépêche pressée de fama volat. Napoléon quitta Troyes le 6, pour se rejeter sur la route de Paris; les Autrichiens nous remplacèrent aussitôt. Je fis quelques lieues avec Noémi et sa belle-soeur qui fuyaient; mais il fut impossible d'avancer. Nous étions arrêtées à un triste village dont j'ai oublié le nom; le passage des troupes ne cessa point, et tous parurent accablés et incertains. Noémi, qui avait beaucoup d'or et encore plus de générosité payait à boire à nos soldats, leur disant d'un air aimable: «Aimez bien l'Empereur, aidez à chasser les horribles Cosaques de notre belle France.» Pendant ces petites péroraisons, qu'elle répétait assez souvent, j'observais les soldats, et je ne voyais que trop que, si tous aimaient toujours l'Empereur et la patrie, ils n'étaient pas tous convaincus qu'on pût réussir à nettoyer les plaines de la France des étrangers qui s'y installaient déjà en maîtres sur les derrières de nos colonnes.

Noémi m'accompagna à Nogent. L'Empereur y était: on le disait inabordable; il venait d'apprendre l'évacuation de la Belgique et les résolutions du congrès. J'avais pu approcher cependant du prince de Neufchâtel, et lui ayant confié l'envoi de la lettre de Noémi, il me promit de savoir si elle était parvenue à l'Empereur. Je l'aperçus le jour qu'il venait d'être accablé par toutes ces tristes nouvelles; il sortait du conseil avec le duc de Bassano. Ils me parurent altérés tous deux, et le prince de Neufchâtel plus que le duc. Ils se quittèrent avec des haussemens d'épaules et des gesticulations trop significatives. J'étais si près que j'entendis: «Obstination.—Ne pas céder.—cinquante mille hommes.»Le prince de Neufchâtel m'aperçut et me dit: «Vous ne pouvez voir l'Empereur; il a reçu la lettre, il savait déjà tout; mais il a été content de l'envoi.» Ce ne fut qu'à l'île d'Elbe que j'eus la flatteuse certitude que mon zèle avait été agréable; mais que de tristes scènes allaient précéder l'époque de ce court séjour, d'où un grand homme sut reconquérir un trône par la seule énergie du malheur!

Le 10, Napoléon se remit en marche; le bruit circulait qu'il allait de nouveau attaquer Blücher par Montmirail. Noémi décida qu'elle resterait à Nogent. Le général Marmont, honoré alors de toute la confiance de l'Empereur, y resta pour la défense du passage de la Seine. Je me séparai de Noémi; j'espérais trouver Ney, et pour me donner cette consolation de tant de désastres publics et de fatigues personnelles, je suivis des chemins abominables, jusqu'à Sézane, espace de plus de quinze lieues. L'Empereur venait de les parcourir avec l'élan de l'aigle: cette idée abrégeait pour moi la route. Le maréchal Marmont força les défilés à Saint-Gond, et l'après-midi les Russes fuyaient devant l'Empereur à Champ-Aubert, qui, par une double fortune, mit aussi Blücher en déroute. Napoléon fit dîner avec lui les généraux prisonniers. Je causai un moment avec un officier de son état-major: il parlait comme si nous avions été victorieux au sein de l'Allemagne. J'avais beau lui dire: «Mais nous sommes aux portes de Paris. Ce n'est qu'une escarmouche de gagnée; ce n'est qu'une halte dans l'adversité. Les deux, ou trois ou quatre cent mille étrangers nous enveloppent de toutes parts, et débouchent peut-être d'un autre côté sur Paris même.» L'officier se mettait en fureur. Je vis le moment où il allait me déclarer séditieuse, parce que j'osais ne pas croire l'Empereur invincible et la France sauvée. Il me demanda, d'un ton qui, tout en me paraissant amusant par le ridicule, me déplut cependant: «Que venez-vous chercher, au surplus, au quartier général?—Un homme qui se batte pour Napoléon, qui ne le flatte pas; vous voyez que ce n'est pas à vous, Monsieur, que j'ai affaire.» Ce Monsieur existe encore et est dans des rangs qui ne sont pas ceux de la reconnaissance. Il m'a voué une haine implacable; je ne la lui rends que par beaucoup de mépris. S'il me lit, je pense qu'il sera content, car je pourrais dire quelque chose de plus.

Je vis enfin Ney à la prise de la ferme des Grenaux. Ah! quel homme encore pour commander, et quels soldats que les Français pour se battre! Ceux de Ney et de Mortier enlevèrent le poste où étaient les principales forces des Russes et des Prussiens, les poussèrent dans une pleine déroute vers Château-Thierry; ils les poursuivirent, et les habitans de cette ville se joignirent à nos soldats pour chasser les ennemis dont chaque maison avait à déplorer les excès. L'Empereur accourait en avant des lignes, les rayons de la valeur sur le front. Partout on battait les Prussiens; la retraite de Blücher ne ressemblait qu'à une déroute; il manqua d'être pris le soir, et s'en tira encore. Je fis beaucoup rire Ney en lui disant le lendemain: «Si j'avais reconnu ce Prussien qui visait l'Empereur, je lui aurais fait une boutonnière.» Pendant six jours la fortune sembla nous sourire, et l'horizon refléter quelques rayons de victoire. Napoléon, après l'affaire de Nangis, se croyait déjà de nouveau sur la route de Vienne. Enfin cette campagne de France ne fut en quelque sorte qu'un combat de chaque jour, auquel il fallait courir d'un point sur un autre. Le 19, les alliés étaient en fuite de toutes parts. On envoya des drapeaux à Paris, à Marie-Louise. Singulière destinée des princesses! L'épouse d'un empereur devait se réjouir des drapeaux enlevés à son père.

On incendia Nogent; Mery eut le même sort; enfin Napoléon rentra vainqueur à Troyes. À la retraite des troupes françaises on y avait vu des cocardes blanches, des proclamations avaient circulé; on y avait parlé hautement des Bourbons; on croyait que les alliés songeaient enfin à les placer sur le trône, tandis que tous les souverains ne pensaient encore qu'à eux-mêmes. L'empereur Alexandre ne rêvait qu'à l'orgueilleuse représaille de venir en maître dans la capitale de Napoléon. Il y eut un ancien émigré qui fut jugé militairement. Dans la maison où je logeais, les voix tonnaient contre l'Empereur; on ne se gênait pas du tout pour me le dire, et je trouvais à cette franchise un certain courage de confiance qui me flattait; car ces gens me connaissaient pour être toute d'ame à la cause de Napoléon. Je pris si grande estime pour mes hôtes, que j'ai depuis toujours conservé avec eux des relations amicales.

Il s'était formé à Château-Thierry un corps de bourgeois qui faisaient la guerre de partisans avec une extrême habileté, et un incroyable courage; parmi eux se trouvait le fils d'un marchand de drap qui avait fait une campagne sous Ney; le hasard, qui m'a souvent servi pour d'assez bizarres rencontres, me fut encore favorable; car ce fut presqu'un camarade de rang: oui, s'il l'eût fallu, dans cette campagne de France, j'aurais fait le coup de fusil et de sabre en véritable soldat. Que j'étais bonne française dans cette cruelle agonie du grand, empire! Il faut bien que l'amour de la gloire donne une existence nouvelle, des forces proportionnées aux terribles sensations que la guerre accumule; car comment une femme eût-elle résisté aux fatigues que j'ai supportées sans peine? Aimer Michel Ney, c'était adorer la gloire de la France; dans ce sentiment était toute ma force: je n'avais qu'à me dire, il le saura, nous en causerons, tout alors me devenait facile avec ce talisman de l'espoir et de l'amour.

Dans ce moment Marmont était aux prises avec Blücher sur la route de Châlons; il ne put le contenir. Les Prussiens arrivaient en force; mais Marmont, aussi brave qu'habile, les attire vers Montmirail. Au moment où les ennemis le regardent comme en retraite, il exécute une savante volte-face, et de grand matin sa position est assurée près de Vauchamp. Ah! Dieu! quels soldats! et quel chef que Marmont!… Alors… Blücher ne paraissait pas disposé à accepter la bataille, d'autant moins que ses éclaireurs l'avaient averti que Napoléon était là avec son armée en bataille. Jamais, non jamais il n'y eut des cris de vive l'Empereur! pareils à ceux qui s'échappèrent de cette plaine de Vauchamp; en regardant d'un peu loin ces hommes héroïques, à qui la certitude et l'aspect d'un triple nombre d'ennemis n'inspiraient qu'une ardeur plus bouillante, je me crus transportée au triomphe de Valmy, et je rêvai de nouveau la victoire. Les carrés prussiens se présentaient bien, mais rien ne tint en bataille contre l'attaque des Français; en les voyant, on eût cru que nos grenadiers, que nos conscrits mêmes couraient à une partie de plaisir. Les Prussiens, de toutes parts débandés, furent poursuivis par Marmont jusqu'à la nuit, et Blücher put se ressouvenir à Vauchamp de Iéna et Lubeck; cela se passait le 15. Les maréchaux Victor et Oudinot reçurent l'avis que Napoléon les joindrait à Guignes. J'étais à Nangis: un renfort de vieux soldats nous arrivait d'Espagne sous le commandement des généraux Treilhard, Gérard et Leval; ils contribuèrent puissamment au succès de ces journées belles comme nos premières. À leur tour, les Autrichiens furent mis eu déroute devant Nangis, comme Blücher l'avait été à Vauchamp. L'Empereur coucha au château de Nangis: j'eus bon besoin de me rappeler la défense de Ney pour ne pas chercher à savoir comment avait été donnée et reçue la dépêche de fama volat; mais je me tins modestement à mon humble bivac, à deux coups de fusil du quartier impérial. J'avais toujours ma ceinture bien garnie d'or. Je me rappelle que je fis un repas chez des fermiers qui, ruinés par la guerre, avaient conservé un incroyable attachement pour Napoléon. Il y avait plus d'ardeur dans les masures des paysans de la Champagne que dans les palais dorés de Paris, donnés pour la plupart en dotation par l'Empereur. On doit penser que je me trouvai là en véritable fraternité d'opinion. Je résolus d'y prendre quelques jours de repos, mais les événemens en décidèrent autrement. L'Empereur avait cru le pont de Montereau pris par le maréchal Victor: une erreur, un malentendu, ou une faute que le respect dû à un si vaillant capitaine, que je m'honore de professer dans toute son étendue, ne me permet pas de juger, fut cause d'une attaque générale où les Français furent vainqueurs, mais que l'Empereur n'avait pas prévue. Le bon, l'aimable Château, gendre du maréchal Victor, y perdit la vie, et cette perte, qui affligea si cruellement le coeur du vieux compagnon de gloire du vainqueur d'Arcole et de Marengo, donna au moins une nouvelle preuve au maréchal Victor, que l'empereur Napoléon avait conservé tous les sentimens du général Bonaparte pour les premiers compagnons de sa fortune. J'aime à rappeler ces traits d'une sensibilité magnanime; oui, j'aime à répéter: Napoléon fut non seulement grand homme, mais ami vrai, bon, accessible jusqu'à la faiblesse à toutes les émotions généreuses. J'ose en appeler au témoignage du guerrier que l'Empereur appela si souvent un de ses enfans, le maréchal Marmont, qui ne se rappellera pas, je crois, le compte qu'il vint rendre à l'Empereur, à Reims, du désastre de Laon, sans avouer qu'après le juste et premier mouvement de colère contre une faute ou un malheur, Napoléon revint à l'indulgence d'un ami et d'un père. Le souverain qui sait pardonner mérite des amis fidèles et des sujets dévoués.

On vint m'apprendre que Ney marchait sur Châlons: une demi-heure après j'avais le pied à l'étrier. Mon pauvre cheval commençait à boiter, et son allure m'impatientait. Sur ces entrefaites je rencontrai un paysan qui conduisait deux jolis chevaux de main.

«Sont-ils à vendre, vos chevaux?

«—Oui, Monsieur, et pas cher, car c'est une trouvaille, et pour peu que l'Empereur continue à crosser ces coquins d'alliés, nous en donnerons vingt à la douzaine. Le vôtre boite: voyons, voulez-vous troquer?

«—Non, mais je vais vous prendre un des vôtres; vous me direz votre demeure.

«—Je n'en ai pas pour le moment actuel; je vas et je viens, et je revends ce que j'accroche.

«—Combien voulez-vous?

«—Trois napoléons.» Je les lui donnai; le cheval en valait soixante. Le paysan m'aida à seller ma nouvelle acquisition, tout en me faisant son éloge. «C'est un tartare de race; je l'ai eu pour rien d'un sous-officier du général Corbineau, à qui mon oncle a rendu quelques petits services. Ah! dame, les soldats de l'Empereur, ça vous a de la reconnaissance, puis ça n'est pas pillard.» Me regardant tout à coup comme par inspiration subite: «Mais, Monsieur, vous êtes une femme.

«—Oui, je suis une femme; mais j'ai vu le feu, je ne le crains pas.» Il me semblait que cette petite fanfaronnade était nécessaire pour que le lieu et l'occasion ne fissent pas d'un bon paysan français un imitateur des soldats alliés. Je me trompais bien, car le brave garçon m'offrit de me servir de guide, et voulut par force voir au moins pendant une lieue ou deux si mon arabe se conduirait bien. Puis il me dit que je trouverais, à peu de distance, une ferme où l'on se chargerait de mon cheval pour tant que je voudrais. Nous y fîmes halte: je laissai mon cheval en pension aux environs de Château-Thierry; je ne le retrouvai plus, ni même les personnes qui s'en étaient chargées.

CHAPITRE CXXVI.

Continuation de la campagne de France.

Pendant que je courais volontairement tous les hasards de cette campagne, les événemens marchaient aussi. Le 15, je rencontrai un ami qui arrivait de Bordeaux, et qui m'apprit que le duc d'Angoulême y était et qu'on y criait vivent les Bourbons!; Je croyais rêver à cette nouvelle; mais Ney, que j'osai enfin aborder en le rencontrant à cette époque, me confirma ces bruits. «Les Bourbons risquent beaucoup, disait-il, car les alliés ont déclaré ne pas épouser leur cause; et si le comte d'Artois est à Vesoul, c'est sans leur consentement.—Si j'étais du sang de Henri IV, m'écriai-je, et qu'un empereur de Russie ou d'Autriche ne se conduisît pas mieux, je saurais m'en venger.» Ney sourit, et après un échange de confidences et d'émotions, il me donna mes ordres de départ. Je feignis la soumission, mais je continuai de suivre les traces du guerrier.

Le commandant de Soissons avait livré les clefs par surprise: ce fut un coup terrible. Ce commandant se nommait Moreau, et l'Empereur avait dit, assurait-on, que ce nom lui avait toujours été fatal. Les alliés venaient de signer leur alliance nouvelle à Chaumont; des proclamations parties de leur camp appelaient les Français à l'infidélité. L'Empereur fit aussi des manifestes, réunit ses forces; il n'avait plus pour lui que les chances de la guerre et le salut du désespoir. On passa la Marne à Berry-le-Bac; le général Nansouty renouvela les prodiges de la journée d'Eylau, en 1807. Nous étions maîtres de la route de Reims à Laon; on trouva les Russes en forte position sur les hauteurs de Craonne. Une heureuse nouvelle vint réchauffer le soldat; l'Empereur la fit répandre: la population entière des Vosges s'était soulevée contre les Autrichiens. Ney me reçut bien, malgré l'oubli de ses instructions, parce que je lui annonçai ces heureux détails la première. Je les avais obtenus d'un hasard. «Ida, vous avez réellement le diable au corps.» Malgré toutes les horreurs de la guerre, nous étions en si bonne humeur, que je répondis: «Ah, puisque j'ai le diable au corps à la guerre, pourquoi ne l'ai-je pas eu au théâtre; la pauvre Didon n'eût pas été sifflée.—Demain, nous dit Ney, nous emportons Craonne.

«—Que ce nous emportons vous va; ce sera le plateau de Michelsbery, lui dis-je.

«—Non, ma pauvre Ida, la victoire ne nous conduira plus de long-temps aux portes de Vienne, comme dans le bon temps. L'Empereur a joué sa couronne contre un entêtement. N'importe; ils n'auront pas bon marché de nous, les alliés; je suis sûr qu'ils s'étonnent d'être en France, malgré leurs masses énormes; leur joie est presque encore de la peur.»

La prise du plateau devint une boucherie sanglante. Ney et le maréchal Victor commandaient l'infanterie. L'attaque fut impétueuse, l'ennemi tint bon. Nansouty et Grouchy arrivèrent comme la foudre avec leur cavalerie. Les batteries vomissaient la mort; le feu dura presque toute la journée. Enfin l'ennemi fut ébranlé et poursuivi vers Laon. L'Empereur coucha à Bray. Il paraissait souffrant et soucieux: il reçut courrier sur courrier; on comptait sur un ou deux jours de repos, lorsque tout à coup l'Empereur va rejoindre ses colonnes qui étaient en marche sur Laon. Je manquai m'enfoncer dans un marais, ayant pris à côté de la route. Ney était en avant. C'est là que le général Gourgaud ajouta encore à sa réputation militaire par un de ces coups heureux et hardis qui annoncent le véritable capitaine; il surprit les gardés des alliés, et par là ouvrit à Ney le passage du défilé. On arriva vers les hauteurs, et les corps de Ney, de Marmont et Mortier y prirent position pour attaquer Blücher qui, certes, avait le double de troupes. L'Empereur occupait le haut, près de la ville; il allait monter à cheval quand il apprit cette faute de Marmont, à laquelle j'ai déjà fait allusion et qui fut si noblement pardonnée; cette faute était assez grave pour rendre nécessaire un autre plan d'attaque.

Harassée de fatigue, je m'étais jetée tout habillée sur un matelas, dans une auberge que les ennemis venaient de quitter. On y pouvait juger des moyens des chefs et de la discipline des soldats, en voyant les meubles et en entendant les habitans de l'auberge. J'en partis la tête encore plus montée, le coeur encore plus ulcéré qu'avant. J'allais essayer de joindre Ney, ce qui était difficile; car, dans cette campagne, les mouvemens changeaient d'heure en heure; les troupes se croisaient incessamment. J'étais aux environs du village de Chavignon; on y répandait le bruit que, du côté de Lyon, on avait désobéi et gâté nos affaires: «Un vieux brave comme cela, disaient les soldats, c'est abominable! Un guerrier peut-il ne pas respecter sa renommée?»

L'anniversaire de la naissance du roi de Rome, le 20 mars, l'Empereur se trouva au delà d'Arcis, en présence de toutes les masses des alliés; c'est là qu'il paya encore de sa personne; il était partout, à chaque moment, dans la mêlée, sous le feu des batteries, toujours soldat et empereur; les obus éclataient sous les pieds de son cheval. Les faubourgs étaient incendiés; on se reconnaissait dans la ville aux feux continuels de la mousqueterie que la nuit n'arrêtait point. Je rôdais avec assez d'anxiété. Il ne nous restait qu'un pont pour la retraite; l'Empereur en fit jeter un second; Arcis fut évacué en très bon ordre; on se battit toujours, et l'armée fit si bonne contenance, que l'ennemi n'osa l'entamer, malgré l'immense supériorité du nombre. J'arrivai avant la tête des premières colonnes à Vitry-le-Français; le quartier général fut établi à Saint-Dizier. Là on apprit que toutes les propositions de l'Empereur avaient été rejetées au congrès qui était rompu. À peu de distance de Doulevent, on disait que l'Empereur marchait sur Paris, d'où il avait reçu un avis important. On ne voyait plus d'alliés sur la route de Troyes. Je la suivais au pas, réfléchissant sur tout ce que j'avais vu. Un des aides de camp du prince de Neufchâtel passa. «Il devance l'Empereur,» disaient les paysans. À quelques lieues de là on apprit qu'on se battait aux portes de Paris. Je mis mon cheval au galop, comme si mon arrivée eût pu changer les événemens. Mon coeur battait à m'étouffer, et je puis assurer que ce n'était pas de frayeur. L'étranger à Paris, le Cosaque passant sons nos arcs de triomphe: songer seulement à cette humiliation, pour moi c'était mourir. Hélas! deux lieues plus loin, j'apprends que Paris venait de capituler.

Le corps d'armée destiné à couvrir la capitale, l'évacua la nuit même. Arrivée à Villejuif, je trouvai le village occupé par les troupes de Mortier. Officiers et soldats ne parlaient que du regret de la capitulation, de la belle conduite de la garde nationale et des élèves de l'École Polytechnique. Je ne crois pas de ma vie avoir été dans une situation d'esprit plus pénible. J'avais même quelques instans cessé de penser à Ney; je voyais l'Empereur si malheureux!

Je suivis les troupes qui se dirigeaient sur Fontainebleau. En y arrivant, il fallut me mettre au lit; tout mon sang bouillonnait de colère, et me menaçait d'une hémorragie. J'étais seule; on ne prenait de moi nulle pitié. Je montrai de l'or; les soins changèrent, mais avec un air qui me déplut encore. «Je suis femme d'un militaire de la garde de Napoléon, lui dis-je; j'attends mon mari. Les troupes arrivent, je les quitte: j'ai vu l'Empereur au relais de Fromenteau.» Alors tous les soins, toutes les attentions me furent prodiguées avec mille questions. Je ne nomme pas mes hôtes; je puis donc dire qu'ils étaient fous napoléonistes, et je crois que cette conviction, qui me plaça comme chez des amis, aida fortement à me guérir, car le lendemain je n'avais plus qu'un peu de courbature. Le lendemain Fontainebleau se remplit de troupes, et les maréchaux y arrivèrent aussi successivement, Moncey, Macdonald, Marmont, Oudinot, Mortier, Lefebvre, tous, et Ney enfin.

Après trois mois de fatigues, de privations et assez de périls, il m'était délicieux de penser que j'allais jouir du bonheur de le voir loin de Paris, et j'osai même espérer que, d'après ma constante résignation à tout supporter, je serais mieux accueillie qu'au bivac de Siroknodinia. Je dirai dans le chapitre suivant tout ce que j'ai vu dans mon séjour à Fontainebleau, depuis l'arrivée des maréchaux jusqu'à ce moment cruel où Napoléon fut contraint de se séparer des aigles et de ses phalanges d'airain, qu'il avait si long-temps conduites à la conquête du monde.

CHAPITRE CXXVII.

Séjour à Fontainebleau.—Abdication de l'Empereur.—Dévouement de
Montholon.

Je fis avertir le maréchal que j'étais à Fontainebleau. La capitulation de Paris venait d'être signée par le maréchal Marmont. Les alliés avaient fait leur entrée dans Paris. J'avais couru toute la matinée; j'avais cherché exprès à causer avec le vieux soutien des aigles. Il n'eût fallu qu'un mot de l'Empereur pour ramener ses soldats contre Paris, sans calculer le nombre ni la distance. Dans cette extrémité, il y avait moins de découragement qu'au commencement de la campagne; on pouvait encore sauver la France et l'Empereur; une grande résolution bien certainement était dans le coeur de Napoléon, et Napoléon eût été bien fort encore à la tête de cinquante mille hommes animés par le désespoir.

On a prétendu que Ney avait durement conseillé l'abdication; il est plus tard convenu avec moi de son vote pour ce parti, mais niant la dureté des termes qu'on lui avait attribués dans cette circonstance. C'était déjà trop; car, avec sa valeur intrépide, il me semblait que Ney eût dû être de l'avis des grenadiers. Je ne donne pas cela comme un calcul, mais comme un élan naturel; et je suis persuadée que les hasards d'une bravoure si exaltée pouvaient encore être heureux. Quarante-huit heures se passèrent dans l'incertitude du succès de la négociation du duc de Vicence, de ce véritable ami de l'Empereur, de ce sage conseiller trop peu écouté. Je vis Ney deux ou trois fois avant le retour de l'ultimatum; il était préoccupé, mais point inquiet: il n'avait pas désespéré de la fortune de Napoléon. Je lui contais tout ce que j'entendais dire, et à Fontainebleau aucun ordre de partir ne vint attrister la joie de le voir. J'eus même un moment l'orgueil de me croire utile, et il fut assez aimable pour dire que je lui étais nécessaire, que je ne devais partir que lorsqu'il me le demanderait; il m'avait quittée sur les neuf heures du soir. On venait de nous annoncer que les cocardes blanches et les lis avaient été arborés à Paris, qu'on criait vivent les Bourbons!; Les plus grands malheurs furent un moment à craindre, car les troupes n'étaient pas disposées à répéter ces cris, pas même à les supporter. Je rencontrai deux soldats qui tenaient une des proclamations qu'on osait encore distribuer en cachette: elle portait que les alliés ne traiteraient plus avec Napoléon Bonaparte, ni avec personne de sa famille. Les commentaires sur un pareil texte se ressentaient du fanatisme tout militaire. «Ils n'étaient pas si fiers que cela à Tilsitt, ces empereurs par la grâce de Dieu, et qui peuvent dire qu'ils le sont restés alors par la bonté de Napoléon, avec qui ils ne veulent plus traiter aujourd'hui. Ah! ils ne veulent pas… Mais nous ne sommes pas morts tous… Que ce Napoléon nous fasse seulement signe de la main, qu'il nous dise en avant, et Russes, Prussiens, Autrichiens, tous ces héros que nous avons battus trente ans, laisseront leurs os en France pour l'engraisser.» Je rapportai à Ney ces énergiques propos; il me dit: «Ils pourraient bien avoir raison; il serait cruel d'en venir là, mais cela vaudrait mieux encore que de passer sous le joug.» Il le pensait; car la vérité, la franchise, dictaient toujours les discours du maréchal; oui, toujours. Michel Ney ne trahit jamais sa pensée; je le dirai jusqu'à mon dernier soupir. Plus tard, à l'époque sanglante que je vais bientôt retracer, je répéterai que Michel Ney fut toujours sincère. Une ame si grande, un si héroïque courage, ne s'allient point avec la perfidie qui se joue des sermens. Époux et père, il écouta les trompeuses promesses d'une paix glorieusement gagnée: il était homme et soldat français. On lui offrit la prospérité future de sa patrie, sa grandeur et sa gloire sous les drapeaux qu'il illustra si long-temps. Pouvait-il préférer à cette alternative une guerre de Français à Français? Après la scène des grenadiers, il me dit: «Je veux dire tout à l'Empereur; mais je ne yeux pas, Ida, qu'il sache nos relations. Comment arranger cela? car, je ne vous le cache pas, j'ai un projet pour vous.

«—De me faire décorer, peut-être?…

«—Vous riez; et quand cela serait?

«—Monsieur le maréchal, vous battez la campagne; avez-vous oublié ma profession de foi à Eylau.

«—Comment?—Serait-ce sous le rapport de services particuliers?—Mon ami, on ne mérite pas pour cela la croix d'honneur.» Il me regarda avec émotion, pressa fortement ma main contre sa poitrine. «En voilà, une décoration, m'écriai-je avec cet enthousiasme qui le séduisit si souvent dans un bivac comme dans un salon, en voilà une; c'est votre main placée sur votre noble coeur. Michel, les croix sont des constellations qui brillent sur le temple de Mémoire; mais mon sexe n'y doit jamais prétendre. Ce brevet de force et d'héroïsme ne conviendrait dans notre sexe qu'à ces admirables soeurs de charité, dont nos grenadiers sentent l'appui; pour elles, au moins, la croix serait l'honorable récompense des dangers réels bravés pour secourir et consoler, sinon pour combattre et vaincre.

«—Ida, chère et bonne Ida, que vous dites toujours bien; ah! que je voudrais que l'Empereur vous entendît.»

Je me gardai bien, comme on pense, de lui dire que l'Empereur me connaissait, car les explications eussent été un peu loin. Il est bien probable que la scène, commencée par l'attendrissement, eût fini par une colère semblable à celle qui m'avait fait si belle réception au Dniéper.

On vint chez moi pour prévenir le maréchal de se rendre près de l'Empereur. Ney me quitta fort contrarié. «Comment a-t-on su que j'étais ici, disait-il; tout se sait donc?…»

Tout était fini à Paris. Le duc de Vicence, si dévoué, avait lutté vainement: il devait succomber. Son attachement reconnaissant avait trop à faire de combattre un quatuor anti-impérial, dont le prince de Bénévent était le chef. Quoique j'eusse le coeur navré, je ne pus m'empêcher de sourire en repassant les phrases diverses qui avaient fini par conduire M. de Talleyrand au… royalisme… Émigré sous la terreur, citoyen ministre sous la république, sous le directoire et le consulat, prince sous l'empire et par l'Empereur, que pourra-t-il encore devenir, et surtout quels services l'ancien évêque d'Autun fera-t-il valoir près du frère de Louis XVI?

«Il s'en tirera, disait Ney; c'est l'essence de la politique.» L'événement a prouvé que Ney, sans être fin diplomate, savait très bien les juger. Une personne, intimement attachée à l'impératrice Joséphine, et que je trouvai en Belgique en 1816, connaissait encore mieux cet homme extraordinaire, que je crois pourtant avoir bien connu et bien jugé. Je regrette que ce qui me reste à retracer ne me permette pas les détails que cette personne me donna et qui sont d'une nature assez intime; mais cette digression me mènerait trop loin, les faits pourront trouver leur place ailleurs.

L'arrivée de M. de Montholon, accouru de Paris pour se dévouer au malheur, causa un vif sentiment de joie à l'Empereur; le dévouement de cet homme aimable, si brave, si loyalement attaché à une cause de gloire, devint l'heureuse compensation de plus d'une ingratitude. En 1809, lorsque je fis mon premier voyage à Florence, une personne très spirituelle et distinguée, qui avait beaucoup connu le général Montholon, m'avait dit: Savoir vivre et instruction, voilà ce qu'avec beaucoup d'affabilité on trouve chez M. de Montholon, qui venait alors d'être nommé chambellan. J'étais d'accord avec madame Hé…al sur le brillant mérite de M. de Montholon, mais lorsqu'il vint à Fontainebleau pour s'attacher à la fortune de l'Empereur, il conquit une place plus haute dans mon admiration. Enfin l'acte qui déclara Napoléon déchu du trône, l'armée déliée du serment de fidélité, parut. «Ils ont beau faire, criaient nos braves, ce serment est gravé là;» et ils frappaient leurs larges poitrines. «Et voilà, à son service, de quoi le prouver,» et ils mettaient la main sur le sabre. L'agitation était bouillonnante; on n'entendait que ce cri: «À Paris! marchons sur Paris!» Aussitôt l'Empereur parut; à son aspect tout rentra dans l'ordre. Oui, je le répéterai jusqu'à mon dernier soupir, ce fut un grand, un noble spectacle que celui de Napoléon et de son armée à Fontainebleau, de cette France armée et encore debout au milieu de la France humiliée et soumise. Je courais au milieu des groupes; je voyais, j'entendais tout, et tout était admirable de courage et de dévouement.

Ce jour même, au moment où j'allais rentrer pour écrire à Regnault, j'aperçus la dame allemande que j'avais vue souvent chez lui; je crus voir qu'elle voulait m'éviter. Je voulus qu'elle sût que je l'avais remarquée. Je me persuadais qu'elle avait fait comme la plupart des fonctionnaires civils et militaires, des employés et des courtisans, qui n'avaient pas même attendu le départ de celui qu'ils avaient si long-temps déifié, pour endosser les livrées du pouvoir nouveau. Je me trompais complétement; cette dame venait apporter d'importantes nouvelles; elle cherchait le général Fezenzac. «L'Empereur, disait-elle, avait gagné la cause de la régence. Alexandre avait cédé à l'éloquence d'un homme honoré de son estime. Hélas! le duc de Vicence avait tout obtenu; mais le général Dessoles a tout gâté; il déteste l'Empereur, et il paraît qu'un ennemi plaide toujours mieux qu'un ami. Alexandre n'a pas été fâché de satisfaire son orgueil en humiliant Napoléon: il ne réussira que trop; car si vous saviez combien de gens j'ai déjà vus à Paris, qui étaient plus que dévoués encore, au 1er avril, à la dynastie de Napoléon, et qui ont voulu me persuader, à moi qui sais tant de peccadilles politiques, qu'ils ont toujours chéri les princes légitimes et attendu leur retour!

«—Du moins, lui répondis-je, si l'Empereur peut oublier toutes les ingratitudes à l'aspect de ses aigles que baise encore avec fureur son armée! Jamais peut-être les soldats ne l'ont exalté autant que depuis qu'il est déchu du trône.»

Cette dame, dont toutes les minutes avaient toujours un but, s'était chargée d'un billet de Regnault pour moi[11]. Il me demandait sur les maréchaux des détails que j'aurais pu lui donner, mais que je ne crus pas du tout de ma compétence. Que fera Ney? de quel avis restera-t-il? Voilà les phrases que je me rappelle parfaitement. J'aurais voulu répondre, mais c'eût été accepter la mission, et je n'en voulus jamais que de mon coeur et de ma très indépendante volonté. La dame allemande, dévouée aux hauts intérêts politiques, voulut me prouver que j'avais tort; mais je lui prouvai le contraire en deux mots, et il n'en fut plus question. Lorsque je la revis sur les terres de l'exil, elle me dit: «Ah! vous aviez raison; que n'ai-je pensé comme vous, je n'aurais pas mérité le mépris de l'homme pour qui j'aurais donné ma vie!» Son touchant repentir lui valut alors tout mon intérêt, et je m'applaudirai toujours d'avoir pu lui en donner d'utiles preuves. Il était question dans la lettre de Regnault du général Dessoles, cet ami fidèle du général Moreau. N'ayant jamais eu de relations intimes avec ce général, et me le rappelant même à peine, je répondis simplement de souvenir: Certes Dessoles a trop aimé Moreau pour pouvoir beaucoup aimer Napoléon.» La nuit, le duc de Vicence arriva à Fontainebleau; personne ne dormait dans ce moment-là. Ma belle Allemande partit pour Essonne. Le résultat de l'arrivée du duc de Vicence fut la nomination de deux nouveaux plénipotentiaires, dont l'un était Ney, et l'autre Marmont. Avec quelle joie on apprit cette nomination qui adjoignait deux braves à l'ami le plus fidèle! Cependant il prit une inspiration à l'Empereur qui prouva encore mieux toute sa confiance et sa sécurité dans ses maréchaux: Macdonald venait d'arriver de Troyes avec son corps d'armée, et cela fit changer la nomination. Ce fut la grande facilité de communiquer de Paris avec l'armée qui influa beaucoup dans ces critiques momens. L'Empereur, instruit de tout, craignait les intrigues, les trahisons; il ne craignait pas assez d'autres sentimens moins coupables, mais non moins funestes à sa fortune, le découragement et le besoin du repos pour les chefs. Macdonald fut nommé avec Ney, pour aller à Paris. Je vis Ney une minute; il disait qu'on avait eu une peine incroyable à en finir pour les formes; que l'étiquette avait survécu à l'adversité; que Napoléon y avait mis une taquinerie de détails insupportable. Je trouvai cette susceptibilité très naturelle dans un homme abattu. Je le dis au maréchal. Il me répondit en souriant:«Je crois qu'il ne nous a donné notre mission que pour la forme; il fomente quelque projet; qui sait comment tout finira?

«—Par chasser les Cosaques et compagnie, j'espère…

«—Ainsi soit-il,» répondit-il, et il me quitta.

Trois heures après, en rôdant près du château, j'aperçus Auv…, capitaine de la garde; il me parut si joyeux que je ne pus m'empêcher de lui en demander la cause. «Nous ne resterons pas ici les bras croisés, me dit-il; l'Empereur a paru céder, mais nous savons le dessous des cartes. Pendant qu'on perdra du temps là-bas à griffonner et à bavarder, nous l'emploirons bien. Dans une heure les ordres parleront. Tout est organisé, le plan de campagne est facile: vaincre ou mourir! Nous voyons bien la mine de quelques supérieurs, mais ils n'oseront répudier tant d'années de gloire. Qui d'entre eux oserait devenir infidèle au camarade d'Austerlitz?» En me disant cela, je vis, au ton seul, que celui qui parlait était à cette bataille; je le lui dis. «Oui, j'y ai gagné ma croix et mon grade, et ma vie est à celui qui nous fit vaincre…» Un mot énergique à l'appui, et un geste qui indiquait un attendrissement qui dans ces yeux-là n'était pas faiblesse, me firent attacher beaucoup de prix aux nouvelles que le capitaine Auv… continua de me donner. Mais toutes ces espérances de l'armée la plus brave, la plus dévouée, allaient s'évanouir. Ney était parti le 4; les troupes venaient de recevoir un ordre de marche pour Moulignon. J'étais décidée à suivre le premier bataillon; dans le même moment, je reçois un petit chiffon de papier d'une paysanne; il contenait ces mots écrits au crayon: «J'ai été à Chevilly, on y est charmé de l'élève de Bonaparte.» Je voulus payer la paysanne; impossible de la retrouver. Ma tête tourna; j'aurais préféré une canonnade à l'effroi qui s'empara de moi. Que dire? qui nommer? comment justifier cet envoi et qu'en penser moi-même? Abominable intrigante! fut ma première réflexion; l'autre, la nécessité de consulter Ney: il va jurer, crier; n'importe, il faut qu'il le sache, et me voilà à cheval sur la route de Chevilly.

«Ce billet, disais-je, n'est et ne peut venir que d'une dame allemande que le gouvernement emploie depuis 1804; elle était à Fontainebleau il y a trois jours; Regnault la sait par coeur et en répond.» Au moment où j'arrivais en vue du château, je vis à une grande distance les plénipotentiaires au grand train de poste filer sur Paris. Galopper après ne m'eût pas effrayée; mais Ney n'était pas seul, et je savais trop comment il aurait reçu un trait de zèle qui dévoilait ce qu'il avait tant à coeur de cacher; zèle qui de plus exigeait encore des préambules justificatifs. Je me contentai de garder l'avis; je ne voulus plus risquer de m'arrêter à Chevilly, que j'avais dépassé d'une lieue, et retournai à Fontainebleau où j'arrivai fort tard. Tout y était à la guerre; tout ceux que je vis, et j'ose en appeler au témoignage du brave général Gourgaud, l'Empereur ne songeait point à tenir l'abdication. Il était bien résolu à tenter encore le sort des combats, son élément véritable, et il pouvait se promettre la victoire peut-être, car ce qui restait de l'armée valait quatre fois son nombre. Le 5 avril, à six heures du matin, je courais déjà sur la route de Paris. J'y rencontrai un officier, ami intime du colonel Fabvier; il était pâle à faire peur. Il me conta ce qui s'était passé au corps d'armée de Marmont. Cet officier était comme fou; il disait des choses que je ne veux ni dois répéter; je décris ce que j'ai vu, mais n'écris point l'histoire ni toutes ses cruelles vérités. Lorsque l'Empereur envoya le général Gourgaud à Essonne pour inviter le maréchal Marmont et le général Souham à dîner, il savait qu'ils n'étaient plus disposés à la guerre; Ney m'avait dit déjà: «Cette course sur Paris a tout gâté, tout perdu.»

On ne peut se figurer l'agitation furibonde des troupes de Fontainebleau. À la nouvelle de l'armistice de Versailles, beaucoup d'officiers coururent risque de la vie, les soldats ne comprenant pas la haute politique comme les dignitaires.

Paris ne fut sauvé que par la magnanimité de Napoléon, qui eut encore pitié de sa capitale qui l'abandonnait. L'Empereur avait donné des ordres au général Belliard, que je vis partir pour Essonne. Il avait été fait un ordre du jour par le maréchal Marmont, dont j'ai retenu quelques passages que les soldats répétaient les uns aux autres avec un accent impossible à décrire: L'espace de terrain garanti à Buonaparte, circonscrit au choix des alliés. Le 6, au soir, Ney me fit dire de partir pour Paris. Je n'en fis rien; il devait, rester encore… Mais je me cachai mieux et de façon à savoir tout ce qui se passait au palais. Un hasard heureux de mes relations multipliées à l'infini dans tous les pays avec des personnes de toutes les classes, me fit rencontrer à Fontainebleau, sous les livrées de la domesticité, au dernier domicile impérial de Napoléon, une ame généreuse et noble, dont le dévouement et la courageuse fidélité honoreraient les classes les plus élevées de la société; Henriette n'était que simple servante de basse-cour; elle est aujourd'hui retournée dans son pays, près de ses vieux parens dont elle est le soutien; je ne puis me refuser de placer, au milieu de ces tristes vérités, quelques détails moins sombres d'une vie obscure, mais vouée depuis son aurore à toutes les plus touchantes vertus qui puissent honorer notre sexe.

CHAPITRE CXXVIII.

Henriette.—Dernière revue de l'Empereur.—L'adieu des aigles.—Quelques détails de l'intérieur du Palais.

Je me voulais bien tenir cachée à Fontainebleau, et je fus ravie de trouver l'occasion de le faire sans manquer celle de tout savoir, grâces à une servante qui m'avait donné asile au château. Henriette avait vingt-six ans; c'était une brune d'un teint admirable; une bouche charmante, un regard doux et voilé, un maintien décent, faisaient de cette fille de basse-cour une femme peu ordinaire, et à peine m'eut-elle répondu, que j'avais reconnu la nièce de M. Devranne, honnête marchand de Nice, chez lequel j'avais logé deux fois. Ce M. Devranne se disait parent du maréchal Masséna et était si fier de cette glorieuse parenté que, lorsqu'il sut que j'avais eu des relations d'amitié avec son illustre parent, j'en aurais, je crois, obtenu tous les services.

Je veux dire ce que j'appris de cette Henriette, victime d'un premier amour, au sein de la famille de celui qu'elle pleurait, et que je retrouvai à Fontainebleau dans la dernière classe de domesticité, mais honorant toujours par sa conduite le souvenir de celui qu'elle avait uniquement aimé, et se trouvant consolée de ses obscures fonctions, puisqu'elles l'attachaient au service du chef que le jeune Devranne avait suivi tant de fois dans le chemin de la gloire. Jules Devranne fit ses premières campagnes sous Napoléon; il fut blessé à dix-neuf ans dans un de ces combats immortels où l'armée française était suspendue à la cime des Alpes, pour les défendre contre l'ennemi. Le grade de sergent lui fut donné par Masséna, qui les avait tous gagnés sur le champ de bataille, et qui ne connaissait d'autres recommandations que la bravoure et la discipline; aussi, comme Jules fut heureux! On l'est d'un premier grade comme d'un premier amour; mais une grave blessure l'éloigna du service. De retour dans sa famille, le jeune blessé y trouva Henriette, fille unique d'honnêtes artisans. Objet de toute leur tendresse et mieux élevée qu'on ne l'est d'ordinaire dans cette condition, Henriette avait à peine quinze ans. Elle était si prévenante pour le jeune blessé, qu'il ne put défendre son coeur, si passionné pour la gloire, contre le pouvoir de la beauté. Jules, pour faire quelques pas, avait besoin d'un faible appui, et aucun ne lui était agréable comme le bras de la jeune fille. Les parens du blessé possédaient au faubourg de Nice une de ces maisons charmantes où les riches Anglais vont adoucir leur spleen, sous les allées embaumées de l'oranger; on y conduisit Jules; Henriette lui fut donnée pour garde. Le blessé ne soupirait plus pour le retour de sa santé que pour la consacrer à embellir les jours de son amie. Jules l'aimait déjà et osait le dire; Henriette le lui rendait en silence.

Un jour, la solitude et l'amour mirent Jules dans cet état d'exaltation qui ne permet plus de calculer ni passé ni avenir, ou plutôt qui renferme l'espace et le temps dans une minute. Henriette, effrayée des transports de Jules, le supplia à genoux d'avoir pitié d'elle: «Ne m'enlevez pas ce long bonheur que j'espère devoir à votre estime;» et suffoquée, attendrie, la jeune fille posa sa tête innocente sur les genoux de celui qui aurait dû la protéger, et… qui la perdit. Le réveil fut affreux. Henriette s'enfuit. Jules, désespéré, avoua tout à ses parens. On parvint à calmer ceux d'Henriette, et tous se réunirent pour la retrouver et la rappeler près de celui qui, l'ayant offensée en l'adorant, et sentant sa vie s'éteindre, ne formait plus d'autre voeu que de lui donner son nom pour la sauver d'une honte si peu méritée. On découvrit Henriette au Puget, dans la chaumière d'un pâtre des montagnes. On eut beaucoup de peine à ramener Henriette, qui osait à peine lever les yeux sur ses parens. «Laissez-moi ici, leur disait-elle; ici du moins on ne sait point ma chute.—Il meurt s'il ne vous revoit.» Henriette céda; et lorsqu'amenée près du lit où gisait son amant, elle lui dévoua de nouveau sa vie. Jules supplia sa famille de hâter les préparatifs d'une union qu'il désirait d'autant plus ardemment, que la pauvre Henriette venait de lui avouer qu'elle portait dans son sein le fruit de leur égarement. Tout se prépara: les deux familles comprenaient toute la délicatesse d'une telle position. On était à la plus belle époque de l'année, au printemps, si délicieux surtout sous le beau ciel de Nice. Les fêtes d'une union désirée, les modestes fêtes d'un bonheur obscur se préparaient. Assis sous un berceau de lilas en fleurs, pressant dans ses bras affaiblis la bonne et tendre Henriette, la nommant sa compagne chérie, Jules se livrait à un enthousiasme de souvenirs plus vif peut-être que leur réalité même. Il racontait la gloire de nos armées: «Henriette, disait-il, si tu me donnes un fils, il ira prendre ma place sur les champs de bataille qu'il m'a fallu quitter; il aura pour parrain le chef vaillant qui me donna mon grade. Je te conduirai à Paris pour voir le maréchal Masséna, l'Enfant chéri de la Victoire.—Et l'Empereur, disait Henriette se laissant gagner à l'orgueil de la gloire, le verrai-je, lui?» Jules la pressa contre son sein. Ils continuèrent leurs doux rêves; ils étaient heureux de toute une vie d'amour. Les parens, joyeusement réunis, souriaient à leurs espérances. Le lendemain, la cloche qui devait annoncer la messe nuptiale sonna pour l'agonie et la mort de Jules, qui succomba le jour même sur le sein de la pauvre Henriette… La même nuit, Henriette donna le jour à un fils, qui ne survécut que peu d'heures à son malheureux père. La famille Devranne, fidèle au voeu que Jules avait formé, regarda Henriette comme sa fille, et deux années se passèrent dans un deuil commun. Le père de celle-ci mourut; sa mère, très âgée, perdit une partie de sa fortune, plaça le reste sur la tête de sa fille, et crut doucement finir ses jours entre elle et les parens de Jules; mais en peu de mois une banqueroute vint réduire la famille tout entière au dénuement.

Henriette partagea le pain de son travail avec la famille de son coeur. Pour se consoler de tant de misères, on parlait de celui qu'on avait perdu. Henriette, assise toujours à la place qu'il avait occupée, disait souvent: «Mon bon père est déjà avec Jules; bientôt je vous y devancerai; j'irai là haut prier avec eux pour vous.» Ces sombres pensées étaient le seul chagrin que la pauvre Henriette donnât aux siens. Le frère de Jules ne put supporter la perte de sa fortune; il languit quelque temps, et mourut en recommandant Henriette et sa mère à sa femme. La belle-soeur de Jules ne fut pas une veuve inconsolable; contractant de nouveaux liens, ils firent taire l'ancienne amitié; et Henriette, fière et sensible, ne trouvant plus les larmes fraternelles qui répondaient aux regrets de son amour, se retira avec sa mère d'une famille où elles étaient devenues étrangères. L'âge et les infirmités de sa mère ayant augmenté, le malheur de cette pauvre Henriette fut porté à son comble; elle se résigna à se placer comme femme de chambre, pour consacrer son salaire à donner quelque secours à sa mère. La maîtresse d'Henriette l'amena à Paris à de très avantageuses conditions; elle plaça sa mère dans une excellente pension, et partit bénie par celle qui lui avait donné le jour. «Ce qui m'a porté bonheur, disait la bonne Henriette, car la place que j'occupe ici est une place de mon choix; la maîtresse que j'avais est une amie de la reine Hortense. Je me fatiguais de ce service de Paris; j'avais besoin d'air, de liberté pour pleurer. Ma maîtresse me trouvait trop triste; mais comme elle est bonne et juste, elle n'en assura pas moins mon sort en me plaçant à sa maison de campagne. Elle me dit un jour que j'allais être au service de l'Empereur: «Ah! comme fille de basse-cour; est-ce qu'un empereur en a besoin?» Ma maîtresse me fit parler à la reine Hortense, et huit jours après je fus envoyée et installée. Ma mère est venue me rejoindre et s'y est entièrement rétablie. Il y a deux mois, un cousin germain, en mourant, lui a légué 1500 francs de rente, réversibles sur moi à la mort de ma mère. Elle est partie pour recueillir son héritage; elle voulait que je quittasse tout pour venir jouir de cette fortune. Hélas! je ne sais quoi me pèse sur le coeur; mais cette fortune ne me sourit point: d'ailleurs; ce qui se passe, le malheur qui menace l'Empereur, me donne un chagrin, Madame, dont un million ne me consolerait pas. La reine Hortense, aussi bonne que belle, m'a témoigné de l'intérêt, et je vous avoue que si cela tourne plus mal et si l'Empereur s'en va, je demanderai à suivre la reine Hortense. Le malheur de ceux qui m'ont fait du bien me navre plus que ce que j'ai déjà éprouvé moi-même.» À cet élan j'embrassai la pauvre Henriette.

«Je ne vous aurais pas reconnue sous ce costume, Madame, continua l'excellente fille. Quoique vous soyez bien en femme, en homme vous avez l'air de dix ans plus jeune; puis, c'est tout-à-fait autre chose. Mon Dieu! vous qui voyez les généraux, croyez-vous que cela va mal finir?»

Napoléon était encore Empereur pour tout le monde. Là, dans les galeries, dans les salons du château, de la ville, on accourait pour se presser autour de lui; mais la véritable fidélité, le zèle pur et le dévouement enthousiaste n'existaient plus cependant qu'au milieu du foyer militaire dont il était entouré. Henriette me montra un petit escalier au-dessus des remises d'une des cours intérieures, et me dit que je pouvais m'y tenir en toute sûreté. J'eus une forte tentation de m'habiller de sa toilette de paysanne; mais persuadée qu'en cas de quelque alerte je me tirerais mieux d'affaire avec mon vêtement de guerre, je renonçai à cette idée, et courus me glisser dans un coin, où aucun des bruits qui circulaient ne pouvait m'échapper.

Un officier d'état-major m'aperçut. Je lisais sur son visage l'inquiétude d'une grande douleur. Je ne me cachai plus de lui. «Je suis ici en contrebande, lui dis-je; ne dites pas au maréchal Ney que vous m'avez vue; je ne saurais respirer sans savoir ce que cela va devenir.

«—C'est tout su, me répondit-il d'un ton chagrin; tout est fini. Un corps d'armée nous manque; l'Empereur est par là à la discrétion des souverains alliés. Ils n'ont osé risquer une bataille avec leurs innombrables masses contre les cinquante mille braves de Napoléon; mais ils ont travaillé à moindres frais. Ney est revenu; il est en ce moment avec l'Empereur, qui m'a paru admirable depuis qu'il voit enfin toute son infortune; il m'a donné des ordres avec une tranquillité, un sang-froid, qu'il aurait à peine s'il était heureux. Nous allons avoir une revue, et cependant il est décidé à abdiquer; je le sais du duc de Vicence, qui ne cache rien, pas même le malheur.

«—Comment! une revue ici?

«—Oui, dans la grande cour; et elle sera superbe, car jamais Napoléon n'a été plus cher à l'armée.

«—Ney y sera?

«—Certainement. Ney m'a étonné et surpris: il est persuadé, de nous à nous, que l'abdication peut seule sauver la France des horreurs de la guerre civile… Est-ce que vous voudriez parler à l'Empereur, me dit l'officier?

«—Non pas à présent, car mon émotion me ferait jouer un sot rôle. La comparaison que je pourrais faire avec le passé me serait trop cruelle, et je ne pourrais la supporter; mais s'il y a une revue, venez me prendre et placez-moi dans les rangs de derrière, je parviendrai bien à voir sans qu'on m'aperçoive; me le promettez-vous?

«—Oui.» Et il tint parole.

Je la vis cette revue; et je peux l'assurer, jamais dans les plus beaux jours de l'Empire les transports d'un pareil enthousiasme, d'un pareil délire, n'éclatèrent: on voyait de grosses larmes tomber sur les moustaches des plus vieux grenadiers. Le groupe des maréchaux qui reconduisait l'Empereur dans ses appartemens après la revue, passa trois fois si près de moi, que je cachai ma tête derrière l'épaule d'un grenadier, dans la crainte que Ney ne m'aperçût. Je reconnus Berthier, Lefebvre, Macdonald, Oudinot, Ney, le grand maréchal Bertrand, les ducs de Vicence et de Bassano; les trois dernières figures exprimaient une certaine joie, dans une si grande douleur, des cris d'amour avec lesquels les troupes avaient accueilli l'Empereur; Ney avait l'air sombre, Lefebvre accablé; Oudinot et Macdonald paraissaient plus calmes, de cette tranquillité que donne en tout un parti pris; leur maintien dénotait comme une impatience d'en finir. «Quatre armées, disait-on dans les rangs, cernent le camp de Fontainebleau; les Russes sont entre Essonne et Paris, à Montereau, à Melun. Que l'ennemi soit où il voudra, criaient les soldats, que l'Empereur dise un mot et les alliés peuvent encore être écrasés; ils auront Paris à dos, et le canon des braves ne sera pas un vain appel pour une population où vit encore l'énergie du nom français.» Toutes ces choses se répétaient du colonel au lieutenant, du lieutenant aux sous-officiers, et d'eux au simple soldat. L'Empereur proposa à peu près tout cela aux maréchaux, mais sa voix se perdit dans les salons du château; son écho véritable, alors, était dans le coeur de ses soldats. J'aurai plus tard à dire ce qui se passa dans les premiers, et surtout dans cette entrevue de Ney avec Napoléon, qui a été si diversement rapportée, et si peu véridiquement.

Les maréchaux étaient repartis porteurs de l'acte d'abdication. J'avais quitté mon observatoire, et je me promenais avec l'aide de camp devant le château, lorsque tout à coup nous voyons une calèche allemande escortée franchir la grille; il en descend un officier russe: aussitôt il est introduit. On sut qu'on avait répandu le bruit que l'Empereur avait quitté Fontainebleau et qu'il partait par la route de la Bourgogne; le chef d'état-major assura que c'était le général ***, attaché à la maison de l'Empereur, qui avait inventé de se rendre agréable par cette petite dénonciation ridicule et odieuse contre son chef et son bienfaiteur. J'ai promis de ne point nommer les personnes dont j'aurais eu à me plaindre, ni celles que je méprise, et je tiens parole pour les dernières, en ne donnant pas même l'initiale du général français qui donna cet avis au commandant des avant-postes russes. Oh! l'odieuse chose que l'ingratitude, surtout lorsqu'elle accable un grand homme, de complicité avec la Fortune! Une noble et touchante récompense attendait l'objet de tant de sentimens contraires. Le départ de l'Empereur, l'adieu aux aigles, a dû bien souvent sur l'affreux rocher de Sainte-Hélène lui être une glorieuse consolation, et sans doute aussi, hélas!… un douloureux remords. Il faudrait un autre pinceau que celui d'une femme, pour reproduire cette grande page historique. Mais avant, il se passa une scène cruelle dans l'intérieur du château, et qui a été bien contradictoirement racontée.

L'entresol, dans une des cours où Henriette m'avait logée, était assez près pour que nul mouvement ne se passât, sans que je l'entendisse. Le duc de Vicence et Macdonald revinrent seuls de Paris dans la journée du 12 avril; tout le monde faisait des commentaires. J'avais déjeûné avec l'aide de camp, qui m'avait prise en affection militaire: «L'Empereur travaille sans relâche, me disait-il; le secrétaire d'État fait des expéditions continuelles; l'armée du maréchal Soult s'avance; on pourra opérer une jonction avec le corps du maréchal Suchet, qui revient également d'Espagne; l'Empereur a tout pesé; il va se passer de grandes choses.» Sur ces entrefaites, les soldats raisonnaient déjà de la sorte: «L'Empereur a tiré son plan: bientôt nous n'entendrons plus d'ici les cris du qui vive russe se croiser avec celui de nos sentinelles.» Effectivement, dans le silence de la nuit, l'écho renvoyait les sons discordans des vedettes étrangères qui cernaient le camp français.

Je m'étais couchée fort tard et jetée tout habillée sur le lit; Henriette dormait sur une chaise; tout était silencieux dans le château. Que de réflexions m'assaillirent! de quelles brillantes fêtes ces murs avaient répété les éclats! Et aujourd'hui cette impériale demeure sert de prison au maître des rois, devenu leur captif! Que sont les grandeurs et qu'est le génie lui-même!

Ces tristes réflexions firent place à une extrême surprise; je vis tout à coup de nombreuses lumières; quelques personnes de service allaient et venaient; on entendait comme un flux et reflux de monde au château. Il était à peine trois heures; un homme à cheval sortit de la cour d'un trot pressé. Henriette avait regardé; elle pouvait aller et venir, et elle accourut me dire que c'était un des chirurgiens de l'Empereur. À ce mot, je frémis de terreur; je venais de penser à un crime affreux commis dans ce séjour à une époque bien éloignée, et mon esprit me fit voir la possibilité d'un forfait politique contre la vie de celui dont l'ombre serait moins formidable. On ne sut rien le lendemain; mais ayant pénétré, par un dégagement, sous prétexte de parler à un valet de la chambre de l'Empereur, j'aperçus M. de Turenne, maître de la garde-robe, dans une étrange agitation, et j'entendis le mot d'empoisonnement, deux fois distinctement répété. Je ne connaissais pas la personne à qui il parlait… J'aurais donné dix années de ma vie pour savoir entièrement tout; mais je n'osais me montrer. Heureusement le général Bertrand vint parler à un officier; sa figure tranquille m'était la plus forte garantie qu'il n'y avait aucun danger à redouter pour l'Empereur. Je n'eus plus que la crainte de m'être avancée là dans un moment pareil. Le mameluck Roustan, soit bêtise, soit ingratitude, fut celui qui accrédita le bruit que l'Empereur avait cherché à se procurer du charbon, et après à se brûler la cervelle. C'est donner un côté faible à Napoléon, que de lui prêter l'idée d'un suicide sans noblesse; s'il y eût pensé, il eût tranché sa destinée comme Caton, sans préparatifs, dans toute la simplicité d'un ferme vouloir. Le matin, vers neuf heures, quand ces bruits du palais circulèrent dans les rangs des véritables amis de Napoléon, des grenadiers de sa garde, j'eus un moment la crainte d'une insurrection. Henriette vint me dire: «Mon dieu! j'ai entendu parler de poison; les grenadiers répètent que ce sont les alliés qui ont fait un pareil coup; si l'Empereur ne se montre, il y aura du bruit. Nous n'y pouvons rien, Madame, et je voudrais bien ne pas y être.» Je rassurai la pauvre Henriette, et j'allai déjeûner auprès de la grille: là je pus me convaincre que sa terreur n'avait rien exagéré. Je me garderai de retracer tout ce qui me fut dit, quoique chaque mot fût un éloge pour les braves qui les proférèrent.

Les mauvaises nouvelles arrivent toujours vite: aussi apprit-on bientôt les adhésions au gouvernement provisoire, les proclamations. Parmi celles qui choquèrent le soldat, fut la proclamation que le maréchal Augereau fit après son armistice avec Hesse-Hombourg. «Ah! disait un de ces vieux soldats de Marengo et de Lodi, comment peut-on maltraiter notre chef! Ah! parlez-moi du brave général Montholon! voilà un brave dévoué.» J'avais reçu deux lettres très pressantes, même une espèce d'ordre de revenir à Paris; mais outre que j'avais contracté l'habitude de faire à ma tête, j'avais encore pris la résolution de ne quitter Fontainebleau qu'après décision du tout. J'avais cru voir Ney très calme sur le cruel événement qui se préparait, et je rêvais à trouver moyen de me glisser inaperçue parmi le petit nombre de coeurs dévoués qui se groupaient autour de l'illustre proscrit; mais tout prit une si sombre couleur, que le moment du départ arriva sans que j'eusse pu même penser à demander à être comprise dans la suite de Napoléon. Enfin, le 20 avril, la garde fut rangée dans les cours du château… La peinture a rendu le coup d'oeil de cette scène; elle en a fidèlement représenté les acteurs… Mais quelle plume peut peindre jamais l'expression du morne désespoir qui régnait sur les visages de ces vieux compagnons d'une immortelle gloire!… Ils ne fixaient point leurs regards sur le chef adoré comme aux beaux jours des batailles: ils les baissaient vers la terre comme s'ils avaient voulu y cacher leurs souvenirs et leurs regrets. L'Empereur était pâle; sa voix était altérée; lorsque dans son discours il dit: «Quelques uns de mes généraux ont manqué à leurs devoirs…» un léger bruit, semblable au retentissement des armes, se fit entendre; un regard rapide de Napoléon sur le général Petit et sur le premier rang de sa garde me prouva qu'il avait compris l'involontaire frémissement de ces hommes si dévoués. Il régnait un silence solennel et attendrissant; l'Empereur versa des larmes; j'en vis couler de ses nobles yeux. Lorsque Napoléon embrassa le général Petit, il y eut une minute comme de religion, si je puis dire; les grenadiers pressèrent leur arme contre leur poitrine; on entendit un murmure de la troupe fidèle; le porte-étendard, qui se trouvait près de lui, perdit contenance au point de sangloter. Je ne saurais dire ce que j'éprouvais, mais je puis avouer que, si je n'eusse été clouée à ma place par l'excès de mon émotion, je serais tombée aux pieds du héros objet de si nobles douleurs, et je l'aurais supplié d'accepter le dévouement de ce qui me restait de jours; oui, dans ce moment, Ney même était oublié; à lui, du moins, que de consolations restaient! sa femme, ses fils, ses titres même, si on doit les compter dans le bonheur… L'Empereur, au contraire, quittait la France, descendait d'un trône, et de quel trône! On lui enlevait sa royale compagne, son fils chéri; il n'emportait que le poids de toutes les ingratitudes dont les derniers jours de sa puissance avaient été surchargés.

Le général Bertrand monta en voiture avec l'Empereur. On leur avait donné une escorte étrangère. Je rentrai à la petite chambre d'Henriette; je la trouvai toute prête à gronder; elle avait fait ses arrangemens, et, deux heures après, nous étions en voiture sur la route de Paris. Nous eûmes à essuyer toutes sortes d'ennuis à la barrière; on nous fit descendre et on me demanda mon passeport, toujours en règle dans mon porte-feuille. «D'où venez-vous?

«—De Fontainebleau.

«—Étiez-vous attachée à Napoléon?

«—De coeur, mais non de service.

«—Et vous le dites?

«—Pourquoi pas?

«—Et vous (à Henriette)?—J'étais à la lingerie, et pour surveiller les femmes des basses-cours.

«—Où allez-vous?

«—À Paris, vous le voyez bien.

«—Mais votre domicile?

«—Il est sur le passeport que vous tenez.

«—C'est bien, vous pouvez aller.»

Nous profitâmes de la liberté. Je fis descendre mon léger bagage et celui de Henriette, que je conduisis hôtel du Bouloi, d'où elle partit pour Nice peu de jours après. Je rendrai compte, dans un autre chapitre, de ma première entrevue avec le maréchal Ney.

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