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Mémoires d'une contemporaine. Tome 5: Souvenirs d'une femme sur les principaux personnages de la République, du Consulat, de l'Empire, etc...

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CHAPITRE CXXIX.

Retour à Paris (23 avril 1814).—Ney.—Regnault de
Saint-Jean-d'Angely.—Le colonel Morla.

J'avais le coeur oppressé. Témoin des grandes scènes de Fontainebleau, ayant vu de mes yeux le trône disparaître sous les pieds de Napoléon, j'avais peine à croire à la réalité de tant de catastrophes. Paris me faisait mal à voir; je courais partout, et nulle part je ne trouvais de compensation à mes regrets. Je fis cependant une rencontre qui me causa quelque joie: j'avais connu un Espagnol nommé Morla, en 1808, lors de l'invasion en Espagne; plus tard je l'avais vu à Paris, et plus particulièrement par mes relations avec Regnault. Morla était un homme d'un grand caractère; il avait été capitaine-général de l'Andalousie et membre du conseil d'État sous le roi Joseph: il eut à se plaindre de la sévérité de l'Empereur, et le voyant, je dus croire qu'il se montrerait joyeux des événemens qui se passaient. Je me trompais. Cet homme fier et généreux en savait plus long et en voulait plus que moi. «Je crains pour la vie de Napoléon, me dit-il aux premiers mots de reconnaissance. La haine a préparé d'affreuses embûches, et il y tombera. Ah! pourquoi a-t-il refusé le brave Montholon? C'était le fer à la main que Napoléon eût dû quitter la France; il eût dû se rallier au corps d'armée de Soult et de Suchet. Il avait encore de la sorte 100,000 hommes, et encore de pareils soldats comptent double.» Les illustres disgrâces excitent une pitié enthousiaste, disposent surtout à un subit attachement pour ceux qui partagent nos opinions. Je vis plusieurs fois le général Morla, et chaque fois j'eus à admirer la noble part qu'il prenait au malheur d'un souverain dont il eut peut-être à se plaindre, et qu'en 1814 il était beaucoup plus profitable de dénigrer que d'exalter. Regnault faisait grand cas du général Morla; mais il m'engagea à le voir peu, ou du moins secrètement. Je trouvai le conseil un peu pusillanime, et je l'avouai à Regnault. «Cela est prudent, me répondit-il; croyez-moi.»

Je connaissais quelqu'un près du jardin Turc. Je m'acheminais tristement de ce côté, lorsque je vois une calèche de voyage arrêtée, et un voyageur me faire signe; j'approche, c'était le général Morla. «Montez jusqu'à la barrière, me dit-il, j'ai à vous parler;» et me voilà en poste. «Ne m'enlevez pas, général, j'ai besoin de rester à Paris.»

«—Ne le craignez pas, belle dame, car j'ai aussi besoin que vous y restiez. Je n'ai pu rencontrer ni Regnault ni Macdonald; vous verrez le premier, chargez-vous de cela;» et il me donna un fort paquet sous enveloppe. Nous étions au haut de la rue de Richelieu. «Descendez-moi, lui dis-je, votre commission sera plus tôt remplie.

«—Il n'est pas à Paris, sans cela je l'eusse faite moi-même. Vous avez raison. J'ai la tête brûlante. Pourvu que l'on soit arrivé assez tôt.

«—Qui?

«—Un courrier qui doit avertir l'Empereur qu'on le guette pour l'assassiner. Je suis sa trace; je ne reviendrai que lorsqu'il sera embarqué. J'ai entendu ce propos atroce: «Oh! il y a de bons enfans qui attendent le malin; il y aura du guignon s'il échappe à Saint-Raphan.» J'ai recueilli d'autres détails; j'en fais part au comte dans ma lettre, ajoutés à ce que je viens de vous dire.» Je regardai l'Espagnol avec l'admiration que m'inspirait une telle conduite; car le général Morla, comme je l'ai dit, avait été peu favorable à l'Empereur dans l'éclat de sa prospérité, et n'en avait reçu que de sévères traitemens. «S'il n'eût été trahi, je le haïrais peut-être encore,» me répondit-il avec l'accent le plus noble que j'aie entendu. Après m'être bien fait répéter tout ce qu'il voulait de moi, je descendis, lui souhaitant heureuse chance. Je n'entendis parler du général Morla qu'aux premiers jours du mois de mai; mais je sus qu'il avait vu débarquer Napoléon à Porto-Ferrajo. En 1815, je vis encore Morla, bien peu avant le 26 mars. C'était un caractère singulier, mais noble et fier; Regnault en faisait grand cas, et me parut surtout être extrêmement content du paquet que je lui portai de sa part.

Je n'avais pas encore vu le maréchal Ney. Je ne sais quelle vague crainte de pressentiment me donnait du malaise. J'éprouvais l'impérieux besoin de lui demander à lui-même ce qu'il avait dit dans sa dernière entrevue avec l'Empereur, si diversement commentée. On me disait à moi beaucoup de choses que je ne croyais ni ne voulais croire. J'avais reçu tous les détails du voyage de Napoléon. Je suis encore en correspondance avec un ami du général Dalesme, qui commandait à Porto-Ferrajo; et je me rappelle très bien quelques lignes de cette lettre, qui peignait le grand caractère que Napoléon avait déployé en prenant possession de la souveraineté de l'île d'Elbe, et pour ainsi dire du trône de l'exil. Jamais je n'entendis son éloge aussi souvent répété que depuis qu'il avait fait, à la seule crainte d'une guerre civile, le sacrifice de son orgueil de souverain. Enfin, depuis quelques jours à Paris, je provoquai le souvenir de Ney, et nous nous rencontrâmes. Notre entrevue fut singulière; nous étions gênés l'un et l'autre. J'avais su la veille que non seulement Ney conservait, ainsi que les autres maréchaux, tous ses nobles titres si glorieusement conquis,

Et gravés par la gloire aux créneaux des murailles;

mais on assurait qu'il en aurait d'autres, et que sa faveur paraissait établie auprès des nouveaux maîtres. Cela me paraissait peu probable; mais dès ses premières paroles je n'eus plus le courage de témoigner les sentimens de conviction qu'à cet égard j'avais nourris. Malgré tout ce que j'éprouvais de malaise et tout ce que je voulais conserver d'égards, je rompis la glace en lui demandant s'il était vrai qu'il eût conseillé à l'Empereur d'abdiquer.

«Oui, me répondit-il, et j'ai dû le faire.

«—Comment, Ney, vous avez dit à Napoléon de ces dures vérités que le malheur eût dû peut-être adoucir?

«—Des vérités, oui; mais des vérités dures, nullement. Seulement j'ai exprimé mon opinion avec toute la franchise de mon caractère. Oui, j'ai conseillé l'abdication, car avant l'Empereur, ma chère, je voyais la France.

«—C'est un grand mot que la France!

—Ida!

«—Monsieur le maréchal!…» Nous restâmes dans un silence de part et d'autre, ressemblant presque à du mécontentement. J'en souffris la première et je lui dis: «Vous ne me demandez pas ce que j'ai fait à Fontainebleau: vous êtes bien peu curieux!

«—Non; mais sachant que vous n'y pouviez rester que dans l'intention de m'y voir revenir, et ne pouvant vous y écrire, j'ai patiemment attendu votre retour.

«—Ah! le droit seul m'a manqué pour suivre l'Empereur à l'île d'Elbe.

«—S'il en eût été ainsi, nous ne nous serions vraisemblablement plus vus.

«—Comment! vous m'en auriez voulu?

«—Vous en vouloir pour une généreuse pensée! Ida, vous ne le croyez pas.

À ces mots, le maréchal avait pris un air qui m'encouragea, et je lui demandai s'il comptait rester à Paris, où tout prenait un aspect pacifique; s'il irait à la nouvelle cour.

«—On ne peut rien assurer, rien prévoir, me répondit-il. Je vous ai bien des fois exprimé à ce sujet mes opinions: je ne regarde pas les hommes qui gouvernent, mais mon pays seul.

«—Ah! vous m'impatientez avec votre pays! Si on choisissait pour souverain l'empereur du Japon ou Alexandre, cela vous serait donc indifférent? Tenez, Napoléon vous éleva tous trop haut en vous donnant des positions trop indépendantes.

«—Je pense que si quelqu'un peut se plaindre de ce qui est arrivé, certes ce n'est pas l'Empereur.

«—Vous croyez?» Nous nous taquinâmes plus d'une heure de cette manière, et Ney me quitta après un beau sermon sur le besoin de se taire. Une gêne, un froid extrême avaient pesé sur toutes nos paroles. Le plus doux charme de notre intimité, la sympathie du même enthousiasme avait disparu.

Tout me paraissait triste par cette distance des affections politiques qui s'était placée entre nous. Nos causeries avaient perdu en quelque sorte le feu qui naguère les échauffait.

Ces tristes impressions des sentimens de Ney ressortaient encore davantage quand je le comparais à quelques autres de nos guerriers, dont le commerce entretenait en moi le culte du passé. De ce nombre était le jeune Labédoyère, que je connaissais depuis long-temps. Avec lui je pouvais m'abandonner à l'expression de toutes mes illusions passées, car elles étaient les siennes. Il était difficile de voir un homme plus accompli que ce brillant officier: bravoure, talens, avantages extérieurs, Charles de Labédoyère réunissait tout, et ce tout était animé des plus vives qualités du coeur. Mes sentimens s'arrêtèrent à la bienveillance réciproque d'une noble amitié; mais la mort, qui termina la carrière déjà si glorieuse de Charles de Labédoyère, a laissé dans mon coeur, par une terrible conformité de destinées avec celui qui me fut le plus cher, un souvenir qui ne s'effacera jamais.

Il eût été difficile de se faire une idée de la société de Paris après les événemens de 1814. Plusieurs personnes qui m'avaient recherchée avec une sorte d'importunité, ne me fuyaient pas encore, mais je prévoyais ces désertions de la prudence, et je pris le devant en cessant de voir tous ces amis qui me semblaient arriver par la prudence à l'engouement d'un autre ordre de choses que celui où nous nous étions trouvés, cherchant à mettre d'accord leurs opinions du passé avec leurs intérêts du présent.

CHAPITRE CXXX.

Le colonel espagnol.—Belle action de Ney.

Quoique refroidie dans ma passion pour Ney, je dois, par compensation d'un sentiment moins vif qu'il m'inspirait, rapporter une aventure qui date de cette époque, et qui est trop honorable à sa mémoire pour que je la passe sous silence. J'avais rendez-vous avec lui, et, comme toujours, quand il s'agissait de le voir, j'étais sortie une heure trop tôt. Je cheminais doucement au milieu des Tuileries, respirant le délicieux parfum des plates-bandes émaillées de fleurs. Je ne saurais trop dire à quoi je pensais, mais mes idées étaient bienveillantes et d'une douce mélancolie. Sur un banc de pierre, en face des fenêtres du château, était assis un homme dont l'extérieur attira mes regards et excita bientôt mon intérêt. Un bras de moins, la figure pâle, les vêtemens indigens quoique propres, tout me le fit prendre pour un de ces débris de notre armée, si bien chantés depuis par le barde national de la gloire française. Son air abattu ne me laissa plus sentir que le désir de le connaître et l'espoir de lui être utile. Certes, il n'y avait là rien que de très naturel. Eh bien! on va voir comment ma précipitation irréfléchie en fit une inexcusable indiscrétion. En m'approchant de l'inconnu, j'aperçus dans sa main une tabatière: il la tournait dans tous les sens, et, d'un air d'impatience, soupira, leva les yeux sur les fenêtres du château, et ramena ses regards sur son habit délabré; il le boutonna avec vivacité, de façon à cacher sa décoration. Tout rapide qu'il fut, ce mouvement était assez significatif pour que mon imagination y attachât aussitôt les suppositions les plus attendrissantes. Je cède à la vivacité de mon émotion pour des malheurs qu'on ne m'avait point confiés, mais dont l'apparence était mon excuse; me voilà donc passant, repassant devant l'homme à la cravate noire, tenant la bourse à la main, faisant sonner le peu d'argent qu'elle contenait et regardant l'étranger d'un air qui disait: «Je vous crois malheureux, je désire vous connaître, vous servir.» Apparemment que mes regards commençaient déjà à perdre le don de se faire comprendre, car celui à qui ils s'adressaient n'y vit qu'une très impertinente volonté de l'humilier, et me le fit sentir par la fierté avec laquelle il découvrit le signe de la bravoure qui parait son triste vêtement, et en passant devant moi dans une attitude qui semblait répondre à mon curieux intérêt: «Votre pitié est une insulte dont votre sexe seul vous épargne la réparation.» Ces paroles me rejetèrent à ma place, et je le regardai s'éloigner sans oser faire un pas ni dire un mot pour le rappeler, mais cruellement effrayée de l'idée qu'il emportait, sans doute, d'un mauvais coeur. Avant de sortir de la grille de la rue de Rivoli, il tourna la tête de mon côté pour s'assurer si j'avais poussé l'indiscrétion jusqu'à le suivre. Me voyant à la même place, dans l'attitude de la confusion et de l'accablement, il revint sur ses pas. J'étouffais du besoin de m'expliquer et un peu de la curiosité de le connaître. Je ne saurais trop dire le roman que fit mon imagination pendant son retour de la grille vers le banc où j'étais assise. Mais les premières paroles de l'inconnu me prouvèrent que j'avais bien mal imaginé. «Me pardonnez-vous, lui dis-je, Monsieur, sans attendre qu'il m'adressât la parole, que je vous témoigne un intérêt que vous avez paru fuir.» La sévérité glaciale de sa réponse m'eût indisposée contre lui, si je n'y eusse reconnu, non pas une vanité susceptible, mais l'orgueil d'un honnête homme et la dignité d'un malheur non mérité. «Vous me devriez des excuses, Madame, si vos regards et votre maintien pouvaient laisser un doute sur le sentiment qui vous a fait agir et qui est le plus noble élan d'une vive sensibilité; elle vous a portée à une démarche touchante, mais indiscrète, que provoquaient des suppositions cruelles. (Je fis un mouvement de surprise.) Oui, cruelles, continua-t-il, puisqu'elles m'ont appris que mon extérieur excite la pitié.» Ici, deux grosses larmes qu'il vit couler sur mes joues lui dirent sans doute le mal qu'il me faisait; car il s'adoucit, prit ma main, et, la pressant légèrement, il ajouta: «Vous avez l'ame noble, et je suis sûr que vous êtes une excellente femme, mais commandez aux élans de votre bienveillance; aujourd'hui elle vous a fait blesser la délicatesse d'un homme d'honneur, à qui cet honneur est plus cher que la vie, et dont il est le seul bien; une autre fois une sensibilité trop prompte pourrait vous rendre dupe d'un fripon qui abuserait de vos premiers mouvemens. Croyez-moi, les plus précieuses qualités ont encore besoin d'être soumises à la raison. Adieu, Madame; soyez persuadée toutefois que je ne garde de votre action qu'un souvenir qui vous honore.» Il se leva, me salua en s'échappant rapidement, comme pour éviter ma réponse.

Depuis long-temps je n'avais réprouvé une pareille angoisse. «Nul doute, me disais-je, que ce ne soit un militaire malheureux; sa conduite, ses discours montrent tout l'intérêt dont il est digne, et pourtant il repousse l'amitié et de lui-même écarte la main empressée de venir à lui.» Je m'acheminai vers le quai, mécontente de lui et de moi, voulant lui trouver un tort et me trouvant bien à plaindre de m'intéresser à un homme dur et orgueilleux. Mais aussitôt son bras mutilé, cette croix, noble récompense du brave, me revenaient à l'esprit, et je sentais que cet orgueil était délicatesse et cette fierté une justice; moi seule je me trouvais blâmable. Oh! que je me promettais bien à l'avenir d'être plus en garde contre la vivacité de mes émotions. Hélas! c'est désenchanter la vie; mais puisqu'il le faut, allons, je réfléchirai avant d'écouter mon coeur, et toute pleine de cette résolution je passai le pont et faillis me trouver mal en voyant mon inconnu arrêté avec un garde du corps, lui parlant avec véhémence, et l'autre répondant de l'air de quelqu'un qui n'a aucune bonne raison à donner contre les choses peu agréables qu'on lui dit. L'inconnu m'aperçut au moment où j'allais me glisser pour n'être pas vue. Bien qu'il me saluât avec politesse, il eut comme un soupçon d'espionnage qui me rendit à toutes mes réflexions. Je m'approche et lui dis: «Monsieur, lorsque je vous vis aux Tuileries je me rendais au bain; je n'ai nullement changé mon itinéraire.» Après cette belle équipée, je m'élance sur le quai sans respirer ni attendre de réponse. Ce ne fut que quand je fus calmée et une heure après que je me dépitai de cette nouvelle bévue. J'étais tout-à-fait mal avec moi-même. J'avais cru entendre prononcer un mot espagnol. «C'est un Espagnol réfugié, me disais-je; ils sont orgueilleux, vains et fiers. Eh bien, n'y songeons plus;» mais c'était le cas de dire: quand on veut oublier on se souvient.

Toutes ces idées jetèrent le trouble dans ma pauvre tête; et j'en étais si oppressée que je m'en ouvris au maréchal Ney. Je racontai la scène telle que je viens de la rappeler, enfin telle qu'elle venait de se passer; je ne dois pas répéter les éloges qu'elle me valut, mais je dois rendre hommage à la vérité en disant que Ney me pressa contre son coeur avec un transport bien vif, en me remerciant de lui fournir cette occasion d'être utile à un militaire, à un frère d'armes malheureux. «Je le découvrirai bien vite, me dit-il. Soyez rassurée, il acceptera ce que je compte lui offrir.» Ah! Ney était la bonté même. Trois jours après il m'apprit que mon inconnu était un colonel espagnol, dont les plus justes réclamations auprès des autorités françaises étaient restées sans résultat. «Des espérances trompées, l'amertume et l'inutilité de ses démarches l'ont réduit au dernier degré d'exaltation misantropique obligée par orgueil de se reployer sur elle-même. Ce malheureux voit encore sa cruelle infortune augmentée par les privations de sa femme et de deux jeunes filles. Ida, je les ai trouvées ne pouvant sortir faute de vêtemens.—Et maintenant, lui dis-je, levant un regard plein de reconnaissance sur lui, ils sont pourvus de tout, grâce à vos bienfaits?—Ida, dites grâce à ce coeur pétri de sensibilité, en y posant sa main, et de cette tête vive et active pour la pitié comme pour les douces folies. Chère Ida, vous êtes une bonne femme.» Je répète ses propres paroles; car aujourd'hui, où je publie tant de fautes, elles, me sont comme un abri contre les remords. Je n'avais plus besoin de m'inquiéter du colonel espagnol; mais Ney m'apprit, quelques jours après, qu'il avait obtenu toutes ses justes demandes, et qu'il se trouvait heureux d'avoir pu ajouter quelque utile surcroît aux réparations du gouvernement.

Je reçus la visite de cette famille reconnaissante, et je sentis qu'il ne peut y avoir de plus doux orgueil que celui d'entendre louer, par des infortunés arrachés au désespoir, les vertus et les qualités des gens qui nous sont personnellement chers. Le colonel conduisit sa famille à Bordeaux. J'ai conservé quelque temps des relations avec lui. Il vint à Paris à l'époque du fatal procès, et nos adieux se firent à l'aspect d'un cercueil! Le colonel perdit depuis un de ses enfans, et a été cacher au loin cette douleur domestique, accumulée sur tant d'autres douleurs.

CHAPITRE CXXXI.

La baronne de W***.—Le fils de Dumouriez.

Ma campagne de France, mon excursion à Fontainebleau, toutes mes courses militaires avaient largement entamé ma caisse, et il avait fallu souvent l'employer pour rapprocher les distances, récompenser des dévouemens du moment, en un mot pour acquitter toutes les dispendieuses nécessités de la guerre. Je m'arrangeais peu du déficit de mes finances; et avec mon caractère, certes je n'aurais voulu rien entreprendre sans avoir tous les dehors des jours heureux de fama volat. Méditant un pèlerinage à l'île d'Elbe, je ne voulais laisser aucun soupçon sur le motif tout désintéressé qui me guidait dans cette démarche. J'aurais eu le droit de demander plus qu'il ne m'eût fallu au comte Regnault, depuis ma singulière audience de l'escalier du pavillon de Flore. Comme je veux être vraie, même à mes dépens, j'avoue que l'extrême désir que je commençais à éprouver pour ce voyage, me fit examiner un peu s'il serait mal de profiter de ce droit; mais ce ne fut qu'une pensée, et mon dégoût pour une récompense demandée prit le dessus. J'avais fait depuis long-temps au maréchal l'honorable mensonge d'une augmentation de ma pension, pour éviter de sa part de bien sages, mais pour moi de bien mortelles réflexions, ou des offres que j'atteste le ciel avoir toujours refusées. J'étais donc fort en peine, n'ayant alors qu'une cinquantaine de napoléons en état de disponibilité. Une grande partie des diamans qui me restaient étaient déjà passés en équipement et frais de route. Tous ces soins pour me procurer de l'argent me rappelèrent le don d'une femme intéressante à beaucoup de titres, à qui j'avais procuré une grande consolation par le crédit du maréchal Ney, à l'égard d'un fils bien-aimé qu'elle croyait perdu dans la retraite de Smolensk. Jouissant d'une immense fortune, elle me fit présent d'une parure complète de rubis et d'une bonbonnière avec son portrait enrichi de brillans. Je regardai son aimable et doux visage, et je trouvai comme un sentiment de bonheur de devoir à un don de la reconnaissance d'une mère les moyens de pratiquer à mon tour cette vertu.

Pour intéresser mes lecteurs au sort de cette dame, il me faut reprendre les choses de plus loin. Lorsque dans la campagne de France tout fut devenu fatal, jusqu'au talent et au courage des chefs, Mortier et Marmont tombèrent au milieu des alliés sur la route de Fère-Champenoise, qu'ils suivaient dans la croyance que Napoléon se reployait sur eux devant Schwartzemberg; à cette bataille, que les alliés nommèrent si pompeusement victoire de Fère-Champenoise, et dont ils ne durent le douteux avantage qu'au nombre immense de leur cavalerie, au terrible ouragan qui battait de front nos colonnes et à la violente pluie qui éteignait le feu de nos batteries; cette affaire du 25 mars 1814, si honorable pour le brave général Pacthod, qui, avec les 6,000 hommes des deux divisions qui escortaient les convois, pendant plusieurs heures, attaqué, entouré, soutint, avec des soldats enfans et des bataillons de gardes nationales, les charges multipliées des meilleures troupes ennemies. La mêlée devint affreuse lorsqu'on eut lancé contre ces faibles carrés l'énorme élite de l'armée alliée; mais ce fut pour les Français le dévouement des Thermopyles. La division Pacthod périt presque entière en mourant à la baïonnette et en refusant quartier. Hélas! leur héroïsme fut moins heureux que celui des Grecs; il ne sauva point la patrie.

Le fils de la baronne de W***, échappé comme par miracle au désastre de Smolensk, s'était, malgré les larmes de sa mère et mes conseils, remis de nouveau au service. Il faisait partie de la division Amey; et grièvement blessé à la première charge, il dut la vie à un officier prussien, à l'affaire que je viens de rappeler. À mon retour de Fontainebleau, j'avais vainement fait des démarches pour retrouver la baronne de W*** et son fils. Enfin, après des recherches bien pénibles, je découvris le dernier. Il m'apprit que l'officier prussien qui lui avait sauvé la vie à Fère-Champenoise, ayant dans ses papiers trouvé le nom de sa mère, il lui avait dit qu'il y avait un officier supérieur de ce nom dans les armées alliées, et que lorsqu'il sortit de la maison militaire, on lui avait annoncé que sa mère était partie l'avant-veille dans une calèche allemande, escortée de troupes alliées. «Je ne pus, me disait ce malheureux jeune homme, réclamer ma pauvre et excellente mère. Vous qui savez le fatal secret de ma naissance, dites, oh! dites-moi quels moyens puis-je employer pour la revoir sans la compromettre, sans irriter contre elle son orgueilleuse famille qui n'est pas la mienne.» Je partageais si vivement les craintes et la douleur du fils de la baronne de W***, que je restai quelques instans étourdie et ne sachant à quelle pensée m'arrêter. Les regrets touchans du jeune militaire me rendirent enfin quelque présence d'esprit. «Ce qui me cause surtout une peine mortelle, disait-il, c'est qu'en fouillant dans mes papiers on m'a pris le portrait de cette mère infortunée; son image du moins m'eût soutenu dans cette terrible incertitude sur son sort… Je vais vous le rendre, m'écriai-je, ce portrait chéri; j'en ai un qui me fut donné par elle comme gage de reconnaissance et de souvenir; n'est-ce pas l'honorer que d'en faire un moyen de consolation pour le fils de son amour.» Le jeune Léopold (nom du fils de Mme W***) me pressa dans ses bras, et je crus un moment ressentir la pure tendresse d'une mère. À la vue des brillans dont ce portrait était enrichi, Léopold ajouta: «Vous savez, Madame, tout ce que ma mère à fait pour moi, tout ce que sa position lui a permis de largesses; avec le galon de sergent, j'ai la fortune d'un général; je ne puis donc accepter votre don pourtant si noblement offert… à moins que vous ne me permettiez de distraire tout ce qui n'est pas le portrait lui-même, et de vous en faire retenir la valeur. «Trop franche pour faire mentir mes expressions ou mon visage, je témoignai au fils de celle qui m'avait assez connue pour m'apprécier et que j'acceptais volontiers de lui. «Mon cher Léopold, j'accepte votre proposition, puisque vous êtes riche; il me sera encore doux de devoir ainsi à votre aimable mère les moyens d'exécuter un projet auquel m'appelle un intérêt de coeur. Allons, mon ami, je consens à ce que vous fassiez estimer ce que je vous restitue.

«—Tenez, Madame, j'ai la somme; nous pouvons éviter les consultations. Ne livrons point à des regards profanes l'objet de nos respects; laissez-moi immédiatement placer la miniature sur mon coeur, et mettez le comble à toutes vos bontés en recevant ces mille écus comme masse de voyage.»

Pouvais-je n'être point contente d'un tel marché; c'était celui d'un fils qui ne me donnait pas toute la valeur des diamans, mais qui me donnait mieux que cela, sa reconnaissance et son amitié.

Nous nous quittâmes tous les deux pour voler à nos affections les plus chères. Mais Léopold à peine était sorti, qu'en serrant le porte-*feuille qu'il m'avait laissé, j'y trouvai, au lieu de mille écus, six billets, de mille francs, une superbe chaîne en or, et le lendemain, à peine étais-je levée, qu'on m'apporta une boîte avec ces lignes:

«Reprenez tout, Madame; je vous dois un trésor. Quand ces lignes vous parviendront, je serai loin de Paris, où je ne regrette que vous; vous, l'amie, la généreuse amie de la malheureuse mère de

LÉOPOLD.

«P. S. Je ne vous dis pas, Madame, de daigner m'écrire; je connais votre coeur, et je vous rappelle que c'est à Strasbourg, chez M. Dutale, que les lettres me seront sûrement remises. Ah! puissé-je bientôt ramener dans ma patrie adoptive celle qui nous est si chère à tous les deux!»

La boîte renfermait, outre l'entourage du portrait, une fort belle montre en or. Je n'eus pas une minute d'hésitation pour garder ces riches présens; j'étais heureuse et fière au contraire de mes sentimens, parce que j'acceptais comme j'avais donné, avec un entier abandon de coeur.

J'aurai, après bien des années de larmes et de malheurs, encore à parler du fils de Mme de W***; en attendant, je ne puis résister au plaisir de donner ici quelques détails sur sa naissance, qui justifieront peut-être le vif intérêt que ces deux personnes m'inspirèrent, intérêt qui a survécu à l'absence, à l'oubli, à l'infortune. J'avais connu la baronne de W*** quelque temps après mon retour de Russie; elle avait su que, dans cette fatale campagne, j'avais eu d'innombrables relations avec l'armée, et on lui avait si fort exalté mon coeur, qu'elle y vint confier les peines du sien; c'était presque l'histoire entière de sa vie, dont je conserve le récit tel que sa bouche daigna m'en faire l'aveu.

«Je suis née à Heidelberg, me dit-elle; j'avais dix-huit ans, lorsqu'un de vos guerriers, fameux par sa bravoure et poursuivi par sa conduite, y vint chercher l'asile que lui refusaient tour à tour ceux mêmes dont, aux dépens de son honneur, il avait servi les intérêts. Son âge alors, déjà si disproportionné au mien, éloignait de moi toute idée d'amour; mais son nom célèbre, son infortune, l'injustice de ceux dont il avait voulu appuyer la cause, excitèrent dans mon ame une sorte de compassion généreuse et bientôt tendre. Lorsque des émigrés français se portèrent contre lui à toute la violence des représailles, je le sauvai des réactions, le cachant dans un pavillon du château. Seule instruite de sa retraite, je lui portais chaque jour sa nourriture, des livres, et je m'efforçais, par ma présence et mes soins, de distraire les ennuis de sa solitude. Instruit, spirituel, aimable et persécuté, il lui fut facile de m'attendrir et de m'intéresser. Dans sa disgrâce, il parlait si bien de cette patrie de laquelle il était rejeté, qu'il m'inspira cette exaltation bienveillante que les femmes éprouvent pour les proscrits illustres. Je ne vis plus que le héros malheureux, et, dès ce moment, il fut dangereux pour moi; la solitude, cette innocente complice des grandes passions, vint faire le reste… Je m'aperçus des suites de ma faute le jour même où l'on découvrit la retraite du général français. Au milieu de la nuit je vins lui apprendre qu'il fallait fuir et que j'étais mère. Promise à un noble de mon pays, j'allais être exposée aux cruelles vengeances de ma famille. Je dois rendre justice à la loyauté de celui qui me perdit; il me représenta tous les malheurs qui pouvaient m'atteindre sur les pas d'un proscrit. «Je les redoute moins, lui répondis-je, qu'une seule larme de ma mère.» Hélas! je devais lui en coûter de bien amères! Notre évasion fut moins secrète que je ne l'avais espéré. Le général seul parvint à se soustraire aux gens qui nous poursuivaient; mais moi seule je fus reconduite à mes parens irrités… On me relégua dans une ferme éloignée, où je fus mise sous la garde de deux femmes, dont l'une était nouvellement mariée à un jardinier, français d'origine, que mes parens aimaient beaucoup. Cette jeune femme nourrissait son premier enfant quand le mien vit le jour… Il me fut enlevé; et lorsque je demandai cette innocente preuve de ma chute, on eut la barbare prudence de m'annoncer sa mort… Le temps, qui jette un voile sur tout, effaça ma faute aux yeux de celui qui m'avait été destiné, et qui, aussi généreux que le Volmar de la Nouvelle Héloïse, n'avait cessé de me chérir. Je devins son épouse. Veuve deux ans après, je me trouvai maîtresse d'une immense fortune, qui était reversible sur un de ses parens éloignés, si je me remariais. Cette pensée ne se présenta jamais à mon esprit; mais combien de fois je regrettai amèrement l'enfant que je croyais avoir perdu: il existait. Une lettre que je reçus, en 1804, de son père qui avait enfin trouvé asile en Angleterre, m'apprit que mon fils avait été confié à un jardinier français; que sa femme l'avait nourri; qu'une forte somme avait été donnée pour qu'ils fissent baptiser cet enfant comme le leur et pour qu'ils l'emmenassent en France avec eux; ce qui fut exécuté. La lettre n'indiquait ni la ville ni même le département. Pourtant ma joie fut extrême. «Je suis libre, je suis riche et mon fils existe, m'écriai-je; ô mon Dieu, faites que je le retrouve, que j'assure son bonheur, et j'aurai assez vécu!»

«Pendant neuf années, que d'angoisses et de vaines espérances ont été le seul fruit de mes recherches! Désespérée et souffrante, je fis une dernière tentative; elle fut heureuse… Je le méritais. L'or et les menaces arrachèrent à un ancien camarade du jardinier français le secret de sa retraite, et deux, jours après j'étais sur la route de la Bourgogne. J'arrivai à Plombières au milieu d'une nuit d'automne. J'interrogeai l'hôte d'une misérable auberge où j'avais pris asile, sur la famille dépositaire de ce que j'avais de plus cher au monde. Je m'informai avec anxiété des moyens d'existence de cette famille, du nombre de leurs enfans. On me répondit qu'ils avaient quatre garçons, dont l'aîné avait fait jaser le village par son peu de ressemblance avec le père. Oh! comme mon coeur battait. Qu'a-t-il donc d'extraordinaire l'aîné? demandai-je enfin; et une nouvelle et naïve réponse, au lieu de m'affliger comme je l'avais craint, flatta mon orgueil maternel. Mon fils était, suivant ce précieux rapport, le plus beau des enfans, et d'un tout autre air. «Ça va au bois avec des livres, ça fait tourner la tête à toutes nos filles et n'en recherche aucune; c'est fier et bon à la fois, ça se fait remarquer à la ville aussi bien qu'au village.» J'eus bientôt trouvé le moyen de voir mon cher Léopold, et son seul aspect me confirma tout ce que l'hôte avait si naïvement avancé. Il était beau, il était doux et fier. Après avoir tout réglé avec ceux qui avaient soigné son enfance et dont il portait le nom obscur mais respectable, je partis avec lui. C'était lui dire que je voulais me charger de son sort. «Elle vous fera bien riche; cette dame, lui répétaient ces bonnes gens, vous deviendrez un seigneur.—Où serai-je jamais heureux comme ici, près de vous? la richesse fait-elle donc le bonheur? En retrouvant mon fils, ma fortune entière me parut insuffisante pour récompenser ceux qui me l'avaient conservé. J'assurai leur existence, et ces dons furent mes premiers pas vers la tendresse de mon enfant.

«On avait fait croire à ces braves gens que, mère d'enfans légitimes, j'avais trouvé le bonheur dans cette union, et que leur silence était un devoir. Mon fils, baptisé sous leur nom, crut donc en suivant sa mère ne suivre qu'une bienfaitrice généreuse. Oh! que ne lui ai-je laissé sa touchante reconnaissance! Mais pouvais-je le voir si digne de mon amour maternel et ne pas lui dire: «J'ai droit à ta tendresse filiale; Léopold, mon cher Léopold, je suis ta mère! Les moyens à prendre pour lui assurer ma fortune nécessitèrent l'aveu de ma faute et du nom de celui qui en avait été l'auteur. Comment vous rendre la cruelle scène qui suivit cet aveu, scène qui éleva mon fils autant qu'elle me fit rougir de celui que ma chute lui avait donné pour père. «Moi, s'écria-t-il, moi le fils d'un traître! moi, dont, si jeune encore, le coeur palpitait au nom de ces braves qui sont morts en défendant leurs drapeaux! moi, je dois la vie à l'homme qui consentit à échanger sa gloire contre l'ingratitude de l'étranger! Ô ma mère! ma mère! pardon, pitié, grâce!

«—Mon enfant, on ne doit jamais maudire ceux à qui l'on doit la vie.

«Non, jamais, reprit le noble enfant; mais, ma mère, il me faut laver la tache paternelle. Je dois mon bras à cette même France que mon père défendit en héros avant d'avoir voulu la vendre en traître.»

«Mes larmes furent ma seule réponse; et peu de jours après on me remit cette lettre de mon fils:

«Ma bonne et bien malheureuse mère, pardonnez à votre fils de vous quitter; mais il est français, il ne peut vivre sans le baptême de l'honneur. S'il revient, il sera l'honneur de votre vie; s'il meurt, il sera l'orgueil de vos souvenirs, et vous pourrez dire: mon fils eut la valeur du vainqueur de Jemmapes et de l'Argonne, et ne l'a point ternie comme son coupable père.»

«Cette lettre fut toujours placée sur mon coeur, continua la baronne; Léopold partit faire son apprentissage de gloire. Dans la fatale campagne de Moskou, il appartenait au corps d'armée du maréchal Ney. Après avoir échappé aux horreurs de la retraite, il manqua perdre la vie faute de pouvoir, panser sa blessure; se croyant prêta mourir, il m'écrivit le fatal adieu qui manqua me coûter la vie. À ces lignes était jointe la croix qu'il avait gagnée à Valoutina.

«Ma mère, la tache originaire est effacée; j'ai combattu pour la France, je meurs français et pour ma patrie. Ma mère, allez vivre près de ceux qui élevèrent votre fils; ils vous chérissent, ils pleureront avec vous votre Léopold. Ô ma tendre mère! je vous bénis de m'avoir épargné la honte d'une naissance illégitime, et de m'avoir dit que vous étiez la mère de Léopold.»

Lorsqu'elle me donna ces détails, Mme la baronne de W*** avait reçu la nouvelle que son fils existait, et j'eus le bonheur de lui être utile pour le faire promptement revenir en France. Guéri de sa blessure, le jeune Léopold n'eut d'autre désir que de courir de nouveaux hasards; la campagne de Paris lui en fournit l'occasion, et il fut blessé comme on l'a vu. Je crus pouvoir profiter de sa généreuse délicatesse sans forfaire à la mienne. J'étais heureuse au delà de toute expression des moyens qu'il m'avait donnés de pouvoir continuer mes courses. Je devais même faire un voyage plus intime; mais la bizarrerie, qui joue un si grand rôle dans les événemens de ma vie, me jeta au milieu des grands spectacles du grand Empire, qui se brisait avec l'épée d'un homme.

CHAPITRE CXXXII.

Une séance de l'Académie.—Présidence de Regnault de
Saint-Jean-d'Angely.—Réception de M. Campenon, remplaçant l'abbé
Delille.

J'allai un jour chez Regnault de Saint-Jean-d'Angely de fort bonne heure et sur une invitation fort pressante. Il avait, me disait-il, besoin de tout mon dévouement. Je le trouvai, se promenant à grands pas dans son appartement, et j'avoue que, dès l'antichambre, le bruit de sa déclamation tonnante me donna une idée très, sérieuse de l'entrevue. C'est quelque proclamation, me disais-je, qui doit être confiée à mon zèle infatigable, à mon utile exaltation. C'est l'éloquence qui rédige quelque adresse à nos braves, et c'est la renommée qui la portera. À mon aspect, l'orateur se modéra, jeta sur le bureau son manuscrit, et vint à moi avec toute la grâce d'un auteur qui aperçoit son public, et un peu de l'incertitude et de l'embarras d'Oronte prêt à débiter son sonnet.

«Arrivez, ma bonne Saint-Elme, jamais je n'eus tant besoin de vous, de vos bons conseils, de votre excellente amitié.

«—De quoi s'agit-il? Vous savez que je suis toujours prête.

«—Il s'agit d'une des épreuves les plus délicates de ma vie, d'une des positions les plus difficiles où puisse se trouver un orateur.

«—Vous savez si bien manier la parole, qu'en vérité je ne conçois pas votre embarras. J'ai souvent dit de votre éloquence ce que Racine dit de son Hippolyte dans Phèdre:

Il excelle à conduire un char dans la carrière.

«—Mon amie, ma bonne amie, vous savez ou vous ne savez pas, car on ignore aisément les existences académiques, que je suis membre de l'Institut. De toutes mes dignités, c'est la seule que je n'aie pas perdue, parce qu'elle ne tient pas à la politique, et que cela sert quelquefois quand on veut y entrer. Eh bien! dans ma compagnie, car cela s'appelle notre compagnie, il y a des statuts, des réglemens, qui de temps en temps nous donnent des devoirs à remplir, des discours à faire; et le hasard qui arrange quelquefois très singulièrement les choses, confie souvent les missions de la circonstance et les corvées de la parole à ceux qu'elles doivent le plus contrarier. Et tel que vous me voyez, je suis une victime des discours académiques.

«—Je croyais, mon ami, qu'il n'y avait jamais à l'Institut que le public de victime.

«—Aujourd'hui le cas est plus grave, et je suis enveloppé dans un véritable cercle de Popilius. Vous me direz à cela, pourquoi êtes-vous affilié à une société savante? Telle n'est, point la question. J'en suis, il faut que je m'en tire. Nous autres gens de lettres, car je ne suis plus qu'un homme de lettres, nous sommes comme les auteurs, contraints de bien faire ce que nous faisons, sous peine de sifflets. Quand au théâtre on joue des pièces de circonstances, les premiers sujets, n'importe ce qu'ils pensent, sont obligés de chanter comme on chante pour le quart d'heure. Il en est de même à l'Institut; quelles que soient les opinions de l'académicien, il doit parler comme il convient à l'Académie. Ce sont, ma chère, ce que j'appellerais volontiers des sentimens collectifs, et les corps ont cela de bon qu'on peut refaire ensuite la part des personnes et reprendre sa manière d'être individuelle quand on quitte l'habit de la compagnie. Les convenances sont souveraines en France sous tous les régimes. Il n'y a nul inconvénient à leur payer tribut, cela ne tire jamais à conséquence; mais les braver fut toujours et serait encore ridicule, parce que cela serait inutile.

«—En vérité je ne vous ai jamais vu si timide; et vous qui allez si directement au fait, vous tournez autour aujourd'hui, comme le monsieur qui voulait consulter le Misantrope.

«—Diable, il y a de quoi hésiter. Figurez-vous qu'en ma qualité de directeur de la deuxième classe de l'Institut, lors de l'élection de M. Campenon, il faut, d'après l'usage antique et solennel, que je fasse l'éloge de son prédécesseur; et son prédécesseur était l'abbé Delille, grand poète assurément, que j'ai beaucoup connu et beaucoup aimé, mais dont la vie, toute composée de sacrifices à la cause des Bourbons, me met sur des charbons ardens pendant tout le discours. Moi, confident d'un autre pouvoir, serviteur enthousiaste d'une autre dynastie; moi dont des discours retentissent encore chargés de parfums pour la gloire de Napoléon, comment brûler l'encens académique dans une si bizarre circonstance? J'aurai l'air de vouloir me tourner vers les astres nouveaux, de venir au secours des vainqueurs, d'un valet qui demande de l'emploi. Oh! pour de l'ingratitude, croyez-moi, je n'en aurai jamais. Mais d'un autre côté quel plus beau caractère que celui de Delille? L'Empereur l'estimait de ce refus de le servir, qu'un autre eût considéré comme une offense. Un homme qui a refusé d'être sénateur pour être fidèle à ses affections politiques… Puis l'Académie, qu'il ne faut pas compromettre, car elle n'est pas d'humeur à être compromise; le public aussi, qui n'est pas à notre hauteur et pour lequel il faut avoir des égards. En vérité, il n'y a qu'un tour de force qui puisse me faire sauter ce cas périlleux.

«—Mon ami, que votre discours soit l'expression de tout ce que vous venez de me dire là, qu'il soit mesuré comme tant d'autres que vous m'avez lus dans le temps; présentez les opinions des autres en gardant les vôtres. Quel inconvénient y a-t-il à louer la reconnaissance? L'abbé Delille voua la sienne à des princes malheureux; et c'est toujours grand et beau de rester fidèle au malheur. Toutes les causes s'arrangent fort bien de ces vertus, et l'exemple d'une foi gardée à n'importe quoi et à n'importe qui, peut être recommandé publiquement; car l'estime de leurs adversaires est quelquefois tout ce que recueillent les Decius de leur dévouement à leur propre cause. Parlez de la reconnaissance; elle honore toutes les positions, tous les caractères. Vous serez, avec ce texte, vrai pour tout le monde.

«—Oh! que vous me faites de bien avec cette profession de foi. Comme vous êtes l'expression la plus exaltée de tous les sentimens qui me sont chers, votre suffrage sera ma règle de conduite; parce qu'une fois que mes éloges auront passé à votre creuset, je serai sûr qu'ils ne contiendront pas d'alliage, et nos amis ne pourront pas me reprocher d'avoir manqué de la vertu que j'aurai préconisée. Au surplus, si vous n'avez pas de rendez-vous militaire ce matin, veuillez me donner une audience littéraire. Les têtes-à-tête académiques ne sont pas dangereux, et quand je vous aurai lu mon discours, cela me donnera des forces pour l'exposer aux orages de la séance publique.»

Je me soumis de fort bonne grâce, malgré mes préventions contre tout ce qui sent le bel esprit et le pédantisme, à l'aimable sollicitation de Regnault. Il avait été mon premier maître de déclamation, je lui devais bien au moins la patience d'être son dernier professeur de rhétorique. D'ailleurs il devenait beau dans son attitude d'orateur. Il avait tout à gagner en prenant la parole. Je l'écoutai avec cette attention qu'on accorde aux personnes qu'on aime. On eût dit qu'il paraissait devant son juge. Son émotion donnait un accent particulier à son organe, et, comme je ne sais pas résister aux impressions vraies, je lui témoignai, avec l'enthousiasme qu'on me connaît, toute la vivacité de ma satisfaction. Il en fut attendri jusqu'aux larmes, me disant: «Qu'on pense maintenant ce que l'on voudra; votre suffrage me répond qu'avec toutes les concessions de l'art oratoire, j'ai conservé pure la religion des souvenirs. Mais ce n'est pas tout ce que j'ai à vous demander; il faudra que vous fassiez violence à vos habitudes toutes guerrières, et que vous veniez entendre notre ouvrage au palais des beaux-arts. Nous sommes dans un moment où l'opinion publique est curieuse à observer. L'amitié doit quelque chose à l'amitié. Vous savez bien que je n'ai point manqué à vos débuts, j'espère que vous ne manquerez point à ma représentation, qui pourrait bien être aussi quelque peu orageuse. Vous savez qu'on ne peut demander de ces services à tout le monde.

«—Du moment qu'il est question de dévouement, soyez tranquille.

«—D'ailleurs, ma chère, vous qui aimez l'observation, vous trouverez à l'Institut de drôles de figures. Pour peu que vous veuillez regarder, je vous réponds que vous vous amuserez.»

Le jour de la séance arrivé, je me rendis à mon poste, et je trouvai déjà la salle bien garnie, si bien même que je ne pus obtenir de place que sur une banquette réservée aux immortels eux-mêmes. C'était une piquante position que la tête de la Contemporaine, passant à travers les perruques de M. l'abbé Morellet et de M. de Roquelaure, ancien archevêque. On ne peut se faire d'idée de l'impatiente curiosité de l'auditoire et surtout de sa bizarre composition. On était entassé les uns sur les autres, et une foule de femmes élégantes s'étaient pressées sans scrupule contre les habits verts; Tout le monde parlait à la fois: «Nous allons voir, disaient quelques douairières, comment le conseiller d'État de l'empire abordera l'éloge du poète qui ne voulut pas faire l'aumône d'un vers à un tyran.» Ce qui ajoutait à l'originalité du coup d'oeil, c'était le grand nombre d'étrangers dont les bizarres costumes se mariaient plaisamment à l'élégance française. Les Anglaises surtout, et elles étaient en grand nombre, avaient conservé toute cette pureté du ridicule dont elles ont su depuis dépouiller leurs chapeaux. On montrait du doigt, avec une certaine affectation, les dignitaires anciens et nouveaux, dont les uns avaient la joie et les autres le courage de leurs grands cordons. Je me rappelle à ce sujet une méprise fort plaisante. On vit arriver un vieillard porté par deux laquais; il était revêtu d'un grand cordon couleur bleu de ciel. On chuchottait autour de moi: «Oh! en voilà un qui ne se gêne pas, il porte la grande croix de l'ordre de la Réunion. Les décorations proscrites se mettent ordinairement dans la poche.» Mais M. Roux Laborie, qui se trouvait dans le groupe aux commentaires, mit heureusement les censeurs de l'audace et les approbateurs du courage d'accord, en leur apprenant que la personne qu'on prenait pour un grand personnage de l'empire, fidèle à la croix de la Réunion, était le vieux duc de La Vauguyon, seul chevalier restant de l'ordre légitime du Saint-Esprit.

Je commençais à m'impatienter de cette espèce de sellette où la malignité installait tous les illustres savans qui avaient perdu leurs places. «Celui-ci a fait ceci, celui-ci a fait cela,» et plus souvent encore: «ceux-là n'ont rien fait;» on n'entendait pas autre chose. Enfin Regnault parut et vint prendre place au bureau, entre deux autres fonctionnaires de l'Institut, dont l'un était ce bon M. Suard, secrétaire perpétuel, et au moins le plus longuement perpétuel des académies, espèce de spectre fort poli, et de squelette très aimable, dont les quatre-vingts ans attiraient cependant plus d'un sourire et plus d'une lorgnette. M. Campenon reçut la parole et la garda avec une exactitude remarquable. Je n'avais jamais entendu parler de lui; mais je ne pus m'empêcher de l'écouter avec une sorte de bienveillance qu'on ne refuse jamais aux figures mélancoliques. En voyant l'émotion de M. Campenon qui n'avait pas les mêmes raisons que Regnault, j'avoue que je pensai un peu plus à mon pauvre ami qu'à son partenaire; mais heureusement que ses yeux vinrent à rencontrer les miens, et je ne négligeai rien pour lui communiquer de loin la confiance dont j'étais pénétrée; car il n'y a, selon moi, rien de moins imposant qu'une séance d'académie; cela ressemble tout-à-fait à un salon où l'on ne médit qu'après, quand les gens sont partis.

M. Campenon venait de parler, et l'on applaudissait un discours qu'avaient fait valoir l'organe le plus agréable et une physionomie heureuse. Quand le silence se fut rétabli, moins quelques murmures de curiosité, Regnault s'exécuta avec un peu d'embarras d'abord, mais avec une sorte d'émotion honorable qui lui fit obtenir un plein succès. Son admirable expression de courtisan du malheur, en parlant de Delille qui n'avait jamais donné à sa muse qu'une idole, reçut de longs applaudissemens; plusieurs autres passages furent également fort goûtés. Comme ce discours a été imprimé dans le temps, on peut y renvoyer les personnes curieuses d'étudier ces convenances de langage, cet art de dire et de ne pas dire, cette industrie merveilleuse de la parole humaine pour exprimer et pour cacher des sentimens généraux et des réticences personnelles. Je défierais tous les idiomes de l'Europe, que j'admire d'ailleurs, de permettre un pareil tour de force, d'autant plus remarquable qu'il n'y avait réellement rien que d'honorable sous ces phrases si savamment ingénieuses. Je parie bien que les nobles étrangers, présens en si grand nombre à cette curieuse représentation, furent complétement déroutés et ne comprirent pas un mot de tant de délicatesses. On ne sent pas ces choses-là avec des dictionnaires de poche et des grammaires portatives.

Le lendemain, quelques journaux s'égayèrent sur la position du comte Regnault de Saint-Jean-d'Angely; c'était l'esprit du temps. Regnault avait obligé tant de monde, qu'il devait plus qu'un autre être en butte à certaines réactions d'une plaisanterie peu reconnaissante. Je revis l'orateur quelques jours après, et je lui fis mes complimens. Il était content de lui, disait-il, puisque j'en étais contente. «Toute ma crainte était que les convenances du lieu et du sujet ne fussent mal interprétées; mais j'ai reçu à cet égard les plus rassurans témoignages d'une femme, qui comme vous me représente les glorieux souvenirs auxquels nous devons fidélité.»

Avant de terminer ce chapitre, qui ne sera peut-être pas jugé inutile pour peindre les moeurs et l'esprit du moment, je dois citer un mot que me rapporta Regnault. Il avait rencontré dans le monde un noble duc, mort, je crois, gentilhomme de la chambre. Le discours de l'ancien conseiller de l'Empire, avait singulièrement plu à ce sincère ami de la monarchie. «Je vous remercie, monsieur le comte, lui avait dit le vieux duc, du plaisir que vous m'avez causé; je puis même vous faire part de la satisfaction d'un plus haut juge. On ferait avec vous tous, serviteurs de l'empire, d'excellens serviteurs de la royauté. Vous avez pratiqué les affaires, vous êtes de la matière à gouvernement.»

CHAPITRE CXXIII.

Une visite chez Carnot.—Il me lit son Mémoire.

Je n'ai point encore dans mes Mémoires parlé de Carnot, parce que, bien que je le connusse depuis long-temps, il fallait que je vieillisse pour sentir tout le mérite d'un pareil caractère. Dans le tourbillon de ma jeunesse, de mes succès et de mes folies, il était difficile que je m'arrêtasse devant cette sévère figure qui se montrait peu dans les cercles bruyans, et qui ne faisait pas monter la république en carosse. Carnot avait la physionomie triste comme une abstraction; une femme n'eût pu le trouver beau que comme un principe, et je n'étais ni d'humeur ni d'âge à sentir ces beautés-là. Les avantages extérieurs ne sont rien pour moi, si quelque rayon de supériorité ou de gloire ne les environne; mais pour déterminer mon enthousiasme, il faut dans ces sortes de prestiges une certaine puissance dont Carnot me semblait dépourvu. Cependant j'en avais quelquefois entendu parler dans des termes si admiratifs et par des hommes dont le jugement était à mes yeux si puissant, que je ne rencontrai jamais, dès les premiers temps de mon brillant séjour à Paris, cette espèce de Caton français, sans lui témoigner quelque chose de cette déférence qui, de la part des femmes, appelle toujours sur les fronts les plus austères un sourire un peu reconnaissant. Depuis qu'un de nos grands capitaines m'avait dit: «Vous oublieriez la laideur de Carnot si vous saviez tout ce qu'il a fait pour la France,» je ne le voyais plus des mêmes yeux, je ne le voyais plus tel qu'il était en effet, une vraie figure d'algèbre ou de géométrie. Quand il m'arrivait de me trouver en face de lui, je me répétais ces paroles d'un guerrier cher à mon coeur: c'est lui qui, dans l'ombre, du fond d'un cabinet, écartant la gloire elle-même, aussi sévèrement que tout autre corruptrice, a lancé sur l'Europe les quatorze armées qui nous ont fait vaincre; c'est lui qui nous a permis d'être illustres en nous donnant des armes; c'est lui enfin qui, au milieu des invasions étrangères, a pour nous organisé la victoire; et ma tête exaltée par ces souvenirs refaisait en idée un tout différent personnage que j'arrangeais avec ses qualités bien plus qu'avec ses traits. Je regardais quelquefois Carnot avec cette curiosité qu'excite une médaille antique, représentant quelque romain célèbre. Je m'approchais de lui, je le provoquais habilement par quelque question sentencieuse, et rien n'appelle la bienveillance des caractères froids d'une manière plus sûre que l'effort de la faiblesse essayant de s'élever jusqu'à eux.

M. Carnot, ancien, officier du génie, avait concentré la première activité de son ame dans l'étude des sciences exactes; il leur avait fait faire des progrès et leur avait surtout donné, disaient les connaisseurs, une application utile au génie des combats. C'est un homme que la retraite, les calculs et la solitude avaient naturellement porté à la recherche et à l'adoption des idées nouvelles. La république était un problème qu'il avait cherché long-temps, et qu'il croyait avoir trouvé. Il arrivait à l'enthousiasme par les plus glaciales méditations, réduisait la société à une équation et s'enflammait ensuite quand il se croyait sûr de son fait. Singulier caractère, l'opposé de tous ceux qui sont jetés dans le monde vulgaire. Chez la plupart des hommes, la raison tempère les saillies d'une nature impétueuse; chez Carnot, la raison était en quelque sorte le feu secret qui animait ses passions. Ce qu'il croyait démontré devenait une foi pour lui; le monde physique et moral s'enchaînait par les lois de l'analyse, et quand, par elles, il était arrivé à une conviction, il s'attachait à cette conviction ainsi qu'à une des lois de l'univers. Il oubliait ses sensations propres pour les faire rentrer dans un principe posé, et il appelait vertu ce sacrifice de tout homme à ses conséquences. On a beaucoup parlé de sa conduite dans la révolution; je n'ai ni la prétention de la juger ni même celle de la connaître; mais ce que je puis affirmer avec mes lumières de femme, sondant les profondeurs qu'il ne nous appartient pas de pénétrer, c'est que Carnot n'a pu rien dire, ni dû rien faire que de rigoureusement mathématique à ses yeux; coeur bon et simple qui n'a jamais obéi à rien de personnel, et chez qui l'homme avait disparu devant un type raisonné du citoyen. Le monde entier se serait remué dans un sens contraire à ses opinions, qu'il aurait tout seul protesté contre le monde. À cet égard il ne tenait compte ni des temps, ni des moeurs, ni des difficultés: j'en suis bien fâché pour l'univers, eût-il dit; mais voilà la ligne droite, et je ne puis marcher autrement.

Dans la conversation intime, Carnot ne s'assouplissait pas, mais il se laissait aller sans chocs et sans chaos. Il ne concevait pas l'esprit, il le trouvait chose inutile, pas plus que la plaisanterie qu'il eût appelée chose sacrilége, et cependant on ne sentait point dans son commerce privé les aspérités qui eussent pu de ses idées passer dans ses moeurs. Par un singulier contraste, cet homme, qu'on eût cru perdu dans l'abîme des sciences, et qui ne taillait dans ses combinaisons politiques que sur le patron du genre humain tout entier, s'occupait aussi de littérature. Ce républicain intrépide faisait de petits vers, et le Brutus du forum redevenait une espèce de Deshoulières dans son intérieur. Comme par une contradiction à peu près pareille, les champs sont ce que j'aime le plus après la gloire militaire, et que les images champêtres me séduisent par la seule puissance de mes souvenirs, j'écoutais avec une patience exemplaire les bergeries et les idylles d'un tribun que le public ne savait pas si pastoral.

Mes relations avec Carnot avaient été souvent interrompues, mais aussi souvent renouées avec une extrême indulgence de part et d'autre. Mes longues courses en Italie me l'avaient fait perdre de vue; mais lors de mon retour, ayant appris par des officiers la générosité avec laquelle Carnot avait prêté à Napoléon malheureux une épée que la fierté républicaine n'avait point voulu abaisser devant l'ivresse des triomphes, mon coeur sentit le besoin de se consoler du spectacle de bien des ingratitudes et des bassesses, en allant saluer le défenseur d'Anvers et le consolateur des derniers momens de l'empire.

«Bonjour au citoyen Carnot, à l'ami de la France; c'est un frère d'armes qui vient le remercier, le féliciter, lui prouver que les belles actions trouvent toujours de l'écho dans quelques ames.»

Carnot parut sensible à ma politesse, que je poussais jusqu'à remplacer avec lui le mot de monsieur par celui de ses anciens souvenirs. Il eut la bonté de me questionner sur ma position présente, me demandant ce que j'avais fait depuis notre dernière entrevue qui datait bien de plusieurs années. Je lui dis que la perte de mes illusions m'avait jetée dans les voyages.

«Eh bien! moi, pour me distraire de mes chagrins politiques, j'ai employé un autre moyen, la solitude. Consolé par mes livres, retranché dans mes principes, j'ai résisté aux brillantes folies d'un despote qui pouvait être beau comme Washington et qui a préféré n'être grand que comme César. N'en disons plus de mal toutefois; il est tombé, et ce n'est plus de ce côté que viendra le péril.

«—Vous-même, vous avez donné une excuse au génie de Napoléon en venant à lui dans son malheur.

«—Eh! Madame, je ne pardonnais même pas à Bonaparte en venant reprendre mes armes long-temps suspendues. Je ne changeais pas en venant à lui; mais la patrie, cette grande famille qui ne se réduit pas à un homme, la patrie, nom sacré qui n'est jamais sans échos, la France qui vaut bien que pour elle on oublie toutes choses, parlait trop à mon coeur pour que je restasse oisif quand tout s'ébranlait autour de moi. Je sentais que nous allions perdre cette popularité de la victoire, qui restait du moins comme un grand dédommagement national. Je me suis fait général de France, et non lieutenant d'un empereur et d'un maître. Je voulais, en acceptant un commandement, conserver une des premières conquêtes de la révolution, le prix de Jemmapes et de Fleurus. Si les barbares, au lieu de triompher, eussent été rejetés dans leurs affreux climats, véritables tannières du despotisme, je comptais déposer de nouveau l'épée après la victoire, m'autoriser de mes services pour risquer de dernières vérités auprès de celui que l'adversité avait éclairé peut-être; s'il eût été sourd à ma voix, ma vie se fût encore ensevelie dans l'obscurité.

«—Malgré mon enthousiasme pour l'Empereur, j'admire cette abnégation d'intérêt, je conçois toute la hauteur d'une pareille conduite. Tenez, il n'a manqué au vainqueur de l'Europe qu'un conseiller comme vous. La fortune, qui a prononcé, vous a épargné une démarche dont la seule pensée eût été une gloire, mais dont, hélas! je doute bien que le succès eût couronné la noblesse.

«—Jamais, mon amie, on ne doit regarder au succès. C'est un accident; mais le devoir est un principe, et il faut le remplir. Du reste, il me semble que Napoléon en vieillissant serait peut-être revenu à la liberté. Elle avait été l'idole de ses premières années; l'âge, d'accord avec les revers, l'eût ramené peut-être à ces nobles passions du jeune homme. Au surplus, voilà bien le danger des destinées des peuples remis aux mains d'un seul. Le génie même devient un inconvénient de plus entre ses mains.» Carnot continua sur ce ton avec une abondance d'idées et une sorte d'exaltation indéfinissable pour un tel caractère. Je glissais de temps en temps quelques maximes, quelques traits de l'histoire romaine; il voulut bien me trouver de la justesse dans les idées, comme cela arrive quand on abonde dans celles des autres. Nous causâmes du passé, de l'avenir; et, quoique pour la première fois jetée sur le terrain de la politique, je m'en tirai, à l'aide de quelques vieilles lectures de Mably, avec assez de bonheur pour m'attirer une confidence que probablement Carnot n'eût point faite à beaucoup d'hommes d'État. Ma mince érudition et ma très faible logique me valurent cependant d'être consultée par le vétéran des idées républicaines sur le Mémoire, si connu depuis, dans lequel Carnot, à l'exemple de Milton, cherchait à défendre sa conduite, toute sa conduite, pendant la révolution. Il est inutile de parler du Mémoire que tout le monde connaît; mais ce qu'il y eut d'assez remarquable, ce fut l'espèce de bienveillance aimable avec laquelle la police d'abord facilita la circulation manuscrite ou imprimée du Mémoire de Carnot. Outre le factum politique, objet de ses plus intimes affections, Carnot me lut encore, dans cette entrevue, quelques fragmens d'autres ouvrages. Je lui en dis librement mon opinion, et il fut assez indulgent, ou assez prévenu en faveur de mon jugement, pour plier son sévère et pur républicanisme jusqu'à la politesse d'une complète adhésion. C'était beaucoup avec un homme comme Carnot, que j'appelais le Cincinnatus français, et que Regnault souvent, dans son enthousiasme napoléonien, appelait un homme insupportable, un entêté, un jacobin. Chose fort drôle était pour moi d'entendre ces hommes se juger avec une inouïe sévérité, et se classer les uns les autres avec assez peu de modestie. Quand une femme a quelques idées dans la tête, et ne cherche pas à se prévaloir de son influence, celle qu'elle obtient dans l'abandon des hommes du plus grand mérite étonnerait souvent la raison même. J'ai approché la plupart des dignitaires et des sommités de tous nos divers gouvernemens, et chez tous, excepté chez Carnot, j'ai trouvé l'ambition et la vanité des titres faisant toujours un peu tort à l'intégrité de l'opinion adoptée; Carnot, au contraire, dans sa conduite, dans l'intérieur de la confidence, comme à l'armée et à la tribune, était toujours le républicain, implacable peut-être, mais du moins désintéressé.

Carnot ce jour-là se plut à me faire longuement causer de toutes mes relations, et tout en me gardant d'aborder le long chapitre des torts et faiblesses, je lui dis quelque chose des singularités d'Oudet, de ce caractère qui devait flatter ses goûts et peut-être encore ses espérances. J'avoue que ce choix d'aveux était une ruse, un moyen de succès personnel que j'employais. Cela me réussit au delà de mes espérances; Carnot me sembla comme électrisé à ce nom. «Ah! disait-il, sa mort est la preuve la plus complète de la grande influence qu'il exerçait; oui, Napoléon craignait le génie de ce simple colonel, parce que le despotisme est habile à deviner les coeurs qui le haïssent et les mains qui peuvent l'abattre. Oudet, me disait-il, était pétri de l'argile d'un Spartiate.

«—Oh! vous vous trompez un peu: Oudet tenait pour la république, mais en même temps pour Épicure.

«—L'un n'empêche pas l'autre.

«—Moi qui croyais cela bien incompatible; Oudet m'avait paru un enthousiaste, un inspiré, un prophète, un génie;… que sais-je! mais jamais je n'avais reconnu tant de séductions sous le court manteau d'un Lacédémonien.»

Carnot savait que j'étais encore en correspondance avec l'ancien secrétaire de Hérault de Séchelles, Neillard, qu'il estimait particulièrement. Il était à cette époque retiré auprès d'Aubagne en Provence. Sans dire, je ne sais par quelle crainte d'être déconseillée, je n'avouai pas à Carnot mon projet de visite à l'île d'Elbe, mais je lui dis que je me proposais de faire un voyage à Marseille, Toulon et autres villes de la Provence, Digne, Draguiguan, Gap peut-être! Il me pria de venir le revoir avant mon départ, et de vouloir bien me charger de quelques lettres, ajoutant qu'il attendait encore un gouvernement qui ne violât point le secret des lettres. Je promis à Carnot de me faire volontiers son courrier, et nous nous quittâmes fort bons amis.

CHAPITRE CXXXIV.

Enterrement de Mlle Raucourt.

Je me trouvai mêlée, avant le voyage que je projetais, à un événement qui fut, je crois, sous une simple apparence, un des plus sérieux depuis mon retour à Paris. Je veux parler de l'enterrement de Mlle Raucourt, l'une des premières actrices dont se soit honorée la scène française. Je n'avais eu avec cette tragédienne célèbre que des rapports bien fugitifs. Quelque temps avant mes débuts, on m'avait ménagé une entrevue avec elle; elle avait eu la bonté de me reconnaître de la dignité tragique, et ce qu'elle appelait du talent extérieur. J'allais souvent la voir au théâtre; en général elle avait de l'esprit et raisonnait fort juste sur les impressions théâtrales. Mes relations avec elle n'allèrent donc jamais jusqu'à l'intimité; mais avec ma disposition d'esprit et ma nature impressionnable, je suis toujours bien près d'aimer ce que j'admire, et il se fait en quelque sorte un retentissement de mes émotions de lecture ou de théâtre jusque vers mon coeur. De là, chez moi une appréciation de tous les talens et de toutes les gloires, qui donne au sentiment si raisonnable de l'estime toute la chaleur d'une passion. Aussi quand j'appris la mort de Mlle Raucourt, quoique je connusse peu sa personne, quoique depuis ma disgrâce dramatique je ne l'eusse aperçue qu'une fois, en Italie, au milieu de cette royauté nomade dont l'Empereur l'avait honorée, espèce de lieutenant tragique attaché à la domination impériale, je n'en ressentis pas moins toute la grandeur d'une pareille perte pour les arts. Je tenais encore au théâtre par mes goûts, par mes relations avec Talma; je me rangeais encore parmi les artistes, et je me crus appelée avec toute la comédie française à un deuil de famille.

Dans la matinée du jour qui avait été fixé pour le convoi d'Agrippine et de Rodogune, je rencontrai plusieurs officiers de ma connaissance qui me parlèrent de cette cérémonie comme d'un événement bien plus intéressant par ses rapports politiques que par son importance même. «C'est une grande question, disaient-ils; il s'agit de savoir si la restauration, qui a promis tolérance et liberté de tous les cultes, qui a promis l'égalité devant la loi, permettra l'égalité devant l'Église. C'est une affaire de préjugés: leur cause a été perdue; mais on dit que les préjugés sont vivaces, et qu'ils veulent aussi avoir leur restauration à la suite des autres.»

Sans partager les appréhensions de ces officiers, leurs discours ajoutèrent encore la curiosité à tous les autres motifs de convenance et d'intérêt qui m'appelaient au convoi de Mlle Raucourt, qui joignait, je le savais, à son admirable talent les vertus d'une ame bonne et compatissante. À l'exemple de Talma, quoiqu'elle cachât ses bienfaits, leur nombre en avait trahi le mérite; et, si le premier précepte de la religion est la charité, personne ne méritait plus de voir son cercueil entouré des bénédictions du pauvre et des hommages du culte. Je courus chez moi pour arriver ensuite en costume de deuil à l'église Saint-Roch, paroisse de la défunte, qui n'avait pas attendu la mort pour s'y faire connaître; car les dames de charité, nobles dignitaires de la bienfaisance, recevaient bien exactement les dons modestes et cachés de son bon coeur.

Je l'avoue, malgré les prédictions un peu malveillantes des officiers et de plusieurs personnes que j'avais rencontrées, j'étais bien loin de prévoir qu'en 1814 je serais témoin d'un de ces scandales que de gothiques répugnances avaient pu commettre autrefois, mais dont la raison publique avait fait justice; car il y a quelque chose de trop bizarre et de trop cruel à encenser le talent pendant sa vie et à le flétrir quand il s'éteint. Élevée dans la religion protestante, j'ai déjà dit que je ne fuyais pas les églises catholiques, et que cette conduite, au lieu d'être une indifférence pour ma religion, en devenait quelquefois un acte méritoire; car l'aspect d'un lieu public de culte me rappelait le souvenir des vertus tolérantes de ma vertueuse mère. Souvent, sans m'informer de la différence des rites, il m'était arrivé d'entrer dans un temple, de me recueillir avec moi-même, et de descendre dans ma conscience, comme devant la Divinité; j'en sortais meilleure et moins opprimée par l'empire des passions. C'est un spectacle imposant et profitable, que la vaste enceinte d'une église préparée pour une messe des morts. Il me serait impossible de me mettre ailleurs ou autrement qu'à genoux sur le marbre et près du catafalque, ne me trouvant là d'ordinaire que pour des morts connus; les regrets qu'ils m'inspirent me jettent bientôt dans une rêverie profonde, religieuse, au moins par l'absence de toute distraction qui la profane. Je sens à ma douleur qu'elle doit être éternelle, et l'amitié me conduit bientôt au sentiment de l'immortalité de l'ame. Chaque battement de mon coeur me confirme alors cette vérité consolante, et je crois quand j'ai pleuré.

Je pensai que ce que j'avais de mieux à faire, dans une circonstance où mon coeur se croyait avoir quelques droits à remplir, c'était de me rendre chez Talma pour connaître l'heure et le programme de la cérémonie. N'ayant point trouvé Talma chez lui, et comme il était déjà deux heures, je me rendis aussitôt à Saint-Roch. Il me fallut descendre de voiture près la rue des Moineaux. L'affluence était considérable, et je fus presque obligée de combattre pour pénétrer jusque dans l'église. Il régnait dans les groupes une agitation plus vive que celle de la curiosité. Des orateurs étaient montés sur les chaises et en étaient renversés par les flots de la foule qui s'augmentait à chaque instant. On se heurtait, on discutait surtout le pour et le contre de l'admission du corps. Je m'arrêtais de distance en distance, et je remarquais presque autant de gens qui écoutaient avec attention que de personnes qui parlaient avec feu. Pour éviter la surveillance de ces écouteurs, je me réduisis presque à leur rôle par prudence; mais je n'en saisis que mieux le curieux spectacle qui m'entourait. «Oui, disait-on, vous allez voir; quoique cette pauvre Raucourt fut charitable jusqu'à la faiblesse, qu'elle fut la mère des pauvres, parce qu'elle est morte actrice, l'église lui sera refusée.—Et, reprirent d'autres, par le curé même qui a si largement exploité sa caisse pour les aumônes de l'église.—On la trouvait bonne chrétienne pour l'argent, mais mauvaise pour les principes.» Le mouvement des groupes me rejeta hors des marches de l'église, vers l'entrée principale, et y rentrer me fut impossible. Le cortége arriva enfin. Il était extrêmement nombreux, composé d'artistes, d'hommes de lettres et d'inconsolables amis. Je ne reconnus d'abord personne, car j'étais trop vivement émue à la vue du char mortuaire. Je m'inclinai légèrement vers la terre; mes lèvres murmurèrent une prière et un regret. Tout à coup des clameurs s'élèvent, la multitude s'émeut, se heurte, et je sors alors de ma douloureuse extase, au milieu d'un tumulte qui formait un contraste étrange avec l'état de mon ame et le silence ordinaire et convenable du lieu. «On refuse le corps, criait-on. Voilà un acheminement aux exclusions de l'ancien régime, la carrière fermée des querelles qui va se rouvrir. L'Église veut cumuler les aumônes des comédiens avec leur excommunication.» L'émotion était générale; et à tous ces cris, un autre plus puissant et plus énergique vint s'y mêler: «Au château!… Au château!… Aux Tuileries!…» Moi qui aime mieux une armée en bataille au moment de l'attaque et d'une charge, qu'un rassemblement populaire, j'avisai aux moyens de me tirer de là, ne comprenant rien aux périls qui n'ont pas la gloire pour but et pour récompense. Au moment de ces efforts, l'aspect de Talma vint me retenir à ma place, et m'électriser jusqu'à la sédition. Sa belle figure romaine, où respirait l'indignation de la fierté blessée, lui donnait l'air d'un tribun. Il ne parlait point, mais son geste, mais son regard peignaient assez tout ce qu'il éprouvait.

La foule approche en effet du château; la crise durait depuis assez long-temps pour que le roi lui-même en eût l'éveil. S. M. Louis XVIII, qui savait bien, en fait de religion, tout ce qu'un souverain doit aux convenances, mais qui, par prudence et connaissance des temps, ne dépassait pas la mesure, ordonna que le scandale cessât, disant: «Que quiconque avait reçu le baptême avait droit à tous les honneurs du culte, et qu'un sacrement devenait dans ce cas un droit à tous les autres.»

Aussitôt qu'on eut remporté une victoire aux Tuileries, la foule impatiente vint en recueillir les fruits à Saint-Roch. On eût dit que le lieu saint venait d'être emporté d'assaut. La joie du peuple ressemblait encore beaucoup à sa colère. Les choristes des divers théâtres se mêlèrent avec ivresse aux chantres du pupitre paroissial. Figaro et Scapin s'élancèrent sur les cierges pour les contraindre à la lumière. Jamais, certes, les bedeaux, les sacristains et les serviteurs officiels du temple n'avaient mis autant de zèle aux fonctions dans lesquelles la bonne volonté des lévites improvisés les remplaçait. On contribuait au service de l'autel à qui mieux mieux, et si la gaucherie de certains desservans trahissait leur peu d'expérience des cérémonies, ils rachetaient les errata par l'enthousiasme, et faisaient excuser les bévues par la ferveur. On était vraiment religieux par émulation et catholique avec rage. Le service s'acheva avec un peu plus d'ordre qu'il n'avait commencé. La Comédie en corps donna l'eau bénite à la chrétienne qu'elle avait perdue, et moi, ignorée au milieu d'elle, j'accompagnai mon aspersion d'un regret qui était peut-être moins mondain et aussi sincère.

Cet événement fit un bruit immense dans Paris. La politique sut, je crois, profiter habilement des premières défiances qu'avait jetées dans les esprits la sévérité religieuse renaissante. De ce jour, les regrets de tout ce qui avait tenu à l'empire ne craignirent plus de se montrer, sûrs du moins qu'il y avait dans les idées populaires quelques cordes capables de leur répondre. On avait généralement approuvé le bon sens du prince qui avait interposé ses ordres entre les prétentions dévotes et les droits de ses sujets. Mais, en général, l'autorité empêche bien, quand elle est raisonnable, qu'un mauvais pas fait par ses agens, en étant réprimé, n'excite trop violemment la résistance; mais ce qu'elle ne peut plus retenir, c'est la révélation qu'un acte imprudent vient mettre au devant de tous les esprits, très habiles en France à saisir la tendance d'un corps ou les ambitions d'un parti. Le changement de gouvernement s'était opéré avec une telle rapidité, que tout le monde ébahi avait à peine eu le temps de se reconnaître. Ce fut d'un cercueil que partit la première étincelle de la pensée publique. On se remit à raisonner. On passa de l'étonnement à la gaieté, de l'indignation d'un moment à la satire de chaque jour. Cette nation oisive et moqueuse, que Bonaparte n'avait pu distraire qu'en lui donnant le monde entier à conquérir, sentait avec un frémissement de bonheur que la même force ne pesait plus sur elle.

Le clergé avait, dès cette époque, une tendance de victoire et de domination; on le disait du moins, car il ne me convient nullement de me mettre mal par la légèreté de mes assertions avec la cour de Rome et ses milliers de représentans patentés ou mystérieux. Les salons raillaient et les faubourgs criaient d'une manière plus énergique contre ce qu'on appelait la réaction des préjugés superstitieux. Les caricatures les plus bouffonnes circulaient. J'ai vu dans plus d'une maison les gens les mieux pensans se joindre au chorus général, et dessiner eux-mêmes de petits inquisiteurs sur les albums des plus jolies femmes. J'ai même conservé dans mes papiers un croquis de la bataille théologique et comique de Saint-Roch, fait par un noble marquis qui vote aujourd'hui contre les libraires, les dessinateurs et les graveurs. La police était d'une indulgence charmante, elle ne voyait rien et laissait tout faire. «Les gens de police, disait un soir devant moi un ex-conseiller d'État, est un luxe des gouvernemens, mais un luxe inutile; le dévouement est d'ordinaire borné et incapable, et la capacité qui descend à un vilain métier est vénale et menteuse.»

Il y eut une conspiration véritable au sujet de ce fameux enterrement de Mlle Raucourt, mais conspiration bien innocente; ce fut celle des gens d'esprit. Le premier de nos chansonniers, un homme dont les sentimens monarchiques n'étaient pas douteux, Désaugiers, fit une chanson charmante qui ne fut pas imprimée dans les différentes éditions de ses oeuvres, et qui, je crois, fera plaisir au lecteur:

CADET BUTEUX

À L'ENTERREMENT DE Mlle RAUCOURT.

AIR: Faut d'la vertu, pas trop n'en faut.

     Faut êt' dévot, pas trop ne l'faut; BIS.
     L'excès en tout est un défaut.

     V'là c'que les paroissiens en masse
     Devant Saint-Roch criaient l'aut' jour;
     Et moi, sans trop savoir c'qui s'passe,
     Bien plus fort qu'eux, j'crie à mon tour:
     Faut êt' dévot; etc.

     On m'dit qu'c'est une actric' qu'est morte
     Et qui d'mande un de profundis;
     Mais on n'veut pas ly ouvrir la porte
     Du ch'min qui mène en paradis…
     Faut êt' dévot, etc.

     Pourquoi l'corps de c'te pauvre femme
     D'l'église serait-il banni,
     Pis qu'huit jours avant d'rendre l'ame
     Elle avait rendu l'pain béni?
     Faut êt' dévot les autres fois, etc.

     Plus d'un'fois avec son aumône
     Saint-Roch secourut l'indigent…
     Pourquoi donc r'fuser la personne
     Dont on n'a pas r'fusé l'argent?
     Faut êt' dévot, etc.

     N'y a qu'un'dévotion qui soit bonne,
     C'est celle qui nous dit d'fair' le bien…
     J'aime mieux un païen qui donne
     Qu'un chrétien qui ne donne rien.
     Faut êt' dévot, etc.

     Parc'qu'elle a joué la targédie,
     L'Églis' ne veut pas l'avouer;
     J'tez donc Racine à la voierie,
     Car c'est ly qui la ly f'sait jouer.
     Faut êt' dévot; etc.

     J'savons par coeur notr'Évangile,
     Et j'n'y voyons pas que dans l'ciel
     Sémiramis, Crispin et Gille
     Soient proscrits par l'Père Éternel.
     Faut êt' dévot, etc.

     Voyez un peu l'danger d'l'exemple:
     À l'instant je r'cevons l'avis
     Que l'chien d'Saint-Roch, hier, du Temple
     A fait chasser l' chien d'Montargis.
     Faut êt' dévot, etc.

Un poète d'un genre plus élevé appliqua sa petite malice voltairienne à la peinture et à la satire de la gent intolérante.

Cette aventure fit remettre sur le tapis un événement du même genre qui était arrivé sous le consulat à l'époque de la renaissance du culte et au sujet de Mlle Chameroi, danseuse de l'Opéra. Voici comment Regnault de Saint-Jean-d'Angely nous raconta que la chose avait été prise: «Le fait de Saint-Roch vis-à-vis de Mlle Chameroi était bien plus grave que vis-à-vis de Mlle Raucourt, car lors de la première affaire, les temples venaient à peine d'être rouverts; le premier Consul, sous ce rapport, allait au devant de l'opinion publique, et avait eu à vaincre plus d'une répugnance de ses amis et de ses conseillers. L'échauffourée des prêtres dans cette occasion n'allait à rien moins qu'à justifier les préventions républicaines, et qu'à empêcher les bienfaits des chefs de l'État. Il eut la générosité de ne pas se venger sur la religion de l'esprit faux de quelques uns de ses ministres; il réprimanda même le célèbre Monge qui avait, devant lui, appelé le scandale de Saint-Roch une affaire de comédiens à comédiens. Napoléon sentit néanmoins tout ce qu'avait de grave et d'inquiétant ce singulier acte de reconnaissance des prêtres pour l'abri si grand qui venait de leur être donné; et, comme le curé d'une autre paroisse avait bien voulu faire le service de Mlle Chameroi, refusé par celui de Saint-Roch, le premier Consul se chargea lui-même de la conduite de l'opinion publique sur une difficulté si délicate; et je puis vous montrer dans le Moniteur un article que j'ai écrit sous la dictée du grand homme qui, en s'acheminant vers le trône, avait commencé par relever les autels; mais qui, placé sur le terrain encore mouvant de la révolution, voulait passer pour le protecteur de tous, mais non pour l'esclave de personne. L'article est fort court, comme il convient à un souverain, journaliste par occasion; il respire cette brusquerie censée d'un homme qui, au milieu de ses passions, possède un admirable instinct de prudence.»

Je copiai dans le temps ce piquant article, et je le transcris encore aujourd'hui comme une instruction sur la matière, qui peut ne pas être inutile; car l'Église et la Comédie ne sont pas encore près de s'entendre.

«Le curé de Saint-Roch, dans un moment de déraison, a refusé de prier pour Mlle Chameroi et de l'admettre dans l'église. Un de ses collègues, homme raisonnable, instruit de la véritable morale de l'Évangile, a reçu le convoi dans l'église des Filles-Saint-Thomas, où le service s'est fait avec toutes les cérémonies ordinaires.

«L'archevêque de Paris a ordonné trois mois de retraite au curé de Saint-Roch, afin qu'il puisse se souvenir que Jésus-Christ commande de prier même pour ses ennemis, et que, rappelé à ses devoirs par la méditation, il apprenne que toutes ces pratiques superstitieuses, conservées par quelques rituels, et qui, nées dans les temps d'ignorance ou créées par des cerveaux échauffés, dégradaient la religion par leur niaiserie, ont été proscrites par le concordat et par la loi du 18 germinal.»

CHAPITRE CXXXV.

Déjeûner chez Regnault.

J'arrangeais depuis long-temps dans mon exaltation le projet d'un pélerinage à l'île d'Elbe; mais une foule de circonstances frivoles retardent souvent les plus ardentes résolutions. L'argent, ce nerf de la guerre… et des voyages, commençait à être pour quelque chose dans ces incidens. Pendant que, par première précaution, je cherchais à garnir ma caisse, je reçus de Regnault une pressante invitation de venir déjeûner avec lui, avec prière d'arriver avant tout le monde. «Cela sera, me dis-je, la visite d'adieu.» J'avais mal compté. Arrivée à dix heures, j'entre suivant mon habitude par le pavillon de la rue des Victoires, et je me trouve entourée d'un grand nombre de convives. La comtesse n'était point à la réunion; depuis les changemens, elle vivait dans sa terre. J'allais donc assister à un véritable déjeûner de garçons. Moi, je pouvais être classée comme telle, car j'en avais l'habit. On n'eût pas fait d'ailleurs une extrême attention à moi, si un parent du général Cavaignac ne m'eût accaparée pour me parler de Murat, d'Élisa et du maréchal Bessières, qu'il savait que j'avais très intimement connu; c'était à n'en plus finir sur le chapitre de mes campagnes, et tout naturellement je me trouvai entraînée sur le terrain glissant de la politique. Parmi les convives, le plus bouillant, celui dont le langage ne prenait pas la peine de se faire diplomatique, était Charles de Labédoyère. Il devait repartir la nuit même pour rejoindre son régiment; il était venu de son propre aveu à Paris, incognito et sans congé. Je le connaissais déjà, mais ce jour-là cette connaissance devint de l'amitié. Il avait souvent entendu parler de moi au maréchal Bessières, qui m'avait vue avec Ney à l'armée; enfin il m'amena presque à des demi-confidences; Labédoyère me demanda encore si j'avais vu chez Regnault la jolie Allemande.

«Oui; et vous, ne la voyez-vous pas ailleurs? lui dis-je.

«—Non, foi de soldat français! reprit-il avec véhémence, ni ne veux la voir. Un zèle payé, un dévouement aux appointemens, voilà ma plus grande antipathie; car je n'apprécie que le désintéressement; je n'aime que l'enthousiasme: le vôtre, par exemple, cet enthousiasme si passionné pour le maréchal Ney, voilà ce qui m'électriserait.»

À ces mots, je levai les yeux sur Labédoyère, et je trouvai que s'il était susceptible d'en ressentir, il n'était pas moins fait pour en inspirer. Le général Cambacérès, frère de l'archi-chancelier, était aussi des nôtres; je le remarquai plus par son silence que par ses paroles. Il brûlait d'envie d'être de notre aparté; il se rapprochait petit à petit, jetant par-ci par-là de ces mots qui ont l'air de demander l'aumône d'une conversation. Il voulut savoir si j'avais eu des relations avec le maréchal Mortier.

«—Jamais, lui dis-je fort sèchement.» Il interrompait une conversation si intéressante, que j'en pris de l'humeur. Mais il fallut enfin se mêler à l'entretien général; c'était un devoir de dévouement. Regnault s'était joint au général pour appuyer la question du général Cambacérès sur le maréchal Mortier. Je me contentai de répondre que «je ne connaissais le maréchal que pour l'avoir vu un instant au passage de la Bérésina; qu'il s'y conduisit comme dans vingt autres batailles, à Anclana, à Badajoz et Gebora, en véritable général français.» Ici un militaire décoré et portant d'énormes moustaches se joignit à nous. J'ai oublié son nom; il sert aujourd'hui. «Mortier est bon, dit-il, et certainement il doit regretter l'Empereur. Un duché et une dotation de cent mille francs, cela peut aider à la reconnaissance; je suis sûr qu'il est à nous. Je croyais que Madame, ajouta l'officier en me désignant, avait des relations particulières avec lui.

«—Mon Dieu, Monsieur, vous m'en supposez donc avec toute l'armée?

«—Ce serait fort heureux,» dirent Cambacérès et Regnault à la fois. La tête commençait à me tourner, un peu par vanité et un peu par crainte. Je ne pouvais douter qu'on n'eût des projets sur moi, et je voyais surtout qu'avant de me les confier on voulait savoir ce que j'avais de confidences à fournir en cautionnement; mais j'avoue que je ne m'attendais guère à celle que j'allais recevoir.

Six mois s'étaient à peine écoulés, et déjà la plupart de ceux qui avaient avec précipitation déserté Fontainebleau, ou profité avec joie de l'abdication impériale pour essayer d'une autre opinion, non seulement commençaient à revenir aux regrets, mais encore se ralliaient déjà à tous les mécontens qui avaient conservé avec l'amour du passé toutes les espérances de l'avenir. Le déjeûner de Regnault était terriblement politique. Entre la poire et le fromage, on ne changeait rien moins que toutes les dynasties de l'Europe; et dans tous ces plans de régénération universelle on voyait une certitude de succès, une confiance dans la fortune, qui étonnaient mon imagination, pourtant assez volcanique de sa nature. La voix de Labédoyère tonnait déjà comme un cri de victoire.

Je crus découvrir au milieu des fumées de cette politique que quelques personnes pourraient bien avoir le mot de Napoléon, et que celui-ci n'attendait qu'une occasion pour ressaisir le titre qu'il n'avait laissé tomber à Fontainebleau que pour le ressaisir plus tard. Regnault, qui savait si bien que vouloir me faire parler sur Ney eût été me faire de la peine, n'essaya même pas de glisser son nom au milieu des noms célèbres dont on faisait l'appel pour compter les chances d'un changement. Mais l'officier à moustaches n'y mit pas tant de façons, et me demanda «si le maréchal serait capable de faire un coup de main en faveur de Napoléon.

«—Je pense que… non.

«—Comment, non!

«—Certes; car Ney aime aujourd'hui son repos et, comme toujours, le bonheur de la France, et il ne pense pas que l'Empereur le puisse assurer. Croyez-m'en; car le maréchal est la franchise même, et il croit que les peuples ont plus à perdre qu'à gagner aux révolutions, quelles qu'elles soient.

«—Tant pis.

«—Je ne vois pas le tant pis.» Puis me tournant vers Labédoyère, j'ajoutai: «Je veux bien, moi, n'être pas contente de Ney, regretter qu'il ne partage pas tout mon délire napoléonien; mais quand d'autres se permettent de lui trouver des torts, il me prend des étourdissemens de fureur, et je me même de penser autrement.

«—Il est bien heureux.

«—Labédoyère, vous avez trop d'esprit pour me dire de ces choses-là. Les fadeurs ne vont pas aux moustaches. Je suis comme vous; l'enthousiasme seul me plaît et me captive. Quand vous me parlez de l'Empereur, vos paroles toutes militaires me plaisent plus que de froids complimens. Quant à Ney, j'ai dit vrai; je le trouve changé, et je suis sûre que le retour de Napoléon lui paraîtrait une calamité pour la France.

«—C'est impossible.

«—Eh bien! je vous garantis que les choses sont ainsi.

«—Mais il ne peut haïr l'Empereur.

«—Sans doute; mais il aime un peu plus la France que Napoléon. Le coeur de Michel Ney appartient à son pays avant d'appartenir à qui gouverne. Il regarde où est le bonheur public, la gloire nationale.» Labédoyère me regardait parler, et, sans que je m'en fusse aperçue, tous ces messieurs s'étaient rapprochés de moi, Regnault et Cambacérès en tête, et nous écoutaient en silence: il fut interrompu par ce compliment de Labédoyère, moitié sérieux, moitié comiquement emphatique. «Vous entendez, Messieurs, cette éloquence oratoire, ce feu d'improvisation. Une proclamation de l'Empereur, lue et commentée par Madame, lui livrerait une garnison de 6,000 hommes… Il serait difficile d'avoir plus d'ame, de grâce et d'entraînement.» J'avoue que cette flatterie plut à mon orgueil qui ne les aime pas. Il y avait encore à cette séance gastronomique et malveillante deux officiers du 4e régiment d'artillerie, qui parlaient de l'Empereur avec un enthousiasme que je trouvai exagéré, moi qui en avais une si forte dose. Ces officiers étaient en garnison à Grenoble, et assuraient sur leur honneur que l'esprit du soldat était excellent, ce qui, dans la langue d'une autre opinion, se serait appelé fort mauvais.

La chaleur de la politique et la fraîcheur du Champagne à la glace avaient forcé une partie de l'assistance à quitter la place. Nous restâmes seuls, Regnault, Labédoyère, Cambacérès et moi. On parla avec plus de tranquillité, et sans aveux ni confidences positives. Malgré mon peu de perspicacité politique, je vis clairement de quoi il était question, et je devinai qu'on avait besoin de moi. Regnault savait que j'avais habité Digne. «Vous y connaissez beaucoup de monde, me dit-il; vous m'avez avoué, je crois, qu'à Barême vous avez connu M. Manuel fils.

«—Non, c'est à Digne.

«—Vous avez été à Gap aussi?

«—Bien souvent j'ai fouillé tous les rochers de la Provence. J'y ai des amis et des connaissances… À quoi en voulez-vous venir?

«—À savoir à peu près ce que vous avez remarqué de l'esprit public de ce pays-là à l'égard de Napoléon.

«—Il y aurait un oui et un non à vous répondre; mais il est une masse qui lui appartient tout entière de coeur: ce sont les paysans. Ah! c'est une singulière chose que les peuples.

«—Bonne quand on sait les gouverner,» répondit gravement le général Cambacérès, et sur cette première phrase complète qu'il eût prononcée, il se leva, et Regnault le suivit dans son cabinet, où ils restèrent quelques instans. En sortant le général me salua avec cet air d'approbation et de remercîment qu'on emploie vis-à-vis de quelqu'un sur lequel on compte pour un service. Labédoyère me croyait plus avant dans les secrets politiques que je ne l'étais ni ne voulais l'être. Il me parla, pendant la brève absence de Regnault et de Cambacérès, de manière à me prouver une bien grande et toujours imprudente confiance. Regnault m'expliqua ce qu'il attendait de moi. Il s'agissait d'une petite tournée pour prendre connaissance de la disposition des esprits.

«Je vous remercie, M. le comte; je ne vise pas à la survivance de la jolie Allemande. Je ne suis pas assez en fonds pour voyager à mes frais, et vous savez que, malgré mes sentimens bien raisonnables, je ne suis pas d'humeur à voyager aux frais du gouvernement.» Regnault fit la mine; mais Labédoyère me pressa la main d'un air charmé, et je le fus excessivement d'avoir obtenu son approbation. Je dis alors à Regnault mon projet d'aller à l'île d'Elbe: il en fut surpris, mais enchanté. Labédoyère nous quitta. Quand il fut parti, Regnault me renouvela ses instances avec toutes les cajoleries de gloire, de dévouement, d'amitié; mais je restai ferme dans mes refus.

CHAPITRE CXXXVI.

Voyage à l'île d'Elbe.

Tout se préparait pour mon voyage de l'île d'Elbe. Mes instructions, et plus que cela, la voix de l'amitié, me recommandaient de ne point partir avant d'avoir vu une personne très intime auprès de la reine Hortense, et qui ne devait revenir à Paris que dans les premiers jours de décembre! Mais je n'ai jamais eu beaucoup de patience; et mon coeur toujours ardent précipita mon départ. Regnault, qui me savait liée avec Mme Noémi, restée intime et en correspondance avec le roi Murat, insista beaucoup dans notre dernière entrevue pour que j'obtinsse des renseignemens précis sur les dispositions secrètes de Joachim.

«Demain, vous saurez tout ce que vous désirez savoir, c'est-à-dire tout ce que Mme Noémi croira pouvoir me confier.» Je me rendis chez elle aussitôt, et je la trouvai très affligée et mouillant une lettre de ses pleurs. Je voulus me retirer, elle m'en empêcha. Je lui dis alors de quelle part je venais et le but de ma visite. Loin de refuser la confidence, elle parut charmée de pouvoir la faire. Elle me montra la lettre dont elle s'occupait lorsque j'étais entrée; elle était de Murat.

Je ne pus m'empêcher de dire à Ney quelque chose de mon voyage. Aux premiers mots de cet aveu, Ney jeta feu et flammes, me traita de tête romanesque; que sais-je, plus mal encore. Je le regardais, cherchant à lire dans ses yeux le sens de ces paroles si sévères; je tremblais qu'elles ne lui fussent dictées par l'ingratitude: je me trompais. Il n'obéissait qu'au sentiment d'une amicale sollicitude pour mon sort.

«Vous ne trouverez point la grande-duchesse Élisa à Naples, où vous vous proposez de vous rendre de l'île d'Elbe.

«—Ah! que je vous sais gré d'appeler encore de leurs anciens titres des princes malheureux. Dans leurs hautes prospérités, mon cher Ney, j'aurais bien pu quelquefois escamoter les titres, même un peu exprès; mais aujourd'hui je ne les sépare jamais de leur souvenir. Ne riez pas. Cela vous semble puéril; eh bien! c'est pourtant un sentiment et un bien louable qui me l'inspire. Puis-je ressembler à ces flatteurs que j'ai vus ramper dans les cours impériales, et qui se dédommagent aujourd'hui d'une bassesse de dix ans par ces propos de mauvais goût: La Bacchiochi, la Borghèse, la mère Lætitia Bonaparte… Les princes de la famille de Napoléon seront toujours, dans mon coeur, sur le trône de la reconnaissance.

«—Ida!

«—Mon ami! mon frère!

«—Ah! je voudrais pouvoir l'être; vous êtes une si excellente femme! Je voudrais vous voir heureuse, avec un sort enfin assuré.

«—Ney, il vous est à jamais défendu de vous occuper de ces intérêts-là. Je vous aime aussi passionnément que jamais; mais, à Paris, je suis exposée à vous rencontrer avec la maréchale, à ne plus vous revoir, ou à risquer de troubler votre repos; voilà encore un des motifs qui décident mon départ. Nous avons failli si souvent, malgré les meilleures résolutions. Il y avait du moins alors l'excuse de l'absence, l'éloignement de celle que j'offensais. Ici respirant le même air, la passion la plus délirante appellerait sur nous de cruelles épreuves, ferait crier au scandale d'un arrangement coupable. Mon cher Michel, Madame est plus jeune, plus jolie que votre compagnon de guerre; et fût-elle mille fois laide, ses droits n'en seraient pas moins les mêmes, et l'homme que je verrais calculer les heures et les moyens de tromper par habitude ne serait pas toujours le héros de mon imagination, ni l'idole de mon coeur. Croyez-moi, mon cher Michel, ce voyage inspiré par la reconnaissance m'est commandé également par le soin de votre repos, et le besoin que mon souvenir vous soit toujours cher.» Je n'ose répéter tout ce qu'il me répondit, car il y aurait trop d'orgueil. Il convint que j'avais raison; mais en même temps il me fit promettre de ne pas rendre éternelle une séparation qui lui serait impossible.

J'avais pour caisse de voyage une grande partie des six mille francs que je tenais de mon noble marché avec le jeune Léopold. Pour prévenir les interrogations et les retours dont mon départ eût pu être l'objet, je fis dire à mes amis que j'avais quitté la capitale. Avant que cela ne fût en effet, j'écrivis à Regnault qu'au moment où il recevrait ma lettre, je serais déjà sur la route de Fontainebleau. Car, je l'avoue par une sorte de réminiscence mélancolique, je voulais m'acheminer par les lieux mêmes qu'avait parcourus le noble prisonnier de l'Europe, si long-temps tremblante devant lui, quittant cette belle France, où il s'était trouvé trop à l'étroit, pour aller prendre possession de sa petite souveraineté bourgeoise de l'île d'Elbe. Je me sus un gré infini de cette inspiration mêlée de philosophie et de sentiment; elle me valut plus d'un plaisir. Dans tous les endroits où je passai, on mettait une sorte d'affectation orgueilleuse à répéter: ici l'Empereur a dit telle parole, là il a fait telle chose. Ce qui se réduisait partout à des détails on ne saurait plus simples, mais que l'on ne rapportait pas moins avec cette espèce de religion qui annonce l'importance qu'on y attache. «C'est ici, me dit une jeune fille, à Briare, que, faute de chevaux, on sépara les voitures: la première voiture partit d'abord; l'Empereur ne la suivit que dans la nuit.—Non, tu te trompes, Toinette, l'Empereur partit à midi, je le sais mieux que toi, puisque j'étions à le voir déjeûner avec les deux coquins d'Allemands ou d'Anglais qui l'accompagnaient,» répondait une femme plus âgée.

J'arrivai à Nevers dans la nuit. Là on me dit combien Napoléon avait paru satisfait et consolé par les acclamations qui l'avaient accompagné pendant toute la route depuis Fontainebleau. «Il n'en était pas de même des commissaires des alliés, disait une petite femme fort jolie; car à ceux-là on ne leur a pas épargné les malédictions ni les outrages.—Et, reprit un paysan, s'ils y repassaient aujourd'hui, ils en verraient de plus durs encore.»

À Villeneuve-sur-Allier, on disait presqu'avec des larmes: «C'est ici que d'Empereur a été contraint de se séparer du dernier détachement de la garde fidèle qui formait son escorte;» et l'on répétait avec enthousiasme: «Il a refusé les Cosaques et les Autrichiens dont on voulait entourer un guerrier français: «Qu'ai-je besoin d'escorte? les acclamations du peuple m'en ont tenu lieu.»

J'avais une lettre de Carnot pour une personne dont la maison de campagne était située sur la route. On m'avait bien recommandé de la remettre moi-même. Comme il était nuit, j'envoyai un exprès à l'ami de Carnot, pour l'inviter à se rendre près de moi; ce qu'il fit aussitôt. En l'attendant, je pris mes informations ordinaires. Napoléon avait couché dans cette ville. On ne tarissait pas de détails. L'ami de Carnot arriva, et multiplia encore pour moi tous ces propos populaires. «Ce qu'il y a de plus extraordinaire, ajouta-t-il, c'est qu'en passant par Moulins, l'illustre proscrit fut salué par le cri de vivent les alliés! et qu'aujourd'hui on est si repentant, qu'on s'efforcera de vous persuader qu'on n'a crié que vive l'Empereur!»

«—Ne blâmez pas, Monsieur, les gens de Moulins; leur retour d'affection est encore un mérite.»

J'eus lieu de vérifier l'observation, et je dois consigner ici, pour la vérité historique et l'étude du coeur humain, qu'à Moulins, à Lyon, à Orange, à Avignon même, on se défendait comme d'une accusation honteuse d'avoir vociféré l'insulte sur les pas d'un guerrier malheureux.

À Orgon, une vieille mendiante, qui passait pour dire la bonne aventure, et que je fis venir pour lire dans ma main, par une fantaisie moitié sérieuse, moitié plaisante, me raconta des choses fort piquantes. «Ils ont eu, disait-elle, la sottise de pendre en effigie celui qui, à son tour, pourrait bien les faire pendre tout de bon encore.» Je regardai cette sorcière d'un air un peu soupçonneux.

«Vous me regardez en vous moquant de moi; eh bien! ce que je vous dis est exact. Tenez, voilà l'Empereur, dans du marc de café, qui débarque; et voilà les soldats qui retournent tous vers lui.» Cette sibylle en haillons me sembla être trop initiée à d'autres mystères, et je mis bien vite un terme à mes questions. Cependant les gens de l'auberge m'assurèrent que le jour du passage de l'Empereur elle avait manqué périr de la main des gens ameutés pour insulter Napoléon; qu'elle ne cessait pas de prédire son retour. «Moi qui pense très bien et qui suis bon royaliste, j'ai la conviction que la vieille sorcière est de bonne foi; elle est la seule à prédire, mais elle n'est pas la seule à croire. Et, voyez-vous ils sont tous ici comme des bêtes à attendre le revenant. C'est la troupe qui monte la tête de tout le monde. Il faut que cet enragé Corse ait jeté un sort sur nos soldats. Si je faisais mon devoir, je devrais peut-être prévenir notre brigadier de gendarmerie. Presque tous les sous-officiers ont sous la cocarde blanche la cocarde tricolore, et les aigles cousus sous les lis.—Je me faisais une autre idée de l'esprit de l'armée.—Ah! Madame, il est détestable: que Bonaparte arrive, et il ne restera pas un seul peloton à cette noble famille, digne pourtant par ses malheurs de plus d'intérêt.—Mais il n'en est pas de même du reste de la population?

«—Mon Dieu! elle devient horrible; sur mille royalistes du commencement, excepté M. le curé, l'adjoint du maire, un pauvre chevalier de Saint-Louis; moi et ma femme, il n'en reste plus qui soient restés fidèles; car, vous l'avouerai-je, mes garçons, les enfans d'un membre du conseil municipal, sont plus bonapartistes que le Corse lui-même. Mon pieu! quel malheur que la bonté du roi n'ait pas pris ses précautions en faisant pendre ce tyran.

«—Si cela avait pu s'arranger, je crois que la mesure eût été plus tranquillisante; car, de fait, il n'y a que les morts qui ne reviennent pas.»

Depuis Orgon, et un peu ennuyée, je ne m'arrêtai plus qu'au Luc. Arrivée là, je me rendis à la maison que la princesse Pauline habitait. Le général Bertrand avait présenté à cette soeur de Napoléon les commissaires étrangers qui avaient voituré son frère hors de son empire. Le coeur de Pauline s'était brisé au récit des dangers que Napoléon avait courus; aussi avait-elle pris la généreuse résolution d'aller adoucir son exil à l'île d'Elbe. La personne que je désirais voir là se trouvait alors au Muy. Je m'y rendis, et de Muy a Fréjus, voulant m'embarquer aussi à ce port de Saint-Raphen, où l'Empereur avait jeté sa fortune dans une barque, comme César, et où, quinze ans avant, il avait abordé en revenant des Pyramides, quand il marchait au trône… On me prévint que probablement je ne pourrais partir que le lendemain, les vents étant absolument contraires; j'en eus une impatience extrême. Je ne saurais rendre le besoin que j'éprouvais de toucher du pied cette île située si près de ma patrie, occupée d'abord par les Étrusques, soumise aux Carthaginois, île tant de fois dominée, et que les Romains nommèrent Ilra, et dont le nom allait recevoir une immortalité égale à celle de son prisonnier. Après avoir rempli toutes les formalités de mon embarquement, et en attendant le vent favorable, j'allai, selon mes habitudes, courir au loin, cherchant une pointe de rocher, une vue de mer qui pût convenir au ton où étaient montés mon esprit et mon coeur. La saison, quoique avancée, avait encore de beaux jours, et la soirée était belle là, comme à Paris une journée de printemps. Pour éviter les soupçons qu'eût pu faire naître mon travestissement, et un peu aussi pour me délasser de la fatigue de la cravate, seul inconvénient que je trouve aux habits de l'autre sexe, j'avais repris mon costume naturel de femme. Adossée contre une espèce de parapet formé par les sables, les mains jointes sur la poitrine, ne tenant plus à ce qui m'entourait que par la pensée, mon coeur souffrait à l'idée de rencontrer à quelques lieux de là, dans un chétif gouvernement de dix ou douze mille habitans, sur un sol aride et emprisonné par les flots, le dominateur de l'Europe, le vainqueur de tant de rois. Je pensais à toute cette famille qu'il avait dotée de couronnes presque toutes tombées avec la sienne. Je pensais à tant d'ingratitudes, et, avec un peu d'orgueil, à cette reconnaissance d'une femme, qui s'élevait jusqu'à la gloire des Drouot, des Bertrand et des Germanosky; de ces fidèles serviteurs qui avaient couru après la dotation de l'exil et de l'infortune, pour ne pas laisser seul au milieu de la mer celui qui avait ceint la couronne de Charlemagne.

Comme le commerce se mêle de tout, j'ai remarqué une curieuse industrie à l'auberge de Saint-Raphen où j'étais descendue. On y faisait un grand débit de figures de plâtre, image de deux opinions contraires, et les marchands les donnaient tour à tour et suivant les goûts, pour des portraits de Napoléon ou des bustes de S. M. Louis XVIII, lesquels ressemblaient bien autant à l'un qu'à l'autre. Mais le mérite de ces petits ouvrages consistait dans l'élégance d'un piédestal fait d'un marbre granit grisâtre tirant sur le vert, semé de taches noires et blanches, produit des mines et principales richesses de ce royaume à petit format, dont Napoléon Ier était alors souverain.

Enfin on vint m'avertir qu'on allait mettre à la voile. Après deux jours de navigation on aperçut l'île d'Elbe. À cette vue, saisie d'un élan passionné, je tendis les bras vers le ciel, appelant la terre que dévorait mon impatience. Exaltée jusqu'à la démence, j'oubliai que je laissais en France celui qui avait été l'objet préféré de toute mon ame, je ne songeais qu'à ceux que j'allais trouver; je m'excusais de cet oubli de Ney par de beaux raisonnemens que le coeur, le meilleur logicien que je connaisse, me fournissait en abondance. Je me disais même alors que fuir loin de Ney était un sacrifice nécessaire à des devoirs qu'il chérissait. Hélas! ces devoirs dataient de 1801; pourquoi donc ne m'en étais-je aperçue qu'en abordant à Porto-Ferrajo en 1814? Comme j'ai promis à mes lecteurs d'être vraie, je garde l'aveu de ce nouveau tort pour le chapitre suivant.

CHAPITRE CXXXVII.

L'île d'Elbe.—Napoléon.—Bertrand.—Drouot.—Cambrone.

Ce ne fut pas seulement ce besoin d'activité qui a dévoré toute ma vie, ce ne fut pas même le sentiment si naturel à mon coeur, de payer un tribut de reconnaissance et de souvenir à un grand homme malheureux, dont j'avais été un moment aimée, qui me conduisait à l'île d'Elbe. Mon voyage avait un autre but dont le récit que je fais ne donnera aucune idée positive, et on en concevra facilement la raison. Le secret qui était caché dans cette démarche aventureuse n'était pas le mien, et, tout piquant qu'il soit, je dois convenir qu'il serait aujourd'hui sans intérêt pour l'histoire.

J'étais attendue au moment de mon débarquement, qui eut lieu vers le commencement de la nuit. Un logement assez commode m'avait été préparé dans une maison de campagne fort retirée, d'où l'on apercevait la petite île de Rianosa, que Napoléon appelait la dernière de ses conquêtes, et qui en effet avait cessé, depuis son arrivée, de servir de pied à terre aux corsaires. Mes premiers regards, au lever du soleil, se fixèrent sur ce rocher, dont un homme, naguère le plus puissant souverain de l'Europe, était réduit à faire son Versailles ou sa Thébaïde, selon qu'il parviendrait à entretenir dans son esprit si vaste et si mobile les illusions de la grandeur, ou qu'il arriverait, plus sage et plus heureux, à y substituer l'amour de la philosophie et de la solitude.

Mon passeport me désignait comme une dame polonaise; j'avais adopté pour moi et pour mes gens le costume de cette nation, si chère à la nôtre. Le mystère de mon arrivée, les circonstances de ma réception, une certaine dignité de tournure que donne le monde et à laquelle le théâtre ne gâte rien, accréditèrent dans l'île un bruit singulier, dont je ne parlerais pas, si je ne le trouvais rappelé dans l'histoire. Cette méprise jeta sur moi un éclat qui contrariait mes projets et qui me força à précipiter leur exécution. Je ne demeurai à l'île d'Elbe que trois jours.

Les voyageurs et les biographes ne se sont guère occupés de ce site extraordinaire dans ses rapports avec l'homme extraordinaire qui l'habitait. Napoléon était si grand dans sa petite île, qu'on croirait à les lire qu'il la débordait de toutes parts et qu'elle disparaissait sous ce géant comme la montagne de Polyphème. Mon imagination un peu plus poétique et toujours disposée à saisir avec empressement les harmonies de la fable et de l'histoire, fut frappée de la fatalité qui avait donné pour empire à ce roi de fer de la civilisation moderne, un royaume de fer. Je me rappelais l'ancien Prométhée, captif sur un rocher, auprès de ce nouveau Prométhée, souverain d'un volcan. Et qu'on ne s'imagine pas que cette immense scorie, tombée au milieu de la Méditerranée du haut d'une planète détruite, comme Napoléon du haut du trône, ne ressemble en rien à tout ce que l'on croirait connaître d'analogue sur la terre. La richesse de quelques cultures, l'aspect de quelques mouvemens de terrains que les révolutions du sol avaient faits hideux, mais qui se sont embellis en se revêtant de verdure et d'ombrages, la grâce des eaux qui embrassent ses rochers ou qui viennent mourir sur ses plages, sont des avantages communs à bien d'autres pays. Ce qu'elle a de particulier, ce sont ses mines, ses grottes, ses cavernes, temples secrets et merveilleux où l'on ne pénètre qu'avec admiration quand on est parvenu à maîtriser la surprise et l'effroi. Certaines galeries de ces mines paraissent illuminées par les fées. Le fer qu'on en retire se modèle en écailles légères et brillantes qui se croisent dans tous les sens, et qui reflètent avec un éclatant cliquetis de lumières et de couleurs toutes les nuances de l'arc-en-ciel, paillettes étincelantes d'or et de feu, qui éblouissent comme la gloire et qui sont fragiles comme elle.

Napoléon passait une grande partie de ses journées à visiter ses petits États, et il mettait dans ces excursions l'ardeur qu'il était accoutumé à mettre dans toutes ses actions et dans toutes ses pensées. Il voyait là, comme dans l'Europe qui venait d'échapper à ses mains, la place d'un champ de bataille auprès de celle d'un palais, et il rêvait sur les points les plus fertiles de son rocher des dotations pour ses capitaines. Je gagnai sa cavalcade au galop, à l'instant où il allait atteindre le point culminant de son île. «Eh quoi! s'écria-t-il comme s'il ne m'avait pas attendue, fama volat jusqu'à Barataria?…—Où voulez-vous qu'elle s'arrête? lui répondis-je,—Venez, venez, reprit-il», et nous parvînmes au sommet de la montagne. La mer, presqu'à nos pieds, nous enveloppait de toutes parts d'une ceinture bleue. Quelques frégates croisaient au loin. «Voilà mon empire, dit Napoléon avec un sourire dédaigneux, sous lequel il cachait un soupir.—Attendez, repartis-je, en parcourant d'un regard tout le cercle de l'horizon… Il est immense comme le monde. Voilà la France et voilà l'Italie… L'Afrique n'est-elle pas de ce côté?—Bien, bien, reprit-il en riant. Oh! cela est magnifique! C'est un rêve de mon enfance, une idée qui m'occupait quand ma mère me parlait du roi Théodore. Je m'imaginais quelquefois que je deviendrais le roi des îles de la Méditerranée! C'était là une destinée admirable. Détruire les pirates comme Pompée, chasser les barbaresques dans l'intérieur de l'Afrique, anéantir la traite; civiliser l'Égypte, repousser les Turcs en Asie, rendre une patrie et des institutions aux Grecs, maintenir la balance dans le monde entre les puissances maritimes, en réprimant l'orgueil des Anglais, voilà ce qui me convenait, voilà ce qu'on aurait dû m'offrir dans l'intérêt du genre humain; mais il aurait fallu me comprendre et juger l'avenir. Cette bande de rois a traité avec moi comme avec un adversaire sans importance. Si j'en avais agi envers eux de la même manière, je les tiendrais tous à Porto-Ferrajo ou à Rianna. Mon grand tort a été de me mêler avec les rois; ma mission était de les défaire. Cette diplomatie m'a un peu étourdi. Il ne m'a manqué qu'une heureuse inspiration pour faire accepter à un d'entre eux la clef de chambellan. Je croyais à la reconnaissance et à la bonne foi, je me trompais. J'avais dit que le trône se composait de quatre ais de sapin, recouverts de velours. Cela n'était pas mal; mais il ne fallait pas en descendre sans mettre le feu dessous.»

Nous rejoignîmes la suite de l'Empereur; je l'accompagnai au palais, puisqu'il était convenu de donner ce nom à la résidence très modeste qui lui avait été assignée, et dans laquelle il paraissait attendre impatiemment l'exécution de ses plans pour des constructions plus dignes, et qui devaient ne rien envier aux Tuileries. Je n'avais eu besoin que de l'entendre un moment pour être bien convaincue que ces édifices ne s'achèveraient pas; et qui pouvait en douter en Europe, sinon l'administration imbécille d'un pays voisin? Quoi! Napoléon était à l'île d'Elbe, en face de ses anciens peuples; il y était libre, il y était investi encore des titres et des honneurs de la souveraineté, il y était entouré d'hommes à toute épreuve, infatigables en sacrifices et en dévouement; il n'avait qu'une main à étendre pour ressaisir son armée qui n'avait pas changé de forme, qui ne pouvait pas se persuader qu'elle eût changé de maître; il n'avait qu'un cri à pousser pour réveiller la révolution, qu'un pas à faire pour marcher devant elle, et on feignait de s'imaginer qu'il sacrifierait un avenir qui lui appartenait toujours aux douceurs d'une royauté casanière, ou plutôt d'une magistrature de village! En vérité, on a peine à concevoir que l'idée d'emprisonner Napoléon dans les domaines du roi d'Yvetot, sans autre garantie que sa volonté, ait pu entrer dans les calculs politiques d'un cabinet. Il faut que le plaisir de jouer à la royauté soit bien enivrant pour produire de pareilles illusions.

La cour de Napoléon n'était pas nombreuse; elle ne se composait que d'une trentaine de personnes, dont le plus grand nombre me parut sortir des rangs de l'armée polonaise; mais on remarquait autour de lui quelques hommes qu'on ne peut avoir vus sans se les rappeler toute sa vie, et dont le nom, déjà fameux alors, a pris depuis une place encore plus honorable dans l'histoire.

Le maréchal de camp Cambrone, qu'une belle conduite et une belle parole ont immortalisé à Waterloo, attirait peu l'attention des voyageurs qui affluaient dans l'île d'Elbe. Une physionomie martiale, mais qui n'avait rien de distingué, parmi tant de physionomies héroïques, ne suffisait pas là pour exciter une émotion profonde, et pour fixer un souvenir. L'ame y était distraite par des impressions d'un ordre trop élevé pour s'arrêter à des observations de détails aussi vulgaires. J'ai le regret de ne l'avoir point remarqué.

Il n'en est pas de même du grand maréchal du palais, ce général Bertrand dont le nom retentissait encore à mon oreille sur les côtes de l'Adriatique, dans ces provinces illyriennes dont il avait été le gouverneur, et où il avait laissé des sentimens si unanimes d'estime et de reconnaissance. Je me trouvai heureuse de le voir, tel à peu près que je me l'étais représenté, et de trouver en lui le type d'un philosophe et celui d'un héros. L'expression de sa figure était plus douce qu'imposante, mais on voyait aisément que sa douceur même était la concession d'une ame forte et austère, qui s'était élevée à l'indulgence par la réflexion. Son front chauve portait l'empreinte des méditations sérieuses et de longues veilles; car aucune passion violente, aucune ambition exaltée, ne pouvaient avoir imposé les signes d'une vieillesse prématurée à cette physionomie d'ailleurs si reposée, si calme, si jeune de candeur et de courtoisie. Naturellement pensif, et peut-être mélancolique, il aimait à sourire au milieu des femmes et à jouer avec les enfans. Dans une conversation solide et même dans celles où l'opinion avait une assez grande part pour excuser quelque prévention et quelque emportement, ses discours étaient sans aigreur, ses souvenirs sans amertume, ses espérances et ses projets sans mélanges d'aucun sentiment haineux ou vindicatif. Il était trop religieusement attaché à ses affections et à ses devoirs pour ne pas comprendre les devoirs et les affections des autres, et pour ne pas excuser jusqu'aux erreurs d'un sentiment noble et désintéressé. Il était sage comme il était bon, par un instinct propre à son caractère et qui ne lui coûtait point d'effort.

La physionomie morale du général Drouot ressemblait beaucoup à celle-ci, mais elle paraissait plus méthodique, et, si l'on osait s'exprimer ainsi en parlant d'une vertu aussi naturelle, on l'aurait crue plus composée. Il avait quelque chose de réservé, de chaste et de mystique, qui faisait naître involontairement l'idée de la sainte profession à laquelle avait été, dit-on, réservée sa jeunesse, et dont l'élan du patriotisme et de la valeur l'avait éloigné pour sa gloire. Ces deux figures historiques ne formaient pas une de ces oppositions que la peinture aime à inventer, que l'histoire aime à saisir; elles étaient au contraire parfaitement harmoniques, mais elles ne se confondaient point; et quoique leurs effets fussent d'une analogie singulière, elles se faisaient valoir mutuellement, tant une légère nuance d'habitude ou de moeurs peut jeter de diversité entre deux ames pour ainsi dire jumelles. Le général Bertrand avait l'air d'un de ces philosophes d'Athènes que Raphaël a groupés autour d'Alexandre; le général Drouot, d'un de ces philosophes chrétiens que Léonard de Vinci a fait asseoir aux côtés de Jésus. On aurait pris le premier pour un pythagoricien, et le second pour un apôtre. L'un paraissait affermi dans son dévouement par une raison supérieure, l'autre y paraissait porté par une inspiration céleste; mais ce qu'il y a de certain, c'est que, depuis M. de Malesherbes, le temps où nous avons vécu ne reconnaissait pas de personnages plus vertueux. Parmi tant d'hommes de bien qu'avaient illustrés nos armes, ceux-ci étaient cités à l'égal des plus braves et des plus instruits, au-dessus des plus purs et des meilleurs. On a fait valoir sous tous les aspects et dans l'intérêt de toutes les opinions ce que la fortune de Napoléon avait fait pour sa gloire. On a oublié, je ne sais pourquoi, ce qu'elle avait fait pour ses adversités. C'était peu que vingt héros l'eussent élevé sur le pavois, si deux sages ne l'avaient suivi dans son exil. La fidélité de Bertrand et de Drouot est un titre qui vaut des victoires. César ne laissa pour justifier sa mémoire que cet efféminé d'Antoine; que serait-ce s'il était mort aimé de Brutus et de Caton?

Dans le concours immense de voyageurs qu'attiraient à l'île d'Elbe une curiosité fort naturelle ou une ambition fondée sur l'expectative la plus évidente et la plus prochaine, ou le besoin d'une vie aventureuse qui tourmente les esprits fatigués, ou le besoin d'une chance d'intrigue ou d'espionnage, de trahison ou d'assassinat, qui est la dernière ressource des misérables de tous les partis, peu de personnes, il faut en convenir, pouvaient appeler sur elles une faible partie de l'intérêt qu'excitaient à si juste titre le Roi des îles et ses deux capitaines. C'était un spectacle extraordinaire, mais honteux, que cette cohue de courtisans équivoques, qui venaient, sous toutes sortes de titres, mendier de l'Empereur déchu des préfectures, des épiscopats et des principautés. «J'en ai vu depuis qui ont perdu le cheval, comme dit notre Teivelin, mais à qui n'ont pas perdu la bride: ils n'ont eu qu'à se baisser.»

Ce concours d'un peuple jadis doré, qui redemandait sa livrée au prix de la fidélité jurée et du dévouement acquis, faisait de Porto-Ferrajo le comptoir de toutes les ambitions que le gouvernement de la restauration n'avait pas accueillies. Leurs prétentions valaient une monnaie ayant cours, et qui était au pair à Paris, sous les yeux des grands hommes d'État à qui appartient en France le monopole de la politique depuis une quinzaine d'années. Aussi Napoléon, instruit que sa capitale s'appelait autrefois Cosimopoli, ville de Saint-Côme, répondit qu'il fallait l'appeler Cosmopoli, ville du monde. La sainte-alliance n'avait pas su si bien deviner. C'est là en effet que les destinées du monde entier furent un moment en suspens, et c'est de là en effet qu'est sorti en dernier lieu le principe ou fécond ou dévastateur qui a irrévocablement fixé leur accomplissement éternel.

CHAPITRE CXXXVIII.

Retour de l'île d'Elbe.—Départ pour Naples.—Noémi D***

En quittant l'île d'Elbe, ma première idée fut de débarquer à Antibes. Je voulais passer en Provence pour quelques intérêts; mais les vents de ma destinée en ordonnèrent autrement. Je m'abandonnai sans trop de regret aux volontés du hasard, et j'allais bientôt le remercier de m'avoir, en contrariant mes projets, ménagé une bien douce compensation en me faisant rencontrer au port de Saint-Raphen la dame dont j'ai déjà parlé dans la campagne de France, et qui, sous toutes sortes de rapports, m'inspirait un singulier intérêt. Noémi D*** était attachée au roi Joachim par une amitié d'enfance dont les années ne firent que multiplier les preuves. Son voyage à l'île d'Elbe le témoignait assez. Elle me communiqua la lettre dont elle était chargée. J'avoue que je ne répondis pas à sa confiance par un aussi entier abandon, ne regardant pas ma mission comme un secret qui n'appartînt qu'à moi seule, et redoutant que Noémi ne résistât au désir de m'accompagner dans le voyage de Naples. Je l'aimais pourtant de cette amitié vive qu'était fait pour inspirer son caractère. Mais j'allais avoir des fatigues à subir, de nouvelles missions peut-être à accepter. Tout cela était ma vie et n'aurait pu s'exécuter avec une femme charmante, qui m'avait déjà tant inspiré de craintes dans une ou deux journées militaires de la campagne de France. Je lui dis donc simplement que j'allais à Paris. «Nous nous y retrouverons, me disait-elle, à moins que Joachim ne devienne malheureux comme je le crains. Alors je n'aurai plus de patrie, et mon sort ne se séparera plus du sort de l'ami de mon enfance.

«—Mon Dieu, une pareille exaltation sans amour est bien héroïque…

«—Mon amie, s'il y a héroïsme, c'est celui du coeur, et cela ne doit pas étonner le vôtre.

«—À merveille, ma chère Noémi; mais avec cinq ou six ans de moins vous devez être dangereusement jolie pour un amour… platonique; et à moins que vous ne me fassiez un récit de tous les détails du triomphe, ma chère Noémi, je reste dans une complète incrédulité.» Noémi, trop spirituelle pour tomber dans les grimaces si déplaisantes de la fausse vertu, me répondit avec un sourire charmant: «Je n'ose déclarer que je fus toujours bien aise du platonisme de notre amitié; je crois que plus d'une fois il m'est arrivé de le maudire, et je sais que j'aurais donné ma vie pour presser contre mon sein cette tête noble et fière, si Joachim avait pu partager le délire qu'il y faisait naître. Après cet aveu, vous pouvez me croire, Murat ne fut jamais pour moi, et vous allez entendre comment, qu'un ami, un bienfaiteur, un frère.» Ici Noémi me fit le récit naïf qu'on va lire, et qui inspirera aux lecteurs, j'ose le croire, autant d'intérêt que j'en éprouvai moi-même en l'écoutant.

NOÉMI ET MURAT.

«Je suis née à la Bastide, arrondissement de Gourdon, département du Lot. Mon frère Jules, plus âgé que moi de sept ans, en avait trois de plus que Joachim Murat, son camarade d'école alors, depuis son compagnon de périls dans un grade subalterne, et qui devint peu après son chef supérieur et resta toujours son ami.

«Le jeune Joachim était à douze ans le plus bel enfant qui eût jamais réjoui les regards d'une mère. Jules en avait alors quinze, et moi huit. Déjà, et quoique je fusse encore enfant, le jeune Murat était mon chevalier et mon défenseur en titre. Il lisait très bien, et, lui présent, on était sûr de me trouver assidue à mes leçons. Placée devant lui ou sur ses genoux, mes mains jouaient dans les boucles épaisses de sa magnifique chevelure! Ma coquetterie enfantine s'essayait à bien faire pour obtenir un baiser, un sourire du maître chéri. Murat enfant avait déjà dans le caractère cet élan chevaleresque qui depuis lui fit graver sur son sabre, si souvent terrible à l'ennemi, cette devise, rajeunie: L'honneur et les dames. Écuyer aussi gracieux qu'intrépide, il voulut m'apprendre à courir avec lui et mon frère. «Non, lui disais-je, faites-moi plutôt lire là au bord du ruisseau ou sous le berceau de chèvrefeuille, cette belle histoire des chevaliers qui sauvent des princesses et des bergères. J'ai peur à cheval pour moi et pour vous.» Alors le jeune Murat, secouant sa superbe tête et jetant un regard fier autour de lui, murmurait: «Peur pour moi! Noémi; je ne connais pas ce mot.»

«Cette vie de bonheur enfantin touchait à son terme. Joachim fut envoyé au collége de Cahors par une protection qu'obtinrent ses parens. Mon frère, inconsolable de son absence, déserta le toit paternel et se fit soldat.

«J'avais perdu mes parens, et j'étais à Paris chez une tante, lorsqu'une lettre de Jules nous apprit que Joachim avait quitté le manteau d'abbé pour l'habit militaire, afin d'arrêter la punition d'une étourderie de jeunesse, et qu'il était enrôlé dans le même régiment que mon frère. Joachim et Jules se jurèrent une amitié de frère; et Jules fit promettre à Murat de ne jamais profiter de ma faiblesse, de me protéger, de me chérir comme une soeur. Il en fit le serment, et jamais serment ne fut plus noblement rempli.

«Le mari de ma tante avait une place fort subalterne, mais qui donnait la libre entrée au Luxembourg: Un jour il vint chercher ma tante pour voir une belle fête; elle me mena avec elle. C'était le jour où Murat offrait vingt-un drapeaux ennemis au Directoire. J'avais quatorze ans. Je dis à ma tante de me conduire vers Joachim, que je voulais lui parler. Elle s'y refusa, mais elle me permit de lui écrire; et, deux heures après, le brillant chef de brigade était dans notre modeste arrière-boutique, causant des souvenirs d'enfance… Qu'il était beau!… On disait que j'étais jolie; Joachim me le dit aussi, mais non pas comme je l'aurais voulu: car, sans affecter aucun air de supériorité, je voyais pourtant bien que je n'étais plus la même pour lui; il me parlait de mon frère. «Je lui dois la vie, plus que la vie, car Jules m'a sauvé l'honneur. Chère Noémi, votre frère donnera de ses nouvelles et des miennes; il vous fera connaître le coeur de Joachim. Oui, mon coeur a de la mémoire.»

«La destinée a voulu que mon frère ne profitât point long-temps de cette noble amitié. Il perdit la vie en 1805, lorsque avec une valeur si héroïque Murat s'empara des débouchés de la Forêt-Noire. Jules était alors chef de brigade, et sa fortune militaire était assurée. Murat m'écrivit que, frère de Jules, c'était à lui désormais d'acquitter la pension que me faisait le frère que nous venions de perdre. Il ajoutait: «Lorsque le moment de vous marier sera venu, je serai encore comme chef de famille, et la dot sera prête.» Ce billet me causa un vif désespoir; il m'annonçait une perte irréparable, et me rendit pénible le doux sentiment de la reconnaissance.

«Ma tante mourut, et mon oncle, jeune encore, se remaria. Devenus étrangers l'un à l'autre, je retournai à la Bastide, comptant y passer mes jours. La pension de douze cents francs m'était très exactement payée. Je ne m'occupais dans ma retraite que de parcourir les lieux qui me rappelaient mon frère, mes deux frères, en me retraçant les scènes de notre heureuse enfance. La voie publique m'apprit tous les faits éclatans de cette vie de bravoure. Mais Murat eut beau monter au faîte de la fortune, à chacune de ses faveurs il semblait se rappeler davantage cette religion de souvenir et d'amitié, qu'après la mort de Jules il avait transportée sur moi. Lorsqu'il épousa la soeur de Napoléon, et que, roi lui-même, il put suivre son penchant pour la magnificence, j'en reçus mille et mille marques de bonté touchante. Il semblait vouloir communiquer son bonheur.

«En 1810, je fis un voyage à Naples, et je contemplai Murat dans tout l'éclat de ses grandeurs. Sous le diadème, il ne fut que l'ami de Jules et de Noémi. C'est pendant ce voyage qu'il me montra à Caserte l'inscription que vous avez remarquée déjà. Il semblait occupé de sinistres pensées. «Vous rappelez-vous, Noémi, me disait-il, le mot de Jules, qui prétendait que j'élevais toujours mes regards vers les étoiles? la mienne m'a valu un trône, puisse-t-elle ne pas s'éclipser devant moi.»

«Le climat de Naples étant nuisible à ma santé, je revins en France, et vous vous le rappelez sans doute; mais, au lieu de retourner à la Bastide comme tel avait été mon premier projet, je me rendis, auprès de Toulon, chez une cousine de mon père. J'y étais à peine depuis dix mois, lorsqu'on apprit la défection de Joachim en 1813. À la nouvelle de cette ingratitude, il me sembla qu'une main sanglante soulevait il tenebroso velo. Je ne vis plus pour Murat qu'un avenir prochain de remords et de châtiment. Ah! Dieu, comment a-t-il pu séparer sa cause de celle de la France? lui, Joachim, le brave compagnon d'armes de mon frère, a pu accepter ou subir pour alliés ces rois ennemis des rois nouveaux. Fasse le ciel qu'il n'ait pas à comparer bientôt la loyauté de l'Autriche avec la générosité du héros dont il a si cruellement déchiré l'ame!»

Je n'osais dire à Noémi à quel point ses craintes étaient fondées; elle me prévint qu'elle passerait un mois à Porto-Ferrajo, et que de là elle se rendrait à Aubagne, près de Toulon, pour y attendre le printemps, me faisant promettre d'aller passer cette saison avec elle. Hélas! nous ne pouvions guère prévoir alors que ce printemps amènerait encore un rayon de grandeur sur le souverain qui avait abdiqué le trône de France, et que Murat, qui se croyait bien raffermi sur le sien, viendrait, dans les terreurs de la proscription, demander asile à cette France qu'il avait répudiée!

J'acceptai l'invitation amicale de Noémi D***. Je la revis aussi en 1815. Hélas! toutes les espérances de bonheur de la tendre Noémi s'étaient brisées à cette époque sur le cercueil du roi proscrit, de l'ami de son enfance!

Je pris congé de Noémi, et suivis long-temps d'un oeil attendri l'esquif qui l'emportait au loin sur les vagues d'une mer moins agitée que ma vie. J'assurai ma place, et à deux heures j'étais en route pour Marseille. Je m'embarquai pour Livourne. J'arrivai dans cette dernière ville mourant du mal de mer, et ne pus me résoudre à continuer mon voyage de la même manière; je partis donc, après deux jours de complet repos, par le courrier de Rome, où je m'arrêtai trois jours pour reprendre aussitôt la route de Naples.

CHAPITRE CXXXIX.

Voyage de Rome à Naples.—Léopold.—Anecdote de Strozzi.

À toutes ces agitations de ma mobile existence se joignaient une foule de peines secrètes. Le refroidissement de ma liaison avec Ney, la conviction que le nouvel ordre du gouvernement allait placer comme une barrière entre mon coeur et le sien; mes pensées, qui devenaient plus sérieuses, tout cela me désenchantait le présent, et même décolorait les souvenirs de mon passé; un pareil attachement avait besoin de toutes les illusions, de toutes les sympathies, et l'opinion elle-même devait être pour quelque chose dans mon bonheur. Non seulement, me disais-je, s'il savait ce qui me conduit à Naples, il me désapprouverait; mais il trouverait aujourd'hui presque criminelle la pensée qui m'anime, pensée que naguère il eût applaudie. Il me semblait que Ney perdait à mes yeux, et je me savais mauvais gré de juger ainsi.

Une autre peine pesait sur mon coeur. Depuis le départ de Léopold, je n'avais rien su de lui ni de sa malheureuse mère. J'étais à Rome dans cette triste disposition d'esprit où tout l'avenir nous semble un désespoir, et le présent un poids accablant. Ressentir encore la même passion pour Ney, et reconnaître que je ne devais plus y chercher ma félicité; c'était pour moi un sentiment qui me rendait le mouvement nécessaire à ma raison, qui se perdait au milieu de tant de combats. Pour me distraire, je voulus revoir cette Villa-Borghèse et ses jardins enchantés qu'avait fuis une femme aimable et belle, pour l'honneur et la joie d'un sacrifice à l'exil d'un frère malheureux. Oh! combien la princesse Pauline me parut digne des hommages qu'on lui avait prodigués partout en Italie. Connaissant parfaitement ces beaux lieux, je me débarrassai de mon cicerone, qui importunait ma promenade par la monotonie de ses descriptions. Il y avait quelques instans que je marchais au hasard sous le myrte et l'oranger, lorsqu'au détour d'une allée je rencontre face à face Léopold, ce Léopold qui m'était si cher depuis notre mutuelle reconnaissance. Il était pâle, défait; un crêpe funèbre me révéla tout aussitôt le secret de sa douleur et de son abattement… Léopold avait perdu sa mère. Il prit ma main, et, la pressant contre son coeur, il me dit: «Je l'ai retrouvée au sein de son orgueilleuse et opulente famille, je l'ai retrouvée malheureuse et mourante. J'ai méprisé leur richesse et bravé leur orgueil; je n'ai vu que ma mère: mes veilles à son lit de souffrance ont du moins consolé sa dernière heure. Elle s'est éteinte dans mes bras, en me parlant de vous, en me recommandant de vous chercher, de vous regarder comme ma seule amie.»

J'ai vu des hommes plus régulièrement beaux que Léopold; mais je ne crois pas qu'il en existe dont la physionomie anime d'une manière plus heureuse les avantages; c'était une harmonie des mérites les plus divers; qu'on se représente, avec une figure de vingt-quatre ans, l'élégante tournure d'un cavalier français, la parole inspirée d'un poète, l'air vague et passionné d'un héros de roman.

J'ai promis d'être vraie. Mais en rappelant cette rencontre, je sens que la promesse me paraît redoutable; car, avec cette franchise, il me faudra avouer ce que j'éprouvai à la vue de Léopold… qu'on peut aimer passionnément plus d'une fois. Toutefois, que celles d'entre mon sexe qui, malgré mes égaremens, m'ont conservé un intérêt bienveillant, ne prononcent pas anathème sur la coupable; je ne le fus ici que d'un tort involontaire. Sans montrer à Léopold ce qui se passait dans mon ame, je lui témoignai seulement, mais avec émotion, le besoin que j'éprouvais de partir le lendemain même pour Naples.

«—Ah! laissez-moi vous accompagner, dit-il. Je me rendais en France pour passer ensuite à l'île d'Elbe. Nous ferons le trajet ensemble. Ma fortune dépasse 15,000 livres de rente; avec cela je puis me dévouer au malheur, sans ambition, sans espoir de récompense. J'ai besoin de cette indépendance du sentiment.» Nous partîmes le soir même en poste.

Peindre tout ce qui se passa en moi pendant ce voyage serait une peinture presque aussi, périlleuse que la réalité elle-même. Femmes! ô vous toutes qui me lisez, daignez m'entendre avant de crier haro sur la pauvre Contemporaine! Oui, j'ai cru qu'on pouvait aimer plus d'une fois. Je ne veux, je ne cherche point d'excuse; je me résigne à tout dire: mais lisez avant de me condamner. Je ne voulus ou je ne pus déguiser à Léopold l'agitation que me causait sa présence. Son âge, si éloigné du mien, me donnait une sécurité funeste. Ah! je puis en prendre pour témoins la sincérité de mes aveux et mon invincible dégoût pour tout mensonge qui profiterait à ma réputation, mais sans repos pour ma conscience: je ne fus pas entièrement coupable. Trompée par le voile décevant d'un sentiment pur, je regardais Léopold comme un fils légué à mon coeur par sa mourante mère; mon ame en embrassait avec chaleur tous les devoirs, et en multipliait trop vivement à mon insu les expressions. Dans ces épanchemens, ma raison était loin de prévoir que, déjà à une si respectable distance de l'âge des amours, j'en inspirerais le brûlant délire, et qu'un hasard seul me sauverait du remords d'y succomber. En faisant la route de Rome à Naples, Léopold, qui venait de la parcourir, m'en étalait dans ses récits les merveilles avec cet enthousiasme du beau qui va si bien à la jeunesse. «Hélas! s'écriait-il avec émotion, si j'avais pu arracher ma tendre mère, votre amie, au froid climat de sa patrie, et la conduire ici sous le beau ciel qui vous vit naître, partageant ma vie entre vous deux, quelle félicité eût jamais égalé celle de l'heureux Léopold!» Et l'expression de ses regrets mélancoliques embellissait encore cette aimable figure; c'était un mélange des amertumes de l'amour filial et des ambitions d'un autre amour. Pour combattre le trouble qu'il me causait, je rappelai le souvenir à mon secours. Léopold avait fait la campagne de Russie et celle de France; je lui parlai du maréchal Ney. Je ne pouvais me tromper davantage sur les moyens d'échapper au danger de la séduction. Le jeune homme qui avait combattu sous les ordres du prince pendant l'immortelle campagne et la désastreuse retraite de Russie, Léopold se mit à me peindre avec tant de feu, avec tant d'enthousiasme les services de Ney, les efforts de nos braves, la catastrophe encore glorieuse qu'aussi bien que lui je pouvais apprécier, qu'il pénétra en moi comme un délire d'admiration. Léopold savait que je connaissais le maréchal, mais il ignorait la nature de cette liaison. Le détromper eût été m'exposer à ses mépris; et quel courage n'eût-il pas fallu pour consentir volontairement à voir changer en étonnement glacial, en froide retenue, la confiance absolue, le reconnaissant enthousiasme, et, je dois le dire, l'admiration si flatteuse à ma vanité, qui se lisait dans les regards, le maintien et le langage du jeune homme. Confuse, incertaine, je n'eus pas le courage de dire: Je ne suis point à moi; j'ai voué ma vie à un homme que les devoirs les plus respectables, les plus doux, éloignent de moi, mais que suivent encore dans cet éloignement toutes les pensées de mon ame. Un pareil aveu d'une femme à un enfant qui la respecte était au-dessus de mes forces. Léopold m'estimait. C'est en me parlant de sa mère, en confondant dans ses larmes celle qu'il avait perdue et celle qui le consolait, qu'il avait pris dans cette intimité d'un long voyage une reconnaissance exaltée pour un sentiment plus vif encore.

La femme la plus belle, quand la jeunesse s'est enfuie, se rend bien compte, à moins de folie, de ce qu'elle perd chaque jour; et si elle trouve dans son esprit de quoi braver les regrets de sa vanité, il n'en est pas une qui ne doive avouer qu'à un certain âge on éprouve une sorte d'orgueil reconnaissant des sentimens passionnés que, par un privilége singulier, elle peut inspirer à un jeune homme doué de tout ce qui peut plaire, attacher et flatter, et jamais homme ne réunit plus que Léopold ce parfait assemblage. Pénétrée depuis l'âge de raison du ridicule et du danger des attachemens que ne justifie pas la jeunesse, je sentais que je ne succomberais point. Mais chaque regard sur Léopold, chaque accent de sa voix, me faisaient comprendre encore plus combien j'aurais de combats à livrer à mon propre coeur. Il y avait surtout un danger pour moi dans notre intimité: c'étaient un son de voix et une véhémence d'action qui semblaient, par une ressemblance inconcevable, me représenter Ney lui-même.

Nous étions arrivés à une lieue de Caserte. Il nous fallut quitter la route ordinaire pour arriver à Naples; car depuis que le beau-frère de Napoléon avait fait divorce avec la gloire, dans la folle et coupable espérance de conserver un trône précaire par les protections ennemies de la France, depuis cette époque tout avait changé dans ce beau royaume que j'avais parcouru si florissant, à l'époque où l'amitié se joignait aux liens de famille pour rendre plus sacrés les droits des deux frères couronnés. Mais on sentait à je ne sais quoi de non français que Joachim, en se débaptisant, s'était comme dépouillé de son ancienne gloire; on voyait quelque chose d'indécis dans l'éclat extraordinaire même qu'il donnait à sa cour. Nous nous arrêtâmes à Roucigliano, bourg brûlé en 1799, et qui fut reconstruit alors (1814). Léopold me disait: «Mon amie, l'ingratitude porte un malheur certain. Vous verrez si l'Autriche ne jouera pas Joachim. Il partagera le sort de ces particuliers qui font bâtir des maisons que d'autres occupent.

«—Comment, mon ami, mais voilà de bien profondes prévisions pour un jeune homme.

«—Des campagnes comme celles de Moskou et de France vieillissent toutes les expériences. J'ai souvent approché le roi Murat, et ce que j'en ai vu me l'eût fait prendre pour un fou, s'il n'eût été un des plus braves de notre armée de héros.

«—En vous comptant, Léopold.

«—Mais oui, mon amie, oui, en me comptant, car j'étais à la bataille de la Moskowa et à l'affaire de Fère-Champenoise. J'ai reçu trois blessures, la croix d'honneur et l'approbation du maréchal Ney.» C'était encore un bonheur pour moi que dans ces dangereux têtes-à-têtes un pareil nom se mêlât à tout ce qui aurait pu me le faire oublier. Ma seule force était dans l'objet de cette admiration qui rendait Léopold si éloquent.

J'avais parlé à mon compagnon de voyage, par une diversion que je croyais adroite, de la pauvre Déborah. Il me fit promettre d'aller la voir au retour, et me pria de lui raconter l'histoire de l'aïeul des jeunes maîtres de cette pauvre vieille si religieuse dans les voeux de sa douleur; j'aurais voulu la lui réciter dans la chaumière même où j'avais reçu l'hospitalité; mais il n'y eut pas moyen d'avoir un refus pour une prière de Léopold. Je pris donc le manuscrit que j'avais copié la nuit dans la chaumière de Déborah; et dans un endroit retiré du jardin immense de l'auberge de Roucigliano, je fis à mon jeune interrogateur le récit dont on va lire les principales circonstances.

«Philippe Strozzi, après de grandes agitations politiques, quitta sa patrie et vint en France chercher le repos. Sans y avoir pris aucune part, il fut accusé de complicité dans le meurtre d'Alexandre de Médicis, tué par Lorenzo dans une partie de débauche. Strozzi vivait alors retiré dans les États de Venise. Lorenzo y accourut pour lui apprendre ce meurtre, et Strozzi se laissa entraîner à une tentative pour le rétablissement de l'ancienne forme de gouvernement en Toscane. La résolution était arrêtée; mais Strozzi, agent principal, manqua de fermeté, et, après mille vicissitudes, se décida à quitter sa patrie et à venir en France réparer par le commerce les brêches faites à sa fortune. Ce fut pendant son séjour à Lyon, qu'ayant déployé dans une émeute populaire une présence d'esprit qui sauva la vie au gouverneur et à sa famille, Strozzi devint l'objet de la vive reconnaissance et de l'amour passionné d'Isaure, fille unique de ce gouverneur, douée d'une rare beauté, miroir fidèle de l'ame la plus noble. Strozzi n'avait pas cet extérieur qui séduit les femmes; mais à l'avantage d'une taille superbe et d'une figure imposante, il joignait le mérite qui frappe les grands coeurs, et celui d'Isaure était au niveau du coeur de Strozzi. Errant à côté de sa jeune amie, aux bords charmans du Rhône, Strozzi osa rêver un paisible bonheur; il oublia ces projets, les ambitions périlleuses de la jeunesse, et ne songea qu'à une vie d'amour.

«Strozzi avait été uni à Clarisse de Médicis; mais cet hymen n'avait été que le fruit d'une combinaison d'État, et quoique Strozzi eût soutenu avec vigueur les droits de sa première épouse, jamais il n'éprouva pour elle aucune sympathie. Isaure seule parvint à enchaîner cette ame ardente et fière. Les fêtes de l'hymen se préparaient, lorsque tout à coup l'objet d'une tendresse si vive disparut. Non loin de la délicieuse maison que la famille d'Isaure habitait, aux bords du Rhône, était une promenade solitaire où souvent Isaure précédait son amant. Elle venait s'y livrer aux douces rêveries d'un présent enivrant et à toutes les illusions d'un heureux avenir. Depuis quelque temps elle avait cessé de s'y rendre, ayant remarqué et fait connaître à Strozzi qu'elle se voyait observée par deux étrangers d'un fort sinistre aspect. Strozzi, sans inquiéter Isaure, fit surveiller les lieux, priant sa jeune amie de ne plus les fréquenter. Toutes ces précautions de la prudence furent prises en vain; mais al destino opporsi è vano[12], Strozzi et la belle Isaure en firent la cruelle expérience. Le farouche successeur d'Alexandre, placé au rang suprême par l'entremise de l'Autriche, non content de l'exil de son illustre ennemi, nourrit l'idée d'une plus complète vengeance. Isaure fut enlevée la veille du jour fixé pour la célébration de son mariage avec Strozzi. Des tablettes trouvées sur le lieu même ne laissèrent aucun doute sur l'auteur du rapt. Peu d'heures après Strozzi était sur la route de la Toscane. Le retour d'un si illustre exilé ranima comme par une étincelle électrique les espérances du parti populaire. Les mots de patrie et de liberté, du droit des citoyens retentirent. Pour le malheur de Strozzi, ses partisans firent, au lieu des regrets de l'amour, entrer dans son ame les chimères plus violentes encore de l'ambition et de la vengeance. À l'aide de Caponi, il mit sur pied quelques milliers de soldats qu'il conduisit à Bologne, où il apprit qu'Isaure n'avait pas cessé de vivre. Dès ce moment il suivit ses projets avec une nouvelle vigueur. Hélas! cet amour renaissant devint la cause de sa perte et de celle qui l'inspirait. Strozzi, sans négliger entièrement son rôle de chef de parti, lui dérobait bien des instans dans le seul intérêt de sa tendresse. Isaure était entre les mains de Cosmo de Médicis. Les troupes de l'empereur encombraient Florence, Pise et Livourne. Un soir, après avoir reçu une lettre mystérieuse, Strozzi quitte son camp de Montemurlo avec quelques hommes d'élite, court arracher Isaure à son ennemi et revient au poste de l'honneur au moment où Médicis faisait attaquer le camp par trois mille hommes. Malgré des prodiges de bravoure de la part des conjurés et les efforts acharnés de Strozzi, les soldats de Cosmo remportèrent une victoire complète. Désarmé et tombé entre les mains d'un des capitaines de Cosmo, Strozzi demanda pour toute grâce de n'être point conduit à Florence, et n'obtint qu'un refus. Cosmo se vengea moins en ennemi qu'en bourreau. Doublement homicide, il ajouta au supplice de Strozzi le meurtre de celle dont il n'avait pu, par des menaces, corrompre la vertu. À l'instant où Strozzi fut livré à son ennemi, la malheureuse Isaure était également tombée au pouvoir de Médicis. Cette fois ce fut pour apprendre que le malheur pouvait encore augmenter pour elle. Le barbare osa mettre la tête de Strozzi au prix de son opprobre. «Fière beauté, avait-il dit à Isaure, tu verras s'épuiser goutte à goutte le sang du rival que j'abhorre sous les mains des bourreaux et dans l'horreur des tortures, ou toi-même tu lui annonceras en ma présence que tu préfères les embrassemens du souverain à la tendresse du proscrit. Sa vie dépend de ta réponse.» Une rapide pensée saisit le coeur d'Isaure. «Je cède, j'obéis, je t'appartiendrai, Médicis, répondit-elle; conduis-moi près de Strozzi.

«—Demain, tu le verras en présence du tribunal; songe qu'un mot, un regard, un geste contraire, seront l'arrêt d'une mort lente et honteuse.

«—La honte, il n'y en aurait que pour les assassins du héros. Mais je veux sa vie; comptez sur moi, saro vostra

«Pendant que la malheureuse Isaure était en présence de son tyran, Strozzi, plongé dans un cachot, se croyait moins malheureux par l'idée d'avoir assuré la fuite de ce qu'il avait de plus cher. «Isaure, chère et malheureuse Isaure, s'écriait-il, va revoir les lieux charmans où Strozzi osa rêver le bonheur. Va, chère Isaure, répéter sous le ciel de ta patrie un nom cher à ton coeur, non ignoto, forse non ignudo di qualche gloria[13]. Fuis, chère Isaure!»

Bientôt un des juges bourreaux vient interroger Strozzi sur le lit de torture. «C'est toi qui as été l'assassin d'Alexandre; vois qui t'accuse et te méprise.» Un rideau se lève, et le fond de la salle montre au malheureux Strozzi, Isaure, éclatante de parure et de beauté, assise près de Médicis. Strozzi, enchaîné, s'écria en secouant ses fers: Son queste vili le battaglie vostre[14].» Le coeur de Strozzi devina le mensonge de ce nouveau malheur. Sûr qu'il était du coeur d'Isaure, son regard découvrit sous la pompe royale le deuil d'un fidèle amour. «Isaure, s'écria-t-il, qui t'a livrée à cet affreux pouvoir?» La belle et noble Française avec élan: «La plus vile des trahisons m'a livrée au tyran qui a cru me corrompre par l'espoir de ta liberté. Strozzi, noble amant, époux d'Isaure, époux aimé, ta mort est jurée; car ton ennemi tremble encore au seul aspect de l'homme qu'il tient enchaîné; Strozzi, je ne te veux pas survivre; reçois mes derniers adieux et le serment d'une mourante de n'avoir été qu'à toi.» Isaure n'achève pas. Un cri de rage échappe au tyran. Le rideau tombe…

Un son étouffé comme le dernier soupir d'une agonie qui s'exhale, vint révéler à Strozzi tout son malheur, un malheur plus cruel que son propre supplice. Replongé dans son cachot, l'infortuné trompa la dernière espérance de son persécuteur en se donnant lui-même la mort, après avoir tracé avec son épée ensanglantée le nom d'Isaure et ces mots:

     Isaura, vengo;
     Si non ho saputo vivere, so morire[15].

On dit depuis à Florence (et les imaginations ardentes ont nourri et entretenu ces récits populaires), on dit que depuis la mort d'Isaure et de Strozzi, Médicis implora vainement le bienfait du sommeil; qu'aussitôt que les horloges de Pitti annonçaient l'heure anniversaire de la mort d'Isaure, on voyait une femme jeune et belle, parée d'habits de fête, un poignard dans le sein, s'attacher aux pas de Médicis, murmurer à ses oreilles: M'hoi voluto tua, e son con te[16].» Et qu'au milieu des pompes de la cour, une main sanglante s'unissait à la tremblante main de l'assassin de Strozzi et d'Isaure.»

Il faut connaître le délicieux climat et les environs de Naples pour pouvoir comprendre leur puissance sur l'imagination, pour comprendre l'incroyable effet d'une pareille histoire, écoutée la nuit dans une solitude par deux coeurs déjà émus. Comment peindre l'agitation de Léopold! Assis à mes pieds sur un gazon, ses regards de feu dévoraient mes paroles. «Mon amie, ma seule amie, s'écria-t-il en m'entourant de ses bras, allons à la chaumière de la pauvre Deborah, oublions Naples, la France, l'univers. Nous aussi, fuyons les ambitions de la terre: elles ont toutes des poignards; une cabane, le souvenir de ma mère et votre coeur… voilà ma vie, je n'en puis avoir d'autre.» Et l'enthousiaste jeune homme posa sa belle et noble tête contre mon coeur. Le mien battait avec violence; il était au plus fort des combats… car rien, non rien n'était beau de passion comme Léopold dans cette singulière extrémité. Forte contre les dangers extérieurs, j'ai naturellement beaucoup plus d'abandon que de force dans les attaques du sentiment. Avec Léopold l'abandon s'augmentait, parce qu'il s'y mêlait de la faiblesse de mère. Son caractère avait de l'énergie; mais son coeur, de la douceur, de la faiblesse même, surcroît de périls… Je sentais ce péril immense, dont j'entrevis les peines, les remords et le ridicule. Il fallait fuir peut-être; et c'est pour cela, sans doute, que je n'en fis rien. Tant d'imprudence ne me fut point à perte. Après tant de fautes et de chutes, je me dois la justice de déclarer que celle qui paraissait si imminente n'eut point lieu. Je dois dire encore que, dans le plus grand oubli de mes devoirs, il suffit d'un souvenir présent, d'un mot prononcé, d'un nom… pour me rendre tout possible, même la résistance et la vertu. Mon courage et ma force égalent les positions les plus difficiles, et j'eus la joie d'un de ces rares triomphes dans mon court séjour à Naples.

CHAPITRE CXL.

La cour de Naples à la fin de 1814.—Les bohémiens.

J'aurai quelque peine à exprimer ce que m'offrit de pénible le premier aspect de cette cour encore brillante du beau-frère de Napoléon, mais dont le souverain n'était plus alors à mes yeux qu'un déserteur de la gloire malheureuse, un allié de l'Autriche, un ingrat couronné. Jamais je ne pus décider Léopold à m'accompagner même jusqu'au palais. «Non, me disait-il, non, mon amie, je ne serais pas maître de mon indignation. Quoi! celui qui à Czernisa, avec une avant-garde de douze mille hommes et deux ou trois mille chevaux, résista au choc de quatre-vingt mille Russes; qui, à la tête de ses carabiniers, culbuta tant de fois l'ennemi; qui, malgré ses blessures, ne quitta le champ de bataille qu'après avoir par sa valeur assuré le défilé de Winkowo, je le verrais ici, complice de ceux que nous avons combattus, non pas céder à la nécessité, mais s'y complaire! Non, ne me contraignez pas à cet effort. Je veux contempler les merveilles de Naples, sans gâter mes plaisirs par la pensée de ceux qui gouvernent.» Ne pouvant agir de même, et ne pouvant non plus condamner Léopold, je me gardai bien de lui communiquer le motif de mon voyage; je me contentai de distraire le cerveau du jeune héros en lui faisant parcourir ces belles contrées.

Depuis le mois de janvier 1814, Joachim, par suite d'un traité d'alliance offensive et défensive avec les puissances, était de cette coalition de rois qui avaient envahi la France. Je rencontrai au palais un Italien de haut rang, très sincèrement attaché au parti français. Il me disait: «Joachim est perdu; l'Autriche et l'Angleterre le savent. Tout ce qu'il a fait, sa prise de Bologne, sa rupture avec la France, tant d'imprudence et d'ingratitude n'avaient pas même pour garantie de ses nouveaux alliés la signature d'un traité. Ils le sacrifieront, Madame; je regarde la chose comme infaillible. Ici même, à sa cour, on le trahit; il est entouré des créatures de Neupperg: on ne fait plus la guerre sur les champs de bataille; il est des victoires plus savantes et plus faciles: les diplomates s'en chargent pour le compte des couronnes, et la diplomatie n'est pas le fort côté de Murat; il périra par elle.

«—Mais Murat paraît cependant tranquille; sa cour n'a perdu ni sa sécurité ni ses fêtes.

«—Sans doute, mais on danse ici, vous le savez, au pied du Vésuve.»

Tous ces détails d'une infortune prochaine, quoique méritée peut-être, m'étaient incroyablement pénibles. Je profitai du peu de jours que j'avais à rester à Naples pour dire un dernier adieu à cette terre enchantée. Me voilà donc avec Léopold sur la route du Pausylippe, racontant l'anecdote de la pauvre Romilda, que j'avais apprise dans mon premier séjour. Son attention flattait singulièrement ma vanité. Il y avait dans ses regards, avidement attentifs, quel non soche qui donne un vif désir de bien dire. Nos heures se passaient délicieusement à jouir d'un présent plein de charme, et à faire des projets pour un heureux avenir. J'ai déjà dit que j'attachais un grand prix à ce que Léopold ne pût deviner toutes mes relations avec le maréchal Ney; mais rien ne surpassait le charme que je trouvais à l'expression de son enthousiasme pour le héros de la retraite de Smolensk. «J'ai bu à sa gourde, disait Léopold; et je ne suis pas le seul blessé à qui son humanité ait conservé la vie.»

Le jour de mon départ approchait: Léopold m'engagea à venir à Ischia pour traiter de notre passage. À six heures, nous étions sur la plage à jouir d'une vue que là seul on rencontre… À peine eûmes-nous terminé avec le patron, qu'une troupe de zingari[17] passa près de nous, et, par la singularité de leur costume, piquèrent vivement notre curiosité. Une de ces bohémiennes, d'une physionomie spirituelle, et qui eût été belle sans la hardiesse qui la défigurait jusqu'à la honte, s'approcha de nous, et prit la main de Léopold, voulant, bon gré mal gré, lui dire sa bonne aventure. En écoutant ses étranges prédictions, souvent les regards de Léopold cherchaient les miens; ses traits nobles et fiers s'animaient d'une espérance passionnée, que lui inspiraient les malicieuses et adroites suppositions de la zingari. Je crus déconcerter la Sibylle en lui jetant, en italien, ces paroles: «Vous vous trompez; Monsieur est mon fils.» Elle me déconcerta à mon tour, en me répondant, avec un regard creux et pénétrant: «No, non è il suo figlio, ma pure ne ha ella molto conoscuto il padre. E chi era? un eroe, un traditore[18].» Et aussitôt elle disparut, et rejoignit le groupe assez nombreux de ses compagnons. J'avais parlé très rapidement, et Léopold ne comprit que les dernières paroles de la bohémienne. J'étais restée un peu confuse, il me demanda le sens des paroles de cette femme. «J'ai entendu les mots de traître, de héros. Oh Dieu! mon amie, le secret de ma malheureuse mère, le secret de mon malheur serait-il donc sur mon front?» et il le frappait avec une impatience et une douleur qui déchiraient l'ame.

Me laissant aller à l'élan de mon coeur, je saisis la main de Léopold, je l'entraînai le long du rivage, marchant rapidement et le forçant de me suivre, lui prodiguant toutes les consolations de la tendresse, tous les noms du sentiment passionné que ma raison avait su cacher jusqu'alors. Nous avançâmes le long de la plage jusqu'au détour d'une embouchure, et nous y fûmes à l'instant entourés de nouveau de la bande entière des zingari, qui plantait là son camp nomade. L'effroi alors devint vif pour moi. Nous étions éloignés de toute habitation; mais un regard sur Léopold me rassura. Oh! que ce regard renfermait de courage et d'énergie! La troupe nous offrit le partage d'un repas improvisé, mais fort abondant. Léopold demanda celle qui nous avait dit la bonne aventure, pour lui donner le salaire usité. Un homme d'un aspect vénérable, quoique bizarre, se leva: «Tout salaire est remis en mes mains.» Nous lui donnâmes quelques onces. À cette générosité presque magnifique, un léger murmure d'admiration se fit entendre du sein de la troupe, et des démonstrations respectueuses de reconnaissance nous forcèrent à nous asseoir au cercle. On exécuta des danses; on nous rendit toutes sortes d'honneurs. La zingari, qui avait si vivement stipulé l'impatience de Léopold et excité mon étonnement, se montra enfin. Je priai le chef de la faire approcher. «Clara, dit le vieillard, approchez; continuez d'instruire ces étrangers de leurs destinées.» Et la jeune zingari s'approcha. Il y avait quelque chose de funeste dans les regards de cette femme. Je voulais l'entendre et sa voix me causait du malaise. Léopold éprouvait la même agitation, et nous tendîmes nos mains.

Je ne citerai pas toutes les prédictions; il n'y a pas une de mes lectrices qui ne sache que le langage de toutes les devineresses se ressemble. Mais les prédictions de Clara sortaient tellement du genre, que je ne puis m'empêcher de les citer. «Vous rêvez des jours heureux, la prospérité et la joie accompagnent vos pas; mais d'affreux chagrins vous attendent… Votre coeur est infidèle… Le désespoir et la mort, une horrible calamité, une catastrophe épouvantable… Vous céderez au délire d'un amour qui vous a entraînée sous de lointains climats.» Je frémissais involontairement, et, pour augmenter ma frayeur, Léopold me pressait contre son coeur. Honteuse du sourire malin de la zingari, je repris un peu d'énergie; je la plaisantai sur son ton emphatique: elle tint bon dans ses prédictions; et lorsque je lui donnai encore un sequin, elle me serra la main et me dit: «Fra m'en d'un anno si ricordera di me[19].» Neuf mois après j'étais mourante aux pieds du maréchal Ney, pour le supplier d'avoir pitié de lui, de sa famille et de moi, pour se mettre à l'abri de la foudre qui devait éclater sur une tête chargée de lauriers. Combien de fois, depuis ce moment, mon ressouvenir s'est reporté sur les prédictions de Clara. Elle avait dit vrai.

Après Clara, l'ancien de sa troupe s'approcha de nous, et nous invita à nous asseoir au cercle des matrones, pour entendre lire les chroniques et statuts des zingari. Sur notre refus, cet homme nous offrit de nous donner un de leurs livres. Léopold l'acheta, et nous prîmes le chemin du retour. Nous entrâmes chez une marchande de fruits pour déjeûner, et aussi pour satisfaire notre impatience de lire le précieux recueil des mystères cabalistiques. Nous fûmes agréablement surpris de trouver dans un rouleau de parchemin plusieurs fragmens forts bien écrits de poésie, traduits de l'arabe, et l'histoire d'Arabella et du beau Serti, que je traduirai littéralement. Je voulus le lire à Léopold dans le lieu même où mourut l'héroïne. Léopold fit venir un cabriolet napolitain, et en deux heures nous étions au couvent des Carmélites, à cinq lieues de Naples. Après avoir appris des religieuses la vérité de l'histoire des zingari, nous demandâmes à voir la chapelle consacrée au pardon et à l'oubli. Là, assis contre le mur de la ruine, fixant la Madona adolorata, dont les traits divins offraient ceux de l'infortunée Arabella, je lus à Léopold l'histoire de ses amours et de sa fin funeste.

ARABELLA COOPER, OU LES BOHÉMIENS.

«En 1745, une troupe de bohémiens ou zingari cherchait à camper sur le littoral du golfe de Naples. En parcourant les sinuosités du rivage, un groupe de ces vagabonds aperçut une jeune fille qui se cramponnait, avec tous les efforts de la peur, à l'angle saillant d'un rocher dont la masse s'avançait sur la mer. La jeune fille s'était élevée autant que sa frayeur et ses forces l'avaient permis. Cependant ses pieds délicats se couvraient encore de l'écume grisâtre que les vagues déposaient en se brisant contre la base du rocher. Ses vêtemens, tombant comme une draperie humide, faisaient ressortir sur le noir rocher ses formes gracieuses.

«Nora, s'écria une femme de la troupe des zingari, vois-tu là-bas, vers le cap Mysène, cette néréide qui paraît fuir un monstre marin? Faut-il la secourir ou l'adorer en silence?—L'adorer et la sauver,» s'écria un jeune homme de la troupe. Aussitôt il s'élance dans une barque, et parvient en peu d'instans près du rocher où la jeune fille luttait contre la mort. Saisissant d'une main les lierres qui garnissaient le rocher, debout sur le frêle esquif, le jeune bohémien enlève du bras droit l'objet de sa courageuse entreprise, et donnant l'élan à sa barque légère, il vogue vers la plage. La jeune fille était évanouie; elle ne reprit ses sens que lorsque les femmes auxquelles Serti (nom du bohémien) l'avait confiée lui eurent prodigué tous les secours qu'exigeait son état. Placée sur une natte au milieu de vingt ou trente bohémiennes, un groupe d'hommes, plus nombreux, se tenait à une certaine distance, dans l'attitude de la crainte et de l'espérance. Voilà le tableau qui s'offrit à Arabella lorsqu'elle ouvrit les yeux. Aussitôt un cri de joie fit retentir le rivage, et frappa de son long et bruyant éclat le cap Mysène: Arabella jette un regard d'effroi sur ses étranges bienfaiteurs; Arabella porta vivement la main en avant, comme pour saisir un objet qu'elle croyait voir, et n'ayant rien touché, elle s'écria d'une voix douloureuse: «Ô vous qui m'avez arrachée à la mort, rendez-moi la relique sainte, le don de ma mourante mère; mon nom dans ce monde et mon salut dans l'autre y sont attachés.» Il y avait tant de simplicité et tant de douleur dans cette exclamation d'Arabella, que la troupe émue demanda quel était cet objet. C'était un médaillon et une croix; la mère d'Arabella lui en fit don le jour qui précéda le fatal événement qui livra sa fille aux hasards d'un monde dont elle avait espéré lui dérober la connaissance et les dangers en cachant sa vie dans une sainte retraite.

«Lorsqu'en 1732, le célèbre Antoine Ashley Cooper, comte de Chastesbury, vint à Naples pour y rétablir une santé affaiblie par les agitations politiques, ou peut-être aussi pour échapper par l'absence aux dégoûts journaliers d'un hymen malheureux, le sort lui réserva, sous la cabane du pauvre, les délicieuses émotions d'une tendresse passionnée. La mère d'Arabella était à treize ans une de ces beautés qui font croire aux fables de la mythologie, et elle joignait à ce mérite celui d'une pureté d'innocence égale à ses charmes. Héléna vivait auprès de son grand-père, ses parens étant passés aux îles.

«Héléna apparut à Ashley Cooper, assise au bord de la mer, tressant des filets; dès ce moment, l'homme d'État, le littérateur, disparurent; Ashley se sentit pour aimer un nouvel être. Hélas! l'auteur qui, dans son meilleur ouvrage[20], a si bien prouvé que la vertu est le plus grand bonheur, et le vice le plus grand malheur, ne sut pas assez respecter la vertu pour lui sacrifier un coupable délire; il le fit partager à l'innocente Héléna, qui vécut heureuse, croyant s'être donnée à son époux; elle était enceinte de huit mois, lorsque la mort d'Ashley lui révéla seule le titre de celui qu'elle idolâtrait et le malheur de son état. Aussi superstitieuse que tendre, la malheureuse Héléna crut s'absoudre de sa faiblesse en disposant du fruit innocent de son erreur, et le premier baiser de mère que l'infortunée déposa sur le front de sa fille, fut une promesse de la consacrer aux autels. Ashley Cooper avait cherché à expier sa séduction en assurant la fortune de la mère et de l'enfant; mais Héléna, vouée à une vie de pénitence et de pauvreté, n'accepta que la dot suffisante à l'adoption du cloître.

«Le grand-père d'Héléna vint à mourir, et cet événement hâta l'exécution de son projet; car Héléna aussi se sentit incliner vers la terre, comme la fleur des champs près de tomber.

«Le monastère est situé sur les bords de la mer, à plusieurs lieues de Naples. Résolue de s'y ensevelir avec sa fille, Héléna avait tout préparé pour s'embarquer avec cette nacelle, héritage de famille, que si souvent elle avait dirigée sur la mer à l'époque heureuse où la présence d'Ashley lui faisait trouver son bonheur immense comme la mer qui la portait. Avant de confier aux vagues sa vie et celle d'Arabella, elle lui avait remis une croix, signe de sa séparation du monde; une boîte contenant les preuves de sa naissance, et le portrait de son père. Le soir même Héléna fut surprise par une défaillance qui l'enleva en peu d'instans, et qui priva ainsi la jeune Arabella de son unique appui. Les soins et les respects du monde vinrent consoler la pauvre Arabella; mais elle fut sourde à la voix du monde, et s'échappa la nuit de l'asile que la pauvreté hospitalière lui avait ouvert; et, après avoir renouvelé sur la tombe d'Héléna la promesse filiale, Arabella s'élança dans la nacelle, pressant sur son sein la croix, symbole de ses voeux, et le portrait de son père; et la voilà sur les flots, sur ces flots où, tout à l'heure suspendue, on vient de la voir sauver. Les preuves de sa naissance et le portrait de son père, engloutis dans la mer, ne purent lui être rendus; mais, fidèle encore au voeu de sa mère, Arabella pria la troupe de la guider au monastère des Carmélites.

Le jeune Serti, beau de jeunesse et plus encore de dévouement, employa toute l'éloquence de ce sentiment pour la détourner de ces projets, désespoir de celui qui l'avait sauvée. Arabella, baissant ses timides regards devant les regards brûlans du jeune bohémien, lui opposa ses sermens. «Sois mienne, lui disait-il, et ton Dieu sera mon Dieu.—Je suis vouée aux autels, répondait Arabella; mais sois chrétien, sois mon ami; ils sont si purs les trésors du coeur! J'accepte un amour fraternel, un amour de charité: que nul sentiment terrestre ne le profane. Je suis attendue dans un saint asile; j'y prierai pour toi, pour ces pauvres idolâtres.» La troupe alors se dirigea vers le monastère. On en était éloigné de plusieurs jours de marche. L'intimité de tous les instans, l'influence du plus beau climat, les scènes ravissantes du lever de l'aurore et du soleil couchant, cette respiration de bonheur à côté et sous l'égide du plus beau des hommes et du plus passionné des amans, avaient sinon affaibli les pieuses intentions d'Arabella, du moins troublé sa vocation religieuse, par tous les rêves d'un amour inconnu et les combats de la jeunesse. Enfin la terre l'emporta sur le ciel. «Fais-toi chrétien, disait au jeune Serti la vierge chrétienne, et je suis à toi.»

«Ce changement de volontés devint tout ensemble le bonheur d'un seul et la joie de tous. La troupe fit halte. En signe d'hommage les tentes furent ornées de feuillages et de fleurs. On célébra les promesses. Hélas! une furie, sous les traits d'une femme, conçut l'affreux projet d'arrêter ces heureux préparatifs par des larmes.

«Parmi les jeunes bohémiennes dont les talens, les charmes et l'adresse contribuaient le plus à la prospérité de la troupe, se trouvait une jeune Sicilienne, jolie, séduisante, passionnée. Habile dans tous les rôles, Hermangarda avait joué la pudeur, l'innocence; Serti avait été momentanément sa dupe et sa victime; mais depuis bien long-temps l'illusion était détruite, et la plus désespérante indifférence avait remplacé un hommage passager. Consolée comme se consolent le vice et l'inconstance, Hermangarda aurait oublié Serti, si son orgueil blessé n'eût excité en son coeur un sentiment jaloux que cette femme osait appeler de l'amour. Affiliée à la troupe trois ans avant que Serti enfant y fût introduit, Hermangarda connaissait le secret de sa naissance. Elle avait six ans de plus que lui. Son projet fut d'abord de tout révéler à Serti et de le rendre à sa noble famille. Mais le goût d'une honteuse indépendance l'emporta. L'opposition d'Arabella remplit son ame de toutes les fureurs de l'orgueil et de la jalousie. L'infame Hermangarda résolut de se venger d'un dédain dont son opprobre était la seule cause. On savait dans la troupe que la mère d'Arabella avait laissé sa fortune à sa fille, mais à la condition de prononcer ses voeux. Son mariage allait tout changer; Hermangarda écrivit à la supérieure du couvent auquel la jeune fille était destinée, pour lui révéler cette désertion prochaine de l'autel pour un hymen idolâtre. Au moment où le plus beau soleil se levait comme pour éclairer et festeggiare les noces de Serti et d'Arabella, des archers munis d'ordre arrivent pour arrêter Arabella. Révolte alors de la troupe, à la suite de laquelle Serti, qui avait combattu en désespéré, est conduit avec douze de ses compagnons dans les prisons de Naples, tandis qu'une escorte de sbires entraîne Arabella au monastère des Carmélites, où la suit la vieille et fidèle Nora, qui avait élevé l'enfance de Serti. Conduite en présence de l'abbesse, Arabella avoua tout, parla avec la même innocence de son amour involontaire pour Serti, des voeux de sa mère mourante, de sa naissance et de son naufrage. Elle aimait; elle répugnait à enterrer dans un cloître des jours que l'amour réclamait. Une obscure prison fut le prix de sa résistance, et son plus cruel supplice était la haine de son odieuse rivale, qui avait su se faire recevoir au même couvent et s'attribuer le soin de la prisonnière. Le jugement des bohémiens rebelles se poursuivait à Naples. Les plus marquans, parmi lesquels figurait Serti, furent destinés à servir d'exemple et condamnés à mourir sur l'échafaud. Hermangarda, instruite de tout, apprit à la malheureuse Arabella que son amant allait périr. À ces mots l'infortunée ne résista plus; elle demanda à voir la supérieure, parla des dons de sa mère et promit de s'engager par les voeux qu'elle avait repoussés, n'y mettant qu'une condition, la grâce de Serti et de ses camarades. «Vous le pouvez, ma mère, s'écriait Arabella. Sauvez-le, sauvez ces malheureux; ils ne sont coupables que de pitié pour l'infortune. Serti est chrétien, que l'autel le protége; les autres cèderont à la voix d'une religion protectrice.» La malheureuse Arabella baignait de pleurs les mains de celle qui n'écoutait pas sans trouble des douleurs profanes. La supérieure envoya chercher un saint ermite, le consulta, et l'homme de Dieu partit pour Naples, porteur de paroles de paix et de miséricorde. La démarche du vieillard fut couronnée du succès; Serti obtint sa grâce; ses compagnons seuls furent exilés du royaume de Naples. Conduit par son vénérable guide, Serti arriva au monastère. L'entrevue des deux amans eut lieu en présence de toute la communauté, et leurs touchans regrets, leur cruelle et déchirante promesse d'une séparation éternelle, émurent et attendrirent tous les coeurs. L'implacable Hermangarda, jalouse même de leur désespoir, résolut dans sa rage d'y mêler l'effroi d'une terrible catastrophe. Serti, formé à la religion chrétienne par le pieux ermite qui l'avait sauvé du supplice, Serti se fortifiait dans la résolution de quitter le monde d'où s'exilait Arabella. Tout le couvent compatissait au sort des deux amans, et plus d'une jeune soeur, en voyant le jeune homme jeter des regards tendres et douloureux sur la grille qui le séparait de son amie, concevait bien plus l'erreur d'Arabella que son retour aux voeux de sa mère. On permettait aux amans, que d'indissolubles voeux allaient séparer pour jamais, on leur permettait la consolation de s'écrire quelquefois, et ces lettres étaient encore du bonheur. Hermangarda sut se rendre maîtresse d'une de ces lettres, et ce fatal aliment de sa jalouse rage inspira à cette furie un autre crime encore. «Ô mon Arabella, disait Serti dans ce dernier écrit, tu l'ordonnes, et je ne sais que t'obéir. Je quitte ce monde où tu ne vivrais point pour moi avec la même indifférence que j'eusse posé ma tête sous le glaive. Moins fort contre ta perte que contre le trépas, je sens ma vie s'éteindre. Hélas! mourir sans t'avoir pu nommer mon épouse, voilà la douleur qui me tue! Que ne donnerais-je pas pour te voir une fois encore comme dans ces heures délicieuses d'innocence et d'amour, où le présent était une félicité enivrante et l'avenir un rêve si doux… Hélas! des grilles, des cilices, de lugubres voiles, voilà notre avenir et mon désespoir.» Cette lettre ne parvint point à Arabella qu'elle eût consolée. Hermangarda, qui avait su dérober la lettre, inventa le mensonge d'une réponse indiquant un rendez-vous pour la nuit dans le jardin du couvent.

«Cette proposition flattait trop la passion du malheureux Serti pour lui laisser la faculté de réfléchir que croire à ce rendez-vous c'était flétrir la pureté d'une religieuse tendresse. Il s'y rendit… L'obscurité d'un épais ombrage, la fougue d'une passion mal domptée, les illusions de l'amour-propre, une trompeuse conformité de taille, tout concourut à l'égarement de Serti. La voix d'Hermangarda, son rire insultant, déchirèrent seuls le voile de cette décevante entrevue, quand elle eut été consommée. «Va, perfide, s'écria la mégère, tu as renié tes amis, tu as renié ton Dieu pour prendre celui d'Arabella; mais les béatitudes de ta sainte seront troublées par la connaissance de ta chute et de ton infidélité. J'aurai la joie de te voir abandonné, méprisé par elle.

«—Non, infame! s'écria le coupable et malheureux Serti; je suis bien vil puisque j'ai pu descendre jusqu'à toi; mais le crime involontaire ne souille point l'ame. Je suis déjà lavé du malheur de t'avoir connue par une passion qui m'excuse et qui me venge. Fuis, si tu veux échapper à ton juste châtiment.» À ces mots Serti se détourne avec horreur pour s'éloigner; mais Hermangarda, rapide comme le génie du mal, s'élance et enfonce un poignard dans le coeur de l'amant d'Arabella, qui tombe aux pieds de la furie, dont la rage s'augmente, au lieu de s'épuiser, à la vue de son forfait. Fille d'enfer, elle arrache le coeur encore palpitant de sa victime, et, traversant les galeries du cloître, elle arrive au saint lieu que sa rivale arrose de ses larmes. Une voix qui n'a plus rien d'humain fait retentir les voûtes de l'église et tire Arabella de sa pieuse extase pour la plonger dans un abîme de désespoir et de deuil. «Vois, s'écrie Hermangarda, vois, pieuse rivale, ce qui te reste du beau Serti. Tu ne prétendis jamais qu'à son coeur; je te le cède: reçois-le des mains de ton ennemie.» À ces mots elle jette son effroyable don aux pieds d'Arabella, s'apprête à la frapper elle-même, quand les religieuses, accourues au bruit, paraissent. À la faveur de l'émotion causée par un hideux spectacle, Hermangarda prend la fuite. Long-temps elle échappa à toutes les recherches. Arabella répondait à ceux qui la pressaient d'implorer la justice. «La mort d'une criminelle ne rendrait pas la vie à l'innocence… Ô mon époux, mon frère, tu pardonnas sans doute à ton assassin. Qu'elle vive pour se repentir. Mon devoir est de prier et de pardonner aussi.»

«Arabella vécut trois années dans toutes les saintes austérités du cloître; elle avait fait ériger au lieu où périt son amant une chapelle consacrée au pardon et au souvenir, sous l'invocation della Madona adolorata. Dans sa pieuse douleur, Arabella y passait les silencieuses heures de la nuit à prier pour l'ame de son amant. Au troisième anniversaire de la sanglante catastrophe, une figure pâle et menaçante apparaît au milieu des cyprès dont la chapelle était entourée, lance la flamme de ses regards sur la triste Arabella. Jalouse encore de la résignation de sa victime, Hermangarda veut la poursuivre jusque dans ses douleurs. Un cri se fait entendre: «Tu pries et tu pleures, Arabella; c'est ici même que Serti trouva la mort, infidèle et parjure; c'est dans mes bras qu'il te trahit. Interroge la vieille Nora, elle te dira tout…» Hors d'elle-même, Arabella se contente de répondre: «Serti a pu me trahir pour une misérable… mais il mourut avec repentir, avec foi, pardonnant à son assassin. Ô Dieu de clémence! ma mourante voix répète aussi pardon et oubli.» Le lendemain, les religieuses trouvèrent Arabella morte, étendue aux pieds de l'image sainte. Hermangarda fut enfin arrêtée par la justice, et finit son exécrable vie dans les tortures. Au milieu du supplice, elle faisait entendre cet horrible cri: «Pourquoi ai-je fini d'un coup et par la mort les maux de mes ennemis: oh! qu'une longue vie eût été meilleure à empoisonner!»

Nous étions assis dans les ruines de la chapelle qu'une pieuse fondation soutenait encore. Attendris par ce récit naïf des peines de deux amans, nous interrogeâmes une soeur qui y vint faire sa prière, sur la vérité de cette histoire: «Elle est vraie, nous dit-elle; voyez la madona qui domine les ronces et le lière, elle offre les traits d'Arabella; les coeurs souffrans viennent ici en foule confier leurs peines ou leurs faiblesses. Souvent alors les traits célestes de la Vierge semblent s'animer d'un doux sourire, et des voix aériennes murmurent doucement pardon et oubli.» La soeur nous raconta encore qu'un Anglais de grande distinction était venu offrir des sommes immenses pour obtenir les restes d'Arabella, mais en vain, parce que la bénédiction de la maison tenait à la présence de ces mortelles et précieuses dépouilles. Notre rencontre nous valut alors une énumération de miracles faite d'un ton si peu noble et si peu senti que l'émotion en fut affaiblie. Nous déposâmes la fleur du souvenir sur l'autel du Pardon, et nous reprîmes un peu tristes la route de Naples.

Eu arrivant à notre hôtel, on nous avertit de nous tenir prêts, qu'on était venu embarquer les effets, et que si le vent ne changeait pas nous partirions au jour. Notre résolution fut bientôt prise; profitant de la douceur de la nuit et de la température, nous fîmes porter notre souper sur la terrasse. L'air tempéré du mois d'octobre nous caressait comme un souffle du printemps. Tous les arbustes qui ornaient la terrasse étaient fleuris, Léopold était dans une sorte de ravissement… mais je veux réserver à un autre chapitre les détails de cette soirée qui ajoute un sentiment nouveau à tous ceux qui agitèrent ma bizarre existence.

CHAPITRE CXLI.

Mon départ de Naples.—Embarquement pour la France.—Le dernier des
Medicis.

Il suffit d'avoir connu Naples, d'avoir respiré sous son beau ciel pour savoir que la magique influence de ces climats électrise les têtes les plus froides. Qu'on juge de son effet sur deux ames qui n'osaient s'avouer ce qu'elles éprouvaient l'une pour l'autre. C'est toujours un mérite pour une femme de résister, cela en devient un plus grand en Italie. J'éprouve un orgueil si naturel d'avoir obtenu ce triomphe assez rare dans ma vie, que j'ajoute bien vite, pour en rehausser la vertu, que la candeur passionnée de Léopold doit ajouter au mérite du sacrifice. Je ne demande comme éloge à mes lecteurs que de me croire quand j'ai vaincu, pour prix de la franchise avec laquelle j'avoue d'ordinaire que j'ai failli. Pour aider un peu à mes vertueuses dispositions, je jetais autant que possible l'ardente imagination de Léopold dans la politique; mais après la bizarre journée que nous venions de passer, il ne prenait pas facilement le change. Le coeur de Léopold, avide d'émotions, se trompait sur le sentiment que je lui inspirais. Élevé loin du monde, il avait une éloquence où respirait tout à la fois l'élève de la nature et le brillant militaire. «Ma mère m'a légué à votre coeur, disait-il à genoux; que votre noble coeur accepte le legs de l'amitié. Aimez-moi plus qu'elle, si on peut aimer plus qu'une mère. Ma vie vous appartient; je n'en veux que si elle devient la vôtre.

«—J'ai accepté le legs, mon cher Léopold; mais seulement dans ce qu'il peut demander de devoirs et de tendresse envers toi.» Ce toi, qui échappa de mon coeur comme de celui d'une tendre mère à un fils chéri, fut une étincelle qui embrasa tout ce qui restait de raison à Léopold. Nous étions seuls, exposés à tout par la protection des ombres de la nuit. De temps en temps on entendait les sons de la guitare et les romances napolitaines, refrains d'un peuple insouciant et heureux… «Ils chantent leurs amours; ne repousse pas le mien.» Et, en me parlant, toute la magie de l'amour qui était dans les regards de Léopold se glissait dans mon ame. Il y a bien des dangers dans la certitude d'un sentiment vrai qu'on inspire; l'amour-propre flatté se joint à l'émotion de l'ame, et alors la raison reste sans force. Heureusement que la mienne, au moment de succomber, fut sauvée par un mot sorti de la bouche de Léopold, et qu'il se trouva employer pour me vaincre le nom qui seul pouvait m'arracher à une faiblesse. «N'en doute point, la France secouera le joug; la victoire sera encore des nôtres: celle qui a chéri le plus brave parmi les braves, ne rougira pas un jour de m'avoir aimé.» Léopold, en plaçant lui-même ce noble obstacle d'un grand nom entre ses désirs et ma faiblesse, me rendit digne de toute son estime en me donnant le courage d'une résistance qui commençait à fléchir. Je sus me soumettre à l'aveu que j'avais le plus redouté, sachant que c'était pour Léopold le plus sûr moyen de le rendre à lui-même. Je lui avouai ma liaison avec le maréchal Ney, les droits qu'il pouvait toujours se croire sur mon affection. L'agitation de Léopold fut pénible. «Que ne parliez-vous, me répétait-il; si je n'eusse conçu un premier espoir, je serais moins malheureux. Je croyais à votre liberté, et je voulais vous donner la mienne.

«Mon cher Léopold, vous êtes mon fils. Mon ami, vous aurez toujours une part précieuse dans mes affections.»

S'il avait pu lire dans mon coeur, le trouble que je lui dérobais eût trop long-temps prolongé le sien. J'ai donc quelque orgueil d'avoir su me conserver son estime et sa filiale reconnaissance. Redoutant de prolonger notre solitaire tête-à-tête, je proposai à Léopold de partir immédiatement pour Ischia. Nous partîmes en effet avec notre léger bagage de voyageurs militaires. Nous étions à peine descendus à l'auberge, qu'il fallut partir. Nous payâmes l'heureuse traversée comme c'est l'usage, en jetant tous deux encore un regard de regret, et moi de souvenir vers la brillante Parthénope.

La traversée fut agréable et rapide; les passagers étaient peu nombreux; c'était juste ce qui convenait le mieux à ma situation. La grande foule m'eût impatientée; car, comme les voyages de mer me sont antipathiques, l'incroyable mélancolie où ils me plongent se fût encore accrue des insipides attentions de tous les inconnus qui en pareil cas vous assiégent. D'une autre part, l'entière solitude eût continué de m'exposer aux dangers d'une intimité trop absolue avec Léopold, dangers auxquels je venais d'échapper à si grande peine. La chute eût été si facile sur l'élément des naufrages! J'avoue que je songeai à cette tempête en entrant dans le navire, et je m'aperçus avec un heureux espoir de vertu, que nos compagnons de route pouvaient, par l'heureuse ressource des conversations générales, me servir d'utile distraction à l'empressement toujours passionné de Léopold.

Tous les passagers étaient assis sous une espèce de tente grossière, jouissant du coup d'oeil de cette mer magnifique qui sert de cimetière à tant de pays enchantés. Dès que nous eûmes perdu terre, un des voyageurs poussa un soupir et nous dit: «Je viens de voir furtivement ma patrie, et il faut de nouveau que je m'en éloigne.» Cet homme avait une physionomie pittoresque, et comme je n'aime rien tant que les récits des gens qui paraissent souffrir, parce que je sais que cela les soulage de raconter; je provoquai l'étranger, et voici l'histoire exacte, contemporaine, que j'entendis et dont je vais essayer de ne pas affaiblir l'intérêt.

LE DERNIER MÉDICIS.

«Lorenzo de Médicis était gouverneur de Naples en 1795. Accusé de haute trahison, il fut enfermé au fort de Gaëte avec l'abbé Capulo, son ami. De lâches courtisans avaient transformé en crimes quelques discours de Lorenzo. Il avait osé, par une bravade de paroles seulement, parler à la cour du roi de Naples de ses droits héréditaires sur la Toscane. Médicis et Capulo s'évadèrent, et l'on n'entendit plus parler d'eux. On crut que la politique les avait secrètement sacrifiés à ses sottes terreurs. Vers le même temps disparut également de la cour de Naples la jeune et belle Ersilia, fille unique du duc de Contari. On parla pendant quelques jours de ce singulier événement, et bientôt Ersilia fut oubliée comme il était arrivé des prisonniers de Gaëte, comme cela arrive de toutes choses. Médicis et Capulo avaient dû la liberté et la vie à l'amour que le premier avait fait naître dans le coeur de la fille du duc de Contari. Elle les avait fait conduire dans une retraite sûre, au sein des rochers de la sauvage Calabre, où elle vint joindre bientôt Lorenzo pour partager son obscurité et ses périls. Les biens de Médicis et de l'abbé Capulo avaient été confisqués, leurs têtes mises à prix: voilà les destinées que voulait partager la jeune et belle Ersilia, et pour lesquelles avait été abandonné le palais de son père. Jamais ame plus pure ne respira sous les traits de la beauté. Ersilia avait emporté les diamans de sa mère et l'or de ses épargnes; elle échangea les premiers et ses atours opulens pour le simple vêtement des montagnes siciliennes. Elle n'en était que plus belle. «Ah!» disait-elle à l'heureux Lorenzo le soir où il détacha de cette tête charmante le bouquet virginal, «oublie que je suis fille de tes ennemis; crois que nous sommes nés sous le chaume hospitalier de ces rochers, et notre félicité sera si grande que nous bénirons un jour les persécutions qui nous auront seules ainsi donné ce bonheur.» Lorenzo, quoique déjà arrivé à l'âge où les tristes rêves de l'ambition remplacent les doux songes de l'amour, s'abandonnait tout entier à sa tendresse; Ersilia était son univers. L'abbé Capulo, son ami fidèle, tenta vainement de lui faire partager ses idées de vengeance et l'espoir de faire sortir de l'infortune même une éclatante réparation. Après de longues et inutiles provocations de ce genre, l'abbé Capulo s'éloigna de l'asile des heureux époux. Ils n'apprirent son absence et ses résolutions que par un pieux solitaire de Monte-Nero, qui avait béni l'union de Lorenzo et d'Ersilia.

«C'était, vers les premiers jours d'avril 1798 que l'abbé Capulo s'était séparé de son compagnon d'entreprises et d'infortune; Lorenzo s'en affligea. Ersilia crut y voir de l'ingratitude. Hélas! il y eut au moins une funeste imprudence, et une terrible catastrophe vint la révéler.

«Le bon solitaire, depuis l'absence de Capulo, composait seul la société de Lorenzo et de sa belle compagne. Comme prêtre, il avait peu à demander à une si vertueuse pénitente: seulement lorsque Ersilia, adorant un amant dans l'époux à qui elle avait tout sacrifié, se livrait, dans ses erreurs, à l'excès de cette passion, le pieux mais indulgent cénobite lui reprochait quelquefois ces trop vifs transports, et s'efforçait de persuader à la jeune épouse qu'une ardeur pareille devait remonter vers la seule divinité. Alors Ersilia répondait au prêtre, surpris bien plus qu'irrité:«Mon père, oh! ne cherchez pas à réprimer ce sentiment, la vie de ma vie, et l'ame de mon ame. Je vous répondrais comme l'amante d'Abélard: Que Lorenzo se place entre mon Dieu et moi, qu'il lui dispute mon coeur…» Ersilia était si pure et si touchante dans l'expression d'une tendresse qui lui avait coûté tant de sacrifices, que le vieillard terminait ses exhortations par ces mots: Allez en paix, ma fille; une ame si belle retournera à Dieu: «Vada in pace, figlia mia, anima cosi bella tornera a dio.» Hélas! le jour même la prédiction s'accomplit. C'était dix mois après le départ de Capulo. Lorenzo étant à la chasse, Ersilia se mit en route pour l'ermitage avec les petits dons que son amitié délicate destinait au bon vieillard. Elle était sortie sous l'influence matinale, parée de fleurs, agitée encore des embrassemens d'un époux aimé, l'ame remplie de bienveillance et des doux rêves d'un long avenir… Hélas! la main des assassins allait borner cet avenir de félicité à quelques heures d'illusion terminées par une mort affreuse. Lorenzo, poussé par un funeste pressentiment, Lorenzo, inquiet et triste, rentra plus tôt que de coutume. Quoiqu'il fût prévenu de la démarche d'Ersilia, quoique l'heure probable de son retour ne fût point passée, il ne rentra point dans sa modeste demeure pour y déposer son arme, et prit aussitôt le chemin de l'ermitage. Son coeur battait avec violence: à peine eut-il mis le pied sur le seuil de cet asile de paix, que le désespoir avec toute sa furie vint s'emparer de ses sens bouleversés.

«Le corps d'Ersilia, outragé, mutilé par un raffinement d'infame barbarie, gisait aux pieds de l'autel baigné de son sang; le vénérable vieillard était immolé près d'elle. Les blessures attestaient une inutile résistance. Pas une larme ne coula des yeux de Lorenzo.

«Non, je ne pleurerai point, s'écriait-il; c'est du sang qui peut seul venger un sang si précieux»; et sa rage cherchait en frémissant quelle victime devait tomber sous sa vengeance. Il ne pouvait douter qu'on n'en voulût également à ses jours; la vie ne lui était plus rien: mais Lorenzo, avant de mourir, songeait à être vengé. Persuadé que la piété des villageois rendrait les derniers honneurs aux restes du pieux vieillard, il enleva le corps d'Ersilia, et enveloppant ce douloureux trésor dans son tabero, il prit le chemin d'une grotte connue de lui seul. Les assassins d'Ersilia épiaient Lorenzo depuis quelques jours; ils devaient l'attendre à un retour de chasse. Leur ordre était de l'amener vivant à Naples. Lorenzo dut à ce calcul du crime le temps de transporter les restes précieux d'Ersilia dans la grotte, et le bonheur d'attendre, armé, les vils brigands qui avaient juré sa perte. Debout et seul devant ce corps inanimé, ses cris de vengeance s'éteignirent quelques instans dans les larmes du désespoir. Il faut que le besoin de ces grandes représailles soit bien puissant dans le coeur humain pour avoir fait survivre Lorenzo au terrible spectacle offert à ses yeux, et pour lui donner le long courage de rendre les derniers et pieux devoirs à celle qu'il avait uniquement aimée: Volea vendetta quel sangue ed ebbe vendetta. Aux approches de sa demeure, il fut assailli par trois de ces brigands que stipendia si long-temps le gouvernement napolitain comme celui de Rome. Médicis en étendit deux à ses pieds, le troisième prit la fuite, et Médicis trouva sur ceux qu'il venait d'immoler le secret de leur odieuse mission. L'abbé Capulo avait sinon révélé l'asile, du moins laissé connaître l'existence de Médicis: dès lors il fut surveillé, harcelé de fausses promesses, et l'on parvint à saisir une lettre qu'il adressait à Lorenzo. Une fois la trace découverte, l'abbé fut sacrifié comme un instrument inutile. On voulut saisir Médicis vivant et le livrer à ces bourreaux qui, sous le nom de juges, sont toujours prêts à servir les haines ou les terreurs du pouvoir contre ceux que les lois seules ne frapperaient pas. Les voeux du crime ne réussirent que contre la plus innocente des victimes qu'il avait marquées. Lorenzo, échappant à tous les piéges, parvint, sous divers déguisemens, à s'embarquer et à rentrer à Naples, toujours inconnu, toujours attaché à une seule espérance, celle de venger Ersilia.

«L'occasion de satisfaire cette longue attente s'offrit enfin. Errant un soir aux environs de la grotte du Pausylippe, Lorenzo se trouva en présence du fils aîné de son persécuteur, unique espérance, digne émule de son barbare père, qui, loin de sa suite, semblait absorbé par de sinistres projets; la voix tonnante de Lorenzo lui fit entendre ce cri: Mort et vengeance!… Et l'écho du Pausylippe répéta vengeance… Muni de deux pistolets, Lorenzo en tendit un à son ennemi qui, aussi lâche qu'inhumain, et sans attendre l'arrêt du sort, tira sur Médicis qui riposta avec plus d'adresse, et l'écho répéta encore, mais pour la dernière fois: Vengeance!

«Lorenzo parvint à sortir de Naples et retourna en Calabre. La piété des montagnards avait élevé un modeste tombeau au pieux cénobite; mais personne n'osait habiter la cellule du vieillard assassiné. Médicis s'y établit, il y vécut chéri des pauvres dont il soulageait la misère, en leur demandant de révérer les mânes d'Ersilia. Mais de nouveau poussé par cette impossibilité d'être qui s'attache aux grandes infortunes, Lorenzo quitta sa solitude vers le commencement des désordres qui eurent lieu en Calabre. Il parcourut l'Angleterre, l'Allemagne, la Russie, la Pologne, portant avec lui la vague et pénible inquiétude d'une proscription qui pourtant avait cessé d'être redoutable, car tous les pouvoirs avaient à Naples et ailleurs changé de main. L'ambition sembla remplir un moment les regrets de son coeur, en le jetant dans d'inextricables intrigues; il admirait Napoléon et le haïssait comme vainqueur de sa patrie; mais il ne conspira jamais contre lui. Médicis, après sept années, revit les lieux où il avait déposé les restes d'Ersilia, dont le souvenir, se réveillant, avait de nouveau assoupi les rêves de l'ambition. Le calme avait alors remplacé l'anarchie, Joachim occupait déjà le trône des Siciles. Médicis, jeune encore, n'avait eu besoin que de se nommer pour être comblé de faveur dans cette même cour où, quinze années avant, on avait lancé l'arrêt de sa proscription et de la mort d'Ersilia; mais il resta fidèle à sa mémoire, vécut près de ses restes chéris. En 1812, Lorenzo disparut de nouveau, laissant dans la grotte de l'ermitage beaucoup de lettres empreintes de toute la sensibilité d'une ame élevée; la terreur habite de nouveau cette solitude. Les montagnards conservent le souvenir des vertus et des malheurs des nobles infortunés. L'ermitage est sous la sauvegarde de la vénération publique. Des mains pieuses cultivent en secret les fleurs qui exhalent leurs doux parfums sur la tombe d'Ersilia et du dernier Médicis.»

Léopold, au récit de cette histoire, laissait éclater sur sa mobile physionomie tout le tumulte d'une ame qui comprenait la vengeance, car il comprenait l'amour.

De mon côté, j'étais pour ainsi dire suspendue à un double intérêt, celui de l'histoire terrible qui nous était racontée, et celui de l'effet incroyable qu'elle semblait produire sur Léopold. On ne peut se faire d'idée d'un récit fait pendant un voyage de mer. Cette immensité de deux déserts qui vous entourent, ce silence qui donne aux paroles d'un orateur des milliers de lieues pour écho, la bruyante et subite rumeur des vagues qui se fait entendre par instans, et qui, se mêlant à la voix humaine, semble un murmure lointain qui lui répond, il y a là, je puis dire, une des sources les plus abondantes d'émotions neuves et frappantes. Il existe une éloquence supérieure à l'éloquence elle-même, c'est celle qui naît d'un lieu extraordinaire, d'un moment critique, d'un personnage singulier. C'est ainsi que les mots les plus simples deviennent les plus sublimes, parce qu'ils sont d'ordinaire l'expression et en quelque sorte le cri du coeur humain ou de la nature aux prises avec quelque situation violente ou quelque sentiment original et unique.

Indépendamment de l'intérêt de ce qu'il nous avait raconté, l'étranger avait dû nous captiver surtout par l'influence du spectacle qui nous entourait et la disposition des coeurs qui l'écoutaient. Nous voulûmes en vain en savoir davantage sur sa destinée; il resta morne et silencieux, et comme accablé sous le poids des douleurs qu'il nous avait fait partager. Lors du débarquement, il disparut sans que nous ayons pu même lui adresser nos adieux.

Plusieurs fois, pendant cette traversée, j'avais éprouvé un inexprimable malaise, une sourde confusion de souffrances physiques et d'agitations morales. Le mouvement seul, quand il était plus violent, me soulageait, comme par une secousse de douleur moins vague et moins pénible. Léopold, alors, de momens en momens pressait sa belle tête contre mon coeur: vivre et mourir ici! s'écriait-il, et, à ces mots je retombais plus souffrante. Enfin, nous touchâmes terre; mais on venait de signaler je ne sais quel bâtiment suspect, et nous fûmes sur le point de subir la quarantaine. Je vais dans le prochain chapitre rendre compte de mon court séjour à Marseille et de mon départ pour Paris, où le cours des événemens me préparait les plus enivrantes surprises, et peu après, hélas! d'éternelles douleurs.

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