Mémoires d'une contemporaine. Tome 5: Souvenirs d'une femme sur les principaux personnages de la République, du Consulat, de l'Empire, etc...
CHAPITRE CXLII.
Arrivée à Marseille.—Retour à Paris.—Tournée de Léopold.—Louise.
Malgré la plus heureuse traversée, je me sentis plus fatiguée de ce petit voyage maritime que d'un mois de marche militaire. Nous restâmes trois jours à l'hôtel Beauveau, et je ne donnai d'autres objets à ma curiosité dans les lieux publics, les spectacles et les promenades, que l'étude de l'opinion. Là, comme, partout, on avait la pensée d'un changement. Quand, lors de mon retour à Paris, je fis part à Regnault de cette disposition des esprits, il se frotta les mains d'un air tout singulier, m'appela un être précieux, extraordinaire, hors du moule connu, que sais-je? Je lui parlai de Léopold; il me témoigna l'obligeant désir de le voir; je le lui présentai le soir même, et il fut si charmé de son enthousiasme de souvenirs et de bonne volonté, qu'il me témoigna, après forces suppositions sur ce qu'il appelait ma nouvelle connaissance, le vif désir de le voir rentrer au service. «Voilà, s'écria-t-il, les officiers qu'il nous faut; c'est un dévouement à la Labédoyère.» Puis le malin interlocuteur ajouta à ses voeux militaires des insinuations d'une tout autre espèce, avec ce ton de facilité morale qui ne trouve de mal à rien.
«Léopold, lui dis-je, est pour moi aujourd'hui ce qu'il sera toujours, ni plus ni moins, M. le comte.
«—Tant mieux (se méprenant tout-à-fait); car Ney ne vous comprendrait plus.
«—Vous vous trompez; tant qu'il sera question de gloire, Ney me comprendra toujours.
«—Eh bien! je m'en rapporte à votre première entrevue. Ney ne comprend plus aujourd'hui que sa femme, ses enfans, son repos, la paisible jouissance de ses honneurs.
«—Je trouve plaisante votre indignation contre un guerrier qui a bien, au prix de son sang, acquis le droit de jouir de ce qu'il a mérité.
«—Mais Ney vous a ensorcelée;» et Regnault continua un feu roulant de propos moitié piquans, moitié aimables, auxquels je mis fin par cette déclaration de principes: «Si Ney me voulait pour le servir le reste de ma vie, comme domestique même, je ne balancerais pas.» Je sentis moi-même que je rougissais et que mes paroles allaient au delà de ma propre pensée. Par une inexplicable complication de sentimens, je n'exaltais autant mon dévouement passionné pour le maréchal que parce que l'image de Léopold était auprès de moi.
En arrivant, dans les premiers jours de février 1815, à Paris, j'avais trouvé une lettre du maréchal. Il me disait: «Je compte prolonger mon séjour dans ma terre; mais de grâce, mon amie, je vous renouvelle toutes mes recommandations de prudence.» Il ajoutait: «Je ne compte revenir à Paris qu'autant que j'y serai appelé.» Le maréchal était, depuis le 12 juin 1814, commandant du corps royal de cavalerie, gouverneur de la 6e division militaire, et pair de France. Je crus devoir, en lui répondant, lui mander toutes les observations que j'avais faites dans mon voyage. Je me rappelle sa réponse; elle était fort catégorique. Qu'on en juge. «Ceux qui veulent un changement veulent perdre la France; la paix est notre seul besoin. Qu'importe qui gouverne. Pierre ou Paul doivent être aimés, pourvu qu'ils aiment la France, son repos et sa dignité. Ne songeons qu'à la patrie.» Et j'ose affirmer qu'il ne vit qu'elle dans tout ce qu'il fit. Il était convaincu, dans toute la loyale sincérité de son ame, que le retour de Napoléon serait une immense calamité. Quelques jours après ses lettres, qui avaient en effet une date déjà ancienne, Ney arriva de sa terre et continua à vivre heureux au sein de sa famille. Dès notre première entrevue, Ney m'effraya par quelques uns de ces mots qui indiquent que l'on vous connaît un tort. Il me donna à entendre qu'il savait mon voyage. La froideur des opinions que Ney m'avait exprimées me fit trouver un charme singulier dans mes relations avec Léopold. Malgré la différence des âges et des sexes, il y avait une bien étroite sympathie dans nos manières de voir et de sentir; de part et d'autre un entier abandon et comme une réaction réciproque des mêmes pensées. J'occupais un assez joli logement, rue de Provence; Léopold demeurait deux portes plus loin, et dînait toujours chez moi. Nous nous rendions compte de nos courses; nous mettions en commun nos nouvelles de la journée, nos espérances du lendemain. Ce que son ame impétueuse appelait surtout, c'était la renaissance de la gloire militaire; il ne conspirait que pour un laurier. Hélas! il invoquait la gloire et c'est la mort qui lui a répondu. Assise sur un champ de bataille et de deuil, j'ai pleuré Léopold, comme la plus tendre mère pleurerait un fils adoré, au milieu du carnage de Waterloo. Je me suis sentie heureuse de n'avoir point placé le remords entre mes regrets et la tombe de ce malheureux jeune homme. Mais n'anticipons pas sur les événemens, la douleur nous y conduira trop vite.
J'oubliais de dire que Léopold, en rentrant en France avec moi, était resté quelques jours de plus en Provence. Il me raconta une action touchante dont il avait retardé la confidence. Entre Sisteron et Digne, près d'un de ces misérables villages dont, l'hiver, les toits de chaume semblent avoir disparu sous les neiges et où la misère dévore les campagnes, Léopold allait au pas de son cheval. Sur la racine noueuse d'un orme antique qui fermait l'entrée d'un cimetière, il avait vu assise, dans l'attitude d'une profonde douleur, une petite fille de dix à douze ans, pâle, maigre, mourante, à l'entrée de ce champ de la mort. Léopold sauta de cheval et, encourageant la pauvre petite par ses douces paroles, réchauffait ses mains glacées. L'enfant disait: «Oh! mon beau Monsieur, ne me touchez pas les mains, je suis si pauvre et si malade.
«—Je vous donnerai de quoi vous guérir; venez.
«—Ah! mon beau Monsieur, si cela se peut, faites plutôt donner un peu de bouillon à ma mère, et enterrer mon pauvre père mort depuis seize jours.
«—Venez, Venez, mon enfant.» Et tout en l'emportant il se faisait raconter les peines de la pauvre petite.
«—Mon père n'est pas enterré, mon bon Monsieur, parce que cela coûte trop cher d'aller au chef-lieu, et ici les neiges en empêchent[21].»
Léopold avait enveloppé la petite dans son manteau, et l'enfant se sentit ranimer par de douces paroles. «Nous voilà à la maison,» dit la petite; et tout ce que la misère a d'horreurs s'offrit alors aux regards attendris de Léopold. Léopold s'était arrêté sur le seuil. «Ma mère, ma bonne mère, vous vivrez. Voilà un Monsieur qui vient nous donner du pain et de quoi faire enterrer notre pauvre père.» Ici les sanglots arrêtèrent la voix enfantine. Léopold avança et vit dans un coin, sur un peu de paille, sous un lambeau de vieille tapisserie, un spectre à figure humaine, une femme, une mère jeune encore, dont le sein desséché offrait le seul et dernier aliment à une petite créature que ses bras décharnés avaient peine à retenir contre ce sein maternel, son unique berceau. La moribonde leva sur Léopold un regard éteint. Il fallut un prompt secours. Il la souleva, lui fit avaler quelques gouttes de liqueur qui la relevèrent un peu. Léopold dit à la petite de le conduire là où on pourrait trouver les choses nécessaires; ils y coururent. Et Léopold en me racontant sa bonne action s'écriait: «Si les riches savaient, mon amie, de combien de secours on peut pourvoir les malheureux avec deux ou trois napoléons, ils se donneraient plus souvent un plaisir, qui réveillerait leurs satiétés.» Il s'était, en rentrant chez la malade, assis auprès d'un foyer allumé par ses soins, et dont la flamme réchauffait des corps presque glacés. Léopold distribua prudemment une nourriture saine, convoitée par ces êtres si long-temps privés de tout. La religion de l'argent règne au hameau comme à la ville. Aussitôt que les voisins virent la misère fuir la cabane de la veuve, ils s'en rapprochèrent pour offrir aide et secours. Léopold, détourné de son chemin, demanda un guide; il était facile à trouver pour le Monsieur qui dépensait cinq napoléons d'or pour une charité. Léopold partit comblé de bénédictions. «Je m'aperçus de l'absence de la petite fille, me dit-il, et j'en fus presque choqué. Pauvre enfant! je la croyais sans reconnaissance, mais elle me réserva la preuve que les bons coeurs reçoivent leurs impressions de la nature, et que la délicatesse du sentiment survit heureusement quelquefois à la dégradation qu'imprime la misère. Pour revenir à la route, il me fallait (continua Léopold) repasser près du cimetière où j'avais trouvé la petite fille. Elle m'y avait devancé; je la vis à la même place, à genoux et dans l'attitude de la prière. Léopold entendit mêler au nom du seigneur celui du bon Monsieur. Aussitôt que la pauvre petite me vit, ajoutait Léopold, elle vint à moi, me prit les mains, et avec l'accent le plus touchant elle s'écria: «Ici, mon bon Monsieur, vous avez trouvé la pauvre Louise priant pour l'ame de son père et désirant mourir aussi. C'est ici que tous les jours je prierai pour vous le bon Dieu de vous conserver aux pauvres que vous n'oubliez pas, quoique vous soyez bien riche. Ah! puisque vous êtes si bon, priez une fois avec la pauvre Louise pour l'ame des siens.» À cette voix naïve et divine d'un enfant, les genoux de Léopold s'étaient inclinés vers la terre; lui qui ne fatiguait pas le pavé sacré des églises, il avait eu des élans de religion et de prière dans un cimetière de campagne.
Je remerciai Léopold de sa bonne oeuvre et du plaisir que son récit m'avait causé. Déjà ma tête bâtissait le projet d'un pélerinage dans les Alpes avec le bienfaiteur, et dans l'intérêt de la protégée. L'avenir! nous le rêvions alors long et heureux; mais les événemens marchèrent, et leur course rapide, en renversant des trônes, m'ont laissé, avec bien d'autres peines et d'autres douleurs, le regret qu'un si doux mouvement de nos coeurs n'ait pu rien produire.
CHAPITRE CXLIII.
Le général Quesnel.—11 Février 1815.
Un jeune officier que j'avais connu dans les campagnes d'Italie et d'Allemagne m'avait singulièrement frappée, quoique dans de courtes apparitions, par l'éclat d'une galanterie spirituelle et chevaleresque. Ce n'est pas un médiocre éloge que d'avoir excité l'involontaire attention d'une femme dont le coeur était si grandement occupé, et dont les regards ne pouvaient tomber dans les jeunes états-majors que sur des mérites. Cet officier que j'avais le plus distingué parmi ceux qui avaient seulement passé sous mes yeux comme aimables, s'appelait Quesnel. Par une des plus piquantes singularités de ces temps, une liaison commencée à Paris dans un bal s'achevait sur un champ de bataille. On se connaissait en Italie, on se quittait en Allemagne et l'on se retrouvait en Pologne; on se perdait de vue pendant quelques années, et après trois ans comme à trois cents lieues de séparation, il semblait qu'on s'était encore vu la veille. Seulement, dans le trajet, le jeune capitaine était quelquefois devenu général.
Telle avait été la destinée de Quesnel. Il était chef de bataillon quand je le vis pour la première fois; je l'avais rencontré ailleurs colonel, et à mon retour à Paris, après l'abdication de Fontainebleau, je le saluai général de division, et il en avait déjà fait les preuves depuis plusieurs années. Vers la fin de 1814, notre intimité, entretenue par de fréquentes rencontres et par la sympathie si électrique des mêmes regrets et des mêmes affections, avait pris ce caractère de confiance et d'abandon un peu plus sérieux cependant que les capricieuses illusions de l'extrême jeunesse. Doué d'une grande facilité d'élocution, Quesnel était l'ame de plusieurs réunions et de conférences plus souvent politiques que galantes, quoiqu'il mêlât très bien leur double intérêt. Je le supposais plus initié que moi à des secrets dont je savais bien plus l'objet que le mot précis. Comme à cette époque Ney était à sa terre, et que d'ailleurs mon voyage avait un peu diminué la fréquence même de nos rapports épistolaires, j'avais encore, plus de liberté dans ma vie déjà assez indépendante. Vers la fin de janvier ou les premiers jours de février 1815, je déjeûnai, pour la première fois depuis mon retour, avec Quesnel, rue de Rivoli. Je le trouvai un peu soucieux, plus sobre des expressions ordinairement si vives de son enthousiasme et de ses espérances. «Je pense à une audience qui me tourmente, me dit-il.
«—Avec qui?
«—Avec M. le duc d'Angoulême.
«—Ah! mon Dieu, allez-vous aussi nous donner quelqu'une de ces proclamations avec les grands mots de tyran et d'usurpateur?
«—Vous croyez parler à Augereau: loin de là; mais je crains au contraire de n'être mandé que parce qu'on croit deviner que je pourrais bien en fabriquer d'une autre espèce.
«—Et si vous alliez être arrêté?
«—On ne fait pas de ces choses-là aux Tuileries; mais cela serait, qu'il faudrait y aller.» Et il s'y rendit le jour même ou le lendemain.
Quesnel était un de ces hommes de résolution qui en valent dix dans toute espèce de tentative qui offre des dangers à affronter, et sa loyale fidélité était passée en proverbe. Le soir on l'attendait chez Regnault; il ne vint pas. J'y passai quelques heures, et dis dans la société que j'avais déjeuné avec Quesnel et ce qu'il m'avait dit de l'audience du prince. Ces mots si simples parurent faire impression. Le nombre des entrans et des sortans apportait nécessairement une grande distraction dans l'assemblée. Quand elle fut un peu éclaircie, Regnault, s'approchant de moi, me dit: «Avez-vous vu Lefebvre Desnouettes à Fontainebleau?»
«—Non; pourquoi?
«—Savez-vous s'il était du nombre de ceux que l'Empereur congédia le 19?
«—Pas du tout; car vous savez aussi bien que moi que le brave général Desnouettes ne s'est séparé de Napoléon qu'à Nevers, où il avait été attendre son passage.
«—Vous en êtes sûre?
«—Comme de ma vie.
«—À qui avez-vous parlé au château?
«—Au duc de Bassano et à Korsakowski.
«—Point à d'autres?
«—Non, pas de personnages marquans dans ceux qui étaient restés après la débâcle du 19. J'ai remarqué Dejean, Ornano, Petit, le colonel Montesquiou, Bussy, M. de Turenne, chambellan, puis Drouot et Bertrand, qui sont partis avec l'Empereur. Mais à quoi bon toutes ces questions? Qu'y a-t-il?
«—Rien, peut-être; mais qui sait si, dans l'état des choses, un rien pareil peut n'être point grave. Vous êtes venue directement de Fontainebleau? Vous n'avez pas été à Briare, à Villeneuve-sur-Allier? Vous n'êtes pas en correspondance avec l'officier de la garde qui forma à Nevers la dernière escorte de l'Empereur? Vous n'avez pas parlé allemand avec un officier autrichien de l'escorte que l'Empereur refusa?
«—Monsieur le comte, vous n'avez pas retenu tout ce que je vous ai dit.
Vous n'auriez pas par hasard perdu l'esprit?
«—Je ne plaisante pas; il peut y aller de votre existence.
«—Bah! non si puo[22]. Au reste, je l'aurais bien mérité. Qu'avais-je besoin de me fourvoyer par sottise de coeur dans le dédale politique; mais que je sache au moins pourquoi on me ferait l'honneur de me faire un mauvais parti.
«—Exécrable tête.
«—Meilleure que la vôtre; elle ne s'effraie pas si facilement; mais expliquez-vous mieux.
«—Je ne puis.
«—Voilà qui est clair. Eh bien! en ce cas, adieu à la rue des
Victoires.
«—Connaissez-vous cette écriture?» et il me donna un billet écrit en allemand.
«—C'est l'écriture de votre dame allemande; je puis la confronter, j'ai son billet d'Essonne: elle dit qu'elle attend réponse à Beaune. Voilà bien de quoi alarmer. Comment ne connaissez-vous pas son écriture?
«—Mais le caractère allemand ne se reconnaît pas,» répondit-il avec humeur. J'en pris à mon tour, et quittai Regnault, ennuyée déjà de toutes ces agitations, qui, au fait, n'avaient rien de commun avec mon imagination, qui ne tenait à l'empire que par l'innocence du romanesque. Je n'ai jamais pu savoir quelle était au juste cette affaire; mais on disait qu'on avait vu une femme habillée en homme causer avec le commissaire prussien Walbourg-Tnechpess, et qu'à Avignon on l'avait aperçue au milieu des gens ameutés qui criaient vivent les alliés! à bas le tyran!; Lorsqu'on me rapporta ces propos, je fis une bonne scène à Regnault, sans en tirer un mot de plus; et je ne vois pas en quoi cela aurait pu me coûter la vie sous le règne des lois. Cette scène date du mois de février 1815, et je n'étais pas assez avant dans les mystères politiques pour savoir mon vingt mars à heure fixe et précise. Hélas! avant cette époque, une immense douleur m'était réservée par une catastrophe horrible, l'assassinat de cet aimable et brave Quesnel, que j'aimais par une parfaite conformité d'enthousiasme et par mille qualités excellentes.
Quelques jours après sa visite à Mgr le duc d'Angoulême, ses assiduités devinrent moins fréquentes dans les diverses réunions dont il était l'ame. Cette subite indifférence excitait une inquiétude dont l'intérêt de l'absent ne paraissait pas seul l'objet. Un de ses amis m'assura avoir vu un des parens du général, lequel l'avait quitté l'avant-veille, sur les onze heures du soir, à la grille du Carrousel (c'était le jour où j'avais déjeûné avec lui, et où il devait être reçu en audience particulière par le prince); son parent l'avait cru à une campagne des environs de Paris où il allait souvent; on s'était informé, mais il n'y avait point paru. Je ne sais par quel pressentiment je m'inquiétais de son absence. À cette époque on aimait à se savoir avec de véritables amis; on leur inspirait et ils vous portaient plus d'intérêt. Je fis part à Regnault de mon trouble; il me répondit: «Depuis que le général Quesnel a été reçu en audience par le duc d'Angoulême, je ne l'ai pas revu. Je ne m'en étonne pas, il a eu à subir peut-être une de ces situations délicates dont on veut supporter seul l'embarras. Il aura eu devant lui tout ensemble ses anciens intérêts et d'honorables avances.» Le jour de cette conversation, je rencontrai un ancien adjudant du général Lasalle, qui me dit: «Qu'on assurait que le général Quesnel s'était noyé.» À cette nouvelle je faillis m'évanouir.—«Pauvre Quesnel, continua cet adjudant, il a été sacrifié peut-être; on n'ignorait pas sa ténacité résolue; on savait tout, on l'a escofié.» La singularité de ce terme militaire calma mon saisissement par une hilarité involontaire en me rendant le bonheur du doute; mais l'espoir s'évanouit bientôt.
Ayant été déjeûner le lendemain dans un café voisin du Pont-Royal, à peine assise, je vis tout le monde courir à la porte en disant: «Voilà la charrette qui ramène le corps du général Quesnel qui s'est noyé…—Ou plutôt qu'on a assassiné d'un coup à la gorge, avant, de le jeter à l'eau», dit un militaire habillé en bourgeois, qui vint ensuite s'asseoir près de ma table. Je fixai sur lui un oeil inquiet, son regard rencontra le mien, et ce fut comme une connaissance faite. On restait morne et silencieux dans le café; mes larmes roulèrent sur le journal que je tenais par contenance, car je me sentais suffoquée. Celui qui avait parlé chercha à attirer mon attention. Me voyant observée, je tâchai de me contenir, regardant un peu en dessous celui qui s'occupait de moi; il s'en aperçut, et m'étonna à me faire frissonner en me faisant un signe, une sorte de mouvement cabalistique que m'avait enseigné Oudet, et que, certes, je dus être surprise de me voir répéter par un autre; je ne saurais exprimer ce qui me passait par la tête, mais je sortis du café la tête droite, l'oeil baissé. Je croyais être poursuivie par le fantôme d'Oudet, par cet être bizarre, séduisant et malheureux. En tournant la rue de Bourbon, j'entrai dans le passage du marché Boulainvilliers, me supposant alors en sûreté. Tout à coup je me trouve en face de celui que j'avais voulu fuir. «Vous ne me remettez pas, dit l'homme du café.» J'étais clouée à ma place comme une statue; il me semblait que sa figure allait m'offrir ces traits mobiles, cette expression prophétique et menaçante, ou trop enchanteresse, qui m'avait causé à mon printemps des émotions si extraordinaires.
«Quel signe avez-vous osé me faire? m'écriai-je; d'où me connaissez-vous? comment et de qui savez-vous qu'il me doit être familier?
«—D'Oudet, répliqua-t-il. J'étais avec lui à Furnes en 1796, au moment où un scélérat attenta à la vie du général Hoche. Quoi! vous ne me reconnaissez pas?
«—Oui, maintenant (et avec une joie extrême, quoique douloureuse), pardonnez-moi, je suis depuis quelque temps dans une agitation continuelle, et le triste spectacle que nous venons de voir n'a pas peu contribué à l'augmenter. Concevez cette incroyable singularité au moment où je vois transporter le cadavre d'un ami assassiné! Mes yeux doivent être frappés du signal d'une intimité mystérieuse avec un ami qui eut le même sort.»
Nous entrâmes ici dans quelques détails qui n'ont aucun rapport avec mes Mémoires. Je dois donc ne pas en fatiguer le lecteur. L'officier me dit qu'il était certain de l'assassinat du général Quesnel; que les traces du poignard dont Quesnel avait été frappé indiquaient une longue lutte de la victime et une longue opiniâtreté de la part des meurtriers. Cet ami d'Oudet arrivait de Muy en Provence: il me raconta qu'il avait vu Napoléon à son passage à Saint-Maximien, où, étant à table avec des commissaires étrangers, il avait adressé une si verte allocution au sous-préfet d'Aix. Il avait parlé à ce fonctionnaire d'administration, comme si lui seul (Napoléon) eût encore pu destituer et faire des préfets. L'officier ajouta encore à ces détails, qu'au bourg du Luc, quand on vola dans la nuit la cassette du maître-d'hôtel de l'ex-Empereur, avec 60,000 francs, il avait presque eu la conviction que ce vol avait été commis par quelqu'un de la suite, dont le dévouement n'avait pas été au delà de cette étape du voyage. «J'ai accompagné Napoléon jusqu'à Fréjus. Ne me demandez pas ce qui se passa en moi à la vue de cette escorte autrichienne conduisant le vainqueur d'Austerlitz et de Wagram.»
Je demandai à l'ami d'Oudet sa destination et ses projets; il ne faisait que passer par Paris pour se rendre à Lyon, sa patrie. Il avait des lettres pour Carnot; j'avais aussi personnellement besoin de parler à ce dernier; et nous nous rendîmes ensemble chez lui. Je prévins mon cavalier de ne point parler d'Oudet ni de mes relations; il sourit, et m'assura que cela ne me nuirait aucunement dans l'esprit de Carnot. «Mais c'est une bien étrange chose que tant de personnes différentes ayant été en contact intime avec cet homme dont le souvenir semble encore puissant comme sa présence même!
«Vit-il toujours dans le vôtre?»
Je ne pouvais répondre à cela que par un regard, et le regard fut compris.
À la manière dont l'ami d'Oudet fut reçu par Carnot, je dus juger qu'il était fort avant dans son estime; Carnot savait déjà la mort du général Quesnel, et en témoigna énergiquement son horreur. Il parla aussi avec l'ami d'Oudet du voyage que fit celui-ci lors du départ de Napoléon pour l'île d'Elbe, et je ne puis me refuser le plaisir de transcrire ce qu'il nous disait avoir entendu de la bouche de l'Empereur, parlant au maréchal Augereau, lesquels s'étaient rencontrés entre Lyon et Valence. L'Empereur et Augereau étaient tous deux descendus de voiture. Après l'avoir embrassé, Napoléon, prenant Augereau par le bras, lui dit: «Où vas-tu? sans doute à la cour?… Ta proclamation est sotte. Pourquoi des injures contre moi? Il fallait tout simplement dire: Le voeu de la nation s'est prononcé en faveur d'un nouveau souverain; le devoir de l'armée est de se soumettre. Vive le Roi! Vive Louis XVIII!—Ah! s'écriait Carnot; quel dommage que le trône ait pu tenter un pareil homme!» Je trouvai ces Messieurs d'un républicanisme trop rigoureux; et, ne voulant pas me perdre dans l'expression tour à tour métaphysique et furibonde de leur opinion, je les ramenai insensiblement à nos communs regrets sur l'infortuné Quesnel, et je les quittai pour aller dire à Regnault tout ce qui venait de se passer.
FIN DU CINQUIÈME VOLUME.
NOTES
[1: Peintre actuel de S. M. le roi des Pays-Bas.]
[2: Près Florence, route de Sienne.]
[3: «Si vous voulez prier pour son ame, venez, et vous serez bénie.»]
[4: «Elle en a pitié.»]
[5: «Je serai à toi, Paolo, ou à la mort.»]
[6: «Tu seras à moi, ou nous serons avec celle-ci.»]
[7: «Qu'il en soit ainsi.»]
[8: «Quoique princesse, Paolo, je serai à toi ou à la mort.»]
[9: «Mais tu es le bienvenu.»]
[10: Le comte de Hogendorp est membre des états-généraux du royaume des Pays-Bas, et fut porté en triomphe à Rotterdam; c'est le général Foy de la Hollande.]
[11: Je ne puis citer que le sens de la lettre qui éprouva le sort de quelques autres papiers et d'une bague à cachet du maréchal Ney; et qui se trouvèrent égarés lors de mon passage de Calais à Douvres (1816).]
[12: «C'est en vain qu'on s'oppose au destin.»]
[13: «Nom obscur, non pas déshérité de toute gloire.»]
[14: «Des fers, lâches, voilà vos batailles.»]
[15: «Je viens, Isaure; si je n'ai su vivre, je sais mourir.»]
[16: «Tu m'as voulue à toi, et me voici avec toi.»]
[17: Bohémiens.]
[18: «Non, il n'est pas votre fils, mais cependant vous avez beaucoup connu son père. Et qui était-il? un héros, un traître.»]
[19: «Dans moins d'un an, vous vous rappellerez de moi.»]
[20: Recherches sur le Mérite et la Vertu, par Ashley Cooper, comte de Chastesbury.]
[21: J'ai voyagé dans ces pays pendant l'hiver. Les pauvres mettent leurs morts sur les toits, dans un linceul et sous la neige. Cet usage est une triste conséquence du climat.]
[22: «Cela ne se peut.»]