Mémoires d'une contemporaine. Tome 6: Souvenirs d'une femme sur les principaux personnages de la République, du Consulat, de l'Empire, etc...
The Project Gutenberg eBook of Mémoires d'une contemporaine. Tome 6
Title: Mémoires d'une contemporaine. Tome 6
Author: Ida Saint-Elme
Release date: May 31, 2009 [eBook #29012]
Language: French
Credits: Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)
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MÉMOIRES D'UNE CONTEMPORAINE,
OU
SOUVENIRS D'UNE FEMME SUR LES PRINCIPAUX PERSONNAGES DE LA RÉPUBLIQUE, DU CONSULAT, DE L'EMPIRE, ETC.
«J'ai assisté aux victoires de la République, j'ai traversé les saturnales du Directoire, j'ai vu la gloire du Consulat et la grandeur de l'Empire: sans avoir jamais affecté une force et des sentimens qui ne sont pas de mon sexe, j'ai été, à vingt-trois ans de distance, témoin des triomphes de Valmy et des funérailles de Waterloo.» MÉMOIRES, Avant-propos.
TOME SIXIÈME.
Troisième Édition.
PARIS.
LADVOCAT, LIBRAIRE, QUAI VOLTAIRE, ET PALAIS-ROYAL, GALERIE DE BOIS.
1828.
CHAPITRE CXLIV.
Approches du 20 mars.—Nouvelle du débarquement de Napoléon.
Depuis mon retour à Paris, j'étais chaque jour plus mêlée à toutes les espérances des amis de Napoléon. Sans avoir le mot d'aucune intrigue, j'en remplissais les missions avec toute la chaleur d'un enthousiasme désintéressé, et, la main sur la conscience, j'étais un véritable conspirateur sans le savoir. Ce qu'il y a de certain, c'est que pendant l'époque la plus rapprochée du 20 mars, je fis un grand tort à la petite poste. Il était bien rare qu'en ma qualité de fama volat, je n'eusse pas quelque secrète missive à porter. Un matin, Regnault me chargea de trois commissions de ce genre, en me disant de les remettre à un homme qui m'aborderait en me demandant comment se porte monsieur votre oncle? Mon instruction était d'attendre cet homme dans un café du passage Feydeau, d'y rester jusqu'à onze heures.
«Faut-il que je demande un reçu?
«—On vous le donnera sans que vous le demandiez, L'échange des lettres se fait sur la reconnaissance d'une médaille; vous les apporterez aussitôt.» J'allai en effet au café à neuf heures et demie; l'on m'aborda avec la formule convenue; l'échange se fit comme il m'avait été recommandé. Je connaissais très bien la personne; c'était un officier de hussards. Il me parla assez lentement du retour de l'Empereur, et de l'attente générale des militaires; qu'ils étaient tous comme des fous, et lui le premier. Quand je rendis compte de ma mission à Regnault, il murmura avec une colère mal déguisée: «Ces officiers sont bavards, ils se battent comme des lions, mais cela jacasse comme des femmes.» Mais il m'adressa personnellement mille choses flatteuses sur mon activité, ma prudence. Je voyais très bien qu'il voulait me faire un point d'honneur de la discrétion, et si j'avais été femme à profiter des occasions, j'aurais largement été payée des services que je mettais, au contraire, une espèce d'orgueil à rendre par souvenir et opinion. Je continuai ces courses mystérieuses avec toute la discrétion d'un néophyte. Regnault, par son ton confidentiellement important, excitait mes bonnes dispositions, et je me croyais un personnage destiné à jouer un rôle. Les dangers ne m'ont jamais effrayée, et j'y courais avec plaisir et vanité. Le lendemain, 9 mars, il m'avait donné un rendez-vous à deux heures; il me fit attendre long-temps: il était extrêmement agité, tenant une lettre ouverte à la main. Il me fit entrer dans sa chambre à coucher, et écrivit à la hâte les deux lignes:
«J'ai la certitude que Pontécoulant est contre nous. Brûlez…»
«Tenez, me dit-il, dépêchez-vous de porter cela au Marais, rue Barbette, vis-à-vis l'hôtel Corberon. Vous demanderez M. Victor; vous vous annoncerez de ma part; mais vous ne remettrez le billet que lorsqu'on vous aura montré une médaille pareille à celle de l'autre jour. Retenez bien la réponse, mais ne l'apportez pas écrite; il peut arriver un accident: il faut tout prévoir.
«—Eh bien! reprenez votre billet; je dirai tout de vive voix.
«—Non, non, il faut qu'on voie, par un signe palpable, que cela vient de moi. Souvenez-vous bien de me rapporter le billet.
«—Ah! dis-je en riant, et l'accident?
«—Vous avez raison. Déchirez le billet vous-même.
«—Soyez tranquille.» Et me voilà partie, fière de ma mission, comme si le bonheur de la France en eût dépendu.
En tournant la rue Barbette au Marais, le conducteur arrête pour demander l'hôtel à un homme de fort bonne mine. «Est-ce que vous y allez, demanda-t-il au cocher. C'est Victor que vous cherchez,» ajouta-t-il en me regardant d'un air qui me le fit prendre pour un agent chargé de m'arrêter! Cette idée me frappa tellement, que rouler le petit papier et le jeter furtivement dans ma bouche fut l'affaire d'une seconde. «Je vais au numéro 22,» m'écriai-je.
«—Il me semble qu'il n'y en a pas dans la rue.» Et après cette parole il disparut. Mais lorsque le cabriolet vint à s'arrêter, le même homme se présenta pour me faire descendre. J'avoue que je me crus déjà en puissance de police; mais le billet étant en sûreté, je sautai lestement sans prendre la main qu'on m'offrait. Mais toutes mes craintes s'évanouirent; c'était presque un confrère. Regnault rit beaucoup quand je lui racontai ma frayeur et ma précaution pour le billet; la présence d'esprit que j'avais montrée accrut encore sa bonne opinion sur ma sagacité, et sur une prudence que je savais si bien avoir pour les autres après en avoir toujours tant manqué pour moi-même.
Je fus à même de remarquer ce jour-là que jamais l'excès de prévention de Regnault pour Napoléon n'avait été plus loin. Naturellement éloquent, il ne le fut jamais davantage, et s'enflamma même jusqu'à revenir sur la campagne de Russie et celle de 1814, pour en enlever tous les torts à son idole.
«Je sais bien, lui dis-je en riant, que ce n'est pas Napoléon qui a fait geler et neiger; mais, au fait, qu'allait-il faire dans cette Russie? Le beau pays à conquérir! la France vaut bien qu'on s'en contente.
«—Aussi l'Empereur ne veut plus de guerre…
«—Il revient donc, m'écriai-je vivement?
«—Dans une quinzaine, vous irez le voir aux Tuileries.
«—Êtes-vous fou?
«—Pas le moins du monde.
«—Et vous croyez que cela se passera sans plus de façon.»
À cela je lui fis quelques objections si pressantes, qu'il s'emporta jusqu'à la colère. Cette petite altercation nous avait fait passer une heure, et éloignés de notre objet, Regnault y revint de lui-même en me donnant deux nouvelles commissions, dont l'une auprès de Cambacérès. Il me recommanda de bien regarder en sortant si l'on m'observait, et de prendre un cabriolet un peu loin. J'ai déjà dit que sans savoir le mot des intrigues, j'avais mis une sorte de vanité à ces services, vanité qui me faisait mépriser le danger. Plus instruite, je ne redoutais pas davantage les espions; d'ailleurs, quand on se sait observé, il est si aisé de dérouter l'attention. Il suffit de la fixer sur des démarches insignifiantes pour la détourner de celles qu'on veut cacher. Aux approches du retour de Napoléon, la police était ou aveugle ou complice; car j'ai surpris des signes d'intelligences faits par des officiers à l'heure même de la parade, au mot d'ordre et sous le balcon du roi. Je me rappelle avoir déjeûné, dans les premiers jours de mars, dans un café qui fait le coin de la rue de l'Échelle, avec plusieurs militaires habillés en bourgeois. On se faisait des signes, on se montrait des cocardes, des proclamations vraies ou fausses: on peut dire que les conspirateurs jouaient cartes sur table.
Je ne pouvais croire que si Napoléon revenait, Ney partirait avec le roi. Dans tout cela, lui seul m'occupait et m'intéressait; et je ne voyais pas trop comment il réussirait à faire cadrer le passé et le présent. La dernière fois que je vis Regnault, il me parla encore du maréchal, et de manière à m'effrayer. «Il a, disait-il, bien durement conseillé l'abdication. Je ne sais pas trop de quel oeil l'Empereur va le revoir.—Et moi je pense que Ney sent trop sa propre gloire pour se laisser regarder de travers,» lui répondis-je avec une émotion secrète qui semblait me faire pressentir que ce retour allait lui devenir fatal. Je ne vis pas une seule fois Mme Regnault dans ces visites pourtant si fréquentes à son hôtel; il me semble qu'elle était à sa terre, ignorant tous les mouvemens que son mari se donnait.
Quelques jours après la fatale catastrophe du général Quesnel, Regnault me parut extrêmement joyeux, quoique très agité. Il me lut quelques lignes que je ne me rappelle pas assez pour les citer, mais qui venaient de Porto-Ferrajo. Il me demanda «si je croyais pouvoir me fier absolument au dévouement de Léopold?
«—Oui, lui-dis-je, pour tout ce qui me concerne; peut-être même pour autre chose. Mais son avenir m'a été confié par sa mère, et je n'en jouerai pas le bonheur contre des folies politiques. Si l'on se bat, Léopold sera le premier à son poste: voilà tout ce qu'en fait de dévouement vous devez attendre de lui.
«—Vous n'avez pas le sens commun, ma pauvre amie; il y a de l'étoffe chez vous, mais votre tête gâte tout.
«—Vous croyez? Réellement, vous rêvez donc tous le retour de l'Empereur?
«—Rêver est excellent; si vous voulez lui présenter votre nouvelle passion, allez à Barême, vous y avez des amis, et là vous pourrez demander à l'Empereur une lieutenance pour Léopold.»
Je regardais Regnault d'un air ébahi et presque stupide. Il me poussait d'autres papiers sous les yeux, que je n'osais pas lire, tout entière absorbée par des paroles énigmatiques. Mais Regnault aimait Napoléon de si bonne foi, que cela pouvait s'appeler bien plus une vertu de reconnaissance qu'un intérêt de sédition. «Laissez faire les événemens, disait-il, la France reprendra son rang avec lui; l'idolâtrie de l'armée est telle pour cet homme, que tout lui deviendra possible.
«—Convenez, entre nous, sans phrases, que l'armée est bien bonne?» Paroles qui ne venaient pas de ma pensée, mais destinées à lui arracher la sienne tout entière; car je me plaisais autant que lui-même à cette extase continuelle d'admiration.
«Mon Dieu! on fait beaucoup sonner le bonheur pour les soldats de n'être plus exposés à une mort de chaque jour; mais les dangers sont la vie du soldat…
«—Cependant vous disiez tout dernièrement que si Napoléon revenait, il ne serait plus le même?
«—Cela est bon à dire pour le moment, c'est une excellente phrase de préface. Au fond, il nous faudra des hommes et des millions; mais, soyez tranquille, on les trouvera.
«—C'est ici le cas de dire,» répliquai-je:
Qu'il se montre, il deviendra le maître.
Un héros qu'on opprime attendrit tous les coeurs;
Il les anime tous quand il vient à paraître[1].
À cette citation, faite, je l'avoue, avec un peu de prétention, je crus que Regnault allait perdre la tête. Il écrivit à la hâte quelques mots, et pendant ce temps on vint lui apporter un énorme paquet de papiers; il les parcourut, et brûla tout aussitôt, à l'exception d'une lettre qu'il me fit lire. Elle était de Mouton-Duvernet; Regnault savait que je le connaissais depuis les campagnes d'Allemagne. Hélas! cette lettre que Regnault me dit de garder, lettre absolument sans importance politique, manqua de me devenir funeste, un an plus tard, dans les premiers jours de mars 1816.
Le lendemain de cette visite, Léopold, qui dînait souvent avec des officiers, ses anciens frères d'armes de la guerre de Russie, vint tout agité, dès huit heures du matin, m'annoncer qu'il partait avec trois de ses anciens chefs, qu'il reprenait du service, qu'à coup sûr l'Empereur serait à Paris dans peu avec Marie-Louise et le roi de Rome.
«Va-t'en voir s'ils viennent, Jean!» fut la seule réponse que je fis à ce qui me semblait le comble de l'extravagance; mais cette extravagance me gagna subitement, et ma discussion avec Léopold durait encore, quand trois personnes qui vinrent me rendre visite, m'assurèrent que, pendant qu'on perdait à Paris le temps en si et en mais, Napoléon faisait ses affaires, qu'il avait avec lui assez d'hommes tant Polonais que grognards, pour tenter un coup de main; que les munitions et l'or ne lui manqueraient…—«Ni les coeurs, ni les bras,» s'écria Léopold, avec une énergie qui attira sur sa figure inspirée tous les regards, et me fixa, moi, immobile à ma place. Sans chercher à justifier la cause d'un si brûlant enthousiasme, son spectacle était trop entraînant pour que je restasse froide à côté de Léopold. Il me semblait retrouver en lui l'idole de mes plus beaux jours, le héros de ma constante admiration, c'était Ney dans toute son énergie, patriotique et militaire… Dès que je fus seule avec Léopold, il me dit: «Ne nous quittons pas; allons ensemble nous joindre aux fidèles serviteurs d'une haute infortune, vaincre ou succomber auprès de l'Empereur, mon amie! mon amie! ce sera une belle page dans notre histoire.
«—Que fera Ney?
«—Qui le sait? Il est tout au nouvel ordre de choses, il attendra l'événement.
«—Vous avez tort, Léopold; vous jugez avec aigreur le maréchal; il n'est pas homme à chercher la gloire de la prudence. Si quelque chose est changé dans ses sentimens, c'est qu'il pense que cela est mieux pour la France. Léopold, si mon repos vous est cher vous attendrez quelques jours.
«—Mon amie; ce départ est la seule chose que je ne puisse vous sacrifier. Tous mes préparatifs sont faits, je n'ai plus qu'à monter en chaise de poste.» J'eus la force de résister, mais non pas celle de le convaincre. Il me quitta bon gré mal gré, et je ne le revis que le 20 mars, dans la foule qui porta l'Empereur en triomphe, à neuf heures du soir, par le grand escalier que S. M. Louis XVIII avait descendu à minuit pour quitter le trône et la France.
Sur ces entrefaites Napoléon débarquait à Cannes. Le 6 mars je traversais les Tuileries, après avoir rencontré Regnault, qui m'apprit l'événement et qui avait l'air fort inquiet. Comme il me quittait tout effaré, j'aperçus Ney sortant du château, et causant au milieu d'un groupe d'officiers. Il me vit, et je profitai de cette heureuse inspiration de nos regards pour lui faire un signe auquel il était convenu entre nous de nous rendre toujours. Je pris un cabriolet pour aller attendre chez moi le maréchal. Dans une angoisse où il me semblait que j'allais perdre la raison, je marchais à grands pas dans ma chambre, je courais à l'antichambre. À sept heures du soir j'arrêtai la pendule pour échapper à l'impatience que me causait l'aiguille immobile. N'en pouvant plus, je me jetai à genoux devant mon lit, enfonçant ma tête brûlante dans les couvertures, de manière que je n'entendis pas arriver le maréchal, et me trouvai enlevée et pressée dans ses bras avant d'être revenue à moi-même. Le bonheur fut inexprimable, mais de courte durée. Ney avait cédé à l'intérêt de mon abattement, dont il devinait le motif; mais ce motif lui rendit aussitôt le visage sévère, lorsqu'avec un accent passionné je lui dis, me pressant fortement sur son coeur: «N'est-ce pas que vous ne marcherez jamais contre lui?» Ce n'est-ce pas était un souvenir de nos plus heureux instans, une de ces paroles inachevées qui représentent tout un monde d'illusions, que le mystère protége contre l'oubli, et dont le coeur retient toujours le sens puissant et magique. L'interpellation magnétique me valut, hélas! une brusque réprimande que j'étais d'autant moins disposée à souffrir patiemment, que je la trouvais on ne peut plus déplacée. «Vous partez donc, heureux et content d'être choisi pour marcher contre Napoléon, ayant promis d'arrêter l'Empereur.
«—Il ne l'est plus: il ne revient que pour perdre la France. Si vous n'étiez femme, je vous demanderais raison de votre opinion…
«—Séditieuse, n'est-ce pas?
«—Oui, et, de plus, extravagante. Ida, si vous tenez à mon amitié, croyez-moi, sachez réprimer le délire de vos passions.
«—À commencer, M. le maréchal, par celles qui firent si long-temps ma félicité et ma gloire.»
«—Mauvaise tête.
«—Pas si mauvaise, ce me semble, car elle ne tourne pas à tout vent.
«—Eh bien! ayez vos opinions, mais ne m'en parlez plus.
«—Cela vous blesse donc les oreilles?
«Il suffit que vos idées soient contraires à mes nouveaux devoirs, pour que vous deviez me les taire.» Ici j'éclatai par douleur et comme par pressentiment.
«Vos nouveaux devoirs! et voilà ce que vous avez de mieux à dire à celle qui vous en a connu d'autres, qui vous a vu grandir sous celui que vous courez combattre! Ah! sans doute je vous parle pour la dernière fois. Je vous l'ai dit, je le répète, vous êtes peut-être celui des maréchaux qui aurait dû le moins se séparer du culte de l'empire, auquel moi, dans ma nullité, j'ai voulu être fidèle de coeur. Il n'y a pas besoin de conspirer, de trahir personne, mais on peut se tenir à l'écart et attendre.
«—Adieu, Ida, pour toujours adieu!» Et il me quitta. J'étouffais, mes larmes coulaient en abondance; je restais debout; immobile, écoutant ses pas fugitifs, je pressais mes mains contre mon coeur comme pour l'étouffer; ses pas ne retentirent plus dans l'escalier, la porte cochère retomba lourdement, j'entendis un cabriolet s'éloigner, et pendant deux heures je cessai presque de vivre.
J'eus à peine la force de m'étendre sur mon lit, où le sommeil vint heureusement me saisir. On m'éveilla de bonne heure en m'apportant une lettre de Léopold. Il m'envoyait des extraits des proclamations qu'il avait ramassées sur toute la route «Ah! pourquoi, ajoutait Léopold, n'êtes-vous pas avec moi? rien alors n'égalerait mon bonheur.»
Je courus porter cette lettre à Regnault. Je le trouvai plus agité que moi-même, quoiqu'il n'eût pas les mêmes raisons d'émotion. Il me blâma d'avoir laissé partir Léopold sans l'en prévenir. Je crus que la tête lui tournait. Il tenait une de ces proclamations et une lettre de M. Bonnest; puis, tout en marchant, il s'écria: «Le général Marchand est à Grenoble; il n'aime pas l'Empereur. Ney part pour Besançon. Le débarquement est un coup de tête dont Napoléon n'a pas calculé toutes les chances difficiles. Il a mal fait de ne pas se rapatrier avec Murat.
«—M. le comte, tout cela me paraît encore un rêve.
«—Oh! non;… le gant est jeté, la partie engagée… Mais croyez-vous réellement Ney dans l'intention de marcher contre l'Empereur?
«—Nul doute.
«—Il vous l'a dit?
«—Et presque d'une manière trop significative, en commençant contre moi la guerre. Ney prétend que ce retour serait fatal à la France, et Ney est la loyauté même; il ne dit que ce qu'il pense, et il agit comme il dit; je lui dois au moins cette justice. Je n'ai pas à me louer de ses adieux; il résistera, soyez-en certain.
«—Eh bien! dans ce cas, tout est perdu.
«—Que ne restait-il donc dans son île, votre Empereur! Mon Dieu! il y était si tranquille.
«—La plaisanterie est excellente.
«—Excellente! non, sans doute, mais juste. Consultez l'embarras où vous êtes, le trouble qui vous agite, et vous penserez comme moi.»
Je rentrai petit à petit dans ses idées, et je lui annonçai que puisque Ney était parti pour Besançon, j'allais y aller aussi. Regnault parut ravi de ma résolution.
Je trouvai en rentrant une lettre qui me fit changer d'itinéraire et je partis pour ce voyage impromptu, et sans avoir, dans un trajet de quarante ou quarante-cinq heures, d'autre pensée fixe que l'incertitude de ce que j'allais dire à Ney? Comment va-t-il me recevoir?… Partout l'aspect des troupes suffisait pour me faire juger que Napoléon n'aurait qu'à reparaître au milieu d'elles pour ramasser encore une fois la couronne. Ce spectacle en quelque sorte de la destinée qui se prononçait, ne faisait qu'augmenter mes angoisses sur le maréchal… Je ne pourrai l'aborder; ai-je encore le droit et aurai-je encore le courage de lui parler après le cruel adieu de Paris?
CHAPITRE CXLV.
Débarquement de Bonaparte en France.—Événemens de l'intérieur.—Ney à
Lons-le-Saulnier.
En chaise de poste, il est impossible que la réflexion ne vienne pas même à une femme, et j'avoue que depuis que j'étais en route le retour de Napoléon me paraissait plus naturel. Il était impossible que Napoléon gardât prison à Porto-Ferrajo, quand un parti puissant et une armée dévouée l'appelaient à Paris. Le mouvement inquiet et tumultueux de la population à chaque pas me révélait une partie des événemens. J'appris ainsi qu'à Lyon flottait déjà le drapeau tricolore. L'ancienne reine des Gaules s'était rendue sans résistance au souverain d'une petite île de la Méditerranée, suivi ou pour mieux dire escorté d'une armée de mille hommes. Et cependant, aucune haine fondée ne s'était attachée aux Bourbons, dans ce règne de dix mois qui était près de s'évanouir. Un sentiment général d'intérêt, qui allait en quelques ames jusqu'à l'attendrissement, en quelques autres jusqu'à la passion, se mêlait dans la multitude à l'expression d'entraînement et d'enthousiasme qu'avait développée le retour du héros. Napoléon venait de prouver aux cabinets de l'Europe que la gloire est aussi une espèce de légitimité, et cette leçon terrible, qui a coûté si cher aux nations, devait laisser des traces ineffaçables dans l'histoire. Pourquoi fallait-il que je l'y visse plus tard écrite en lettres de sang!
Je croyais pénétrer les dispositions de Ney, mais je m'étonnais qu'elles ne s'accordassent point avec sa conduite; et si j'avais moins connu son caractère, l'étrange antipathie qui dut s'établir dès le premier jour de la restauration entre ses sentimens et ses devoirs, serait encore pour moi un mystère inexplicable: mais quand j'ai essayé de peindre cette grande ame, une des plus tendres, des plus généreuses et des plus dévouées que la nature se soit plue à former, je me suis condamnée à reconnaître ce qui lui manquait de perfection pour atteindre à une sublimité idéale. Ney portait sous ses formes héroïques le coeur le plus doux et le plus facile. Accessible à tous les témoignages de bienveillance et d'affection, il s'y livrait avec une mobilité qui a peu de dangers dans la société privée où elle ne saurait effrayer que l'amitié et l'amour, mais qui a des inconvéniens très graves par leurs résultats dans une vie placée si haut, et quand il s'agit de si grands intérêts. Tout ce qu'il disait, il le sentait profondément; tout ce qu'il promettait, il était décidé à le faire; tout ce qu'il voulait, il croyait le vouloir en effet. Ce fut abuser indignement des mots que d'appeler Ney un traître; il n'a trahi que sa volonté et ses résolutions. On l'a calomnié en lui supposant un plan. L'idée d'un plan suivi qui exigeait l'habitude du mensonge, est incompatible avec cette naïveté d'ame et d'esprit qui l'a toujours caractérisé. Un de ses officiers les plus aimés, le brave et spirituel Esménard, me disait un jour: «Le maréchal est un demi-dieu sur son cheval; quand il en est descendu, c'est un enfant.» Voilà le prince de la Moskowa tout entier.
On pense bien que je m'empressai de lire les journaux, et d'y chercher tout ce qu'ils avaient pour moi, c'est-à-dire, ce qui se rapportait au nom de Ney et à sa position politique. Il avait reçu les ordres de Louis XVIII, et il s'y était dévoué avec franchise, car il ne savait pas se dévouer autrement. S'il abjura quelques jours après cet engagement, c'est que derrière la monarchie détruite par une puissance irrésistible, il voyait encore la patrie. Sa position était unique dans tous les siècles et dans toutes les histoires. Il prit beaucoup sur lui, parce qu'il était seul, mais il est difficile de comprendre ce qu'il aurait pu faire d'utile en agissant autrement. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'il épargna beaucoup de malheurs, qu'il conserva à la France ces départemens sub-Alpins qui subirent l'usurpation de Louis XIV, peut-être sans l'aimer, et qu'il ne lui manqua pour être absous que d'être apprécié par des hommes capables de calculer l'immense responsabilité dont il était chargé devant le pays et devant l'histoire. Ce sont des difficultés de situation que l'on ne peut pas mesurer en courant du château des Tuileries au vestiaire du Luxembourg.
J'anticipe malgré moi sur cet avenir dont l'idée me tourmente et me bouleverse, je voudrais m'y dérober. Je voudrais réveiller dans mon coeur l'impression de ces beaux sites du Jura qui me rendaient les Alpes Helvétiques et les Alpes Tyroliennes. Toutefois mon coeur était trop préoccupé pour en goûter le charme. Ney devait être à Lons-le-Saulnier. Sa conduite dans ces jours d'orage allait décider de tout son avenir; je prévoyais avec inquiétude, avec effroi, les dangers auxquels il exposait sa tête. Mille présages de mort que je n'avais jamais accueillis dans le tumulte des camps et des champs de bataille, se fixaient invinciblement devant ma pensée. J'étais si absorbée dans ces réflexions en arrivant à la ville qui était le but de mon voyage, qu'aucun bruit, aucun événement extérieur n'avait pu m'en distraire. Plusieurs voitures s'étaient croisées avec la mienne, sans que je les aperçusse; l'une d'elles renfermait le maréchal. Quand je m'informai de lui, on m'apprit qu'il était parti depuis deux heures. Cette nouvelle produisit sur moi une commotion qui me rendit à la perception, au sentiment des objets dont j'étais entourée. Je crus sortir d'un songe; je me réveillais en effet. Il était neuf heures du soir. De la fenêtre de mon auberge de la Pomme d'Or on apercevait quelques croisées illuminées. Des banderoles aux trois couleurs y flottaient d'espace en espace. Des groupes animés parcouraient au loin la rue Saint-Désiré et la Grande Place. Je prêtai l'oreille, et j'y saisis le nom du maréchal; j'écoutai plus attentivement. J'entendis crier: Vive l'Empereur! et ce cri courant de proche en proche vint se répéter jusque auprès de moi. Je ne pus douter qu'un grand événement ne se fût accompli. Une révolution était faite.
Empressée de savoir quelle part Ney avait prise à cette grande scène historique, je fis monter dans ma chambre une des jeunes et très jolies demoiselles que j'avais remarquées dans l'auberge; c'était la fille du propriétaire. Elle me raconta avec chaleur et naïveté ce que l'histoire a déjà répété tant de fois, et ce qu'une procédure sanglante a révélé dans tous ses détails. Je n'en dirai que ce qui m'a paru altéré dans les récits vagues et confus sur lesquels sir Walter Scott a brodé sa longue et mensongère vie de Napoléon. Le maréchal ne manifesta point ce qu'on appelle sa défection par un ordre du jour écrit. Cette pièce ne parut qu'après avoir été lue à la tête des troupes, dans une promenade de Lons-le-Saulnier où se passent ordinairement les revues, et qui tire, ou d'une institution ancienne, ou d'une tradition du moyen âge, son nom légalement romantique: elle s'appelle la Chevalerie. La première phrase de ce discours ne pouvait pas laisser de doute; elle en renfermait tout le sens. «Soldats, dit le maréchal, la cause des Bourbons est à jamais perdue.» Cette déclaration de principes produisit l'effet de l'étincelle électrique. L'armée se la répéta d'homme en homme, et l'enthousiasme, porté à son comble, se manifesta par des éclats qui empêchèrent long-temps l'orateur de poursuivre. On vit voler en un instant les cocardes blanches et les fleurs de lis. On vit couler des larmes de joie des yeux de ces vieux soldats qui n'avaient jamais pleuré. Les fantassins couvrirent leurs fusils de baisers; les cavaliers embrassèrent leurs chevaux. Le peuple seul resta calme et presque morne, car il y avait au fond de cet événement une immense incertitude de l'avenir, qu'aucun esprit sage ne pouvait envisager sans épouvante. La dernière résolution de Ney lui était d'ailleurs si personnelle, elle était si universellement inattendue, que le commandant de la garde nationale, M. de Grivel, qui était à cheval à côté de lui, étendant le doigt vers le papier que le maréchal roulait dans ses mains, lui dit avec un sourire inquiet: «Vous vous trompez, M. le maréchal.—Non, mon cher ami, répondit Ney. J'ai dit ce que je voulais dire»; et il répéta. M. de Grivel se retira du rang de l'état-major, et brisant son épée sur sa selle, il en jeta les tronçons au vent. «Adieu, maréchal, cria-t-il. Souvenez-vous qu'il est plus facile à un Franc-Comtois de rompre du fer que de violer sa parole.»
La défection de Ney ne pouvait être déterminée que par de hautes considérations que l'histoire appréciera. Il eut lieu de croire que le sort de la France dépendait de lui, et il agit comme il crut devoir agir, selon sa conscience et sa raison, dans l'intention évidente de ne pas livrer son pays aux chances d'une guerre civile; mais une ame telle que la sienne savait apprécier tout ce qui est généreux. Elle aimait tout ce qui est grand, et la belle conduite de M. de Grivel avait laissé une tendre et profonde impression dans son esprit. Il en a parlé dix fois dans le cours de sa procédure, et le témoignage d'un grand homme est assez glorieux pour dédommager M. de Grivel des oublis ingrats du pouvoir. Si j'avais la force de mêler quelques réflexions à des détails si pénibles à écrire, et qui m'entraînent de plus en plus vers un dénouement épouvantable que je ne puis repousser de ma pensée, je ferais remarquer ici une des causes qui ont le plus contribué à entretenir dans la mémoire du peuple quelque amour et quelque regret pour cette ère impériale, si rapide et si brillante. C'est peut-être de tous les temps historiques celui où le gouvernement a le mieux apprécié les hommes, parce que, suivant l'heureuse expression de madame de Staël, le gouvernement de Bonaparte s'était fait homme, et que, semblable à l'homme de Térence, il ne connaissait rien qui lui fût étranger. Le génie, la valeur et la vertu n'avaient pas besoin de l'intermédiaire d'un grand seigneur, ou d'un homme éminent dans l'Église. Ils avaient à qui parler en montant droit au trône; et aucun titre n'était repoussé, aucun service n'était exclu. Quand Napoléon passa à Lyon, il envoya la croix d'honneur au seul citoyen qui eût accompagné MONSIEUR jusqu'à la fin, dans une démarche bien difficile, où ce prince fit preuve à la fois de courage, de prudence et de générosité. Si Napoléon avait gagné la bataille de Waterloo, s'il avait affermi cet empire dont l'heure était venue, si ses institutions s'étaient consolidées avec son pouvoir, M. de Grivel serait assis à côté de Ney dans la chambre des Pairs, et c'est Ney qui l'y aurait appelé.
«Enfin, dit la jeune narratrice, dont je ne fais depuis long-temps que paraphraser le discours, si Madame en veut savoir davantage, elle apprendra tout ce qui l'intéresse à la salle à manger, où sont réunies les personnes les plus notables de l'endroit. Le souper a été un peu retardé à cause des circonstances; mais il y a trente-cinq couverts.
«—Mettez-en trente-six», répondis-je, et je passai devant un mauvais miroir pour faire de ma toilette de voyage une toilette de table d'hôte. Il y avait peu de chose à changer. Ce genre de rapports nécessaires avec des gens dont on ne ferait nulle part ailleurs sa société, et qui ne répondent pas une fois sur mille à la disposition de votre esprit et aux mouvemens de votre humeur, m'a toujours singulièrement déplu. Mais c'était un jour, un événement historique; j'allais entendre nommer celui dont le nom était le bonheur et la gloire de ma vie, et j'attachais aussi quelque importance à connaître ces fiers montagnards dont l'histoire se rattache à tant d'événemens extraordinaires. J'avais entendu parler de l'effet que ces géans du Jura produisirent à la fédération de 1790, quand leur bataillon de colosses entra dans le Champ-de-Mars, précédé d'un ermite des rochers, et d'un vieillard de cent vingt ans, doyen de sa province, et peut-être du genre humain; j'aimais le Jura par cet instinct qui m'attache aux pays et aux moeurs extraordinaires; j'aimais surtout ce qui avait vu Ney, tout ce qui pouvait m'apporter un souvenir de lui, tout ce qui pouvait en réfléchir l'image sur mon coeur. Je descendis.
La longue et triste salle à manger était encore vide. Elle me rappelait quelque chose d'une station de guerre dans une place menacée. Des feux de joie ou de précaution passaient de minute en minute devant la fenêtre; des pétards éclataient sur la place. Des chants extraordinaires se mêlaient à ces scènes de terreur et ne les embellissaient pas. Les belles demoiselles de la maison se pressaient autour de moi, en me disant: «Ah! Madame la maréchale!» C'était l'idée qu'elles s'étaient faite, et je ne sais pourquoi, car il y a des secrets de l'ame qui ne se révèlent que par une longue habitude ou une puissante sympathie, et je n'avais pas même nommé le maréchal. Rebutée aux Français sous la couronne d'une reine tragique, il m'était réservé de passer malgré moi pour une impératrice à l'île d'Elbe, et pour une princesse dans le Jura.
Peu à peu la scène s'anima d'une manière étrange. Des soldats d'ordonnance se succédaient dans la salle. Un lieutenant général, en grand uniforme, descendu d'un petit escalier obscur, la traversa en passant une main soucieuse dans ses cheveux, et en regardant à droite et à gauche s'il était observé. Je crus reconnaître M. de Bourmont. Les groupes se pressaient; il les parcourut en souriant aux femmes, en pressant la main des officiers qui avaient suivi le mouvement du matin, en adressant aux autres un regard de reconnaissance, de tristesse et de regret, et en jetant de loin quelques mots caressans aux enfans. Peu d'hommes ont eu plus d'art à faire valoir ces prestiges gracieux de l'esprit qu'enseigne le besoin de plaire. Il avait été si malheureux! Pourquoi a-t-il oublié plus tard ce qu'une infortune honorable, et qui tiendra une place distinguée dans l'histoire, devait à une infortune glorieuse dont le souvenir retentira dans tous les siècles?
Un autre personnage qui le cherchait probablement (je crois qu'ils allaient partir ensemble) le rencontra presque sous mes yeux. C'était un homme d'une taille un peu au-dessus de la moyenne, dont les formes lourdes et carrées n'annonçaient qu'un paysan à son aise, et qu'on aurait pris tout au plus à son visage couperosé, à ses manières brusques et tranchantes, à son chapeau rond de flibustier, à sa démarche abandonnée et sauvage, pour un officier de marine en réforme. Il fit le tour de la salle en promenant sur tous les convives un regard mort qui étincela quand il arriva aux femmes. Ce rayon d'un feu cynique m'avait effrayée chez Moreau et ailleurs; je me couvris de mon voile: je venais de reconnaître Lecourbe.
L'aspect de cette table était pour moi un objet d'études toutes nouvelles. J'étais dans le Jura, c'est-à-dire dans le pays le plus caractérisé de la France, le jour de l'événement le plus extraordinaire des temps modernes, et sur le théâtre où il venait de se passer. Je cherchai à distinguer parmi les convives quelques unes de ces figures saillantes que la nature semble avoir moulées pour l'histoire. À ma droite était assis un homme que l'on appelait le commandant Vivian, et dont la taille presque gigantesque, dont les cheveux noirs, épais et crépus, dont la physionomie rude et austère contrastaient d'une manière surprenante avec le son de voix le plus doux qui ait jamais vibré dans mon oreille, et surtout avec le ton de conversation le plus affectueusement obligeant, le plus réservé, le plus poli, dont une voyageuse un peu aventurière ait jamais eu à se louer dans une auberge. Il était souffrant encore d'une blessure très grave et presque incroyable: un biscayen avait traversé sa poitrine, quelques lignes au-dessous du coeur, à la bataille de Lutzen.
La conversation ne tarda pas à s'animer. On déplora des excès dont l'éloignement trop subit du maréchal avait rendu la répression impossible. Le café Bourbon, qui était le point de réunion des royalistes, venait d'être livré aux violences de la populace. Une femme charmante qui en faisait l'ornement, et dont tout le monde s'accordait à louer la vertu, l'esprit et la beauté, avait été obligée de se réfugier, au péril de sa vie, sur les toits d'une maison voisine. En général, ces messieurs paraissaient fort opposés au gouvernement des Bourbons, mais je n'avais pas conçu jusque là qu'une opinion aussi absolue que la leur pût se concilier avec tant de modération et de bienveillance; je m'expliquai cette idée en les regardant. La nature leur avait imprimé à un si haut degré les signes de la force, que l'on concevait qu'un peuple ainsi organisé aurait dérangé trop aisément l'équilibre du monde, si un profond sentiment de la justice et une extrême douceur n'eussent tempéré l'immense puissance physique dont ils étaient doués. Je me rappelai ces rois géans dont l'imagination de Rabelais a doté la Touraine, et qui étaient les meilleurs des hommes.
«—En dernière analyse, dit un jeune homme qui n'avait parlé jusqu'alors qu'à basse voix, et qui cédait pour la première fois à l'entraînement d'une conversation publique, à quoi cela nous mènera-t-il? À retomber sous le sceptre d'un tyran… Je ne prendrai part à de semblables succès que lorsqu'ils tourneront à l'avantage de la liberté!…
«À merveille! s'écria Vivian, riant aux éclats; je ne doutais pas que tu ne revinsses encore ce soir à la république séquanoise.
«—Pourquoi pas? répondit le jeune homme.
«—Pourquoi pas? continua un troisième interlocuteur dont l'éloquence originale et bizarre paraissait en droit de fixer exclusivement l'attention des auditeurs, car un silence universel s'établit; pourquoi pas? reprit-il en promenant un regard extraordinaire de calme et de fixité sur la société attentive et muette, et en bourrant son nez de tabac à quatre reprises, exercice qu'il renouvelait d'ailleurs à chaque membre de ses périodes, et qui était comme la ponctuation de son discours: il ne faudrait pour cela qu'apprécier nos forces et en faire un bon usage; mais ce n'est pas dans l'état où nous sommes que nous pouvons jouir des douceurs de la liberté. Nous avons des casernes, et cela amène des soldats; nous avons des églises, et cela appelle des prêtres; nous avons des maisons élégantes et ornées, et c'est ce qui plaît aux riches. Comment voulez-vous être libres dans un pays où il y a des riches, des prêtres et des soldats? Nos montagnes suffiraient dix fois à loger sous leurs grottes et à nourrir de leurs herbages et de leurs laiteries ce qui mérite d'être conservé dans la population. Un peuple parvenu à cette hauteur n'a plus besoin, ni de sciences, ni d'arts, ni de métiers, et une fois qu'on s'est mis au-dessus de ces besoins, on est sûr d'être libre. N'est-il pas honteux pour nous de l'être moins que les ours et les hiboux de nos rochers, nous à qui ces rochers appartiennent au moins autant qu'aux ours et aux hiboux, et qui ne savons pas être heureux, parce que nous ne daignons pas jouir de l'indépendance facile que nous a donnée la nature. Si vous m'en croyez, ajouta-t-il en plongeant solennellement trois doigts dans sa tabatière, nous mettrons le feu ce soir à ces horribles repaires d'hommes, où tous les despotes et toutes les factions viennent nous apporter des séductions ou des chaînes? Bathilde, allez acheter six torches de résine. Voilà de l'or.»
J'avoue que ce qui m'étonna le plus dans cette étrange allocution, ce fut de voir qu'elle n'était accueillie que par une expression d'hilarité complaisante et presque respectueuse, qui ne se communiqua pas à l'orateur. Il garda son effrayante gravité et vida sa tabatière.
Je me trompe cependant; quelque chose m'étonna davantage. Un convive que je n'avais pas remarqué, et qui s'était placé à l'extrémité la plus obscure de la longue table, se leva tout à coup, et nous montra la figure la plus martiale, mais la plus hétéroclite que j'aie observée en ma vie. Il était mis avec une propreté assez recherchée, mais il n'avait point de cravatte; des cheveux d'un noir d'ébène flottaient sur ses larges épaules, et une barbe plus noire encore s'échappait du col de sa chemise et à travers les plis de son jabot. «Tout cela est à merveille, dit-il, et j'y souscris, sauf un point; car je suis prêt à brûler ma jolie petite ferme, et j'invite à voir cela, ces messieurs ainsi que ces dames; cependant, mon camarade, vous avez mal parlé des soldats, et nous ne pouvons pas nous en passer; car nous avons, 1° une redoute à garder à Saint-Laurent, auprès de ma ferme; 2° un poste essentiel à placer sur la côte; 3° des troupes à échelonner pour la défense de la route de Lyon, du moins tant qu'elle ne sera pas coupée, ce qu'on ne saurait faire trop tôt. Il y a, mordieu, une belle position pour nos avant-postes entre Beaufort et Meynal…
«—Meynal, dit brusquement Vivian!
«—Meynal», répéta brusquement un homme d'une figure sévère que je n'avais pas encore entendu, mais dont j'avais remarqué seulement l'impatience ironique et la dérision amère au milieu de toutes ces folies. «Si Oudet vivait aujourd'hui!…
«—Oudet, s'écria le jeune homme qui avait parlé le premier: Si Oudet vivait, ce ne serait pas le drapeau tricolore qui flotterait ce soir sur la tour de l'Horloge; ce serait le drapeau rouge et noir du Jura.
«—Cela est possible, dit Vivian, mais il est mort, et notre république avec lui. Que Dieu nous garde l'Empereur!…
«—Malédiction sur les tyrans de toutes les couleurs et de toutes les dynasties, dit le jeune homme en se levant: Je bois ceci à la mémoire d'Oudet, et j'y boirais du sang!
«—À Oudet, crièrent tous les convives. À Oudet, répétai-je en tremblant: Quel est donc cet Oudet, ajoutai-je, en me retournant du côté de Vivian: Qui a laissé de pareils souvenirs?…
«—Un grand homme mort trop tôt, me répondit Vivian, et qui, si la mort l'avait respecté, aurait placé dans l'histoire un nom dont Napoléon serait jaloux. Il était né dans un village qu'on appelle Meynal, et que vous avez laissé, il y a quelques heures, à votre gauche, si vous arrivez de Lyon.
«—Il est mort, repris-je, à Wagram.—À Wagram!…» C'était cet Oudet dont le nom, dont le souvenir, dont la gloire planaient sur mon ame comme une apparition, objet de tendresse et de terreur, de désir et d'inquiétude, qui me poursuivait dans tous les pays, et qui vit pour ma pensée, comme si une pareille existence ne pouvait pas se détruire. Il me semble encore qu'il m'écoute et qu'il me lit.
Je ne dormis pas pendant quelques jours; j'écrivis. Voilà pourquoi je retrace les souvenirs de cette soirée avec la précision et la vivacité d'une impression récente. Au reste, j'ai visité beaucoup de pays, et je ne crois pas qu'on puisse oublier jamais le Jura ni ses habitans.
CHAPITRE CXLVI.
Retour à Paris par Auxerre.—Entrevue du maréchal Ney.—Les
Tuileries.—Le 20 mars.
Le spectacle de ces troupes qui semblaient avoir retrouvé les joies bruyantes et presque furieuses du combat et de la victoire, ces discours militaires respirant le double enthousiasme de la guerre et de la liberté, le délire pour Napoléon et l'admiration pour Ney, qui devant moi s'étaient enflammés, tout cet ensemble de faits miraculeux, de passions héroïques, m'avaient replacée au milieu de la vie que j'aime, celle des émotions. Quoique arrivée à Lons-le-Saulnier à la fin de l'hiver, je trouvais le temps magnifique, le ciel sans nuage; l'espérance semblait un astre nouveau qui se levait pour tout embellir. Quant à moi, la visite de Lons-le-Saulnier m'avait soulagée. Ney, me disais-je, va m'apparaître comme aux plus beaux jours de l'empire. Dans mon impatience de lui témoigner tout ce que me faisait éprouver de bonheur la sympathie renaissante de nos effusions politiques, je quittai l'hôtel qui servait de quartier général à l'enthousiasme impérial, républicain, et surtout militaire du moment. Je courus à l'endroit qu'on m'avait indiqué pour être la résidence du maréchal. La cour de la maison était encombrée d'officiers qui venaient de prendre ses ordres, mais j'appris d'eux que lui-même venait de monter en chaise de poste, et que leur général courait depuis un quart d'heure sur la route d'Auxerre.
Trouver des chevaux, une voiture, stimuler au poids de l'or le dévouement des postillons, arriver à Auxerre comme le vent, on devine bien que telles furent ma pensée et ma conduite. C'était un spectacle bien extraordinaire que celui des routes et des campagnes. Les paysans accourus dans les villes, tout le monde sur les portes et sur les places publiques, des ordonnances traversant au galop les routes et arrêtées à chaque pas par l'impatience populaire, à laquelle elles jetaient en passant proclamations et cocardes. C'était partout un mélange de surprise, d'incertitude, de stupeur de la part des autorités, et une ivresse de mouvement, de curiosité et d'enthousiasme dans la plus grande partie de la population.
Je vis le maréchal Ney quelques heures; il venait d'avoir une première entrevue avec Napoléon; il s'était présenté avec franchise et loyauté; il avait annoncé à celui avec qui il avait vaincu vingt ans, que son ancien compagnon rentrait sous les aigles, parce qu'il sentait bien qu'il faudrait bientôt les défendre contre l'étranger. Ney n'éprouva aucun embarras à mon aspect imprévu, parce que son coeur n'avait à se reprocher aucun détour: dès le premier mot, toutes mes craintives hésitations étaient évanouies.«—Eh bien, Ida, me dit-il en riant, les événemens ont tourné à vos souhaits; vous êtes ravie, n'est-ce pas?
«—À en perdre la tête. Mon ami, comment est l'Empereur? a-t-il bonne mine? est-il content?
«—Il serait bien difficile, s'il n'était enchanté! Jamais dans les plus beaux jours de sa fortune il ne fut salué par les acclamations d'un pareil enthousiasme. Je ne vous cache pas que je ne pouvais croire à cette réaction d'admiration et d'amour.
«Et maintenant, y croyez-vous?
«J'ai fait plus que le reconnaître, je l'ai partagé. Il était impossible qu'un vieux soldat ne fût pas entraîné par le flot des affections militaires. Au surplus, cet élan de l'armée, se levant comme un seul homme, peut être aussi utile à la France, qu'il a été pour moi irrésistible. Ce ne sera pas trop de cette force électrique contre l'Europe en masse. Dans ces critiques circonstances, j'ai parlé, j'ai agi dans ce que j'ai cru, l'intérêt et l'opinion de mon pays. Mais je ne sais, Ida, en vous l'avouant, c'est à peine si je veux le croire; il me semble que l'Empereur a une arrière-pensée avec moi.
«—Cela lui irait bien, en vérité!»
Apparemment que mon intention de rassurer le maréchal me fit mettre un ton comique à ma réplique; car je réussis complétement à dissiper les nuages qui chargeaient encore son noble front. Le peu d'instans qu'il put me donner ne furent perdus ni pour son bonheur ni pour le mien; et, dans notre rapide inspiration militaire, nous embellîmes l'avenir de tous les souvenirs de gloire et de félicité dont le passé avait été si riche pour nous. Mon imagination rajeunie semblait ressaisir toutes ses illusions, mon ame reprendre tout son délire de tendresse pour Ney; le temps écoulé du 20 avril 1814 au 14 mars 1815, avec ses fâcheuses réminiscences, était oublié; ma main pressait la main du héros de la Moskowa et de Smolensk; mes regards se perdaient dans ses nobles regards, et ma voix, attendrie par tout ce qui peut remuer le coeur d'une femme, prédisait victoires, bonheur, long et glorieux avenir à celui que l'implacable fatalité inscrivait déjà parmi les grandes victimes que les lauriers ne préservent pas de la foudre.
J'osai parler à Ney de Léopold; c'était la preuve de la pureté du sentiment que m'avait inspiré ce jeune homme, envers qui mon ame croyait avoir pris les engagemens sacrés d'une mère.
«—Il n'a pas besoin d'une autre protection que sa conduite, me dit le maréchal; mais je ne le perdrai point de vue; je le ferai entrer à la jeune garde; écrivez-lui.»
Ainsi nous nous quittâmes bien autrement que le 6 mars; et en montant, le 15, joyeusement dans le courrier, pour retourner à Paris, je me disais: quel changement dix jours peuvent opérer sur la destinée; et ces subites révolutions de deux coeurs m'expliquaient les révolutions des empires, passant aussi en un si court espace par la même mobilité de fortune. Je revis le maréchal Ney à Paris, après le retour de l'Empereur; et c'est au sujet de ce retour si diversement raconté, que je vais dire ce que j'ai vu; ce que j'ai entendu, comme spectateur et comme témoin, au château des Tuileries, le 20 mars, où je restai de planton volontaire, depuis sept heures jusqu'à onze heures, sans faire à mes plaisirs le tort d'une minute.
L'Empereur, revenu par Fontainebleau, était entré aux Tuileries à neuf heures du soir. On a attribué cette nocturne occupation du trône, cette espèce d'incognito de la victoire, à des soupçons, au moins à des craintes sur les dispositions de Paris. Il savait trop bien l'état de la France, pour se défier d'une ville après avoir traversé tant de provinces. Il pouvait être bien tranquille. Il y a dans la bonne ville de Paris de quoi faire de l'enthousiasme pour le compte de tous les nouveaux venus paisibles. Si, depuis Fontainebleau jusqu'à la capitale, il avait rencontré un peu plus de silence qu'ailleurs, dès qu'il approcha des Tuileries, les transports unanimes durent lui prouver que les précautions étaient inutiles. L'attente d'une foule immense fut enfin satisfaite; Napoléon arriva porté par une foule plus grande encore: cela pouvait s'appeler une cohue à cause du nombre; mais les plus hauts personnages s'étaient faits peuple par dévouement et par délire. Les croix, les broderies, les grands cordons, se poussaient pêle-mêle avec l'artisan et le soldat. Déjà on se heurtait au milieu du bataillon fidèle de l'exil, afin de montrer qu'on était là des premiers pour prêter main-forte à l'empire renaissant, afin de profiter le lendemain d'un regard de reconnaissance. Au premier abord, le spectacle était imposant; avec un peu de réflexion, il offrait aussi ses côtés comiques. Que de personnages qui, la veille encore, pleuraient, humblement royalistes, sur les malheurs du drapeau blanc, relevaient fièrement une tête chargée de la cocarde tricolore!… Je me garderai bien d'aucune citation: il faut que tout le monde vive; et comme quelques unes de ces figures ont trouvé l'art d'un troisième dévouement en faveur de la monarchie, une seconde fois restaurée, il faut savoir ménager chacun dans son industrie: la pitié n'est jamais méchante, et elle doit avoir, dans certains cas, la générosité du silence.
J'aperçus l'Empereur sur ce pavois de bras qui l'élevaient de nouveau vers le trône; je remarquai son sourire; son regard rencontra un grand personnage efflanqué qui se haussait encore sur la pointe de ses énormes pieds, pour cacher entièrement fama volat, qui ne venait chercher que des émotions au milieu de cette scène. J'avoue que ma vanité fit son profit de ce sourire si fin, si inexprimablement significatif; mais je fus bien plus heureuse encore en me disant: Il m'a vue; il dira: elle est partout. Je me trouvai mieux récompensée que tous ces entrepreneurs de politique. Dans cet immense mouvement, il n'y avait de beau et d'intéressant que le côté militaire. Là on voyait des grenadiers pleurant de joie au milieu de leurs chefs, les Drouot, les Bertrand, les Cambrone, également attendris. Pleine de toutes les illusions qui m'avaient été si long-temps chères et auxquelles j'avais été fidèle, je me mêlais avec toute l'ivresse du bonheur aux flots tumultueux qui me poussèrent au bas de l'escalier.
Tout était confiance de la part de celui que pressaient tant d'hommages. Il fallait que Napoléon fût un tyran bien peu soupçonneux, car dans cette bagarre joyeuse, non seulement on l'avait approché; mais foulé, heurté, coudoyé. Loin de s'en effrayer, le tyran souriait à chaque mouvement qui le faisait trébucher; il savait bien que ce ne sont pas ces secousses-là qui renversent les trônes. Tout en descendant, je me sentis légèrement touchée à l'épaule et vis un visage comme me faisant signe. Nous traversâmes rapidement les cours, en répondant aux mille questions de ceux dont l'impatience n'avait pas encore été satisfaite. À toutes ces questions de l'avez-vous vu, se porte-t-il bien? la personne qui m'avait interpellée, ajouta, en me remettant un papier: «Voici vos instructions, votre itinéraire.» Elles consistaient en quelques mots à l'adresse de cinq ou six officiers occupant des postes aux principales casernes de Paris, telles que Clichy, Popincourt, l'Ave Maria, la Nouvelle-France. Me voilà aussitôt montée dans mon cabriolet, m'élançant au grand trot d'un bout de Paris à l'autre, m'arrêtant à chaque quartier le temps nécessaire pour demander l'adjudant, et recevant dans cette tournée de poste en poste la conviction que l'arrivée, à neuf heures du soir, le 20 au lieu du 21 en plein jour, était, non pas un calcul timide de la part de l'Empereur, mais une nouvelle preuve de sa profonde conviction que, quelles que fussent les dispositions de l'opinion publique, il était sûr de sa destinée par ses anciens soldats. Quoique ma ronde du soir se fût assez prolongée, et qu'il fût déjà tard, je passai, avant de rentrer chez moi, à l'hôtel du comte Regnault. Ne l'ayant pas trouvé, je rentrai chez moi harassée de bonheur, et je me mis à faire au maréchal un rapport militaire sur tous mes travaux de la journée.
CHAPITRE CXLVII.
Une visite à M. le comte Carnot.—Réception chez M. le duc d'Otrante, ministre de la police.
Le Moniteur, espèce de maire du palais de tous les régimes, truchement immobile de tous les actes du pouvoir, quel qu'il soit, vint le lendemain même du 20 mars, comme le lendemain de tous les triomphes successifs et contraires des partis, proclamer les victoires de la veille et les ministres du jour. Les nouvelles nominations étaient toutes choisies parmi les plus fidèles amis de Napoléon, la plupart ayant déjà appartenu à ses conseils, et lui ayant donné, lors de sa chute, des preuves d'un attachement sincère et d'une religieuse reconnaissance. Deux noms, portés sur cette liste du cabinet, portaient un caractère plus prononcé et avaient plus mis en émoi les conjectures des politiques. Ces noms étaient ceux de Carnot et de Fouché. On pensait généralement que cette adjonction de deux des représentans de l'ancien parti républicain indiquait dans Napoléon, empereur pour la seconde fois, la volonté de gouverner autrement qu'il n'avait fait, et de tremper de nouveau son pouvoir, sorti de la souveraineté populaire, dans la source où il avait pris naguère origine, ce qu'il avait pendant dix ans trop oublié. C'est du moins le sens que Regnault de Saint-Jean-d'Angely attachait à ce premier acte de la restauration impériale, tout en laissant percer un secret dépit contre les deux hommes qui avaient été pris pour opérer ce mouvement et cette fusion de tous les intérêts diversement opposés à la dynastie en exil.
J'avoue que je partageais bien quelques unes des défiances de Regnault à l'égard du dernier des nouveaux alliés de Napoléon, parce que quelques relations, trop vagues pour être précisées, m'avaient laissé la conviction que l'ancien ministre de la police n'avait pas été sans rapports avec le château des Tuileries et ses hôtes de 1814. D'ailleurs, plus habituée, dans les vicissitudes alors si extraordinaires de la politique, à suivre les inspirations de mon coeur qu'à supputer les chances diverses et les fines combinaisons des partis, je ne saisissais pas trop bien l'alliance dont Regnault m'avait parlé de la révolution avec l'empire. Dans ma candeur de dévouement impérialiste, je voyais cependant avec un extrême plaisir la présence d'un caractère aussi franc que celui de Carnot auprès du caractère trop altier, trop volontaire, qui avait joué plusieurs fois sa fortune et la nôtre. Il me sembla que la bienveillance que m'avait témoignée le défenseur d'Anvers lors de ma dernière entrevue, me faisait un devoir d'aller le complimenter, non pas sur une faveur (une faveur ne devait être rien pour lui), mais sur le rapprochement amical qui s'était opéré entre l'ami de la république et le défenseur de l'empire. Le titre de comte, que venait de recevoir le citoyen Carnot quelques jours après sa nomination au ministère de l'intérieur, indiquait trop de sacrifices mutuels qu'avaient dû se faire deux hommes depuis long-temps séparés de vues, pour ne pas redoubler à mes yeux l'obligation d'un compliment.
Un matin que j'étais allée de bonne heure à l'École-Militaire voir Léopold, désigné et installé déjà comme officier de la jeune garde qui se recomposait, je passai à mon retour par la rue de Grenelle, et l'idée me vint d'entrer chez Carnot. Je le rencontrai dans la cour comme il sortait à pied, en vrai lacédémonien. Dès qu'il m'aperçut, il fit un signe de joyeuse surprise, et nous entrâmes dans son cabinet.
«Qui me vaut, Madame, le bonheur de votre visite? car il me semble que vous m'avez bien négligé. Les brillans militaires vous ont fait oublier le vieux philosophe.»
J'étais fort embarrassée cette fois pour causer avec Carnot, comme cela arrive avec les personnes dont la position a changé, et quand on ne sait pas comment ils veulent eux-mêmes qu'on la prenne. Devais-je dire Citoyen, Monsieur, M. le Comte? Je tournai ma langue avant de parler, car il n'est rien de plus contrariant que ces petites cacophonies des exordes de conversation; enfin, je me décidai, et je lâchai le mot de monseigneur, qualification qui était celle de la place, plus encore que celle de la personne, et qui, quoique entachée de vernis aristocratique, devait, selon moi, sous ce rapport, moins effrayer l'oreille de l'Excellence spartiate.
«Non, Monseigneur, je n'oublie point mes amis; et la meilleure preuve, c'est que je suis ici, et je vous prie de le croire, uniquement pour vous, car je ne viens point en solliciteuse. Je ne ressors pas, vous savez bien, du département de l'intérieur, mais de celui de la guerre. Ce n'est point le ministre que je viens voir, mais l'ami. Je crois vous avoir déjà fait connaître que j'avais fidèlement rempli la mission que vous aviez bien voulu me donner pour le Midi. J'ai bien couru depuis que je ne vous ai vu!
«—Il est quelqu'un qui a plus couru que vous, et ce quelqu'un-là avait l'Europe entière pour surveillant.
«—Oh! que je vous sais gré de cette allusion à l'homme extraordinaire appelé désormais à nous gouverner! Cela me prouve ce que vos nouvelles dignités m'avaient si agréablement appris, que votre génie et votre vertu sont désormais engagés au service de Napoléon.
«—Tout ne me plaît pas dans ma nouvelle situation; je suis bien aise d'être ministre, parce que je crois que je puis rendre quelque service à mon pays, mais je suis assez humilié d'un second titre qu'il m'a fallu accepter de la générosité de mon ancien ennemi. Cela sonne assez mal avec mes opinions bien connues; mais il faut pardonner quelque chose à un homme qui a joué si long-temps à la monarchie de Louis XIV. La patrie a besoin du concours de tous ses enfans; ce n'est pas le moment des petites querelles, nous avons bien une autre dispute sur les bras.
«—Mais, Monsieur le Comte, car vous l'êtes bien, puisque vous l'avez mérité, les titres de Napoléon sont de grandes récompenses nationales qui n'ont rien de commun avec la noblesse à parchemins portant privilége et exemption d'impôt.
«—Encore une fois, ce n'est point l'heure de bataille sur ces hochets; je les ai acceptés pour ne point paraître répondre par une mauvaise humeur au retour d'une confiance qui m'honore et qui met au moins près du seul homme qui puisse nous tirer d'affaire, un conseiller qui saura ne pas oublier son mandat de citoyen, et qui, petit à petit, tâchera de rendre tout-à-fait homme un capitaine indispensable à la défense de nos frontières. À vous dire vrai, je ne crois même pas que ce titre de comte me vienne de l'Empereur lui-même. Malgré nous, il a encore auprès de lui un autre cabinet qui contrôle le nôtre, et qui, nourri dans toutes les habitudes de 1812, et dans le rêve d'une monarchie qui était devenue vieille en dix ans, a cru faire une grande chose que de m'ôter, par cette singulière promotion, ma teinte un peu trop prononcée de républicanisme. Cela est parti de la secrétairerie d'État ou des petits comités du soir. Je me suis laissé faire, pour la première fois de la vie, parce que cela ne pouvait causer de tort qu'à moi, et qu'aux yeux de ceux qui me connaissent cela paraîtra bien plus une complaisance qu'une adhésion. J'ai laissé faire un comte, afin de pouvoir, avec l'aide du temps, de la victoire, du progrès de l'opinion publique et de la raison du chef de l'État, arriver à l'heureuse possibilité de défaire tous les comtes passés et présens. Car enfin je ne suis pas entré dans les affaires pour ne pas tâcher d'en tourner la direction au triomphe des principes.
«—Et croyez-vous que l'Empereur laisse dépouiller ses frères d'armes de trophées qu'ils ont, la plupart, conquis sur les champs de bataille?
«—L'Empereur paraît de très bonne foi dans l'intention de consulter les droits de l'homme, un peu plus qu'il ne l'a fait dans son gouvernement précédent. Il a parcouru la France; il a pu se convaincre que les peuples ne se lèvent pas pour un homme. Le temps de l'égoïsme royal est passé, et j'aime à penser que la victoire ne l'enivrera plus, et qu'il viendra déposer ses nouveaux lauriers sur l'autel de la patrie et de la liberté. Quant à ses compagnons d'armes, à ses frères, il ne les emmènera plus dans ses campagnes comme des favoris. Les récompenses corrompent jusqu'à ce dévouement de la vie, qui est le plus beau titre qui puisse honorer le champ de bataille. Quand une première fois le mot de liberté, prononcé par vingt-cinq millions d'hommes, arma l'Europe entière contre la France, la révolution venait de rayer par la main de la loi toutes les distinctions, tous les ordres et toutes les décorations militaires; nos armées étaient pleines d'officiers restés à leur régiment malgré les appels de l'étranger. La perte de ces cordons ne nuisit point à la valeur, et si le courage de quelques uns n'en diminua pas, l'enthousiasme de ceux qui n'avaient pas ce regret ou qui n'avaient pas eu cette envie, n'en fut que plus électrique et plus général. Avec les jouets de la vanité, on peut tout au plus s'attacher quelques individus, mais les masses ne viennent à vous qu'à la vue de ces grands principes inhérens au coeur humain, et qui le font battre d'un bout de l'univers à l'autre.
«—Mon Dieu! Monsieur le Comte, croyez-vous du moins à la victoire? vous me promettez, j'espère, de conserver cette illusion-là.
«—Le vrai patriote doit toujours y croire, car pour lui la mort est encore un triomphe, puisqu'elle le fait échapper à l'esclavage. Et vos relations militaires vous donnent-elles bon espoir?
«—Tout ce que je connais est dans un délire qui doublera les forces de l'armée. Je suis sûre qu'un homme en vaudra quatre.» Et nous continuâmes sur ce ton pendant presque deux heures. À travers les mots de gloire, de guerre, il jeta aussi de temps en temps dans la conversation le mot de constitution. Carnot m'avoua même qu'il s'occupait d'un grand travail sur ce sujet, qu'il me serait obligé si je voulais revenir le voir, qu'il m'en lirait l'introduction. Montrer un pacte social à une femme était une grande galanterie qu'il croyait lui faire, et je fis de mon mieux pour le remercier de son amabilité. Je crus même apercevoir dans ses paroles une espèce de crainte, car il ajouta à la fin de quelques idées émises: «Je crains bien que cette oeuvre difficile ne soit l'occasion d'une rupture…» Avec qui? je l'ignore, car la phrase ne fut point achevée. On annonça une députation des colonels de la garde nationale, et je me retirai en assurant l'inflexible républicain, comte malgré lui, que je ne manquerais pas de me rendre à sa bienveillante et flatteuse invitation. Mes courses militaires, qui vinrent bientôt de nouveau absorber tout mon être, m'enlevèrent ce plaisir; l'exil seul me rapprocha de Carnot une seule fois, encore en Belgique; et une heure encore, ces deux grands débris de la tempête se consolèrent entre eux.
Vers le même temps à peu près, j'eus également une audience d'un des ministres des cent jours, de Fouché, que, malgré ses bons procédés d'Illyrie, je ne pouvais me résoudre à classer parmi les hommes objets pour moi d'une favorable prévention. Aussi je m'empresse de le confesser, cette dernière visite n'était pas entièrement volontaire. Voici, en effet, comment je fus conduite à l'hôtel du ministère de la police. Un soir que je rentrais chez moi assez tard, j'aperçus deux sentinelles à la porte de la maison. «Ah! Madame, que vous arrivez bien! me dit dès l'escalier ma femme de chambre; ce pauvre Monsieur du troisième qui vient d'être arrêté. Sa femme est dans les larmes; une si bonne femme, et que je cause tous les soirs, avant que Madame rentre, avec Joseph, leur domestique.
«—Qu'y a-t-il? m'écriai-je; la maison qu'habite mon valet devrait bien n'être pas plus mal notée sous l'empire, qu'elle ne l'était sous la police de M. D'André.
«—Madame, voyez-vous, voilà comme cela s'est fait: le Monsieur du troisième, il est très attaché aux ci-devans; ce n'est pas étonnant, ce pauvre cher homme, on lui avait donné la croix dans les gardes du corps, où il servait, et depuis trois mois il se levait tous les matins de bonne heure pour aller passer par tous les guichets du Louvre, afin de se faire porter les armes. L'autre, que vous aimez tant, il est revenu, et depuis ce temps-là le maître de Joseph ne peut plus sortir le matin, parce qu'on lui a ôté sa décoration. Alors il a travaillé dans un sens opposé, à ce qu'ils disent, aux constitutions de l'empire; il a répandu des proclamations, il a fait enfin beaucoup de choses; si bien, Madame, que les gendarmes viennent de venir chercher ce pauvre cher homme, qui ne faisait de mal à personne, pour le conduire chez le ministre de la police. Ah! si Madame, qui a des protections auprès des grands, voulait s'en mêler, elle ferait une bonne action qui causerait bien du plaisir à une honnête famille, et surtout à Joseph.»
Je montai aussitôt au troisième, où je trouvai une famille en larmes, une femme jeune et intéressante, qui m'assura que son mari n'était point coupable, qu'il avait reçu de Gand des papiers qui lui étaient adressés par un de ses oncles pour être distribués à des adresses indiquées, et qu'il les avait répandus même sans les lire. Cédant à toute la chaleur de ma prompte sensibilité, je promis que, dès le lendemain, mon bon et estimable voisin serait rendu à son domicile, et qu'à cet effet je serais, chez le ministre de la police dès mon lever.
J'eus hâte en effet d'aller tenter mon ancien crédit sur l'ame du vieux renard de la police. Je n'avais point demandé d'audience; aussi j'eus bon espoir, rien que par la facilité d'introduction avec laquelle l'Excellence daigna faire répondre, à mon nom, qu'il serait à moi dans une demi-heure. J'attendis avec assez d'impatience, n'ayant pour me distraire que les ordonnances de gendarmerie, qui se succédaient dans la cour de l'hôtel. Comme j'avais l'air d'être fort émue en entrant dans le cabinet de M. le duc d'Otrante, il vint à moi avec une grâce plus aristocratique que celle que je lui avais connue, et me dit: «Ah! mon Dieu! Madame, moi qui sais tout, je ne savais pas que vous étiez à Paris; mon ministère est en défaut.
«—Rassurez-vous, Monseigneur, vos agens ne sont point en arrière de précautions, et s'ils ont oublié dans leurs rapports de vous faire part de mon séjour à Paris, s'ils ne vous ont point donné connaissance des preuves de dévouement qui ont dû me signaler dans ces derniers temps comme une des plus sincères amies de l'Empereur, cela est naturel; la police n'est pas instituée pour noter les bons, mais pour surveiller les mauvais. La démarche que je hasarde aujourd'hui près de Votre Excellence vous témoignera que, loin de se relâcher, votre administration pèche plutôt peut-être par excès de zèle et de précautions.
«—Ce n'est pourtant point mon système de rendre en rien odieux et tracassier un pouvoir destiné dans tous les temps à modérer les passions. Dans le premier mouvement de toutes les réactions, la police se ressent un peu de la position de ses agens, presque toujours les mêmes, obligés à chaque nouveauté de gagner leur brevet de zèle et de dévouement. Il y a un premier coup de gueule, passez-moi l'expression, que ces honnêtes gens sont obligés de donner pour assurer la conservation de leurs appointemens. Avec moi cette précaution, ils le savent, est inutile; mais les subalternes n'estiment jamais assez leur supérieur pour le croire au-dessus des haines de parti.»
Cette petite explication, échappée à la causerie d'un homme que je savais peu habitué aux épanchemens, me rendit toute ma présence d'esprit, que l'aspect de cette figure impassible a dû nécessairement toujours ôter aux interlocuteurs de M. le duc d'Otrante. C'était même, je crois, auprès de lui un moyen de flatterie que l'embarras et un air un peu déconcerté quand on l'approchait, et on lisait dans son oeil enfoncé et habitué à la dissimulation de tout sentiment, une certaine joie d'état de ce premier succès de son ministère. Je profitai bien vite de son demi-sourire pour lui raconter le cas de mon pauvre voisin, et comme je m'élevais déjà jusqu'à l'éloquence de l'indignation et de la prière, il me répondit: «Voilà bien les femmes: un papillon souffrant leur fait verser des larmes. Un homme est arrêté, c'est une chose toute simple. L'arrestation est en général un acte paternel qui, fait à temps, empêche un fou d'aller plus loin dans les sottises qui pourraient le perdre. D'après ce que vous me dites, votre voisin est un imbécille: on le relâchera en lui recommandant de se tenir tranquille, et tout sera fini. Vous vous chargerez de lui donner ce conseil, quand je lui aurai donné sa liberté, que je signerai d'ici à quelques heures. De quoi diable se mêlent des individus obscurs? est-ce que leur cause a besoin d'eux? Il y a un peuple dans tous les partis qui gâte toujours les affaires; voyez si le faubourg Saint-Germain bouge: il veut toujours la même chose, et sait ne pas se compromettre; mais il y a un tas d'écervelés dans tous les camps qu'il ne faut pas persécuter, parce que les persécutions ne sont jamais bonnes à rien, mais qu'il faut surveiller et museler comme votre voisin. Vos militaires, par exemple, est-ce qu'ils ne pourraient pas crier vive l'Empereur avec plus de modération?
«—Mais, Monsieur le duc, on ne saurait crier cela trop haut.
«—Je suis enchanté de vous voir dans ces idées d'enthousiasme; mais est-ce bien vive l'Empereur! que vous criez, et n'y a-t-il pas quelqu'autre sentiment caché derrière cette exclamation?
«—Oui, Monsieur le duc, il y a l'amour d'une gloire qui m'est chère.
«—Je le sais bien.
«—Comment! vous le savez bien?
«—Est-ce que la police n'est pas un tribunal de pénitence générale. On y connaît les péchés militaires aussi bien que les autres; seulement, comme ceux-là sont innocens et qu'ils ne font de mal à personne, on les tient secrets jusqu'à ce qu'on ait besoin d'en profiter pour quelque lumière politique.»
Le taciturne ministre se faisait bavard, peut-être afin que je le devinsse; mais je m'en gardai bien, car je ne sais si mes anciennes préventions me trompaient, mais il me semblait entrevoir un peu trop de modération dans le dévouement de Fouché à Napoléon. Un dernier mot surtout éveilla mes idées à cet égard, car en me reconduisant il me dit: «Recommandez bien à vos amis quels qu'ils soient de se modérer et de s'assagir.»
Une fois hors du salon ministériel, je m'élançai comme une folle, tout heureuse de respirer un air plus libre que celui de cet hôtel, qui me rappelait de pénibles souvenirs, plus heureuse encore de la bonne nouvelle que j'allais porter à une famille désolée qui me combla de bénédictions. Deux heures après, les ordres généreux de M. le duc d'Otrante avaient été exécutés. Un ministre de la police qui tient sa parole mérite une note bienveillante dans l'histoire contemporaine.
CHAPITRE CXLVIII.
Papiers brûlés.—Lettres de S. M. Louis XVIII.—Le jeune conscrit.
Au plus fort du délire impérialiste de 1815, je puis me vanter d'avoir eu une admiration sincère, mais de ne l'avoir profanée par aucun sentiment de haine personnelle. Je ressentais toute la chaleur d'une opinion, mais sans jamais descendre aux petites passions et aux sottes vengeances de parti; je n'appelle même pas cela de la générosité, c'était tout simplement du bon sens. On a vu, il y a quelques pages, comment j'avais pris fait et cause pour un brave chevalier de Saint-Louis, colporteur bénévole et inutile de proclamations! À quelque temps de là je fus priée par une dame de mes amies de m'intéresser à un de ses neveux, seul soutien de sa famille, et que la conscription allait enlever, ce qui contrariait, outre ses intérêts, ses opinions. Édouard R. était conscrit en 1814; fils de veuve, il avait été sauvé par les événemens du malheur de quitter sa mère. Au moment de la restauration, un vieil ami de sa famille lui avait fait obtenir un petit emploi au château, je crois, dans les bureaux de M. de Blancas. On m'amena ce jeune homme, qui se croyait royaliste, parce qu'il prenait sa reconnaissance pour une doctrine. Sa figure, plus intéressante que belle; ses manières, timides et brusques quelquefois; de la candeur dans les sentimens, et de la finesse dans l'esprit; je ne sais quoi de distingué, tout annonçait dans Édouard mieux qu'un commis. On lui avait tant parlé de l'Empereur comme d'un méchant homme, chez quelques vieilles dames où il avait la complaisance d'aller tous les soirs entendre dire du mal de l'ogre de Corse, pour donner à sa bonne mère le plaisir de se faire tricher au boston; enfin, Édouard avait vécu dans un monde si étroit, qu'il craignait d'être persécuté pour avoir passé quelques mois dans un cabinet du pavillon de Flore. Il me disait:
«Imaginez, Madame, toutes mes inquiétudes: Non seulement j'ai à craindre d'être reconduit de brigade en brigade à un régiment, parce que je suis coupable de résistance à la conscription, mais voici encore ce que j'ai fait: Depuis le 17 jusqu'au 20 mars au matin, je suis resté à mon bureau d'expéditionnaire au château. Tous les zélés serviteurs de la monarchie ont déserté les appartemens pour suivre les fourgons de S. M. Louis XVIII. On m'avait bien recommandé de ne point quitter mon poste avant d'avoir brûlé une énorme quantité de papiers, témoignages de beaucoup de confidences, de sollicitations et de renseignemens qui pouvaient compromettre des hommes de tous les rangs et des familles de toutes les classes. Hélas! mon chef aurait bien pu ajouter: et de tous les partis; car figurez-vous, Madame, qu'il y avait parmi nos solliciteurs des gens qui sont venus me faire déloger des Tuileries. Dans le premier moment de ce bienveillant incendie où Bonaparte aurait trouvé des secrets précieux sur un certain nombre de ceux qui crient le plus fort aujourd'hui sous ses fenêtres ou dans ses appartemens mêmes; dans ce premier moment, dis-je, je jetais toujours un oeil de curiosité sur le nom et l'objet qui me frappaient le plus dans les dangereux papiers; et je peux vous assurer que la plupart de ces documens, qu'on pouvait croire historiques, étaient beaucoup plus plaisans que sérieux. La singularité qui m'a le plus frappé, c'est la rareté des noms vendéens. L'heure finit par tant me presser, que, bien innocent Érostrate, et pour la sûreté de tous, beaucoup plus que pour ma gloire personnelle, je brûlai en masse, et sans aucune autre préoccupation que celle de ne point mettre le feu aux cheminées; enfin, je n'avais point terminé mon opération, quand un officier à moustaches énormes est venu me signifier l'ordre de vider la place, en ne me disant pas autre chose, si ce n'est que mon cabinet devait être prêt pour un des officiers du grand-maréchal du Palais. L'officier ajouta: Emportez, Monsieur, vos bagages. Je jetai en effet dans un carton tout ce que, dans mon trouble, je croyais m'appartenir. En rentrant chez ma mère, je mis en ordre ce petit paquet de la peur et de la précipitation; mais je m'aperçus qu'il s'y était glissé des copies de lettres de S. M. Louis XVIII, que j'avais été chargé de transcrire. Je me rappelle bien avoir rendu les originaux; car, à mesure que j'en expédiais une, mon chef les remettait dans un petit portefeuille rouge qui n'est jamais resté dans mon cabinet. Cela n'en est pas moins inquiétant, parce que si l'on venait à me persécuter pour mes affaires de conscription et à faire une descente chez moi, on pourrait me supposer capable ou d'une pensée d'infidélité, ou, dans un autre sens, d'une pensée de conspiration. Tenez, Madame, j'ai mis de côté ces papiers, soyez assez bonne pour en devenir dépositaire: vous n'avez rien à craindre du gouvernement impérial ni de sa police.
«—Mais, Monsieur, vous concevez des terreurs paniques que rien ne justifie: voyez, depuis son retour, si l'Empereur a exercé la moindre persécution. Il ne sait pas ce que c'est que de descendre à un despotisme de détails; il ne tourmentera jamais ses peuples à coups d'épingles. Ainsi, soyez sans inquiétudes, et parlons d'une affaire plus sérieuse, des moyens de vous exempter du service militaire, afin que vous puissiez remplir tous les devoirs d'un bon fils.
«—Voici, Madame, ce qu'une personne qui me veut du bien m'a conseillé; c'est de me rendre au rappel des conscrits de ma classe que l'on vient de faire, d'obtenir d'un colonel d'être porté sur les contrôles de son régiment, en restant porté à une compagnie de dépôt. Un commissaire des guerres employé à Paris m'attachera à ses bureaux avec un petit traitement. Ce commissaire pense très bien; mais il tient à ne rien demander dans les bureaux de la guerre, parce qu'il est déjà un peu mal noté comme blanc. Il a même agi envers moi avec beaucoup de franchise: il m'a dit qu'il me prendrait dans ses bureaux pour m'obliger et pour s'obliger lui-même, parce que, m'a-t-il avoué, en cas de retour des autres, je lui ferai donner des apostilles du château pour conserver sa place.
«—Mon ami, quoique je plaigne beaucoup votre commissaire de songer à un avenir qui ne se réalisera peut-être jamais, je traduis tout simplement sa politique par ce mot: il pense en père de famille qui a sans doute des enfans.
«—Oui, Madame, il pense pour quatre personnes.
«—À la bonne heure. Quant à vous, j'aime trop ma mère pour ne pas comprendre votre attachement pour la vôtre. Le moyen que vous m'avez indiqué me paraît convenable; il vous permettrait de remplir vos devoirs de fils, sans vous soustraire aux devoirs d'un Français, qui ne doit jamais fuir un drapeau.»
J'écrivis au maréchal Ney une petite note bien détaillée, qui resta sans réponse, parce qu'il avait voulu me ménager une surprise; car, quelques jours après, Édouard R. vint me voir avec sa mère, pour m'annoncer que tout avait été enlevé dans les bureaux de la guerre, de la manière juste qui lui convenait le plus. Au milieu de la reconnaissance de ce bon fils et de cette bonne mère, je me crus presque de leur famille.
Ce pauvre jeune homme est mort il y a deux ans, après avoir retrouvé, après bien de l'attente, le petit emploi qu'il avait quitté au 20 mars. Il ne m'a jamais demandé la copie des lettres qu'il m'avait confiées, son ancien chef lui ayant assuré que les originaux seuls étaient précieux en fait de lettres autographes. Cependant, comme S. M. Louis XVIII a toujours passé pour très bien écrire, je crois qu'on ne sera point fâché de rencontrer, sous le rapport de la curiosité historique et littéraire, ces courts fragmens de correspondance dans les Mémoires d'une Contemporaine.
À Hartwell, ce 11 septembre 1810.
«On vient, mon ami, de me donner une alerte épouvantable, en me disant que le comte de Pradel avait été ces jours passés à la cité, pour savoir quand il pourrait écrire à son fils, et qu'on lui avait répondu que la Princesse Amélie ayant beaucoup tardé, le second packet-boat était parti peu de jours après. Je suis d'autant plus fondé à n'en rien croire, qu'après votre départ, craignant que le vent, qui n'était pas trop favorable pour votre route, ne vous eût peut-être forcé à rentrer, j'ai lu dans les papiers l'article des ports, que je ne lis jamais, et je n'ai vu le départ d'aucun packet-boat de Falmouth. N'importe, j'ai pris cela pour un warning, et j'ai tout de suite sauté sur ma plume.
«J'ai reçu, dans leur temps, les différentes lettres que vous m'avez écrites tant de la route que de Falmouth; j'ai vu après que j'aurais aussi pu vous donner de mes nouvelles, mais je ne l'ai jamais su à temps. Ce n'est pas que je ne vous aie écrit une fois dès le lendemain de votre départ d'ici, mais vous n'avez eu garde de recevoir ma lettre: elle était avec votre voiture que vous aviez demandée à Thames; elles y ont monté toutes deux la garde pendant deux ou trois jours, et sont ensuite revenues ici de compagnie.
«J'ai vu avec plus de chagrin que de surprise que le voyage a été loin de vous faire du bien. Le temps était si exécrable! mais ce qui m'a fait le plus de peine, c'est que vous ayez été mécontent de votre packet-boat, et elle a été d'autant plus sensible qu'elle était inattendue; je croyais, sur la foi de tous les voyageurs, que ceux de ces bâtimens qui sont destinés à des voyages de long cours, étaient des espèces de petits palais, et il m'a été dur de déchanter. Que vous preniez un jour le stage coach pour venir de Londres, et que vous arriviez ici cahoté, ballotté, maudissant la voiture, une heure après nous en rirons ensemble, mais passer quinze jours, peut-être plus, dans la saloperie, et à mourir de faim, c'en est trop. Hélas! mon Dieu! j'avais bien lu dans les papiers qu'il y avait une frégate destinée à transporter une dame de Madère, vous auriez pu le lire aussi; mais que peut-on faire sur une pareille indication? Il s'est trouvé que cette dame est lady Tankerville, mère de lord Ossulstone, que la santé de sa fille conduit là. C'est une très bonne femme, très obligeante. Je suis sûr que le duc de Grammont aurait facilement arrangé tout cela, et vous seriez parti huit jours plus tôt de Portsmouth, sur une frégate, faisant en chemin des connaissances agréables à cultiver là-bas. Il y a de quoi se pendre d'avoir manqué une telle occasion.
«En tâchant d'écarter ces regrets, désormais superflus, je m'attache à une idée consolante; c'est celle du temps qu'il a fait les derniers jours du triste carême que vous avez passé à Falmouth, et depuis, jusqu'à hier. J'espère que le commencement aura réparé les torts du voyage par terre, et la suite compensé les inconvéniens de la navigation; mais c'est surtout sur le climat de Madère que je compte. Chassez, je vous en conjure, chassez de votre esprit le calcul de dix années de plus, ou s'il revient, mettez au mois, l'air plus salutaire aux Açores qu'en Italie.
«Nous nous portons tous bien. Je me suis acquitté de toutes vos commissions, qui toutes ont été accueillies comme nous pouvions le désirer. Nous avons été passer la semaine de votre départ (c'est-à-dire, du lundi 27 au samedi 1er) à Stowe, où nous ayons eu le plus beau temps possible. Stowe est beau en toute saison; mais la verdure et le soleil l'embellissent encore beaucoup. Le marquis m'a mené faire une petite excursion de quelques heures sur le grand canal de jonction, alias de Paddington. Elle a commencé sous terre et fini dans les airs; c'est-à-dire qu'à l'endroit où nous nous sommes embarqués, le canal passe pendant un mille trois quarts sous une montagne où il y a jusqu'à cent vingt pieds de terre au-dessus de la voûte, et qu'auprès du lieu de débarquement, il traverse une vallée d'environ un demi-mille de largeur, à cent cinquante pieds au-dessus de la rivière qui coule au milieu. Ces ouvrages sont vraiment admirables, et j'ai été fort satisfait de ma course. M. le marquis m'a dit que la totalité du canal de Liverpool à Paddington, dans un espace de cent quinze milles, avait coûté 1,600,000 livres sterling, et je le crois. Notez que ce sont des particuliers, et non le gouvernement, qui ont fait l'ouvrage.
«Mon malheureux ami le roi de Suède est vengé de la criminelle ingratitude de ses sujets, par l'élection de Bernadotte; et en se proposant lui-même un pareil successeur, le duc de Sudermanie, a mis le dernier sceau à son infamie. J'espère que le duc de P…, qui doit aller conduire la comtesse Piper en Russie, aura accompli son projet, et ne remettra plus les pieds en Suède; la Prusse aura bientôt le même sort. On dit que la malheureuse reine, qui effectivement est morte bien vite, a été empoisonnée, parce qu'elle était la seule qui pût encore inspirer un peu d'énergie à son mari.
«Rien de nouveau d'Espagne. Lord Wellington et Masséna sont toujours sur le qui vive. Le premier, très inférieur en forces, a jusqu'ici fait une bien belle campagne. M. le prince de Condé (vous allez dire que je faufile) la comparait hier à celle de Courtray en 1744, qui fit tant d'honneur au maréchal de Saxe.
«Adieu, mon ami, adieu. Dieu vous rende la santé; c'est mon souhait de tous les instans; adieu.»
À Hartwell, ce 5 novembre 1810.
«J'ai reçu, mon ami, vos lettres du 18 et du 21 septembre; j'avais déjà eu indirectement de vos nouvelles par la lettre que vous avez écrite le 29 à La Neuville; j'étais donc rassuré quant à l'essentiel; mais j'étais inquiet pour l'accessoire. Le fait est que le bâtiment porteur des lettres auxquelles je réponds, était bound for Ramsgate, qu'il a mis un grand mois et plus à y parvenir; enfin, il est arrivé et j'ai eu le plaisir d'entendre parler directement de vous. Je suis fâché que vous ayez souffert pour le sommeil et pour la nourriture; il faut que celle-ci fût bien mauvaise, car je ne connais personne moins difficile que vous sur ce chapitre; mais celui du sommeil est bien plus important, et je crains qu'à cet égard vous n'ayez pas réparé le temps perdu aussi promptement que je l'aurais désiré. Le raisin, les figues, les attentions même des personnes obligeantes qui recueillent les arrivans, en quoi je suis fort reconnaissant envers Wesber Gordon et M. de Loweia, et je vous prie de le leur dire; tout cela, dis-je, ne suffit pas; encore faut-il pour dormir avoir un gîte à soi. Dans la triste alternative où vous vous êtes trouvé sur ce point, vous avez fait le choix que j'aurais fait: dépense pour dépense, il vaut mieux en faire pour être, suivant ses propres idées, dans une situation plus agréable, que pour prendre ce qu'on trouve dans un endroit qui plaît moins. Cela me fait en ce moment tirer le bien du mal; et la distance qui nous sépare, le temps écoulé depuis votre dernière lettre a du moins l'avantage, tout chèrement acheté qu'il est, de me faire penser qu'à l'heure qu'il est, votre nid doit être fait; et que déjà un peu remonté pour cela seul que vous aviez fait votre choix, vous vous trouverez peut-être confortably.
«J'ai été attrapé tout net par le packet-boat de septembre, quelques efforts que j'eusse faits pour me persuader que je ne l'avais pas été; votre lettre en fait foi. Je crains qu'il n'en ait été de même pour celui d'octobre. J'espère être plus heureux ou plus avisé cette fois-ci, m'y prenant la veille du jour auquel on ferme, dit-on, la malle à Londres. D'ailleurs Bl*** adresse, ainsi qu'il l'a fait les deux dernières fois, le paquet directement à Falmouth; ce qui, d'ici, doit faire gagner au moins vingt-quatre heures. Quant à votre mot du 3 septembre, je ne sais si le brick était simplement croiseur, ce qui est une chose indéfinie, ou s'il avait une autre destination. Tout ce que je sais, c'est que la lettre est à venir; je ne vous remercie pas moins de l'avoir écrite.
«Que de choses depuis ma dernière lettre! M. le duc d'Orléans renvoyé en Sicile par les cortès; la motion en fut faite le 18 septembre à cette monstrueuse assemblée (je dis monstrueuse, car je ne crois pas que les annales d'Espagne en fassent mention d'une où il ne se trouve que trois personnes titrées), et passa à une simple majorité de cinq voix; l'exécution en fut confiée à la régence. Un membre avertit M. le duc d'Orléans d'aller parler aux cortès; il y courut, leur fit une peur effroyable; puis, sans être admis, fut renvoyé au pouvoir exécutif. De retour chez lui, il y trouva le gouverneur de Cadix, qui lui tint poliment compagnie jusqu'à son embarquement. Premiers actes de ces mêmes cortès, qui rappellent ceux de 1789.
«Grande victoire remportée sur Masséna par lord Wellington; d'où il résulte que le dernier est à vingt lieues du champ de bataille, dans la position qu'occupait Junot lors de la convention de Cintra, avec cette différence que les vainqueurs de Simiera ne possédaient qu'une petite langue de terre le long de la côte, au lieu que celle dont les vaincus sont les maîtres s'étend des bords du Tage jusqu'à ceux du Niemen. Voilà pour le Midi.
«Le roi de Suède est en Russie; il a voulu s'embarquer à Pillau pour venir joindre l'escadre de sir James Saumares; on l'en a empêché. Il a été bien accueilli en Russie. L'Empereur lui a, dit-on, offert l'option de prendre asile dans ses États, ou d'être conduit en Angleterre; on ne sait ce qu'il aura préféré. Je lui ai écrit en Russie pour lui offrir le peu de moyens que je possède. J'ai pris des mesures pour être instruit sur-le-champ s'il arrive dans ce pays-ci. Je n'en sais pas plus s'il reste en Russie (comme l'assure une gazette que je viens de lire depuis que j'ai commencé cet article); je doute fort d'être en état de vous en dire plus, même le mois prochain.
«La princesse Amélie a succombé vendredi dernier à sa longue et douloureuse maladie, et ce malheur a eu des conséquences plus funestes que lui-même. Adorée de toute sa famille, recevant de tous les plus tendres soins, sensible surtout à l'attachement du roi son père, elle a, lorsque les médecins lui ont, environ quinze jours avant sa mort, prononcé son arrêt fatal, envoyé chercher un joaillier de Londres, et a fait, sous ses yeux, monter en bague une boucle de ses cheveux, avec cette inscription: Remember of me after I am gone. Elle a placé elle-même l'anneau au doigt paternel. Cette dernière épreuve a été trop forte pour un coeur déchiré depuis si long-temps; et, dès le soir même, le roi a commencé à manifester quelques symptômes de son ancienne maladie: ils ont toujours été croissans. Enfin, des médecins ont déclaré aux ministres que, jusqu'à son rétablissement (qu'ils espèrent, mais dont jusqu'à présent rien n'annonce l'approche), sa majesté était hors d'état de vaquer aux affaires. J'ignore si la princesse a eu, avant d'expirer, la douleur d'apprendre ce que sa maladie et peut-être l'excès de sa piété filiale ont causé.
«Le parlement était prorogé jusqu'au 1er de ce mois: sa prorogation jusqu'au 29 était décidée; mais le roi n'a pu signer la proclamation nécessaire, au moyen de quoi les deux chambres se sont rassemblées jeudi; et fort sagement, elles se sont ajournées jusqu'au 15. Ainsi, d'aujourd'hui en dix, commencera a very momentous crisis.
«Je me suis acquitté de vos commissions, qui ont été de part et d'autres accueillies avec la grâce coutumière. Je me porte bien; puissé-je apprendre qu'il en est de même de vous! Adieu, mon ami.»
À Hartwell, ce 9 novembre 1810.
«Je commence, mon ami, à avoir besoin de réfléchir souvent à la salubrité du climat de Madère, et à tout ce que m'en a dit M. de La Chapelle: car la distance me paraît un peu bien grande. Il y a eu dimanche six semaines que vous avez mis à la voile, et je n'ai pas encore de vos nouvelles. Je m'étais résigné pour tout le mois de septembre, mais mon pacte ne pouvait aller plus loin: il aurait même été plus court, si j'avais écouté tout plein de gens, qui, au bout de trois semaines, s'étonnaient de ne pas vous savoir arrivé depuis un mois. Ce n'est pas que j'aie la moindre inquiétude; il n'y a que deux dangers sur mer, le mauvais temps et les mauvaises rencontres. La Providence a pris elle-même le soin de me rassurer sur le premier par la plus belle saison que de pieça l'on ait vue, et quant au second, voici mon calcul: mis à la voile le 29 août, vent supposé mauvais, quinze jours pour avoir passé la hauteur de Gibraltar, après laquelle il n'y a plus rien à craindre; quinze autres jours pour apprendre un malheur, s'il était arrivé; partant, plus d'inquiétude, même déraisonnable, à concevoir depuis le 26 septembre; mais pour ne rien appréhender, on n'est pas moins affamé de nouvelles, et leur défaut se fait sentir chaque jour davantage, surtout les mardis, comme aujourd'hui, parce qu'il semblerait qu'après deux jours de stagnation, on aurait plus de droit à en recevoir.
«Vous n'en attendez sûrement pas ici de la péninsule; il doit nécessairement y avoir une communication fréquente entre le Portugal et Madère; ainsi vous devez être instruit de la prise d'Almeïda, plus que suspecte de trahison, de la découverte du complot de Lisbonne, et du mouvement rétrograde de lord Wellington, peut-être même de l'arrivée de Lucien à Malte. On veut le représenter comme s'étant évadé, et il avait quarante personnes à sa suite. B. P. ne pouvait donc pas l'ignorer, car il n'est pas servi par des imbécilles. Quel est donc le but de ce départ? Je l'ignore complétement. Tout ce que je sais, c'est que je regarde M. Lucien comme un autre Sinon. Mais il était brouillé avec son frère… Plaisante raison! Querelle de coquin n'est rien. Ils ont le même intérêt, et voilà le lien de ces gens-là.
«Du côté du Nord les cartes se brouillent beaucoup, et ce qui me persuade le plus qu'il va y avoir guerre, c'est que B. P. a fait mettre dans le Moniteur qu'il n'avait jamais été mieux avec la Russie. Pauvre Alexandre! il est bien temps d'ouvrir les yeux! Je ne lui donne pas un an pour être réduit au point de son malheureux voisin, dont quelqu'un disait l'autre jour qu'il n'était plus le roi de Prusse, mais le roi Prusias. Viendra ensuite le tour du beau-père, que son indigne vente de chair humaine ne sauvera pas plus que les autres.
«Pour vous donner des nouvelles d'un autre genre, je croyais ce matin que je cachèterais ma lettre en noir, car la pauvre princesse Amélie était sans ressource dès samedi; elle vivait pourtant encore lorsque les gazettes d'hier ont été imprimées; mais je ne sais si ce n'est pas un malheur pour elle, car à la maladie de foie dont elle meurt, s'est joint le feu saint Antoine, sorte d'éruption fort âcre et fort douloureuse. Les médecins se sont crus obligés de déclarer leur opinion au roi d'Angleterre, et (dit l'Observer, que je craindrais d'affaiblir en le traduisant) «he received the fatal intelligence with the affliction of a father, the humility of a Christian, the fortitude of a man.»
«Melchior de Polignac a épousé, le lundi de l'autre semaine, Mlle Levassor, nièce de Mme Ed. Dillon. Les nouveaux mariés ont été passer leur honey-moon, non pas à l'anglaise; mais avec leurs parens et tout plein d'amis, à Gouldgreen, chez Édouard Quelquim. Je ne sais plus qui, étonné qu'il y pût tenir tant de monde, disait l'autre jour: «Mais il faut donc que la maison prête.—Vous verrez, a repris le chevalier de Rivière, qu'elle est de tricot.»
«Tout le monde se porte bien ici; pour moi, vous n'en pouvez douter, au superbe bouhampere dont cette lettre est décorée. Adieu, mon ami.»
À Wimbledon, ce 18 novembre 1810.
«Je suis veuf, mon ami; ma pauvre femme est morte mardi. Mes inquiétudes n'ont commencé que le 5, jour où je vous ai écrit; je vous les ai cachées pour ne pas vous en donner à vous-même. Mon ame souffre cruellement, mon corps se porte bien. Ma consolation est de penser à sa mort, la plus courageuse et la plus édifiante qui fut jamais. Elle a reçu, et moi après mon malheur, les soins les plus touchans de la famille et de tout ce qui nous entoure.
«Le roi de Suède est en Angleterre; je ne l'ai pas encore vu. Je vous donnerai des détails par le prochain packet-boat; je n'en ai aujourd'hui ni le temps ni la force, car M. de La Chapelle part demain matin pour Londres. Adieu, mon ami; aimez-moi, plaignez-moi; je vous embrasse de tout mon coeur.»
À Hartwell, ce 2 décembre 1810.
«J'espère, mon ami, que vous aurez reçu avant cette lettre un mot que je vous ai écrit par M. de La Chapelle, et qu'ainsi elle vous trouvera instruit de mon malheur; il m'est (ce n'est pas vis-à-vis de vous que je monterai sur les planches) infiniment plus sensible que je ne le croyais. Je ne croyais, je l'avoue, aimer la reine au point où je l'aime. Je sentais bien une chose, c'est que les jours où sa santé (injuste que j'étais, je la croyais malade imaginaire!) influait sur son humeur, j'avais toute la journée un fonds de tristesse, et qu'au contraire, lorsque se portant mieux elle était elle-même, j'étais tout en gaieté et en bonne humeur (in high spirits). Mais je ne cherchais à me rendre raison ni de l'une ni de l'autre de ces affections. Le moment où j'ai vu le danger m'a fait lire dans mon coeur; ce moment commença, ainsi que je vous l'ai mandé, le 5 du mois dernier; lorsque je vous ai écrit ce n'était encore qu'une inquiétude vague, que je ne puis me repentir de ne vous avoir pas fait partager. Je vais m'expliquer.
«Je vous ai dit que je l'accusais d'être malade imaginaire, et sur cela je me fondais sur le dire de Collignon. Ma confiance en lui était fondée sur la manière dont il l'avait traitée en 1803, et je croyais tout ce qu'il me disait. Je savais très bien qu'un médecin peut se tromper dans la partie conjecturale de son art, mais je n'imaginais pas qu'il pût en être de même pour un fait matériel. Par exemple, elle, me disait qu'elle avait les jambes enflées; il le niait, et moi je m'en rapportais à celui des deux qui semblait devoir le mieux s'y connaître. Enfin, le dimanche 4 novembre, elle me dit qu'elle voulait consulter Lefaivre. Je lui transmis ses ordres; il y alla le lendemain au matin, tout aussi incrédule que moi; mais au retour il n'était plus le même; cependant, pour me ménager, il ne me montra pas toute la triste vérité, et se contenta de me dire qu'il y avait réellement de l'enflure, et que cela pourrait devenir sérieux. Ce fut ce jour-là que je vous écrivis; mais dès le mardi 6 il changea de langage, et me déclara sans détour que l'hydropisie était formée, et que le défaut absolu d'urines la rendait très alarmante; qu'à la vérité il ne désespérait pas que les remèdes pussent les rappeler, mais que, s'ils n'en venaient pas à bout, cela serait fort court. Ce furent ses propres expressions, et le bandeau tomba de mes yeux.
«La nuit avait été fort agitée, et le matin on lui appliqua des vésicatoires aux deux bras, pour tâcher de s'opposer à l'infiltration dans la poitrine. J'eus, pour la dernière fois, le triste mais sensible bonheur de la servir, en replaçant les couvertures que l'agitation de la nuit avait dérangées. La journée du mardi ne se passa pas mal. Elle avait repris sa sérénité, et plaisanta même avec moi sur les premières souffrances que les vésicatoires lui causèrent; mais, le soir, la levée des emplâtres fut pénible; le pansement du mercredi 7 au matin le fut encore plus, et fut suivi d'une crise de faiblesse et d'étouffement qui la fatigua beaucoup; elle ne fut pas de longue durée; mais elle revint à midi, à la suite de laquelle elle prévint la proposition qu'on allait lui faire de voir son confesseur; et d'abord après sa confession, elle demanda les sacremens, qui lui furent administrés vers les trois heures par M. l'archevêque. On eût dit que Dieu lui avait rendu toutes ses forces pour ce grand acte, car l'excellent archevêque, accablé de douleur, se trompa plus d'une fois dans les cérémonies de l'extrême-onction, et elle le redressa avec un calme et un sang-froid qu'elle n'aurait pas eus si elle avait été près du lit d'un autre. Le reste de la soirée s'en ressentit; je rentrai chez elle un peu après la cérémonie, et je voudrais que vous eussiez vu l'expression de son visage lorsqu'elle me tendit la main.
«La nuit ne fut pas très mauvaise, mais le réveil du jeudi 8 fut fâcheux, et il y eut une crise un peu moins forte cependant que celle du mercredi; mais les urines ne coulèrent pas plus que les jours précédens. Cependant, sur le soir, il y eut une petite évacuation de ce genre, et votre pauvre ami, qui saisit facilement la moindre espérance, était presque remonté; mais cet effet de la nature n'eut pas de suite. Ce jour-là fut celui des arrivées. Du moment que les sacremens avaient été décidés, j'avais envoyé avertir tout le monde; mon frère arriva de Londres à onze heures du matin; mes neveux, qui étaient à Domington, chez lord Moira, à neuf heures du soir, et M. et Mme la princesse de Condé à dix heures. M. le duc de Bourbon, qui n'était pas à Londres, n'arriva que le lendemain. La nuit ne fut pas mauvaise; le vendredi 9 la crise du réveil fut moindre que les autres, et la journée ne fut point mauvaise; mais point d'urines et beaucoup de difficulté à avaler. J'ai oublié de vous dire que les médecins avaient exigé qu'il n'y eût que peu de monde à la fois dans la chambre et qu'on n'y restât pas long-temps; de manière que nous passions la journée dans son salon, et nous nous relayions pour entrer dans la chambre, où il ne restait toujours que Mme de Narbonne; et puis, un peu plus que nous, le duc d'Havré, l'archevêque et l'abbé de Bréan. Ce même vendredi au soir, elle voulut que l'abbé de Bréan l'entretînt de religion; ce qu'il fait presque aussi bien que le respectable abbé Edgeworth. Elle prenait part à la conversation quasi comme en société; et ce jour-là je me retirai avec de l'espoir, quoiqu'il n'y eût point d'urines.
«Le samedi 10, la nuit avait été passable, et à neuf heures, qui était le moment ordinaire des crises, il n'y en avait point encore eu; mais peu après elles commencèrent. Je vis alors combien peu elle se faisait illusion et avec quelle tranquillité elle envisageait sa fin. Pour me faire comprendre, il faut vous dire qu'un homme attaché à mon frère, qui s'appelait Motte, mourut en 1769 par une si grande tempête, que, depuis ce temps-là, pour exprimer le temps le plus affreux, nous disions entre nous temps de la mort de Motte. Le triste samedi, la pluie et le vent étaient plus violens que je ne les ai encore vus en Angleterre, et nous en parlions. Tout d'un coup elle s'interrompit en disant: «On ne dira plus temps de la mort de Motte.» Je ne répondis rien, mais la mort retentit dans mon coeur plus encore qu'à mes oreilles. Elle avait peine à respirer dans son lit: on la plaça dans un fauteuil, et là la crise augmenta à tel point que les médecins craignaient qu'elle ne pût pas la supporter. Elle demanda l'abbé Bréan, qui, n'ayant pas vu le commencement, avait cru pouvoir aller à Aylesbury; à son défaut elle fit appeler M. l'archevêque, et, après s'être entretenue un moment avec lui, elle l'envoya nous dire qu'elle désirait nous voir tous encore une fois; mais dès lors, n'ayant pas la force de nous parler, nous entrâmes, et au bout de quelques momens elle nous fit signe de nous retirer. Peu après elle demanda les prières des agonisans, que l'archevêque récita. L'abbé de Bréan arriva vers la fin et les acheva, car l'archevêque ne pouvait presque plus articuler; ensuite celui-ci lui donna l'indulgence in articulo mortis. Cependant la crise diminuait, et ses forces étaient revenues. Elle me fit appeler; et l'archevêque, portant la parole, me demanda pour elle pardon de tous les chagrins qu'elle avait pu me donner. «C'est moi, répondis-je, qui vous conjure de me pardonner tous mes torts.—Non, me dit-elle, l'abbé de Bréan sait bien que je n'ai rien contre vous.» Ensuite, sentant que mes larmes inondaient sa main: «Ne m'attendrissez pas davantage, ajouta-t-elle avec la même douceur, je ne dois plus m'occuper que du Créateur, devant qui je vais paraître, et que je prierai bien pour vous.» Quand je fus sorti, elle fit successivement appeler mon neveu et ma nièce, qu'elle bénit avec les expressions les plus tendres; le duc de Berri, auquel elle donna des avis aussi sages que touchans, et mon frère, auquel elle parla avec la même sensibilité. Peu après, l'abbé de Bréan vint de sa part me prier de m'en aller chez moi. J'obéis; mais vous pensez que ce…» (La suite manque.)
CHAPITRE CXLIX.
Le rendez-vous avec Ney.—Le balcon et le parapluie.
Dès que le maréchal Ney revint à Paris, appelé pour la formation de la jeune garde, je reçus un mot de lui qui, sans aucune provocation de ma part, vint me surprendre par l'indication d'un rendez-vous chez un restaurateur des Champs-Élysées. Heureuse de cette tendre spontanéité, j'arrivai la première, suivant mon impatiente habitude en pareil cas. J'étais en femme, et sans aucune affectation de parure. Toutefois ma toilette se faisait remarquer par cette élégance riche qui, pour peu qu'elle ne revête pas une figure désespérée, attire toujours un peu l'attention dans les promenades. Il y avait une grande affluence de militaires dans les Champs-Élysées. Toutes ces martiales physionomies respiraient la joie et la confiance. Comme aux plus beaux jours de nos triomphes, et pour peu qu'on prêtât l'oreille, on entendait citer quelque parole populaire de Napoléon. «Quel avancement dans l'armée! voilà tous nos sergens, sous-lieutenans; tous nos lieutenans, capitaines!» tel était le cri de la plupart des groupes; «car ce sont les sous-officiers qui ont ramené le petit homme. Les gros bonnets se faisaient prier, craignaient de se mettre en avant: l'Empereur a bien remarqué cette différence de dévouement; nous autres seuls nous l'aimons, il nous aime aussi de préférence. Entre lui et ses vieilles moustaches, c'est à la vie et à la mort.»
Emportée par ma curiosité, et plus encore par cette expression de sentimens qui m'étaient chers, pour écouter tous ces belliqueux propos, je m'étais un peu éloignée du point indiqué de notre rendez-vous. Pour surcroît de distraction, je fus abordée par une de ces connaissances bannales qu'on rencontre toujours avec indifférence, mais dont la présence me devenait ce jour-là une insupportable contrariété qui allait jusqu'au malaise. Je tremblais de voir paraître celui que j'attendais avec tant d'impatience, et j'écoutai avec une espèce de rage les mille et mille réflexions que cet importun me faisait subir.
Ce monsieur m'annonça, au milieu de toutes ses inutilités, une agréable nouvelle: une revue où Cambrone devait apporter les aigles de la garde. «L'Empereur prononcera un de ces discours qui vont droit au coeur du soldat; tout ira comme par le passé. Rien n'est changé autour de lui, ni lui-même; c'est tout notre empereur de Tilsitt et de Moskou.» Je réussis enfin à me débarrasser dès que j'aperçus Ney, qui me faisait signe de le suivre.
Ney avait pris sur la gauche, et moi je le suivais à grandes enjambées. J'arrivai toute hors d'haleine, et fus plus que surprise de voir Ney renvoyer son cabriolet et entrer dans une de ces petites guinguettes de médiocre apparence, où les ouvriers vont passer leur second dimanche, autrement dit leur lundi. Le maréchal était enveloppé dans une immense redingote, et le visage caché sous un vieux chapeau rond; moi, au contraire, avec mon vitchoura, mon voile et mon cachemire, j'éprouvai quelque hésitation à entrer, et je faisais presque la mine de Clara au petit escalier du château de Hachincterzof. Ney monta sur une espèce de balcon de bois, jetant sur moi des regards mécontens et boudeurs. Il semblait me reprocher mon indécision…; dès lors je n'en eus plus l'ombre. Un gouffre, un brasier, un abîme, je ne sais quoi de plus effrayant encore ne m'eût point arrêtée. De bonne grâce je m'y fusse précipitée pour répondre à celui qui m'appelait. En moins d'une minute, et rapide comme la pensée, je me trouvai au haut du plus hideux et du moins commode des escaliers; mais j'étais pressée dans les bras du maréchal… Que de questions! que de joie! Il connaissait l'homme que j'avais rencontré dans les Champs-Élysées. Je contai ce qu'il m'avait dit.
«Cet homme a raison, sa politique est la bonne; mon Dieu! tout roule sur le même pied que s'il n'eût jamais été question d'abdication.
«—L'empire, cette fois, durera-t-il?
«—Ma chère, nous y ferons de notre mieux. Les républicains seront furieux, l'Empereur est tout d'une pièce comme avant.
«—Avez-vous vu Regnault depuis votre retour?
«—Non.» et alors nous causâmes quelques instans de choses fort inutiles à répéter. Le temps était à la pluie, mais très doux. Rien ne peut donner une idée de l'étrange retraite qui recevait nos confidences: une laide chambre, remplie de tables, avec des nappes fort peu engageantes.
«Il faut pourtant, Ida, avoir de l'appétit ici.
«—La chose est difficile.
«—Allons, ma chère, quand on a mangé de la vache enragée en Russie, il ne faut pas reculer devant la gibelotte de la guinguette et le litre de la barrière, et la bonne compagnie dont nous sommes menacés.
«—Vous n'avez pas à la craindre, j'ai loué toutes les tables, et nous sommes pour un jour propriétaires exclusifs du balcon;» là-dessus il ouvrit la porte de plain-pied qui y donnait entrée, et son mouvement était si original, que j'éclatai de rire à l'exécution. Depuis bien long-temps je n'avais vu Ney que triste, souvent contrarié, et toujours plus que raisonnable. La différence de ses manières était aussi grande qu'agréable pour moi, et ce contraste me rendit, avec la puissance des souvenirs, toute l'ivresse d'une des plus douces réalités. Je lui communiquais ces empressemens passionnés auxquels, dans mes plus heureux jours, il trouvait tant de charmes!
«Ida, me dit-il, nous nous battrons encore. Aurez-vous un reste de goût pour le plus beau métier du monde?
«—Tant que vous en serez, M. le Maréchal.
«—Allons, à la dernière campagne.» Nous continuâmes long-temps sur le même ton; j'étais dans mon élément, la folie, et Ney, en la partageant, l'excitait encore davantage. Je ne sais pourquoi je hasardai quelque chose sur ma conduite de 1814, et le mot de fama volat m'échappa.
«Ah! c'est donc vous qu'on appelle ainsi? Comment! cette histoire est vraie?» Par bonheur le pas lourd de la fille d'auberge retentit dans l'escalier, et vint me sauver l'embarras des explications, sans quoi j'eusse grandement couru risque d'une répétition de la scène du Dniéper. «Mon ami, ne me gâtez pas cette bonne journée, je n'ai aucun tort là-dessus.» Je brodai fort adroitement ce que je savais pouvoir le mieux le calmer, et j'y réussis complétement. Je ne parlerai pas même de notre dîner de campagne, nous n'y songeâmes ni l'un ni l'autre; mais je ne puis taire les plaisirs du dessert qui fut pris sur le balcon, et marqué par une singularité trop piquante pour n'en pas faire mention. Il se faisait dans l'établissement quelque vacarme; je passai sur le balcon, d'où l'on entendait tout; c'étaient des soldats et des hommes du peuple, quelques femmes plus que suspectes. Tout cela parlait, buvait, chantait à étourdir. Ney avait fait servir et fermer la salle; mais pour sortir, il eût fallu passer au milieu de ce monde, et il était probable que si l'on eût reconnu le maréchal, dont l'humeur était fort gaie, il eût fait là quelque station. Les jours n'étaient point encore longs, et la nuit, déjà favorable, nous donna l'idée de nous mettre dans le coin du balcon, pour prendre le dessert et écouter seulement ce qu'il était plus dangereux de voir. Nous voilà donc installés presqu'en dehors de l'appartement. Quelques minutes après, un coup de vent pousse et ferme derrière nous la porte, et nous suspend en plein air devant l'enseigne mal barbouillée d'une gargotte de barrière. Mon Dieu, où le bonheur va-t-il se nicher? Car dans ma longue carrière de folies, je ne puis me rappeler qu'un seul moment comparable en émotions enivrantes à ce moment bizarre et, délicieux, placée entre des ressouvenirs pénibles et de prochaines et éternelles douleurs. Pour échapper aux regards qui pouvaient nous surprendre, nous nous étions assis du même côté, bien près, trop près l'un de l'autre, serrés entre la table et le mur; par une singularité du moment, la circonstance qui devait le plus faciliter la conversation la ralentit jusqu'au silence, mais jusqu'à un silence qui n'était point un vide de l'ame.
La société, que nous entendions malgré nous, était fort curieuse à écouter comme étude populaire; les soldats, qui en faisaient le fond, retombaient toujours, malgré leurs distractions bachiques et sentimentales, dans leurs joies guerrières. L'Empereur était plus souvent invoqué que l'Amour. «Nous l'avons enfin le petit homme, et dans quelques jours la mère et l'enfant viendront le rejoindre aux Tuileries.—Oui, dit Ney, si nous réussissons à les aller enlever tous deux.» Le temps était magnifique lorsque nous étions arrivés; mais le ciel s'était couvert, et la pluie commença à tomber. J'avais par hasard pris la précaution d'un parapluie. Impossible de penser à évacuer la place avant la garnison d'en bas: «Résignons-nous à l'abri du parapluie, m'écriai-je en l'ouvrant; cela n'est pas noble comme un drapeau; mais puisque nous sommes en habits, nous ne dérogerons pas. Wellington s'en sert bien en grand uniforme et à cheval; les soldats du pape montent la garde avec des ombrels. Au fait, tout est préjugé et habitude.» Pendant la savante dissertation sur les parapluies, nous en profitâmes; et chacun de nous le plus possible, ce qui nous rapprochait encore plus; j'étouffais de rire et j'osais à peine respirer. C'était absolument la scène de Paul et Virginie. Malgré la ressemblance de la position, j'en fis la remarque: mais je ressemblais si peu à l'innocente créole, que Ney n'y tint plus. Il quitta le parapluie et se rapprocha de moi davantage pour que la comparaison fût moins vraisemblable, ou plutôt pour qu'elle le fût moins. Mais si je n'étais point Virginie, s'il n'était point Paul par la candeur, les battemens de nos coeurs nous disaient cependant que nous nous aimions autant. Ma tête se perdait par la crainte du voisinage, par le trouble d'une chute si facile dans un équilibre de position si menaçante. Il me sembla alors que le balcon se brisait, que la terre tournait autour de nous, que le monde entier échappait à ses mouvemens et à ses lois.
Nous restâmes là plus d'une heure, et sans le tambour de l'appel, qui renvoya le poste militaire assez bruyamment, je ne sais quelle aurait été la fin de ce tête-à-tête en plein air, dont le mystérieux abri dérobait au moins le charme à tous les regards. Le siége étant levé, Ney me prévint qu'il ne pourrait me voir de plusieurs jours.
«Mais demain je vous apercevrai à la revue, aujourd'hui me console de demain; demain, cependant, je veux encore, cachée dans la foule, jouir de cet incognito du coeur qui, sous le soleil brûlant de l'Espagne et sous le sombre ciel de la Prusse, me valut si souvent le bonheur de rencontrer vos regards, dont un seul payait si bien mes périls et mes fatigues.»
Nous nous quittâmes près de l'arc de triomphe; le lendemain devait avoir lieu la revue d'un corps d'armée qu'avait commandé le malheureux duc de Berri; j'y courus, j'espérais voir Ney. Il y eut un beau moment, celui où Cambrone et les compagnons de l'île d'Elbe passèrent avec les aigles de l'exil; l'Empereur, à ce moment, prononça un de ces discours où se trouvait toute l'éloquence qui si souvent a réuni les Français par les images de la gloire et des prédictions de triomphes.
«Que ces aigles vous servent de ralliement; les donnant à la garde, je les donne à toute l'armée… Jurez que ceux qui voudraient envahir notre France n'en soutiendront jamais les regards.» Le cri de nous le jurons! s'éleva dans les airs; à ces éclats on eût dit que la Victoire elle-même le répétait. Je rencontrai une foule de frères d'armes, et il fallut accepter un déjeûner militaire après la revue. C'est là que furent tumultueusement discutés les projets et les vues de l'Empereur; il y avait quatre fort jolies femmes à ce déjeûner, et toutes nous étions parées du bouquet de violettes obligé; ces dames, à chaque bond du Champagne, en détachaient quelques feuilles pour les placer aux boutonnières des cavaliers, aux cris de vive l'Empereur! vivent les braves! J'aimais à les entendre; mais je ne faisais point chorus avec elles, ce qui me valut plus d'une maligne remarque. L'une de ces dames était amie d'un peintre célèbre qui avait fait passer ses opinions sous son pinceau; elle montra les plus jolies et les plus plaisantes caricatures, en riant aux larmes; enfin, la petite personne pétillait de bonapartisme au commencement de 1815, et le 26 septembre de la même année, elle déclara à quelqu'un que mes angoisses pour un illustre prisonnier intéressaient vivement; «que cette pitié et cet intérêt étaient fort mal placés, parce qu'elle me connaissait pour une femme révolutionnaire.» Je pense que cette dame, qui était, comme moi, assez bien encore en 1815, doit en être au repentir, et ce petit trait de souvenir sera toute ma vengeance. Parmi nos convives il y avait un parent de Lanjuinais, dont l'enthousiasme pour Napoléon allait presque jusqu'à l'aliénation mentale; et lorsque, dans le fol entraînement de la conversation, j'eus laissé échapper que je connaissais le colonel de Labédoyère, je craignis que son dévouement ne me prît à la gorge par excès d'admiration. «Voilà, s'écria-t-il, le modèle à tous! Labédoyère est noble pourtant; mais c'est, comme Lasalle, une fois noble de naissance et six fois noble par sa bravoure.» Je fus contrainte de donner à l'orateur mon adresse, et nous nous séparâmes.
Je reçus le lendemain une lettre de Léopold, qui venait de changer de régiment, et qui se trouvait alors avec le général Clausel à Bordeaux. Cette lettre me causa une joie bien vive; j'y lus la certitude que Ney même, sans me le dire, avait pensé à celui que je lui avais peint digne de son glorieux appui. Je répondis à Léopold de façon à flatter ses espérances ambitieuses. Hélas! les illusions qui font braver la mort sont bien excusables! Que de milliers d'hommes se faisaient tuer, en croyant trouver dans leur giberne le bâton de maréchal!
N'ayant point vu Ney depuis notre dernière et si singulière entrevue, je lui écrivis; mais n'ayant point reçu de réponse à une lettre qui n'avait pas été reçue elle-même, je ne saurais dire l'effroi que me causa le sort de ce billet, écrit avec sécurité sous l'inspiration du délicieux souvenir qui l'avait dicté. Mais comme Ney ne me répondait jamais exactement, je fus bien obligée de me calmer un peu jusqu'à notre première entrevue. Quand je lui parlai de mes inquiétudes sur cette lettre, il tomba dans une inexprimable agitation.
«Je ne puis vous faire aucun reproche, ma pauvre Ida; mais si la lettre a été remise à ma femme, je serai l'homme le plus malheureux. Ma bonne et chère Ida, je puis vous le dire: Je l'aime! Son bonheur, son repos, me sont plus chers que ma vie. Si elle est instruite, je le découvrirai aisément, car ni son coeur ni ses regards ne savent feindre.» Je fis effort pour dissiper l'effroi tendre de ce guerrier qui ne trembla jamais. Je ressentais presque aussi vivement que lui son émotion; car au lieu de lui en vouloir, je l'aimais de son amour pour la jeune et belle mère de ses enfans; c'était une qualité de plus qu'il ajoutait à toutes les qualités du guerrier qui avait captivé mon coeur. Le billet ne se retrouva point, mais le repos de Ney ne fut nullement troublé; lui et moi nous nous tranquillisâmes sur le sort de cette pauvre lettre. Qu'on juge de ma surprise, lorsqu'à quelque temps de là D. L*** vint me montrer une copie exacte de ce billet et une note très exacte aussi des lieux où je m'étais trouvée avec le maréchal la veille du billet! Napoléon avait à peine remis le pied sur le territoire français, que toutes les vigilances bonnes ou cruelles avaient repris leur inquisitoriale activité. Je ne pus de plusieurs jours joindre Regnault; enfin il m'écrivit de venir le trouver; il voulut me faire faire un voyage à Lille, dernier séjour de S. M. Louis XVIII.
Regnault me lut une lettre que M. le duc d'Orléans avait adressée au duc de Trévise; j'en ai retenu quelques expressions: j'avais dit souvent à Regnault que j'avais vu ce prince (alors duc de Chartres) au moulin de Valmy, à Jemmapes, à Tirlemont. En citant le passage de cette lettre, Regnault ajoutait: «Voilà les sentimens d'un grand coeur, d'un prince français; l'Empereur, qui se connaît en supériorités, admire cette conduite. La première fois que je vous ferai parler à Napoléon, il faut amener vos souvenirs de 92, et parler du bataillon de Mons.
«—Pour demander la retraite ou les invalides?
«—Non, pas encore, mais pour entendre l'éloge du prince dont vous m'avez vanté la bravoure. L'Empereur aura les plus grands égards pour toute la famille.»
Regnault me paraissait moins transporté que Ney, et presque soucieux, quoiqu'il fût enchanté du retour de l'Empereur, mais il ne se faisait pas illusion; et cet enthousiasme du retour, il savait bien que sa durée tenait à l'espoir qu'on donnait de l'alliance de l'Autriche, de l'arrivée de Marie-Louise et du roi de Rome.
Vers cette époque, un officier de la division Gardanne, qui combattait dans le Midi avec le général Grouchy, m'adressa une longue épître fort enthousiaste. Cette lettre sans date, restée dans mes papiers, me valut, en 1817, douze jours d'arrestation à Ostende, et me fit bien prendre la résolution de ne garder désormais aucune correspondance sujette à la plus légère interprétation politique.
CHAPITRE CL.
Coup d'oeil sur Paris après le 20 mars.—Mon Journal.—Mes projets.—Nouvelles de Noémi.—Chute de Murat.
Une chose était bien remarquable alors, c'était la crédulité des personnes les plus distinguées de tous les partis. J'ai entendu de jolies femmes fort dévouées aux Bourbons m'affirmer que le roi n'avait pas quitté Lille, et que les provinces entières, à l'exception de Paris, avaient repris le drapeau blanc. D'un autre côté, j'ai vu mes amis les plus avant dans les affaires et dans les confidences du gouvernement et de l'Empereur, compter, pour la fortune de Napoléon, sur le concours de l'Autriche. Beaucoup avaient la certitude qu'en attendant qu'il se prononçât, le beau-père de Vienne enverrait toujours, en avance de son dévouement, Marie-Louise et le roi de Rome. Dès que le télégraphe remuait, on était aussitôt persuadé que c'était pour signaler leur arrivée.
Malgré son scepticisme en toutes choses, Regnault de Saint-Jean-d'Angely lui-même n'était pas loin de partager les croyances populaires. Je les combattais quelquefois dans mes conférences du matin, ou dans un petit journal que je faisais pour lui avec toutes les observations que ma vie un peu nomade me mettait plus que personne en état de rendre curieux et instructif pour un homme qui ne voyait l'opinion que de sa voiture. Si Regnault ne l'a pas égaré ou détruit, on a dû trouver dans ses papiers un album quotidien commencé le 20 mars et continué jusqu'à mon départ pour l'armée. Je lui rendais compte, jour par jour, de mes démarches, de mes courses, de ce que le hasard et mes relations de toutes espèces avaient pu m'apprendre en ce qui touchait l'Empereur et son gouvernement. Je ne désignais personne, jamais d'insinuations sur les noms propres, parce que je voulais bien éclairer sur ce qu'il pouvait être utile de connaître, mais je me fusse empoisonnée plutôt que de laisser percer quoi que ce fût qui eût pu attirer, je ne dis pas les persécutions, mais encore les plus simples attentions sur le moindre des citoyens.
Je ne relate ce petit service d'une correspondance toute d'intimité entre moi et un ancien ami, que parce que le souvenir de Napoléon s'y rattache. J'eus la certitude que mon journal passa plus d'une fois sous ses yeux, et que quelques bonnes et sévères vérités, mêlées à d'utiles avertissemens, furent plus d'une fois approuvées par lui.
Ma vie tout entière se dépensait ainsi gratuitement. Jamais la pensée d'un sordide intérêt n'enflamma l'ardeur de mon zèle. Je puis dire que la poursuite des seules illusions du coeur m'a coûté des flots d'or et quelquefois des torrens de larmes. Regnault cependant, à cette époque, me parla du projet de me placer dans la maison de la reine Hortense; mais cela ne fut pas discuté. Ce n'était guère qu'un de ces propos de bienveillance que les grands politiques risquent quelquefois avec leurs créatures, pour tenir en haleine un dévouement que leur connaissance du coeur humain ne leur permet guère d'attendre toujours du désintéressement et de l'affection.
Ce besoin d'agitation et de mouvement que j'éprouve sans cesse me donnait en effet une certaine utilité politique: je voyais, en outre, beaucoup de monde, et de tous les rangs. Il me semblait déjà remarquer un certain changement dans l'opinion publique. Toutes tentatives de résistance avaient cependant échoué.
Madame la duchesse d'Angoulême avait quitté Bordeaux, M. le duc d'Angoulême pacifié le Midi par une capitulation. Avec ces apparences de force et de victoire, je pensais que l'Empereur pouvait se trouver heureux d'être monté de nouveau sur un trône défendu par une armée: mais il y avait une tendance d'opposition sourde, sinon déclarée; ses partisans mêmes le blâmaient sur quelques points. Partout on parlait politique; et, ce qui n'était pas arrivé autrefois, on ne craignait pas de discuter les intentions de l'Empereur. Souvent, dans les salons que je devais supposer les plus bienveillans, j'entendais dire: «En débarquant, Napoléon a bien proclamé notre indépendance, mais voyez ce qui arrive, la Constitution se fait attendre.» Puis des plaintes sur cette nouvelle Charte, que l'on dénigrait avant de la connaître; sur la cour, qui envahirait encore tout. Dans cette confusion de doléances, il me semblait que personne ne savait ce qu'il voulait. Malgré quelques démonstrations extérieures, Napoléon montrait encore clairement qu'il voulait, comme toujours, être très absolu, et placer toute sa confiance dans son armée, qui le lui rendait bien en fanatisme et en amour.
Je vis Ney le jour où on nomma la chambre des pairs; je lui dis tout ce que j'entendais: «Laissez-les se débattre, ils cèderont à la main de fer de la nécessité; il y aura de beaux discours, puis des soumissions.» Toutes les mairies, toutes les officialités, publiques venaient d'être ouvertes aux votes que l'acte additionnel engageait tous les Français à émettre. Ney me cita comme curieux par leur énergique simplicité deux votes de ces registres de l'opinion, écrits de la main de deux personnes bien connues. L'un acceptait, parce que l'acte proscrivait la famille royale; l'autre disait: moi je refuse pour cette clause. Voilà, ajoutait le maréchal, quelque chose de bien, de la franchise; au surplus, je suis content de Napoléon, il y a dans sa conduite du grand, du vraiment loyal.
Je voyais quelquefois, à cette époque, un Hollandais lié intimement avec le secrétaire de M. Bondiskeen; il me disait: «Napoléon se laisse tromper; tous les souverains sont d'accord contre lui; ils veulent gagner du temps pour mieux cerner le banni: voilà comme on le désigne.» Je courus chez Regnault lui faire part de cette intention des puissances; il était enfermé, cependant il me reçut. C'est ce jour-là qu'il me lut quelques passages de la fameuse réfutation du conseil d'État, destinée à répondre à la déclaration du congrès de Vienne, du 14 mars. Tous les passages étaient brûlans d'éloquence et d'énergie. Regnault cependant se plaignit de quelques brusqueries de Napoléon; mais comme il lui était cordialement attaché, il en rejetait le tort sur les tracasseries que lui suscitait le parti républicain. Il me sut gré de ce que je lui avais dit, sans paraître y attacher une haute importance; mais à peine y avait-il quelques heures que je l'avais quitté, qu'il m'envoya prier de revenir. «Ma bonne amie, il faut me dire quel est le jeune homme qui vous a communiqué la nouvelle de tantôt.
«—Il est parti hier, je crois, pour La Haye.
«—J'aurais voulu apprendre de lui si son ami ne sait rien des relations de Fouché avec M. Bondiskeen. Je crains quelque intrigue, quelque trahison: Napoléon ne veut punir qu'avec des pièces de conviction, et peut-être alors ne punira-t-il jamais.»
J'étais vraiment contrariée d'avoir parlé, car je craignais des investigations ennuyeuses, même à l'innocence: il n'en fut rien. Quelques jours après, Ney me parla aussi de toute cette affaire, en me confiant qu'il croyait l'Empereur livré jusque dans ses conseils; que Napoléon lui-même en convenait, mais en avouant qu'il fallait marcher ainsi dans le moment; que le temps des défiances et des précautions n'était pas encore arrivé. L'Empereur venait de recevoir de bien fâcheuses nouvelles de l'Italie, et les fausses combinaisons de Murat, au lieu de débrouiller, rembrunirent son horizon politique. Brave comme César, Joachim avait cru tout pouvoir par lui-même; mais plusieurs puissances réunies avaient répondu à son manifeste, et, dans les premiers jours de mai, la déroute de Tolentino lui présagea la perte de son trône. Un mois après, il fuyait de Naples sur un bateau de pêcheurs. Noémi arriva en France vers la fin de mai; elle m'écrivit de Toulon pour me rappeler ma promesse d'aller passer un mois avec elle; mais y avait-il moyen d'y songer? l'orage grondait de trop près sur des têtes qui m'étaient chères. «Tous les rois, disait Ney, se liguent contre l'ennemi commun, comme l'appellent les diplomates de ces messieurs; eh bien! on se battra. Cette exécrable tête de Murat nous joue un vilain tour. Je suis en peine de son sort; car, malgré sa sotte équipée, il est aussi bon que brave. Vous avez une amie près de lui; vous a-t-elle écrit? que vous dit-elle?
«—Elle a quitté Naples au moment où le roi, après avoir remis le commandement au général Carascosa, était rentré dans sa capitale avec sa simple escorte. Murat, d'après les conjectures de Noémi, espérait reconquérir sa popularité; mais le prestige était détruit. Joachim malheureux n'était plus pour les Napolitains qu'un aventurier; ses conseillers nationaux travaillaient sourdement le peuple. Noémi ajoutait: J'ai tremblé non seulement pour le trône, mais même pour la vie de ce roi ébranlé; car, à Naples surtout, on peut hardiment avancer; rien n'est si près du coeur d'un honnête homme que le poignard d'un assassin. Noémi s'était retirée à peu de distance, attendant le moment favorable pour rentrer en France. Elle connaissait beaucoup le colonel Beaufremont et le duc de la Romana; le lendemain même, Joachim sortit de Naples; elle le vit à la plage de Miniscola, où il s'embarqua; il n'était déguisé aucunement; ses beaux cheveux, ses noires moustaches et tout son costume chevaleresque le faisaient remarquer parmi tous, comme au jour de ses plus grands triomphes. On fit voile pour Gaëte; mais les croisières anglaises forcèrent de rentrer et de débarquer à Ischia. Dans les troubles politiques, si féconds en ingratitudes de toutes sortes, il y a un bonheur à pouvoir retracer un trait honorable pour le coeur humain. Aussi ne passerai-je point sous silence (c'est toujours Noémi qui parle) celui du brave et fidèle Malleswki, cherchant à procurer au roi fugitif des nouvelles ardemment désirées de sa femme et de ses enfans. Malleswki s'est jeté dans une barque et a tenté de pénétrer dans Gaëte. Surpris par les Anglais, son touchant dévouement, qui eût dû être admiré, fut puni, mais avec une barbarie indigne d'un peuple qui se proclame noble et généreux.
«Quant au roi lui-même, il n'a couru aucun danger. À Ischia, où tant de bienfaits eussent dû le faire bénir, il eut à craindre de rencontrer les dangers d'une haine plus violente. Une nièce de Joachim, qui était à Naples, avait frété un bâtiment pour passer en France; elle le proposa à Murat au moment où il venait d'apprendre la capitulation de Casa-Laura, la prise de possession par l'Autriche d'une partie du royaume au nom de Ferdinand IV, suivie d'une proclamation dans laquelle Murat n'était pas même désigné, ni sa famille. Ce fut une heure terrible et amère que celle où il connut à la fois toutes les trahisons de ceux qui lui devaient le plus. Je puis vous assurer, à vous qui sans doute avez cruellement souffert de sa défection, qu'il vous eût attendrie par ce seul mot qui lui échappa: «Eh quoi! pas un seul mot de stipulation pour ma femme et pour mes enfans! Je suis puni par où j'ai failli.» Enfin, le 21, il a pu s'embarquer. La reine est restée au pouvoir des Anglais jusqu'à la remise de la ville aux troupes autrichiennes. Joachim a l'intention de se tenir en France dans un lieu caché. J'en suis au désespoir; car la France, ce me semble, ne lui doit point d'asile.
«Hélas! je pense comme Noémi, dis-je à Ney; cependant ce bras peut être utile. Où ira Joachim?»
Nous éprouvions un égal intérêt pour cet homme si imprudent, mais si admirablement brave. Ney aimait Murat comme frère d'armes. Avant la fin du mois de mai, je reçus deux lignes de Noémi qui prouvaient toute son inquiétude; elle me suppliait de savoir de Regnault ce que l'Empereur pensait sur son malheureux beau-frère. Elle ajoutait: «Napoléon est bon; il a si souvent fait grâce à tant d'autres ingratitudes, qu'il tiendra compte, j'en suis sûre, du caractère connu de Joachim, des liens du sang et de l'émotion des souvenirs.»
Je ne trouvai rien de mieux pour remplir cette mission du coeur, que de confier la lettre à Ney, après en avoir tiré un extrait pour Regnault. Ce dernier me dit: «Il n'y a rien à faire.» Ney me donna un peu plus d'espoir, car il assura que Napoléon ne pouvait haïr Murat, et je le pensais bien. L'Empereur avait de la générosité naturelle et une facilite politique de pardon. Mais, le surlendemain, Ney arriva tout abattu: «Il n'y a plus rien à tenter, ma chère amie, pour ce pauvre Murat!» Pendant ce temps, le malheureux proscrit débarquait en Provence.
Je reçus encore une nouvelle lettre de Noémi: elle connaissait mon amitié; aussi ne craignait-elle pas de me demander un service intime. Elle me priait d'aider une de ses cousines dans la vente de ses diamans et de son argenterie, afin de lui en faire passer le produit devenu nécessaire à ses besoins.
* * * * *
«Je ne quitte plus les traces du roi proscrit; ce qui le désespère plus que la perte de son trône, c'est la nouvelle qu'il a reçue, que lord Exmouth n'a pas voulu ratifier le traité, et que Caroline et ses enfans seront séparés de lui. Ah! puisse mon dévouement soutenir son courage!»
* * * * *
Aussitôt je me mis en campagne pour rendre le service que Noémi attendait de moi. Je savais qu'il est de ces momens où un peu d'or peut tout sur la destinée. Nous lui procurâmes de la vente en question 23,000 francs, qu'elle n'eut pas, hélas! la consolation d'employer pour l'ami de son enfance, le frère d'armes de Jules son frère. Il me reste plus loin à parler de ses douleurs.
Mon coeur était triste déjà du sort de Murat; il le devint encore plus par un spectacle dont je fus témoin, la revue des fédérés. L'avant-veille de ce vilain jour, je vis un personnage très au courant de toutes les affaires; il me parla de la lettre que l'Empereur avait écrite aux souverains. «Napoléon est aux abois. Cette lettre ne prendra pas; il a tort de faire des démarches près la cour de Vienne; il ne peut rien attendre que du gain d'une bataille. La diplomatie le joue; Talleyrand y est plus fort que lui, et il est plénipotentiaire du roi au congrès.» L'Empereur s'y préparait par tous les moyens de ses souvenirs et de son génie; il avait électrisé la garde nationale, en passant seul dans les rangs. Le banquet du Champ-de-Mars, de quinze mille couverts, donné par la garde impériale, était une noble et belle cérémonie; les six armées nommées reçurent les noms d'armées du Nord, du Jura, de la Moselle, du Rhin, des Alpes, des Pyrénées. Des batteries étaient en marche, trois cents canons furent placés sur les hauteurs de Paris; les corps francs, les partisans s'organisaient. On parlait de la levée en masse des départemens frontières du Nord et de l'Est; les défilés, les passages se hérissaient de retranchemens. J'aimais à voir tous ces préparatifs, toutes ces industries de l'activité française, dirigés par un homme qui pensait que courir c'est régner, et que la promptitude est encore la première chance de la victoire. On avait rendu aux régimens les glorieux surnoms que la guerre leur avait valus, tels que l'Invincible, le Terrible, Un contre Dix. Dans ces corps, électrisés par l'amour-propre de corps, le simple soldat se croyait un Montebello. Les vieux rangs de la garde se renforcèrent de six mille hommes d'élite. «Que Napoléon se fasse dictateur, me disait un ami du malheureux Quesnel et l'initié d'Oudet: avec la république et le mouvement donné aux esprits, Montmartre même deviendrait Jemmapes et Valmy.» Il y a chez nous comme un fanatisme national, une haine de l'étranger, qui eussent pu faire de chaque Français armé un homme des Thermopyles.
Au milieu de tous ces grands mouvemens de l'empire, les républicains ne s'endormaient pas; il y avait même bien quelque peu de jacobinisme au fond de la fermentation générale: je le devinai, sans beaucoup d'efforts de pénétration, aux aveux du militaire dont je viens de parler. Il rêvait je ne sais quelle forme de gouvernement provincial; il me citait des particularités d'opinions fort curieuses sur les départemens des Vosges et du Jura. «Il ne faut qu'une seule résolution d'un grand homme caché quelque part dans la population, pour donner le branle à la France entière.
«—Sans l'Empereur? répondis-je.
«—Sans lui, non; mais avec lui, sous un autre titre.
«—Mon Dieu, cela serait bonnet blanc ou blanc bonnet; croyez-moi, laissez-le empereur, cette dignité lui a été si bien pendant dix ans; car vous n'en feriez jamais qu'un républicain manqué.» Quand je fis part à Regnault de cette conversation, il me répliqua: «On connaît bien tous ces songes-creux; beaucoup avec de la bonne foi, quelques uns avec du talent, ne songent pas que le despotisme seul serait assez fort pour créer une république; cependant je sais bien qu'on l'espère, mais l'Empereur a une antipathie décidée pour le nom et pour la chose.
«—Tels ne sont pas les discours publics, et, entre nous, les triomphes de la république ne sont pas les moins beaux lauriers; Napoléon peut préférer le trône, mais il n'aura jamais droit de maudire la révolution. Puis n'a-t-il pas fait ouvrir des clubs? et cette revue des fédérés, annoncée pour demain, n'est-elle point une occasion, un pas rétrograde? Voulez-vous que je vous l'avoue, Napoléon me fait peine: maître encore de tout, il n'a plus l'air d'être maître de lui.»
Enfin cette revue, à laquelle je venais de faire allusion, eut lieu sur la place du Carrousel. Personne moins que moi n'est disposé à mépriser le peuple; mais, pour qu'il me paraisse respectable, il faut le prendre dans son ensemble, et non pas aux extrémités. Ce rassemblement de gens déguenillés, dont les plus propres étaient des charbonniers, arrivèrent pleins d'enthousiasme, mais d'un enthousiasme hurleur qui semblait autant une menace pour l'ordre qu'une défense pour l'empire. Il y avait entre ces livrées de la misère et l'admirable discipline des troupes un contraste qui inspirait de la tristesse et de l'épouvante. J'étais en homme, et partout. Trois fois j'approchai l'Empereur à lui toucher le coude; ses traits avaient une expression de malaise qui me donna une oppression pénible; oui, il me fit comme pitié, et cependant je m'en voulais de ce sentiment; car, enfin, cette scène, qui me pesait et plut si peu à l'Empereur, était encore un effet de sa seule volonté! Rien ne saurait rendre la contenance humiliée des soldats; les vieux guerriers décorés touchaient ou regardaient leurs croix avec un air qui semblait répondre aux regards de Napoléon; les plus jeunes disaient des choses que je me garderais bien de répéter; mais je ne puis m'empêcher de peindre le geste très significatif que quelques uns ajoutaient à l'expression de la mauvaise humeur: chaque fois qu'un mouvement dans les rangs portait les fédérés vers les militaires, ces derniers se frottaient la manche en la secouant, comme on le ferait par la crainte de quelque contagieuse malpropreté.
Au moment où les chefs des fédérés firent des motions et essayèrent quelques discours, je surpris un mouvement de Napoléon où se lisaient du dégoût et de l'effroi, et une sorte d'intérêt. Je m'en fus avant la fin de cette déplaisante parade; j'avais vraiment mal pour l'Empereur.
Quelques grands personnages que je vis le soir, et quelques uns amis de principes républicains, me parurent presque malades à ma manière. Un conseiller d'État raconta devant moi, que Napoléon avait saisi son épée à la lecture du programme de la fédération bretonne. Tout le monde s'écriait: «Pourvu que nous soyons vainqueurs à la première bataille! Sans un triomphe militaire, nous ne nous sauverons pas de nos propres fureurs.»
Regnault, je l'ai déjà dit, aimait sincèrement Napoléon, et il avait beaucoup trop d'esprit pour ne pas voir ce qu'il y avait de dangereux dans sa position. Ney s'en prenait à tout le monde; il était tour à tour furieux contre les ministres, contre le peuplé, contre l'Empereur lui-même, à cause de cette revue. En effet les soldats de la révolution, s'ils en avaient épousé les principes, n'en avaient pas partagé les excès; les scènes populaires n'étaient point de leur goût; les soldats en murmurèrent, et les chefs en rougirent pour eux et pour Napoléon; je sais que, pour mon compte, j'aurais donné des années de ma vie pour que Napoléon n'eût pas été dupe de cette farce démocratique.
CHAPITRE CLI.
Une conférence nocturne.
Les joyeux transports qu'avait excités le retour de Napoléon se prolongèrent, parce que chaque jour tous les différent corps de l'armée passaient par Paris, et que la politique de l'homme qui a le mieux connu le coeur humain, et surtout le coeur français, savait bien que la vue de sa capote grise n'était pas inutile à l'enthousiasme du soldat, et que l'enthousiasme du soldat devenait indispensable à l'entretien de l'esprit public de la capitale.
Malgré tant de démonstrations extérieures, Regnault de Saint-Jean-d'Angely, que je voyais presque tous les jours, et qui se connaissait un peu mieux que moi en matière politique, me répétait bien souvent: «Il me tarde que Napoléon impérialise les opinions par la popularité de nouvelles victoires; car l'alliance ne durera pas.
«—Quelle alliance?
«—Celle des républicains et des napoléonistes; Carnot et Fouché nous joueront quelque mauvais tour. Les Jacobins sont venus à l'Empereur en haine des Bourbons; mais ils ne l'aiment pas davantage. Ils le prennent comme un pis aller, comme un instrument qu'ils briseront à la première occasion.»
J'avais beau dire à Regnault que ce parti me paraissait bien vieux pour lutter contre le génie de Napoléon. «Bah! me répondit-il, est-ce qu'un coup de dé en politique ne peut pas rajeunir les plus vieilles choses. Mon amie, la Convention a ses voltigeurs aussi bien que l'ancien régime, tous les événemens sont possibles: et ceux-là sont les plus affreux et les plus à craindre qui sont toujours prêts à dire: Périsse le monde plutôt qu'un principe!»
Moi si crédule, si superstitieuse pour tout ce qui tient au sentiment, je riais presque de la crédulité de Regnault pour tout ce qui touchait à la politique, et je ne m'effrayais pas du Croquemitaine de la révolution. Quelques jours après, j'eus occasion de voir et d'entendre des choses qui ne me permirent plus de plaisanter un ministre d'État dont l'oeil n'avait peut-être que trop de perspicacité. À la suite d'un dîner militaire, comme j'en faisais quelquefois à cette époque, Léopold étant revenu du Midi et aimant à mettre en commun avec ses camarades les espérances qui animaient alors notre jeunesse militaire, après toutes les santés et tous les toasts du moment, deux officiers nous engagèrent à une réunion dont ils nous vantèrent l'utilité et l'agrément. «Là, nous dirent ces Messieurs, vous verrez une assemblée de jeunes gens qui, pendant que nous serons aux frontières, se chargent d'entretenir et d'organiser l'esprit public de Paris.» Léopold était ce soir-là dans une telle verve d'enthousiasme, que je craignais de le mécontenter par une résistance et un refus dont je ne sais quel pressentiment me donnait l'envie. Comme j'étais en habits d'homme, suivant l'habitude que je commençais à reprendre, je me laissai aller à un désir presque violemment exprimé par le jeune fou que je ne surpassais guère en sagesse.
Ce jour-là j'avais fait quelques visites dans une remise, dont les chevaux par hasard étaient fort fringans. La voiture s'arrêta devant une maison de la rue de Grenelle Saint-Honoré, où paraissait arriver en hâte une foule de personnes. La vue de la voiture semblait les offusquer, et j'entendis quelques murmures qui fussent devenus des huées, si ceux qui en descendirent n'eussent porté moustache. Nous suivîmes le flot, et nous entrâmes dans une salle qui sert, je crois, aujourd'hui aux bals de la petite propriété et aux concerts de la grande. L'un des officiers qui nous avaient introduits se détacha pour aller se mêler aux groupes et parler au président de la société. Nous nous assîmes sur une espèce de gradin, et je promenai des regards un peu inquiets sur une assemblée qui était fort tumultueuse.
Le président prit place au bureau. C'était un petit homme appelé Carret, qui avait été médecin, et qui était à cette époque conseiller à la cour des comptes. Sa figure n'avait pas l'imposante attitude qu'on attend d'un magistrat, ni sa toilette la propreté que se doit un fonctionnaire à 15,000 francs d'appointemens. Je devinai dès lors que cette négligence était un essai d'imitation des moeurs républicaines, un modèle ou une flatterie offerte au civisme de l'auditoire. Rien pourtant n'indiquait la trace des passions dans la physionomie creuse et morte de ce tribun rajusté, si de temps en temps une voix criarde, et l'étincelle d'un oeil qui semblait se ranimer à certains mots, n'eussent annoncé un de ces tempéramens nerveux qui cachent souvent, sous de grêles apparences, les convulsions plutôt encore que les passions d'un parti.
Aux côtés de M. Carret se trouvaient deux jeunes gens tenant la plume. Ils déposèrent sur le bureau une liasse de papiers. Je n'avais jamais, dans tout le cours de la révolution, assisté ni à aucune assemblée législative ni à aucune assemblée populaire, et j'avoue que, quoique ce club fût un club comme il faut, il ne me réconcilia guère avec toutes les réunions de ce genre. Tous les âges, toutes les classes différentes semblaient cependant s'être donné là rendez-vous; quelques têtes chauves ou blanches se distinguaient au milieu de la foule. Ces orateurs émérites paraissaient dresser le reste de l'assemblée, et lui souffler les mots assez nouveaux encore de liberté. Quelques officiers faisaient résonner leurs éperons, et causaient bruyamment avec leurs voisins, et sans tenir beaucoup de compte de ce qui se débitait; ils n'interrompaient guère leurs aparté que quand le nom de l'Empereur, un peu fortement prononcé, venait provoquer leurs bruyantes acclamations.
Les jeunes gens qui composaient le gros de l'assemblée ne ressemblaient point encore à ces générations instruites, calmes et fortes, qui n'ont pas besoin de chef de file pour penser et pour agir. La jeunesse de l'empire, dans tout ce qu'elle avait de viril et de capable, avait été élevée surtout pour les camps; et, magnifique sur les champs de bataille, elle était un peu frivole dans la cité. C'était quelque chose de bizarre et non de grand, que cette fermentation d'une assemblée composée de tant d'élémens contraires, que cette entreprise d'esprit public, que cette espèce d'établissement qui semblait prendre de petits républicains en sevrage. J'avoue franchement que je ne retrouvais là aucune de mes illusions, et qu'une femme qui avait vu la révolution si grande avec ses généraux, ouvrant à travers mille périls un passage à ses principes, devait un peu sourire de ne la voir plus travailler qu'en chambre. Malgré ce retour involontaire de mes souvenirs, je me résignai au spectacle, sans pousser trop loin la comparaison, et je songeai beaucoup plus à observer qu'à réfléchir. D'ailleurs, quoique je crusse bien que cette réunion avait patente officielle de la police, je pensai que je ferais grand plaisir à Regnault, en servant, par quelques aveux, ses préventions contre un ministre, et j'écoutai.
Les personnes qui faisaient fonctions de secrétaires lurent la correspondance de province. On appelait de ce nom des adhésions de certaines villes, ou seulement de certaines personnes aux bases de la société. La plupart des affiliés accusaient réception de proclamations et de pièces envoyées de Paris. Toutes ces lettres respiraient la plus ronflante fraternité, et ne ressemblaient pas mal à cette réponse d'un maire, à qui l'on venait d'envoyer la constitution de l'an 8: «Citoyen ministre, j'ai reçu avec reconnaissance la constitution que vous m'avez envoyée; il en sera de même de toutes celles que vous voudrez bien m'adresser par la suite.»
«Messieurs, je demande la parole, cria une petite voix glapissante qui n'était pas celle du président, pour une simple motion, et il continua sur un signe silencieux de l'auditoire. Messieurs, nous n'avons fait jusqu'ici que des appels, des sollicitations improvisées aux bons Français; mais tel est le peu d'énergie de Paris que nous ne grossissons pas assez nos rangs. Il est de vertueux amis de l'humanité qui ne lisent pas, et qui, faute de connaître notre institution, nous privent de leurs lumières, de leur commerce et surtout de leur nombre. Beaucoup de quartiers de la capitale sont mauvais: il faut qu'ils dansent avec nous, afin de faire marcher le reste au pas. Je propose, à cet effet, de leur envoyer des ménétriers; et les ménétriers seraient des commissaires qui, partis de notre orchestre, iraient dans chaque quartier de la capitale, de maison en maison, exposer le but de notre association à tous ceux qui ne se doutent pas que la France est en danger, et qui, par intérêt, par souvenir, n'importe quel autre motif, seraient heureux du triomphe de la liberté.»
Des acclamations universelles se firent entendre; tout le monde se mit à parler à la fois. Celui-ci disait: «Ma rue est excellente; je réponds d'autant de recrues qu'on en voudra.» Celui-là: «Il n'y a rien à faire dans mon faubourg, c'est un tas de propriétaires sans énergie, dont les femmes sont livrées à l'influence du confessionnal.» Tous: «C'est égal, il faut se propager ou se dissoudre; les masses sont la force, la liberté doit écraser tous ses ennemis.»
Au milieu d'un vacarme par lequel les assistans mettaient en action leurs principes, on procéda à la nomination des commissaires de l'enthousiasme. Cette opération terminée, le président annonça que l'ordre du jour était la question de la dictature. «M. L*** de la Manche a la parole.»
Alors se lève un grand monsieur, blond, d'une cinquantaine d'années, à la figure rose, d'une toilette recherchée, et d'une propreté presque aristocratique.
«Messieurs, la question est très grave. La dictature est une délégation de la liberté, un sacrifice de toutes les indépendances, entre les mains, d'un pouvoir ou d'un homme. Elle est utile pour rassembler toutes les forces d'un État contre l'étranger ou contre des ennemis intérieurs: c'est le cas où nous sommes. L'Europe et sa meute coalisée vont être à nos portes, le privilége secoue ses torches dans la Vendée; mais la dictature est un remède qui, à son tour, peut devenir une maladie: c'est encore le cas où nous pouvons être.» Puis vinrent les exemples de l'histoire, les Camille, les Fabricius, les Scipions, et tous les noms en us qui servent depuis deux mille ans à défrayer les harangues populaires. Le discours de l'orateur blond dura près d'une demi-heure. Après le pompeux exorde que j'ai rapporté, il me fut impossible de suivre le fil des phrases les plus métaphysiques que j'aie entendues de ma vie; elles parurent toutefois du goût de l'auditoire, et je crois qu'en les analysant en quelques mots, la conclusion de toute cette industrie, de toute cette érudition éloquente, peut se traduire ainsi: Nous avons besoin de Napoléon, parce que son bras est nécessaire contre l'ennemi, parce qu'il se battra pour nous, tandis que nous bavarderons contre lui; mais grandissons, parce que nous aurons plus tard à nous en passer. «Oui, oui, tenons-nous prêts, crièrent mille voix ensemble, contre tous les despotismes; aujourd'hui, achevons d'abattre l'hydre de la féodalité, mais afin de nous servir de l'hécatombe de l'ancien régime, comme d'un rempart contre l'oppression des factieux militaires.»
Dans ce moment, il se fit un frémissement dans l'assemblée: on admirait cette vaste salle qui, n'étant éclairée que par les deux chandelles du bureau de la présidence, ressemblait dans son nocturne spectacle à une cérémonie des morts. On ne distinguait point le jeu des figures et la diversité des impressions ne se devinait qu'aux inflexions des organes et au contraste des murmures. J'aperçus cependant un des officiers qui nous avaient amenés, lequel, après un long et bruyant murmure, s'était jeté au milieu du groupe d'où les applaudissemens étaient sortis avec le plus de violence, après cette directe allusion contre l'Empereur, qui avait en quelque sorte couronné la discussion. Léopold s'élança pour aller rejoindre son ami, que le nombre des dissidens n'effrayait pas. Dans ces fluctuations orageuses au milieu de la salle, je remarquai assez distinctement que l'ami de Léopold tira de sa poche, comme par une victoire de sa discussion, un petit buste de Napoléon, aux bras croisés, qu'il portait toujours sur lui, et qu'il força les auditeurs un peu démocrates à le couvrir d'un baiser de pardon, d'hommage et de dévouement. La partie militaire de l'assemblée, quoique composée à peine d'une trentaine de personnes, parvint facilement à la dominer par l'énergie de la parole, l'éclat des voix et les argumens de la gesticulation.
Enfin, à force de coups de sonnettes, on parvint à rétablir un peu de calme. M. Carret annonça qu'il allait résumer la discussion, et lire un projet d'adresse, qui serait ensuite délivré à chaque membre pour exposer les principes sur lesquels les bons Français entendraient que fût composée la constitution dont la patrie avait reçu la promesse, et attendait les garanties sacrées et les bienfaits tutélaires. L'organe du président s'était un peu enroué dans le tumulte, et je n'entendis pas très distinctement la lecture à laquelle il se livra à ce sujet.
C'était, ce me semble, une suite de déclarations politiques dont je n'attrapai qu'une partie seulement, à la suite de l'expression des doctrines, corroborées de l'autorité des lois de Minos, de la loi des Douze Tables, de Lycurgue, du Contrat social; venaient des détails d'application, des appels de numéros et des chiffres de chapitres et d'articles. Quand j'entendis le nombre 573, et que je vis le vieux législateur entamer un cahier, plus gros que les deux qu'il venait d'épuiser, la patience m'abandonna, et je pensai que je n'avais plus rien à observer que l'ennui et le sommeil qui allaient peut-être gagner toute la salle. Je fis un signe à Léopold qui était resté au-dessous des gradins où j'étais assise; il serra la main de l'officier qui avait ramené à l'Empereur une discussion qui sans cela se fût peut-être égarée jusqu'à l'oubli de ce premier sauveur de l'État. «Adieu Léopold, s'écria l'officier, à demain: je reste ici, parce qu'il ne me paraît pas inutile que les pékins soient maintenus dans la bonne voie. Tout ce monde-là ne sait pas trop ce qu'il fait: il est bon que l'esprit et les opinions de l'armée restent ici comme l'aigle pour entretenir les sentimens et rallier les indécis.
«—Cela m'embête, les assemblées», me dit Léopold, dès que nous eûmes franchi le couloir du forum de la rue de Grenelle. «À quoi cela mène-t-il, de parler de la chose publique? ce qu'il faut, c'est agir pour elle. Si je n'étais que de l'Empereur, je profiterais de la bonne volonté de ces messieurs; les trois quarts sont jeunes, je les prierais de venir avec nous causer avec les Prussiens à coups de fusil. Ma foi on ferait bien avec tout cela un bataillon de la jeune garde, et les vieux je les placerais aux Invalides à la garde des drapeaux que les autres seraient chargés de leur envoyer de leur champ de batailles.
«—Oh! mon cher Léopold, que c'est bien là le langage d'un Français. Voilà comme se levèrent, en 92, tous ces bataillons de volontaires; des médecins, des avocats, des marchands arrivèrent à l'armée sans savoir manier un fusil, mais de leurs rangs bientôt formés par les balles sortirent tous nos grands capitaines.
«—Je ne sais pas, mais il me semble que ce n'est plus la même chose. Au surplus, l'Empereur n'a pas besoin du civil, on lui a laissé une armée excellente; nous avons tous vu le feu, nos soldats tels qu'ils sont disposés vaudront le double. Mon amie, il s'agit d'une revanche de la victoire; nous sommes tous prêts à mourir pour la lui arracher.»
Je renaissais à ces nobles accens; les yeux de Léopold, comme par une illumination divine, me replaçaient au milieu de cette gloire dont quelques rayons étaient tombés sur moi. Malgré cette heureuse fin d'une soirée qui avait été peu de mon goût, dès que Léopold fut parti, mes souvenirs s'effacèrent pour faire place à quelques appréhensions tristes, et quelques pressentimens funestes. Je m'endormis avec peine; je rêvai d'Oudet, et le lendemain je sentis le besoin d'aller chez Regnault lui faire part de mes observations, et recevoir de lui l'assurance que l'Empereur n'aurait rien à craindre. Il me remercia beaucoup de mon dévouement, me dit qu'il éclairerait là-dessus l'Empereur qui, d'ailleurs, en savait assez, et me répéta ce qu'il m'avait déjà dit que la guerre était là pour tout purifier, et que la première campagne rendrait toutes les questions pacifiques. Hélas! il ne disait que trop vrai.
CHAPITRE CLII.
L'Empereur.—Montmartre.—Mon Journal.—Le sergent Dalmont.
Tout étant à la guerre, Paris ressemblait presque à un camp par tous les préparatifs qui l'encombraient. L'Empereur allait très souvent le matin visiter les fortifications de Montmartre, et toujours sans autre suite que Bertrand et Montholon. On l'approchait sans façon. Dans le conflit de haines, d'enthousiasmes et d'opinions diverses, qui remuaient alors la population, j'admirais cette sécurité, cette confiance de l'Empereur, s'exposant gratuitement au coup du premier poignard qui l'eût frappé sans beaucoup de périls. J'étais curieuse de le surprendre dans une de ces promenades téméraires. Je le guettai un jour, et le vis arriver avec trois ou quatre officiers à cheval. Avec sa redingote et son petit chapeau de fortune militaire, l'air tranquille, l'oeil attentif, Napoléon parcourait, à six heures du matin, le faubourg Saint-Denis. Deux motifs ajoutaient à mon désir de le voir: je voulais saisir l'occasion de lui présenter une supplique, tendant à me faire attacher définitivement à la maison de quelqu'une des princesses de sa famille. Je tenais mon papier prêt, et dès que je l'aperçus, je descendis de cheval pour l'aborder: dès qu'on l'approchait, l'Empereur tendait toujours la main pour prendre ce qu'on lui présentait; mouvement qui n'est peut-être pas autorisé par l'étiquette, mais qui pourtant va bien aux souverains. Napoléon tenait déjà mon placet, et je touchais presque sa botte; je l'observais; j'étais contente, heureuse et fière. «Et votre journal?» me dit-il. À cette interpellation brusque et inattendue, une sueur froide me saisit de la tête aux pieds. Je pourrais placer ici de belles phrases sur ma courageuse réponse, mon sang-froid intelligent; mais je préfère avouer avec franchise qu'il n'en fut rien, et que la certitude que l'Empereur connaissait l'album où j'écrivais ce que j'entendais et ce que je pensais, où très souvent je parlais fort lestement de lui; cette conviction m'inspira les terreurs les plus ridicules. Je n'avais écrit cette espèce de journal que pour un ami. Il m'a trahie, fut ma première pensée; la seconde, un examen mental de ce qui pouvait avoir paru peu révérencieux. Je tremblais en me rappelant que souvent je me servais de cette expression: «Votre Empereur en fera tant…; on n'aime plus votre Napoléon; le peuple et le soldat, voilà tout ce qui lui reste.» J'aurais voulu être à cent lieues; je comptais, pour le moins, sur quelque brusquerie; j'en fus quitte pour la peur. Il y a plus, le regard le plus bienveillant me fut accordé en récompense de ce que je craignais qui me fît punir. Puis, mettant le placet dans sa poche, Napoléon ajouta: «Nous verrons cela,» et deux ou trois autres paroles que je n'ai point retenues, étant presque imbécille de saisissement.
Je le vis monter au pas le faubourg Saint-Denis; je le suivis de très loin; on ne faisait entendre aucun cri; mais le peuple sortait des boutiques, et l'attendait chapeau bas. On se parlait avec un air d'espoir et de tristesse, qui était dans toutes ses diverses nuances, qui semblait plutôt de l'intérêt pour la personne, que de l'adhésion pour le gouvernement de Napoléon. «Ah! disait une paysanne assise sur son trône de pots de lait, le voilà revenu, mais va-t-il rester? Si on se bat à Montmartre nous ne serons pas bien; tant pis; j'ai encore un garçon à son service.» Je descendis, et m'approchai du groupe formé à cet endroit; la paysanne continuait ses commentaires: «Allez, allez, Monsieur; si l'Empereur fait bien, il se confiera à son armée et au peuple, et non pas à tous les trahisseurs brodés, chamarrés, qu'il a autour de lui; cela leur sera égal à ceux-là, ils ont tiré leur épingle du jeu.» Pendant ce colloque populaire, l'Empereur avait gagné du terrain, et je mis mon cheval au galop, je ne pressais plus ses traces; je ne l'aperçus, ni lui ni son escorte, à la barrière Saint-Denis, et ne le retrouvai qu'au delà des barrières.
Je m'approchai de nouveau à une distance respectueuse; l'Empereur monta les hauteurs, et parcourut les travaux; il causait assez longuement et en connaisseur avec les chefs; je crus remarquer qu'il n'était pas fort content. Quoiqu'il fût encore de bonne heure pour les habitudes parisiennes, il y avait déjà là beaucoup de monde; la plupart des ouvriers, et quelques personnes qu'on est convenu, d'après l'habit, d'appeler comme il faut, et j'en vis plusieurs qui étaient certes, malgré les dehors, comme il n'en faudrait pas; car, à l'approche de Napoléon, ils s'égosillaient en cris de vive l'Empereur! que personne ne leur imposait; et, quelques instans après, proféraient d'ignobles plaisanteries sur des travaux ordonnés pour la défense du territoire contre l'ennemi. Je trouvai cette conduite si indigne, que je m'éloignai avec dégoût. À peu de distance, une compensation m'attendait: Napoléon continuait sa visite, causant avec deux généraux, et souvent s'arrêtant aux groupes d'ouvriers; alors c'étaient des cris de vive l'Empereur! qui fendaient l'air. Deux ou trois fois je m'étais assez approchée pour distinguer sur une physionomie, dont les moindres signes m'étaient familiers, l'effet de ces scènes populaires; il me semblait y lire du triste et du mélancolique; puis, comme un rayon plus doux, comme une pensée consolante, Napoléon semblait dire: «Ils ne me doivent rien, et comme ils m'aiment, c'est l'instinct du bon sens qui se révèle, et qui persuade à ces braves gens que je leur suis nécessaire pour défendre leurs foyers.»
Malgré cette interprétation, je ne pouvais prendre confiance dans tous ces préparatifs de défense, et je fis de vains efforts pour chasser les noirs pressentimens. Je revenais malgré moi au souvenir de ce qui s'était passé à Essonne. Tout ce que je voyais et entendais ressemblait aux avant-coureurs d'une grande catastrophe, et mon coeur, par une de ces divinations qui trompent rarement, entrevoyait déjà les aigles de nouveau trahies ou désertées… Hélas! Waterloo allait bientôt se charger de la réponse aux soupçons d'une femme.
En descendant le côté rapide des hauteurs de Montmartre, j'avais mis pied à terre. Quelques paroles vinrent exciter vivement ma curiosité; elles avaient échappé à la bouche d'un homme et d'une femme assis derrière un des talus; j'allais passer outre par convenance, mais je fus clouée à ma place en entendant une voix mâle et sonore répéter ces quatre vers d'Othello:
Ils n'ont pas tous ces grands manqué d'intelligence
En consacrant entre eux les droits de la naissance;
Comme ils sont tout par elle, elle est tout à leurs yeux;
Que leur resterait-il, s'ils n'avaient point d'aïeux?
Je pris d'abord l'inconnu pour un acteur qui étudiait son rôle; mais je reconnus bientôt que c'était un ouvrier assis à côté d'une jeune femme modestement vêtue; j'avoue que des vers tragiques dans la bouche d'un artisan me parurent chose trop extraordinaire pour ne pas vaincre mes scrupules de discrétion. Je tendis l'oreille, et mon intérêt redoubla.
«Si la pensée de ces vers est juste, ma bonne Louise, disait l'ouvrier de la jeune fille, quoique excellence et comte, il ne resterait pas grand'chose à ton oncle; car je crois qu'il en est de ses parens comme des miens. Encore je crois ma noblesse mieux établie que la sienne; car, de père en fils, nous en avons enlevé les brevets à la pointe de la baïonnette et du sabre: et tout simple tailleur de pierres que me voilà, mon arbre généalogique n'en est pas moins solide, car c'est une croix d'honneur.
«—Aussi, reprit la douce voix de la femme, quel dommage d'être dans une position qui empêche de la porter toujours, cette croix si belle! Alors on nous recevrait chez mon autre oncle le receveur, et…
«—Louise, voilà encore des retours d'orgueil; pense à ta tante, à ce qu'elle a osé te dire, qu'elle te pardonnerait une sottise qui eût pu se cacher; mais qu'elle ne te pardonnerait jamais d'avoir épousé un simple sergent; comme si un sergent de la garde, blessé sous les yeux de l'Empereur, ne valait pas le plus vieux des gentilshommes! Ne prendrait-on pas cette béguine pour une duchesse d'avant la révolution? elle qui a pourtant passé sa jeunesse entre le résiné et la chandelle… Louise, Louise, l'orgueil, qui s'appuie sur la vanité des titres, étouffe les bons sentimens chez les hommes, et pousse ton sexe aux mauvais. Ma femme, promets-moi que lorsque je serai parti, tu ne chercheras pas à voir ta sotte et orgueilleuse famille. Aurais-tu peur de manquer du nécessaire avec moi? Ne pleure pas mon départ, chère Louise. Nous voilà dans une crise qui me rend aux drapeaux. J'attends l'Empereur; voilà mon placet: plutôt partir simple soldat, que de ne pas être à la bataille de la grande famille; nous la gagnerons. Je crois encore à l'étoile d'Austerlitz.» Il pressa sa femme sur son coeur à sa réponse, que je n'entendis pas; puis je saisis encore quelques mots sur leurs petits intérêts de ménage, sur le choix d'un parrain. La douce voix s'opposait avec adresse au nom que le mari voulait absolument donner à l'enfant.
«—Mais, mon ami, c'est un nom commun, un vilain nom.
«—Louise, celui qui porte ce nom, et que la gloire a élevé si haut, est fils d'un simple et honnête artisan; il n'est né ni duc, ni prince, il l'est devenu sur le champ d'honneur. Quel plus noble patron peut avoir l'enfant d'un grenadier français? Garçon, ce sera Michel; fille, Michèle. Ainsi n'en parlons plus…»
J'en avais trop entendu pour ne pas vouloir connaître davantage ceux qui, par ce dernier mot, venaient de m'intéresser tant. La disposition de la route les forçait de passer près de moi; la femme était fort jeune et d'une figure douce et bonne. Elle portait avec fierté
L'appareil imposant de la maternité.
Sous la casquette et la blouse de l'ouvrier, la tournure et le maintien du mari révélaient le brave; sa taille était haute et fière, mais il était beaucoup plus âgé que sa femme, et me parut un de ces débris de nos plus glorieux triomphes.
«Mon brave, lui dis-je, sans le vouloir, je viens d'entendre votre conversation; je vous approuve de tenir au nom de Michel…» Il me regarda avec surprise: je l'attribuai au contraste de ma voix avec mes habits d'homme; puis ajouta, en me prenant la main sans façon: «Vous m'aiderez, Madame, à faire entendre à ma Louise qu'elle doit plus s'enorgueillir d'avoir Michel pour parrain, que son oncle, qui la dédaigne, elle, moi et son enfant.
«—Vous me connaissez! m'écriai-je.
«—Quoi! Madame, vous ne me remettez pas?
«—Non, mon brave; non, en vérité.
«—La faute en est à cet habit de pékin; mais j'espère bien demain, endosser celui sous lequel je vous ai menée voir, à Insbruck, les drapeaux du 76e.»
Alors je remis très bien le vieux sergent, et mon intérêt en augmenta. Il tenait à la main une pétition à l'Empereur pour redemander de l'activité de service. Sans le heurter trop, je lui donnai des idées plus pacifiques, ce qui charma la jeune mère; ce n'était pas faire grand tort à l'armée, quoiqu'un bon sous-officier soit toujours précieux; et l'idée de cette jeune femme laissée seule, prête à devenir mère, me parut l'excuse de mon infidélité à mes goûts; mais je ne réussis pas à faire partager mes observations raisonnables au brave Dalmont. Je lui demandai son adresse. Hélas! j'ai revu cette famille, et c'est dans son sein que j'ai trouvé les seuls véritables amis au jour de l'infortune. Dalmont me demanda si j'avais vu l'Empereur à Montmartre, et s'il devait passer de notre côté. Je répondis que je le croyais rentré au château. Alors Dalmont me pria de lire son placet. Je ne dirai pas qu'il était rédigé en style académique, mais l'ame n'y manquait pas, et en suppliant l'Empereur de lui permettre d'aider encore ses anciens camarades ou de mourir sous ces drapeaux
Poudreux et déchirés,
Mais déchirés par la Victoire.
Je quittai Dalmont et sa femme, leur promettant de les voir le lendemain. Le premier me dit tout bas: «Madame, vous aurez pitié de ma Louise, n'est-ce pas, au moment du départ? C'est sûr; il faut que je descende encore, avant de mourir, quelques uns de ces gredins de Prussiens ou de Russes.» Je ne m'obstinai pas, le voyant si résolu, et rentrai pour écrire aussitôt à Ney toute cette rencontre, qui avait encore été un hommage à son glorieux nom.
CHAPITRE CLIII.
Le Champ-de-Mai.—Le député du Jura.—Lettre du duc d'Orléans au maréchal Mortier.
Quand on a lu un peu l'histoire des rois de France, on sait que, sous le nom d'assemblée de Champ-de-Mars, de Champ-de-Mai, avaient eu lieu, même après Charlemagne, des solennités déjà nationales et libres, où tous les ordres se réunissaient pour discuter avec barbarie encore, mais enfin pour discuter les intérêts de la patrie. À ces époques reculées, on s'essayait déjà à lutter contre les vices et les envahissemens du pouvoir. Dès que le présent annonça une imitation de ce passé, voulant me donner un air d'importance et même de savoir près de Regnault, je me mis à feuilleter dans l'histoire des États-Généraux (édition de La Haye, 1788), les discours du lieutenant général de Xaintes Savaron, du lieutenant général de Clermont et de Miron, président du tiers-état. Je voulais près de Regnault étaler ma petite érudition, rafraîchie pour la circonstance, un peu avec ce que j'avais lu, un peu avec ce que j'entendais chez des amis et des ennemis de l'Empereur. Quant au Champ-de-Mai en lui-même, je me le représentais d'avance et tour à tour comme une grande scène de patriotisme, ou comme un habile jeu du pouvoir absolu caché derrière; cependant l'armée fut encore la portion des acteurs qui y mit le plus de bonne foi. Les pouvoirs civils avaient un peu hésité avant d'aborder la question. Je vis Regnault la veille, et je lui parlai dans le double sens des enthousiastes et des censeurs: «Ne serait-ce pas Carnot qui vous aura mis en tête que l'Empereur proclamera le roi de Rome; qu'il se retirera en signant la paix: vous irez, j'espère, et je pense que vous me direz que l'Empereur fait bien tout ce qu'il fait.
«—Puis-je répéter cette assurance?
«Non, si vous ne le pensez; mais je suis sûr que vous le penserez.
«—Je serai là avec toute ma bonne volonté, répondis-je en riant; en vérité, je vous crois amoureux de l'Empereur.
«—Et vous?
«—Moi, non, je l'aime d'enthousiasme de gloire seulement.
«—Eh bien! faites des voeux pour qu'il nous reste, car la grandeur de la France et la gloire de nos armées tiennent pour des siècles peut-être au prestige d'un nom.»
Le lendemain de bonne heure, je me rendis au Champ-de-Mars; je fus étourdie du coup d'oeil matériel, et bientôt attristée de l'effet moral. J'aperçus aussitôt une espèce d'hostilité contre l'Empereur: j'entendis la conversation de deux fonctionnaires en costume civil; leur hardiesse était presque cynique de malveillance: «Que nous veut-il avec sa parodie du règne de Charlemagne? Les barons et les preux! après avoir fait passer nos libertés sous le niveau de l'acte additionnel, croit-il nous en consoler par sa farce impériale?»
L'Empereur et ses frères parurent sous toute la magnificence d'un accoutrement chevaleresque. À la vue de ces vêtemens étrangers à nos moeurs, je remarquai sur les visages même de la multitude que l'effet était manqué. Il y avait dans ces parures impériales quelque chose de si élégant et de si soigné, qu'au lieu de cet élan admiratif qu'inspire l'aspect d'un grand homme, d'un capitaine illustre, prêt à remonter à cheval pour une nouvelle victoire et pour le salut de la patrie, on ne ressentait guère que la curiosité qu'excite un acteur qui compte dans ses débuts sur la richesse de son costume. Voilà quelle était la généralité des commentaires. On les risquait autour de moi avec une spirituelle malignité qui m'attristait d'autant plus, qu'il n'y avait rien à répondre. La nécessité du silence me faisait un mal affreux.
J'étais placée assez près du théâtre, et dans une des places réservées à la bonne compagnie; une petite femme, d'une beauté sur son déclin, mais d'une grande toilette, et en tout de cet air que le peuple, dans son énergique malice, désigne par le sobriquet de vieille comtesse, se livrait, en allemand, à des remarques où respirait toute l'amertume des opinions ennemies; elle croyait faire de l'opposition sûre au milieu d'une réunion française, en s'exprimant contre le chef de la nation dans une langue apprise assez mal, sans doute à Coblentz. Ne voulant ni surprendre ses secrets, ni entendre des lazzis humilians pour moi, je ne pus cependant me refuser le petit plaisir de son effroi. Je lui fis sentir sa sottise de supposer qu'au milieu d'une pareille foule, elle n'était comprise que de son pauvre chevalier; je la punis même un peu, je ne dis pas de ses opinions, mais de leur exagération; car enfin, qu'elle n'aimât pas l'Empereur, je le concevais; mais l'appeler un poltron, un lâche, c'était trop fort. Je m'approchai très près d'elle, et lui jetai ces mots en allemand: «Cet Empereur est encore le même homme qui écrasa tant de fois toutes les puissances que vos voeux appellent pour l'abattre; regardez-le au milieu de cette armée de cinquante mille braves prêts à mourir ou à vaincre, et persuadez bien à ceux qui le haïssent, que l'acte de souveraineté que l'Empereur commence au Champ-de-Mars, il l'achèvera dans toutes les capitales de l'Europe. Toutes les intrigues viendront encore pâlir devant son étoile.» J'accompagnai cette petite harangue nationale, qui atterra la petite comtesse, d'un certain regard insolemment moqueur, dont je sus bon gré à mes yeux. Je quittai le voisinage de quelques pas, comme s'il eût été pestilentiel intérieurement, très satisfaite de l'effet que j'avais produit; et pourtant je venais d'exprimer tout le contraire de ce que je pensais réellement, car toute la cérémonie m'avait jusque là indisposée. Au moment du service religieux qui précéda le serment, je jetai un regard de triomphe vers la petite comtesse; j'étais rendue à toute la réalité de mon enthousiasme confiant. Ce moment fut imposant de simplicité et de grandeur. Napoléon, au pied d'un autel immense, comme étendu sur le Champ-de-Mars, sembla par la dignité de son attitude, dominer cette scène. À son riche costume, je repris toute mon illusion. L'Empereur me parut alors un des plus grands hommes de l'antiquité, sacrifiant aux dieux protecteurs et aux dieux infernaux avant les batailles. Je m'unissais si bien de voeu avec lui, que j'aurais voulu avoir les vertus d'une noble victime et sublime Iphigénie, je me serais offerte en holocauste pour le salut de tous et la gloire d'un seul. Il y avait cependant sur sa figure quelques nuages de mélancolie. Je cherchais Ney et Regnault, mais impossible de les distinguer dans cette forêt de têtes. La plupart des électeurs eurent une fort belle contenance aux pieds du trône; le discours prononcé par leur orateur parut soulever aussi l'émotion populaire: je n'en puis parler, ne l'ayant ni entendu ni lu. Celui de l'Empereur arriva jusqu'à nous, et attendrit les plus indifférens; il forçait en quelque sorte les opinions, car je croyais lire sur les physionomies comme un regret d'avoir mal jugé ses intentions. Cette bienveillance passa comme l'éclair qui sillonne un hoir horizon. La proclamation du résultat des votes ramena les nuages qu'un touchant discours avait dissipés.
Napoléon, après avoir parlé d'une voix ferme, prêta serment sur l'Évangile aux constitutions de l'empire, et reçut à son tour les sermens de fidélité du peuple par les électeurs; celui de l'armée, par le ministre de la guerre; celui des gardes nationales, par le ministre de l'intérieur, qui avait la mine triste comme un reproche. Napoléon ne fit pas distribuer, mais il distribua lui-même les aigles à la garde nationale de Paris, et à la garde impériale. Alors, le silence solennel fut rompu par le cri éclatant de vive l'Empereur! qui, du Champ-de-Mars, se prolongea dans la foule inondant les quais. Les troupes défilèrent devant celui qui les avait tant de fois conduites à la victoire; chefs et soldats le saluèrent de ce regard filial de reconnaissance qui promettait de nouveaux triomphes. La foule ne se lassait d'admirer ces braves, ces bataillons vieillis de la garde, où, sur des rangs entiers, toutes les poitrines portaient cette croix d'honneur qui cachait des blessures et rappelait des services; leur attitude toujours héroïque devint pourtant silencieuse en traversant Paris; partout on se pressait sur leurs pas, on les saluait par entraînement; on semblait les plaindre par réflexion; les personnes sensées disaient: «Ils marchent à un sacrifice sublime, mais inutile.»
Je suivis long-temps ces cohortes immortelles qui emportaient mes souvenirs et aussi toutes mes espérances. Je rentrai mourant de fatigue; j'étais sur pied depuis le matin comme un vétéran qui ne peut quitter le champ de bataille que le dernier. Le soir, je rêvai gloire et bonheur: mais le lendemain cette flatteuse fumée s'était déjà évanouie devant l'image plus réfléchie des dangers publics.
Le lendemain de la cérémonie du Champ-de-Mai, j'étais chez le comte Regnault, où se trouvait beaucoup de monde. Le pour et le contre du Champ-de-Mai y fut vivement discuté; les uns blâmaient le costume de l'Empereur et de ses frères. «Et vous, mon amie, qu'en pensez-vous?» À cette brusque interpellation que Regnault me fit, un homme d'une haute stature, plutôt laid que beau, mais de ce laid de physionomie qui surprend et étonne, et qui n'est pas sans effet sur l'imagination, se mit à me regarder, et je devinai, à la surprise dont mon nom le fit tressaillir, qu'il touchait par quelques souvenirs à Oudet. Je croyais reconnaître un anneau de cette invisible chaîne qui m'attachait au passé par un regret, et me lançait dans l'avenir par l'épouvante. Je ne me trompais point. Je répondis à Regnault, les yeux sur le citoyen du Jura. Un signe mystérieux confirma mes soupçons, lorsque j'annonçai que j'aurais mieux aimé l'Empereur avec sa redingote grise et son petit chapeau, qu'en toque emplumée et en mantaille d'or et de soie, hochets d'une représentation inutile pour l'homme qui avait immortalisé un chapeau et une redingote: que tout ce luxe était pauvre et triste.
«Triste, dit Regnault?
«—Madame, répondit plus haut l'étranger, triste solennité où chacun s'observait, où personne n'était content, et où celui en qui reposent toutes les espérances avait l'air d'un roi de mélodrame. À quoi bon réveiller ces vieilles cérémonies, prêter serment sur l'Évangile. On comparait cette singulière fête à celle de la fédération de 89.
«—Les républicains, reprit Regnault avec une sorte d'amertume, sont mécontens.
«—Mais, grâce au ciel; il en reste; vous avez pu vous en convaincre, Monsieur le comte, au moment où l'on a proclamé le résultat des votes pour l'acte additionnel»; et pendant ce discours assez véhément, l'électeur du Jura ne me quitta pas des yeux; son signe m'avait interdit, et ses manières me déplurent, car j'étais effrayée de la confiance qu'il affectait de me témoigner comme à une affiliée. Je me tus, mais sans en être quitte; mon homme rompit la glace en m'adressant la parole directement:
«Vous êtes fort liée, Madame, reprit-il plus haut, avec des chefs supérieurs; demandez-leur ce qu'indiquait la contenance de la troupe en défilant devant l'Empereur. On a crié vive l'Empereur! Qu'est-ce que cela signifie? mais il y avait je ne sais quels noirs pressentimens dans les rangs. On ne sent que trop qu'ils marchent à un sacrifice qui ne sauvera ni l'empire ni la liberté. Non, continua-t-il, cette assemblée n'a pas produit l'effet que Napoléon s'en promettait. On l'attendait à son acte additionnel. Est-ce un ennemi qu'il a placé entre lui et l'opinion?»
Regnault combattit avec sa chaleureuse éloquence ce discours qui m'était en quelque sorte adressé, et auquel certainement je n'avais aucune envie de répondre. Plusieurs autres personnes présentes se joignirent à Regnault, aucune voix ne se joignit à celle de l'électeur du Jura.
La majorité était pleine de confiance dans l'Empereur, et ceux qui n'en avaient pas affectaient d'en montrer. Mon député secouait la tête. «Son régime, moitié féodal, moitié militaire, perdra Napoléon, et malheureusement la France peut-être avec lui.» J'avais intention de lui répliquer que rien n'était ennuyeux comme une république; mais je n'eus garde de m'attirer son éloquence démocratique sur les bras: je guettais, au contraire, l'occasion d'esquiver l'orateur sans qu'il me remarquât, mais impossible; il était écrit là-haut que le souvenir du malheureux Oudet m'attirerait une confiance et des aveux que, certes, j'étais loin de chercher; il me témoigna sa joie et sa surprise d'avoir enfin trouvé l'ancienne amie du général Moreau, l'homme que vous et moi nous avons vu si grand en 96, et qui, s'il eût voulu avoir un peu d'ambition seulement pour nous, nous eût épargné la représentation d'hier. Ce discours se tenait à mi-voix, comme on le pense bien. Il ne m'en inquiétait pas moins, en me déplaisant aussi: car, sans avoir de bien profondes connaissances politiques, j'en avais trop pour ne pas apprécier la position difficile de l'Empereur, et cette réflexion nuisait encore à l'électeur du Jura qui s'acharnait, dans un pareil moment, sur une pareille victime. «Oudet vous estimait fort… Il allait, je crois, dire citoyenne, tant il était dans ses montagnes. Ah! s'ils ne l'eussent assassiné!
«—Je pense, Monsieur, que Moreau n'eût point répondu à vos idées; cet illustre capitaine s'entendait à commander; mais quant au gouvernement ou à la conduite des affaires, il n'en avait ni la portée, ni le penchant.»
J'avais tourné mon visage au grand sérieux, et mon air jouait la grande importance politique. Mon initié du Jura me pressa la main, et ne me demanda pas, mais me donna, sans la moindre hésitation, rendez-vous chez moi pour le lendemain. Il y avait dans cette façon d'agir et le signe qui l'accompagnait, un je ne sais quoi de Oudet, qui, en me causant la terreur la plus sotte, me rendit docile. Je baissai la tête en signe de consentement, tout en essayant in petto d'esquiver la visite de l'électeur, que je n'évitai pas; heureusement enfin j'en fus débarrassée. Parmi les assistans était un capitaine de chasseurs; il arrivait de Lille, où il s'était trouvé avec le duc de Trévise. Je m'approchai du groupe qui environnait cet officier; car j'avais entendu prononcer le nom du duc d'Orléans, prince que je n'avais pas vu à l'époque du retour des Bourbons en 1814, mais dont le souvenir se mêlait trop aux brillantes époques de nos premiers triomphes pour que j'entendisse prononcer son nom sans un vif enthousiasme. Je ne savais pas alors qu'en admirant avec tous ceux qui se trouvèrent chez le comte Regnault, la lettre que le duc d'Orléans avait adressée au duc de Trévise, et que je copie comme on me l'a lue, je ne savais pas alors que, bientôt j'allais avoir un autre motif d'admiration et d'éternelle reconnaissance pour la noble et courageuse compassion que le prince français témoigna à d'illustres victimes. On interrogeait à l'envi cet officier, qui ne tarissait pas sur l'éloge de la belle tenue, du bon air que le duc avait en militaire. J'étais à Péronne quand Mortier fit mettre à l'ordre du jour les lettres de service qui le firent connaître aux troupes comme leur commandant en chef; je l'ai entendu répéter avec plaisir, au duc de Trévise, qu'il avait servi avec lui dans la mémorable campagne de 92. Vous ne sauriez croire l'enthousiasme qui éclatait partout, à Douai, à Lille. Le 20 mars, l'admiration avait également accueilli l'instruction si sage, que le duc d'Orléans envoya aux commandans «de faire céder toute opinion au cri pressant de la patrie, d'éviter les horreurs de la guerre civile; de se rallier autour du roi et de la charte constitutionnelle; surtout de n'admettre, sous aucun prétexte, dans nos places, les troupes, étrangères.» C'était peu d'heures avant que nous arriva le message de l'Empereur, de rétablir le pavillon tricolore et de ne plus obéir à d'autres ordres qu'aux siens. Le duc partit le 21 pour Valenciennes, où il fut également accueilli avec un remarquable intérêt; on se rappelait l'y avoir vu commander au commencement de la glorieuse lutte de la France contre les armées coalisées. Le duc d'Orléans revint, sachant le roi arrivé le 22 à Lille, qu'il quitta le 23; il n'y avait aucun ordre donné, ni au prince, ni aux autres commandans militaires; tout se ressentit dans ce départ de l'avis que le maréchal Mortier donna au roi. Je ne saurais rendre avec quel intérêt on se faisait répéter tous ces détails. Cet officier ajoutait encore une infinité de traits du caractère affable et plein d'aménité du prince, et il mettait une extrême importance à parler de l'estime et de l'amitié que S. A. R. témoignait partout pour le maréchal Mortier. «En voici, disait-il, un monument honorable, autant pour celui qui l'a écrit que pour celui qui l'a reçu», et il nous montrait la copie de la lettre. Pour être sûre d'en avoir une, et écrivant très vite, j'offris d'en faire plusieurs à l'instant. «Pour moi! si ce n'est pas abuser de votre obligeance,» retentit à mes oreilles. J'en fis cinq, dont j'en transcris une, la garantissant authentique; on peut le croire à mon respect pour le prince, dont, bien jeune, j'admirai le bouillant courage, à Valmy, Jemmapes, au moulin de Rousu, au bois de Frenu et en tête du bataillon de Mons, culbutant l'armée autrichienne, et pénétrant dans les redoutes la baïonnette en avant.
COPIE DE LA LETTRE DU DUC D'ORLÉANS AU MARÉCHAL MORTIER.
Lille, 23 mars 1815.
«Je viens, mon cher maréchal, vous remettre en entier le commandement que j'aurais été heureux d'exercer avec vous dans les départemens du nord. Je suis trop bon Français pour sacrifier les intérêts de la France, parce que de nouveaux malheurs me forcent à la quitter. Je pars pour m'ensevelir dans la retraite et dans l'oubli. Le roi n'étant plus en France, je ne puis plus vous transmettre d'ordre en son nom, et il ne me reste qu'à vous dégager de l'observation de tous les ordres que je vous avais transmis, et à vous recommander tout ce que votre excellent jugement et votre patriotisme si pur vous suggéreront de mieux pour les intérêts de la France, et de plus conforme à tous les devoirs que vous avez à remplir. Adieu, mon cher maréchal; mon coeur se serre en écrivant ce mot. Conservez-moi votre amitié dans quelque lieu que la fortune me conduise, et comptez à jamais sur la mienne. Je n'oublierai jamais ce que j'ai vu de vous pendant le temps trop court que nous avons passé ensemble. J'admire votre noble loyauté et votre beau caractère, autant que je vous estime et que je vous aime; et c'est de tout mon coeur, mon cher maréchal, que je vous souhaite toute la prospérité dont vous êtes digne, et que j'espère encore pour vous.
«Signé L. P. D'ORLÉANS.»
Voici encore un des incidens qui avaient marqué pour moi la journée du Champ-de-Mai, et que j'allais passer sous silence, quoiqu'il me rappelle une scène touchante. Les troupes marchaient par pelotons sur toute la largeur du boulevart. Près de la Madeleine, je remarquai une femme d'une quarantaine d'années, forte, grande, et d'un air même un peu dur; elle tenait le bras d'un jeune homme de quinze ou seize ans, et regardait les soldats qui défilaient, comme pour y reconnaître quelqu'un. Au deuxième rang des grenadiers de la jeune garde, elle s'élance en s'écriant: «Henri! mon fils! ah! laisse-moi te voir encore une fois;» et elle marche au pas de la colonne, parlant toujours à son fils, qui était second de file du premier rang. Je suivais de très près; je n'aurais pas voulu perdre cette scène faite pour mon imagination et mon coeur. Cette femme montrait le sien à découvert, et tout y était digne d'admiration. Son langage, s'il manquait du poli de l'usage et de l'éducation, n'avait rien non plus du trivial qui déparerait les plus beaux sentimens: «Mon fils, mon Henri, tu vas combattre pour la troisième fois les étrangers qui en veulent à notre belle France; rappelle-toi ton père, que tu suivis, enfant encore, à Austerlitz, à Iéna, à Wagram; cher Henri, je te vois peut-être pour la dernière fois. Tu viens de prononcer en face de la France le serment patriotique de vaincre ou de mourir pour sa défense. Va, mon fils, sois digne de ton père, et surtout fidèle au drapeau.» Le jeune grenadier répondait à sa mère, et pressait son arme contre son coeur, regardant avec fierté la croix qui le couvrait: tout le monde était attendri; car, malgré ses élans de patriotisme énergique, il y avait une douleur si maternelle dans ses regards étendus sur un fils chéri, qu'on ne pouvait entendre ces adieux sans soupçonner quelque chose d'extraordinaire dans leur destinée.
Au moment où les troupes passèrent devant la place Vendôme: «Henri, dit la mère en élevant la voix, et en étendant la main pour désigner la colonne de nos triomphes, Henri, mes amis, camarades de mon fils, rapportez encore assez de canons ennemis pour élever un monument pareil à la gloire nouvelle de l'armée.» Les grenadiers levèrent la tête avec un air qui en donnait l'espoir. Les personnes, que la curiosité avait, comme moi, pressées près de la mère de Henri, crièrent, comme par inspiration, vive l'Empereur! et ce cri se répéta par la foule, qui suivait ou venait au devant des troupes.
Un peu plus loin, la femme, qui avait excité si vivement ma curiosité, s'adressa à son plus jeune fils, qui suivait tristement: «Louis, dis adieu à ton frère; et si nous devons pleurer sa mort, jure-lui de vivre et mourir comme tous les nôtres, pour la France.» Les colonnes ne s'arrêtaient plus, et marchaient à pas plus pressés. Un pressement de main, un dernier regard, un dernier cri d'adieu se firent entendre, et alors la mère, s'échappant de la foule, traversa rapidement le boulevart. Je la suivis; elle ne se croyait pas observée: elle céda alors à toutes les terreurs maternelles. Elle descendait par la rue Basse-du-Rempart; je la vis s'appuyant contre l'hôtel d'Osmond: son jeune fils tâchait de la consoler par toutes ces assurances d'amour qui vont si bien au coeur d'une mère.
Je m'approchai de cette scène filiale, et ayant toujours regardé la franchise comme un moyen de succès, je m'avançai et avouai que je l'avais suivie, écoutée. À mes premières paroles, cette femme me lança un regard où respirait toute la dignité maternelle, et me dit: «Je suis française et mère, fille, soeur et veuve de braves morts pour la France; je lui donne aujourd'hui mon fils, mon aîné, mon fils bien-aimé; j'ai dû ne pas affaiblir son courage par la vue de mon désespoir; mais croyez, Madame, qu'on ne fait pas de pareils sacrifices après tant d'efforts, sans que le coeur ne se déchire?… Ah! Louis, attirant son jeune fils dans ses bras, viens, oh! viens consoler ta malheureuse mère.
«—Si l'amitié d'une étrangère peut quelque chose pour de tels chagrins, venez chez moi; ma demeure est près d'ici, vous y reprendrez un peu de calme.
«—Vous êtes bien bonne, Madame, mais excusez-moi de n'en point profiter; si vous me donnez votre adresse, j'aurai le plaisir de vous aller voir un autre jour; car vous n'êtes déjà plus une étrangère pour moi, et vos traits même ne me sont pas inconnus. Je crois bien vous avoir vue chez la reine Hortense, nous sommes de la maison.» Je ne la remis point, mais je fus charmée du hasard qui me rapprochait de Mme Dallié, comme elle disait se nommer, et je me promis bien de faire connaître et valoir cette scène si honorable pour elle, dont je venais d'être témoin; nous montâmes la rue ensemble, et j'appris que cette dame était veuve d'un militaire qui avait commencé comme soldat, à Lodi, et qui était mort lieutenant de la vieille garde à Leipsick.
«J'avais confié Henri à son père pour l'aguerrir; en le voyant partir aujourd'hui pour cette décisive campagne, je n'ai pu agir autrement que je n'ai fait; mais pensant maintenant que peut-être je ne verrai plus mon fils, hélas! je sens comme un remords… Mais, non, nous sommes Français; périssons tous plutôt que de voir l'étranger encore inonder nos villes…
«—Croyez-vous, Madame, que l'Empereur restera le maître.
«—Je le désire et l'espère.
«—Ah! qu'il revienne victorieux; que la France soit encore grande.» Je quittai Mme Dallié, qui me promit de nouveau de venir me voir. Je racontai à mes amis, à Regnault surtout, cette rencontre, en lui rendant mes impressions du Champ-de-Mai; il fut plus content de la première que des autres, et me dit de Mme Dallié des choses faites pour me la rendre une amie précieuse. «C'est dans un genre moins élevé, un dévouement comme le vôtre, même désintéressement, même courage; elle aurait dix garçons, qu'ils seraient soldats! Elle a été attachée à l'impératrice Joséphine, et vous dira des anecdotes fort piquantes de l'intérieur de l'Empereur et de sa première femme; en vérité, ma chère amie, vous êtes la femme aux rencontres; celle-là est fort bizarre; tenez, vous devriez m'écrire cela tel que vous venez de me le raconter.
«—Pourquoi?
«—Que sais-je, pour le montrer à l'Empereur, peut-être.
«—Allons donc; mais, au fait, cela ne peut lui faire de la peine; qui sait s'il ne faudra pas bientôt, enrégimenter le sexe de la faiblesse, mais des nobles sentimens; Mme Dallié a des dispositions et la taille des grenadiers.
«—Moi, je m'enrôle dans la cavalerie légère.»
«—Corps d'avant-garde du maréchal Ney», ajouta-t-il en riant.—«Vous l'avez dit, monsieur le comte.»
Ce ton de plaisanterie cessa bien vite, car Regnault était péniblement agité; il avait beaucoup trop de pénétration en politique, pour ne pas entrevoir le véritable état des choses; il était en outre tourmenté par la crainte des intrigues intérieures: «l'Empereur est entouré de gens qui le haïssent, parce qu'ils lui doivent tout; il y en a d'autres qui ne l'acceptent que comme un figurant de leur république impossible. Il a reçu les lettres les plus insolentes au sujet du Champ-de-Mai. L'Empereur est sombre, inquiet. Nous allons encore avoir la cérémonie des aigles, au Louvre; c'est presque par prévoyance contre des mécontentemens que je suis fâché de lui voir craindre.
«—Vous ne savez pas, monsieur le comte, que si j'étais conseiller de l'Empereur, je lui dirais: Aujourd'hui, où le sort des armes va décider entre vous et l'Europe, ne consultez que votre armée; là est votre véritable force, et, couvert de votre manteau de victoire, venez mettre à la raison toutes ces importances civiles, si insolentes dans la prospérité, si hautaines aujourd'hui envers le génie militaire qui seul peut les défendre. Battons-nous, monsieur le comte, et si Napoléon succombe, eh bien, nos sénateurs, et le corps-législatif, si fiers, pourront s'immortaliser à la républicaine, en attendant leur sort dans leur chaise curule. Je ne sais quel gouvernement peut être le meilleur, mais celui de la gloire a du moins un si brillant côté; voilà mon avis.
«—Et vous avez bien raison; mais si l'intrigue, la haine, la force d'inertie des royalistes, le fanatisme des initiés d'Oudet se donnent la main et s'entendent, Fouché peut organiser cette coalition contre nous. L'Empereur le sait: que ceux qui le disent cruel le connaissent mal; il y a dans son caractère une pente irrésistible pour le pardon, et une confiance toujours disposée à croire au repentir.»
Regnault, en parlant des peines qu'il supposait à Napoléon, m'inspirait comme du respect; car il y avait un intérêt d'ami, qui rend honorable jusqu'à la prévention dans les jours de malheur. Hélas! nous avancions à grands pas du moment qui allait ensevelir les espérances de la plus brave armée, sous le deuil du Mont-Saint-Jean.