Mémoires d'une contemporaine. Tome 6: Souvenirs d'une femme sur les principaux personnages de la République, du Consulat, de l'Empire, etc...
CHAPITRE CLXI.
Veille de mon départ pour l'armée.—Noémi.—La dame allemande.—Regnault.—Mme Lavalette.
La campagne allait s'ouvrir. Le départ de Napoléon était imminent. Tous les généraux avaient pris la poste pour les frontières, et j'avais eu bien des adieux sur le coeur. Une journée tout entière, consacrée à ces soins, avait à peine suffi; et j'étais rentrée à près de huit heures sans avoir dîné. Une surprise bien extraordinaire m'attendait: je trouvai chez moi Noémi, qui s'y trouvait depuis plusieurs heures; elle me parut au désespoir. «Murat est en France, me dit-elle, détrôné, fugitif, proscrit. Je veux voler sur ses traces, le rejoindre, le consoler, ou mourir avec lui.
«—Calmez-vous, mon amie. Mais pourquoi ne vous vois-je qu'aujourd'hui? Pourquoi n'êtes-vous pas venue plus tôt vers ce coeur fait pour vous comprendre?
«—Ah dieu! depuis l'imprudente et coupable ingratitude de Murat pour l'Empereur, j'ai vécu dans de mortelles angoisses et une anxiété inconcevable. J'ai presque toujours voyagé. J'arrive d'Aubagne en ce moment, et j'y retourne. Le général Manhès, aide de camp de Joachim, est arrivé à Toulon. Tout est fini. La capitulation de Casa-Lauza a livré le royaume du beau-frère de Napoléon aux Autrichiens, qui y sont abhorés, mais souverains maîtres. Lord Exmouth occupe la rade de Naples pour garantir les traités. Joachim n'est pas même nommé dans les stipulations; il a été trahi par ses alliés étrangers avec le cruel remords de l'avoir mérité; mais en est-il moins à plaindre? Grand Dieu! le malheur de celui qu'on aime est une épreuve au-dessus des forces d'une femme! Il n'a pas voulu rester oisif. Caché à Cannes, toute obscurité pèse à son caractère; je le crois néanmoins en ce moment à la campagne de l'amiral Allemand. Il craint que la reine ni ses enfans ne puissent venir le rejoindre en France; il s'en désespère. Le jour où Baudus, l'envoyé de Fouché, lui a porté la sèche, hélas! et trop juste réponse de l'Empereur, Joachim s'est abandonné à toute la violence de son caractère; et, malgré les mystérieuses réticences de l'ambassadeur, il en avait été assez dit pour que tout l'être du roi malheureux en fût bouleversé; il voulait se travestir, s'embarquer, aller à Paris à la tête d'un escadron… Ah! que n'ai-je pas déjà tenté pour le calmer, et que ne me reste-t-il pas à souffrir encore?»
Je tâchai d'offrir à la pauvre Noémi toutes les consolations du plus tendre intérêt; elle venait me prier de la tenir au courant de tout ce que je pourrais savoir de Regnault et de mes autres connaissances sur les dispositions de l'Empereur à l'égard de Murat. «Il a le coeur bon, il ne sait pas se venger; il ne commencera pas par son malheureux beau-frère.»
Non seulement je promis tout à la triste amie du roi proscrit, mais, en la prévenant de mon départ pour l'armée, je lui dis de m'adresser ses lettres chez le comte Regnault; que je le préviendrai de les ouvrir, et que de cette façon elle aurait de promptes et sûres réponses. Pauvre Noémi! elle partit moins agitée. Je ne prévoyais guère que la rapidité des événemens allait bientôt niveler la destinée des deux monarques. Je vis le soir un instant le comte Regnault, et il me montra toute son obligeante bonté, en promettant de tenir la pauvre Noémi exactement au fait.
«Quant à de l'espoir, je ne lui en saurais beaucoup donner, me dit-il; car Murat a tout gâté encore, par sa folle entreprise de l'affranchissement de l'Italie. L'Empereur n'avait cessé de lui recommander de se tenir tranquille. La capitulation de Caza-Lauza est une infamie, et prouve que l'on ne cherche qu'à le traiter en proscrit, et non en souverain malheureux. Les Autrichiens ont pris possession du royaume de Naples au nom de Ferdinand IV, et cette capitulation ne contient pas un seul article en faveur du roi de Naples, pas une disposition qui puisse le rassurer sur le sort de sa famille. Tout cela, ma chère amie, est triste, désolant; mais n'en montrez pas toutes les noires couleurs à Noémi. La victoire peut tout changer, tout rétablir. Le coeur de Napoléon ne tiendra pas aux larmes d'une soeur aimable et chérie, et au repentir d'un homme dont il admire l'éclatante bravoure.
«—Mon ami, que vous êtes bon de penser et de vous exprimer de la sorte; mais écrivez-le à cette pauvre Noémi, cela la rassurera et adoucira l'agitation pénible du malheureux Joachim.» Et Regnault, qui avait le meilleur coeur du monde, écrivit à l'instant même quelques lignes que j'envoyai aussitôt.
Regnault, ce jour-là, me reparla de sa correspondante allemande. «Comment, lui dis-je, une femme charmante et jeune peut-elle s'abaisser à un métier plus vil que celui des malheureuses, qui, du moins, ne perdent qu'elles-mêmes; mais vivre pour trahir, trafiquer de l'infortune des autres, n'avoir pas un égard qui ne cherche à nuire, pas une pensée qui ne soit un lâche intérêt, voilà, je vous l'avoue, une existence que j'ai de la peine à comprendre, et pourtant cette maudite petite figure est ravissante.
«—Si Charles de Labédoyère voulait penser cela, me dit-il en riant, la petite femme étoufferait de bonheur.
«—Elle l'aime?
«—À en perdre la tête, et cela finira mal. Labédoyère la dédaigne, parce qu'il connaît son état.
«—Et parce qu'il est fou d'une autre.
«—Eh bien! j'estime encore plus Labédoyère pour cette délicatesse; et cependant je plains la jolie Allemande; car être dédaignée dans ses charmes est chose bien pénible à l'amour-propre d'une femme; mais être repoussée pour mépris mérité, c'est à en mourir. L'amour que celle-ci éprouve me la fait prendre en compassion; elle vous intéressera plus encore, lorsque vous saurez l'enchaînement de circonstances qui l'ont réduite à avoir recours au potere tenebroso[2]. Mariée fort jeune, la baronne Za fut malheureuse avec le mari que sa famille seule avait choisi. Dans un premier voyage en France, les répugnances de la baronne prirent un caractère si prononcé, que son mari demanda et obtint une séparation à l'amiable, en lui accordant une pension de 12,000 francs; elle resta à Paris, et cette somme lui fut pendant six ans régulièrement payée. Une pareille fortune eût été suffisante pour une femme raisonnable; mais la baronne avait contracté des goûts ruineux; jeune et belle, elle n'eut pas assez de force pour renoncer à l'éclat dont elle avait brillé, et ne rabattit rien de ses dépenses, quoiqu'on lui eût plus tard retiré sa pension. Des lettres de sa famille lui avaient ouvert les salons de Mme de Staël; elle y fut remarquée, et son goût pour le luxe en augmenta. Ce n'était pas assez; la fatale passion du jeu la posséda bientôt. Les dettes arrivèrent. Le départ de sa célèbre amie la livra à toute l'horreur d'une humiliante position. Elle la peignit à son amie dans une lettre éloquente qui, malheureusement, ne parvint pas, Mme de Staël, à cette époque, étant observée et menacée de l'exil. On crut avoir surpris une trame; le ministre de la police envoya des agens secrets chez la baronne, qu'on trouva chez elle occupée à écrire sur un secrétaire couvert de lettres et autres papiers. L'ordre était de tout saisir; il fut exécuté. La pauvre baronne était restée anéantie; l'un des visiteurs, homme adroit et entraînant, lui parla avec intérêt de ses relations avec Mme de Staël. Les lettres trouvées là venaient d'apprendre que Mme de Staël avait souvent usé de son ascendant sur le mari et la famille de la baronne pour lui faire obtenir des secours, sans lesquels la ruine eût été plus tôt et plus complétement consommée. Dans plusieurs de ces lettres, son père, faisant allusion à l'intérêt que Mme de Staël prenait à la baronne, lui recommandait de ne se diriger que par ses avis. À cette condition, il lui disait qu'elle pouvait espérer de se revoir un jour chérie et honorée dans sa famille et sa patrie. On attacha un sens politique à cette exhortation paternelle, la baronne resta quelques jours en surveillance. Ce qui prouve qu'elle était née bonne et sensible, c'est que dans ce terrible moment la pauvre baronne pensait plus à Mme de Staël qu'à elle-même. On avait parlé de cette dame comme suspecte au gouvernement, et elle s'occupait de l'avoir peut-être compromise sans le vouloir. On ne trouva heureusement rien dans les papiers qui pût donner lieu à priver la baronne de sa liberté; mais son esprit, ses relations tentèrent; on pensa qu'une personne de ce rang pourrait être utile. Sa fâcheuse position aida à la faire donner dans le piége. On lui détacha un homme habile qui vint l'endoctriner avec des maximes captieuses et des offres brillantes; la malheureuse baronne l'écouta avec cette espérance qui est bien près du consentement; cependant, lorsqu'elle pénétra toute l'étendue des services qu'on voulait d'elle, son ame, un peu relevée, repoussa avec mépris l'or de la corruption. On la laissa quelques jours à elle-même; l'ennui, la solitude, les chagrins l'ébranlèrent. Le besoin fit le reste. Je l'ai toujours crue très malheureuse; jamais je ne l'ai vue sourire.
«—Je le conçois; j'en avais presque pitié; à présent, je la déteste. Une femme bien née, assez heureuse pour pouvoir invoquer l'amitié de la femme célèbre qui n'eût point repoussé sa détresse, a pu consentir à un opprobre qui dégrade l'ame sans retour! ah! ne me parlez plus de votre Allemande; elle m'avait naguère séduite; mais je la trouve bien hardie d'oser aimer le plus aimable et plus séduisant des braves. Y pense-t-elle?
«—Ma chère amie, le métier qu'elle fait est pourtant nécessaire.
«—Hélas! oui; et il n'aurait tenu qu'à moi que vous ne me rangiez dans cette belle catégorie.
«—Non, non, jamais vous n'auriez pu lui ressembler; mais avec la déférence que mérite votre caractère, vous auriez dû penser un peu plus à la fortune.
«—Je vous crois trop mon ami, pour penser que vous parliez sérieusement.
«—Vous avez raison; mais l'Empereur sait vos services d'enthousiasme, et ils mériteront une haute reconnaissance.
«—Puissiez-vous dire vrai, monsieur le comte; je croirais alors avoir une noble et honorable fortune.
«—Bizarre et excellente femme», me dit-il d'un ton qui me fit bien plaisir, et nous nous séparâmes, non sans quelques amicales remarques sur ma passion pour la guerre, qui allait dès le lendemain m'emporter à de nouveaux hasards.
Parmi les femmes que j'avais rencontrées soit chez Regnault, soit chez Cambacérès, celle que j'avais le plus remarquée était madame Lavalette[3]; quelque chose d'attrayant dans ses manières et son enthousiasme de parti me captivaient: nous n'avions aucune relation intime à cette époque; cependant nous nous rencontrions toujours avec un extrême plaisir, et j'avoue que je fus bien agréablement surprise de voir arriver cette dame chez moi, me demander si j'avais quelque facilité pour faire parvenir directement une lettre. J'eus un bien réel plaisir à causer d'intimité avec cette femme aimable et spirituelle, à qui le sort me réservait plus tard de donner une preuve de vif intérêt, qu'elle sut apprécier d'une manière touchante. Madame Lavalette était très amie avec Charles de Labédoyère, à cette époque encore au sein de la gloire et de ses brillantes espérances, rêvant, comme Ney, gloire et bonheur pour la France, et qui bientôt allait, comme le prince de la Moskowa, terminer sa carrière sans utilité pour la patrie. Je vis ainsi, avant mon départ, madame Lavalette; mais avec de pénibles pressentimens. Je promis de lui écrire; car, partant pour rejoindre l'armée, nous devions supposer une longue absence. «Nous vaincrons; l'Empereur commencera par repousser l'ennemi au delà des frontières; qui sait ensuite jusqu'où nous irons?» Hélas! nous comptions sur des triomphes, et déjà le mot de défaite était murmuré dans les cyprès qui allaient ombrager, au Mont-Saint-Jean, le vaste tombeau de la valeur malheureuse.
CHAPITRE CLV.
Rencontre de D. L*** chez Regnault de Saint-Jean-d'Angely.—Départ de
Paris pour la Belgique.
J'ai oublié, je crois, de dire que depuis notre entrevue à Naples j'avais rencontré D. L*** à plusieurs reprises, et même jusque chez le comte Regnault de Saint-Jean-d'Angely, dont il avait fini par faire tourner les anciennes préventions en une sorte de confiance. Le jour que je vins prendre congé du comte, je lui dis, qu'outre l'intérêt de coeur et de gloire qui m'entraînait à l'armée, il était piquant de rentrer dans ma famille comme Napoléon entrait dans les capitales, et d'aller terminer quelques vieilles affaires entre deux victoires.
D. L*** se présenta chez Regnault comme j'allais en sortir: il était radieux d'impudence; mais, après ce premier moment d'aplomb, dont on a préparé le courage à la porte, il retomba dans une visible agitation, et pour en sortir, apparemment, il me parla de Ney, me demanda si je le voyais. «Non, répondis-je très sèchement.» Il me donna son adresse, et me renouvela ses offres de service, me disant que je le trouverais toujours. D. L*** m'avait quittée le matin, et le soir il revint chez moi sous le prétexte d'un message de la part de Regnault, et m'apprit que Ney allait partir, ce qu'il savait que je ne pouvais ignorer. Ce n'était pas sans intention que D. L*** venait me donner cette nouvelle; il savait combien il allait me devenir nécessaire: il me surprit par son air de franchise, et, quoique je le connusse, il parvint à captiver mon laisser-aller, au point que je le priai, comme si jamais je n'eusse eu la moindre défiance de lui, de se charger de tous les détails d'un brusque départ de mon logement. Je lui remis aussi la clef d'une chambre que j'avais louée pour une amie, je voulus lui donner 300 francs pour tout régler; non seulement il refusa, mais, énumérant les frais inévitables de la tournée à laquelle j'étais résolue, il me força d'accepter cinquante Napoléons en or, qu'il avait eu la précaution de placer dans une ceinture telle qu'il savait que j'en portais sous mes habits d'homme: il m'assura que Ney s'était dirigé sur Charleroi; il se chargea de me procurer un passeport, me traça mon itinéraire, et se vit, grâce à tant de prévenances, un moment réintégré dans ma confiance illimitée. Maître du peu que je possédais, et d'une cassette renfermant tous mes papiers, on lira plus loin le parti qu'il en tira. Je quittai Paris dans la nuit du 12; Ney avait rejoint l'armée le matin. J'arrivai bientôt sur le théâtre de ses nouveaux exploits. Si Ney eût été instruit que j'avais volé sur ses tracés, il m'aurait signifié l'ordre que je retournasse à Paris; aussi me tenais-je hors de vue. Quoique tout fût succès et victoires, les premiers jours je ne pus surmonter la cruelle pensée que c'étaient là peut-être les derniers triomphes de l'armée française.
J'arrivai à Charleroi deux heures après que le maréchal en était parti. Je ne le revis qu'à Ligny, où il avait pris position, et peu avant la bataille du 16 juin. On connaît les brillans préludes à la suite desquels l'armée marcha sur les Quatre-Bras: Moitié hasard, moitié entraînement, je me trouvai en face du maréchal. Selon l'usage, un peu d'emportement et l'ordre de retourner à Paris, ou du moins à Charleroi; mais selon l'usage aussi, je n'en fis rien; et je n'étais pas à plus de deux portées de fusil, au moment où arrivèrent les vingt-cinq mille hommes de troupes fraîches, amenés à l'ennemi par le prince d'Orange. Ah! si les Anglais pouvaient être une fois justes pour notre gloire militaire, ils diraient la bravoure immortelle du prince de la Moskowa dans tous les combats multipliés, où nous fûmes constamment vainqueurs. Le moment où il prit un drapeau anglais de sa propre main fut un moment de délire. Ceux qui ont prétendu que les soldats français n'avaient pas, à ces funestes journées, la bravoure ordinaire ni leur gaieté habituelle, ceux-là étaient dans d'autres rangs; j'ai vu là, en quelque sorte, l'intimité du champ de bataille. Je n'ai cessé de parcourir les lignes, et je puis assurer que, la nuit encore qui précéda le funeste dix-huit juin, nos troupes chantaient comme lors des premiers triomphes et des premiers chants nationaux.
Ici je dois m'élever contre une accusation portée contre Ney pour n'avoir pas occupé les Quatre-Bras. Brunswick venait d'être tué, le prince d'Orange blessé; un avantage complet avait couronné les efforts de notre aile gauche. Ney sentait trop bien le besoin de vaincre pour laisser paralyser ses premiers avantages; Ney n'a rien oublié, rien négligé. Son active bravoure ne parut jamais sous un plus beau jour: obligé de se maintenir sur la position de Frasnes, il y resta constamment maître; c'est alors au moment où, par de savantes combinaisons, Ney allait poursuivre ses succès, qu'il reçut l'avis que l'Empereur venait de disposer du corps du général d'Erlon. Fallait-il alors exposer 17,000 hommes contre 50,000 Anglais, supérieurs dans la position des Quatre-Bras? Il les tint en échec tout le reste de la journée du 16; le matin du 17, on marcha vers le débouché de Soigne, où toute l'armée anglaise était assise. Tout se disposa le soir, et le lendemain se donna la bataille de Waterloo.
Je n'entamerai pas une discussion stratégique; mais j'ai vu Ney le soir du 17, et j'atteste sur ses mânes que Ney n'a pu agir autrement; qu'il n'y eut ni délai, ni désobéissance. J'ai vu, j'ai tenu les ordres de l'Empereur, qui ne peuvent laisser l'ombre d'un doute sur l'obéissance héroïque et loyale de Ney. La haine ou la légèreté, aussi coupable quand il s'agit d'un tel capitaine, a pu seul inventer et propager de pareils bruits; j'ose les démentir en face de la France, dussé-je payer de mon sang ma fidélité au plus glorieux souvenir. Ney ne put agir autrement, sans sacrifier son corps d'armée. Si le maréchal Grouchy, au lieu de promener ses bivacs, se fût immédiatement mis en marche par l'inspiration de la canonnade qu'il entendait, si l'Empereur eût laissé à Ney les troupes de d'Erlon, le fatal sauve qui peut! eût été répété en allemand et en anglais par les échos de Soigne et de Mont-Saint-Jean. Le lendemain de l'arrivée à Soigne devait se livrer la bataille de Waterloo. Depuis deux jours on se battait; les troupes étaient harcelées, mais n'étaient point abattues. L'enthousiasme circulait encore dans tous les rangs. Je racontai le soir au maréchal les joyeux propos des soldats qui tâchaient de garantir leurs armes de la pluie qui tombait par torrens. Malgré le mois de juin, le temps était déplorable. Cette dernière journée fut peut-être la plus brillante des innombrables et immortelles journées du prince de la Moskowa. Oui, j'en appelle à tous les militaires qui ont pu entendre les balles qui sifflaient dans les habits du guerrier, ils diront si sa pensée, si son courage n'étaient pas là avec toute leur jeunesse pour la cause de cette France, dont Mont-Saint-Jean allait fixer les destins. Comme partout, Michel Ney défendit au prix de son sang cent mille Français, sauvés, en Russie, par son héroïsme dévoué. Sa conduite apparaîtra dans tout son éclat devant la postérité. Ombre chère et sanglante! le reste de ma vie est dévoué à célébrer ton courage et tes nobles qualités, et à pleurer jusqu'à mon dernier soupir ta fin si déplorable! Ney fut chargé du centre, sur la grande route. Peu après l'attaque, l'ennemi fut délogé, et notre cavalerie de réserve l'occupa; là je le suivis de près, nous étions encore triomphans. Tout en me cachant à la vue du maréchal, je m'écartai un moment de mon guide. En un instant, je me trouvai comme portée vers la droite, et presqu'au milieu des feux; je ne vis plus que de loin les efforts des troupes, que Ney animait de son exemple!
Dans ce moment j'aperçus une femme vêtue comme moi en homme: elle avait très imprudemment mis pied à terre; je l'aidai à se remettre en selle. Elle me rapporta qu'elle arrivait du château de Hougommont, que le général Reille avait enlevé au commencement de la journée. «Blücher n'a pas 30,000 hommes, me dit-elle; si Grouchy attaque, les Français gagnent la bataille.» Je ne sais quoi me déplaisait dans cette femme, lorsqu'elle m'annonça que Napoléon était sur les hauteurs de Vousomme, avec 66,000 hommes, mais que Wellington en a 100,000. J'eus envie d'essayer ma valeur en combat singulier, et pour n'y pas céder, je sautai aussitôt à cheval et le mis de suite au galop dans la direction où l'Empereur avait tourné la gauche de l'ennemi pour faciliter au maréchal Grouchy le moyen de le joindre, ce qui eût décidé la victoire. J'approchai de ce point, et j'étais de ce côté quand l'Empereur apprit que le maréchal avait bivaqué, pendant qu'il le croyait en pleine attaque sur Wavres pour en chasser les troupes de Blücher. On avait détaché du monde en observation du côté de Saint-Lambert; de là on attendait du renfort, et c'était l'avant-garde d'un corps de 30,000 Prussiens qui arrivait. Il était alors deux heures. Sur la ligne, il n'y avait alors d'engagés que les tirailleurs. En ce moment, vers la gauche, un officier de l'Empereur passa; il portait l'ordre au maréchal Ney de commencer le feu, et de prendre la ferme de la Haie-Sainte et le village de la Haie. Jamais ordre ne fut plus promptement ni plus complétement exécuté. La division anglaise tomba foudroyée.
La montre à la main, je suivis pendant trois heures cette scène de carnage dont notre cavalerie vint achever les résultats. Il y avait fuite de tous ces débris anglais vers la route de Bruxelles. Nos ennemis déclarent que les Français sont perdus une fois qu'ils sont en déroute. Je crois que ceux qui se rappellent cette course désordonnée des corps britanniques avoueront qu'on ne peut rien imaginer de plus entier que cette débandade. La victoire parut décidée, et elle l'était par l'impétueuse attaque de Ney. Mais voilà que Bulow (par le retard involontaire et fatal du maréchal Grouchy) opère un funeste retour avec ses trente mille hommes de troupes fraîches arrivant l'arme au bras. Était-ce Ney qui avait amené ce passage? n'avait-il pas conduit ses troupes à Ligny, aux Quatre-Bras? n'y avait-il pas combattu, payé de sa personne; la position du centre ne fut-elle pas gardée d'après les ordres de l'Empereur? N'avait-il pas triomphé à la Haie-Sainte; ne chassa-t-il pas les Anglais?… Quelle voix pourra s'élever contre celui qui, voyant la bataille perdue, après avoir eu plusieurs chevaux tués sous lui, deux bataillons écrasés, se jeta l'épée à la main, les vêtemens criblés de balles, le visage inondé de sang, au milieu d'un carré de braves de la vieille garde, dont les cadavres s'entassaient autour de lui? Est-ce l'homme qui eût fléchi dans son devoir qui se serait conduit avec cet héroïsme. «La France est perdue, il faut mourir ici,» fut le cri de son coeur. Le peu de braves qui restaient debout, qui tous depuis si long-temps le regardaient comme le plus brave, l'entraînèrent avec les débris de la colonne.
CHAPITRE CLVI.
Soirée du 18 juin.
Qu'on se représente une femme égarée sur un champ de bataille, en proie à toutes les fatigues du corps, à toutes les angoisses du coeur; et l'on ne s'étonnera pas que dans cette peinture d'un effroyable désastre je ne sois pas fidèle aux rigoureux calculs des mouvemens militaires. Ma tête se perd encore aux souvenirs de ces terribles péripéties d'un carnage. Hélas! voudrait-on qu'une pauvre femme, qui ressentait là tout-à-fait les dangers et des inquiétudes mille fois plus cruelles que ces périls, conservât ce sang-froid stratégique qui déduit minutieusement les circonstances d'une bataille? Je suis à cheval; le flot des Prussiens m'emporte, et je m'égare dans la mêlée. Je ressemble, hélas! dans ce moment de mes Mémoires, à Napoléon dans les dernières heures de cette journée fatale; j'obéis au torrent, et ne le vois plus que quand il me presse de trop près.
J'arrivai à Furnes le 17; tout y exaltait le nom si souvent prononcé par la victoire. Ney y resta après avoir remporté un brillant avantage sur les Anglais, malgré les renforts qui arrivaient de tous côtés aux ennemis. C'est Ney qui arracha le drapeau du 69e régiment. Au premier moment de sourire de la victoire, et avant cette arrivée inattendue des Prussiens, j'avais rencontré par un choc le maréchal Ney. Son premier mouvement fut de surprise, la réflexion fut de colère; à tout je ne répondis qu'en posant la main sur mon coeur et en disant: «Je n'ai pu agir différemment; ne pensez pas à moi.—Par Dieu, je le crois, j'ai bien autre chose à penser. La responsabilité de tant de braves sur les bras;» puis se laissant aussitôt entraîner à cet enthousiasme qu'il aimait à me voir partager: «J'espère, m'avait-il dit, que nous achèverons messieurs de l'Angleterre.» Là, Ney était bouillant d'espoir; mais lorsqu'il eut reçu l'ordre de laisser partir le corps d'Erlon, il devint soucieux. Il m'avait très sérieusement interdit de jamais lui demander compte, aussi m'en gardai-je soigneusement; mais je compris très bien à son air et par des mots échappés pendant les rares minutes que je le vis, que cette disposition de l'Empereur le contrariait. Je sais que j'entendis qu'il disait: «Il ne faut plus penser à avancer; nous nous soutiendrons bien ici contre cinquante mille hommes, quoique je n'en aie que quinze mille.» Alors il m'ordonna positivement de retourner, tandis que je le pouvais encore; je feignis d'obéir. J'avais pris mes précautions pour être toujours à même de me rapprocher des bagages. On commençait à montrer des inquiétudes sur l'armée de Grouchy. Quelle plume il faudrait pour peindre ce qui se passait sous mes yeux et autour de moi dans un intervalle de peu d'heures. Tout à coup on eut encore une grande joie; le général Pajol venait, par un miracle de bravoure, de chasser des Prussiens triples en nombre. Je m'adressai à un sous-officier de la cavalerie Michaud. «Les ordres arrivent-ils?» me dit-il; il y a des engagemens de tirailleurs vers la Haie-Sainte. J'étais montée à cheval; tout à coup j'entendis de nouveaux cris de victoire. Desnouette venait de chasser les Prussiens du mont Saint-Jean; à sept heures les Français avaient triomphé trois fois, et cependant le mot destruction bruissait déjà dans les cyprès qui allaient ombrager le vaste tombeau de la valeur malheureuse. À huit heures, la garde était tombée en s'immortalisant.
Ceux qui ont dit que Napoléon était lâche et qu'il avait fui le champ de bataille, après y être resté spectateur à l'abri du péril, ne l'ont jamais vu à la guerre; il y était exposé aux boulets; qu'on se rappelle Kaya et la journée qui frappa Duroc près de lui. Moi, qui ne prétends pas à l'immortalité, je me tenais autant que possible à l'abri avant la bagarre, et j'ai observé de près, avec une excellente longue-vue, le visage de l'Empereur, un quart d'heure avant le terrible sauve qui peut; et lorsque, par une tentative désespérée, il ordonna à ses grenadiers de passer un ravin qu'ils comblèrent de leurs cadavres, la physionomie de l'Empereur était effrayante de sang-froid; autour et devant lui tombaient les plus braves, son front ne sourcillait pas: il mesurait l'abîme et semblait de son regard d'aigle y chercher encore une issue; il attendait les troupes de Grouchy: qu'on juge de l'épouvantable certitude qu'au lieu d'un renfort lui causa l'aspect des Prussiens, enveloppant et inondant nos lignes déjà éclaircies! C'est alors que les officiers qui entouraient l'Empereur l'entraînèrent: cela ne s'appelle fuir dans aucun pays du monde. Les soldats, dans leurs cris de rage, accusaient quelques généraux malheureux; je restai au milieu d'eux à pied, ne prononçant qu'un seul mot, c'était le nom de Ney: «Il s'est fait tuer au milieu d'un carré de la jeune garde», me dit enfin un de ces hommes fuyant par force et le désespoir dans l'ame. À mon cri d'effroi, un officier me répondit: «De quoi vous plaignez-vous? il est plus heureux que nous, il a pu se battre jusqu'à la fin; ils n'en auront pas eu bon marché, ces gredins de Prussiens et d'Anglais.» Le nom de Ney, cher au coeur des soldats, avait fait son effet, et ce militaire tâcha de me protéger, autant que possible dans la bagarre contre la foule.
La nuit commençait à être profonde; la pluie tombait par torrens; les chemins étaient fangeux et impraticables; on trébuchait sur des cadavres et des mourans.
Au moment de la bagarre, j'avais mis pied à terre; la terrible vue de ce mouvement me fit m'élancer du côté opposé, sans penser au cheval ni à celui qui le tenait, et qui en aura profité, j'espère, pour se sauver. J'étais tombée dans une colonne de fuyards, et force me fut de suivre le mouvement ou de me faire écraser.
Mon guide trouva cependant encore à me parler d'autre chose que des horreurs qui nous environnaient. «Vous aimez donc le maréchal, me disait-il, pour être venue ici?» Je me pressai convulsivement contre le bras qui me soutenait: «Ah! conduisez-moi vers le lieu où il est tombé.» Ce brave ralentit sa marche, et laissant s'écouler un peu la foule, prit avec moi vers la route où avait combattu le centre que Ney avait commandé. Il allait m'y conduire, quand, à peu de distance, nous vîmes un gros de Prussiens s'efforçant à faire mettre bas les armes à un reste de peloton qui s'était réuni, et quittait ce champ de regret avec une attitude française. Les apercevoir et voler à leur secours fut même chose pour mon intrépide compagnon. Je fis des efforts pour m'éloigner de ce spectacle d'horreur: ils étaient vingt contre trois cents! Les Prussiens les massacrèrent avec fureur; c'est là où fut tué Duhesme, qui, ne pouvant plus se défendre, serra son arme contre son coeur, où son lâche adversaire enfonça sa baïonnette. Mon guide eut le même sort sans doute, car je ne le vis plus, quoiqu'en s'éloignant il m'eût crié de ne pas bouger, de l'attendre: hélas! c'était un ami de moins. Cette protection, accordée dans de pareils instans au seul nom de Ney, m'eût été un appui bien nécessaire dans ces jours d'angoisses qui allaient suivre cette terrible défaite.
Je regardais autour de moi, et partout ce n'étaient qu'objets d'épouvante: des morts, des débris et des mourans; les clameurs du courage remplacées par le silence d'une affreuse destruction; déchirant spectacle d'innombrables agonies, qui n'attire pas même en de tels instans les regards de la pitié: la mienne, cependant, fut excitée jusqu'aux larmes, au point de me faire oublier tout pour voler au secours de plus à plaindre que moi. À cinquante pas, je vis un homme, marchant péniblement, ou plutôt se traînant, et que je crus blessé et échappé au massacre des Prussiens. Sans aucune réflexion, je volai vers lui au moment où je le vis tomber anéanti sur ce sol inondé de sang. J'approche, et je reconnais de suite, aux formes, que c'était une femme.
Je ne m'arrêterai pas à peindre les sentimens qui m'agitèrent en reconnaissant, lorsque j'eus soulevé sa tête, mon amie Camilla, la maîtresse si tendre du jeune et brave Duhesme, qu'elle avait toujours suivi, à qui elle avait immolé rang et fortune, et qu'elle venait de voir massacrer sous ses yeux. Quelles fictions inventées par les poètes pour de nouvelles terreurs approchent de l'épouvantable réalité de cette scène? Ô Camilla! tu vis; tu as trouvé le repos au sein de ta famille, dans cette Toscane, notre commune patrie. Si mon livre te parvient un jour; ton ame bonne et reconnaissante ressaisira avec des pleurs de reconnaissance le souvenir de l'intérêt intrépide avec lequel je t'arrachai à la mort. J'étais à genoux, tâchant de ranimer ma malheureuse amie. Tout était à redouter; mais je ne pouvais songer qu'à elle. Son premier retour vers la vie fut un cri d'effroi; elle ne me reconnut point; s'arrachant de mes bras, elle me dit avec une angoisse déchirante: «Je suis couverte de son sang! ayez pitié de moi.—Camilla, c'est moi.» Elle me reconnut, se jeta sur mon sein, disant: «Ida, ils l'ont massacré sous mes yeux.—Confondons nos pleurs: Ney aussi est tombé», lui dis-je. L'idée de ma douleur put seule la distraire de son désespoir. Sa reconnaissance cherchait à balbutier la consolation; mais les sanglots coupèrent sa voix. Nous résolûmes de rester là quelques instans, et d'aller en recherches de ce que nous avions perdu de cher et sacré.
Je fis avaler quelques gouttes de Madère à ma défaillante amie; je relevai ses cheveux épars sous mon foulard, et réparai, tant bien que mal, un désordre qui montrait son sexe. L'infortunée avait lutté dans la mêlée; sa main droite était déchirée, et son épaule droite légèrement effleurée par un coup de pointe. Elle me répétait: «Ce sont des assassins et non des soldats; ils ne combattent pas, ils égorgent à dix contre un.» La nuit était encore devenue plus profonde; quelques lueurs l'interrompaient par intervalles; on voyait à ces rares clartés se promener de ces hommes, qui arrivent d'un pas décidé, quand le silence de la mort règne là où brilla l'héroïsme, pour dépouiller sans pudeur l'ami tombé pour les défendre, et l'ennemi qu'ils n'ont pas osé combattre. C'étaient des paysans; l'un d'eux s'étant approché, je lui offris de l'or pour nous procurer un guide: heureusement l'homme auquel je venais de m'adresser n'obéissait qu'à la misère, en venant chercher des cadavres. Il ne fut pas insensible au triste aspect de Camilla ni à ma voix suppliante. Il ne fixa rien pour son important service, et je crus ne plus pouvoir le récompenser, même avec beaucoup d'or, lorsqu'en m'informant de Ney, cet homme me donna, comme témoin, tous les détails de son héroïque défense, m'assura qu'il n'était que blessé, et que ses troupes l'avaient entraîné, lorsqu'à sept heures on avait vu la bataille perdue. Le maréchal avait encore emmené au feu un bataillon de la jeune garde, qui fut écrasé; que lui, Ney, s'était alors jeté à pied, l'épée à la main, dans le carré de la vieille garde.
Si cet homme avait su sur quel point les troupes de Ney s'étaient dirigées, j'aurais confié Camilla à sa générosité, et volé vers le maréchal; mais, dans l'incertitude, je crus faire mieux en employant tous les moyens de me rendre directement à Paris. J'arrivai au bout de deux jours, et fis avertir D. L***. On plaça quelques matelas pour moi, et je fis coucher mon infortunée compagne dans mon lit. La fièvre l'avait prise; en peu d'heures elle fut au plus mal: je fis appeler un médecin et une bien excellente garde, prévoyant trop que mes soins ne pouvaient être assez assidus, mon coeur étant en proie à l'affreux tourment d'ignorer la destinée de Ney. L'arrivée de D. L*** diminua mon incertitude et mon impatience, mais sans la satisfaire; il me dit: «N'allez pas courir, laissez aller les événemens, vous reverrez le maréchal, il est à Paris; il a cru joindre Grouchy et l'Empereur pour se réunir à eux, pour se battre encore; mais il n'y a plus rien à tenter. Ney n'a trouvé personne; depuis hier il est près de l'Empereur, à l'Élysée. Davoust rassemble les débris de l'armée sous Paris. Il y a de quoi faire contenance; du moins l'ennemi n'entrera pas sans capitulation.» D. L*** était le seul qui me mît exactement au courant des événemens qui me touchaient si fort; puisque la destinée de Ney y était attachée. D. L*** venait deux et trois fois par jour me rendre compte, m'offrait tout l'argent dont j'avais besoin, ne me parlait que de Ney, m'approuva dans ce qu'il appelait ma pitié héroïque pour Camilla, et pour comble de bienfaits me donna l'espoir d'une entrevue avec le maréchal.
Nous étions arrivés, les images de la mort devant les yeux. Les heures furent autant de siècles d'angoisses et de combats avec moi-même. Sachant que la plus vive peine à causer au coeur de Ney eût été de faire des démarches qui eussent, par une imprudente preuve d'intérêt, pu troubler le repos d'une épouse entourée de son respect et de son amour, je restai donc, m'abstenant de toute tentative pour le voir: seulement j'avais remis à D. L*** une lettre pour la faire tenir au maréchal.
CHAPITRE CLVII.
Coup d'oeil sur la capitale.—Angoisses des amis de Napoléon.
Fatiguée de douleurs, de noires pensées, des images sanglantes d'une défaite, dès mon retour à Paris ma tristesse s'accrut encore, en jugeant, dès le premier aspect de la capitale, qu'il n'y avait plus de réparations possibles à nos désastres. Il semblait que je sortais d'un songe affreux, dont le réveil était la mort.
Je courus chez Regnault de Saint-Jean-d'Angely, n'ayant pris que le temps de m'occuper de Camilla. J'étais affamée de nouvelles. «Ah! mon amie, s'écria-t-il en apercevant mes vêtemens encore tout empreints des traces du voyage, embrassons-nous, car c'en est fait de nous tous.
«—Eh quoi! plus d'espoir! Napoléon nous reste cependant? Quand j'ai quitté l'armée, les bandes se reformaient. Des soldats restent encore déterminés à mourir. Le désespoir ne peut-il pas quelquefois devenir un triomphe?
«—S'il était général, ce désespoir, il pourrait, comme un rocher inaccessible, arrêter le danger; mais, sans compter le parti qui regrette et qui attend les Bourbons, il y a maintenant dissolution, anarchie, dans nos propres rangs. Croiriez-vous que la Chambre des Représentans s'occupe d'une constitution, au lieu d'une levée en masse. Ce sont des hommes qu'il faudrait, et ce sont des lois qu'on fabrique. On dirait qu'un fléau en amène toujours un autre. Ce n'est pas assez de l'Europe entière pour déchirer la France; à cette inondation des barbares vient se joindre une armée de sauterelles législatives. La sottise d'une part, l'intrigue de l'autre, on ne sait quel démon de discuter sur des principes et de faire des doctrines, enfin une malveillance générale contre l'Empereur, paralysent ce qui reste de vie à la France. On veut faire abdiquer Napoléon. Rome avait des félicitations pour le consul qui n'avait point désespéré de la patrie. On n'a ici que des défiances, que de l'ingratitude, que des affronts, pour l'homme dont le génie ne saurait être remplacé.
«—Mais, mon ami, est-ce que l'Empereur se laissera dépouiller? Est-ce que les soldats se laisseront enlever le seul homme auquel ils se fient?
«—Napoléon sait d'où partent toutes ces menées; mais il est trop tard. Les Bourbons le traiteraient avec plus de générosité que le parti qu'il a appelé à son aide, et qui profite des infidélités de la victoire pour l'étouffer.
«—Et la Chambre des Pairs, celle-là, composée de tant d'illustres guerriers, sait au moins que le premier intérêt d'un peuple, c'est de résister à l'étranger.
«—Celle-là n'est pas meilleure que l'autre. On a refusé la parole à
Lucien, en prétendant qu'il n'était pas prince français.
«—Que veut-on faire?
«—Dans ce moment, chacun sait bien ce qu'il ne veut pas; mais personne ne sait ce qu'il préfère. Des mains habiles et savantes entretiennent ou organisent peut-être ces divisions, afin de diminuer d'autant les chances d'un concours universel pour se targuer ensuite de l'impuissance qu'ils auront créée, et qu'ils appelleront du dévouement, s'il y a des vainqueurs.
«—Je venais chercher auprès de vous des consolations, des espérances, et vous mettez encore un poids de plus sur d'immenses douleurs. J'aimais mieux la mort de l'épouvantable champ de bataille que j'ai quitté, que cette mort d'anéantissement et de langueur. Si vous aviez vu à Mont-Saint-Jean, à Waterloo, les prodiges de courage, d'héroïsme furieux ou tranquille, vous ne comprendriez pas non plus que la victoire n'ait pas couronné tant d'efforts, ni payé tant de sang. Tous les généraux étrangers voudraient de bonne foi expliquer leurs triomphes, les nôtres tout ensemble, notre défaite, qu'au lieu d'une cause palpable, d'une saisissante raison, on n'étalerait encore que des cadavres. On peindra, mais on n'instruira jamais cette grande catastrophe. Une fatalité telle qu'il n'en est point de pareille dans l'histoire, un effroyable que sais-je, seront les derniers mots de la postérité sur Waterloo.
«—L'Empereur, entre nous, a-t-il été lui-même?
«—Jamais son génie, jamais sa bravoure personnelle, ne déployèrent plus de ressources. Au milieu de la garde impériale, au milieu des généraux redevenus soldats, on se croyait dans une armée de géans.
«—Pauvre Napoléon! c'est après de tels sacrifices que l'ingratitude des uns, la démence des autres, veulent t'immoler à des rêves, à des utopies. Oui, mon amie, tous nos idéologues veulent, avant d'être écrasés, avoir la satisfaction de résister à la tyrannie, de se précautionner contre le despotisme. N'importe, l'Empereur abdiquera encore une fois, j'en suis sûr; les traîtres et les niais l'emporteront. Cet homme, qu'on accuse d'être ambitieux, égoïste et sanguinaire, aura donné deux fois au Monde un exemple inouï de désintéressement et d'immolation. S'il l'eût voulu, s'il le voulait encore, il pourrait s'ensevelir sous les débris de la capitale, faire sortir de Paris embrasé son salut et le nôtre, mourir du moins en jouant tout, en même temps que lui-même. Non, il sait résister à l'intérêt de son orgueil outragé; il sait regarder en face une chute qu'il pourrait rendre terrible.»
Je quittai Regnault après beaucoup d'autres effusions que je me rappelle un peu moins, parce qu'il y avait plus de vivacité dans ses sentimens que de suite dans ses idées. Je l'assurai que, le feu fût-il aux quatre coins de Paris, mon dévouement n'en serait pas moins entier, absolu, infatigable; que j'oublierais mes propres chagrins pour ne songer qu'à la grande douleur de l'homme qui avait à jamais enchaîné nos coeurs.
Ce jour-là, je repris ma vie de Paris, cette vie de courses, de communications de toute espèce, qui se trouvait naître de mes goûts, et fort bien servir en même temps les intérêts des autres. Le lendemain de ma visite à Regnault, je rencontrai M. le comte Carnot dans un salon du Marais, où j'étais allée porter une lettre du fils de la maison, jeune officier, qui m'avait, à Laon, prié de lui rendre ce service. Dès que Carnot m'aperçut, il eut la bonté de venir à moi; et, malgré les préoccupations du moment, à peine lui eus-je dit que je venais de l'armée et que Waterloo s'était trouvé entre nos deux rencontres, qu'il me fit remarquer, avec assez de poésie pour un mathématicien, qu'il fallait en quelque sorte que le monde s'ébranlât pour nous mettre en présence. Dans les violentes secousses des événemens ou des passions, il suffit quelquefois d'un mot, d'une idée soudainement jetée en avant, pour m'enlever à tout ce que mes sensations présentes ont de plus poignant, et me transporter dans le cercle d'une causerie calme et tranquille. Quoique M. le comte Carnot fût un personnage plus positif que fantasmagorique, je lui sus gré de me traiter en événement; mais il retomba bientôt de cette politesse phraséologique dans le lieu commun de ses idées exclusives. Ainsi, au lieu de me parler de la campagne que je venais de faire, de déplorer les pertes effroyables, les conséquences menaçantes de Waterloo, il me dit que ce serait peut-être un bien pour la patrie, qu'au lieu de devoir son salut à une armée et à un chef, les citoyens soulevés la dussent à eux-mêmes, parce qu'ainsi, après avoir chassé les ennemis, ils n'auraient pas à craindre que la victoire devînt de nouveau l'instrument de leur servitude. Je tâchai de tirer Carnot de ses préventions, et surtout de ses illusions; car on ne peut se faire d'idée de ses crédules espérances. Il prétendait que nous allions avoir un million de soldats; que toutes les gardes nationales immobilisées allaient remplacer une armée seulement militaire par une armée citoyenne. Cette fascination me chagrina au lieu de m'indigner; et comme la société était peu nombreuse, je profitai de cette circonstance pour éviter une dispute avec un vieillard dont l'ancien caractère avait commandé à mes respects.
En rentrant chez moi je trouvai un message de la reine Hortense, dont j'étais pourtant peu connue, et qui vint faire un moment diversion à mes cruelles agitations. Cette femme, à tant de titres intéressante, était venue de la Malmaison pour un jour. Je me rendis à l'Élysée-Bourbon où elle m'attendait. Elle me questionna sur toutes les circonstances des journées des 16, 17 et 18 juin, et me parut bien inquiète. «N'est-il pas vrai, répéta-t-elle à plusieurs reprises, que l'Empereur s'est jeté au milieu des grenadiers avec son état-major, et qu'on l'a forcé de quitter le champ de bataille? qu'il ne l'a pas volontairement abandonné?
«—L'Empereur abandonner le champ de bataille! Ses braves l'en ont arraché.» La reine m'avait écoutée avec avidité.
«Vous y étiez, vous, et ce n'était pas votre première bataille; le danger n'est donc rien pour vous?
«—Tant que cela va bien, on n'oserait paraître timide, et quand cela va mal, on pense au salut; ainsi on n'a pas le temps d'avoir peur.»
L'aimable fille de Joséphine me parla de Regnault, du maréchal Ney. Je crus devoir nier ma liaison. Elle avait beaucoup trop d'esprit, et surtout alors avait bien autre chose dans la tête pour s'arrêter à cet objet. Elle ajouta encore à mes peines par les nouvelles qu'elle me donna de Murat. «Il est malheureux et il l'a mérité, disait-elle; car de tout ce qui arrive, Joachim doit en partie s'accuser. Avec ses idées d'affranchir l'Italie, il a ôté un appui et une ressource à celui dont il tenait sa couronne; il peut se regarder aujourd'hui comme à jamais perdu.» Elle me demanda si j'étais revenue avec la suite de l'Empereur, et je trouvai je ne sais quoi d'un peu inquisitorial dans ces questions. Je lui racontai ma rencontre avec la malheureuse Camilla, et notre triste retour: «Ainsi, vous n'étiez pas à Philippeville?
«—Mon Dieu, non.
«—Qui était donc cette femme qui est revenue avec une des voitures du maréchal Soult? en avez-vous connu à la suite?
«—Aucune; mais j'ai vu à Mont-Saint-Jean une femme qui se prétendait maîtresse du général Bourmont.
«—Est-elle belle et jeune?
«—Elle est assez bien, elle galoppe, habillée en homme; espèce de volontaire comme moi.
«—C'est cela alors;» et la reine resta pensive quelques instans: «L'Empereur est à Laon, ajouta-t-elle; il est persuadé que tout peut se réparer encore, qu'il ne faut que de l'énergie et de la résolution, de la part des officiers et du gouvernement. Il ignore tout ce qui se trame ici. Je voudrais qu'il le sût et directement; j'ai beaucoup de choses à communiquer à l'Empereur.» Ici la reine me regarda de toute l'expression de sa spirituelle physionomie, et je crus si bien la deviner, que je lui répondis, en mettant la main sur mon coeur: «La place est sûre, vous pouvez tout y déposer.
«—Vous êtes encore au-dessus du bien que m'a dit de vous Élisa et quelqu'un que vous aimez… Passez, je vous conjure, chez mon secrétaire ainsi que chez Regnault, puis partez sans délai pour Laon.» Alors elle me prit les deux mains, les serra avec une agitation convulsive. «Voici ce que vous devez dire de ma part ou à Bertrand ou à l'Empereur, à personne autre: que j'ai la certitude que les Chambres se déclareront contre lui, qu'on ne le regarde plus même comme chef de la nation; en un mot, qu'ils ne veulent plus de lui, heureux si on ne le juge pas traître à la patrie; qu'il doit rester avec l'armée et que je veux m'y rendre. Je hais et crains les républicains: ils se sont courbés, mais leur haine existe tout entière. Direz-vous bien tout cela?» Je le lui répétai à l'instant, et involontairement je saisis une de ses jolies mains que je pressai contre mon sein. Hortense sourit avec une bonté triste, mais tout obligeante. Il y eut, dans ce tête-à-tête de la fille de l'impératrice Joséphine et de moi, un bizarre rapprochement de circonstances: le cabinet où me reçut la reine Hortense au mois de juin 1815 était le même où, seize ou dix-huit ans auparavant, la citoyenne Bonaparte et la citoyenne Moreau se reposèrent amicalement en prenant des sorbets, après les fatigues d'un bal champêtre. Ma visite s'était assez prolongée pour que je me trouvasse forcée de remettre au lendemain ma visite à son secrétaire. Ce lendemain même était le jour fixé de mon départ. J'accourus chez Regnault sans le rencontrer. J'y retournai quelques heures après, toutes mes dispositions étant faites. Quoique déjà si cruellement agitée pour moi-même, je puis dire que non seulement j'étais résolue à ce voyage, mais que je mettais une sorte d'orgueil à donner cette nouvelle preuve de mon dévouement actif à l'Empereur et à sa famille. J'allai donc chez Regnault très fermement déterminée à partir immédiatement. Regnault me demanda si j'avais une lettre.
«Non.
«—Qu'allez-vous donc faire?
«—Dire deux mots à l'Empereur.
«—Folle!
«—Pas du tout, et deux mots à l'oreille.
«—Et je ne puis les savoir?
«—On me les a fait apprendre par coeur pour ne les dire qu'à Napoléon; les tortures ne m'en arracheraient pas le secret.
«—C'est très bien, ma chère amie; si les choses se replâtrent, votre avenir sera superbe.
«—Je suis si loin d'y prétendre, comme vous l'entendez, Monsieur le comte, que cette seule pensée gâterait mon zèle, si le moment me paraissait moins impérieux. Hélas! ce zèle allait s'évanouir, et un moment allait m'en faire perdre jusqu'à l'idée.» Regnault, sans y trop réfléchir, me donna à lire le bulletin de la bataille de Waterloo. À peine avais-je vu cette phrase si cruellement injuste: «J'aurais pu rejeter sur le maréchal Ney une partie des malheurs de cette journée;» que je jetai le bulletin, en éclatant sans ménagemens contre l'Empereur: «Il veut le compromettre, le perdre peut-être; il n'y réussira pas… Moi, servir qui offense Ney, m'exposer encore pour le prévenir du danger qui peut le menacer? Moi!… je l'y pousserais plutôt mille fois. L'ingrat, il ose toucher à la gloire de son plus grand capitaine!» Je marchais à grands pas dans l'appartement, j'étouffais de fureur. Regnault crut me ramener, juste par un mot qui m'exaspéra sans retour. «Allons, mon amie, allons, vous savez bien qu'il ne peut arriver rien de fâcheux pour cela au maréchal. Hâtez-vous de remplir la mission que vous avez acceptée.
«—Moi, partir?
«—Sans doute, et le plus tôt possible.
«—J'aimerais mieux mourir dans un cachot.
«—Êtes-vous folle? vous avez promis?
«—Mais on ne me paie pas, je pense, et si mon fol enthousiasme m'a fait faire beaucoup d'extravagances pour leur service, il ne me fera jamais descendre à l'indignité de renier un sentiment qui fait l'orgueil de ma vie. N'y pensez pas au moins, et chargez-vous, je vous prie, d'en instruire la reine.
«—Mais y songez-vous? vous voulez donc vous perdre?
«—Y pensez-vous à votre tour, vous-même? et en quoi, s'il vous plaît, Monsieur le comte, me perdrai-je? ai-je une place? suis-je payée? mon zèle ne pouvait venir que de mon dévouement. Napoléon, vient de me désenchanter par son ingratitude pour Ney; je ne saurais jamais le haïr, mais je ne le servirai plus en rien; c'est mon ultimatum.
«—Saint-Elme, si je vous connaissais moins, je dirais: c'est parce que l'étoile pâlit.
«—Monsieur le comte, cela ne peut m'atteindre. Toutefois je partirai; je vous le promets; mais je vous avoue, que c'est à contre-coeur.» Je m'y tins prête, lorsqu'à l'Élysée je reçus contre-ordre, parce que l'Empereur y venait d'arriver; tout semblait se réunir pour s'emparer de sa volonté. Napoléon avait voulu rester à Laon; il pouvait avec quelques mille hommes défendre l'approche de Paris: il en eut l'idée, parce qu'il sentait sa force au milieu d'une troupe dévouée et fidèle; mais on lui fit entendre qu'on aurait pu croire à Paris qu'il était mort, que cela découragerait le zèle de ceux qui avaient pu s'armer pour tenter la fortune d'une défense. L'Empereur sentait qu'on ne lui conseillait que des sottises.
L'arrivée brusque de l'Empereur me sauva une course que j'allais entreprendre d'assez mauvaise volonté, et me rendit cependant en peu de jours tout mon zèle pour la cause de Napoléon, justement par l'indécent acharnement qu'on mettait à l'accabler.
En effet, Napoléon avait été froidement accueilli, même par les courtisans qui lui devaient le plus. Regnault me dit, le soir, que l'Empereur était dans une agitation convulsive depuis qu'il avait su le voeu de la Chambre des Députés. Je ne sais si la réponse qu'on a prétendu avoir été faite par l'Empereur à M. Benjamin Constant, est vraie; mais je puis assurer que s'il l'a faite, elle fut une preuve de plus de la connaissance de l'esprit du peuple à son égard; car nul doute que s'il eût voulu le soulever contre les Chambres, il le pouvait. Dans ces derniers momens de Napoléon, dans cette agonie terrible de son génie et de sa fortune, j'avais un extrême désir de voir l'Empereur; je voulais lui parler du maréchal: je me rendis donc à l'Élysée. Au moment où j'arrivai, une foule immense remplissait l'avenue de Marigny. Ce n'était pas seulement ce qu'on appelle du peuple, mais il y avait aussi des gens fort bien vêtus, beaucoup de citoyens de toutes les classes, bourgeois aisés et de la partie marchande. La personne par laquelle je pouvais être introduite me prévint que c'était impossible, qu'il y avait une députation près de l'Empereur, qu'on en attendait une autre, que cela n'en finissait pas. «On lui tourne la tête», me disait M. Machembled, que je connaissais depuis mon dernier voyage en Italie, et que j'avais rencontré à ma première visite à la reine Hortense, comme une connaissance qu'on revoit avec plaisir. Machembled avait servi dans le génie, et l'Empereur en faisait cas; il me parut à moi instruit, affable et loyal dans son dévouement, sans aucune prévention violente. Pendant que nous causâmes dans le vestibule, les cris allaient toujours croissant; on assura depuis qu'ils avaient fourni un mot heureux à l'Empereur. Je n'en puis répondre, n'étant pas présente; mais je puis dire que jamais je n'avais entendu proférer de si bruyantes et de si cordiales acclamations.
La seconde abdication fut enfin arrachée à Napoléon. Ce furent les ducs d'Otrante, Decrès et de Vicence qui la portèrent. Je sus que quelqu'un de la foule qui environna constamment l'Élysée, avait dit en voyant ces trois Messieurs: «Voilà le bourreau, le confesseur et le geôlier!» Dès qu'elles eurent reçu l'abdication, les Chambres députèrent une commission à l'Empereur: celle-ci reçut à son tour des lazzis populaires en passant. «Qu'ils sont pressés de se défaire de celui à qui ils doivent leurs cordons et leurs équipages!» disaient les beaux esprits ambulans. On avait vu passer un officier supérieur de la garde nationale; lorsqu'on sut qu'il était venu pour presser l'abdication, il fut heureux de s'éloigner à toutes brides, car on se promettait de lui faire un mauvais parti. En courant de l'Élysée chez moi, je rencontrai Labédoyère; c'était la veille de cette séance orageuse à la Chambre des Pairs, où il déploya une énergie si fougueuse pour soutenir l'hérédité de Napoléon II. Labédoyère était hors de lui; il ne parlait de rien moins que d'enlever l'Empereur, de le conduire à l'armée, et d'imposer des lois à ces Messieurs les modernes Romains. Labédoyère n'entendait rien aux finesses politiques. Il voyait dans Napoléon l'homme des soldats, et, soldat lui-même avant tout, il portait jusqu'au fanatisme sa religion politique. Je ne trouvai pas moins de charmes dans l'excès même d'un sentiment si honorable, car c'était de la reconnaissance pour le génie malheureux. Rien n'était plus beau que Labédoyère plaidant la cause de l'Empereur. «Plutôt que de souffrir encore leur trahison, je les défierai tous», disait-il, et en le disant, il avait fortement la mine d'y être résolu.
CHAPITRE CLVIII.
Entrevue avec Ney.—Encore Camilla.
Il n'y avait pas trente-six heures que j'avais chargé D. L*** de ma lettre au maréchal Ney, quand je vis arriver mon adroit messager vers le soir, haletant, tout ému, me criant dès la porte de mon appartement: «Vite un schall, un chapeau, je vais vous conduire vers lui.» Il n'avait pas achevé cette douce quoique brusque allocution, que déjà j'étais sur l'escalier.
D. L***, vous lirez ces Mémoires, vous savez tout ce que j'ai droit de vous reprocher; vous n'avez point oublié votre lâche menace à l'époque où, toujours du parti vainqueur, vous osâtes menacer ma liberté, me faire un crime des sentimens dont seul vous connaissiez toute la force. Abus de confiance, calomnie, sourde persécution, sordide intérêt, je pourrais avec tant de remords vous accabler de votre opulence et de votre réputation; rassurez-vous. Du 12 juin au 7 décembre de 1815, le souvenir le plus déchirant vous a donné un droit immortel à ma reconnaissance, un droit qui vous répond de mon silence. Pour prix de ce dernier dévouement, D. L***, ces initiales que vous seul connaissez, ce chiffre mystérieux de vos fautes, ne vous désignent à personne, et jamais votre nom ne sortira ni de ma plume ni de mes lèvres. Vivez en paix!
Nous nous rendîmes en peu d'instans rue de Richelieu; le cabriolet entra dans la cour. J'aperçus Ney à une croisée, pâle, défait: Je repoussai D. L***; je franchis l'escalier, et je me trouve sur le coeur du maréchal: il m'y pressa long-temps. «Ma pauvre amie! grand Dieu! comment avez-vous pu échapper à cette abominable journée du 18?» Nous étions dans une chambre où il y avait un très beau portrait en pied de l'Empereur. Ney le fixa avec un regard qui peignit à la fois de l'admiration et de la douleur. Nous restâmes plus d'une heure ensemble dans cet entretien déchirant. Ney se laissait aller à plusieurs reprises à son emportement, en rappelant les détails du désastre de Waterloo. «Nous étions vainqueurs, disait-il; les dispositions étaient admirables de la part de l'Empereur; nos soldats ne furent jamais animés de plus d'ardeur; les malheureux chantaient, criaient, ne cherchaient qu'à garantir leurs armes. Ah! ne pas vaincre avec de pareils hommes!»
J'entretins le maréchal d'une séance de la Chambre des Pairs dont j'avais entendu parler d'une manière contradictoire, et sa gloire m'était si chère, que j'avais besoin d'entendre de sa bouche le récit de cette séance qui avait pu être si diversement interprétée.
«La franchise est un besoin de mon caractère. Comme je ne tromperais jamais un ami, je ne saurais tromper mon pays. Il faut dire la vérité aux peuples, toute la vérité, surtout dans les circonstances grandes et difficiles. Tenez, lisez cette lettre au duc d'Otrante, elle vous donnera toutes les explications possibles. Gardez cette copie, j'en ferai faire une autre; je désire surtout, à cet égard, la plus entière publicité.» Voici cette précieuse lettre; elle met en effet dans tout son jour l'ame et la conduite du maréchal.
LETTRE DE M. LE MARÉCHAL PRINCE DE LA MOSKOWA À S. EXC. M. LE DUC D'OTRANTE.
«MONSIEUR LE DUC,
«Les bruits les plus diffamans et les plus mensongers se répandent, depuis quelques jours, dans le public, sur la conduite que j'ai tenue dans cette courte et malheureuse campagne; les journaux les répètent et semblent accréditer la plus odieuse calomnie. Après avoir combattu pendant vingt-cinq ans, et versé mon sang pour la gloire et l'indépendance de ma patrie, c'est moi que l'on ose accuser de trahison; c'est moi que l'on signale au peuple, à l'armée même, comme l'auteur du désastre qu'elle vient d'essuyer!
«Forcé de rompre le silence, car s'il est toujours pénible de parler de soi, c'est surtout lorsque l'on a à repousser la calomnie, je m'adresse à vous, Monsieur le duc, comme président du gouvernement provisoire, pour vous tracer un exposé fidèle de ce dont j'ai été témoin.
«Le 11 juin, je reçus l'ordre du ministre de la guerre de me rendre au quartier impérial; je n'avais aucun commandement, ni aucunes données sur la composition et la force de l'armée; l'Empereur ni le ministre ne m'avaient rien dit précédemment qui pût même me faire pressentir que je dusse être employé dans cette campagne: j'étais conséquemment pris au dépourvu, sans chevaux, sans équipages, sans argent, et je fus obligé d'en emprunter pour me rendre à ma destination. Arrivé le 12 à Laon, le 13 à Avesnes, et le 14 à Beaumont, j'achetai, dans cette dernière ville, de M. le maréchal duc de Trévise, deux chevaux, avec lesquels je me rendis, le 15, à Charleroi, accompagné de mon premier aide de camp, le seul officier que j'eusse auprès de moi. J'y arrivai au moment où l'ennemi, attaqué par nos troupes légères, se repliait sur Fleurus et Gosselies.
«L'Empereur m'ordonna aussitôt d'aller me mettre à la tête des premier et deuxième corps d'infanterie, commandés par les lieutenans généraux d'Erlon et Reille, de la division de cavalerie légère du lieutenant général Piré; d'une division de cavalerie légère de la garde, sous les ordres des lieutenans généraux Lefebvre-Desnouettes et Colbert; et de deux divisions de cavalerie du comte de Valmy: ce qui formait huit divisions d'infanterie, et quatre de cavalerie. Avec ces troupes, dont cependant je n'avais encore qu'une partie sous la main, je poussai l'ennemi, et je l'obligeai d'évacuer Gosselies, Frasnes, Mellet et Heppignies: là elles prirent position le soir, à l'exception du premier corps qui était encore à Marchiennes, et qui ne me rejoignit que le lendemain.
«Le 16, je reçus l'ordre d'attaquer les Anglais dans leur position des Quatre-Bras; nous marchâmes à l'ennemi avec un enthousiasme difficile à dépeindre: rien ne résistait à notre impétuosité. La bataille devint générale, et la victoire n'était pas douteuse, lorsqu'au moment où j'allais faire avancer le premier corps d'infanterie, qui jusque là avait été laissé par moi en réserve à Frasnes, j'appris que l'Empereur en avait disposé sans m'en prévenir, ainsi que la division Girard du deuxième corps, pour les diriger sur Saint-Amand, et appuyer son aile gauche qui était fortement engagée contre les Prussiens. Le coup que me porta cette nouvelle fut terrible; n'ayant plus sous mes ordres que trois divisions, au lieu de huit sur lesquelles je comptais, je fus obligé de laisser échapper la victoire, et malgré tous mes efforts, malgré la bravoure et le dévouement de mes troupes, je ne pus parvenir dès lors qu'à me maintenir dans ma position jusqu'à la fin de la journée. Vers les neuf heures du soir, le premier corps me fut renvoyé par l'Empereur, auquel il n'avait été d'aucune utilité; ainsi vingt-cinq à trente mille hommes ont été pour ainsi dire paralysés, et se sont promenés pendant toute la bataille, l'arme au bras, de la gauche à la droite, et de la droite à la gauche, sans tirer un seul coup de fusil.
«Il m'est impossible de ne pas suspendre un instant ces détails, pour vous faire remarquer, Monsieur le duc, toutes les conséquences de ce faux mouvement, et en général, des mauvaises dispositions prises pendant cette journée.
«Par quelle fatalité, par exemple, l'Empereur, au lieu de porter toutes ses forces contre lord Wellington, qui aurait été attaqué à l'improviste et ne se trouvait point en mesure, a-t-il regardé cette attaque comme secondaire? Comment l'Empereur, après le passage de la Sambre, a-t-il pu concevoir la possibilité de donner deux batailles le même jour? C'est cependant ce qui vient de se passer contre des forces doubles des nôtres, et c'est ce que les militaires qui l'ont vu ont encore peine à comprendre.
«Au lieu de cela, s'il avait laissé un corps d'observation pour contenir les Prussiens, et marché avec ses plus fortes masses pour m'appuyer, l'armée anglaise était indubitablement détruite entre les Quatre-Bras et Genappe; et cette position, qui séparait les deux armées alliées, une fois en notre pouvoir, donnait à l'Empereur la facilité de déborder la droite des Prussiens, et de les écraser à leur tour. L'opinion générale en France, et surtout dans l'armée, était que l'Empereur ne voulait s'attacher qu'à détruire d'abord l'armée anglaise, et les circonstances étaient bien favorables pour cela: mais les destins en ont ordonné autrement.
«Le 17, l'armée marcha dans la direction de Mont-Saint-Jean.
«Le 18, la bataille commença vers une heure, et quoique le bulletin qui en donne le récit ne fasse aucune mention de moi, je n'ai pas besoin d'affirmer que j'y étais présent.
«M. le lieutenant général comte Drouot a déjà parlé de cette bataille dans la Chambre des Pairs: sa narration est exacte, à l'exception toutefois de quelques faits importans qu'il a tus ou qu'il a ignorés, et que je dois faire connaître. Vers sept heures du soir, après le plus affreux carnage que j'aie jamais vu, le général Labédoyère vint me dire, de la part de l'Empereur, que M. le maréchal Grouchy arrivait à notre droite, et attaquait la gauche des Anglais et Prussiens réunis; cet officier général, en parcourant la ligne, répandit cette nouvelle parmi les soldats, dont le courage et le dévouement étaient toujours les mêmes, et qui en donnèrent de nouvelles preuves en ce moment, malgré la fatigue dont ils étaient exténués; cependant, quel fut mon étonnement, je dois dire mon indignation, quand j'appris, quelques instans après, que non seulement M. le maréchal Grouchy n'était point arrivé à notre appui, comme on venait de l'assurer à toute l'armée, mais que quarante à cinquante mille Prussiens attaquaient notre extrême droite et la forçaient à se replier! Soit que l'Empereur se fût trompé sur le moment où M. le maréchal Grouchy pouvait le soutenir, soit que la marche de ce maréchal eût été plus retardée qu'on l'avait présumé par les efforts de l'ennemi, le fait est qu'au moment où l'on annonçait son arrivée, il n'était encore qu'à Wavres sur la Dyle: c'était pour nous comme s'il se fût trouvé à cent lieues de notre champ de bataille.
«Peu de temps après, je vis arriver quatre régimens de la moyenne garde, conduits par l'Empereur en personne, qui voulait, avec ces troupes, renouveler l'attaque et enfoncer le centre de l'ennemi; il m'ordonna de marcher à leur tête avec le général Friant; généraux, officiers, soldats, tous montrèrent la plus grande intrépidité; mais ce corps de troupes était trop faible pour pouvoir résister long-temps aux forces que l'ennemi lui opposait, et il fallut bientôt renoncer à l'espoir que cette attaque avait donné pendant quelques instans. Le général Friant a été frappé d'une balle à côté de moi; moi-même j'ai eu mon cheval tué, et j'ai été renversé sous lui. Les braves qui reviendront de cette terrible affaire me rendront, j'espère, la justice de dire qu'ils m'ont vu à pied, l'épée à la main, pendant toute la soirée, et que je n'ai quitté cette scène de carnage que l'un des derniers, et au moment où la retraite a été forcée.
«Cependant les Prussiens continuaient leur mouvement offensif, et notre droite pliait sensiblement: les Anglais marchèrent à leur tour en avant. Il nous restait encore quatre carrés de la vieille garde, placés avantageusement pour protéger la retraite; ces braves grenadiers, l'élite de l'armée, forcés de se reployer successivement, n'ont cédé le terrain que pied à pied, jusqu'à ce qu'enfin, accablés par le nombre, ils ont été presque entièrement détruits. Dès lors, le mouvement rétrograde fut prononcé, et l'armée ne forma plus qu'une colonne confuse; il n'y a cependant jamais eu de déroute ni de cri sauve qui peut, ainsi qu'on en a osé calomnier l'armée dans le bulletin. Pour moi, constamment à l'arrière-garde, que je suivis à pied, ayant eu tous mes chevaux tués, exténué de fatigue, couvert de contusions, et ne me sentant plus la force de marcher, je dois la vie à un caporal de la garde qui me soutint dans ma marche, et ne m'abandonna point pendant cette retraite. Vers onze heures du soir, je trouvai le lieutenant général Lefebvre-Desnouettes, et l'un de ses officiers, le major Schmidt, eut la générosité de me donner le seul cheval qui lui restât. C'est ainsi que j'arrivai à Marchienne-au-Pont, à quatre heures du matin, seul, ignorant ce qu'était devenu l'Empereur, que, quelque temps avant la fin de la bataille, j'avais entièrement perdu de vue, et que je pouvais croire pris ou tué. Le général Pamphile Lacroix, chef de l'état-major du deuxième corps, que je trouvai dans cette ville, m'ayant dit que l'Empereur était à Charleroi, je dus supposer que S. M. allait se mettre à la tête du corps de M. le maréchal Grouchy, pour couvrir la Sambre, et faciliter aux troupes les moyens de rallier vers Avesnes, et, dans cette persuasion, je me rendis à Beaumont; mais des partis de cavalerie nous suivant de très près, et ayant déjà intercepté les routes de Maubeuge et de Philippeville, je reconnus qu'il était de toute impossibilité d'arrêter un seul soldat sur ce point, et de s'opposer aux progrès d'un ennemi victorieux. Je continuai ma marche sur Avesnes, où je ne pus obtenir aucun renseignement sur ce qu'était devenu l'Empereur.
«Dans cet état de choses, n'ayant de nouvelles ni de S. M. ni du major général, le désordre croissant à chaque instant, et, à l'exception des débris de quelques régimens de la garde et de la ligne, chacun s'en allant de son côté, je pris la détermination de me rendre sur-le-champ à Paris, par Saint-Quentin, pour faire connaître le plus promptement possible au ministre de la guerre la véritable situation des affaires, afin qu'il pût au moins envoyer au devant de l'armée quelques troupes nouvelles, et prendre rapidement les mesures que nécessitaient les circonstances. À mon arrivée au Bourget, à trois lieues de Paris, j'appris que l'Empereur y avait passé le matin à neuf heures.
«Voilà, Monsieur le duc, le récit exact de cette funeste campagne.
«Maintenant, je le demande à ceux qui ont survécu à cette belle et nombreuse armée: de quelle manière pourrait-on m'accuser du désastre dont elle vient d'être victime, et dont nos fastes militaires n'offrent point d'exemple? J'ai, dit-on, trahi la patrie, moi qui, pour la servir, ai toujours montré un zèle que peut-être j'ai poussé trop loin, et qui a pu m'égarer; mais cette calomnie n'est et ne peut être appuyée d'aucun fait, d'aucune circonstance, d'aucune présomption. D'où peuvent cependant provenir ces bruits odieux qui se sont répandus tout à coup avec une effrayante rapidité? Si, dans les recherches que je pourrais faire à cet égard, je ne craignais presque autant de découvrir que d'ignorer la vérité, je dirais que tout me porte à croire que j'ai été indignement trompé, et qu'on cherche à envelopper du voile de la trahison les fautes et les extravagances de cette campagne, fautes qu'on s'est bien gardé d'avouer dans les bulletins qui ont paru, et contre lesquelles je me suis inutilement élevé avec cet accent de la vérité que je viens encore de faire entendre dans la Chambre des Pairs.
«J'attends de la justice de V. Ex., et de son obligeance pour moi, qu'elle voudra bien faire insérer cette lettre dans les journaux, et lui donner la plus grande publicité.
«Je renouvelle à V. Ex., etc.
«Le maréchal prince de la Moskowa,
«Signé NEY.»
Paris, le 26 juin 1815.
Tout ce qu'un coeur passionné peut inventer de consolations, je les mis en usage pour le calmer. Il ne redoutait rien pour lui, ni les autres généraux; mais il était hors de lui à l'idée que les alliés allaient peser sur la France et y dicter des lois. Je ne lui fis aucune question. J'écoutais avec avidité cette voix chérie. Je n'ai jamais compris la maxime de la Rochefoucault qui dit: «qu'il y a, dans les chagrins de nos meilleurs amis, toujours quelque chose qui flatte notre amour-propre;» mais je sentis que dans les peines d'un homme aimé il peut y avoir quelque chose qui flatte notre coeur. Je n'étais pas rassurée et confiante comme Ney; je prévoyais des persécutions, un exil, peut-être, et je me disais: Riche de sa seule gloire, n'emportant de trésors dans son exil que ses lauriers et le nom de cent combats soutenus pour sa patrie dans les rangs français, je pourrai le suivre, le servir, l'entourer de soins, et trouver dans le plus grand sacrifice le plus noble prix d'un amour si tendre. C'est dans cette entrevue, que nous ne prévîmes pas être presque la dernière, que nous eûmes un moment de pénible attendrissement. Je lui racontai en peu de mots ma rencontre avec Camilla. «La pauvre infortunée, elle a été en Espagne, me disait-il; que n'a-t-elle pas souffert pour suivre son amant! Foy la connaît, il a souvent engagé son amant à la renvoyer dans sa patrie jusqu'à la paix. Au premier mot elle menaçait de se brûler la cervelle à la tête du régiment.
«—Elle l'aurait fait! répondis-je; elle a tout quitté pour lui, n'a vécu que pour l'aimer, et il était libre.» Ney voulut me donner deux billets de banque, sous prétexte des besoins supposés de Camilla. Je refusai, me faisant, certes, bien plus riche que je ne l'étais; mais n'avais-je pas la terrible crainte que bientôt peut-être il ne lui resterait de fortune que son nom. Il me fit promettre de me calmer, d'attendre tranquillement les événemens.
«Et s'ils devenaient, funestes, me dit-il, je compte sur vos sermens, Ida. Vous êtes résolue, courageuse, et je sens qu'en recevoir une preuve dans un moment décisif me serait toujours une grande consolation.
«—Mon Dieu! lui répondis-je, auriez-vous quelque chose à craindre?
«—Comme les autres, ni plus ni moins. Si la politique demande des victimes, alors…
«—Mais pourquoi attendre la politique? partez.
«—Pas encore; mais si je vois que cela tourne trop mal, je m'expatrie, ne fût-ce que pour éviter l'horreur de l'étranger foulant aux pieds nos provinces. Et si cela arrivait, Ida, alors…
«—Alors je vivrais pour vous servir, vous consoler partout où mon constant dévouement pourrait alléger les injustices du sort qui vous aurait frappé.»
D. L*** frappa à la porte, et avertit Ney de l'heure.
Alors s'ouvrit pour moi une scène nouvelle, et si mon coeur eût été moins préoccupé, il y aurait eu sujet à d'étranges réflexions. Ney prenant D. L*** par la main, me le présenta comme un ami zélé, dévoué et sûr; me dit «de ne me fier qu'à lui, de ne me conduire en ce qui touchait nos relations, que d'après ses avis, et de ne lui envoyer de lettre ni de message que par ce précieux intermédiaire.»
Il fallut nous séparer; mais je ne quittai Ney qu'après être revenue plusieurs fois près de lui. Je n'osais pleurer, et mes larmes me suffoquaient. J'étais pâle, agitée; je pressais sa main contre mon coeur, je la tenais sans pouvoir l'abandonner. Mon état pénible l'attendrit. «Il faut partir! Adieu, Ida!» À ces mots il descendit rapidement, me laissa avec D. L***. J'entendis ouvrir la porte cochère, rouler une voiture; et, saisie tout à coup d'une affreuse angoisse de pressentiment, je tombai à genoux, répétant d'une voix entrecoupée de sanglots: Adieu, Ida! Ô mon Dieu! sont-ce les derniers accens que j'entendrai de cette voix chérie! Ah! que je meure avant! D. L*** me releva, mit son zèle à me rassurer, et m'ayant vainement engagée à souper chez lui, me reconduisit auprès de Camilla, que je trouvai sans aucune amélioration. D. L*** voulut aller chercher un second médecin, et l'amena peu d'instans après; je lui sus bien gré de cette preuve d'intérêt. Camilla demanda à rester seule avec son nouveau docteur, et D. L*** et moi nous nous retirâmes pour causer des moyens de faire parvenir une lettre pour elle au général Foy. Il me promit de s'en occuper, me rassura de toutes mes craintes pour Ney, montra le plus tendre intérêt pour mon amie, et pour moi le zèle le plus dévoué. Il me prévint qu'il ne me verrait pas de trois ou quatre jours, me força d'accepter encore 500 livres, et me remit les clefs de mon secrétaire, m'informant qu'il avait enlevé et réuni tous mes papiers qui étaient dans ma cassette; qu'il l'avait emportée chez lui, et qu'elle était à mes ordres. Je le priai de garder le tout jusqu'à décision des affaires, le croyant plus en sûreté chez lui que chez moi; il en a fait depuis un abominable usage. Il me quitta, et je crus n'avoir jamais eu à me plaindre de lui. Ma confiance était alors bien plus naturelle qu'elle ne l'avait été naguère. Il était mon seul intermédiaire dans l'intérêt le plus sacré de ma vie.
En rentrant auprès de Camilla, la crainte d'augmenter ses angoisses m'empêcha de parler du conseil de Ney; mais elle me parut si agitée, si malade, que je me bornai à la secourir. Elle eut une attaque de nerfs qui me donna les plus vives alarmes, et jusqu'à minuit nos soins furent sans succès. À deux heures, la voyant calme, je fus me jeter sur mon lit, recommandant à la garde d'appeler au moindre changement. À six heures j'étais à son chevet. Elle était sans fièvre, et le lendemain elle entra en pleine convalescence. Elle commença alors à entrer avec moi dans quelques détails sur sa cruelle position et sur la mienne. J'y vis la source de ses dernières agitations. Je la rassurai, en lui montrant beaucoup d'argent qui me restait encore, en lui disant qu'il y en avait assez pour nous deux. «Mais tu n'as pas, chère Ida, un sort assuré? Quand cet or, qui fuit si vite entre tes mains libérales, sera épuisé; quand le malheur sera là avec ses privations, ses humiliantes peines, chère, bien chère Ida, que deviendras-tu?» Je lui répondis avec plus d'insouciance encore que je n'en avais: «Eh bien! alors on verra. Je possède quelques talens, j'ai un ami sûr.
«—Ney?
«—Sans doute.
«—Ney est perdu, me dit-elle, d'un ton convaincu qui me glaça de terreur. Ida, trop bonne Ida, pensez à vous.
«—Et si Ney était perdu, de quoi aurai-je besoin?
«—Mon amie, le chagrin ne tue pas, vous le voyez, puisque je ne suis pas morte de douleur, après l'avoir vu massacrer sous mes yeux.»
J'en voulus presque à Camilla de s'être de la sorte appesantie sur un avenir que je m'efforçais de repousser. Camilla me parut fortement préoccupée, elle feignit la fatigue pour rester seule; à plusieurs reprises je la vis comme prête à une confidence, puis se retenant par effort. La crainte de trop vives émotions me réduisit au silence, et, l'ayant aidée à se remettre au lit, j'appelai la garde et sortis pour faire une commission que je ne voulais confier à personne. Paris était dans une violente agitation. Craignant que D. L*** ne pût venir ou envoyer pendant mon absence, je retournai le plus vite possible chez moi; je n'avais pas été deux heures dehors. Je trouvai à mon retour la garde chez le portier, se désolant et me criant de loin: «Madame, ne vous effrayez pas, elle n'est pas en danger: tenez, lisez, elle est partie; sans doute son soldat n'a pas été tué tout-à-fait; il lui a écrit, et elle court après, pourvu encore qu'elle ne vous ait rien emporté.» Tout cela fut dit avec une véhémence et une volubilité qui ne me permirent pas de placer un mot. J'ouvris le billet: je n'avais pas eu besoin de son contenu pour apprécier les charitables suppositions de la garde, mais il me fit mieux sentir encore la délicatesse de la pauvre Camilla, qui, par l'excès d'un sentiment tendre et honorable, venait de s'exposer aux plus fâcheuses préventions, et de me causer, à moi, son amie, la plus vive et la plus douloureuse surprise. Le dernier médecin que D. L*** lui avait amené lui avait dit qu'elle était enceinte. Prévoyant alors tout l'embarras et la dépense qu'elle m'occasionerait, elle avait résolu de me quitter. Enveloppée d'une douillette et d'un grand schall, elle s'était jetée dans le premier fiacre pour se faire conduire à un hospice. Je sus ces détails en 1819, lorsque je la retrouvai, comme je vais le dire. Son billet ne me disait rien, sinon qu'elle était incapable de rien faire contre ses jours; qu'elle me quittait pour ne pas devenir une charge trop longue; qu'elle avait prévu mon opposition et cru de son devoir d'agir comme elle venait de le faire. Rien ne saurait peindre ma peine; je crus perdre une soeur chérie, vainement je fis prendre toutes les informations dans les hospices; je n'appris rien qui pût me mettre sur ses traces, et mes propres inquiétudes augmentant d'heure en heure pour le sort du maréchal, j'oubliai plus vite que je ne l'aurais fait dans tout autre circonstance, cet événement douloureux. Je veux, avant d'en peindre de bien plus déchirans, dire en peu de mots comment je revis Camilla et quel est son sort actuel.
Je revenais de la Belgique, en 1819; j'étais à Paris depuis peu de jours, lorsqu'un jour, passant rue Castiglione, je vois une femme plus que simplement vêtue, mais d'une tournure charmante, marchant avec tristesse et tenant par la main une petite fille de trois à quatre ans, jolie comme une des têtes du Gnide; je reconnus Camilla. Est-ce ta fille fut ma première parole; ses larmes répondirent seules. Je pris son bras et la conduisis vers la terrasse des Tuileries; elle ne pouvait revenir de son saisissement; ses premiers mots furent un reproche qui peignit son ame; elle ne me dit que ces mots: «Pourquoi n'avoir pas mêlé votre désespoir au mien, depuis le 5 août au 5 décembre? qui deviez-vous chercher, sinon l'amie que vous avez sauvée près du cadavre massacré de l'homme qu'elle idolâtrait?» Elle m'avait écrit la nouvelle de l'arrestation de Ney, mais j'avais quitté mon logement, et j'étais sur la route de Lyon. Sa lettre ne me parvint pas; elle tomba entre les mains de D. L*** qui avait tout réglé pour la vente de mes meubles, et quoique Camilla m'eût quittée avec l'idée d'aller droit à un hospice, elle apprit, en descendant, que la pauvreté elle-même avait besoin de formalités pour être secourue, qu'il fallait un billet pour être admise. Camilla avait une fort belle chaîne en or, une montre et plusieurs bagues; elle fit vendre le tout, à l'exception des bagues dont les chiffres étaient trop précieux. Avec la petite somme, produit de cette vente, elle se plaça dans une maison de santé du faubourg Saint-Denis. À peine y était-elle, qu'on parla de l'arrestation de Ney, du sort qu'on redoutait pour lui. Camilla sentit, à cette nouvelle, que le mien serait une proie du désespoir, et ne balança plus à m'écrire. J'ai dit plus haut que je ne reçus point sa lettre. Je l'eusse reçue, qu'elle n'eût rien changé à mes résolutions; mais j'aurais du moins, dans le plus épouvantable instant de ma vie, eu aussi un coeur ami qui eût compris mon agonie. Lorsque je rencontrai Camilla, en 1819, j'étais bien loin d'être heureuse; revenue de la Belgique par cette agitation qui nous fait un besoin d'être près du lieu d'un déchirant souvenir, mon caractère se ressentait des embarras de ma position. Mon humeur était bizarre; mes pensées étaient sombres, un abandon, un laisser-aller presque sauvage. Je ne pouvais plus alors rien pour Camilla, et la retrouver; mais assez malheureuse pour craindre de lui communiquer mon malheur était un dernier coup que le sort m'avait réservé. Elle habitait alors un triste cabinet garni, vivant du produit de quelques petits ouvrages.
Je ne raconterai pas toutes les peines qu'elle avait supportées, la misère qu'elle avait vaincue à force de résignation et de travail. Sa fille n'avait manqué de rien; Camilla s'était trouvée riche; cette petite était ravissante de douceur et de grâce. J'allais quelquefois passer des jours entiers chez elle, nous faisions ensemble les frais de nos modestes repas. Nous formions des projets, c'est le trésor inépuisable du malheur. J'avais commencé à enseigner l'italien à sa fille; l'amitié de Camilla s'augmentait de toutes les attentions que je prodiguais à sa fille, et cet enfant charmant m'en récompensait par ses caresses naïves. Il y avait près de quatre mois que nous vivions ainsi, lorsqu'un jour, en entrant chez elle, je trouvai Camilla rayonnante de joie et d'espérance. «Mon amie, me dit-elle, un sauveur, un ami, un ancien chef de mon Alfred, un de nos plus illustres guerriers a su ma position, l'a peinte à ma famille dans des lettres pressantes, s'est porté fort en son nom glorieux de tous mes titres à l'indulgence, au pardon et au bienfait. Sa propre générosité a fini par exciter celle de mes parens. Le bienfaiteur me presse maintenant de profiter de ce retour de ma famille pour assurer le sort de mon enfant. Il se charge de tous les frais de ce dernier voyage.»
Au commencement de novembre 1819, Camilla et sa fille chérie quittèrent pour jamais la France. Je serais partie avec elles, mais je savais, sans pouvoir en douter, que mon amie avait le projet de n'opposer aucun refus aux volontés de ses parens, et elle prévoyait que ces volontés seraient encore et difficiles et capricieuses, incompatibles à mon humeur. Je me serais donc éloignée de la France que j'aime, pour devenir un objet de gêne, de défiance. L'idée de rendre ma présence défavorable aux intérêts de Camilla me fit donc un devoir de ne point l'accompagner. Nos adieux furent tendres et douloureux, Camilla avait peine à croire au bonheur. Hélas! elle n'a pas été complétement détrompée de ses défiances, et c'est beaucoup.
CHAPITRE CLIX.
Derniers jours de l'Empire.—Adieux à Napoléon.
Je suis arrivée au dénouement de cette grande épopée de l'empire, qui attend, pour être dignement racontée, une autre plume que la mienne, et une ame plus désintéressée que celle du romancier, d'ailleurs justement célèbre, dont elle a trahi les efforts et compromis la renommée. Peu de jours de cette longue histoire m'ont laissé un souvenir plus profond, plus triste, et cependant plus vague et plus indécis. Je n'en retrouve aucune mention dans mes tablettes, parce que mon esprit, préoccupé de ses craintes et de ses pressentimens, s'appartenait trop peu pour essayer de les fixer. Tout ce que je me rappelle, c'est que c'était le 28 ou le 29 juin que ces émotions s'accumulèrent sur mon coeur, et commencèrent à l'exercer à des émotions plus douloureuses encore.
L'étranger était aux portes. Paris offrait un aspect étrange, plus étrange que celui d'aucune ville que j'aie vue assaillie par une armée. Ce n'était pas la consternation de la terreur, c'était le mélange incroyable de passions qui semblaient se multiplier par tous les individus. Quelques nobles figures exprimaient une douleur sérieuse et concentrée, un plus grand nombre la colère, certaines la vengeance et le désespoir; le sentiment dominant de la foule était une espèce de gaieté maligne et ironique. On lisait, sur presque tous les visages, je ne sais quelle espérance impatiente, sur tous, sans exception, une curiosité avide de l'avenir. Ce besoin bizarre d'un peuple, à qui une invasion récente avait appris à ne considérer une invasion que comme un spectacle, se manifestait par une circonstance peut-être unique dans l'histoire des villes assiégées. Toute la population était dans les rues. On aurait dit une fête publique, et une représentation gratis.
Qu'on me permette une réflexion qui n'est guère du caractère d'une femme, mais que des moeurs nomades et martiales m'autorisent plus qu'une autre à soumettre à la raison du lecteur. Il faut rendre grâce à la civilisation de l'amélioration immense que ses progrès ont apportée dans les rapports des peuples en guerre; mais cette amélioration incontestable ne s'est opérée qu'au grand préjudice du patriotisme et de l'esprit national. La modération convenue, la politesse obligée des conquérans a concilié facilement tous les esprits méticuleux, intéressés, calculateurs, qui ne se lient à la défense du pays que par amour pour leur existence privée, et qui n'ont de dévouement que pour leur fortune. À l'époque où nous sommes, et dans l'absence, dans l'oubli presque général, du moins des anciennes théories sur lesquelles reposaient les légitimités, des anciennes affections sur lesquelles elles s'appuyaient, un vainqueur gracieux et courtois qui jette au milieu de la population un million de consommateurs payans, devient facilement un maître. Je ne regrette pas, Dieu m'en garde, le temps où le bulletin de la prise d'une ville ne s'écrivait que sur ses cendres avec la pointe d'un tison encore ardent; mais il faut avouer que c'était le temps des nobles défenses et des grandes vertus civiles.
Paris, je le répète, jouissait d'une tranquillité relative qui m'étonnait. Les tribunaux étaient en séance. Je crois que les spectacles étaient ouverts. Quelques ordonnances traversaient de loin à loin les rues et les boulevarts; quelques voitures de blessés y défilaient lentement; un officier d'état-major venait inspecter un poste; un ingénieur, le lorgnon à l'oeil, reconnaître une position, et désigner du doigt les maisons dans lesquelles on pourrait se retrancher. Le peuple, immobile et muet, regardait, sans laisser percer dans son regard ni une volonté ni un désir. Il y avait dans tout cela quelque chose qui révélait que son éducation expérimentale était complète, et qu'il avait compris, à travers tant de changemens de gouvernemens, qu'il n'y en a point qui ne soit fait pour des ambitions et des intérêts étrangers à la multitude: leçon d'autant plus sensible, que ces innombrables vicissitudes n'avaient presque remué qu'une génération, et que tout le monde savait, dès lors, pour qui les révolutions sont faites.
La chambre des pairs était assemblée. L'abdication de Napoléon était connue. Il me semble que Regnault de Saint-Jean-d'Angely avait su concilier dans son discours les devoirs de l'ami et ceux de l'homme d'État; mais ma tête de femme ne s'expliquera jamais ces abdications de Napoléon, et l'idée de cette épée dont on a jeté le fourreau est une chose qui me passe. On ne descend pas du pouvoir tant qu'on a une épée.
Ney avait parlé dans ces discussions pour rendre compte des événemens du Mont-Saint-Jean. Il avait parlé avec ce mélange de candeur et d'énergie, qui était le trait distinctif de son caractère, mais seulement pour constater quelques faits mal exposés, et qui pouvaient induire l'opinion en erreur. Sa déclaration fit une profonde impression en France, beaucoup plus qu'à la chambre haute, où l'on était généralement occupé d'intérêts qui n'avaient rien de commun avec ceux du pays. Il ne s'agissait de rien moins que de se rattacher à une nouvelle forme de gouvernement, quelle qu'elle fût, et d'y rentrer comme partie essentielle de l'institution. Qu'étaient, au prix d'une considération pareille, le salut, la grandeur et les futures destinées de l'empire?
La chambre élective offrait un autre aspect qui n'était pas moins frappant. Cette assemblée, improvisée au milieu des anxiétés d'une des époques les plus orageuses de l'histoire, et qui avait pu se croire appelée à renouveler un peuple, était si pénétrée de la gravité de sa destination, elle s'était, pour ainsi dire, endormie avec tant de confiance dans le songe de sa puissance et de sa durée, que le canon de Waterloo ne la réveilla qu'à demi. Que dis-je? il grondait déjà sur les hauteurs de Paris, qu'elle sommeillait encore; et que, semblable à ces cataleptiques qu'un accès de leur bizarre maladie a saisis au milieu d'un geste ou d'une action, elle suivait machinalement le cours d'un travail stérile que les circonstances rendaient absurde. Jamais l'application du mot fameux de Bonaparte: Il n'y a qu'un pas du sublime au ridicule, ne s'était présentée plus naturellement à l'esprit, que dans cette contre-épreuve maladroite de l'impassibilité des sénateurs de Rome investie par les Gaulois. Ceux-ci attendaient, silencieux, une mort inévitable. Ceux-là faisaient étalage d'un héroïsme sans péril, et usaient gravement leurs journées à traduire, en subtilités métaphysiques, un thème d'idéologie. Il y avait certainement dans cette chambre un ensemble remarquable de beaux talens et d'excellentes intentions, mais elle ne put se soustraire à la fatalité de sa position qui la condamnait à être inutile, et par conséquent à être grotesque; car il n'y a rien qui le soit davantage que l'importance de la nullité. Quelques jours plus tard, un poste de la garde bourgeoise vint s'établir sur les degrés du palais; quatre fusiliers imberbes et un vieux caporal firent évacuer le sénat, et cette cohorte de tribuns s'en alla comme elle était venue, sans laisser de traces de son passage, si ce n'est dans les colonnes somnifères du Moniteur. Hâtons-nous de recueillir ici les seuls souvenirs vraiment imposans qu'elle puisse léguer à la postérité. Elle vit se développer le talent jeune encore de l'éloquent Manuel, et briller d'un immortel éclat le jugement infaillible et la noble modération du vertueux Lanjuinais. On n'oubliera pas non plus la verve entraînante, quoiqu'un peu désordonnée, du colonel Bory de Saint-Vincent, qui préludait alors par les élans passionnés d'un jeune homme plein de fougue et d'enthousiasme, aux précieux travaux d'un savant, et aux méditations d'un sage.
Je reviens à cette journée. Napoléon était à Malmaison, nom funeste et de mauvais augure, si j'en crois mon latin (Mala Mansio). Il est certain que César n'y aurait pas pris domicile dans une occasion décisive, et qu'il se serait bien gardé de confier sa liberté à ce Bellerophon, dont le nom rappelle un grand prince proscrit, trahi par l'hospitalité. L'infortune de l'Empereur n'avait pas éloigné tous ses amis. Il lui en restait un, dont le coeur plus fidèle encore au malheur qu'à la gloire, éprouvé depuis un an par de grands revers, était armé de dévouement contre des revers nouveaux. C'est nommer le comte Bertrand, ou la vertu elle-même. Beaucoup d'autres généraux, des ministres, des pairs, des magistrats, se croisaient sur cette route, et je devinai cependant qu'en ce moment d'inquiétude et de défiance universelle, il y avait des secrets qu'on hésitait à confier à un intermédiaire douteux. Je fis mieux; je compris ces secrets, et sous cet habit d'amazone que j'avais porté quelquefois avec orgueil, je vins annoncer que je savais tout, et que je partais pour Malmaison. Il fallait pour passer les barrières un permis du directeur général des postes; je l'eus bientôt obtenu. À onze heures du soir, j'étais à cheval, et cinq minutes après, je touchais à la barrière de l'Étoile.
«On ne passe point, dit le factionnaire.—Voilà mon ordre.—Entrez au poste.—Cet ordre est d'un directeur général; il faut celui du gouvernement provisoire.—Je l'ai négligé, parce que je n'en prévoyais pas la nécessité, mais ma mission est pressante, essentielle, et en me retardant d'un moment, vous compromettez la sûreté de l'État!…»—Vous sortiriez inutilement, reprit l'officier d'un air sombre; le pont de Neuilly est coupé.—Je prendrai une barque.—Elles sont détruites.—Je passerai à la nage, m'écriai-je! Il faut que je voie l'Empereur.—Très bien, Madame, reprit-il; je conçois que l'état militaire peut imposer des devoirs plus pénibles que la mort. Je vous ai vue, je vous ai parlé, et si vous faites un pas hors de la barrière, je vous brûle la cervelle; c'est ma consigne.» En prononçant ces derniers mots, il appuya le canon de son pistolet sur mon coeur, et le factionnaire, averti par notre débat, croisa sur moi sa baïonnette. «Antonio, dis-je à mon domestique, retournez à l'hôtel avec les deux chevaux. Ma place est ici, et j'y resterai jusqu'à ce que j'aie obtenu de passer ou de mourir.» Mon Napolitain partit au galop.
Je me promenai pensive dans les Champs-Élysées, qui en dépit de leur nom hyperbolique, ressemblaient plus au Tartare qu'à la demeure des bienheureux. Cette nuit était étrange et terrible; le ciel qui avait été nébuleux toute la journée, et dont la teinte sombre, s'était de plus en plus obscurcie au-dessus de ma tête, paraissait s'illuminer à l'horizon de je ne sais quelles lueurs fantastiques, comme celles des aurores boréales. Le silence universel était à peine troublé de temps à autre, par un bruit semblable à celui d'un char qui roule sur une voûte, et chacun de ces roulemens menaçans s'annonçait par un éclair comme la foudre. Il n'y avait cependant point d'orage dans la nature.
Tout à coup la rumeur d'une conversation éloignée et cependant bruyante, me frappa. À mesure que je me rapprochais de cette foule animée, j'entendais s'en détacher plusieurs voix qui ne résonnaient pas pour la première fois à mon oreille. Une entre autres, brusque mais pénétrante, et dont la sévérité n'excluait pas quelque harmonie qui allait au coeur, me rappela Caulaincourt, ce Caulaincourt si mal jugé, qu'on a fait solidaire d'une violence ou d'un attentat, et qui était incapable de servir un crime et peut-être de le comprendre; homme nerveux, irritable, facile par bonté dans son intérieur, difficile et fier dans ses rapports diplomatiques, et que l'amour ou l'amitié aurait peut-être entraîné à une faiblesse, mais dont la volonté de fer n'aurait jamais accédé au moindre sacrifice, quand il ne s'agissait que de sa fortune ou de son ambition. Un rayon du réverbère tomba subitement sur ce front si blanc, si pur, autour duquel se roulaient encore quelques boucles de beaux cheveux devenus rares: c'était lui! sûre de mon fait, je me glissai aisément dans ce groupe de soixante ou quatre-vingts personnes, qui ne s'étaient jamais trouvées aussi près les unes des autres; c'était en vérité un étrange spectacle! Des généraux en frac, et sans décorations; des conseillers d'État qui avaient eu la précaution de garder le costume sous une redingote mystérieuse; des officiers éveillés qui allaient solliciter du danger et de la gloire; de vieux serviteurs qui allaient faire acte de fidélité ou de reconnaissance; des courtisans encore mal désabusés, qui se ménageaient dans un cas inespéré le souvenir d'un acte de courage; des hommes adroits qui ne visitaient le prince déchu que pour surprendre à l'agonie de son pouvoir quelque mystère dont ils pourraient trafiquer avec son successeur; des valets qui calculaient à l'écart ce qui pourrait leur revenir des dépouilles de leur maître, et par quel acte de dévouement, sans danger, ils parviendraient à augmenter leur part aux dépens de celle des autres. Nous passâmes sans objection, au cri d'un officier d'ordonnance qui annonça le gouvernement provisoire, et qui donna une espèce de mot d'ordre à l'officier du poste. Je ne vis là cependant du gouvernement provisoire que le duc de Vicence tout seul, et j'évitai d'en être aperçue. Quinette, enchaîné par sa goutte, n'aurait pu entreprendre cette caravane pédestre; quant à Fouché, il était déjà sans doute à la rencontre du roi, dont il attendait grâce pour le passé et une nouvelle fortune pour l'avenir.
Je ne réfléchis pas long-temps sur ma position. Elle était trop facile à juger pour demander le moindre travail d'esprit. Ou l'objet de la mission que je m'étais en quelque sorte donnée à moi-même, était aussi celui de la démarche de Vicence, et il était alors important pour moi d'arriver la première, ou bien il avait formé des vues contraires qui pouvaient avoir quelque chose de spécieux, et déterminer un parti pris avant que je ne fusse entendue, et cette seconde hypothèse me conduisait précisément à la même conséquence. Je n'étais pas effrayée du trajet qui me restait à parcourir, et quoique les habitudes de la petite maîtresse eussent un peu altéré en moi l'énergie virile de l'amazone, je redoutais peu d'être précédée par cette cohue dont l'âge et les fatigues, et surtout le luxe et le plaisir, avaient usé depuis long-temps les forces et l'activité. Je la devançai de beaucoup en quelques minutes, et je ne m'aperçus pas sans un plaisir très vif, en arrivant au pont de Neuilly, que le passage était encore possible. On commençait à le barricader, en y roulant sur toute son étendue de lourdes voitures qu'on démontait de leurs roues quand elles étaient réunies, et qu'on renversait confusément les unes sur les autres. Cet obstacle, difficile à vaincre pour la cavalerie et pour les caissons, n'était rien pour un piéton agile et décidé. J'en fus venue à bout en moins d'un quart d'heure, tantôt en suivant d'un pas un peu hasardeux les étroits parapets, tantôt en sautant de train en train, sur les brancards mobiles et les planches élastiques, non sans compromettre souvent la sûreté de mes membres fragiles dans de périlleux équilibres. J'arrivai enfin au sommet du mont qui domine Nanterre, et je compris là fort distinctement le phénomène qui m'avait rappelé un instant auparavant les aurores nocturnes du Nord. Quel spectacle, grand Dieu! et qu'il parut triste à mes regards, tout accoutumés qu'ils fussent aux tableaux désastreux de la guerre! Ce n'étaient plus ces climats éloignés où j'avais vu nos armes porter tant de fois la terreur; c'étaient les environs et pour ainsi dire les faubourgs de la capitale du monde, qui déployaient alors des scènes rendues plus effrayantes et plus hideuses par le contraste de mes impressions passées. Hélas! il n'y avait pas un de ces jolis villages, pas un de ces bois enchanteurs qui se mirent dans les eaux de la Seine, dont l'aspect ne me retraçât le souvenir d'une fête, d'une partie de chasse, d'un rendez-vous d'amour ou d'amitié, les illusions peut-être à jamais perdues d'un plaisir ou d'une espérance! Et à quelles lueurs elles s'offraient à mes yeux! Je voyais briller à ma droite la lumière périodique et rapide de l'artillerie, vers la plaine de Saint-Denis, comme de courts éclairs qui se renouvellent à peu de distance au commencement d'un orage. Des fermes incendiées, des ruines brûlantes, ou s'étendaient sur la vallée, ou se dressaient sur le revers des collines, celles-ci semblables à des lacs de feu, celles-là à des cheminées de volcan. Le pont de Chatou, le pont de Bezons, quelques autres dont le nom m'échappe, ou que la difficulté d'apprécier les espaces et les localités dans un incendie éloigné m'empêchait de reconnaître, embrassaient çà et là la rivière comme des ceintures flamboyantes. Au milieu de tout cela, la verdure était noire et triste. Aucune fabrique ne se détachait dans les lieux enfoncés de l'obscure et sombre monotonie des ténèbres. Quelques reflets seulement glissaient sur les points élevés, comme ces feux de communication dont se servent les artificiers, enflammaient les girouettes des clochers, pétillaient sur le faîte des maisons opulentes, ou rougissaient plus loin de je ne sais quelle clarté sanglante la caserne de Ruelle et les murailles de Malmaison.
Je pénétrai enfin dans le château, à travers une foule observatrice et silencieuse, dans laquelle il était aisé de remarquer deux intérêts très distincts; car ce n'était plus la cour d'un roi, c'était celle d'un proscrit. La première partie de ces témoins assidus d'une haute infortune, se composait des créanciers inquiets qui venaient solliciter de la plume de l'abdication le règlement d'une créance; l'autre était formée de ces hommes dont la physionomie attentivement sinistre se retrouve dans tous les grands mouvemens des États, à l'affût d'une lâcheté et d'une délation. Le sceptre, en échappant aux mains de Bonaparte, était tombé dans celles de la police, et c'était cette armée de Fouché qui venait substituer ses sales trophées à ceux de la vieille garde, sur les ruines du grand empire.
J'entrai sans difficulté dans le cabinet de l'Empereur. La confusion et le désordre étaient portés à un tel degré, que pas un seul domestique ne se serait opposé à la tentative d'un assassin. Combien ce beau séjour avait changé d'aspect, depuis les années de gloire et de bonheur qui s'y étaient écoulées jusqu'au divorce et à l'exil de Joséphine! Que de déplorables souvenirs s'étaient amassés dès lors sous ces voûtes naguère si paisibles, parmi ces bosquets naguère si délicieux! Quelle scène de désolation était réservée enfin à ce théâtre éblouissant de triomphes et de plaisirs! Mon coeur, préoccupé du triste et profond sentiment de cet effroyable contraste, eut peine à résister à ses illusions, au moment où j'entendis mes pas résonner sous le vestibule. J'y crus reconnaître dans l'air la voix gémissante de Joséphine; je crus voir son ombre errer dans l'obscurité des corridors déserts; je crus la suivre auprès de son époux, et entendre le dernier baiser, le baiser de présage et de mort qu'elle imprimait à son front découronné!…
Je ne dirai rien du peu de mots que j'échangeai avec le maître déchu de l'Europe. Ils furent inutiles: sa résolution était arrêtée de toute la force de la fatalité qui l'accablait… Oserai-je l'ajouter! de toute la force de sa faiblesse et de son abattement. Dans ce jour de désabusement et de misère, Napoléon n'était qu'un homme.
Peut-être mes idées n'étaient qu'un rêve, mais c'était du moins un rêve héroïque et royal. Mon habitude de jeter toutes les pensées élevées de mon ame dans le moule des compositions tragiques, avait peut-être fait illusion à ma raison; mais mon erreur, si c'en était une, offrait quelque chose de généreux, de grandiose, de gigantesque, qui a manqué au dernier malheur du captif du Northumberland.
C'était aussi une belle et grande conception, que d'aller donner en garde aux républiques naissantes du nouveau monde, ce chef des rois du monde ancien, et de mettre en présence des jeunes libertés de l'Amérique, le dispensateur des couronnes de la vieille Europe. Mais on est obligé de croire qu'une volonté supérieure à tous les desseins des hommes, ne permit pas que ce projet s'accomplît, et que celui qui représentait en lui seul toutes les facultés de la civilisation la plus perfectionnée, tombât libre au milieu d'une civilisation si puissante de jeunesse, de sentiment et de volonté. Il n'en fallait pas davantage pour détruire l'équilibre des deux hémisphères, et pour renouveler tout le monde social.
CHAPITRE CLX.
Inquiétudes qui suivirent le 8 juillet 1815.—D. L***.—Voyage à
Bessonis.—Retraite du maréchal Ney.
J'ai dit que D. L*** m'avait écrit le 30 juin, mais qu'il ne vint me voir que le 3 juillet, jour de la signature de la capitulation de Paris. C'est ici que commence pour moi une chaîne de jours d'épouvante et de douleurs, qui vinrent, par le désespoir, aboutir à une catastrophe digne de toutes les larmes généreuses. D. L*** crut endormir mes terreurs déjà si vives, en me citant quelques unes des clauses de cette convention. Je le priai de me la procurer, et bientôt je sus que l'article 12 était ainsi conçu:
«Que les personnes et les propriétés seraient respectées; que tous les individus qui seraient dans la capitale continueraient à jouir de leurs droits, sans pouvoir être inquiétés ni recherchés, soit en raison des places qu'ils occupent ou ont occupées, ou de leur opinion politique, ou de leur conduite.» Cette lecture me rassura un moment, mais la réflexion amenait toujours quelque crainte. Je me disais bien: mais cela est positif et doit être sacré; ne sont-ce pas des souverains qui traitent, et l'honneur ne doit-il pas rendre leur promesse inviolable? Alors je respirais; mais l'instant d'après, me rappelant ce que j'avais lu et ce que j'avais vu déjà des retours sanglans de la politique, je retombais dans des terreurs sinistres, sans que pourtant mon imagination allât à soupçonner la dernière péripétie de ce drame.
Il y a une fatalité qui s'acharne aux grandes destinées; car Ney, je le savais, avait eu l'idée nette et positive de s'expatrier; j'en eus une irrécusable preuve par une lettre que le maréchal m'écrivit, et l'instruction qui y était jointe, de me tenir prête au voyage, de ne me tourmenter de rien, de ne rien confier à personne, pas même à D. L***. On donna à Ney le funeste et bien imprudent avis de fuir, perfide conseil qui le détourna de sa prudente résolution, et le fit se borner à s'éloigner seulement de Paris; plus tard je reçus deux lignes m'annonçant qu'il était très certain que personne ne serait inquiété, et qu'il allait seulement passer quelques jours chez une des parentes de sa femme; qu'il ne fallait pas lui écrire avant d'avoir reçu de ses nouvelles. Hélas, sa confiante sécurité dans une parole qui devait être sacrée le perdit. En vain Suchet, ce vétéran de la gloire, ce compagnon des anciens triomphes, pénétré du sort qui menaçait le héros, usa-t-il du pouvoir de l'amitié pour lui conseiller l'éloignement: Ney n'écouta rien, et poursuivit sa route jusqu'à Bessonis. Qui pourrait rendre les longues heures d'incertitude et de crainte qui composaient mes tristes jours, depuis le 7 juillet jusqu'au 5 août, jour terrible où elles firent place à la plus affreuse réalité du désespoir?
Le 18 juillet, D. L*** arriva chez moi dans une grande agitation:
«—Écoutez-moi, me dit-il, et surtout soyez calme.
«—Il est arrêté! m'écriai-je.
«—Non, mais je crois qu'il le sera, il faut du sang-froid et de la raison. Écoutez: dites-moi où il est, donnez-moi les moyens de le joindre, de le prévenir, vous le pouvez peut-être, et j'y suis disposé, mais à des conditions.
«—Ah! je consens à toutes, j'y consens, quelles qu'elles puissent être; si je le sauve, je consens à tout: parlez, par pitié, parlez!» Alors il me dit que Ney était parti pour Saint-Alban.
Alors D. L*** entra dans des détails qui, malgré mon agitation, me firent bien vite sentir que déjà il avait endossé les livrées du nouveau pouvoir; il devina ma pensée, et ne se gêna pas pour convenir qu'elle était juste. Il m'énuméra avec la même franchise les moyens de me servir: ce n'était pas le moment de lui dire que je le trouvais bien vil: D. L*** m'exprimait son dévouement avec une chaleur si inconnue! Il me jura de me tenir exactement au courant de tout, et de me procurer les facilités de rejoindre Ney, s'il en voyait la nécessité et l'avantage. D. L*** eut l'habileté de précipiter ma tendresse, dans la crainte d'une arrestation, et me fit naître ainsi tout naturellement l'idée de mettre en sûreté tout ce que j'avais de correspondances et autres papiers encore; j'en fis un paquet et voulus le lui confier, mais il m'obligea à venir chez lui, et là je les enfermai dans ma cassette qui y était restée depuis mon départ pour Charleroi; je conservai la clef, et nous y mîmes une adresse qui indiquait, en cas d'événement, que la cassette m'appartenait et devait m'être livrée sans contestation[4]. Il voulut me faire une reconnaissance, je la refusai. J'ai beaucoup commis de pareilles imprudences dans ma vie, parce qu'il m'a toujours paru qu'envers l'amitié ces défiantes précautions sont des offenses. C'est ainsi que toujours j'ai poussé la confiance jusqu'au ridicule, et après avoir été si souvent trompée, je ne répondrais pas que tant et de si tristes expériences m'aient corrigée.
Je demandai à D. L*** s'il ne savait rien de Regnault.—«Il est perdu», me répondit-il, avec un ton détestable d'indifférence. Je voulus en savoir plus long: il me força au silence, en me disant que si je faisais à ma tête il craignait de se voir compromis par mes démarches près de personnes sur qui le gouvernement avait les yeux ouverts, et qu'il ne se mêlerait plus en rien de me servir pour Ney; c'était me faire oublier tout autre intérêt. Non seulement je me tus, mais je le flattai par tout ce que je savais de plus propre à lui faire illusion sur le mépris que sa dureté et son affreux égoïsme m'inspiraient.
D. L*** venait tous les matins et tous les soirs me dire ce qui se passait, ou du moins ce qu'il voulait me faire connaître. Je ne l'accuse pas ici de m'avoir méchamment trompée; je crois même que l'espèce de prison où il me tenait, était une mesure de prudence pour m'empêcher d'apprendre au dehors le cours que prenait un événement qu'il sentait que je ne pouvais ni empêcher de s'accomplir, ni changer en rien. D. L***, pour de l'or et des places, se vendrait à toutes les dynasties de l'Europe: je l'ai vu républicain, dévoué au Directoire, servir le consulat, l'empire, la restauration, les cent jours, et puis encore la restauration; aujourd'hui hantant les églises, et habitué des processions. D. L*** n'en voulait pas à Ney, pas plus qu'à aucun de nos braves; mais il le voyait, perdu, et lui ne voulait rien perdre; ce n'était donc que dans de bonnes intentions, selon lui, qu'il me cachait la vérité; mais puis-je oublier que si j'eusse été instruite deux jours plus tôt, j'aurais pu joindre Ney, qui n'eût peut-être pas résisté à tout ce que je lui aurais répété des propos de D. L***, qui aurait peut-être été moins fort contre mes prières et ces preuves du danger, qu'il ne le fut contre les pressantes sollicitations de l'amitié d'un compagnon d'armes.
Le 5 d'août seulement, D. L*** me dit enfin que les ordres étaient donnés, et que le maréchal allait être arrêté. D. L*** me promit de me faciliter pour le soir même les moyens de me rendre auprès de Ney, sans délai. À peine fut-il dehors, qu'il me prit une affreuse inquiétude: il ne viendra que pour m'empêcher de partir, me disais-je; et aussitôt, sans m'arrêter aux réflexions, je prends quelque linge dans un foulard, je m'habille à la hâte d'une robe de voyage, je remplis ma bourse d'environ 700 francs qui me restaient. Ayant tout fermé, et écrit deux lignes à D. L***, pour le prier de veiller à tout, je vole rue du Bouloi, et sans passeport, sans aucun papier, je paie ma place, et pars pour rejoindre le maréchal avec l'espoir de le décider à fuir.
Je respirais à peine, car j'avais mis dans mon départ la précipitation irréfléchie de mon malheureux caractère dans toutes les circonstances où mon coeur est vivement agité. Ne supportant pas l'idée des lenteurs d'une diligence, je m'étais jetée dans la malle, ayant eu le bonheur d'y trouver une place; ce n'était qu'à Lyon que je pouvais espérer de sûrs renseignemens sur le maréchal Ney, et sur les moyens de le voir. Je n'avais pas dit cent paroles durant ce fatigant trajet; car, par un hasard extraordinaire, le sort m'avait donné un courrier qui eût été bien éloigné de prendre aucune part à mon affreuse angoisse; c'était un de ces hommes appartenant à un autre fanatisme que le mien, pour qui Napoléon était un usurpateur, et tous nos guerriers des brigands et des révolutionnaires; un de ces hommes qui croient prouver la sainteté de leurs principes par des injures à leurs ennemis. J'étais souffrante et de la présence de cet homme et des préoccupations de mon ame. J'avais feint de sommeiller pour échapper à l'éloquence politique de mon compagnon. Il donna cours à sa verve de persécution avec un autre voyageur, moins silencieux que moi, mais également difficile à convaincre. L'orateur s'en donnait à coeur joie sur le pauvre tyran, que bien certainement il avait, dans sa classe, aussi servilement adoré que les habitués du château des Tuileries, qui, la veille, disaient Sire au Roi, et le 20 mars, V. M. à l'Empereur. Je crois que c'est à Tornus que je vis arrêter un homme, parce qu'il avait tenu des propos séditieux. Nouvelle éloquence de la part du courrier devant qui le nom du maréchal Ney fut prononcé. Il ne savait pas encore qu'il dût être arrêté, car il eût dans ce cas entonné un Te Deum; mais il était sûr qu'il le serait, et bien mieux encore, fusillé. L'autre voyageur hasarda de dire: Je ne crois pas cela. Enfoncée dans mon coin, retenant ma respiration, craignant ma colère, il me semblait voir du sang aux mains du courrier, et la crainte du moindre contact m'eût fait jeter à bas de la voiture. Je ne rapporte ces tristes scènes, trop communes dans les temps de parti, que pour qu'on juge de ce qu'un pareil voyage dut me coûter d'angoisses, de sentimens étouffés, d'affreux pressentimens. Je touchais heureusement à la dernière poste.
Je connaissais dans ce pays la soeur d'un sergent de la garde que le maréchal protégeait particulièrement. Cette excellente femme était dévouée comme son frère au héros qu'on ne pouvait connaître sans l'aimer. Son frère avait quitté le service avec un bras de moins et une croix de plus, comme il disait plaisamment, et vivait dans une petite métairie avec sa soeur. Je fus chez eux: on me guida vers le château où Ney s'était retiré. On se chargea de l'avertir que j'étais dans le voisinage. Pauvre jeune fille! comme elle me pressait les mains en me demandant si je croyais qu'il y eût à craindre pour Monsieur le maréchal! Comme sa sensibilité naïve se montrait bien dans ses regards. «Oh mon Dieu! Madame, mais mon pauvre frère Henri, il n'y survivrait pas. Il parle de réunir des amis et d'enlever son général si on venait pour le prendre.» J'écoutais cela, j'étais tout oreille et espérance. «Oui, Madame, si on osait venir, il y a vingt amis de mon frère Henri qui sont prêts à se dévouer. Nous avons déjà un mot d'ordre, courage, bravoure.
«—Eh bien! lui dis-je, ma bonne Louise, je suis des vôtres, et que le mot d'ordre soit: Sauvons le héros!
«—Ah! oui, sauvons-le, répondit Louise, en pressant ma main entre les siennes.
Il était près de huit heures et demie. Nous étions arrivées derrière le château d'une des parentes de l'épouse du maréchal, chez laquelle Ney s'était réfugié. J'avais eu soin de m'informer si la maréchale y était; car n'ayant jamais manqué en rien au respect que je lui devais, la bienséance eût encore imposé des bornes à la douleur, comme elle avait souvent réprimé les élans de la tendresse. Mais la maréchale était restée à Paris, veillant aux démarches que pouvait rendre nécessaire une précieuse destinée. Ce fut encore un court instant de bonheur que le sort m'avait ménagé de pouvoir, sans offense, prouver à Ney malheureux toute la profondeur d'un amour ranimé par l'idée de son péril. Louise fut l'avertir avec précaution; elle m'avait laissée seule dans un endroit écarté, derrière le château. J'étais vêtue en homme: je ne me cachais donc pas autant, étant sûre d'être moins remarquée, s'il fût venu quelqu'un du château; mais cependant je sentais la nécessité de n'être pas reconnue, et je ne saurais dire les cruelles réflexions dont cette nécessité accabla mon ame. Tous les sentimens qui la remplissaient alors ne pouvaient que m'honorer, car Dieu m'est témoin que depuis long-temps je n'avais plus sur Ney que les droits du souvenir et de l'amitié. Dans cet instant terrible, j'aurais donné ma vie pour sauver la sienne, pour le conserver à son épouse et à ses fils. Oui, pour le sauver j'eusse fait, je crois, le serment de ne le revoir jamais, ma mission une fois accomplie.
Quand une pensée profonde m'agite vivement dans la solitude, il est rare qu'il ne m'échappe pas quelque exclamation. Qui sait, mon Dieu! si lui-même ne me blâmera pas? ah! m'écriai-je, qu'il est affreux d'être descendue à une position où on n'a même plus l'espoir d'être approuvé pour un dévouement qui nous ferait mépriser la mort et les tortures; je pressais mon coeur qui battait à s'échapper de mon sein. De rares mais brûlantes larmes coulaient le long de mes joues. Les momens étaient longs, l'obscurité commençait à s'étendre autour de moi. Cette démarche faite dans un si noble but et avec cette ardente précipitation d'agir que les lecteurs me connaissent, cette démarche commençait à me paraître sujette à une fâcheuse interprétation, et si une voix qui trouvait toujours le chemin de mon coeur, si la voix de Ney ne m'eût rendue à moi-même, à l'idée de son péril, je crois que je me serais enfuie avec terreur de ces lieux où je n'étais venue que pour conserver un ami, et sauver ses jours.
«Ida, me dit-il avec une vive émotion; quoi, pauvre Ida! vous ici;» et il m'entraîna vers un banc. «Je vois bien, ma pauvre amie, que vous craignez pour moi.
«—Oui, et votre sécurité me désole, car vous allez être arrêté. Oh! fuyez, allez en Suisse pendant qu'il en est temps; laissez passer l'orage. Si vous voulez m'admettre au partage glorieux de votre exil, je suis prête; si vous voulez m'employer pour rassurer votre femme, vos fils, vous connaissez mon coeur et mon activité; je puis hasarder ce que son titre de mère et son rang lui défendent. Ney, fuyez, prenez pitié de vous-même, de votre famille et de moi.» Il y avait une aveugle confiance dans sa résolution, et encore plus une preuve de sa loyauté.
«Ma bonne Ida, reprit-il, mais je n'ai rien fait de plus que les autres maréchaux, que l'armée tout entière; j'ai résisté plus long-temps au torrent; Bertrand peut en rendre témoignage: je suis retourné à mes aigles comme mes frères d'armes; mais ne suis-je compris comme eux dans l'article XII de la convention militaire. C'est cette espérance de sécurité qui nous a fait à tous déposer les armes. Tranquillisez-vous donc, bonne Ida, retournez à Paris. Si je crois nécessaire de partir, j'irai en Suisse, et alors je vous ferai connaître à ma femme, peut-être; mais, à présent, promettez-moi de reprendre la poste de Paris; attendez paisiblement mes nouvelles.
«—Paisiblement! lorsque tout y tremble pour vous.
«—C'est sans motif, sans raison; car je suis positivement sûr que je n'ai rien à craindre.
«—Et vous les croyez, ces conseils dangereux; et les prévoyances du coeur, vous y restez sourd! Ney, fasse le ciel que vous n'ayez pas à vous repentir d'une confiance qui prouve beaucoup plus de loyauté que de prudence!»
Nous nous étions levés, et nous marchions vers la porte derrière le château; je pressais son bras contre mon sein; je m'y attachais avec une sorte de douloureuse sécurité. Tout à coup Ney s'arrête, et, avec un ton qui me semblait très ému, il me dit: «Ida, vous rappelez-vous la conversation que nous eûmes à Michelberg, et votre promesse?
«—Mon ami, pourquoi me la rappeler en ce moment? Oh! mon Dieu, ce souvenir serait-il un affreux pressentiment? oh! sauvez-moi la douleur de cette parole, je suis prête à la tenir; mais ne vaut-il pas mieux en prévenir pour vous les dangers?»
Et ma tête brûlante tomba sur son sein; il m'y pressa fortement, me tint long-temps serrée dans ses bras; puis, s'en arrachant comme par un effort pénible: «Adieu, Ida, me dit-il, mais non… au revoir à Paris. Calme, prudence et souvenir.» Nous étions à la porte du château, je l'ouvris: «Adieu, au revoir,» lui dis-je; il déposa un baiser sur mon front, et, s'éloignant avec rapidité, il me cria: «Dans tous les cas, chère Ida, je compte toujours sur l'exécution de la promesse faite à Michelberg.»
Il n'était plus là, et je restai les bras tendus vers le lieu où il venait de disparaître; et ces paroles, cette promesse rappelée, me fixèrent immobile à ma place, jusqu'au moment où la douce voix de Louise vint me tirer de cet anéantissement.
Je restai une heure à la métairie du frère de Louise, puis ils me reconduisirent à l'auberge de la poste, à une assez grande distance. Bognot (nom du sergent retiré), qui partageait mes craintes, ne cessait cependant de m'assurer qu'il n'y avait pas encore de danger; que, dans tous les cas, il ne laisserait certainement pas enlever son maréchal; qu'il y avait des hommes braves et dévoués en force pour résister à la gendarmerie. Hélas! Ney lui-même se livra à ceux qui vinrent l'arrêter; il les appela, il paralysa le zèle de ses amis, de ce militaire courageux qui voulut l'arracher à l'escorte. La fatalité avait marqué cette grande victime; et celui que la mort épargna dans cent batailles, toutes soutenues pour la France, se rendit lui-même aux mains chargées de le livrer à la rigueur des lois!
CHAPITRE CLXI.
Retour à Paris.—Arrestation du maréchal Ney.—Le maréchal à Paris.
J'emportai de mon voyage de bien tristes pressentimens. Je trouvai à l'auberge de la première poste une connaissance précieuse dans cette cruelle circonstance; c'était un ancien militaire qui avait servi sous les ordres du maréchal; il était retiré depuis la bataille de Leipsick, et revenait, quand je le vis à Lémonest, des eaux du Mont-d'Or. Je l'avais quelquefois rencontré à Paris; je savais tout son enthousiasme pour celui qu'il ne nommait que le brave des braves: il me sembla voir qu'il me faisait des signes d'intelligence. Aussitôt mon parti fut pris: je quittai la malle, et me mis immédiatement en rapport avec M. de Belloc, persuadée qu'il pourrait me donner d'utiles éclaircissemens. M. de Belloc chercha à m'inspirer une sécurité dont il était lui-même bien éloigné: il partait pour Paris, la nuit même; et, sans vouloir me reposer, je refis la route avec un coeur navré, où, par tous les moyens, mon compagnon cherchait à exciter l'espérance; du moins il me soutenait un peu par une conformité d'admiration et d'intérêt pour le même objet. Il ne devait pas séjourner à Paris plus de vingt-quatre heures, mais il me promit de me mettre en relations avec un de ses infimes amis qui en avait avec tous ceux dont on pouvait espérer des nouvelles certaines et journalières du maréchal. Il m'a tenu parole; il m'a fait connaître l'homme bon et courageusement dévoué qui a mis son empressement et sa gloire à me procurer, pendant la détention et le procès de Ney, ces détails et ces nouvelles que j'appelle les joies du désespoir; car ils ne dissipent aucune crainte, et pourtant nous soulagent.
L'ami de M. de Belloc était dans la garde nationale à cheval. À notre première entrevue, je lui contai toutes mes relations avec le maréchal: «Je servirai votre douleur aux dépens de tout,» me disait cet être si bon, et il a tenu parole, comme je vais le prouver plus loin, mais en ayant soin de ne pas le compromettre. Je lui parlai franchement de ma singulière liaison avec D. L***, des obligations que je lui avais, et de ce qu'il m'avait promis. L'ami de de Belloc, que j'appellerai Eugène, m'assura qu'il connaissait D. L***, qu'il était agent aussi actif du pouvoir nouveau, que de tous ceux qui s'étaient succédé depuis vingt ans. «Oui, certes, je le connais et je le méprise, me disait-il; mais, dans votre position, il ne faut pas l'irriter; au contraire, flattez-le, il peut vous servir. Il m'est bien possible de vous procurer, par mes amis, des nouvelles; mais D. L*** est plus à la source: il faut le flatter, ne point l'humilier pour sa nouvelle métamorphose, qui est tout-à-fait dans son métier de Protée. Profitez de sa position pour les intérêts de votre coeur.» Oh! Eugène, vous que je ne dois point nommer, et que ma reconnaissance proclame sous le nom d'un père chéri, que cette discrétion de la reconnaissance vous soit une nouvelle preuve de ce sentiment d'estime dont vous avez reçu les témoignages au milieu de mes cris et de mes sanglots!
M. de Belloc resta, contre son attente, un mois à Paris. Je voyais tous les jours de Belloc ou son ami Eugène; tous deux s'occupaient à savoir ce qui touchait l'illustre proscrit. Je courais moi-même partout, seule ou avec l'un d'eux, écoutant tout ce qui se disait avec avidité, tantôt ranimée par toutes les espérances les plus consolantes, tantôt plongée dans l'effroi et le désespoir. Dans la peine comme dans la joie le temps s'écoule, et le muet interprète de l'éternité ne s'arrête devant aucune félicité ni aucune douleur.
Moi si facile dans mes illusions, si disposée à croire aux espérances douces et consolantes, j'avais emporté de Bessonis un pressentiment pénible qui me poursuivait chaque jour davantage, et qui me semblait plus fort que toutes les raisons de sécurité, qui plaidaient cependant pour un illustre guerrier au nom de tant de victoires. Mes nouveaux amis tentaient de me rassurer; mais il est des alarmes qu'on endort quelques instans mais qui se réveillent plus vives, comme par un instinct du coeur. D. L*** prit de l'ombrage des personnes qui m'apportaient des nouvelles. Je lui avais caché cette heureuse rencontre, et jamais il ne m'avait vue avec elles; mais il avait tant de ressources pour suivre ou deviner mes démarches, qu'il m'en parla avec une sorte d'attendrissement. «Promettez-moi, ajoutait-il, de n'avoir recours qu'à moi, et de me garder un inviolable secret; à ces conditions je viendrai deux fois par jour vous confier ce que j'aurai appris, le mal comme le bien; car l'incertitude est, pour un coeur pareil au votre, un tourment chaque jour plus horrible, qui vous exalte au point de vous exposer et d'exposer davantage le maréchal, par contre-coup.» Ce mot-là m'allait droit au coeur. Je remerciai D. L*** et lui promis tout.
J'étais trop bien servie par l'intérêt de celui-ci et par la généreuse bienveillance d'Eugène. J'appris à peu de minutes d'intervalle, des deux, l'arrestation du maréchal à Bessonis. Eugène le savait par une lettre du capitaine Jaumard, officier de gendarmerie, chargé de la douloureuse mission de conduire le maréchal à Paris. Voici le récit d'Eugène:
* * * * *
«Avant de se mettre en route, le maréchal avait donné sa parole d'honneur à l'officier de ne faire aucune tentative pour s'évader. Cet officier avait autrefois servi sous les ordres du maréchal, et il avait eu la générosité de s'en rapporter à la parole de son ancien général: il n'eut point à se repentir de la confiance qu'il lui témoigna dans le voyage.
«Entre Moulins et Aurillac, le maréchal Ney et ses conducteurs s'arrêtèrent dans un village pour prendre quelques instans de repos. Après le repas, un fonctionnaire public des environs vint prévenir l'officier de gendarmerie qu'à quelque distance de là il trouverait sur la route des gens apostés, qui avaient formé le projet d'enlever le maréchal. Celui-ci était dans la même pièce où cette confidence avait lieu: quelques mots qu'il entendit lui firent facilement deviner le sujet de la conversation; il s'avança, prit la parole, et dit à l'officier: «Capitaine, je me borne à vous rappeler que je vous ai donné ma parole d'honneur de me rendre avec vous à Paris; si, contre votre attente, et contre toute vraisemblance, on voulait essayer de m'enlever, alors je vous demanderais des armes pour m'opposer aux tentatives qu'on prétendrait faire sur ma personne, et pour remplir jusqu'au bout la promesse sacrée que je vous ai faite.»
«Les voyageurs ont continué leur route, et aucune tentative n'a été faite pour enlever le maréchal.
«Arrivé à quatre lieues de Paris, le maréchal Ney a trouvé dans une auberge madame la Maréchale, qui était venue à sa rencontre dans une voiture de place. Ils ont eu ensemble un entretien de deux heures; au bout de ce temps, le maréchal a averti le capitaine de gendarmerie qu'il était prêt à partir; quelques larmes coulaient de ses yeux. «Ne vous étonnez pas, dit-il à l'officier, si je n'ai pu retenir les pleurs que vous voyez couler; ce n'est point pour moi que je pleure, c'est sur le sort de mes enfans; quand il s'agit de mes enfans, je ne suis plus le maître de retenir mes larmes.»
«Le maréchal et sa femme sont montés, dans le fiacre, l'officier de gendarmerie s'y est placé; un domestique de madame la Maréchale accompagnait derrière la voiture.
«C'est ainsi qu'ils sont arrivés à Paris, aujourd'hui, 19 août. Après avoir traversé les rues de la capitale, lorsque la voiture est arrivée au bout de la rue de Sèvres, l'officier de gendarmerie est descendu pour aller chercher une autre voiture, placée d'avance à soixante ou quatre-vingts pas de distance.
«Le maréchal a fait ses adieux à sa femme, et une fois monté dans le second fiacre, il a été conduit à la prison militaire de l'Abbaye.»
* * * * *
Mon ame se brisa à cette funeste nouvelle. D. L*** accourut aussi pour m'en faire part, et pour me renouveler toutes les assurances d'un dévouement qui m'allait devenir plus nécessaire. D. L*** devenait en effet ma plus grande ressource pour connaître à la minute ce qu'il m'importait le plus de savoir. Il y avait et il y aura toujours deux hommes dans cet homme-là. Renoncer à ses ambitieuses espérances de fortune (quelle fortune, grand Dieu!) eût été un effort au-dessus de son ame vulgaire; mais rester sans pitié à la vue de mon désespoir lui était également impossible; il cherchait avec un bien louable empressement à me dire tout ce qui pouvait me donner quelque espoir.
C'est à D. L*** que je dus la connaissance du noble et courageux discours d'un prince français contre les adresses au roi pour l'épuration des administrations et le châtiment des délits politiques. L'ame généreuse du jeune guerrier qui cueillit à Jemmapes ses premiers lauriers, cette ame libérale et généreuse pressentit, dans ces rigoureuses mesures, l'orage qu'on allait former sur une tête épargnée dans cent combats; et ce discours, dont je dus la copie à D. L***, est un morceau d'une éloquence trop française, pour que je ne me fasse pas un honneur d'en enrichir mes Mémoires.
Séance du 13 octobre 1815.
DISCOURS DU DUC D'ORLÉANS EN RÉPONSE À L'ADRESSE AU ROI POUR L'ÉPURATION ET LE CHÂTIMENT DES DÉLITS POLITIQUES.
«Ce que je viens d'entendre achève de me confirmer dans l'opinion qu'il convient de proposer à la Chambre un parti plus décisif que les amendemens qui lui ont été soumis jusqu'à présent. Je propose donc la suppression totale du paragraphe. Laissons au roi le soin de prendre constitutionnellement les précautions nécessaires au maintien de l'ordre public, et ne formons pas des demandes dont la malveillance ferait peut-être des armes pour troubler la tranquillité de l'État. Notre qualité de juges éventuels de ceux envers lesquels on recommande plus de justice que de clémence nous impose un silence absolu à leur égard. Toute énonciation antérieure d'opinion me paraît une véritable prévarication dans l'exercice de nos fonctions judiciaires, en nous rendant tout à la fois accusateurs et juges.»
À l'époque où je lus ce discours, mon coeur eut un moment d'espérance; j'y pensais souvent, oh! bien souvent. Plus tard, lorsque l'incompétence des maréchaux fut déclarée, je pleurai avec amertume l'absence du prince dont, sans doute, la voix se serait élevée pour le parti de la clémence, dont ses lumières et son équité leur avaient fait proclamer et invoquer les droits. Il me restera à dire, plus tard, avec quelle magnanimité ce même prince accueillit et répondit aux prières de l'épouse infortunée de l'illustre prisonnier qui osa, avec la confiance des droits d'un légitime amour, lui confier ses douloureuses espérances, dans ses nobles sentimens; époux heureux et père, le prince français eût-il pu rester insensible aux larmes d'une mère, de l'épouse d'un guerrier malheureux[5]!
Dans mon obscurité, sans titre légitime, je ne me crois pas le droit de parler de ma reconnaissance, mais elle est gravée dans mon ame pour un prince généreux, et je mets ma gloire à la publier.
CHAPITRE CLXII.
Ma vie pendant l'instruction du procès du maréchal Ney.—Espérances d'évasion.—Générosité du pauvre.
Dans cette vie de tortures, je n'étais soutenue que par la généreuse compassion d'Eugène. Je dus cependant au hasard deux rencontres qui répandirent un peu de baume sur des blessures toujours saignantes; la première fut celle d'un gendarme qui avait été de service plusieurs fois à la prison du maréchal, et qui, racontant cette circonstance dans un lieu public où j'étais entrée pour me reposer d'une longue course, s'était exprimé avec une touchante vivacité d'intérêt et d'admiration pour le noble prisonnier. Quand il sortit de l'endroit où il venait de frapper mon coeur d'une consolante surprise, je l'abordai avec franchise, et je le félicitai au nom de la gloire française des sentimens généreux qu'un militaire conservait ainsi pour un de ses anciens chefs. Sans lui livrer le secret de tout mon intérêt, je demandai au militaire s'il voudrait se charger de faire tenir quand il serait de service quelques mots à celui que le témoignage d'une tendre compassion consolerait. Je vous jure sur l'honneur du héros, dont le caractère vous est un sûr garant de ma parole, que je ne mêlerai rien de politique à cette communication tout intime. Je donnai à cet excellent homme mon adresse, et il ne manqua point à la parole qu'il venait de me donner d'accorder ce pieux hommage à la mémoire d'un brave avec ses pénibles devoirs.
L'autre rencontre dont je veux parler fut encore un plus grand événement, car c'était presque une espérance de salut pour la victime. Eugène et moi nous avions, un jour que les nouvelles de la procédure étaient mauvaises, cherché à distraire nos tristes et mortelles pensées par une longue promenade, par une de ces courses sans but, où sous des pas indolens les lieues cependant s'accumulent. Sur les huit heures du soir seulement, nous nous aperçûmes que nous avions passé l'heure du repas, et que notre état exigeait quelque nourriture impérieusement. Nous étions arrivés au quai qui longe la place de l'Hôtel-de-Ville; l'endroit était peu favorable à la découverte d'un restaurant; nous aperçûmes cependant un petit établissement qui avait l'air d'y ressembler, et nous y entrâmes. La société était heureusement fort peu nombreuse, et le besoin nous y fit encore accorder plus d'attention qu'aux mets des modestes ouvriers.
À la table qui touchait presque la nôtre, soupait nonchalamment un homme en blouse de voiturier d'une assez bonne mine, d'une figure ouverte et franche, quoiqu'une extrême pâleur fût empreinte sur ses traits. Quelques larmes bientôt arrosèrent son chétif repas. Il les essuyait furtivement, car il est un âge où les hommes, par une singulière pudeur de faiblesse, craignent de laisser découvrir qu'ils sont encore sensibles. Cet effort de mystère, qui ajoutait à la sincérité de ce que cet homme paraissait éprouver, me fit supposer quelque infortune extraordinaire.
Eugène était si bon que je ne craignis point d'être démentie par lui, et me fiant aux droits de mon sexe, je me tournai vers celui qui me semblait malheureux par quelque événement digne d'un de ces secours que j'allais m'empresser à lui offrir. Hélas! il était malheureux, mais du même malheur que nous; c'était un sous-officier d'un régiment qui avait toujours combattu sous les ordres de Ney, à qui une blessure reçue en 1814 au plateau de Craone, le 6 mars, lorsque Ney en chassa les Russes, avait fait quitter le service qu'il aurait, disait-il encore, repris pour aller mourir sous les aigles à Waterloo, si la balle ne l'eût privé de l'usage du bras droit. Mais, me servant de l'épithète qui va si bien au militaire français: «Mais mon brave, lui dis-je, vous avez éprouvé d'autres malheurs que votre blessure, car un militaire ne verse pas de larmes pour un pareil accident.» Alors il nous avoua que c'était l'arrestation et le danger que courait son ancien chef qui le rendaient imbécille de douleur. Mon premier mouvement fut de me jeter sur son coeur, de le serrer contre le mien, mais il y avait des témoins, et je me contins assez pour ne presser que sa main. Eugène l'invita à se mettre à notre table, et notre nouvel ami continua ainsi à voix basse: «Vous le connaissez, vous l'aimez aussi; ah! cela se voit. N'y a-t-il pas de quoi mettre le feu à une ville, de songer qu'il y a pourtant des gens qui se réjouissent de la mort de celui qui a sauvé tant de milliers de Français?» Je l'excitais à parler, car chaque parole était un éloge pour Ney. La confiance s'établit bientôt davantage et l'on parla à coeur ouvert. Notre sergent nous déclara qu'ils étaient plus de trente, tous résolus, si le maréchal était condamné, de former un complot pour l'enlever. «Nous sommes trente, mais il ne faudra que frapper du pied pour faire sortir plus d'un millier d'hommes. Ney est adoré du soldat et admiré et respecté des bourgeois; mais on ne le condamnera pas.» Léopold, avec beaucoup d'adresse, sut pénétrer tous les desseins du militaire, et découvrir à quel point on pourrait s'engager et compter sur un dévouement si franchement exprimé. Mon coeur me fit voir tout ce que j'osais espérer, en cas d'un jugement fatal. On se quitta après de bien cordiales effusions. Eugène dit au brave de venir le trouver le lendemain, qu'il lui donnerait asile à son domicile, pour éviter les allées et venues qui pourraient exciter des soupçons.
J'appris par une autre voie encore, qu'on avait un plan arrêté d'évasion, dans le cas où Ney serait condamné, et, je l'avoue sans craindre d'exprimer toute ma pensée, j'applaudissais non seulement à ce dévouement intrépide pour sauver une tête si chère, mais je fis tous mes efforts pour encourager et soutenir ces généreuses résolutions.
Eugène était lié avec le bon, le sensible Gamot, beau-frère de Ney; il me le fit connaître, et cet excellent homme voulut bien pardonner ce qu'il y avait eu d'égaremens et de faiblesses dans ma liaison avec Ney, en faveur de l'intérêt courageux et passionné qu'il me vit pour celui dont la mort cruelle a abrégé ses propres jours. Gamot espérait peu, il redoutait même la franchise un peu rude du maréchal, et sa juste fierté dans les réponses de l'instruction. J'étais convenue d'un lieu sûr pour rencontrer le gendarme dont j'ai parlé plus haut. J'y courus à la première nouvelle que le procès allait commencer. On vivait dix ans dans de pareilles journées. L'ame soutenait les forces du corps, sans cela le mien n'eût pu, malgré ma force physique, résister à toutes mes courses, tantôt en voiture, plus souvent à pied, d'un lieu à un autre, rentrant chez moi pour changer de vêtemens, en mettant souvent, pour dérouter D. L***, que je supposais m'épier, de différentes classes et allant dans toutes sortes de lieux où je n'aurais certes jamais mis les pieds sans le sentiment tout-puissant qui, dans ces jours d'effroi et d'incertitude, me rendait tout indifférent, hors le nom de la victime menacée. Je sentais naître dans mon coeur bouleversé d'affreux desseins dont la seule pensée me fait frémir aujourd'hui où tant d'années de deuil ont posé sur mon désespoir cette terrible empreinte du temps, qui efface tout, bonheur, joie, désespoir et haine. Mais dans un tel oubli je ne puis comprendre d'indignes trahisons dont j'épargne à mes lecteurs la triste énumération.
Toutefois il m'est doux de rendre justice aux traits honorables d'un dévouement qui fut sans récompense, et qui n'était pas sans dangers. Je trouvai le gendarme fidèle au rendez-vous; il se chargea d'un billet ouvert qui parvint encore à Ney; ce fut le dernier. J'employai tous les moyens pour obtenir de voir le maréchal: ce fut impossible. Le messager de ma douleur me parut convaincu que le maréchal serait condamné; mais il ajoutait: «Qu'importe la condamnation! elle ne sera pas exécutée, car on tentera de l'enlever très certainement, et l'escorte laissera faire, soyez-en sûre.
«—Oui, si elle était composée de soldats ayant vu sa bravoure et apprécié sa loyauté.» Quel or eût pu payer de pareilles assurances en pareille position? Aussi je prodiguais à pleines mains ce qui m'en restait; et je dois à la vérité de dire qu'il me fallut user de ruse et presque de force pour le faire accepter de ce brave homme, qui, dans cet entretien, me dit aussi que madame la maréchale était l'ame d'une foule de généreuses démarches formées pour son malheureux époux. J'ai dit que j'avais deux logemens et une chambre où j'allais me travestir pour mes courses; l'un était situé dans le faubourg Poissonnière. Sans absolument faire liaison, j'avais contracté avec une ouvrière en dentelle, dont le mari peignait sur porcelaine, cette bienveillance du bonsoir et du bonjour, inévitables questions du voisinage. La femme avait une trentaine d'années et le mari un peu plus; ils avaient trois enfans. Je ne puis passer devant des enfans sans éprouver le désir de les embrasser. Mes attentions bienveillantes m'avaient d'abord valu la joyeuse familiarité des marmots et toute la politesse amicale du père et de la mère, des saluts, des révérences et des questions. La femme avait eu un frère tué à Waterloo, et son mari, garde nationale, avait commencé sa carrière militaire assez noblement sur les hauteurs de Montmartre. On ne m'approche pas long-temps sans connaître mon humeur guerrière, et cette tournure d'esprit avait encore accru la bonne prévention de mes hôtes.
Un soir que je venais pour brûler quelques lettres, j'appelai: personne ne répondit. À tout hasard je frappe un coup très fort. «On y va», répond alors une voix entrecoupée de sanglots. Au même instant la porte s'ouvre et me montre la pauvre voisine tout en larmes. Un malheur venait de frapper son mari: il s'était trouvé avec quelques amis dans un café; on y avait parlé de l'affaire du maréchal Ney, la grande affaire du jour; on n'avait dit que ce qu'on pensait, mais peut-être comme on n'aurait pas dû le dire; il y avait là des gens qui écoutaient, et avec de bonnes instructions sans doute; on vint sur la place même arrêter le groupe dont son mari faisait partie, et avec les autres il a été conduit à la préfecture de police. Je rassurai de mon mieux la petite famille, en disant ce que je pensais, et ce qui arriva, que, le lendemain, le mari serait libre. Je restai près de deux heures pour consoler cette pauvre mère; la sienne arriva: c'était une femme fort âgée. Je promis à ces bonnes gens de suivre l'affaire, et dès le lendemain je fus assez heureuse, grâces aux démarches d'Eugène, pour que lui-même allât reconduire un fils, un époux, un père chéri, au foyer d'une famille désolée. Je vins le soir, avec Eugène et ce militaire dont j'ai parlé, qui ne le quittait plus, chez ces bonnes gens; le mari renouvela à Eugène les remerciemens qu'il lui avait faits déjà, et nous conta en peu de mots le sujet de la dispute. Parmi les personnes avec lesquelles il s'était trouvé, il y avait trois ou quatre militaires qui s'étaient battus à Waterloo sous le général Gérard. Dans le même café étaient en même temps des individus s'appelant volontaires royaux; ceux-ci, ajoutait le naïf narrateur, se mêlèrent de la conversation, et après beaucoup d'autres disputes, ils voulurent parler de Waterloo; là-dessus trois des nôtres prirent feu.
Le pour et le contre des opinions de part et d'autre échangées, avaient poussé la discussion jusqu'aux injures personnelles, et, comme derniers argumens, les coups de poing étaient arrivés, puis l'intervention des gendarmes et le séjour à la préfecture de police.
Nous conseillâmes à notre garde national d'éviter ces réunions; il nous dit n'y avoir été que dans l'espoir d'apprendre quelque chose de relatif au maréchal Ney, et il était bien désolé de l'imprudence de ses amis, qui, n'étant pas de Paris, allaient sans doute être renvoyés dans leurs départemens. Circonstance d'autant plus fâcheuse, ajoutait notre homme, que ses six camarades valaient un bataillon en cas d'événement. Il n'y avait pas à se tromper sur de pareilles révélations, et nous apprîmes qu'une tentative d'évasion bien combinée restait toujours possible pour celui que tous nous eussions voulu sauver au prix de notre sang: au besoin, l'or n'eût point manqué, mais il n'était qu'un accessoire, et nullement un stimulant nécessaire d'une telle entreprise; car les coeurs volaient au devant de ce sacrifice d'une pitié généreuse. Comme preuve de ces dévouemens désintéressés, il suffit de citer mes voisins du faubourg Poissonnière. Ils étaient plus près de la pauvreté que de l'aisance; eh bien, lorsqu'ils surent que je passais mes jours dans des démarches infructueuses, hélas! mais dont Ney était l'objet, non seulement le mari m'offrit son temps, son zèle, mais sa femme, sa mère et lui, me supplièrent de disposer, si cela pouvait servir, de 1600 francs, fruit de leurs longues épargnes, espoir de leur petite ambition; ils me portèrent leur trésor; ils me dirent, pour me le faire accepter, de ces choses que l'ame seule inspire, et auxquelles la recherche du langage ne fait qu'ôter leur énergique et inestimable prix: «Prenez, Madame, prenez, il faut beaucoup d'argent; ne craignez pas de ne pouvoir rendre: allez, nos enfans ne manqueront pas pour cela; et devraient-ils porter la hotte du chiffonnier, ce sera un beau patrimoine à leur laisser, que de leur dire: Nous avons employé votre légitime à une belle action, nous sommes pour quelque chose dans des efforts qui ont sauvé la vie du guerrier qui la prodigua toujours pour la France.» À pareils élans de générosité, je ne pouvais répondre que par des larmes. Pour excuser et faire accepter mon refus, il me fallut montrer les sommes que j'avais encore en portefeuille, promettre que si l'argent me manquait, je reviendrais frapper à leur petite bourse. «La somme reste là, me dirent-ils, elle attendra vos ordres.» Cette scène se passait dans une petite chambre d'ouvriers; les héros de ces offres généreuses, inspirés par une noble pitié pour un guerrier malheureux, vivaient péniblement du fruit de leurs labeurs: c'était un sacrifice pour un proscrit, un sacrifice sans espoir d'autre récompense que le bonheur même de la bonne action.
Je le demande à tous ceux qui ont un peu expérimenté le coeur humain: si l'on trouverait dans les classes élevées une aussi prompte élévation de sentimens, et si l'opulence offre son superflu avec ce noble élan de coeur qui porte quelquefois la médiocrité à immoler son nécessaire?
Je revis une fois encore ces braves gens, ce fut après la mort du maréchal Ney; j'étais prête alors à partir pour Bruxelles, d'où je ne comptais plus revenir. Leur muette pitié, en mêlant leurs larmes aux miennes, était une déchirante éloquence, et elle fut alors ma seule consolation, s'il est des consolations pour de pareilles douleurs!
CHAPITRE CLXIII.
Souvenirs de Labédoyère.—Procès du maréchal Ney.—Sa comparution devant le conseil de guerre.
Chaque jour me devenait une inquiétude nouvelle, un sommeil affreux. Le maréchal était en prison, et D. L*** m'avait tant recommandé, dans l'intérêt même de Ney, de ne faire aucune démarche qui pût soit éveiller les soupçons, soit même ajouter, par ma présence et la publicité de notre liaison, aux peines d'un ami malheureux des chagrins de plus d'une nature, que je commençais à me laisser persuader.
C'est le 19 août que l'infortuné guerrier était arrivé à Paris, et immédiatement enfermé à la prison militaire, et de là à la conciergerie. L'instruction du procès fut longue, bien longue, surtout pour mon coeur. D. L*** me tenait alors en prison chez moi, et chez lui ensuite, avec l'autorité de ce qu'il appelait mes plus chers intérêts, afin, sans doute, que deux destinées fussent jusque dans leurs douleurs enchaînées par une triste ressemblance. Chaque jour, D. L*** me rendait compte du résultat de l'enquête qui se poursuivait avec une extrême activité de la part de ceux qui eu étaient chargés, et avec une lenteur excessive pour les inquiétudes impatientes de l'accusé. Comment peindre mes angoisses à chaque récit! Quand on me citait le sens d'une déposition de quelque témoin important, je la faisais répéter, je la tournais et la retournais en quelque sorte sur mon coeur, pour y chercher quelque côté favorable.
Par un de ces hasards que la fortune se plaît à rapprocher comme pour combler la mesure des terreurs attachées aux discordes civiles, le 19 août, ce jour même qu'un maréchal de France revoyait, à la manière d'un criminel, caché dans un fiacre, ce Paris dont son bras avait enrichi les monumens de drapeaux enlevés sur vingt champs de bataille, ce même 19 août avait retenti un premier arrêt de mort contre un jeune guerrier, triste prélude de celui qui semblait réservé à un vétéran. Charles Labédoyère venait de comparaître devant un conseil de guerre, et avait subi la sentence qu'il avait lui-même prédite, dans une discussion orageuse de la Chambre des Pairs, par cette réplique douloureuse: «En cas de changement, ne serais-je pas le premier fusillé?» Charles était depuis quelque temps mon ami; j'avais partagé ses illusions. Son corps percé de balles, voilà l'épouvantable horizon à travers lequel le retour de Ney m'avait apparu. Les circonstances avaient précipité Ney; Labédoyère avait précipité les circonstances. En pesant les accusations à la manière des casuistes politiques, je trouvais une différence dans la conduite de ces deux guerriers, et comme une lueur d'espérance; mais quand la douleur nous porte un premier coup, on ne mesure plus les chances de ceux dont il lui reste à nous frapper. La pensée ne s'arrête plus alors aux calculs, elle court droit aux pressentimens fiévreux du désespoir. Labédoyère, dont le nom était déjà célèbre par les aventures déplorables de son aïeul, qu'un roman connu à célébrées, venait de marquer sa place dans l'histoire par sa part active dans les événemens de 1815, et plus encore par sa mort tragique et malheureuse. Hélas! en me rappelant son ardeur bouillante, cette soif de périls et de belliqueuses émotions, cet abandon de tous les intérêts à une sorte de fanatisme militaire, je croyais me rappeler aussi qu'il y avait quelquefois des accès de sombre mélancolie dans cette ame de feu; je croyais avoir surpris sur ce noble front quelques vagues présomptions de malheur, passant quelquefois à travers les rayons de cette gloire dont il était si avide.
Plongée dans une espèce de délire pendant la courte procédure qui conduisit le jeune compagnon de mes rêves de victoire sous le feu… qui n'était pas, hélas! celui de l'ennemi, le nom chéri de Ney s'était mêlé au sien dans mes cris de douleur! D. L*** et la rumeur publique m'avaient seuls appris les détails de ce cruel événement. Je ne le rappelle qu'en ce moment dans mes Mémoires, parce qu'il y a toujours dans les grandes catastrophes un accablement du coeur qui fait qu'on les sent plus quand elles s'éloignent, que quand elles vous surprennent.
C'est ainsi que le jugement du plus jeune de nos guerriers, sa calme attitude devant le conseil de guerre, son courage plus difficile devant des fusils français dirigés sur sa poitrine, étaient devenus en quelque sorte le cauchemar de mes nuits, et les avaient troublées davantage à mesure que le temps s'écoulait. Peut-être aussi, outre l'intérêt tendre et religieux qui m'attachait au souvenir du malheureux Labédoyère, sentais-je retentir plus effrayantes les menaces de cette première rigueur, à mesure que le moment approchait, où Ney lui-même allait comparaître devant un tribunal, et voir mettre ses lauriers et sa conduite dans le bassin des préventions politiques.
Quoi qu'il en soit de ces terreurs superstitieuses d'une femme, je n'en supportais pas avec moins d'impatience les délais si prolongés d'une pénible et humiliante détention, et je craignais, avec le bon et sensible Gamot, que l'esprit impétueux du maréchal, fatigué des minutieux détails des interrogatoires et du greffe, ne tranchât ces inextricables lenteurs par quelque imprudence, ou quelque violente exclamation. Pourtant, de l'aveu même de D. L***, qui, d'avance, savait, je ne sais comment, mais d'une manière précise, le sens de toutes les dépositions des témoins, le maréchal montrait un grand caractère et un calme qui pouvait singulièrement influer sur la conviction des juges.
La fameuse Ordonnance du 24 juillet 1815 portait que les généraux et officiers qui avaient contribué au renversement du gouvernement royal, seraient traduits devant des conseils de guerre compétens dans leurs divisions militaires respectives. En vertu de cette Ordonnance, le maréchal Ney, qui y était désigné, devait être traduit devant un conseil de guerre à Paris. Les formes de la justice militaire ont quelque chose de si expéditif, la promptitude de l'exécution des jugemens laisse si peu de repos aux préventions pour s'éclaircir, aux preuves pour s'accumuler, qu'il est bien naturel, malgré la loyauté des personnes, de se défier des périls inséparables de ces sortes de juridiction. Aussi, dès les premiers pas de l'instruction, les conseils de Ney furent d'avis d'élever, avant tout, une question d'incompétence, le maréchal faisant, à l'époque des événemens qui donnaient lieu aux poursuites, partie de la Chambre des Pairs; inviolable par cette qualité, il ne pouvait être jugé que par les siens. On avait même été d'avis que le maréchal ne fît aucune défense devant le tribunal primitivement désigné.
Dès que je connus la composition du conseil de guerre dont les membres venaient d'être choisis, par une de ces divinations du coeur, je n'entrevis pas les avantages de l'incompétence qu'il s'agissait de décliner. Quand l'histoire verra que c'était la valeur, la loyauté, l'identité presque parfaite de la situation et de la conduite, qui allaient prononcer sur le sort de l'amitié, elle inscrira comme une fatalité de plus dans une destinée fatale le choix et la préférence accordée à une cour qui ne pouvait être plus imposante par les titres, ni plus indulgente par les souvenirs. En effet, quels allaient être les juges de Ney? ses frères d'armes, les maréchaux Jourdan, président, Masséna, Augereau, Mortier, les lieutenans généraux Gazan, Claparède et Villatte.
J'écrivis à Ney quelques mots que j'essayai de lui faire parvenir par le gendarme dont j'ai parlé, pour lui communiquer, avec toute l'inspiration de la tendresse, mes craintes et mes pressentimens. Hélas! cette fois mon messager me rapporta ma lettre, que ses fonctions n'avaient pu lui permettre d'utiliser.
Je le regrettai d'autant plus, que je me persuadais que l'inspiration d'une cour qu'il savait dévouée modifierait peut-être sa résolution, et l'engagerait à accepter des juges dont le coeur lui était acquis. Je ne sais point ce qui s'est passé dans l'ame de Ney sur ce sujet délicat, mais j'eus quelques soupçons qu'il répugnait à donner à des frères d'armes la triste mission et peut-être le pénible embarras de se prononcer sur des événemens qui étaient pour la plupart leur propre cause.
Sans chercher à sonder davantage la pensée de l'illustre accusé et de ses habiles défenseurs, MM. Berryer père et Dupin, je me contenterai de dire que la séance de ce conseil de guerre où le maréchal Ney parut devant les maréchaux, le 9 novembre, fut grande et imposante. Le vainqueur de la Moskowa en face des vainqueurs de Jemmapes, de Zuric, de Castiglione, sentit admirablement le respect dû à ces grands noms, dernier et singulier rendez-vous de la gloire française prononçant sur elle-même, et, après trente ans de bataille, venant s'asseoir sur une sellette de tribunal. Il y avait là pour Ney, comme pour tous ces illustres complices des mêmes triomphes, une dernière épreuve à laquelle tous devaient au fond désirer d'échapper. En allant au devant de l'incompétence, Ney ne fit peut-être qu'interpréter les intimes pensées de ceux qui l'eussent d'eux-mêmes invoquée. Le succès de ce premier jugement ne paraissait douteux à personne: l'accusé demandait ce qu'à sa place eussent demandé les guerriers magistrats.
La première séance dura près de sept heures; elle fut absorbée par la lecture des pièces, des témoignages, et de tous les autres papiers de la procédure.
Le lendemain, la lecture de l'instruction continua. Quand elle fut achevée, le maréchal Ney fut introduit dans la salle d'audience. Je n'étais point présente. D. L*** avait eu soin de me rendre toute sortie impossible; mais il me rendit un compte si animé, si exact de cette scène à laquelle il assistait comme témoin volontaire pour moi, et comme témoin obligé pour son office, que je ne crains point de me tromper en en reproduisant quelques traits. D. L*** me répéta lui-même, les larmes aux yeux, qu'il avait pleuré à l'aspect du maréchal, entrant en quelque sorte dans sa famille des camps, la démarche ferme, l'attitude calme, le regard fier et bienveillant. «Il était, ajoutait D. L***, revêtu d'un simple uniforme: sans broderie, portant les épaulettes de son grade, et la grande décoration de la Légion-d'Honneur. Aussitôt que le maréchal a eu pris place sur le siége qui lui était destiné, le maréchal Jourdan, président du conseil, lui a adressé ces paroles: «Quels sont vos noms, prénoms, âge, lieu de naissance, domicile et qualités.»
«—Par déférence pour MM. les maréchaux, j'ai consenti à répondre aux questions de M. le rapporteur. Je dois maintenant me borner à déclarer que je décline la compétence du conseil.»
«Le président a repris: «Le conseil donne acte à l'accusé de sa déclaration. Maintenant, M. le maréchal, vous devez répondre à la question que je vous ai faite, afin que votre identité soit constatée. Votre défenseur aura la parole ensuite pour développer vos moyens d'incompétence.»
«Le maréchal a déduit alors ses qualités, et cette touchante simplicité à produit un mouvement inexprimable d'intérêt. Après ce court interrogatoire, M. Berryer, dans un long et éloquent plaidoyer, a développé les moyens d'incompétence, par tous les argumens que l'histoire, les lois anciennes et nouvelles pouvaient offrir. Le général Grundler, rapporteur, a résumé la discussion avec une noble et délicate impartialité.
«Le conseil n'est pas resté plus d'un quart d'heure en délibération, ce qui justifie jusqu'à un certain point vos conjectures que l'opinion sembla faite, et que le maréchal aura peut-être à regretter de n'avoir pas été jugé là définitivement. Quand le conseil a reparu dans la salle d'audience, le maréchal Jourdan a dit: qu'à la majorité de cinq voix contre deux, le conseil se déclarait incompétent. Voici les termes du jugement tel qu'il fut inscrit sur les registres. Je vous en apporte une copie qui circule.» J'ai eu lieu de vérifier depuis que D. L*** avait dans cette occasion parlé comme l'histoire, et je donne en conséquence la pièce telle qu'elle est devenue un document impérissable de ce grand événement.
«Sur le rapport de M. le maréchal de camp Grundler, et après avoir entendu le réquisitoire de M. le commissaire ordonnateur Joinville, procureur du Roi;
«Le conseil, considérant:
«1° Que M. le maréchal Ney était pair de France à l'époque où il a commis le délit pour lequel il est mis en jugement, en conformité de l'ordonnance du Roi du 24 juillet dernier;
«2° Qu'un prévenu doit toujours être jugé dans le grade ou suivant la qualité qu'il avait au moment où il a commis le délit dont il est accusé;
«3° Que les maréchaux de France n'ont jamais reconnu, sous nos rois, d'autre juridiction que celle du parlement de Paris; qu'à l'époque de la création de ceux existans, ils ont été déclarés justiciables d'une haute cour, et qu'assimilant M. le maréchal Ney à un général d'armée, pour lui appliquer les dispositions de la loi du 4 fructidor an 5, on n'a pas dû former, par analogie, un tribunal dont l'existence n'est reconnue par aucune loi;
«4° Que M. le maréchal Ney est accusé d'un crime de haute trahison et d'un attentat contre la sûreté de l'État, et qu'aux termes de l'article 33 de la Charte constitutionnelle, la connaissance de ces crimes est attribuée à la chambre des pairs;
«5° Que l'ordonnance du 24 juillet qui prescrit l'arrestation et la traduction devant les conseils de guerre compétens, de plusieurs généraux, officiers supérieurs, et autres individus, et que celle du 2 août, qui a renvoyé tous les prévenus dénommés dans celle du 24 juillet par-devant le conseil de guerre permanent de la première division militaire, ne juge rien sur la compétence du conseil de guerre, tandis que celle du 6 septembre, qui a renvoyé M. de Lavalette, dénommé dans celle du 24 juillet, par-devant ses juges naturels aux termes des articles 62 et 63 de la Charte constitutionnelle, donne lieu de penser que la dérogation aux lois et formes constitutionnelles, prononcée par l'article 4 de cette ordonnance, ne s'applique point à la compétence, et nonobstant la réquisition de M. le procureur du Roi, déclare, à la majorité de cinq voix contre deux, qu'il est incompétent pour juger le maréchal Ney.
«Le conseil étant rentré en séance publique, M. le président a prononcé à haute voix le jugement rendu par le conseil de guerre.
«Le conseil enjoint à M. le rapporteur de lire de suite le présent jugement à M. le maréchal Ney, en présence de la garde rassemblée sous les armes, et de le prévenir que la loi lui accorde vingt-quatre heures pour se pourvoir en révision; et au surplus, de faire exécuter le jugement dans tout son contenu.
Signé MM. les maréchaux JOURDAN, président; MASSÉNA, prince d'Esling; AUGEREAU, duc de Castiglione; MORTIER, duc de Trévise; et par MM. les lieutenans généraux des armées du roi, CAZAN, VILLATTE et CLAPARÈDE.
J'oubliais une circonstance de ce premier procès du maréchal, qui, s'il eût été le dernier, ferait peut-être aujourd'hui une des plus belles pages des annales de la monarchie; j'oubliais, dis-je, une circonstance qui fit grande sensation dans le public, ce fut le refus du maréchal Moncey de présider, en sa qualité de doyen des maréchaux, le conseil de guerre. Les uns blâmaient, les autres exaltaient cette conduite. Le Fabius en cheveux blancs fut mis aux arrêts par ordre du ministre de la guerre, en punition de cette infraction aux réglemens militaires. Mais, si après le jugement il restait des éloges pour le refus touchant du vétéran de nos vétérans, il n'y eut aussi que des applaudissemens pour les maréchaux qui avaient accepté et accompli la mission également honorable de juger, avec une impartialité et une franchise d'opinion si dignes de leur caractère, celui auquel pas un de ces grands capitaines ne refusait la qualification de brave des braves.
CHAPITRE CLXIV.
Sinistres présages.—Lettre de Noémi.—Le domestique d'Eugène.—Détails sur la mort de Murat.
Elle fut courte la trêve donnée aux inquiétudes de mon coeur, par l'issue favorable du jugement des maréchaux. Vingt-quatre heures étaient à peine écoulées, que D. L*** vint me dire que mes angoisses n'avaient été que suspendues, et que Ney, suivant son voeu, allait être jugé par la Chambre des Pairs. Les ministres devaient aller, dès le lendemain, porter à cette assemblée l'ordonnance réglementaire des formes à observer dans sa formation en cour de justice; car c'était pour la première fois que cette attribution criminelle, prévue et indiquée par la Charte, se trouvait mise en vigueur.
Avant d'entrer dans cette série d'émotions, qui allaient pour moi sortir des incidens de chaque journée, il est encore un douloureux souvenir qui demande place dans ce volume, comme si la perte des illusions de toute ma vie n'eût pu se consommer qu'au bruit de la foudre frappant toutes les têtes qui m'avaient été chères.
Pendant le commencement de la procédure de la Chambre des Pairs, je reçus une lettre de Noémi, qui devint pour moi l'objet d'un nouveau et terrible pressentiment. Elle m'annonçait l'errante destinée de Murat. Je laisse parler Noémi.
«Les heures d'angoisses que je viens de passer, ne sont, je le crois bien, ma chère amie, qu'un avant-coureur d'un plus grand désespoir encore. Depuis ma dernière lettre, j'avais rejoint Joachim à la campagne de l'amiral Allemand. Murat en est parti pour se rendre à Lyon. Il voulait forcer l'Empereur à accepter son épée, et à lui permettre de se battre en soldat, sinon en roi. Les événemens du 18 juin, qui venaient d'abattre cette dernière espérance de mourir sur un champ de bataille, l'ont fait revenir précipitamment dans ces contrées. Durant cet intervalle, j'étais partie pour le rejoindre, et le prévenir contre des intrigues préparées pour abuser encore son orgueil du fol espoir de reconquérir un trône perdu maintenant sans retour. Revenue également sur mes pas, je ne l'ai plus trouvé à Aubagne. Je tremblais pour sa vie, sachant qu'une bande d'assassins, partie de Marseille, devait l'enlever ou le tuer. Le maréchal Brune venait, contraint par les événemens, de faire arborer le drapeau blanc. Pendant ce temps, Joachim arrivait à la maison que j'ai près d'Antibes. Tout était combiné pour le sauver. Rosetti, Bonafoux et Gueliani étaient à Toulon. Il était convenu que Joachim se rendrait par des chemins de traverse à Roane, tandis qu'on faisait courir le bruit qu'il se rendait dans l'intérieur de la France. Tout était prêt quand il apprit qu'un bâtiment allait mettre à la voile pour le Havre. Le duc della Rocca crut sans doute donner un utile conseil à Murat, en lui persuadant que la mer avec ses naufrages serait encore plus sûre à traverser, que la Provence avec ses passions; mon coeur, sur ce point, eut bien de la peine à empêcher mon désespoir de devenir injuste.
«Malgré mes avis, malgré mes prières, Joachim a voulu prendre un parti différent de celui que ma prudence préférait, et cette résolution l'a perdu. Ne pouvant s'embarquer à Toulon, il devait, sur le rivage, rejoindre une chaloupe qui le conduirait à bord. Je l'attendais à ma campagne. Une vieille paysanne vint m'apporter une boîte, et me donner les détails suivans: Joachim était venu, mais la chaloupe avait été à trois fois repoussée. Le bâtiment s'éloignant trop, Joachim, toujours généreux, craignait de compromettre les marins qui devaient le conduire; il leur donna tout l'or qui lui restait, ne gardant qu'une seule pièce. Après avoir renoncé à cet espoir d'embarquement, Joachim gagna les hauteurs; c'était encore son esprit aventureux qui le guidait, et sa délicatesse naturelle, car il eût pu directement venir chez moi; il y eût été en sûreté, et m'eût épargné bien des larmes et de cruelles incertitudes.
«Après avoir passé la nuit, battu par une pluie d'orage, Murat arriva, exténué de fatigues, à la cabane d'une pauvre femme; et celui qui avait remué les trésors d'un royaume, errant, mourant de faim, donna sa dernière pièce d'or pour la récompense d'un chétif service. Il m'écrivit alors ces deux lignes, auxquelles il joignit la bague qu'il portait depuis long-temps, et sur laquelle se trouvaient enlacés son chiffre, le mien et celui de Jules:
«Je ne vais pas chez vous, bonne soeur de mon frère d'armes, chère Noémi; mon malheur s'accroîtrait encore si quelqu'un pouvait être inquiété et compromis à cause de moi. Je suis voué à la vie des proscrits. Si je succombe, unissez mon souvenir à celui de Jules, de votre frère, de mon premier ami. Adieu, chère Noémi; tâchez, si je meurs, de vous rapprocher de ma femme, de mes enfans; vous parlerez de notre enfance, de ces doux souvenirs qui ne sont pas trompeurs comme ceux de la gloire. Noémi, Joachim ne fixe plus les étoiles, la sienne est couverte d'un crêpe funèbre; mais non, n'ai-je pas sur mon coeur celle du brave, la mort donne à celle-là son éclat immortel.
«MURAT, roi proscrit.»
«N'est-ce pas quelque chose de grand et de beau que cette infortune qui donnait encore, et qui bientôt n'aura pas un abri pour reposer sa tête, cette tête si belle, couverte de tant de lauriers. Enfin il a pu s'embarquer, pour jouer encore une fois à cette loterie de la guerre, comme il l'a dit, et j'attends dans d'inexprimables tourmens le succès d'une entreprise qui me paraît de la plus téméraire imprudence. Je me prépare à venir à Paris. Tout ce qu'on apprend ici, ma chère amie, ne me révèle que trop les peines que vous partagez avec moi pour d'illustres infortunés. Mon projet est de réaliser le peu que je possède, de quitter la France pour jamais. Je place sur mon coeur le dernier don du roi proscrit, les dernières lignes de l'ami d'enfance. S'il échappe aux dangers de ses aventureuses tentatives, s'il y échoue sans périr, nous nous rejoindrons sur les heureuses terres de la libre Amérique. Je compte vous voir, mon amie, au premier jour du mois prochain. Ney, j'espère, ne restera pas en France, et Joachim, si son bouillant courage ne l'emporte trop, et qu'il rêve seulement le bonheur, il pourra encore le trouver auprès de l'amie de son enfance, de la soeur de son premier ami et votre toute dévouée.
«NOÉMI.»
J'avais moi-même le coeur trop oppressé pour répondre à la pauvre Noémi. Sa lettre avait singulièrement accru mes terreurs. Murat était presque le synonyme de Ney pour la bravoure, pour l'enthousiasme de la gloire, pour la générosité de tous les sentimens. Hélas! combien, deux jours après la réception de la lettre de Noémi, ces mortelles superstitions vinrent encore rembrunir davantage mon imagination déjà si chargée de nuages, au récit des malheurs accomplis et de la ruine consommée de Murat. Toutes les tendres et involontaires appréhensions de ma pauvre amie sur ce roi, ami de son enfance, avaient même été cruellement dépassées par une horrible réalité. Quel prélude à mes craintes qu'un pareil accomplissement! Et encore la catastrophe de la mort de Joachim ne vint pas comme un fantôme isolé effrayer mes songes. Je ne l'appris pas dans sa nudité; elle se déroula sous mes yeux avec cette abondance de tristes détails qui ajoutent encore mille terribles épisodes à un drame terrible. Un pauvre domestique d'Eugène lui avait, quelques jours après le 20 mars, demandé la permission d'aller fermer les yeux à sa vieille mère, mourant à Marseille. Il achevait de remplir ce pieux devoir avec son frère, marinier du port, au moment où Murat vint errer dans ces contrées. La fortune des princes malheureux tente peu d'ambitions, mais elle suscite quelquefois de nobles et extraordinaires dévouemens. Tel fut celui de ces pauvres jeunes gens qui, séduits par le malheur d'un roi proscrit, s'étaient élancés, par piété pour une grande misère, dans la chaloupe qui l'avait emporté des côtes de la Provence pour le déposer en Corse et de là le jeter sur les rivages de la Calabre. L'un des frères avait péri dans la traversée, et l'autre, celui qui avait été au service d'Eugène, fidèle à un voeu de son frère, suivit le héros qu'ensemble ils avaient choisi.
Après la fatale exécution qui avait tranché une des vies les plus brillantes par la mort la plus déplorable, Hilarion avait été pris les armes à la main; échappé par miracle, il avait trouvé moyen de gagner à la nage une felouque anglaise, et, par une pitié bien rare, accueilli par elle, il fut déposé sur les côtes de la Provence. Arrivé sans ressource à Marseille, quelques pauvres ouvriers du port, amis de son frère, avaient fait entre eux une petite collecte, pour fournir à un ancien compagnon les moyens de revenir à Paris, reprendre sa place auprès de son ancien maître, dont il connaissait assez la générosité pour espérer qu'il lui pardonnerait une négligence excusée par les dangers de plus d'une bonne action. Il ne s'était pas trompé. Eugène avait accueilli son pauvre Hilarion avec cette estime qu'inspire la domesticité, quand elle s'élève au-dessus d'elle-même par de nobles sentimens.
Eugène, pressé de m'apporter quelques nouvelles du jour, car tout est nouvelle pour les coeurs qui ont un grand et douloureux intérêt dans la vie, Eugène, n'ayant eu que le temps de reconnaître son fidèle serviteur, l'avait amené avec lui chez moi, et c'est en ma présence qu'il acheva le récit de tout ce qu'il avait souffert et de tout ce qu'il avait oublié à l'aspect du pauvre Joachim, comme il l'appelait.
«Oh! monsieur, oh! madame, ce n'est rien que tout ce qu'on lit dans l'histoire des revenans, en comparaison de ce que j'ai vu de mes yeux. Je défie qu'on me montre un roman où le héros fasse tout ce que j'ai vu faire à Murat. Ce qui m'a entraîné vers lui, c'est d'abord mon frère, qui avait servi dans sa marine. Avant de prendre le parti de s'embarquer, et d'aller tenter la fortune sur mer, figurez-vous un homme qui voulait la tenter sur terre, et qui avait demandé au maréchal Brune seulement une compagnie de chasseurs, et qui, s'il l'eût obtenue, fût venu fièrement du sein de la Provence soulevée jusqu'à Paris, et qui avait conçu le projet gigantesque de traverser la France entière, pour venir, le sabre à la main, faire signer à un Autrichien, nommé Metternich, avec lequel il avait des affaires, un passeport bien en règle pour aller rejoindre sa femme et ses enfans.
«—Mais comment, mon cher Hilarion, dit Eugène en l'interrompant, une fois Murat échappé des dangers de Marseille, et abrité en Corse chez un ami, a-t-il conçu le fol espoir de reconquérir son royaume?
«—Ah dame! c'est ce que je ne vous expliquerai pas. Il y a bien des choses là-dessous. Tous nos Messieurs disaient que cela n'avait pas le sens commun; mais j'ai entendu le roi répondre: «Il n'y a pas de sens commun à être brave, et cependant qui n'est fier d'être brave!» Mon beau-frère, ajoutait le roi qui devenait encore plus beau en disant cela, mon beau-frère n'a guère été plus raisonnable que je ne veux l'être, en me représentant, comme lui, à mes sujets qui me redemandent; eh bien! ce qui n'était pas raisonnable a été sublime une fois, il en sera de même une seconde. La seule chose que j'aie observée, c'est que, la veille du départ, le roi passa quatre grandes heures d'horloge avec un officier anglais qui venait tous les jours de la côte, et qui avait l'air diablement renard, quoiqu'il laissât toujours deux napoléons pour boire à nous autres.
«Mais figurez-vous que personne de nous n'a pas plus réfléchi que le roi quand il a été question de s'embarquer. Au moment du départ, un homme, expédié de Paris par M. Fouché de Nantes, apporta au roi des passeports, au moyen desquels il pouvait tranquillement se retirer en Autriche. Qu'étaient le repos, la retraite, l'espoir d'une vie privée et monotone, pour celui dont la vie avait été une longue aventure. Joachim se tourna vers nous tous; car il ne nous cacha plus rien dès que nous lui eûmes tous juré de le suivre, et il nous dit: «On me propose une existence de chanoine, cela ne va pas à ma taille; d'ailleurs, il ne me faut pas moins qu'un royaume pour récompenser tant de braves gens qui ont tout sacrifié pour moi.» Hélas! il n'a conquis que le royaume des cieux par le martyre le plus cruel qui puisse être donné à subir. Une tempête vint en route nous entourer de présages de mort. Les bâtimens de notre petite escadre, commandée par Barbara, marin inhabile où déjà traître, furent dispersés, et quand nous fûmes en vue des côtes de la Calabre, il ne restait plus au roi que le bâtiment sur lequel l'ex-grand-amiral de France était monté avec cinquante soldats. Tous les signes étaient funestes, et les premiers mouvemens de l'entreprise en annonçaient déjà la fin déplorable. Un émissaire fut dépêché vers le rivage; mais les douaniers n'en continuèrent pas moins à faire feu sur nos barques, en gardant notre pauvre camarade. On s'éloigna un moment pendant la nuit; l'officier qui commandait la barque du roi s'évada pour ne plus reparaître. Nouveau symptôme de fatalité; car, voyez-vous, tout est écrit là-haut, comme disait ma vieille mère en nous faisant ses adieux. Joachim, qui était bon croyant, hésita un moment, averti par tous ces signes funestes. Les vivres commençaient à nous manquer. Barbara, le commandant, annonça qu'il avait des intelligences sûres, et demanda un passeport pour se rendre à terre, se faisant fort de nous rapporter des provisions. Le roi entrevit l'intention de le trahir et il eut encore la magnanime imprudence d'accepter cette nouvelle fatalité.
«Malgré tant de sinistres présages, ou peut-être à cause de leurs menaces, le roi voulut débarquer; l'impossible était un défi devant lequel il n'était pas dans son caractère de reculer. Ce monarque-soldat, suivi d'une armée de trente hommes, crut, à l'accueil des marins qui gardaient le rivage, et qui le lui livrèrent aux cris de vive Joachim! qu'il allait aussi mettre dans son histoire son épisode du golfe Jean; mais un capitaine de gendarmerie ameuta les paysans; et notre petite troupe, décimée par les balles, enveloppée par le nombre, après des efforts acharnés, mais inutiles, fut contrainte de céder. C'est là que j'ai reçu ma blessure. Le digne capitaine qui nous avait faits prisonniers, nous fit tous fouiller, et nous enleva tout ce que nous possédions. Un pareil vol annonçait toute une vengeance napolitaine. L'assassinat ne se fit pas attendre. Tout ce que le roi, enfermé dans une chambre, séparé de ses serviteurs, put obtenir, fut d'écrire aux ambassadeurs d'Autriche et d'Angleterre pour réclamer l'exécution des traités à son égard; mais, par une fatalité nouvelle, et une bien italienne combinaison, ses lettres furent envoyées au gouvernement napolitain, qui, maître du télégraphe, ordonna que le jugement de Joachim fût immédiatement entrepris et aussitôt exécuté. Sitôt pris, sitôt pendu! c'est le credo de la générosité de ces gens-là. La commission militaire ne se le fit pas dire deux fois, et elle expédia son ancien roi avec toute la rage de l'ingratitude.
«Figurez-vous que pendant qu'on était censé juger le pauvre Joachim, on agissait déjà avec lui comme avec un condamné. On lui enlevait son valet de chambre, le fidèle de ses fidèles, qui ne l'avait jamais quitté, qui fût mort avec lui. Dans la journée, le roi demanda à plusieurs reprises l'heure: «Puisque le jugement se fait attendre, qu'on ne fasse pas attendre mon dîner.» Non, jamais il ne se retrouvera un caractère de cette trempe brillante! C'est un acier éblouissant qui aura été brisé sans avoir reçu une tache.
«Le roi n'avait pas achevé son dîner que sa sentence arriva; il quitta alors tranquillement la table, et demanda à voir ses généraux et son fidèle valet de chambre; c'était bien peu accorder à un roi que de lui laisser remplir ses devoirs d'ami; mais Murat, durant son empire, avait trop pardonné pour qu'on lui pardonnât, et on lui a refusé cette dernière grâce. Tout ce qu'on avait permis à celui qui avait si bien porté le sceptre, cela a été d'écrire à sa femme une lettre qui fendrait le coeur le plus dur, et que voici:
13 Octobre 1815.
«MA CHÈRE CAROLINE,
«Ma dernière heure est sonnée: encore quelques instans j'aurai cessé de vivre; tu n'auras plus d'époux, et mes enfans n'auront plus de père! Pense à moi, ne maudis pas ma mémoire. Je meurs innocent, ma vie n'a été souillée par aucune injustice. Adieu, mon Achille; adieu, ma Lætitia; adieu, mon Lucien; adieu, ma Louise: montrez-vous toujours dignes de moi. Je vous laisse sans biens, sans royaume, au milieu de mes nombreux ennemis: restez toujours unis; montrez-vous supérieurs à l'adversité, et pensez plus à ce que vous êtes qu'à ce que vous étiez. Que Dieu vous bénisse! Souvenez-vous que la plus vive douleur que j'éprouve dans mes derniers momens est de mourir loin de mes enfans. Recevez ma bénédiction paternelle, mes larmes et mes tendres embrassemens. N'oubliez pas votre malheureux père!».
«Il coupa une mèche de ses cheveux, la renferma dans la lettre, et chargea le capitaine-rapporteur de la faire parvenir à sa femme. Au moment de mourir, il refusa le bandeau et la chaise qui lui furent offerts. «J'ai trop souvent bravé la mort pour la craindre, dit-il à l'officier chargé de faire exécuter sa sentence.» Le portrait de la reine était empreint sur le cachet de sa montre; il le posa sur son coeur, recommanda ses compagnons d'infortune, et reçut la mort avec cette insouciance sublime qui l'avait fait si grand sur les champs de bataille.
Nous restâmes quelques instans muets d'admiration et d'attendrissement. Eugène embrassa son fidèle domestique, qui avait eu assez de générosité dans l'ame pour se dévouer à un proscrit, à ce Murat, vrai preux, égaré un moment sur un trône. Quant aux dangers que le brave Hilarion avait courus pour revenir en France, il les avait oubliés. Il ne connaissait pas de malheur plus grand que d'avoir perdu ce dieu de Joachim. Et moi, j'emportai de cette séance de nouvelles terreurs. La catastrophe de Murat me sembla une sorte de malédiction lancée contre nos grands capitaines, et j'en tremblai davantage pour celui qui allait se présenter devant des juges, au moins français et justes, mais sous le poids de bien périlleux et accablans témoignages.
CHAPITRE CLXV.
Procès du maréchal Ney devant la Chambre des Pairs.—Espérances d'évasion.—Le maréchal Davoust, prince d'Eckmülh.
J'ai dit que D. L*** n'était pas l'ennemi du maréchal, mais simplement une créature toujours dévouée du pouvoir qui paie; je dois même déclarer que le soin qu'il se donnait pour connaître mes démarches, était au contraire, à cette époque, plutôt l'effet de l'intérêt qu'il prenait à ma tranquillité, que d'une pensée ambitieuse. Mais je n'ose affirmer que s'il eût pu connaître mes relations avec le généreux Eugène, pénétrer les plans de ce brave sergent, et les officieux services du gendarme dont j'ai parlé, il n'eût pas cru de son devoir de dénoncer ces compassions séditieuses. Aussi je poussai à cet égard la prudence jusqu'au scrupule.
Le 21 novembre au soir, je reçus d'Eugène l'avis que le lendemain le maréchal allait paraître devant la Chambre des Pairs. Tout le monde connaît le procès et sa terrible issue. Les paroles du héros de la Moskowa iront à la postérité; mais mon coeur ne peut résister au douloureux plaisir de les transcrire.
Eugène, qui trouvait moyen de m'écrire quand il ne me voyait pas, D. L***, qui me voyait ou m'écrivait plusieurs fois dans la journée, me donnaient alors, séance par séance, les moindres paroles, les signes successifs de la physionomie des juges.
Le premier jour l'accusé parut, comme devant le conseil de guerre, accompagné de ses défenseurs MM. Berryer père et Dupin. Le Chancelier de France, président, établit l'ordre réglementaire de la discussion, engagea le public, admis pour la première fois dans l'auguste assemblée, à une entière impassibilité, les avocats à la modération, tout le monde au respect du malheur. Après l'interrogatoire ordinaire de tout procès criminel, le maréchal a dit avec une effusion pleine de candeur et de noblesse:
«Monsieur, avant de répondre à aucune autre question, je vous prie d'insérer ici que je mets aux pieds du Roi l'hommage de ma respectueuse et vive reconnaissance pour la bonté que S. M. a eue d'accepter mon déclinatoire, de me renvoyer devant mes juges naturels, et d'ordonner, le 12 de ce mois, que les formes constitutionnelles soient suivies dans mon procès. Ce nouvel acte de sa justice paternelle me fait regretter davantage que ma conduite au 14 mars dernier ait pu faire soupçonner que j'avais eu l'intention de le trahir. Je le répète dans toute l'effusion de mon ame, à vous, Monsieur, à la France, à l'Europe, à Dieu qui m'entend, que jamais, lors de la fatale erreur que j'ai déjà tant expiée, je n'ai eu d'autre pensée que celle d'éviter à mon malheureux pays la guerre civile et tous les maux qui en découlent. Je l'ai déjà dit: j'ai préféré la patrie à tout; si c'est un crime aujourd'hui, j'aime à croire que le Roi, qui porte ses peuples dans son coeur, oubliera cette funeste erreur, et que si je succombe, la loi n'aura puni qu'un sujet égaré, et non un traître…»
Je ne veux point ici diminuer la part de l'éloquence courageuse qui défendit pied à pied la gloire, l'honneur et la vie d'un guerrier sans peur, et qui se croyait, dans le fond de son ame loyale, sans reproche; mais il me semble que la simple voix du soldat fut au-dessus de la voix savante des orateurs. Que Ney dut paraître beau, lorsque, dans l'excès d'une défense qui semblait avoir besoin de tous les moyens, M. Dupin invoqua la convention qui sépare Sar-Louis de la France. «Non, Messieurs, s'écria celui qui avait fait ses preuves de nationalité au prix de son sang, j'ai vécu, j'ai combattu en Français, je mourrai Français.»
Craignant, malgré les preuves d'un zèle alors réel, que D. L*** ne m'avouât pas toute la vérité, cette vérité douloureuse et cependant nécessaire à mes inquiétudes, des détails de chaque jour, je multipliai mes rapports mystérieux avec Eugène. Nous étions convenus de quatre endroits secrets pour nous voir. Je m'échappais de chez moi sous des costumes divers, tantôt en femme du peuple, tantôt en marchande, quelquefois en homme. Ces sorties avaient pour but de courir dans l'intérêt du mouvement, sans intentions séditieuses, par lequel, en cas de condamnation, j'espérais que le maréchal pourrait être sauvé. Def… (le sergent qui avait servi dans le 6e corps) avait compté jusqu'à trente hommes résolus à tout, et sur cinquante autres prêts à les seconder. Le gendarme également dévoué avait assuré que son corps n'agirait pas contre toute tentative de pure évasion. Un jour, que nous parlions de ces chances du désespoir, Eugène exprima des doutes sur l'approbation du maréchal: «Il est assez grand, disait-il, pour résister le premier à une tentative d'enlèvement.—Eh bien, répondait l'intrépide sergent, on le sauvera malgré lui!»
Quand j'écoutais ces paroles, auxquelles aucune autre arrière-pensée que la conservation d'une vie précieuse ne se rattachait, je me sentais renaître; mais la solitude des nuits me remettait bientôt en face du désespoir. Un soir, que j'étais rentrée plus tard qu'à l'ordinaire d'une de ces courses consolantes, je trouvai D. L*** installé chez moi; étonnée qu'il m'attendît à une heure déjà indue, je devinai à son ton qu'il avait des données sur mes démarches. Ses premiers mots me l'assurèrent: «Sous votre calme apparent, me dit-il, je lis votre émotion; vous ne venez point du spectacle. Votre sensibilité vous égare dans des démarches au moins inutiles et qui peuvent être dangereuses. On ne changera point le cours des choses, on l'empirera peut-être: il n'y a là que des chances de persécution et point de salut.» Tout ce que l'éloquence a d'entrailles fut inutile pour convertir D. L*** à la générosité; la gangrène était au coeur, sa réponse le prouve: «Je vous ai donné une parole, je la tiendrai: vous verrez le maréchal; mais rien au delà de ce dévouement. Je ne tenterai rien qui puisse me perdre moi-même.—Et ces nobles enfans, et cette famille entière, et cette France?
«Je ne suis point sourd à la pitié, mes soins vous le témoignent assez; mais encore une fois, doit-on se perdre soi-même?» Et il n'y eut pas moyen de le faire sortir de ce terrible argument de l'égoïsme. Puis il voulut me faire parler, mais je ne risquai que ce qu'il fallait d'appât pour le faire causer lui-même sur les moyens de sûreté qu'on avait pris. Il m'en exposa plusieurs, et il compromit presque son rôle en m'affirmant qu'il était matériellement sûr que toute tentative hostile aggraverait la position de l'accusé.
Il y avait tant de bonne foi, j'oserais presque dire tant d'innocence dans le projet dont on m'avait parlé, que je m'étonnais que tout le monde n'en partageât point les périls. Je m'étonnai cependant encore plus d'un billet que je reçus par la poste, le 24 novembre. Il ne contenait que ces mots énigmatiques: «Il s'agit du plus haut intérêt: trouvez-vous chez moi à midi.» Quoiqu'il n'y eût ni signature ni adresse indiquée, je compris très bien; et arrivée au domicile d'Eugène, je l'y rencontrai avec Def… et deux autres personnes parmi lesquelles était M. Gamot. Cet excellent homme, avec un accent de douleur qui égalait la mienne, me dit: «Vous êtes courageuse et intelligente: chargez-vous d'une démarche qu'aucun de nous ne peut hasarder. L'un des officiers supérieurs des cent-suisses se fait remarquer par son zèle et la franchise de son indignation contre mon malheureux beau-frère; il faut le voir, l'interroger d'une manière habile et indirecte sur la possibilité d'une demande en grâce. Abondez dans son sens, laissez un libre cours à ses colères politiques.
«—Mais où trouverai-je ce M. d'A***? je ne connais personne au château.
«—Allez demain à la salle des Maréchaux, vers l'heure de la messe. Que votre toilette soit assez remarquable pour exciter tout d'abord son attention. Sa vieille galanterie provoquera d'elle-même la conversation.»
Fière de cette mission, j'éprouvai une approbation de ma conscience, et je sentis qu'il peut être quelquefois honorable de tromper. Je pris mes précautions d'élégance et de langage monarchiques. Je m'installai dans la salle des Maréchaux. Par un premier succès, le vieux d'A*** était de service; il accompagna le roi dans le passage des appartemens à la chapelle. Mon enthousiasme, quoique factice, parut faire une agréable sensation; ce sont ceux-là qui réussissent le mieux. Je n'étais plus alors de la première jeunesse ni d'une beauté infaillible; mais aux Tuileries cela fit merveille, et de vingt femmes qui se trouvaient là, je fus la seule qui, au retour de la messe, et lorsque S. M. rentra dans ses appartemens, obtint les regards et les paroles du fidèle d'A***. La conversation engagée une fois d'une manière assez vive, nous descendîmes ensemble le grand escalier. La parade commençait, et l'aspect des troupes nous amena facilement au triste et cher intérêt qui avait inspiré ma démarche. Le vénérable chevalier s'exprimait sur le compte du maréchal avec une verve d'indignation qu'il me fallut supporter; il ne mesurait pas ses termes, et les épithètes ne manquaient pas à son opinion, d'ailleurs sincère et respectable. J'eus bien de la peine à retenir mes répliques, qui eussent été également vives comme mes propres sentimens, et je m'estimai heureuse de ne me point trouver là sous mon costume militaire de la bataille d'Eylau, car notre conversation eût bien pu finir par un duel. Les choses se passèrent mieux, grâces à ma toilette, et je n'en remerciai que mon habit. Je revis plusieurs fois M. d'A***, mais je ne retirai d'autre fruit de mes tentatives, que la stérile conviction que le bon-homme ne savait ni ne pouvait rien. La cour a son peuple comme la ville. Assister à la parade, montrer son habit brodé aux factionnaires pour se faire porter les armes, causer avec les gobe-mouches dorés, cohue tout comme les autres multitudes, ce n'est point là une position politique et une source de secrets d'État. J'en fis la complète expérience avec M. d'A***.
Au moment où je rendais compte à Eugène de ma troisième et infructueuse démarche aux Tuileries, arriva le brave Def***, hors de lui. «Je suis sûr de mon monde; nous avons des intrépides pour enlever le maréchal, et des complaisans qui nous laisseront agir. Ney sera sauvé, quand même…» J'avoue qu'en finissant par croire à un complot, mon coeur se troublait. Je connaissais assez le noble coeur pour lequel je tremblais, pour m'effrayer d'un moyen mêlé d'intrigues qui ne furent jamais dans son caractère. Il fallait que dans cette pénible crise de ma vie tout fût effroi, même l'espérance.
Outre ces amis si bons, si dévoués, dont on vient de voir le dévouement prêt à tout, je m'étais mise en rapport avec tous les amis, tous les anciens compagnons du héros, toujours en me cachant de D. L***, dont l'inquisition redoublait de rigueur depuis que la marche du procès se précipitait davantage. Mais plusieurs fois la chaleur de mon intérêt ne trouva pas des échos bien fidèles; partout il est vrai on gémissait, mais à voix basse, mais avec précaution. Dans le cours des dangers qui commandaient chaque jour plus de prudence, le meilleur accueil qui me reste à mentionner fut celui que je reçus du maréchal Davoust. D'une grande rigidité de principes, d'une sécheresse et d'une brusquerie toute militaire, le prince d'Eckmülh éprouva en me voyant une émotion bien sincère, car elle l'entraîna à une affabilité inaccoutumée. Ce rival de gloire d'un illustre guerrier compatit à mon désespoir, dont je ne lui laissai pas pénétrer toutes les nuances. Mais que son intérêt était vif pour son vieux compagnon d'armes! mais que sa bonté sympathisait bien avec les voeux de mon coeur! Le ton du maréchal, alors déjà souffrant, portait l'empreinte de cette secrète mélancolie, qui de nos propres peines se porte avec une bienveillance douloureuse sur celles des autres. Son esprit plein de sens, sans passions, déduisait avec une triste vérité toutes les difficultés des circonstances. Étranger aux partis et à leurs tentatives, il me rassurait cependant davantage, il m'inspirait plus de confiance pour le salut de son glorieux rival, par le calme de sa raison et la vraisemblance de ses argumens pacifiques, que mes bouillans amis avec leurs aventureux projets. Dans une de ces entrevues avec le vertueux prince d'Eckmülh, je m'emportai dans l'expression de mes terreurs, rendues plus violentes par l'approche d'une catastrophe trop prévue, jusqu'à m'écrier: Wellington sera pour beaucoup dans le sort du maréchal; si Ney succombe, eh bien, je m'en vengerai sur une vie ennemie, je l'irai chercher jusqu'à Londres s'il le faut. Davoust me serra la main, en me disant: «Vous êtes une brave femme et une femme brave.»
J'essayai aussi d'avoir quelques relations avec l'aide de camp du maréchal Ney, qui, par son dévouement et sa position, me paraissait en mesure de satisfaire cette curiosité affamée de nouvelles et de confidences que l'état de mon coeur justifiait assez. Mais une prudence, légitime sans doute, car elle ne pouvait prendre sa source que dans un zèle long-temps éprouvé, lui fit éviter tout contact avec une personne que tant d'honorables confiances entouraient. Le soin d'un repos qu'il croyait nécessaire à son chef, mais que le caractère des événemens recommandait suffisamment à mon coeur religieux, engagea sans doute l'aide de camp à cette réserve. J'en souffris, mais je la trouvais trop respectable pour m'en plaindre.
Pendant ce temps, le procès marchait toujours. Il arrivait, hélas! à sa dernière péripétie; l'audition des témoins était épuisée; les plaidoieries des avocats s'étaient multipliées sous toutes les faces. La discussion allait s'engager dans le sein de la Chambre elle-même, sur toutes les questions de peines, et sur la manière de compter les voix. La surveillance de D. L*** redoubla; aidée par toutes les fatigues corporelles qui accompagnaient mon supplice, elle eut plus de facilité à me soustraire cette foule de détails précurseurs qui annonçaient le fatal dénouement. Toute communication me devint presque impossible avec le dehors. J'attendais de D. L*** l'accomplissement d'une promesse sainte, qui, pour prix d'une douloureuse et dernière consolation, me rendait résignée, presque obéissante, moi si indépendante, si impérieuse! Tant il est vrai qu'un grand sacrifice de coeur assouplit toutes les facultés de notre être.