Mémoires d'une contemporaine. Tome 7: Souvenirs d'une femme sur les principaux personnages de la République, du Consulat, de l'Empire, etc...
The Project Gutenberg eBook of Mémoires d'une contemporaine. Tome 7
Title: Mémoires d'une contemporaine. Tome 7
Author: Ida Saint-Elme
Release date: August 22, 2009 [eBook #29755]
Language: French
Credits: Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)
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MÉMOIRES D'UNE CONTEMPORAINE,
OU
SOUVENIRS D'UNE FEMME SUR LES PRINCIPAUX PERSONNAGES DE LA RÉPUBLIQUE, DU CONSULAT, DE L'EMPIRE, ETC.
«J'ai assisté aux victoires de la République, j'ai traversé les saturnales du Directoire, j'ai vu la gloire du Consulat et la grandeur de l'Empire: sans avoir jamais affecté une force et des sentimens qui ne sont pas de mon sexe, j'ai été, à vingt-trois ans de distance, témoin des triomphes de Valmy et des funérailles de Waterloo.» MÉMOIRES, Avant-propos.
TOME SEPTIÈME.
Troisième Édition.
PARIS.
LADVOCAT, LIBRAIRE, QUAI VOLTAIRE, ET PALAIS-ROYAL, GALERIE DE BOIS.
1828.
CHAPITRE CLXVII.
La soeur Thérèse.—Lettre à D. L***.—Le père de la soeur Thérèse.—Julie.—L'évêque de Vannes, M. de Pancemont.—M. Bernier, évêque d'Orléans.—Fouché.—Conspiration de Georges Cadoudal.—Henriette et sa mère.—Mme de La Valette.—Souvenirs déchirans.—Mort de Julie.—M. Oberkampf, seigneur de Jouy.
Il y avait douze jours que tout était fini pour moi; le monde avait comme disparu sous mes larmes. De mes innombrables souvenirs il ne m'en restait qu'un, celui de l'épouvantable catastrophe qui m'avait tout rendu indifférent. Les illusions qui soutiennent l'existence ne pouvaient arriver jusqu'à mon coeur… Je vivais uniquement sur un tombeau… La bonne soeur à qui j'eus de si touchantes obligations était la seule personne que j'avais voulu voir et entendre, et dont la présence ne me fût pas odieuse. Je n'étais pas rentrée chez moi. Rien n'aurait pu me décider à revoir les lieux où j'aurais rêvé une félicité éteinte dans les flots d'un sang généreux; j'avais choisi un autre appartement près la rue de Vaugirard, pour me rapprocher de ma bonne et pieuse consolatrice: elle avait acquis un empire absolu sur mes volontés, parce qu'elle pleurait à mes larmes. Me consoler eût été blasphémer ma douleur… Ah! j'aimais mon désespoir comme je l'avais aimé; c'était tout ce qui me restait de lui… La bonne soeur venait tous les matins me chercher pour la première messe, que nous allions entendre à la chapelle du boulevart des Invalides; je l'avais suppliée de me laisser le costume sous lequel mon assiduité à l'église pouvait n'exciter aucune curiosité… Pauvre bonne soeur! «Je manque peut-être à la rigidité de quelques réglemens, me disait-elle; Dieu, qui voit les coeurs, sait que le mien attache à cette condescendance pour votre douleur l'espoir de gagner une âme noble, et de la rendre digne de le connaître;» et elle céda… Je ne trompais point sa pieuse bienveillance par d'hypocrites promesses; mais, en voyant ma douleur il était naturel à celle qui attendait tout de la religion qu'elle la crût seule capable de me consoler… D. L*** faisait mille démarches pour me parler. Je l'évitais; mais je lui avais écrit: «Je serai fidèle à ma parole, jamais votre nom ne sortira de ma bouche; mais toutes nos relations sont finies. Puis-je oublier que si vous m'eussiez sacrifié vos abominables devoirs le héros était sauvé?… Ne craignez rien de moi; si jamais la vengeance pouvait lui rendre la vie, alors vous devriez trembler… Renvoyez mes papiers par le porteur. SAINT-ELME.»
D. L*** ne renvoya que mon argent et le peu de bijoux qui me restaient avant le fatal 7 décembre. Je fis peu d'attention alors à mes papiers retenus par lui. Hélas! je ne croyais plus à un lendemain dans ma vie! Quant à ma situation financière, je ne m'en occupais pas davantage; je crois qu'il me restait encore cinq mille francs. N'étais-je pas assez riche pour un avenir que mes voeux ardens et sincères bornaient à quelques heures?… Changer de religion m'a toujours paru une sorte de lâcheté, et je n'y songeais certes pas; mais je n'en priais pas moins avec entraînement avec la bonne soeur. J'étais si fervente qu'elle dut croire à ma vocation. La religion réformée n'admet point la consolation d'invoquer les saints pour protecteurs, et je sentais que dans les grandes amertumes de l'ame une image est comme un appui visible pour les prières adressées aux amis qu'on a perdus… Avec quels élans de foi je pressais sur mon coeur quelques restes des cheveux du guerrier, seul bien qui me restait! J'élevais mes yeux noyés de pleurs vers la sainte pour l'éternel bonheur d'une si noble victime. Je vécus ainsi jusqu'au 22 décembre sans repos et presque sans nourriture, et cependant ne succombant pas à ma douleur. La bonne soeur me croyant à jamais divorcée avec le monde, ne fit aucune tentative pour m'en arracher. Mais je voyais que son ame généreuse se complaisait dans l'espérance de ne me voir, chercher que le ciel pour consolateur, d'adoucissement à mes souffrances que la prière, et des actes de charité pour distraction. J'aime à arrêter ma pensée sur ces jours de deuil!
Soeur Thérèse avait une de ces physionomies douces et expressives qui, sans beauté et sans jeunesse, attirent cependant par leur sourire en causant avec elle dans les courts momens enlevés à ses pieuses occupations: soulagement des infortunés, exercices d'une dévotion sincère. Dans un de ces momens où je témoignai à la bonne soeur ma surprise de la voir si bien instruite des bruits de guerre, de nos victoires, et des grands événemens de l'empire, dans l'effusion de ses confidences et de ses souvenirs, elle me donna les détails suivans qui resserrèrent encore les liens de la reconnaissance qui m'attachaient à elle:
«Vous vous êtes peut-être plus d'une fois étonnée, Madame, de me voir, dans mes obscurs devoirs, si instruite des intérêts terrestres. Hélas! dans la grande famille française, où sont les mères, les épouses, les soeurs, qui ne virent pas un époux, un frère ou un ami succomber avec honneur ou revenir avec gloire, après avoir combattu pour la commune patrie? Bien jeune encore je perdis mon père à la bataille de Friedland; mon frère Philippe fit les campagnes de 1805 et 1806 avec le sixième corps: dans celle de Russie il fut blessé de Viazma à Smolensk où le maréchal Ney combattit dix jours comme un soldat. C'est là qu'il sauva la vie à mon frère, qui serait resté sur le champ de bataille si cet ami du soldat n'eût regardé comme ses enfans les braves associés à sa gloire. Ma famille est de Sarrelouis. Mon frère étant revenu souffrant de ses blessures, voulut y aller finir ses jours avec moi. Notre modique patrimoine eût suffi aux besoins de notre obscure existence. Philippe était l'oracle de nos veillées; on se pressait autour de lui pour entendre les actions héroïques. Alors je lui disais: «Philippe, si l'on se bat encore, je veux être soeur de charité; je veux secourir et consoler ceux qui souffrent.—Je connais ta vocation, disait-il, elle est noble et généreuse.» Lorsque tous les rois armés se levèrent de nouveau contre Napoléon, mon frère courut aux drapeaux. Mais hélas! il périt dans notre dernière campagne. Fidèle à mon voeu, je me fis recevoir soeur de charité, et j'obtins la faveur de me rendre à Mézières. Ah! Madame, c'est là que j'ai entendu les derniers soupirs des moribonds qui ressemblaient encore à des cris de triomphes. Je n'appris la mort de mon frère que plusieurs mois après l'avoir perdu. Ce fut long-temps après l'accumulation de nos derniers désastres, que j'appris l'arrestation du chef de mon pauvre frère, l'arrestation du maréchal Ney. Ah! combien alors je trouvai mon frère heureux de n'avoir pas vécu jusqu'à ce jour funeste! J'aurais donné, croyez-le, ma chère dame, le reste de ma vie pour que le héros eût trouvé comme Philippe la mort du champ de bataille…—Chère bonne Thérèse, ah! je ne veux plus me séparer de vous,» lui répondis-je; et cette promesse partait du fond de mon coeur. Que de maux, en effet, j'eusse évités! si dès lors je me fusse jetée dans les bras de la pieuse fille qui répétait souvent: «Je suis heureuse! car ma vie se passe à secourir et consoler. Vous, si bonne, si naturellement charitable, puisque le monde vous pèse, croyez-moi, cet habit vous sera un abri contre les chagrins. Déjà il soutint votre agonie dans un moment où la terre n'avait point de consolations pour de pareilles douleurs. Lui seul peut consacrer son deuil.
«—Thérèse, bonne Thérèse, ah! vous dites bien, m'écriai-je en pleurant sur son sein; oui, je veux comme vous passer le reste de ma vie à consoler et à secourir…» Ma résolution était sincère. Mais le sort m'attendait encore pour bien d'autres agitations! et le lendemain même du touchant discours de soeur Thérèse, le hasard le plus singulier me rattacha de nouveau à toutes les vicissitudes de ma destinée errante et bizarre.
Ma bonne Thérèse avait promis de venir de grand matin. Je l'attendis long-temps, et avec une impatience bien naturelle dans mon état et après ses promesses. Elle arriva enfin; ses traits étaient altérés. «Je quitte, me dit-elle avec trouble, une femme malade dont l'obstination à repousser toute parole religieuse me chagrine et me désespère. Vous qui avez mieux que moi l'éloquence du monde, ce langage que peut comprendre une malheureuse créature qui n'ose espérer en une miséricorde qu'elle n'invoqua jamais, oh! venez, de grâce, à son secours et au mien.
«—Ma chère soeur, j'y consens. Je vous accompagne.
«—À ce trait je vous reconnais. Eh bien, venez sous vos habits; la sévérité du mien l'a effrayée. Son âme souffre et repousse la prière qui seule adoucit les peines et les remords eux-mêmes.»
Je jetai une robe et un schall sur moi, et suivis aussitôt la bonne soeur, qui me conduisit dans une maison près de Saint-Sulpice. Après avoir parlé au portier, Thérèse m'indiqua le numéro de la chambre et s'éloigna, me promettant de venir dans une heure me reprendre: «Tâchez, ajouta-t-elle, de préparer les voies du repentir.»
Je montai un étroit et vieil escalier; au dernier étage je trouvai une jeune femme qui se donnait pour la garde, et voulut m'empêcher de voir la malade; quelques pièces de monnaie l'apaisèrent. Jamais je ne vis plus triste réduit: une seule fenêtre, fort élevée, répandait à peine là quelque clarté. J'approchai, tâchant, avec le secours de mon flacon, de ranimer une vie qui paraissait s'éteindre. La malade me regardait d'un air égaré, et se soulevait avec effort; elle repoussa ma main qui lui prodiguait du secours: «Éloignez-vous, qu'on me laisse mourir; je veux, je dois mourir; et cependant la mort m'épouvante; j'ai une fille, je l'ai perdue. Ah! je crains la mort!
«—Je conçois vos terreurs, vous êtes mère, mais si vous avez des torts sur la conscience, faites que votre enfant n'ait pas à vous les reprocher. Calmez-vous d'abord, je suis venue pour vous aider.
«—M'aider! et le pouvez-vous, y a-t-il des secours contre le remords!… Ma fille, c'est moi, moi, hélas! qui l'ai perdue; je lui laisse pour héritage la misère et l'opprobre.» Ici cette malheureuse poussa des cris si déchirans, que ma résolution en fut ébranlée. Étant enfin parvenue à la calmer un peu, elle me dit, sans que j'eusse provoqué ses aveux, qu'elle était fille d'une femme qui avait, dans la révolution, sauvé la vie au curé de Saint-Sulpice, à l'époque des massacres de septembre; que celui-ci, pour échapper à une proscription commune, les avait emmenées en Allemagne, d'où ils n'étaient revenus qu'en 1800. «J'avais à mon retour quatorze ans, et, bientôt après, je perdis ma mère. M. de Pancemont s'occupa de me donner un état; on me trouvait jolie, j'eus le malheur de le croire, et à mon tour je devins mère; j'élevai secrètement le fruit de cette première et coupable séduction; M. de Pancemont eut la générosité de ne pas nous retirer sa protection. L'intelligence précoce de ma fille le touchant, il se l'attacha, lorsqu'en 1802 il fut nommé évêque de Vannes.»
M. de Pancemont était très lié avec un prêtre du parti vendéen, dans le temps de la faveur de ce prélat auprès de Napoléon, avant et à l'époque où il fut sacré par le cardinal Caprara, légat du pape. M. de Pancemont employait souvent cette femme, que je nommerai Julie, à des voyages et à une active correspondance avec l'abbé Bernier. Elle me prouva qu'elle avait été fort avant dans les secrets de l'évêque de Vannes, par les détails qu'elle me donna sur les relations de M. de Pancemont avec l'évêque d'Orléans, M. Bernier, à l'époque et au sujet de la fameuse déclaration des évêques constitutionnels, lors de la restauration du culte; lorsque M. de Pancemont parcourait son diocèse pour y rétablir la concorde, Julie fit un voyage en Angleterre, où se trouvait M. Amelot, évêque de Vannes, non assermenté et simplement démissionnaire. Là l'imprudente émigrée se lia avec une foule de personnes qui lui firent oublier ce qu'elle devait à M. de Pancemont, qui était fort dévoué à Napoléon. Julie, qui lui devait tant, devint son ennemie pour un peu d'or; exerçant auprès de son bienfaiteur un espionnage étranger, elle instruisait ses nouveaux amis des secrets d'une intimité qui eût dû être sacrée pour elle; c'est ainsi qu'elle se regarda avec raison comme cause de la mort de l'évêque de Vannes, par l'événement de 1806, lors de l'arrestation de deux individus faisant partie du débarquement effectué sur les côtes de Bretagne, par les affidés de Georges Cadoudal. On arrêta deux de ces individus dans le Morbihan, accusés d'être les principaux auteurs de ce coup de main. Peu de jours après, M. de Pancemont alla donner la confirmation dans un village à quelques lieues de Vannes; sa voiture fut arrêtée, on le saisit, on l'emmena affublé d'habillemens grossiers; une rançon énorme lui fut imposée: il souscrivit atout pour sauver ses jours et ceux de son secrétaire gardé en otage. M. de Pancemont, ému par l'événement, et malgré les témoignages du plus touchant intérêt, mourut peu de temps après, en 1807, regretté et pleuré par tout le monde. Julie, depuis cet événement, n'avait plus eu de repos; son bienfaiteur lui avait laisse en mourant des preuves d'une bonté qu'elle avait si indignement payée par l'ingratitude; elle chercha à se rapprocher des agens du gouvernement avec lesquels elle avait eu des relations; ses services honteux furent plus tard employés et largement payés. Mais bientôt encore la persécution succéda à la faveur; un des complices de Georges Cadoudal fut arrêté: instrument obscur d'une trame fort étendue, c'était celui qui avait entraîné Julie à trahir la reconnaissance qu'elle devait à M. de Pancemont.
Fouché était à cette époque tout à Napoléon, et Julie porta la peine de ce double changement de maître et de services; Julie resta en prison pendant deux ans, et ne dut sa liberté qu'aux démarches de sa fille. Cette coupable femme avoua qu'elle avait elle-même poussé sa fille à se livrer à un homme qui mit son intérêt et ses services subalternes, mais puissans, au prix du déshonneur. Cette infortunée, moins dépravée que sa coupable mère, prodigua les plus tendres soins à celle qu'elle venait de rendre à la liberté. À peine sortie de l'enfance, belle, innocente encore, quoique flétrie, la pauvre Henriette voulut travailler pour sa mère; celle-ci spécula sur d'autres ressources, et réussit à vaincre les résistances de l'infortunée qui lui devait le fatal présent d'une vie de honte. Deux ou trois années d'opulence payèrent tant de sacrifices; mais Henriette, en suivant les conseils de sa mère, avait, en perdant la pudeur, acquis les vices de sa cruelle position, et bientôt, méprisant sa mère, elle s'en sépara sans regret, pour suivre un homme qui l'abandonna à son tour. Une chute de cheval détruisit à jamais tous ses honteux moyens de fortune, en la défigurant hideusement. Elle fut recueillie dans un des hôpitaux de Londres, où son amant l'avait délaissée.
Une lettre déchirante, qu'Henriette écrivit à sa mère, avait hâté, par de tardifs remords, l'agonie de cette malheureuse femme, depuis long-temps commencée. Cette femme ne méritait certes aucune pitié, et m'inspirait même comme un sentiment d'épouvante; mais elle souffrait, elle était seule, pauvre, désespérée, et je ne pus lui refuser ma compassion, surtout lorsque, après mes offres bienveillantes, elle me supplia les mains jointes de faire une démarche qui pouvait, en secourant sa fille, rendre au moins à elle la mort moins amère.
«Je vous promets, lui répondis-je, de vous rendre votre fille si elle existe encore; indiquez-m'en les moyens.» Alors Julie, se ranimant, me donna l'adresse de Mme de La Valette, épouse du marquis de ce nom, qui avait été receveur des Basses-Alpes, et dont j'ai parlé ailleurs. Elle me plaint, elle connaît celui qui m'a ravi ma fille; elle vous dira, Madame, les moyens de la faire revenir. Voilà des lettres qui témoigneront de toute ma franchise et de toute ma véracité; et elle m'en remit plusieurs en effet, portant une signature bien connue. Je laissai quelqu'un près de Julie, et pourvus à ce qu'il ne lui manquât rien, exigeant qu'elle reçût les soins d'une soeur de la charité.
«—Mille fois plutôt mourir de besoin!» s'écria cette femme endurcie.
J'eus, en pensant à ma bonne Thérèse, presque honte de ma pitié, et n'exécutai ma promesse que par le religieux scrupule qu'elle m'avait inspiré. J'étais restée fort long-temps, et Thérèse qui m'attendait en bas ne s'était point lassée. Je lui dis que j'avais échoué, et que mon dessein était de faire les démarches nécessaires pour le retour de la malheureuse Henriette.
«Ah! oui, je serai de moitié dans cette bonne oeuvre, s'écria-t-elle. Si jeune elle ne sera peut-être pas endurcie comme sa pauvre pécheresse de mère qu'il ne faut pourtant pas abandonner. Si nous sauvons ces deux âmes, quelle espérance de pardon pour nos propres fautes auprès du ciel!»
Je rapporte les propres termes de cette bonne Thérèse. Je ne suis ni dévote ni hypocrite, et j'assure en toute sincérité que jamais dans mes plus beaux jours aucune éloquence ne m'attendrit plus profondément que ce langage simple et ingénument religieux.
Je me rendis chez Mme de La Valette. La réception fut déchirante. Amie dévouée de l'infortuné Labédoyère, elle avait été compromise pour avoir voulu le sauver. Nous pleurâmes sur la même inutilité d'espérances pour les mêmes malheurs. Ce fut un moment cruel, un renouvellement de larmes! Mais j'y recueillis des consolations que je n'aurais pu devoir aux soins pieux et tendres de ma bonne Thérèse; et ce hasard, cette rencontre d'une connaissance qui datait des jours de nos triomphes, m'attacha par la puissante magie des souvenirs.
Mme de La Valette se chargea de tout pour la fille de la coupable Julie, et fit plus encore qu'elle n'avait promis, avec cette courageuse activité d'héroïne qui la distinguait. Je la quittai après être convenues de nous voir tous les jours. Nous avions déjà tant de voyages projetés! De retour chez moi, j'y trouvai Thérèse qui m'annonça que Julie était à l'agonie et totalement sans connaissance. Je me sentais de l'éloignement pour des maux sans remède, et Thérèse elle-même m'engagea à éviter ce funeste spectacle. Elle retourna seule remplir un pénible devoir; et lorsque je la revis, Julie avait cessé de souffrir: ce qui changea les dispositions de Mme de La Valette pour sa fille; et au lieu de la mander à Paris, elle assura son exil à Londres, où je la vis trois ans après. Je trouvai chez Mme de La Valette un ami du célèbre Oberkampf, celui qui établit en France la fabrique des toiles de Jouy, et que Napoléon appelait en plaisantant le Seigneur de Jouy. C'était le lendemain de la mort de Julie; et cette rencontre, dont je rendrai compte dans le chapitre suivant, décida mon départ pour la Belgique, et me rejeta de nouveau dans toutes les agitations d'une vie nomade.
CHAPITRE CLXVIII.
La visite au Père-Lachaise.—L'ami d'Oberkampf.—Départ pour Lille.—Mon duel dans cette ville.—Le général marquis de Jumilhac.
J'allais partir… Quitter la France, où rien de cher à mon coeur n'existait plus, n'était pas un sacrifice; mais la terre de la patrie avait reçu un précieux dépôt, et ce dépôt mortel faisait encore de la France le lieu où j'aurais voulu vivre pour pleurer… Le sort en ordonna autrement; et bien des événemens allaient encore se placer entre le jour d'un éternel adieu et le retour à la tombe du héros… Je me décidai à une visite au cimetière du Père-Lachaise. J'errai là plusieurs heures, au milieu de ces monumens funèbres qui n'attestent que l'opulence des morts ou l'orgueil de ceux qu'enrichissent leurs héritages. Je cherchais une simple tombe, une inscription touchante, quelque ingénieux emblème d'une immortelle douleur… Rien… Rien ne disait plus: Ici repose Michel NEY, naguère encore soldat français, aujourd'hui un peu de poussière[1].
J'avais voulu venir seule à cette station de deuil; et privée alors de la présence de la religieuse fille qui avait purifié mes chagrins en les partageant, j'avoue que ma douleur se ressentit de mon isolement, et que mon imagination, un moment abattue, s'exaltait ensuite par d'affreuses idées de vengeance; des mots inarticulés s'échappaient de mes lèvres avec des malédictions. Je m'aperçus bientôt que mes bruyantes exclamations devenaient l'objet d'une importune curiosité. N'ayant plus à perdre qu'un seul bien, ma liberté individuelle, je quittai ce triste séjour, après avoir prononce le serment d'un éternel regret.
Sous l'empire encore du sentiment qui m'avait absorbée, j'allai faire mes adieux à l'homme bon et sensible qui, le premier, avait fait sur la tombe de Ney une démarche que je venais seulement d'imiter. Chez lui demeurait un ami de Mme de La Valette et du célèbre Oberkampf, dont je me rappelais avoir entendu parler à M. Lecouteux de Canteleux, lequel m'avait fait connaître cette charmante apostrophe de Napoléon au grand manufacturier:
«Vous et moi, nous faisons, M. Oberkampf, une bonne guerre, aux Anglais, vous par votre industrie, moi par mes armes; et c'est encore vous qui faites la meilleure.»
M. Sabatier, nous dit l'ami d'Oberkampf, était un homme fort instruit, un de ces bons et aimables vieillards, à l'imagination fraîche encore, à la tête droite et vive, malgré les années. Il était parent de ce conseiller Sabatier qui, sous l'ancien régime, avait été enfermé dans le château de Doulens pour s'être élevé contre l'enregistrement des édits burseaux. M. Sabatier trouvait un incroyable plaisir à parler de son ami; le nom d'Oberkampf était toujours le premier qu'il prononçait, «On était, disait-il, si ignorant encore, et si ennemi de l'industrie, que ce grand citoyen fut obligé de tout vaincre pour doter son pays de nouvelles richesses.» Oberkampf fit comme Galilée, pour prouver que la terre tourne, il se mit à mettre en mouvement ses machines; et la France grandit bientôt dans cette nouvelle voie, rivale de l'Angleterre. Sabatier, dans son noble orgueil pour son ami, s'abandonnait à cette effusion de souvenirs intarissables et chers. «Voilà, dis-je, un de ces hommes utiles à qui on devrait élever des statues.»
Sa modestie repoussa tous ces hommages: le sénat même: il ne voulut point y entrer; il ne voulut recevoir que la croix d'or de la Légion-d'Honneur, que Napoléon lui offrit en la détachant de sa propre boutonnière.
Sabatier était venu à Paris pour être utile à Mme de La Valette, dans les désagrémens qu'elle s'était attirés lors du jugement du malheureux Charles de Labédoyère. Oh! ce bon M. Sabatier était un vrai modèle d'amitié!
«—J'ai besoin de votre obligeance, me dit-il; mon amie Mme La Valette m'a assuré que votre zèle et votre dévouement intrépide appartenaient à qui les invoquait. Je suis forcé de rester ici; et vous savez que les lettres sont fort peu sûres du secret à la poste; voudriez-vous, pourriez-vous faire un voyage à Mont-Brisson?» Et l'aimable et bon vieillard me tenait la main serrée dans ses mains tremblantes, et son regard plein d'une généreuse bienveillance sollicitait la mienne; elle lui était trop pleinement acquise déjà, pour que je voulusse faire valoir comme un sacrifice ce que très sincèrement je regardais comme un véritable bonheur: «Disposez de moi, de tous mes momens, et comptez sur mon infatigable activité.» Il s'agissait du salut de l'infortuné Mouton-Duvernet, qui s'était soustrait jusque là par la fuite au conseil de guerre devant lequel il devait être traduit, par suite de l'ordonnance royale du mois de juillet 1815.
J'avais connu le général Duvernet en 1807, au moment où il venait d'être nommé colonel du 63e régiment de ligne, et plus intimement pendant la campagne de France. Je l'estimais pour sa bravoure bien connue, pour les qualités de son coeur mille fois éprouvées par ses amis; je me trouvai donc heureuse d'être appelée à lui rendre service. Chercher à sauver les victimes des condamnations politiques, quand leurs actions ne se rattachent pas à du sang versé et n'ont pas été jusqu'au forfait, m'a toujours paru un dévouement digne de mon sexe, un dévouement qui prévient souvent les regrets des gouvernemens eux-mêmes, forcés de sévir contre de pareils coupables et qu'à quelques années de distance ils iraient peut-être jusqu'à récompenser. Oui, on eût peut-être rendu service à nos princes, si l'on eût sauvé les guerriers frappés, et ayant failli comme Biron, ce Biron que Henri IV présentait avec un égal orgueil à ses amis et à ses ennemis, et qu'il eût été pour cela si beau de sauver en dépit de sa faute et de lui-même. M. Sabatier me remercia les larmes aux yeux; nous convînmes de mon départ, pour le lendemain et d'une entrevue nouvelle le soir même chez Mme La Valette[2], dont il me vantait avec enthousiasme le noble caractère, et surtout la fermeté héroïque; hélas! bientôt j'allais la lui voir cruellement mettre à l'épreuve. Mais n'anticipons point sur l'avenir.
Avant de me rendre chez elle pour convenir de mon départ, je passai pour la dernière fois au simple asile dont bientôt j'aurai à regretter l'obscure sécurité. J'y trouvai ma bonne soeur Thérèse; sa vue ne changeait point ma résolution, mais elle rendait bien cruel l'aveu de mon départ; il y a pour moi comme un joug dans les témoignages d'un intérêt sincère; aussi quoique j'aie eu la force de m'y soustraire, je n'oublierai jamais l'expression douloureusement résignée qui accompagna cette phrase d'un regret touchant: «Nous ne prierons donc plus ensemble?;
«—Ah! vous prierez pour moi, chère et bonne soeur; que les voeux d'une amie me suivent au loin pour me sauver de moi-même et de ma destinée.
«—Chère dame, pourquoi me quitter?
«—Nous nous reverrons bientôt, je l'espère… Mais non, chère soeur, je ne veux point tromper votre sollicitude; le sort m'attache de nouveau à des intérêts de ce monde que vous devez ignorer. Non, je ne vous reverrai plus ici bas.
«—Eh bien! que la sainte volonté de Dieu soit faite; mais ne m'ôtez pas l'espoir de nous revoir. Oh! oui, je prierai pour vous.»
Son visage baigné de larmes, et ses regards purs levés vers le ciel, me furent témoins et garans de la sincérité de ses pieux souhaits.
Nous nous quittâmes après avoir pris les moyens de donner de mes nouvelles. Au mérite du coeur, la bonne soeur joignait cette grâce naturelle d'un esprit tranquille et droit dont les passions n'avaient jamais bouleversé les principes; plus tard je citerai quelques lettres, sinon comme modèles de style, du moins comme exemples de tout ce que le courage peut inspirer de tendre et de bon à une faible femme, prodiguant sa vie au soulagement des autres.
Après avoir terminé quelques affaires, il m'en restait une des plus désagréables, et cependant d'un haut intérêt; mes papiers étaient restés entre les mains de D. L***. Ne redoutant rien au monde autant que de le revoir, je l'informai par billet de mon départ, sans lui en confier le motif ni le terme, le priant simplement de me faire tenir ce qu'il avait à moi. Au lieu de mes papiers, je ne reçus que ces mots: «Je sais tout ce qui vous est arrivé depuis le 7 décembre; je devine vos projets: je n'ai aucun papier qui vous soit nécessaire dans un pareil état de choses; prenez garde à vous.»
Résolue à ne point me laisser intimider, je pris le parti d'affecter une complète insouciance sur ces papiers, et de partir sans passeport. Je me rendis chez Mme La Valette; je la trouvai, non pas désespérée, car cette femme était vraiment extraordinaire pour le sang-froid et la résolution, mais elle venait de recevoir une lettre qui lui donnait de sérieuses inquiétudes pour la liberté de son mari. «J'invoquais vos offices pour un ami proscrit, me dit-elle, et voilà que j'en ai besoin pour moi-même, pour M. de La Valette, dont on menace la liberté. Je vais quitter Paris; adressez-moi vos lettres rue des Amandiers: cette voie est sûre. Ce bon Sabatier m'a parlé de votre obligeant empressement; je ne veux point le détourner de son objet sacré; hélas! ce pauvre Duvernet, plus avide de gloire que de richesse, se trouve peut-être sans ressource. Ma fortune est bien médiocre, la proscription est suspendue sur toute ma famille; eh bien, mon amie, je partagerais encore ce qui nous reste pour sauver Mouton-Duvernet. Tant qu'il reste quelque chose à faire pour l'amitié et le malheur, on doit le tenter.» Mme de La Valette arrivait à une grande énergie de caractère par une extrême bienveillance de coeur; le contact de cette âme extraordinaire communiquait tout ce qu'elle éprouvait elle-même, et, en l'approchant, je me trouvai heureuse d'obéir à cette voix qui m'appelait à des agitations et à des vicissitudes que peu de jours avant j'avais ensevelies dans l'anéantissement d'une dernière catastrophe.
Toutes mes dispositions étaient prises pour mon départ de Paris, quand, près de monter en voiture pour Lyon, je reçus un mot qui changea mon itinéraire, et je pris la direction contraire de Lille. Il ne peut rien survenir d'extraordinaire sur la route de Flandre, aussi j'arrivai à Lille sans événement. À peine descendue à l'hôtel de Gand, je m'occupai, dès le soir même, de voir les personnes pour lesquelles le bon Sabatier m'avait envoyé des lettres, avec ma feuille de route pour cette nouvelle campagne. Je n'eus rien de satisfaisant à transmettre; on ne savait rien du général Mouton-Duvernet, depuis une première lettre de lui d'une date déjà ancienne et antérieure aux inquiétudes de ses amis. Cette lettre annonçait l'intention de traverser la Belgique pour se rendre aux États-Unis: était-il passé ou non? voilà ce qu'on ignorait. Je me décidai aussitôt à me rendre à Bruxelles, à Anvers, et en Hollande même s'il le fallait pour rejoindre le général.
J'étais trop près du champ de bataille de Mont-Saint-Jean pour n'y pas faire un pélerinage; je m'arrangeai avec mon conducteur pour y être conduite le lendemain à la pointe du jour. Je dînai ce jour-là à table d'hôte; j'étais habillée en homme, et l'impression peu avantageuse que je produisis sur un jeune officier qui arrivait à sa première garnison, eut des suites bizarres que je ne veux point passer sous silence. C'était un petit jeune homme tout gentil, tout guindé dans son premier uniforme; avec cela cependant un profil distingué, des yeux superbes et les plus belles dents du monde. On attendait l'heure du dîner, et le jeune officier parcourait en long et en large la vaste salle à manger, fredonnant avec un accent d'écolier un air de bravoure, s'arrêtant par intervalles pour lorgner en fat plus exercé une jeune et belle femme vêtue en deuil, et assise avec une paysanne fort âgée dans un des coins de la salle, qui causait peu, fort bas, et qui paraissait fort interdite des manières lestes et impertinentes du jeune officier: Mi mangiava l'anima[3], comme disent les Italiens; je trépignais d'impatience. Il faisait extrêmement froid; la dame en deuil se tenait loin du feu, parce que, pour en approcher, il lui eût fallu se croiser avec l'officier, qui parfois s'y arrêtait, tournait sa chaise avec un air de prendre racine. Je tenais, moi, le coin opposé. J'étais si bien dissimulée par ma cravate de couleur, et mon bonnet de loutre couvrait si bien mes yeux, que l'on devait me prendre plutôt pour un commis voyageur que pour une femme; aussi, lorsque prenant pitié de la gêne et du froid que souffrait la belle inconnue, je me levai et l'engageai à venir se chauffer à ma place, le son de ma voix fit faire un saut en arrière au jeune officier. La dame s'installa au coin de la cheminée, et j'allai moi-même prendre une chaise pour sa vieille domestique, qui me fit force révérences: tous les voyageurs me regardèrent avec surprise, mais avec intérêt. Elle me remercia avec une politesse exquise; et sa conversation était en si parfaite harmonie avec son extérieur distingué, que je me sus un gré infini de m'être dévouée à sa défense: j'étais prête à devenir son champion au besoin.
Le dîner fut servi, et je me plaçai à côté d'elle: le jeune officier se trouva placé en face de nous à table. La dame, encouragée par mon accueil, me fit part de quelques circonstances de sa situation; elle venait de perdre une soeur chérie, mariée à un Écossais; qui laissait une petite fille de deux ans, qu'elle allait chercher à Namur où son beau-frère était mort de blessures reçues à Waterloo, et cet enfant était resté en dépôt chez la fille de la bonne femme que je venais de voir avec elle. «Et vous, lui dis-je, si jeune, comment vous exposer à des voyages? comment ne pas confier cette mission à un parent, à votre mari?
«—Parce que la mort de ma soeur me laisse seule au monde; l'enfant qu'elle me lègue est un bien qui doit me tenir lieu de tout, et dont je ne puis confier le soin qu'à moi seule.»
Je la regardai, et rien au monde ne pourrait reproduire l'angélique expression d'une sensibilité plus naturelle. Je crois aussi que mon regard lui dit tout ce qu'elle m'inspirait d'intérêt, car elle me pressa légèrement la main, en me priant de vouloir bien causer plus intimement dans sa chambre ou la mienne. Les manières de l'officier en question me firent hâter ce moment. Nous quittâmes la table; et comme ma chambre était au premier, ce fut là que nous nous rendîmes.
L'aimable voyageuse ne m'avait pas parlé un quart d'heure, que j'avais déjà deviné qu'elle était du parti royaliste dans ses opinions; d'une famille d'émigrés, dont plusieurs membres avaient péri lors des massacres des prisons de l'Abbaye. Je regardais et j'écoutais cette dame avec une inexprimable compassion me raconter les horreurs de ces jours abominables; je pressais ses mains dans les miennes; mes larmes les arrosèrent quand elle me dit: «Mes frères ont péri de la même manière, mes parens n'ayant pu emmener que ma soeur et moi. Mariée à un étranger, je devais me retirer avec eux à Édimbourg. La guerre, ce cruel fléau, la guerre m'enleva tout. Ah! Madame, comment se peut-il qu'il y ait des femmes qui se passionnent pour la gloire militaire? Elles doivent avoir un coeur barbare!…» Si l'on m'eût dit pareille chose avec un air sentencieux ou d'esprit de parti, j'aurais sans hésiter entamé la discussion du pour et du contre. Mais l'accent était celui du regret, et les regards de l'étrangère exprimaient une douleur si réelle, que je me serais crue vraiment barbare d'oser seulement lui dire que je ne voyais pas absolument comme elle. Nous passâmes une soirée délicieuse et toute d'émotions. La bonne vieille paysanne ne nous en causa pas une médiocre, par les détails qu'elle nous donna de l'arrivée du beau-frère de la dame chez elle, de la cruelle position de sa femme qui avait enfin succombé de douleur. C'est un bien étrange penchant du coeur humain, que cette sorte de plaisir qu'on trouve à s'abreuver de larmes, à déchirer son propre coeur par des images douloureuses! Singulière volupté des pleurs, dont l'amertume n'enlève jamais le soulagement! Le temps s'écoulait avec délices au milieu de tant de pénibles récits, lorsque j'ouvris ma porte pour reconduire la dame. La pauvre femme, qui nous précédait une lumière à la main, jeta un cri d'épouvante, et laissa tomber le bougeoir à la vue du jeune officier qui se glissait comme un revenant près la rampe de l'escalier. La petite dame tremblait, sa camariste se signait; mais moi, plus aguerrie, je parlai à l'officier en termes presque militaires sur l'inconvenance de sa conduite. Je me hâtai de remettre ma compagne chez elle, où elle s'enferma avec la bonne paysanne. J'étais à peine dans ma chambre, que l'officier sortit de la sienne, vint droit à moi et me dit, avec un ton qu'il crut plaisant, des choses qui n'étaient que plates et ridicules. Je répondis en lui tournant le dos et en lui fermant ma porte. Interdit un moment, il revint à la charge en frappant du pied. Je m'étais mise à écrire, bien résolue de ne pas répondre; mais impatientée au dernier degré de cette longanimité d'impolitesse, poussée à bout par l'importunité de ses propos qu'il trouvait moyen de continuer par la serrure, j'ouvre violemment ma porte, repoussant le fluet apprenti de Mars, d'une main vigoureuse, jusqu'à la rampe de l'escalier, en lui disant: «On peut fort bien, Monsieur, vous trouver un sot, et ce ne sont pas ces gens-là qu'on prend même pour les étranges fantaisies dont si lestement vous croyez toutes les femmes capables.» Et après ce bel exploit je lui vérouille de nouveau la porte au nez.
J'entendis bientôt que le militaire battu et mécontent appela un des garçons de l'hôtel, qu'il eut une longue conversation avec lui. Ce garçon me dit plus tard qu'il s'était amusé à persuader au jeune officier que j'étais un homme; que je profitais de ma mine un peu efféminée pour passer en Belgique sans passeport; que j'avais servi l'usurpateur; que j'étais de l'armée de la Loire, un agent bonapartiste. Le jeune officier, crédule comme on peut sans ridicule l'être à dix-huit ou vingt ans, à une première année de garnison, le jeune officier se laissa imposer une conviction qui flattait son orgueil, parce qu'il avait à coeur le soufflet reçu. Quoi qu'il en soit, il s'en tira en galant homme, en militaire français, et moi en véritable mauvaise tête. J'avais dit à mon voiturier d'être prêt avant le jour; il fut exact, car il n'était pas six heures qu'on vint m'éveiller. Mais mon officier fut encore plus matinal que lui; et rien ne saurait peindre ma surprise ni l'accès de fou rire dont je fus saisie, en trouvant sur le plateau que l'on m'apporta avec mon café un cartel, dûment en règle, de celui à qui ma vanité féminine n'avait pas dû supposer de si belliqueuses intentions.
Très convaincue qu'avant l'engagement on en viendrait à l'explication, je n'eus rien de plus pressé que d'accepter, et presque sérieusement, en relisant le billet, où un terme, dont je n'eus que plus tard l'explication; me choqua au point que, certaine de recevoir la mort, je me serais encore présentée sur le terrain sans sourciller. Le cartel me laissait le choix de l'heure et du lieu, ainsi que des armes. Le pistolet m'aurait convenu, si j'avais cru vraiment me battre; mais l'épée m'a toujours paru plus noble, et je répondis: «Je n'ai pas l'honneur d'être un des brigands de la Loire, mais je porte un coeur français, et j'espère vous le prouver, mon petit sous-lieutenant, à huit heures, au bas du rempart, porte de Bruxelles: j'ai mon témoin et mon épée.»
Aussitôt cette belle épître envoyée, je contremande ma voiture pour huit heures seulement, route de Bruxelles. Après avoir satisfait mon hôtesse, je courus dans la ville chercher l'ami du bon Sabatier, et lui contai, en riant aux éclats, mon aventure. Il était aussi d'humeur peu traitable, et, au lieu de s'opposer à ce duel, il voulait en partager et même en prendre seul les périls, pour apprendre au petit sous-lieutenant à mieux distribuer les épithètes. Nous voilà partis, et chemin faisant mon témoin ou mon défenseur me disait: «Vous battez-vous?
«—Oui, en vrai chevalier.
«—Mais savez-vous tirer?
«—Pas aussi bien que Lamotte où Saint Georges, mais… j'aurai trop de force, ayant assez de coeur.»
Nous arrivâmes les premiers, mais le jeune officier ne se fit pas attendre; et, j'aime à le dire, son visage me parut embelli; ses manières, son ton, tout avait gagné. Cela me fit penser au malheur des préventions politiques: ce jeune homme était très brave, et il venait se battre pour avoir voulu dénigrer la bravoure de ceux qui, pendant vingt ans, avaient donné leurs preuves, et qu'il était fait pour apprécier.
Les témoins prirent nos armes; leur éloquence s'épuisa inutilement pour empêcher le combat. Le jeune sous-lieutenant mit bas l'habit; je fus un peu plus lente, quoique précautionnée contre la reconnaissance de mon sexe; et, toute résolue à me battre comme si le terrain m'eût inspirée, je noue aussitôt mon foulard autour de mes oreilles, pour ne plus rien entendre, et ôtant aussi mon habit, je suis en garde au même instant. Le fer est croisé: l'officier fond sur moi par un dégagement que je pare d'un contre de quarte. Voyant les choses si sérieuses, mon témoin crie: «Halte pour Dieu! c'est une femme.» Aussitôt mon jeune et brave adversaire posant la pointe de son épée en terre, dit d'un air stupéfait: «Comment ai-je pu vous méconnaître? Ah! Madame; comment m'excuser?» Nos témoins arrangèrent tout, et l'on se sépara les meilleurs amis du monde, en convenant de déjeuner ensemble à onze heures.
Mais l'événement s'était ébruité par les caquetages du garçon de l'hôtel; et à peine avais-je pris un nouvel arrangement avec le voiturier, que je vis arriver le planton du général de Jumilhac, qui m'invitait à passer chez lui. Je savais cet officier général un ardent royaliste, ennemi déclaré de l'Empereur, et je m'attendais à une verte semonce. Je me trompais fort: le général Jumilhac avait sinon beaucoup d'esprit, au moins, infiniment d'usage et fort bon ton. Il fut on ne saurait plus aimable; seulement, en me faisant l'honneur de m'inviter à dîner chez lui, il m'engagea fort à poursuivre ma route le lendemain, crainte, disait-il plaisamment, de quelque rechute d'humeur martiale, qui pourrait finir par mettre la garnison aux arrêts.
«Mais j'espère, lui dis-je, que le sous-lieutenant n'y est pas?
«—Pour huit jours.
«—Ah! c'est une affreuse injustice; c'est moi qui seule ai tort: ce jeune officier est brave; je l'ai frappé, que pouvait-il faire? m'en demander raison.
«—Non, s'apercevoir de ce qui ne trompe personne: voir que vous êtes une femme.
«—Mais, général, il y a dix-huit ans que je trompe les plus habiles; je vous en prie, ne le punissez pas de mon extravagance.» Et, grâce à mes instances, l'ordre des arrêts fut révoqué.
La dame qui avait été cause de tout était partie. Il y eut déjeûner militaire à l'hôtel; et, pour qu'il ne restât aucun doute à mon adversaire, je parus sous mes habits de deuil, en femme. Ce fut un moment de triomphe, et un triomphe de coeur sans aucune vanité; car mon jeune officier, restant comme extasié, répétait: «Que ne vous êtes-vous montrée ainsi, Madame; vous eussiez été l'objet de mon respect, en me rappelant les traits adorés de ma mère.
«—Et vous, Monsieur, que ne vous êtes-vous montré ce que vous êtes réellement; je vous aurais témoigné l'intérêt bienveillant que vous méritez d'inspirer.» Il apprit après mon départ que j'avais empêché ses arrêts, et je reçus à Bruxelles une lettre spirituelle et pleine de bon sens; je pus à loisir faire des réflexions sur les jugemens précipités; car, certes, j'avais eu, je puis dire, la plus triste opinion de ce jeune officier, et non pas sans quelque raison. Le dîner chez le général Jumilhac fut gai assez militairement; j'y vis un colonel qui fut fort peu charmé de m'y trouver, ayant quelque peine à accorder son délire pour la restauration de 1815 avec l'enthousiasme du 20 mars, même année. Je me contentai de peindre toutes les revues et fêtes où s'était montré mon dévouement, dont l'objet seul n'était pas nommé. J'aime tellement la franchise des opinions, que tout en me disputant avec le général Jumilhac, j'admirais cette chevalerie de caractère quand il s'écriait: «Oui! ma vie, mon bras, mon âme, tout est aux Bourbons; et s'il faut le prouver, n'en doutez point, nos rois légitimes trouveront dans l'occasion des braves qui vaudront ceux d'Austerlitz et de Marengo.» Nous nous séparâmes les meilleurs amis du monde, et je pris enfin à deux heures de la nuit la route de Wavres, où j'avais une information à prendre avant d'aller au Mont-Saint-Jean. Je courus cependant sans m'arrêter.
CHAPITRE CLXIX.
Pélerinage à Waterloo.—Le duc de Kent: générosité de ce prince.—Adèle, ou la folle de Waterloo.
En partant de Lille, je franchis la frontière sans avoir aucun plan bien arrêté; l'ami de Sabatier m'avait fait espérer de trouver peut-être des traces de l'objet de notre sollicitude à un petit hameau entre Mont-Saint-Jean et le village de Haye-Sainte: je m'y laissai donc conduire; après m'être convaincue de l'inutilité de nos conjectures, par rapport au général Mouton-Duvernet, je pris un enfant de l'auberge du hameau pour me conduire à ce lieu de souvenir et de deuil, où sept mois auparavant mon coeur se flattait encore de toutes les espérances, où je faisais des voeux pour la victoire; lieux où je n'apportais plus que le déchirant regret de n'y avoir point vu tomber le plus brave au milieu d'une armée de héros. Je marchais au hasard, hélas! sans pouvoir faire un pas qui ne me fît tressaillir, en foulant cette terre abreuvée de sang. J'étais si occupée de mes douloureux souvenirs, que je n'avais pas remarqué un groupe d'étrangers, dont je paraissais fixer singulièrement l'attention; j'avais conservé les habits de mon sexe, et mon deuil, autant que mes manières, durent me valoir cette curiosité. J'avais marché à grands pas; je m'étais assise; on eût pu, sans être injuste, me prendre pour folle. Je m'éloignai à la hâte; un de ces étrangers se détacha du groupe, vint vers moi, et me barra pour ainsi dire le passage; il y avait une émotion touchante sur ses traits, nobles mais altérés, et dans tout son aspect cet intérêt des personnes douées de quelques avantages extérieurs, et qui, je crois encore, succombent aux maux de poitrine et dont le maintien, l'organe, tout exprime la peine de vivre. L'étranger s'arrêta devant moi; en voyant que c'était, un Anglais, mon premier mouvement fut du dédain; mais un regard sur cette noble et pâle figure le changea en vive compassion, que je me reprochai presque d'éprouver pour un des vainqueurs du Mont-Saint-Jean, peut-être!…
Les premiers accens acquirent cependant toute mon admiration au duc de Kent[4] (car c'était lui); il me tendit la main comme pour cheminer ensemble; j'y posai la mienne sans penser que ce fût ni un signe d'amitié, ni de pardon. J'étais déjà trop sous le charme pour m'arrêter à une décence de convention.
«—Vous êtes Française, soeur, veuve ou mère peut-être d'un Français tombé ici? Vous ne sauriez croire, Madame, combien votre surprise à notre aspect, cet éloignement que vous n'avez pas su maîtriser, vous élèvent à mes yeux. Il y a courage et non pas ostentation à la franchise de votre aversion pour les Anglais, pour les vainqueurs du 18 juin. Tâchez, Madame, de n'y pas joindre une prévention injuste; tâchez de vaincre ce sentiment en ma faveur, car j'ai un bien vif désir d'être de vos amis.»
Je traduis les propres paroles de ce prince anglais; car, en ayant montré toute mon opinion, je crois ne pas me donner envers personne le tort d'une haineuse prévention d'esprit de parti. Le duc renvoya sa suite, à l'exception d'un homme d'un âge mûr, et que je sus plus tard être un savant dessinateur, qui m'avait crayonnée dans l'attitude où j'étais lorsque le duc de Kent m'aperçut, mon chapeau passé au bras, mes cheveux en désordre autour de ma tête, et mon vêtement non serré au cou, en forme d'une robe de religieuse. J'ai, en 1823, acheté une lithographie à Paris, qui me représentait exactement, excepté qu'on a beaucoup embelli le visage. Les paroles si bienveillantes, l'intérêt si flatteusement témoigné, opérèrent facilement sur un caractère aussi peu haineux que le mien, et j'avoue que j'éprouvai une orgueilleuse consolation à parler librement de mes regrets, à montrer tout mon enthousiasme pour notre armée au frère du roi d'Angleterre. Il y a un attrait irrésistible dans tout ce qui sort de la ligne commune, et du moment que mon imagination est en jeu, je ne me guide plus que par ses inspirations. Le duc de Kent me dit qu'il était venu avec le projet de visiter tous les villages environnans, surtout les postes que le maréchal Ney avait occupés. Si près de douloureux événemens, je ne pouvais, sans tressaillir, entendre ce nom chéri et prononcé avec l'accent de l'hommage par une bouche ennemie; ce fut trop pour ma prudence, et je demandai en sanglottant d'être du pélerinage du souvenir. Le duc de Kent observait dans cette tournée le plus strict incognito. Je renvoyai mon voiturier, lui donnant ordre pour déposer mes malles à Bruxelles, après avoir toutefois changé mes vêtemens de deuil contre mes habits d'homme, pour moins embarrasser et être moins gênée moi-même. Le duc était en calèche, et deux domestiques seulement conduisaient des chevaux de main.
Notre tournée fut de sept jours: à Gosselies, dernier village où Ney avait culbuté l'ennemi, avant l'attaque des Quatre-Bras, le 16, il nous arriva une scène singulière qui nous fit sentir qu'on ne brave jamais impunément les convenances, et que les gens qu'on appelle peuple en ont, pour ce qui touche au coeur, le sentiment profond. Partout dans ces villages, quand le duc de Kent faisait des questions sur les Français, les réponses furent autant de chants à leur gloire. Il arrivait même quelquefois que ceux qu'il interrogeait, ne pouvant ou ne voulant déguiser leurs regrets pour les vaincus et la haine des vainqueurs, lui répondaient, eh feignant de ne pas le reconnaître pour Anglais, des choses qu'à Paris on n'aurait osé dire, et dont je voyais avec admiration que la fierté plaisait au noble caractère du duc de Kent. À Gosselies, au moment où nous allions remonter en voiture, un des domestiques du duc lui dit quelque chose en anglais, que je ne compris qu'à moitié. Il me l'expliqua aussitôt après avoir donné des ordres pour dételer. «Je ne vous demande pas si cela vous arrange; je croirais vous faire injure. Il est question d'être utile à une femme malade qui est ici soutenue par les bons coeurs amis de vos braves; nous allons la voir et la secourir, venez.» Et il prit mon bras, m'entraînant sans attendre ma réponse. Nous arrivâmes à une espèce de masure ou, sous les vêtemens délabrés de l'indigence, nous trouvâmes un coeur digne des beaux jours ou l'amour de la patrie faisait braver la torture et la mort. C'était une femme de soldat de la grande armée; elle pouvait avoir alors quarante ans; grande, fortement musclée, laide, et le maintien hardi. Elle avait été entraînée par le mouvement de retraite du 18. Vers Beaumont, foulée aux pieds des chevaux et abandonnée, elle dut la vie à un bon paysan qui la mit sur sa charrette et la conduisit chez lui. On la saigna, et elle se rétablit assez pour se lever; mais ses membres, frappés par la chute et les coups qu'elle avait reçus, étaient restés inhabiles à une occupation quelconque; et la malheureuse Adèle (son nom), sentant qu'elle était une charge pour ses pauvres hôtes, avait tenté de se donner la mort. Elle avait inspiré un intérêt sincère aux bonnes gens qui l'avaient recueillie; ils lui firent sentir le fort d'une pareille conduite, le chagrin et les désagrémens qui en résulteraient pour eux, et Adèle promit de vivre. Elle devint plus tranquille, ne courait plus, s'occupait à veiller les deux enfans en bas âge de ses hôtes, et payait ainsi en quelque sorte, par ses soins, le bienfait de leur hospitalité. Tout le village aimait Adèle; tous à l'envi lui faisaient raconter sa vie militaire. Fille d'un caporal et femme de soldat, depuis l'âge de sept ans, Adèle ne connaissait d'autre vie que celle des camps; partout elle avait suivi les drapeaux français, partout elle avait partagé les fatigues, les périls de ces hommes dont on peut dire:
Ils ont bravé les feux du soleil d'Italie,
De la Castille ils ont franchi les monts,
Et le Nord les a vus marcher sur les glaçons
Dont l'éternel rempart protége la Russie.
Un malheur vint changer en misère la pauvreté des hôtes d'Adèle. Le mari, ayant dans une dispute voulu séparer d'autres ouvriers, ses camarades, reçut un coup qui le priva de la vue; sa femme, jeune et jolie, disparut avec un étranger, et Adèle se dévoua à solliciter la pitié des bons coeurs pour l'homme honnête qui lui avait donné une si grande preuve de la générosité du sien. Tout ce qui passait à Gosselies allait voir Adèle; même dans les environs on parlait d'elle; les uns comme de la folle de Waterloo, les autres comme de la veuve de la grande armée; et tous ceux qui arrivaient, guidés par la simple curiosité, ne quittaient la masure qui abritait Adèle, son hôte et ses deux enfans, qu'attendris, étonnés du rare assemblage des qualités les plus nobles sous les livrées de la pauvreté et les dehors rudes et grossiers de la dernière classe du peuple. Le duc de Kent était facile à reconnaître pour Anglais; et Adèle, en se dévouant pour son malheureux hôte, avait stipulé qu'elle ne solliciterait que la pitié des Français, et qu'elle aurait droit de repousser toute aumône étrangère. Cette condition, qu'elle, remplissait avec une sorte d'orgueil, la consolait, disait-elle, de sa triste existence de mendiante.
Le domestique du duc l'avait prévenu de tout cela, et il me disait; «Vous allez entrer seule, et soyez mon aumônier; remettez-lui, avec ceci, de quoi acheter une chaumière et vivre quelques jours tranquille.» Il me donna un rouleau de guinées. Au moment où j'allais heurter à la porte du triste réduit, Adèle paraît pour aller, avec le plus jeune des enfans, à sa place sur la route de Frasmes à Mellet; elle s'arrêta avec surprise; et, ayant aperçu le duc, elle me prit aussi pour une Anglaise, et repoussa ma main et mon offre de service. Elle me dit: «Je n'en accepte point des ennemis de la France; un pain que je devrais à un Anglais, un Prussien ou un Cosaque, m'étoufferait; j'aimerais mieux mâcher une cartouche et y mettre le feu moi-même.
«—Prenez, Adèle; vous vous trompez, je suis Française.
«—Vous, je commence à le voir; mais ce Monsieur est Anglais (désignant le duc), et je n'en veux pas davantage de votre argent. J'ai le coeur plus français que vous; car vous m'avez bien l'air d'une de ces bonnes luronnes qui suivaient nos généraux quand il y avait des fêtes et de l'or à attraper, et qui ont porté l'amour qu'elles avaient pour les napoléons d'or aux guinées des soldats de Wellington. Allez, allez, vous n'aurez pas le plaisir de dire: «J'ai fait l'aumône à la folle de Waterloo, à la veuve de la grande armée.»
Le duc regardait cette femme avec une sorte d'admiration, que je trouvai trop indulgente; et je fus plus que confuse lorsque, s'approchant de lui, elle lui dit: «Monsieur l'Anglais, il y a beaucoup de Françaises, comme Madame que voilà, qui sont toujours du parti du vainqueur; mais s'il y en avait eu seulement dix comme moi, vos soldats eussent été rôtis comme vos biftecks au bivac du bois de Boulogne, ou comme vous fîtes autrefois rôtir la pauvre Jeanne d'Arc, parce qu'à elle seule elle valait mieux que la moitié de vos armées.» Et sur ce petit trait d'érudition brutalement patriotique, Adèle nous quitta avec un véritable maintien de port d'arme.
Le duc, qui était aussi sensé que bon, me dit: «Il y a quelqu'un dans la chaumière; il faut faire à cette femme malheureuse du bien en dépit d'elle-même.» Nous trouvâmes un homme infirme, aveugle et perclus; je portai seule la parole: le duc regardait, visitait ce lieu de misère. «Brave homme, voilà, dis-je, une bien forte somme que plusieurs officiers français m'ont chargée de donner à Adèle, à condition d'acheter ici, aux environs, une petite ferme, et y vivre avec vous et vos enfans; nous viendrons vous voir quelquefois.
«—Ah! mon Dieu, Madame, s'il y a 600 fr., nous rachèterons mon champ, ma bonne chaumière, là-bas, et nous serons tous riches; mais cela ne se peut pas, il faudrait un roi, un empereur, un général (la chute fit sourire le duc), pour nous donner une somme comme çà.
«—Mon brave homme, il y a la moitié de plus; êtes-vous content?»
Le pauvre homme voulut se jeter à nos pieds; je l'en empêchai, et lui demandai s'il avait quelqu'un de confiance: il nous indiqua le gendre du maire. Le duc laissa quelque argent à l'enfant qui était resté à la garde de son père infirme, pour aller acheter la nourriture dont ils avaient grand besoin, et nous passâmes une partie de la journée à terminer l'affaire du rachat ou rentrée en possession: tout bien conclu, il restait plus de 500 fr. pour partager entre les acquéreurs. Le duc fit retenir deux logemens à l'auberge, et nous résolûmes de ne repartir que le lendemain, pour voir l'effet de la surprise d'Adèle. Hélas! nous n'en pûmes jouir, et celle qui paya la noble générosité du duc fut pénible et peu méritée.
Le village avait été en un moment au fait de la fortune arrivée au pauvre aveugle et à la folle de Waterloo. Adèle avait un lieu fixe où, assise tous les jours, elle ne sollicitait pas, mais obtenait à son seul aspect d'abondantes aumônes; les commères du village y coururent lui dire qu'un Monsieur et son fils étaient à la chaumière de l'aveugle; qu'ils avaient porté de l'or tant et plus au notaire, que le champ de l'aveugle était racheté; qu'il avait encore Dieu sait combien de pièces de reste, et que tout cela était à moitié pour elle et l'aveugle. Adèle devina très bien que le Monsieur et son fils étaient ceux à qui elle avait le matin parlé avec tant de rudesse; elle se fit mieux tout expliquer en se rendant vers le soir à l'entrée du village: tout y était en rumeur sur la fortune si inespérée du pauvre aveugle et de la folle de Waterloo. En apercevant cette dernière, on courait vers elle; c'étaient des félicitations à n'en plus finir.
«Adèle, bonne Adèle, c'est vous qui lui avez porté bonheur, lui disait-on, entre autres témoignages d'estime et de joie.
«Je lui porterai bonheur tout-à-fait, disait-elle à voix basse, et d'un air calme et résolu.»
Elle conduisit la petite fille de son hôte chez une pauvre femme, lui disant qu'elle allait venir la prendre. On ne revit pas Adèle, et la consternation fut plus grande, lorsqu'on eut la certitude de sa disparition, que ne le fut la joie de la fortune inespérée qui fut cause de la fuite de cette singulière créature. Lorsque, le matin de fort bonne heure, le duc me fit demander comment nous devions nous y prendre avec l'étrange et fière Adèle, j'allais lui proposer de me rendre seule à la chaumière; au moment même arriva le gendre du maire, que l'infirme avait fait appeler pour l'instruire de la fuite d'Adèle. Nous étions tous consternés; le duc devina ce que je n'avais pas voulu dire.
«C'est un grand et noble caractère, cette femme, disait cet homme aimable et bon; elle a deviné d'où vient la fortune de son hôte, et fuit plutôt que d'accepter un bien d'une main qu'elle regarde comme celle d'un ennemi de sa patrie; de pareils sentimens eussent honoré une Romaine, et placent bien haut cette malheureuse femme.»
Avec quel sincère enthousiasme je remerciai le prince anglais d'admirer ainsi une femme qui poussait envers lui ses patriotiques regrets jusqu'à l'injustice. Nous discutions encore, quand un petit paysan vint demander une dame habillée en homme, qui était avec un Anglais. «Je suis sûr, dit le duc, que c'est un message de la fière Française.» On introduisit le petit paysan: il arrivait des environs de Frasnes, et me remit une lettre qui prouva que le duc avait deviné juste. En la transcrivant, je ne me crois pas permis de ridiculiser l'orthographe, car le duc pensa, comme moi, que des sentimens tels que ceux de la malheureuse Adèle pouvaient se passer des grâces et de la pureté du style.
LETTRE D'ADÈLE.
«Le jour de la déroute fatale du 18 juin, où, foulée sous les pieds des chevaux, abandonnée mourante, recueillie par la pitié du pauvre, je n'avais plus d'espoir au monde que cette pitié, j'ai moins souffert, j'étais moins malheureuse qu'aujourd'hui; je végétais du moins aux environs de la terre qui dévora nos immortelles phalanges; je pouvais errer libre sur leurs tombeaux; je pouvais maudire ces héros du nombre, si insolens pour notre défaite, et si petits trente ans devant nos baïonnettes victorieuses. Je pouvais m'asseoir sur ce tertre, où j'ai tenu la main glacée de mon Henri, pendant que son corps mutilé disparaissait déjà sous la terre qui le couvre avec ses camarades de gloire et de mort. J'étais pauvre, mais heureuse; le pain ne nous a jamais manqué, et je ne l'ai demandé qu'aux Français qui ne foulent qu'avec respect les terres du Mont-Saint-Jean. Vous arrivez, vous êtes Française, et vous osez venir à Waterloo dans les bras d'un Anglais? N'avez-vous point de honte? Si vous avez aimé nos braves, osez-vous bien venir fouler leur cendre avec un de leurs ennemis, ennemis jurés de la France? Et, si vous aimez vos rois, pouvez-vous oublier l'horreur que doivent les royalistes aux héros de Quiberon. J'y étais: j'ai vu foudroyer les malheureux Vendéens qu'épargnait le feu des républicains, je les ai vus foudroyés par le canon des perfides Anglais; leur nom m'est en horreur, et leur vue m'est fatale. Le geolier de Napoléon est anglais, ce mot seul immortalise ma haine pour eux; la mort et la misère me paraissent mille fois préférables au chagrin de leur devoir de la reconnaissance. Je ne vous remercie point pour le malheureux Jacques, car votre or le prive d'un coeur dévoué, d'un coeur français, et l'or de l'Angleterre n'est bon qu'à payer des traîtres. Je maudis vos funestes bienfaits.
«ADÈLE,
«Veuve d'un brave, mort à l'attaque de la Haye-Sainte.»
Le duc et moi restâmes à nous regarder; après avoir encore relu cette étrange épître, il fit récompenser généreusement le petit paysan, qui nous disait: «Que la folle de Waterloo était allée à Beaumont avec une de leurs charrettes, qu'on lui avait donné beaucoup d'argent après qu'elle eut fait lire sa lettre à un Monsieur à la table de la diligence, qui lui en avait écrit une, et que la folle avait pleuré en la recevant, mais pleuré de joie (ajoutait le petit).» Le duc me dit: «nous pouvons nous flatter qu'en France on nous rend plus de justice.»
J'avoue que, le voyant si excellent, si aimable, l'admiration pour ses qualités, et le respect dû à sa naissance, et ma franchise naturelle, me mirent dans un embarras qui cependant me prouva que j'avais affaire à un homme d'un grand mérite et de beaucoup d'esprit. Je lui avouai qu'avant de l'avoir rencontré j'aurais applaudi à la rudesse des aveux d'une haine que, jusque là, j'avais eue comme Adèle, haine qui n'était pas éteinte pour la généralité, mais qui admettait de nobles exceptions.
«Ne me flattez jamais, Madame; soyez telle que lorsque, avec plus de bienséance, mais aussi énergiquement, vos regards me prouvèrent tout ce qu'a tracé la main de cette infortunée. Croyez-moi, un véritable Anglais n'estime rien tant que le patriotisme, l'amour du sol natal. Si Napoléon eût réussi à soumettre l'Angleterre, les femmes de Londres n'eussent pas reçu avec des couronnes et des cris de joie les troupes étrangères dans les rues de Londres. Occupons-nous d'abord du pauvre infirme: voulez-vous lui aller confirmer que tout est à lui? Nous n'avons pas besoin de recommander Adèle; si elle revient, elle trouvera toujours amitié et secours ici.»
J'y fus, et malgré l'heureux changement, je trouvai tout le monde consterné. Je le dis au duc: «Ah! répondit-il, cette Adèle ne doit effectivement rien ambitionner; elle est chérie par des coeurs reconnaissans.» Il me parut attristé par cette réflexion, car un sombre nuage passa sur sa noble physionomie. «Ah! lui dis-je, ce n'est pas vous, M. le duc, qui devez rencontrer des ingrats.» Je ne sais ce que je n'aurais inventé pour le distraire de sa mélancolique préoccupation; oui, sans que la prévention où j'étais contre les Anglais me parût une injustice depuis que j'avais entendu le duc de Kent exprimer avec tant de loyauté son admiration pour nos armées, parler sans haine de leurs illustres chefs, j'aurais cru manquer à toute convenance et au savoir-vivre si je n'eusse éloigné, au lieu de les chercher, les occasions de manifester mon opinion. Mais, faisant route avec lui pour Bruxelles, il se présenta un écueil à ma résolution, où toute ma prudence échoua; et cet écueil, qui livra à cet homme noble et sensible le secret de ma vie et de ma mortelle douleur, ne devint pour moi qu'un motif de joindre à une haute estime une douloureuse reconnaissance pour la généreuse compassion que le duc de Kent montra en faveur d'une si haute infortune; il m'apprit la démarche de Mme la maréchale Ney, à l'époque du procès. Cette épouse infortunée s'était confiée à la bonté d'un grand caractère, et avait écrit à un prince français, pour le supplier de rendre le régent favorable à la cause de son époux. J'ai une copie de la lettre: le prince français répondit de la plus noble manière à cette confiance; il écrivit au régent pour l'engager à faire comprendre le maréchal, prince de la Moskowa, dans la convention du 12. Cette lettre ne fut connue qu'en Angleterre, me disait le duc de Kent; elle y produisit un effet bien honorable à celui qui l'écrivit, aussi bien que pour l'illustre et malheureux guerrier qui en était l'objet. «Si vous aviez entendu ce qu'on disait au sujet du maréchal Ney, vous ne croiriez pas, Madame, la nation anglaise ennemie de la gloire si brillante de la vôtre;» et le duc me cita plusieurs démarches faites pour favoriser et appuyer près du régent la noble et généreuse démarche du prince français. «Si sa grâce eût dépendu de moi, disait-il, j'aurais mis mon orgueil et mon bonheur à sauver une si belle vie.»
Depuis qu'il parlait du maréchal, mon émotion était visible et allait croissant: à cette assurance, je n'en fus plus maîtresse; je saisis la main de cet ennemi généreux, et la pressai fortement contre mon sein que soulevaient mes sanglots. Le duc, fixant comme avec surprise ses regards sur moi, me dit: «Grand Dieu! qui êtes-vous?… Se pourrait-il que vous fussiez la veuve infortunée du maréchal?…
«—Ah! M. le duc, y songez-vous; serais-je ici? m'eussiez-vous trouvée seule?… Madame la maréchale gémit au milieu d'une famille qui l'adore; elle est entourée des respects dus à son rang, et à une si haute et si irréparable infortune. Madame la maréchale est aussi beaucoup plus jeune que moi; elle se doit à ses fils, au monde et aux convenances. Hélas! son deuil même doit avoir de la prudence. Moi, je suis seule; oh! bien seule au monde! Mon désespoir est ma seule convenance, et je m'y livre et vis avec ma douleur, sans m'inquiéter si je choque les usages et l'opinion reçue! Que m'importe ce qu'on pense de moi; ce qu'on dit! il n'est plus… ma vie véritable s'est éteinte le 7 décembre; toutes mes espérances de bonheur et d'avenir se sont brisées contre un cercueil…
«—Pauvre infortunée, oh! combien vous me devenez chère! Combien, combien avec ce coeur brûlant, cette délirante imagination, vous avez dû souffrir de morts!…
«—J'ai eu tous mes maux, et sa mort, je l'ai vue et… j'existe!…» Je n'étais plus à moi. Ah! M. le duc, la douleur ne tue pas…»
Il tenait mes mains, il les pressa fortement contre son coeur, et, les regards fixés sur les miens, il me dit: «Vous m'avez surpris, étonné; j'avais une vive curiosité de vous connaître; dès ce moment, je ne sens plus que l'ardent besoin de vous être utile; je puis quelque chose, et tout ce que je puis vous est offert et acquis.» Et toute sa noble et si touchante physionomie confirmait son offre bienveillante; il fut satisfait, je crois, de l'expression de ma reconnaissance; car ses regards me le dirent: je ne pus m'empêcher de lui faire part des réflexions que me fit naître notre rencontre… «Convenez, M. le duc, qu'il y a dans ma destinée du vraiment extraordinaire; je me demande si je suis bien éveillée, lorsque je pense aux sept jours qui viennent de s'écouler, et à me voir ici assise familièrement dans la voiture et avec le frère d'un roi régnant. En vérité, M. le duc, je crains d'avoir un peu abusé de votre excessive bonté.
«—Ma chère dame, un frère de roi, quand il ne vaut pas mieux, est bien près de valoir infiniment moins qu'un homme ordinaire; et je pense, et généralement les princes de ma famille, que pour valoir quelque chose de plus il ne faut pas placer entre les hommes et le trône les sottes entraves de l'étiquette: vous m'avez dit que vous désirez voir Londres; vous y verrez, le roi sans garde, sans suite, et sans être moins respecté ni moins chéri. Une chose que j'ai souvent remarquée moi-même dans mes courses, un matelot, un homme du peuple arrive au milieu de ses pareils, s'il veut dire qu'il a vu le roi, il crie à ses amis: J'ai vu; je viens de voir Georges; et à ces mots, tous les chapeaux ou bonnets sont ôtés spontanément; si par bonheur il y a eu quelque mot ou quelque trait de bonté à citer, ce sont alors des god save à n'en finir et qui partent du coeur.
«—Ah! M. le duc, vous voulez me faire chérir les Anglais en me forçant de les admirer! J'y aurais du penchant, si je pouvais oublier les lieux que nous venons de visiter et… le prisonnier de Sainte-Hélène!
«—Ma chère dame, je vous estimerais moins, si vous pouviez cesser d'être ce que je vous ai vue près de Mont-Saint-Jean.» Nous n'étions plus qu'à une lieue de Bruxelles, et sachant que j'y trouverais quelqu'un qui depuis plusieurs jours, d'après ma lettre, devait guetter mon arrivée (j'aurais été un peu embarrassée d'être vue par un parent du malheureux Boyer Peyreleau dans la voiture du frère du roi d'Angleterre, et j'étais fort embarrassée aussi pour dire à celui-ci que je voulais me soustraire à l'honneur d'arriver avec lui), je pris encore en cela le parti de la franchise, et fis bien; car j'y gagnai des conseils amicaux et des marques d'un intérêt que j'appréciai. «Mon voyage, M. le duc, lui dis-je, a un but sérieux, et qui m'intéresse beaucoup. J'ai eu le plaisir de vous le dire; mais je ne vous ai pas avoué toutes les relations que j'ai à Bruxelles, ni ne le puis, M. le duc; car ce secret n'est pas le mien. Je dois à ces relations de ne pas être vue d'une façon qui m'honore, mais qui pourrait inquiéter ou du moins surprendre mes amis, et je désirerais descendre à une petite distance de la ville, et…
«—Je vous comprends parfaitement. J'allais vous proposer de vous conduire rue de l'Empereur, montagne de la Cour, où vous seriez bien chez de bons et honnêtes Flamands; mais puisque vous êtes attendue, vous aurez un logement arrêté. Eh bien, écrivez-moi; voici mon adresse. Écoutez, vous m'inspirez un intérêt extraordinaire, parce qu'en vous tout est hors du commun de la vie. Je respecte vos secrets, je ne vous en parlerai jamais; mais laissez-moi l'espoir de vous voir, celui de vous prouver mon amitié sincère, et promettez-moi de la prudence pour vous-même. Après tant de chagrins de coeur, croyez-moi, n'assombrissez pas le reste de votre vie par les terribles craintes et les dangers réels des relations politiques… Du reste, en tout comptez sur moi, et… n'oubliez pas l'Anglais du Mont-Saint-Jean.
«—Jamais, M. le duc, jamais. Je vous écrirai dès demain.
«—J'y compte, et vous pouvez compter sur moi. Adieu…
«—Non, M. le duc, au revoir.»
Et un léger et brillant équipage l'éloigna de ma vue; pendant qu'un funeste pressentiment oppressait mon coeur… Hélas! il était dans ma destinée de pleurer tous les objets de mon admiration et de mon estime! Un an ne s'était pas écoulé que déjà je versais des larmes près le cercueil de ce royal bienfaiteur, ce généreux ennemi que le sort m'avait envoyé comme un consolateur sur le champ du deuil et du souvenir.
CHAPITRE CLXX.
Arrivée à Bruxelles.—Cambacerès à Saint-Gudule.—L'officier à demi-solde.—Départ pour Paris.—Je retrouve Léopold.—Voyage à Lyon et à Marseille.—La pélerine de la Sainte-Baume.—Le château d'If.—Retour à Lyon.—L'ami de Mouton-Duvernet.
Jamais précaution ne fut prise plus à propos que la mienne. Je trouvai mes amis à une petite distance de la porte, et si je fusse arrivée dans la voiture du prince anglais, les commentaires sur cet honneur insigne eussent été longs, et ils auraient bien certainement nui à la cordialité de l'accueil. L'ami de Boyer était depuis peu en Belgique; il l'avait parcourue dans tous les sens, et il me donna la certitude que le général Mouton-Duvernet, non seulement n'avait pas eu le bonheur de s'embarquer, mais qu'il n'avait même paru dans aucun des ports du pays. Un joli petit logement avait été retenu près la porte d'Anvers, non loin d'un jardin public, espèce de Tivoli belge, où se donnaient d'assez belles fêtes; on m'y conduisit comme en triomphe. J'arrivais de Paris, et on pouvait, à cette époque, tout dire en Belgique. On y parlait tout haut et presque sur les toits. L'ami de Boyer paraissait accablé par la conviction de la perte de Duvernet. «Nos communications duraient encore à la fin de novembre. Depuis, tout moyen de correspondance est devenu impraticable. Mouton, dans ces circonstances si difficiles, ne peut renoncer à cette insouciante sincérité du brave qui croit toujours que sa fortune, son courage et son honneur seront plus forts que le génie de la proscription. On ne peut avoir des amis plus actifs que les siens. Eh bien! nos efforts ne le sauveront pas de lui-même.
«—Il se donnerait la mort?
«—Non; mais il négligera toutes les précautions qui pourraient nous aider à le faire échapper au sort qui l'attend. Que fait-il en France? Que n'est-il déjà parti, embarqué pour l'Amérique.»
On parla ensuite de tous nos exilés volontaires et autres; là se trouvait un personnage pour qui j'avais une lettre de M. Sabatier, personnage fort distingué, fort connu, et que je ne dois pas nommer ici. Son existence est tellement un contraste avec celle du proscrit de 1816, que je ne crois pas qu'il me sût gré de relever en lui la gloire de l'exil. Je dois agir ainsi pour une autre raison encore: je dois à cet homme un souvenir de juste reconnaissance pour l'accueil que j'en reçus alors, et des soins qu'il se donna pour nos amis.
Monsieur *** parlait parfaitement italien, et s'il me lit (car on lit quelquefois à la cour), il se rappellera qu'au sujet des condamnés pour opinion, en me parlant de la nécessité de passer les mers, il me citait ce vers de l'Agamemnon d'Alfieri:
Un istesso paese non cape chi di Thieste nasce e chi d'Atreo[5].
Qu'il me paraissait grand et digne, lorsque, parlant de notre gloire française et de nos cruels revers sur une terre d'exil, mais hospitalière aux braves, il trouva dans le Corneille de ma patrie cette citation qui exprimait ses sentimens… d'alors. J'ai revu cette même personne en 1825; il a fallu que je fusse bien changée extérieurement, car il m'a été comme impossible de me faire connaître, tout en prouvant que mes sentimens étaient les mêmes. Ce militaire était ou du moins avait été en relation avec le baron de Mont-Brun, non pas celui qui mourut en 1812, mais son frère, celui qui, après s'être acquis quelque réputation à Lunéville contre les Russes, éprouva un échec qui le conduisit à une forte disgrâce, en se repliant sur Fontainebleau, dont il gardait la forêt. Ce baron de Mont-Brun fut un des juges de Boyer-Peyreleau. On savait que j'avais beaucoup connu le brave Mont-Brun dans la campagne de Russie, et, supposant que mes relations pouvaient s'étendre aux deux frères, on voulut me questionner sur beaucoup de choses. Je ne savais même pas que le brave Mont-Brun eût eu un frère, et, aux détails que me donnèrent ces Messieurs, je ne l'aurais pas reconnu pour tel.
On me demanda ensuite de me charger de parler à Cambacérès, pour l'intéresser à une souscription en faveur des officiers qui étaient arrêtés dans leur départ pour l'Amérique, par une soustraction affreuse que venait de leur faire un individu en qui ils avaient un peu trop légèrement placé leur confiance. Je vis ces trois messieurs le lendemain, et l'espoir de pouvoir être utile me rendit toute l'activité qu'une terrible catastrophe avait semblé anéantir chez moi. Le soir même je déposai deux lignes à la belle maison qu'occupait l'ex-archichancelier de l'empire, et le lendemain matin, sous mon modeste vêtement de deuil, je me fis annoncer chez lui. Un valet de chambre, vêtu comme un quaker hollandais, me répondit que le prince était à la messe et ne reviendrait de l'église que vers une heure (il en était huit et demie). Je crus un moment à la folie de cet homme ou à une de ces mystifications que les valets de l'opulence se permettent comme passe-temps. «Je demande, lui répétai-je, le prince archichancelier; comprenez-vous?
«—Oui, Madame, à merveille; et j'ai l'honneur de vous répéter que le prince est à l'église.
«—Il y a donc aujourd'hui quelque grande cérémonie?
«—Non, la messe tout bonnement, comme tous les jours.
«—Et le prince va à la messe?
«—Il n'y manque jamais, Madame.
«—Et il reste à l'église de huit jusqu'à une heure?
«—Mais il y retourne souvent pour entendre les vêpres.
«—À quelle église?
«—À Saint-Gudule.»
Je sortis fort étonnée de chez le religieux archichancelier, et, je ne sais pourquoi, agitée de la crainte de ne pas réussir dans ma démarche, non que je veuille dire que l'observance de la religion rende insensible, loin de moi un pareil blasphème, mais il y avait, dans cette conversion de Cambacérès une ostentation telle que je n'osais presque plus réclamer un sentiment généreux et bienveillant de celui qui affichait à outrance une si subite vocation dévotieuse.
Voulant toutefois me convaincre avant de me laisser aller à mon imagination, je montai à Saint-Gudule, cathédrale de Bruxelles. À peine entrée, que, de l'église principale, je vis agenouillé sur le marbre, dans l'humble posture du pécheur pénitent, vêtu non en moine, mais comme son valet de chambre, en quaker hollandais, habit brun, et énorme chapeau qui était posé devant les genoux du prince Cambacérès, ex-archichancelier de l'empire français. Depuis le fatal décembre, je n'étais pas entrée dans une église catholique sans émotion ni intention de prier Dieu; mais, je l'avoue, aucune idée attendrissante ni pieuse ne tint dans mon coeur à la vue de cet étonnant changement, qui fit faire malgré moi à mon souvenir un terrible pas rétrograde. Placée à peu de distance et en face de l'ex-dignitaire de l'empire, je le regardais et me demandais encore: Est-ce bien lui? Une laideur, passée en proverbe, ne pouvait laisser subsister le doute, et je me bornai donc à observer. Le prince archichancelier n'est plus, et je crois faire une prière pour son âme en souhaitant que tout ce que je lui vis faire d'exercices extérieurs d'humilité, de repentir et d'extases, fut le résultat d'une conversion sincère et d'une foi pure.
Je crus ne pas devoir tirer le prince de sa pieuse attitude, en m'offrant à lui subitement et en réveillant, par ma vue, des souvenirs mondains qui paraissaient si loin de lui, et je le laissai, sortir devant moi. On monte à l'église de Saint-Gudule par une longue suite de marches en pierre; la moitié de l'espace était envahie par des mendians; l'effet que produisit sur cette foule en haillons la vue de Cambacérès me redonna, pour le sort de mes amis, un espoir que les apparences d'une dévotion outrée avaient fort affaibli. De toutes parts, les mains s'élevèrent pour demander, et toutes se fermèrent sur une large aumône; toutes les voix bénirent le Français charitable que je suivis des yeux. Il faut réellement que la bienfaisance et la vertu aient une beauté bien communicative, car, dans ce moment-là, j'étais tentée de trouver Cambacérès d'une figure supportable. Je le vis lentement descendre les degrés et prendre le chemin du parc; je résolus de demander ma première audience au hasard. Je devançai l'illustre promeneur, je me trouvai en sa présence au moment où il tournait vers le côté du théâtre du parc. Mes douleurs et mon lugubre vêtement avaient bien pu me changer, mais il y avait trop peu de temps que nous nous étions vus à Paris pour que je pusse être méconnaissable aux yeux de l'archichancelier; aussi fus-je bien étonnée de sa surprise, et de nouveau je tremblai pour la cause qu'on m'avait confiée, et je me disais: l'aumône même aurait-elle ses hypocrites?
Enfin, lorsque j'eus, par toutes les désignations possibles, forcé la mémoire de l'ex-dignitaire de l'empire à reconnaître l'amie du comte Regnault de Saint-Jean-d'Angely et la fama volat de Napoléon, ce furent des empressemens à se débarrasser de moi, auxquels j'eus, par seule malice, l'air de ne rien comprendre; et des recommandations de prudence, qui me furent garant que l'ex-dignitaire n'en aurait jamais besoin pour lui-même. Je trouvai tant de petitesse dans ces recommandations, que, loin de m'y rendre, j'expliquai le motif qui m'avait fait désirer une audience.
En vérité, l'ex-dignitaire de l'empire était fait pour me faire passer par toutes les alternatives de la crainte, du doute et de l'espérance, au seul mot de militaire malheureux… «Assez, assez, disait-il; de grâce, envoyez-le-moi demain à deux heures.»
L'archichancelier là-dessus hâta le pas, et je ne l'accompagnai plus que de deux ou trois pour l'assurer de ma reconnaissance et de l'empressement de l'officier.
Je parcourus le parc en me répétant: «Il est immensément riche; il dut tout à l'Empereur; il se fera un bonheur et une gloire d'être le protecteur des braves qui le défendirent encore, quand tout l'avait abandonné, hors l'armée…» On va voir que je comptais on ne saurait plus mal.
En passant sur la place de la Comédie, j'aperçus l'ami de Peyreleau (Boyer de), et le chargeai d'annoncer à notre ami tout ce que j'avais recueilli d'espérances. Il ne me parut pas les partager, ce qui me fâcha presque; car, rien au monde ne me déplaît autant que de voir l'incrédulité qui doute de tous les sentimens honorables, au lieu de se fier à l'élan des âmes généreuses. Je sais bien, hélas! que l'expérience vit de raisonnemens froids, mais je préférerai toujours l'illusion qui me flatte à une raison qui m'afflige.
«Je vous attends à demain après l'audience,» m'avait dit l'ami de Peyreleau en nous quittant; et j'attendis ce moment avec impatience; et le moment n'apporta que de tristes réalités. Le malheureux officier revint, tremblant de fureur et d'indignation. L'insensibilité et le ridicule des observations avaient surpassé tout ce qu'on aurait pu imaginer de plus mal, et ne se pouvaient comparer qu'à l'inconvenance du don offert par l'ex-archichancelier de l'empire. Dix livres à un lieutenant de lanciers de la garde, prêt à passer en Amérique, et victime d'une infamie qui lui enlevait ses uniques ressources!
«Croirait-on, nous disait l'officier, qu'il a osé me reprocher mon dévouement à l'Empereur? J'ai vu le moment où il m'aurait proposé de me faire moine; il est bien heureux de son âge qui excuse ses faiblesses, de l'affaiblissement de ses facultés qui peut absoudre son esprit, sans cela je lui aurais rappelé tout ce qu'il oubliait.
«—Qu'avez-vous répondu, au fait?
«—Je lui ai jeté ses deux pièces de cinq livres aux pieds, en lui tournant le dos, et je suis sorti du cabinet du prince comme on sort d'un corps-de-garde, sans salut et sans façon.»
Je racontai alors à nos amis la rencontre à Saint-Gudule. La partie fut faite d'aller le lendemain admirer la conversion de l'ex-dignitaire; mais, le soir, même, nous nous occupâmes efficacement de réparer la stérile bienveillance de Monseigneur. Je promis beaucoup, et ce n'était pas trop présumer de mes moyens; je songeai à l'aimable sensibilité du duc de Kent, et je me proposai d'user, pour un homme malheureux, du droit qu'il m'avait donné de recourir à lui en toute occasion. Le succès dépassa même ma juste confiance, car en peu de jours notre officier eut tous les moyens de partir. Il m'avait fallu, pour tous ces arrangemens, aller et venir de Bruxelles à Anvers, et d'Anvers à Gand.
Le duc de Kent avait un tact si ingénieux de bienfaisance, qu'il commençait par vous enlever toute idée de refus, en donnant toujours pour prétexte d'une générosité un service rendu dont elle ne semblait plus que le prix mérité. Ainsi, des leçons d'Italien que je lui donnais, pour la prononciation spécialement, rendaient naturels tous nos rapports. Homme aimable et généreux, cet aveu est un tribut d'une immortelle reconnaissance.
«—Nos relations, me disait-il, pourraient éveiller les soupçons de la malignité ou de la politique: ajoutons aux charmes de l'étude l'attrait du mystère; j'ai un jardin près du rempart, à la porte de Namur; en voici une clef, j'y passe régulièrement deux ou trois heures le matin; que je vous y trouve le plus souvent possible, et les moyens qu'on croit propres au rétablissement d'une santé chancelante en deviendront plus puissans, vous me lirez et je tâcherai de lire les poètes italiens; je vous écouterai dans vos récits de gloire militaire, et quoique vous n'aimiez pas la nôtre, qu'en effet vous ne devez pas aimer, je vous écouterai toujours avec plaisir, car votre opinion a de l'exaltation, mais point de haine.
«—Ah! M. le duc, lui répétais-je souvent, s'il pouvait me rester des préventions, comment ne céderaient-elles pas à de si généreux sentimens, à une si noble bienveillance!»
Chaque fois que je prévenais le duc de quelques jours d'absence, il ne me recommandait que de veiller à mon repos, de ne point exposer ma sécurité pour d'inutiles projets et de chimériques espérances. Je n'écoutais pas assez ces conseils du plus touchant intérêt, cette voix d'une sage modération, dont hélas! la mort cruelle allait trop tôt éteindre les accens.
Il y avait quelque temps que j'étais à Bruxelles, lorsqu'une lettre de madame de La Valette vint me donner les plus vives inquiétudes pour la tranquillité de cette dame. Aussitôt je me tins prête à voler près d'elle, et pour être mieux à même de la servir, je ménageai, autant que mon malheureux caractère le pouvait permettre, les ressources que je tenais de la générosité du duc de Kent. Dans une de mes courses à Anvers, j'eus occasion de m'applaudir de ce dernier pas que je croyais avoir fait vers l'ordre et l'économie, et qui, hélas! ne devait pas jeter racine chez moi. Conservant plus que jamais mes habitudes indépendantes, poussée par mes inquiètes réflexions, je parcourais le Strand, à Anvers, pendant une froide et triste soirée; j'étais sous toute la puissance d'un récent et déchirant souvenir, quand tout à coup je vois non loin de moi, dans le plus triste accablement et sous les dehors d'une plus triste misère, cette même Allemande, jeune et alors bien jolie, que j'avais vue chez Regnault de Saint-Jean-d'Angely par hasard, que je méprisais, que j'avais plainte, et qui, dans cette rencontre inopinée, et par le cruel contraste de son extérieur, m'inspira une vive et pénible compassion. Je l'avais vue entourée de l'éclat des favoris de la fortune, et je la trouvais seule, malheureuse!… La fraîcheur et la jeunesse avaient fui de ses traits charmans… Les passions, la douleur, les remords, y avaient imprimé leurs traces. Tout son maintien était celui d'une profonde et amère méditation; parfois ses yeux se levaient vers le ciel, et comme pour l'accuser de la laisser vivre. Mon émotion devint inexprimable, à l'idée de cette solitude qu'elle avait cherchée si près des ondes; je m'imaginai qu'elle y était peut-être conduite par un projet sinistre, et j'approchai insensiblement pour être à même d'en prévenir l'exécution. Le visage de l'infortunée était baigné de larmes; le nom de Charles sortit de sa bouche avec un accent si déchirant, que je cédai à l'éclat de ma sensibilité. Je l'appelai par son nom et me présentai devant elle, sans réfléchir au saisissement que j'allais lui causer. À ma brusque interpellation, elle s'élança vers le bas-côté du port, comme prête à chercher un refuge dans l'Escaut, me faisait, d'une main, signe de m'éloigner, et de l'autre, pressant fortement un portefeuille et un portrait contre son sein; puis elle cria avec une véhémence énergique: «Éloignez-vous, ou voilà mon tombeau! Quoi! ici même, au sein de la misère et de l'obscurité, je ne puis le pleurer en liberté! Ô Charles, infortuné Labédoyère, tu as dû repousser un être couvert d'opprobre, mais ton âme généreuse accueille les larmes du remords et de mon affreux désespoir.
«—Quoi! vous ne me reconnaissez pas?» lui dis-je.
Pauvre femme! que ses excuses étaient touchantes, et que ses aveux déchirans me la firent plaindre! Un misérable avait profité des premiers troubles de la seconde restauration pour l'effrayer. Elle lui avait confié tout son argent, et il l'avait dépouillée de tout. La malheureuse s'était traînée jusqu'en Belgique, dans l'espoir de s'embarquer pour le Champ-d'Asile, nouvelle patrie rêvée par la valeur aux prises avec le sort, et qui ne devait exister que dans ses songes. Il restait à la dame une dernière ressource, une somme assez considérable déposée entre les mains d'anciens amis établis à Liége. Elle y était arrivée exténuée, malade. On l'avait mal accueillie, et une si ingrate hospitalité s'était encore aigrie au récit de son infortune et de sa juste et légitime prétention du remboursement du dépôt qui en était la naturelle conséquence. Intimidée par l'accueil, Mme de *** fut épouvantée des menaces; elle consentit à un désistement de toute prétention sur quinze mille francs loyalement prêtés, pour une misérable somme de douze cents francs, et le lendemain elle s'enfuit de chez ses indignes hôtes, se croyant assez riche, puisqu'elle avait de quoi payer son passage pour les rives étrangères, où le nom qui lui était cher pourrait du moins ne pas paraître séditieux aux échos. Mais la fatalité dont elle était marquée la poursuivit sans relâche.
Comment résister au bonheur de sécher des larmes! Ah! je puis sans aucune affectation dire que je ne le conçois pas; je n'aimais ni pouvais estimer cette femme; je n'aurais même voulu aucuns rapports intimes avec elle; eh bien! je me trouvai heureuse de pouvoir lui dire: «Je vous offre de pourvoir aux frais de votre passage. Je vous faciliterai les moyens d'arriver à ces terres où votre coeur déchiré espère trouver un soulagement à son désespoir.» Je connaissais le frère d'un capitaine dont le bâtiment était en charge pour New-York. Il se rappela heureusement un bien faible service que j'avais pu lui rendre dans les cent jours, et se fit un devoir et un plaisir de faciliter nos arrangemens. Nous réunîmes à la hâte une petite pacotille des choses les plus nécessaires; je payai la traversée à moitié prix, et glissai dans un nécessaire un peu d'or pour les premiers besoins de l'exil. Mme de *** s'embarqua fortement recommandée au capitaine. Je vois encore son regard douloureux; il y avait dans cette âme place pour les plus nobles qualités; mais elle avait été envahie par de tristes habitudes que le repentir même n'efface plus.
En revenant à Bruxelles, je trouvai une lettre de Sabatier, qui ne me laissa que le temps nécessaire d'arrêter ma place au courrier, et de me rendre aux environs de Mont-Brisson. La lettre m'indiquait l'asile du proscrit, et celle que j'avais pour lui renfermait les moyens de gagner la Suisse pour y attendre des jours plus prospères. Je descendis à Paris chez une femme dont le fils avait servi sous les ordres de Mouton-Duvernet, et qui fut blessé près de lui, au combat de Cuença, où Mouton fut, sur le champ de bataille, promu au grade de général de brigade… Cette excellente femme était au fait et prévenue de tout. «Mme de La Valette me quitte, me dit-elle; voici ce qu'elle m'a laissé à votre adresse; elle est partie pour Lyon.» Sa lettre ne disait que ces mots: «Restez, tout est inutile. L'insouciance a rendu impuissans les efforts de l'amitié: il est arrêté! L'ordonnance royale du 24 juillet 1815 aura son exécution. Vous trouverez Sabatier à Bruxelles. Laissez votre réponse à la bonne Mme ***. J'ai la tête perdue et le coeur navré. Adieu.» M. Sabatier avait suivi de près sa lettre, et je résolus aussi de repartir, ne pouvant être utile à personne de mes amis. Nous touchions à la fin de mars, le temps était froid, et Paris me parut triste comme un tombeau. Que de réflexions se pressaient dans mon esprit! Le 20 mars allait luire; mais cette fois sans aucun rayon d'espérance. J'avais pris un cabriolet pour me conduire à la chambre que j'avais occupée depuis le fatal 7 décembre jusqu'à mon départ. J'espérais y rencontrer soeur Thérèse, qui était connue de la propriétaire. Je ne pus la voir; elle était dans un des hospices confiés à ses soins infatigables. Je déposai pour cette excellente femme ces lignes de souvenir: «Bonne soeur, conservez mon nom dans vos prières, le vôtre est toujours sur ce coeur que vous seule avez sauvé du désespoir[6].» Je n'aurais pas quitté Paris sans faire mes stations de douleur au Luxembourg et au Père-Lachaise. Je ne voulus pas non plus négliger, n'ayant pas vu la bonne soeur, de plier un instant les genoux devant ce même autel où j'avais prié à ses côtés. Je me rendis à la chapelle du Boulevart. Le sort m'y réservait une surprise, que dans la disposition d'esprit où j'étais je fus tentée de regarder comme une visible faveur du ciel.
Le saint lieu que j'allai visiter n'était point en ce moment solitaire; il s'y faisait un service pour une jeune fille enlevée à ses parens au moment où un hymen heureux allait l'unir à l'amant de leur choix. J'appris ces détails au milieu de la foule rassemblée devant l'église. J'approche, et j'aperçois, appuyé contre un banc, et dans l'attitude d'un accablement profond, sous l'uniforme de sous-officier d'un régiment d'élite du nouveau régime, le fils bien-aimé de la baronne de L***, Léopold…, celui que j'avais cru mort à Waterloo. Mon premier mouvement fut tout de joie et de bonheur, le second de réflexion si terrible que mon sang reflua vers mon coeur, et que je crus expirer au pied du cercueil où je m'étais agenouillée. Léopold était placé de façon à ne pas me reconnaître, tandis qu'aucun de ses mouvemens ne pouvait m'échapper. Je pouvais lire sur ses traits toutes les émotions de son âme ardente. Il jetait quelquefois autour de lui de ces regards vagues et mélancoliques qui ne voient pas. Plus souvent encore ses yeux restaient fixés sur le côté de l'église où se trouvait un groupe des filles de Saint-Vincent-de-Paul, et alors quelques larmes coulaient de sa paupière. Le fier jeune homme ne s'agenouillait point; mais sa noble tête se penchait sur ses mains saintement et convulsivement rapprochées… Il prie pour lui et il pense à moi, me disait mon coeur, et mon coeur ne me trompait point.
Quelle incroyable confusion de sentimens! Retrouver si soudainement celui que j'avais aimé, dont j'avais pleuré la mort! le retrouver dans un saint lieu, où le souvenir d'un plus vif et plus solennel attachement appelait mes larmes! Ce rayon d'un bonheur inattendu et d'une douce surprise venant éclairer l'abîme de mon désespoir, il y avait là de quoi bouleverser ma raison, déjà si facile à égarer. Je n'eus ni la force de me lever ni de me faire reconnaître par Léopold, qui sortit avant la messe finie; je le vis s'éloigner, et, lorsque les battans de l'église retombèrent sur lui, il se fit comme un bruit confus dans ma tête. Immobile, je regardais le catafalque; j'écoutais les chants religieux, et je me disais: «C'est une vision: Léopold n'est-il pas tombé au milieu des carrés de la jeune garde?»
La messe venait de finir: j'étais toujours dans la même attitude. La femme qui vint ranger les chaises me crut évanouie, et, me prenant pour une parente de la jeune défunte, dont on venait de célébrer les obsèques, m'offrit des soins avec beaucoup de bienveillance. Je sortis de la chapelle dans un état singulier de faiblesse et d'exaltation tout ensemble. Léopold existait… je venais de le voir… je l'avais laissé s'éloigner sans lui ouvrir mon âme!… Qu'était-il devenu?… mille pensées contraires augmentaient mes regrets. Léopold portait l'uniforme d'un corps d'élite… il a donc passé par bien des vicissitudes!… Comment les savoir? comment les apprendre de lui-même?…
Je sortis de l'église dans cette perplexité. Au moment même, je fus arrêtée par un ami de Mme de La Valette, qui m'apprit que le général Mouton venait d'être arrêté à Mont-Brisson, de là transféré à Lyon, et traduit devant un conseil de guerre. «Madame de La Valette est au désespoir, me dit-il; je veux vous montrer sa lettre.» Je lui donnai mon adresse, en ajoutant que mon intention avait été de retourner à Bruxelles, mais que cet événement changeait mon itinéraire, et que j'allais partir pour Lyon dans la nuit même, si l'on croyait que ma présence pût être de quelque secours ou de quelque consolation à notre amie. «Ah! vous la sauverez peut-être, me dit le messager; mais je ne dois pas cependant vous engager à ce parti: je crois votre départ pour la Belgique plus impérieux pour votre repos.»
C'était juste me dire ce qui pouvait me décider à partir sans délai pour une autre destination; car il y a souvent quelque chose de si peu féminin dans mon caractère, que je rougirais de moi-même si je pouvais reculer pour une chance de danger ou céder à une menace. Chez moi, pourtant, ce n'est pas dureté: nul coeur ne s'ouvre plus facilement à la plainte et ne compatit avec plus d'abandon au malheur. D'où vient donc ce mépris des dangers?… d'où vient cet instinct de courage, cette espèce de vocation pour la gloire, qui semblait rendre inévitable mon amour pour le brave des braves? L'ami de Mme de La Valette cessa de combattre une résolution qu'il vit sortir d'une volonté si ferme; il promit, en conséquence, de m'apporter le soir même deux lettres et autres papiers, s'excusant toutefois de ne pouvoir, comme je l'en priais, se charger d'arrêter ma place et de m'accompagner au bureau des passeports. Je crus découvrir dans ce refus une arrière-pensée; elle me parut lâche et presque perfide. Mais comme une ancienne estime ne me permettait pas de garder un soupçon avec M***, je lui témoignai ma surprise, et cet ami dévoué me donna, par sa sincérité, lieu de l'estimer encore plus.
«Si vous éprouviez, me dit-il, des malheurs que la fortune peut soulager, notre amie commune sait que la mienne lui appartient; mais je suis père, et, gardant religieusement mes souvenirs, j'y ai voué un culte invariable, mais prudent.
L'on ne me verra point, en indigne adversaire,
D'un facile triomphe insulter le malheur,
Et des Dieux inconnus, adorateur vulgaire,
Leur porter de mes voeux l'hommage adulateur.
«Mais la chance d'un délit politique m'effraya pour ma famille; je recule devant l'idée de la proscription, parce que je porte avec moi des destinées chères et sacrées. La secousse que la France vient d'éprouver a été violente, et les précautions sont naturellement au niveau des périls qu'on peut craindre.
«—Mais je ne conspire point, m'écriai-je en l'interrompant; Mme de La
Valette non plus.
«—Non, mais elle en est soupçonnée; son mari subit une détention politique: vous écrivez, vous agissez pour un proscrit; une lettre peut s'intercepter; croyez-moi, on peut, par une seule imprudence, faire beaucoup de malheureux.»
Pendant que ce généreux, mais prudent ami de nos braves me parlait, il s'élevait en mon âme une confusion de pensées rétrogrades, de réflexions et de regrets, de souhaits inutiles, qui, malgré moi, me firent verser d'amères larmes. L'ami de Mme La Valette les comprit en partie, et sut y compatir, mais rien ne pouvant changer ma résolution prise, je ne crus pas aussi lui devoir une entière confidence de mes réflexions qui dérivaient des siennes, et dont Léopold était aussi l'objet. Si, par la position où j'avais trouvé ce dernier, je n'eusse eu des craintes sur sa fortune, cette position déjà m'eût défendu de chercher à réveiller nos souvenirs; et depuis les explications de l'ami de Mme de La Valette, je sentais plus encore que je devais au repos de Léopold le sacrifice de mon désir de le voir, ne pouvant y immoler mes liaisons, et craignant que la sienne avec moi ne lui fût un reproche aux yeux de ses nouveaux chefs.
Ma vie n'a presque été qu'une scène continuelle d'égaremens et de faiblesses; mais je me rappelle avoir eu une plus forte lutte à soutenir contre mon coeur et la raison; la dernière triompha, et je partis la nuit même pour Lyon, après avoir écrit à Léopold les lignes suivantes:
«Vous vivez, cher Léopold; comment se fait-il que, du 18 juin 1815 au commencement de 1816, je l'aie ignoré? tandis que le lieu où je vous ai vu hier, vos regards, votre attitude, tout m'a prouvé que vous n'avez rien ignoré de ce que j'ai souffert d'angoisses et de désespoir. J'étais bien près de vous hier: jugez de l'effort qu'il a dû m'en coûter pour ne vous point dire: Et moi aussi, je vis encore! mais le lieu, mon deuil, et… votre uniforme m'en ont empêchée. Quand vous recevrez celle-ci, j'aurai quitté Paris; je vous écrirai de Bruxelles, peut-être même je reviendrai à Paris, sous peu. Vous pouvez m'écrire chez Mme Louis, rue d'Anjou-Saint-Honoré, où nous avions le projet de loger votre aimable et malheureuse mère, avant le départ qui l'enleva à votre filial amour et à ma tendre amitié. Parlez-moi de vous, cher Léopold; dites-moi tout, tout ce qui vous est arrivé depuis huit mois; déposez encore toutes vos peines dans le coeur de votre seconde mère.
«IDA.»
Je fis porter cette lettre à l'hôtel au nom de la famille que portait le fils du général D***, avec ordre de ne la remettre qu'à lui-même. La commission fut parfaitement exécutée; et à peine étais-je à Lyon, que mon amie me fit passer une réponse de Léopold, que je placerai peut-être plus loin pour ne pas interrompre le fil des événemens, et que cependant je ne crois pas devoir taire, pour les rapports que plusieurs détails de cette longue épître ont avec les événemens du 18 juin, et quelques éclaircissemens qu'elle donne sur les principaux personnages. Je me mis dans le courrier pour Lyon, et fis ces cent dix-huit lieues comme tant de fois j'en avais fait cinq et six cents, sans m'occuper d'autre chose que du but de ma cause. Je descendis à l'hôtel des Célestins; l'arrestation de Duvernet était le bruit du jour, et la généralité du public en paraissait consternée. C'est une chose à remarquer que l'intérêt qu'inspirent aux gens de tous les partis les victimes de leur opinion: s'ils étaient haïs par le parti qui les punissait, cette haine n'osait se montrer à découvert chez les particuliers; il y avait chez les royalistes les plus exaltés comme une espèce de pudeur politique, qui leur faisait cacher leur joie sous les dehors d'une généreuse compassion. Toutes les personnes que j'ai vues, pendant mon séjour à Lyon, paraissaient plaindre sincèrement le général Mouton-Duvernet. Je me fis conduire chez Mme La Valette, je la trouvai très agitée, mais résolue: «Je suis observée, me disait-elle; la police a l'oeil sur toutes mes démarches; mon mari est déjà en sa puissance, je voudrais l'instruire d'une chose bien essentielle. Je connais bien votre coeur, ma chère Saint-Elme, mais le mien se fait un scrupule de vous associer à mes dangers et à mes peines.»
Je la rassurai entièrement et sus lui persuader que, loin de me déplaire, un voyage à Marseille me convenait, puisque j'avais encore quelques intérêts à régler. Alors Mme de La Valette me donna mes instructions. Son mari était détenu au château d'If, mais avec la liberté de se promener une heure par jour; il s'agissait de lui faire tenir une lettre importante et d'en recevoir la réponse. Je le promis à l'admirable femme dont je recueillais la confidence; elle se jeta dans mes bras, en pleurant de reconnaissance; je n'avais plus assez d'argent pour refuser celui qu'elle m'offrit pour le voyage et l'occasion qui pourrait se présenter d'un sacrifice imprévu; mais je puis assurer que l'économie que je n'ai jamais eue pour ma bourse, je l'eus pour celle de l'amitié. Oui, l'économie me parut un bonheur, lorsque plus tard un nouveau malheur ayant privé mon amie de sa liberté, je pus lui rendre presque la totalité d'une somme qui lui devenait bien précieuse dans cette cruelle circonstance.
Je partis pour Marseille, après avoir écrit à l'ami du célèbre Oberkampf tout ce que j'avais recueilli d'un peu rassurant sur l'objet de son inquiétude; madame de La Valette y joignit deux lignes, exaltant auprès de Sabatier le mérite de la démarche que j'allais faire pour elle. Cette lettre fut retrouvée en 1818 dans, mes papiers, et me causa de fort ennuyeuses recherches, comme on le verra plus tard. Arrivée à Marseille, je descendis à la même auberge, où quatorze années avant, emportée par des folies moins sérieuses, j'avais fait un traité d'alliance avec une troupe ambulante de comédiens… Quel changement, grand Dieu! Quelles réflexions déchirantes ce lieu faisait naître! Le ciel de la Provence est doux, et, aux premiers jours d'avril, les soirées offraient déjà l'aspect d'un beau printemps: rien n'est imposant comme l'avenue d'Aix, deux allées d'arbres énormes, dont l'épais feuillage dérobe entièrement la vue des maisons dont une large avenue les sépare encore. Je comptais me reposer à l'auberge quarante-huit heures, et voir une personne qui devait arriver de Brignolles. Habillée en homme, je sortis pour fuir l'importun tumulte des tables d'hôte; j'emportai mes pensées, mes souvenirs, mes préoccupations ordinaires et extraordinaires. Assise au pied d'un de ces vieux arbres voisins qui avaient attiré mes pas, tous les événemens des dix derniers mois qui venaient de s'écouler se représentaient à moi comme de sinistres présages; cependant, n'ayant plus à perdre que moi-même, et pouvant espérer de servir encore des malheureux et des proscrits, je fis le serment intérieur de leur dévouer ma vie.
CHAPITRE CLXXI.
Paula.—La prison d'État.—M. de La Valette au château d'If.—Le gendarme sensible.
Ma grande méthode, quand je suis dans une ville pour une affaire pressante, pour le plus palpitant intérêt, pour le plus sincère dévouement à mes amis, est de faire précéder d'une promenade sans but les démarches qui ont l'objet le plus puissant et le plus réel. Il semble que la rêverie soit la préface nécessaire de toutes mes actions. Il en fut de même à mon arrivée à Marseille. Dès le soir, j'étais assise sur un banc solitaire qu'ombrageaient de beaux arbres. Mon imagination rassemblait tout à la fois les images du passé et les blessures du présent. Tout à coup des noms qui étaient ceux de la gloire et de mes souvenirs frappent mon oreille; je m'approche du côté d'où les sons paraissaient venir. Que vois-je? une femme en longue robe de pèlerine, un énorme chapelet à la main. Je m'approche davantage de l'étrangère, et sans la provoquer trop indiscrètement, je tâchai de savoir comment elle se trouvait seule et si tard sur une grande route, et m'offris à lui rendre tous les services qui dépendraient de moi.
«Je viens, me répondit-elle dans un langage qui annonçait une personne bien élevée, je viens de Beaucaire; je me rends à la Sainte-Baume pour accomplir un voeu avant de retourner en Pologne, ma patrie. C'est l'excès seul de la fatigue qui m'a forcée de m'asseoir. En entendant prononcer le nom de l'infortuné maréchal, le meilleur ami de l'époux que je regrette, je n'ai pas été maîtresse de ma douleur.» Alors, me remerciant de mes bons offices, elle me montra une lettre qui l'adressait à une dame de la ville, qui demeurait loin encore: j'offris de l'accompagner, ce qu'elle accepta avec reconnaissance. Elle fut reçue avec empressement par une dame âgée, chez laquelle tout respirait la dévotion: mon vêtement d'homme l'effaroucha, je m'éloignai bientôt.
J'avais prié l'étrangère de m'accorder quelques instans le lendemain, et nous étions convenues que je l'accompagnerais à quelque distance de la ville, sur la route de la Sainte-Baume, et que, pour ne pas exciter la curiosité, j'irais l'attendre à un petit quart de lieue de la ville. Je la quittai donc sans autre explication, et rentrai pour prendre quelques heures de repos. Mais, impossible: l'inquiétude de la mission, que je m'étais imposée, les souvenirs qu'en vain je cherchais à éloigner, et dont chaque pensée était une douleur ou un regret; la nouvelle rencontre que je venais de faire, et qui promettait d'ajouter une aventure bizarre de plus à tant de bizarres aventures, tout cela me tint éveillée dans une extrême agitation; et, à peine le jour commençait à paraître, que j'étais sur la route de Digne.
Je ne tardai pas à voir arriver celle que j'attendais; son énorme chapeau cachait ses traits; un bâton aidait sa marche lente et pénible: la vie semblait s'affaisser sous ses pas. Lorsqu'en approchant, je vis encore ses pieds nus et meurtris, j'avoue que je murmurai hautement contre des voeux pareils.
«C'est un voeu d'expiation,» me dit l'étrangère, et son regard et son ton firent expirer le murmure sur mes lèvres. Nous marchâmes quelques instans en silence; à un détour de la route, nous trouvâmes un abri charmant, d'un bosquet de jeunes arbres plantés autour d'un tertre de gazon. «Arrêtons-nous ici, me dit-elle; je veux encore une dernière fois ranimer mon âme au souvenir d'un monde que je vais quitter pour toujours; je veux encore m'abreuver des douces larmes d'amour que bientôt remplaceront le jeûne, la pénitence et la prière. Encore, mon Dieu, encore quelques regards vers les chimères du monde, et puis j'accepte à jamais la solitude, les privations et l'oubli.»
Je la regardais, et sa beauté qui m'avait frappée dépassait en réalité mes premières impressions; je n'ai rien vu de plus céleste, rien vu de comparable. Elle me dit qu'elle se nommait Paula Raphaëli, qu'elle était née dans la capitale du Palatinat de la Russie Rouge, d'une famille qui avait brillé à la cour de Frédéric Auguste. Mariée, à peine sortie de l'enfance, à un Polonais qui suivit la fortune de Napoléon, Paula vint en France avec son mari, qui était officier des lanciers de la garde, devenus Français par droit de courage et de prodiges. Laissée à Paris par son mari, le séjour et les séductions de cette ville eurent de funestes suites pour son honneur et pour son repos. Paula me donna rapidement tous les détails de sa faiblesse, ajoutant avec de nouveaux sanglots: «Celui que j'oubliais apprit mes fautes au moment où il venait d'obtenir de la main de Napoléon l'étoile du brave; sur sa croix, il jura de se venger: l'occasion en vint bientôt. Après la campagne de France, pendant que je tâchais à Marseille de dérober à tous les yeux mon état de grossesse, mon mari se trouvait en mission auprès du maréchal Brune. Attirée par les cris d'une révolte contre les soldats, j'entendis prononcer le nom qui m'avait été cher; je vis un homme de la foule ameuter principalement contre lui la rage sanguinaire des assaillans; j'entendis les pas féroces de ces cannibales, poursuivant le brave qu'ils n'avaient osé combattre, mais qu'ils allaient accabler. Ma raison s'égara à l'idée de ce danger; à l'horreur de ce spectacle, d'affreuses convulsions précipitèrent la naissance de l'enfant que je portais dans mon sein, et qui mourut en recevant la vie. Je restai neuf mois dans un état complet d'aliénation; quand mes esprits revinrent, je ne retrouvai un peu de calme qu'en prononçant un voeu de pénitence entre les mains du prêtre vénérable qui me sauva de mes propres et aveugles fureurs. Je l'avoue, je n'ai pas assez de foi pour remplir sans peine le pénible devoir que je me suis imposé; je crois à peine à la récompense qu'on me promet pour une autre vie, mais j'ai placé entre le retour et l'exécution d'un voeu imprudent la publicité d'une démarche extraordinaire. Il y a eu de la sincérité dans le désespoir qui m'arracha ce voeu imprudent, mais au fond de mon coeur, je sens que ce n'est guère que pour obéir au monde que je le remplirai… Ah! lorsque je vous ai entendue prononcer un nom qui me rappelle les beaux jours d'une brillante existence, je ne sais vous rendre ce qui se passait en moi; je fus près de me jeter à vos pieds, de vous supplier de m'emmener, de me protéger… Mais la nuit a calmé ces coupables désirs; ma destinée est irrévocable; dans peu de jours je reviendrai ici. Tout est réglé pour mon départ, et un cercueil m'attend aux Carmélites… Le voyage est long et pénible: qui sait, peut-être n'arriverai-je pas? peut-être une mort prompte me préservera-t-elle de m'ensevelir vivante dans un tombeau?»
La belle tête de Paula tomba sur son sein, et nous restâmes quelques instans en silence. Je n'osai hasarder de la détourner d'un voeu religieux qui lui a concilié la bienveillance des personnes pieuses et des prêtres dans les villes qu'elle avait parcourues; seulement je crus pouvoir me permettre quelques observations qui ne portaient que sur les inconvéniens de son isolement. Enfin, ayant gagné son entière confiance, j'eus l'heureuse adresse de lui faire sentir qu'une femme de son âge et de sa figure, courant les grands chemins, sous un habit de pélerine, n'est pas plus sûre d'être respectée que si elle s'y trouvait sous le costume le plus mondain; que les voeux de pénitence pouvaient se remplir en se rendant accompagnée ou en voiture à la Sainte-Baume. Elle consentit à prendre un guide au premier village, mais sans vouloir consentir à épargner à ses pieds le reste du chemin. Je la conduisis jusqu'à un village voisin, où deux paysannes, également prêtes au même pélerinage, devinrent à mes yeux des motifs d'entière sécurité et de séparation avec la voyageuse. Elle me pria de lui expédier de suite à Aix, chez Mme Dutertre, quelques objets.
«Mais il me semble, répondis-je, qu'il serait mieux de charger cette dame elle-même de cette mission.
«—Non, dit-elle, car il y a quelques uns de ces objets, dont le zèle de cette bonne dame pour mon salut me priverait, et dont je ne veux me séparer; son portrait, quelques volumes choisis, une cassette avec des lettres, vous adresserez le tout ici. Si la malheureuse Paula vous inspire quelque amitié, gardez le recueil renfermé dans l'étui qui porte son portrait; vous y trouverez des anecdotes de la cour de Jean Casimir, qui vous prouveront que les loisirs de mes beaux jours furent consacrés à de plus doux passe-temps que les monotones exercices d'une vocation forcée, qui vont terminer ma carrière, qu'une criminelle erreur a vouée à l'humiliation, qu'un long repentir effacera, je l'espère.»
Que Paula était touchante! et que je fus affligée de combattre sa résolution! Je souffris avec un peu de malaise, je l'avoue, les exhortations des paysannes, compagnes et guides de Paula vers la Sainte-Baume. Oh! qu'il y avait loin de cette bigoterie ignorante et fanatique à la religion compatissante et ignorée de ma soeur Thérèse, que j'aurais voulue pour consolatrice à la malheureuse Paula, humble et douce créature! ses reproches même étaient de la pitié, et ses exhortations pieuses des conseils pour la terre. Ces réflexions m'accablèrent par le contraste, et mes tristes regards suivirent Paula avec un déchirant regret. Je la voyais encore, et, involontairement elle cherchait l'appui des bras de ses compagnes, quand ses pieds délicats heurtaient quelque caillou. Mon coeur se soulevait, et machinalement je tendis les bras vers la fugitive, en lui criant de loin: «Paula! Paula! Paula! revenez, revenez! l'amitié aussi a des consolations!…» Hélas! ma voix se perdait dans les airs! L'éloignement emportait les traces de la pénitente; et, triste, silencieuse, je repris le chemin de la ville, où je trouvai une lettre de Mme de La Valette, qui me fit hâter mon départ. Elle me disait que, «redoutant pour son mari l'effet d'une longue détention, il fallait ne point lui communiquer ses premières instructions, mais simplement savoir s'il se prêterait à une évasion..»
Une demi-heure après avoir lu la lettre, j'étais sur la route du château d'If, où M. de La Valette était détenu. Je ne revis pas sans émotion ce rocher que j'avais visité déjà, où j'avais éprouvé des émotions si diverses. J'allais le visiter en ce moment dans un bien noble but, compatir aux maux de la proscription, fille moi-même d'un proscrit. Dans la patrie de ma mère, occupée par les armées de la république, j'ai allégé le sort de plus d'un émigré poursuivi par les lois et le malheur, en faisant partager ma pitié à des vainqueurs généreux. Les victimes des bouleversemens politiques sont toujours dignes de ce sentiment, parce que l'opinion est la conscience de l'homme, et qu'elle doit être libre comme sa religion. Avec de semblables idées, qui ne me quitteront jamais, on juge de l'ardente activité de mon intérêt pour M. de La Valette. J'abordai le gardien du château, en lui disant que je venais voir la chapelle où fut si long-temps déposé le corps du général Kléber; mais cet homme me prévint qu'il fallait me tenir à l'écart, près de la chapelle, jusqu'à ce qu'on eût amené un prisonnier qu'il attendait.
«On attend un prisonnier! Peut-on savoir qui?
«—Non… Mais c'est encore pour la même cause que le marquis… vous savez? celui qui a tenté de bouleverser la restauration…
«—Non, je ne sais rien ni de l'un ni de l'autre, mon ami; mais je serais bien aise de voir le prisonnier, si cela se peut sans vous compromettre;» et aussitôt une petite générosité fit trouver la chose possible… Le signal se fit entendre; des pas lourds résonnèrent sur l'escalier. «Voilà les gendarmes, me dit le geolier,» et presque aussitôt j'aperçus un homme d'un âge déjà mûr, d'une figure noble et douce, que je reconnus pour l'avoir vu souvent chez le comte Regnault de Saint-Jean-d'Angely. Son visage s'anima au moment où, le cortége faisant halte pour parler au geolier et constater l'écrou, il me découvrit portant la main à mon coeur en signe de compassion et d'intérêt. Son regard répondit au mien de manière à me faire frissonner… Il y avait cependant encore, dans ce coup d'oeil, la délicatesse qui comprend et craint de compromettre.
Le cortége passa au fond du plateau: «C'est là qu'on va le renfermer, me dit le gardien, là, dans la grande chambre après celle du marquis de La Valette: dame c'est la plus belle; rien ne lui manquera que la liberté…» Je suivis mon garde et vis la chapelle et autres lieux qu'on montre aux étrangers, ayant toujours les yeux fixés sur la plus belle chambre et au-dessous. Au retour de l'escorte, un des gendarmes, qui m'avait observée, m'aborda d'un air libre et me dit: «Allons, petite dame, ne restez pas plus long-temps à ce triste château; profitez de notre barque, elle est plus sûre que celle qui vous a amenée, revenez à Marseille sous bonne et sûre escorte.» Malgré ce ton presque ironique, je trouvai de la bonté dans la voix et les regards de ce fonctionnaire armé, et je crus y entrevoir un mystère obligeant, et ne pouvant d'ailleurs rester sans me rendre suspecte, j'acceptai le bras qui m'était offert pour descendre. À peine à moitié du vilain escalier, il m'avait déjà glissé dans la main un papier roulé, accompagné d'un regard qui m'eût fait lui sauter au cou, si ce terrible uniforme de gendarme n'eût été là comme un avertissement de prendre garde même à la pitié… Je répondis par un air de bonté qui témoignait seulement un contentement sensible. Quelle fut mon impatience pendant un long trajet, car la mer était houleuse et haute. J'étais malade à périr, mais mon âme me soutenait; je combattis le mal qui ôte le plus l'énergie, en me disant: Mes amis ont besoin de moi. Tous les hommes de l'escorte furent polis… à leur manière; mais celui qui s'était fait mon cavalier protecteur me témoignait un intérêt qui me semblait, en dépit de ma prévention contre son habit, ne pouvoir naître que de celui qu'il me supposait pour le prisonnier. Je me berçai, comme malgré moi, des plus flatteuses espérances; je dis en secret à l'homme d'armes que je l'attendrais le lendemain sur le port.
«J'y serai en bourgeois,» me dit-il avec empressement. Aussitôt sur le rivage, je courus de la Canobière à la porte d'Aix, et en courant j'ouvris le billet. Voici ce qu'il portait: «Instruisez une famille plongée dans l'affliction, du lieu où gémit le prisonnier; qu'on soit tranquille sur son sort.» J'ai rempli ma mission, et je ne compte que sur la reconnaissance d'une famille consolée.
Le lendemain, à sept heures, j'étais au rendez-vous; j'y trouvai le gendarme; il me dit qu'il avait eu pitié du détenu dont il connaissait les parens, qu'il n'avait pu résister au besoin de le tranquilliser; mais qu'il n'eût jamais pu donner en personne les avis dont le billet me chargeait. Je vis, par son discours, qu'il ne se doutait pas du motif qui m'avait conduite à cette terrible prison d'État, et malgré le mouvement généreux auquel il avait cédé, je ne crus pas devoir mettre sa sensibilité à une épreuve trop contraire à ses cruels devoirs… J'appris, dans une causerie que je tâchai de ne pas rendre trop significative, que l'insurrection dont Lyon fut le théâtre au mois de juin avait été pressentie dès l'arrestation du général Mouton-Duvernet; qu'on surveillait bien des gens imprudens qui ne se croyaient pas éclairés de si près.
À peine avais-je quitté ce gendarme, après des remercîmens bien sincères, que j'écrivis deux lignes à madame de La Valette, ainsi qu'au bon Sabatier, ne pouvant douter qu'ils ne fussent de ceux dont la lanterne sourde de la police éclairait tous les pas. Mes avis parvinrent, mais les choses étaient trop avancées; et, sans aucun projet criminel, madame de La Valette fut compromise et eut à subir, comme je le dirai plus tard, les cruels dangers d'un jugement.
Malgré l'idée que je m'exposais aussi à la surveillance, je songeai à retourner au château d'If, et, le lendemain de grand matin, j'étais encore dans une barque. J'arrivai au moment où M. de La Valette profitait de la liberté qu'il avait de prendre l'air une demi-heure par jour. J'entrevis le prisonnier de la veille, et un imperceptible signe le rassura sur le sort de son billet. Oh! combien je me sentis orgueilleuse de moi-même sur cette triste plate-forme, où les regards de deux prisonniers cherchaient les miens! les uns pour y lire la confirmation d'un service rendu, ceux de l'autre pour y trouver la résolution courageuse prête à le servir également dans ses périls.
Une nouvelle libéralité me rendit le geolier si favorable, que je trouvai presque de l'excès dans sa facilité à me laisser errer librement. Avant de m'avancer vers M. de La Valette, je regardai bien minutieusement autour de moi, pour observer si, dans cette facilité, il n'y avait pas un peu d'espionnage plus habile; mais ma craintive prudence n'était pas méritée. Le Hackinctertof de cette prison d'État était descendu et faisait sa ronde aux autres chambres, j'approchai rapidement vers le bas-côté, où se promenait l'époux de mon amie; il laissa glisser une lettre, que je retins heureusement au moment où un coup de vent allait l'emporter dans la mer. Je serrai vite ce précieux billet, car j'entendis revenir le cerbère du lieu. «Ah! ah! me dit-il, vous faites la causette avec les prisonniers; savez-vous que c'est défendu çà?»
«—Il serait un peu difficile de causer de si haut,» répondis-je, en ajoutant un nouvel argument et plus positif à mon excuse. Cet homme sourit à me faire tressaillir, et je craignis bien d'avoir manqué le but du don en le faisant trop généreux. J'en fus si tourmentée, que je me hâtai presque de fuir du fatal rocher.
Je dois ici faire un aveu: j'éprouve tant d'horreur au nom d'une prison, que je tombai dans des réflexions assez égoïstes sur ma dangereuse manie de me jeter pour les autres dans des menées politiques… Mais comment reculer, quand on espère consoler ou sauver ceux qu'on estime? Monsieur de La Valette me priait de bien dire à sa femme que tout espoir d'évasion était inutile, et que toute tentative serait une charge de plus contre lui; qu'elle ne devait rien entreprendre, qu'il l'exigeait; parce que la crainte des périls où elle pourrait s'exposer, serait pour lui un tourment mille fois plus affreux que la captivité; «et, ajoutait-il, la mienne est très supportable. Laissez-moi subir ici mon jugement; une fois libre, nous quitterons la France pour aller demander asile et repos aux terres de l'hospitalière Amérique.» Hélas! il y trouva, ainsi que sa courageuse compagne, le repos… de la mort!
Munie de cette lettre, et persuadée que je ne pouvais trop me hâter, je résolus de me remettre en route le soir même pour Aix; mais avant je me présentai à l'adresse que m'avait donnée la pauvre Paula, pour réclamer la cassette et les livres désignés dans sa lettre. Je ne fus pas médiocrement surprise de trouver dans la dépositaire des effets de la belle Polonaise, l'amie des deux aimables voyageuses avec qui j'avais fait route lors de mon premier voyage à Marseille: elle ne me reconnut point; mais lorsque je lui eus rappelé la part qu'elle avait prise aux peines du jeune forçat[7], ce ne furent que transports de joie; je n'en connais pas de plus vive que celle qu'on éprouve à retrouver d'une manière inattendue des personnes avec lesquelles notre coeur a eu de certaines sympathies.
Mme Devram me donna des détails pleins d'intérêt sur Paula, détails que sa modestie n'avait pas voulu me confier. Cette Polonaise avait donné des preuves de dévouement à la cause de l'Empereur, au moment où les projets de Murat forcèrent le général Brune au refus un peu dur d'une escorte; Mme Devram ajouta qu'elle s'était vraiment opposée au voeu déraisonnable de Paula, voeu qui lui fut conseillé par une vieille hypocrite, et que, dit Mme Devram, je soupçonne fort d'être cause du triste événement, en prévenant le mari de la Polonaise de l'arrivée du séducteur de sa femme.
«J'ai, me disait Mme Devram, une somme très considérable en dépôt; elle m'a dit d'en faire des distributions, d'en envoyer une grande partie à une dame Dutertre à Aix; mais je n'en ferai rien: Paula terminera bientôt son pélerinage; alors si sa tête n'est pas remise, il n'y a plus d'espoir.
«—Comment! serait-elle privée de sa raison?
«—Vous le demandez! mon Dieu! ne faut-il pas qu'une femme soit plus que folle pour entreprendre pieds nus un voyage de vingt ou trente lieues pour aller passer des nuits à brûler des cierges à une sainte au milieu d'un pays désert, comme si Dieu n'était pas partout? Ma chère, je suis religieuse, mais je ne suis pas pour les démonstrations extérieures. Paula est d'un caractère faible, que d'adroits hypocrites ont exploitée, mais j'espère la revoir; Paula a failli, mais elle est digne de pitié et d'intérêt.
«—Ah! Madame, votre coeur comprend bien le malheur.»
Mme Devram me remit alors un charmant souvenir; c'était un manuscrit de la main de Paula, contenant plusieurs fragmens de contes polonais! Je n'en transcrirai qu'un; il portait en marge des notes curieuses et quelques vers qui respirent l'expression d'une âme noble et élevée, et d'un esprit cultivé. Mme Devram se demandait comment un esprit si distingué avait pu écouter la voix de l'ignorance et de la superstition.
«Paula a dû être bien malheureuse, puisqu'elle en est venue à regarder ce pélerinage comme une consolation; cependant, Madame, je puis vous l'attester, rien ne console du désespoir comme une résolution extraordinaire.
Il me fallut beaucoup de peine pour décider Mme Devram à me permettre de partir la nuit; je ne l'obtins qu'en lui disant qu'il y allait du repos d'une amie bien malheureuse, sans toutefois nommer Mme de La Valette.
À huit heures Mme Devram me conduisit avec son beau-frère à la porte d'Aix, et je repris la route de Lyon, n'ayant laissé en passant qu'un mot à l'adresse de Mme Dutertre, pour être remise à notre pélerine de la Sainte-Baume, et où je lui disais que Mme Devram était restée dépositaire de tout, excepté du charmant recueil qu'elle m'avait remis, et que je conservais comme un précieux souvenir.
À Avignon, le courrier prit un voyageur dont l'esprit singulier me frappa bientôt; ce personnage se mit à raconter une foule d'anecdotes qu'il paraissait avoir puisées à bonne source sur la cour de Napoléon et de Louis XVIII; il parlait avec une égale liberté de l'une et de l'autre, et jouait d'une manière fort originale avec les renommées et les grandeurs. La conversation une fois engagée sur ce ton, notre jeune compagnon se mit à s'écrier, après une foule d'autres propos: «Tenez, voici entr'autres un trait de ce pauvre tyran, lequel trait prouve que celui qui imposait assez durement ses volontés aux monarques et aux nations était au fond aussi bonhomme, dans l'intérieur, qu'un simple particulier. Quelques jours avant que Joséphine quittât les Tuileries, pour la Malmaison, tout dormait dans le palais; mais le repos n'avait pas dû gagner la couche déjà veuve de l'aimable et un peu vaine Joséphine. Elle se laissait aller, dans son appartement, à cette causerie pleine d'abandon et de confiance qui, sans rien ôter à la dignité d'une souveraine, élève dans le secret d'une alcove la plus humble de ses femmes jusqu'au rang d'une amie. La question du divorce était sur le tapis; Joséphine expliquait quelques secrètes particularités de la grande question, et madame R… donnait un timide avis… «Ah! disait l'impératrice, ce que je crains surtout, c'est l'oubli, un oubli absolu. Une femme jeune et belle le captivera, si à ses charmes elle unit quelque esprit, alors loin de lui je n'aurai même pas la consolation de me savoir regrettée, et je ne trouverai dans le faste des stériles honneurs dont on m'entourera que des entraves aux paisibles jouissances d'une obscure fortune.» Madame R… savait qu'on pouvait beaucoup oser avec Joséphine, lorsqu'on avait comme elle son entière confiance, et elle hasarda de lui dire: «Mais Madame parle de l'Empereur comme si elle en était éprise, et…» Joséphine, levant un regard plein de douceur, lui dit: «Vous pensez donc que je n'aime pas Napoléon? bien des gens partagent votre erreur… Détrompez-vous, et croyez qu'il entre dans ma douleur sur ce divorce toutes les amertumes de la rivalité plus encore que l'orgueil blessé de la souveraine… Oui, j'aime Napoléon; s'il se détachait entièrement de moi, je le regretterais avec désespoir: Jeune, il me donna son nom; déjà couvert de tant de gloire, n'était-ce donc que pour m'en faire descendre qu'il m'a élevée sur le premier trône du monde?…
«—Eh bien! cette injustice ne révolte et n'indigne pas Madame?
«—Elle me désespère. Si le coeur qu'il recherche allait ne pas comprendre le sien qui est si sensible, si tendre et si bon? Vous avez l'air d'en douter, disait Joséphine à madame R…; qui faisait une mine d'incrédulité à l'éloge de la bonté impériale, vous avez tort, car Napoléon est d'une nature compatissante et douce; si quelque brusquerie lui échappe, bientôt il se rapproche du coeur qu'il a blessé, avec un génie plein de bonté qui semble égal chez lui à celui du gouvernement et de la gloire. Vous vous rappelez le jour de cette vivacité à laquelle vous faisiez tout à l'heure allusion; eh bien! il vint dans mon cabinet au moment où je m'y attendais le moins, me parla d'Eugène comme si nous n'eussions pas eu le plus léger différend, le nomma son fils, me dit: Je vous aime en lui et lui en vous; sachant ainsi émouvoir mon orgueil maternel jusqu'à l'enthousiasme. Je voulus me jeter aux pieds de celui qui savait consoler si noblement; il me reçut sur son coeur. Puissions-nous, lui dis-je, mon Eugène et moi, être toujours dignes de vous…» Ici un léger bruit se fit entendre sur l'escalier intérieur de l'alcove, et causa une vive émotion à l'Impératrice, en glaçant de frayeur son humble confidente… Après un moment de silence et les yeux fixés sur l'alcove, Joséphine dit en soupirant: «Ce n'est qu'une illusion, déjà j'embrassais une douce chimère; elles naissent facilement dans les coeurs qui aiment et souffrent.» Puis elle ajouta avec amertume: «Depuis long-temps cet escalier n'est plus la routé du bonheur pour Napoléon…» En ce moment une voix tonnante prononça le nom de l'Impératrice, et Napoléon se trouva tout à coup en face de Joséphine. L'Empereur dit gaiement à Joséphine: «Il y a long-temps que je vous écoute; Molière aussi consultait sa servante.»… Joséphine, qui redoutait une humiliation pour sa confidente, dit avec empressement: «Hélas! je ne fais point de pièces de théâtre, et mon plus beau rôle est joué.» Un regard de l'Empereur fit reculer madame R…, qui m'avoua qu'elle se sauva d'abord en courant jusqu'à la dernière antichambre; mais bientôt elle revint doucement se placer dans un dégagement intérieur, d'où elle pouvait entendre et où en effet elle entendit des paroles qui promettaient à Joséphine la certitude d'un attachement et d'une confiance éternels. Un assez long silence succéda à cette scène muette, l'Empereur le rompit le premier. «Vous êtes donc bien sûre de cette femme, pour l'admettre dans une confidence si intime?
«—Oui, et à dire vrai, l'affliction raisonne peu ce qui soulage; mon coeur est si triste, que je n'ai pas la force de me priver du plaisir de parler de mes peines.
«—J'écoutais, j'ai tout entendu, je vous sais gré de tout; mais je n'aime pas que vous vous livriez à ces sortes d'épanchemens… Croyez-moi, au rang où vous et moi sommes élevés, il est possible peut-être de rencontrer un ami; mais il est prudent de ne voir que des valets de louage dans la plupart des gens qui sont bien plus du service de notre fortune que de notre personne. Si votre coeur a besoin de s'ouvrir, n'avez-vous pas un fils?… Le meilleur, le plus digne!…
«—Vous avez raison, dit Joséphine, et vos observations me sont encore des témoignages de votre attachement.
«—Joséphine, cet attachement ne cessera jamais.
«—Je ne serai donc jamais malheureuse!» répondit l'impératrice, avec ce ton doux et pénétrant dont elle savait le pouvoir… Ici Mme R… perdit le fil de la conversation; puis elle entendit l'Empereur répéter d'une voix presque caressante: «Restez, restez toujours assez près de moi pour que la distance ne devienne jamais une impossibilité pour le bonheur de vous voir.» Mme R… n'entendit plus que des mots sans suite sur Jérôme et Pauline. Revenue près de Joséphine quand l'Empereur fut parti, Mme R… tâcha de reprendre la causerie interrompue; mais impossible. Le tête-à-tête impérial avait ranimé des espérances. Joséphine n'était plus une femme qui souffre, mais une reine replacée sur son trône, et je m'acquittai silencieusement de mon devoir.
«Oh! ajoutait le conteur, il faut en convenir, c'était un drôle de corps que notre Empereur; cependant je l'aimais assez.
«—Et moi je l'aime beaucoup, répondit notre courrier.
«—Et vous le dites?
«—Pourquoi pas donc? Est-ce que ça se commande?
«—Comme vous dites, cela ne se commande pas,» reprit notre conteur. Je l'observais; le soupçon me disait tout bas: «C'est un agent provocateur;» mais sa figure riante, ouverte, et même l'élégance de ses manières, faisaient aussitôt taire cette accusation. Je fus plus convaincue encore de mon injuste prévention, lorsqu'à un relais un militaire en demi-solde vint parler à notre voyageur, et lorsqu'au nom du général Mouton je le vis pâlir; je m'approchai en lui demandant s'il y avait quelques nouvelles craintes à concevoir pour le général.
«Tout est fini, me répondit-il d'une voix altérée, le pourvoi est rejeté.»
Cet homme bon et sensible était un ami de Mouton-Duvernet. Il ne reprit point avec nous la voiture. Je le revis deux mois après à Bruxelles: il me dit alors qu'il me connaissait depuis long-temps, qu'il avait été à Marseille à peu près dans le même but que moi, et qu'il avait cherché, dans le courrier, à tenter ma prudence. Je l'ai revu dans l'un de mes voyages à Londres; je l'ai revu encore en Espagne, et toujours pour quelque preuve de zèle, de dévouement à de glorieux souvenirs.
Cet homme spirituel et bon a appris que je griffonnais mes souvenirs. Il m'a écrit à ce sujet, et m'a priée de ne le point nommer, dans ces Mémoires. Voici à ce sujet sa prière:
«J'appartiens à une famille qui regarderait comme une calamité en 1826 ce qui au commencement de 1815 faisait encore son orgueil et son espoir. Laissons-les comme ils sont. Contentons-nous de rester fidèles au souvenir et au malheur.»
Je ne le désignerai donc que sous le nom de Fez…
Le reste de la route jusqu'à Lyon se passa en cruelles réflexions, sur la nouvelle qu'on venait de nous donner. Le courrier qui avait connu le général Mouton lorsqu'il commandait à Lyon, et qui ne tarissait pas en éloges, en arrivant dans la cour de la poste, me dit vivement: «Prenez-garde, car il y a de l'extraordinaire: voilà un régiment de mouchards.» Je vis en effet beaucoup d'hommes qui rôdaient autour des voyageurs qui arrivaient et partaient. Ils se séparaient et se réunissaient en groupe. Notre voiture en fut bientôt entourée. Je vis un de ces hommes me désigner à son acolyte. Je sautai légèrement hors de la malle.
«Vos passeports?
«—Ce n'est pas ici, je pense, qu'on les montre. Je loge aux Célestins; vous voudrez bien vous donner la peine de les y venir chercher, si toutefois vous en avez le droit.» Il faut bien que l'air résolu en impose aux gens qui font un vilain métier; car cet homme se tut et se retira. Je me fis conduire à l'hôtel, et envoyai de suite chez Mme de La Valette. Une heure après j'étais chez elle.
Je réserve les détails de notre entrevue au chapitre suivant.
CHAPITRE CLXXII.
Madame de La Valette.—Sédition de 1816.—L'ami du baron Larrey.—Retour à Bruxelles.—Tournée officieuse.—Vision.—Affligeantes nouvelles.—Mort du duc de Kent.—M. de La Tour-du-Pin, ambassadeur de France près le roi des Pays-Bas.—Le compatriote de Lemot.
Je ne dois pas entrer dans les détails politiques de la conspiration de Lyon, qui éclata au mois de juin 1816. Je me bornerai aux remarques que je pus faire, ainsi que Mme de La Valette que je voyais assidûment, sur l'intérêt général qu'inspirait aux gens les plus honnêtes une insurrection qu'on pourrait appeler celle de la pitié, mais d'une pitié électrique. Le mouvement de Lyon tenait uniquement aux sentimens d'intérêt qu'inspirait le jugement du général Duvernet. Mme de La Valette était courageuse, spirituelle et décidée. Elle prit son parti sur la résignation de son mari. Mais quand je tâchais de lui faire entendre qu'elle risquait son repos pour une impossibilité, elle me répondait: «Il n'est rien dont on ne vienne à bout avec de l'or et surtout avec une volonté.»
Il y avait quelques jours que je me préparais à partir. Je ne voulais pas m'attacher à des projets qui dépassaient l'amitié. Mme de La Valette était une femme fort extraordinaire; souvent, en l'engageant à être prudente, à ne pas hasarder des démarches ni entretenir des relations qui pourraient élever des charges contre elle, elle ne faisait que prendre plus de résolution à les affronter: on eût dit qu'elle se plaisait surtout à défier la fortune.
Mme de La Valette voyait beaucoup de monde; nous étions au 28 mai, et ce jour-là il y avait eu chez elle une réunion plus nombreuse qu'à l'ordinaire. On m'apporta une lettre; elle était de Sabatier. Comme il n'y pouvait avoir indiscrétion, je le nommai, et une des personnes présentes me dit: «Savez-vous s'il est parent du célèbre Sabatier, chirurgien des Invalides, qui forma notre brave Larrey?» Je lui dis ce que je savais, et sans décider la question de la parenté des Sabatier. Ce commencement de conversation nous amena à parler beaucoup de l'intrépide baron Larrey.
J'ai dit déjà que M. le baron Larrey était la providence de nos militaires blessés: il en était aussi le défenseur. Voici encore un trait qui me fut alors rappelé, et que je me fais un devoir de ne pas omettre. Après les batailles de Bautzen, nos jeunes conscrits blessés, qui avaient fait leur apprentissage sur un si terrible champ de bataille, avaient été accusés d'une lâche et volontaire mutilation: Larrey indigné (et qui mieux que lui pouvait attester un courage dont il avait vu les preuves jusque sous la mitraille ennemie?), Larrey rassembla tous les chirurgiens supérieurs, et démontra la glorieuse légalité des blessures. Napoléon, en lisant le rapport du jour, rendit justice au courage calomnié, et surtout à l'homme généreux qui à toutes ses autres vertus joignait encore le courage de dire la vérité.
«Ah! Monsieur, dis-je au compatriote du baron Larrey, l'humanité et la gloire lui doivent des autels! J'ai parcouru presque tous les pays où nos armées ont passé, et dans presque tous retentit ce nom du chirurgien en chef, ce nom pacifique et immortel. En Italie, à Venise surtout, on n'en parle encore qu'avec attendrissement. Dans le Frioul, ses prodiges furent encore plus admirés. Mais le beau trait de cette vie d'héroïsme et de bienfaits, c'est celui que le maréchal Ney me raconta plusieurs fois: à la bataille d'Aboukir, où Larrey donna, ainsi que le général en chef, ses chevaux pour le transport des blessés, c'est là qu'il opéra le général Fugières, sous le canon, et que Bonaparte lui remit l'épée que Fugières lui avait offerte, en ajoutant au don des mots que l'avenir a rendus prophétiques[8].»
Je parlais avec beaucoup de feu dans cette réunion d'amis dévoués à la même cause. J'y produisis l'effet que souvent j'avais produit avant la fatale catastrophe de 1815: c'est de me faire croire profondément initiée aux secrets politiques, tandis que mon coeur et mon singulier caractère furent uniquement cause de ce que j'en appris pour ainsi dire par accident. La personne qui m'avait particulièrement adressé la parole au sujet du baron Larrey était un riche propriétaire des Hautes-Pyrénées, près de Bagnières. Il était parent par alliance d'un des Girondins condamnés par les comités révolutionnaires, et que le célèbre Laréveillière-Lepeaux accompagnait, dans un sublime dévouement, jusqu'aux pieds de l'échafaud. On parla et on s'inquiéta beaucoup dans cette soirée du sort du général Mouton. Je crus deviner un projet de le soustraire à sa sentence, et j'avoue que je m'y serais dévouée s'il n'eût fallu que ranimer des souvenirs, stimuler un zèle courageux, pour arracher un brave militaire à la mort; mais je crus démêler d'autres intérêts, d'autres vues, et le soir même je prévins Mme de La Valette de mes appréhensions et de ma ferme résolution de partir.
«Je serais fâchée, me dit Mme de La Valette, de vous retenir, d'autant plus qu'en partant vous pourrez me rendre des services qui n'ont rien de contraire aux règles de conduite que vous vous êtes imposées; vous ne refuserez pas de remettre plusieurs lettres que je ne veux pas envoyer par la poste, et que je ne peux confier qu'à votre sûre amitié.» Je me chargeai de toutes; toutes étaient confiées ouvertes, et non seulement je n'en lus aucune, mais, aussitôt remises, j'oubliai l'adresse. Ces lettres me firent faire de singuliers détours, et il fallut ma grande habitude de courir en voiture, à cheval, en diligence et en poste, sur les grands chemins, pour ne pas prendre en ennui mes courses de Paris, d'où il me fallut aller en premier au Bourget, à Verte-Feuille, à Soissons, à Laon, à Avesnes, d'où enfin je me rendis à Mons, et de là à Bruxelles.
J'arrivai dans cette dernière ville le 18 juillet, malade de corps et d'esprit, et presque folle de l'accumulation de tant de souvenirs, et, malgré mon caractère résolu, dans un accablement mortel; je me mis au lit dans cette disposition d'esprit où Macbeth dit que l'homme le plus fort est à charge à lui-même. Je restai sans fermer l'oeil jusqu'à près de deux heures; enfin, endormie de fatigue et de souffrance, j'avais pleuré, prié, en pensant à ma bonne soeur Thérèse et aux peines que Léopold aurait éprouvées à la lecture de ma lettre, qui lui avait appris ma présence près de lui et mon départ sans le voir. Je ne puis attribuer qu'à ce chaos d'agitations le rêve terrible qui précéda mon réveil… Je me crus au bras de Léopold, dans un souterrain à peine éclairé par quelques lampes. Une réunion nombreuse d'hommes vêtus bizarrement l'encombrait; ils parlaient entre eux; Léopold me serre vivement dans ses bras, puis me repousse loin de lui; le groupe d'hommes se sépare, et au milieu paraît un piquet militaire; je veux m'élancer au devant de Léopold, je ne puis… Mes cheveux se hérissent, ma langue glacée me refuse un son; une détonation me fait tomber et me réveille; ma lampe de nuit était éteinte, et je n'eus ni la force ni le courage de me lever pour la ranimer; j'aurais craint de heurter un cadavre… À ce moment, l'horloge de Saint-Gudule sonna cinq heures… Ah! me dis-je, étouffant de sanglots, le jour est si peu avancé, ce n'est qu'un rêve… Oui, Dieu de miséricorde, faites que ce ne soit qu'un rêve et non un épouvantable pressentiment… Cinq heures… Oh! non, non… J'étais réellement éveillée, le jour commençait à poindre à travers les volets et les doubles rideaux; tout à coup il passa comme un nuage devant mes yeux, et il me sembla entendre une voix, une voix chérie, bien connue, murmurer 7 heures, 7 décembre… Je jetai, non pas un cri d'effroi, mais une plaintive prière; mon égarement fut tel, que je tendis les bras, que j'invoquai une ombre adorée, une ombre illustre…
Je n'ai eu que bien rarement le soulagement de perdre connaissance dans une grande douleur, mais j'éprouvai un anéantissement si total après cette terrible émotion, que lorsqu'à huit heures la servante m'apporta le déjeûner, elle recula d'épouvante, en jetant les yeux sur mon visage pâle et altéré, et m'en demanda la cause. Il me fut impossible de lui répondre autrement que par des larmes. Cette fille était bonne, les Français étaient très aimés en Belgique, surtout à Bruxelles; je passais pour une veuve de militaire, mort à Waterloo; cette fille se mit près de mon lit, me prodigua tous les soins d'un intérêt touchant. La pauvre Marianne ne pouvait prévoir qu'elle manquerait le but, en me donnant des nouvelles arrivées de France, qu'elle supposait être ma patrie, et elle me remit une lettre qui m'apprenait l'arrestation de mon imprudente amie madame de La Valette[9]. La lettre était du compatriote du baron Larrey; il me mandait d'être sans aucune inquiétude, qu'il était sûr de la non-participation de son amie à l'insurrection, et que je pouvais compter sur une prochaine lettre qui m'annoncerait la mise en liberté. En effet, quinze jours après, une seconde lettre de la même personne en renfermait une de madame de La Valette elle-même, où elle m'annonçait son acquittement et sa résolution de partir pour l'Amérique.
«Je vous trouverai à Bruxelles avec mon mari et mes enfans; nous nous exilons tous, m'écrivit-elle; hélas! que n'avons-nous pu y conduire l'infortuné Duvernet; vous savez, sans doute, que le conseil de guerre le condamna à mort, que le conseil de révision a confirmé la sentence et qu'elle a eu sa terrible exécution le 19 juillet, à cinq heures du matin… Mouton-Duvernet est mort avec le courageux sang-froid du champ de bataille, et la fermeté énergique qui brilla dans son discours à la tribune nationale, et qui fut cause de sa condamnation. Mon amie, venez avec nous, nous voguerons en famille vers les libres rivages du Nouveau-Monde; votre coeur y trouvera des souvenirs et votre esprit des inspirations sous le toit hospitalier des proscrits. Dans quinze jours nous vous embrasserons à Bruxelles.»
J'avais lu machinalement la fin de cette lettre, car le récit de la mort de Duvernet m'avait absorbée. J'étais seule, assise au secrétaire. Je ne rougis pas d'avouer que cette singulière coïncidence d'une catastrophe avec un rêve encore présent me causa une sorte de terreur qui me fit fermer les yeux et rester immobile, comme si j'eusse craint de voir autour de moi… Heureusement qu'on vint, en portant les lumières, me rendre à moi-même… Je passai plusieurs jours sans sortir; je n'avais encore donné à aucune de mes connaissances avis de mon arrivée à Bruxelles; j'avais même poussé cette négligence à ne pas m'informer du duc de Kent: j'eus la douleur d'apprendre qu'il était alité et fort dangereusement malade. Ce chagrin me fit sortir de mon apathique léthargie. L'idée qu'une mort prématurée allait frapper cet homme si bon, si bienveillant et si aimable, me causa une agitation nouvelle qui sauva peut-être ma vie et ma raison, en me rendant le bienfait des larmes. Si la femme célèbre qui a peint d'une manière si touchante les souffrances de l'infortunée Lavalière; si madame de Genlis a raison en disant: que toutes les larmes viennent du coeur, et que pleurer c'est aimer, j'aimais le prince anglais; car sa mort m'a fait verser des pleurs, et, je puis l'assurer, sans que mon intérêt y entrât pour la moindre chose. Hélas! les belles qualités de l'âme sont si rares, que les voir enlevées à la terre, dans la personne de ceux qui les possèdent, peut causer des regrets plus désintéressés et plus purs que les regrets de l'amour. Mon plus pénible sentiment, pendant la cruelle maladie du duc de Kent, était qu'il ignorât la part que mon coeur prenait à ses souffrances. Hélas! de bien vives inquiétudes vinrent y donner le change; mais il me faut un moment revenir sur mes pas.
Dans mes nombreuses tournées en France, j'avais eu le bonheur d'être utile à une honnête famille d'Amiens, où M. de La Tour-du-Pin était alors préfet. Cette famille, restée très royaliste, avait éprouvé je ne sais quelle difficulté avec un employé subalterne. Bien qu'il ne fût pas encore question alors de la cause des Bourbons, ces bonnes gens se figurèrent que le préfet, fils d'un noble père dont la tête tomba sous la hache révolutionnaire[10], et proscrit lui-même, ne sévirait pas contre d'anciens serviteurs de Louis XVI; mais l'employé eut le dessus, et il assura que M. de La Tour-du-Pin était trop zélé serviteur de Napoléon pour manquer à un devoir de dévouement; et soit que le préfet fût ou même ne fût nullement instruit de la vérité, les pauvres braves gens en furent pour le regret d'avoir compté sur sa protection. L'employé avait répété qu'il n'y avait pas en France un préfet plus zélé pour l'Empereur que M. de La Tour-du-Pin, et je trouverais cela naturel et honorable, car cela était de la reconnaissance, pour l'homme qui lui avait rendu une patrie. J'éprouvai je ne sais quelle satisfaction quand je sus que M. de La Tour-du-Pin était nommé ministre de France près le roi des Pays-Bas. Le moment où il arriva à Bruxelles était bien critique pour quelques Français proscrits. «Toutes ces infortunes trouveront, me disais-je, auprès de lui aide et protection. Il est une pitié que dans tous les partis les nobles coeurs peuvent ressentir; et la compassion peut toujours s'accorder avec les devoirs.»
J'étais donc fort contente de l'arrivée de M. de La Tour-du-Pin, et avec ma malheureuse irréflexion me voilà écrivant, implorant, recommandant auprès du nouvel ambassadeur. Il me semblait que j'allais être utile à tous mes compatriotes. Ces belles espérances s'évanouirent bientôt, et peut-être fut-il heureux pour moi de rencontrer un ami dont la prudence calma mon empressement en m'assurant, sur des témoignages irrécusables, «que M. de La Tour-du-Pin paraissait tellement pénétré du besoin de constater son dévouement au nouvel ordre de choses en France, que nos exilés quels qu'ils fussent ne devaient compter que sur eux-mêmes.
«—Vous croyez?
«—J'en suis trop certain.
«—Ah! mon Dieu! je ne pourrai donc rien pour mes amis!» fut la pensée qui vint m'accabler.
J'avais cédé le logement où j'étais descendue lors de ma première arrivée de Paris, à deux officiers dont l'un était parent de Lemot qui avait fait mon portrait[11]. Il m'en avait parlé, et son amitié avec un homme dont j'avais été l'amie m'inspira un intérêt d'autant plus sincère que l'objet en était plus à plaindre. Ce militaire, jeune encore, laissait en France une femme qu'il adorait trop pour lui faire partager son exil, et il n'avait pas assez de force d'âme pour se consoler de son absence. Cet officier allait partir pour Anvers avec un compatriote. Je les avais vus un moment la veille. Je ne rendrai jamais l'effroi dont nous fûmes saisis, en trouvant, au lieu des personnes que nous allâmes visiter ensemble, ce billet:
«Nous serons embarqués quand vous recevrez cet avis. Nous sommes bien aises de ne vous avoir jamais instruite du véritable motif de notre séjour à Bruxelles. Recevez nos remercîmens du reste de vos soins obligeans.
«FERDINAND D***.»
«Ah! dis-je, ils sont arrêtés, et ce billet est une sauvegarde imaginée contre le soupçon de complicité dans quelque conspiration imaginaire.» M. *** me calma de son mieux; mais on nous observait déjà. Je le priai de me quitter. «Ne nous attirons pas les honneurs de la persécution, me dit-il; promettez-moi d'être prudente.» Il avait fait venir son cabriolet à la porte, et me força de me laisser reconduire à mon hôtel: ce que je fis. Mais je lui promis aussi d'être fort tranquille, fort circonspecte, de dîner dans ma chambre, de ne pas sortir. Cela eût été sage, raisonnable; je n'en fis rien, et l'on verra dans le chapitre suivant les nouveaux et fâcheux effets de mon malheureux caractère.
CHAPITRE CLXXIII.
La table d'hôte.—L'étranger mystérieux.—Dispute militaire avec des
Anglais.—Détails sur Napoléon.—Surprise nouvelle de Paula.
En rentrant à l'hôtel, j'avais trouvé tout le monde dans la cour, rassemblé autour d'une diligence. Je m'approchai aussi pour voir descendre les voyageurs: il y avait plusieurs Anglais. La douleur que j'avais éprouvée de la mort récente de l'aimable frère du roi d'Angleterre adoucissait beaucoup ma prévention et, il faut le dire, ma haine contre les vainqueurs de Waterloo. Aussi, quoiqu'il y eût réellement de ces caricatures britanniques qui, malgré leur gravité, provoquent un rire difficile à réprimer, je m'abstins de l'hilarité générale. Là, parmi ces voyageurs, il se trouvait, avec deux ou trois autres personnes, un vieillard du plus vénérable aspect. Les cheveux blancs font sur moi un subit et inévitable effet. L'étranger m'observait avec une curiosité bienveillante: il s'était approché de moi, et cherchait à entamer la conversation. Comme j'étais sous mon vêtement d'homme, il me donna le titre de Monsieur. Je le remerciai du respect qu'il portait à mon travestissement. «Mais, lui dis-je, ayant droit de le porter, et nul motif pour me cacher, je vous prie de m'appeler Madame.
«—En vérité, malgré la douceur de votre organe, je ne vous ai point prise pour une dame; d'ailleurs je vous ai vue toucher à des pistolets.
«—Et même à un sabre; c'est mon petit arsenal ambulant.
«—Vous avez donc fait la guerre?
«—Non… mais j'ai assisté aux fêtes de la gloire.
«—Ah! je crois comprendre; vous êtes l'épouse de quelque officier supérieur? vous restiez en arrière de l'armée?
«—J'étais avec les Français, et je vous prie de croire que je n'y étais pas avec des gens qui restaient en arrière.
«—Pardon, me répondit l'aimable vieillard, je me reproche l'émotion que je vous ai causée; vous m'intéressez singulièrement. Vous avez donc réellement assisté à des batailles?
«—À quatre: Eylau, Leipsick, Mont-Saint-Jean, et la campagne de France.
«—Ah! me dit-il, j'ai perdu mon fils dans cette dernière campagne!
«—Consolez-vous, pauvre père, votre fils est mort sur le lit des braves!
«—Êtes-vous ici depuis quelque temps,» me demanda-t-il, en me remerciant par une légère pression de la main du regret que je venais de lui exprimer. «Vous connaissez Ney; je le vois à la manière dont vous en parlez. Savez-vous que son fils est ici?
«—Oh! oui, je serais bien heureuse de voir le fils du héros qui sauva tant de Français dans cette fatale campagne de Russie, de celui qui redevenait soldat en restant général! Ah! je veux voir le fils de Ney et lui dire: «Si les regrets et le sort vous conduisent en d'autres climats, n'oubliez jamais la France! que jamais d'autres drapeaux ne reçoivent vos sermens! Vivez digne de votre illustre père, et conservez le droit de répéter avec un orgueil patriotique: Le sang dont je sors a coulé pour la France.»
La maison aurait pu crouler, qu'animée comme je l'étais je n'aurais rien entendu. La foule des voyageurs s'était augmentée, et l'on se mit très-bruyamment à table. Le hasard malheureusement me plaça à côté d'un de ces nombreux Anglais venus pour visiter le champ de bataille de Waterloo: il parlait exclusivement sa langue avec ses compatriotes; mais j'en savais assez pour que la conversation et son triste sujet me causassent une nouvelle impatience. Je n'y tenais plus, et voulant éviter un éclat, je fis un mouvement pour me lever. L'étranger n'avait pu se méprendre sur l'impression que produisaient sur moi tous ces discours; mais ne sachant pas l'anglais, il me retint pour me demander:
«Mais quels sont ces discours?
«—Un indigne tissu de mensonges,» m'écriai-je à haute voix, en me levant et en désignant les Anglais. Je dois l'avouer à leur éloge, en reconnaissant une femme dans l'auteur de cette violente sortie, ils se conduisirent avec un honorable sentiment de convenance et de respect. L'un de ces Messieurs m'adressa la parole en anglais; les autres me regardèrent avec curiosité.
«—Je comprends l'anglais; j'accepte vos excuses, répondis-je, et vous prie de recevoir les miennes sur un mouvement dont je n'ai pas été maîtresse. Mais des militaires, des gens d'honneur doivent-ils oublier le respect dû à la valeur malheureuse? Vous étiez, dites-vous, à Édimbourg au 18 juin, et moi, Messieurs, j'étais à Waterloo. Jugez donc qui de nous a le droit de parler des faits de cette mémorable journée?» Tout le monde me regarda avec étonnement. Les Anglais se levèrent, me saluèrent respectueusement, à l'exception d'un seul, à la figure blafarde, à la plus ridicule tournure. Il n'était pas du tout content de moi ni de ses compatriotes.
Je me retirai dans ma chambre; elle était au premier, et donnait sur la cour. Mon blond ennemi, car l'Anglais boudeur était blond, se promenait en long et en large. Je ne pouvais lever les yeux sans rencontrer ses regards de colère. Il commençait à me beaucoup ennuyer, et j'allais descendre le lui dire, quand mon aimable vieillard vint frapper à ma porte, et me demander la permission d'entrer. «Soyez assez bon, lui dis-je, pour ne pas me condamner sans m'entendre; vous ne sauriez croire combien j'ai besoin de penser que vous ne me désapprouverez pas.» Il me rassura, me faisant toutefois sentir mon imprudence, et m'engageant à plus de circonspection. Je le lui promis; on va voir comment je tins parole. Il me proposa de faire un tour sur le port; j'y consentis. Chemin faisant, il me demanda la permission d'entrer un moment chez un ami où il était certain de savoir si le fils du maréchal se trouvait à Bruxelles ou non. Je l'en priai, et me promenai en l'attendant. Du plus loin que je l'aperçus revenant, je m'écriai: «Hé bien?
«—Il est parti hier; il est en sûreté.»
Ce mot, en me laissant supposer l'existence d'un péril, ne me fit sentir que le bonheur d'y voir dérobé le fils du maréchal par son prompt éloignement, et oublier mon regret de ne point le voir.
Nous décidâmes d'aller au petit théâtre du parc.
«Ne parlez pas haut, me dit M. Brihaut, et je défie qu'on vous connaisse. Si je rencontre quelque ami, vous serez un jeune Suédois, ne sachant ni le français ni le flamand.» Je cédai à cet obligeant empressement pour me distraire. En entrant dans le parc, j'aperçus au milieu de cinq ou six jeunes gens l'Anglais en question. Sitôt qu'il me vit, son visage pâle et insignifiant s'anima. Il s'approcha des jeunes gens, leur parla en assez mauvais français de ses fureurs politiques; le mot de Waterloo retentit à mon oreille. Un jeune Français là présent mit dans la discussion toute la prévention du parti qu'il aimait, et l'Anglais toute l'injustice de la haine nationale, et celui-ci ne proférait pas une parole sans me regarder, comme pour me braver. M. Brihaut voulut m'entraîner, et j'allais céder à ses sages observations; mais il était écrit là-haut que je n'échapperais à aucune extravagance. L'Anglais me voyant m'éloigner me poursuivit de cette nouvelle apostrophe: «Quoi! vous ne pensez pas que lord Wellington soit le plus grand général de l'Europe?
«—Votre Wellington d'un mot pouvait sauver un héros; mais ce mot, il ne l'a pas dit.
«—Vous parlez de Ney; lord Wellington a bien fait de ne pas prendre pitié de son crime.»
Rapide comme la pensée, je m'élance vers l'Anglais, et lui applique un soufflet qui, à la surprise et à la force du coup, fixe mon adversaire sur la place.
«Jamais, m'écriai-je en le regardant avec fierté, un Anglais ne prononcera, du moins en ma présence, une si barbare brutalité.» On fit cercle autour de nous. M. Brihaut montrait une vive inquiétude et voulait m'entraîner. L'Anglais s'était relevé et prononçait le mot de boxer. Ma voix avait trahi mon sexe, et tout ce qui était là se moquait du brave.
«Eh bien, puisque je ne puis me battre, moi, elle doit me faire des excuses.
«—Des excuses! poltron que vous êtes; ne profitez pas du prétexte, et vous verrez si je fais bien les honneurs de mon habit. Si vous préférez garder le soufflet, qu'il vous apprenne à mieux parler des militaires français, à respecter le malheur et la gloire.»
À ce langage et à la véhémence de mon action, l'auditoire resta muet. L'Anglais répéta le mot boxer. Alors un rire général éclata, et, profitant du brouhaha qu'on faisait autour du pauvre champion britannique, je m'éloignai lestement du champ de bataille; mais, comme mes extravagances ne peuvent se faire à demi, j'eus soin, auparavant, de jeter ma carte dans le chapeau de mon ennemi. J'étais dans une agitation terrible. Le bon M. Brihaut employait vainement son éloquence pour me calmer. «Je devrais partir ce soir, me dit-il; mais vous m'inquiétez. Comment, avec une figure si douce, se conduire en véritable virago!
«—Je fais mon possible pour la calmer; mais avec cet habit cela m'est impossible.
«—Eh bien, me dit l'aimable vieillard, avec un calme comique, alors on garde ses jupons.
«—En jupons même je n'entendrais pas impunément offenser la gloire française, ni surtout d'illustres mânes.
«—Allons, allons, n'en parlons plus, calmez-vous; car s'il est impossible de vous donner raison, il est trop difficile de vous gronder; puis si la tête est un peu trop vive, le coeur est excellent. Mais, enfin, si vous eussiez rencontré dans l'Anglais, au lieu d'un boxeur, un spadassin?
«—Ah! mon ami, malheureusement, ayant reconnu mon sexe, aucun homme n'eût accepté la partie, et voilà ce qui est désespérant.»
J'avais mis à cette réponse toute la sincère expression d'un regret qui parut au bon et calme M. Brihaut le comble de l'extravagance.
«Quoi! s'il eût accepté, vous eussiez eu l'audace de vous battre à l'épée, au pistolet? risquer d'être estropiée?
«—J'aurais risqué tout cela, même en laissant, comme agresseur, le choix des armes. Je vous assure que je fais ce que je puis pour éviter ces extrémités; mais quand le hasard ou mon caractère m'y entraîne, prendre le parti de la prudence est un effort impossible.» Alors je lui contai mon aventure avec le jeune officier de la garnison de Lille.
«Mais, en vérité, vous périrez par les armes!
«—Que le ciel vous entende, Monsieur, et que ce soit en défendant la mémoire de ceux que j'ai aimés! et je croirai bien dignement mourir.» Et le bon M. Brihaut d'admirer celle qu'il venait de réprimander tout à l'heure.
Malgré l'heure avancée, nous continuâmes une promenade qui durait depuis si long-temps, et qui avait été marquée par une bizarre vicissitude qui nous entraîna dans le récit de toutes les aventures de ma vie passionnée, auxquelles, l'âme du vieillard semblait sympathiser d'une manière inquiète et sombre, surtout quand mes aveux touchaient aux événemens politiques. Le froid, la fatigue, l'émotion, la vue surtout de cette tête blanchie qu'animaient jusqu'à l'exaltation les réminiscences d'un passé qui semblait avoir agi sur sa destinée, tout cela finit par me jeter dans un saisissement de suppositions à l'égard de mon cavalier sexagénaire: je croyais voir en lui quelque grand criminel, jugé tel par la partiale politique, ou du moins quelque être bien malheureux. Je lui exprimai ma pensée avec toute la franchise de la douleur, en lui demandant qui il était pour être initié dans les secrets dont il m'avait fait l'aveu.
«Je suis, me répondit-il, un homme malheureux, sur qui pèse une horrible destinée. J'étais parvenu, à force de résignation, à supporter le poids de mes souvenirs; mais votre rencontre et tout ce qui vient de se passer me rappelle un passé si près encore et trop brillant dans son existence, trop terrible dans sa fin, pour qu'il puisse n'être pas toujours présent à ceux qui furent attachés à cette fabuleuse et tragique fortune du prisonnier de Sainte-Hélène. Ma destinée a touché de trop près à cette destinée, pour avoir pu s'en détacher sans déchiremens. Mon fils était officier supérieur dans les lanciers de la garde. Un autre de mes enfans est mort au service de Napoléon. Ce n'est pas lui que je pleure; c'est mon Henri, mon aîné, victime d'une passion terrible, mort à la fleur de son âge, pour avoir voulu venger son honneur blessé, frappé par les mains du lâche suborneur de sa femme. Oh! oui, je suis bien malheureux!»
Une pensée soudaine, une illumination terrible sembla me montrer dans le vieillard le beau-père de l'infortunée Paula, et cette espèce de rêve était une réalité. Dans l'effusion de mes idées et de mon intérêt, je racontai au désespoir de ce père comment j'avais rencontré Paula, dont je peignis les remords, en parlant d'un manuscrit et d'un portrait qu'elle m'avait donnés en signe de repentir et d'amitié. Le vieillard me demanda comme une grâce de lui céder l'un et l'autre. Il m'avoua que tous ses voyages avaient pour objet la recherche de Paula; qu'il comptait se rendre à Londres dans l'espoir de l'y trouver enfin. Je lui donnai tous les renseignemens nécessaires pour Marseille, Aix et la Sainte-Baume, et il résolut de prendre cette route sans délai. À tout ce que je racontais de Paula, le pauvre M. Brihaut passait par l'alternative des sentimens les plus déchirans.
Au lieu de courir les grands chemins en pélerine, c'est près de moi que Paula aurait dû chercher un refuge. N'était-elle pas sûre d'être accueillie par le père trop indulgent qui cacha ses premières erreurs?
Nous reprîmes lentement le chemin de l'hôtel. M. Brihaut, après avoir vu le portrait de Paula, et bien convaincu que la pélerine n'était autre que la belle-fille qu'il cherchait, fit retenir sa place pour le lendemain. Je pleurai avec lui, et lui promis le manuscrit et le portrait, quoique j'y attachasse du prix. Mais je ne le lui remis pas avant d'avoir copié la nouvelle Polonaise, qui m'avait le plus intéressée, et plus encore quand M. Brihaut m'eût assuré que Paula descendait par les femmes de l'infortunée Odeska, dont bien jeune encore sa plume facile et élégante avait écrit la vie malheureuse. M. Brihaut, en échange du sacrifice que je lui fis, me força d'accepter une fort belle montre. Mais ce que j'estimai bien au-dessus du présent, ce fut la confidence qu'il me fit, la lettre qu'il me donna pour une dame Fanny Brouann, dont il peignait l'âme comme semblable à la mienne pour son enthousiasme militaire. Nous convînmes de quelques moyens sûrs de correspondance. Il me donna trois autres lettres, et nous nous quittâmes.
De toutes les confidences que M. Brihaut venait de me faire, celle qui m'occupait le plus se rapportait à un Français arrêté à Bruxelles, mis en liberté par la protection de l'ambassadeur, M. de La Tour-du-Pin; quoiqu'il eût été accusé, comme d'autres Français, d'avoir pris part à une espèce de conspiration. M. Brihaut était persuadé que la disparition de quelques amis dont je lui avais alors parlé tenait aux révélations fausses ou vraies de cet homme, et il m'avait priée de le tenir au courant.
J'avais reçu une lettre qui hâta mon départ pour Anvers, et je fis aussi retenir ma place pour le lendemain dix heures. Je ne pus fermer l'oeil de la nuit, et j'en passai une grande partie à copier le fragment du manuscrit de Paula, avant de le remettre à son beau-père, que je regardais dès ce jour comme un ami, après tant de confidences qui toutes étaient en rapport avec ce passé qui avait tant bouleversé ma jeunesse, et qui allait encore par le souvenir me rejeter dans un dédale de nouvelles vicissitudes.
CHAPITRE CLXXXIV.
La route d'Anvers.—La veuve du soldat.—Je perds le manuscrit de
Paula.—Arrivée à Anvers.
Rien n'est beau comme la route de Bruxelles à Anvers, surtout pendant trois ou quatre lieues. En allant prendre ma place, je reconnus que c'était en plein air que je ferais mon voyage, car la place qui m'était réservée dans le cabriolet ne me tenta nullement. Le conducteur avait cédé la sienne, et je me serais trouvée entre un séminariste de Malines et un brasseur dont l'embonpoint avait toute l'effrayante circonférence d'une des futailles qu'il employait pour son farô. Je grimpai donc lestement sur l'impériale: un siége commode, à dossier élastique; personne que le conducteur à qui je payai deux places pour n'avoir pas l'accident de quelque nouveau voyageur, et me voilà contente comme si j'avais été en poste dans la berline ou la calèche la plus confortable. Une fois hors la porte de Laeken, les postillons mirent leur vigoureux attelage au train de poste, et je ne saurais dire quel singulier plaisir j'éprouvai à être ainsi comme entraînée dans les airs; mais je me rappelle que je pensais que si dans cette position j'eusse pu transmettre mes émotions au papier, je n'aurais jamais écrit avec plus d'abandon et de verve. Ô que de souvenirs amers et de rêves délicieux encore! Mon coeur, au lieu de repousser les premiers, s'y livrait avec cet avide besoin de m'accuser moi-même, que je ne puis appeler encore qu'une douloureuse jouissance. À peu de distance du château de Laeken, la route aboutit au château qui avait appartenu à M. Van M***. Que de fautes, que de malheurs aussi s'étaient placés entre l'heureuse époque de ma jeunesse, où bien imprudente déjà, mais non criminelle encore! j'entrais dans la vie entourée de la considération que donnent la richesse et un nom respectable… Oh! comme mon coeur s'oppressait à la vue de ces promenades, de ce jardin où je formais tous les projets d'un long et brillant avenir… Aujourd'hui il s'était accompli, cet avenir, avec des peines que l'imagination elle-même n'eût jamais pu rêver; et seule, déchue de tous mes titres au respect, enchaînée par mon coeur à toutes les chances d'un imprudent dévouement, je passais ignorée, et heureuse de l'être, devant la somptueuse demeure où j'avais régné en souveraine. Mes larmes coulèrent; mes regards se portent une fois encore vers la grille de Schoonzigt, et s'arrêtent avec surprise sur un groupe de piétons dont la présence excite bien naturellement mon intérêt. Un petit garçon de quatre ou cinq ans, beau comme l'enfance heureuse, devançait de quelques pas une femme d'une taille élevée, qui en portait sur son dos un plus jeune encore. Nous touchions à une montée, et je pus à mon aise observer. Le petit bonhomme était en uniforme de grenadier enfantin. «C'est, me disais-je, quelque veuve qui, après nos temps de victoires et de revers, regagne, privée de son appui, le village où elle vécut heureuse.» Je ne me trompais pas. Je brûlais d'envie de causer avec cette jeune femme. Disposée comme je l'étais, je ne pouvais laisser échapper cette occasion de m'attendrir; et cependant comment m'y prendre?… «Mais, me disais-je, les mères sont toujours sensibles aux éloges qu'on prodigue à leurs enfans. Conducteur, m'écriai-je, faites-moi descendre.
«—Au pont, Madame.
«—Non, ici, et à l'instant.»
Me voilà balancée à côté de la diligence, perdant le point d'appui, et sautant au moins de moitié de la hauteur. Je me fis un mal affreux au genou; mais j'allais satisfaire ma curieuse envie. Je fis aussitôt mon plan de ne reprendre la voiture qu'à l'auberge prochaine, et d'aborder la mère du joli enfant.
«Vous me paraissez fatiguée; voulez-vous, Madame, que je vous aide à porter votre joli fardeau?»
Je mis dans cette offre tout ce que ma voix a jamais pu avoir de douceur, et j'eus la joie de voir qu'elle n'avait pas perdu tout son charme. La pauvre jeune femme me répondit:
«Mon Dieu! Madame, votre habit m'a trompée; mais votre voix me rassure. Ah! j'ai besoin de pitié pour mon pauvre petit Louis. Vous permettrez bien que je me place dans la voiture avec mes enfans; ils ne sont ni méchans ni importuns; ma petite Caroline dort souvent, et Louis est sage. Ah! mon Dieu, que c'est heureux; car je n'aurais jamais pu arriver chez nous à pied.
«Prenez mon bras, vous allez déjeûner avec moi, et nous monterons ensemble dans l'intérieur s'il y a place, ou vous avec votre petite; laissez-moi arranger cela.» Je tenais le petit garçon d'une main et donnais l'autre bras à sa mère, et nous cheminâmes jusqu'à l'auberge prochaine où je devais retrouver la voiture. Une fois arrivés là, mon costume élégant contrastait trop avec la propreté décente, mais pauvre, de ma petite famille improvisée, pour ne pas nous attirer l'importune curiosité de toutes les auberges; je m'en inquiétai peu et m'emparai d'un coin de table que je fis charger d'une ample provision de gâteaux. Je me trouvai heureuse, dans mon exil déjà nécessiteux, de posséder un reste de capital qui me permettait de ces largesses bien simples et cependant efficaces pour qui est plus malheureux que nous, et, cette fois encore, j'éprouvai combien il est facile de faire beaucoup de bien avec peu de chose; car je suis sûre que les bénédictions de cette veuve s'élèvent encore souvent pour moi, si elle existe, et il ne m'en coûta pas le prix de la plus mince fantaisie, pas quatre napoléons pour procurer presque de l'aisance à une pauvre veuve. J'appelai le conducteur et lui demandai s'il y avait place dans l'intérieur.
«Oui, Madame, car je vous avais promis de vous sauver de l'impériale.
«—Mais l'impériale aussi m'est nécessaire pour cette jeune femme et ses enfans.» Cet homme me regarda et me dit d'un air pénétré: «C'est bien ça, Madame; c'est une bonne action, j'en veux ma part; si vous le voulez bien, je ne prendrai que moitié de mon prix.—Brave homme, votre pour-boire y gagnera.»
Au moment où nous allions monter, une grosse femme richement, mais follement vêtue, vint regarder du haut en bas ma protégée, et, se plaçant à son aise, dit au conducteur qu'elle pensait bien qu'il n'allait pas laisser monter à côté d'elle cette mendiante; un vieux prêtre, qui allait monter comme nous dans la voiture, réprimanda avec une touchante bonté la vilaine femme. La voiture se ferma sur ce sermon qui en valait bien un autre, et nous partîmes. Je ferai grâce à mes lecteurs des plates duretés que la vieille mégère murmurait entre ses dents; mais je me rappelle encore le langage doux et affectueux du vieillard respectable, qui encouragea la pauvre veuve à nous conter sa courte, mais touchante histoire. La grosse et riche Anversoise avait beau se déplacer, se plaindre de la mauvaise compagnie, en face de qui s'y connaissait mieux qu'elle, le vieil ecclésiastique n'en tint pas plus de compte que moi, et accablait la veuve de questions pleines d'intérêt. Homme respectable et bon, avec quel attendrissement je vous écoutais; avec quelle vénération j'observais cet extérieur où tout annonçait la modicité des moyens pécuniaires, tandis que dans vos traits vénérables, dans vos paroles consolantes, respirait une âme remplie de toute l'immense charité de l'Évangile. Avant de rapporter l'histoire de la veuve du soldat, je ne puis m'empêcher de rendre ma conversation avec le bon prêtre.
«Vous me paraissez, Madame, connaître et faire cas de cette famille.
«—Connaître comme vous; mais en faire cas, certainement.»
Alors la veuve lui raconta notre rencontre; le bon vieillard me serrait la main d'un air touché; il ajouta cependant: «Je suis fâché de vous voir sous un costume qui me choque toujours comme un mensonge et une imprudence. Ma chère dame, avec un coeur comme le vôtre, rempli d'une douce charité pour le prochain, pourquoi gâter par des dehors défavorables la bonne opinion que vous méritez? Pardonnez à mon zèle, mais la décence, la religion et la morale, défendent également ces travestissemens.» Le besoin que je sentis de l'indulgence de ce respectable ecclésiastique me rendit sans doute éloquente à fournir mes excuses, car il me dit: «J'entre dans votre logique, la franchise respire dans vos aveux, et vos bonnes actions plaident pour l'innocence de cette habitude.»
La grosse femme était au désespoir, et j'avoue que j'avais plaisir à sa peine. Il y a, en général, une certaine joie à voir la sottise en colère et l'orgueil désappointé. Il se trouva, par un heureux hasard, que mon excellent curé allait à un village situé tout près du hameau de la veuve, et il s'offrit pour la conduire chez sa mère, quand la voiture arriverait à la séparation des routes. La veuve, touchée de tous les procédés dont elle venait d'être l'objet, accepta en ajoutant que son mari, Français de naissance et de coeur, avait été tué dans la dernière campagne. «Je n'avais que quatorze ans, nous dit-elle, lorsque l'Empereur vint avec Marie-Louise à Anvers, où je tenais la maison d'une de mes tantes; ce n'était que joie, fêtes et plaisirs. Louis servait dans les soldats de la garde. Vous savez ce qu'était alors dans les familles un militaire français; ma tante, comme tout le monde chez nous, les aimait. Louis me demanda pour femme et obtint la permission de l'Empereur même, ce qui était un honneur, au moins; je partis avec lui, heureuse et fière; je l'ai suivi à la dernière campagne d'Allemagne; mon petit Louis et Henriette sont enfans de troupe, mais enfans légitimes (avec un regard fier sur la grosse femme), et quoique je retourne à mon village, pauvre et bien malheureuse, j'y reviens comme une honnête femme, et mon petit Louis pourra regarder même un prince sans rougir; au village, avec un peu de travail, notre existence sera possible; mais, Madame, j'aurais eu de la peine à m'y traîner.» De grosses larmes avaient accompagné ce récit simple et vrai de la bonne veuve. Le compatissant ecclésiastique ranima le courage de la veuve, en lui promettant son fidèle intérêt. L'homme de Dieu, j'en suis sûre, a tenu sa parole. Quand je priai la veuve de me permettre de lui offrir quelques secours, j'eus besoin de l'entremise de la voix respectable qui venait de parler, pour combattre et vaincre la générosité de son refus. À l'avant-dernier relais, la belle orgueilleuse nous quitta; alors le bon prêtre nous expliqua plus librement ce qu'il comptait faire pour la petite famille.
Avec quel plaisir j'écoutais ses charitables projets! combien je regrettais de n'être plus assez riche pour pouvoir dire: Acceptez, digne serviteur d'un divin maître, acceptez cet or pour vos pauvres, si bien confiés à votre humanité! Médicamens pour la mère malade, l'éducation du petit Louis, du travail, il promit tout, et j'ai su qu'il avait beaucoup plus tenu encore qu'il n'avait promis. En nous séparant, ce respectable vieillard joignit aux exhortations pleines de sagesse qu'il me fit des éloges que le peu que j'avais fait ne méritait pas; mais ils me flattèrent venant d'une bouche si pure. La jeune mère reprit son doux fardeau; le petit Louis, chargé des dépouilles militaires de celui qui lui avait donné la vie, sauta gaiement en avant vers l'humble berceau de sa mère qui suivait lentement, appuyée sur le bras de son digne protecteur, en me prodiguant encore au loin les signes de sa reconnaissance.
Nous avions encore trois lieues à faire. Étant seule dans l'intérieur, j'aimai mieux reprendre ma place au-dessus. Le temps était fort beau, et, l'âme rafraîchie par une bonne action, je jouis délicieusement des douceurs d'une belle soirée. Depuis le changement qui avait séparé la Belgique de la France, partout dans les villages catholiques on voyait des processions, des plantations de croix, et par les routes beaucoup de pèlerins; à l'aspect de ces foules pieuses, je pensai à Paula. Mais ici c'étaient de grosses paysannes, à face rembrunie, mal enfroquées sous la robe qui se drapait si bien autour de la taille élégante de la belle Polonaise. Depuis le singulier hasard qui m'avait fait rencontrer son beau-père, elle m'occupait mille fois plus encore, et dans la disposition d'esprit où venait de me plonger le peu de bien que je venais de faire, je ne pus m'empêcher de penser qu'il y avait vraiment quelque chose d'attaché à ma destinée qui rassemblait autour de moi toutes les aventures des autres; on eût dit que j'étais destinée à être l'historienne de toutes les vicissitudes privées! Une voix funeste semblait me dire: «Tu n'as pas vu Paula pour la dernière fois,» et cette voix, je l'accueillis avec d'autant plus de joie, que depuis la lecture du manuscrit cette étrangère avait acquis un haut degré d'intérêt dans mon esprit. Je voulus vainement le parcourir, le mouvement de la voiture ne me permettait que les jouissances de la riante campagne que nous parcourions, car de Bruxelles à Anvers, c'est une ravissante promenade. Je crus bien avoir replacé le manuscrit, et je le perdis. Je ne m'en aperçus que le soir en me déshabillant; il était trop tard pour retrouver le conducteur, il était reparti. On verra dans un prochain chapitre par quelle circonstance il me fut rendu, et comme tout semblait réellement concourir à donner de l'extraordinaire aux plus simples événemens d'une vie déjà si pleine de tourmens.
CHAPITRE CLXXXV.
Séjour à Anvers.—Un Italien exilé.—Mot de Morforio au Pape.—Souvenirs de Paula.—Passage de Regnault de Saint-Jean-d'Angely.
J'arrivai à Anvers dans une disposition d'ame qui me rendit accessible à toutes les impressions; j'avais déjà demeuré près de la Bourse, aux Trois-Fontaines, et je trouvai le même logement à ma disposition. J'en fus charmée, car j'avais donné cette adresse, et le moindre retard pour mes correspondances eût été pour moi une cruelle contrainte. Le maître de l'hôtel me dit le soir même qu'un étranger, qu'il croyait italien à son accent, était venu plusieurs fois me demander et devait revenir. Je priai qu'on voulût bien le prévenir, et je me fis servir à souper en attendant. Je ne m'ennuyais pas, car je ne sais pas m'ennuyer, et la solitude a toujours une sorte d'attrait pour moi. Cependant une foule d'idées, de réflexions, venaient m'assaillir dans la grande et assez triste chambre où je me trouvais assise, et une immense table d'un seul couvert et vis-à-vis d'une glace qui répétait ma personne de la tête aux pieds commençait à me fatiguer. J'avais la tête appuyée sur ma main droite et je regardais, comme sans voir, lorsqu'un léger bruit à ma porte, qui était ouverte, me fait lever les yeux, et me montre derrière ma chaise les grands yeux noirs et bien éveillés du bon Cettini, de Rome, du compagnon de mon premier voyage à Naples.
«Quoi, vous? quoi, cher Cettini?
«—Son io.»—Et il restait devant moi, me regardant avec un air de doute et de contentement mêlés.
«Mon cher Cettini, quelle joie de vous revoir! mais, mon Dieu! quel motif a pu vous faire quitter I Patri Lidi?
«—Les honneurs de l'exil?
«—Impossible.
«—Très possible; et c'est malheureusement trop vrai.»
Nous nous assîmes. Après les premières questions, il m'apprit qu'au retour du pape à Rome, après la chute de l'Empereur, on avait violemment persécuté tout ce qui avait été du parti français, et lui-même, qui n'avait fait que les aimer, sans que cependant ses sentimens eussent eu aucune action directe. Mais les filets de la proscription sont immenses, et le bon Cettini y avait été enveloppé, peut-être pour faire nombre. Cettini avait réuni à la hâte tout ce qu'il avait pu ramasser de sa fortune, et se proposait de passer en Amérique. Nous étions au commencement du rêve brillant du Champ d'Asile.
«Je n'ai jamais eu les goûts belliqueux ni le tempérament conspirateur, me disait Cettini; mais je respecte la gloire et les braves; j'attraperai la gente persécutante. Je porterai à la colonie une pacotille des pacifiques ustensiles du ménage et les utiles instrumens aratoires.
«—Et vous avez tout abandonné! Quoi! mon pauvre et excellent ami, vous voilà, à plus que moitié de votre carrière, exilé, malheureux. Ah, mon Dieu!
«—Ne me plaignez pas, j'ai la vie sauve; laissez-moi tout le bonheur de vous avoir retrouvée.
«—Bon Cettini!»
Alors, un peu plus calme, il me donna des détails sur les tristes scènes qui s'étaient passées à Rome, que je ne répéterai pas, car les réactions politiques sont toujours si cruelles! mais je ne puis m'empêcher de citer une satire qui fut attachée à la statue de Morforio[12].
Papa-Santo in che abbiam peccato?
Voi l'avete unto e noi l'abbiam leccato[13].
«Le lendemain, me dit Cettini, il y eut sept ou huit arrestations; je fus heureusement averti à temps, et mon jugement n'a frappé que mes dieux lares. Ah! quels changemens à Rome, c'est à ne plus s'y reconnaître!»
Cettini avait eu des relations d'un commerce très étendu avec plusieurs maisons de France et de Belgique; il avait heureusement encore de très fortes sommes à recouvrer, et du moins sous les rapports de l'aisance je n'eus pas de crainte pour lui, mais pour le reste. Oh! que l'exil me paraît terrible! je me gardais bien de lui en dérouler le tableau, mais mon coeur n'y perdait rien. Le sien éprouvait pour moi les mêmes peines, et il m'exprima librement la part qu'il prenait à mon sort. Lors des événemens de Naples, un ami qui avait passé chez lui, à Rome, lui avait donné de mes nouvelles; et depuis les persécutions exercées contre les partisans des Français, il avait entretenu des relations très suivies avec le docteur Pistorini de Bologne, qui était intimement lié avec Eugène, avec cet ami dévoué et cher, qui m'avait si généreusement aidée dans mon agonie des derniers jours de 1815. Cettini était donc au fait de toutes mes souffrances, et ne m'en parla que pour venir à des offres qui assurassent le repos de mon avenir.
«Je vous ai cherchée, me disait-il, et puisque le sort me favorise, mettez-moi de moitié dans vos projets. Si vous voulez passez la mer, c'est mon envie; si vous préférez la froide Belgique aux doux ombrages des platanes: restons ici; hors la France et Rome, sono con lei. Pour Rome, je ne pense pas, continua-t-il, que vous y pensiez, car vous n'avez pas le goût des pélerinages religieux. Ah! que je vous conte, à propos de pélerine; j'en ai rencontré une dans la Maurienne qui est faite à tourner la tête au pape, même quand elle ira baiser sa mule.»
Je pensai de suite à Paula, et le signalement fort mondain de sa taille et de sa figure confirma mes soupçons que c'était elle que Cettini avait rencontrée. «Une femme superbe, disait-il, quoique déjà succombant sous la fatigue d'une longue route et de mille privations.» Je fus affligée en pensant à M. Brihaut, et plaignis très sincèrement Paula de chercher le repos de son coeur dans les pénitences dont la publicité ne pouvait que perpétuer le souvenir de la faute à laquelle elle cherchait une expiation. «Je l'ai vue, ajoutait Cettini, d'abord suivant un sentier à coté de la grande route, marchant péniblement, puis sortant de Lanslebourg. Je l'ai retrouvée à genoux devant une chapelle sur le grand chemin; je lui ai adressé la parole, elle m'a répondu avec modestie, avec des paroles douces et simples; je lui offris des lettres pour Rome; elle m'a, je l'avoue, étrangement surpris par la pureté, l'élégance de son langage, l'esprit qui anime ses discours, et sa singulière résolution.»
Je dis à Cettini que je la connaissais, et lui racontai comment je l'avais trouvée à Aix, et comment encore j'avais rencontré à Bruxelles son beau-père qui courait sur ses traces pour la rendre au monde et à sa famille.
«Peines perdues! c'est une tête tournée. Figurez-vous qu'elle se croit sous l'égide visible d'une sainte qui la guide dans les chemins impraticables; qu'elle a entendu et entend la voix de son mari l'appelant à Rome; et dans ces extravagances il perce tant d'esprit que ma foi, je croyais à tout en la regardant.» Je montrai à Cettini le fragment écrit par Paula.
«Ah! je ne suis plus étonné, me dit-il; une tête à roman, au premier malheur, tourne toujours à la dévotion; mon amie, je ne serais pas surpris de vous trouver un jour comme cette belle et singulière Polonaise.
«—Peut-être soeur de charité, peut-être religieuse; mais jamais en pélerinage sur une grande route, je puis l'assurer.»
Pendant que notre conversation avait pris ce tour un peu moins triste, nous n'avions pas observé ni l'un ni l'autre deux individus qui étaient arrêtés sur le carré, et qui nous épiaient très attentivement. Cettini les aperçut et sauta en fureur vers eux avec des termes peu ménagés. Aussitôt un des deux s'avance et dit, avec une très maussade politesse: «Monsieur, vous allez nous suivre; voici l'ordre de vous arrêter;» et effectivement il l'exhiba. J'étais extrêmement saisie; Cettini fit par son sang-froid honneur au nom romain. «C'est une méprise, dit-il; mais il faut obéir, Messieurs, au lieu d'écouter à la porte. Il fallait tout bonnement vous annoncer de suite; car je pense que de notre conversation vous ne rapporterez guère… (Nous avions toujours parlé italien.) Où me conduisez-vous?
«—Chez le commissaire de police.»
Je leur demandai si je pouvais accompagner mon ami. La faveur fut accordée, et nous voilà à onze heures dans les solitaires quartiers d'Anvers, escortés par quatre gardes. Le commissaire était aussi poli que ces messieurs le sont peu en général. La méprise fut prouvée, et après deux bonnes heures d'explication on nous laissa la liberté de regagner notre auberge. Cettini me dit: «Voilà qui me dégoûte du séjour de cette ville. Je veux aller voir Gand. Venez-vous avec moi? c'est une promenade.»
J'en fus tentée; mais j'attendais des lettres, et je le laissai partir après être convenus que nous nous écririons régulièrement, et qu'au premier mot on se joindrait, si je me décidais à passer la mer.
À peine rentrée, on me dit qu'un jeune homme, qui écrivait au Constitutionnel d'Anvers, était venu et devait revenir. Il était trop tard pour l'attendre. Combien j'eus de regrets d'avoir sacrifié mon pressentiment aux convenances! car mon coeur me disait qu'il venait m'annoncer une chose agréable, quoique douloureuse aussi. Regnault de Saint-Jean-d'Angely passait cette nuit même à Anvers. Ce jeune homme avait reçu une lettre pour me la donner à moi-même, et cette lettre je ne la reçus que lorsque Regnault était déjà loin: J'avais manqué une preuve de souvenir à un ami malheureux; oh! j'étais vraiment inconsolable!