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Mémoires d'une contemporaine. Tome 7: Souvenirs d'une femme sur les principaux personnages de la République, du Consulat, de l'Empire, etc...

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CHAPITRE CXCI.

Excursion à Brighton.—Vente de journaux.—Idiotisme de lord
Portsmouth.—Pavillon chinois.—Rencontre avec Belzoni.

Je me proposais de rentrer en France par Douvres et Calais; j'étais cependant curieuse de voir Brighton: profitant de cette facilité de voyager, qu'on ne trouve qu'en Angleterre et qui s'accorde si bien avec ma vie errante, les caprices de mon caractère et la spontanéité de mes résolutions, je partis un matin pour Brighton, projetant d'y séjourner au moins deux fois vingt-quatre heures. Le bon monsieur Ude m'adressait à mistress W…, la femme de charge du pavillon royal. Avide d'air et d'émotion, je pris place sur l'impériale d'une diligence, qui nous descendit au Glocester-hôtel. J'admirai dans la route un commerce tout particulier à l'Angleterre: un revendeur de journaux, portant sous son bras et à la main cent exemplaires humides du Morning-Chronicle, s'était assis à côté du cocher, après avoir payé sa place une guinée. Il y avait dans une des colonnes de ce journal vingt lignes sur la reine; chaque voiture que nous rencontrions était saluée par notre nouvelliste: Voilà le procès de la reine, criait-il, et comme l'intérêt de cette affaire ajoutait encore à l'appétit des gazettes, avec lequel tout Anglais se réveille chaque jour, les cent exemplaires du Morning-Chronicle furent vendus à trois schellings pièce, avant que nous fussions aux portes de Brighton; qu'on juge si le voyage du marchand lui fut payé. Voilà certes un homme, me dis-je, qui ne sait peut-être pas lire, mais qui combattrait jusqu'à la mort pour la liberté de la presse, tant il doit en comprendre les avantages matériels.

Je répétai cette réflexion tout haut le soir à l'hôtel de Glocester, en m'adressant à un Anglais qui prenait un bol de punch sur une table voisine de celle où je soupais solitairement. Ce gentleman, s'arrêtant à la partie de ma phrase qui l'intéressait personnellement, me répondit qu'il lui tardait que la reine fût mise hors de cour ou hors de cause, parce qu'elle lui faisait un tort peut-être irréparable. La conversation s'engagea; tout ce qu'il y a en moi d'esprit communicatif appela bientôt la confidence presque sans réserve du jeune Anglais; si je m'en souviens bien, son nom était Fellower ou Fellows:

«Je suis, me dit-il, le neveu de lord Portsmouth; me trouvant à la veille de faire un procès à ma tante, j'ai besoin que ce procès fasse du bruit, et comme je crains la concurrence du procès de la reine, je diffère.» Cette manière originale de s'ouvrir à moi m'amusa, et de question en question, de réponse en réponse, j'appris que M. Fellower avait à faire à l'oncle le plus extraordinaire des trois royaumes. Il ne s'agissait de rien moins que d'obtenir son interdiction du grand chancelier; je crois qu'il y est parvenu depuis, et, en attendant, il était obligé d'emprunter sur ce procès, qui mérite de compter parmi les nombreuses affaires de conversation criminelle que chaque année voit se succéder dans la Grande-Bretagne.

«Ma chère tante, me dit M. Fellower, vient de me pousser à bout, en me donnant un cousin malgré moi; je l'avais bien prévenue que cela nous brouillerait, elle n'en a pas tenu compte. Figurez-vous d'abord que mon vieux oncle, quoique marié en secondes noces, ne connaît du mariage que la cérémonie religieuse. Feu ma première tante, femme respectable en tous points, me l'a dit cent fois, et reconnaissant avec toute la famille que milord était incapable de toute espèce d'affaires, elle avait consenti à lui donner quatre curateurs pour administrer ses biens. Mais la bonne lady est morte, et l'attorney Hanson n'a rien eu de plus pressé que de marier sa fille à mon oncle; il a trouvé des témoins complaisans, entre autres lord Byron, pour signer cette alliance presque secrète, mais qui a eu lieu enfin très légalement. La nouvelle tante s'est bientôt aperçue que le mariage était une sine-*cure pour mon pauvre oncle: savez-vous à quoi celui-ci passe son temps? il va dans les écoles de village, et fait donner le fouet aux enfans en sa présence, pour son plaisir. Quand les écoliers ont été tous assez sages pour qu'en conscience le magister n'en puisse légitimement faire punir aucun, milord promet une récompense à celui qui voudra se prêter de bonne volonté à la fustigation. Une autre de ses manies est d'ensevelir les morts; quand il entend sonner les cloches d'un enterrement, il court chez l'entrepreneur des pompes funèbres, et réclame la faveur de servir de cocher au corbillard.»

Voyant que M. Fellower, malgré sa rancune contre sa tante, mettait de la bonne humeur dans ce récit, je lui payai mon écot d'anecdotes, en lui racontant celle qui a valu douze cents francs de pension à un ancien colon de Saint-Domingue: je veux parler de M. de Léomond, à qui le médecin avait ordonné de l'exercice, et qui, comme le comte de Portsmouth, était continuellement sur la route de l'église au cimetière, avec cette différence que le lord anglais montait sur le siége des voitures de deuil, tandis que le colon français prenait place dans l'intérieur avec les parens du défunt: aussi se vit-il invité un jour à prononcer une oraison funèbre, sans savoir seulement le nom de celui qu'il avait accompagné avec la tristesse d'usage jusqu'à son dernier asile…

«Quand ma première tante mourut, continua M. Fellower, lord Portsmouth lui rendit ainsi par partie de plaisir les derniers devoirs. La pauvre femme, que ne vit-elle encore! ses soins affectueux, sa prudente amitié, procuraient du moins quelques jours de calme à son mari. La nouvelle lady Portsmouth gouverne un peu plus despotiquement; c'est par la terreur qu'elle parvient à contenir milord. Elle a appelé dans la maison un médecin officieux, un certain M. Alder; qui cumule les fonctions de docteur et celle de cavalier servant. Aussi mon oncle, tout idiot qu'il est, appelle sa femme mistress Alder; c'est vous apprendre que le cousin dont je viens d'être gratifié est un présent d'Esculape. Ma tante a pris ses précautions; chaque soir, depuis dix mois, elle avait soin de se coucher devant témoins dans le même lit que lord Portsmouth; mais quand tout le monde était retiré, milady tirait de dessous l'oreiller un fouet confisqué à son mari, et le frappant de cet instrument, que le pauvre lord aimait tant à voir appliquer sur un postérieur étranger, elle le forçait d'aller chercher lui-même M. Alder pour le faire coucher en tiers dans le lit conjugal. Enfin, ma chère dame, me voilà forcé de prouver au lord chancelier et à toute l'Angleterre, que le fils de ma tante n'est nullement mon cousin.»

Je passai avec M. Fellower deux heures fort gaies; le lendemain il offrit de me donner le bras pour aller visiter le pavillon: nous y fûmes reçus d'une manière fort aimable par mistress Wh…, le Kislar-aga féminin de ce sérail anglais, où Georges IV aime à deviser avec lady Coningham pendant quelques mois de la belle saison. Un étranger y était admis en même temps que nous, et il attira notre attention par sa taille de plus de six pieds, ses larges favoris et sa figure italienne: il y avait en lui quelque chose de Bergami, et certes la rencontre eût été curieuse dans cet asile des plaisirs de Sa Majesté. L'étranger était Italien en effet; il avait aussi sa réputation, mais dans un autre genre que le postillon royal de Caroline. Nous reconnûmes plus tard en lui le fameux Belzoni.

Les cheminées en minarets du pavillon, les coupoles surmontées d'une aiguille, les aiguilles surmontées d'une boule, et tous les détails extérieurs de l'architecture des pagodes dont les termes me manquent par malheur, seraient fort mal décrits par moi. J'admirai également en profane tous les appartemens intérieurs de cet édifice, presque fantastique, qu'on croirait transporté par enchantement du pays des Mandarins au milieu d'une ville anglaise. Partout l'or moulu, les tentures de soie, la peinture des boiseries, la forme des meubles, les dragons ailés qui supportent les lustres, l'abondance de la porcelaine; les tapis, les tableaux représentant des vues de Pékin ou des Chinois et des Chinoises de tous les rangs, entretiennent l'illusion et amusent les regards comme un spectacle d'opéra. Tout à coup nous fûmes régalés par les accords ravissans d'une musique d'orgue qui nous joua un God save the king capable de convertir le membre le plus radical de l'opposition: nous sortîmes enchantés du pavillon chinois. M. Fellower me servit de cavalier pour visiter ensuite les principales librairies de Brighton. Ces librairies sont de véritables cercles littéraires où les dames sont admises; il est reçu d'y critiquer la coupe d'une robe aussi bien que le style d'un livre.

Le soir, je retrouvai à l'hôtel l'Italien du matin, et nous liâmes connaissance très facilement. Belzoni s'occupait de mettre en ordre la relation de ses découvertes en Égypte: il me parla beaucoup de ses aventures dans la terre antique des Pharaons, et je lui dois la première idée d'un projet que j'exécuterai dès que j'aurai moi-même publié mes Mémoires. Oui, j'espère ne pas mourir avant d'avoir salué ces pyramides désormais associées à la gloire française impérissable comme ces gigantesques monumens qui datent déjà de quarante siècles. Belzoni m'apprit qu'il était né à Padoue, quoiqu'il eût passé sa première jeunesse à Rome où il se destinait à être moine, lorsque la révolution française vint faire répéter aux échos du Capitole les noms presque oubliés de république et de liberté. L'âme active et entreprenante de Belzoni trouva l'enceinte du cloître trop étroite: il jeta le froc aux orties pour mener une vie errante. En 1803, il se rendit en Angleterre où il se maria.

«Je n'étais pas riche, me dit-il; je le fus bien moins avec une femme. Je résolus d'utiliser quelques connaissances que j'avais en physique, et je parcourus les villes d'Écosse et d'Irlande, en faisant voir aux curieux des expériences d'hydraulique. Ce spectacle ne suffisant plus pour attirer du monde, j'eus recours à la force musculaire que le ciel m'a donnée, pour surprendre mes spectateurs par d'autres prodiges. Je soulevais comme une plume des poids énormes, et j'ai porté jusqu'à vingt personnes qui, les unes montaient sur mon dos, les autres s'attachaient à mon col, à mes bras, à ma ceinture. Les bons paysans irlandais s'avisèrent enfin de prendre le physicien pour un sorcier. Je partis pour Lisbonne où je m'engageai au théâtre de San Carlos, et je jouai le rôle de Samson, dans un Mystère. Un prédicateur me cita à son prône pour prouver aux bonnes âmes portugaises que l'Écriture n'avait pas exagéré la vigueur du vainqueur des Philistins. De Lisbonne je me rendis à Madrid, où je fis l'admiration de la cour de Ferdinand VII, revenu depuis peu de Valencey. D'Espagne j'allai à Malte, et c'est là que je rencontrai Ismaël Gibraltar, l'agent du pacha d'Égypte, qui me persuada de me rendre au Caire, pour y construire une machine hydraulique propre à introduire les eaux du Nil dans son jardin.»

À ces détails Belzoni ajouta plusieurs circonstances de sa vie en
Égypte. On croira sans peine qu'un homme constitué comme lui avait plus
qu'un autre les moyens d'en imposer aux Arabes. Nous revînmes ensemble à
Londres où je le revis encore une fois avant mon départ.

J'espère un jour, je le répète, retrouver ses traces dans cette Égypte que d'autres voyageurs ont explorée sans doute avec plus de science; mais aucun avec un esprit plus naturellement observateur, aucun avec plus de persévérance et de courage que Belzoni. La cupidité avait, depuis des siècles, uni ses recherches à celles de la passion des antiquités, pour obtenir accès dans la pyramide de Cephrènes; Belzoni le premier descendit dans les entrailles de ce monument mystérieux. Non seulement Belzoni découvrit l'intérieur d'un temple funéraire qui était resté jusqu'à lui impénétrable, mais encore il a eu l'industrie de transporter en Europe ce souterrain tout entier, que nous avons vu à Paris, et que Londres a admiré comme la capitale de la France.

CHAPITRE CXCII.

Départ de Londres.—Calais.—Shelley.—Nouveaux détails sur lord Byron en Italie.

Le procès de la reine fut l'occasion de plusieurs scènes populaires dont je fus témoin, et que je ne décrirai pas, ayant été prévenue par les journaux qui ont tout dit sur ce drame, moitié tragique, moitié bouffon, donné gratis à l'Europe par Leurs Majestés Britanniques. Je quittai l'Angleterre avant le dénouement, et m'embarquant à Douvres, un matin, à dix heures, j'étais à deux heures après midi installée à l'hôtel Dessein, à Calais, où j'eus le plaisir de dormir dans la chambre de Sterne: l'hôtel était plein, et je dus cette chambre d'honneur à la galanterie d'un jeune Anglais qui me la céda pour en occuper une plus haute et moins commode. C'était bien le moins de lui adresser quelques remercîmens; il voulut bien venir les recevoir dans la chambre même, et je n'appris pas sans quelque émotion que j'étais l'obligée de l'illustre et malheureux Percy Bisshe Shelley, ami de lord Byron, avec lequel il a vécu long-temps à Genève et à Pise. C'était pour moi l'occasion de m'entretenir de nouveau d'un poète que j'admire comme le premier génie du Parnasse anglais moderne. C'était un double bonheur d'en parler avec un autre poète qui ne le cède peut-être qu'à lui en énergie et en originalité. D'après tout ce que j'en avais ouï dire, Shelley me semblait devoir être un misanthrope farouche. Bien loin de là, l'infortuné avait une douceur de regard et un accent affectueux qui gagnaient les coeurs dès qu'on l'avait vu et entendu une fois.

D'une taille au-dessus de la moyenne, mais un peu voûté des épaules, Shelley avait une figure qu'on pouvait citer comme le type d'un phthisique, et entre autres ces taches rouges sur les os des joues que Byron compare quelque part à la couleur écarlate des feuilles d'automne. Son air de souffrance inspirait l'intérêt. Sujet à des attaques de nerfs qui le forçaient de s'étendre par terre pendant des heures entières pour éviter de tomber avec violence, il y avait dans l'accablement qui succédait à ces crises une étrange empreinte de fatalité, comme si c'était une force mystérieuse qui le domptait tout à coup; ces évanouissemens lui procuraient aussi, disait-il par fois, des espèces d'extases; enfin sa santé et la tournure toute individuelle de ses idées avertissaient Shelley qu'il n'était pas de ce monde. J'osai lui demander si l'athéïsme dont on l'a accusé et qui l'a fait bannir d'Angleterre, n'était pas une calomnie de ses ennemis. J'ouvris indirectement par cette question une plaie mal fermée; j'ignorais que le lord chancelier lui avait fait d'autorité retirer ses jeunes enfans de peur qu'un tel père ne corrompît leur instinct moral.

«C'est une erreur commune, me dit Shelley sans aigreur, de confondre le scepticisme avec l'athéïsme: comme tant d'autres jeunes gens, j'ai eu mon petit orgueil voltairien, mais l'idée d'un Dieu ne répugne nullement à ma conscience. Ce Dieu, quel est-il? c'est ce que j'ignore: il n'est pas, certes, tel que le font à leur image le roi d'Angleterre, le primat de Cantorbery, le chancelier, etc., etc., mais j'adore un Dieu indéfinissable que mon coeur me porte à croire bon autant que grand; l'unité du catholicisme me répugne bien moins que l'étroite et prosaïque bigoterie de nos anglicans. Voilà ce que j'ai dit et imprimé: au lieu de me réfuter, on a crié à l'athéisme! l'Angleterre s'humilie depuis quelques années sous le joug d'une hypocrisie intolérante; j'ai préféré l'exil à la honte de faire passer ma raison sous ces fourches caudines de la tartuferie anglicane.

«—Mais on vous accuse aussi de républicanisme, dis-je à Shelley.—Sans doute, reprit-il, j'ai parlé de la nécessité d'une loi agraire pour rétablir l'équilibre entre notre aristocratie et le peuple. J'appartiens à l'aristocratie moi-même, et j'en connais les secrets. Voici mon idée révolutionnaire: quelques familles possèdent toutes les terres dans la Grande-Bretagne, je crois qu'il serait temps de suspendre le système des substitutions, afin de faciliter l'admission de l'industrie au partage des propriétés, et de forcer l'aristocratie à se régénérer par une concurrence avec les classes industrielles: les seigneurs trouvent plus commode de borner le nombre de leurs enfans. L'aîné ajoute une branche de plus à l'arbre héraldique; le second entre dans les ordres et obtient un rectorat ou un bénéfice; de là vient l'alliance intime du haut clergé et de l'aristocratie, c'est une même famille: le lord perçoit les rentes; le prêtre la dîme. On me dira que les fils des lords forment du moins un clergé éclairé: oui, le haut clergé; mais un bénéficier réside-t-il? Nullement; il reste titulaire de son rectorat et paie un substitut qui dessert l'autel à bon marché. Commencez-vous à comprendre mon athéisme?—On vous accuse encore, dis-je, à Shelley, qui me peignait ainsi à grands traits cette Angleterre si libérale et si morale; on vous accuse de prêcher le concubinage, etc., etc.—En effet, continua-t-il; calculant les nombreux procès en adultère de nos annales judiciaires, j'ai hasardé de déclarer que le mariage était un lien contre nature dans un pays où il fait si peu d'heureux, où l'en se joue de tout ce qu'il a de sacré, d'inviolable, et où il est contracté si légèrement. Moi-même j'ai pu me marier à peine sorti de l'adolescence; ma femme était un enfant, moi un autre; au bout d'une année, notre séparation est devenue nécessaire. Ma femme est morte; on a prétendu que c'était de désespoir; vous voyez donc que je suis convaincu d'être l'ennemi juré du mariage légitime; je me suis cependant marié une seconde fois.»

La seconde femme de Shelley est la fille du célèbre Godwin, femme de lettres elle-même.

Le pauvre Shelley, comme on voit, regardait en pitié ses persécuteurs; il me développa avec plus de détail toute sa métaphysique, mais je n'ose me vanter de l'avoir retenue, et je ne serai pas ici pédante plus long-temps. J'aime mieux citer un trait de sa vie qui peint assez bien son esprit d'opposition. Ce trait me semble à moi du moins avoir été dicté par une charité digne de celui qui ne repoussa pas de sa présence Madeleine pécheresse. Hélas! quand je n'aurais pas dit moi-même franchement mon âge, au nouveau goût de mes conversations avec les hommes remarquables que je rencontre, je sens bien que pour moi est arrivée enfin l'heure de ne plus pécher. Shelley se trouvait à un bal de province, où, parmi un groupe de femmes, les unes jolies, les autres distinguées par leur toilette, il en était une qui avait eu le malheur de se laisser séduire par un des merveilleux de l'endroit. Négligée même par celui qui avait été au moins complice de sa faute, elle entendait chuchoter autour d'elle avec un air de dédain ou de moquerie. Tout semblait la menacer de l'humiliation d'être abandonnée sur sa chaise pour l'édification des prudes de la fête. Shelley, dont le père était un riche baronet et le seigneur du canton, ne pouvait qu'honorer celle avec laquelle il daignerait ouvrir le bal. La hiérarchie de la société anglaise est organisée d'après les lois d'une étiquette rigoureuse; Shelley eut pitié de la victime d'un préjugé qui serait juste s'il ne faisait pas une cruelle distinction entre les deux coupables. À la surprise générale, ce fut la malheureuse jeune fille qui se vit l'objet d'une préférence enviée. Cet acte de compassion fut considéré comme un affront sanglant fait à la vertu.

Je ne crois pas que Shelley ait jamais prétendu détruire la société telle qu'elle existe pour y substituer l'anarchie, ou la licence d'un état sauvage; mais sa haine des hypocrites le rendait tolérant pour ceux qui servaient de texte à leurs anathèmes. Je lui parlai, par exemple, des torts matrimoniaux de son ami Byron. Il était convaincu que ce grand poète était victime d'une conspiration de femmes et de tartufes. Il trouvait assez légitime qu'il se consolât avec la comtesse Guiccioli de l'inexorable ressentiment de lady Byron.

«Lord Byron, me disait-il, a le coeur d'un bon père: parler de sa fille est son plus grand plaisir; la raison d'un âge plus mur, jointe à ce sentiment, aurait fini par le réconcilier tout-à-fait aux habitudes paisibles du bonheur domestique. La mode avait fait de lui un héros de salon, la mode a renversé son idole pour la traîner dans la boue. Byron a préféré l'exil dans un pays catholique, aux tortures de l'inquisition des chrétiens d'Angleterre.»

Pour écarter les questions de religion et de politique, je demandai à Shelley quelques détails sur cette dame Guiccioli qui avait le privilége de rendre constant, depuis deux ans, le Don Juan anglais. Shelley me la peignit comme une blonde à l'air voluptueux, c'est-à-dire, douée de cette grâce facile que nous appelons en Italie, desenvoltura. C'est, me dit-il, une vraie tête du Giorgione. Mariée à un homme d'un certain âge, elle a pu, sans être trop blâmée, prendre quelque chose de mieux qu'un Cigisbée honoraire: la seule objection de son mari était que Byron étant un hérétique, il ne se sentait pas la conscience tranquille sur un pareil suppléant de ses fonctions. Mais ce n'était là qu'une excuse pour s'éloigner lui-même de sa femme: la séparation a eu lieu, et Byron a pris chez lui Thérésa et la famille. Rien d'amusant comme d'entendre la jolie Comtesse prêcher son Inglese: elle ne désespère pas de le convertir à la foi romaine: il y a dans le caractère de Byron une teinte de superstition qui lui donne quelque espérance d'en venir à bout. Un moine lui a prédit qu'il mourrait martyr de cette religion dont il n'avait pas toujours respecté le mystère.»

Le pauvre Shelley n'a pas vécu assez pour voir son ami vérifier une partie de cette prophétie, en mourant sous l'étendard de la Croix.

Shelley lui-même était grand partisan des Grecs; il dédia un poëme à
Maurocordato, et la liberté des Hellènes était un de ses rêves chéris.

S'il était sévère sur la société anglaise (je dis sévère mais juste et sans aigreur), il savait aussi peindre avec esprit les travers de la société italienne. Malgré son goût pour la solitude et la méditation au grand air, comme il appelait ses promenades, il avait fréquenté, à Florence, le cercle du prince Borghèse; il y avait vu aussi la duchesse d'Albany, la veuve du dernier des Stuarts et d'Alfieri. Il m'assura que malgré les regrets qu'elle ne cessait d'exprimer sur ce second époux, la Duchesse s'était crue quitte avec lui, moyennant le mausolée qu'elle lui avait fait élever par le grand Canova, et qu'elle s'était secrètement unie en troisièmes noces au peintre Fabre. D'après Shelley, les Anglais qui passaient à Florence donnaient à la Duchesse le titre de Majesté: je crois qu'elle est morte en 1823, dans un âge très avancé.

Chacun sait comment ce pauvre Shelley a péri lui-même dans une tempête: son corps, retrouvé après avoir été le jouet des flots pendant quinze jours, a été brûlé selon son désir; ses cendres furent déposées dans une urne pour être placées à Rome auprès de celles d'un de ses amis, près la pyramide de Caius Sextus.

Malgré le bonheur de ma rencontre à Calais, je ne tardai pas à partir de cette ville, d'où Shelley lui-même devait incessamment se rendre en Italie, en traversant la France.

FIN DU SEPTIÈME VOLUME.

NOTES

[1: Toutes les classes, même les plus obscures, avaient été tellement touchées de la mort du prince de la Moskowa, que, pour prévenir ces pieux rassemblemens, qu'alors on eût autrement interprétés, le bruit avait été répandu que le corps du maréchal avait été enlevé du lieu de repos. En effet, de ce moment, aucun signe extérieur n'indiqua à l'intérêt public le lieu qui cachait les restes mortels du brave des braves; mais l'amour au désespoir, mais le constant dévouement d'une longue admiration, surent le deviner.]

[2: Cette dame n'est point parente de madame de La Valette, dont le nom brille sur une des plus touchantes pages de l'histoire; mais il y a cependant une étonnante conformité dans leurs infortunes. Celles de l'une sont heureusement finies; l'autre, mon amie, n'a trouvé le repos que dans le tombeau, sur les terres de l'exil.]

[3: Je me mangeais l'âme.]

[4: Le frère du roi actuel d'Angleterre, et qui mourut à Bruxelles.]

[5: «Un même pays ne peut renfermer les fils d'Atrée et de Thieste.»]

[6: La petite croix d'un rosaire qu'elle me donna et qui ne me quittera jamais; elle a touché les lèvres glacées du héros.]

[7: Tome III, chapitre LXVIII des Mémoires.]

[8: «Général, un jour peut-être vous envierez mon sort.»]

[9: On ne doit pas, je le répète ici de nouveau, la confondre avec la courageuse épouse dont le nom est inscrit sur une des plus touchantes pages de l'histoire contemporaine. Mon amie était épouse de M. le marquis de La Valette, ancien receveur général des Basses-Alpes.]

[10: M. de La Tour-du-Pin père, qui parut le 14 octobre comme témoin dans le procès de la reine qu'il salua avec respect, et qui fut condamné et exécuté le même jour, peu après.]

[11: Le célèbre artiste dont j'ai déjà parlé, auteur de la Cléopâtre que j'ai donnée dans le temps à M. de Talleyrand.]

[12: Morforio et Pasquino sont deux statues types chez les Romains d'aujourd'hui de toutes leurs satires et pasquinades politiques ou autres.]

[13:
     Saint-Père, en quoi avons-nous péché?
     Vous l'avez oint et nous l'avons léché.
]

[14: Dans l'Assemblée constituante, il avait été chargé par le collége électoral de la sénéchaussée de Saint-Jean-d'Angely, de la rédaction des cahiers du tiers-état.]

[15: 10 mars 1819.]

[16: 5e volume, chapitre CXXX.]

[17: Est-ce là une parole de roi?]

[18: Quel ennui, mon Dieu! Porta, mon ami, qu'en dirais-tu?—Il dirait que c'est très impoli de parler comme vous faites.]

[19: Mais, de par tous les diables, ils ne chantent pas, ces gens-là!]

[20: Esquiver.]

[21: Condamné à mort en 1816.]

[22: Opéra comique.]

[23: Chénier.]

[24: Parent du fameux comte Châteauneuf-Randon-de-Montesson, et paré d'autant de qualités et de mérite que son exécrable parent était souillé de crimes.]

[25: Richard de Londres, qui a épousé mademoiselle Mercandotti, et qu'on a surnommé Golden-Ball (la boule d'or).]

[26: Les bureaux de la police à Londres.]

[27: Conversation criminelle, procès en adultère.]

[28: Voilà bien les époux chrétiens, etc.]

[29: Ce jour-là nous ne lûmes pas davantage.]

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