Mémoires d'une contemporaine. Tome 7: Souvenirs d'une femme sur les principaux personnages de la République, du Consulat, de l'Empire, etc...
CHAPITRE CLXXXVI
Souvenir de Regnault.—Augustine.—L'ex-procureur impérial Van
Maanen.—Les frères d'armes.—Départ pour Gand.
À peu de distance d'Anvers, un parent de Lepeltier-Saint-Fargeau habitait une maisonnette fort jolie; Regnault m'avait souvent parlé de cet ami et me disait que je n'étais pas au monde quand ils obtenaient déjà des prix ensemble au collége du Plessis; il aimait à se rappeler ces jours heureux d'une enfance studieuse, à répéter combien il avait été fier et glorieux, lorsqu'en 1782 il avait obtenu une place à la prévôté de la marine, qui l'avait mis à même de soutenir l'aisance de son père frappé d'une cécité absolue. Ah! Regnault était bon, oui, parfaitement bon; j'aime ici, en retraçant son exil, à rappeler ses qualités obscurcies par de malheureuses brusqueries, mais encore plus calomniées par la malveillance. J'ai entendu des gens traiter Regnault de révolutionnaire; lui qui jamais n'appartint à aucune faction, et dont la voix éloquente ne s'éleva[14] que pour raffermir la monarchie menacée. La réunion dont il a été membre avait lieu chez le duc de La Rochefoucauld, où se trouvaient Lafayette, Bailli, Castellane, Noailles, Liancourt, Mathieu de Montmorency, de Tracy et d'André. Non, non, Regnault ne fut pas un révolutionnaire; lui qui ne dut la vie qu'à l'erreur des forcenés de sa section, qui, en égorgeant le malheureux Suleau, crurent l'immoler. Regnault, à cette terrible époque, n'échappa au massacre que par les soins d'amis fidèles et dévoués; jusqu'au 9 thermidor, il ne dut la vie qu'à la plus profonde retraite; son nom était sur la fatale liste qui proscrivait Bailly, Barnave et Thouret.
Quand l'orage se calma un peu, Regnault, retiré chez lui, se livra à des spéculations de commerce; il acquit une honorable aisance, et c'est alors qu'il épousa la fille de M. de Bonneuil qui, au départ de Louis XVI, avait été jeté en prison pour son dévouement à Monsieur. Madame Regnault est parente de monsieur et madame Desprémenil, morts tous deux sur l'échafaud, victimes de leur attachement aux Bourbons. Si Regnault eût été souillé des crimes révolutionnaires, eût-il osé demander et surtout eût-il obtenu la main de mademoiselle de Bonneuil?
Regnault, enthousiaste et plein d'imagination, fut ami et partisan des idées généreuses, de tout ce qui promettait la grandeur de sa patrie, depuis que ses missions en Italie le lièrent avec le vainqueur de Rivoli et le pacificateur de Radstadt; il fut à Napoléon de tout le dévouement d'une ame de feu. S'il poussa loin le zèle pour celui qui imposait des souverains à l'Europe, du moins ne déshonora-t-il pas son admiration; car malgré les plus vives sollicitations pour se détacher d'une cause que depuis les désastres de la Russie on regardait comme perdue, Regnault ne fut jamais plus dévoué que depuis que l'étoile de l'Empereur semblait pâlir. Ah! j'aime à rendre cet hommage à son souvenir, avant que je n'aie même à retracer le terrible moment où, le sachant enfin rappelé dans sa patrie, je n'appris son retour que pour apprendre en même temps les persécutions qui le forcèrent de se traîner mourant d'asile en asile, et qui ne lui accordèrent que la triste faveur de venir à Paris[15] exhaler son dernier soupir.
Le jeune homme, qui était venu le soir où Cettini fut arrêté chez moi, avait une lettre de N***, qui me disait que Regnault allait passer à Anvers la nuit; qu'il était accompagné de sa courageuse et noble épouse; que si je voulais le voir il m'envoyait deux lignes, qui seraient agréables au noble exilé. On a vu que le messager ne me trouva point. Lorsque je sus le contenu du message, je fus au désespoir, mais consolée promptement; car le matin même M. N*** apprit que sa lettre avait éprouvé un long retard, et que le comte Regnault et sa belle compagne d'exil étaient déjà heureusement embarqués au moment où on espérait le voir passer à Anvers.
Je trouvai chez l'ami de Lepelletier de Saint-Fargeau un militaire dont on nous raconta l'histoire et les chagrins qui plus que les événemens politiques l'avaient amené sur les terres de l'exil.
Ce militaire avait une fille d'une grande beauté; elle avait été l'appui de sa famille. Mais en donnant des leçons, la jeune Augustine avait rencontré dans une maison opulente et d'un grand nom, un de ces hommes dépravés à qui le malheur n'inspire que le désir d'en abuser, pour y ajouter l'opprobre. Augustine avait écouté la voix perfide qui lui promettait le bonheur, pour la couvrir de honte. Un grade plus élevé pour son père, ses frères et soeurs placés dans des pensionnats, tout fut offert; et en tombant dans le piége de la séduction, la belle et innocente Augustine crut faire un sacrifice généreux à l'amour filial. Elle écrivit une lettre qui ne fut point envoyée; on expédia des présens, et le vil corrupteur osa y joindre de l'or… De l'or à une mère, pour payer le déshonneur de sa fille! Le tout fut déposé entre les mains d'un magistrat intègre dont les recherches pour trouver Augustine furent long-temps infructueuses. La mère d'Augustine tomba malade, et succomba en pardonnant à sa fille, conjurant son époux, de sa mourante voix, de ne jamais maudire l'enfant de leur amour, et d'accueillir son repentir qui, disait la pauvre agonisante, «pénètrera tôt ou tard son coeur que j'avais formé à la vertu. Alfred, si tu veux me voir mourir sans désespoir, promets, oh! jure-moi de ne point maudire la pauvre fille.» Le malheureux père promit; mais désespéré de la perte d'une épouse adorée, il lui fut impossible de ne point haïr celle qu'il regardait justement comme cause de la mort de sa mère. C'était peu avant le retour de l'île d'Elbe. Il avait réalisé sa petite fortune, placé ses autres enfans en apprentissage, et se préparait à quitter la France, lorsque les événemens donnèrent un nouvel élan à son âme abattue. Ayant fait partie de l'armée de La Loire, il partagea le sort d'une grande partie de ces militaires, et vint, en ayant vainement cherché à retrouver sa fille, tâcher de l'oublier sur les terres de l'exil. Chez les femmes les plus vertueuses, l'indignation que leur causent les égaremens de la jeunesse ont quelque chose de tendre qui tient à la pitié. Chez un homme d'honneur, tout ce qui touche ce dépôt sacré l'irrite et lui inspire des désirs de vengeance. «Je découvrirai le vil suborneur, s'écriait encore le malheureux père d'Augustine; je lui arracherai son odieuse vie, et sa misérable complice expiera son crime dans la longue agonie d'une réclusion perpétuelle.» M. N*** avait cherché à le calmer, mais inutilement; et peu de jours avant son embarquement pour l'Amérique, un nouveau chagrin vint fondre sur lui. Une lettre de sa malheureuse et coupable fille lui apprit qu'abandonnée de son séducteur elle languissait souffrante, sans appui. Elle implorait le pardon de son malheureux père qui, ne pouvant retarder son départ, laissa Augustine, ainsi que ses autres enfans, recommandés à la noble bienfaisance de l'ami de Lepelletier.
Cet officier se nommait Regnault; il était du département de l'Eure, et parent de Wilfrid Regnault, qui fut condamné pour une accusation d'assassinat, et qui du fond de sa prison intenta un procès en calomnie au marquis de Blosseville, député de la Chambre de 1815, qui l'avait accusé d'être un septembriseur. Wilfrid gagna son procès contre le marquis de Blosseville, mais perdit son procès capital; sa peine de mort fut commuée, par la clémence royale, en vingt ans de réclusion. Cette cause avait fait grand bruit. La non culpabilité de Wilfrid parut prouvée par un éloquent plaidoyer de M. Mauguin. M. N*** s'y intéressait vivement, et rien n'était actif comme son zèle. M. N*** était lié avec plusieurs Belges et Hollandais; il aurait voulu que le père d'Augustine ne passât pas les mers, se flattant de réussir à l'occuper par le moyen de ses connaissances. Je ne sais par quel hasard il avait su que je parle hollandais; mais il crut voir en cela un grande avantage pour nos amis qui pourraient avoir besoin des autorités, et voulut absolument que je me chargeasse d'une démarche près de M. Van Maanen, ministre de la justice du roi des Pays-Bas.
Je connaissais très bien M. Van Maanen, depuis 1795; je l'avais vu ensuite procureur impérial. Je savais à quel point il avait toujours poussé le zèle. Je me serais bien gardée de croire ces souvenirs un titre, pour en être favorablement accueillie; il n'y a rien de si terrible que les gens en place qui ont changé de maître: il semble en honneur qu'ils se font un devoir de persécuter ceux avec qui ils en ont servi un autre, pour persuader de leur dévouement. La suite me prouva combien j'avais bien deviné et prudemment agi. M. Van Maanen, dans ses nouvelles fonctions, porte une telle confiance du total oubli du passé, qu'il siége souvent à côté de M. Repelaer Van Driel, son ardent adversaire politique, royaliste batave très prononcé; celui que le réquisitoire du premier, alors procureur fiscal, manqua d'envoyer à l'échafaud. Il y a de bien singulières choses dans les variations politiques. Je contai à M. N*** que Cettini avait été arrêté chez moi; que très heureusement on l'avait de suite mis en liberté, mais que je n'en avais pas moins été agitée.
«—Mon Dieu! êtes-vous bien sûre qu'il est libre?
«—Nul doute; il est à présent sur la route de Gand, où il va passer quelques jours; puis il se rendra à Ostende.» N*** était impotent des deux jambes, et ne pouvait servir ses amis que de coeur, de tête et souvent de sa bourse. Je le vis dans une si vive agitation, que je lui offris aussitôt de faire n'importe quel voyage, de courir après l'Italien exilé, s'il avait besoin de le voir, ou bien de lui porter une lettre.
«En l'arrêtant ici, on l'a pris pour un autre.
«—Cet autre est mon intime ami, celui que j'attends avec anxiété, qui aurait dû me venir avertir de la route de Regnault, qui ne vient pas, et qui me fait mourir d'inquiétude et d'impatience. Vous concevrez pour lui mon attachement: il servait avec mon fils dans le 5e corps, lorsqu'ils marchèrent au feu à Salsfeld et à Iéna. Il sauva la vie à mon Victor, qui s'était jeté en avant avec plus de bravoure que de prudence, au moment où le général Gudin fut blessé, et où le général Reille prit le commandement. Ils étaient toujours ensemble au feu. Le maréchal Lannes les distingua à Ostrolensks. Mon fils tomba au moment où le brave général Campana perdit aussi la vie dans cette journée où s'immortalisa le brave Reille. C'est le sosie de votre Italien exilé qui me rapporta la croix et les cheveux de mon Victor. Lui il est revenu avec la croix qu'il gagna au siége de Stralsund, et une jambe de moins qu'il perdit en Catalogne. En voilà assez pour vous y intéresser, et vous prouver l'intérêt qu'il m'inspire. C'est une tête difficile à mener. Il faut cependant qu'il cède, qu'il écoute la raison. Ah! je donnerais dix années de ma vie pour savoir de votre compatriote quelles questions on lui à faites, et si on pourrait tirer quelques indices certains sur le lieu où on soupçonne que mon pauvre ami s'est retiré. Je crains une arrestation. Il faut la prévenir. Il y a ici un lieu sûr à ma disposition, et je veux l'y conduire.
«—Puisqu'il y va d'un tel intérêt, je vais courir après mon exilé. Gand n'est pas un voyage; le temps est superbe; ainsi dans une heure je pars, et demain je vous dirai avec points et virgules tout ce que j'aurai pu savoir du Romain.»
Il faut que la résolution et une sorte de courage aillent pourtant bien à mon sexe, et soient peu ordinaires au degré où j'ose dire les avoir portées dans ces sortes d'occasions! car, à ces offres faites sans nulle ostentation, je crus que le pauvre N*** perdrait la tête. C'étaient des transports d'admiration… Je m'y laissai aller. Il y a quelque chose de si séduisant à se voir admirer, louer avec enthousiasme, pour une qualité à part de notre sexe! Je quittai N*** aussi charmée de sa reconnaissance et de ses éloges qu'il pouvait l'être de mon dévouement. Je trouve que rien ne donne de l'attrait aux liaisons les plus passagères comme la conformité d'opinion, de souvenirs et de regrets ou d'espérance. En rentrant à l'hôtel, je trouvai une lettre qui fit battre mon coeur bien superstitieusement; car elle était de Léopold, et avant de l'ouvrir même je me disais: «J'entreprends une bonne action, en voilà la récompense;» et je pressais contre mon coeur qu'elle faisait battre violemment la lettre qu'on va lire au chapitre prochain.
CHAPITRE CLXXXVII.
Arrivée à Gand.—Nouvelles de Carnot.—Lettre de madame de La
Valette.—Les frères Faucher.—M. Niret.—Le mari ressuscité.—Lettre de
Léopold.
Je ne connais rien au monde de plus triste que l'énorme ville de Gand; on dirait un immense cloître. Les Gantois sont Belges aussi, mais ce ne sont plus les Belges de Bruxelles. Ces derniers, amis des Français dont ils ont adopté les manières, les opinions et les habitudes, ne voient pas encore et ne voyaient pas surtout en 1816 et 1817 arriver des Français sans se souvenir qu'eux aussi l'ont été, et que dans notre gloire ils avaient eu leur part noble et large. À Bruxelles, la fraternité n'avait point perdu ses liens et ses souvenirs; mais à Gand la fusion des moeurs avait eu moins de puissance, et le flegme plus lourdement flamand de ses citoyens ne savait offrir que la froideur de l'étiquette aux exilés qui sentaient bien en arrivant que cette ville ne pourrait guère être pour eux qu'une halte et point un séjour. C'est au premier abord que Gand me fit cet effet; plus tard j'y trouvai des amis, mais sans pouvoir jamais m'accoutumer à son cérémonieux ennui. Je descendis à l'auberge de la poste, à côté du théâtre français, salle fort laide, déserte alors, et dont le mauvais goût semblait avoir été l'architecte. Mais en revanche, l'hôtel de la poste était une des meilleures auberges que j'aie pratiquées dans mes nombreux voyages; table parfaite, service leste, appartemens propres et riches, et même prix modéré. À peine descendue de voiture, je courus à la poste aux lettres; je me rappelais avoir écrit le jour de mon arrivée à Anvers que j'allais me rendre à Gand et de là à Bruges, et qu'au lieu d'Anvers l'on m'adressât mes lettres, poste restante, à la première de ces villes. J'en trouvai trois, une de Mme de La Valette, une de Carnot et une de Léopold. Cette dernière, je ne l'aurais pas ouverte avant d'être retirée dans ma chambre; car à la seule vue de ces caractères bien connus et bien chers, mon coeur retomba dans une émotion qui me fit trembler pour mon avenir.
Le premier éclair de bonheur qui m'ait surprise depuis le fatal 7 décembre fut de savoir Léopold vivant. J'avais eu la force de fuir une explication ardemment désirée, parce que chaque battement de mon coeur me disait: «Tu l'aimes avec passion, et il ne doit être que ton fils;» mais il n'avait pas une minute cessé d'être présent à ma pensée. Déjà je l'avais accusé d'un trop long silence, et pourtant j'étais moi-même cause du retard que sa lettre avait subi. Les femmes seules sont juges de ces inconséquences, elles seules me comprendront. Enfin je la tenais cette lettre, et, sans aucune exagération, je puis dire qu'elle brûlait mon sein où je l'avais placée. Ce moment est peut-être le seul dans ma vie où j'ai senti un regret de la perte de ma jeunesse et de ma beauté; car je ne pouvais tomber dans l'affreux ridicule d'une liaison avec un homme qui eût pu être mon fils; mais je sentais qu'aimer, être aimée de Léopold, eût rempli au delà tout ce que jamais j'avais pu goûter de félicité terrestre.
La lettre de Mme de La Valette était affligeante en partie; elle m'annonçait des pertes de fortune, sa prochaine arrivée, et en même temps une vive inquiétude sur le sort de Sabatier, qui tout à coup avait cessé de donner de ses nouvelles. «J'en suis d'autant plus tourmentée, m'écrivait Mme de La Valette, qu'il m'a mandé son projet de faire un voyage à Bordeaux avant de partir pour le Nouveau-Monde.» Sabatier était intimement lié avec les infortunés frères Faucher. Mme de La Valette ajoutait en post-scriptum: «Gardez cette lettre; à mon passage, je vous donnerai d'autres détails sur notre situation. Je suis toujours d'avis, chère Saint-Elme, que vous feriez fort bien de vous embarquer avec nous; pour moi, il me semble que je ne serai bien que loin de la France. Le sort m'y a persécutée dans tout; je ne quitterai que des tombeaux.» Pauvre amie, hélas! elle devait bientôt trouver le sien au delà des mers près de celui de son époux…
Quant à Carnot, il m'annonçait son départ pour Cassel, et me disait qu'ayant besoin de faire parvenir des papiers à un ami à Anvers, et sachant que j'y faisais séjour, il me demandait la permission de me les adresser; cet ami ne devait arriver à Anvers que dans quelques jours, et il ne voulait pas laisser tomber ces papiers en d'autres mains. Sa lettre était aussi stoïque, aussi romaine, que toute sa vie.
Je m'enfermai avec la lettre de Léopold pour la lire, pour la relire mille fois. En passant devant le grand café, sur la promenade où est situé l'hôtel de la poste, je m'entends nommer comme par une joyeuse exclamation, et presque aussitôt je me trouve arrêtée par un officier qui avait servi sous les ordres du général Razout, et que depuis Eylau je n'avais pas vu. Je fus charmée de le revoir, quoique craignant que sa présence dans l'hospitalière Belgique ne fût une preuve de quelque peine politique.
«Non, me dit-il, je n'ai point eu mes épaulettes enlevées par les ordonnances, mais je viens de les déposer volontairement. J'ai échappé aux honneurs de l'exil, mais je cours en mari Don Quichotte sur les traces d'une femme faible, coupable, repentante. On m'a fait espérer que je la trouverais ici avec mon père; Bruxelles, Anvers, Ostende, Bruges, j'ai tout parcouru; partout où j'arrive, elle vient de partir…
«—Ah! mon Dieu, mon cher, vous voilà le modèle du sentiment. Mais, partez-vous de suite?
«—Non, j'attends ici le résultat des démarches que je viens de faire pour la découvrir.
«—Dînez-vous avec nous?
«—Très certainement. Comment! vous n'avez pas entendu parler de ma malheureuse affaire?
«—Non.
«—Mais j'ai passé pour mort, j'ai tué…
«—L'amant de votre femme; vous êtes, m'écriai-je en l'interrompant avec feu, vous êtes donc le mari de la belle Polonaise?
«—Oui, en savez-vous des nouvelles?
«—Je l'ai vue ainsi que votre père.» Alors je lui fis la relation exacte de ma rencontre avec Paula. Le pauvre homme n'en pouvait revenir, et malgré sa joie, sa douleur, et toutes les émotions attendrissantes sur les souffrances de sa jeune et belle femme, l'idée de ses pélerinages le faisait parfois éclater de rire, et dans un autre moment il me demandait, d'un grand sérieux, si je ne la croyais pas un peu folle; puis la jalousie reprenait ses droits; il ne voulait pas absolument croire que, seule, elle aurait osé parcourir les grandes routes. Je lui répétai que je l'y avais trouvée, que je l'avais vue le lendemain entreprendre nu-*pieds une route de huit ou dix lieues, et qu'elle était décidée alors à finir ses dévotions par la prise du voile dans un couvent en Pologne, mais que depuis elle avait été à Rome. Il perdait la tête, cet infortuné d'Autré. Je lui montrai la copie du manuscrit de Paula; si c'eût été l'original, il n'y eût pas eu moyen de le refuser à ses vives instances.
«Ah! me disait-il, si vous saviez combien elle a d'esprit et surtout d'instruction, vous cesseriez de vous étonner de mon étonnement. Se jeter dans un couvent, cela se conçoit encore; mais courir, s'exposer à un vagabondage qui, pour être religieux, n'en est pas moins imprudent! ah! c'est moi qui en perdrai la raison.»
Puis par une fort plaisante transition, passant des plus touchans regrets aux réflexions de la plus puérile vanité, le voyageur plaignait seulement les pieds mignons et le beau teint de la pélerine.
«Elle sera horrible.
«—Et qu'importe! n'est-ce pas toujours elle? songeons d'abord à la retrouver: si bien sincèrement vous pouvez lui pardonner, vous serez très heureux avec elle, car j'ai pu apprécier dans Paula une âme peu commune.»
Enfin, je le consolai de mon mieux et lui remis la copie qu'il lut et relut. Je reviens à ce fragment que je place à la fin de ce chapitre, parce que c'est au simple récit des amours et des souffrances de deux coeurs passionnés que je dus les premières inspirations de quelques opuscules qui me valurent d'honorables encouragemens. L'heure du dîner arriva tout en causant, sans que j'aie pu trouver un moment pour monter à ma chambre et lire cette lettre qui m'étouffait le coeur. Après le dîner, un autre retard survint, et ce ne fut que lorsque d'Autré (nom du mari de Paula) se fut rendu au spectacle, que, montant à mon appartement et défendant l'entrée à tout le monde, je pus dans toute la solitude de mon bonheur, baiser les signes d'une main chérie que j'ai encore là devant les yeux. Aujourd'hui, où aucune illusion ne peut plus arriver à mon coeur, je ne me les représente qu'avec l'émotion d'un doux rêve, et (cette franchise me sera-t-elle pardonnée?) qu'avec le regret de n'avoir osé accepter l'enivrante réalité de cette passion.
LETTRE DE LÉOPOLD.
«Vous avez passé à Paris, vous m'avez vu, vous étiez dans le même lieu, et si près, que nos vêtemens se touchèrent presque… vous me l'écrivez, et ce lieu où vous m'avez trouvé, qui dut vous parler en faveur de tous les sentimens qui pouvaient nous unir, ce lieu ne vous a inspiré que le besoin de me fuir, l'affreux besoin de me laisser sans courage, sans consolation et anéanti par la conviction de vous être indifférent!… Ah! je suis au désespoir. Vous me dites de vous parler de mon sort… il est horrible et vous en êtes cause!… Vous me fuyez, tandis que près de vous aucun bonheur n'égalerait le mien… Que pouvez-vous craindre? Que redoutez-vous? une passion qui n'a su vous toucher, l'expression d'une douleur sur laquelle vous seule pouvez quelque chose… Je contraindrai l'une et l'autre. Je ne vous demande qu'un amour de mère, mais d'une mère tendre, qui, au lieu de fuir, console son fils. Oh! que j'ai besoin de vous voir, d'entendre cette voix chérie toujours animée par les nobles inspirations du coeur ou du génie: ne repoussez, ne dédaignez pas mon dévouement. Je pleurai votre perte, et, unissant toutes mes douleurs, je végétais avec l'espoir de succomber. Oh! combien d'heures précieuses j'ai passé à pleurer, prier et croire. Ayez pitié de moi, de cet avenir qui peut-être si long encore; revenez, ou dites venez. Je puis être libre demain, aujourd'hui, quand vous l'ordonnerez: mais songez que je ne puis vivre loin de vous; vous avez promis de me servir de mère, et sans vous tout espoir de bonheur et de repos sont à jamais perdus pour
«LÉOPOLD.»
P. S. «Je ne veux ni pourrai vous rien dire de ce qui a suivi la fatale journée du 18. Ah! c'est à vos pieds, invoquant d'illustres mânes, que je veux redire les immortels exploits de nos braves et… les siens…
J'avais fermé ma porte; j'étais assise, la tête sur mes deux mains, en face d'une énorme glace; il y avait sur la table un volume des belles poésies de madame Dufresnoy; en lisant cette lettre, cette déclaration d'un amour dont la sincérité ne pouvait m'être suspecte, tout mon être sembla se bouleverser:
«Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler;
Je sentis tout mon corps et transir et brûler.»
Je ne puis le nier, j'eus un moment d'hésitation; il se fit en moi un changement absolu, mais très heureusement momentané; ma vanité voulut ressaisir l'espoir de plaire encore. Il m'aime, ne me le prouve-t-il pas? pourquoi refuserais-je un bonheur offert? suis-je donc si vieille, trop vieille déjà? ne me trouve-t-on point belle encore, et l'amour de Léopold tient-il à ma figure? Jetant tour à tour un coup d'oeil sur sa lettre naïve, et parcourant du regard les vers délicieux de notre muse française, je cédai insensiblement à l'attrait d'une illusion que je brûlais de pouvoir ressaisir encore. Pendant quelques instans, j'éprouvai toute l'exaltation délirante de mes belles années; mon imagination allait au devant de toutes les chimères d'un amour partagé. J'avais son portrait, je n'avais osé le regarder que bien rarement; je le pris, le pressai contre mon coeur… il me rendit à moi-même. Oui, je puis l'assurer avec vérité, en regardant cette physionomie noble et douce, parée de tout l'éclat de la jeunesse, je la comparai à la mienne qui se reflétait dans la glace, et je sentis que la jeunesse seule peut répondre à la jeunesse: Je me dois cet aveu après tant d'autres; le désespoir suivait pour moi cette conviction d'impossibilité, j'y succombais, et ce ne fut qu'après un long et déchirant combat que ma raison, assez maîtresse de mes soupirs, put répondre à Léopold comme une mère eût écrit à un fils bien-aimé; et si des circonstances m'ont, dans la suite, mise bien près de la plus séduisante des erreurs, je puis du moins me rendre témoignage que, non seulement je n'y ai jamais cédé, mais que je n'ai plus regardé celui qui eût pu me la faire partager, que comme un fils, un fils chéri et respecté plus encore.
Je passai la nuit la plus agitée; et à peine était-il jour, qu'on frappa à ma porte pour me demander si je voulais permettre à M. d'Autré de venir me faire ses adieux; je jetai vite une robe et un schall sur moi et le reçus. D'Autré venait de recevoir une lettre de son père, qui avait enfin retrouvé les traces de Paula, et qui engageait son mari à venir les chercher à Gênes, où elle était légèrement indisposée; il assurait à d'Autré que sa femme était, depuis son pélerinage à Rome, absolument revenue de l'idée de se faire religieuse; il disait: «Paula, mon fils, est encore digne de toi; Paula est une excellente femme, et belle, oh! belle comme les plus belles vierges qui ornent ici toutes les galeries.» M. Brillant d'Autré connaissait la faiblesse un peu vaniteuse de son fils, il le flattait pour gagner du temps; aussi d'Autré ne rêvait plus que Paula; il me montrait son portrait, ses souvenirs, et me demanda, comme une faveur, de lire avec lui le fragment que voici, et d'écrire quelques lignes en marge du manuscrit que je lui avais offert. D'Autré était un excellent homme, et de ce caractère qui, parmi les militaires, se désigne par un bon enfant; sans instruction ni beaucoup d'esprit, mais néanmoins aimable, de cette gaieté française que donne une heureuse nature. D'Autré me quitta avec promesse de m'écrire. La lettre à Léopold était restée non achevée sur la table: j'y jetai un regard, hésitai encore un moment, tout près d'y joindre quelques mots plus tendres; enfin, je la cachetai et je la fis porter bien vite à la poste. Ayant de nouveau défendu ma porte, je me mis à lire le récit suivant:
«Dans une des solitaires, mais superbes campagnes du Palatinat de Podalie, vivait depuis deux ans la jeune et belle Odeska, fille d'un noble Polonais, unie par ordre paternel à l'opulent, mais sauvage possesseur de ces contrées. Odeska, élevée dans le goût des lettres et des arts par une mère qui fut long-temps la brillante idole de la cour de Jean Casimir, la jeune Odeska aspirait au bonheur d'être aimée. Hélas! elle ne goûta un instant ce bonheur si pur que pour le payer par le désespoir et les larmes. Au nombre des pages qu'un grand nom sans fortune attachait à la cour de Pologne, se distinguait le jeune Mazeppa. À peine entré dans son adolescence, doué de tous les avantages extérieurs et surtout d'une de ces physionomies qui semblent porter sur leurs traits des destinées extraordinaires, Mazeppa joignait, au don de faire naître un vif intérêt au premier coup d'oeil, le mérite plus réel de justifier cet intérêt par les qualités d'une âme pleine d'enthousiasme et d'une énergie qui semblait, dans cet âge si tendre, défier déjà le destin. Jean Casimir faisait des vers, et toute la brillante jeunesse de sa cour soupirait des élégies ou des madrigaux aux pieds de la beauté. Mazeppa eut bientôt distingué la plus jolie, et son hommage ne fut point repoussé par Odeska, libre alors. Trois mois s'écoulèrent au milieu des délicieuses illusions de l'espérance et des courts et mystérieux instans d'une intime confiance, dérobée à la vie de cour et d'étiquette.
«Ordinairement le jeune page de Casimir attendait sa belle maîtresse sous un berceau, où les attentions de l'amour avaient mêlé le doux parfum de mille fleurs aux fraîches émanations d'un épais feuillage. Là, cachés à tous les regards, une couronne eût été peu pour celui qui, plus tard, devait mourir sur les terres de l'exil, pour avoir voulu conquérir un trône; le banc de mousse qui recevait son amie était celui qui occupait l'ambition du jeune page de Jean Casimir. Il y faisait résonner sous ses doigts la guitare, accompagnait la romance que soupirait la mélodieuse voix d'Odeska; dans d'autres instans, l'enthousiaste Mazeppa répétait à son amie les vers sublimes des poètes d'Italie, ou les héroïques inspirations d'Homère. L'Amour vit de superstitions dans le coeur des femmes; au milieu des pressentimens, un cruel événement se préparait pour les deux amans, et le coeur d'Odeska en reçut d'avance la fatale prévision dans un rêve funeste. Descendu avant l'aurore au bosquet, Mazeppa fut surpris d'y trouver déjà son amie, que son ardeur y devançait toujours. Il fut étonné du désordre de sa beauté. Des larmes furtives, que voilaient mal ses paupières, tombaient de ses yeux baissés vers la terre.
«Pourquoi ces larmes? quel malheur peut menacer nos beaux jours?» s'écria l'impétueux Mazeppa, et il enlaçait d'un bras protecteur la jeune fille, comme pour lui faire de son corps un rempart… Odeska, dans ce trouble délicieux qu'augmente le bonheur des larmes, la main sur son coeur, dit à son amant: «Cher Mazeppa, je rougis de ma terreur et je ne puis la vaincre; elle me poursuit jusque dans tes bras; mon ami, tu en es l'objet: oh! ne m'accuse pas de faiblesse; que l'adversité arrive, et tu verras si mon attachement ne sera pas plus fort qu'elle; mais te perdre… ah! c'est plus que mourir!»
«À ces mots, elle laissa tomber sa belle tête sur le sein du jeune page, qui épuisa tous les accens de la tendresse pour dissiper ses noirs pressentimens. Elle répondait comme poursuivie d'une affreuse vision: «Ô mon cher Mazeppa! je t'ai vu entraîner loin de moi; la terre et le ciel te refusaient un appui. J'ai vu des supplices et de trompeuses grandeurs. Mazeppa, la terreur glace tous mes sens. Hélas! le charme de l'amour n'est-il plus avec nous?… et ta voix expire dans les sanglots!» Tout à coup le bosquet retentit des cris du reproche et des menaces de la colère que proférait le père d'Odeska: il venait de surprendre les deux amans… En vain la mère de la jeune amante de Mazeppa intercéda-t-elle, en vain ce dernier fit-il valoir sa naissance et son amour; peu de jours après Odeska fut unie, malgré sa résistance, à un homme puissant qui l'éloigna de la cour et des bras de sa mère, pour la reléguer, comme sa proie, dans une terre près des frontières de l'Ukraine. Les regrets d'Odeska s'envenimèrent encore par la présence d'un époux que son coeur repoussait, et qui ne justifiait que trop ses dégoûts.
«Après la perte de son amie, malgré la faveur dont il jouissait auprès de Jean Casimir, le jeune Mazeppa n'eut qu'une seule pensée: celle qu'on avait arrachée à son coeur. Odeska, loin d'avoir tenté d'adoucir son tyran, du moins par les apparences de la soumission, repoussait ses caresses et ne répondait à l'invitation des droits de l'hymen, que par le nom de Mazeppa. La seule distraction de l'épouse était d'aller aux confins des terres qu'elle habitait, parcourir d'un regard douloureux cette immensité qui la séparait des lieux témoins de son amour. Un soir, appuyée contre l'orme dont le tronc portait sur son écorce noueuse le nom de Mazeppa et les emblèmes de la fidélité, un nuage de poussière s'élève au loin et appelle l'attention d'Odeska. Un cri de joie et de terreur échappe de sa bouche: «C'est lui! s'écria-t-elle; oui, cette course rapide me l'annonce. Quel autre que Mazeppa guiderait ainsi un coursier sur la plaine? C'est lui! Dieu! ayez pitié de nous. C'est aussi le fantôme de mon rêve horrible! Oh! privez-moi, grand Dieu, du bonheur de le revoir, si le réveil de cette félicité doit être celui d'un songe affreux.» L'infortunée tomba à genoux, les bras étendus vers les sables dont la poussière la dérobait encore à la vue de son amant: car le coeur d'Odeska avait bien deviné, c'était Mazeppa; il reconnut aussi le céleste visage de son amie. L'impétueux jeune homme poussa son coursier et gravit le rocher couvert de ronces, où venait de lui apparaître Odeska, qui laissa échapper un cri en se sentant enlacée dans les bras et pressée sur le coeur du fougueux favori de Jean Casimir.
«J'ai tout quitté pour te revoir; m'appartiens-tu encore? Odeska, es-tu toujours mienne?
«—Près de toi, l'univers n'a rien qui puisse causer un regret ni un remords à ton amie.» Hélas! elle oublia sur le sein de son amant qu'aucun serment ne permet impunément de parjure. Le châtiment se pesait déjà dans la balance de la justice divine.
«Le Cheval de Mazeppa portait les chiffres de son maître et d'Odeska sur sa housse richement brodée par les mains d'Odeska, et selon l'usage d'une cour galante, cette housse montrait aussi des emblèmes de l'amour. Abandonné par son maître, le coursier parcourut lentement les détours qui conduisaient à la grille principale du château de l'époux d'Odeska. Les chevaux sont pour les Polonais, comme pour les Tartares, les objets d'un culte. La beauté de celui de Mazeppa, son riche harnois, l'absence de son cavalier, tout excita la curiosité des nombreux habitans du château et surtout du maître. Des mains caressantes attirèrent le coursier, il se laissa prendre. À peine l'époux d'Odeska a-t-il jeté un regard sur la housse, qu'il s'écrie dans un transport de fureur: «Il est ici l'infâme qui ose me disputer son coeur! voilà le chiffre de Mazeppa… Courez, volez après les coupables… Ah! je vais donc me venger de tes dédains orgueilleux: femme, frémis!… chaque goutte du sang de ton amant va te coûter mille larmes! Couple perfide! les supplices, la mort, vont vous unir!» Une heure après l'ordre donné, Mazeppa et Odeska, enchaînés, parurent en présence de leur bourreau. «Femme parjure, et toi, vil suborneur, qu'avez-vous à répondre?
«—Le coeur d'Odeska était mon bien avant que ton or l'eût acheté de son père, dit Mazeppa; Odeska ne t'appartient point, elle ne fut point à toi, et je venais reprendre mon bien, mon bien unique et sans prix. Le sort trahit notre espoir; nous allons payer par la mort les doux rêves de l'amour! Mais la mort, nous l'acceptons, lui cria Odeska, il y a un Dieu vengeur, appui des coeurs innocens, je vais l'implorer pour toi.» Odeska tomba anéantie aux pieds de son barbare époux, et ne revint à la vie que pour se trouver dans un affreux cachot où elle languit pendant trois années.»
CHAPITRE CLXXVIII.
La première grenade d'honneur.—Madame de Balbi.—Cambacérès et le major
Garnier.—La protégée de l'abbé Raynal, ou la femme savante.
Je ne rendrai pas compte de tous les combats que j'eus à me livrer pour ne pas céder à la voix du bonheur et de l'espérance qui me parlaient pour Léopold; il m'en coûta, mais heureusement, comme je l'ai dit, la raison eut le dessus, et heureusement encore les singuliers hasards de ma destinée m'offraient à tout instant des distractions; je me trouvai de nouveau attachée à des intérêts que j'avais crus éteints, et auxquels, sur les libres terres de la Belgique, tous les malheurs, les persécutions, l'exil et la mort, semblaient donner une activité nouvelle. Je me préparais à faire la commission dont me chargeait la lettre de Carnot, lorsqu'à Ath je fis une rencontre qui m'intéressa singulièrement. Ath est un fort vilain bourg entre Gand et Anvers: ne voulant pas rester dans la salle de l'auberge avec une demi-douzaine de fumeurs, je me promenais dehors en attendant le départ de la voiture. À quelques pas de la porte était assis un militaire qu'au seul aspect je reconnus pour un Français, à la cravatte noire, à la redingote de route, au large pantalon bleu, à la mine d'un philosophe de bivac. Il était adossé contre un de ces gros arbres entourés d'un banc en cercle, si communs dans les villages de Hollande. Son sac était à ses pieds, et il le poussait avec un air tantôt triste, tantôt de mauvaise humeur et d'impatience. Aussitôt je me laissai aller au même mouvement qui me valut un si rude accueil de la part du colonel espagnol[16]. «Pardon, mon brave, dis-je au vétéran, vous me paraissez fatigué et las d'attendre ici?»
À ma voix de femme, il m'avait regardée avec surprise, puis avec un sourire bienveillant: «Une Française, cela me fait plaisir à rencontrer dans ce pays de buveurs de bière où on me disait qu'on nous aimait tant, et où je ne trouve pas seulement à me faire comprendre.»
Nous voilà, nous, installés sous une espèce de treille, et moi de faire appeler un excellent déjeûner.
«Je viens de loin, me dit le militaire; plus de paie, et me voilà lancé dans l'émigration.
«—Je ne suis pas riche, mais deux napoléons, je les ai toujours au service d'un militaire, d'un ancien camarade.
«—Vous avez servi? tenez, je voyais qu'il y avait quelque chose de ça dans votre tournure; vous êtes d'une jolie taille au moins! Là, vrai, avez-vous vu le feu? À quelles journées étiez-vous? parlons-en, cela fait oublier que me voilà vieux, pauvre, cherchant à gagner ma vie en philosophe.»
Je pensai que c'était vraiment un don particulier de Napoléon que cet attachement qu'il inspirait aux soldats, à ceux qui même après vingt années de fatigues et de périls n'avaient encore pour récompense que ces fatigues et ces périls. Je renouvelai mon offre, y joignant celle d'adresser le militaire à Anvers à quelqu'un de sûr qui pourrait lui être utile.
«—Je l'accepte, ma petite dame, avec le même bon coeur que vous l'offrez; ça se connaît de suite, et je devine que vous êtes ici depuis que nous sommes des brigands; tenez, votre double napoléon me fera pour toutes sortes de raisons grand bien; mais j'aime autant votre offre de m'adresser à des amis, car c'est du travail que je cherche et tout ne me convient pas, car voilà bientôt trente ans que je n'ai manié que le fusil, et ça gâte la main pour tout autre métier. Le seul état que j'ai su, c'est la reliure.
«—Eh bien! tant mieux, j'ai votre fait à Bruxelles; si vous savez relier, vous serez placé en arrivant.
«—Eh bien alors, gardez votre double napoléon, ça vous servira.
«—Prenez toujours, il ne faut pas qu'en arrivant vous soyez, forcé de demander des avances; tenez, voilà un mot (et je l'écrivis) pour vous loger.» En y jetant les yeux et en lisant: Rue de l'Empereur, «Cela me portera bonheur; oh! c'est que nous avons, tels que nous voilà, des raisons très particulières pour ne pas l'oublier, c'est une vieille connaissance, ça date de Marengo; tenez, il y a dans ce sac un habit qui a été à l'île d'Elbe, je veux être enterré dedans. Je ne le donnerais pas pour une fortune, mon pauvre habit que j'aime, et j'ai là-dedans un autre trésor.
«—Votre croix?
«—Celle-là reste ici cachée,» et il pressa son coeur. «Mais l'autre est un souvenir d'un ami bien cher, d'un pays, d'un frère d'armes, c'est une grenade d'honneur.
«—Qu'est-ce que cela veut dire, mon brave?
«—C'était dans ce temps-là comme la croix, une récompense de la bravoure, et c'était à mon bon, mon brave Renaud, que Napoléon donna cette première récompense sur le champ de bataille. Il était sergent d'artillerie; nous sommes tous deux de Selangey, Côte-d'Or. Renaud fit au passage du Simplon des actions qui déjà le firent remarquer de Napoléon, connaisseur en soldats. À Marengo il se coucha sous sa pièce, et y mit le feu au moment où les Autrichiens venaient s'en emparer; figurez-vous la débâcle, c'est là-dessus que Napoléon lui décerna la grenade d'honneur qui était la première donnée; à la même journée, il démonta encore une batterie autrichienne. Oh! c'était un homme extraordinaire, brave comme l'épée de Napoléon, et humain et doux comme une bonne femme. Mon Dieu! c'est un trait d'humanité qui lui coûta la vie, et c'est comme cela que malheureusement j'ai cette grenade d'honneur qui ne me quittera plus. Nous étions à Neuhaff, quand un terrible incendie vint à éclater; la maison où le feu faisait le plus de ravages était habitée par un père de famille, un ami intime aussi de mon camarade, qui à la vue du danger n'en fit ni une ni deux, mit habit bas et s'élança au secours de son ami; je l'avais suivi et tâchais vainement de l'arrêter quand je vis pour lui une mort inévitable et horrible. Il faut que je parvienne jusqu'à lui, cria-t-il, et il enfonça une porte; il croyait trouver là son ami; la flamme qui s'échappait avec fureur l'enveloppa; j'étais moi-même suspendu sur une poutre près de l'escalier embrasé; je vis le malheureux et intrépide Renaud tomber et disparaître dans un tourbillon de fumée et de feu; une seule parole me parvint: Garde ma grenade. Ce cri, Madame, je crois bien souvent encore l'entendre, et cette grenade, prix de la bravoure, signe de l'honneur militaire, je l'ai apporteé avec moi sur les champs de bataille d'Iéna, Wagram, Austerlitz, de la Moskowa et de Mont-Saint-Jean; aujourd'hui, c'est-à-dire depuis les jours de paix et de délivrance, je l'ai cousue dans mon uniforme, et voilà mon linceul, c'est une relique pour ceux qui sont comme moi fidèles à la religion du soldat, au souvenir du drapeau.
«—J'ai vu des sabres d'honneur, répondis-je, mais je ne savais même pas qu'on eût donné des grenades. Je serai bien aise de la voir quand j'irai vous trouver à Bruxelles; mais n'en parlez pas, il faut maintenant, comme vous dites, vivre en philosophe.» Il me témoigna beaucoup de regret de ce que je n'allais pas à Bruxelles, et voulut défaire son sac; je m'y opposai, non par défaut d'intérêt, mais parce qu'on mettait les chevaux, et que je voulus voir emballer ma nouvelle connaissance, que je quittai avec le doux sentiment d'avoir peut-être assuré son existence par cette rencontre.
Ce brave homme s'appelait Bois-Marie et se disait parent d'une jeune fille sacrifiée dans la révolution à la haine féroce d'un ami intime de Robespierre, si Robespierre put avoir des amis.
Renaudin de Saint-Remi, qui quitta son siége de sage pour déposer comme témoin contre l'innocente et infortunée Marie, opina ensuite pour la mort comme juré. J'appris plus tard d'autres détails de ce grognard de l'île d'Elbe. Quelques uns sont honorables à la mémoire de Tallien; je les placerai dans le cours de ces volumes. Il monta sur la voiture, heureux et joyeux, en chantant d'une voix qui était plus propre à commander à droite, gauche, fixe, qu'à fredonner la romance; il chanta l'air de Cendrillon: Dieu protégera j'espère.
À une lieue d'Ath, je descendis et pris un chemin de traverse qui me conduisit à une fort jolie maison de campagne où j'avais quelqu'un à prendre pour venir à Anvers. J'y trouvai grande société; on m'y donna des nouvelles de Mme de La Valette. Tous les convives étaient amis ou connaissances de mes amis, et la conversation se ressentit de la confiance que produit naturellement la conformité d'opinion.
Parmi les convives était le major Garnier: c'était de tous celui que je connaissais le moins; et je n'en parlerais même pas, n'ayant pas de bien à en dire, si, malheureusement trop crédule pour tout ce qui est service à rendre, je ne me fusse trouvée attachée à des intrigues et projets d'embauchage que j'atteste sur mon honneur avoir toujours ignorés. Quêter pour ceux qui partaient ou affectaient de vouloir partir pour le Champ-d'Asile, beau rêve des proscrits; courir, écrire, user de tous mes moyens pour leur être utile: voilà ce que j'ai constamment fait pendant quatre années que j'ai voyagé de Bruxelles à Anvers, Gand, Bruges, Ostende, Londres et Amsterdam; j'ai même été souvent dupe de mon exaltation; mais j'ai séché quelques larmes, et je ne saurais regretter une facilité d'attendrissement qui a eu de pareils résultats. D'ailleurs, je ne me cite jamais en exemple à imiter; mes défauts, mes qualités, tiennent ensemble, si bien que ne pas agir de premier élan est pour moi d'une impossibilité absolue; céder à ce premier mouvement a même pour moi un charme inexprimable; aussi dès que le major Garnier, avec sa laideur toute militaire m'eût prononcé les noms magiques de Ney et Waterloo, unissant par une déchirante pensée de regret ces deux affreuses époques d'amertume et de deuil, je supposai à celui qui m'en parlait avec âme tous mes regrets, toute ma douleur, et dès ce moment la réflexion qui n'eût pas été en faveur du major n'eût pu se faire jour dans mon esprit; il me disait qu'il avait vu Ney, lorsque exténué de fatigue, blessé, à pied, et guidé par un sous-officier de la garde, il arriva, après le fatal 18, au lieu où un officier du général Desnouettes lui donna son cheval pour se rendre à Marchienne-au-Pont. Dès ce moment nous fûmes amis, de mon côté avec la plus loyale franchise, du sien avec toutes les confidences qui pouvaient le mieux m'attacher à ses vues, et me les faire servir malgré moi et à mon insu.
Le major Garnier avait alors près de cinquante ans; il annonçait avoir servi dans les gardes françaises, et racontait fort bien une infinité d'anecdotes. Il était lié avec l'hôte de l'Aigle-Noir, à Liége.
«Je vous y adresserai, me dit-il, vous coucherez dans la chambre où Louis XVIII, alors MONSIEUR, coucha avec son fidèle d'Avaray, ce modèle des amis, ce Bertrand de 92.»
Les détails qu'il nous donna sur ce prince étaient remplis d'intérêt; mais je ne crois pas, ne pouvant en garantir l'authenticité, devoir les rapporter ici, puisqu'il s'agit d'un personnage auguste; je ne puis taire pourtant un mot de Mme Balbi, femme du gouverneur du Luxembourg, et qui, ayant montré la plus constante fidélité au sort du prince, avait contribué à sa fuite, et bravé toutes les tristes chances de l'émigration. Je fus bien un peu surprise de voir un soldat d'Arcole, comme se prétendait le major, si bien au fait des secrets des princes; car presque tous ceux qui vécurent sous les drapeaux ignoraient aussi bien les actions d'un courageux dévouement, que les crimes affreux qui signalèrent cette époque de la révolution.
«Rien, disait le major, n'était aimable et séduisant comme la comtesse de Balbi. Dans les différens pays que, pendant sa longue émigration, cette dame a parcourus, on chante ses louanges.»
Madame de Balbi parlait des malheurs de Louis XVI et de l'infortunée Marie-Antoinette, et leur faisait des partisans en arrachant des larmes. J'ai logé en Allemagne dans une maison où Mme de Balbi avait habité; un émigré, qui alors était devenu un des plus zélés sujets de Napoléon Ier, le major Garnier, conta un mot de cette dame qui ne fit pas fortune dans la haute société germanique, peu faite encore à l'élégant laisser-aller des favoris. Mme de Balbi se trouva à un cercle nombreux qui se pressait pour la voir et l'entendre. Une jeune et naïve allemande passa sa belle tête blonde et son frais visage entre les épaules un peu tudesques de son fiancé, et l'émigré en question laissa échapper cette naïveté: Is das ein koenings hoer?[17] Mme de Balbi, qui entendit l'insolente épithète, se tourna avec cette aisance que donne la cour, et répondit: «Ma chère, le sang des princes ne tache pas.»
Je me rappelai avoir, sous le consulat, entendu parler d'une Mme de Balbi qui vivait sous les dehors de la médiocrité dans une ville de province; je demandai au major s'il croyait que ce fût de la même famille.
«Bien mieux, c'est, dit-il, la même personne. Mme de Balbi a servi les princes de toutes les manières. Rentrée en 97, elle a su intéresser le Consul en excitant la sensibilité de l'excellente Joséphine, dont le faible à protéger l'ancienne aristocratie a bien un peu nui peut-être à la solidité du trône impérial. Mme de Balbi est, sans nul doute, intervenue dans quelques tentatives politiques, mais elle a eu l'heureuse adresse d'en esquiver les conséquences, et cela à une époque où la police n'était pas mal faite; c'est qu'elle a de l'esprit comme un démon, l'esprit des affaires.
«—Vous ne jugez pas cela comme moi, lui dis-je; je vois Mme de Balbi noblement dévouée à la cause de la royauté, seule cause légitime pour elle; je la vois toujours marchant au but: j'aime ce courage de constance, cette longue résignation; les princes ne trouvent déjà pas si souvent ces vertus dans les hommes aux jours de l'adversité, qu'il n'y ait un mérite de plus pour une femme. La seule chose que je n'approuve pas, c'est d'avoir affecté les dehors de la pauvreté, d'avoir joué le rôle de solliciteuse près de l'homme dont elle devait désirer la chute; c'est trahir les bienfaits: qu'on demande des renseignemens pour sauver ses amis, bien permis; mais accepter les dons, demander les grâces de ceux qu'on hait, il y a là dedans quelque chose qui ne va ni à la fierté du malheur ni à la dignité d'une cause.»
Je mis dans ce discours assez de véhémence pour attirer l'attention, et j'eus le plaisir de voir tout le monde de mon avis. Le major Garnier se rendait à Bruxelles; il avait des lettres pour Cambacérès: je ne pus m'empêcher de lui parler de l'affaire de l'officier à demi-solde avec l'ex-archichancelier.
«J'en espère mieux, me dit le major; j'ai une recommandation qui ne peut manquer son effet, c'est un souvenir de jeunesse…
«—Pas avec vous, j'espère, major, lui dis-je en riant.
«—Ce n'est pas ce que votre malice s'imagine.
«—Ah! tant mieux, car j'aurais regretté de voir invoquer de pareils souvenirs.
«Voilà qui s'appelle pousser loin l'intérêt du sexe.»
Le major, à ce dernier mot, fit une singulière grimace qui le rendit si laid qu'il n'y eut plus moyen de douter de la parfaite innocence des souvenirs qu'il allait invoquer; du reste, sa morale était si facile que le moyen qui réussissait lui paraissait toujours le moyen par excellence; je lui donnai mon adresse à Anvers, et il quitta la société avant moi.
La maîtresse de la maison était une parente du fameux Rabaut-Saint-Étienne, et née à Nîmes, comme lui, professant la religion réformée. Cette dame, dont la destinée fut fort bizarre, devenue victime d'un mariage d'inclination, se plaisait à citer un important service que lui rendit le célèbre abbé Raynal.
«C'était déjà, disait-elle, un vieillard en 92, mais l'homme le meilleur, le plus aimable, et d'une figure noble et belle. J'étais bien jeune alors, et le zèle officieux, les services de ce défenseur de l'humanité, qui habitait une retraite dans le midi de la France, me sauvèrent l'honneur et la vie.»
On voyait, dans les discours et le caractère de cette dame, que la société du philosophe avait un peu déteint sur sa conversation travaillée et presque oratoire; mais je n'ai guère vu de coeur plus dévoué à ses amis que celui de Mme Étienne Rabaut; elle se prit d'extrême amitié pour moi.
«Puisque vous avez habité la Hollande, me dit-elle, voilà un ouvrage qui vous intéressera:» c'était l'Histoire du Stathouderat, par l'abbé Reynal. Madame Étienne y avait écrit quelques notes qui me prouvèrent qu'elle visait au savoir, et ce fut sans doute mon invincible dégoût pour cette prétention, qui m'a fait mettre moins d'empressement à cultiver l'amitié d'une personne d'ailleurs si distinguée. Nous parlâmes beaucoup de Carnot, cet homme intègre et philosophe, sorti pauvre de toutes les situations de sa vie. Madame Étienne fit les honneurs de la soirée par son savoir et ses citations toujours justes, ce qui n'est pas peu pour qui cite beaucoup. Je l'admirais, mais sans me dire: J'en voudrais savoir autant. Là où perce l'étude chez les femmes, il me semble que le charme disparaît; presque toujours un succès que nous avons trop l'air de chercher nous échappe; non que je veuille faire l'apologie de l'ignorance, et dénigrer les supériorités; mais avec un peu moins de prétentions, madame Étienne eût été une personne parfaite. Comme c'est chez elle que je voyais la plupart de mes amis, j'aurai plusieurs fois occasion de revenir sur son chapitre. Je partis dans la nuit pour Anvers, afin d'y remplir la commission dont je m'étais chargée, commission qui eut pour résultat mon premier voyage à Londres, comme je le dirai dans le chapitre suivant.
CHAPITRE CLXXIX.
Embarquement.—Rencontre d'un poète italien.—Un épisode de la révolution.—Arrivée à Douvres.—Le major Garnier.
Je résolus d'aller prendre le paquebot à Ostende, et partis d'Anvers aussitôt ma commission faite. L'argent que j'avais eu de mes leçons d'italien, si largement payées par l'aimable et infortuné duc de Kent, cet argent commençait non seulement à diminuer, mais la crainte d'en manquer dans un pays où les Français paient double, me décida au sacrifice d'une fort jolie montre de chasse à répétition. Le profil de Napoléon, gravé dans l'intérieur de la double boîte, me la fit vendre trois fois plus que sa valeur, et moi qui, si long-temps, n'avais regardé cent et mille louis que comme une bagatelle, je ne saurais dire quelle fortune je crus posséder en comptant douze cents malheureux francs. Hélas! les jours se préparaient où le plus strict nécessaire me devait seul rester pour bien des années.
J'arrivai à Ostende, et descendis à la grande auberge à côté du théâtre; il était sept heures: il y avait spectacle; et quoique je connusse par expérience toute la portée des talens de province, je n'eus rien de plus pressé que de courir au théâtre. La troupe était fort au-dessus du médiocre: on donnait la Femme jalouse. J'ai l'habitude de toujours écouter le spectacle, bon ou mauvais. Tout à coup mon attention fut détournée par cette vive exclamation: «che seccatura mio Dio! Porta mio, che diresti?—Direbbe che è poco garbato il parlar cosi[18],» répondis-je aussitôt au personnage, en le regardant assez fièrement. Il s'excusa de son mieux, toujours dans la même langue, et m'exprima avec une vivacité tout italienne son bonheur de rencontrer une personne qui parlait la tosca favella, dans un pays où les oreilles étaient au supplice. La connaissance fut bientôt faite, et, pendant la petite pièce, la Jambe de bois ou l'Amour filial, je m'amusai à contrarier Mangrini, en lui soutenant ce que j'étais loin de penser, que nos opéras comiques valaient mieux que les opéras buffa de l'Italie. À tout, il me répondait en faisant de ridicules grimaces. «Ma, per bacco, non cantano quei personnagi[19]!» Le spectacle n'était pas fini, que j'étais aussi enchantée de cette rencontre, que Mangrini l'était de la mienne; les Italiens en général ont la parole un peu retentissante. Je voyais qu'on nous remarquait; je l'en prévins et l'engageai à quitter le spectacle; il me dit qu'il partait aussi par le paquebot, et j'en fus charmée, car sa vivacité spirituelle promettait un compagnon de route fort agréable, et mon attente ne fut point trompée. Mangrini était Romain, parent du célèbre musicien de ce nom, et ami intime du célèbre Porta, poète milanais, dont il me parla avec cette abondance de détails, que relève cependant la pantomime italienne. Mangrini me cita entre autres la bizarre épitaphe que cet homme original composa lui-même en milanais, et dont le sens est: «Je suis parvenu à faire pitié même à un prêtre qui ne vit que d'enterremens», faisant allusion aux maux cruels que la goutte lui faisait souffrir.
Porta était un poète populaire; les événemens du jour s'embellissaient sous sa plume par le trait d'une fine satire qui attaquait tous les ridicules, tous les vices en masse, sans personnalité aucune; l'esprit enjoué et caustique de Porta était tempéré par un caractère noble et généreux. «Croirez-vous, me disait Mangrini, que Porta, dont toutes les poésies respirent une gaieté et un enjouement parfait, est l'homme le plus triste, le plus mélancolique; c'est une contradiction bien singulière et qui existe pourtant. Presque toujours les poètes expriment dans leurs vers le contraire de ce qu'ils éprouvent…» Je ne fus pas du tout de l'avis de Mangrini: «Je ne m'élève pas, lui dis-je, à la hauteur de la poésie; mais ce que j'écris en prose est toujours l'image des sentimens que j'éprouve…» Il répondit par des complimens si bizarres et si chargés de superlatifs, que j'en éclatai de rire. On vint à l'hôtel avertir les voyageurs pour l'Angleterre, que si le vent ne changeait pas, on mettrait à la voile à quatre heures. Nous résolûmes de ne pas nous coucher et de parcourir la triste ville d'Ostende; mais à peine eûmes-nous commandé notre souper, que le matelot revint dire qu'il fallait se rendre au port. Mangrini, qui avait compté se régaler avec des talladelli à la milanese, exprima d'une façon si comique son désappointement de gourmand, que je ne me souviens pas d'avoir jamais ri d'aussi bon coeur; mais nécessité fut de se soumettre, et bientôt nous fûmes en chemin pour le port. Il y avait fort peu de passagers, et la traversée fut heureuse. Mangrini avait, à l'époque dont je parle, de quarante-cinq à cinquante ans; il avait vécu en France, et s'y trouvait aux premiers temps de la révolution. Il s'était arrangé pour schivare[20], disait-il, les mesures de salut public, en se mettant à la suite d'Antonelle, chef du jury, qui présida à la condamnation du duc d'Orléans, père du duc actuel.
Cette confidence nous mit naturellement sur le chapitre de ce prince malheureux, qui, dans sa captivité et surtout à sa mort funeste, se montra fidèle au caractère qui avait marqué le commencement de sa carrière. Mangrini me raconta un trait d'une pauvre mère de famille, sauvée d'une affreuse misère par les charitables dons du duc d'Orléans, alors encore duc de Montpensier.
«Cette femme, sitôt que le duc d'Orléans eut été enfermé à l'Abbaye; cette femme, dont le mari fréquentait les clubs, se donna le mouvement le plus honorable pour son bienfaiteur, arrêté avec son plus jeune fils, le comte de Beaujolais, âgé seulement de treize ans alors. Le jour où cette âme reconnaissante apprit que Billaud Varennes avait proposé d'ajouter le nom du duc d'Orléans à la liste des députés qu'on allait mettre en accusation, et qu'on allait le chercher au château de Marseilles, elle parvint à s'introduire à la conciergerie, où elle savait qu'on conduirait le prisonnier; elle espérait lui faire passer un avis, réussir à le sauver; elle n'avait point calculé l'active haine de ses ennemis. La nuit du 5 novembre arriva, le duc comparut le lendemain devant le tribunal; la pauvre femme s'y était portée avec quelques amis de son mari, espérant toujours que le prince ne serait pas condamné, son mari et les siens ayant promis de s'entremettre pour le sauver.
«Hélas! disait Mangrini, la pauvre femme était encore chez moi à me prier de rendre Antonelle favorable au duc, que celui-ci marchait déjà à l'échafaud. Le prince, ajoutait-il, par le grand caractère qu'il a déployé devant un odieux tribunal, a effacé quelques autres pages de son histoire. Quand, après sa brève et simple défense, il se vit condamner, il dit à ses juges: «Puisque mon sort est décidé, je vous demande de ne pas me faire languir ici jusqu'à demain, et d'ordonner que je sois conduit à la mort sur-le-champ;» seule grâce que les bourreaux d'alors pouvaient accorder. Antonelle rentra, continua Mangrini; la femme était toujours dans mon cabinet, je lui demandai si le duc était acquitté; il tira froidement sa montre, et répondit avec un affreux sourire, exécuté maintenant. À ce mot, la malheureuse qui l'entendit tomba évanouie derrière un paravent qui la cachait par bonheur. Je frissonnai de la tête aux pieds; si Antonelle l'eût aperçue et dans cet état, elle eût couru le danger de quelque expiation à son généreux dévouement. Je parvins avec beaucoup de peine à la faire sortir de chez moi. J'eus soin, dès le soir, d'aller voir cette excellente femme; j'appris, sur la jeunesse du duc d'Orléans, des détails pleins d'intérêt et que la pauvre femme racontait avec le charme d'un coeur que la reconnaissance inspire.
«Lorsque le duc d'Orléans épousa en 1769 la fille du duc de Penthièvre, à la chapelle de Versailles, disait cette dame, j'avais à peine quatorze ans; j'étais au milieu de la foule qui regardait le beau mariage: au moment de la bénédiction, le prince, qui n'avait pas pris la place assignée au mari dans ces sortes de cérémonies, sauta, aussitôt qu'on lui fit remarquer son erreur d'étiquette, par-dessus la queue de la robe de la royale mariée. En bas, tout le monde riait de cela; mais en haut, dans les tribunes, on avait l'air bien mécontent. Huit jours après le mariage, je me trouvai en bas du parc comme le prince y passa; un gros chien s'élance, le prince court à moi, saisit le chien, le terrasse; il appelle et dit à un de ses gens de conduire la jeune personne qu'il vient de sauver, en ajoutant un don au bienfait de la vie; nous n'étions pas pauvres alors; mon père voulut rendre le don au prince; mais je fis tant que je l'avais encore trois ans après mon mariage, au moment où le duc de Chartres fut nommé lieutenant général des armées de mer en 1778. Mon mari était de Brest, attaché au port; nous éprouvâmes de grands malheurs. J'eus l'idée d'implorer le prince, qui, enfant, m'avait sauvé la vie et dont la générosité nous sauva encore du désespoir. Je lui peignais, dans une lettre, ma situation; vingt-quatre heures après, mon mari était placé près du comte d'Orvilliers, qui commandait comme vice-amiral, et le soir, étant assise à réfléchir à cette lettre que j'avais osé écrire, je vois entrer le duc de Chartres avec un de ses gentilshommes; il me dit: «Je vous remercie de vous être rappelé le bonheur que j'eus peut-être de vous sauver la vie; je veux qu'elle soit heureuse, l'existence que je vous ai conservée; vous êtes mère, je vous donnerai un parrain, continua le bon seigneur, et voilà pour la layette;» là-dessus il me donna une somme si énorme, cinquante louis, que j'en étais comme folle; et cette main généreuse fut étendue sur moi jusqu'au terrible moment où la révolution commença. Alors, craignant pour mon bienfaiteur, je suis venue à Paris le jour où l'on y promenait les bustes de M. Necker et du duc d'Orléans. La bonne madame Thierry m'avouait, continua Mangrini, qu'elle était heureuse de ces hommages; comme elle le disait encore, ni son mari ni elle n'entendaient rien à la politique, et prenaient tous les changemens pour des espérances; son mari allait dans les clubs, et là il apprenait que le parti populaire, loin d'être tout dévoué au duc d'Orléans, cherchait des prétextes pour s'en séparer. La veille des terribles journées des 5 et 6 octobre, un républicain exalté offrit de l'or au mari de madame Thierry, pour lui faire avouer qu'il en recevait du duc d'Orléans dans un dessein anarchique; Thierry promit par peur, avertit sa femme, qui instruisit fidèlement celui sur lequel grondait l'orage.»
Mangrini, qui avait beaucoup d'esprit et un esprit sans aucune prétention, me faisait remarquer la reconnaissance de cette pauvre femme, résistant au malheur et qui, disait-il, par cet attachement si rare dans les classes inférieures, m'inspira un intérêt plus fort que la prudence qui m'était commandée par ma position auprès de gens que j'abhorrais et que j'étais obligée de servir pour sauver ma tête. J'ai, même puisé, dans d'autres aveux de cette femme, la certitude que le duc d'Orléans fut étranger à quelques uns des mouvemens révolutionnaires dont on a prétendu trop souvent qu'il fut l'âme. D'autres raisons, puisées dans les confidences des coryphées de ces temps, que j'étais si souvent contraint d'entendre, me disposent à me rendre à la déclaration faite par M. Chabroud. Cette déclaration absout le prince de toute participation à un événement très grave.
Vous aimez à vous instruire, répondis-je, et tiendrais à vous convaincre de mes idées sur le personnage dont nous venons de parler longuement; lisez la correspondance: Louis Philippe, duc d'Orléans; vous y trouverez une lettre au Roi, et d'autres aux différens ministres. Je vous prêterai également la procédure, l'exposé de la conduite du duc d'Orléans dans la révolution; celui de la consultation délibérée à Paris, le 29 octobre 1790; le mémoire à consulter pour L. P. J. d'Orléans, qui sont dans les mémoires du marquis de Ferrières. Quand il s'agit de si illustres accusés, on ne saurait trop chercher la vérité; et j'ai lu toutes les pièces de cette longue procédure. Un singulier intérêt de souvenir m'attachait à cette recherche; j'avais comme un besoin d'âme de trouver innocent d'une horrible inculpation le père du jeune prince que j'avais vu, au prix de son sang, défendre, contre l'invasion de l'étranger, les frontières de sa patrie. C'est long-temps après, et à mon retour à Paris, qu'en lisant les mémoires si touchans du duc de Montpensier, je me suis applaudie de la patience qui me fit lire tout ce qui tend à atténuer la gravité des bruits répandus contre la mémoire de son père; malheureusement la postérité est quelquefois aussi crédule que les contemporains, et par paresse on s'arrête aux opinions faites d'avance.
J'ai voulu sur ce point penser d'après moi-même, et j'ai eu quelquefois, et pour plusieurs faits, l'occasion de m'applaudir d'une constance d'études qui m'a valu le droit de penser et de dire que le prince, dont les torts ont été si chargés de circonstances aggravantes, valait mieux que sa renommée.
Nous étions partis à trois heures du matin du port d'Ostende, et à sept heures du soir nous étions aux prises avec les aubergistes de Douvres. Ma première pensée, en touchant le libre rivage de l'Angleterre, fut un regret si terrible que je n'en pus cacher la déchirante amertume à mon bon et spirituel compatriote et compagnon de voyage. J'avais saisi son bras convulsivement en m'écriant: «que ne m'a-t-il écoutée! que n'ai-je pu le conduire ici, le voir, le sauver du moins, mourir à ses pieds ou le consoler et le servir.» Cette pensée rétrograde fit place aux ennuis d'une arrivée, et d'une arrivée en Angleterre; ni chagrin ni humeur ne pouvaient tenir heureusement contre les contestations comiques et bruyantes de ce bon Mangrini, qui ne pouvait se persuader qu'une fille d'auberge du duché de Kent ne comprît pas le mauvais français d'un poète italien. On m'a toujours dit que je prononçais parfaitement les langues que je parle; j'en fis une utile expérience avec la servante de l'auberge de Douvres, qui, après mes cinq ou six mots d'anglais, me fit le même compliment, et aussi brutalement qu'à mon compagnon de route. En entrant dans la salle, je ne fus pas médiocrement surprise d'y trouver le major Garnier, que je croyais à Bruxelles, sollicitant auprès de Cambacérès pour les exilés du Champ d'Asile; il me parut soucieux, mais fort content de notre rencontre, et la confidence qu'il me fit me le prouva. Je la réserve pour le chapitre suivant, ainsi que les détails de mon départ pour Londres et de mon arrivée dans cette capitale; du commerce, de la liberté, et cependant aussi des préjugés et des abus.
CHAPITRE CLXXX.
Confidence du major Garnier.—Départ et arrivée à Londres.—L'orgueil britannique.
Une fois installée à Douvres, Mangrini, qui me vit très occupée à causer avec le major Garnier que je venais de rencontrer, s'éloigna pour parcourir la ville, et disparut jusqu'au souper. Garnier, frappé sans doute de son accent italien, me demanda avec un air qui me déplut, des renseignemens sur lui. «Vous les lui demanderez, lui dis-je; il n'est pas avare de paroles.» Le major vit qu'il avait été indiscret, et s'excusa avec politesse. Il m'étonna singulièrement en me parlant de la commission que j'avais faite à Anvers, et des papiers que j'avais remis et que j'étais convaincue m'avoir été adressés par Carnot. Garnier m'assura que depuis que Fouché avait inscrit Carnot sur une liste d'exil, celui-ci était venu à Cassel, peut-être; mais qu'au moment où nous en parlions, il avait la certitude que Carnot était à Varsovie. «C'est tellement vrai, ajoutait Garnier, que nous savons la manière dont le grand-duc Constantin a accueilli le vainqueur de Wattigny, et l'ex-ministre de l'empire, qui, avec sa fierté toujours républicaine, n'a pas mieux répondu aux offres superbes du prince russe, qu'il ne le fit lors de sa belle défense d'Anvers au prince-royal de Suède, son ancien co-religionnaire en politique. Connaissez-vous cette réponse? La voici: J'étais l'ami du général Bernadotte; mais je suis l'ennemi du prince étranger qui tourne ses armes contre ma patrie.» J'écoutais Garnier les yeux fixes, la bouche béante; il ne parut pas y faire attention, et me montra une liste de souscription, me disant qu'il comptait sur moi, mon activité et mon esprit, pour voir tous les Français à Londres, pour les intéresser en faveur d'un projet qui allait assurer un asile à la valeur malheureuse. Avec ces mots-là, on m'eût fait traverser un brasier allumé. Je promis plus, qu'il ne demandait. Je lui dis que, me prévalant de la généreuse bienveillance d'un prince, du duc de Kent défunt, je tâcherais de voir et d'approcher les princes ses frères; enfin je me dévouai encore par pure exaltation à des gens que je ne connaissais que de nom. Mais je restai néanmoins fort inquiète des papiers que j'avais portés à Anvers chez M. Van B***. Il n'y a pas dans cette ville une maison où l'on ne prononce le nom de Carnot avec respect. On se rappelle avec vénération qu'en prenant de sages et fortes mesures pour la défense de la ville, il en protégea les intérêts, en ne voulant pas consentir à la démolition du faubourg Belgrade. Tout le monde sait à Anvers que le général Carnot reçut d'un des agens des puissances l'offre de quatre millions pour livrer la ville, et Carnot refusa.
Ayant remis ce paquet, adressé au général, chez des amis sûrs, je ne pouvais donc en être inquiète; mais je l'étais davantage par l'étrange nouvelle que m'apprenait Garnier. Je ne sais pourquoi je ne lui montrai pas la lettre que j'avais crue et croyais encore de Carnot, mais, sans aucun soupçon arrêté, mon esprit ne se sentait point attiré vers le major par cette aveugle confiance qui nous fait un impérieux besoin de tout confier à l'amitié; aussi gardai-je toute mon incertitude; mais le soir même j'écrivis à M. Van B***, à Anvers, pour lui expliquer ce qui venait de m'être communiqué, l'engageant, au lieu de garder les papiers soi-disant adressés par Carnot, à les ouvrir, à en voir le contenu, pour ne pas être victime d'une perfidie à laquelle j'aurais si innocemment coopéré; je ne reçus aucune réponse, et lorsque plus tard je revins à Anvers, M. Van B*** venait de s'embarquer pour rejoindre le général Carra Saint-Cyr, nommé par S. M. Louis XVIII gouverneur de la Guiane française; j'appris bien quelques détails, mais ne sus jamais positivement le motif réel de ce singulier voyage. La poste ou plutôt les postes de tous les pays exposaient singulièrement alors à la plus inexacte correspondance certaines personnes, et il fallait souvent qu'elles se revissent pour savoir qu'elles s'étaient écrit. Ce que j'avance est si vrai, que long-temps après le départ de Van B***, et lors de mon second voyage à Londres, j'appris d'une personne attachée au gouvernement des Pays-Bas, qu'il avait lu dans les bureaux un passage extrait de mes papiers.
Garnier me demanda si j'avais traité de ma place pour Londres; lui ayant répondu négativement, il s'en chargea, et revint tout naturellement encore à me parler de Mangrini. Je ne me gênai pas pour lui déclarer que son insistance me déplaisait.
«Il y a beaucoup d'Italiens à Londres, me dit-il; il ne faudra pas vous lier avec eux.
«—À propos de quoi?
«—Parce qu'on les surveille bien plus que les Français.
«—Mais, mon Dieu, je ne voyage pas pour conspirer, mais pour secourir et consoler, si je puis.
«—Je le sais, et je vous en indiquerai une belle et touchante occasion; je vous ferai connaître une personne intimement liée avec le brave et malheureux général Gruyer[21], l'ami du préfet de Paris; oui, son ami et son compatriote.
«—On me l'a dit.
«—Ces traits de générosité sont si rares dans les temps de parti et de la part des hommes du pouvoir, que je suis heureux de vous apprendre que M. de Chabrol a eu le courage de le sauver.
«—Eh bien! je tiens M. de Chabrol pour un des plus honorables caractères de nos temps de passions aveugles et sottes. Mais est-ce le brave Gruyer qui réclame à Londres la chaleur de mes services?
«—Non, mais un de ses intimes amis.
«—Eh bien! aussitôt arrivée, vous me le ferez connaître.»
Au moment où le major me quitta pour aller arrêter nos places, je vois entrer Mangrini, rouge de colère, serrant les poings et débitant en italien toutes les hyperboles furibondes de l'indignation; je le priai d'abord de se calmer, puis de me dire le motif de son émotion. «Oh! maledellittissimi inglesi! ils insultent, et quand on leur en demande raison, ils vous montrent leurs poings fermés comme des facchini. Ah! vivent les Français! cela n'hésite pas pour un coup d'épée ou de pistolet, c'est un plaisir; mais les Anglais, la sotte et orgueilleuse nation; grossière, insupportable! Voulez-vous fuir aussitôt avec moi de cette terre maudite?
«—Mais à qui en avez-vous? Que vous est-il donc arrivé?
«—J'en ai à une quinzaine d'ivrognes; je veux voir Douvres, je parle mal l'anglais, j'ai demandé un guide, on s'est moqué de moi; ils m'ont poursuivi du nom de Français, de propos sur Waterloo, sur leur Wellington. Je leur ai crié qu'il ne valait pas une chiquenaude d'un des grognards de l'île d'Elbe.
«—Mais vous êtes fou, mon pauvre ami; songez-vous que nous sommes à
Douvres?
«—Oh! j'en ai dit bien d'autres! J'ai prédit, car j'étais sur mon trépied, que la France se relèverait un jour grande et forte, qu'elle étendrait un bras vengeur des funérailles de Mont-Saint-Jean; alors, bravement, ils se sont tous mis contre moi; j'ai proposé la partie, un à un, à six des plus furieux, ils m'ont répondu en me montrant leurs poings fermés; je les ai appelés poltrons, et puis ils m'ont laissé tranquillement partir.»
Quelques Anglais entrèrent alors; ils regardaient tous mon bon Mangrini, et dix minutes après il était au milieu du groupe, criant, pérorant et disant hautement, dans la salle d'une auberge de Douvres, ce qu'on n'aurait pu, à cette époque, dire dans un salon à Paris. La dispute allait finir, je le crus du moins, comme une réconciliation britannique, par un bol de punch; mais malheureusement un des adversaires avait parlé de Naples, de Nelson, et Mangrini ne se posséda plus; il reprocha aux Anglais la conduite barbare de leur amiral envers le malheureux Corraccioli, qui valait à lui seul mieux qu'une flotte. On disputait encore quand le major Garnier rentra; je m'étais tenue à quatre pour ne pas prendre part à l'action; on n'avait pas fait attention à moi plus qu'aux autres voyageurs, et mes cheveux encore presque blonds, mon teint assez frais, m'avaient sans doute, à Douvres comme à Bruxelles, fait prendre pour un enfant de la Grande-Bretagne. Garnier, en m'adressant la parole, détruisit l'illusion, et j'entendis trois ou quatre fois répéter french lady, et tous les yeux se tournèrent sur moi; il y eut un jeune anglais qui m'interpella avec beaucoup de politesse, comme arbitre contre le fougueux Mangrini. Je déclinai ma compétence, disant qu'il s'agissait d'un de mes compatriotes, et que, son emportement à part, je trouvais qu'il avait non seulement raison, mais que je remerciais sincèrement Mangrini de son zèle à défendre la gloire française, et surtout de son horreur pour un genre de combat que, dans tout autre pays, en France surtout, on appelle la bravoure du peuple. J'ai retrouvé depuis, à Anvers, ce jeune Anglais appelé Charles. Dunderdale me regarda avec un air où ma vanité flattée me fit trouver de l'admiration; ce qu'il me dit de mon enthousiasme pour la gloire militaire de la France nous lia aussitôt d'amitié. Celui-là était un véritable Anglais, plaçant son pays au-dessus de tout, mais par suite des mêmes idées, n'estimant également chez les autres que l'ardente préoccupation et l'exclusif amour de la nationalité: «Et tenez, Madame, je préfère une Française qui parle comme vous de notre victoire du Mont-Saint-Jean, à d'autres belles dames de France que j'ai vues embrasser les bottes de nos cavaliers, et adorer la pâle figure de notre Wellington. Vous voyez donc que la prévention n'a aucune prise sur moi; mais je ne cède jamais non plus à celle des autres, et ce M. Mangrini était à son tour bien grossier d'insulter les gens chez eux.» M. Dunderdale parlait parfaitement français, et je ne trouvais pas un mot à dire à sa réponse sage et modérée. Pour finir la dispute, il proposa de dîner ensemble et de porter un toast aux braves des deux pays: «Oui, volontiers, disait Mangrini, mais avant tout, au retour de la gloire française!
«—Pas au détriment de ma patrie, pas comme vous le pensez, Monsieur,» répliqua Dunderdale. J'avais, pendant toute cette discussion, observé assez attentivement le major Garnier, et je ne fus satisfaite ni de sa physionomie ni de son action; car avec son air d'être uniquement occupé de la rédaction de la carte, il écrivait avec une dextérité qui ne m'échappa point tous les détails de la scène, et quand nos yeux se rencontrèrent, ses regards et ses grimaces d'intelligence me rappelaient la scène de Jacquinet d'Une Folie[22]; et l'envie me prit de dire aussi au major, comme la pupille du malin tuteur: «Je crois que cet imbécile me fait des signes.» Un peu plus tard, je ne m'aperçus que trop que le major méritait une épithète plus énergique.
Enfin, grâce à l'aimable et bienveillante intercession de M. Dunderdale, tout se calma; on dîna du meilleur accord; les toasts furent portés à la gloire des braves morts à Waterloo, et aux braves de l'Angleterre; ce dernier, non sans une grimace de la part de Mangrini. Dunderdale nous fit des adieux d'ami, et s'embarqua pour Calais; et Garnier, Mangrini et moi, après avoir, chacun dans une chambre dépourvue de tout le superflu nécessaire, passé une détestable nuit, nous montâmes sur la galerie d'une voiture élégante, parfaitement attelée, et roulâmes avec la rapidité de l'éclair jusqu'à Londres, par le comté le moins beau de l'Angleterre, mais qui, pour les étrangers, offre encore l'aspect d'un immense parc régulièrement, c'est-à-dire ennuyeusement, vert et beau.
CHAPITRE CLXXXI.
Route de Douvres à Londres.—Rencontre.—Les proscrits.—Lettre de
Léopold.
Si le ciel de l'Angleterre n'était pas chargé, même dans la plus heureuse saison, de cette froideur nébuleuse qui n'offre jamais aux yeux l'éclat de cette pureté azurée dont brille l'Italie et même la France, l'Angleterre serait un assez beau pays; et quoique le comté de Kent en soit la moins belle partie, nous trouvâmes encore admirable l'uniforme magnificence des routes, des prairies et des jardins. Il y a entre les paysages anglais et ceux de la Hollande une grande ressemblance; mais j'aime mieux ceux de ma patrie. Le nom du duché de Kent, que je parcourais, me rappelait tout naturellement le souvenir d'un bienfaiteur trop tôt enlevé à ma reconnaissance, et ce souvenir embellissait la contrée.
Le major Garnier tenta de me tirer de la rêverie profonde dans laquelle j'étais tombée, en me parlant d'un projet dont le charme disparaissait à mesure que j'avançais. Je ne lui répondais qu'avec la plus désobligeante distraction, et l'ennui de la route ne diminuait que par les piquantes boutades de l'impétueux Mangrini. Sa conversation s'élevait quelquefois, et son esprit riche en lectures et en souvenirs m'était d'une précieuse ressource. Il passait en revue tous les personnages célèbres qu'il avait connus: j'appris dans ses confidences plusieurs traits de la vie du célèbre auteur[23] de Fénélon et d'Henri VIII, qui me donnèrent, pour son caractère, autant d'estime que j'avais eu d'admiration pour son talent. Mangrini, qui avait été secrétaire d'un des membres du Comité de salut public, et qui, dans une position forcée mais confidentielle, avait vu à fond la vérité des hommes et des choses, défendait avec un accent de coeur Chénier de l'accusation d'avoir trempé dans la condamnation de son frère: «J'ai vu, s'écria Mangrini, Marie Joseph solliciter au risque de sa vie, auprès des bourreaux Marat et Robespierre, la grâce d'André. La haine des partis, toujours prompte à inventer des fables atroces, l'a appelé terroriste; mais je sais, moi, à la rage avec laquelle les jacobins purs parlaient de lui, qu'il ne participa jamais à leurs crimes. Il a sauvé des victimes et il n'en a point fait. Le général Montesquiou et Talleyrand lui doivent leur retour en France. Ce ne fut qu'après le 9 thermidor que Chénier eut quelque crédit dans les affaires; lisez ses vers adressés aux mânes de son malheureux frère: d'ailleurs, s'il eût été couvert de son sang, eût-il osé se réfugier dans les bras de sa mère?
«Ce raisonnement me suffit, je n'en veux point d'autre, m'écriai-je à mon tour; je vous remercie de cette religion d'amitié pour un homme célèbre.»
Nous arrivâmes en causant à Cantorbéry; je ne voulus pas accompagner ces messieurs pour aller, en courant, visiter la cathédrale; on ne s'arrête que peu d'instans à Cantorbéry; et quand je voyage, je veux avoir tout le temps de sentir à mon aise la beauté des objets.
De Cantorbéry à Worchester, la vue de la Tamise excita l'enthousiasme de Mangrini. Ces sites bien élégans, ces eaux bien limpides, avaient trop de monotonie pour mon coeur; il me faut des spectacles plus mouvans, plus de grandiose, il faut à mon imagination les Alpes ou l'Océan.
À Worchester, Mangrini rencontra un autre exilé de sa connaissance et qui était aussi de la mienne, quoique je ne le remisse pas; c'était Charbonnières, conventionnel que j'avais quelquefois rencontré chez l'amiral Gantheaume, et que la société de l'amiral, qui n'était pas celle des jacobins, séparait des agens intéressés ou coupables de cette époque si cruelle de la terreur.
Charbonnières était en effet d'un caractère élevé et généreux; opiniâtre, il est vrai, à la manière de Carnot dans son républicanisme romain, mais aussi le plus intègre des hommes; attaché long-temps au ministère de la marine, il s'y était fait estimer et chérir jusqu'au moment où la loi d'amnistie du 12 janvier 1816 le rejeta loin d'une patrie qu'il aimait toujours.
Après les premiers embrassemens des deux camarades, Charbonnières parla à son ancien commensal de trois autres amis qui se trouvaient également à Rochester, dans l'espoir d'y voir arriver le général Lefebvre-Desnouettes, dont l'absence prolongée leur causait les plus vives alarmes.
Mangrini avait des lettres de change sur un banquier de Londres, qui devaient servir à son embarquement. Je sus depuis qu'il en employa la plus grande partie au soulagement des amis qu'il venait de rencontrer. Avec Charbonnières il venait de retrouver le célèbre Cambon, le grand financier de la Convention, qui, par une contradiction commune dans ces temps, sut allier à toute la douceur des moeurs privées toute la frénésie des passions politiques; vieillard chez lequel l'âge n'avait amorti aucun des principes de sa jeunesse, et qui, ayant reparu à la Chambre du Champ de Mai, avait par cette seule apparition gagné l'exil. J'avoue qu'en voyant de près dans le malheur des âmes qui savaient le supporter avec noblesse, qu'en écoutant les récits de leur vie passée, des effroyables nécessités qui avaient presque toujours pesé sur leurs actions, je revenais un peu de l'ancienne horreur que certains noms avaient toujours excitée en moi.
Cambon me parut instruit, peu aimable, regrettant les désastres de notre gloire militaire, et ne maudissant point sa patrie. Au milieu de tant d'événemens qui venaient de précipiter une partie de l'Europe contre l'autre, la grande préoccupation de Cambon, sa grande colère était encore contre les nobles et les prêtres. Il les haïssait avec une franchise qui à tout instant lui échappait. Les ministres du culte anglican ne lui plaisaient pas plus que les catholiques; et, à défaut de capucins, il épanchait sa bile à Londres contre les quakers. Eh bien, à quelque temps de là, j'ai appris de la bouche de Tallien un fait qui contraste singulièrement dans la vie de Cambon avec son antipathie si violente contre toute association religieuse: après quelques observations, il avait laissé libre la vocation d'une de ses soeurs, entrée dans un couvent, et était resté son protecteur et son ami.
Une fois installés, notre petite colonie s'occupa du sort commun de tous les exilés à secourir. Cambon, en assemblée générale, pensa que pour assurer les moyens, d'un embarquement avantageux il était bon de se concerter avec la Belgique et une société d'hommes généreux, très ardens à y seconder l'entreprise du Champ-d'Asile. J'offris mes services, ma présence en Hollande pour cet objet important. À cette proposition, tous ces Messieurs m'entourèrent avec des acclamations de reconnaissance. Rien cependant ne fut encore arrêté. Mais le lendemain on prit un parti sur la cotisation de dévouement et de démarches que chacun devait apporter à la cause du malheur. On pensa que mes relations avec un illustre personnage pouvaient rendre ma présence plus utile à Londres. Je devais donc y rester avec le major Maingredini. Cambon eut Douvres pour mission, Charbonnier et Tareni Maidstoe, tous avec des recommandations, et, ce qui est la meilleure, avec une bourse bien garnie. J'étais descendue à Londres dans le Strand, chez une dame qui tenait des appartemens garnis fort propres, mais dépourvus de cette élégance, de ce luxe qu'on se donne à Paris avec seulement de l'aisance. Londres est encore bien en arrière pour la distribution et l'ameublement des maisons; mais tout ce qui tient à la propreté extérieure y est soigné jusqu'à la coquetterie, comme en Hollande. Mon hôtesse paraissait une fort bonne personne, parlait fort passablement le français, et était assez favorablement disposée pour notre nation; elle nous dit, presque dès la seconde parole, qu'elle attendait un de nos généraux exilés. Le major qui m'avait accompagnée pour le choix de ce logement, m'offrit de se charger de toutes les informations qui pourraient faciliter mes démarches. Je le remerciai de son zèle officieux, sans en être touchée le moins du monde. Je ne sais quoi retenait ma confiance. Ce jour-là il revint le soir chez moi, tout consterné, m'annonçant qu'il était forcé de repartir pour Douvres, où il avait oublié son portefeuille. Aussitôt il m'entra mille vilains soupçons dans l'esprit, et assez justement.
Mon hôtesse se prit tout à coup pour moi d'une tendresse à laquelle je répondais très peu, et qui m'impatientait fort. Il faut à mon coeur des témoignages d'amitié auxquels la physionomie puisse me faire croire, et j'avoue que la glaciale figure de miss Buller détruisait à mes yeux toutes les expressions de son subit attachement. Ne me sentant aucune sympathie d'affection pour l'ennuyeuse Anglaise, je m'occupai de chercher un appartement où ma liberté fût plus entière. Je m'arrangeai à merveille avec une veuve française qui demeurait dans Bond-Street. Pour comprendre tout ce que ce nouvel arrangement avait d'agréable pour moi, il faudrait savoir à quel point, dans mes courses, j'aime à rencontrer des compatriotes. Un instinct invincible m'emporte vers des contrées étrangères, et dans ces contrées étrangères un second mouvement de mon coeur m'y rend nécessaire de ne parler presque que de ma patrie.
La physionomie ouverte et spirituelle de Mme Duvernot équivalait, pour ma confiance, à dix années d'intimité. Elle élevait avec elle la fille d'une soeur malheureuse, et cet aimable enfant rendait sa société encore plus douce et plus animée. Mon appartement répondait à mon exigence et à mes habitudes; il était assez élégant pour me faire souhaiter d'y prolonger mon séjour; mais quand mes yeux se portaient sur le triste ciel de Londres, je sentais comme une impossibilité d'y respirer heureuse; et le mois que je devais passer à Londres m'eût paru un siècle, sans ce charme d'un intérieur où toutes les conversations me reportant aux souvenirs et aux intérêts de la France, me faisaient presque oublier que j'en étais absente. Une des premières questions que m'avait adressées Mme Duvernot avait été relative à mon compagnon de voyage. Je lui nommai le major. Ayant été en relations avec presque tous les Français que les derniers changemens politiques avaient amenés à Londres, elle me promit de sûres informations sur mon compagnon de route. J'en rendrai compte plus loin, et l'on sera peut-être étonné de toutes les formes que savait prendre le plus odieux espionnage, pour ajouter encore aux malheurs de l'exil ces mille piéges du faux intérêt devenant bientôt un surcroît de surveillance. Je n'étais pas installée depuis huit jours, que déjà ma correspondance devenait active.
Il n'aurait vraiment tenu qu'à moi de me croire un agent diplomatique. Parmi mes nombreuses lettres, il s'en trouva une de Léopold. Je n'en citerai rien, parce qu'elle contenait l'expression d'un délire que je ne pouvais partager. Léopold me peignait en traits inconcevables, la préoccupation de son esprit, l'emploi entier de sa vie pour découvrir les traces de chacun de mes voyages. Léopold finissait par me dire qu'heureux enfin après tant de démarches, puisqu'il savait où j'étais, il m'envoyait un de ses amis pour me confier tout ce qu'il n'osait encore confier à son amie… à sa mère.
La lecture de cette lettre me jeta dans mille pensées plus extravagantes les unes que les autres; mais, le lendemain, ma raison fut encore victorieuse de ces nouveaux combats, et j'eus la force de ne répondre à Léopold que comme une mère. Quand je me rappelle tout ce que ce courage de refus me coûta d'efforts, je suis fière et heureuse de cet empire sur moi-même qui m'a valu, en échange des joies passagères que j'avais fuies, un de ces contentemens du coeur, une de ces ressources pures de la vieillesse dont l'affection, l'estime de Léopold me sont garans.
Après la lecture de la lettre de Léopold, j'avais un besoin de solitude, d'air et de liberté. On ne remporte jamais de grandes victoires morales sur soi-même, sans en payer l'effort par une espèce d'anéantissement physique; les courses, les promenades, sont mes ressources quand je tombe dans cet état. Je sortis donc en voiture et me fis conduire à Kensington; ce n'était point l'heure à la mode, l'heure du beau monde, plus ridiculement aristocratique en Angleterre que partout ailleurs, même dans le choix de ses plaisirs. Je pus donc m'enfoncer en toute liberté sous les ombrages de ce jardin royal plus beau que ceux de Paris, car il met mieux, si je puis m'exprimer ainsi, la campagne dans la cité la plus populeuse; les cerfs et les chevreuils y courent avec cette indépendance qui vous transporte à cent lieues d'une capitale, véritable Babel de la civilisation. Là, appuyée au pied d'un arbre, je me laissai aller à tout ce désordre d'idées où vous jette le retentissement d'une grande passion; là, je n'étais plus une femme combattant son coeur avec sa raison; je redevenais un être faible et ému, ne regrettant pas une immolation, un devoir, mais ressaisissant avec délices les riantes images, les douces chimères du sentiment que j'avais étouffé; les heures s'écoulaient, dans ce rêve enivrant, j'oubliais les années, les obstacles, les distances; j'oubliais tout, excepté Léopold. Je venais de faire un acte de vertueuse raison; mais les vertus humaines sont si peu de chose, que je dois avouer que la mienne, dont peu de femmes eussent pu être capables après pareil assaut, ne tint peut-être qu'à l'absence de l'objet qui la mettait en péril. Cette absence me sauva seule d'une faiblesse qui m'eût rendue à jamais malheureuse, car elle m'eût privée de tout droit de m'estimer moi-même.
Toutefois, je me levai plus forte que je ne m'étais assise; le parc commença à s'animer par la foule élégante des deux sexes. La curiosité de ce spectacle m'arracha au trouble de mes émotions. Je remarquai le nombre incroyable de jolies femmes; mais ce qui en diminuait peut-être le mérite, c'est qu'elles paraissaient toutes l'être de même. Quoiqu'en général les femmes anglaises soient grandes, ma taille parut fixer l'attention des belles promeneuses, et ne voulant pas subir l'importunité de tant de regards, je doublai le pas, et mis encore plus d'empressement dans cette espèce de fuite, à la vue d'un groupe de ces jeunes fats dont Londres fourmille, et qui ont dans ce genre une supériorité réelle sur ceux de Paris. Ne connaissant pas du tout les localités, je m'égarai complétement; au lieu de sortir du parc, je m'y enfonçai encore davantage. Quelques jeunes gens avaient l'air de vouloir me barrer le chemin: je levai mon voile, les engageant en français, et d'un ton très expressif, à me laisser l'espace libre; aussitôt l'un des plus jeunes me regarde, et s'écrie: «Quoi! mon Dieu! Madame de Saint-Elme, c'est vous? Vous, à Londres?» Je ne remis pas dans le moment le jeune Châteauneuf[24]; mais, heureuse de m'entendre interpeller en bon français, je répondis avec un joyeux sourire; j'acceptai aussitôt le bras qu'il m'offrit, après avoir congédié ses amis. Je l'avais alors reconnu.
Armand de Châteauneuf était la rencontre la plus agréable que je pusse faire à Londres; il y était pour ainsi dire naturalisé, tant par ses divers voyages que par un long séjour. Il m'offrit ses services, et je les employai utilement pour quelques uns de nos malheureux compatriotes. Châteauneuf me reconduisit, et, une fois rentrée chez moi, raffermie dans toutes mes idées de devoir, j'écrivis de nouveau à Léopold, et dans des termes qui, moins courts et plus tendres, pussent lui persuader et lui faire partager ma résolution raisonnable. Au surplus, voici cette lettre:
CHER LÉOPOLD, MON AMI, MON FILS,
«Lisez-moi sans trouble, il y va de votre bonheur et de tout mon repos… Je ne veux entre nous d'autre juge que votre coeur. Votre lettre, si vivement désirée et si affligeante, cette lettre me décide à rendre nos destinées inséparables, et je vais vous en expliquer les seuls moyens. Oui, Léopold, je consens à vous appeler près de moi. J'accepte votre appui, mais à une inexorable condition, c'est que j'acquerrai un fils et vous une mère, mais seulement une mère. Je ne vous blâme point de fautes déjà expiées; je vous plains trop sincèrement pour vous trouver encore coupable. Il faut, en attendant votre congé, prendre une permission de trois ou six mois; il faut les aller passer dans le lieu de votre naissance, ou du moins là où s'écoula votre enfance. Vous ne pouvez douter de l'émotion que m'ont causée les détails de votre blessure; mais je n'y répondrai pas en ce moment, car j'ai besoin de ma raison, et je l'exposerais. Tant que vous serez militaire, cher Léopold, j'exige que vous ne m'interrogiez jamais sur mes amis, sur mes voyages, sur mes relations; je ne fais rien dont j'aie à rougir; tout ce que je fais est de souvenir, et mes souvenirs sont ma vie; mais je ne dois pas les mettre en contact avec vos nouveaux devoirs. Écrivez-moi, en ne me parlant que de vous et de moi. Réglez vos intérêts sans songer à moi. Plus de lettres comme le commencement de la dernière. Votre dévouement, je l'accepte; votre amitié, j'y réponds par l'amitié la plus tendre: mais le mot d'amour prononcé, nous séparerait à jamais. Si j'avais besoin d'argent, c'est à vous, mon ami, mon fils chéri, que j'oserais dire: Aidez-moi! Adressez-moi toujours vos lettres poste restante. Vous me demandez si l'Angleterre est un beau pays? Non, et il me faut pour en supporter le séjour l'objet important qui m'y a conduite. Si votre attachement s'épure, si à tout votre attachement vous joignez une raison qui me rassure, nous irons au printemps prochain visiter l'Italie. Oui, je conduirai le fils de mon adoption sous les doux ombrages de Val-Ombrosa, où, me retraçant mon heureuse enfance, je veux, par la religieuse image de ma mère, en apprendre moi-même les devoirs sacrés. C'est demain l'anniversaire de votre naissance, cher Léopold; vous avez vingt-trois ans: j'en ai eu trente-neuf il y a six jours. Ainsi me voilà atteinte par la fatale quarantaine; ce sera la plus heureuse époque de ma vie, si je trouve dans votre coeur les sentimens qui peuvent seuls répondre à l'attachement, à l'amour de mère que je vous ai voués pour la vie.
«Ida Saint-Elme.»
Les combats que j'avais eu à soutenir avec moi-même m'avaient absorbée depuis quelques jours, et toute ma sensibilité employée pour mon propre compte s'était, sinon refroidie pour le service de mes compatriotes, du moins singulièrement ajournée dans toutes les démarches que j'avais promises. Mon coeur une fois plus tranquille, ma raison un peu plus raffermie à l'égard de Léopold, je repris mon activité, et ce dévouement aux autres, en même temps que je le remplissais comme un devoir, me soulagea comme une distraction. Ceux de mes compagnons de voyage qui s'étaient détachés dans diverses directions, revinrent successivement à Londres, mais sans avoir pu réussir à nouer un ensemble de volontés et de ressources. C'étaient les belles promesses de Paris qui s'en allaient en fumée, les correspondances de Belgique qui avaient manqué, la diversité des opinions empêchant d'agir, enfin toutes les mille difficultés que les proscrits et les malheureux se créent à eux-mêmes, rien n'avait été épargné par le sort contre nos projets.
Pour redonner à mes amis un peu de ce courage, qui naît de l'union et du bon accord, je tentai, auprès d'un grand personnage, une démarche qui, en leur assurant la protection sinon ouverte, du moins efficace du gouvernement anglais, les enchaînât comme malgré eux à un centre d'action et de volonté. Ce personnage, que j'avais entrevu quelquefois à Bruxelles auprès du duc de Kent, m'avait peu remarquée; mais le prince généreux qui m'avait traitée avec tant de bonté, m'avait parlé du jeune lord *** dans les termes d'une grande confiance, et sur ma recommandation, l'avait prié, quand il retournerait à Londres, de s'intéresser à quelques Français fort persécutés. Je pensai qu'en me présentant chez le jeune pair, le souvenir de son royal ami suffirait pour qu'il me facilitât quelques ouvertures utiles auprès des puissances.
Lord Édouard me reçut avec cette politesse aristocratique, véritable attribut des grands seigneurs anglais, et même avec une sorte de respect à ma seule invocation d'un nom auguste. Je lui expliquai le but de ma visite; il me comprit, et je le remerciai presque de la noblesse de ses refus de me servir presque autant que d'une promesse chaleureuse de dévouement. «Je prends séance depuis fort peu de temps au parlement, me dit-il; le ministère me déplaît, je suis d'un tempérament d'opposition; ma place a été bientôt choisie, je ne veux rien devoir, rien demander, pas même une bonne action à nos hommes d'État, qui d'ailleurs me la refuseraient. Je regrette bien vivement que mes devoirs parlementaires ne me permettent pas de remplacer celui que son haut rang eût mis au-dessus de ces convenances. Mais, Madame, ce que le membre de l'opposition ne peut faire auprès du pouvoir, le véritable Anglais, l'ami de l'humanité, doit s'en acquitter autrement. Je proposerai à mes amis une souscription pour vos réfugiés; moi-même je m'inscrirai à la tête, et comme mon offre au malheur sera considérable, l'idée de ne pas me céder en magnificence grossira la liste, et la bonne oeuvre est bien capable d'obtenir chez nous la fortune d'un pari.»
Je convoquai ma petite colonie le jour même, et lui fis part de ma démarche, de son résultat négatif sur un point, de son succès plus complet sur un autre. Mangrini parla le premier, et fit remarquer que, quel que fût le malheur de la position, des Français ne pouvaient accepter la proposition de lord Édouard, honorable pour lui, mais peu flatteuse pour eux: qu'isolément on pouvait accepter de qui offre, mais que faisant dans cette circonstance corps de nation, la thèse changeait; que le nom de Français était la seule chose qui leur restât, et qu'ils la pourraient compromettre par les apparences d'une aumône formée de l'or des étrangers, de ces étrangers surtout avec lesquels nous devions conserver le plus rigoureusement notre honneur.
Les avis furent unanimes, et j'avoue que par une verve égale de patriotisme, je partageai ces religieux scrupules que le ton noble, affectueux et digne de l'Anglais m'avait empêchée d'apercevoir dans l'effusion d'une intime conférence. J'écrivis à lord Édouard, séance tenante, et pour éviter les persécutions aimables qu'allait de sa part m'attirer sa manière de procéder, je résolus de quitter Londres dans les quarante-huit heures. Cela fut d'ailleurs une conséquence de nos projets dès lors avortés; chacun prit son parti. On convint de s'isoler, de disputer chacun de son côté contre le sort, de s'abandonner enfin à la fortune privée, puisque la fortune commune ne pourrait qu'être à charge à quelques uns, sans profit pour les autres.
Le lendemain même, je fis mes adieux à Mme Duvernot, non sans la remercier beaucoup de tous ses soins, car l'hospitalité, lors même qu'on la paie, mérite encore plus que votre argent, quand elle est aussi agréable que celle dont je venais de jouir.
CHAPITRE CLXXXII.
L'hôtel Meurice à Calais.—Inquiétudes politiques.—Les dames anglaises.—La pièce de quarante sous.—Départ mystérieux.
J'étais malade et triste en arrivant à Calais; je sentais que j'aurais dû rester à Londres encore: jamais traversée ne fut plus pénible. Je m'étais fait conduire à l'hôtel Meurice, après avoir subi l'ennui d'une inspection douanière fort superflue avec moi sous le rapport mercantile, car par goût et par honneur je déteste la fraude, mais visite qui était un peu plus utile sous le rapport de la politique. Dans mes papiers se trouvait un bagage de journaux anglais et belges, qui n'étaient rien moins qu'innocens, et dont l'entrée était interdite.
Après une courte toilette, je descendis au salon du magnifique hôtel que j'avais choisi. Mon oeil, naturellement inquiet et pénétrant, aperçut dans un des coins du salon, une figure dont l'impression faillit me faire tomber à la renverse: c'était l'âme damnée de D. L***, un de ces hommes de mystère comme lui, que j'avais vu chez lui, avec lui; qui dans les cent jours était très napoléoniste, se disant brouillé avec D. L***, mais le voyant toujours. Je ne saurais dire à quel corps appartenait cet homme, mais je l'avais souvent remarqué sous des habits très bourgeois, et des habits très militaires. Je fus tellement saisie par cette rencontre, que je me demandais in petto: ai-je quelque chose à redouter? J'ai eu de la compassion pour le malheur, mais on n'est pas factieuse pour avoir été sensible. Cependant le système des interprétations peut faire sortir le crime de la pensée la plus pure, et alors je me rappelai qu'il y avait dans mes papiers quelques strophes à Napoléon, sur l'hospitalité qu'il avait demandée à l'Angleterre, qui la lui avait donnée dans une prison, sur un rocher, au bout du monde. Au souvenir de l'indignation qui m'avait dans ce moment rendue poète, je tremblai de l'énergie de ma philippique, et me sentis atteinte d'une sueur froide. J'étais comme clouée à ma place par un pouvoir d'imagination plus fort que ma volonté, et je restai à regarder le basilic dont l'aspect m'avait pétrifiée. La foule qui arriva pour se placer à table me força de changer, et je me trouvai malgré moi portée tout auprès de l'être que j'aurais voulu expédier à deux mille lieues de là. J'étais bien sûre de me préserver de ses questions par le silence, mais j'étais, d'un autre côté, bien convaincue que tout ce qui pourrait se dire serait soigneusement écrit: j'étais au supplice.
Le dîner finit sans que l'argus osât me regarder. Il perdit même les frais de son attention, car, chose merveilleuse, une table d'hôte fut silencieuse; il est vrai que les Anglais y étaient en force. Je suivis l'exemple de leurs dames, dont la désertion fut prompte, et j'accompagnai les deux plus jeunes.
Deux de ces dames se donnaient un petit air d'importance en parlant italien. Je ne résistai pas à la vanité de leur montrer que j'étais plus forte qu'elles; je les saluai donc en italien, et de ce moment il n'y eut plus moyen de nous quitter. Leur politesse avait en une minute fait tomber toutes mes préventions; rien n'était moins pédant que ces deux charmantes Anglaises, et nous passâmes une soirée qui nous rendit pénibles les adieux du lendemain. Je les ai retrouvées à Londres plus tard, et j'aurai plus loin à rendre compte du vif intérêt qu'elles prirent à ma bizarre destinée. Le soir même, ayant appelé un des garçons de l'hôtel pour lui demander quelques volumes laissés avec mes bagages, cet homme en me les apportant m'annonça que le monsieur qui avait dîné à côté de moi me demandait un moment d'entretien. «Quel est ce monsieur? demandai-je; comment s'appelle-t-il?» Le garçon regarda autour de lui, puis, avec un air mystérieux, il me dit: «Je le crois, entre nous, Madame, un de ces voyageurs qui ne voyagent pas pour leur compte. Les maisons, les voitures, les paquet-boat en sont remplis; et, Madame, il en a toujours été ainsi. En douze années d'auberge on voit bien des gouvernemens passer, et entretenir des espions qu'ils mettent en croupe avec eux. Vous avez quelque chose d'extraordinaire qui affriande les curieux de cette espèce. Vous veniez de Londres, vous passiez pour veuve de militaire, les Anglais parlaient beaucoup de vous, c'en était bien assez pour l'intéresser. Que faut-il que je lui dise, Madame?
«—Que je ne suis aux ordres de personne, que je ne reçois que mes connaissances, et que je ne veux pas faire la sienne.
«—Il faut dire comme cela?—Tout comme cela, et ne plus accepter de pareil message.»
Après cet accès de courage et de fierté par-devant témoin, je tombai dans un trouble extrême. Je n'étais point en coupable mêlée à la politique, mais mon coeur m'avait cependant jetée dans des démarches susceptibles des interprétations les plus dangereuses. J'avais en outre des lettres d'amis qui, sans être plus criminels que moi, les avaient également écrites sous des inspirations capables de compromettre. Je passai une nuit fort agitée, et en maudissant de nouveau le souvenir de D. L*** qui semblait me poursuivre.
Mon projet était de me rendre de Calais à Dunkerque, et de prendre la barque pour entrer en Belgique par Bruges. En descendant le lendemain matin, j'aperçus l'argus en grande conversation avec le garçon de l'hôtel, auquel il faisait subir un interrogatoire. Je me glissai jusqu'à l'escalier, où j'entendis ces mots de la bouche du quidam: «c'est une femme suspecte, une bonapartiste.»
«Vous n'allez pas, j'espère, l'arrêter ici à l'hôtel?
«—Malheureusement je n'ai pas d'ordre, mais elle est recommandée; elle à fait viser son passeport pour Bruges, elle ira par Dunkerque.
«—Oh! sans doute», répondit le garçon avec un accent qui me fit deviner que son intention était de m'avertir. L'honnête domestique vint me raconter bientôt que l'homme, comme il l'appelait, lui avait offert 40 francs pour lui laisser seulement voir le nécessaire qui recelait mes lettres. «Oh! Madame, servir ces gens-là, plutôt gratter la terre.» Je n'étais plus dans l'heureuse position de pouvoir récompenser de si nobles sentimens; j'offris deux pièces au pauvre homme qui n'en voulait accepter qu'une de quarante sous, parce qu'elle était trouée, et qu'il allait, disait-il, l'attacher à sa montre pour la conserver toujours. «Madame, ajouta-t-il, au lieu d'aller à Dunkerque, allez à Boulogne. Je vais faire charger vos effets; il croit que vous ne partez qu'après dîner, vous sortirez comme pour une simple promenade, vous monterez hors la porte, et vous pouvez être à Boulogne, à Amiens avant seulement que le mauvais génie ne sache votre départ.»
Je pris la résolution de suivre le conseil de l'honnête garçon; car, sans avoir des craintes positives, l'idée de cette escorte de police me poursuivait; puis ces voyageurs utiles ont souvent des velléités arbitraires qu'il leur est toujours facile d'exécuter, au moins un moment. Disparaître me parut encore le plus sûr, et sans délibérer davantage je rassemblai mes effets, payai ma carte, et, après avoir recommandé mon bagage à la prudence du bon Louis, je fus en me promenant attendre la diligence sur la route de Boulogne. Je fis de bien singulières réflexions pendant cette promenade, et je ne sais pas si je ne trouvais point quelque orgueil à me voir ainsi persécutée comme un grand personnage. Je me sentis alors une humeur d'héroïne contre toutes les chances que le sort pourrait me réserver. Au lieu de renoncer prudemment à tous ces voyages qui n'étaient pas mes affaires, je m'emportai à une orgueilleuse obstination de dévouement aux souvenirs. Assise sur la route, je rêvais péril, gloire et mort. «De tant de personnages célèbres que j'avais vus au plus haut degré de prospérité, que reste-t-il? me disais-je; l'exil… la mort.»
Jamais, ou du moins je puis dire rarement, l'idée de l'avenir pénétrait dans mon esprit, et le regret de tout ce que j'avais eu de luxe et d'abondance ne m'a jamais, je puis le garantir, coûté un soupir. Mais dans ce moment, seule sur un grand chemin, inquiétée dans mes démarches, n'ayant aucun plan fixe, n'osant reposer mon coeur sur le seul sentiment qui eût pu le soulager, accablée du sort de tous les objets de ma reconnaissance et de mon admiration, je puis dire que leur malheur seul me touchait encore.
Le bruit sourd de la diligence vint heureusement m'arracher à mes affreuses rêveries. Aussitôt je monte lestement, et m'informe du sort de mes effets. Le conducteur me dit d'être tranquille, que Louis a tout surveillé, et je crus voir une intention marquée dans ces mots. Je me trouvai dans la voiture avec un Anglais fort âgé et souffrant de la goutte, qui ne comprenait pas un mot de français. Je me fis une loi d'un rigoureux silence, et ne répondis que par le signe qui l'impose à tout ce qui se débitait dans la voiture; et, véritable événement! j'arrivai à Boulogne sans avoir proféré une parole. Que mon arrivée dans cette ville ressemblait peu à ma présence brillante du camp et de la campagne de 1804! Les rêves du bonheur avaient disparu pour moi comme ceux de la gloire pour ma patrie. Alors dans la ville tout était ardeur et haine contre l'Angleterre; aujourd'hui le nombre des Anglais y fait dominer une sorte de patriotisme étranger. Du reste, toute cette cohue britannique donnait à Boulogne un aspect mouvant et animé; ce n'étaient que courses, que promenades, que femmes et jeunes gens courant par cavalcades bruyantes dans tous les environs. Mon humeur n'était pas de nature à sympathiser avec ces bruyans plaisirs; mais il en était un que je voulais me ménager: c'était d'aller visiter la maison où j'avais passé un si doux moment d'attente. J'eus le bonheur de trouver le même appartement disponible, et il me sembla qu'en le louant pour quelques jours je reprenais possession d'une partie de mes souvenirs. Une fois installée, je m'empressai de satisfaire les inquiétudes que j'avais eues sur mes papiers. En fouillant mon trésor de secrets, d'émotions, de confidences, je trouvai beaucoup de choses suspectes, mais rien de coupable, et je pris le parti de ne rien détruire, mais de tout arranger de façon à échapper sûrement aux recherches susceptibles de me causer des ennuis. La précaution était excellente, et n'en fut cependant pas plus heureuse, comme on le verra plus tard.
Lors de mon premier voyage à Boulogne, j'avais connu une famille qui m'avait vivement intéressée; ce n'étaient que de bien petits bourgeois, mais que de vertus et de qualités se cachaient dans leur humble asile! J'eus encore à m'applaudir d'être restée fidèle à ce sentiment de bienveillance qui me fait un besoin de revoir les personnes dont j'ai eu à me louer. Ce qui me reste à dire me fait un devoir de ne point nommer cette famille; ma seule désignation sera celle de M. et Mme Louis. Je fus reçue par ces braves gens avec attendrissement; ils venaient de donner asile à un officier, dans lequel je reconnus un ancien camarade du général Poret de Morvan, et parent de madame de La Valette. Cet officier était à Boulogne pour attendre les facilités de s'embarquer. «On prépare une conspiration, me dit-il, et je voudrais être loin; car j'ai vu trente ans le feu de l'ennemi sans effroi, mais l'idée d'une arrestation politique me fait peur. Il est trop dur de se voir fusiller comme imbécile; tout le monde n'a pas le bonheur d'avoir un ange gardien, un bon génie comme les La Valette et Poret de Morvan.» Là-dessus il nous donna les détails de la courageuse conduite de l'épouse de ce général, qu'une ordonnance royale venait de rappeler en France.
Je n'avais point connu le général Poret de Morvan, mais j'avais entendu parler de lui par le maréchal Ney, avec l'enthousiasme d'un vrai juge. J'écoutai de la bouche de l'officier, et avec un incroyable intérêt, les détails de l'arrestation du général Poret de Morvan. «Vous étiez à la campagne de France, ajouta le capitaine Mil… Vous étiez à Waterloo; je n'ai donc pas besoin de vous raconter des exploits que vous avez en quelque sorte partagés; mais, Madame, toute cette gloire est aujourd'hui ce que nous devons le plus cacher; je vous conseille de retourner en Belgique; là, seulement, il nous est permis encore d'abriter nos souvenirs.»
Ce pauvre capitaine Mil…, qui trouvait des consolations à m'offrir, était frappé lui-même dans tous ses intérêts et tous ses amis. Parent de Tallien, il m'apprit que ce dernier ayant perdu la pension de 15,000 fr. que Napoléon lui avait accordée et dont il avait continué de jouir en 1814, était réduit à la misère. «Tallien vit à Paris dans un réduit obscur; si vous faites un voyage en France, allez voir un homme bon, généreux, de qui le monde entier s'est retiré. Naguère consul à Alicante, il y a contracté le germe d'une mortelle agonie.»
«—Est-ce qu'il n'a plus, m'écriai-je, aucune relation avec sa femme?
«—Aucune.
«—Quoi! elle est opulente, et l'homme dont elle a porté le nom, à qui elle dut le bonheur et la gloire d'arracher plus d'une victime à la mort, cet homme reste par elle abandonné!
«—Oui, Madame, le coeur de madame Tallien s'est entièrement fermé.
«—Détrompez-vous, madame Tallien est aussi bonne qu'elle fut belle. Ce que vous croyez de l'insensibilité n'est que l'ignorance de l'affreuse situation de Tallien. Voulez-vous que je lui écrive?
«—Écrire, non; mais si vous la voyez, tâchez de l'émouvoir en faveur de mon cousin. En le secourant, madame Tallien s'honorera elle-même, et cela consolerait doublement.
«—Je ferai, si je la rencontre, tout ce qu'il faudra pour l'émouvoir.»
Le capitaine Mil… me renouvela l'exposé de toutes les raisons qui devaient me faire préférer la Belgique pour asile; tout notre petit conseil d'amis opina pour ce parti. En attendant, je quittai Boulogne pour me rendre directement à Dunkerque, où j'avais une lettre de change à toucher, dernier débris de ma fortune, avec la détermination de me rendre de là à Ostende, afin de me rapprocher de ma famille, de laquelle je croyais avoir le droit de réclamer ma mince pension. Après de bien sincères adieux de la part de mes hôtes, je me mis en route pour Dunkerque.
Une fois arrivée là, j'attendis l'heure de me présenter dans la maison sur laquelle j'avais une traite; l'argent touché, je fis mes préparatifs d'embarquement pour Ostende. Dans le trouble où venait de me jeter une lettre de Léopold retrouvée dans mes papiers, j'oubliai les précautions indispensables pour soustraire ma correspondance aux harpies de la douane; qu'on explique cette incroyable mobilité du coeur. La lettre de Léopold, pour laquelle j'avais eu le courage des refus au moment même de sa réception, dont le temps eût dû affaiblir les impressions, cette lettre m'inspirait, à trois mois de distance, des résolutions contraires. J'étais restée plongée dans une sorte d'anéantissement; j'allais prendre la plume lorsque j'entendis la cloche de l'hôtel. L'heure du départ de la barque était passée; mes effets seront partis sans moi, fut la seule réflexion qui me rendit à moi-même; je sonnai aussitôt, et la fille de l'auberge vint m'apprendre, en effet, que j'avais manqué l'heure, ajoutant, avec une stupidité intéressée, que, puisque je n'avais pas prévenu, ce n'était pas aux aubergistes à dire aux voyageurs de s'en aller. En arrivant à la barque, de Dunkerque, à Ostende, j'acquis de nouveau la triste conviction que mes malles étaient en avant et parties la veille. La personne qui me donnait cet avis avait éprouvé l'inquiète sollicitude des visiteurs des douanes. J'allais à mon tour passer par leurs mains, et j'en tremblais. Heureusement j'avais sur moi quelques uns des plus précieux papiers qui eussent pu me compromettre; mais mes terreurs n'en étaient que plus vives pour le reste. À peine arrivée, il me fallut retourner à Dunkerque, où je découvris enfin que mes papiers n'étaient point partis. M'embarquant de nouveau, j'eus occasion de m'apercevoir que j'étais accompagnée d'un observateur. J'inspirais un si vif intérêt à ce que Gilblas eût appelé la Sainte-Hermandad, que je fus réduite à faire quelque séjour dans la juridiction de ces messieurs, qui cependant, je leur dois cette justice, me rendirent le dépôt dont la perte m'avait condamnée à tant de marches et de contre-marches.
CHAPITRE CLXXXIII.
Le commissaire de police.—L'ami du général Lefebvre-Desnouettes.—Le colonel Seruzier.—Le marquis de Fontanes.—Le duc de Choiseul.—Papiers brûlés.
Quand tout nous abandonne, ce n'est que lorsqu'on s'abandonne soi-même que tout est perdu. J'ai toujours été si pénétrée de ce principe, que dans tous les événemens qui ont marqué ma carrière, j'ai tâché de me conduire en conséquence; à Dunkerque il fût encore ma règle. Je n'avais pas mis le pied à l'hôtel, qu'un ordre de me rendre chez le commissaire de police m'y suivit. L'objet que j'aperçus, déposé sur son bureau, me fit sentir combien j'allais avoir besoin de ne pas me laisser abattre par les persécutions de la fatalité. C'était un foulard dont je croyais avoir fait une cachette, et qui était resté dans la barque que nous venions de quitter. Des lettres de mes amis, des réponses, des notes de toutes les personnes qui s'intéressaient à leur sort; enfin une foule de ces choses dont l'obligeance ne peut refuser d'être dépositaire: tout cela ne formait point le noeud d'aucune entreprise séditieuse ou coupable, mais fournissait des motifs de surveillance, et des entraves très probables à mes voyages; enfin il y avait dans cette affaire matière à bien des désagrémens. Ils se fussent multipliés pour moi, si le commissaire de police ne se fût trouvé un honnête homme, un être compatissant et juste.
J'eus le bonheur de rencontrer, chez le fonctionnaire dont le titre me faisait trembler, Bichat, ami intime du général Lefebvre-Desnouettes. Il mérite une place dans mes souvenirs; mais que je me débarrasse de mon interrogatoire.
D'après ce que me dit le commissaire de police, j'avais été signalée par les agens du gouvernement français, comme étant en relation avec tous les anciens partisans de Bonaparte, en correspondance avec tous les généraux, comme liée en outre et protégée par des Anglais de distinction, et tous ennemis du gouvernement royal; que mes voyages n'étaient autre chose qu'une affaire montée; qu'enfin j'avais été notée à l'époque des troubles de Lyon comme amie intime de Mme de La Valette.
«Je m'en glorifie, Monsieur, répondis-je au commissaire; mon amie a été acquittée de la fausse accusation portée contre elle; mais eût-elle eu à subir la peine d'un délit politique, je l'avouerais encore, et j'aurais cherché à lui en adoucir l'amertume. Sa correspondance est en partie entre vos mains. Elle l'a adressée à l'amitié, et point du tout écrite pour les gouvernemens; vous y trouverez l'expression d'une âme souffrante. Des regrets ne sont pas des conspirations, aussi j'attends de votre équité que vous fassiez la part de la douleur et celle de la politique.» L'homme du devoir me regardait tout en classant mes papiers qu'il n'ouvrait pas. Nous étions dans son cabinet particulier, mon portefeuille ou plutôt ma cassette était devant lui, posée sur le foulard. On vint parler bas au commissaire; aussitôt il se lève et suit la personne. Le portefeuille était à portée de ma main, je n'avais qu'à l'étendre pour rentrer en possession de mes secrets les plus intimes, des confidences de mes amis, qui, au fait, m'appartenaient bien uniquement, et nullement à l'avidité inquisitoriale de la police. Avec la rapidité de la pensée les papiers passent près de mon coeur. Certes, ce n'était pas une mauvaise action; eh bien! mon coeur battait avec violence, et mes mains tremblantes parvenaient avec peine à cacher mon trésor. Le commissaire me laissa long-temps seule, ce qui fit qu'à son retour j'étais absolument remise. En y pensant depuis et d'après l'excessive indulgence de ce fonctionnaire envers moi, j'ai toujours supposé que sa longue absence fut un calcul de sa bonté même pour me laisser le temps de faire ce que je fis en effet.
En revenant auprès de moi, le commissaire continua l'inspection des lettres. Il ne s'ensuivit pas un terrible procès-verbal, mais une sage et bienveillante recommandation d'éviter des démarches qui éveillaient l'attention de l'autorité, et qui ne pouvaient que troubler mon repos et celui de mes amis, sans résultat. Ce brave homme visa mon passeport, et me conseilla de voyager avec ce seul papier plutôt que de m'exposer à oublier les autres. Je le quittai fâchée de mes premières impressions. À l'idée de ses terribles fonctions, je comprimai mon penchant à l'abandon, de peur que la voix du devoir ne fît taire celle de la générosité. À ma grande satisfaction, je quittai le cabinet du commissaire. Dans la seconde pièce j'aperçois Bichat, qui, avec un visage allongé d'impatience, se promenait en attendant audience. J'hésitais à l'aborder ou à lui parler; mais il mit fin à mon incertitude en venant à moi avec empressement. Je lui donnai le nom de mon hôtel et je fus l'y attendre.
Bichat vint me retrouver une heure après. Brave comme Desnouettes, dont l'intrépidité fabuleuse a laissé tant de souvenirs, Bichat avait partagé quelques unes des vicissitudes de son général. Mis à la retraite et officier jeune encore, il me raconta qu'assailli et sollicité par une foule d'anciens frères d'armes, il avait écouté leurs conseils, leurs projets chimériques; et que, mêlé sans le savoir à une entreprise dont il ignorait la fin et toutes les intentions, il avait lieu de craindre pour sa liberté; «et pourtant, ajoutait Bichat, je me suis tenu à l'écart. Obligé récemment de faire un voyage à Paris, mon beau-frère, qui en savait plus que moi, sans vouloir davantage, exigea par plus de prudence que je partisse pour la Belgique, jusqu'à ce que tout fût calmé. Nous avions quelques intérêts avec une maison de cette ville, et j'ai voulu m'en occuper, avant de quitter la France, peut-être pour toujours. J'ai passé par Amiens, Boulogne, Calais, et je me suis un peu trop arrêté. Pendant ce temps, les dénonciations ont été leur train; et tout cela m'a valu l'honneur involontaire de voir M. le commissaire, contrainte dont je ne me plains pas, puisque sans elle je ne vous aurais pas retrouvée.
«—Mon pauvre ami, il ne s'agit pas ici de politesse ni de galanterie; avez-vous votre liberté, vos passeports? pouvez-vous quitter la France sans délai? voilà de quoi il faut nous occuper. On a donc intercepté quelque lettre? on l'a donc ouverte? Ah! ma malheureuse amie Mme de La Valette avait bien raison de me dire souvent: Craignez Dieu et… la poste.»
Bichat me rassura faiblement sur ses moyens de gagner les libres rivages, où à cette époque les exilés français comptaient réaliser le beau rêve d'un champ de repos et de souvenirs. Il me restait peu d'argent et moins d'espoir d'en obtenir; mais l'heureuse insouciance de mon caractère était là pour ne me faire sentir que le délicieux espoir d'être utile, je me fis aussitôt riche de cent louis de pension. J'offris, et Bichat consentit à accepter ce qu'il eût été mille fois plus heureux d'offrir lui-même. Il n'y a rien de tel pour électriser les âmes, pour les disposer à bien faire, comme les bouleversemens politiques. Jamais je n'ai lu les sanglantes annales de la terreur, sans enthousiasme pour tant de femmes, honneur de notre sexe, qui bravèrent l'épouvante des massacres, même la prison et l'échafaud, pour sauver ou consoler ceux qui leur étaient chers.
Bichat, sans avoir personnellement pris aucune part à d'aventureuses tentatives, avait eu des relations et des correspondances innombrables avec des amis moins prudens. Je citai à Bichat un exemple pour lui faire sentir le danger de garder des papiers dont mille circonstances imprévues peuvent changer le sens et aggraver l'interprétation. L'intrépide militaire ne concevait pas mes terreurs. «Non, je ne puis livrer tout cela au feu, disait-il; je croirais une seconde fois être oublié de tous mes amis.» Enfin Bichat entendit raison, et nous fîmes ensemble la visite. Au nom du brave colonel Seruzier qui sortit d'abord de la fouille, je fus la première à ne pas vouloir anéantir une seule des paroles d'un homme d'un caractère si franc, d'une droiture si militaire. La pièce qui nous tomba bientôt après sous les yeux était signée de M. de Fontanes; Bichat la prit, et, la froissant entre ses mains, la jeta au feu. «J'ai des obligations à l'ancien grand-maître, mais elles datent de l'empire; je respecte ses opinions, son talent, son esprit; mais il n'y a pas entre nous sympathie de conduite, de sentimens. Son amitié protectrice a cessé; il y aurait de ma part faiblesse à retenir des témoignages qui ne seraient plus exacts aujourd'hui.
Je ne partageais pas les idées un peu exagérées de Bichat sur M. de Fontanes; je me rappelais son noble vote, sa compatissante conduite dans le procès du maréchal Ney, et je ne pouvais qu'accorder plus de prix à sa générosité dans cette circonstance, quand je songeais que chez lui la bonté avait eu à vaincre l'opinion politique.
«C'est vrai, répliqua Bichat, et vous connaissez sans doute la réponse du duc de Choiseul, proscrit et victime lui-même; il s'est souvenu de cette terrible fatalité de la politique, caractère admirable de loyauté qui transporte dans les idées nouvelles, dans les principes de la liberté, cette chevalerie des nobles sentimens, apanage de quelques noms historiques.»
Enfin, laissons tous les souvenirs, dis-je à Bichat, et occupons-nous du présent. Brûlez tous ces papiers, il y a trop de noms propres mêlés à ces confidences de l'amitié, des notes, des expressions, toutes choses où l'oeil de la malveillance, s'il y pénétrait jamais, trouverait toujours matière suffisante à vous tourmenter. Après bien des réflexions, bien des résistances de la part d'un militaire qui ne croyait pas au crime de sensibilité, notre petit auto-da-fé de précautions fut enfin résolu et accompli.
Malheureusement l'opération fut incomplète; une foule de papiers ne furent point compris dans le sacrifice, soit par négligence, soit par un noble mouvement de l'officier, qui eut plus tard à se repentir de cette généreuse imprudence.
En me quittant, au lieu de se rendre immédiatement de Dunkerque à Calais et de là à Douvres, Bichat ayant une lettre pressante du major Garnier, partit pour Gand où douze jours après il fut arrêté avec plusieurs autres Français, et mis à la disposition du procureur du roi. Mais le major Garnier se tira d'affaires, car il fut très poliment reconduit à la frontière de France.
Très entendue avec mes amis sur notre correspondance, je ne manquais jamais de trouver de ville en ville quelque énorme paquet de dépêches. Mais comme ma dernière halte avait été forcée, et qu'elle n'avait été cette fois officielle pour personne, je trouvai, poste restante, un paquet dont la possession immédiate m'eût été bien précieuse. C'était un souvenir, un secours, une pensée de la princesse Élisa, de ma généreuse bienfaitrice. Hélas! ma vie errante me priva et du plaisir de profiter à temps de cette surprise et du bonheur d'en exprimer ma reconnaissance. Moins poursuivie par le sort qui semblait me chasser de contrées en contrées, j'eusse pu vous prouver que le temps, le malheur, l'éloignement n'avaient point altéré les sentimens d'une femme dévouée à toutes vos fortunes, et qui n'avait pas besoin d'un dernier bienfait pour être prête à courir encore au bout du monde pour vous servir.
La lettre de la princesse Élisa m'engageait à m'embarquer pour aller la rejoindre à Trieste; une lettre de change de 2,000 francs accompagnait l'invitation. J'étais heureuse, je dévorais déjà l'espace qui se trouvait entre moi et ma bienfaitrice; je sentais pourtant quelque peine de laisser en souffrance les intérêts dont je m'étais volontairement chargée. Je sentais qu'en partant les lettres qui pouvaient m'arriver resteraient sans réponse, et que mon brusque départ allait être funeste à beaucoup d'amis. J'étais dans une étrange alternative de joie sur mon avenir et de crainte pour celui des autres; je n'ose affirmer la résolution que j'aurais pu prendre, si les nouvelles de Paris n'eussent tranché toutes mes irrésolutions en me présentant la nécessité de ce départ. Triste sort des proscrits! ils raisonnent toujours leur situation, et ils ne savent pas qu'elle se décide toujours malgré eux et sans eux. Dans le nombre des lettres que je venais de recevoir, il y en avait une de mes amis de Bruxelles; on m'y parlait d'un précis historique que le général Berton avait publié sur les fautes de la journée de Waterloo; lorsque je vis qu'on m'engageait à y répondre, je me surpris à hausser les épaules. J'étais si loin de toute espèce de prétention d'auteur, que je trouvai la proposition ridicule; mais quand j'eus lu l'ouvrage, qui me sembla une sorte d'accusation contre une gloire sortie pure même de la mort, j'oubliai la faiblesse de mes talens pour ne songer qu'à mes devoirs d'amie.
J'étais d'autant plus affectée de l'assertion du général Berton sur la conduite du maréchal Ney, dans la journée du 18 juin, que non seulement j'en connaissais l'absolue fausseté, mais que je savais l'estime personnelle dont l'illustre guerrier avait mille fois renouvelé les témoignages à l'égard du jeune général. Quand mon coeur est fortement ému, les pensées m'étouffent, et ma plume, brûlante comme mon coeur, peut à peine en exprimer la chaleureuse abondance. Aussi, dans l'impétuosité d'une réfutation qui me semblait aussi sacrée que possible, je passai le jour, je passai la nuit à jeter sur le papier ce que j'avais entendu d'une bouche auguste et chère sur la bataille de Waterloo. Je me livrai à cette oeuvre de justice avec toute la chaleur d'une conviction qui devait me servir de talent, et qui me tenait presque lieu de bonheur dans l'accumulation de mes peines. Je fus cruellement arrachée à ce travail par la présence, dans ma retraite, d'un personnage semblable à plusieurs de ceux dont l'oeil avait déjà suivi et persécuté mes démarches. Le personnage en question était un sieur d'A*** que j'avais vu en Italie, parlant de sa famille émigrée, intéressant fort la bonne compagnie du régime impérial par quelque peu de l'esprit et des manières alors si goûtées de l'ancien régime, et vivant sur l'intérêt de sa ruine, consommée par la révolution, qui pourtant n'avait eu rien à lui prendre, comme s'il avait eu les dix mille livres de rente qu'elle ne lui avait pas enlevées.
Ce même d'A***, je l'avais rencontré dans les cent jours; je l'avais rencontré depuis la restauration, et toujours au service intime et très tendre du gouvernement existant; je l'avais aperçu et évité à Bruxelles; j'avais cru le voir aussi à Londres, et j'avais remarqué qu'alors, à son tour, il m'avait évitée.
Rien ne saurait égaler mon étonnement, de voir un pareil homme tomber inopinément sur moi, lancer un regard sur mes papiers beaucoup plus vite que sur ma personne; je m'attendais à voir entrer chez moi ses alguazils. Loin de là, je le vois au contraire s'asseoir d'un air abattu, fermer la porte et s'écrier: «Je suis proscrit et malheureux; voici une lettre, vous pouvez me sauver, et je sais que vous demander une bonne action c'est l'obtenir.» Il me présenta une lettre d'une écriture pitoyable, me débita une fable plus ridicule encore, mais tout cela était signé du nom d'une personne qui m'était chère, et qui, de Bruges, me recommandait ce Français malheureux. Incapable de soupçonner toute la noirceur des agens mis à ma poursuite par l'inquiétude de D. L***, je fus encore dupe d'un homme qui n'était que son émissaire; mais en offrant ma bourse à d'A***, ma simplicité n'alla point jusqu'à lui livrer ce qu'il eût aimé davantage, quelques lettres d'introduction auprès des personnes avec lesquelles il me supposait en sûreté.
L'être le plus sot peut, en s'adressant à ma pitié, m'entraîner comme un enfant; mais pour le compte des autres je suis moins facile; je songe plus à leur sûreté; et le souvenir de ces intérêts me ramena à ma vague méfiance. Ainsi tout en payant la dette de la compassion par quelques louis, je remplis aussi celle de la prudence, en tenant à d'A*** ce langage: «J'ai pris le parti de me rendre à Ostende, pour voler de là sur les traces d'une bienfaitrice, pour aller rejoindre la princesse Élisa à Trieste. Je ne puis rien pour vous ni à Londres ni ici. Ce que vous avez de mieux à faire, c'est de brusquer le visa de vos papiers, et de vous embarquer.»
La face de mon auditeur parut un peu altérée par mes paroles.
«L'exil, me disait-il, on peut le prendre partout, et Trieste vaut
Londres pour un malheureux.»
Ces argumens n'ébranlaient nullement ma conviction, et la défiance seule ne me donnait pas de la fermeté; mes goûts d'indépendance étaient ma résistance et ma force. D'A*** prit alors un autre ton.
«Vous pouvez, Madame, ne pas me permettre de vous suivre; mais je ne vous en suivrai pas moins. Il le faut, c'est mon devoir, je ne puis faire autrement.» À cette surveillance hautement déclarée, je tombai de surprise et de mépris pour la pauvre humanité, produisant de pareils caractères. Cet homme tenait encore à la main les cent francs offerts par ma générosité à sa misère, et il était sitôt ingrat. Je regrettais mon argent; mais j'en voulais encore plus à d'A*** de me faire maudire ma pitié, et de m'enlever ainsi jusqu'aux illusions de la bienfaisance.
Par une singulière mobilité de ma nature, en une minute, de la sensation la plus pénible, je passe au plus confiant abandon par l'effet d'un mot, d'un regard, d'un geste. Il en fut ainsi avec d'A***. Cet homme eut l'art d'expliquer, de justifier les paroles qu'il m'avait dites, de les tourner dans un sens qui, de nouveau, me rendit imprudente. Excepté le nom de mes amis, d'A*** reçut de nouveau, je ne dis pas mes confidences, mais les trop faibles indiscrétions d'une tête trop préoccupée; par je ne sais quel mouvement de faiblesse ou de vanité, je fus entraînée jusqu'à lire à qui devait si peu la comprendre, une réfutation que je venais de tracer du précis du général Berton sur la bataille de Waterloo. Dans le feu de mon débit, dans l'incroyable renouvellement d'émotions que causait ce souvenir, je m'exaltai jusqu'à ne plus croire mon auditeur présent. Je ne suivais plus ni les regards ni les mains industrieuses d'un écouteur si intéressé, et j'ai la certitude qu'il profita de ma préoccupation pour y placer une lettre et une note de noms qui se retrouva sur le bureau du procureur du roi à Gand.
Malgré ce retour de faiblesse pour les importunités de mon cavalier malgré moi, je le congédiai le soir même, et envoyai retenir ma place pour Ostende avec l'intention de m'embarquer.
Au moment de ce départ, je songeai à faire mon état de caisse. Elle ne se composait plus que de 600 florins et du don encore récent de la généreuse Élisa. Jusqu'à ce dernier renfort pécuniaire, les bontés magnifiques du duc de Kent avaient fourni à mes courses nombreuses, aux prodigalités de cette vie nomade de Belgique en Angleterre, qui se dépensait comme ma bourse pour les autres. Avec mon insouciance pour ce qu'on appelle avenir, je me trouvai de nouveau presque riche, et très revenue de mes préventions contre le vil d'A*** aussi vite que je les avais conçues. Je lui donnai rendez-vous à Ostende, à l'hôtel d'Angleterre; nous nous quittâmes, ni lui ni moi ne nous doutant de la triste cause qui allait, en changeant ma résolution, me sauver momentanément des embûches qu'il m'avait tendues.
CHAPITRE CLXXXIV.
Séjour à Bruxelles.—Lettre anonime.—Résolution subite.—Second voyage en Angleterre.—Je revois lord Édouard.
Je changeai tout à coup d'idées, en fouillant mes papiers pour mon départ, et en y trouvant une lettre de crédit de quelques mille francs sur Bruxelles. Cette pièce s'étant intercalée dans d'autres, je l'avais perdue de vue, et je fis un saut de joie à cette découverte. Elle ne portait point d'époque fixe d'échéance, ce qui la rendait aussi disponible que le jour où j'eusse pu en user. J'avais vécu, j'avais pourvu à bien des dépenses, et même à quelques bienfaits, et je me trouvais encore des ressources. Ainsi une fois dans la vie j'avais été économe; il est vrai, comme on vient de le voir, que c'était par hasard.
Quoi qu'il en fût, je me rendis immédiatement à Bruxelles, je m'y installai dans l'un de mes hôtels favoris, et je me mis immédiatement en course pour la rentrée des cent louis, devenus tout à coup une fortune pour celle qui en avait souvent englouti le triple dans un mois. Munie de cette ressource inespérée, je menai pendant quelque temps une existence libre, assez heureuse, mais monotone. Les réfugiés français étaient moins nombreux en Belgique: quelques uns avaient obtenu la permission de rentrer en France; la plupart avaient de gré et souvent de force pris d'autres directions; enfin, je ne rencontrai cette fois dans la capitale des Pays-Bas que très peu des connaissances qui m'en eussent rendu le séjour agréable. L'idée d'être devenue inutile aux autres, de n'avoir plus de services à rendre, de n'avoir point d'intérêts actifs dans la vie, me devint insupportable. Les jours, les mois, s'écoulaient sans m'apporter la moindre de ces vives impressions nécessaires à mon bouillant caractère. La fièvre me saisit un soir en sortant du grand théâtre. Mon humeur se jouait de la maladie comme de tous les autres accidens, et je croyais qu'une guérison devait, ainsi que tout le reste, se brusquer et se faire en poste. Cette négligence me fut fatale: je tombai dans des fièvres intermittentes que tout l'art du médecin que je m'étais décidée à faire appeler, ne parvint à vaincre qu'au bout de six mois.
Un incroyable incident, un mystère encore inexplicable pour moi, vint tout à coup donner à mon esprit une secousse qui, par cette utile diversion, m'arracha à la langueur dont mon corps était consumé. Une lettre de Londres, portant bien minutieusement mon nom, l'adresse de l'hôtel que j'occupais à Bruxelles, m'arriva par la poste. Elle ne portait aucune signature, et contenait simplement ces mots:
«MADAME,
«Quel que soit l'état de votre santé, que d'ailleurs on dit beaucoup améliorée, faites un de ces efforts qui n'ont jamais coûté à votre dévouement pour le malheur, l'amitié et le souvenir; partez pour Londres au reçu de ces lignes tracées à la hâte par un grand intérêt. Le procès de la reine va s'instruire; la mémoire du duc de Kent peut être invoquée. Dans tous les cas, la présence qu'on réclame de vous peut être utile aux autres, et ne peut être nuisible pour vous. On connaît assez la générosité de votre caractère pour se dispenser de plus amples renseignemens. Dans tous les cas, soyez à Londres au plus vite; on vous en conjure au nom de vos souvenirs.»
«P. S. Le voyage que l'on implore de la générosité de madame Saint-Elme étant un acte de dévouement à des personnes qui y trouveront la garantie de leur fortune, et sa position présente pouvant être un obstacle à la promptitude si nécessaire du départ, le banquier M… lui comptera, sur son reçu, une somme de cinq cents livres sterling.»
Cette lettre énigmatique, cette pièce mystérieuse, cette somme mise à ma disposition, toute cette accumulation de circonstances singulières, redonnèrent à ma tête l'exaltation dont l'assoupissement venait de m'être si fatal. Accepter, obéir, fut pour moi comme une de ces résolutions capricieuses que les malades éprouvent, comme une de ces envies indéfinissables qui emportent la volonté sans le concours de la raison.
Au lieu de me fatiguer le cerveau à chercher les motifs et l'auteur de ce singulier billet d'invitation que je venais de recevoir, au lieu de réfléchir, je me mis à agir cette fois comme toujours. En deux fois vingt-quatre heures, j'étais maîtresse du pactole anonime qui venait de couler pour moi, et ce qui est bien autre chose pour ma nature volcanique, j'avais repris avec l'idée d'une course nouvelle, d'une romanesque entreprise, la fraîcheur et la santé qui avaient si mal à propos fui d'un visage qui avait bien assez des années, et que le surcroît des souffrances physiques était venu fort mal à propos assiéger.
À peine en chaise de poste, il me sembla que je redevenais jeune et brillante; et ce dernier argument, en faveur d'un voyage aussi étrange que celui dans lequel je m'étais jetée, on voudra bien reconnaître qu'il était irrésistible pour une femme. D'ailleurs, j'avais tellement l'habitude des choses et des événemens extraordinaires, que l'invraisemblable même commençait à me paraître tout naturel. Les seuls soupçons qui me vinssent à l'esprit, avec une apparence d'application possible sur la source de l'événement qui était venu me chercher à Bruxelles, tombaient sur lord Édouard, cet Anglais généreux, ce noble ami du duc de Kent, dont j'avais pris si brusquement congé lors de ma première apparition dans la capitale de la Grande-Bretagne. Depuis ce temps, je n'avais eu avec lui aucune relation; mais, alors, j'avais cru produire sur lui quelque impression, et, soit souvenir, soit arrière-pensée de profiter de mon caractère entreprenant, je me figurai qu'il avait pu, dans tous les cas, songer à moi dans l'intérêt de ses amis de l'opposition, au moment où le procès de la Reine multipliait de tous côtés les mines et les contre-mines d'un grand mouvement politique.
J'imaginai bien encore que tout ceci pourrait être une mystification de quelques uns de ces innombrables intrigans qui ont toujours rôdé autour de la Contemporaine pour faire tourner à leurs projets l'exaltation de sa pauvre tête, très disposée aux aventures, mais jamais avec les idées d'intérêt ou de politique, que j'ai toujours repoussées quand je les ai aperçues. Cependant je trouvais la mystification un peu trop dispendieuse pour ceux qui auraient pu l'organiser, les arrhes des entrepreneurs trop considérables; car, enfin, on ne mystifie pas d'ordinaire avec indemnité préalable pour les mystifiés. Plus je réfléchissais, ainsi qu'il arrive toujours, des profondes méditations sur un objet qui conduisent souvent à plus de doutes et d'incertitudes, et moins je devinais ce nouveau et mystérieux accident de ma destinée; mais ce qui achèvera de confondre la pénétration de mes lecteurs comme elle confondit dans le temps la mienne, c'est qu'une fois arrivée à Londres, je n'entendis plus parler de rien, et ne pus me mettre sur la voie de la combinaison qui m'y avait appelée. Lord Édouard, que j'y vis plusieurs fois et auprès duquel je m'en expliquai avec franchise, me dit que j'avais très bien fait de venir; que je serais peut-être utile aux bons, mais qu'il était étranger à l'affaire. J'eus beau insister, je n'en pus obtenir davantage, et j'ai toujours cru cependant que le solliciteur secret ne pouvait être un autre, et que ces dénégations n'étaient qu'une ingénieuse libéralité pour m'empêcher de rendre la somme dont j'avais été gratifiée.
Quoi qu'il en fût de toutes mes suppositions et des démarches innombrables auxquelles je me livrai pour saisir le fond de toute cette affaire, je n'en entendis plus parler, une fois à Londres; elle est restée impénétrable, et mon séjour se prolongea en vain pour ma curiosité à cet égard. Mais j'en pris mon parti: j'engage mes lecteurs à imiter ma résignation; si je ne découvris pas ce que j'allais chercher, je surpris beaucoup de choses que je ne cherchais pas; et, à défaut du mot d'une énigme, on trouvera dans mon second voyage en Angleterre des vérités et des révélations plus importantes que celles qui pouvaient concerner ma personne. Plus grands que moi occuperont la scène dans les chapitres qui vont suivre, et mes impressions s'agrandiront de toute l'importance des événemens et des personnages qui se pressèrent sous mes yeux pendant un séjour de plus de six mois.
CHAPITRE CLXXXV.
Arrivée à Londres par la Tamise.—Douane et Alien-Office.—La reine.—Portraits de famille.
Lors de mon premier voyage, tout entière à mon enthousiasme pour les proscrits, je n'avais cherché qu'eux sur les bords de la Tamise: ma plus vive émotion, c'était un portrait de Napoléon qui l'avait fait naître; je me promettais cette fois de ne plus me contenter de voir l'Angleterre à travers le voile nébuleux de son climat, mais de pénétrer au moins dans quelques unes de ses maisons et d'en enlever le toit, comme l'Asmodée de Lesage le fit pour celles de Madrid en faveur de don Cléophas. Mais que les damés anglaises, si réservées, si jalouses de leurs foyers domestiques, ne s'effraient pas d'avance de mes révélations: à l'âge où j'ai reçu en Angleterre des complimens qui pouvaient me rappeler ma jeunesse, Asmodée n'était que trop réellement pour moi un diable boiteux.
J'arrivai dans Londres par la Tamise, orgueil de la nation britannique; long-temps encore avant de se confondre avec la mer, le fleuve-roi, par son immensité et par la foule de navires qui se croisent en tous sens sur son sein, paraît lui-même un autre Océan; quand ses rivages se rapprochent l'illusion dure encore, grâces au nombre des mâts à travers lesquels il faut les chercher. Enfin Greenwich se montre, monument rival de l'Hôtel des Invalides; et à quelques milles plus loin, on découvre la coupole de Saint-Paul, au milieu des mille clochers en pointes qui semblent en quelque sorte continuer la forêt de mâts du port de Londres. À peine débarquée et échappée aux mailles du vaste filet auquel il me prend fantaisie de comparer l'inquisition de la douane, j'allais me faire inscrire, je ne sais trop par quelle idée, comme italienne à l'Alien-Office: «Gardez-vous-en bien, me dit un de mes compagnons de voyage avec qui j'avais échangé quelques paroles de la langue du Tasse, on vous prendra pour un des témoins du procès de la reine, et il vous faudra opter entre l'ovation ou les huées, suivant l'opinion que vous laisserez percer au sujet de la question qui occupe aujourd'hui la Grande-Bretagne.» Je préférai donc en cette occasion mon origine hollandaise; cependant je pensai avec plaisir que le drame de cette cause extraordinaire devait donner au pays cette physionomie de sédition qu'on dit lui aller si bien. C'était pour moi l'annonce d'un spectacle, et rien de plus; mais à peine établie depuis vingt-quatre heures dans Old Slaughter's Coffee-House, maison où je choisis mon logement, je faillis jouer un rôle qui eût doublé pour moi l'attrait de curiosité que ce procès fameux avait pour tout le monde. Je ne saurais me rappeler jusqu'à quel point j'avais pu, dans le paquebot, parler à mon donneur d'avis sur l'Alien-Office, de ma liaison avec le duc de Kent; j'ignore même si je devinai juste en soupçonnant que cet inconnu avait des relations mystérieuses avec la reine; mais de quelque part que me vînt cette importance, je reçus un billet qui me priait de passer à South-Audley-Street, où est située la maison de l'alderman Wood. C'était chez cet ex-maire de Londres que résidait la reine: je m'y rendis ce jour même avec empressement. Il me tardait de voir cette princesse, accusée par les uns d'être une Messaline, proclamée par les autres l'innocence calomniée. Malheureusement il se mêlait à cette dernière opinion un caractère évident d'opposition politique. Si les accusateurs de Caroline étaient des ministériels, l'esprit démocratique de ses réponses aux adresses populaires n'était pas moins suspect; mais elle était femme et opprimée: c'eût été déjà un titre pour une femme plus scrupuleuse que je ne saurais l'être. Pourquoi ne le dirais-je pas avec ma franchise accoutumée? je sentais qu'une partie de ma sympathie pour la reine provenait de ces mêmes torts de conduite que son mari prétendait faire prouver par cent et quelques témoins. Singulière inspiration de mon amour-propre! je me comparais un moment à cette Majesté errante qui avait conquis une si équivoque illustration dans ses amoureux pélerinages. Née sur le trône, aurais-je été, me demandai-je, plus fidèle à un premier époux? hélas! non, sans doute. Mais quand je venais à penser au choix tout physique de Caroline, je repoussais avec un orgueil qu'on qualifiera comme on voudra, cette triste comparaison. Il me semble que reine comme femme obscure, je n'aurais jamais pu aimer que des héros ou des rois; si un caprice m'eût fait déroger, j'eusse trouvé encore assez de pudeur pour penser alors à l'histoire qui enregistre si impitoyablement les moindres faiblesses des têtes couronnées. Mais, après toutes ces belles suppositions, je m'arrêtai au côté romanesque des amours nomades de l'épouse de Georges IV. Mon imagination vagabonde aimait à errer avec elle en Afrique et en Asie, sous la tente de l'arabe au désert, et sous le toit des harems dans les États barbaresques, sous l'abri d'un couvent de la sainte Jérusalem, et dans les palais profanes de l'Italie. Enfin j'entrai chez la reine d'Angleterre toute disposée à la trouver riche de noblesse, de beauté même, et à saluer en elle une autre Cléopâtre, digne à la fois de César et d'Antoine. Hélas! en apercevant une femme bourgeonnée, petite, grosse, commune, je fus tentée de m'écrier: ô courageux Bergami! Cependant c'était une reine, et son affabilité agit sur moi: l'affabilité est tout ce qu'il y a de plus légitime dans le pouvoir qu'exerce la royauté sur l'imagination. Caroline me fit asseoir auprès d'elle, et entamant la conversation: «On m'a parlé de vous, me dit-elle, comme d'une amie de mon beau-frère le duc de Kent; venez-vous ici grossir la liste des témoins italiens recrutés contre moi par les ministres? Dans une conférence de mes avocats avec les commissaires de mon époux, j'ai été menacée d'une révélation éclatante, d'un irrécusable témoignage! Tous les témoins ont parlé et ont été confondus; faites-vous partie du corps de réserve dans cette guerre de dénonciateurs subornés? Mon frère de Kent possédait, je le sais, une pièce importante. En seriez-vous dépositaire? Dans ses épanchemens avec vous a-t-il jamais prononcé mon nom, et dans quels termes? C'était un honnête prince, je le dis d'avance, quelle que soit votre déposition…»
Aussi brusquement interpellée, j'aurais pu perdre contenance; mais ce qu'il pouvait y avoir de sévère et de dur dans ces mots était tempéré par un regard d'amitié ou de douceur. J'étais, d'ailleurs, forte de ma nullité dans cette circonstance, et je répondis avec une simplicité qui persuada tout d'abord à la reine qu'elle avait été bien maladroitement alarmée sur mon voyage: j'ajoutai ensuite de moi-même quelques explications tout aussi naïves sur mes véritables rapports avec le duc de Kent. Ma vivacité et ma franchise amusèrent Sa Majesté.
«Vous avez eu du bonheur, me dit-elle; vous pouviez plus mal tomber dans cette royale famille.» Je crus qu'elle faisait involontairement allusion à son propre mari, et me rappelant les trois mots anglais fat, fair and forty, je pensai en souriant que je n'aurais eu que deux des qualités requises pour mériter que l'Assuérus britannique préférât la Contemporaine à Vashti. On sait qu'on a dit de Georges IV, que pour lui plaire il fallait être grasse (fat), blonde (fair), et âgée de quarante ans au moins (forty); tels étaient alors et tels sont encore les titres de la Marquise de Coningham qui a succédé à mistress Fitz-Hebert. Mais la reine répudiée comprenait dans sa réflexion amère tous les princes de la famille, à l'exception sans doute du duc de Sussex, qui, embrassant toujours le parti démocratique d'une question d'État, s'était récusé comme juge dans le procès de sa belle-soeur.
«Oui», continua la reine, qui, comme toutes les femmes qu'un violent dépit dévore, aimait à trouver un nouvel auditeur pour recommencer ses plaintes; «oui, vous pouviez plus mal tomber; car ne croyez pas que ce soit, comme ils le prétendent, au nom de la morale publique, au nom de la dignité du trône outragé qu'ils me poursuivent: comment la respectent-ils eux-mêmes, cette morale publique? comment l'honorent-ils, ce trône? Ce très saint duc d'York qui mourait, disait-il, pour la religion de son père, à quel prix allait-il visiter le vieux roi à Windsor? moyennant un subside accordé par la chambre bénévole à sa piété filiale. Qui n'a entendu parler de ses amours avec l'intrigante mistress Clarke, qui vendait les emplois militaires d'après un tarif connu? Le jeu l'a ruiné plus d'une fois, et la nation a payé; mais il lui reste des dettes d'honneur: comment le roi et lui s'acquitteront-ils, par exemple, avec le bon M. Ball[25], qui, tout ravi d'être admis à la cour, se laissait tricher par ses princes affables avec toute la générosité d'un loyal sujet? Le duc de Clarence, dont les fils illégitimes formeraient seuls un bataillon, a été entretenu par la pauvre actrice mistress Gordan, qu'il a laissée aller mourir de misère en France; savez-vous pourquoi il affiche à mon occasion tant de respect pour les moeurs publiques? il a besoin d'une dot pour Eliza Fitz-Clarence, sa troisième fille naturelle, qu'il est question de marier au comte d'Errol.»
Sa Majesté était en verve et continua à faire ainsi des portraits de fantaisie de chaque membre de son auguste famille. Cette colère de Junon n'était pas tout-à-fait épique, et toutes ses expressions n'étaient pas choisies. Je fis de mon mieux pour paraître touchée.
«Vous me plaignez, me dit-elle, mais vous avez tort, j'ai la nation pour moi. Le scandale retombera sur ses auteurs, et leurs petitesses m'amusent. Ils sont occupés maintenant à me faire surveiller par les argus de Bow-Street[26]; la visite que vous me faites vous en fera faire une autre; attendez-vous à être mandée chez lord Castlereagh, qui voudra jouer auprès de vous l'homme de cour. Le héros lui-même, le grand Wellington, tiendra peut-être à vous prouver qu'il est aimable, et mettra ses lauriers à vos pieds.»
Nous fûmes interrompus par l'entrée de M. Brougham; je pris congé de la reine qui fit à son avocat un signe me concernant, à ce que je pus croire. J'aurais bien pu rester; mais j'aurais voulu au moins en être priée. D'ailleurs, soit ennui, soit caprice, la figure de M. Brougham ne me prévint pas en sa faveur, ou du moins excita peu ma curiosité; je l'ai revu depuis: tout son talent n'a pu me réconcilier avec son air aigre et dur.
On croira probablement que je n'ose qu'indiquer mon entrevue avec la reine: j'avouerai que je ne dis pas tout; mais je dois ici sacrifier à certaines convenances quelques détails de mon histoire. Les journaux du temps en ont cependant assez dit pour m'excuser, si je voulais en dire davantage: j'y ai lu ma visite singulièrement interprétée, et si mon nom n'avait été encore plus défiguré par ces feuilles, je serais tenue ici à une explication. Qu'il me soit seulement permis de déclarer que, quoi qu'on ait dit et imprimé, je ne touche aucune pension de la part ni de Georges IV, ni même de cet excellent duc de Kent dont l'amitié me fut si douce pendant sa vie. Si je laisse quelque secret sous le voile, l'histoire, en dépit du non mi ricordo d'une analyste inexacte, n'y perdra pas grand'chose dans cette Angleterre, où la liberté de la presse n'oublie rien dans son magique miroir.
CHAPITRE CLXXXVI.
Visite chez Castlereagh.—Lord Wellington.—Jeu muet.—Retraite du vainqueur de Waterloo.—Lord Castlereagh.
La reine avait deviné: le lendemain je fus invitée à passer chez le marquis de Londonderry. Je ferai grâce cette fois au lecteur de mes réflexions, et je l'introduirai d'abord avec moi chez ce noble ministre qui fut le vainqueur diplomatique de Napoléon, le négociateur de la paix générale, caressé et flatté par tous les rois de l'Europe. Entrée dans son cabinet, j'y remarquai d'abord au coin d'une table, parcourant une gazette, un homme dont la figure, moitié aigle, moitié mouton, me frappa, quoiqu'il eût la précaution de se couvrir de la feuille politique comme d'un masque; c'était Wellington, à qui je trouvai bien mauvaise grâce de se cacher ainsi derrière ce bouclier de papier: ce petit manége me fit sourire aux dépens du ressentiment dont je ne saurais me défendre contre le prince de Waterloo: mais tout aussitôt, me reprochant de laisser en cette présence un sourire même de haine effleurer mes lèvres, j'appelai dans mes regards cet éclair de menace qui est redoutable pour ceux à qui il s'adresse, à ce que j'ai entendu dire quelquefois. Le noble duc avait autorisé l'attaque, en se mettant sur la défensive; il ne put soutenir mon coup d'oeil, et éludant son embarras par une impolitesse, il retourna tout-à-fait sa chaise; puis, ne pouvant rester ainsi à me tourner le dos, il se leva, frappa impatiemment la terre de sa botte éperonnée, et battit enfin retraite, comme s'il y avait pour lui un coup de poignard dans le regard d'une amie de Ney. Si j'avais été moins émue, je me serais beaucoup amusée de cette bizarre et muette entrevue avec le Turenne anglais. Wellington, du reste, jouait alors un triste rôle en Angleterre; il ne pouvait être reconnu dans une foule sans qu'on le forçât de crier vive la Reine! Et ce cri, comme l'amen de Macbeth, lui serrait cruellement la gorge. On sait cependant qu'il osa un jour ajouter à l'exclamation obligée de vive la Reine!—oui, vive, vive la Reine! et puissent toutes vos femmes lui ressembler! Malgré ce bon mot, Wellington ne brille nullement par ses saillies: c'est un grand administrateur d'armée, un pauvre politique; sa tête a besoin d'être montée à l'héroïsme par le son du tambour. En temps de paix elle est vide; une petite intrigue de cour épuise tous ses moyens; il n'a plus de sa gloire que la vanité. Ses loisirs, pour être ceux d'un général, devraient se passer dans le parc d'un grand château, avec une meute et un lion à poursuivre; il préfère les frivolités des fats de ville, et s'enorgueillit de donner son nom à un col de chemise ou à un pantalon.
Le lord Castlereagh ne me laissa pas long-temps seule; après un aimable salut et quelques adroites questions, il s'aperçut, comme la reine, que mon importance était bien exagérée; il se tira en homme d'esprit de la mystification dont je lui persuadai que la reine, lui et moi surtout nous étions peut-être dupes. J'avais sans doute usé toute ma bile de ce jour dans ma scène muette avec Wellington; il me prit fantaisie d'être aimable avec Castlereagh, ou plutôt il fit lui-même assez de frais pour m'inspirer l'envie de le paraître: je réussis; mais, par un nouveau caprice, quand le grand homme voulut essayer d'être tendre, je feignis de ne voir dans ses prévenances qu'un piége de la politique: plus il me disait qu'il manquait quelque chose à son bonheur, plus je lui vantais ses talens en diplomatie et sa toute-puissance. Jamais je n'ai vu un homme à qui la grandeur pesât davantage; il se sentait attiré par un besoin d'épanchement; je l'exilai dans un cercle de complimens flatteurs dont il tentait en vain de s'échapper: ce fut enfin avec l'accent d'une douloureuse franchise, que, s'écriant qu'il était le plus malheureux des hommes, il sortit tout à coup de l'appartement, comme dans un accès de désespoir ou de délire. J'allais profiter de ce moment pour disparaître moi-même; mes yeux s'arrêtèrent sur un volume entr'ouvert sur la table: je le pris, comme pour trouver dans cette lecture peut-être favorite de lord Castlereagh une indication de sa pensée la plus habituelle; c'était la Nouvelle Héloïse, et le passage où l'impression du doigt avait laissé son ombre était l'apologie du suicide. Lorsque j'ai appris depuis que le marquis de Londonderry avait terminé sa vie en s'ouvrant l'artère carotide, j'ai compris que cette mort pouvait bien avoir été méditée depuis plus long-temps qu'on ne l'a cru, et je tiens de personnes sûres que la Nouvelle Héloïse, ouverte à la même Lettre de Saint-Preux, était encore sur la table du ministre suicidé, le jour de la catastrophe. J'aurais omis cette particularité, si je ne pouvais citer l'autorité respectable de M. le vicomte de Marcellus, alors secrétaire d'ambassade, pour en rendre témoignage.
Cependant, tout en étant persuadée, avec les amis du marquis Londonderry, qu'il y avait dans le cerveau de cet homme d'État un germe de folie, je ne suis pas éloignée de croire que son suicide fut causé par un désespoir raisonné. Terme mémorable d'une politique toute machiavélique! À l'extérieur, la grande pensée de Castlereagh a été l'humiliation de la France: et il a laissé grandir le colosse effrayant de la Russie, en oubliant que l'intérêt de l'Angleterre voulait que sur le continent les fils des Gaulois pussent au besoin jeter l'épée de Brennus dans la balance. En Angleterre, en prétendant comprimer les whigs, Castlereagh en avait grossi le camp des radicaux: il s'en aperçut lorsqu'il n'était plus temps de sortir avec honneur de son système. Sa conscience lui criait de céder la place à Canning, et sa haine envoyait ce rival de son influence dans l'exil honorable du gouvernement de l'Inde. Mais Canning retardait sans cesse son départ, comme s'il eût deviné que l'Europe allait enfin avoir une chance de salut. Son nom poursuivait chaque matin Castlereagh dans quelque paragraphe de journal. Dans ce combat entre la haine et le remords qui agitait l'âme du premier ministre, il conçut la possibilité d'une disgrâce, et lui préféra ce suicide qu'il s'était habitué à envisager de sang-froid; mais je fais ici de la politique après l'événement, et je dois rentrer dans mon rôle de simple observatrice.
CHAPITRE CLXXXVII.
Le théâtre anglais.—Shakespeare.—Kean dans le Marchand de Venise: critique.
Je quittai l'hôtel du ministre avec une certaine tristesse, et sentant un vrai besoin de distraction, je fus heureuse de trouver, en rentrant à mon logement de Saint-Martin's-Lane, l'honnête figure du maître-d'hôtel du duc d'York, qui venait m'offrir le jeton d'ivoire ou ticket de la loge de Son Altesse Royale au théâtre de Drury-Lane. J'avais été adressée à M. Ude lors de mon précédent voyage à Londres, et je suis presque une ingrate de ne pas l'avoir alors mentionné; car j'avais fait chez lui un dîner de gourmand et goûté d'un excellent vin qui avait acquis ses quartiers de noblesse dans les caves du duc d'York. Son Altesse Royale avait la plus grande confiance en son maître-d'hôtel, qui la méritait à juste titre. Le duc aimait les arts; M. Ude régalait volontiers les artistes; pour eux, il daignait ceindre encore ses reins du tablier de cuisine, et se souvenir de ses talens en gastronomie. Ce jour-là, M. Ude vint lui-même me chercher, et m'annonça que nous jouirions de la loge en tête-à-tête, à moins qu'il ne prît fantaisie au duc d'y venir incognito: le duc y vint en effet passer une heure; il était alors en deuil de la duchesse; mais on prétend qu'il ne la regrettait pas beaucoup, sous prétexte que Sa Grâce aimait plus ses chats que son mari; en effet, la duchesse d'York avait toujours autour d'elle un bataillon de ces animaux domestiques. Respectant l'incognito du duc, j'admirai à part moi la belle physionomie, la noble taille et les manières distinguées de ce prince, qui réunissait tant de vices à tant de qualités. Mais il faut dire aussi que j'en aurais voulu au roi lui-même de me distraire du spectacle; on jouait le Marchand de Venise, et Shylock était représenté par Kean: ce personnage va admirablement à la figure de cet acteur, qui affectionne les rôles où un mélange d'énergie et de trivialités lui donne l'occasion d'étonner les spectateurs par ces brusques transitions d'accent, de gestes et d'attitude, que Talma ne dédaignait pas dans sa noble simplicité. Kean est petit, mal fait des jambes, et avec des épaules inégales; mais il y a du charme dans sa physionomie, et une vraie fascination de serpent, qui séduit, dit-on, les femmes, même au delà des planches du théâtre. On cite ses bonnes fortunes, et la dame du respectable alderman Coxe a prouvé depuis, par un procès célèbre, que le Roscius de Drury-Lane s'expose quelquefois à des affaires de crim-con[27]; mais je reviens à Shylock: Kean exprime admirablement l'instinct de haine et de vengeance qui dicte au juif le singulier traité du prêt d'argent qu'il fait à Antonio. Au moment où, se croyant sûr de gagner sa cause, il se prépare à se rendre justice à lui-même, il y a dans les yeux de l'acteur une soif de sang qui fait frémir; les scènes de son désespoir ne sont pas moins déchirantes. Shakespeare, écrivant sous l'influence des préjugés de son siècle, a rendu son juif hideux: Walter Scott, en faisant de Shylock son juif Isaac dans Yvanhoe, a adouci quelques traits de cette figure, non moins dramatique dans le roman que dans la pièce.
Les spectateurs anglais ne sont pas moins habiles à saisir les allusions que les spectateurs français. Quand Gratiano, dans la grande scène du 4e acte, parle de sa femme qu'il voudrait voir au ciel, on n'a pas manqué d'appliquer à Sa Majesté Georges IV la réponse de Shylock: There be the Christian husbands, etc.[28] Les assemblées populaires savent merveilleusement détourner le sens d'un mot, et traduire le pouvoir sur la scène pour le siffler ou l'applaudir ironiquement.
Ayant visité plusieurs fois les théâtres de Londres, j'oserai hasarder ici un jugement général sur le théâtre anglais. Kean est le Talma britannique; mais qu'il est loin de Talma! C'est du moins le jugement d'une femme qui ne saurait concevoir le génie sans dignité. Ayant vécu avec des rois et des princes parvenus, je me suis habituée peut-être à leur noblesse factice, comme si c'était en eux une nouvelle nature. Cependant mon idée est aussi celle du peuple, qui a besoin qu'on prenne avec lui des airs de grandeur, pour qu'il accorde son respect. On ne contestait pas à Napoléon sa tournure d'empereur; l'envie était réduite à supposer qu'il prenait des leçons de Talma pour se draper; Murât en prenait réellement de l'acteur Philippe. Il faut dire aussi que Kean pourrait se faire homme sans confondre la bonhomie avec la trivialité, comme cela lui arrive quelquefois. Quant à sa déclamation, elle est saccadée, inégale: il se réserve pour les momens d'éclat, les mots d'effet; tout le reste est pour lui de la vile prose qu'il daigne à peine prononcer. Les acteurs secondaires de Drury-Lane ont dans la voix une monotonie de débit qui est tout aussi peu naturelle que le récitatif de l'opéra français: les actrices surtout cadencent désagréablement leur plaintive déclamation; aucune de ces dames ne joue, il est vrai, passablement la tragédie. Quant aux acteurs, Kean a des rivaux: Young, Wallack, et un jeune homme qui ira loin, Macready.
La comédie anglaise est bien pauvre; la haute comédie, veux-je dire, car les Anglais ont une foule de pièces bouffonnes qu'ils jouent à merveille. Liston est un farceur qui grasseie assez comiquement. En résumé, le triomphe d'un acteur comique est ici dans la peinture de l'ivrognerie; le triomphe d'un tragédien dans les combats des dénouemens. Les ivrognes du théâtre excellent à reproduire la bonne ivresse, celle du peuple, comme dit Figaro; les assauts d'armes du tyran et de l'amoureux sont dignes de Saint-Georges. Dans Richard III, par exemple, Kean ne consent à mourir qu'après une demi-heure d'escrime; et les spectateurs d'applaudir son adresse encore plus que ses scènes de passion la plus profonde. Le professeur en fait d'armes du bon M. Jourdain eût trouvé tout naturellement Shakespeare un plus grand homme que Corneille et Racine.
Je serais injuste si, après avoir été si sévère pour toutes les actrices en général, je n'avouais que j'ai versé des larmes à la Pie voleuse, jouée par miss Kelly avec un pathétique déchirant. Cette actrice élève par son jeu le mélodrame au rang de la tragédie.
S'il m'était permis de juger les pièces anglaises, après avoir jugé les acteurs, j'ajouterais, d'après mes impressions, que le goût britannique est en contradiction avec toute espèce de sens commun. Shakespeare n'est plus de ce siècle; il faudrait l'excepter de ma critique, si l'on n'avait refait ou arrangé ses pièces; mais telles qu'on les joue, elles font partie du système dramatique le plus faux qui existe. Ou l'art dramatique est un art, ou ce n'en est pas un; si c'en est un, il doit avoir ses règles et ses conditions: or, il est impossible, quelque lâches qu'on les suppose, que ces conditions et ces règles permettent de violer l'unité d'intérêt aussi bien que les unités de lieu et de temps. Une oeuvre dramatique doit composer un tout, un ensemble; les scènes doivent se suivre et se lier entre elles, mais non dépayser continuellement l'attention et la curiosité, comme les scènes d'une lanterne magique.
Parmi ces scènes incohérentes, le hasard en amènera quelques unes de comiques, de touchantes, de sublimes; mais cela suffit-il pour faire une pièce? Peut-être me dira-t-on que le hasard préside au théâtre anglais comme à la vie réelle, que l'art en est banni, et que tout doit y avoir un air de nature et d'improvisation; alors pourquoi cette poésie ampoulée, ou cette prétention de bouffonnerie, qui ne sont ni l'une ni l'autre ni dans la nature ni dans la spontanéité de la langue parlée? pourquoi ces saluts des acteurs au public au milieu d'une tirade? pourquoi ces fanfares de trompettes pour annoncer un roi ou une reine? Les Romains de Shakespeare parlent souvent par allusions anglaises; ses bourgeois de Londres jurent par Jupiter. Il fallait, en mutilant Shakespeare, faire disparaître avant tout ces défauts du siècle pédant auquel le poète naturel paya tribut aussi bien que Johnson, le poète classique. C'est ainsi que dans leurs costumes les acteurs anglais ont bien, comme ceux de France, abandonné l'habit de cour et la perruque poudrée pour jouer les personnages historiques; mais, au lieu d'imiter en tous points le goût éclairé de Talma et sa noble simplicité, ils ont un luxe d'oripeaux et de paillettes qui les confond avec les funambules et les comédiens de pantomime.
Voilà une critique bien générale, mais elle est vraie; restent les exceptions à faire. Shakespeare, poète dramatique, est le Thespis encore barbouillé de lie des anciens, ou, si l'on veut, le Tabarin moderne. Shakespeare, moraliste et poète, est un génie extraordinaire: il y a dans son théâtre une mine inépuisable de caractères, et tous les élémens de la vraie tragédie. Les Anglais ont taillé quelques facettes sur ce diamant; mais ils l'ont gâté en ouvriers maladroits.
CHAPITRE CLXXXVIII.
Sermon anglais; évêque anglican.—La nouvelle Manon Lescaut.
Je pourrais être aussi sévère au prêche qu'au théâtre, car au moins le théâtre ne m'a pas ennuyée; le sermon anglais m'a paru bien long et bien monotone; mais on rira peut-être de l'occasion qui m'y a fait aller. Parmi les commissions que j'avais pour Londres, j'étais chargée d'une dette à payer. Le capitaine Ernest*****, aujourd'hui major dans la garde royale et précédemment proscrit pour sa conduite dans les cent jours, s'était trouvé tout à coup, à Londres, dans une pénurie vraiment désespérante. Le jour où il s'aperçut que sa bourse était vide, il avait justement un rendez-vous galant chez une jeune compatriote engagée au théâtre français de Totenham-Street, qui lui avait dit en plaisantant, derrière les coulisses, que l'homme qui viendrait chez elle avec un rameau d'or ne trouverait pas de Cerbère à sa porte. Ernest arrive chez Mlle Cidal, l'air triste et soucieux. Il se sentait, réduit à l'alternative de la tromper, ou de subir l'humiliation d'un congé. Cependant le luxe de l'appartement semblait lui annoncer que ce ne pouvait être la disette qui le rendait maître de la place. Pendant qu'il attend, dans le parloir, que Mlle Cidal soit habillée, il jette un regard dans la rue, et aperçoit ou croit apercevoir un créancier qui s'est mis en faction sur le trottoir avec un homme de mauvais augure. Mlle Cidal paraît en ce moment radieuse d'abord et surprise bientôt de l'embarras de son hôte et de sa pâleur. Ernest se décide à un acte de franchise: «Mademoiselle, dit-il, je serais un lâche de vous tromper; vous m'avez pris pour quelque grand seigneur venu à Londres afin d'y rivaliser de folie et de dépense avec les fashionables nationaux: je ne suis qu'un exilé, pauvre et même endetté.» Mlle Cidal sourit et lui répond: «Croyez-vous que j'ignore qui vous êtes? Vous me parliez hier de Gustave votre ami, et qui fut le mien: il vous a recommandé à moi dans une lettre qui contenait mille écus qu'il vous prête et dont vous voudrez bien me faire un reçu que je lui enverrai.» Ernest accepta les mille écus; et trop bien né pour parler de tout autre sentiment que de la reconnaissance avant d'avoir payé sa dette, il respecta d'autant plus la généreuse Cidal qu'il conçut pour elle une affection véritable. De retour en France, il avait plus d'une fois formé le projet de revenir à Londres chercher lui-même la quittance dont on se doute bien que l'ami Gustave n'avait jamais ouï parler; mais le capitaine ne pouvait se dissimuler que les mille écus, si noblement prêtés, n'en étaient pas moins les dépouilles d'un amant anglais. Se défiant de sa faiblesse, il s'était contenté de me charger de la somme, ayant su mon projet de voyage en Angleterre. Ernest m'avait tout raconté. J'étais curieuse de voir, de connaître cette nouvelle Le Couvreur. Je m'y rendis un dimanche matin; je fus accueillie en amie, et Mlle Cidal me pria de passer toute la journée avec elle. J'y consentis. Mais, quel fut mon étonnement quand, au lieu de me voir engagée à une partie de plaisir, j'appris que mon actrice se proposait de m'emmener avec elle à l'église pour entendre, me dit-elle, un sermon prononcé par le très vénérable et surtout très éloquent lord évêque B…t. Allons, pensais-je, cette petite fille a de la religion une fois la semaine, ou peut-être est-ce quelque plan de conquête, un complot contre la liberté de quelque âme pieuse. La conquête était déjà faite; nous entrâmes dans la chapelle, et nous nous plaçâmes gravement en face du prédicateur. Jamais femme n'entendit aussi dévotement un sermon que Mlle Cidal; et quel sermon! sermon de deux heures, froidement composé, plus froidement débité, en un mot un sermon anglican. Mais ma nouvelle amie en semblait enchantée; ses émotions se peignaient dans ses yeux et dans le mouvement onduleux de son sein. Je fus donc édifiée de l'actrice, si je fus peu touchée du prédicateur. Mais quand nous fumés de retour, je ne pus m'empêcher de m'écrier, après un bâillement étouffé avec la main:
«Ma chère amie, que vous êtes heureuse de comprendre si bien l'anglais! Vous avez l'air bien contente du savant dignitaire que nous venons d'entendre.
«—Je le crois bien, me répondit-elle; je suis payée pour cela!
«—Comment? expliquez-vous.
«—Eh bien, ajouta Mlle Cidal, vous n'y êtes pas! C'est mon évêque à moi: il m'aime; c'est bien le moins que je l'admire. Il a une femme fort jolie, mais qui a eu le malheur de lui dire un jour comme Gilblas à l'archevêque de Grenade: Monseigneur, ne faites plus d'homélies. Quant à sa très humble servante, tant qu'elle recevra de Monseigneur mille guinées par mois, il sera pour elle un Bossuet anglais; comme l'abbé Pellegrin.
«Je dîne de l'autel et soupe du théâtre.»
Je partis à ces mots d'un grand éclat de rire. Cet amour me parut si comique, ce contrat d'amour-propre et de fidélité si nouveau, que je pardonnai à monseigneur tout l'ennui de son discours interminable. Comme on le voit, Mlle Cidal était une espèce de Manon Lescaut, bonne, mais folle; sensible, mais étourdie; originale enfin et amusante par le mélange des qualités les plus opposées. Une plaisanterie chez elle n'était jamais une méchanceté, mais l'expression de la bonne humeur. Si elle allait jusqu'à la malice, le sourire qui épanouissait son visage en émoussait même alors toute la pointe; enfin elle ne pouvait croire à la colère ou à la bouderie des autres: elle vous persuadait à vous-même que vos reproches ou vos airs sévères n'étaient qu'une feinte, un jeu de théâtre. Ce jour-là elle avait à dîner une partie de la troupe; ce fut un vrai repas de comédiens. On parla beaucoup de Paris, et l'on compara souvent les acteurs anglais aux acteurs français. Le Champagne fit partir au moins dix bouchons; les têtes s'animèrent en faveur de Mars et de Talma contre les descendans de Shakespeare. Au dessert, on était déjà bien loin de cette conversation sur l'art en général: chacun faisait son propre éloge; notre hôtesse seule avait conservé toute sa modestie, et s'amusait de voir ses convives si contens d'eux-mêmes. Enfin, après beaucoup de cris et de gros rires, la société se dispersa. J'allais me retirer aussi, lorsqu'entra le lord évêque qui venait chercher son compliment de tous les dimanches. Le compliment lui fut donné avec beaucoup de grâce, et le mit en bonne humeur. Je lui fus présentée, et ayant témoigné, dans la conversation, la curiosité de faire une excursion à Oxford, j'eus le plaisir de trouver monseigneur assez obligeant pour m'offrir une lettre de recommandation ou d'introduction, comme on dit en Angleterre.
CHAPITRE CLXXXIX.
Oxford.—Coup de patte à la reine Élisabeth.—L'hetman des cosaques.—Le roi de Prusse et l'empereur Alexandre.
Je ne partis pour Oxford que le surlendemain, et le lundi j'eus le plaisir de voir au théâtre de Totenham-Street le dignitaire anglican recevoir, d'un air ravi, une leçon de déclamation de mademoiselle Cidal. Mais ma bonne fortune me fit rencontrer derrière les coulisses le poète critique, Leigh Hunt, ami de lord Byron et de Shelley. M. Leigh Hunt a dans ses manières une façon d'indolence capricieuse qui lui donne la tournure d'un fat langoureux: en l'entendant nommer je le pris d'abord pour le fameux Hunt le Radical; mais celui-ci n'est ni poète ni petit-maître. Leigh Hunt me demanda si je n'étais pas curieuse de connaître quelques uns des grands noms de l'Angleterre littéraire. «Byron, lui dis-je, est absent: mais il est, parmi vos collègues de la presse périodique, le fameux Cobbet, qui mérite bien d'être connu.»
L'évêque qui m'avait écoutée me fit signe de m'approcher de lui. «Je vous ai donné, me dit-il tout bas, une lettre pour Oxford; vous en trouverez une autre chez vous, qui vous introduira chez une femme dont nous avons dit hier quelques mots, et que le nom de Byron me rappelle. Quand vous aurez vu Oxford, nous nous retrouverons au château de lady Caroline Lamb, où je vous annoncerai, si j'arrive avant vous.»
Après ces offres aimables, monseigneur s'éclipsa. Je m'aperçus que Leigh Hunt le regardait d'un air sardonique: «Vous voyez, me dit-il, que notre aristocratie sacerdotale a ses petites félicités terrestres. Car je le reconnais, c'est un prince de notre église. C'est au théâtre que cet évêque vient méditer la liturgie: moi j'ai composé mon meilleur poëme en prison.»
Leigh Hunt aime à parler de son génie, et heureusement pour lui, dans cette occasion, il pouvait s'aider de l'italien pour se faire comprendre. On sait que la littérature italienne lui a fourni le sujet de sa Francesca de Rimini, imitation affadie du Dante, vraie périphrase en trois ou quatre chants de ce vers:
«Qual giorno piu non vi leggiamo avante.»[29]
Le lendemain, j'étais sur la route d'Oxford.
Si j'aimais les descriptions, j'aurais beau jeu pour peindre les coupoles et les flèches de clocher qui dominent cette cité savante, où chaque édifice semble temple et palais: j'étais placée sur l'impériale de la diligence aux approches d'Oxford, et je n'étais pas la seule femme à ce poste élevé; mais j'avais surtout pour voisin un étudiant qui s'efforçait de me faire admirer tous les dômes et les tours carrées qui se dessinaient de plus en plus distinctement à l'horizon. Si je les cite à mon tour, c'est, je l'avoue, une affaire de mémoire plutôt que de sentiment; mais l'étudiant ne pouvait me croire si indifférente, et il s'offrit pour être mon cicerone dans cette excursion au pays latin de la Grande-Bretagne: c'était m'éviter la peine de porter la lettre de l'évêque, j'acceptai; et le lendemain matin de mon arrivée, je vis entrer à l'hôtel mon guide obligeant: il avait changé de costume; un manteau noir pendait à ses épaules et une toque à glands d'or était posée élégamment sur sa tête blonde et bouclée. Il m'expliqua que c'était le costume de rigueur. Ce costume n'est pas le même pour tous les étudians: l'étudiant noble, l'étudiant bourgeois, l'étudiant boursier, ont chacun le leur. Singulière distinction de rangs dans l'enceinte toute républicaine d'un temple d'études classiques. J'en fis l'observation; mon jeune nobleman avait ses raisons pour y tenir. «La manie de l'égalité, me dit-il, est une maladie française; elle n'existe pas en Angleterre: on nous accoutume de bonne heure, du moins, à n'y pas croire: et en cela nous sommes conséquens. Si l'étudiant-peuple se faisait ici mon égal pendant trois ou quatre ans, pour ne plus retrouver en moi dans le monde qu'un supérieur, il ne s'y accoutumerait pas, et me demanderait raison de mon rang et de ma fortune.» Il faillit bien me contenter de cet argument, et je suivis mon jeune ergoteur pour visiter tous les monumens universitaires, la bibliothèque Radcliffe et son dôme digne de Sainte-Geneviève; Sainte-Madeleine, avec sa tour quadrangulaire et sa chapelle gothique; le collége de la Reine et sa colonnade comparable à celle du Louvre; la bibliothèque Bodleienne et ses trésors; le collége du Christ; le muséum d'Ashmolle; les colléges d'Oriel, de Merton, de Baliol, de Toutes-les-Âmes, de Lincoln, de la Trinité, du Nez-de-Bronze, etc. Je retrouve tous ces noms alignés sur mes tablettes d'annotation, et à la marge du papier je reconnais l'écriture de mon cicerone, qui avait pris la peine d'ajouter l'épithète obligée à chaque édifice. C'est à lui que je renvoie la comparaison de la coupole de Radcliffe et du collége de la reine avec le dôme de Sainte-Geneviève et la colonnade du Louvre. Quand je cherche à recueillir mes propres impressions, je me figure encore une galerie de portraits qui décoraient une immense salle, et représentaient les notabilités de l'université, mais plutôt les grands hommes qui en sont sortis que les élèves qui se sont distingués comme élèves à Oxford même: Canning est du nombre, et Pitt, je crois. Mais je fus surtout frappée des images étrangères d'Alexandre et du roi de Prusse. «Quoi donc, demandai-je, ces têtes couronnées n'ont pas dédaigné le laurier scholastique!
«—Ah! me dit mon étudiant, je vous ai épargné une cruelle torture en enlevant aux guides habituels le plaisir de vous montrer toutes nos richesses; ces guides n'oublient jamais de vous dire: Le roi de Prusse admira beaucoup cette salle; l'empereur Alexandre fit ici une halte de cinq minutes; dans cette cour le roi de Prusse mit la main à sa poche; dans cette autre l'empereur Alexandre se gratta l'oreille. Le plus curieux, c'est que ces nobles souverains voulurent, en compagnie avec Georges IV, être décorés du titre de docteurs d'Oxford: leur réception eut lieu dans les formes ordinaires, et c'est ce qui nous a valu leurs portraits; mais il faut tout vous dire, avec eux fut reçu docteur en droit l'hetman des cosaques, le fameux Platoff. Vous conviendrez que rien ne manque à la gloire d'Oxford.
«—Un cosaque docteur en droit, m'écriai-je.
«—Oui, reprit mon guide, l'hetman Platoff parut comme candidat devant nos illustres professeurs, et faisant céder les armes à la toge, il revêtit la robe doctorale sans se permettre de rire.
«—Oui, repris-je, mais les autres rirent pour lui..
«—Pas du tout, continua l'étudiant.» Ô Molière! pensai-je, quel pendant à ta scène de la réception d'un mamamouchi.
Je ne quittai pas Oxford sans me promener sous les arbres d'Élisabeth; c'est une allée superbe, qui date du règne de cette reine, grande protectrice des pédans. On dira peut-être que je mentionne ici un peu lestement une princesse qui mourut vierge, selon l'histoire: on avouera, au moins, que ce dernier titre ne saurait la relever aux yeux de la Contemporaine; mais je déteste dans Élisabeth le despote en jupon et la reine régicide: en voilà assez pour la brouiller à la fois avec les libéraux et les ultras..
Non loin de l'allée d'Élisabeth coule l'Isis, où les étudians font de joyeuses parties en bateau.
À huit milles d'Oxford est situé Woodstock: le roman auquel ce joli village donne son nom vient de lui procurer une illustration nouvelle, et je le cite d'autant plus volontiers qu'il me fournit l'occasion de placer ici comme souvenir le nom d'un ami dont j'aimerai toujours à parler, M. Alexandre Duval, qui, au moment où j'écris, compose une comédie en trois actes, intitulée aussi Woodstock.
À l'époque de mon voyage, Woodstock n'avait pour moi d'autre attrait que l'espoir d'y reconnaître les traces de la belle et malheureuse Rosemonde. Mais elles y sont toutes effacées; le labyrinthe d'amour est devenu l'emplacement de Blenheim, château donné jadis au grand Marlborough. Le mauvais goût de l'architecte Vanburgh est connu: ce château, qu'on voudrait comparer à Versailles, est un édifice sans grâce: mais, comme tout ce qui est vaste et riche, il a un caractère de grandeur. Le parc et les jardins sont magnifiques; les tableaux, les statues, l'ameublement des appartemens, annoncent un prince. Les Van Dycke, les Rubens, les Carlo Dolce, les Titiens, etc., etc., sont en grand nombre; mais ce n'est pas moi qui décrirai tous ces trophées d'une gloire étrangère.
J'interromps volontiers ce chapitre, et, disant adieu aux pompes de Blenheim, je me transporte avec mes lecteurs dans l'asile plus modeste de lady Caroline Lamb, où je passai huit des plus heureux jours de ma vie.
CHAPITRE CXC.
De l'égotisme.—Brocket-Hall.—Ugo Foscolo.—Lady Caroline Lamb.—Amours de Byron; ses aventures.
Un voyageur et encore plus un auteur de mémoires sont toujours leurs propres héros. Les Anglais ont une heureuse expression, celle d'égotisme, qui n'est pas odieuse comme le mot français égoïsme, pour caractériser la manie, ou quelquefois la nécessité de mettre au premier rang, dans un récit, les pronoms personnels je et moi. Quoique dans cette histoire d'une vie aventureuse et agitée, j'aie souvent à me reprocher le péché d'égotisme, le moi individuel me fatigue et m'ennuie moi-même: je brusque de bon coeur une transition, je supprime maintes remarques personnelles, et j'aime à mettre en scène, sans préparation, ceux dont l'intimité flatte le plus la Contemporaine. La reconnaissance m'oblige cependant à dire ici en quelques lignes que je reçus à Brocket-Hall l'accueil le plus hospitalier: une sympathie presque romanesque m'initia dès le second jour aux secrets de lady Caroline Lamb. La célébrité littéraire de cette dame auteur, ses amours presque publics avec l'illustre lord Byron, ses relations d'amitié avec Wellington, Canning, Hobhouse, madame de Staël, Ugo Foscolo et une foule d'autres noms fameux de la France, de l'Italie et de l'Angleterre, étaient sans doute beaucoup à mes yeux; mais ces titres à ma curiosité ne sont rien en comparaison des droits que son affectueuse confidence lui donna sur mon coeur. «Mon amie, me disait-elle, je me suis quelquefois crue au-dessus des préjugés: j'ai essayé de parler de moi comme des autres avec une véritable impartialité, après l'avoir fait avec tant de passion: eh bien! je me trompais moi-même; je cédais encore à une sotte pruderie. Votre franchise a vaincu mes dernières réticences; je me sens le courage de me peindre en pied et non pas seulement en buste.» Lady Caroline pouvait avoir, en 1820, 36 ans; elle était petite de taille, mais bien faite: elle n'était pas précisément jolie et ne l'avait jamais été; mais il y avait un charme tout particulier dans l'expression de ses traits; ses cheveux blonds et son teint d'une blancheur tout anglaise contrastaient avec ses yeux noirs comme ceux d'une Espagnole; ses manières étaient séduisantes; ses égales pouvaient, au premier abord, la trouver un peu fière; mais quand on faisait le premier pas ou qu'on devenait son obligé, elle s'abandonnait à son caractère expansif, et quand elle vous disait: je vous aime ou vous me plaisez, il y avait dans son accent quelque chose qui vous le persuadait: j'ai entendu critiquer son manque de dignité; mais c'était en elle un abandon plein de naturel et de grâce que généralement les Anglaises ne sauraient comprendre; son premier mouvement, quand on blessait son amour-propre ou sa tendresse, était à craindre. Le roman de Glenarvon atteste encore sa rancune contre lord Byron; mais je lui ai entendu dire que c'était ce même ouvrage qui avait tempéré cette susceptibilité fatale: «Croyez-moi, répétait-elle, ma vengeance m'a coûté bien des larmes; je n'ai pu m'en consoler qu'en me disant sans cesse que le portrait n'était pas ressemblant.»
Lady Caroline était fille du comte de Bemborough. C'était en 1805 qu'elle avait épousé l'honorable William Lamb, second fils du lord Melbourne et, par la mort de son frère aîné, appelé à succéder un jour à ce titre. Depuis sa rupture avec lord Byron, lady Caroline a publié outre Glenarvon, le roman de Graham Hamilton et celui d'Ada Réis; mais s'étant condamnée bientôt à la solitude, elle a dû laisser en manuscrit plusieurs autres ouvrages de prose et de vers; car elle était poète, et je suis fâchée de ne pas pouvoir citer ici de mémoire sa jolie romance sur le don des larmes.
Ne sais-tu pas qu'il est doux de pleurer?
Son mari lui avait rendu son estime, et venait souvent passer plusieurs, jours avec elle à la campagne, mais il ne prenait que le titre d'ami. Elle ne parlait elle-même de M. Lamb qu'avec un certain respect: «C'est, me disait-elle, un frère pour moi; pas davantage, aujourd'hui du moins. Si l'on recommence à aimer dans l'autre monde, M. Lamb y sera encore l'époux de mon choix, et j'espère lui être plus fidèle.» Ugo Foscolo était un des hôtes de Brocket-Hall, il ramenait volontiers la conversation sur la poésie italienne; lady Caroline le prévenait souvent et trouvait même l'occasion de citer à propos quelques unes de ses pensées ou de ses vers. Les lettres de Jacobo Ortiz étaient aussi rappelées souvent, et je m'aperçus que Foscolo tenait surtout à cet ouvrage dont le héros a été avec raison appelé un Werther politique. Un homme de talent hésite avant de parler de son esprit, tandis qu'il trouve un orgueil légitime à rappeler son patriotisme. Les lettres de Jacobo Ortiz sont un livre national, une éloquente protestation en faveur de l'indépendance italienne. Foscolo n'a pas seulement plaidé la cause de l'Italie sous la forme d'un apologue littéraire, ses discours au congrès de Lyon, sa disgrâce quand la république cisalpine n'exista plus, son noble refus de prononcer le serment de fidélité au gouvernement autrichien, et son exil volontaire immortalisent comme patriote ce noble martyr de la patrie italienne. Dans la conversation, Ugo Foscolo me surprenait par sa facilité, son accent dramatique et surtout ses gestes animés; car j'avais entendu dire qu'en public il parlait des heures entières les mains fixées sur une chaise, debout et immobile; malgré cette absence d'action il a été proclamé un parlatore felicissimo e fecondo. Qu'on juge de l'impression qu'il devait produire lorsqu'il ne s'imposait pas cette contrainte? car chez lui c'était un système d'éviter en parlant aux assemblées populaires toute espèce de charlatanisme: je l'ai entendu critiquer sous ce rapport les orateurs des Hustings et des chambres anglaises. Les gestes, selon lui, étaient une invention de la décadence de l'art oratoire. «Périclès, disait-il, pérorait sans geste et sans mélodie, enveloppé dans sa chlamyde; nella clamide senza gesto nè melodia.»
Avec Ugo Foscolo toutes les discussions littéraires aboutissaient à la politique; bien qu'elle ne fût étrangère à aucune question, lady Caroline accusée à tort d'être un bas-bleu, comme on appelle les femmes pédantes en Angleterre, laissait volontiers Ugo Foscolo haranguer dans le salon, et me faisait signe de la suivre dans le parc. «Mon républicain italien, disait-elle, a mis de la politique dans ses romans, c'est une usurpation: voilà maintenant notre Walter Scott qui met de l'histoire dans les siens; il est bienheureux que nous autres femmes nous nous mêlions encore un peu de cette partie de la littérature pour la ramener à son origine, l'amour.
«—N'avez-vous pas reculé devant le titre d'auteur qui va si mal à une jolie femme, demandai-je un jour à lady Caroline.
«—Quoi donc, me répondit-elle, est-on auteur pour avoir publié un roman? Mais oui, ma foi, vous avez raison; les gazettes sont là pour nous en avertir: pauvres femmes, comme nous souffrons des coups d'épingles de leur critique. J'ai manqué mourir deux fois de dépit; la première, c'était dans un bal où deux vieilles femmes, assises à dix chaises de la mienne, épiloguaient sur ma toilette et ma tournure: je n'osai plus me regarder au miroir, elles avaient fini par me persuader que j'étais mise à faire peur. Chaque compliment qu'un danseur m'adressait de bonne foi me semblait une épigramme; la critique empoisonne jusqu'à l'éloge: j'éprouvais une sensation analogue lorsque je reçus le journal malveillant qui rendit compte de mon premier ouvrage; une amie officieuse s'était hâtée de me l'apporter, en affectant la plus grande colère contre les vampires du journalisme. J'en voulus plus à mon amie qu'à l'aristarque malveillant.»
«—Ma chère lady, répondis-je à mon aimable hôtesse, vous oubliez le dépit de l'amour… il vaut bien celui de l'amour-propre.
«—Vous vous trompez, ma chère, reprit lady Caroline, il faut dissimuler l'un, on peut pleurer de l'autre. Le dépit d'amour-propre nous étouffe; j'ai aussi passé par celui de l'amour.»
Cette conversation se termina par la confidence entière de lady Caroline: je vais la rapporter en supprimant les réflexions dont je l'interrompis, et qui pourraient impatienter mes lecteurs; je les en préviens pour expliquer un long discours qui, certes, ne fut pas prononcé comme ceux de Foscolo, les mains sur le dos d'une chaise.
«J'avais été ce qu'on appelle un enfant précoce, me dit lady Caroline; fille unique, je fus aussi un enfant gâté. Mes petits succès de famille me firent trouver tout naturels mes succès dans le monde, lorsque j'y fis mon entrée sous les auspices de M. Lamb. Mon mari était fier de moi, et me vantait peut-être trop lui-même: nous recevions beaucoup d'amis, nous étions de toutes les parties à la mode: le bruit de ces plaisirs et de ces fêtes, qui se succédaient sans cesse, suffit pour me distraire de toute séduction directe; mais je m'aperçus enfin que je m'étais habituée à ne plus voir dans mon mari qu'un homme aimable de plus, qui n'avait guère plus de droit qu'un autre de m'occuper: j'oubliai que mon premier devoir était de lui plaire et que ce devoir serait devenu un bonheur: quand l'ennui me saisit, jeune encore, et que j'en fus réduite à la fatigue de Xercès demandant sans cesse quelque distraction nouvelle, je confondis M. Lamb avec la foule des hommes frivoles qui m'importunaient par leurs fadeurs. Je sentais le besoin d'une passion pour y puiser quelque énergie contre l'ennui de moi-même: au lieu de me réfugier dans le calme des affections domestiques, je crus qu'il fallait à mon coeur une tendresse romanesque pour échapper au dégoût de la vie. J'étais dans cette exaltation, qui tenait de la folie, lorsque j'entendis parler pour la première fois de lord Byron. Ses singularités autant que son génie poétique faisaient alors sa renommée: je riais des contes qu'on répandait sur ses voyages, et cependant j'étais curieuse de le voir, comme si je les croyais: bientôt je me surpris à ajouter moi-même des attributs fantastiques à ce caractère étrange, et à embellir d'aventures imaginaires le roman de sa vie. L'idéal de Byron me poursuivait partout; endormie, dans mes songes; réveillée, dans mes rêveries. Je lui parlais comme s'il était présent, attentif, quoique invisible: ses réponses, je les cherchais dans ses ouvrages, que j'ouvrais au hasard, comme un oracle mystérieux; quand je tombais sur un passage ou un vers qui cadrait avec ma pensée du moment, je me l'appliquais, je l'apprenais par coeur, et puis je rimais à mon tour ma réplique. Cette singulière passion me charmait, comme la lecture d'un poëme ou d'un roman. Je la comparais à celle de la Sophie de Rousseau pour Télémaque; elle ne me faisait aucune peur, ou plutôt quand je me reprochais ma folie, je me disais que la vue de Byron suffirait pour la terminer, en me montrant que le Byron de mon imagination n'existait pas. Cependant quand on me citait quelque femme que la médisance de la ville donnait au poète pour maîtresse, je m'aperçus qu'un instinct de jalousie me rendait toute contrariée, injuste et même indiscrète contre cette rivale vraie ou fausse: il me tardait de rompre ce lien romanesque qui me paraissait ridicule dans mes lueurs de bon sens, et qui n'était pas innocent, puisque je me serais bien gardée d'en parler à mon mari; à compter de ce moment, il me vint à l'idée que M. Lamb était pour moi un censeur incommode: je lui fis un crime de mon indifférence pour lui; je lui en voulus de ses attentions conjugales à un prosaïque mari placé entre moi et l'amant imaginaire que je m'étais donné: enfin un soir, chez lady Jersey, on annonça l'auteur de Childe-Harold. Je le vis entrer et saluer la maîtresse de la maison, puis porter un regard distrait sur le reste de la société: je l'observais, à l'écart, émue, tremblante et bien embarrassée: ni son visage ni sa démarche, ni le son de sa voix, ni le geste de sa main, de cette main si belle cependant, et dont il était fier comme Napoléon de la sienne; rien n'était conforme à mon idéal; mais ce visage, cette démarche, cette voix et ces gestes, me rendirent infidèle au portrait imaginaire. Toute l'attention du cercle fut absorbée par le vrai Byron: tous les yeux cherchaient les siens; pour lui, il paraissait presque timide en se voyant ainsi le point de mire des autres. Désirant s'asseoir, il choisit tout juste le canapé où j'étais, parce qu'il était placé dans un enfoncement à l'écart. On ignorait si j'étais connue de lui. On crut qu'il venait à moi pour me parler, et l'on respecta le coin privilégié, où je me trouvai presque dans un tête-à-tête avec Byron: nous en restâmes à une suite de lieux communs dans ce premier entretien. J'étais désespérée de me trouver si sotte: Byron, trop heureux d'échapper à ces espèces de thèses que les femmes alors lui faisaient soutenir dans le monde, se reposait sans doute de son esprit dans l'insignifiance de nos complimens; il affectait d'être intéressé: et quand il me quitta, on vint me féliciter de ma conversation, moi qui me disais que Byron avait dû prendre une bien pauvre idée de moi. Cette crainte ne me quitta que lorsque j'eus formé la résolution de lui prouver par une lettre que je valais mieux qu'il n'avait pu me juger en si peu de temps.
«De retour à l'hôtel, je pris la plume sans remords; je veux, disais-je, engager avec lui une correspondance littéraire; je déchirai dix lettres, enfin j'y renonçai; je trouvai mille objections contre cette imprudence, et je m'arrêtai à l'idée de le revoir auparavant. Quand nous voulons courir à notre perte, il semble que tous les chemins nous y mènent; je ne tardai pas à revoir Byron, à le revoir tel que je voulais qu'il fût pour l'aimer; lui cependant, il évitait de me comprendre; ce fut alors que je lui écrivis; mais il ne s'agissait plus de littérature ou plutôt la littérature était une manière de m'associer à sa destinée, ma tête romanesque m'identifiant tour à tour aux diverses héroïnes du poète.
«Je portai moi-même ma lettre, et voici comment: je fis faire une livrée à ma taille, et demandai à parler à Byron, insistant pour le voir seul et affectant un air de mystère qui devait éveiller les soupçons de son valet de chambre. Ce valet, nommé Fletcher, ancien cordonnier que Byron avait amené de Newstead-Abbey, était une espèce de Sganarelle, simple, avec une prétention de malice, confident discret d'ailleurs, quoique moralisant aussi en vrai valet de don Juan; il hésita long-temps à m'introduire. «Milord n'était pas seul.—J'attendrai.—Milord ne voulait voir personne aujourd'hui.—Je ne pouvais attendre le lendemain.» Je fus enfin introduite. Byron était penché nonchalamment sur un canapé; ses mains tenaient avec grâce un livre sur lequel ses yeux, à demi-fermés, ne s'arrêtaient que par momens. Au lieu de parler, je tendis ma lettre: je ne me souviens que du sens. Faisant allusion au corsaire, j'offrais à Conrad l'amour de Gulnare ou les services de Kaled. Je m'étais bien reproché d'être si hardie, de faire les avances, car il faut au moins oser ici employer le mot propre; mais le génie de celui que j'aimais me semblait mon excuse. Byron se retourne et me reconnaît. «Je suis bien coupable, me dit-il, car je me laisse prévenir, et cependant mon coeur est libre!» C'était abréger, de son côté, toutes les phrases, tous les préliminaires de la galanterie. Combien cette déclaration qui m'apprenait qu'il était libre, me ravit! «Je suis à vous, lui dis-je; mais pour aujourd'hui je veux être Kaled. Cette lettre vous apprend où vous trouverez Gulnare.» Byron semblait hésiter à me laisser sortir sans rançon; je l'avais prévu, et je lui montrai un poignard caché dans une poche de ma livrée. «Voilà qui est turc tout de bon, mon page, dit Byron; mais auriez-vous le courage de me tuer?—«Oui, lui répondis-je; j'ai bien eu celui de venir; je suis prête à tout.—Et moi, je ne le suis pas, répondit-il; mais puisque chez vous le myrte et les roses cachent un poignard, je vous reverrai quand j'aurai fait mon testament.» J'étais bien sûre qu'il viendrait au rendez-vous, et il n'y manqua pas. Cette fois le poignard dormit dans son fourreau. On prétend que Byron a écrit ses Mémoires; sans doute il n'y aura pas oublié un incident qui faillit me mettre dans un grand embarras. À la suite d'un bal, je lui avais donné l'hospitalité pour la nuit: nous dormions tous les deux, moi dans mon lit, Byron sur un divan. Tout à coup je m'entends appeler, je m'éveille et reconnais la voix de M. Lamb. «Caroline, me dit-il tout bas, levez-vous; mon domestique prétend qu'il y a un voleur dans la maison; nous l'avons cherché partout; nous allons maintenant faire l'inspection de votre chambre; que le bruit ne vous effraie pas.—Ciel! m'écriai-je, un voleur!» et je me hâtai de regarder du côté où Byron s'était endormi; il n'y était plus, et je vis son ombre se dessiner contre le mur, puis disparaître. «Ciel! un voleur!» M. Lamb voulait m'empêcher de crier. «Je ne reconnais pas votre courage, me dit-il; mais vous voilà avertie, je vous laisse.» En ce moment, nous entendîmes rouler un homme dans l'escalier, et M. Lamb courut de ce côté: heureusement c'était le domestique qui avait glissé. Je craignais qu'il n'eût rencontré Byron, mais il était resté caché derrière la porte; il rentra en ce moment. «Caroline, me dit-il, le poignard de Kaled!» Je sautai hors du lit; j'ouvris un tiroir, je pris le poignard et je le lui remis. «Maintenant, me dit-il, vous êtes sauvée; il s'entoura la tête d'un mouchoir de manière à se cacher un oeil, serra son manteau autour de son corps, l'y fixa avec un léger schall à moi pour ceinture, et ainsi déguisé: «Caroline, me dit-il, maintenant je suis un voleur véritable; votre écrin, ou vous êtes morte!» Je lui donnai mes bijoux; il sonna. «Que faites-vous? m'écriai-je!—Vous allez voir, continua-t-il, en me poussant vers la porte; dites que M. Lamb peut seul entrer.» M. Lamb accourut en effet au bruit de la sonnette. «Je ne suis visible que pour vous, lui dis-je», sachant à peine ce que je faisais en obéissant ainsi aux ordres et aux signes de Byron. M. Lamb entre et ferme la porte; il m'aperçoit à genoux, et le prétendu voleur me tenant par les cheveux, prêt à me frapper le sein avec le poignard: «Elle est morte! dit-il à M. Lamb d'une voix creuse, si vous ne me jurez, elle et vous, de m'accompagner jusqu'à la rue, et de me laisser ces diamans.» Je n'avais pas besoin de feindre la terreur dans cette scène de comédie. M. Lamb fut trompé sur les motifs; le traité eut lieu, nous descendîmes avec le voleur et lui ouvrîmes nous-mêmes la porte. Le lendemain les bijoux nous furent renvoyés, avec un billet à peu près conçu ainsi pour M. Lamb: «Le voleur vous doit la vie; les bijoux sont de trop pour lui cette fois: mais tenez-vous bien sur vos gardes, il espère aller les reprendre!» Malheureusement ce voleur romanesque avait laissé tomber dans la maison, une lettre à l'adresse de Byron. M. Lamb me la montra.
«Vous l'avouerai-je, la contrainte que m'imposait un reste de mystère me pesait; je laissai deviner à M. Lamb qui était le voleur. C'était du moins renfermer le scandale de cette scène dans la maison: bientôt, hélas! le monde découvrit aussi quelques uns de nos secrets, peut-être aussi ai-je été bien imprudente. J'étais parvenue à croire que Byron m'aimait: j'exigeai davantage de lui. Fier de ma conquête, je triomphai de trop de rivales pour n'en avoir pas de jalouses; je voulus me précautionner contre une infidélité: je demandai à Byron, en public, une assiduité qui constatât mes titres au coeur de mon amant. Ce fut ce qui me perdit: on lui fit honte de son servage; les séductions ne lui manquaient pas. Ah! s'il publiait la moitié des lettres galantes qu'il a reçues! J'en ai vu une d'une dame qui lui proposait sa fille à condition qu'elle passerait elle-même par-dessus le marché. Enfin, il y en eut une plus heureuse que les autres, et je fus avertie qu'elle irait à tel jour et à telle heure chez Byron pour me supplanter; j'avais ma police, et mes espions me servaient bien; je me déguisai en voiturier, sous une grande blouse, et Fletcher ne me reconnut pas, sans cela je n'eusse pas pénétré au-delà de l'antichambre du rez-de-chaussée, tant les ordres étaient sévères; j'étais si bien instruite, que ce ne fut pas Byron que je demandai, mais la dame elle-même, comme si je venais par son ordre la chercher; j'entrais dans la chambre où je trouvai ma place prise sur le canapé comme dans le coeur de Byron. Je me découvris sans plus tarder. Connaissant tout mon empire sur mon amant, et la peur qu'il avait des scènes, je m'avançai vers la dame, la pris par le bras et la mis à la porte, en lui défendant de reparaître dans cette maison. Quand nous fûmes seuls, je déclarai à Byron que je cessais de l'aimer, que je renonçais à lui, mais qu'il n'aurait pas d'autre maîtresse sans ma permission. Jugez si un dépit aussi extravagant ne doit pas justifier un peu Byron de m'avoir traitée avec tant de rigueur.
Quelques jours après, dans un bal, on vint me proposer une walse:
«Puis-je l'accepter, demandai-je à Byron.
«—Comme vous voudrez, me répondit-il avec froideur.» Cette froideur était à mes yeux une révolte publique; j'étais décidée à le tourmenter; je walsai, mais je me trouvai mal; j'eus un accès de folie, je l'appelai, je ne voulus revenir à moi que dans ses bras; sa confusion amusa beaucoup tout le cercle des danseurs. J'étais contente de toutes ces scènes, et je ne vous les cite que pour m'en accuser amèrement. Un jour je me rendis chez Byron, il était sorti; je m'installai dans son cabinet, et apercevant le roman de Vatheck ouvert sur sa table, j'écrivis sur la première page souvenez-vous de moi: Byron était décidé à une rupture définitive, il déchira le feuillet et me le renvoya avec ces vers:
Remember thee! remember thee!
Till Lethés, etc.
«Me ressouvenir de toi! me ressouvenir de toi! Ah! jusqu'à ce que la flamme de ta vie s'éteigne dans le Lethé, le remords et la honte s'attacheront à toi, et te poursuivront comme un songe délirant. Me ressouvenir de toi! Ah! oui, n'en doute pas… et ton époux aussi s'en ressouviendra; ni l'un ni l'autre nous ne t'oublierons, femme perfide pour lui, et démon pour moi.»
«Ma réponse à ces paroles accablantes fut le roman de Glenarvon. La composition de ce livre trompa du moins ma fureur; quand il fut fini, la distraction avait produit son effet. Bientôt d'ailleurs je fus bien autrement vengée: Byron se maria. Hélas! aujourd'hui je le plains; il est plus malheureux que moi-même; car, je le connais, son exil lui pèse: l'Angleterre est son Athènes. C'est ici qu'il est lu dans sa langue natale. À chaque occasion il rentre dans la lice des discussions littéraires, religieuses ou politiques. Chaque chant de son Don Juan est un cartel envoyé à nos critiques, à nos lords, à nos femmes. Voyez, comme par ses allusions aux moeurs de la Grande-Bretagne il se transporte du fond de l'Espagne, des îles de la Grèce et de l'enceinte du sérail, dans ce climat du nord, objet de ses fausses moqueries! Soyez sûre qu'il finira par conduire son héros à Londres, et alors, gare à nous, pauvres femmes qui l'avons aimé!»
Lady Caroline était parvenue à parler en effet avec une certaine impartialité de Byron et de sa liaison avec lui. Mais au milieu de ce calme philosophique, elle sentait, comme Didon, que le trait fatal déchirait encore secrètement son sein. Elle avait aimé Byron d'imagination et de coeur: elle lui avait sacrifié sa réputation et sa conscience. Que de larmes elle devait garder en réserve pour la solitude des nuits! Au moment où je trace ces lignes, j'apprends qu'elle a cessé de vivre, et qu'elle passait depuis trois ans pour être privée de sa raison. Il m'en coûte de rapprocher ces dernières scènes de sa vie du récit de ses amours. La nouvelle de la mort de lord Byron à Missolonghi avait fait en apparence peu d'impression sur Lady Caroline. On évitait d'en parler à Brocket-Hall, M. Lamb étant alors dans le château. Un jour Lady Caroline et lui se promenaient à cheval sur la route de Nottingham: tout à coup les chevaux s'arrêtent en apercevant devant eux un long cortége noir. Des constables et des héraults ouvraient la marche; puis venait un coursier de parade richement caparaçonné en velours noir brodé d'or, conduit par deux pages et monté par un cavalier qui soutenait une couronne de lord sur un coussin cramoisi; immédiatement après roulait lentement un char attelé de six chevaux, couvert de tentures de deuil, et contenant une urne sépulcrale. La marche était fermée par d'autres voitures funèbres et une foule de cavaliers la tête baissée et l'air recueilli. C'était le convoi qui transportait à Newstead-Abbey les cendres de lord Byron. M. Lamb et lady Caroline s'étaient rangés de côté pour laisser défiler le cortége lugubre. Lady Caroline immobile, pâle et glacée, ne reconnut que trop les écussons du poète, et cette devise qu'elle avait si souvent baisée tendrement sur le cachet de ses lettres. Elle fut ramenée mourante à Brocket-Hall, et une maladie longue et sérieuse succéda à cette scène de douleur. Pendant cette maladie, un délire presque continuel avait inspiré à lady Caroline les paroles les plus étranges, expression des visions les plus horribles: la santé du corps revint seule; sa raison était restée avec ses songes. Cependant elle s'aperçut elle-même, dans quelques momens plus calmes, du désordre de ses idées. Ses souvenirs étaient si funestes qu'elle exagérait encore tout ce qu'ils devaient prêter d'extravagance à son langage dans les heures de son délire. Elle repoussa les soins de son mari, et lui déclara qu'elle ne pouvait plus le revoir qu'à de longs intervalles. «Je vous tromperais, dit-elle, je n'ai jamais cessé de l'aimer; mais désormais je serais deux fois coupable de vous rendre témoin de la préférence que je donne sur vous à une ombre. Oui, je l'aime encore, mort comme vivant; je le vois, je lui parle; il habite ce château: chassez-le ou laissez-moi seule avec lui.» M. Lamb respecta ces regrets d'une passion, criminelle sans doute, mais désormais associée à une folie qui ne méritait plus que la pitié. Il venait chaque mois saluer son épouse, et retournait le même jour à Londres. Il lui écrivait en son absence, et entrait dans toutes ses idées. La mort seule a terminé le délire de lady Caroline. On m'assure cependant que ses derniers instans ont été plus calmes. Mais n'était-ce pas chez elle l'effet du pressentiment qu'elle devait avoir de son départ pour ce monde de fantômes, où, depuis la mort de Byron, elle vivait déjà par l'imagination avec celui qu'elle avait tant aimé.
Je m'aperçois qu'après le récit de cette catastrophe, je ne saurais plus rien dire d'intéressant sur mon séjour à Brocket-Hall. Je revins à Londres avec Ugo Foscolo, avant que l'évêque B*** fût arrivé, malgré sa promesse; mais je ne le retrouvai plus chez Mlle Cidal. Nous nous étions croisés en route. Je fus donc dispensée le dimanche d'aller m'endormir à ses sermons.