Mémoires d'une contemporaine. Tome 8: Souvenirs d'une femme sur les principaux personnages de la République, du Consulat, de l'Empire, etc...
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Title: Mémoires d'une contemporaine. Tome 8
Author: Ida Saint-Elme
Release date: March 21, 2010 [eBook #31725]
Most recently updated: January 6, 2021
Language: French
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de France (BnF/Gallica)
MÉMOIRES
D'UNE
CONTEMPORAINE,
OU
SOUVENIRS D'UNE FEMME
SUR LES PRINCIPAUX PERSONNAGES
DE LA RÉPUBLIQUE, DU CONSULAT, DE L'EMPIRE, ETC.
«J'ai assisté aux victoires de la République, j'ai traversé les saturnales du Directoire, j'ai vu la gloire du Consulat et la grandeur de l'Empire: sans avoir jamais affecté une force et des sentimens qui ne sont pas de mon sexe, j'ai été, à vingt-trois ans de distance, témoin des triomphes de Valmy et des funérailles de Waterloo.» MÉMOIRES, Avant-propos.TOME HUITIÈME,
Troisième Édition.
PARIS.
LADVOCAT, LIBRAIRE, QUAI VOLTAIRE,
ET PALAIS-ROYAL, GALERIE DE BOIS.1828.
TABLE DU HUITIÈME VOLUME.
Chap. CXCIII. Retour et voyages à Calais, Dunkerque, Boulogne, Bruxelles.--Le général Fressinet.--Les deux Espagnoles.--Mort de la princesse Élisa.--Souvenir de Tallien.
Chap. CXCIV. L'officier à demi-solde secouru.--Lettre et nouveau bienfait de Talma.--Nouvel essai dramatique dans Jeanne d'Arc.--Mes premières inspirations littéraires.
Chap. CXCV. Nouvelle tentative dramatique à Boulogne.--Heureuses rencontres.--M. Almoth.--Don Pedro, fils du duc Del..., grand d'Espagne.--Mon passage par Paris.
Chap. CXCVI. Arrivée en Espagne.--Séjour à Barcelone.--Moeurs catalanes.--Portrait du général Castagnos.--Don Félix de Villanova.--Le galant chanoine.
Chap. CXCVII. Voyage à Valence.--Le général Milans.--Déjeuner à la Chartreuse d'Ara-Coeli.--Don Vicente.--Souvenir du maréchal Suchet.--Les moines napoléonistes et constitutionnels.
Chap. CXCVIII. Valence.--M. et Mme Pared...--Arrestation de don Félix.--Le bon Gitano.--Madrid.--Premier aspect de cette capitale.
Chap. CXCIX. Confidences de D. J. A... sur le Prince de la Paix et les moeurs espagnoles sous son ministère; les salons de la haute société de Madrid.--Portrait du général Zayas.--Audiences mystérieuses du roi.--Ferdinand VII.
Chap. CC. Excursion en Andalousie.--Cadix.--Révolution de l'île de Léon.--Les contrebandiers.--Le Mameluck.--Société de Cadix.
Chap. CCI. Retour à Madrid.--Le parti modéré.--M. Martinez de la Rosa.--La saint Ferdinand.--Journées des 6 et 7 juillet.--La garde royale et les miliciens.--Les généraux Morillo et Ballesteros.--Les deux fuyards.--Beau trait de Yusef.
Chap. CCII. Ministère d'Évariste San-Miguel.--Le corps diplomatique.--Portraits de MM. de Lagarde, de Brunetti, Bulgari, sir William A'Court, ambassadeurs de France, de Russie, d'Autriche et d'Angleterre.--Don Philippe ***, ami du roi.--La Camarilla.--Nouvelle entrevue avec le roi.
Chap. CCIII. Une séance des Cortès.--Les orateurs espagnols.--Argüelles et Calliano.--Départ du roi Ferdinand pour Séville.--État de Madrid.--Affaire de Bessières et du général Zayas.--Capitulation avec les Français.
Chap. CCIV. Entrée des Français à Madrid.--Portrait du père Cyrille.--Mes entrevues avec ce personnage.--M. Ouvrard, munitionnaire général.--La régence.--Les généraux Eguia et Quesada.--Le duc de l'Infantado.--Ordonnance d'Andujar.
Chap. CCV. Soumission du reste de l'Espagne.--Capitulation de Ballesteros.--Entrevue avec Riego dans sa prison.--Ses derniers momens.
Chap. CCVI. Départ de Madrid.--Entrevue périlleuse avec Léopold à Lyon.--Scène d'auberge.--Excursion en Suisse.
Chap. CCVII. Trois mots sur la Suisse et Genève.--Promenade à Coppet.--Nouveau voyage improvisé.
Chap. CCVIII. Gênes.--Albaro.--Leigh-Hunt.--Maison roulante.--M. Duncan-Stewart.--Lord Byron.--Sylla.--M. de Jouy.--Rencontre singulière, etc.
Chap. CCIX. Le château de Saluzzi et le cabinet de lord Byron.--La saignée.--Un bâtard de cardinal.--Conversation politique.--Messes pour une âme en peine.
Chap. CCX. Une scène de pillage.--Rencontre d'un signor Broccolo.--Mauvaise réputation des Génois.
Chap. CCXI. Nouvelles visites à la casa Saluzzi.--Mémoires de lord Byron.--Voeux pour la Grèce et l'Espagne.--Souvenir de lady Caroline Lamb...--La première nuit des noces.--La comtesse Guiccioli.
Chap. CCXII. Aventures de la jeunesse de Byron.--Le missionnaire méthodiste.
Chap. CCXIII. Arrivée à Paris.--Plan de conduite.--Première maladie.--Soins de Léopold.--Folies.--Soeur Thérèse.--L'opinion.--Misère et découragement.--Je rencontre Duval.--Le trio bienfaisant.
Chap. CCXIV. Je revois soeur Thérèse.--M. Dominique Lenoir.--Délicatesse généreuse.--Rencontre singulière.--Mon roman de Corinne.--Six mois de misère.--Lettre au Constitutionnel.
Chap. CCXV. Nouveaux accès de maladie.--Désespoir.--Rose ou l'honnête courtisane.
Chap. CCXVI. Dernier degré du malheur.--Tentative de suicide.--Deux nouvelles rencontres.--Tableau du Mont-de-Piété.--Les deux soeurs.
Chap. CCXVII. Duval.--Talma.--Lemot.--Leurs bienfaits.--Nouvelle et inutile tentative auprès de ma famille.--M. Arnault.
Chap. CCXVIII. J'entre dans une maison de santé.--Béclard.--Sa mort.--Je quitte la maison de santé.--Nouveaux bienfaits de Duval et de Talma.--Bonté de mademoiselle Mars.--Je commence mes Mémoires.--Nouvelles terreurs.
Chap. CCXIX et dernier. Lettres de Duval et de Talma.--Souvenir de M. de Talleyrand.--Visite de M. Ladvocat.--Traité pour la publication de mes Mémoires.
CHAPITRE CXCIII.
Retour et voyages à Calais, Dunkerque, Boulogne, Bruxelles.--Le général Fressinet.--Les deux Espagnoles.--Mort de la princesse Élisa.--Souvenir de Tallien.
En remettant le pied sur la terre française, je repris bientôt l'inévitable habitude de promener de droite et de gauche mes préoccupations politiques, et surtout je sentis renaître en moi le culte des sentimens qui depuis une fatale époque me faisaient chercher les personnes avec lesquelles je pouvais être en rapport d'opinion et sympathiser complétement. Il me semblait que je n'étais point quitte envers mes amis et que je devais à tout prix forcer en quelque sorte leur indifférence par tous les moyens en mon pouvoir.
Londres est un vrai gouffre pour l'argent, et j'en étais revenue riche de quelques impressions de plus, mais pauvre d'espèces. J'avais eu là tout à coup comme un retour d'âge pour la folie, et j'avais dépensé les ressources extraordinaires qui m'étaient tombées du ciel avec presque aussi peu de raison que la fortune en avait mis à me les envoyer. Pour m'étourdir sur ma position autant que pour remplir un devoir, je m'occupai de nouveau de celle des autres; c'est ainsi que les malheureux oublient quelquefois leur malheur.
Le général Fressinet était au nombre des amis que Mme de Lavalette, Sabatier et tous ceux auxquels je m'étais dévouée, m'avaient le plus recommandé de voir en Belgique. Le général Fressinet avait été compris dans l'ordonnance du 24 juillet. Exilé comme tant d'autres, le général, par un singulier privilége du malheur, était plus particulièrement harcelé d'inquisitions.
Depuis que j'étais en Belgique, mon quartier-général était partout dans chaque ville où je passais; quand j'arrivais quelque part, j'écrivais et faisais parvenir les lettres de mes amis les uns aux autres. Plusieurs fois j'avais rencontré le général Fressinet; Anvers était sa retraite. Un certain fonctionnaire du pays, sous les dehors d'un vif intérêt, était le véritable cerbère de Fressinet. Une lettre de moi l'en prévint. Il eût dû être sur ses gardes; mais se cacher toujours, se précautionner sans cesse, cela va si peu à l'homme d'honneur, que le général suivait bien peu mes avis. Il y avait déjà bien long-temps que je n'avais entendu parler de lui. Je voulus en avoir des nouvelles; l'on ne sut que me dire: elles sont tristes. Impossible d'en savoir davantage.
Hélas! en plaignant le général Fressinet comme on plaint l'incertitude plus encore que le malheur, j'ignorais que j'allais avoir à subir une douleur plus personnelle, plus directe et plus terrible.
J'allais partir, mes petits comptes étaient réglés avec mon hôtesse, et j'étais allée à quelques pas de l'auberge faire des emplettes nécessaires pour ma traversée. Là, pendant que la jeune fille du magasin cherchait ce que j'avais demandé, moi, debout devant le comptoir, je prends machinalement un journal qui se trouvait là pour servir d'enveloppe; je le parcours avec une nonchalante distraction, et m'arrête tout à coup le regard fixe, la bouche béante en lisant à l'article Trieste: «Hier on a célébré dans la cathédrale les obsèques de la ci-devant grande-duchesse de Toscane, Élisa Bacchiochi, soeur de Napoléon.» Non, de toutes les révolutions subites, imprimées à mon sang par tant de scènes extraordinaires de ma vie, je n'en saurais comparer aucune à la puissance de saisissement et de douleur que me causa un si cruel événement, si cruellement appris. Je faisais des préparatifs pour aller rejoindre ma bienfaitrice; le jour même j'allais traverser les mers, croyant trouver Élisa heureuse ou du moins résignée à l'adversité par son grand caractère et le dévouement de quelques rares amis. J'étais encore sous le charme de la reconnaissance, et les dernières espérances, comme les plus beaux souvenirs de ma vie, se trouvaient de nouveau flétris et brisés par la mort.
«Élisa! ma bienfaitrice! Élisa!» Ce fut, pendant une heure, tout ce qu'il me fut possible de dire. Je ne voyais, je n'entendais rien autour de moi. Les bonnes gens, chez lesquels je venais d'être si cruellement surprise, me montrèrent une de ces compassions délicates qui n'interrogent pas, mais qui plaignent. «Mon Dieu! madame, s'écriait une jeune fille de dix-huit ans, la présence de la mort a dû être moins pénible à une princesse exilée; hélas! on m'a dit bien des fois que ceux qui survivent sont les plus malheureux.» Ce doux visage d'une jeune fille consolant une inconnue me fit un bien inexprimable. Ce n'est pas trop dire que d'attribuer aux soins de cette famille mon salut. Ces aimables femmes ne voulurent pas consentir à me laisser partir, et me forcèrent, par les plus douces instances, à remettre mon départ à quelques jours. J'y consentis d'autant plus volontiers qu'il était, hélas! devenu sans objet. Je renonçais naturellement au voyage à Trieste. On envoya prendre mon léger bagage à l'hôtel, et, au bout d'une heure, je me trouvai tout installée et comme en famille chez les personnes excellentes qui venaient de me secourir. La triste surprise qui venait de m'acquérir deux amies était dans ce moment le seul sujet de nos entretiens. Nous parlions d'Élisa, de ma bienfaitrice, de ses qualités, du bonheur qu'elle eut d'avoir conservé dans son exil des coeurs amis.
Je fus bientôt l'amie de cette excellente famille où l'on voulut, pour quelques jours, me recueillir. Mes deux hôtesses n'étaient point Flamandes, mais Espagnoles, et si je dois taire leurs noms, je puis dire par quelle étrange vicissitude elles avaient quitté leur patrie; je puis dire, sans indiscrétion pour la plus tendre hospitalité, les rapports qui, en les liant dans leur ville natale avec un des personnages les plus connus de notre révolution, devinrent la cause innocente de leur exil volontaire.
Au mois de germinal an... Tallien reçut du gouvernement français, comme proscription ou comme récompense, la place de consul à Alicante. J'ai sous les yeux une lettre de sa main, portant cette date. Arrivé dans cette ville, il devint par hasard l'hôte de la sénora Plati, veuve et mère d'Inès, alors âgée de 10 ans. Après quelque temps de séjour, Tallien subit le triste effet du climat. Une maladie cruelle, un affreux érysipèle lui couvrit le visage. Tous les soins lui furent prodigués. La jeune Inès devint gardienne de son lit de souffrances; j'étais là toujours, me disait-elle; je montrais au Français malheureux, mes images de la vierge, et il me répondait: «Inès, elle était pure et belle, tu as aussi son innocence comme sa beauté; j'osais le croire, madame, et le ciel m'en a punie.» Ce qu'Inès appelait un châtiment n'était, hélas! que la contagion de la cruelle maladie à laquelle l'avait exposée sa continuelle présence. Ses traits en furent altérés, ses regards presque éteints; Inès devint méconnaissable, même à l'oeil de son ami, qui, n'ayant pris à la petite Inès que l'intérêt que fait naître un aimable enfant, ne cacha point l'impression produite sur lui, par l'altération d'une beauté fanée pour toujours. Inès devint triste et sérieusement malade. Dans cette nouvelle maladie, Tallien rendit avec usure à la jeune malade les soins qu'il en avait reçus. Inès sembla renaître, et ne pensa plus qu'elle dût regretter sa beauté.
Tallien sollicitait depuis quelque temps un congé, pour se rétablir en France. Il l'obtint, et retourna dans sa patrie. Inès languit... puis, se jeta dans le sein de sa mère pour ne pas succomber au désespoir. Les événemens avaient marché. Tallien avait conservé sous la première restauration la pension de 15000 fr., qu'il devait au gouvernement impérial; mais, ayant signé depuis l'acte additionnel, il fut privé de ce traitement, et vécut pauvre et oublié, même de ceux dont il avait sauvé la vie, mais non pas des coeurs qui l'avaient véritablement aimé pour lui. Inès et sa mère, persécutées dans leur patrie, se réfugièrent en France. Hélas! un coup nouveau devait y frapper Inès. Tallien, depuis long-temps était uni à une Française, dont l'attachement dévoué fut sa dernière consolation 1. Inès et sa mère virent Tallien dans la modeste retraite qu'il occupait, allée des Veuves, aux Champs-Élysées. Il leur avoua tout avec loyauté; Inès n'eut pas même l'idée de se plaindre; elle ne sentit qu'un besoin, celui de quitter Paris. La mère et la fille prirent la résolution de chercher une retraite dans une ville de province pour y vivre obscures et ignorées. Il y avait trois ou quatre ans qu'elles habitaient Dunkerque. Depuis quelque temps elles avaient appris la mort de Tallien; Inès me disait en pleurant: «Ah! madame, si vous l'eussiez connu, si vous eussiez entendu cette voix douce, cette facilité de moeurs intérieures, vous croiriez comme moi, que la calomnie n'a point fait la part des bonnes actions dans une vie que la révolution a rendue si orageuse. Ah! madame, il avait conservé trop de sérénité dans le regard pour n'avoir pas été bon au milieu du terrible rôle auquel la révolution l'avait condamné. Il me semble le voir encore dans sa retraite, cultivant des fleurs, élevant des oiseaux, se plaisant aux seules images de la nature. Les peines de l'âme, les infirmités du corps, n'altéraient jamais son front.»
Inès resta un moment abattue, puis elle ajouta vivement: «Nous avons quelques économies, nous irons à Paris; nous irons voir celle qui a reçu les derniers soupirs de Tallien.» La mère, qui venait d'écouter encore les épanchemens de sa pauvre fille, confiés déjà tant de fois à son coeur, me pria de lui faire comprendre que ce voyage serait pour elles la ruine de leur petit établissement, de leur existence déjà médiocre et malheureuse. «On peut pourtant, n'est-ce pas, madame, prier pour l'âme des pécheurs?» Cette pauvre mère, faisant le signe de la croix, me rendit en un instant les émotions que j'avais éprouvées à la vue de la foi si vive et si compatissante de ma bonne soeur Thérèse.
J'employai toute la sympathie de ma sensibilité pour adoucir les chagrins d'Inès, pour la faire céder aux sages observations de sa mère, et j'eus le bonheur de la convaincre. Mais, tout en me promettant une religieuse obéissance, elle reparlait de celui qui avait tant agi sur sa destinée. Elle revenait sans cesse sur sa renommée de tribun, sur la qualification de jacobin qu'elle lui avait entendu donner et qui semblait la poursuivre.
J'écoutais cette Espagnole avec un intérêt inconcevable, car son organe avait un accent particulier, et le sentiment qui animait ses paroles tenait à une nuance si extraordinaire de passion que tout était singulier dans ses récits.
«Voilà, me dit-elle, les lettres que Tallien écrivait sur moi à l'amie qui sans le savoir m'a fait tant de peines.» Je rapporte le texte même de cette lettre.
TALLIEN À MADAME MÉZIÈRE.
Alicante, 20 fructidor an XIII.
«Ce n'est point impunément, ma bonne amie, que l'on est malade en Espagne, et les convalescences y sont plus douloureuses et plus longues que les maladies. Ce que j'éprouve depuis quatre mois, ce sont des rechutes continuelles. Je viens d'en éprouver une qui m'a mis dans un état de faiblesse incroyable; je ne puis plus sortir, même en voiture. Mon visage est couvert d'un érysipèle qui me gêne horriblement.
«J'ai reçu du ministre un congé illimité pour venir rétablir ma santé en France. Je suis si mal ici que j'en eusse profité de suite si je m'étais senti en état de supporter le voyage; mais je suis loin d'être dans cette position. D'ailleurs je serais obligé de faire quarantaine, et je tomberais bientôt dans la mauvaise saison. Cependant, comme je suis convaincu que je ne me rétablirai jamais ici, voici mon projet. Si les forces me reviennent et que la quarantaine soit levée dans les premiers jours d'octobre, je me mettrai en route. Je me rendrai à Montpellier pour y consulter un célèbre médecin et séjourner le reste de la belle saison dans le midi de la France. J'irai ensuite passer à Paris trois mois pour me soigner, et au printemps prochain je me rendrai aux eaux qui me seront ordonnées. Si au contraire je suis retenu ici, je n'exécuterai mon plan qu'au mois d'avril prochain. Je te dirai d'ailleurs, en confidence, que ma bourse est assez mal garnie: mon établissement de maison, ma maladie, ont commencé à me ruiner, et le voyage de France m'achèvera; ce ne sera qu'en m'endettant que je pourrai le faire; mais pour la santé il faut tout sacrifier. Ainsi tu vois, mon amie, que de toute manière avant peu nous nous reverrons; ce sera pour moi un grand bonheur. J'espère te retrouver bien portante et toujours la même pour moi. Je t'embrasse bien tendrement, ma chère et bonne Adèle, et suis pour la vie ton ami.
P S. «Bien des choses à tous mes amis et surtout au cher Loubeau, à Beauvoisin, à Journal et à Duchazal.»
Hélas! me disait la pauvre Inès, il se plaignait à cette maîtresse chérie des embarras et des privations dont il nous enviait le bonheur de le soulager. Vingt fois ma mère (nous étions riches alors), vingt fois elle a prié, stimulée par moi, l'aimable Français de permettre qu'elle fît les frais de sa maison. Il était délicat jusqu'au scrupule, et ne voulut même jamais rien accepter. «Non, madame, jamais je ne l'oublierai», disait Inès; et ses regards et sa voix annonçaient une de ces douleurs sans fin, semblables à celles dont je portais moi-même le germe dans mon sein.
CHAPITRE CXCIV.
L'officier à demi-solde secouru.--Lettre et nouveau bienfait de Talma.--Nouvel essai dramatique dans Jeanne d'Arc.--Mes premières inspirations littéraires.
Outre mes bonnes Espagnoles, j'eus encore le bonheur de rencontrer un ami de tous mes amis, un neveu de Bonnier, qui sut bien découvrir ma retraite, et qui, se rendant à Bruxelles, me détermina facilement à faire route commune pour cette capitale, sorte de halte de toutes mes courses. Bonnier ne se proposait pas d'y faire un long séjour: venu là dans l'intérêt de Boyer de Peyreleau, il s'occupait particulièrement du sort de son ancien chef, qui avait eu à fuir la sentence capitale prononcée contre lui, et toujours suspendue sur sa tête.
Bonnier était las de la vie errante à laquelle le condamnaient les lois, le sort de ses amis, l'épuisement de ses ressources. «J'hésite, me disait-il, à tout ce que je veux entreprendre; j'hésite même à vivre.»
--«Quoi! vous écouteriez une indigne faiblesse? l'avenir n'est-il pas là comme un refuge?»
«--D'avenir! il n'y a en plus pour les proscrits. Je suis, ajouta-t-il, signalé sur le livret noir de toutes les polices; je suis recommandé particulièrement aux Garnier, aux d'Ac..., et autres surveillans cosmopolites.»
--«D'Ac! c'est possible?
--«Oh! vous aussi vous y êtes; on vous serre de près: lisez une petite note de prudence qu'on m'a donnée chez madame Étienne Rabaud. Décidément la police, pour exister, a le soin de nous faire passer toujours pour des séditieux. Nous faisons vivre la délation, et l'on nous fait mourir de fatigues et de chagrins. Croyez-vous que, pour la disputer aux raisons d'état, la vie vaille la peine d'être gardée?»
--«Non; mais vous savez l'opinion de Napoléon sur le suicide.» Ce seul mot de souvenir fut plus puissant que toute ma harangue.
Ce jeune et brave officier me raconta qu'on lui avait pris sa bourse et son portefeuille. Dans l'une il y avait de quoi me faire vivre, et dans l'autre il y a de quoi me faire fusiller dix fois pour une.
Bonnier, seriez-vous réellement d'une conspiration! en existerait-il une? lui demandai-je avec un ton de crainte et de mécontentement. Sa réponse franche et vive me rassura.--Conspirer! et pour qui? pourquoi? pour quelque prince étranger? un soldat français ne se sépare pas ainsi de sa nation;--pour le fils de l'homme qui nous mena si souvent à la victoire? mais il est aux trois quarts autrichien. Ah! madame, on se trompe sur nos braves, on prend leurs regrets de la victoire pour des complots. J'ai mon opinion, mais je ne prétends l'imposer à personne. Malgré la sincérité de cette déclaration, je tremble pour mes papiers. Il y a aujourd'hui des gens si habiles, qui font si bien la conspiration, qu'il faudrait beaucoup moins de notes que mon portefeuille n'en contient pour se faire de fort beaux états de service auprès des puissances. Pendant ce colloque, je fus abordée par un peintre de Bruxelles que j'avais un peu connu, qui me donna de fort mauvaises nouvelles de la plupart de nos amis, tous bien tourmentés par l'ambassadeur français, qui leur portait réellement trop d'intérêt. Mais à ces tristes nouvelles il y avait une compensation, c'était l'annonce d'une tournée de Talma dans le nord, et la certitude de sa présence à Calais, à Boulogne, à Dunkerque. Ce nom était magique sur moi, et au souvenir de tous les services qu'il m'avait rendus, je me sentis comme une nouvelle puissance de faire du bien; et dans mes ressources déjà épuisées, je trouvai le moyen d'offrir encore quelque utile assistance à mon compagnon d'exil. Je puisai courageusement dans ce qui me restait d'argent. J'étais sûre de trouver ce qu'il me faudrait au besoin auprès de l'ami généreux dont on m'avait annoncé l'arrivée. Mais ne voulant pas abuser de cette facilité de Talma qui m'était connue, je lui écrivis que, pour dérouter les soupçons qui planaient sur le but de mes courses, j'allais devenir reine, et donner quelques représentations à Calais et à Boulogne, et que je le priais d'y venir pour que le produit de son talent aidât à la pacotille de quelques malheureux.
Je reçus, courrier pour courrier, 1,200 fr., avec une lettre toute bonne, tout aimable, toute lui, où il me disait «que je faisais bien, qu'il fallait prendre l'emploi de Mlle Duchesnois, débuter par Jeanne d'Arc, puis se lancer en même temps dans la Femme jalouse, sans oublier Sémiramis, Phèdre et Gabrielle de Vergy, où vous avez, ma chère Saint-Elme, des momens admirables.» Je cite ces paroles, croyant qu'après avoir si franchement consigné mes disgrâces dramatiques, je puis rapporter ces témoignages de talent donnés par l'homme qui en avait un si inimitable. Talma m'exprimait son regret de ne pouvoir m'aider de sa présence, son congé étant expiré; mais il me conseillait positivement de reprendre la carrière du théâtre, puisque celle des grandeurs m'était fermée. Sans adopter ce projet, je mis toujours à exécution celui de jouer six représentations tant à Boulogne qu'à Calais, et je fus chez Bonnier, très joyeuse de pouvoir remplacer la bourse qu'il avait perdue, l'engageant à partir le plus tôt possible, ce qu'il résolut de faire le surlendemain. Il me serait bien impossible de peindre l'exaltation de sa reconnaissance à la lecture de la lettre de Talma.
Fidèle à une résolution derrière laquelle je voyais quelques secours pour des malheureux, je me rendis au noble théâtre pour m'entendre avec les artistes qui en composaient la troupe; je ne parlerai point de leur composition: comme partout, c'était un mélange de talent et de médiocrité. En province, l'opéra, le chant ayant seul le privilége de plaire au public, la pauvre Melpomène a bien de la peine à pouvoir de temps en temps chausser son cothurne. Au lieu d'une tragédie, on ne put organiser que la déclamation de quelques scènes. Je choisis dans la tragédie de Jeanne d'Arc le moment où, interrogée par le duc de Bedfort, la jeune héroïne de Vaucouleurs lui révèle sa naissance, ses visions célestes, ses inspirations guerrières. Je ne saurais attribuer l'unanimité des applaudissemens que j'obtins, dans plusieurs endroits de la longue tirade du rêve, qu'au bruit qui s'était répandu de mon intime amitié avec Talma. Enfin j'eus un succès complet, surtout dans les imprécations contre les Anglais; et pourtant les Anglais étaient alors en faveur dans les départemens du nord.
La soirée finit par la comédie des Femmes, de Dumoustier. J'y remplis aussi un rôle. Presque toutes les actrices étaient jeunes et jolies, et la pièce parut bonne. Dans la scène du déjeuner, où toutes les femmes sont autour de Germeuil, tout à coup, par un de ces souvenirs qui nous saisissent comme des remords, je me rappelai avoir vu à Lyon mademoiselle Contat dans le rôle de madame de Saint-Clair. Quelle était alors ma brillante position, quel glorieux nom je portais! Involontairement je me voyais accompagnée de Moreau; j'étais à la scène d'alors beaucoup plus qu'à celle du moment. Ma mémoire ne me trahit point, mais ce fut un miracle.
Je me sentais tout au fond de l'abîme que j'avais placé entre ma brillante existence passée, mon triste présent, mon plus triste avenir; je rends grâce au hasard qui voulut bien permettre que les spectateurs ne souffrissent pas du bouleversement qui venait de frapper ma pauvre imagination. La soirée rapporta moins de recette que d'applaudissemens, mais j'eus encore cependant lieu d'être contente de mon oeuvre. Le directeur, M. Thuillier, se conduisit avec une grande délicatesse: il ne voulut point prélever les frais, quoiqu'ils eussent été stipulés. J'avais annoncé l'intention de donner quelques autres représentations; mais les petites intrigues, les amours-propres jaloux, se retrouvent dans les plus chétives réunions dramatiques; et comme je n'enviais nullement la place de la première reine ou coquette du Pas-de-Calais, je pris le parti de couper court aux terreurs des chefs d'emploi par mon départ.
Je me croyais encore bien en fonds, mais, en faisant mon inventaire, je m'aperçus que j'avais mal compté, et que j'étais réduite au plus décourageant nécessaire.
J'attendais des lettres de madame Étienne Rabault, du père de Paula, de Cettini, de Mingrini et de vingt autres personnes encore; aucun signe de souvenir ne me fut donné. Je ne suis plus utile, me disais-je, on m'oublie; je puis donc maintenant m'appartenir à moi seule; et pourtant cette idée de solitude, cette réflexion d'égoïsme, m'accablèrent plus que mes malheurs. Il me sembla que la dernière illusion de ma vie m'était enlevée, puisque je ne pouvais plus me dévouer à ceux que j'aimais. Mon courage m'abandonnait; de ce jour seulement je me croyais à plaindre.
Dans cet état de mélancolie et presque de désespoir, je ne trouvai un peu d'adoucissement à mes idées qu'en me nourrissant des souvenirs de mon album, et de la lecture de toutes les lettres de mon portefeuille. Mon imagination, ressaisissant avec délices ces trésors du passé, conçut la pensée de mettre en ordre toutes ces précieuses notes. Ma plume, obéissant à tous les sentimens qui m'agitaient, fut entraînée à une sorte de brûlant récit de toutes les impressions du passé.
Le jour me surprit au milieu d'un travail déjà considérable, que je relus ensuite comme le produit d'un rêve. J'avais déjà composé quelques nouvelles à une époque où ces délassemens n'étaient guère que de simples occupations du loisir; mais cette nuit de délire, et les pages qu'il m'avait inspirées, élevèrent plus haut mon ambition littéraire. Je me disais: Si un peu de talent pouvait m'être échu en partage, si ce peu de talent pouvait suffire pour peindre beaucoup de gloire, j'élèverais un monument à tout ce que j'ai connu, aimé, admiré et plaint. Je mis un soin religieux à classer ce que j'appelais toutes mes époques... Et c'est de cette nocturne et solitaire méditation que date pour moi non pas encore la pensée d'une carrière littéraire, mais la certitude de pouvoir traduire mes impressions. C'est dans cette disposition d'esprit que je montai en diligence pour Boulogne, et, grâce à la malheureuse versatilité de mon humeur, au bout d'une demi-heure de séjour j'étais déjà lancée dans d'autres projets.
CHAPITRE CXCV.
Nouvelle tentative dramatique à Boulogne.--Heureuses rencontres.--M. Almoth.--Don Pedro, fils du duc Del..., grand d'Espagne.--Mon passage par Paris.
Ma vie de courses commençait à me peser, comme on vient de le voir, et je croyais que Boulogne, où j'espérais trouver quelque argent, bien nécessaire à ma gêne réelle, serait le terme de ces promenades de ville en ville, qui n'avaient plus même pour objet le dévouement à des amitiés dispersées de toutes parts et partout oublieuses. Malgré la pénurie de ma caisse, je m'installai comme d'ordinaire dans un fort bel hôtel, et cette espèce d'imprudence financière (je n'avais pas de quoi m'assurer un loyer de trois mois) devint au contraire une ressource par les rencontres heureuses qu'elle me procura.
En entrant dans la ville je vis d'abord annoncer le spectacle extraordinaire pour le lendemain et les jours suivans, par une troupe assez forte pour la tragédie; je cite textuellement le programme. J'allai droit au directeur lui offrir mes services; il les accepta, et en fut si joyeux qu'il m'offrit immédiatement le prix des représentations auxquelles je voudrais consentir. J'en acceptai une, celle du surlendemain.
Je dus à cette nouvelle tentative dramatique, dont l'intrépide Jeanne d'Arc fit encore les frais, quelque chose de mieux que des applaudissemens; les félicitations, après le spectacle, de deux étrangers de distinction qui se trouvèrent dans les coulisses à la fin du spectacle: c'était M. Almoth, Anglais fort instruit, petit vieillard façonné aux bonnes manières par de nombreux voyages et un long séjour à Paris. Le second était don Pedro del ***, fils d'un grand d'Espagne, obligé de vivre loin de sa patrie comme tous ceux que dans son pays on avait inquiétés comme afrancesados. Ce fut le directeur qui, en me présentant ces messieurs me donna brièvement ces détails pour m'engager à répondre à tout ce que sans doute il leur avait dit de moi. Je fus expansive et polie comme une reine qui vient d'être saluée par son peuple, et qui sourit à qui l'approche après les acclamations populaires. Ces deux messieurs offrirent de me reconduire à mon hôtel, en me disant qu'ils l'occupaient aussi depuis quelques jours. Cette circonstance toute fortuite, devint l'un des incidens les plus importans de ma vie, comme on va voir.
Le ton respectueux, les manières affables et élégantes de ces étrangers, ne me firent trouver aucun inconvénient à un déjeuner qu'ils me proposèrent pour le lendemain, en l'appelant une cotisation de l'amitié. Ce petit repas avança entre nous l'intimité. L'Anglais avait entendu parler de moi, et sut habilement provoquer l'abandon de mes récits. À toutes mes scènes militaires l'Espagnol prenait un vit intérêt, et il redoubla, de la part de mes deux auditeurs, au dénouement d'une vie si brillante, qui réduisait au rôle d'une reine de théâtre une femme qui avait vu de si près les trônes réels et les grandeurs positives de la terre. Mes deux commensaux se disputèrent le plaisir de contribuer à me faire sortir d'une position qui ne leur paraissait point en harmonie avec mes antécédens, comme on dit aujourd'hui.
Le bon M. Almoth me déclarait qu'avec ma connaissance des langues, mon talent de lecture, il se faisait fort de me créer en Angleterre une existence honorable d'abord, lucrative ensuite; qu'un célèbre libraire de ses amis avait procuré presque une fortune à plus d'un émigré français, par des travaux de ce genre dans la haute société; que, commanditaire de la maison, il saurait bien lui en faire une loi.
Le noble Espagnol parla avec plus de feu des avantages que je trouverais dans sa patrie. Une ère nouvelle commence pour la Péninsule, dit-il, je pars immédiatement; ma famille, mêlée à tous les événemens politiques de la régénération espagnole, me donnera accès auprès du gouvernement. Je vous ferai connaître, apprécier. La cour, arrachée aux vieilles influences, va offrir des chances aux ambitions nouvelles. Je vous réponds de vous faire obtenir une place égale à tout ce que vous avez pu rêver de mieux, même dans cette loterie de l'empire, qui avait des lots pour tous les talens et toutes les capacités. Et puis, d'ailleurs, si nous échouons de ce côté, vous pourrez chercher à Madrid l'équivalent de ce que monsieur vous propose à Londres. Un gouvernement libre, dans un pays où les lumières ont été si long-temps étouffées ou concentrées dans le clergé, offrira mille débouchés, puisque l'éducation deviendra son premier moyen de succès. Avec votre esprit, avec l'habitude d'écrire, les relations innombrables que vous avez eues, on peut établir à Madrid un journal rédigé dans les principes nouveaux, et dont la fortune sera rapide comme celle des idées dont il saluera l'aurore. Tout bien considéré, je crois qu'une révolution est une nouveauté à mille faces, et surtout à mille issues pour la fortune. Et ne fût-ce qu'un spectacle que vous iriez chercher au delà des Pyrénées, n'y a-t-il pas quelque chose de plus poétique, de plus attachant pour une imagination telle que la vôtre, que la résurrection d'un peuple? La fierté castillane réveillée, et s'élançant vers un meilleur avenir, vous promet plus d'émotions que l'orgueil britannique emprisonné dans les ennuis d'une société depuis tant de siècles classée et stationnaire.
Don Pedro m'offrait de l'extraordinaire, M. Almoth du régulier; mon choix, on le pense bien, fut bientôt fait. Je remerciai l'aimable vieillard de ses bontés, je lui demandai de me conserver un souvenir auquel je ne manquerais pas de me rappeler quelquefois. Je parlai avec tant d'entraînement du besoin, après tant de chagrins, de les étourdir continuellement par une vie active, que l'Anglais, malgré ses cheveux blancs, comprit mon choix, et ma naturelle et irrésistible prédilection pour tout ce qui pourrait m'arracher au sentiment de mes peines, à la solitude de mes souvenirs, enfin au poids d'un passé qui m'avait laissé sans ressources, comme sans consolations. Puissance singulière de l'imagination! un froid enfant d'Albion, un homme dont les années avaient encore plus amorti les illusions, s'identifiait avec les folies de la Contemporaine. J'avoue que cet accueil d'un vieillard aux impressions qui ne sont plus de son âge porte je ne sais quoi d'aimable et de touchant; et cette espèce de renaissance qu'il éprouve le fait toujours aimer.
Le bon M. Almoth se tourna alors vers don Pedro et lui dit: «Mon cher, songez au dépôt que je vous ai confié; songez que dans tout ce que je vous ferez pour madame, je serai de moitié de coeur et de reconnaissance.» Impatient de retourner dans sa patrie, l'Espagnol me demanda si je ne voyais aucun obstacle à partir le lendemain. Aucun, lui répondis-je. En effet, dès le matin, après avoir fait nos adieux à notre bon et généreux commensal, qui voulait également retourner promptement en Angleterre, nous nous mîmes en route pour Paris.
Qu'on admire ici la mobilité de mes impressions, et l'incroyable résolution avec laquelle j'agite et dépense ma vie. Absente depuis plusieurs années de ma patrie, en revoyant ce Paris où plusieurs de mes amis exilés étaient déjà revenus, je sentis comme un mouvement rétrograde dans mes volontés: même malheureuse, il me semblait que je devais préférer la patrie à de nouvelles courses.
Mais don Pedro était si pressé de partir de la capitale, que je n'eus pas le temps de rester sous le poids du combat qui commençait à s'élever dans mon coeur. D'un autre côté, l'idée que si je revoyais mes amis ils s'opposeraient à mes nouvelles aventures m'empêcha de me mettre en contact avec eux. Mon coeur me disait bien que je devais à plusieurs les témoignages d'une reconnaissance qu'il n'était pas dans mon caractère de leur refuser; mais ma tête, incapable de supporter le conseil, et d'entendre les observations de la raison, me représentait aussi l'embarras de ces disputes qui, pour être affectueuses, ne sont pas moins cruelles à subir.
Toutes réflexions bien faites, si l'on peut appeler réflexions les bonds souvent contraires de la Contemporaine, je me décidai à ne voir personne, et seulement à écrire à Talma, en m'arrangeant encore pour que ma lettre ne lui parvînt qu'après mon départ. Don Pedro commanda les chevaux pour le lendemain soir de notre arrivée, et nous partîmes de la place Vendôme pour les Pyrénées. La rapidité de la route acheva de me convaincre de l'excellence de ma résolution, et le caractère affectueux et la conversation attachante de mon compagnon de route me firent arriver à Bayonne n'ayant plus de regrets, et déjà avec des espérances.
CHAPITRE CXCVI.
Arrivée en Espagne.--Séjour à Barcelone.--Moeurs catalanes.--Portrait du général Castagnos.--Don Felix de Villanova.--Le galant chanoine.
J'arrivai à Barcelone au mois d'avril 1821. J'avais parcouru fort agréablement les quarante lieues de distance entre cette ville et Perpignan. Je descendis à l'hôtel de la Fontaine-d'Or, qui mériterait de faire pardonner à la mauvaise réputation des hôtelleries espagnoles. Don Pedro se logea dans le même hôtel que moi, et continua naturellement son rôle de cavaliere servente. Quoique depuis plusieurs années il n'eût point résidé à Barcelone, il connaissait parfaitement la ville, et plusieurs de ses anciens amis s'empressèrent de le visiter. De ce nombre étaient MM. Gironella et Dupré, pour lesquels j'avais aussi des lettres de recommandation données par M. Almoth, et qui nous firent doublement bon accueil.
Dès le lendemain de mon arrivée à Barcelone, je reçus de M. Gironella une invitation pour aller dîner à sa maison de campagne située à Sarria, à une lieue à peu près de la ville. Sarria est un fort joli village où les habitans de Barcelone ont leurs maisons de plaisance, et où ils reçoivent leurs amis deux fois la semaine.
J'avais toujours ouï dire qu'en Espagne on ne trouvait aucune des commodités de la vie; qu'on juge de mon étonnement en entrant dans une maison charmante, qui rappelait le luxe de Paris et le confortable de Londres. J'en témoignai ma surprise à D. Pedro, invité comme moi: «Vous trouverez, me dit-il, bien d'autres sujets de vous étonner;» et l'attrait d'une société brillante vint encore compléter l'illusion.
Mon heureuse étoile plaça auprès de moi un homme dont le nom a retenti dans toute l'Europe, et sert de date au premier revers éclatant que les armées de Napoléon aient essuyé sur le continent; c'était le général Castagnos, alors capitaine général de la Catalogne, où il était adoré. Sa physionomie vive et spirituelle, autant que sa conversation, la manière facile et élégante avec laquelle il parlait le français, me l'auraient fait prendre pour un de nos grands généraux voyageant à l'étranger, si le titre de général, que tout le monde lui donnait, et celui d'Excellence, qu'il recevait de quelques personnes, n'avaient révélé son rang et son nom. Le général Castagnos est plus communicatif qu'un Espagnol; et mis au courant de mon caractère, sans doute, et de mes aventures, il me parla aussitôt des grands hommes de guerre que j'avais connus, et particulièrement de Moreau, dont il était grand admirateur. Ce fut un des plus doux momens de ma vie, que cette espèce d'apothéose de notre gloire faite par un étranger et un ennemi.
Après le dîner, les hommes sortirent de la salle à manger et allèrent fumer leur cigare; car, en Catalogne, il n'est pas aussi commun que je l'ai vu en Andalousie, de voir cette cérémonie commencer et s'achever devant les dames. Un seul homme resta avec nous; c'était un ecclésiastique, qui me demanda en français assez intelligible si j'irais le soir entendre Galli et la Sala dans l'Italiana en Algieri. Je lui répondis que je n'avais pas formé de projets, et il m'offrit une place dans une loge dont il était co-propriétaire. J'avais entendu dire, sans le croire, que les prêtres espagnols fréquentaient les spectacles. J'étais au moment d'accepter, lorsque le général Castagnos rentra en me faisant la même proposition. L'ecclésiastique me dit en souriant: «À tout seigneur tout honneur; un capitaine général doit avoir le pas sur un chanoine. Mais je me flatte que Son Excellence ne trouvera pas mauvais que j'aille faire ma cour à l'aimable étrangère dans sa loge?» Je m'empressai de remercier le général Castagnos, qui nous emmena tous, y compris le galant chanoine, qui redoubla d'attentions et déjà presque de soupirs; ce qui lui attira quelques plaisanteries du malin général, dont je ne compris que le sens, parce qu'il les lui adressait en espagnol. Le nom de Dona Dolores revenait souvent dans ces propos, et me frappa au point que je crus que le général Castagnos faisait quelque allusion à la duègne Doloride de Don Quichotte. Je lui en demandai l'explication, et j'appris, à la grande tranquillité de mon amour-propre, qu'en Espagne plusieurs femmes du nom de Marie portaient aussi celui d'un des attributs de la Vierge: ainsi Dona Dolores voulait dire Marie des douleurs; Dona Concepcion Marie de la conception; Dona Pelar, Marie del Pelar, etc.
J'appris en outre que mon chanoine était soupçonné et presque convaincu d'une grande intimité avec Dona Dolores M..., qui avait dîné avec nous, et que les attentions dont j'étais l'objet avaient paru déplaire à cette dame. Quelque idée que j'eusse pu me former en Italie du peu de régularité de moeurs d'une partie du clergé, et quoique j'eusse entendu souvent faire de bons contes sur ce sujet aux officiers qui avaient fait la dernière guerre d'Espagne, je ne laissai pas que de trouver assez étrange que, dans une société aussi distinguée que celle où je me voyais, on parlât comme d'une chose toute simple d'une liaison de cette nature entre un chanoine et une dame de haute qualité.
La salle était entièrement remplie, et je pus juger par le premier coup d'oeil que je jetai sur les loges, que les dames catalanes méritent leur réputation. Le général Castagnos me fit remarquer Dona Dolores en face de nous. «Vous verrez, me dit-il, que notre chanoine ne tardera pas à aller la joindre, et il vous sera facile de vous apercevoir qu'il aura à se justifier des soins qu'il a paru vous rendre, car la dame n'entend pas la plaisanterie.»
Après quelques signes d'impatience très significatifs, notre chanoine prit congé de nous, et nous nous aperçûmes qu'il était accueilli par une bouderie, et relégué dans le fond de la loge, sans doute en forme de pénitence de sa conduite.
«Permettez-moi, dis-je au général, de vous témoigner mon étonnement de ce qui vient de se passer sous mes yeux, et je dois juger que les exemples n'en sont pas rares, d'après le peu d'importance que vous semblez y attacher.»
«--Nos moeurs sont entièrement différentes de celles des autres peuples. Il serait beaucoup trop long de vous en expliquer la cause, vous la trouverez probablement vous-même si vous faites un long séjour en Espagne, surtout si vous visitez nos provinces méridionales. Notre clergé n'est pas, comme en France, entièrement séparé de la vie sociale. L'opinion publique ne lui impose pas la privation des plaisirs que donne le monde. Nous regardons le ministère ecclésiastique comme une profession. Nos prêtres sont très indulgens et nous font faire notre salut de la manière la plus aimable; nous sommes à notre tour indulgens par reconnaissance; je ne vous cache cependant pas que je crains qu'un pareil état de choses ne puisse durer.» On verra bientôt combien étaient exactes les prévisions du général Castagnos.
J'ai déjà dit que j'étais peu sensible aux charmes de la musique. Le général eut la bonté de causer avec moi pendant toute la soirée, et j'avouerai que je sentais quelque orgueil à cette attention du vainqueur de Baylen.
La maison du capitaine général devint l'objet de mes fréquentes visites. Une sorte de sympathie militaire me lia bientôt, à la suite de nos rencontres avec le jeune D. Félix Villanova, aide-de-camp du général. «Je me sens attiré vers vous, me disait souvent ce bouillant Espagnol, par une confiance qui me fait vous révéler sans préparation un mystère dont les moyens d'exécution seulement sont encore un secret. Il s'agit de la liberté de notre patrie. Quelque chose que je ne puis vous expliquer me fait espérer que vous pouvez y concourir. Il est possible, ajouta-t-il, qu'à cette grande ambition se mêle l'irrésistible velléité d'un sentiment plus tendre pour un complice tel que vous.»
Dussé-je en rougir, je dois confesser que, malgré la pensée continuelle de mon âge, qui m'avait disposée à tous les doutes et à toutes les réserves, je trouvai quelque plaisir à cette déclaration singulière, et cette compensation offerte à la politique par la galanterie me fit sourire aux résolutions du jeune Espagnol. J'oubliai un moment mes malheurs passés, et, tête baissée, à la manière des belles dames de la Fronde, j'entrevis sans effroi ma complicité probable dans des intrigues politiques. D. Félix me quitta, et désirant être seule, je prétextai un grand mal de tête, dont je crois que D. Pedro, qui vint un instant me visiter, ne fut pas la dupe.
Le lendemain, je me levai pensant encore à ce que m'avait dit D. Félix. J'avais eu toute la nuit son image devant les yeux. D. Félix était doué d'une figure très expressive quoique irrégulière. D. Félix revint, et m'aborda d'un ton à la fois familier et respectueux; il me parlait comme à un complice, lorsqu'il était question de ses projets politiques, et avec une galanterie respectueuse quoique très pressante, lorsqu'il voulait, disait-il, avoir un titre de plus à ma discrétion. Je repoussais en riant cette partie de ses opinions libérales, mais je n'y parvenais efficacement qu'en le remettant sur le chapitre des conspirations; ce moyen était le rempart de ma vertu. D. Félix s'exaltait à un degré incompréhensible lorsqu'il parlait de la liberté de son pays; il m'exaltait moi-même, et me mettait dans cet état que les dévots appellent quiétisme, où l'imagination est absorbée par un ardent amour de Dieu. La partie physique de notre être est comme séparée de l'âme, et agit de tout côté sans que celle-ci y participe. D. Félix me rappelait Oudet, c'était quelque chose de ce prestigieux empire exercé par une âme puissante sur une âme faible.
D. Félix s'étant assuré de mon consentement et de ma coopération, me confia qu'il allait partir pour Valence, ayant eu l'adresse de se faire donner par son général une mission pour cette ville, où l'appelaient des affaires de la plus haute importance pour le succès des plans dont il était un des agens les plus actifs. Il me proposa de l'accompagner, et finit par l'exiger. Je m'étais déjà engagée avec D. Pedro, qui comptait se rendre à Madrid en passant par Sarragosse. D. Felix voulut non seulement que je rompisse ce voyage, mais encore que je gardasse le plus profond secret sur nos entretiens. Je n'étais que trop disposée à me séparer de D. Pedro, dont la présence était devenue gênante pour moi depuis ma liaison avec D. Felix; mais il m'en coûtait beaucoup de lui dire que j'allais partir pour Valence. Je proposai à D. Felix de mettre D. Pedro dans la confidence de ses projets. Dieu m'en garde, me répondit-il, la coopération d'un homme qui a trahi une fois sa patrie nous porterait malheur. Personne ne rend plus de justice que moi à D. Pedro. Le casque vous en faites, ainsi que mon général, me donne de lui la plus haute idée, mais c'est un afrancesado, il a porté les armes contre son pays; il ne doit y avoir rien de commun entre un soldat de la liberté et un traître. Il me fut impossible de le faire changer de sentiment, et je fus obligée de me résigner à annoncer à D. Pedro que je passerais par Valence. Je fus plusieurs fois tentée de partir sans le voir, et de m'excuser par une lettre, mais j'avais été devinée; et un matin, comme j'étais occupée à réfléchir sur la nouvelle situation dans laquelle le sort semblait encore me jeter, D. Pedro entre dans ma chambre; son air ordinairement grave était plus mélancolique que de coutume. Eh bien! me dit-il, vous voilà lancée dans le mouvement qui se prépare. Vous êtes enrôlée sous les bannières des mécontens. Je ne saurais vous approuver, non que je blâme le but, mais j'en vois les obstacles. D. Felix ne vous quitte plus; et je parierais que vous êtes initiée à tous ses secrets. Je ne chercherai point à les pénétrer, ils sont en Espagne ceux de tout le monde. Le général seul ignore ou feint d'ignorer le rôle que joue D. Felix. Si vous me permettez de vous donner un conseil, je vous engagerai à aller attendre l'explosion à Madrid; elle sera moins dangereuse, à moins toutefois, me dit-il en souriant, que vous n'ayez vous-même un rôle actif dans le drame. J'en serais affligé, parce que vous ne pouvez manquer de commettre beaucoup d'imprudences. Mes compatriotes, que vous n'avez pas encore eu le temps de juger, ne ressemblent en rien aux autres peuples de l'Europe. Le sang africain, long-temps mêlé avec le sang espagnol, se fait encore reconnaître en eux.
Je vis bien que le moment était venu de parler franchement à D. Pedro; et profitant de la force que me donnait un petit mouvement d'humeur causé par ses dernières paroles. J'ai changé d'avis, lui dis-je assez sèchement; je passerai par Valence pour me rendre à Madrid. J'ajoutai, d'un ton plus doux: Mon intention était de vous proposer... À ces mots il m'interrompit, et me dit: Je vous entends, le sort en est jeté, vous partez avec D. Felix. Je n'essaierai point de vous dissuader; je sais, par ce que vous m'avez raconté des aventures de votre vie, que vos décisions sont irrévocables. Je me sépare de vous avec un vif regret: j'ai l'espoir que vous ne vous compromettrez pas: de mon côté je pars demain pour Sarragosse. Je me rendrai à Madrid dans quelques mois. J'éprouverai une grande satisfaction si vous voulez bien, à votre arrivée dans cette capitale, me faire prévenir, si j'y suis moi-même, ou m'écrire à Sarragosse. J'aime à croire qu'il vous sera agréable de me donner de vos nouvelles jusqu'à cette époque, et de recevoir des miennes. D. Pedro s'attendrit en me parlant ainsi. J'étais moi-même fort émue; il prit ma main, qu'il baisa tendrement, et sortit à l'instant. J'espérais le revoir, mais j'appris une heure après qu'il était allé coucher à deux lieues de Barcelone sur la route de Sarragosse.
Quoique sérieusement affligée du départ de D. Pedro, je me sentais soulagée par son éloignement, tant me pèse toute espèce d'inquisition, même celle de l'amitié. Je ne pouvais me dissimuler que j'obéissais à une influence, à un entraînement pour D. Felix, qui, pour n'être pas de l'amour, n'en était pas moins comme irrésistible. Mes réflexions commençaient à devenir pénibles, lorsque D. Félix entra, en m'annonçant que le départ était fixé pour la nuit même, et qu'une calèche à deux mules nous conduirait jusqu'à Reus, où un colleras nous attendait. Je représentai à D. Félix que je ne pouvais me dispenser de prendre congé du général Castagnos, et des personnes auxquelles j'avais été présentée. Il m'engagea à le faire dans la soirée, mais à ne pas dire que je partais avec lui. Il me quitta, et je sortis moi-même peu de temps après pour aller prendre congé du capitaine général, que je ne trouvai point chez lui. Je me décidai à aller lui rendre visite au théâtre, où il était tous les soirs. J'allai, en attendant l'heure du spectacle, me promener sur le bord de la mer, dans le joli faubourg de Barcelonette, bâti hors des murs de la ville. J'y rencontrai le chanoine dont j'ai parlé, avec Dona Dolores; elle me fit un accueil très froid, jusqu'à ce que j'eusse annoncé mon départ pour le lendemain. Dès ce moment, cette dame fut extrêmement polie avec moi, et sur ce que je lui dis que mon intention était d'aller au théâtre pour prendre congé du général Castagnos, elle s'offrit fort obligeamment à m'y conduire dans sa voiture, ce que j'acceptai. Les femmes sont toujours généreuses quand elles cessent d'être jalouses. Je me rendis immédiatement dans la loge du capitaine général, qui parut surpris de mon départ, et qui me demanda tout bas et en souriant, si je partais seule. Je lui répondis avec un d'embarras, qui ne fut, je crois, aperçu que de lui seul, que peut-être j'aurais un compagnon de voyage. Dans ce moment D. Félix entra, et je sentis que je rougissais. Il ne fit que remettre un papier au général, et sortit immédiatement. J'allais sortir aussi, mais le général me retint, en m'engageant à attendre que la première pièce fût finie, pourvoir danser le bolero et le fandango, dont il supposait que je n'avais aucune idée. Ce spectacle en effet était nouveau pour moi. Je saluai le général après que le bolero fut terminé. Il m'engagea poliment à lui écrire lorsque je me rendrais à Madrid, afin qu'il pût m'envoyer des lettres pour quelques uns de ses amis de la capitale. Il ne m'en offrait pas, dit-il, pour Valence, attendu qu'il y connaissait fort peu de personnes.
CHAPITRE CXCVII.
Voyage à Valence.--Le général Milans.--Déjeuner à la Chartreuse d'Ara-Cali.--Don Vicente.--Souvenir du maréchal Suchet.--Les moines napoléonistes et constitutionnels.
Je rentrai chez moi pour faire mes préparatifs de départ, ignorant encore à quelle heure D. Félix viendrait me chercher. J'eus terminé mes apprêts en peu de temps, et à minuit précis j'entendis une voiture s'arrêter à la porte de l'hôtel. D. Félix monta, suivi d'un soldat qui lui servait de domestique, pour prendre mes effets; ils furent chargés en quelques minutes, et nous partîmes par une nuit superbe. Pleine des sentimens de la plus haute estime pour le général Castagnos, j'interpellai vivement D. Félix sur le sort qu'on lui réservait, lui rappelant (ce qui n'est jamais inutile avec les gens à innovations) que la reconnaissance est toujours un devoir.
«Le général est l'honneur même, il sera respecté.»
Quand D. Félix eut achevé la confidence de ses projets, je lui demandai en quoi je pouvais y être mêlée.
--«Voici votre utilité, et vous êtes trop généreuse pour nous la refuser. Notre triomphe en Espagne était assuré bien avant votre arrivée; notre partie était liée pour en accroître et en affermir les développemens; mais en entendant parler de vous et en vous voyant, il m'est venu une idée qui a séduit tous mes amis: j'ai proposé, dans une de nos réunions secrètes, de me faire présenter chez vous, et d'essayer de vous mettre dans nos intérêts.
«--Mais dans quel but? repris-je.
«--Vous allez le voir. Nous avons dans notre parti une foule de timides adhérens, qui craignent l'intervention des puissances étrangères; nous n'avons encore pu les rassurer entièrement. J'ai imaginé que si je pouvais vous inspirer de la confiance et de l'intérêt, vous pourriez, par la connaissance que vous avez de la France, de l'Europe même, nous indiquer des appuis extérieurs, et de ces influences particulières qui nous serviraient de lien ensuite avec quelques gouvernemens eux-mêmes. Je ne comptais pas beaucoup sur votre consentement, je vous l'avoue, mais il s'est joint en moi un autre motif, dont je ne vous expliquerai pas la nature par des fadeurs qui ne sont point dans mon caractère. Est-ce un sentiment de tendresse qui m'a attiré vers vous, ou est-ce un amour-propre caché dans les replis de mon coeur qui m'a fait souhaiter d'attacher à la cause que je sers l'amie des grands capitaines?» Don Félix se tut, et je restai comme pétrifiée par cette communication. Je ne puis pas dire que ce fut de regret de m'être mise en voyage avec un homme d'une si vive imagination; on est si disposé à céder aux qualités qui sympathisent avec les nôtres. Je me recueillis un moment, et je répondis: «Mon cher don Félix, vous vous êtes ouvert à moi sans trop savoir ce que vous faisiez; de mon côté, j'ai reçu vos confidences avec la même facilité de caractère; ni l'un ni l'autre ne s'en repentira, j'espère, et nous n'avons pas entièrement perdu notre enjeu. Contentez-vous pour le moment d'un très vif intérêt que je porte au succès de votre entreprise. J'ai passé ma vie à respirer de la gloire, de l'ambition, du bonheur des autres.»
Le jour commençait à poindre. Nous avions dépassé Molien del Rey, et laissé à droite la route de Sarragosse pour prendre celle de Valence. Nous changeâmes de mules, et nous entrâmes dans la soirée à Reus, où nous descendîmes dans la maison de don Pedro Milans, qui s'est rendu célèbre dans la dernière guerre d'Espagne. Le maître de la maison, bon Catalan, déjà avancé en âge, nous accueillit avec une cordialité toute hospitalière. Don Félix dit quelques mots en catalan à don Pedro Milans, qui durent le prévenir singulièrement en ma faveur; car ce brave homme s'approcha à l'instant de moi, et, me prenant la main, il m'adressa en langue catalane un compliment que je compris, grâce à la vivacité d'un oeil espagnol. Le bon M. Milans me parlait souvent, et je ne savais que lui répondre. Un ecclésiastique là présent essayait de me parler français, mais ce français-là était moins intelligible encore que de l'espagnol. Enfin don Félix, voyant mon embarras, me prévint que l'ecclésiastique, qui se nommait don Vicente, parlait fort bien l'italien. Un peu, me dit celui-ci avec modestie; et certes il aurait pu dire benissimo, car son accent était aussi pur que celui d'un Toscan. Je m'aperçus qu'il était initié aux secrets de don Félix; quoi qu'un peu moins exalté, il n'en était pas moins ferme dans son opinion, qu'il raisonnait un peu plus. Je ne pus m'empêcher de lui faire une question qui était tout au moins inconsidérée. Je m'avisai de lui demander si la révolution de l'Espagne ne serait pas nuisible à la religion.
«Vous êtes, me dit-il, dans l'erreur; vous pensez à tort que la religion est incompatible avec la liberté. Vous croyez aussi que nos réformes ont pour but d'anéantir la religion catholique; détrompez-vous, madame, tel n'est pas notre dessein. Si quelques abus se sont introduits dans la religion, si l'ambition du clergé l'a fait intervenir trop souvent dans les choses temporelles, ce n'est que par oubli de l'Évangile. La république est aussi bien dans l'Évangile que la monarchie; on peut être bon catholique sous toutes les formes de gouvernemens.»
Les discours de don Vicente firent sur moi beaucoup plus d'impression que l'enthousiasme irréfléchi de don Félix. Je sentis naître en moi une sorte d'estime pour des réformateurs qui mettaient leurs innovations sous la protection de l'Évangile: tant il est vrai que la vertu est en toutes choses le meilleur des argumens! et si dans ce moment on eût exigé de moi les plus grands sacrifices pour le succès des desseins de don Vicente et de ses amis, je n'aurais rien refusé.
Le lendemain on vint m'éveiller de bonne heure pour la messe des voyageurs, que devait réciter don Vicente. La prière, on le sait, a souvent consolé mon âme. Quoique élevée dans la religion protestante, il m'était souvent arrivé de m'unir aux fidèles dans les temples catholiques. On se rendit donc à la chapelle où don Vicente célébra la messe et donna aux assistans la bénédiction divine, dont je retins ma part avec autant de foi que le plus fervent catholique. Après cette cérémonie nous montâmes dans un coche de Colleras, don Vicente, don Félix, un officier appelé don Luiz et moi. Les coches de Colleras sont des voitures à quatre places où l'on est assez commodément; elles sont attelées de six mules. Tout cela est conduit par un cocher principal nommé mayoral; un postillon appelé zayal, ancien mot arabe qui veut dire jeune garçon, est chargé de diriger les mules; ce garçon est presque toujours à pied, courant à côté des mules. Ces animaux, quand ils sont bien dressés, obéissent à la voix, comme le soldat le mieux instruit obéit au commandement de son sergent. Le mayoral parle constamment à ses mules, les excitant par leurs noms de coronela, capitana, golendrina, etc. Lorsqu'on voyage de cette manière, avec des relais on parcourt en peu de temps des distances incroyables. On cite un voyage de M. Ouvrard fait de cette manière en quarante et quelques heures de Bayonne à Madrid. Nous ne fîmes pas de tels prodiges, parce que nous n'avions que trois relais jusqu'à Valence. Don Félix nous fit détourner de la route afin de visiter la célèbre chartreuse d'Ara-Coeli, ayant d'ailleurs à parler au père procureur du couvent, qui était un des plus ardens partisans de la révolution.
Nous fûmes reçus par le père procureur, qui parut ravi de la visite de don Félix et de don Vicente. Il y eut quelques difficultés pour permettre à une femme l'entrée de la chartreuse, mais l'intervention de don Vicente, qui alla solliciter cette permission du supérieur, leva tous les obstacles; et la Contemporaine, après avoir vu des champs de bataille, put comparaître dans un monastère.
En visitant le réfectoire, nous trouvâmes un déjeuner presque splendide servi en maigre, et dont le père procureur fit les honneurs avec beaucoup d'aisance. Il nous raconta que pendant la guerre de l'indépendance, après la prise de Valence, le couvent avait été vendu comme bien national, mais que les religieux durent au maréchal Suchet, dont le nom à Valence n'est prononcé qu'avec vénération, la conservation de tout le mobilier du couvent qui leur fut partagé, ainsi que les fonds que lui père procureur avait dans sa caisse. «Que Dieu bénisse cet illustre guerrier!» s'écria le père procureur. Don Félix dit au bon père que je connaissais le maréchal Suchet; que j'avais été l'amie de Moreau et de Ney, et que j'avais parlé plus d'une fois à Napoléon. À ce nom magique, le père procureur se leva en signe d'admiration et d'hommage. Le bon religieux était tenté de baiser le bas de ma robe: «Nous l'avons combattu, s'écria-t-il, mais nous l'avons admiré! Plusieurs de nos pères n'ont cessé, depuis sa chute, de faire commémoration de lui dans le saint-sacrifice de la messe, et prient encore pour lui tous les jours: le monde ne l'a pas connu, et n'a senti qu'après sa chute la perte irréparable qu'il avait faite. Si cet homme prodigieux était encore sur le trône de France, la malheureuse Espagne, qui lui pardonne les maux de l'invasion, parce qu'elle reconnaît aujourd'hui qu'il a été trompé, ne se trouverait pas dans la situation déplorable où elle est. Nous aurions fini par nous entendre, et, soit qu'il nous eût rendu Ferdinand, soit qu'il eût laissé son frère sur le trône d'Espagne, nous ne serions pas maintenant entrés dans une révolution dont les bons Espagnols se voient réduits à courir les chances pour secouer le joug intolérable qui nous accable.»
Je vis que le père procureur n'était pas un des moins chauds conjurés, et que son ardent amour pour Napoléon avait pour motif principal le mécontentement que lui causait le régime de l'Espagne. Nous prîmes congé de lui, et nous partîmes pour Valence où nous arrivâmes dans l'après-midi.
CHAPITRE CXCVIII.
Valence.--M. et Mme Pared...--Arrestation de don Félix.--Le bon Gitano.--Madrid.--Premier aspect de cette capitale.
Arrivés à Valence, nous descendîmes chez M. Pared..., ami et confident des projets de don Félix. Madame Pared... paraissait elle-même initiée dans tous les secrets, de sorte qu'après quelques minutes de complimens, la plus grande confiance régna entre nous. Cependant, comme la politique menaçait d'occuper ces messieurs, la maîtresse de la maison me proposa une promenade, et j'acceptai. Suivies de deux laquais, nous nous rendîmes à l'Alaméda. Cette promenade, d'une longueur extraordinaire, n'est autre chose que le chemin de Valence à la mer. On y a planté à droite et à gauche des doubles contre-allées d'orangers, de palmiers et de peupliers d'Italie. Au moment où nous arrivâmes, je me crus transportée aux Champs-Élysées de la fable. Mon illusion venait de ce que dans les belles soirées d'été, les femmes des artisans et même de la bourgeoisie viennent respirer le frais à l'Alaméda, vêtues d'une simple tunique de mousseline blanche, serrée seulement autour du cou, et qui descend jusqu'aux pieds.
Malgré une absence de deux grandes heures, nous trouvâmes nos messieurs aussi occupés de leurs affaires. MM. Luitz et Pared... prirent congé de nous, après quoi nous nous retirâmes dans nos appartemens. Le lendemain matin, don Talliani et D. Vicente me firent demander la permission d'entrer chez moi; il était à peine huit heures, mais dans ces climats, l'heure est très légale pour entrer chez une femme. D. Félix m'apprit que D. Louis était parti le matin pour Murcie, et que lui-même partirait le lendemain pour Alicante, d'où il reviendrait dans cinq ou six jours au plus tard. Pendant ce temps-là, me dit-il, vous voudrez bien agréer D. Vicente pour votre cavalier. Amusez-vous, ajouta-t-il, pendant que je vais veiller aux grands intérêts qui me sont confiés; à mon retour, j'aurai probablement à vous communiquer des choses importantes, et peut-être à vous demander des conseils.
D. Félix sortit et me laissa avec D. Vicente, qui, à travers sa gravité habituelle, laissait percer un air de satisfaction qui me frappa et dont je lui demandai la cause. Vous avez, me répondit-il, «deviné juste, madame, je suis on ne peut plus satisfait de l'entrevue que j'ai déjà eue avec deux de mes amis, avant que vous ne fussiez éveillée. Tout va bien.»
Je n'avais pas le projet de faire un long séjour à Valence, et il me tardait que D. Félix revînt d'Alicante, pour lui déclarer que je voulais me rendre à Madrid. Il revint au bout de six jours. Je passai ce temps dans la société de madame Pared... Le matin son mari venait chez moi et s'y entretenait avec D. Vicente, du grand objet qui les occupait exclusivement. Ils paraissaient persuadés l'un et l'autre que mon voyage en Espagne avait une grande importance politique; et plus je cherchais à les en dissuader, plus ils le croyaient.
D. Félix arriva le soir même; il me parut très satisfait de son voyage.
Il sortit pour une affaire pressante, mais ne revint pas; notre inquiétude devint extrême, quand déjà fort avant dans la nuit, un gitano se présenta chez M. Pared...; il apportait un billet de D. Félix, conçu en ces termes: Le parti ennemi m'a fait assaillir; j'ai été un moment entre les mains d'Elio; mais j'ai été délivré par nos fidèles. Je suis en sûreté à deux lieues d'ici. Le porteur de ce billet vous servira de guide pour vous conduire à Madrid, où nous nous retrouverons.
Je pris une décision sur-le-champ; mais j'insistai pour voir D. Félix avant mon départ. M. Pared... et D. Vicente me firent comprendre que cela était impossible, mais ils me firent espérer que pour peu que je fisse diligence, je pourrais rejoindre D. Félix à San Clémente, dans la Manche, pour continuer avec lui le voyage jusqu'à Madrid. Yusef loua un calesin et deux bonnes mules. Je quittai mes hôtes de Valence, après bien des témoignages d'intérêt et d'amitié.
Le lendemain, à l'ouverture des portes, je sortis de Valence, et je pris la route de Madrid. Mon brave gitano, étendu sur le brancard à mes pieds, me racontait ses campagnes; nous arrivâmes en six jours à San Clémente, où je trouvai pour la première fois un gîte humain, mais, malgré l'industrieuse activité de Yusef, je ne pus rien apprendre de D. Félix. Nous arrivâmes enfin à Madrid, moins fatigués que je ne m'attendais à l'être; grâces aux soins de Yusef, qui trouva moyen de m'épargner une foule de désagrémens auxquels n'échappent dans ces voyages de l'intérieur de l'Espagne que les personnes qui voyagent à grands frais, et avec leurs propres relais. Je descendis à l'auberge de la Fontaine d'or, située dans une des plus belles rues de Madrid, près de la place célèbre, qu'on appelle La puerta del Sol, rendez-vous de tous les oisifs de la capitale. Mon premier soin fut d'envoyer Yusef, qui connaissait parfaitement Madrid, à la découverte, pour avoir des nouvelles de D. Félix. Il n'apprit rien ce jour-là, et je me couchai peu de temps après mon arrivée. Le lendemain matin de bonne heure j'envoyai les lettres de recommandation et de crédit, dont m'avait muni M. Pared...; et deux heures après je reçus la visite de M. Wismann, chef d'une maison anglaise, établie à Madrid. Il me remit une lettre à mon adresse, qu'il avait reçue le matin même. Elle était de D. Félix, qui m'écrivait d'une petite ville de la Manche. Il s'excusait de n'avoir pu passer par San Clémente, et m'annonçait sa très prochaine arrivée. M. Wismann me demanda si je comptais faire quelque séjour à Madrid; et sur ma réponse affirmative, il m'engagea à me loger ailleurs qu'à l'auberge, et se chargea obligeamment de me chercher un logement décent. À Madrid comme à Londres, plusieurs propriétaires sous-louent des appartemens meublés. En effet, dès le jour même, j'occupai dans la belle rue d'Alcala un appartement de la meilleure tenue.
Tous ces arrangemens domestiques une fois pris, j'attendais avec impatience l'arrivée de don Félix. Il arriva enfin, et vint me témoigner une satisfaction que je ressentais également; car je ne l'avais pour ainsi dire pas revu depuis Valence. Don Félix me félicita sur mon logement qui lui parut fort bien disposé, quoique, me dit-il, il se fût attendu à ce que nous logerions ensemble. Je lui fis sentir que les convenances ne permettaient pas que je me misse, pour ainsi dire, en ménage avec une personne et de son âge et de ses habitudes. J'ajoutai que, bien que je m'intéressasse vivement au succès de ses desseins, dans la persuasion où j'étais qu'ils n'avaient que l'ardent amour de son pays pour mobile, je ne voulais, au moins en apparence, avoir l'air d'y prendre la moindre part. Cette déclaration ne lui plut pas; mais après quelques observations de ma part, où perçait peut-être malgré moi la preuve d'un vif attachement, il se rendit, mais en ajoutant qu'il comptait toujours sur moi si l'occasion se présentait de rendre un grand service à sa cause. Nous changeâmes de discours, et je lui demandai s'il se proposait de rester long-temps à Madrid: Jusqu'au bout, me dit-il. Et l'impétueux jeune homme se répandait en espérances infinies sur la régénération de l'Espagne, devenue depuis si fatale à ses partisans.
Je n'avais pas écrit à don Pedro depuis notre séparation; je réparai cette impardonnable négligence par la lettre la plus affectueuse. La réponse de don Pedro était bienveillante, mais avec restriction. Il y a danger pour vous, me disait-il, avec la personne qui vous accompagne; au nom du ciel, ne vous compromettez pas. Permettez que, pour vous rendre le séjour de Madrid plus sûr, je vous adresse à don Joseph A..., l'un des premiers avocats de la capitale; je lui annonce votre visite. Je ne doute pas qu'il ne vous prévienne et n'aille vous offrir ses services. Si, comme je le présume, vous êtes curieuse d'observer le peuple que vous êtes venue visiter, vous en trouverez l'occasion dans la maison de don Joseph qui reçoit beaucoup de monde...
Ma première entrée dans la société se fit cependant chez M. Wismann, qui me présenta à sa famille. Mme Wismann recevait principalement les négocians étrangers établis à Madrid, et qui formaient entre eux une espèce de colonie. On s'occupait beaucoup de politique dans cette maison que fréquentaient aussi plusieurs membres du corps diplomatique, dont M. Wismann était le banquier. Les opinions du maître de la maison étaient fort libérales, mais on n'y conspirait pas. Je m'aperçus en général que dans la capitale la conspiration avait un autre caractère que dans les provinces. Il y avait moins de mystère.
Je voulus, en profitant des lettres d'introduction que j'avais reçues de don Pedro, étudier des moeurs si nouvelles pour moi. L'Espagne, plus qu'aucun autre pays, avait conservé une physionomie particulière, quelque chose, si je puis m'exprimer ainsi, de primitif, que je n'avais observé ni en Italie ni en Allemagne, où la population des capitales se rapproche plus ou moins dans les goûts et dans les habitudes de celle de Paris. Cependant ce n'était point de la même manière, et, sauf la classe relativement peu nombreuse qui partout se donne à elle-même le titre de bonne compagnie, il y avait dans les coutumes et dans les usages habituels de la vie des différences notables que je n'avais point remarquées dans les autres grandes villes de l'Europe que j'avais habitées.
J'envoyai la lettre de don Pèdre à don Joseph A... qui, dès le lendemain, vint me visiter et m'offrir sa maison; cette expression officielle donne en Espagne, chez la personne qui l'adresse, tous les droits d'une présentation dans toutes les règles. Celui ou celle qui en est l'objet est, dès ce moment, ce qu'on appelle visita de casa, c'est-à-dire, qu'il est de toutes les fêtes, bals ou assemblées qui se donnent dans la maison, sans avoir besoin d'autre invitation qu'un avis verbal.
Don Joseph A... recevant beaucoup de monde, il y avait tous les soirs chez lui, après l'heure de la promenade, une tertulia habituelle, et deux fois la semaine une assemblée beaucoup plus nombreuse.
Don Joseph A... était fort instruit, et quoique toutes les études de sa vie eussent été dirigées vers la jurisprudence, il avait beaucoup de littérature, et sa conversation était fort intéressante. J'aimais à lui entendre raconter les anecdotes du temps du Prince de la Paix qu'il avait été à même de bien connaître, ayant eu une liaison fort intime avec le chanoine don J. Duro, confident de ce célèbre favori, et avec la comtesse de C... qui exerçait la même influence sur le chanoine que celui-ci sur son patron.
CHAPITRE CXCIX.
Confidences de D. J. A... sur le Prince de la Paix et les moeurs espagnoles sous son ministère; les salons de la haute société de Madrid.--Portrait du général Zayas.--Audiences mystérieuses du roi.--Ferdinand VII.
Parmi les faits curieux que me racontait don Joseph A... sur cette époque, je me bornerai à une légère esquisse de l'état dans lequel la faveur du Prince de la Paix avait plongé la société en Espagne. Pour se faire une idée de la corruption espagnole à cette époque, il faudrait rassembler les doubles images de la régence et du directoire, et encore l'histoire de France n'aurait peut-être pas le prix de l'immoralité.
L'amour de la reine pour don Manuel Godoy, Prince de la Paix, et l'inconcevable aveuglement de Charles IV, avaient réellement mis le sceptre des Espagnols aux mains de ce favori. La haine publique lui était une recommandation, le pouvoir pas autre chose qu'une caisse de plaisirs, et une source de caprices désordonnés et nouveaux. La passion pour les femmes dominait chez lui toutes les autres. Sûr de son empire sur le roi, il ne ménagea plus la reine, et il entretint publiquement une maîtresse qu'il avait, dit-on, épousée, ce qui ne l'empêcha pas d'obtenir la main d'une princesse de la famille royale, nièce du roi. Il ne cessa pas de fréquenter dona Pepa Turo, la maîtresse dont j'ai parlé, qu'il logea magnifiquement dans le Retiro, résidence royale, et dont il eut des enfans auxquels passèrent les titres les plus magnifiques de la monarchie.
Le Prince de la Paix habitait alternativement la capitale et les maisons de plaisance où résidait le roi. Sa cour était plus nombreuse que celle du monarque; tous les jours, de onze heures à midi, accouraient dans ses palais une foule innombrable de personnes de toutes les classes, jalouses d'obtenir un regard. Là, on voyait confondus pêle-mêle les grands d'Espagne, les généraux, les magistrats, les prélats, les moines, les plébéiens, les duchesses et les courtisanes. Les plus jolies femmes de l'Espagne accouraient à ce bazar de la fortune. On passait même les mers pour prendre part à ce concours de la beauté; on venait d'Amérique exposer ses charmes au prince roi, et on remportait, à la suite de quelques complaisances, les meilleurs emplois des colonies. Il y en avait pour les maris, pour les frères et pour les amans. Je n'oserais pas raconter à mes lecteurs le trait suivant, si don Joseph A... ne m'avait assuré en avoir été le témoin avec plus de mille autres personnes.
La marquise de ..., encore vivante en 1822, sollicitait depuis long-temps une audience particulière du Prince de la Paix sans pouvoir l'obtenir. Elle la dut enfin aux sollicitations et aux importunités dont elle accabla le chanoine Duro et la comtesse de C...; son but était d'intéresser le prince à une affaire d'une haute importance pour sa fortune, en essayant sur lui le pouvoir de ses charmes. Son audience fut indiquée quelques momens avant l'heure à laquelle le prince se montrait à ses courtisans dans les vastes salons du palais. La marquise entra dans son cabinet en traversant la foule déjà réunie, y resta à peine un quart d'heure, et, chiffonnant ses falbalas que le prince avait respectés, affecta de sortir dans un désordre qui pût lui donner l'étrange relief, et l'honneur si scandaleusement poursuivi par les plus grandes dames, d'avoir excité les désirs du satrape. Le bruit de cette aventure, que tout le monde crut réelle, ne tarda pas à venir aux oreilles du prince, qui la démentit, et qui fut cru d'autant plus facilement qu'on savait qu'il n'aurait pas mis le moindre scrupule à l'avouer.
Je passe sous silence un bon nombre d'autres anecdotes que je sus de la bouche de don Joseph A... et qui m'intéressaient alors, parce que j'avais occasion de voir souvent plusieurs des personnages qui y avaient joué un rôle.
Je fus présentée par don Félix à la baronne de C..., parente du général Castagnos. Sa maison réunissait la plus haute société de Madrid. J'y fus parfaitement bien accueillie. Le ton de cette maison, à quelques nuances nationales près, était celui de la très-bonne compagnie de Paris. Je fus frappée d'un usage que je n'avais pas trouvé aussi généralement répandu dans la société de don Joseph A... Presque toutes les femmes se tutoyaient entre elles; j'en demandai l'explication au spirituel général Zayas, habitué de la maison, et qui se fit mon chevalier dès le premier jour de mon introduction chez la baronne de C... Il me dit que les grands d'Espagne se tutoyaient tous entre eux, et que les titulos de castelli, qui sont après eux la première noblesse du royaume, suivaient cet exemple pour s'assimiler autant que possible à la première classe de la nation.
Le général Zayas est né à la Havane; il avait été prisonnier en France, où il fut traité, par le gouvernement impérial, plus sévèrement que ses compagnons d'infortune, ayant subi une longue détention à Vincennes. Après la restauration il resta quelque temps à Paris, et en avait conservé un souvenir très agréable. Instruit par don Félix de mes liaisons avec Moreau et avec Ney, il me mettait souvent sur ce chapitre, et la manière dont il me parlait de ce dernier ne contribua pas peu à m'inspirer une estime qui donna, pendant quelque temps, de l'ombrage à don Félix, qui m'en témoigna, non de l'humeur, car cet excellent jeune homme n'en eut jamais avec moi, mais de la tristesse. Il cessa bientôt de s'en plaindre, et je ne tardai point à apprendre la cause de ce changement. Don Félix, qui sacrifiait tout au triomphe de ses opinions politiques, témoigna autant d'attachement au général Zayas, qu'il avait manifesté d'éloignement quand il sut que ce général était constitutionnel.
J'entendais dire tous les jours à une foule de personnes qu'elles avaient été à la cour. Je demandai au général Zayas ce que cela signifiait: j'appris que ce qu'on appelait aller à la cour était tout simplement se présenter le dimanche dans les salons du roi à midi, que personne n'en était exclu pourvu qu'il portât un uniforme, ou un habit à la française, qu'en Espagne on appelait traje diplomatico. Si vous voulez voir le roi et lui parler, me dit le général Zayas, il n'y a rien de plus facile; faites demander au capitaine des gardes, ou au premier gentilhomme de la chambre de service, une audience qui n'est jamais refusée, et prenez le premier prétexte qui vous passera par la tête; sa majesté vous accueillera très bien. Cependant, si vous tenez à obtenir quelque distinction personnelle, adressez-vous particulièrement au duc d'A..., qui est l'intermédiaire officiel des présentations intimes. Je ne me proposais pas de suivre ce conseil; mais don Félix, à qui j'en parlai, me pressa de voir le duc d'A..., et lui écrivit sur-le-champ en mon nom pour lui demander un rendez-vous. Le duc ne me fit pas attendre long-temps sa réponse, car il vint lui-même au moment où je me disposais à sortir pour aller à la promenade. Ce seigneur passait pour le confident des promenades nocturnes que Ferdinand faisait de temps en temps. Je le remerciai de sa politesse, d'autant qu'il ignorait le motif du rendez-vous que je lui demandais; mais, comme il était fort galant et accoutumé à ce que les femmes s'adressassent à lui pour obtenir, par ses entremises, quelque grâce, il s'imagina que j'avais plus que des vues politiques sur son maître; et rien ne me parut plaisant comme l'air d'importance que se donnait ce noble duc pour un office dont personne ne lui enviait le triste honneur. Pendant les fadeurs de l'ennuyeux gentilhomme, je trouvai un prétexte d'audience, et même un prétexte sérieux et réel: je me rappelai une ancienne affaire de créances hollandaises sur l'Espagne, dont j'avais les titres dans mes papiers. Je dis au duc d'A... que je voulais présenter un placet à ce sujet. Le duc m'assura de son exactitude, de son empressement, et même de la gracieuseté du souverain.
Peu de temps après, j'eus la visite de don Félix, auquel je racontai ce qui venait de se passer entre le duc d'A... et moi. «Oh! oh! me dit-il, notre ci-devant jeune homme est vif; il faut qu'on lui ait parlé de vous, et qu'il en ait déjà parlé plus haut.»
--«Peut-être la police...»
--«Il est nécessaire que vous éclaircissiez ces soupçons. Rendez-vous demain au palais, et parlez au roi.» Et comme je faisais quelques objections, don Félix me répondit: «Ferdinand VII est le plus accessible des souverains.» J'en eus la preuve le lendemain; car, m'étant rendue au palais à l'heure indiquée, je fus introduite par un officier supérieur dans une grande salle, où je vis plus de vingt personnes. Une personne qui sortit d'une pièce attenante à celle où j'étais vint me demander si je venais de la part de son excellence M. le duc d'A... Sur ma réponse affirmative, je fus conduite dans un grand cabinet, dont la porte entr'ouverte me laissa voir le roi, qui, en passant dans la première salle, parla tour à tour aux personnes qui y étaient réunies. Peu après le duc d'A... vint me joindre; et, s'asseyant à côté de moi: «Le roi, me dit-il, est favorablement prévenu; il sait qui vous êtes: vous avez des amis ardens, mais indiscrets. Sa majesté est très bien disposée pour vous.» Je ne comprenais rien à ce discours, et j'allais en demander l'explication au duc lorsque je fus interrompue par l'arrivée du roi lui-même, que je ne reconnus pas d'abord, parce qu'il avait quitté l'uniforme qu'il portait. Il était vêtu de noir, et me parut assez bel homme, et d'une physionomie expressive. Le duc se retira et me laissa avec sa majesté, qui me dit en très bon français: «A... m'a parlé de toi; nous te connaissons, beau masque: je me ferai rendre compte de la créance que tu réclames. Mais Madrid, comment est-il vu par la maligne Française? Que dit-on de moi à Paris? Comptes-tu rester encore quelque temps?» Je fus tout étourdie de ce tutoiement, signe de la grandeur royale, singulier privilége de la souveraineté, qui se trouvait le même que le symbole de l'égalité pour nos sans-culottes. Je ne fus pas moins interdite des brusques et innombrables questions du monarque castillan.» Sire, répondis-je en balbutiant, j'ai sollicité l'honneur d'être présentée à votre majesté, pour lui demander...»
--«C'est bon, c'est bon; A... se mêlera de cela; parlons d'autre chose. Est-il vrai que tu aies reçu des confidences de Napoléon?»
--«Sire, votre majesté paraît avoir reçu beaucoup de renseignemens sur mon compte; mais elle me permettra de lui faire observer qu'ils peuvent n'être pas fort exacts.»
--«Oh! que si: j'ai mes correspondances à Paris. Je sais tout, puisque je sais, quant à toi, simple particulière, tes relations avec Moreau et avec le maréchal Ney. Tu cours le monde pour te consoler. Est-ce pour cela que tu as fait connaissance d'un certain don Félix? J'approuve tes projets de distraction; et, pour les seconder, voici une carte à l'inspection de laquelle tout te sera ouvert.» Là-dessus le roi me salua de la main, et se retira. J'avoue que, malgré son affabilité, Ferdinand n'exerça point sur moi ce prestige des grandes figures historiques qui avaient passé sous mes yeux.
Je trouvai D. Félix à la porte du palais, fort impatient de savoir ce que sa majesté m'avait dit. Je l'inquiétai beaucoup en lui disant qu'il avait été question de lui. «Mais rassurez-vous; Ferdinand n'a pas mêlé un mot de politique à toutes ses gracieuses paroles. Tout ce que j'en ai obtenu se réduit à cette carte, qui me donne l'entrée de toutes les maisons de plaisance où le public n'est pas admis.»
--«Comment diable! s'écria don Félix; mais c'est un brevet de sultane favorite que vous avez là. Vous ne tarderez pas à voir le duc qui vous engagera à aller, à un jour fixé, soit au petit jardin du Retiro, soit au Casino de la porte des Ambassadeurs; et, si vous acceptez, vous êtes certaine que vous y verrez le roi.»
«--Soyez tranquille, Don Felix; j'ai beaucoup failli, mais j'ai souvent aussi résisté; et si mon âge ne me mettait à l'abri des persécutions galantes que vous craignez, je trouverais encore de quoi m'en préserver dans mes souvenirs.»
Le duc d'A... ne manqua pas de venir me voir le lendemain, et me félicita de mon succès auprès du roi: «Sa majesté vous a fait une faveur dont elle est avare en vous donnant une de ces précieuses cartes que toutes les dames de Madrid vous achèteraient au plus haut prix.» Je souris de l'idée que le duc d'A... avait de la vertu des femmes de cette capitale.
«Vous profiterez des bontés du roi?» me dit-il.
«--Mais c'est selon: si je ne puis m'y faire accompagner, il n'en sera rien. Une femme seule, étrangère, peut-elle se présenter décemment?
«--Qu'à cela ne tienne; je serai votre cavalier. Vous n'avez qu'à m'indiquer le jour, et nous ferons ensemble une promenade au petit jardin du Retiro.
«--Nous verrons, dans quelques jours.
«--Mais c'est demain que j'espère que vous me ferez cet honneur?»
J'acceptai enfin, poussée par cette curiosité qui m'a si souvent et sans réflexion fait aborder les situations les plus extraordinaires.
Le duc fut fort exact le lendemain, et nous montâmes en voiture. Nous nous rendîmes au Retiro. Le duc d'A... ne cessait de me vanter l'amabilité du roi; je commençais à croire que don Félix avait raison, et je ne tardai pas à prendre quelques vertueuses terreurs. Depuis une demi-heure à peine nous étions, le duc et moi, dans un tout petit pavillon fort élégamment meublé que la porte s'ouvre et que je vois entrer Ferdinand, qui dit au duc, en espagnol: «Ah! tu donnes des rendez-vous chez moi?» Je m'étais levée à l'aspect du roi. «Qu'on s'asseye, me dit-il, que je sois un moment en tiers dans la conversation.» Un moment après, il dit au duc: «Je pense que madame doit avoir besoin de se rafraîchir. Fais-nous apporter un refresco.» Le duc sortit immédiatement, et le roi me dit en souriant: «Ce bon A... eût été bien étonné que je l'eusse retenu; il n'est pas accoutumé à ces manières.» Un laquais apporta un plateau sur lequel étaient des sorbets, des confitures, du chocolat et des cigares. S. M. m'engagea à prendre quelque chose et me servit une glace. Elle en prit elle-même, et fit un signe au laquais qui se retira. J'avais contre Ferdinand VII quelques préjugés; mais j'avoue que ce jour-là je le trouvai fort aimable. Je me sentis toute disposée à attribuer, ainsi qu'il le faisait lui-même, toutes les fautes de son gouvernement à la difficulté des circonstances.
Notre conversation fut longue, et je fus la première à m'apercevoir que la nuit était venue. Le roi sonna, et le duc d'A. parut. Ferdinand alla rejoindre sa suite au pavillon de l'étang du Retiro, où il était attendu, et je repris avec le duc le chemin de ma maison. Il me quitta à la porte pour se trouver au palais en même temps que son maître. Je trouvai chez moi un billet de don Pedro, qui, arrivé ce jour même à Madrid, était venu me voir immédiatement. Il m'annonçait qu'il repasserait le soir après le spectacle. Je ne pus m'empêcher d'être frappée de l'à-propos qui faisait arriver à Madrid le seul homme auquel j'eusse fait une confidence presque entière de ma vie le jour même où j'avais à ajouter une nouvelle aventure au grand livre de celles qui m'étaient arrivées.
Don Pedro revint en effet vers onze heures. J'eus le plus grand plaisir à revoir cet excellent ami, et de son côté il me témoigna la plus vive satisfaction, surtout lorsqu'après lui avoir fait part de la manière dont je vivais dans la capitale de l'Espagne, il vit que je m'occupais fort peu de politique. J'en suis d'autant plus charmé, me dit-il, que moi-même, partisan des améliorations, moi-même habitué aux dangers, je ne vois pas sans effroi les épouvantables excès qui sortent toujours comme les premiers fruits d'une révolution. Je parlai à don Pedro de ma présentation au roi, et de confidence en confidence, j'en vins à lui révéler que ce jour même, et au moment où il était venu chez moi, j'étais au Retiro en tête à tête avec S. M. C. Don Pedro resta comme ébahi à cet aveu. Vous êtes, me dit-il, une singulière femme; quand vous manquez d'aventures, elles viennent vous chercher. Trente femmes à Madrid briguent la faveur de ce qu'on appelle ici la llave secreta, la clef secrète, et ne peuvent l'obtenir; et sur une idée, demander par passe temps une audience au roi; toutes les combinaisons s'accumulent pour vous faire réussir. Cependant je dois vous prévenir que cette intimité ordinairement peu durable a des inconvéniens. Je ne cherche point à deviner ce qui peut s'être passé dans cette entrevue, mais le roi est peu discret. On dirait même qu'il n'agit que pour parler, et qu'il ne recherche les aventures, que pour les frais de sa conversation avec sa camarilla.
--N'allez pas si loin, mon ami, dans vos suppositions, toutes vos alarmes tombent devant l'innocence, et pour que l'avenir ne m'expose pas plus que le passé, j'ai grande envie de quitter Madrid qui commence à me peser, et je le ferais immédiatement si je trouvais une occasion agréable de parcourir l'Andalousie, et de visiter Cadix.
--Je serai votre compagnon de voyage si vous voulez, et moyennant un délai de quatre jours. J'acceptai avec empressement, et je promis de faire mes préparatifs en conséquence. Je fis observer à don Pedro que j'avais quelques comptes avec lui, et que dans la crainte d'être à charge à son amitié j'attacherais un grand prix à la vente de la créance pour la liquidation de laquelle l'audience de sa majesté me donnait bon espoir. Don Pedro se chargea de m'en débarrasser, et sans savoir comment il s'y prit, mais grâce à cette négociation sur laquelle je n'eusse jamais compté, je me trouvai encore une fois riche.
CHAPITRE CC.
Excursion en Andalousie.--Cadix.--Révolution de l'île de Léon.--Les contrebandiers.--Le Mameluck.--Société de Cadix.
Je ne pouvais quitter Madrid sans prévenir don Félix et sans m'excuser auprès de lui, non pas de la rupture de notre liaison, mais de l'éloignement qui allait en détendre les liens. Je craignais la susceptibilité de l'amour-propre, qui fait souvent que l'idée d'une séparation inspire aux hommes une jalousie subite; ce qui était de la bonne amitié se change alors quelquefois en passion. Il n'en fut point ainsi avec don Félix. Cet excellent jeune homme avait de la candeur, et ne vint point réclamer par vanité des droits qu'il n'avait point eus par amour. Il était d'ailleurs si possédé de sa fièvre politique qu'il convint ne pouvoir m'offrir qu'un dévouement trop distrait. «Don Pedro, me dit-il, est un compagnon de voyage d'un âge plus convenable pour une femme. Du reste, ajouta don Félix, je serai à vos ordres; qu'un mot de vous commande démarches, présence, vous pouvez de moi tout attendre. Nous nous retrouverons d'ailleurs probablement en Andalousie.»
Le duc d'A... revint me voir; il me parla beaucoup de l'estime que le roi faisait de ma personne, et m'engagea à venir de temps en temps à l'audience du soir. Je le priai de présenter mon respect à Ferdinand et de lui offrir mes adieux. Je lui annonçai mon départ pour Cadix, ce qui le surprit; mais il ne me fit pas d'objection. Je pris congé des personnes auxquelles je devais un accueil si obligeant, et je partis en poste avec don Pedro et le fidèle Yusef. Nous étions dans une bonne calèche de voyage; nous traversâmes très rapidement la province de la Manche, et nous arrivâmes au pied de la fameuse Sierra-Morena que nous franchîmes sans accident, ce qui est presque un miracle; mais je me pressais trop de m'en féliciter ainsi qu'on va le voir.
Nous avions couché à Cordoue, où don Pedro voulut me montrer la superbe cathédrale, ancienne mosquée bâtie par les Maures, où trois cent soixante colonnes de marbre blanc témoignent de la civilisation de ces barbares dominateurs de l'Espagne. Nous arrivâmes à Écija de trop bonne heure pour nous y arrêter, et nous nous trouvâmes à la nuit close dans une espèce de désert, qui est entre un village tout neuf qu'on nomme la Louisiane et une maison de poste appelée la Portuguesa. Nous entendîmes un vigoureux coup de sifflet: «Allons, dit don Pedro, voilà sans doute une anecdote qui se prépare pour votre album. Dieu veuille que ce ne soit pas la bande de los siete ninos de Écija.» Le postillon adressa quelques mots en Espagnol à mon compagnon qui me dit: «Rassurez-vous, nous n'avons affaire qu'aux Mamelucks.» Tout étonnée de ce que me disait don Pedro, je lui demandai ce qu'il entendait par les ninos d'Écija et par les Mamelucks. La ville d'Écija a été le berceau d'une bande de sept voleurs, qui a fini par devenir une sorte de peuple constitué; toutes les fois qu'un de ces voleurs privilégiés est pris, de puissantes protections le font toujours acquitter. Quant aux Mamelucks qui ont reçu ce nom d'un Mameluck resté en Espagne dans la dernière guerre, et devenu leur chef, ce sont tout simplement des contrebandiers fort honnêtes qui exercent leur état avec une sorte de probité chevaleresque. C'étaient à eux que nous allions avoir affaire. Il en parut au moment même deux à la portière de notre voiture. Don Pedro leur adressa poliment la parole et demanda leurs ordres. «Dix onces d'or, voilà votre contribution: vous savez ce qu'il nous faut. Dix onces d'or en échange de ce rouleau de tabac, et voici un sauf conduit jusqu'à Séville.» Don Pedro présenta sa bourse au contrebandier en lui demandant s'il était de la bande du Mameluck; celui-ci répondit affirmativement.
Yusef, qui était sur le devant de la voiture, crut reconnaître quelque chose de national dans l'accent du contrebandier, et lui dit à voix basse quelques mots dans une langue que ni don Pedro ni moi n'entendîmes. Tout à coup ce contrebandier siffla fortement, et six hommes armés jusqu'aux dents parurent à nos yeux. Je crus que nous allions être égorgés, et je tremblais de tous mes membres. Don Pedro n'était guère plus tranquille; mais Yusef nous rassura en nous disant: «Calmez-vous, nous sommes en pays de connaissance; il ne vous sera fait aucune offense, et vous ne perdrez pas une obole.» Ce contrebandier, qui est le lieutenant de l'intrépide Mameluck, est un gitano comme moi. Il exerce la contrebande, qui est un métier tout comme un autre, mais ce n'est point un voleur. Nous allons être accompagnés jusqu'en vue de Carmona, et au moyen d'un signe qu'il vient de me communiquer, vous aurez, si cela peut vous être agréable, un entretien avec le Mameluck lui-même.» Yusef nous assura que cette protection nous serait bien nécessaire; car la nouvelle du prochain passage d'un convoi d'argent a mis sur pied toutes les bandes de voleurs et de contrebandiers qui ont élu domicile entre Cordoue et Séville. À une lieue de Carmona nous rencontrâmes les contrebandiers; à leur tête parut un homme à moustaches épaisses, au teint cuivré, qui nous fut présenté par Yusef, dont il prit la main, qu'il tint long-temps serrée dans la sienne; c'était ce Mameluck. Averti par Yusef, il nous salua, et un peu pressé par nos curieuses questions, il nous apprit qu'à la terrible journée du 2 mai 1808, à Madrid, il fut laissé pour mort dans une maison où il était logé avec un officier de son corps, et que, par les soins de la servante, il avait été rappelé à la vie et caché par elle; qu'à sa guérison, sa reconnaissance se changea en amour, et l'avait conduit avec cette Espagnole dans la Sierra-Morena, où la maison qu'elle habitait servait de retraite habituelle aux contrebandiers. «Je me suis alors, ajouta-t-il, enrôlé dans une compagnie de contrebandiers, et à force de services rendus, j'en suis devenu le chef, et ai donné mon nom à leur compagnie. Voilà onze ans que je règne dans ces contrées; mais je crains d'être obligé de jouer un rôle politique, attendu que l'honneur des contrebandiers exige qu'on ne les confonde pas avec ces coquins de voleurs, qui sont tous serviles.» Le Mameluck nous offrit quelques rafraîchissemens; et après avoir fait quelques présens à Yusef, qu'il connaissait depuis long-temps et auquel nous devions le dénouement heureux de cette aventure, il nous salua; et peu d'heures après, nous arrivâmes à Séville.
Nous ne nous arrêtâmes qu'un jour dans cette grande ville, que don Pedro me dit cependant être digne d'être visitée en détail. Je ne vis que la cathédrale, qui est fort belle. Nous partîmes pour Cadix, et nous arrivâmes le soir au port Sainte-Marie, jolie petite ville séparée de Cadix par une baie de trois lieues de large.
Je ne ferai pas la description de Cadix, que tout le monde connaît. Don Pedro me conduisit dans un hôtel situé sur la place de San Antonio, qui est le rendez-vous général. Nous allâmes le soir au théâtre, où je vis danser le bolero et le fandango, qui me parut plaire beaucoup aux spectateurs et surtout aux spectatrices. Je remarquai que celles-ci étaient presque toutes habillées à l'espagnole, contre l'usage que j'avais observé à Barcelone et à Madrid. À la sortie du spectacle nous passâmes la soirée dans une des maisons les plus opulentes de la ville, celle de don Isidore. Je ne fus pas peu surprise de voir des tables de jeu où de jeunes et jolies femmes tenaient la banque. On ne peut se faire d'idée de la fureur avec laquelle on amoncelait de l'or sur des tapis verts. Une chose qui ne me surprit pas moins, ce fut dans quelques parties du salon, la cigarine plantée aux plus jolies bouches. Les femmes andalouses fument presque autant que des marins hollandais.
Je m'ennuyai bientôt à Cadix comme je m'étais ennuyée à Madrid. Cependant les détails du commencement de la révolution à l'île de Léon me captivèrent singulièrement. Don Félix ne tarda point à passer par Cadix, et lui, plus engagé que don Pedro dans le parti innovateur, m'en apprit plus long. Il m'annonça que, nommé colonel et attaché au ministère des affaires par suite du triomphe chaque jour croissant du système constitutionnel, il avait une mission à remplir auprès d'un des cabinets de l'Europe les plus récalcitrans. Il n'exagérait rien en me faisant le tableau de ce triomphe. Il a été de peu de durée, mais il avait été cependant général. Certes ceux qui ont dit que la révolution d'Espagne n'a été qu'une insurrection militaire, n'ont pas vu ce qui se passait en ce pays dans les premiers jours de ce mouvement. Ils n'ont pas été témoins de l'unanimité des sentimens de toutes les classes de la nation. Je n'apercevais aucun dissentiment nulle part dans l'expression des voeux publics. J'avais déjà vu dans la société de la baronne de C..., où se réunissait la haute noblesse, chez don Joseph A..., où se rendaient la haute bourgeoisie et le haut commerce, chez M. Wismann, dont la maison était fréquentée par tous les étrangers de distinction qui étaient à Madrid, une conformité de voeux et d'espérances qui était extraordinaire.
CHAPITRE CCI.
Retour à Madrid.--Le parti modéré.--M. Martinez de la Rosa.--La Saint-Ferdinand.--Journées des 6 et 7 juillet.--La garde royale et les miliciens.--Les généraux Morillo et Ballesteros.--Les deux fuyards.--Beau trait de Yusef.
Comme don Félix quittait Cadix, et que je désirais me rapprocher du théâtre des événemens, je repartis pour Madrid. Ce n'est pas sans plaisir que je me retrouvai dans cette capitale, dont l'aspect cependant me parut changé. L'air de liberté qu'on y respirait n'était cependant pas aussi pur que je m'en étais flattée. Quelques symptômes menaçans annonçaient la tempête qui ne tarda pas à éclater. Les constitutionnels s'étaient déjà divisés; et, comme en France et en Angleterre, tous les hommes modérés étaient accusés de trahison. C'est dans ce parti que Ferdinand avait choisi son ministère. M. Martinez de la Rosa, qui, avec le comte de Toréno, avait, dans les Cortès précédentes, été à la tête du parti constitutionnel, également opposé aux empiétemens de la couronne et aux entreprises démocratiques, était le chef du conseil. M. Martinez avait une grande réputation comme orateur, et passait à juste titre pour l'un des hommes les plus intègres de l'Espagne. Littérateur plus distingué peut-être qu'homme d'état habile, il n'avait réellement de crédit que dans la haute classe de la société, où son amabilité, sa jeunesse et sa physionomie expressive lui avaient fait un grand nombre de partisans, surtout parmi les femmes. Ses ennemis (et il en avait, parce qu'il avait beaucoup de rectitude et d'impartialité) le traitaient de servile, et ne lui pardonnaient pas d'avoir, lorsqu'il était membre des Cortès, soutenu, avec un grand talent, des droits de propriété attaqués avec plus de violence que de raison, par l'inique motif que ces droits avaient la même date que des priviléges que M. Martinez n'entendait pas défendre.
J'étais arrivée le 25 mai, époque à laquelle la cour est ordinairement à Aranjuez, séjour délicieux qui paraît un Oasis au milieu des campagnes dépouillées de verdure de la Nouvelle-Castille. Il est d'usage à Madrid, parmi toutes les personnes auxquelles leur fortune le permet, d'aller passer dans cette résidence les mois d'avril et de mai. La Saint-Ferdinand, fête du roi, est célébrée le 30 de ce dernier mois. Don Félix, qui était attaché à l'état-major de l'armée en qualité de brigadier, me proposa d'aller passer trois jours à Aranjuez. J'acceptai son invitation, et nous partîmes le 28 au soir; nous arrivâmes vers minuit, et descendîmes chez une parente de don Félix, dont le mari était employé auprès du premier ministre. Dans la même maison que moi logeait le général Zayas, dont j'ai déjà parlé. Il était venu, comme les autres, pour faire sa cour dans ce jour solennel. Nous nous revîmes mutuellement avec grand plaisir. Il me demanda le motif d'un retour qui le surprenait. «J'ai bien peur que nos chers Espagnols soient fous, me dit-il; votre ami don Félix tout le premier: ils perdent leur temps sur des questions oiseuses, ils suscitent des ennemis au gouvernement constitutionnel, en effrayant les citoyens. Le clergé, qu'on a généralement aliéné, remue les provinces. Le cordon prétendu sanitaire de la France va devenir bientôt une armée. Riégo, Quiroga et tous les héros de 1820 comptent sur un enthousiasme, réel sans doute, mais qu'il ne faudrait pas laisser évaporer en hymnes patriotiques. Si c'est la curiosité seule qui vous a conduite en Espagne, vous pouvez vous promettre satisfaction, et je crains bien que, de même que vous vous êtes trouvée à l'explosion de la révolution, vous ne soyez bientôt témoin de la contre-partie.» Ce discours du général Zayas, dont j'appréciais le jugement et l'esprit, me peina. Je le répétai à don Félix, qui ne fit qu'en rire, et qui me dit que le général avait voulu me faire jaser, d'autant qu'il était lui-même le chef d'un des partis dont il m'avait fait la peinture. Cet officier général en effet était à Madrid le grand-maître des francs-maçons. Cependant, malgré les assurances de don Félix, je ne tardai pas à voir que le général Zayas ne m'avait point trompée. La veille de la Saint-Ferdinand, la ville se remplit d'une foule de paysans de la Manche, et il y eut dans la soirée quelques rixes entre eux et les miliciens d'Aranjuez. On appelait alors miliciens nationaux en Espagne ce que nous nommons en France garde nationale. J'en parlerai plus au long lorsque je raconterai les scènes du 7 juillet.
Le matin du 30, le roi et la famille royale reçurent dans leur palais les félicitations d'une innombrable quantité de personnes; après quoi, suivant un ancien usage, leurs majestés, suivies des princes et des princesses, du corps diplomatique, des ministres et de toutes les personnes qui avaient été admises à faire leur cour, descendirent dans les jardins, et s'y promenèrent pendant une heure. Le coup d'oeil de cette espèce de procession politique était admirable. Les hommes et les femmes qui avaient assisté au baise-mains portaient le plus riche costume. Une foule immense devenait comme le peuple magique de ces magiques jardins. Cette frivolité ne semblait rien présager de politique; aucun sentiment violent ne paraissait gronder au fond des coeurs; mais à peine le roi se fut-il retiré, que quelques cris de vive le roi absolu! se firent entendre. Ils furent étouffés par ceux de vive le roi constitutionnel! poussés par les miliciens. Ces cris effrayèrent la foule des promeneurs, et en peu d'instans les jardins furent déserts. Vers les quatre heures, et avant que la famille royale sortît pour la promenade obligée de ce jour-là, on entendit dans les environs du palais les mêmes cris; mais cette fois il y eut des rixes: la garde royale prit les armes, ainsi que la milice, et l'on craignit un moment que la garde, qui, depuis quelque temps, était mécontente, ne saisît cette occasion de vengeance, d'autant qu'on savait que les troupes étaient travaillées dans un sens anti-constitutionnel. Le général Zayas, auquel la qualité d'aide-de-camp du roi donnait à toute heure l'entrée au palais, alla trouver sa majesté catholique, et lui représenta énergiquement la nécessité de témoigner hautement son mécontentement des cris inconstitutionnels. Le roi chargea son frère, l'infant don Carlos, de parcourir la ville et de déclarer, en son nom, que le seul cri qui plût à son coeur était celui de vive le roi constitutionnel!
Cette démarche du prince calma les esprits sans leur ôter cependant la sourde conviction que le mouvement anti-constitutionnel n'était qu'étouffé et qu'il se reproduirait bientôt si l'on ne s'assurait de la garde royale.
Je revins à Madrid le soir même avec don Félix, qui commençait à croire que le général Zayas pouvait bien ne pas s'être trompé dans ses prévisions. L'événement d'Aranjuez fut diversement interprété; le ministère n'y vit ou feignit de n'y voir qu'une malveillance imprudente de quelques paysans séduits; mais les Cortès ou les exaltés, qui étaient en nombre à peu près égal à celui des modérés, prirent les choses plus sérieusement. Les tribunaux informèrent. Il se forma des réunions, et la fermentation augmenta au point que les Cortès engagèrent les ministres à prier avec instance le roi de revenir dans la capitale.
Tout le mois de juin se passa dans un état de tranquillité équivoque. La populace des faubourgs, alors fort constitutionnelle, insultait fréquemment les soldats de la garde royale. Les miliciens, dont la conduite dans ces circonstances critiques est au-dessus de tout éloge, étaient constamment sur pied, et ce n'est pas sans peine qu'on atteignit sans trouble le 30 juin, jour où le roi devait faire en personne la clôture des Cortès.
Sa majesté s'y rendit en effet avec son cortége ordinaire. La garde royale et la garnison étaient sous les armes. Une foule nombreuse était rassemblée aux portes du palais et dans la rue voisine de la salle des Cortès. La populace des faubourgs paraissait agitée; cependant il n'y eut point de cris inconvenans pendant le trajet non plus qu'au retour; mais à peine le roi fut-il rentré au palais, que la garde fut insultée par le peuple, qu'elle avait, à la vérité, provoqué par le cri de vive le roi absolu! poussé par quelques soldats. La journée se passa assez tranquillement; mais vers le soir on apprit qu'un officier aux gardes, appelé Landaburu, avait été assassiné dans le palais par ses propres soldats. Cet officier était connu par ses opinions constitutionnelles très prononcées. La garde royale prit les armes, et la milice en fit autant. Le capitaine général Morillo, le même qui était revenu d'Amérique, se rendit au palais, et dès ce moment Madrid présenta l'aspect d'une ville assiégée. Les deux bataillons de la garde qui étaient de service au château témoignèrent, par leurs démonstrations, qu'ils étaient disposés à la résistance si on venait leur demander raison du meurtre de Landaburu. Les autres bataillons de ce corps manifestèrent qu'ils soutiendraient leurs camarades. La guerre paraissait déclarée entre les deux partis, et l'on s'attendait à une catastrophe sanglante. Le 2 juillet au matin, don Félix vint m'apprendre que dans la nuit les deux régimens de la garde royale étaient sortis de la ville, et que les deux bataillons qui étaient au palais s'étaient établis militairement et ne laissaient pénétrer au palais que les ministres, les officiers généraux, et les personnes employées dans le gouvernement et dans la maison du roi. Je logeais dans une large rue appelée de San-Bernardo, non loin du palais; je sortis, et, en passant sur la place de Saint-Dominique, j'aperçus à peu de distance les sentinelles avancées de la garde, tandis qu'à cent pas et du côté de la ville étaient établis des piquets de miliciens. Je poussai jusqu'à la porte del Sol que pressaient les flots d'une multitude en délire. J'ai déjà dit, et je répète exprès dans cette occasion, que la populace de Madrid, presque toute présente sur ce point, était fort constitutionnelle en 1822. J'en fais la remarque parce que cette même populace manifesta dix mois après des sentimens absolument opposés; ce qui prouve que partout les populaces se ressemblent dans leur mobilité, et qu'en Espagne, cet instinct grossier qui dresse et abat des idoles a quelque chose de plus insaisissable encore.
La contenance martiale de la milice urbaine annonçait beaucoup de confiance; et quoique les deux régimens de la garde, même les deux bataillons de service au palais, fussent campés à deux lieues de Madrid, au château royal du Pardo, les habitans de la capitale ne paraissaient rien redouter. Les rebelles étaient assez embarrassés; ils avaient compté, sur la parole de leurs chefs, que le reste de la garnison et une partie de la population de Madrid se joindraient à eux; personne ne remuait, et il n'y eut de défection que dans leur propre parti. Beaucoup d'officiers, qui avaient obéi au mouvement dont ils ignoraient le but au moment du départ, revinrent dès qu'ils le purent ainsi qu'un grand nombre de soldats, et se placèrent sous les ordres du général Morillo, qui prit le commandement en chef de toutes les forces.
Partout ailleurs qu'en Espagne un pareil état de choses n'aurait pas duré vingt-quatre heures; mais dans ce singulier pays tout est contraste, contradiction, différence. Pendant cinq jours entiers près de quatre mille hommes des meilleures troupes restèrent campés à deux lieues de la capitale, qu'elles avaient quittée sans ordre comme sans motif; car, dans les pourparlers qui eurent lieu entre quelques chefs de la garde et le ministre de la guerre, ceux-là n'articulèrent d'autres griefs que des insultes légères de la part de la populace. Le roi continuait de travailler avec ses ministres. Le conseil d'état s'assembla plusieurs fois, et sa majesté catholique lui soumit quelques observations vagues sur la nécessité de donner à l'autorité royale un peu plus d'extension: Ferdinand VII se plaignit de ce que Riego affectait des airs de domination offensans pour la majesté royale; mais ni sa majesté ni les chefs des troupes rebelles ne proposaient aucune mesure positive. Il semblait qu'on attendît du dehors l'annonce d'autres événemens pour prendre un parti.
Cependant, comme je l'ai déjà dit, la ville présentait l'aspect d'une place de guerre, sans que toutefois il y eût aucune interruption dans le cours ordinaire des affaires: les boutiques ne furent pas fermées un seul instant; il n'y eut pas le moindre désordre; personne ne fut insulté; les théâtres et les promenades étaient fréquentés comme à l'ordinaire; on entrait et on sortait librement par toutes les portes, même par celle qui allait au Pardo. Les environs du palais étaient gardés par les deux bataillons dont j'ai parlé, lesquels étaient comme cernés par une ligne de miliciens qui bivaquèrent pendant huit jours. Le quartier-général était à la grande place, où avait été établie une batterie d'artillerie. La caserne des canonniers de la garde, située à très peu de distance du château, devint le rendez-vous des officiers sans troupe et de tous les militaires appartenant à divers corps, tandis qu'un peu plus loin, sur la place de Saint-Dominique, il se forma un autre rassemblement tout composé d'officiers, qui prirent le nom de bataillon sacré. Don Félix était un des chefs de ce rassemblement.
Je logeais, comme je l'ai déjà dit, dans la rue Saint-Bernard; et soit que je sortisse de chez moi, soit que j'y rentrasse, je passais devant le corps-de-garde de la place Saint-Dominique, qui ressemblait à un bivouac. Je connaissais plusieurs des officiers qui s'y étaient réunis; et tous les soirs, pendant toute la durée de cette espèce de siége, un grand nombre de dames avaient fait de la place le rendez-vous à la mode, la promenade favorite.
Le 5 et le 6 juillet, il y eut de nouveaux pourparlers entre les ministres, le général Morillo d'une part, et deux des chefs des troupes du Pardo, de l'autre; mais on ne put pas s'entendre. La commission permanente des Cortès, présidée par l'amiral Cayetano Valdès, voulut intervenir, mais en vain. Les révoltés ne s'expliquaient pas sur leurs intentions, et paraissaient attendre. Dans la journée du 6, il commença à courir des bruits d'une prochaine attaque de la part de la garde royale. Ce jour-là seulement les théâtres furent déserts, ainsi que le Prado. On apprit qu'il s'était manifesté quelques symptômes fâcheux dans le quartier Saint-François, où se trouve situé l'hôtel du duc de l'Infantado; mais un corps de deux cents volontaires, que M. Beltran de Lys, riche négociant, avait levé à ses frais, maintint l'ordre. Je me retirai, ce jour-là, vers une heure du matin. J'étais accompagnée de don Félix, qui s'arrêta à la place de Saint-Dominique, et pria un de ses amis de me conduire jusque chez moi, à portée de fusil à peu près de cette place. Je crus remarquer de l'inquiétude, et j'ai su depuis que, quelques minutes avant l'arrivée de don Félix, le capitaine général Morillo avait reçu un avis auquel il avait refusé d'ajouter foi. Une personne sûre l'instruisait que les bataillons du Pardo avaient pris les armes à neuf heures du soir, et que l'attaque était imminente. Don Félix courut auprès du général Morillo, qu'il ne put convaincre et qui n'ordonna pas de dispositions, prétendant que si la garde opérait un mouvement, ce serait pour s'éloigner de Madrid.
Je m'étais couchée, et je commençais à m'endormir, lorsque je fus réveillée en sursaut par le bruit d'un chariot qui passa devant ma porte, destiné, comme on l'a vu plus tard, sans pouvoir jamais découvrir par qui, à embarrasser l'une des rues par où les miliciens auraient pu venir s'opposer à l'entreprise des révoltés. Mon fidèle Yusef, qui ne s'était pas couché, vint frapper à ma porte, et me dit qu'il ne doutait pas, d'après les bruits qui avaient couru dans la journée, que cette nuit ne fût celle qu'avaient choisie les soldats de la garde pour attaquer: «Et tenez, me dit-il, je crois entendre le pas lourd et régulier d'un régiment.» Ma curiosité et l'inquiétude me décidèrent à me lever, et je m'approchai de la fenêtre de ma chambre, dont j'entr'ouvris les croisées. J'entendis en effet un bruit qui augmentait de minute en minute, et je crus distinguer la voix de don Félix. Je sortis tout-à-fait sur le balcon, et je vis que je ne m'étais pas trompée: il était avec cinq autres officiers devant ma maison. Il me reconnut, et me dit assez bas de refermer mes volets et de me coucher. Il ordonna en même temps à Yusef de ne pas me quitter.
Il est peu dans ma nature de suivre les conseils, surtout quand quelque grande inquiétude me travaille. Je restai donc derrière mes volets entr'ouverts, et je ne tardai pas à entendre crier qui vive? Il ne fut fait aucune réponse. Don Félix et ses cinq compagnons tirèrent leurs coups de fusil, auxquels il fut riposté par une décharge du premier rang des troupes insurgées; mais en même temps, et par suite d'une terreur panique inconcevable, cette troupe, qu'on a dit être de deux bataillons, se débanda et prit la fuite par la rue de la Lune, qui était en face de chez moi, laissant trois morts sur le carreau, et quelques havresacs, shakos et fusils. Si c'était par suite d'un plan combiné que ces deux bataillons exécutèrent une manoeuvre qui ressemblait à une fuite devant six hommes, il faut que les chefs de la garde royale eussent des renseignemens bien inexacts, car en attaquant le poste de Saint-Dominique, qui n'aurait certainement pas pu tenir puisqu'il comptait à peine cent hommes dans ce moment-là, ils pouvaient facilement opérer leur jonction avec les deux bataillons de service au palais, et cerner la caserne d'artillerie, tandis que par leur droite ils mettaient entre deux feux le quartier-général de la grande place. Ces troupes étaient à peine disposées que j'entendis le bruit du canon de la place. Dans mon impétueuse curiosité je proposai à Yusef de sortir avec lui pour voir ce qui se passait. Vainement il voulut m'en dissuader; je pris mes habits d'homme, et, suivant la rue de la Lune, où j'avais vu entrer la garde en désordre, j'arrivai sans rien découvrir jusqu'au haut de la rue de la Montera. Il était environ quatre heures du matin. Là je trouvai quelques curieux qui s'étonnèrent, ainsi que moi, de ne plus entendre le bruit du canon ni de la fusillade. Voici ce qui était arrivé, et que je tiens d'un témoin oculaire. Dans le temps que les bataillons entrés par la porte de Saint-Bernard exécutaient l'attaque vraie ou simulée qui eut lieu sous mes fenêtres, d'autres bataillons du même corps attaquèrent la grande place avec aussi peu de succès; les uns et les autres se voyant repoussés, se réunirent à la porte del Sol, sans doute pour y combiner quelque nouveau plan qui ne réussit pas mieux, comme on va le voir. En effet, depuis quatre heures jusqu'à dix heures et demie que je restai avec d'autres personnes sur le haut de la rue de la Montera, je pus facilement voir ces troupes, dont les sentinelles avancées étaient placées jusqu'à l'église de Saint-Louis; elles étaient l'arme au bras sans faire aucun mouvement. Mais pendant ce temps le général Morillo, qui croyait enfin à l'agression des révoltés, ne perdit pas une minute. Aidé du général Ballesteros, qui vint se placer sous ses ordres, il réunit un bataillon de grenadiers et de chasseurs, pris dans la milice, et une pièce de canon. Il fit attaquer avec impétuosité la garde réunie à la porte del Sol, et, ce que je ne croirais pas si je n'en avais été témoin, ces troupes qui passaient pour les meilleures de l'Espagne ne tinrent pas trois minutes devant des bourgeois. Un malheureux instinct qui leur coûta cher les fit s'enfuir par une rue nommée de l'Arsenal, qui aboutissait au palais où étaient leurs camarades. Ils y furent chargés par les soldats du régiment de cavalerie du Prince, alors en garnison à Madrid. Le carnage eût été beaucoup plus affreux si, à la prière du roi, le général Ballesteros, à qui ce monarque en fit porter la demande par un officier, le général ne leur eût permis de se retirer au palais.
Dès ce moment la victoire fut assurée aux patriotes. Il n'y avait plus d'ennemis au dehors, et tous ceux du dedans étaient cernés de manière à ne pouvoir remuer. Chose assez extraordinaire, aucun désordre ne suivit cet événement. Les ministres, qui avaient été retenus depuis vingt-quatre heures au palais (ce qui a fait croire, avec quelque apparence de raison, que les révoltés y avaient des intelligences), les généraux et la commission permanente s'occupèrent du sort de ces troupes. Il faut dire, à la louange des constitutionnels espagnols, qu'on a peints comme si exaltés, qu'ils se montrèrent favorables à des mesures qui n'avaient rien de sévère contre des hommes pris en flagrant délit. On voulut bien confondre dans la même catégorie les bataillons vaincus et ceux qui étaient de service au palais, et il fut convenu, sous l'approbation du roi, que la garde royale partirait le soir même pour des cantonnemens qui furent désignés à une certaine distance de la capitale.
Au moment où cet arrangement allait s'exécuter, la sédition se mit dans une partie de ces troupes, tandis que l'autre partie, sous la conduite de ses chefs, partit à l'instant même pour Leganes, à trois lieues de Madrid. Ce moment fut le plus critique de la journée. La milice et les troupes de la garnison coururent en masse à la poursuite des fuyards, sans que personne songeât à placer une garde au palais, où la famille royale resta assez long-temps sans avoir un seul homme de service militaire auprès d'elle. Je me trouvais alors très près du palais, et je m'avançai sur la place qui naguère était occupée par la garde royale. Des groupes immenses s'exprimaient très vivement sur les événemens du jour, mais pas un homme ne passa le seuil de la porte de la cour intérieure. Je vis sa majesté au grand balcon; elle était accompagnée de deux ou trois personnes seulement. Je crus entendre que le roi parlait très haut, étendant la main d'un air fort animé vers l'endroit où l'on voyait encore les soldats fugitifs que poursuivait la cavalerie commandée par le général Morillo en personne. J'ai ouï dire ce jour-là, par des témoins dignes de foi, que Ferdinand témoignait hautement sa satisfaction de la déroute des rebelles, ce qui prouve l'injustice des accusations qui désignaient le monarque comme secret instigateur du mouvement.
Je profitai de mon costume masculin pour parcourir la ville avec Yusef. Je puis attester que je remarquai partout une grande joie de la défaite des révoltés. J'allai le soir même chez don Joseph A. à qui je causai une grande surprise par mon habit; je n'y trouvai qu'un ecclésiastique qui se félicitait sincèrement de la tournure que venaient de prendre les affaires. Ce digne homme, que don Joseph me dit être un modèle de toutes les vertus, croyait naïvement que les ministres étrangers ne manqueraient pas d'envoyer à leurs cours respectives une relation fidèle des événemens qui s'étaient passés depuis huit jours, et d'insister sur un fait qui, selon lui, était concluant. «En effet, disait-il, ces messieurs sont témoins qu'une troupe nombreuse, l'élite de l'armée, est restée campée pendant cinq jours aux portes de la capitale, avec des intentions évidemment hostiles contre notre nouveau gouvernement. Pendant toute cette crise, les portes de la ville ont été ouvertes, et non seulement personne n'est allé se réunir aux rebelles, mais plusieurs de ces rebelles font déjà cause commune avec la masse. Et nous, constitutionnels, que l'étranger calomnie, nous respectons jusqu'à ceux qui, s'ils eussent été vainqueurs, nous eussent massacrés sans pitié. Vous verrez, j'ose le prédire avec assurance, que nous n'abuserons pas du triomphe. Un seul crime a jusqu'à présent souillé notre cause.»
Don Joseph A..., que je priai de m'expliquer cet endroit de l'apostrophe de son ami, me dit qu'il faisait allusion à l'assassinat du curé Venueza, massacré dans sa prison le 5 mai 1821. Il avait été convaincu de conspiration contre le gouvernement constitutionnel, et condamné à dix années de réclusion: un rassemblement de trente à quarante personnes se forma à l'heure de la sieste, força les portes de sa prison, et donna la mort à ce malheureux. Ce crime, que personne n'excusa, fut hautement blâmé par le gouvernement et par les Cortès, qui en poursuivirent les auteurs. Il est juste de dire que c'est le seul attentat de cette nature dont les Espagnols se soient souillés pendant toute la durée du régime constitutionnel.
Ce bon ecclésiastique me rappelait mon ami don Vicente. Il ne se trompa pas en prédisant que le vainqueur du 7 juillet userait de modération; mais il fut cruellement déçu dans son espoir de bienveillance de la part des ministres étrangers.
Telle fut la journée du 7 juillet, dont j'ai été le témoin oculaire. Je me suis étendue sur cet événement plus que je n'ai coutume de le faire sur les grandes circonstances politiques, parce que j'ai l'intime conviction que mon récit, plus exact que tout ce qui a été publié, ne sera pas inutile à l'histoire.
Je rentrai chez moi vers minuit, extrêmement fatiguée, comme on peut le penser; j'étais sur pied depuis vingt-quatre heures. En arrivant à la maison, je trouvai Yusef qui m'attendait dans une chambre pour me communiquer un grand secret, ce fut son expression. Voici ce qu'il me raconta: «En revenant de la porte Saint-Vincent, je me suis arrêté chez un de mes amis qui est servile dans l'âme, parce qu'il est proche parent d'un palefrenier du palais; mon ami n'est pas seulement servile, il est très poltron, et je l'ai trouvé dans un embarras extrême et prêt à une méchante action que j'ai voulu lui épargner, en vous compromettant peut-être. Voici ce que c'est, madame: ce matin, après la déroute de la garde, deux officiers, dont l'un grièvement blessé, se sont réfugiés chez mon ami, qui les a cachés dans un galetas où ces malheureux, le blessé surtout, sont restés toute la journée dans des angoisses mortelles. Mon homme voulait bien les sauver, mais il ne voulait pas s'exposer, et vingt fois il a tâché de les persuader qu'ils pouvaient sans danger gagner la campagne. Lorsque je suis arrivé, mon ami était au moment d'aller faire sa déclaration à l'alcade. J'ai pris sur moi de l'en détourner et d'amener ici ces deux malheureux dès que la nuit a été close. J'ai mis le blessé dans mon lit, et j'ai pansé sa blessure du mieux que j'ai pu. J'ai placé un matelas pour l'autre, et j'ai donné à manger et à boire à tous les deux. J'espère que madame m'approuvera, et qu'elle inventera un moyen de sauver ces deux victimes d'un parti qui pourtant n'est pas le mien.»
Je fus touchée jusqu'aux larmes de la belle action de mon gitano, constitutionnel jusqu'à l'exaltation, et se dévouant jusqu'au danger pour deux serviles, tandis qu'un homme qui partageait leurs opinions avait été si prêt de les livrer à l'autorité. Je chargeai Yusef d'aller rassurer mes deux hôtes, et je lui ordonnai de faire en sorte de joindre don Félix de très bonne heure dans la matinée, et de me l'amener. Il vint en effet avant huit heures, instruit déjà par Yusef, et tout-à-fait disposé à seconder mes efforts en faveur de nos deux prisonniers. Yusef nous conduisit dans la chambre, où je vis avec attendrissement que mon bon gitano avait épuisé tout ce que la bienfaisance la plus ingénieuse peut inventer, pour que ces deux malheureux passassent une bonne nuit. Le blessé reconnut don Félix, qu'il avait vu à Barcelonne. Son compagnon et lui nous firent les plus vifs remercîmens, mais ils paraissaient fort effrayés pour l'avenir. «--Rassurez-vous, leur dit don Félix; je ne crois pas que vous ayez à craindre une vengeance qui serait peut-être légitime. Il n'est cependant pas prudent de quitter encore cet asile. Je songerai au moyen de vous faire passer en France sans danger.» Nous laissâmes le malade prendre quelque repos, et nous passâmes avec son camarade dans mon appartement. Don Félix nous quitta, et je restai avec l'officier, qui, ayant servi dans les gardes walonnes, parlait fort, bien le français. Il me parut d'une humeur fort enjouée, et me débita quelques unes de ces fadeurs de l'ancienne galanterie dont il avait appris la langue des officiers qui étaient en très grand nombre dans le régiment des gardes walonnes. Je n'étais pas disposée à cette galanterie surannée, et je tournai la conversation à la politique. Je demandai à l'officier quel était le projet des chefs des deux régimens des gardes, lorsqu'ils sortirent de Madrid et lorsqu'ils y rentrèrent. Il me répondit que la plupart d'entre eux ne savaient pas où ils allaient lorsqu'on les rassembla dans la soirée du 1er juillet. «Nous crûmes, me dit-il, que nous allions à l'Escurial ou à Saint-Ildefonse où le roi viendrait se mettre à notre tête, pour se rendre de là à Ségovie ou à Valladolid, et y convoquer les Cortès, afin de les obliger à modifier la constitution; car, excepté peut-être les officiers étrangers qui servent dans notre corps, il n'y en a pas dix d'entre nous qui voulussent le renversement total du système actuel. Quand nous fûmes arrivés au Pardo, nos chefs nous firent exposer que la garnison et une partie de la population de Madrid suivraient notre étendard levé; mais personne n'est venu. Avant hier, au retour de deux de nos chefs qui avaient eu une conférence avec le ministre de la guerre, l'anarchie se mit dans le camp; les troupes prirent les armes à peu près sans ordre, deux ou trois sous-lieutenans proposèrent de venir attaquer Madrid, en disant que nous n'avions qu'à nous montrer. Nos chefs, qui, entre nous, sont l'incapacité en épaulette, cédèrent à cette impulsion, et nous partîmes sans autre plan que d'entrer par deux portes différentes. Vous savez le résultat. Pour moi, si on veut m'amnistier, je ne demande pas mieux que de reprendre du service; je n'ai pas la moindre envie de m'expatrier, ni de m'exposer pour une cause que le roi lui-même paraît ne pas vouloir défendre.»
CHAPITRE CCII.
Ministère d'Evariste San-Miguel.--Le corps diplomatique.--Portraits de MM. de Lagarde, de Brunetti, Bulgari, sir William A'Court, ambassadeurs de France, de Russie, d'Autriche et d'Angleterre.--Don Philippe ***, ami du roi. La Camarilla.--Nouvelle entrevue avec le roi.
Pendant quelques jours la ville présenta un aspect tout militaire; mais peu à peu tout reprit l'allure ordinaire. Le ministère de M. Martinez de la Rosa fut remplacé par celui auquel on donna le nom d'Evariste San-Miguel, chargé alors des affaires étrangères. On instruisit des procédures d'après les formes judiciaires espagnoles, qui sont interminables: la seule victime du 7 juillet fut le malheureux Goeffieux, officier aux gardes, qui succomba à une accusation qui aurait pu être intentée avec plus de justice contre beaucoup d'autres de ses camarades; mais Goeffieux était Français. Ses juges eurent le double tort de le condamner sur des preuves très insuffisantes, et de témoigner une partialité qu'on attribua peut-être avec raison à la qualité d'étranger de l'accusé.
Mon hôte blessé se rétablit promptement. Don Félix lui procura un passe-port pour Paris, où je l'ai revu depuis, car il y est resté. Son compagnon obtint du service dans l'armée que Mina commandait en Catalogne.
Cependant l'horizon politique se chargeait de nuages: le congrès de Vérone avait été mystérieux et décisif; des bandes nombreuses s'organisaient dans plusieurs provinces contre la constitution; car, en Espagne, quel que soit le parti qui domine, il y a du mécontentement toujours prêt, enfin de quoi faire de la révolte, parce que l'idée du pillage y sert d'auxiliaire à tous les partis. Les insurgés prirent le nom d'armée de la foi, par contraste sans doute avec leurs actions; car, malgré toutes les sentimentales admirations dont, en France, ils ont été l'objet, je puis attester qu'à l'exception du baron d'Eroles et du général Quesada, ces héros-là n'étaient guère que des héros de grands chemins.
Peu de temps après l'installation du nouveau ministère, les Cortès forent convoquées extraordinairement. Le parti exalté y domina, en tombant bientôt dans la division. Les ministres et la plupart des membres distingués des Cortès inclinaient à la modération; tous membres des sociétés maçoniques, ils firent par là donner à leur parti le nom de maçon; leurs adversaires s'appelèrent comuneros, nom ressuscité du temps de Charles V. Don Félix m'expliqua fort au long l'origine de ces dénominations; j'en ferai grâce au lecteur. Au reste, quoique la division fût bien prononcée, elle paraissait moins à la chambre que dans les gazettes. Ma qualité d'étrangère me permettant et même m'ordonnant la neutralité, si blâmée par Solon, je passais ma matinée dans un camp, ma soirée dans l'autre, et je savais le secret des deux. Don Félix penchait pour les maçons, parce qu'en général ce qu'on appelait la bonne compagnie tenait pour cette nuance politique, laquelle dominait également dans la milice urbaine, composée de l'élite de la population. Les comuneros au contraire s'étaient recrutés dans les classes inférieures de la nation, y compris cependant beaucoup de prêtres et de moines.
Malgré les événemens de juillet et l'agitation des provinces, la capitale était fort tranquille; car je ne puis pas donner le nom de troubles à quelques légères émeutes dans lesquelles l'autorité fut respectée. Les promenades, les spectacles et les églises, qui le soir sont aussi des Spectacles, étaient fréquentés comme de coutume; plusieurs maisons réunissaient une nombreuse société où l'on dansait, car en Espagne les bals ont lieu en été comme en hiver. Je voyais souvent dans ces réunions les membres du corps diplomatique, qui, sachant mieux que les Espagnols la marche des affaires d'Espagne au congrès de Vérone, se laissaient assez aller contre l'ordre des choses.
La France, était alors représentée à Madrid par M. le comte de Lagarde, le même qui faillit périr à Nîmes en 1815 ou 1816, en réprimant le zèle de cette époque. M. de Lagarde, que j'ai peu vu, mais que la droiture chevaleresque de son caractère entourait d'une haute estime, professait des opinions très modérées.
Le ministre d'Autriche, comte de Brunetti, était taillé sur un autre patron. Qu'on se figure un homme d'état prenant sa toilette pour de la politique, persuadé que le soin de sa personne, d'ailleurs fort bien, entrait dans les intérêts de son cabinet: papillon diplomate, il poursuivait les dames de complimens, ce qui n'est pas de principe dans la galanterie espagnole. Le comte de Brunetti était regardé comme l'inspirateur du parti servile européen; mais je n'ai jamais pu croire qu'il soit entré dans cette tête d'autre souci beaucoup plus sérieux que la broderie d'un habit.
L'agent diplomatique le plus actif était le comte Bulgari, Grec de naissance, ministre de Russie. Il s'était prononcé hautement contre le système constitutionnel, et ce fut lui qui pressa le premier le gouvernement espagnol de notes menaçantes.
Le représentant de l'Angleterre était sir William A'Court, homme réellement habile et fort, sorte de capacité ambulante que la prévoyance du cabinet britannique place et déplace toujours à merveille. Sa conduite était beaucoup plus mesurée que celle de ses collègues; il entretenait des relations assez intimes avec quelques membres influens des Cortès, et c'est le seul des ministres étrangers qui reçût des Espagnols depuis la journée du 7 juillet. Sir William A'Court était agréable aux constitutionnels, qui le visitaient fréquemment.
Il fallait sans doute tout l'intérêt d'une immense nouveauté, pour que je prolongeasse ainsi mon séjour; car je puis dire qu'il ne m'offrait guère que des plaisirs de curiosité. J'allais peu dans le monde, parce que j'ai toujours préféré l'attendre que l'aller chercher, et que le monde pour moi c'est l'intimité. Je continuais seulement mes habitudes de société chez don Joseph A... et chez Mme G..., avec laquelle j'avais fait connaissance dans la journée du 7 juillet. Don Félix, qui la connaissait beaucoup, m'engagea à aller à ses soirées, où se réunissaient plusieurs des principaux membres des Cortès et quelques officiers supérieurs; c'est chez elle que je fis connaissance avec le célèbre Quiroga, qui, je l'avoue, me parut fort au-dessous des rôles qu'il avait joués. J'y vis aussi le jeune Galiano, orateur très populaire des Cortès, et qui fut un moment le chef des exaltés. Riego y venait plus rarement, mais jamais sans me persécuter de déclarations que j'arrangeais peu avec son caractère de Catilina. Il était souvent d'une timidité remarquable pour un soldat et pour un conspirateur, et quelquefois d'une jactance qui ne semblait pas naturelle, et que je prenais plutôt pour un effort de son rôle que pour un trait de son caractère. En général, il y avait de la présomption plus que de la grandeur dans les personnages du drame qui se déroulait sous mes yeux. Ni dans les militaires ni dans les politiques je ne trouvais ce cachet héroïque de nos hommes de tribune ou de nos hommes de guerre, cette soudaineté de génie, de force et de valeur qu'avait suscitée la révolution française dans quelques uns de ses premiers partisans. Le trait le plus saillant des acteurs de la révolution espagnole que les salons de madame G... firent passer sous mes yeux, c'était l'incroyable confiance, la présomptueuse sécurité avec laquelle ils parlaient de leurs forces et de leurs obstacles. La raison n'est guère mon lot, eh bien! j'étais le raisonneur de la société; moi seule connaissais le mot objection, et il m'est si peu naturel de m'en servir, que je cessai presque d'aller chez madame G... parce qu'il y avait trop à faire.
La société de la baronne de C..., qui m'aurait convenu plus que toutes les autres, était dissoute. Cette damé avait suivi son mari, qui obtint un commandement du côté de Murcie. Je finis par ne plus sortir le soir, et don Félix m'amena quelques uns de ses amis avec lesquels nous passions la soirée en causant. J'allais cependant au spectacle de temps en temps. Le général Zayas, que j'y rencontrai un jour, me dit: «Vous avez donc une tertulia; je pensais que don Félix était le seul homme qui fût admis habituellement chez vous?
«--Vous êtes dans l'erreur, lui répliquai-je, et cela fût-il vrai, je ferais volontiers une exception en votre faveur.
«--J'accepte, et dès demain je me présenterai à votre hôtel.» Il fut exact, car le jour suivant, en rentrant de la promenade de la Floride où j'étais allée respirer le frais, je trouvai chez moi le général qui m'attendait. «Vous voyez, me dit-il, que je suis homme de parole; je profite de la permission que vous m'avez donnée, et je viens de bonne heure pour jouir des charmes de votre conversation avant que vos habitués ne viennent vous obliger à être aimable pour tout le monde. Je ne vous ennuierai point de politique, dont vous devez être rassasiée et que vous devez trouver bien vide dans la bouche de nos prétendus hommes d'État. Parlons plutôt de vous, et dites-moi, si vous n'y voyez pas d'inconvénient, quel est le démon qui vous pousse à rester en Espagne dans des circonstances aussi critiques; car je ne pense pas que votre liaison avec don Félix ait un caractère grave. D'ailleurs, certaines confidences du duc d'A... que vous devez très bien vous rappeler, m'ont appris que le jeune brigadier n'a pas été l'objet le plus sérieux de vos pensées.»
Malgré le ton de cette préface, je ne témoignai aucun mécontentement au général Zayas, qui parlait avec une grâce parfaite, et qui d'ailleurs avait l'art singulier d'habiller les pensées les plus délicates d'un langage qui les faisait passer partout. Je ne pouvais pas nier l'aventure à laquelle il faisait allusion, et au fond je n'avais aucune envie de le dissuader. «Ce qui m'étonne, reprit-il, c'est que le roi, qui est très curieux, et qui, malgré la captivité où l'on dit que nous le retenons, voit qui il veut dans son palais et au dehors, ne vous ait pas envoyé quelque message secret. Connaissez-vous quelqu'un de la Camarilla?
«--Qu'entendez-vous, lui dis-je, par ce mot de Camarilla? est-ce qu'il y en a encore une?
«--Sans doute; outre quelques débris de l'ancienne, S. M. a fait de nouvelles recrues. Les courtisans, ce sont des champignons qui poussent sous tous les régimes. La nouvelle Camarilla s'est formée du parti en minorité parmi les constitutionnels. Dans le moment où je vous parle, les comuneros, mécontens de n'avoir pas profité de la victoire du 7 juillet, qui a fait tomber toute l'influence entre les mains des maçons, se sont introduits dans la Camarilla. L'un d'entre eux, le médecin Regato, homme de beaucoup d'esprit, et qu'entre nous je regarde comme se moquant de tous les partis, a beaucoup d'influence auprès du roi. Le vieux Romero Alpuente, le seul jacobin peut-être qu'il y ait parmi les constitutionnels, a eu, par le moyen de ce Regato, une longue audience du roi, et il vient de publier une brochure dans laquelle il se plaint vivement du peu d'égard qu'on témoigne pour S. M., dont les prérogatives sont le palladium de nos libertés: ce qui ne l'empêchera pas d'être pendu, ainsi que moi, dans le cas d'une contre-révolution que nos habiles hâteront par leurs étourderies. Vous devriez, ajouta le général Zayas, aller voir le roi; votre conversation l'amuserait, je vous assure; d'ailleurs, le système constitutionnel n'a point mis d'obstacle aux promenades du petit jardin du Retiro, et quoique le duc d'A... soit absent, vous ne manquerez pas de cavaliers.
«--Je suis peu curieuse, réponds-je, de revoir S. M., et peu disposée aux promenades du Retiro; et croyez-vous que le roi lui-même soit fort gai dans ce moment?
«--Ferdinand VII, me dit le général, ne manque pas d'une certaine philosophie; il se trouverait heureux, si les insinuations de l'étranger ne l'assaillaient pour lui persuader le mécontentement. Il est autant impatienté des conseils qu'on lui donne de toutes parts, que des entraves mises par nos nouvelles lois à une autorité qu'il n'a jamais exercée par lui-même, et dont il sera bien embarrassé si jamais il en recouvre la plénitude. Notre roi est bien mal jugé, non seulement en Europe, mais en Espagne même. Demandez à Martinez de la Rosa, qui a été son premier ministre, quel fut son étonnement au premier conseil; je tiens de lui-même qu'il fut surpris de la sagacité avec laquelle le roi discutait les matières mises en délibération, et de l'instruction plus qu'ordinaire dont il donna des preuves. On l'accuse d'être peu sincère; j'avoue que les apparences sont contre lui; mais réfléchissez que presque en naissant il a dû se faire une habitude de ne pas montrer sa pensée, et je crains bien pour lui qu'il ne soit jamais, quelque chose qui arrive, en position de n'être que franc. Son caractère, quoiqu'il ne manque pas de courage personnel (vous avez pu le voir le 7 juillet), est aux prises avec des circonstances trop fortes, soit que le système constitutionnel se maintienne comme je dois le croire officiellement, soit qu'il soit renversé par les puissances étrangères, ce que je crains fort, je vous le dis tout bas. Mais nous voilà encore parlant politique. Je vous laisse et vous engage à aller au palais. Je vous amènerai quelqu'un qui vous donnera des renseignemens à ce sujet.» Le général se leva et sortit. Don Félix et deux autres officiers arrivèrent peu après. L'un d'eux, comunero très exalté, me lut quelques pages de la brochure de Romero Alpuente, qui était fort mal écrite, et d'une incohérence ridicule. L'auteur conseillait au roi de se mettre à la tête des vrais patriotes, d'exterminer ces infâmes modérés qui entravaient tout. J'acquis une nouvelle preuve de la vérité de cette maxime, que les différentes sectes d'une même religion se haïssent plus entre elles, qu'elles ne détestent les religions les plus opposées. Romero Alpuente se serait plutôt arrangé des serviles que des libéraux franc-maçons. Son amour pour la liberté n'était que de l'envie et de la haine.
Je réfléchis pendant la nuit à l'idée qu'avait fait naître en moi le général Zayas d'aller voir le roi, auquel je devais de la reconnaissance, car il ne m'avait pas promis en vain, et mon affaire de la vieille créance s'était arrangée. Aussi, après avoir résisté aux propositions du général Zayas, je désirai secrètement qu'il me les renouvelât. Quand il revint me voir, il ne me parla plus de rien, et me dit seulement qu'il me présenterait une personne qui me déterminerait probablement à faire la démarche qu'il m'avait conseillée; et moi de répondre que je la recevrais volontiers.
Le lendemain, à sept heures du soir, le général Zayas me présenta en effet un homme que je reconnus pour un ecclésiastique à sa cravate noire; car les prêtres en Espagne, surtout à Madrid, portent souvent des habits séculiers, et ne se distinguent que par la cravate noire. «Voici, me dit le général Zayas, mon ami don Philippe N***, qui désirait fort d'avoir l'honneur de vous voir. J'espère que vous me remercierez de vous l'avoir présenté, car il est fort aimable et homme de conduite, puisque, malgré les gages nombreux qu'il a donnés au nouvel ordre de choses, il est très bien chez le roi, qui daigne souvent fumer un cigare avec lui, ce qui ne l'empêche pas d'être également en crédit auprès de nos plus fameux constitutionnels. Il faut être femme ou prêtre pour savoir ainsi se maintenir dans une situation où tout autre eût déjà commis mille imprudences.» Don Philippe prit la parole et m'adressa un compliment fort bien tourné, auquel je répondis de mon mieux. La conversation s'engagea, et le général fut ce jour-là d'une amabilité presque française. Je m'animai moi-même, et don Philippe parut fort content de nous. Le récit de mes campagnes l'amusa beaucoup. Quand j'eus fini de les lui raconter, le général dit à don Philippe: «Vous ne pouvez payer madame en même monnaie; mais, au lieu des expéditions que vous n'avez pas faites, racontez-nous comment vous vous y êtes pris pour être bien avec tout le monde et pour avoir des amis dans tous les partis; car je ne doute pas que, si les serviles eussent triomphé au 7 juillet, vous ne fussiez à l'heure qu'il est archidiacre de Tolède tout au moins.
«--Je ne sais pas au juste ce que je serais, mais, à coup sûr, je n'eusse pas été proscrit. Mon habileté que vous vantez a consisté en deux choses fort simples: d'abord à ne dire que ce que je pense, mais presque jamais tout ce que je pense; ensuite à ne dire du mal de personne, et à ne refuser mon appui à qui que ce soit. Soyez certain qu'un bon calcul même d'égoïsme serait l'obligeance; qu'il reste toujours dans l'esprit de la personne qu'on sollicite pour un autre que soi un commencement de bienveillance qui profite souvent dans l'occasion. Mes premiers rapports personnels avec sa majesté sont antérieurs à la révolution. Je vins exprès de Valence à Madrid, en 1818, pour implorer la clémence du roi en faveur d'un conspirateur obscur que le général Élio voulait faire fusiller, et dont la mort aurait plongé dans la désolation une famille nombreuse. Je fus assez heureux pour avoir cette grâce, que j'obtins par une constance à rester pendant quatre jours aux portes du palais, renouvelant quatre fois par jour mes instances auprès du roi et de tous les membres de la famille royale. Lors de l'émeute à laquelle donna lieu, il y a deux ans, l'imprudence de quelques gardes du corps, le roi me reconnut dans la foule, et m'appela auprès de sa voiture pour me demander quel était le motif du tumulte. Je répondis à sa majesté qu'il était au milieu d'un peuple qui respecterait toujours sa personne, mais qu'il fallait excuser un moment d'exaltation qui venait d'un malentendu. Le roi fut satisfait des explications que je lui donnai, et m'ordonna de me présenter dans la soirée au palais. Je m'y rendis et me fis annoncer. Ferdinand VII me rappela la grâce que, sur ma prière, il avait accordée, et me demanda en souriant si j'étais bien constitutionnel. Je répondis que je trouvais de bonnes choses dans le nouveau régime, et que d'ailleurs je ne me permettrais pas de trouver mauvais ce que sa majesté elle-même semblait approuver. Bonne pièce, me dit le roi; hombre con faldas 2, c'est tout dire. Sa majesté me fit présent d'une douzaine de cigares et m'engagea à revenir, en me prévenant de faire savoir à son valet favori, Chamorro, qu'il m'accordait l'entrée. Depuis ce temps j'ai très souvent l'honneur de voir ce prince; et, sans jouer le vil rôle d'espion, je l'instruis de ce qui se passe. Mes amis, et parmi eux beaucoup sont des constitutionnels très ardens, n'ignorent pas mes assiduités au palais; je ne leur cache pas mes conversations avec le roi, auprès duquel j'avais interrompu mes visites depuis le 1er juillet. Le 8, Chamorro est venu me chercher, et j'ai continué, depuis à aller tous les jours au palais, où il est rare que je me présente plus de deux fois sans avoir l'honneur de voir sa majesté. D'ailleurs je ne me mêle de rien.»
Cette première visite dura plus de deux heures. Trois jours après, don Philippe revint seul et me dit sans préambule: «Je croyais apprendre une nouvelle au roi, en lui disant que j'avais fait la connaissance d'une dame étrangère fort aimable, et en lui rapportant une partie des anecdotes intéressantes que vous nous ayez racontées. Comment! s'est écrié notre gracieux souverain, elle est ici. Je ne me suis donc pas trompé en croyant l'apercevoir dans le jardin d'Aranjuez le jour de la Saint-Ferdinand. C'est bien mal à elle d'abord d'être partie sans prendre congé, et de n'être point venue me voir depuis son retour. Craint-elle de se compromettre en venant au palais? J'ai cru pouvoir certifier à sa majesté que vous étiez bien éloignée de pareils sentimens, mais que probablement vous craigniez d'être importune. Le roi m'a expressément chargé de vous assurer le contraire, et je vous engage fort à aller présenter vos hommages à sa majesté.» Je répondis à don Philippe que je demanderais une audience. «Vous avez tort, me dit-il; le marquis de Santa-Crux, grand chambellan, tout constitutionnel qu'il est, fait rigoureusement observer l'étiquette, et vous aurez à subir tout l'ennui d'une présentation en forme: il vaut mieux arriver par Chamorro; je lui en parlerai ce soir et vous rendrai réponse demain.»
Don Philippe m'apporta en effet, le lendemain à midi, l'avis de me rendre le soir par la porte de l'Orient au palais. Je sortis à pied, vêtue à l'espagnole, à sept heures et demie, accompagnée de Yusef; et je trouvai sur le seuil de la porte qui m'avait été indiquée, un laquais qui me demanda si je venais de la part de don Philippe. Sur ma réponse affirmative, il me fit une grande révérence et m'invita à le suivre. Je monte, toujours accompagnée de Yusef, et j'entre dans une chambre où étaient don Philippe et un autre homme que j'appris être Chamorro. Ce dernier alla immédiatement prévenir le roi, et me fit passer dans un beau salon où sa majesté entrait en même temps. «J'ai à me plaindre de vous, me dit ce prince: vous me traitez un peu trop constitutionnellement.
«--Sire, je ne me flattais pas que votre majesté me fît l'honneur de se rappeler les momens que j'ai passés auprès d'elle, et je craignais d'être indiscrète en lui demandant la permission de lui renouveler l'hommage de mon profond respect.
«--Il s'est passé bien des choses depuis que nous ne nous sommes vus: que pensez-vous de ma situation nouvelle? Vous devez avoir eu bien peur le 7 juillet, car je sais que vous étiez à Madrid.
«--Je ne puis pas dire à votre majesté, répliquai-je, que je n'ai pas éprouvé un peu de crainte, mais je dois ajouter que ma curiosité était plus forte encore; car, depuis le moment où la garde royale a attaqué dans la rue Saint-Bernard, j'ai été témoin oculaire de tous les événemens de la journée, et lorsqu'à quatre heures votre majesté se mit au balcon de la place du palais, j'étais dans cette même place, où m'avait conduite mon inquiétude pour la personne de votre majesté.
«--Je vous remercie, mais sachez que je n'ai pas craint un seul moment pour mes jours. Je ne croirais jamais qu'aucun Espagnol ait eu la pensée d'y attenter. Au reste, ce mouvement, ou cette insurrection, comme on voudra l'appeler, est une bêtise (l'expression est textuelle); mais il n'y avait pas de conspiration, au moins que je sache, car beaucoup de gens se servent de mon nom sans mon aveu. Je suis l'homme de mon royaume qui sais le mieux tous les articles de la constitution. Qui voyez-vous ici? Zayas, je le sais, homme d'esprit, aimable, mais un peu dangereux, je vous en préviens.»
Le roi continua sur un ton de plaisanterie qui devenait plus vif de moment en moment; mais je gardai une contenance froide et respectueuse, et je me levai plusieurs fois pour engager sa majesté à me permettre de me retirer. Le roi se leva enfin: «J'espère, me dit-il, que vous ne me tiendrez pas rigueur, et que je ne vous vois pas pour la dernière fois.» Je saluai et sortis par où j'étais entrée. Don Philippe me reconduisit chez moi, où je trouvai don Félix qui m'attendait pour m'annoncer son départ pour Barcelonne, où il allait prendre le commandement de quelques troupes destinées à la poursuite des rebelles catalans.