Mémoires d'une contemporaine. Tome 8: Souvenirs d'une femme sur les principaux personnages de la République, du Consulat, de l'Empire, etc...
Une île où grondent les tempêtes
Reçut ce géant des conquêtes.
Tyran que nul n'osait juger,
Vieux guerrier qui, dans sa misère,
Dut l'obole de Bélisaire
À la pitié de l'étranger.
Si je ne me trompe, ces vers sont d'un jeune homme 7 qui entend bien l'antithèse, mais qui n'entend pas encore la justice. Il y a dans ces vers deux mots qui m'empêchent d'admirer. «Lesquels? me demanda-t-on de toutes parts.
«--Tyran et pitié.
«--Comment! vous ne trouvez pas que l'épithète convient à Napoléon, me dit milady avec un air atterrant?
«--Milady, chacun sent à sa manière. Il me semble à moi que Napoléon vaut bien la peine qu'un poète mesure ses termes à son égard. Je pense comme un autre enfant d'Apollon:
Que la lyre au tombeau ne doit pas insulter,
et que l'étranger, s'il donna à Napoléon l'obole de Bélisaire, l'accorda moins par compassion pour une grande infortune, que par la secrète terreur qu'inspire encore le lion enchaîné.»
Je rappelle mot à mot ce petit discours, car, inspirée par mes souvenirs, je mis, je l'avoue, une sorte d'orgueil à leur rester fidèle. Alors une voix d'un ton aigre-doux prononça: «Qu'il était inconcevable qu'en 1824, sous le règne de la légitimité, on osât se permettre d'afficher en bonne compagnie une opinion si détestable.» Je me contentai de regarder cette dame, et, pour prévenir lady F... dans son petit projet de m'humilier, je pris dans mon portefeuille sept cachets, les déposai fort paisiblement sur la table, et faisant une faible révérence; j'étais déjà chez moi avant que la noble société ne fût revenue de ma séditieuse sortie. Je sus depuis que la dame qui m'avait condamnée avec amertume était la marquise d'Au... Je cède toujours à mes premières sensations, et je n'en ai que de vives; les lecteurs me pardonneront d'y avoir cédé. La reconnaissance ne peut jamais être coupable.
Il n'y avait pas une demi-heure que j'étais rentrée, quand le chasseur vint m'apporter non les sept cachets, mais la totalité d'un mois de leçons, une somme de 120 fr.; sans hésiter, j'en restitue à l'émissaire de milady 50 qui ne m'étaient pas dus, et les 70 autres j'en fais don au chasseur pour les prochaines étrennes; la surprise de ce domestique me fit plaisir. C'était faiblesse vaniteuse que cette énorme générosité, mais je la savourai avec délices: «Quoi! madame, vous renvoyez cela à milady, et vous nous donnez ceci?--Oui, cela et ceci, et rends-le avec ma réponse.» Il saluait encore que ma porte était déjà fermée sur lui. J'étais agitée, mais cependant bien contente de moi; agir sans réfléchir, j'étais là tout entière. J'attendais impatiemment Léopold, car son approbation était ma récompense, je comptais bien sur quelques observations, mais que j'étais loin de prévoir ce qui arriva! l'humiliation du blâme et l'amertume d'une rupture. À peine Léopold était entré que j'allais lui conter mes griefs; il me prévint en me demandant si le chasseur qu'il venait de rencontrer descendait de chez moi, et de quelle part il était venu. Alors je précipitai mon récit en le commençant par la fin; j'étais si agitée, et en même temps si convaincue que j'avais agi à merveille que je ne m'aperçus pas de suite de l'opinion contraire qui paraissait sur les traits et dans les regards mécontens de Léopold. «Eh bien, vous ne m'approuvez pas? lui dis-je avec vivacité.
«--Vous approuver, quand vous m'exposez à perdre le seul bonheur que j'aie au monde, à me voir forcé de renoncer à vous voir.
«--Renoncer à me voir, parce que je ne me laisse pas offenser dans mes souvenirs! et c'est vous, Léopold, qui me tenez ce langage!» J'ajoutai tout ce que m'inspirèrent le regret, la douleur et la colère. Le noble jeune homme ne répondit d'abord qu'en me montrant son uniforme; puis, comme pour atténuer la rigueur du sentiment délicat qu'il n'avait expliqué que par ce jeu muet, il me prit la main, tâcha de me calmer par de fort bonnes raisons; mais aucune ne pouvait arriver à mon esprit. Je fis alors comme les personnes fâchées, et qui mêlent à quelques vérités d'injustes observations. La colère étouffa l'attendrissement qui nous eût réconciliés. Léopold eut beau me faire sentir que les personnes qui fréquentaient la maison de milady F... étaient en partie de la même société que ses officiers supérieurs, que notre liaison pouvait de la sorte s'ébruiter, et, mal interprétée, lui causer des chagrins. «Je soupire autant que vous après le jour de mon congé, mais, ayant volontairement pris l'uniforme, je veux le porter sans reproche et sans avanie. Je sens que je ne souffrirais pas une remarque ni une défense dont vous seriez l'objet; ne m'y exposez donc pas, par pitié pour notre bonheur.»
Léopold me parut si péniblement agité que je ne lui fis pas connaître tout le changement qui venait de s'opérer en moi, car mon parti était déjà pris. J'appréciais les motifs de Léopold, je l'estimais de sa loyauté et de sa franchise; mais, gênée désormais dans l'expression de mes sentimens, le charme en était comme rompu. Nous nous quittâmes donc presque froidement. Léopold était de service le lendemain, et je ne devais le revoir naturellement que le second jour. Je ne me rappelle pas avoir éprouvé un plus triste accablement dans toute ma vie; tout ce qui me restait d'avenir et de rêves venait de s'écrouler. Une pensée m'occupait fortement, elle était à la fois cruelle et consolante. «Léopold m'oubliera, me disais-je, puisque déjà de nouveaux devoirs se sont placés entre son coeur et le mien, il m'oubliera, et la vieillesse me trouvera seule, sans appui, sans le fils chéri de mon adoption; mais du moins j'y puis songer sans rougir; notre rupture même est encore un titre de plus à son estime et à ses regrets.»
Je passai la nuit dans ces réflexions, et à peine avais-je ouvert ma porte qu'on me remit un billet de Léopold. Il ne fit qu'ajouter à ma résolution; car au milieu des expressions de la tendresse se trouvaient des conseils sur la prudence, sur la nécessité de ne manifester aucune opinion, qui me choquèrent. Plus, tard je connus toute mon injustice; plus tard je fus à même de faire la part du devoir et celle des principes; plus tard je sus que Léopold avait su allier toute la religion du drapeau à la constance des souvenirs. Il était décidé que je n'échapperais à aucun tort, à aucune imprudence. Je répondis au billet de Léopold, en lui disant «que je sentais trop le tort que notre liaison pourrait lui occasionner aux yeux de ses chefs pour ne pas me faire un devoir d'y renoncer; que je n'avais jamais pensé au changement tout naturel qu'un autre uniforme avait dû produire; que, pour mettre tout cela en harmonie, il me semblait décidément convenable et naturel de cesser tous rapports ensemble jusqu'à son congé absolu; que nous nous écririons, mais sans nous voir, et sur tout autre sujet que celui qui nous séparait momentanément.» J'avoue que je m'attendais à le voir arriver hors de lui. Ma vanité put se replier sur elle-même; Léopold ne vint point; il accepta la séparation, jusqu'à sa sortie de la compagnie des gardes du corps, à des conditions qui toutes auraient dû me le faire estimer mille fois davantage, et qui me le firent détester quelques momens avec toute l'ardeur de l'amour-propre irrité. Léopold me pria de nous écrire tous les jours: «Faisons notre journal; vous trouverez toujours dans le mien mon coeur, mon âme, mon ardent besoin de vous voir heureuse; puissé-je trouver dans celui que vous m'adresserez l'amie aimable et bonne et la mère chérie! et nos deux années de séparation ne feront que mieux cimenter le bonheur de notre avenir.» Léopold, fidèle à la générosité de sa conduite envers moi, m'offrait la continuation des petites ressources que nous avions partagées. Je les refusai; je lui écrivis que j'allais partir, que je le regardais toujours comme mon fils, mais que j'avais besoin de m'accoutumer à la nuance nouvelle qui venait de se joindre à nos relations. Léopold, s'accoutumant à m'aimer enfin comme une mère, pensa au long avenir que ma force physique pouvait faire espérer, et il veilla à l'assurer décemment autant que cela dépendait de lui. Voilà les éternelles obligations dont je lui suis redevable et dont je lui dois faire honneur.
Je reçus sur ces entrefaites un autre renvoi de cachets; celui-là me fut pénible; cela vint des charitables propos de lady F***, en partie, et de ceux de ma dévote voisine. J'y fus extrêmement sensible; c'était une honorable ressource de moins; mais je n'en fis rien paraître et me contentai d'exprimer, très librement mon mépris sur ces commérages. Décidée à ne point quitter Paris, je fus arrêter un logement garni rue de Provence, dont je connaissais la maîtresse. Grâce à l'heureuse mobilité de mon esprit et à mon indifférence pour la fortune, je fus à peine installée dans une chambre où, hors les objets contenus dans mes malles, rien ne m'appartenait, que, placée devant mon bureau et rangeant mes manuscrits, je me livrai à tous les rêves, à toutes les espérances qu'une imagination comme la mienne est capable d'enfanter. Léopold me manquait, il est vrai, mais j'étais encore trop dominée par le dépit pour sentir la perte d'un pareil appui; d'ailleurs ne me restait-il pas le bonheur de lui écrire? Cette séparation et cette correspondance me donnèrent l'idée d'un roman historique que j'écrivis dans le courant d'un mois. Je composais régulièrement trente à quarante pages par nuit; car jamais je n'ai su écrire le jour dans ma chambre à la clarté du soleil; il me faut le grand air. Je trouvai dans la maison garnie où j'étais une dame de Bruxelles avec sa fille; elle me demanda si je voulais donner leçon, et j'y consentis. La petite était aimable et intelligente; la mère une excellente femme, sans façon, idolâtre de sa fille; et je passais des heures fort agréables, en même temps que je me procurais une petite ressource.
Depuis long-temps la pension de ma famille me manquait, j'avais vainement écrit à ce sujet; il me restait pour toute fortune environ 700 fr. et un revenu de 50 fr. par mois, et ma leçon.
Je calculai tout cela un soir... J'allais du jour au lendemain, et n'en fus pas plus triste ni plus prévoyante. Je sortais tous les matins et prenais souvent un cabriolet pour me faire conduire au bois. Je mangeais des oeufs et du laitage où j'en trouvais, et rentrais toujours avec une anecdote ou un chapitre composé, sans penser, dans ces courses un peu chères, qu'un jour sans bénéfice a un lendemain sans pain quand on vit comme je vivais. Il y en avait dix que j'étais séparée de Léopold, et trois qu'il ne m'avait écrit. Je commençais à m'en tourmenter lorsqu'on me remit une boîte où je trouvai des témoignages et des preuves que son coeur me restait, et que sa constante amitié m'était garantie. Il me marquait qu'il était à la maison militaire, et me priait de l'aller voir rue Blanche. J'y courus aussitôt, mais on me dit qu'il fallait un billet. Je conjurai en vain, force me fut de m'en retourner. En tournant la rue Pigal, je vois Duval et Talma qui la descendaient et prenaient la rue de la Tour-des-Dames. Cette rencontre inopinée me causa un trouble inexprimable; au lieu de courir leur parler, me confier à leur sûre bienveillance, je m'enfuis à la hâte, et ne m'arrêtai qu'au bas de la rue du Mont-Blanc; alors je réfléchis à cette sotte inconvenance. Je suis trop sincère pour ne pas avouer que dans mon soin de les éviter entrait beaucoup la crainte de leur parler de mon fils, et des jours que nous avions passés ensemble. Je me promis bien de leur écrire, mais je n'en fis rien; et ce ne fut que lorsque la maladie et le dénuement m'eurent réduite à ne plus ni espérer ni craindre, qu'eux-mêmes vinrent au-devant de moi, comme je vais le dire plus loin, avec les accens d'une reconnaissance qui ne sera jamais à la hauteur des bienfaits.
CHAPITRE CCXIV.
Je revois soeur Thérèse.--M. Dominique Lenoir.--Délicatesse généreuse.--Rencontre singulière.--Mon roman de Corinne.--Six mois de misère.--Lettre au Constitutionnel.
Au lieu d'aller au-devant de Duval et de Talma, ces amis de ma jeunesse et qui devinrent les seuls protecteurs de mes jours malheureux; au lieu d'aller à leur rencontre, j'avais presque fui leur présence, et je ne veux pas en cacher les motifs, quoiqu'ils ne me soient pas tout-à-fait favorables. Si j'avais trouvé Talma seul, je lui aurais dit: «Me voilà, mon ami, pauvre, sans espoir ni ressource, avec le remords d'avoir seule rendu si affreuse mon existence.» Talma m'eût grondée avec douceur et secourue avec empressement, car il était l'indulgence même, et en le connaissant on ne pouvait avec du coeur craindre qu'une chose, abuser des bontés du sien; il y avait d'ailleurs pour moi, dans mes imprudences mêmes, une sorte de recommandation sympathique près de Talma: il avait tant aimé tous ceux que je regrettais. Avec Duval, au contraire, j'avais bien plus de sévères enquêtes à redouter, et, quoiqu'il soit très certainement le plus compâtissant et le meilleur des hommes, il y a dans ses manières et son caractère une certaine rudesse de franchise et de vertu, une inflexibilité de raison et de bon sens qui comprimaient mes aveux. Je l'évitais donc d'autant plus que j'étais sûre d'être vivement blâmée pour mes voyages, mes courses sans but, mon insouciance des ressources que je pouvais trouver dans un honorable travail, et surtout de la bizarrerie de ma liaison avec Léopold; les qualités de cet excellent jeune homme et le romanesque de cette adoption n'eussent point trouvé grâce auprès de l'homme intègre et droit dont le noble intérêt eût soulagé mon malheur, mais qui ne m'eût jamais pardonné de caresser, à l'âge où j'étais, les chimères de la jeunesse, ami auquel certes je n'aurais jamais persuadé l'innocente et pure intimité de cette adoption que le coeur seul avait sanctionnée. Ce secret, que je lui fis depuis, d'une chose si importante de ma vie, m'eût été impossible à garder dans la suite, si j'avais eu, lorsque je fus sauvée par Duval, d'autres relations qu'une correspondance avec Léopold. Mais il me reste à rendre compte avant de plus d'une année de douleur et d'agonie, que rendit plus vive la rencontre inopinée des deux hommes que j'estimais le plus et dont les noms rappelaient le souvenir de mes beaux jours.
Toute préoccupée des soucis de mon infortune, aggravée par l'absence de toutes les consolations de l'amitié, j'allai dans ces momens de noire mélancolie au cimetière du Père Lachaise. Je n'ai certes pas l'imagination sombre de Young, et cependant je trouve que rien ne fait supporter les peines de la vie comme la vue d'un cimetière; une heure de promenade méditative au séjour des morts me rendit le calme et la résignation. Il me semblait que tous les morts illustres de nos grandes époques se levaient pour me recommander le courage de la mauvaise fortune. Oses-tu te plaindre, me disais-je; tu es libre, et l'ancien maître du monde n'a pu se promener qu'avec l'escorte des geoliers de Sainte-Hélène; la vie vaut-elle une inquiétude?
La tête relevée par les souvenirs, je m'en retournai plus tranquille à mon modeste asyle pour réfléchir au genre de vie que j'allais adopter. En passant dans la rue Bergère pour me rendre chez moi, je crus reconnaître ma bonne soeur Thérèse; aussitôt je doublai le pas pour la rejoindre; c'était elle en effet. Je vis dans ses regards qu'elle ne m'avait point oubliée, et à ses premières paroles que son coeur rendait toujours justice au mien: «Vous voilà, chère dame, c'est Dieu qui vous envoie, qui vous a conservée. J'ai besoin de vous; il s'agit de prendre des renseignemens que mon habit et mes occupations me rendraient trop difficiles. Il faut de l'activité et du secret; tenez, lisez et voyez si vous pouvez vous en charger.» Et d'un ton doux et caressant, l'excellente fille ajouta: «Il y va du repos de cette vie et du bonheur de l'autre. Vous y croyez à une autre vie, car j'ai entendu vos prières et je vois encore vos larmes.
«--Chère bonne Thérèse, disposez de moi, m'écriai-je après avoir parcouru le papier, mon dévouement est à vous, et dans moins de vingt-quatre heures vous aurez des nouvelles de la personne pour laquelle je vous suis nécessaire.
«--Eh bien! c'est Dieu qui vous envoie cette bonne oeuvre. Tenez, vous pouvez répondre à cette adresse.» Je lui donnai la mienne, et l'engageai à venir avec moi déjeuner, ce qu'elle fit. Je sentais un bonheur douloureux à me retrouver avec cette excellente soeur, témoin du plus cruel moment de ma vie, et à qui je devais peut-être de ne pas l'avoir perdue dans un affreux désespoir. Elle me demanda compte avec l'intérêt d'un coeur simple et bon de mes moyens de vivre. Je ne me vantai point d'avoir un sort assuré et heureux, mais je me gardai toutefois de lui en communiquer le dénuement et les tristes incertitudes.
Je ne dois point dire à mes lecteurs quelles étaient les personnes pour lesquelles soeur Thérèse réclamait mes soins; elles existent, elles sont aujourd'hui honorablement établies. Il ne m'en a coûté que quelques démarches persévérantes pour remplir les charitables intentions de l'excellente soeur et préserver d'une ruine inévitable deux jeunes filles dignes de beaucoup d'intérêt, sauver une mère du désespoir et épargner la honte et l'opprobre à toute une famille. Lorsqu'après le succès de ma charitable mission je revis soeur Thérèse pour lui en rendre compte, elle disait en pressant ma main contre son coeur: «Voilà des choses qui font du bien à entendre. Ah! ma chère dame, j'ai toujours prié pour vous, et je ne désespère pas de vous voir un jour embrasser notre sainte religion.» Ce n'était plus comme au jour de la sanglante catastrophe, où mes larmes et mes prières confirmaient les espérances de la pieuse fille; en ce moment me taire eût été comme promettre, et j'étais incapable d'un hypocrite serment.
«J'espère, ma soeur, rester toujours bonne et charitable; mais je mourrai dans la religion de mes pères.--Ah! j'avais espéré...» Mon seul regard suffit pour arrêter la plus libre expression de ses regrets. Ce désir de convertir était chez cette bonne soeur beaucoup augmenté depuis notre séparation, et comme il venait de sa pleine conviction, je ne dus certes lui en savoir mauvais gré; mais il jeta cependant entre nous une sorte de contrainte qui peu à peu me fit trouver moins de charmes à voir cette femme angélique, que cependant je n'ai cessé de chérir et de vénérer.
Si dans le cours de mes mémoires les lecteurs n'eussent reçu déjà la confidence d'un défaut ou plutôt d'un malheur qui ajoute encore à toutes les mauvaises chances de la fortune, le désordre, on aurait peine à croire que j'étais arrivée à cette pénurie qui semble faire du déjeuner le dernier repas possible de la journée. Je ne le prenais jamais chez moi, depuis ma séparation avec Léopold, mais toujours au café, où certes il coûte le double. J'étais d'un âge à n'avoir plus besoin de guide, et mes habitudes indépendantes me faisaient très facilement passer sur ce que celle-là pouvait avoir d'inconvenant.
Questionnée par les lettres de Léopold sur mes besoins auxquels il continuait de contribuer, je lui répondais toujours d'une manière rassurante, et lui de répliquer à mes refus: «Si vous ne voulez me désespérer, si vous ne voulez décourager mon avenir, laissez-moi mes droits de fils près de vous, ou je croirai que vous avez pour toujours séparé votre destinée de la mienne. Me haïssez-vous donc pour une fatalité?»--Mes dépenses consistaient en une location de 35 et 40 fr. pour les déjeuners, tout le reste allait au moins à 100 fr. Il fallut donc songer sérieusement à me les procurer. Donner leçon d'italien était un moyen facile, mais je n'acceptais pas moins de 5 fr. par cachet, et cela rendait les élèves plus difficiles à rencontrer; d'ailleurs je n'avais point oublié les désagrémens auxquels on s'expose en allant ainsi colporter de maison en maison les petits talens que le ciel nous a départis, comme dirait Figaro.--Je me décidai donc à tenter la fortune littéraire sérieusement, comme plus honorable et plus indépendante.
Après avoir passé deux jours à mettre la dernière main à mon premier essai, je plaçai quelques cahiers de ma Corinne dans mon vade mecum et m'acheminai vers le quartier des imprimeurs. J'étais gauche et embarrassée. Le pédantisme seul donne de l'assurance, et j'ai horreur du pédantisme. J'offrais ma Corinne presque d'un air timide et humilié. On regardait d'un air distrait, on me renvoyait au lendemain, et... je ne retournais plus. Je pouvais traduire l'allemand, l'italien: je cherchais en vain à me procurer depuis deux mois ce genre de travail; rien ne devait me réussir, rien, jusqu'au jour qui s'approchait où les amis les plus rares allaient conjurer le sort et contraindre la fortune en ma faveur.
J'étais sortie un matin, et de nouveau armée de mon manuscrit et de quelques recueils de nouvelles qui depuis ont obtenu un favorable accueil du public.
Comme je ne suis pas sensible au plaisir des dieux, je ne me vengerai point des superbes libraires qui, à la vue d'un auteur pauvre, me traitaient en pauvre auteur. Ah! mon Dieu, le plus grand malheur de la vie, ce serait encore d'avoir de la vanité. Si j'en avais eu, je serais morte à la peine, car tous ceux auxquels j'allais présenter ma Corinne ne dépassaient guère l'offre de 50 écus pour un manuscrit de 1500 pages. Les négociations finissaient toujours par ces mots: Madame, vous n'avez point de nom, et on n'achète que le nom aujourd'hui.--Je répondis avec un orgueil qui n'amusa depuis moi-même, et qui dut paraître bien ridicule aux industriels de l'intelligence.--Jean-Jacques se fit un nom fort tard: je m'en ferai un, monsieur, et il vous fera peut-être repentir de la sécheresse de votre accueil et de la générosité un peu arabe de vos propositions.
Malgré cette dignité littéraire si bien gardée, le mécontentement me gagnait. Je sortais d'une de ces fréquentes scènes, et j'allais l'oublier dans une promenade sur les quais. Je m'arrêtai près du corps législatif, admirant cette ceinture de travaux, d'arbres, de vues animées, découvrant de loin la maison de Moreau, cette maison où j'aurais pu vivre heureuse si... si je n'avais été moi-même; car aucune autre femme n'eût sacrifié un sort pareil à... une illusion, à une chimère. Je sentais tout cela à ce moment où, pauvre, oubliée, à l'âge funeste où rien ne ramène plus au coeur des femmes les délicieuses émotions des hommages et de la flatterie qui enivrent leurs jeunes années. Et pourtant ces tardives réflexions de la raison étaient étouffées par quelque chose de plus fort; et de tous mes regrets, le plus déchirant était encore la perte funeste de l'homme auquel j'aurais encore tout sacrifié.
J'étais plongée dans cet abîme de lugubres méditations, quand tout à coup j'en fus tirée par la vue d'une de ces figures qu'on aime à retrouver, parce qu'elles vous rendent par le souvenir un peu de ce que vous avez perdu: c'était M. Dominique Lenoir. Il ne put se tromper ni sur ma position ni sur l'agitation de mes esprits; l'obligeance de ses regards, la franchise de son abord me consolèrent, et bien à propos. Je lui racontai l'histoire de mon pauvre roman de Corinne; il me conseilla de ne point me décourager, il ranima mon amour-propre et me dit: «Je regrette d'être un si faible appui, mais il vous est acquis, ma chère madame Saint-Elme; invoquez-le sans crainte.» Je lui donnai mon adresse. Il n'avait été question d'aucun besoin d'argent: le soir même je reçus trois napoléons, avec ces mots touchans: d'un vieil ami qui est désolé aujourd'hui de n'être pas riche. J'ai, dans le cours de deux ans, reçu deux autres sommes pareilles de la même manière. J'ignorais la demeure de M. Lenoir, et lorsque le hasard me le fit rencontrer de nouveau, il a constamment nié ce trait de bonté, et toujours à l'appui de ses généreuses dénégations il m'a offert d'autres légers secours. Mais, s'il a refusé ma reconnaissance, je suis trop sûre de mon fait pour ne pas la rendre publique. Mon coeur, soumis à toutes les superstitions tendres de men sexe, attache à la douceur de ce bienfait ignoré le bonheur d'une autre rencontre qui eut lieu le même jour.
J'avais alors 46 ans; mes cheveux déjà blanchis accusaient très exactement mon âge, une toilette plus que modeste, c'était bien assez pour voir, dans l'intérêt que quelquefois j'excitais, que les débris de ma beauté n'y étaient pour rien, et que l'attention venait seulement de mon air étrange et singulier. J'avais, en quittant M. Dominique Lenoir, pris du côté du Cours-la-Reine, mon intention étant de griffonner mes sensations à la vue même des objets qui les portaient encore à un si haut degré de vivacité. Une fois au milieu de la place Louis XV je sentis très bien qu'on me suivait, et je doublai le pas... La personne resta en arrière; car, avec toute la rapidité militaire, sans tourner la tête ni changer de projet, je vins me reposer sur une des pelouses presque au bout du Cours. Il y avait bien un bon quart d'heure que j'y étais à écrire, lorsque je vis arriver un vieillard d'une belle figure et de fort bonnes manières. Il s'avança droit vers moi; et je vais transcrire notre conversation avec une fidélité presque sténographique:
«Pardon, madame, je vous suis depuis le jardin, et la seule course a droit à votre indulgence. Me permettez-vous de vous tenir compagnie un moment?
«--J'en ai une, monsieur (en montrant mes papiers), qui ne me quitte point et ne me laisse jamais sentir le besoin d'en avoir une autre... que d'ailleurs je ne serais pas réduite à devoir au... hasard. Quant à mon indulgence, le lieu est public, et la place est pour tout le monde.
«--Je ne me suis point trompé en vous regardant comme une femme peu commune; vos manières et votre réponse confirment mon opinion; mais n'en prenez pas une mauvaise de moi sans m'entendre. En vous apercevant, tout en vous a excité ma curiosité et, je l'avoue, mon intérêt; je vous ai suivie, résolu à vous connaître. L'air de supériorité qui perce dans toute votre personne vous fera sans doute excuser ma franchise. J'ai soixante-cinq ans, vous en avez quarante.
«--Quarante-six, monsieur.
«--Eh bien! n'y a-t-il pas de la femme supérieure dans cet aveu de l'âge réel que tout pourrait encore si bien démentir, dans cette loyauté de cheveux blancs que rien ne dissimule?»
J'avoue que je ne tins pas à la gravité de ce singulier éloge, et j'éclatai de rire. Le vieillard s'était assis, et regardant mes paperasses: «Vous écrivez, vous êtes auteur. Je ne suis pas un juge irrécusable, mais je vous prédis des succès et de brillans.
«--Si j'en dois juger par l'opinion du premier libraire que j'ai consulté, la vôtre, monsieur, sera en défaut.
«--Comment?»
Alors je lui contai tout naturellement ce qui venait de m'arriver, sans nommer le libraire. «--Je le devine à sa sottise.--Raison de plus pour que je ne le nomme point.»
Je finissais par prendre un extrême plaisir à une conversation qui devenait de l'espérance. Pendant ce temps l'indulgent lecteur vantait quelques pages déjà lues de ma Corinne. «C'est écrit avec âme, c'est écrit comme vous parlez; achevez cet ouvrage, je vous le ferai vendre cent louis.--C'est une plaisanterie.» Et, à cette riposte, l'admirateur, tirant sa bourse, répliqua lui-même: «Voulez-vous vingt louis d'arrhes? Livrez-moi le manuscrit de mois en mois, et l'argent sera exact comme les livraisons du roman.» J'étais fort étonnée, c'était de la joie mêlée à de la surprise. À l'idée de ce prix honorable de mon travail, je me disais: «Il me sera donc possible d'aborder mes amis que je n'avais osé revoir, et de demander leurs secours que je pourrai justifier.» Je me tournai enfin vers mon ami... d'un jour, et lui promis mon manuscrit pour le lendemain. «Vous en jugerez à loisir, ajoutais-je; j'accepte cent francs conditionnellement, que je rendrai dans trois mois, si nous ne traitons pas. Voici mon adresse: veuillez, monsieur, me porter demain cet argent.» Puis je me levai, et nous nous saluâmes.
Je courus chez moi relire toutes ces feuilles du roman que le plus singulier hasard venait de rendre si précieuses. J'écrivis à Léopold, car mes premières pensées de bonheur étaient toujours pour lui; je m'endormis tard avec de doux rêves d'avenir. Il eût été plaisant de me voir, moi, qui pendant si long-temps avais dépensé follement sans attacher aucun prix à l'argent, pesant, retournant, faisant sauter dans ma main quelques pièces d'or: on m'eût crue ou avare ou insensée. Il se mêlait à cette joie un doux orgueil, car c'était le prix de mon travail. M. P... fut exact à venir chercher Corinne. J'étais sortie pour ma promenade accoutumée, quand il se présenta; mais il ajouta à tous ses aimables procédés la patience de m'attendre chez ma bonne hôtesse, à qui il expliquait le motif de sa visite, et qui en témoigna tout son étonnement, car elle me croyait seulement l'ambition d'être engagée à quelque théâtre. Mes passeports me donnaient la qualification d'artiste. Depuis ce jour, où M. P... m'avait désignée comme femme auteur, je me vis élevée d'un degré dans l'opinion de ma bonne hôtesse; car j'ai remarqué que les classes inférieures, quoique plus ignorantes que ce qu'on appelle le grand monde, montrent cependant pour les produits de l'intelligence plus de culte et plus d'estime. Ma bonne hôtesse fut surtout frappée de ce qu'ayant le talent de faire des livres, je n'en parlais jamais et ne reprenais personne dans la conversation. Je m'amusai beaucoup de ses étonnemens.
M. P... me força d'accepter encore deux cents francs, et prit contre un reçu mon manuscrit de Corinne, m'engageant à continuer; ce que je fis, au point d'avoir dans moins d'un mois ce manuscrit entier et d'autres à lui livrer. Mais M. P..., éludant toujours l'impression, mon amour-propre, servi par un peu plus d'aisance, insista pour cette seconde condition du marché. M. P... me prévint qu'il ne pouvait s'occuper de l'impression qu'au retour d'un voyage qu'il allait faire, et qu'il me laisserait le manuscrit entre les mains crainte d'accident. Je ne soupçonnai pas encore l'ingénieuse ruse de sa générosité, et il partit sans que j'eusse la consolation de lui exprimer toute la reconnaissance dont sa noble et délicate bonté m'avait pénétrée. Je reçus, le lendemain de la visite de M. P..., le paquet renfermant le manuscrit, quatre bons de deux cents francs chacun, à prendre rue Chauchat, chez un banquier, le tout accompagné de ces lignes: «À votre première vue je vous jugeai mal, votre langage vous eut bientôt vengée; il ne fallait pas des moyens ordinaires pour obliger une femme qui l'est si peu: acceptez un service dont rien ne peut vous faire rougir, continuez un travail qui peut un jour vous honorer. Osez pour la gloire ce que naguère vous auriez osé pour l'amour. Je m'estimerai toujours heureux d'avoir encouragé vos premiers essais. Je ne vous verrai peut-être plus, mais vous ne cesserez jamais de m'intéresser vivement. Avant d'offrir vos ouvrages, écrivez dans les journaux, votre style doit plaire et piquer la curiosité; croyez-moi, vous réussirez.» Voilà, me disais-je en posant tristement la lettre sur mon bureau; voilà encore un rêve fini. Et je repoussai avec humeur les papiers. J'avais déjà annoncé mes espérances à Léopold, et voilà que toute cette gloire se réduisait à de l'argent. Ah! mon Dieu, que j'étais ennuyée et lasse de mes illusions! Je m'imaginai que la lecture de Corinne avait détruit les favorables préventions de M. P... pour mes moyens littéraires. Je me promis de m'en tenir à enseigner ce que je savais parfaitement, sans courir les chances périlleuses des muses; mais j'avoue que cette résolution me coûta, car j'avais bercé mon orgueil de tous les songes de la vanité.
Les billets de M. P..., par une sage prévoyance, étaient à dates fixes et étagées de mois en mois. Le premier subside pouvait durer six mois; mais douée d'un instinct de dépense, je trouvai moyen de me le faire avancer, en promettant sur billet de rembourser 200 fr. par mois, et j'éprouvai de cette opération de banque qui avançait ma ruine la joie que donnerait à un être sensé la conquête subite et complète d'une fortune. Argent touché est pour moi argent dépensé. Le seul frein qui eût pu me retenir eût été la présence de Léopold. Il avait été fort malade, et se disposait à aller passer de nouveau un congé de convalescence en Bourgogne. Ma première idée fut de l'accompagner dans ce voyage; mais ses devoirs nouveaux, notre triste explication, se mirent là comme une barrière, et je bornai mes voyages à de ruineuses excursions à Saint-Cloud, Versailles, Saint-Germain, Vincennes. Je dépensai en courses et en rêveries champêtres, en onéreuses oisivetés, ce qui eût pu devenir la ressource suffisante de plus d'une année. Trois écolières négligées me quittèrent. Je ne revins au gîte que quand ma bourse fut vide et mon portefeuille plein.
N'ayant jamais pris grand soin de ma santé, parce qu'elle fut toujours fort robuste, j'avais négligé entièrement les précautions indispensables pour prévenir le retour de la cruelle maladie dont les symptômes se produisaient encore quelquefois. Je commençais de nouveau à souffrir, sans avoir la patience des moindres soins, ce qui aggrava tellement le mal, que lorsque je revis M. Béclard un mois après, il ne me cacha point qu'il en fallait venir à une opération. J'hésitai long-temps, et pendant ce temps une foule d'incidens singuliers vint m'occuper, comme les pages suivantes vont le faire voir.
Je déjeunais, selon mes habitudes de garçon, dans un café de la rue du Mont-Blanc. En parcourant les journaux, je lus un article sur la Corinne de M. Gérard, parfaitement écrit, et qui, en faisant l'éloge mérité du tableau, contenait des choses on ne saurait plus flatteuses sur les Italiennes. Je restai vivement frappée, et cédant comme toujours à mes premiers élans, j'écrivis à la hâte et du champ même de mes émotions la lettre ci-dessous, qui fut littéralement insérée le surlendemain dans le Constitutionnel. Je m'y attendais si peu que je ne le sus que vingt jours après, et par hasard, parce qu'un libraire de Bruxelles me demanda à acheter le roman annoncé par le Constitutionnel. Le manuscrit n'était plus entier. Mes lecteurs me sauront peut-être gré de mettre sous leurs yeux cette lettre, première inspiration de la Contemporaine.
Constitutionnel du 15 septembre 1824.
«Nous publions avec plaisir la lettre suivante d'une dame italienne qui cultive les lettres avec une brillante imagination et l'enthousiasme du beau. On lui pardonnera quelque étrangeté dans le style en faveur des sentimens. Peut-être cette dame est-elle trop sévère à l'égard des beautés qui font l'orgueil de l'Angleterre. Lord Byron partageait à peu près l'opinion de l'auteur de la lettre; mais aussi que d'inimitiés n'a-t-il pas excitées! La mémoire du poëte en souffrira long-temps.»
À tous les coeurs bien nés que la patrie est chère!
MONSIEUR,
L'article sur la seconde Corinne due au pinceau, au génie créateur du célèbre peintre de la première déjà si belle, si touchante; cet article, hommage flatteur pour les femmes de mon pays, m'inspire un enthousiasme de reconnaissance qui peut seul excuser ma hardiesse de vous importuner. Née sur les rives fleuries de l'Arno, mais Française, plus encore par mes souvenirs de félicité et d'amers regrets que par vingt-cinq années de séjour, j'aime surtout entendre les Français rendre justice aux qualités de nos Italiennes, que seuls peut-être de tous les peuples ils ont pu bien apprécier, parce que seuls les Français réunissent les dons heureux qui parlent au coeur et à l'imagination d'une Italienne de quelque mérite. Je me suis déjà demandé souvent comment une femme telle que madame de Staël a pu se tromper au point de prendre son héros aux bords de la nébuleuse Tamise, plutôt que de le choisir parmi les Français, dont les noms sont chers à l'amour, à l'honneur, et qui placent la beauté et la faiblesse sous la noble et brillante égide de la valeur. Une Italienne aimer un Anglais, c'est vouloir unir le feu à la glace. L'amour de l'Anglais le plus aimable même est composé de présages, de crainte, d'hésitation, de froide tendresse, de raison, de raisonnement sur l'amalgame desquels domine... l'orgueil. Comment de pareils hommes comprendraient-ils quelque chose aux élans passionnés, à l'abandon exalté d'une âme formée sous le plus beau ciel, et bercée avec les rêves poétiques des Tasse et des Arioste, et dont les premières impressions naquirent au sein de toutes les nobles productions des arts et du génie? Les Français seuls ont pu les apprécier, les comprendre. Oui, noble France, vos valeureux enfans, vos poëtes et vos artistes ont éprouvé, partagé l'enthousiasme du génie; leurs coeurs ont palpité à l'unisson avec les coeurs inspirés des femmes de l'Italie, terre classique des arts, dont elle fut le berceau, comme aujourd'hui la France en est la riche pépinière. Les remarques sur les belles faiseuses de thé m'ont rappelé un court séjour à Londres, et je n'ai pu qu'applaudir au very shocking, very improper qui s'applique aux élans de l'esprit comme aux maladresses d'une femme de chambre ou d'une couturière. En voyant une belle Anglaise, je pense toujours que si Pygmalion eût fait sa Galathée dans la patrie des Clarisses, au lieu de celle des Aspasies, il eût certes pu produire une blanche, régulière et belle statue. Mais jamais Vénus ni l'Amour n'eussent compromis leur puissance jusqu'à vouloir l'animer, et la beauté fut restée... marbre. Je compose une Corinne. Mon héroïne née sur les bords enchanteurs de la Brenta, et mon héros, à la brillante cour de François premier, auront un bien beau sort s'ils peuvent mériter, messieurs, votre flatteuse approbation. Mon Alfred ne tient pas du beau flegmatique des Oswald d'outre-mer, mais un seul de ses regards suffit pour fixer une destinée entière, et il ne peut préférer à sa maîtresse que la gloire, seule digne rivale de l'amour, il s'applaudit en mourant de lui avoir tout sacrifié, tout hors l'honneur. Une Corinne après madame de Staël, serait une pitoyable prétention, s'il y avait l'ombre de ressemblance. Hors le nom, ma Corinne ne parle point de l'Italie où elle vit le jour: elle aima un Français, vécut en France, y goûta toutes les félicités du coeur, et la terre antique qui avait protégé son amour couvrit aussi un sein de dix-huit printemps, près des restes mutilés du brave Alfred qui l'avait animé de tant d'amour et angoissé de tant de souffrances.
Agréez, etc.
CHAPITRE CCXV.
Nouveaux accès de maladie.--Désespoir.--Rose ou l'honnête courtisane.
Tous mes lecteurs ne savent pas combien il est doux de se voir imprimé pour la première fois, de recevoir un premier éloge des journaux. Je dois être franche sur le chapitre de l'amour-propre comme sur tout le reste; je dois dire que ce me fut un précieux encouragement que l'honneur d'occuper une colonne d'un des journaux les plus lus de la capitale. Après un pareil encouragement, je repris l'ardeur du travail et de la composition; mais ce nouveau genre de fatigue aggrava mes souffrances. Non seulement l'ardent désir de me faire une réputation littéraire me fit supporter des douleurs inouïes, mais me donna encore l'orgueilleuse force de les cacher; reculant ainsi et malgré les avis réitérés de cet excellent Béclard, qui insistait sur la nécessité d'une opération seule capable de me sauver; mais il fallait être dix mois sans écrire, c'était mourir.
Je retardai toujours cette opération inévitable que je n'avais aucun moyen d'entreprendre chez moi; et où prendre la dépense d'une maison de santé?... En être réduite à oublier sa santé par l'impossibilité d'y pourvoir, quelle réflexion! et le jour qu'elle se présenta à moi plus amère, je passais devant la porte de la maison rue Saint-Dominique, que j'avais occupée pendant ma liaison avec Moreau, à l'époque de la rencontre de mon pauvre Henri: je ne saurais ressaisir en ce moment le reflet des étranges pensées dont m'assaillit ce souvenir d'une existence brillante; c'était bien un regret, mais il portait moins sur moi-même que sur l'impossibilité de secourir désormais personne. Je me rappelais le bonheur que j'avais goûté à arracher cet enfant charmant des mains de l'indigence; je me rappelais son touchant journal, sa mort prématurée, et sa douce reconnaissance. Je me disais: Mon pauvre Henri, jette en ce moment d'en haut un regard douloureux sur ta mère adoptive, intercède pour qu'il soit accordé à son infortune un peu de cette compassion qu'elle fut si heureuse de prodiguer à la tienne. Plongée dans cette morne mélancolie, je descendis la rue jusqu'au boulevart des Invalides. Là m'attendaient d'autres cruelles émotions. Presque vis-à-vis l'hôtel de M. de La Rochefoucauld je fus obligée de me ranger contre le mur pour laisser passer des hommes qui portaient un de ces lits qui servent à conduire les pauvres à l'Hôtel-Dieu. Une pauvre femme gisait sur cette ambulance de la misère: Ô si le sort doit me réserver un pareil moment, que je meure aujourd'hui, mon Dieu, fut le cri de tout ce qui me restait de sentiment. Je suivis d'un oeil humide ce triste convoi: je trouvai assise sur un des bancs de l'esplanade, une jeune personne dont le visage charmant était couvert de larmes qu'elle cherchait vainement à dérober aux regards indiscrets des passans. Son maintien était timide, sa toilette était décente; cependant à la première vue et malgré cette tristesse qui est déjà un titre à mon intérêt, je ne sentais pas à son aspect ma spontanéité ordinaire de bienveillance. Je m'étais approchée. Seule d'abord sur le banc, deux hommes et des bonnes avec des enfans l'occupèrent bientôt. La jeune fille avait juste l'air de n'oser ni se lever ni savoir comment rester. Les hommes l'insultaient, et ces grossières servantes de rire. Déjà mon coeur raisonnait le parti à prendre, lorsqu'il fut résolu par un seul accent. «Ah ma pauvre mère!» À l'instant, je me place à côté de la jeune fille, et lui prenant la main, je l'interroge avec cet abandon qui fut toujours écouté. Ma toilette n'avait rien de ce qui en impose; mais là encore, ma tournure fit son effet ordinaire. Tout cela mit fin à l'impertinence des unes et à la grossièreté des autres. Je vous prie, dis-je à l'une des personnes présentes, de me faire venir un fiacre; vous serez pour quelque chose dans le service que je vais rendre à cette pauvre enfant. Après le départ du messager, la petite me dit la cause de son embarras, et me bénit de lui procurer une voiture. Elle n'eût pu se lever sans se donner en spectacle. Conduite au fiacre, qui arriva au grand trot, je demandai à mon obligée où il fallait la conduire; et nous voilà roulant vers le côté opposé de Paris, rue de Bondy.
Il ne me fallait pas grande conversation pour voir que, dans un genre plus bas encore, j'avais écouté mon bête de coeur pour une seconde Aurélie, et ce qu'il y avait de plus fâcheux, rien dans les discours de Rose n'annonçait les qualités de la première, ni sa séduction dans le langage. Rose était tout bonnement une femme perdue, sans regrets, sans remords, mais avec un dégoût si vrai et si énergiquement exprimé, que j'ai souvent pensé que c'était une vertu encore. C'est au coeur de mes lectrices que j'en appelle pour juger par quelle étrange contradiction de sentimens bas et élevés la pudeur faisait à la piété filiale un sacrifice journalier, dont un seul conterait la vie, si la vie d'une mère n'en devenait la cruelle et consolante excuse.
Rose était fille naturelle d'une ouvrière qui, sage et belle, succomba aux promesses légitimes de l'homme qu'elle aimait, fils lui-même des maîtres de Marianne, qui, à peine enceinte de trois mois, vit qu'elle avait perdu le coeur de son amant, et qu'elle ne devait plus compter sur sa main. Marianne n'avait pas quinze ans, elle était délicate, et le chagrin aggrava les incommodités de son état; son travail en souffrit, et l'homme qui l'avait immolée fut assez lâche pour se faire son oppresseur. Il se plaignit (comme chef de l'atelier) du travail de Marianne; on diminua son salaire. Elle se résigna sans murmure, ne parla plus même à l'homme qui l'avait perdue, et cessa de paraître au magasin, vivant de la vente de son faible avoir, jusqu'au moment où elle donna le jour à Rose dans cet asile dont la bienfaisance publique fait les frais, asile généreux et triste cependant, qui enlève à la maternité son caractère divin et à l'enfance son intérêt touchant. Marianne, quoique bien faible, voulut nourrir sa fille; et lorsqu'à peine rétablie, sortant de ce lieu de souffrance sa fille dans ses bras, elle se vit sans asile, sans ressources, elle se crut riche plus qu'une reine. Elle vécut trois ans, se privant de tout, mais Rose ne manquait de rien. À six ans cet enfant, qui était d'une beauté ravissante, fut attaquée de la petite vérole; sa mère qui la veilla seule en fut atteinte, ne l'ayant pas eue. Rose se rétablit aussi fraîche, aussi jolie; mais sa malheureuse mère y perdit la vue et fut frappée d'une affreuse paralysie. La pauvre Marianne réduite à cette extrémité crut devoir faire taire tout orgueil, immoler tout ressentiment à l'amour maternel, et écrivit le touchant et simple récit de sa position au père de Rose: «Elle est votre fille, vous le savez, Henri, elle vous ressemble, elle est belle autant que vous me parûtes beau ce jour fatal que je croyais le plus heureux de ma vie. Henri, ne l'abandonnez pas; moi, je puis mourir; mais y exposer mon enfant, ma Rose! ah! ne soyez pas si barbare que de m'y réduire. Vous m'avez aimée, Henri, vous êtes riche, et la pauvre Marianne vous a tout donné, tout... oh! oui, plus que la fortune, plus que la vie. Henri, songez que sans vous Marianne eût vécu heureuse et honorée, et qu'elle meurt à vingt ans, infirme et misérable, laissant un enfant, le vôtre, une fille adorée, sous la seule garde de la charité publique. Henri, sauvez notre fille, si vous voulez que Dieu vous pardonne un jour, comme la malheureuse Marianne.»
On aura peine à croire que cette lettre d'un si déchirant intérêt obtint la réponse suivante. Je l'ai vue, et j'ai été la reprocher au monstre qui n'avait pas rougi de l'écrire dans sa brutale insolence.
«Je suis bien étonné que vous soyez assez audacieuse pour m'étourdir de votre bâtarde et de vous. J'ai une fille et j'en ai soin; je l'aime, elle ne manque de rien, pas plus que sa mère, qui est ma femme. On aurait affaire, nous autres gros marchands, à écouter toutes les réclamations des filles qui sortent de nos ateliers par leurs fredaines et voudraient bien y rester en maîtresses. Je ne vous dois rien et ne vous donnerai rien; et si vous recommencez, je vous ferai mettre entre les mains de la police; entendez-vous?»
Depuis la réception de cette lettre, la pauvre Marianne dépérissait sans être assez heureuse pour mourir: jeune et mère, elle luttait doublement contre la force de l'âge et de l'amour maternel. Les voisins, bons et charitables ouvriers, eurent quelque pitié de tant de courage et de tant de misère. Au milieu des larmes et des privations, Rose croissait en beauté, et atteignit à peine sa onzième année, que sa taille développée, son délicieux visage et sa grâce attirèrent pour son malheur l'attention d'une de ces viles misérables qui, après s'être vendues elles-mêmes, vouent le reste d'une vie passée dans l'infamie au plus odieux métier encore de séduire et de vendre les autres. Cette créature habitait le voisinage et jouissait d'une sorte d'aisance; elle avait une fille de seize ans auprès d'elle, d'abord sa victime, et bientôt sa complice. Elles réussirent à attirer l'enfant, sous prétexte de lui donner de légers secours pour sa pauvre mère que la vieille vint voir. Il y a dans le coeur d'une bonne mère une prévision craintive pour le sort de ses enfans, qui sait long-temps les sauver: cet instinct maternel, devinant la corruption cachée sous l'aumône, fit défense expresse à Rose de voir cette femme et d'accepter la moindre chose d'elle. Qui oserait ici s'élever contre l'enfant malheureux dont l'éducation n'avait point prémuni l'esprit contre les dangers du monde, et qui opposa son opinion aux volontés de sa mère, et crut d'autant moins faillir, qu'elle ne consentit à éluder ses ordres et à la tromper que pour la voir moins malheureuse? Tous les prétextes furent inventés pour faire du bien à Marianne, non pas avec cette ostentation qui eût pu éclairer de nouveau la prudence de la mère, mais avec cette délicatesse habile de bienfaisance qui rendait bien difficile à un coeur vertueux, quoique faible, de soupçonner sous les effets d'une charité consolante un autre but que le plus noble de tous, le désir de secourir son semblable. Rose, à qui on ne faisait rien apprendre que le prix de sa beauté, perdit en moins de deux années toutes ses vertus, excepté un amour filial auquel peu après elle s'immola avec d'autant plus d'héroïsme qu'il ne lui en revenait que l'infamie, au lieu de l'estime et l'admiration qui, dans tous les autres sacrifices que ce sublime sentiment inspire, en fussent devenues la récompense.
Marianne languissait toujours, mais moins péniblement, ne manquant plus du nécessaire, ni même d'une certaine aisance.
Rose était sa seule garde. À douze ans accomplis, Marianne crut s'apercevoir d'un dépérissement de sa fille, et d'un total changement dans son humeur qui l'inquiéta sans qu'elle osât le dire. Sa fille ne se plaignant de rien, et reprenant peu à peu de la gaieté et de la fraîcheur, les craintes maternelles cédèrent aux réponses de Rose, qui la rassurèrent entièrement. Si elle eût alors écouté ces tendres terreurs, il eût encore été temps d'échapper à l'abîme de la prostitution; mais la mégère qui avait trafiqué de son innocence façonna l'infortunée à une infamie régulière, dont l'horrible salaire était devenu aux yeux de la pauvre Rose le pain de sa mère.
«Je mourais de dégoût et de peur, madame, me disait cette malheureuse, chaque fois que j'allais chez celle qui m'avait perdue; mais comme j'en revenais heureuse quand je tenais dans mon mouchoir de quoi donner à ma pauvre mère non seulement ce dont elle avait besoin, mais toutes les petites choses qu'elle aimait bien! Certainement j'aurais bien fait un grand crime que de m'écouter aux dépens de la santé, de la vie peut-être de celle qui me l'avait donnée.»
--Pauvre Rose, quel funeste don, pensai-je, en fixant avec un incroyable attendrissement cette fille si jeune, si belle encore, qui me dévoilait au milieu même de son infamie une vertu qui, bien dirigée, l'eût honorée. Rose me fit comme trembler, en me disant d'un accent dont la persuasion était peut-être la plus forte preuve que son âme avait échappé à la corruption: «J'espérais, à force d'économies, arriver à une petite fortune de douze mille francs; cela nous eût donné les moyens de n'avoir besoin de personne. J'aurais fait acheter un terrain dans le pays de maman, je l'y aurais conduite, et là, sans la jamais quitter, je lui aurais dit: Je te dois la vie, j'ai conservé la tienne, vivons et mourons ensemble.»--Mais les chances de cette triste et honteuse carrière lui rendirent plus difficile même son horrible dévouement au sort de sa mère; et six mois de souffrances dont l'affreuse origine resta cachée à la malheureuse Marianne, épuisèrent le commencement du trésor qui eût dû assurer l'avenir de toutes deux. Marianne avait totalement perdu la vue; sa tête affaiblie crut facilement ce que voulut lui faire croire un enfant son idole et sa seule bienfaitrice. Celle-ci n'ayant pour but que le plus noble motif, avait pris insensiblement l'habitude de regarder comme un devoir l'affreuse ressource qu'elle avait interrompue, et qu'elle rechercha bientôt avec une nouvelle résignation.
Pendant que Rose me racontait toutes les vicissitudes d'une vie qu'elle croyait innocente, je répétais: Pauvre mère! malheureuse fille! Ici, je dois la faire parler elle-même pour dire la catastrophe qui renversa toutes ses espérances, lui enleva le seul être pour qui elle s'était immolée, et la laissait malheureuse sans retour, parce que sa mère se refusait à vivre de la honte de sa fille, du moment qu'elle l'avait connue. «Figurez-vous, madame, me dit Rose que je connaissais si bien ma mère, que je faisais tout pour qu'elle ne sût pas ma conduite. J'avais été obligée de passer par la police, ce qui est bien terrible, car après, quand on veut redevenir femme honnête, cette tache vous reste. J'étais sortie un soir un peu à la hâte, j'oubliai le papier de police. Un inspecteur du bureau des moeurs, excité par d'affreuses femmes avec lesquelles j'avais refusé toute liaison, vint me menacer de la prison. Ah, mon Dieu! madame, figurez-vous que l'idée de ne pas rentrer auprès de ma mère, de n'être pas là pour l'éveiller, pour lui donner son café, pour causer avec elle, c'était me faire mourir de peur. J'offris ce que j'avais d'argent pour ma liberté, parce que j'avais appris que la police ne refuse jamais. Il fallut en outre donner mon adresse. Je rentrai encore bien effrayée et bien triste.
Je trouvai ma mère endormie, mais elle me paraissait oppressée et malade: je restai assise près de son lit; elle avait la fièvre, et cela redoubla ma peine. Je ne pus m'empêcher de pleurer. Elle se réveilla, et alors elle me dit de ne point me tourmenter pour elle, que ce n'était rien. En me voyant si triste, moi qui étais toujours si gaie avec elle pour la rendre plus heureuse, elle crut que l'amour en était cause. Mon enfant, si vous aimiez, il faudrait me le dire, car on vous tromperait; pourriez-vous me quitter pour un homme?--Je lui dis que je les détestais, que j'en avais horreur; et c'était vrai, madame: il n'y en a pas un, jeune ou vieux, laid ou beau, que je ne paie du même accueil; et pour supporter ce qu'il faut que je supporte, je pense à ma mère, et j'oublie: c'est le dernier effort de mon courage.
«Je restai quatre jours près de ma mère plus souffrante, sans sortir le soir: voilà ce qui est cause du malheur où je suis et de la mort de ma pauvre mère, car bien sûr elle n'en reviendra pas. Le quatrième jour, nous étions à raisonner sur le loyer, je lui comptais mes épargnes, et lui faisais là-dessus les histoires accoutumées, lorsqu'une voisine vint nous dire qu'on demandait en bas une nommée Adeline, pour la conduire au bureau des moeurs.--Eh! qu'est-ce que cela nous fait? répondit ma mère, ma bonne Rose ne vous comprend même pas. La voisine est mauvaise, elle m'avait vue pâlir et rougir, elle alla dire en bas qu'elle était sûre que j'étais cette péronnelle. L'inspecteur monta; je crus tomber morte en reconnaissant le même de qui j'avais cru me racheter. Ses premières paroles manquèrent tuer ma mère, qui se dressa sur son lit, et étendant sa main vers moi, m'ordonna de dire comme à Dieu si c'était moi. Je n'osais ni ne pouvais parler. Je passai 20 fr. dans la main de l'homme, lui promettant par signe davantage; il ne voulut rien comprendre, et m'ordonna de venir. Ma mère fit un cri, et tomba renversée. À cette vue, je poussai l'homme dehors, en lui criant: J'irai, misérable, j'irai; mais vous venez de tuer ma mère... Rose, ma pauvre Rose, me disait cette bonne mère, venez mourir près de moi. Ah! madame, nous passâmes trois heures que je ne souhaite pas même à la méchante femme qui nous les valut. Ma mère me disait des choses que je ne comprenais pas, car m'étant plutôt résignée en victime que dévouée en coupable, je ne me pouvais croire perdue. J'ai promis de chercher à travailler, j'ai promis de demander l'aumône, plutôt que retomber dans ce que me reprochait ma mère: de force elle a voulu être conduite à l'hôpital. Elle m'a remis une lettre pour mon père; vous m'avez trouvée au moment où, comme vous avez vu, je fus séparée du brancard de l'Hôtel-Dieu. Ma pauvre mère, qui n'y survivra pas, m'a ordonné de n'y venir que jeudi. Jugez, encore vingt-quatre heures sans la voir, moi qui ne l'ai jamais quittée d'un jour, la savoir à un hospice! Ah! mon Dieu, mon Dieu, c'est à présent que je suis bien malheureuse! Que faut-il faire, madame?»--Je ne voulus pas ôter à Rose sa soumission aux ordres de sa mère. Je lui conseillai de placer ses effets dans un autre logement, de me confier la lettre de son père, de ne plus sortir, que j'allais m'occuper d'elle, et qu'une fois sa mère rétablie, nous aviserions aux moyens de les faire vivre ensemble dans une campagne.
«Ah! oui, madame, ensemble, car sans ma mère j'aime mieux mourir.»
L'accent de Rose en prononçant ces mots l'absoudrait devant Dieu même de ses fautes... Était-ce à moi, moi qui avais tant failli, à être sans pitié; moi surtout qui avais appris de la plus vertueuse des mères que la pitié et l'indulgence sont les plus nobles qualités de notre sexe, et aussi les seules voies qui puissent ramener à la vertu. Rose me promit tout; elle était dans sa position plus riche que moi; je n'avais donc aucun regret de ne pouvoir la servir de secours pécuniaires; mais elle avait besoin de protection et d'aide pour effacer le cachet de honte qu'une désignation de police inflige, et qui devient une barrière à tout heureux retour. Je n'étais plus ni jeune ni brillante, et les protecteurs étaient bien plus difficiles à trouver; mais mon activité et mon désir de réussir me tinrent lieu des avantages et des amitiés perdus, et au bout de dix jours de démarches j'eus le bonheur d'annoncer à Rose qu'elle pouvait se présenter à la police, et qu'on lui donnerait la radiation qui lui rendrait tous les moyens de redevenir honnête. Jamais joie plus pure n'anima le visage d'une femme que celle qui embellit les traits de la pauvre Rose. «Ma mère! ma mère!» fut tout ce qu'elle put prononcer.
«Nous irons la chercher après-demain, lui dis-je; elle doit vivre et mourir près de vous.» Huit jours après Marianne était établie dans une jolie chambre, rue Ménil-Montant; et Rose, belle de son amour filial, vertueuse malgré le passé, se livrait, auprès du lit d'une mère idolâtrée, aux laborieux travaux d'une aiguille mal exercée, mais dont son zèle, sa patiente résignation portèrent bientôt le produit jusqu'au nécessaire. Quelque temps après, Marianne mourut; sa malheureuse fille voulut se donner la mort.
Je l'ai revue, consolée, encouragée, et heureusement placée comme femme de chambre chez une dame italienne aussi vertueuse que belle, et qui m'a plus d'une fois remerciée du présent que je lui avais fait; quoiqu'elle sache tout, elle m'a souvent dit: «Quando questa negazza parla della sua sventurata madre, è una divinita d'amor filiale 8.» Il me resterait à rendre compte de ma réception auprès du père de Rose; mais, n'aimant pas à nuire, même aux méchans, je laisse dans l'oubli l'affreuse dureté, la barbarie de cet honnête homme envers la malheureuse qu'il séduisit, envers son malheureux enfant. Il me reste tant de peines personnelles encore à dire, avant l'époque heureuse où l'amitié bienfaisante me prit sous sa noble et sûre égide, que je ne veux pas m'en distraire davantage par des intérêts étrangers.
CHAPITRE CCXVI.
Dernier degré du malheur.--Tentative de suicide.--Deux nouvelles rencontres.--Tableau du Mont-de-Piété.--Les deux Soeurs.
Je repris le cours de mon travail jusqu'à ce que l'excès des douleurs qui vinrent m'assaillir me l'eurent rendu impossible.
J'avais revu l'excellent, le généreux Béclard; c'était quelques mois avant sa mort trop précoce. Il me conseilla de nouveau l'opération, et préalablement m'engagea à me placer dans une maison de santé. Je le promis, mais ma caisse entièrement vide ne m'en laissait plus aucuns moyens. Je fus plus d'une fois prête à me décourager. En bien peu de temps j'avais dissipé des ressources qui eussent pu suffire deux ans à une vie obscure; rien ne pouvait me corriger de mes prodigalités, et je ne frémissais qu'à l'idée d'un hospice. Quand je me portais passablement, il ne fallait souvent qu'un rayon du soleil, une tasse de café prise à ma fantaisie, pour me rendre tout l'élan d'une imagination qui m'a perdue. Jetée en dehors de ma position naturelle dans le monde, en hostilité avec tous les usages, avec toutes les salutaires convenances qu'il impose, je n'avais, abandonnée de la terre entière, à espérer que les consolations que le hasard, devenu fort avare, pouvait m'envoyer.
On a dit depuis long-temps que plus on a moins on vaut.--Je pouvais donc, à l'époque dont je parle, me vanter de valoir beaucoup, car je ne possédais plus rien. Me demander comment, avec 50 fr. par mois, et à peu près 20 fr. que me valaient mes leçons, je pouvais me trouver réduite à cet état de dénuement, je répondrai ici avec sincérité que je n'y ai jamais rien compris moi-même, et je suis obligée de souscrire à ce jugement d'un homme qui me connaît bien: pour cette excellente Saint-Elme, une somme de vingt francs reçus représente toujours 40 francs de dépenses, et 60 francs de dettes. Hélas, oui, je faisais des dettes, mais sans avoir jamais provoqué la confiance de personne par des mensonges et de belles promesses. Les personnes qui m'offraient des facilités pour mes modiques besoins de toilette voulaient se faire une haute opinion de mes moyens; parlant plusieurs langues, écrivant avec facilité, on croyait sans peine que je paierais un jour si je voulais travailler, et j'ai eu le bonheur d'y répondre. Ma bonne foi n'a point manqué à ces témoignages de confiant intérêt. Mais avant, quelle agonie de privations n'ai-je pas eue chaque jour à subir!
L'époque de la mort de Louis XVIII est celle de mon plus affreux dénuement. J'étais au fond de l'abîme creusé par vingt années de folies, dont l'âge et l'expérience du besoin ne m'avaient point éloignée. Il ne me restait plus que l'alternative de solliciter la pitié par circulaire ou de m'y soustraire par une minute de courage. J'avais depuis plusieurs mois perdu jusqu'au charme de ma liaison avec Léopold, le seul être dont la présence et l'attachement auraient pu redonner de l'énergie à mon âme et me faire vivre de cette vie de liberté, de mystère et d'illusion, dont aucune femme n'eut jamais besoin comme moi. Il était loin; ses lettres devenaient plus rares; je n'y répondais presque plus, parce que (et ceci me paraît une confession bien sincère et bien complète) il m'obéissait trop dans cette dernière correspondance: il ne me donnait bien exclusivement que ce nom de mère que j'avais placé entre lui et ma faiblesse, comme la seule condition de nos rapports, que j'avais seul voulu, malgré ses prières, malgré ses désirs alors si passionnés; ce nom dont je me sentais toutes les nobles qualités pour lui, dans ses lettres me parut une sorte d'outrage, une sorte d'abdication de ses anciens sentimens. Je me disais, en froissant sa dernière lettre avec amertume entre mes doigts: Il m'aime comme sa mère maintenant; un jour il me demandera mon consentement pour posséder celle qu'il aura choisie par amour. Jamais! jamais!... Et dès ce moment la vie perdit tout ce qui m'y attachait encore. Si je pouvais aimer comme beaucoup d'autres femmes, bien plus que moi dignes d'être aimées, il me serait resté du bonheur pour une paisible intimité. Mais sans passion que peuvent être des attachemens sur la terre?
J'ai eu l'ambition de l'amour comme Napoléon avait celle du pouvoir: des peines déchirantes, des résolutions terribles, point d'obstacles aux sacrifices qui le prouvent à l'objet aimé; mais aussi point de doutes, point de raisonnement, une réciprocité passionnée, ou... rien... J'avais trop senti ces blessures du regret, de la jalousie, du devoir, pour me flatter d'être moins femme qu'une autre femme, et de donner bien sûrement le change à tout ce qui restait de mon sexe; il me fallait encore des épreuves pour arriver à ce calme du coeur qui ne cherche plus qu'à réparer par une fin honorable une vie d'agitation et de délices. Je n'y suis parvenue que par une série d'inconcevables scènes, il est vrai; mais lorsque je pense au noble appui que me prêta la plus noble amitié, oui, j'en atteste le ciel, quand je me rappelle tout ce que firent pour moi Alexandre Duval, et Talma, son associé de bienfaits; quand je me rappelle cette constance à obliger, cette patience pour l'ennui de mes irrésolutions, il y a des momens où je suis prête à dire que j'ai été heureuse d'être malheureuse comme cela. Mais, avant d'en venir à ce dernier épisode, à ce terme de mes innombrables vicissitudes, je veux consigner un trait de bonté, de générosité rare d'un homme dont rien n'a pu me faire pénétrer le rigoureux incognito.
Mon habitude était, je l'ai dit, de sortir le matin, et de ne rentrer qu'à l'heure du dîner. J'appelais cela une vie de garçon; mais ma vie de garçon n'allait pas jusqu'à sortir le soir, tant que je pus payer ma pension; mais, depuis un mois en arrière de mon loyer, j'aurais rougi de me prévaloir de la confiante amitié de mon hôtesse pour prendre à table une place qu'un hôte plus lucratif pouvait occuper, et je lui avais dit que je donnais leçon dans des quartiers trop éloignés pour pouvoir rentrer de bonne heure. Femme excellente, elle me dit tout ce qui pouvait rassurer mon amour-propre, et bien plus que d'ordinaire on ne peut attendre des personnes dont on est le débiteur, pour m'engager à ne pas me gêner. Mais mon parti était pris, et il y avait bien quinze jours que, sortant vers deux heures alors, je ne rentrais que vers huit, courant, l'oeuvre de mon déjeuner une fois accomplie, du Père Lachaise au Luxembourg, et souvent encore passant devant les divers logemens que j'avais occupés aux diverses époques de ma vie. Je ne ferai jamais comprendre à mes lecteurs tout ce que mon imagination et mon âme me créèrent encore de nouvelles douleurs dans ces courses qui me détournèrent de tout travail, et me poussèrent enfin, par regret et lassitude de la vie, à la presque résolution de me l'ôter. Le jour que je veux rappeler, j'avais erré dans les environs du Champ-de-Mars: assise sur le beau pont d'Iéna, il se fit un tel bruit dans mon coeur que, sans penser à ce qui m'entourait, je sais que je pris ma tête à deux mains et que, dans l'abîme de mes pensées, je m'écriai: «Quelle existence d'effroi et de désespoir peut renfermer une minute!»
Je me retirai par le côté droit du quai, près la pompe à feu; mon regard se tourna sur Chaillot. Toi aussi, pensai-je, tu n'es plus; et même la gloire, même cette brillante chimère s'éloignera de ta tombe... Eux du moins sont tombés dans les rangs français, où... pour y avoir toujours combattu... Moi aussi je vais mourir, et ne veux penser qu'au bonheur de quitter une existence vouée à de si déchirans souvenirs, à de si mortels regrets... J'étais arrivée au milieu du Cours-la-Reine, lorsque je remarquai quelqu'un qui paraissait m'observer et me suivre; je retournai sur mes pas, et continuai à marcher jusqu'à ce que la personne se fût tout-à-fait éloignée. Nous étions en septembre, et le jour était baissé. Je suis peu facile à intimider le jour; mais, n'ayant jamais eu l'habitude de sortir le soir sans être accompagnée, je fis tout à coup une première et triste réflexion sur mon isolement, et j'avançai de nouveau vers la barrière, très résolue à ne plus rentrer dans Paris... Dois-je le dire?... oui, je pensai une heure froidement et avec calme aux moyens de me donner la mort. Mes papiers étaient depuis un mois arrangés et déposés de façon à ce que cette terrible résolution apparût dans toute sa vérité. Je vais dire avec naïveté, au risque même d'un ridicule, la pensée qui me sauva la vie. J'étais arrivée tout près de l'établissement des eaux minérales de Passy, à l'endroit où le quai mal réparé offrait une facile descente sur la grève, qui en ce moment était à sec à une grande dimension; je m'assis derrière le parapet. Le bruit de la route diminuait insensiblement; la nuit était devenue obscure. J'avais, le matin, ôté le sachet contenant le sanglant souvenir de la Maternité, mis sous enveloppe, et adressé, comme tous mes papiers, à Alexandre Duval. Je m'étais assurée de l'exactitude avec laquelle la remise de ce précieux dépôt serait faite en cas d'événement. Je ne croyais pas que, pour ma tranquillité, j'eusse droit de causer du trouble à mes amis; mais ils m'eussent pleurée, regrettée; car bons, si bons, ils savent que Saint-Elme est une bonne femme, et c'est quelque chose, puisque cela donne de tels amis quand le malheur est là escorté de vieillesse et de souffrance.
Je regardais depuis quelques instans l'eau qui coulait doucement devant moi; je commençais à sentir le froid de la soirée, et je me disais: Ce sera pire, mais cela n'est pas long; je me glisserai la tête en avant.--Ah! quelle différence de ce moment à celui où j'eus le bonheur de trouver madame de T*** et de la sauver. Cette pensée me fut douce, elle fit qu'un moment je me crus une victime du sort, et je m'attendrissais sur moi-même, tandis que je n'aurais dû que maudire mes extravagances qui seules m'avaient conduite au bord de l'abîme dont je mesurais depuis long-temps la profondeur. Les larmes sont un bienfait; pleurer, c'est presque échapper au désespoir; l'attendrissement ne fait point commettre d'attentat: aussi déjà je me retirais avec horreur et effroi du lieu où j'avais formé de si sinistres projets. En remontant lentement vers le parapet, une autre terreur vint me saisir. La solitude de la route prouvait que l'heure était avancée, et à la brune même elle serait indue en pareil lieu pour une femme seule. Je ne saurais rendre toutes les peurs qui me saisirent à la fois. Seule sur une grande route, au milieu de la nuit, et voyageant, j'aurais marché sans crainte.
Je restai comme clouée au parapet. Un homme vint à moi; c'était la personne que j'avais évitée; je m'élançai au-devant, et saisissant son bras: «Ne me fuyez pas avant de m'entendre, lui dis-je d'une voix entrecoupée de pleurs, protégez-moi, ne me laissez pas seule ici.» Son cabriolet était à la pompe à feu, il me le disait tout en m'entraînant pour y arriver, criant du plus loin à son domestique: «Pierre, venez par ici, du côté de l'eau.» À ce mot si simple je frémis involontairement; l'inconnu me comprit, car son bras répondit au mouvement du mien. Il y eut dans ce mouvement sympathique une sensation si consolante qu'elle me ranima presqu'entièrement, et prenant une haute opinion du coeur de mon guide, je résolus de ne lui rien déguiser de ma résolution, et même peut-être de lui confier ma position tout entière. Au réverbère, je levai mes yeux sur lui, et je vis une belle et noble figure où les passions avaient laissé leurs empreintes; il était d'une taille fort élevée. À peine étions-nous montés, qu'il me demanda si je voulais permettre qu'il me reconduisît chez moi, ou si je voulais descendre sur la place.
--«Oh! descendez-moi à ma porte, je sens que je ne supporterais pas ce soir de me voir encore seule dans la rue.
--«Pauvre malheureuse femme! confiez-vous à mon honneur; vous êtes donc bien à plaindre?
--«Ah! plus que toutes les expressions ne pourraient le peindre, et... par ma seule faute.
--«Cet aveu seul les diminue grandement à mes yeux, et si je puis les réparer, comptez dès ce moment sur un véritable ami. Me suis-je trompé, vous n'êtes pas Française?
--Non de naissance, mais de coeur, d'adoption passionnée.
Nous passions, au moment où je disais ces mots, près du Pont Louis XV; tout à coup un cri de déchirant souvenir m'échappa, et tendant machinalement mes bras vers ce lieu, il y a bien près de neuf ans que j'ai éprouvé là plus que la mort. Ah, monsieur, pourquoi survit-on à de pareils jours? Et mes larmes coulèrent par torrens.
--Pauvre malheureuse femme, répétait l'étranger, je crois vous comprendre... et je vous plains bien plus encore; mais calmez-vous, et surtout ne me faites aucune confidence au sujet du 7 décembre. Si les bornes d'un cabriolet n'eussent arrêté mon élan, je me serais jetée au côté opposé de la place, tant ces mots me parurent renfermer de tristes désappointemens de mes nouvelles espérances. C'est un ennemi, fut l'idée qui me tomba sur le coeur comme un poids terrible; et sans autrement réfléchir je fais un mouvement pour saisir les guides.
--Que faites-vous?
--Je veux, je dois descendre ici; vous m'épouvantez, vous me faites horreur.
--Moi?
Et il avait à ce mot saisi mes mains, les tenait si fortement que le cheval s'arrêta du mouvement; l'accent de ce moi? était au-dessus de toute idée; je voyais qu'il allait parler, ajouter une rassurante explication à cette syllabe unique, et mon âme était dans mes regards. Tout à coup la physionomie si expressive de l'inconnu devient froide, compassée. Vous avez raison, me dit-il, et poussant vers un fiacre de la rue Royale il m'y descendit, ordonna au cocher de me conduire, me pressa la main, et me dit à voix basse en italien: Mon adresse est dans votre sac, écrivez-moi. J'étais encore sur le marchepied du fiacre qu'il avait déjà tourné la rue Saint-Honoré.
Je n'avais pas de quoi payer une course, et aller à pied à plus de onze heures jusqu'à la rue Bergère... le portier payera; j'ai encore quelques pièces; avec cette pensée je donnai mon adresse, et le fiacre, par son monotone balancement, rendit mes idées mille fois plus lugubres encore. Je ne sais quelle épouvante profonde m'avait saisie au coeur, mais je ne savais proférer que les mots: ah, mon Dieu! Dieu de miséricorde! aurai-je dû la vie à un ennemi? L'inconnu m'avait dit d'une voix tout émue: pas un mot du 7 décembre. Le remords, le regret peut-être... est-ce un parent du maréchal? Mais non, ceux-là ne doivent pas repousser les regrets que sa perte a causés. Arrivée à l'hôtel, je fis payer et montai rapidement à ma chambre. Le matin, la maîtresse de l'hôtel me fit prier de ne pas sortir sans la voir. C'est mon congé, disais-je, qu'on est contraint de signifier à qui ne paye pas; cela est naturel; et tout en achevant de m'habiller je réglai ce qui revenait à mon hôtesse par deux bons sur mes 50 francs par mois, et me disposai à chercher quelque autre obscur réduit. Je descendis dans d'assez maussades dispositions. Ce n'était pas ce que je croyais, ou plutôt c'était cela avec quelque ménagement. On me proposa une autre petite chambre plus haut: je refusai la jolie chambre plus haut; car il faut avouer ici une faiblesse dont le dénûment de toute ressource n'a pu me corriger, c'est la manie d'être logée avec quelque agrément. Puisque la vie est un voyage, pourquoi ne vivrait-on pas en voyageur?
Je reviens à mon changement de domicile. Ce que j'avais de ressources passa à l'acquit du logement que je quittais, et il ne me restait rien pour mes autres besoins. Sans argent, éprouvant toutes les douleurs d'une cruelle maladie, humiliée jusque dans ma toilette, je me mis à chercher un asile. Ce fut encore la journée aux rencontres et aux aventures. Vers la rue d'Enghien, j'aperçus un élégant cabriolet, et reconnus un M. d'Or..., dont ma vertueuse mère avait sauvé la famille. La sainteté de ce souvenir m'enhardit à aller droit à lui. Il me reconnut, je ne pus m'y tromper; mais inspectant encore plus vite ma toilette que mes traits, ses yeux prirent cet air insolemment compatissant qui ne promettent qu'une sèche et stérile pitié. «Quoi! c'est vous, vous ici?
--«Oui, monsieur le chevalier, c'est moi, la fille de la baronne Van-N***, la bienfaitrice de vos parens aussi malheureux alors que moi maintenant.» Ici je regardai ma robe en pensant au dénûment encore plus triste de sa famille, auquel ma bonne mère avait si promptement et si généreusement pourvu.
--Je suis bien pressé, dit le chevalier; je ne vous offre pas de monter dans mon cabriolet, mais je vous verrai, je vous aiderai.
--«Vous le devez, car c'est le remboursement d'une dette d'honneur et de reconnaissance; et... cependant je n'y compte pas.»
--«Mon Dieu, n'allez-vous pas vous fâcher! Vous avez une singulière tête, au moins, madame Van-N***.»
--«Je vous défends de m'appeler de ce nom; puisque vous ne pouvez oublier qu'il fut le mien, c'est en me rendant ce que vous devez à ma famille, que vous pourrez seulement acquérir le droit de le prononcer.--«Madame, madame, voilà de grands et terribles mots. Mais convenez qu'avec votre brillante fortune il a fallu bien des folies pour en être réduite où je vous vois; cependant veuillez m'indiquer votre domicile.»
«--Ne vous en occupez pas, monsieur, je saurai bien vous donner de mes nouvelles.» Mon regard dit le reste, et je le quittai. J'avais besoin, un besoin étouffant d'être avec moi-même, mais la fatigue me gagna, et je me décidai à rester encore une nuit à mon ancien hôtel, fût-ce même dans l'élégante mansarde dont on m'avait offert la perspective. Cette journée devait être celle des plus cruelles impressions. En revenant par le faubourg Montmartre, je me trouvai en présence de deux personnes qui m'avaient connue chez le général Moreau et qui avaient souvent dîné à ma maison de Passy. La seule délicatesse m'interdit de mentionner leur accueil, et de répéter les paroles et les propositions humiliantes qui l'accompagnèrent, et auxquelles je répondis avec tout ce qui me restait de courage et de fierté. De tant de bijoux, débris d'un luxe qui dépasse toute croyance, il me restait, et par oubli, des boucles d'oreilles plus jolies que précieuses. Dans le désespoir d'une détresse qui venait de m'humilier, je songeai à les livrer au Mont-de-Piété, et j'eus la force de me présenter moi-même dans ces tristes lieux où tout rappelle ce qu'il y a de plus hideux dans la vie, la cupidité et la misère. Témoin de ce spectacle pour la première fois, je vis là une scène de douleur qu'avec bien peu de chose je changeai en joyeuse reconnaissance, et qui me fit vraiment sentir qu'on est toujours assez riche quand on éprouve le besoin de consoler et de secourir. Je venais d'obtenir de l'usure par privilége 80 francs. Je pouvais donner encore; et à la vue d'une misère que le cinquième de ma somme pouvait alléger, je fis de bon coeur un sacrifice que j'appellerai une bonne action, car elle me rendit heureuse et fière. Les mourantes lèvres de l'objet de ma compassion me donnèrent des avis qui m'encouragèrent à réclamer l'appui de mes amis véritables, et de chercher dans une occupation constante les moyens d'une existence tranquille et honorable.
Voici les détails de cette félicité singulière dans mon infortune. J'attendais mon tour dans le bureau, observant les dix ou douze personnes qui s'y pressaient avec impatience. Quel mélange de tous les rangs et de tous les états! Des femmes élégantes déposaient des bijoux et des pierreries, et d'autres des draps grossiers; un militaire jetait sa montre avec colère, et de pauvres ouvriers se débarrassaient avec gaieté de leur habit jusqu'au dimanche. Je ne répéterai pas tout ce que j'entendis; mais mes regards se fixèrent sur une femme à l'air timide, aux vêtemens de cette propreté pauvre qui m'a toujours fait tant pitié, qui, repoussée, coudoyée, se trouva contre moi. Apparemment que le malheur n'avait pas effacé de mes traits cette expression qui n'a jamais été méconnue par les infortunés, parce qu'elle n'a jamais été trompeuse pour l'infortune; car une voix bien douce et presque suppliante me dit: «Madame, vous paraissez bien bonne; laissez-moi passer avant vous; ma soeur est seule à la maison, et en couche de cette nuit, et...--Passez, et attendez-moi sur l'escalier; ne vous en allez pas sans m'avoir parlé.--Oh! ma chère dame, que je vous remercie!» La pauvre petite femme présenta au bureau deux chemises de grosse toile, mais si blanches qu'elles en étaient belles, et un drap...
«Combien?
«--Le plus que vous pourrez.
«--Il faut fixer.
«--Eh bien, huit francs.
«--Cinq, voulez-vous?
«--Mon Dieu, il le faut bien.»
Je pris la petite par la main, crainte qu'elle ne s'en allât, et lui remis dix francs dans la main, me trouvant riche et heureuse de pouvoir les lui offrir. «Ce n'est pas tout, pauvre petite; je veux vous accompagner, je vous suivrai de loin.--Ah! madame, que vous êtes bonne! Pauvre soeur, elle nourrira son enfant.» La jeune fille pleurait tout en marchant, et nous arrivâmes en haut de la rue Cadet, à une assez belle maison. «Je vais voir si ma soeur dort; voulez-vous, madame, attendre un moment.» Elle revint presque aussitôt, et m'introduisit dans une chambre lambrissée qui m'offrit l'exact spectacle de la touchante lithographie de la pauvre femme en couche, avec la seule différence que les arts ont placé près de ce triste lit où repose une jeune mère donnant son sein pour berceau à son premier né, le père, l'époux de l'accouchée, tenant une de ses mains et la regardant avec une expression de mélancolique tendresse. Il n'y avait là qu'une mère et son enfant; elle était posée plutôt que couchée sur un seul et dur matelas, tenant son enfant bien étroitement serré contre son coeur.
J'étais debout, suffoquée, contre le pied du lit; la jeune soeur de l'accouchée m'avança une des chaises, et le nouveau-né jeta un faible cri. «Ah! Lise, soulève-moi un peu, dit celle-ci d'une voix affaiblie.» Aussitôt je m'empressai de le faire. «Vous êtes bien bonne, madame. Voyez mon joli enfant, cela console de tout.
«--Ne vous agitez pas. Je puis bien peu; mais nous allons causer en amies, et tout s'arrangera.
«--Mais mon Dieu, madame, vous ne nous connaissez pas; comment avons-nous pu vous intéresser?... Lise me l'a dit, c'est la peine où vous l'avez vue. Ah! il faut que vous ayez bien bon coeur; car l'ordinaire est de fuir les malheureux. Que je regrette que mon pauvre François ne soit pas ici!
«--Que fait-il votre mari?
«--Ce n'est pas mon mari, madame, c'est notre frère, l'ami de nous tous. Mon mari, le père de cette pauvre petite, voilà bien le sixième mois qu'il est entre la vie et la mort.»
La soeur continua en ces termes: «C'était, madame, dix francs qui manquaient au loyer; votre bonté y a pourvu, et nous arriverons à la fin de la semaine. Ma soeur Agathe n'est pas exigeante: un bon repas, une soupe samedi, répareront trois jours de privations.»
L'accouchée était, forte, et cette bien petite aisance que je venais de lui procurer l'avait absolument ranimée; elle voulut me conter son histoire. Je me plaçai au pied du lit; et je ne pus m'empêcher, en comparant la différence, de me dire que, toute fière et heureuse que j'étais lorsqu'à Florence je m'asseyais sur le pied du lit impérial, où mon rôle était assez digne d'envie, près de la soeur de Napoléon, j'éprouvai beaucoup plus de véritable satisfaction, plus de contentement réel sur la dure couche, dans ce réduit de l'indigence dont j'adoucissais les rigueurs. La jeune accouchée était fille d'une riche lingère de province; elle reçut une assez bonne éducation, mais aucun bon exemple. Sa mère, veuve fort jeune, recevait les officiers de la garnison. Ernestine s'effrayait du ton leste de cette société, et attachée depuis son enfance à un cousin de son âge, elle s'était accoutumée à le regarder comme son mari et son protecteur. Mais à quatorze ans, le désir de se débarrasser d'une rivale décida sa mère à lui proposer un mariage, dont la seule idée la remplit d'épouvante; le refus fut puni par un exil à la campagne. Le cousin avait été aussi inhumainement renvoyé; il prit du service, fit les désastreuses campagnes de Russie et de France, et se retira blessé, pauvre et sans état. La mère d'Ernestine s'était remariée en la privant de tout ce qu'elle avait pu lui ôter. Bientôt ruinée, cette mère ne reçut de l'enfant qu'elle avait repoussé que des bienfaits. Ernestine avait instruit le cousin de tout. On s'écrivait; on s'était revu, et on fit enfin l'imprudence de s'en rapporter à l'amour pour pourvoir à la fortune; mais la fortune fut sans pitié. Le cousin, vieilli par la guerre, n'était propre à aucun travail, et avait en outre rapporté des habitudes contraires. Toute au bonheur du ménage, Ernestine fut bien à plaindre. Elle avait un frère qui avait également servi, et dont le caractère plus solide n'avait conservé de sa carrière militaire que le sentiment de tous les nobles devoirs; il devint autant qu'il le put l'appui de sa soeur, dont un accident venait de mettre le mari, depuis plusieurs mois, hors d'état de travailler. La belle-soeur d'Ernestine (celle que j'avais rencontrée) s'était dévouée au ménage de son frère, dont elle supporta seule les peines pendant la pénible grossesse et les couches d'Ernestine, qui, depuis la maladie de son mari, avait tout sacrifié peu à peu pour ajouter un peu de superflu au bien strict nécessaire que donnent les hospices. Enfin accouchée sans autre aide que la nature, Ernestine n'avait manqué de résignation qu'à la crainte de ne pouvoir conserver le triste asile où elle venait de donner le jour à l'être dont «le premier cri m'a, disait-elle, fait croire que ma chambre est plus belle que la riche chambre que j'avais chez ma mère.»
J'ai déjà trop répété les louanges que la reconnaissance arracha à ces excellens coeurs. Je les quittai heureuse plus qu'eux encore, et ayant, je puis l'assurer, entièrement oublié que je cherchais un logement, et que mon fond de caisse consistait en 20 ou 25 fr. En route, j'eus lieu de me rappeler qu'un bienfait n'est jamais perdu. En rentrant au logement que j'allais quitter, je cherchai quelque note dans mon sac, et quel fut mon étonnement en fouillant d'y trouver un papier ployé qui renfermait un billet de 1,000 fr., et ces mots: Écrivez-moi, avec l'adresse, que j'ai dû croire celle de la personne qui hier m'a suivie. Jamais je n'aurais cru que l'argent pût causer tant d'émotion; la pensée de ceux que je venais de consoler n'y était pas étrangère. Je meublais déjà en idée une jolie chambre pour Ernestine, j'arrangeais une layette pour son enfant; je me disais: Léopold, cher Léopold, tu ne te priveras plus de tout pour moi. Tout cela fut une seule sensation, qui disparut comme elle était née, elle fut remplacée par une seule réflexion: «Ne me parlez jamais du 7 décembre,» Non, Ida, tu ne dois jamais rien devoir qu'à ceux qui regarderont ce jour comme une terrible et affreuse catastrophe.
Je ployai le billet, je n'y mis que ces mots: «Saint-Elme ne devra jamais rien à ceux pour qui le 7 décembre fut un calcul, une joie, une vengeance ou un remords.» Je l'adressai sous double enveloppe, et reçus le surlendemain cette réponse: «Vous avez bien et mal deviné; j'espère vous servir un jour malgré vous-même.»
Toutes ces agitations animèrent tellement mon sang, que force me fut de me résigner à l'opération. Je sortis pour m'entendre avec une femme qui prenait des pensionnaires, sur les moyens de me faire soigner; la dépense m'épouvanta, et j'en revins désolée et plus malheureuse que jamais, lorsqu'une pensée sur ce qu'Ernestine m'avait dit de la consolation d'avoir trouvé un ami sûr dans son beau-frère, me reporta au souvenir des nobles qualités de mes anciens amis. Duval, Talma, me disais-je, je vous dirai tout, vous sauverez la pauvre Saint-Elme de l'horreur d'entrer, de mourir peut-être dans un hospice... Je les vis, ils me sauvèrent; ils firent bien plus, comme on va le voir au chapitre suivant.
CHAPITRE CCXVII.
Duval.--Talma.--Lemot.--Leurs bienfaits.--Nouvelle et inutile tentative auprès de ma famille.--M. Arnault.
A. Duval demeurait alors rue de Chartres; je cherchais à m'encourager pour aller tout dire à cet ami éprouvé. Son coeur, ses qualités généreuses m'étaient connus depuis long-temps; j'étais même sûre que l'aspect de mes chagrins et de mon dénuement, loin d'exciter la répugnance qu'éprouvent souvent même ceux qui vous ont plaint un moment, ajouterait encore à l'intérêt généreux qu'il m'avait toujours témoigné. Pleine de ces idées, je m'étais décidée à monter dans sa maison devant laquelle je venais à plusieurs reprises de passer. Il me semblait voir ce regard de bonté qui m'avait dit si souvent: «Pauvre amie, je vous plains.»--J'avais, après quelques hésitations, tiré le cordon de la sonnette, et la bonne m'ouvrit. C'était le moment du déjeuner de la famille.
Je fis machinalement un pas en arrière, en jetant un regard sur ma toilette; ni le regard ni le mouvement n'échappèrent à Duval, qui, se levant de table avec vivacité, vint à moi, m'ouvrit la porte de son cabinet, m'y entraîna presque par cette bienveillante violence qui promet un accueil consolant. «Comme vous voilà changée! s'écria-t-il.»--Le ton dont ces mots furent prononcés fut déjà un immense bienfait qui prédisait tous les autres. J'avais connu Duval dans mes beaux jours, on le sait, mais jamais il n'avait montré à ma jeunesse brillante le tendre empressement qu'il prodiguait à cette même Saint-Elme vieille et presque indigente. Noble pitié que l'orgueil dédaigne, qui offense la vanité, belle vertu du coeur humain, je place ma fierté aujourd'hui dans le malheur qui m'en a fait connaître tous les bienfaits de la part de Duval, de Talma, de Lemot; j'y retrouvai des titres à quelque estime peut-être. Placée par l'amitié près du foyer bienfaisant, non pas consultée sur mes besoins, mais prévenue dans toutes mes espérances, encouragée dans la possibilité d'un travail honorable par des éloges indulgens, je repris de l'énergie et du courage.
«--Talma et moi, nous n'avons pas cessé de parler de vous, bonne folle que vous êtes. Il faut maintenant travailler. Il faut écrire avec suite, avec ordre, avec liberté, mais avec décence. Avez-vous quelque chose de fait?
«--J'ai, hélas! mon pauvre ami, j'ai plus de manuscrits que de robes.
«--Mais plus de courses, d'extravagances, surtout plus d'enthousiasme politique, je n'aime pas cela chez les femmes. Je ne veux pas vous affliger, mais vous avez une tête, une tête... Il est vrai que le coeur par compensation est excellent.» Je répète ces éloges, car ils me sont comme des brevets d'indulgence pour mes fautes passées.
Je quittai Duval, heureuse, consolée; il venait d'être convenu que je me placerais dans un logement commode, et que je travaillerais assidûment. Je ne parlai à Duval de ma souffrance que bien légèrement... je ne la sentais plus, j'étais tout entière aux douces consolations de coin du feu, où un vieil ami, un homme plein de bonté et de génie m'expliquait en frère, et comme le meilleur des frères, tout ce que son coeur lui inspirait d'espoir, et tout ce que son expérience lui donnait de garantie pour mes succès. Je le voyais sourire de cet air malin et bon à la fois, type particulier de sa physionomie.
Duval, en s'informant avec intérêt de mes manuscrits, me donna le courage de lui dire tout ce que je croyais avoir dans ma chanceuse existence de sujets pour occuper la curiosité du public.
«Vous mériterez son intérêt, je n'en doute point; écrivez comme vous me parlez, comme vous avez senti, comme vous sentez encore.»
Je quittai donc Duval avec la promesse de travailler, et la certitude sous ses auspices de réussir. Il m'écrivit d'aller voir Talma, qui me prodigua les mêmes encouragemens. Je lus plusieurs fragmens à cet homme aussi éclairé, aussi instruit qu'il était sensible et généreux. À mesure que les cahiers avançaient, je les faisais tenir à Duval, qui mettait en marge quelque observation encourageante. Chaque fois que je recevais une pareille approbation, je passais la nuit à écrire, et bientôt ma douleur au sein s'aggrava tellement que je fus enfin contrainte de m'en occuper soigneusement.
Je ne saurais trop dire le sentiment qui m'avait empêchée de faire confidence à Duval de cette grave incommodité. Sa bonne réception m'avait fait oublier mes souffrances, et depuis j'avais toujours remis à l'en instruire, espérant guérir sans l'inquiéter de ce surcroît de malheur. Je consultai de nouveau mon excellent Béclard, et le dernier avis fut qu'il fallait de toute nécessité commencer mon traitement. Épouvantée à l'idée des sommes qu'il en coûterait à mes généreux amis, je résolus de vaincre ma plus invincible répugnance, et de frapper à la porte d'un hospice. Depuis quarante-huit heures j'épuisais ma philosophie à ne plus voir dans un hôpital qu'une dernière retraite suffisante pour mourir.
Depuis mon retour à Paris, j'avais cherché à renouer les traités avec les parens de mon mari, pour une faible pension dont j'avais quelquefois touché les arrérages, mais sans avoir pu l'obtenir garantie par contrat. Depuis trois mois, une personne chargée de me transmettre les lettres et les fonds, m'avait presque donné la certitude qu'on allait enfin me constituer une rente de 1,800 francs si je voulais promettre de ne jamais signer le nom de mon mari, et renouveler la renonciation positive que j'avais déjà faite lors de ma fuite d'Amsterdam. Je le promis, et reçus 450 francs. N'ayant pas revu M. Duha... je me rendis chez lui, et au lieu de l'accueil ordinaire que j'en recevais, je ne rencontrai qu'un autre fort grossier personnage, qui me lassa si vite de ses intempestives observations, que je lui tournai le dos sans lui en dire davantage.
En rentrant, j'écrivis la lettre suivante au fondé de pouvoir de la famille de mon mari.
Paris, 2 février 1825.
MONSIEUR,
«Je ne répondrai jamais à l'homme qui vous remplace si peu dignement; mais je vous dois une justification après toutes les preuves d'intérêt que vous m'avez données. Votre départ inopiné dans le moment le plus pénible où je me sois vue depuis que le sort me poursuit, me laisserait sans espoir ni courage si je ne savais que cette résolution est le résultat de la calomnie; mais il me sera facile de vous détromper, et de vous ramener à cette bienveillance pour moi qui déjà me fut si favorable et qui peut tout pour assurer la fin de ma triste existence. J'ose attester Dieu que depuis mon départ de la Hollande je n'ai rien signé du nom de mon mari, et ne l'ai même jamais prononcé à personne. Sa famille n'eût même rien fait et ne voudrait rien faire pour moi, que le seul respect pour la mémoire de l'homme bon et aimable dont ma jeunesse fit le malheur m'imposerait un éternel silence. Je fus bien égarée, bien coupable, monsieur, mais mon coeur n'est point dégradé, mon âme n'est point avilie, et j'aurai toujours également en horreur la bassesse et l'ingratitude. Ceux qui me peignent comme si adroite et si dangereuse par mon esprit, oublient que cette qualité qu'ils m'accordent si largement n'a servi presque toujours qu'à m'entraîner à une fatale indépendance, mais que jamais je ne m'en suis servie comme instrument d'intrigue, comme moyen de fortune; et pourtant ces personnes si pures doivent savoir que j'aurais eu bien beau jeu si comme elles j'eusse consenti à servir tour à tour Baal et le Dieu d'Israël. Il est faux que j'aie abjuré à Florence ni à Rome. J'ai été baptisée protestante réformée, et c'est pour toujours; parce que je fréquente peu le Temple, cela ne veut pas dire que j'aie changé de religion. Je les crois toutes aussi bonnes les unes que les autres; respecter les ministres et obéir aux lois du pays que j'habite, ne faire jamais aux autres que ce que je voudrais qu'on fît pour moi, voilà, je puis l'attester, la morale qui au sein même de mes égaremens a réglé ma conduite. Il est vrai que je m'occupe à rédiger l'histoire de ma vie depuis ma naissance jusqu'à nos jours, mais je n'ai parlé à qui que ce soit de vous, de la famille de mon mari ni de ses intentions à mon égard, et elle ne sera point nommée dans mes Mémoires, que j'écris sous la protection d'un de nos littérateurs les plus distingués, mon ami de trente ans, et qui ne sait cependant que mon nom de famille et non celui de mon mari. Aucun libraire n'est encore dans le secret de l'ouvrage. Je crois deviner la source des propos qui m'ôtent votre bienveillance et que rien ne justifie. Je vous ai fait passer le reçu des trois derniers 450 fr. que vous avez eu la bonté de m'avancer sans autorisation. Si on ne doit plus rien faire pour moi, vous ne perdrez point, monsieur, soyez-en convaincu: ma mauvaise santé a paralysé mes ressources; mais avec le temps, si la famille ne vous tient point compte de vos avances, je parviendrais encore à acquitter cette dette que je regarde comme sacrée.
Daignez, monsieur, écrire directement à l'oncle de mon mari; il fut toujours indulgent pour moi dans ma jeunesse; il plaidera la cause de celle qu'aima si tendrement le fils bien-aimé d'une soeur chérie; il rendra ses bontés à mon infortune qu'il protégea seul dans ma jeunesse.
Parvenue aujourd'hui à l'âge où cessent toutes les illusions, souffrante et sans ressources, je regrette encore moins l'opulence que je dus à un amour légitime que les torts qui me rendirent indigne d'un nom respectable, et de cet amour qui me l'avait assuré. C'est à la parfaite justice que je rends à toutes vos qualités que vous devez l'ennui de ces longues explications, et je ne crois pas avoir besoin d'en demander excuse à celui qui donna plus d'une fois des larmes à mes malheurs, et qui n'y peut devenir indifférent. Veuillez, monsieur, faire observer aux parens de mon ami que le manuscrit de mes Mémoires est encore entre mes mains, et même fort peu avancé; je peux vous en procurer la lecture avant d'en disposer. Vous acquerrez la certitude de tous les changemens de noms et de ma religieuse fidélité à une promesse dont entre vos mains je garantis l'exécution immuable sur le souvenir du douloureux respect que je conserve pour la mémoire d'un époux outragé. Je suis fort souffrante depuis quelque temps, et j'attends votre réponse avec toute l'impatiente inquiétude du malheur. Si la décision de la famille m'est favorable, elle me soulagera de mille maux; dans le cas contraire, elle voue le reste de mes jours à d'effroyables peines. Je vous avoue donc, monsieur, que j'espère tout de votre obligeante et sûre entremise.
Agréez, je vous prie.
J'attendis huit jours avec assez d'agitation une réponse qui pouvait et qui eût dû me donner les moyens de ne pas épuiser les généreuses bontés de mes amis Duval et Talma qui alors à eux deux suffisaient à tout mon nécessaire. Lemot ignorait encore la triste position du modèle de sa femme endormie. Après huit jours d'attente, je reçus à la lettre que je viens de transcrire une réponse de deux lignes si réfléchies, si froides de prudence que la patience m'échappa; je les déchirai de dépit et en renvoyai les morceaux sous enveloppe avec ces mots: «Voilà des gens qui ne valent pas leur réputation, et je leur prouverai que je vaux mieux que celle qu'ils voudraient me donner.» Depuis je reçus une seule fois 300 fr. et n'entendis plus parler du négociateur que peu après le prospectus de mes Mémoires.
Peu de jours avant de me décider pour l'opération inévitable et trop retardée déjà, je reçus deux lignes de mon excellent ami Duval, qui, infatigable dans son zèle, me marquait qu'il avait parlé de moi à son ami Lemot, et qu'il m'engageait à l'aller voir; parce qu'étant légèrement indisposé il ne sortait pas; qu'il prenait une part très-vive à mes peines, et qu'il voulait être de la Société de bienfaisance. Il y avait bien loin de chez moi chez Lemot qui occupait une superbe maison de la rue Notre-Dame-des-Champs. Plus d'une fois la douleur me força de m'arrêter en route; mais une vieille amitié, cela donne du courage, et mes espérances ne furent point trompées. Du plus loin que Lemot m'aperçut, il s'écria: Ah! c'est vous, chère St.-Elme: mon Dieu, comment ne vous êtes-vous pas souvenue de moi plus tôt?--Cet accueil chassa toute autre idée pour ne laisser qu'un profond sentiment de joie et de gratitude.--Votre modèle est un peu déformé, mon cher Lemot: m'auriez-vous reconnue?
--Partout entre mille; puis, comme dans sa jeunesse toujours occupé de son art: Savez-vous que vous faites une superbe Agrippine à présent?--Mon cher ami, le temps des vanités est évanoui. Autrefois je me portais fort pour Hébé, pour Diane, pour Vénus: mon amour-propre ne reculait devant aucune audace de ce genre. Aujourd'hui je vous assure que cela me paraît un rêve. Lemot me dit qu'il avait conservé copie d'une lettre que j'avais écrite à un ami du général Moreau, au moment où il était question de me faire modeler; cette lettre a couru la société de ce temps-là, et je vous la cite, ajoute Lemot, pour vous rassurer sur une vanité qui ne fut jamais ridicule. Ayant reçu de Lemot cette pièce, qui date d'une époque antérieure à toute idée de confessions, je la transcrirai tout à l'heure; puisse-t-elle inspirer à mes lecteurs l'indulgence qu'elle me valut dans mes beaux jours! Lemot m'avait remis fort largement sa première part de la généreuse association de l'amitié. J'avais eu toute ma vie un si grand bonheur de donner, que je concevais les procédés de mes trois bienfaiteurs; je ne pouvais m'y montrer sensible qu'en redoublant d'assiduité au travail, ce que je fis aux dépens de ma santé, déjà si ébranlée. Nous faisions alors avec ces trois amis des projets pour l'avenir. Talma, qui savait que j'avais beaucoup connu M. Arnault lorsqu'il était attaché au ministère de l'intérieur, l'avait aussi intéressé en ma faveur. L'auteur de Germanicus m'accueillit une fois avec un entier et aimable souvenir du passé; depuis il eut sans doute ses raisons pour ne pas persévérer dans la généreuse fraternité de Duval, de Talma et de Lemot. Je lui écrivis plusieurs fois: ni mes lettres ni moi ne pénétrèrent plus auprès de lui, et je me persuade tellement que le refus de l'obligeance en prouve l'impossibilité que je n'en ai gardé aucune rancune, et que j'aurais tout simplement oublié si Talma ne m'eût souvent témoigné son étonnement à ce sujet.
CHAPITRE CCXVIII.
J'entre dans une maison de santé.--Béclard.--Sa mort.--Je quitte la maison de santé.--Nouveaux bienfaits de Duval et de Talma.--Bonté de mademoiselle Mars.--Je commence mes Mémoires.--Nouvelles terreurs.
Je me décidai à entrer dans une maison de santé. J'avais une fort jolie petite chambre au rez de chaussée qui, de plain-pied, donnait sur la terrasse du jardin. J'avais, avant de prendre ma résolution, prévenu mes bienfaiteurs; leur prévoyante et généreuse amitié avait été grandement au-devant de tous mes besoins, et j'entrai riche dans ce lieu de souffrance. J'étais assurée aussi des soins de mon excellent Béclard. Hélas! pourquoi ma reconnaissance n'est-elle plus qu'un hommage à sa cendre! Béclard, au premier abord, avait une physionomie peu prévenante; mais quelle âme sous cette apparente froideur de la science.
Je ne mets aucune ostentation à savoir souffrir, car je trouve que la faiblesse et les larmes vont à mon sexe; mais les sachant inutiles et souvent nuisibles, j'ai toujours cherché à les surmonter quand il a fallu me soumettre à quelque opération, et je ne montrai pas plus d'effroi dans ce dernier combat de la douleur que je n'en avais ressenti lors du pansement de ma blessure après la bataille d'Eylau. Béclard parut étonné et charmé à la fois de me voir si résolue. «Je réponds de vous, me disait-il, votre sang est pur et riche comme à quinze ans; vous êtes forte de corps et d'âme.» Aux visites suivantes, je lui confiai ma position, les souvenirs de ma brillante carrière et les noms célèbres de mes amis; sa bienveillance prit un caractère d'amitié vive et zélée; ses visites devinrent d'intimes causeries dans lesquelles il encourageait mes projets et flattait toutes mes espérances. Il y avait près de vingt jours que j'étais chez madame Deprés, lorsqu'une nuit je crus entendre sangloter dans la chambre où logeait une jeune fille. J'écoutai attentivement; la cloison était fort mince, et ses paroles m'agitèrent jusqu'à l'heure où je réussis à faire parvenir deux mots à ma pauvre et triste voisine. «--Ô ma bonne mère! disait une voix douce et entrecoupée de larmes, si j'avais suivi tes sages conseils, je serais heureuse et honorée près de toi..., et maintenant, que devenir! me voilà déshonorée, malade et abandonnée...! Oh mon Dieu! mon Dieu!...» Les pleurs ne cessèrent qu'au jour. Je ne voulus rien demander aux gardes, car en général ce sont des femmes d'une sensibilité émoussée, sur qui l'aspect de la souffrance est sans pouvoir ainsi que la pitié. Mais je frappai légèrement à la cloison, contre le chevet de mon lit, et il s'établit entre cette jeune fille et moi le dialogue suivant:
«--Ne craignez rien, je vous ai entendue cette nuit; je puis vous aider et je le ferai. Où voulez-vous aller, et que vous faut-il? Pouvez-vous venir au jardin?»
«--Madame, on me renvoie aujourd'hui faute de paiement; je ne possède plus rien; je suis bien mal encore! mais comment attendre quelque chose de la pitié? l'espérer des étrangers, quand celui qui me doit un intérêt sacré m'abandonne!»
«--Ne vous désolez pas; quand devez vous sortir?»
«--Ce soir.»
«--Je vais payer une semaine, puis je tâcherai de vous faire donner pour votre voyage.»
«--Mais je ne pourrai jamais rendre cela.»
«--Ne vous en tourmentez point.»
J'avais ici encore cédé aux premières impulsions de mon coeur, sans réfléchir que moi-même devant tout à l'amitié, il y avait indiscrétion d'accroître la charge par des infortunes étrangères. Mon Dieu! j'étais loin de vouloir abuser de la générosité de mes amis; mais il m'est impossible de faire taire mon coeur dans de pareilles circonstances; puis l'époque du trimestre de la pension de Léopold approchait: aussi je commençai par payer une semaine de la pension de la pauvre Céline.
Je venais depuis deux jours de subir, sans pousser un cri, sans trembler une minute, la douloureuse opération à laquelle je m'étais résignée; la fièvre m'avait quittée, et déjà ma santé si menacée ne présentait plus que des chances d'un prompt rétablissement. À côté de moi, la pauvre jeune fille que j'avais consolée retomba plus malade, et trois heures suffirent pour mettre sa jeunesse à l'extrémité; elle mourut dans la nuit; et lorsqu'à midi je crus la voir arriver chez moi, on me dit qu'elle venait de rendre le dernier souffle. La veille encore nous faisions des projets d'avenir. J'avais cru si peu faire en assurant sa pension pour huit jours, et cette courte prévoyance était encore moins avare que celle de la nature.
Je ne pus rester dans cette chambre, j'y entendais encore les gémissemens de la pauvre Céline; il me semblait la voir au pied de mon lit, avec ses regards doux et expressifs. Toutes ces images m'agitèrent horriblement; on me mit au bain, le bandage de mon sein se détacha. Au moment même de cette espèce de rechute on m'apporta un billet très-pressé: ce billet m'annonçait que M. Béclard, alité avec une fièvre cérébrale fort violente, m'avait recommandée aux soins d'un de ses collègues, lequel me prévenait qu'il viendrait dans la matinée du lendemain. Je ne vis pas même le nom; je ne sais ce que je fis, mais je m'étais élancée de la baignoire en simple peignoir, et je ne repris mes esprits que saisie par le froid et la neige qui me couvraient de la tête aux pieds; j'étais dans le jardin, sans vêtemens, nus pieds; j'étais frappée de l'idée qu'on m'avait écrit la mort de Béclard. On me reporta dans ma chambre; je repris bientôt connaissance, mais j'avais une fièvre ardente, et ma blessure était rouverte.
L'idée d'un nouveau chirurgien m'accablait; il ne vint pas, et cette négligence changea ma crainte en aversion. L'enterrement de Céline allait avoir lieu; tout à coup il me prit un besoin de n'être plus dans cette maison qui me rendit insensible à mes souffrances physiques. Mon âme seule sentait, et elle me poussait vers Paris, où je pourrais avoir des nouvelles sûres de celui dont l'habileté m'avait sauvé la vie, et qui allait peut-être...
J'avais écrit trois lettres à Talma, restées sans réponse; ce me fut un autre motif de crainte et d'agitation. Je réglai mes comptes, et malgré toutes les remontrances j'étais une heure après sur le chemin de Passy, dans une de ces mauvaises voitures de Versailles qui rendraient malade une personne bien portante, et qui, dans la position où j'étais, était un véritable supplice.
Arrivée à la place Louis XV, je crus mourir en mettant pied à terre; je fis avancer un fiacre, et me fis conduire chez Béclard pour savoir de ses nouvelles. Hélas! j'y appris qu'on désespérait de ses jours.
Je repris pour une nuit ma chambre rue Bergère; j'étais anéantie. J'écrivis à Duval et à Talma toutes mes tribulations. Je reçus du dernier le billet suivant, dont l'original, ainsi que plusieurs autres, est entre mes mains:
«Ma chère,
«Je n'ai pu faire de réponse: vos deux premières lettres me sont parvenues lorsque j'étais à la campagne, la troisième lorsque j'étais sorti; et j'ignorais votre adresse, de sorte qu'il a fallu attendre le retour de votre commissionnaire. Quelle maladie avez-vous donc sur les yeux? J'espère, d'après ce que vous me dites, qu'ils vont mieux.
«Tout à vous,
«Signé TALMA.
«Je vous envoie 150 francs.»
Non-seulement je n'avais rien demandé, mais l'amitié de ces trois hommes rares pour le coeur autant que célèbres pour leurs talens, ces amis de la pauvre Saint-Elme ne lui laissèrent pas le temps de dire: J'ai besoin de quelque chose; je souffris pendant quarante-huit heures des douleurs inouïes, et jamais cependant mon âme n'eut plus d'énergie. J'étais soutenue par l'espérance des succès prédits par mes bienfaiteurs; il me semblait que tant que durerait la tâche d'écrire mes souvenirs, la mort ne m'atteindrait pas. Je pris encore cette fois le dangereux parti des palliatifs, et pendant deux mois je parvins à si bien engourdir ma blessure au sein, que je me crus guérie radicalement. Six mois après j'ai expié mon imprudence par tous les tourmens de l'enfer. Je voulais enfin trouver un autre logement, et le hasard me fit enfin rencontrer juste ce qui me convenait, rue Saint-Nicolas d'Antin, n° 36, hôtel des étrangers. Je donne cette adresse comme une marque d'estime et de reconnaissant souvenir pour madame Petit, maîtresse de cet hôtel où j'ai composé les tomes 4 et 5 de mes Mémoires, cette maison où j'ai eu dans l'espace de treize mois, toutes les illusions du bonheur, avec pourtant tous les embarras du désordre, mais où je me vis constamment appréciée pour le peu de qualités que je crois avoir.
J'aime à parler de mon séjour dans cette petite chambre au premier, où je vivais en garçon, où mes papiers, mes souvenirs réunis, composaient à mes yeux un mobilier plus riche que tous ceux que naguère Jacob avait créés pour moi. Je n'avais qu'un lit, trois chaises, un bureau, mais j'avais quelques portraits et quelques fleurs, c'était pour moi le monde.
Voilà le domicile où j'ai passé des momens qui ne valurent jamais les plaisirs vaniteux de mes premières années. Depuis 1815, pleurer, écrire, rêver en liberté, voilà ma vie, et là, heureuse de l'amitié des trois amis, sûre d'y répondre, nourrissant l'espérance de revoir bientôt Léopold, de passer ma vieillesse sous l'égide de sa filiale protection. J'étais assez heureuse, dans mon réduit, pour ne souffrir dans mes douleurs que par la crainte de mourir, crainte que j'étais fort étonnée d'éprouver. J'avais apporté une sorte d'arrangement dans le désordre de mes journées. Je sortais toujours de neuf jusqu'à trois heures, moment du dîner chez madame Petit, qui ne reçoit à sa table que deux ou trois personnes, et toujours des locataires de son choix. Je ne m'y suis jamais trouvée qu'en bonne compagnie. Riche des bienfaits de l'amitié, je commençais enfin à vivre avec quelque économie. J'avais bien un peu de dettes, et j'aime à avouer que je dus beaucoup de repos à la confiance que j'inspirai à mon hôtesse; je crois aussi y avoir loyalement répondu. Si je n'avais eu avec Léopold un lien plus cher, c'est dans la maison de madame Petit que j'aurais voulu vivre. C'est là que j'eus, le bonheur de retrouver un médecin qui remplaça mon excellent Béclard, M. Boulu.
C'est dans cette bonne et aimable famille que je continuai d'écrire mes Mémoires. Mon travail s'avançait, non pas comme celui d'un auteur qui fait un livre, mais comme celui d'une femme qui, dans ses souvenirs, cherchait des illusions et des hommages à l'amitié. Ce bon Duval, qui avait alors à s'occuper de ses propres affaires, trouvait néanmoins le temps de songer à ce qui pouvait un jour réparer mes malheurs, et peut-être affaiblir mes torts.
Un jour, je ne l'oublierai jamais, j'étais assise à mon bureau, la porte de mon corridor étant restée ouverte, Duval était entré doucement, et je fis un saut joyeux en le voyant. Il me parut ému: il l'était en effet, mais d'une assez bonne nouvelle qu'il m'apportait. «J'ai parlé de vous à M. Ladvocat, me dit-il, de ce que vous avez déjà écrit de vos Mémoires, de ce que vous pouvez écrire encore; il entend à merveille les relations délicates de la société, et il voit autre chose dans son état qu'un commerce. Je crois que j'obtiendrai un bon prix de votre ouvrage, quoique vous ne soyez pas auteur, et peut-être justement parce que vous ne l'êtes pas.»
«Mon cher, mon bon Duval, peu m'importe la valeur de l'ouvrage; vous savez bien qu'en écrivant j'obéis encore plus à la religion de mes souvenirs qu'aux exigences de ma position. Quel que soit l'allégement que le travail y apporte, ce sera immense, et je serai riche.»--«Vous, riche... jamais! vous savez bien qu'il n'y a point de trésor avec votre tête;» et ses observations raisonnables prenaient la teinte de l'attendrissement.
Je l'interrompis toute en larmes en m'écriant: «Laissez-moi désormais vous prouver combien je suis reconnaissante de vos bienfaits en sachant me suffire. Je ne suis pas, ajoutai-je, sans autre ressource que celle dont votre bonté s'est occupée de m'ouvrir la source, et là-dessus je prêtai aux parens de mon mari des procédés dont ils sont incapables, et qui pourtant n'eussent été qu'une faible restitution de l'illégale et folle renonciation à la fortune considérable qu'on m'avait arrachée. Je persuadai à Duval que ma rente était assurée: il le crut, et il partit de là pour me démontrer que l'ordre n'en était pour moi que plus nécessaire et plus possible.»
Duval me quitta satisfait et rassuré sur cet avenir, objet de ses nobles sollicitudes. Il ajouta en me serrant la main: «Je ne vous verrai pas riche et brillante comme madame Moreau de 92, mais vous serez du moins encore heureuse, paisible, à l'abri de l'adversité.» En me parlant ainsi, ses regards fixaient mes traits flétris par les souffrances, mais alors animés par tout l'enthousiasme de la reconnaissance.
Pour ne pas abuser de la générosité d'un semblable ami, j'avais caché quelque chose de ma position. Plus tard ils ont dû prendre pour de nouvelles folies l'emploi pourtant régulier que je fis, pour la première fois de ma vie de mon argent, enfin de l'acquittement des dettes que j'avais dissimulées de peur d'être trop à charge à mes bienfaiteurs.
J'avais agi en cela avec Duval comme je l'avais fait avec Ney dans de plus heureuses circonstances. Duval était alors sur son départ pour les eaux; il était souffrant, et certes les peines qu'il se donna pour moi ne contribuèrent pas peu à augmenter ses souffrances; mais elles allaient finir. Je courus le jour même chez Talma lui annoncer mes espérances, qu'il partagea avec l'âme qu'on lui a connue. C'est ce jour-là que je vis pour la première fois chez lui la mère de ses enfans, qui me parut spirituelle, aimable, et qui était fort belle encore. Son accueil fut plein de grâce, et j'y répondis avec toute la cordiale facilité de mon caractère; Talma paraissait m'en remercier du regard. Je passai là deux heures délicieuses. Nous parcourions du haut en bas sa magnifique retraite où je lui promettais de longs jours. Talma souriait à toutes ces espérances d'avenir. «L'entends-tu, disait-il à son amie, comme elle est bonne, comme elle me connaît bien: c'est un si bon coeur, que notre Saint-Elme.
--Dites, Talma, notre vieille amie, comme Duval.
--Oh! Duval, c'est notre Mentor.»
Et là-dessus de rire tous trois. Il répétait à chaque instant: «C'est un ami rare que notre Alexandre Duval; il ne cesse pas de penser à vos intérêts. J'ai parlé à Ladvocat, qui m'a paru bien disposé. Ma sollicitation était celle d'un ami; mais Duval, c'est une autorité. Je l'aime comme un frère, et je ne connais pas au monde un plus honnête et un meilleur homme. Allons, il faut maintenant travailler, ne plus voyager, courir. Nous irons à Brunoy, ce séjour nous inspirera.
Ces visites de consolation se renouvelaient souvent, et qu'elles étaient délicieuses ces heures d'amitié que j'allais passer le matin chez un homme de génie qui avait la candeur d'un enfant. Il faut que je remonte un peu plus haut pour raconter une politesse, une obligeance tout aimable de mademoiselle Mars. J'ai assez dit que j'étais plus que gênée, et que ma toilette était comme l'aveu public de ma position, lorsqu'enfin j'eus l'heureux courage de me confier aux coeurs de mes anciens amis. Voici la description de mon costume qui fera sourire mes aimables lectrices. J'avais pris dans mes voyages à Londres un goût pour les spincers, auquel je fus forcée d'être fidèle. J'avais donc un spincer gris à longue taille, un jupon de mérinos ponceau, un foulard noué en sautoir, un chapeau noir et un schall gris à franges, tout cela singulièrement empreint des traces d'un trop long service. Duval n'y avait fait nulle attention, et mes traits altérés l'avaient frappé davantage.
Dans l'une de mes visites Talma me dit: «Ma bonne Saint-Elme, il ne faut pas rester comme cela à l'anglaise, avec ce vilain chapeau noir: comme vous ne savez pas acheter, Caroline s'est chargée d'y pourvoir. Quelles étoffes aimez-vous?» et il me montra de charmans échantillons.
«--C'est trop beau.
«--Pas du tout, c'est bien.--Mais, mon bon Talma, cheveux qui grisonnent et visage qui se ride ne valent pas qu'on dépense tant pour réparer des ans l'irréparable outrage. Si votre amie si obligeante me donnait un de ses chapeaux, je le porterais avec plaisir.
«--Voulez-vous que je vous fasse une confidence? eh bien mademoiselle Mars veut vous en offrir un, elle la commandé hier.» Talma, on le sait, était ami intime de cette actrice inimitable. Je sus aussi que Duval avait parlé de moi à mademoiselle Mars, et qu'elle avait paru prendre intérêt à une si grande infortune, après une vie si brillante. Je reçus en effet une capote du meilleur goût, que j'ai portée long-temps; et lorsque je la montrai à Talma, il me fit écrire chez lui deux lignes de remerciement à cette aimable fille de mon premier maître 9, plus heureuse aujourd'hui; je me souviens de tout, et je ne veux passer sous silence aucun des détails de l'obligeance qui m'était alors si précieuse. Cette foule de services qui me furent rendus par des personnes avec lesquelles je n'avais point d'intimité, je les rapportais au bien que mes amis pensaient et disaient de celle qu'ils secouraient si noblement. Il y a bien long-temps qu'on doit me croire capable de tout, excepté d'ingratitude.
J'allais presque tous les deux jours voir Talma, et il était bien rare que je ne trouvasse quelques uns de ses pauvres pensionnaires dont le nombre était grand; on eût dit que, comme les rois réels, Talma avait aussi sa liste civile, et qu'il en faisait le plus noble usage. Je me trouvai un matin de meilleure heure qu'à l'ordinaire chez Talma, on me dit qu'il était au bain; je rencontrai sous le vestibule une actrice que j'avais vue à Bruxelles faisant nombre parmi celles qui jouent la comédie, comme on fait des souliers pour vivre. Son air affligé me fit soupçonner sa position; elle avait fait passer un mot à Talma; le domestique vint dire qu'on répondrait, et en se tournant vers moi, il ajouta: «Montez, madame, monsieur vous attend.» «Vous n'avez besoin de rien, et vous allez le voir, et moi je manque de tout, et la réponse n'arrivera peut-être plus à temps.» Telles furent les paroles de la personne qui s'éloignait. En deux sauts j'étais au haut du petit escalier et près de Talma, lui contant ce que j'avais cru voir, ce que j'avais senti.--«Ah! j'en suis bien fâché, mais je vais envoyer à l'instant même.--Oh, oui, cher Talma, à l'instant même.»
--«Mais il n'y a pas d'adresse à sa lettre.»
«Mon Dieu, tenez, elle n'est pas loin; voulez-vous que je coure après?»--Son regard me remercia, et il répétait: Quelle excellente femme.--Et me voilà dehors courant après la pauvre solliciteuse.
Je la rejoignis au milieu de la rue St-George, et ce ne fut que tout auprès d'elle que je sentis quelque gêne de ma brusque manière de l'arrêter, mais je n'eus pas besoin de m'excuser. «Talma vous prie, madame, de bien vouloir revenir, il désire causer avec vous.» À ces mots la tristesse disparut, la joie anima des traits flétris par le malheur, et j'appris, avant d'être arrivées rue de la Tour-des-Dames, une série d'infortunes si cruelle, qu'en pensant à mes peines passées, je crus m'être trop appitoyée sur mon sort. Rien ne fut aimable, généreux et délicat, comme les manières de Talma avec cette pauvre actrice. Il me semble le voir encore l'encourager du regard, il me semble entendre cet organe plus touchant encore dans les accens de son extrême bonhomie, que dans l'expression des plus pathétiques douleurs.
«Je suis bien fâché de ne vous avoir pas reçue d'abord; mais je réparerai cela. Je me rappelle très-bien votre père; il avait de l'intelligence, du zèle. Croyez-vous qu'il ne pourra plus jouer? «Tenez, voilà une lettre qui ne vous sera pas inutile près de votre nouveau directeur, et voici, ma chère camarade, de quoi partir tranquille. Je ne puis mieux pour le moment, et voilà mon grand regret; mais écrivez-moi librement: ma recommandation est quelque chose en province, et je vous la promets partout.» J'étais restée dans un coin au pied du lit près de la porte de l'escalier dérobé; en passant près de moi la pauvre et reconnaissante actrice me montra l'or qu'elle tenait à la main, et de grosses larmes coulaient sur ses joues. Celui qui, par la plus noble générosité, venait de causer cette émotion, s'était remis paisiblement à son bureau, lisant son rôle du soir, et ne songeant pas à ce qu'il venait de faire de si touchant. Ce qu'il y avait surtout d'admirable en Talma, c'était sa simplicité, sa bonhomie dans des choses sublimes.
Dans toutes ces agitations, et depuis mon obscur séjour à Paris, le souvenir de mon affreux D. L. ne s'était que bien rarement présenté à mon esprit, et j'avoue que je tâchais de l'en chasser entièrement. Vers cette époque, je reçus une invitation de me rendre rue Bourbon, qui portait son paraphe et ses initiales. Je refusai net; alors on prit une maison tierce, et là, qui le croirait, cet homme abominable, que j'avais si long-temps aidé de ma bourse pour plus de 6,000 fr., osa faire valoir une dette d'argent qui était bien moindre encore, mais que dans les jours d'angoisse et de terreur il m'avait fait accepter. Ce n'était pas cependant ce remboursement qui le tourmentait, mais le besoin de connaître mes liaisons, l'appui que j'avais pu trouver, ce que je faisais, si un jour je ne serais pas disposée à me venger de lui. Il est des gens qui ne veulent pas croire aux qualités dont le sacrifice peut être utile. Moi qui ai manqué à tant de devoirs d'un lien sacré, moi qui ai si lestement agi avec les vertus de mon sexe, je n'ai jamais pu concevoir qu'on pût être infidèle à une parole librement donnée pour obtenir un service. J'aurais fait un serment de ne le jamais nommer à un assassin qui eût respecté les jours d'un être chéri, ou qui m'eût procuré le déchirant bonheur de recevoir son dernier regard, qu'aucun pouvoir, qu'aucune séduction, ne m'arracheraient jamais un secret juré. D. L. en fut si convaincu qu'il ne s'en inquiéta plus. Voulant néanmoins connaître mes ressources, il réclamait deux mille et quelques francs. Encore orgueilleuse dans mon indigence, je répondis sans hésiter: «Dans moins d'un mois vous recevrez ce que vous avez l'infamie d'exiger.» C'était lui donner l'éveil sur mes ressources et lui inspirer le besoin de connaître mes relations. J'ajoutai dans mon billet: «Je vous indiquerai bientôt le jour; mais puisque vous demandez ce que je ne vous dois pas, moi je veux mes papiers et la cassette que vous avez osé me retenir.» Je me crus quitte; mais, peu de jours après, il me fit écrire qu'il avait à me prévenir d'une chose qui me touchait directement. J'ai dit déjà que de temps en temps j'adressais quelques notes à des journaux: j'avais moi-même porté quelques lignes à l'un de ces journaux sur le tableau de la barrière de Clichy. Qu'on juge de ma surprise quand je vis que ma lettre, au lieu d'être parvenue au rédacteur, se trouvait entre les mains de D. L. J'avoue que j'éprouvai une sorte d'effroi à l'aspect de ma propre écriture entre les mains de cet agent du comité des noires recherches, comme dit Figaro.
--«Les boîtes sont donc visitées par la police? m'écriai-je.
--«Je n'ai rien de commun avec elle.
--«La protestation n'est pas admissible, vous êtes la police personnifiée à vous seul.
--«Et vous, belle dame, l'extravagance même: quelle folie que d'être le don Quichotte femelle d'une opinion qu'il convient de ne pas afficher, et que vous, par exemple, cachez à merveille sous votre royalisme de 1815! lui répondis-je.»
De 1814 aussi, reprit-il avec un sourire que rien ne pourrait peindre. Cette conversation est textuelle. D. L. existe; il sert aujourd'hui le trône et l'autel; au fond il est républicain et athée; mais il paraît que tout cela s'arrange à merveille. D. L. me déroula dans ce court entretien une série de promesses qui ne pouvaient augmenter mon aversion pour lui, mais qui augmentaient mon effroi. Nous étions alors au temps de la grande comédie des comités-directeurs, aux rêves des conspirations de toute espèce; en fabriquer une bien gentille eût été une si bonne fortune pour les honnêtes gens qui comptent sur leurs états de service les délations! J'avais parcouru la Belgique, l'Angleterre, l'Espagne, tous les pays suspects; j'étais sans fortune, et je vivais avec encore un air d'aisance. Je passais ma vie à écrire; je sortais toujours seule; enfin toutes mes allures avaient comme une odeur de faction très-capable d'attirer les mouches. J'observai et je crus voir que D. L. travaillait à quelque chose; cette expression est encore de son dictionnaire; il savait mieux que moi-même le nom de toutes les personnes militaires et autres avec lesquelles j'avais eu des relations. Je connaissais entre autres trois officiers à demi-solde que je voyais peu, mais que suivait partout mon intérêt; ils n'étaient pas heureux. D. L. en me répétant leurs noms avec affectation m'effraya pour eux plus que pour moi-même. J'affectai cependant assez de calme pour le désorienter; mais en le quittant ce jour-là je pris un cabriolet, et me fis conduire fort loin. J'écrivis trois billets que je déposai au domicile des officiers; puis en rentrant en hâte j'adressai à mon excellent Duval un billet à peu près dans ces termes: «Je suis forcée de quitter Paris; ne me blâmez pas; si mes craintes se réalisent, si vos nobles soins pour mon repos doivent encore être sans effet par ma seule faute, pardonnez à la fatalité que je me suis créée et qui me poursuit encore; ne regrettez pas ce que vous fîtes pour moi; n'importe où je finirai mes jours, mon dernier soupir sera un souvenir reconnaissant des bienfaits dont vous avez comblé la malheureuse
SAINT-ELME.»
Duval, je le savais, allait dans les premiers momens se fâcher; car il m'avait si fort défendu de rien écrire; puis l'indépendance de ses opinions ne s'était jamais accommodée de l'empire ni même de ses souvenirs; mais je connaissais aussi sa bonté, et j'étais sûre qu'elle me reviendrait.
Avec Talma j'avais en fait d'opinion un peu plus mon franc parler. Je lui écrivis ce qui m'était arrivé, et lui envoyai même copie de l'article où il y avait bien un peu de culte pour le rocher de St.-Hélène. Je le prévenais que la seule crainte des interprétations de mon mauvais génie, D. L., m'imposait la loi de ne pas aller moi-même lui tout raconter. Madame Petit me dit avec un air que je crus effaré qu'on était venu me demander; cette chose si simple me parut un signe de danger; des têtes organisées comme la mienne éprouvent souvent comme une certaine coquetterie de persécution. Je ne balançai plus à croire que D. L. allait me faire arrêter. Oubliant tout, excepté mes papiers, je me sauvai, mon énorme porte-feuille sous le bras, comme si tous les agens de police eussent été sur mes pas; je pris un cabriolet rue de Provence; une terrible épreuve m'attendait en prenant le chemin du Père La Chaise, où je voulais faire une dernière station. J'aperçus en haut, de la rue des Amandiers un militaire dont je ne pouvais méconnaître les traits. Léopold, mon fils, fut le cri de mon âme; il se retourna, me tendit les bras, et je m'y jetai ivre de joie et de douleur. Nous nous rendîmes ensemble au lieu du repos. Ah! malgré les jours heureux et tranquilles qui doivent luire sur moi, je regrette de n'avoir pas expiré ce jour-là sur le peu de terre qui couvre les restes de Ney et sur le sein de mon fils d'adoption. Lorsqu'il prononça le serment d'adopter toutes mes douleurs, je fus un moment tentée de confier à Léopold mon projet de quitter Paris; mais je me rappelai ses devoirs, et j'évitai des explications qui n'étaient pas nécessaires à notre sensibilité. Quelle volupté de répandre ainsi ses douleurs dans un coeur tout à nous! Je me réservai d'instruire Léopold par une lettre de mon nouveau voyage; je le prévins seulement que, fort occupée, je ne le verrais pas d'un mois; il comptait ceux qui devaient encore s'écouler jusqu'à son congé: ma résolution manqua m'abandonner lorsqu'il me fit part de toutes ses espérances d'avenir, de tous ses projets dont mon repos et notre commun bonheur étaient seuls le but. Il s'était passé beaucoup de temps depuis que je n'avais vu Léopold, et l'idée de le quitter peut-être pour toujours me rendit d'une faiblesse que je ne pus surmonter. Je tenais son bras sans pouvoir le quitter; son bras, répondant au mouvement du mien, me causa une si violente douleur au sein que j'en perdis presque connaissance.
Léopold, épouvanté de mon affreuse pâleur, m'emporta jusqu'à une maison voisine où l'on me donna un verre d'eau. Il m'interrogeait avec une extrême anxiété sur une douleur que je n'avouais plus, parce que, soit vanité ou raison, je me donnais comme guérie; circonstance qui réfute au moins l'intimité qu'on s'obstinait à trouver à cette époque entre nous deux. Ah! que de faux jugemens n'ai-je pas subis! Si je n'eusse été soumise qu'à ceux de gens sans reproche; mais que d'airs de tête, de haussemens d'épaules et de sourires dédaigneux sur mon inconduite de la part de plus d'une dame de mes vieilles connaissances qui n'ont eu de mieux ou de pire que la prudence de cacher ce que j'ai avoué avec franchise! Les femmes jeunes et sages sont indulgentes; mais les autres, ah! les autres!... J'aurais pu me venger de leurs procédés... Cela me ferait plus de mal qu'à elles; je ne veux pas finir par un si vilain sentiment que la haine.
Ah! que je fus malheureuse quand Léopold me quitta! C'est pour toujours, disait mon pauvre coeur; et la tête perdue, je me jetai dans mon cabriolet, et me fis conduire à la barrière Clichy. J'y connaissais une bonne femme. Je lui demandai de me trouver une chambre pour deux nuits; elle m'offrit la sienne: c'était une sombre alcôve, et je ne pus en souffrir l'aspect; j'acceptai seulement à dîner; et prétextant un oubli de quelque affaire importante, je la quittai vers le soir, et fus chercher l'hospitalité dans une auberge hors barrière.
Les réflexions me vinrent enfin. J'avais été tellement sous l'empire de mes terreurs paniques, que je n'avais pas même pris 60 à 80 fr. que j'avais dans mon bureau, et il ne me restait que 20 fr. Je descendis pour demander combien les lettres mettaient de temps pour aller et revenir de Paris, lorsqu'en entrant dans la salle la vue de trois gendarmes me glaça la langue; je commandai mon souper au lieu de faire la question pour laquelle j'étais descendue. Je passai la nuit à ma fenêtre, et à six heures je retournai à Paris. À la borne de la rue Blanche, je m'arrêtai pour écrire deux lignes à Talma, qui lui peignirent ma position, et surtout la nécessité où je croyais être de quitter la France: «Dites à votre belle amie, lui marquai-je, qu'en fait de garde-robe et de linge, j'ai emporté ce que j'ai sur moi, ce qui indique le besoin de renfort.» Je reçus un paquet énorme, et dans un foulard roulé 300 fr., et ces mots: «Pour Dieu, allez à Londres; voilà une adresse. Ne vous perdez donc pas ainsi.» Je restai deux jours; car je ne voulais pas m'éloigner sans avoir soldé madame Petit et retiré ce que j'avais chez elle. J'écrivis à une personne sûre et prudente; et, faisant le tour des barrières, j'allais expédier ma lettre, lorsqu'en réfléchissant je préférai me rendre la nuit moi-même chez madame Petit, en qui j'avais pleine confiance, quoiqu'elle fût d'opinion contraire à la mienne en politique. Je suivis cette idée, et je fis bien. Je fis demander madame Petit, et elle m'assura que personne n'était venu depuis, et qu'elle savait que le monsieur qui m'avait demandée venait pour me proposer de donner des leçons d'italien dans une pension de demoiselles. Il ne faut qu'un rien pour me métamorphoser. Aux premières paroles de madame Petit, je me trouvai bien ridicule, et j'en ris aux éclats avec elle. Donner leçon chez une seule écolière est déjà fort ennuyeux pour une tête comme la mienne; mais 2,000 fr. de rente ne me feraient pas passer deux heures par jour dans un pensionnat.
Je causai jusqu'à minuit; je repris tranquillement ma petite chambre, que j'avais quittée pendant quarante-huit mortelles heures. Moi, si aguerrie à toutes les plus terribles émotions, j'étais comme honteuse de ma dernière terreur. Je fis ma confession à Talma en lui reportant les cent écus, qu'il ne reprit que parce que je lui montrai mon fond de caisse. Son amie me pria de me servir, si cela m'était agréable, des effets qu'elle m'avait envoyés, et je les ai conservés précieusement, ainsi que les foulards de Talma.
J'étais, j'en conviens, bien plus embarrassée pour Duval; car je sentais qu'il désapprouverait et la peur, et les motifs et les conséquences. J'écrivis un mot bien soumis; je me fis, je crois bien, un peu plus souffrante que je ne l'étais; car je savais qu'en parlant à sa pitié, sa colère n'y tiendrait pas.
Les temps s'écoulent et s'accomplissent; j'approche de la fin de mes Mémoires. La dernière époque qui me reste à peindre fut encore si remplie, que j'en réserve les matières au dernier chapitre de mon dernier volume.
CHAPITRE CCXIX ET DERNIER.
Lettres de Duval et de Talma.--Souvenir de M. de Talleyrand.--Visite de M. Ladvocat.--Traité pour la publication de mes Mémoires.
Je reçus un billet de Duval qui me rassura. Je savais que cet excellent ami avait le désir et l'espoir de voir ma vieillesse à l'abri du besoin, et j'avoue que je mettais un peu d'adresse à lui faire oublier mes folies passées par les preuves de mon active assiduité. «Il m'est impossible d'aller vous voir, m'écrivit-il, je pars pour la campagne d'où je ne reviendrai que lundi: mardi vous me verrez. Ce que vous m'avez envoyé me paraît bien.»
Mille amitiés.
Signé D.
Tranquille sur ce que je redoutais le plus, le mécontentement de mon bienfaiteur, je me donnai le plaisir de causer à coeur ouvert avec Talma dans une lettre où mon coeur fut bien bavard. Je la fis porter le matin, et le soir j'eus un accès de fièvre très-violent; je fus quarante-huit heures dans un triste état d'autant plus que j'avais fermement résolu de ne consulter de médecin qu'au moment où j'aurais terminé définitivement mon travail; voulant ne point tromper l'attente de mes amis, je passais mes soirées et mes nuits en partie à écrire; je puis en appeler au témoignage de mon hôtesse; car je ne quittais mon bureau que pour causer quelques instans avec elle dans sa chambre de plain-pied avec la mienne; dans ces nuits de cruelles souffrances, je sentis le bonheur d'avoir quelques qualités qui attirent la bienveillance et l'amitié; sachant lutter avec la douleur, je me remis assez bien pour pouvoir sortir le lendemain. Inquiète du silence inusité de Talma à ma grande lettre, je lui écrivis deux lignes et fus accablée de cette réponse: «Je n'ai point reçu la lettre dont vous me parlez; je suis accablé de travail.»
Tout à vous,
T.
Je sortis tristement préoccupée; j'allais souvent chez Talma: je lui écrivais presque tous les jours: cela aurait-il inspiré de sinistres entreprises à ce maudit D. L.? Je ne reçus que quelque temps après l'époque que je retrace la solution du problème, et je crois respecter les mânes d'un ami en gardant le silence. Je ne puis me refuser le plaisir de transcrire encore un billet que je reçus à l'époque où Béclard vivait encore. Voici deux lettres qui datent de ce moment, et dont j'allais omettre l'insertion.
«MA CHÈRE SAINT-ELME,
«J'ai appris avec une véritable douleur votre grave indisposition. Un peu de courage, ma chère; j'ai vu beaucoup de ces opérations, et toutes ont réussi; ainsi ne perdez donc pas l'espérance, et donnez-moi de vos nouvelles. Je ne vous écris qu'un mot, car je suis entouré de monde comme à l'ordinaire, et je suis attendu pour une répétition. Ainsi, encore une fois, du courage et de l'espérance.
«Tout à vous,
«Signé, TALMA.»
Le surlendemain, après mon bulletin envoyé:
«Je suis enchanté d'apprendre, ma chère Saint-Elme, qu'il n'y a plus de danger pour vous; mais point d'imprudence; faites bien tout ce que votre bon médecin vous dira de faire.
«À vous. T.»
Je cite ces lettres avec orgueil. De tous les amis de mes belles années, ceux qui ne me durent jamais rien, eux seuls, Talma, Duval et Lemot, me secoururent, me ranimèrent à l'espérance, et je cite ces preuves d'amitié bienveillante comme des titres de gloire.
Nous étions à la fin d'avril, le temps était doux, et je sortis un matin de fort bonne heure pour me promener dans le jardin presque détruit de l'ancien Tivoli. Que de souvenirs m'appelèrent encore là où j'avais si souvent étalé les pompes de ma jeunesse! je me regardai presque avec compassion, et le sic transit gloria mundi erra sur mes lèvres; mais l'aspect de ce jardin en ruines me causa un attendrissement plus élevé, et les regrets de la vanité perdirent encore là leur cause. J'avais pris avec moi un volume, le dernier de Delphine. Je relisais, pour la dixième fois, cette scène de la dernière nuit passée dans un cachot, qui ne devait plus s'ouvrir qu'à l'heure du supplice pour l'homme à qui Delphine s'était immolée avec tant d'amour; rien ne m'avait jamais paru d'une éloquence si déchirante que ce voeu trop tardif de son amant de se séparer enfin du monde et de la société, et de vivre pour sa maîtresse. En lisant, avec des yeux baignés de larmes, ces belles pages, je sentis toute la puissance du charme qu'avait toujours exercé sur mon esprit le beau talent de madame de Staël, et je donnai de nouveaux regrets à sa perte. Je ne parle ici cependant de cette lecture que par la rencontre d'une circonstance particulière. En feuilletant machinalement l'intérieur du livre, le nom de M. de Talleyrand, qui s'y trouvait écrit de sa main, m'inspira une foule de pensées confuses. Je fus toute ma vie extrêmement dominée par ma manie de faire cas de la bienveillance des gens d'esprit, et M. de Talleyrand tient, sous certains rapports, un si haut rang dans mes souvenirs, que, malgré son silence inexorable pour Saint-Elme malheureuse, je cédai bien aisément au désir de lui témoigner un agréable souvenir: je défis la reliure du livre, la mis sous enveloppe, et l'adressai à l'hôtel du prince avec une ligne seulement. «Je viens, mon prince, de trouver votre nom et un discours de vous au directoire dans un volume que je loue; il faudra que je le paye; mais Didon, plus que détrônée à présent, n'a songé qu'à une chose, c'est qu'il vaut mieux que ces pièces de la république circulent le moins possible aujourd'hui.» J'avais mis mon adresse au bas, mais je n'obtins pour réponse que le même silence qui avait accueilli mes premières tentatives. Eh bien! mon esprit n'en inventait pas moins toutes les excuses de la bienveillance en faveur de M. de Talleyrand.
Mon ouvrage avançait à vue d'oeil, mon manuscrit grossissait, mais la visite qu'on m'avait annoncée ne venait pas. Pendant toute cette attente, j'avais appris comment mes amis Duval, Talma, et même M. Arnault père, s'étaient efforcés de me mettre en relation avec une maison dont le poids dans la librairie et la littérature est déjà pour les ouvrages qu'elle publie un gage de succès. J'ai toujours espéré quelque chose de la bienveillance publique pour les inspirations de mon coeur; mais j'étais loin de l'ambition de voir mon nom inscrit sur les catalogues avec celui des premiers talens de notre époque. Malgré les encourageantes assurances de mes amis, j'avais peine à croire à moi-même, parce qu'enfin, me disais-je, il n'y a qu'un contrat avec un libraire qui puisse établir la véritable valeur d'un livre. Je me chagrinais des retards et de l'incertitude. J'appris heureusement, et cela me fit patienter avec un peu moins d'anxiétés; j'appris, dis-je, d'une personne qui avait dîné chez M. Évariste Dumoulin avec Talma et M. Ladvocat, que ce dernier avait parlé d'une lettre de M. Arnault où ce littérateur m'avait fort recommandée pour la traduction des théâtres étrangers.--«Talma, ajoutait cette personne, s'est exprimé sur votre compte avec tout le feu de l'amitié, assurant que vous pouviez mieux faire que de traduire les autres. M. Ladvocat a répondu qu'il était presqu'en parole avec M. Alexandre Duval, votre ami dévoué, pour le manuscrit de vos Mémoires, et qu'il se proposait de vous voir incessamment à cet effet. Ainsi, madame, vous voilà encore une fois lancée dans la carrière, et ce dernier épisode de votre histoire peut en être le plus brillant.
--«Oui, répliquai-je, c'est une bonne et belle fin qu'il faut faire après une vie si orageuse. Un peu de succès me rendrait honorables et doux mes vieux jours; je justifierais ainsi le généreux intérêt des plus nobles amitiés, et, malgré la franchise qui seule peut excuser peut-être tout ce que j'avoue, je ne me vengerai que de la fortune.»
Ne connaissant pas même de vue M. Ladvocat, je ne saurais dire toutes les terreurs par lesquelles je passai jusqu'au jour qu'on m'avait indiqué enfin pour sa visite. J'avais été le matin de fort bonne heure chez Talma, qui n'était pas non plus sans impatience. Je ne pouvais tenir en place. Quand je rentrai, madame Petit m'informa qu'un monsieur était venu me demander, et qu'il devait revenir.
--«Quel est ce monsieur?
--«Il ne l'a pas dit.
--«Quel est son air?
--«Fort doux.
--«Vieux?
--«Oh! non, madame, fort jeune, et avec d'excellentes manières.
--«Ah! ce n'est donc pas un créancier? Grâce au ciel, ce sera pour aujourd'hui! C'est M. Ladvocat, madame Petit, qui vient me demander l'acquisition de mes Mémoires,» et je sautais comme un enfant de quinze ans. J'étais dans ce moment bien peu académique. Madame Petit était joyeuse de ma joie, elle y souriait avec une bonté parfaite. J'ai toujours trouvé que les fleurs embellissent même les plus vilains appartemens; j'en encombrai mon modeste réduit. Je mis enfin une sorte de vanité à ce que M. Ladvocat me trouvât là plutôt par goût que par besoin.
Depuis long-temps aucune visite ne m'avait tant occupée; j'allais même jusqu'à passer plusieurs fois devant mon petit miroir, jusqu'à mettre une certaine gravité à ma toilette. Tout cela, je le savais bien, ne changeait rien à ce que je pouvais valoir; mais il y allait de mon avenir, et souvent les impressions les plus étrangères à l'objet d'une affaire importante influent sur sa décision. Je ne pourrais jamais dire toutes les craintes, toutes les espérances, toutes les mille conjectures auxquelles je me livrai sur la personne dont la décision allait relever ou anéantir toutes mes illusions.
Assise devant mon bureau, la tête dans mes deux mains, relisant ce que je trouvais de plus intéressant dans mes cahiers, j'écoutais le bruit des pas, et je n'entendais plus que ces battemens de coeur qui vous saisissent à toutes les vives émotions: oh mes amis, m'écriai-je, protecteurs de mon infortune, si je ne réussis pas à vous aider de mes propres efforts dans le soutien de mon avenir, c'est aujourd'hui mon dernier jour. Mourir sans élever un monument de regrets à celui dont la tombe s'est ouverte, hélas! loin des champs de la gloire où brilla si longtemps sa valeur!
C'est au moment de cette extase qu'on frappa à ma porte... c'était M. Ladvocat... son aspect doux et bienveillant, cette bonté que madame de Genlis a si bien caractérisée, et que M. de Chateaubriand lui-même a honorée de plus d'un témoignage, me rendirent à mes riantes espérances. Ses paroles devinrent bientôt des consolations. Je m'aperçus que M. Ladvocat était surpris de mon extrême agitation. J'exprimais ma joie avec ma véhémence et ma candeur ordinaires, et je dus paraître bien étrange. Avec son parfait usage, mon généreux éditeur n'eut pas l'air de remarquer ma singularité. Il m'offrit alors avec une politesse encourageante les conditions de notre petit marché littéraire, auxquelles j'eus de la peine à croire, tant elles surpassaient mes espérances. Tout fut facile à régler; M. Ladvocat avec une délicatesse qui, n'en déplaise aux commerçans, tenait bien plus de la politesse de la bonne compagnie, que de la haute prudence des chiffres, M. Ladvocat n'ayant que peu de cahiers et nulle autre garantie que ma bonne volonté à lui livrer au fur et à mesure mon manuscrit complet, me remit cinq cents francs en or, et deux billets de la même somme. La confiance qu'on témoigne aux autres est un sûr moyen d'en inspirer, et j'avoue que la mienne pour M. Ladvocat allait jusqu'à la reconnaissance.
On a tort de dire que la vue de l'or n'agit que sur les personnes à qui la fortune n'a pas coutume d'en montrer. Je suis bien un exemple du contraire. Des flots d'or ont passé par mes mains; loin d'être avare, je suis prodigue. Eh bien, depuis le malheur, comme au temps de la prospérité, la vue de l'argent m'a toujours causé des transports, parce qu'il me représente à l'instant toutes ces sensations dont il peut, en le dépensant, devenir la source.
À peine M. Ladvocat m'eut-il remis sa première avance sur le prix de mes Mémoires, que maîtresse d'un trésor si inespéré, il fallut toute la crainte de paraître ridicule pour que je ne lui sautasse point au cou en signe de reconnaissance; ses manières distinguées, ce bon goût d'homme habitué aux plus hautes relations, effaçaient toute idée de spéculation. M. Ladvocat était auprès de moi comme venu s'associer à l'amitié de mes deux bienfaiteurs, beaucoup plus que comme un libraire qui vient traiter d'une affaire; j'expliquais de vive voix tout ce que j'avais encore à raconter dans mes Mémoires, et j'étais heureuse du fin sourire qui passait fréquemment sur la très agréable physionomie de mon jeune éditeur. Mon propre visage était encore plus animé que mes discours. Je parie que si M. Ladvocat veut en convenir, il me crut un peu folle ce jour-là; je l'étais en effet, mais d'un enivrement délicieux de reconnaissance, d'espoir et de ferme volonté de justifier le dévouement de mes amis, de Duval, de Talma, mes providences. Le tableau de cette dernière scène de ma vie serait incomplet, si j'oubliais celle qui la suivit.
J'ai déjà dit que je vivais comme en famille, et que chez madame Petit tout le monde me voulait du bien. En reconduisant M. Ladvocat, qui me témoigna cette déférence si naturelle aux hommes qui connaissent le monde, j'aperçus cinq ou six têtes groupées derrière la porte vitrée de la salle à manger de madame Petit; elle ouvrait de grands yeux, elle paraissait contente de mon bonheur, et, comme je ne lui devais rien, sa joie me fit un double plaisir. À peine le cabriolet de M. Ladvocat eut-il disparu, que tous les bras se tendirent vers moi; toutes les bouches de dire: «Allez-vous publier vos Mémoires? Êtes-vous contente?» Je ne pouvais parler; mais je montrais les signes palpables et matériels du commencement de mon traité.
Ce jour fut un jour de fête pour toute la maison; les enfans eux-mêmes furent de la partie. Le soir même je pris un cabriolet pour aller payer quelques obligations sacrées; mon argent passa comme à l'ordinaire. Cette fois que m'importaient des centaines de francs? j'avais des billets de banque en perspective. Soutenue par cette certitude d'avenir, je me mis au travail que je n'ai quitté qu'après avoir rempli mes engagemens contractés, heureuse d'avoir réussi à intéresser le public aux événemens d'une vie bien orageuse, et d'avoir obtenu une généreuse indulgence sur mes égaremens, effacés peut-être par les infortunes, par les nobles souvenirs qui ont protégé mes aventures personnelles.
Ma tâche est remplie, et je puis dire comme l'empereur romain: «Je n'ai point perdu ma journée;» car il me semble que mon livre, qui apprend aux femmes jusqu'où peut les conduire le premier oubli d'un devoir, n'est pas dépourvu d'une certaine moralité profitable. J'ai écrit comme j'ai vu, comme j'ai senti; et peut-être encore que cette énergie d'émotions, et cette franchise d'aveux sur des temps si extraordinaires et des personnages si considérables ne seront pas non plus sans intérêt pour l'histoire contemporaine. En finissant je me suis attendrie; il me semble que je perds une seconde fois ma jeunesse, ma beauté, mes impressions déjà perdues, et que je retrouvais en racontant. Je suis heureuse pourtant, puisque j'ai pu communiquer à mes nombreux lecteurs quelque chose des sentimens qui m'ont toujours animée, puisque, grâce à ma faible voix, quelques gloires de la patrie ont reçu des hommages qui semblaient s'éloigner de leur tombe.