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Mémoires d'une contemporaine. Tome 8: Souvenirs d'une femme sur les principaux personnages de la République, du Consulat, de l'Empire, etc...

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CHAPITRE CCIII.

Une séance des Cortès.--Les orateurs espagnols.--Argüelles et Calliano.--Départ du roi Ferdinand pour Séville. État de Madrid.--Affaire de Bessières et du général Zayas.--Capitulation avec les Français.

Je fus tentée de partir pour Barcelonne ou tout au moins pour Valence, afin d'y passer l'hiver, qui est assez froid à Madrid. J'en fus dissuadée par le général Zayas, qui me conseillait de rentrer en France, parce qu'il regardait la guerre comme inévitable. En effet, il était difficile de se faire illusion sur les projets des puissances, d'après la protection ouverte qu'on accordait aux bandes insurgées de Navarre, de Catalogne et d'Arragon, décorées du nom d'armée de la Foi. Je ne suivis pas le conseil du général Zayas, et je restai à Madrid. Je ne pouvais croire à la guerre, parce que je supposais, d'une part, que le gouvernement français ne demandait pas mieux que de l'éviter, et de l'autre, je ne croyais pas le ministère espagnol assez imprudent pour repousser toutes les propositions d'arrangement qui lui étaient faites.

Pendant que les ministres de France, d'Autriche et de Russie cherchaient à nouer des négociations avec le ministre San-Miguel, qui n'osait guère s'y prêter de peur de perdre sa popularité auprès des Cortès, car le fanatisme politique n'est pas facile à servir, arriva à Madrid lord Fitz Roy-Sommerset, ancien aide de camp du duc de Wellington. On le disait chargé par le gouvernement anglais de prendre des renseignemens sur le véritable état des choses. Je le vis chez sir William A'court, ministre d'Angleterre, où il eut quelques conférences avec le général Alava et avec l'amiral Cayetano Valdès, tous les deux membres des Cortès. Je sus par le général Zayas que le gouvernement anglais ne s'opposerait pas aux projets de la France, et dès ce moment je ne doutai plus de la chute des Cortès; car il me paraissait impossible que l'Espagne pût résister à une attaque sérieuse. Je ne croyais cependant pas que l'invasion se fît avec autant de rapidité que je la vis s'accomplir quelques mois plus tard, d'autant que les troupes constitutionnelles commandées par Mina et d'autres généraux, en Catalogne, en Arragon et en Navarre, battirent sur tous les points les bandes de la Foi, qui furent obligées de se réfugier en France. Ces succès enhardirent les constitutionnels, qui se regardaient déjà comme invincibles. Le général Zayas ne partageait pas ces illusions, et me disait souvent: «Je combattrai avec mes compatriotes contre les Français, mais croyez que nous serons vaincus.»

Plusieurs personnes se flattaient encore d'un arrangement, mais ces espérances s'évanouirent à la remise des notes présentées par les ministres de France, d'Autriche et de Russie, lesquelles donnèrent lieu à une discussion très orageuse dans le sein des Cortès, auxquels le roi en fit donner communication par le ministre San-Miguel.

J'étais à cette séance avec don Philippe, qui avait voulu m'y accompagner. Je fus assez peu émerveillée des Mirabeau et Barnave castillans. Riego et Quiroga, très chers à l'assemblée, n'avaient rien d'oratoire; mais le député Augustin Argüelles soutint la brillante réputation qui lui avait valu aux Cortès de 1812 le surnom de divino. Son crédit avait baissé dans ces derniers temps, parce qu'on le regardait comme le chef du parti modéré. Son rival aux Cortès nouvelles était Galiano, député de Cadix, plus impétueux qu'éloquent, mais le seul rival d'Argüelles. Je n'ai pas lu Aristote, je n'ai même pas lu Démosthènes, je ne prétends donc pas juger les orateurs espagnols, car tout jugement littéraire imposé au public me paraît toujours bien près de l'impertinence; je dirai seulement qu'aux Cortès on consommait bien des paroles avant de dire quelque chose. J'ai ouï dire cependant que M. le comte Toreno, homme plein d'instruction, d'élévation et de noblesse, d'une admirable justesse d'esprit; que M. Martinez de la Rosa, littérateur de génie, politique conciliant, portant dans les affaires la timide candeur d'un jeune homme, avaient souvent prononcé des discours dont les tribunes publiques d'Angleterre ou de France auraient pu être jalouses.

Dans la séance dont je parle, MM. Argüelles et Galiano, animés sans doute par le puissant intérêt du moment, me parurent s'élever à une certaine hauteur. Ils excitèrent un véritable enthousiasme, et je fus émue moi-même, lorsque, se précipitant dans les bras l'un de l'autre, ils se promirent de renoncer à toute rivalité politique, et de n'avoir qu'un but, le salut de la patrie. Argüelles fit un appel véhément au patriotisme des Espagnols. Cette séance porta quelques fruits. Le gouvernement ne trouvant plus d'entraves put ordonner de grands préparatifs. Les ministres de France, d'Autriche et de Russie prirent leurs passe-ports, et furent bientôt suivis du nonce et de l'envoyé de Sardaigne. Il fut décidé que la cour, les Cortès et le gouvernement iraient à Séville dès qu'on aurait la certitude que l'armée française avait commencé son mouvement. Le comte de Labisbal (Henri O'Donnel) fut nommé général en chef d'une armée qui devait se rassembler à Madrid; mon ami Zayas eut le commandement en second. Les généraux Morillo et Ballesteros eurent aussi des commandemens en chef, et Mina resta chargé de défendre la Catalogne, dont il avait déjà chassé toutes les bandes de la Foi.

Si l'activité que déployèrent les généraux Labisbal et Zayas eût été imitée sur les autres points de l'Espagne, et si de nouvelles divisions entre les constitutionnels ne fussent pas venues tout ruiner d'avance, il est probable que l'armée française n'aurait pas fait une campagne aussi rapide.

La guerre n'était plus une appréhension, mais une certitude. Le discours de sa majesté Louis XVIII à l'ouverture des chambres avait tout éclairci. Le comte de Labisbal et le général Zayas déployèrent une activité à laquelle les Espagnols n'étaient pas accoutumés. Comme je l'ai remarqué en France et en Italie, les crises politiques retrempent l'amour des plaisirs qu'elles devraient éteindre; et le carnaval, qui commençait presque au bruit du canon, fut fort gai. Aussi, en voyant l'ardeur de ses compatriotes pour les fêtes, le général Zayas s'écriait-il: «Ils s'en donnent pour la dernière fois!»

Cependant le départ du roi fut fixé au 20 mars. Sa majesté parut s'y résoudre sans répugnance, et sanctionna de bon coeur le décret de translation du gouvernement à Séville. Tous les employés, depuis les ministres jusqu'au moindre commis, reçurent l'ordre de suivre le roi. Les ministres d'Angleterre, des Pays-Bas, de Suède, de Dannemark, dont les gouvernemens n'avaient pas rompu avec le ministère constitutionnel, se rendirent aussi dans la capitale de l'Andalousie. Le général Zayas me détourna de ce voyage, et je lui en sus beaucoup de gré depuis, surtout lorsque j'appris combien de fatigues et de privations avaient endurées beaucoup de femmes qui avaient fait cette partie. Deux régimens d'infanterie de ligne, un de cavalerie, une batterie d'artillerie et deux bataillons de la milice urbaine de Madrid qui s'offrirent volontairement pour servir d'escorte au roi, n'empêchèrent pas que, sur les flancs et sur les derrières du convoi, plusieurs personnes ne fussent dépouillées par des bandes prétendues royalistes, qui, tout en pensant bien, agirent fort mal. Depuis la guerre de 1808, toutes les bandes de voleurs de grand chemin se prétendent armées contre le gouvernement existant: elles ont été tour à tour royalistes ou constitutionnelles, s'inquiétant fort peu des principes de ceux qu'elles dépouillent, pillant toutes les opinions, et dévalisant avec une impartialité rare les voyageurs de toutes les nuances.

Le départ de la cour, des Cortès et des tribunaux laissa un grand vide dans la capitale. Toutes les réunions de société furent dissoutes; il ne resta de maison ouverte que celle de la marquise de Regalia, où j'allais très rarement.

On ne tarda pas à apprendre à Madrid que les Cortès avaient décrété la translation du siége du gouvernement à Cadix. Le roi se refusant à quitter Séville, les Cortès déclarèrent que sa majesté était dans un état de maladie qui ne lui permettait pas d'exercer les fonctions royales. En conséquence son autorité fut suspendue momentanément par un acte souverain de cette assemblée, et le général Riego fut chargé de l'exécution du décret de translation, qui eut lieu sans autre résistance qu'une protestation verbale de la part du roi, lequel consentit cependant, après être entré à Cadix, à reprendre les rênes de l'État.

Dès que le roi et les Cortès eurent quitté Madrid, il n'y eut plus d'unité dans le gouvernement. Les généraux en chef exercèrent l'autorité suprême chacun dans son arrondissement. Le comte de Labisbal commanda souverainement dans la capitale, autant en firent Ballesteros en Arragon, Morillo en Galice, Mina en Catalogne, et Lopez Baños en Andalousie. Les Français franchirent la Bidassoa le 7 avril; la nouvelle en fut connue promptement à Madrid, et Labisbal, sous prétexte de prendre position, dissémina ses troupes de telle manière qu'aucun point n'offrait de résistance. Quelques personnes supposèrent qu'il voulait faire un arrangement particulier, on en parlait beaucoup, et j'en fis plusieurs fois la question au général Zayas, qui ne voulut jamais s'expliquer à ce sujet. Quant à lui, que le général Labisbal avait chargé du commandement particulier de la capitale, il se contentait d'entretenir la tranquillité, et jusqu'à la fatale journée du 20 mai, dont je parlerai tout à l'heure, la paix publique ne fut pas troublée un seul instant.

Les Français arrivaient avec beaucoup de lenteur. Ils paraissaient prendre des précautions qui eussent été bien inutiles s'ils avaient su ce qui se passait en Espagne. L'enthousiasme qui s'était manifesté après la séance des Cortès, dont j'ai parlé, s'était entièrement amorti. Les proclamations de monseigneur le duc d'Angoulême circulaient librement dans Madrid. Beaucoup de constitutionnels, rassurés par les déclarations d'un prince dont on connaissait la loyauté, étaient restés dans la capitale, entre autres Martinez de la Rosa. On apprit enfin par une lettre imprimée du comte de Montiyo, adressée à Labisbal, et répandue avec profusion, que ce dernier se proposait d'entrer en arrangement avec les Français. Mais sans doute il avait mal pris ses mesures, car il fut obligé de se cacher pour échapper à la fureur du soldat.

Le général Zayas resta seul chargé du commandement en chef dans ces circonstances difficiles. Il ne croyait nullement au succès de la résistance, mais il avait trop d'honneur pour ne pas résister. Néanmoins la prudence lui commandait de ne pas exposer la capitale aux horreurs d'un assaut: aussi, dès qu'il apprit que l'armée française avait paru sur la chaîne du Guadarrame, à quinze lieues de Madrid, il se rendit en personne à Buytrago, pour y traiter avec le major général Guilleminot de la remise de la ville à l'armée française. Il fut convenu que, le 24 mai, à cinq heures du matin, les postes espagnols seraient relevés par des troupes françaises, qu'immédiatement le général Zayas se rendrait au delà du Tage, et qu'un armistice de quelques jours aurait lieu entre les deux armées pour éviter l'effusion du sang. Zayas était revenu de Buytrago dans la nuit du 19 au 20. Je le vis le 20 au matin, et il me fit part de sa négociation. Je restai à déjeuner chez lui, et nous quittions la table lorsqu'on vint le prévenir que des hommes à cheval de la division royaliste de George Bessières étaient à la porte d'Alcala, et s'annonçaient comme l'avant-garde de ce partisan, qui prétendait prendre possession de la capitale de l'Espagne au nom du roi. Quatre ou cinq éclaireurs étaient même entrés par cette porte, gardée seulement par un poste peu nombreux, car le général Zayas se reposant sur la convention signée avec le major général de l'armée française, et approuvée par le prince généralissime, n'avait point pris de précautions contre une attaque qu'il ne pouvait prévoir.

Le général Zayas sortit lui-même, accompagné de ses aides de camp, pour vérifier ce qui se passait, et donna en même temps l'ordre à la garnison de prendre les armes. Arrivé à la hauteur du Prado, il apprit que Bessières était lui-même en dehors de la porte, et qu'il témoignait le désir d'avoir une conférence. Zayas y consentit, et s'approcha de la porte; Bessières s'avança, et le somma de rendre la ville, étant résolu de l'enlever de vive force. Le général Zayas lui répondit que non seulement il n'obtempérerait pas à sa demande, mais que voulant s'en tenir strictement aux stipulations de la convention arrêtée entre le général Guilleminot et lui, il allait l'attaquer lui-même et le forcer à abandonner les environs de la capitale. Bessières se retira, les portes furent fermées, et sa division se mit en bataille à cinq cents pas de la porte d'Alcala. Cependant le bruit de l'approche de Bessières se répandit à l'instant dans la ville, et une foule d'individus de la populace sortit avant que toutes les issues de la ville fussent interceptées, et se porta à la rencontre de Bessières. Pendant ce temps-là le général Zayas prit rapidement des mesures énergiques, il distribua les troupes dans les divers quartiers de Madrid, et empêcha la circulation des habitans dans les rues qui avoisinaient la porte d'Alcala. Il sortit lui-même avec un corps de cavalerie et d'infanterie par cette porte, et attaqua vivement la division de Bessières, qui ne tint pas un instant contre les troupes constitutionnelles. Celles-ci firent un bon nombre de prisonniers, et ramenèrent plusieurs des personnes qui étaient allées à la rencontre de Bessières. La faible garnison qui occupait Madrid pendant que Zayas poursuivait la bande de Bessières, fit si bonne contenance, que la populace, qui était devenue très royalistes depuis qu'elle avait appris l'invasion de l'armée française, n'osa pas bouger. Le général rentra bientôt; il me trouva chez lui, où j'étais dans une grande inquiétude sur son compte: je craignais que les troupes françaises qu'on savait être à Alcala, à quatre lieues de Madrid, n'eussent cru devoir soutenir Bessières, et que, par suite de cette malheureuse échauffourée, la convention de Buytrago ne fût annulée. Zayas me rassura et me dit: «Je viens de rendre à la ville de Madrid un immense service, en la sauvant d'une occupation de trois jours par les honnêtes héros de Bessières; mais je ne m'abuse point sur les suites de mon dévouement: on va m'accuser d'avoir fait massacrer la population de la capitale, parce qu'une coïncidence fatale a fait rencontrer dans les rangs de cette troupe des sots qui croyaient bonnement que j'allais céder à l'insolente sommation d'un aventurier.»

Au moment du dîner, on annonça deux parlementaires français qui venaient s'informer auprès du général Zayas du motif du combat qui venait d'avoir lieu. Après en avoir appris la cause, ils témoignèrent leur indignation contre Bessières; et l'un d'eux, qui était un colonel attaché à l'état-major général du prince, se chargea d'un rapport que ce général Zayas envoya à son altesse royale. J'ai su que ce rapport avait valu à Zayas une lettre du général Guilleminot, écrite par ordre de monseigneur le duc d'Angoulême, dans laquelle la plus positive approbation était donnée à sa conduite. Ces officiers français ayant traversé la ville au moment où finissait le tumulte extérieur excité par l'apparition de Bessières, la populace s'imagina que l'armée française allait entrer immédiatement dans la ville, et déjà il se formait des rassemblemens dans les faubourgs; mais dès qu'ils virent que le général Zayas, au lieu de se préparer à évacuer Madrid, faisait renforcer la garde des postes, et que les aides de camp reconduisaient les parlementaires hors de la ville, tout rentra dans l'ordre.

Les journées du 21 et du 22 se passèrent fort tranquillement; à neuf heures du soir du 22, le général Zayas fit prendre les armes aux troupes qui formaient la garnison de Madrid, et fit diriger les équipages et l'artillerie sur la route de Toledo. Je voulus prendre congé de lui, et ce n'est pas sans attendrissement, car je voyais peut-être pour la dernière fois ce brave général qui avait répandu tant d'agrémens sur mon séjour à Madrid. Il partait le coeur serré de tristesse. J'espère beaucoup, me dit-il, dans la sagesse de monseigneur le duc d'Angoulême; mais que d'obstacles n'aura-t-il pas à vaincre! Difficilement il pourra se former une idée exacte de la profonde ignorance du parti auquel les armes françaises vont livrer mon malheureux pays. Je n'ai pas une haute opinion, vous le savez, des talens de nos hommes d'État constitutionnels; mais, les plus médiocres et les plus exaltés d'entre eux sont des aigles et des anges en comparaison de ceux qui vont triompher. Le protectorat de la France, dégagé de l'influence de la sainte-alliance, eût été profitable aux deux nations; mais la manière dont elle va l'exercer va lui coûter fort cher, et détruire peut-être pour long-temps la sympathie qui s'était établie entre les deux peuples depuis 1814. Je dis un dernier adieu à Zayas, et je rentrai chez moi.


CHAPITRE CCIV.

Entrée des Français à Madrid.--Portrait du père Cyrille.--Mes entrevues avec ce personnage.--M. Ouvrard, munitionnaire général.--La régence.--Les généraux Eguia et Quesada.--Le duc de l'Infantado.--Ordonnance d'Andujar.

Le lendemain je me levai de très bonne heure, et je me dirigeai vers le Prado pour me trouver à l'entrée des Français annoncée pour neuf heures du matin. En passant par la porte du Sol, je la trouvai occupée par un bataillon de la garde royale. Je sus que le général Latour-Foissac était entré à la pointe du jour, et avait pris possession de la ville, que le général Zayas évacuait au même instant. J'aperçus M. D***, que j'avais connu employé supérieur de la police à Paris; j'en fus reconnue, et après les premières expressions de sa surprise de me trouver à Madrid, il m'apprit qu'employé à l'état-major général du prince, il était arrivé incognito à Madrid pour y voir le duc de l'Infantado, qu'on se proposait de mettre à la tête du gouvernement provisoire de l'Espagne; mais qu'il avait eu toutes les peines du monde à découvrir ce seigneur, qui, me dit en riant M. D***, tremblait encore de la peur qu'il avait eue au 7 juillet. «Je l'ai cependant décidé, ajouta-t-il, à se présenter à son altesse royale; mais je vous avoue que la conversation que j'ai eue avec lui m'a laissé une idée peu favorable de ses talens, et je doute fort qu'il soit capable de remplir le rôle qu'on lui destine.»

M. D*** m'apprit que le fameux Ouvrard était aussi de l'expédition, et qu'il venait exploiter en personne l'immense entreprise dont il avait obtenu l'adjudication. «Vous allez être bien étonnée, me dit M. D***, quand vous verrez l'étrange ménagerie que nous traînons après nous. En premier lieu, une régence provisoire présidée par une espèce de vieux fou qu'on appelle Eguia, général, à ce qu'il dit, et qui ressemble à un vieux procureur; à leur suite vient un guerrier improvisé par les moines et connu sous le nom de Trappiste; et enfin une division, ou soi-disant telle, de défenseurs du trône, qui se donnent pour les héros du 7 juillet, et qui ne savent pas même marcher au pas militaire. Tous ces gens-là ne sont bons qu'à détruire l'effet des proclamations et des sages mesures du prince. Je n'ai trouvé de raisonnables dans cette tourbe, que deux hommes, le général Quesada, qui, dans son parti, se trouvait en très mauvaise compagnie, et le père Cyrille, général des Franciscains, homme fort aimable et qui blâme tout bas ce qu'il approuve tout haut. Je voudrais que vous connussiez ce religieux, qui n'a du moine que l'habit, et qui est un des plus jolis hommes que jamais le froc ait couverts.»

M. D*** m'offrit de m'accompagner au Prado, où était déjà arrivé le régiment des chasseurs de la garde française. La matinée était superbe; beaucoup d'habitans de Madrid, rassurés par la tranquillité qui régnait dans la ville depuis que les Français en avaient pris possession, s'étaient rendus au Prado pour jouir du spectacle de l'entrée du prince. Un bataillon des gardes espagnoles habillées en France ouvrait la marche. Il est probable que ce bataillon avait été recruté parmi les soldats de la Foi; car, malgré l'espace immense qu'offrait la grande allée du Prado, ses officiers ne purent parvenir à le faire dénier en ordre, et l'on fut obligé de le faire ranger dans une des contre-allées pour que le cortége ne fût pas arrêté dans sa marche.

Le prince parut entouré d'un brillant état-major; venait ensuite une division de cavalerie et de l'artillerie. Les Espagnols furent émerveillés de la belle tenue de ces troupes. Après l'entrée du prince, les habitans de Madrid eurent aussi le spectacle d'un passage non interrompu de trois divisions d'infanterie de ligne et sept à huit régimens de cavalerie qui traversèrent la ville pour aller prendre leurs cantonnemens dans les villages environnans. Le prince refusa le logement qui lui avait été proposé au palais, et voulut occuper l'hôtel du duc de Villa-Hermosa, situé auprès du Prado.

En revenant chez moi, je rencontrai des bandes nombreuses d'hommes et de femmes qui parcouraient les rues en dansant, en criant mort aux negros! c'est ainsi qu'on appelait depuis quelque temps les constitutionnels. Quelques moines étaient mêlés à ces danses, mais en petit nombre; plusieurs femmes dont les maris étaient connus pour avoir fait partie de la milice urbaine furent insultées, mais des patrouilles françaises eurent bientôt rétabli l'ordre, et la gendarmerie assura par sa vigilance la tranquillité de la ville. Il ne se passa plus de scènes de cette espèce pendant tout le temps que la garnison française fut seule chargée de garder la capitale: ce n'est que lorsque la régence fut parvenue à créer quelques compagnies espagnoles, que le désordre éclata de temps à autre.

Pendant plusieurs jours la ville fut illuminée tous les soirs, et jusqu'à l'installation de la régence personne ne fut persécuté. Mais à peine ce gouvernement provisoire fut-il établi, que, malgré les soins généreux et concilians du prince, les vexations se multiplièrent. Beaucoup de modérés, même de ceux qui avaient appelé les Français de tous leurs voeux, furent obligés de sortir de Madrid. Martinez de la Rosa, quoique ouvertement protégé par les autorités françaises, se vit contraint d'obéir à un ordre de la régence qui lui enjoignait de quitter l'Espagne; la ville se dépeupla de ses plus honorables habitans, au grand regret des officiers français, qui préféraient de beaucoup être logés chez des constitutionnels, où ils trouvaient de la politesse et tous les agrémens de la société, que dans les maisons des serviles, gens ignorans et en général peu riches.

M. Ouvrard était arrivé en même temps que le prince, et ses maréchaux-des-logis avaient marqué sa résidence dans un des plus beaux hôtels de la capitale; mais il dut le céder au prince de Carignan, qui ne jugea pas à propos de se déranger pour le munitionnaire général. Celui-ci prit son parti en homme qui sait dépenser son argent à propos; il loua le magnifique hôtel d'Arriza, dans la rue d'Alcala, et il y installa sa nombreuse suite, qui ne tarda pas à s'augmenter par l'arrivée de deux dames qu'il présenta comme ses nièces, mais que tout le monde savait être deux des filles qu'il avait eues de madame Tallien, maintenant princesse de Chymay. On fut étonné que M. Ouvrard eût seul, dans toute l'armée, le privilége d'amener des femmes en Espagne, et qu'il montât leur maison sur un pied de magnificence extraordinaire. Tout le monde savait par coeur la vie de M. Ouvrard: cependant il donnait des fêtes si belles, tenait une table si exquise, que tout le monde allait chez lui. Je me trompe, ce n'était pas une maison, c'était une cour. Bientôt M. Ouvrard fit venir sa famille réelle et légitime, Mme de Rochechouart et sa soeur, deux personnes des plus distinguées. Le palais Ouvrard, comme je l'ai entendu appeler, devint le rendez-vous de toutes les notabilités militaires et diplomatiques. On ne cessait de dire du mal de ce fournisseur, et on eût été bien fâché de n'être pas admis à ses fêtes et à sa table; et tel qui, dans la discussion de ses fameux marchés, a le plus déclamé contre lui, était, à Madrid, un de ses plus assidus commensaux.

Je voyais de temps en temps M. D. Il me tenait au courant des nouvelles politiques et des intrigues de toute espèce dont Madrid était le théâtre. Je sus par lui que le prince était excédé des exigences et des absurdes projets du parti qui croyait avoir vaincu la révolution, et ne regardait les Français que comme des auxiliaires. Son Altesse aurait voulu réconcilier tous les Espagnols et éviter des réactions; elle aurait désiré surtout que le bien qu'elle méditait fût opéré par eux, et leur en laisser tout le mérite. Son major général, homme d'un sens droit et d'une rare capacité, guerrier et administrateur habile, malgré l'enveloppe simple, modeste et bourgeoise qui honore ses talens sans les cacher, le général Guilleminot enfin, partageait toute la magnanimité de cette politique, qu'il ne m'appartient pas d'apprécier. Mon ancien ami don Joseph A..., que je voyais quelquefois, en gémissait avec moi, et me prédisait tout ce qui ne s'est que trop réalisé depuis.

M. D*** me parlait souvent du père Cyrille, qui jouissait d'un très grand crédit auprès de la régence. Il me donna l'envie de connaître ce singulier personnage, mais je ne voulais pas que M. D*** fût dans ma confidence; je pensais que don Philippe devait plutôt la recevoir. Je ne me trompai pas, car lui ayant demandé s'il connaissait ce moine célèbre, il me répondit: «Vous pensez bien qu'ayant toujours fait en sorte d'avoir des amis puissans dans tous les partis, je n'ai pas négligé celui-là; et si vous voulez prendre du chocolat avec sa révérence, je me charge de l'en prévenir; mais je vous préviens que, quoiqu'il comprenne très bien le français, il le parle avec difficulté.» Je savais assez d'espagnol, et, à l'aide de l'italien, j'étais parvenue à suivre de longues conversations avec des Espagnols qui ne savaient que leur langue. Don Philippe me promit que sous peu de jours il me mettrait à même de satisfaire ma curiosité. En effet, il vint le surlendemain me dire que, si je voulais me rendre, le soir même à six heures de l'après-midi, au couvent de Saint-François, le père Cyrille me donnerait audience. Qu'on ne s'étonne pas de cette expression; un général des franciscains est, en Espagne, un personnage très important, et il n'accorde pas indifféremment la faveur d'un entretien particulier. Je dis à don Philippe de venir me prendre à l'heure indiquée, et nous nous rendîmes ensemble au couvent de Saint-François.

Au lieu d'entrer dans le monastère, don Philippe alla frapper à la porte d'une petite maison contiguë au péristyle de l'église. Un jeune moine vint ouvrir la porte, et nous introduisit dans une salle basse, où il nous invita à nous asseoir, en attendant que sa révérence pût nous recevoir. Nous attendîmes un quart d'heure à peu près, et nous vîmes sortir d'une porte intérieure un homme décoré de plusieurs ordres, que don Philippe me dit être le duc de Montemar, membre de la régence. Un moine, dont la belle figure me frappa, l'accompagna jusqu'à quelques pas en arrière de la porte, et rentra dans un appartement ultérieur. Peu d'instans après, le même religieux qui nous avait ouvert la porte de la maison vint nous prévenir que le père général nous attendait; nous entrâmes dans une vaste cellule, qui aurait pu passer pour un salon. L'ameublement, des plus simples, consistait en quelques chaises à bras, extrêmement propres, un grand fauteuil en cuir, une table recouverte d'un tapis et une petite bibliothèque. Le père Cyrille, que je reconnus d'abord pour être la personne qui avait accompagné le duc de Montemar, vint à moi d'un air extrêmement gracieux, et me salua avec une aisance remarquable. Il prit la main de don Philippe d'un air de protection, et nous invita l'un et l'autre à prendre séance.

Le père Cyrille ne me parut pas avoir plus de trente-huit à quarante ans, sa figure est parfaitement régulière et fort expressive, ses yeux brillent de tout l'éclat méridional; mais il a en même temps le regard fort doux. La grâce de sa taille, un peu au-dessus de la moyenne, triomphe du froc qui, pour la première fois, me parut un vêtement élégant. Enfin, je remarquai dans l'arrangement de la robe, dans le chapelet, dans les ordres de l'anachorète, une certaine industrie, ou, si je puis m'exprimer ainsi, une coquetterie de cordelier.

Après les premiers complimens qu'il m'adressa en espagnol avec beaucoup d'aisance, le père Cyrille me demanda quel était le motif qui lui procurait l'honneur de ma visite. Je lui répondis sans détour, qu'ayant vu de très près tous les hommes célèbres de la révolution d'Espagne, je désirais connaître également ceux de la contre-révolution, et que sur le portrait avantageux qu'un de mes amis qui était venu à Madrid avec l'armée m'avait fait de lui, j'avais cédé à la curiosité en priant don Philippe de me présenter. «Je me félicite, ajoutai-je, de vous avoir vu, et je ne m'étonne plus maintenant de votre haute position. Qui sait si vous n'êtes pas destiné au rôle que Ximenès, franciscain comme vous, mais probablement moins aimable, joua autrefois en Espagne.»

«--Ces temps sont passés, me répondit le père Cyrille. Je ne m'abuse pas sur le crédit momentané que donnent à ma personne, et plus encore à mon habit, les circonstances passagères où nous nous trouvons. Le secours que nous avons été obligés d'implorer de la France, pour renverser le système constitutionnel, finira par nous être nuisible. Les soldats français ne se prêtent pas de bonne grâce à l'emploi de protecteurs des moines. D'ailleurs, et malgré la mission que l'armée française remplit au nom de la Sainte-Alliance, elle nous fait sentir, involontairement peut-être, que son instinct ne la porte pas vers nous. Voyez le peu de cas que vos généraux et vos officiers font de nos soldats de la foi; j'avoue qu'ils ne sont pas attrayans. Je vous dirai même entre nous que la plus grande partie de leurs chefs sont des gens sans nom, et ceux-là sont les plus honnêtes. J'ignore quelle sera l'issue de tout ceci, non pas quant aux opérations militaires qui seront bientôt terminées; mais ce n'est pas tout que de vaincre, il faut gouverner, et quoique, sous ce rapport, les constitutionnels nous aient donné l'exemple de la plus grande ignorance en matière de gouvernement, je crains bien que nous ne trouvions le moyen de renchérir encore sur leurs sottises. Vous trouverez peut-être que je m'explique bien légèrement dans une première conversation, mais outre que je compte sur la discrétion de don Philippe, je ne suppose pas que vous vous occupiez beaucoup de politique, et vous oublierez tout ce que je viens de vous dire.»

J'étais on ne peut plus surprise d'entendre le père Cyrille s'exprimer avec tant de raison et de grâce, son habit disparut entièrement à mes yeux, et je ne vis plus en lui qu'un homme extrêmement aimable dont la conversation était pleine de charmes. Il sonna et ordonna à un frère qui entr'ouvrit la porte, d'apporter le chocolat qui nous fut servi sur un plateau d'argent avec les confitures d'usage; quant à lui, sa tasse lui fut apportée sur une assiette de faïence commune. Nous causâmes encore quelque temps, et, lorsque nous prîmes congé de lui, il me dit que, quelqu'envie qu'il eût de me rendre une visite, il ne le pouvait pas, les convenances et ce qu'il devait à la place qu'il occupait, ne lui permettant pas de faire des visites à des personnes de mon sexe; «mais je reçois toujours, lorsque je suis prévenu d'avance, et, si j'étais assez heureux pour qu'un service à vous rendre, ou à vos amis, me valût la faveur d'autres entretiens, je m'en féliciterais.»

Je sortis de chez le père Cyrille, enchantée de lui, me promettant bien intérieurement de le revoir. Je fis beaucoup de questions à don Philippe sur son compte. J'appris que c'était à l'habileté avec laquelle il avait su profiter des circonstances qu'il devait son élévation. Exilé par ses supérieurs en Amérique, pour quelques imprudences de jeune homme, il alla à Rio-Janeyro, où il acquit un grand crédit auprès de la reine qui se connaissait en mérite. Il imagina et parvint à exécuter le double mariage de deux infantes de Portugal, avec le roi Ferdinand VII et son frère don Carlos. Il fut à cette occasion comblé de faveurs des deux cours, et promu au généralat de son ordre. Au commencement de la révolution, il manifesta des idées assez libérales. On prétend même qu'il a été franc-maçon; mais les constitutionnels, qui auraient pu se l'attacher par un évêché, le rebutèrent, et dès qu'il vit se présenter des chances de contre-révolution, il s'y jeta avec toute l'ardeur de son âge et de son état.

Je proposai à don Philippe d'aller au Prado pour finir la soirée. Cette belle promenade était remplie de monde; j'y vis une quantité innombrable d'officiers français, et surtout de gardes du corps qui, presque tous, donnaient le bras à des dames espagnoles. D'après ce que j'ai ouï dire, les Français n'ont pas eu à se plaindre des rigueurs du beau sexe dans cette campagne. On cite messieurs les gardes du corps parmi ceux qui y firent le plus de conquêtes; mais ces dames ont aussi obtenu une victoire, car beaucoup d'officiers entrés en Espagne, avec des idées fort opposées au libéralisme, en sont sortis dans des sentimens bien différens, et j'ai entendu des dames de Madrid se vanter d'être la cause de ce changement.

Il me tardait beaucoup de revoir le père Cyrille. Je ne voulais pas que don Philippe s'aperçût de mon impatience qui, je l'avoue, était fort grande. Je cherchais depuis quelques jours un prétexte pour lui écrire que j'avais à lui parler, lorsque je reçus une visite qui me fit connaître, à ma grande satisfaction, que le père Cyrille ne m'avait point oubliée, et qu'il souhaitait lui-même de faire naître une occasion de me revoir.

J'avais quelquefois rencontré dans les sociétés, une dame B. que je savais être l'une des directrices d'un établissement de charité à Madrid. Nous avions eu ensemble quelques conversations dans lesquelles je lui avais fourni des renseignemens sur les associations de ce genre qui sont si communes à Paris. Un matin, madame B. vint chez moi, et après les premiers complimens, elle m'annonça que le but de sa visite était de m'engager à solliciter des autorités françaises des secours que le départ de Madrid, de la plupart des familles riches, rendait urgens. Elle me dit que le père Cyrille, qui avait repris sa place d'aumônier de cette oeuvre pieuse, m'avait désignée à elle, comme très propre à remplir le but qu'on se proposait, et qu'elle venait m'en prier de sa part. Je m'empressai de promettre à madame B. que je ferais volontiers ce qu'on désirait de moi, et, dès qu'elle fut partie, j'écrivis au général des franciscains, en lui demandant une audience. Je reçus une heure après, un billet fort poli du père Cyrille, qui m'offrait de me recevoir le soir même à six heures. Je me fis accompagner par Yusef, et je me rendis à l'heure indiquée au couvent de Saint-François, où je fus reçue de la même manière que je l'avais été avec don Philippe, dans le petit parloir dont j'ai parlé plus haut, situé hors du couvent, avec lequel il communiquait par l'intérieur. Le père Cyrille parut à l'instant, suivi du moine qui m'avait introduite. Celui-ci se retira dès que je fus assise. Le père Cyrille me remercia avec beaucoup de vivacité de mon empressement et me témoigna combien il était fâché de n'avoir pu m'éviter la peine de me rendre chez lui. «Je suis condamné par ma place, me dit-il, à ne pouvoir aller publiquement que chez les ministres ou chez les grands. Je ne saurais, sans me compromettre, me rendre chez vous, à moins toutefois qu'il ne fût bien public, même par la gazette que vous êtes entrée dans l'association des dames de charité. Le départ de la plupart des femmes des grands d'Espagne qui en faisaient partie, laissa vacantes plusieurs des premières places; si vous daignez en accepter une, votre qualité d'étrangère ne sera point un obstacle, surtout dans ce moment-ci. Je désire d'autant plus vous voir accepter ma proposition, que ce sera me fournir des occasions fréquentes et bien précieuses pour moi de vous entretenir. Je n'aurais pas eu besoin d'apprendre par don Philippe que votre conversation était pleine de charmes. Je ne m'en suis que trop aperçu,» ajouta-t-il en me lançant un de ces regards, à la fois tendres et hardis, qui caractérisent particulièrement les physionomies du midi de l'Espagne. Pendant cet entretien qui devenait de plus en plus animé, je ne pus m'empêcher de jeter un coup-d'oeil en arrière, et de me rappeler à la fois tous les hommes célèbres que j'avais vus de près; et malgré moi le général des Franciscains me paraissait à la hauteur des généraux de nos armées. Quel enchaînement bizarre de circonstances n'avait-il pas fallu pour amener celle où je me trouvais dans ce moment. Le père Cyrille me parla beaucoup des divers personnages fameux avec lesquels j'avais eu des relations. «Je suis loin de faire entre eux et moi la moindre comparaison, me disait-il, mais je serai comme eux digne d'être votre ami.» Je le trouvais modeste de s'humilier à mes yeux; car, sous le rapport de l'esprit, il ne le cédait à aucun de ceux auxquels il faisait allusion, et il était incontestablement celui d'eux tous que la nature avait le plus généreusement traité.

Cet entretien, auquel j'avouerai que je me plus extrêmement, dura plus de deux heures. Je dus enfin mettre un terme à ma visite. Je lui déclarai, en prenant congé de lui, que je n'acceptais pas l'emploi qu'il m'offrait, mais que je servirais comme volontaire dans le corps des Dames de la Charité de Madrid, ce qui me donnerait l'occasion de le voir quelquefois.

«À ces conditions, me dit-il, j'accepte au nom de ces dames, et j'espère que vous n'oublierez pas le chemin du couvent de Saint-François.»

Je retrouvai mon Yusef sous le péristyle de l'église. Je rentrai chez moi; et don Philippe, qui s'y trouvait, m'apprit qu'on parlait du prochain départ de M. le duc d'Angoulême pour l'Andalousie. On venait aussi de recevoir la nouvelle de la convention conclue entre le général Morillo, commandant en chef l'armée constitutionnelle de Galice, et le général français Bourke. Les libéraux exaltés, surtout parmi les femmes, crièrent à la trahison; mais beaucoup de constitutionnels sincères conçurent de grandes espérances de ce traité fait au nom et avec l'approbation du prince généralissime. Ils espérèrent que les autres généraux imiteraient l'exemple de Morillo, et que par ce moyen l'Espagne obtiendrait quelques concessions que le roi sanctionnerait dès qu'il serait sorti de Cadix: ils ne s'attendaient pas à l'inconcevable audace de la régence, qui, tenant ses pouvoirs de S. A. R., osa refuser de ratifier cette convention. Elle fut exécutée toutefois en partie; mais elle donna de vives craintes pour l'avenir. Ces craintes ne se sont que trop réalisées; et les Espagnols ont vu les engagemens pris par l'héritier de la couronne de France, à la tête de cent mille hommes victorieux, violés par un gouvernement qui, un an après la restauration, n'eut pas encore un soldat dont il pût disposer.

J'allai voir le père Cyrille, et je lui témoignai mon étonnement de la conduite de la régence, que je traitai d'insolente. «Ils ont raison, me répondit-il, et ils l'auront toujours dans un cas pareil. Ils savent, et je le sais aussi, que le gouvernement français n'osera pas soutenir le duc d'Angoulême: c'est la France qui combat et qui paie, mais ce n'est pas elle qui commande. Les Français, s'il le faut, prendront Cadix d'assaut; mais ils échoueront contre le duc de l'Infantado, qui, entre nous, est la plus faible tête de l'Espagne, mais qui est gouverné par Victor Saez et par l'évêque d'Oscua, membre de la régence comme lui, et qui est bien le plus encroûté Servile de toute l'Espagne. Je me garderais de dire à d'autres qu'à vous que je pense que le gouvernement français devrait agir en souverain, et arranger les choses de manière à ce que notre roi, lorsqu'il sera libre, trouvât un système raisonnable établi sur des bases tellement solides, que les personnes qui ne manqueront pas de l'entraver ne puissent pas l'ébranler. Mais on ne le fait pas; et, pour mon compte, je crie plus haut que qui que ce soit que la régence a raison, et qu'il n'y a aucune composition à faire avec les negros. Je sais très bien où cela nous mènera dans quelques années; mais je n'y puis, et probablement n'y pourrais rien. L'habit que je porte me place dans une ligne dont je ne sortirai qu'à bon escient.» Ce que me disait le père Cyrille me rappela Zayas qui, dans le parti contraire, me tenait un langage dont le sens était le même. Le général constitutionnel et le général des Franciscains étaient deux hommes de beaucoup d'esprit et d'un grand sens; l'un et l'autre jugèrent très sainement les hommes du parti dans lequel ils se trouvaient engagés: le militaire partagea le sort des vaincus dont il déplorait les fautes, et le moine profita de celles des vainqueurs.

Je reçus dans ce temps-là une lettre de don Félix, qu'il trouva le moyen de me faire remettre par don Joseph A... Il avait été blessé dans une des affaires très chaudes que les troupes constitutionnelles de Catalogne avaient eues avec les Français. Il était caché dans les montagnes, et me priait de lui obtenir du major général un sauf conduit pour se rendre en sûreté à Bayonne. Sa lettre était fort triste: «La liberté est perdue, me disait-il; elle n'eût certainement pas succombé, si toutes les armées avaient fait leur devoir comme celle de Catalogne; mais nous avons été trahis à la fois par la fortune et par la plupart de nos généraux. Cependant, si je ne meurs pas de douleur ou de mes blessures, je suis assez jeune pour voir encore mon pays délivré du joug que lui imposent les Français: fils aînés de la liberté, ils ont répudié leur noble héritage. Puisse le spectacle hideux dont ils vont être les témoins les faire repentir d'avoir souillé leurs armes en protégeant le despotisme!» Je montrai cette lettre au père Cyrille, qui me dit: «Votre ami a la tête chaude; mais il pourrait bien avoir raison dans quelques années. En attendant il fait très bien de se réfugier en France; il fera encore mieux d'y rester lorsqu'il sera guéri.»

Don Joseph A... me prévint que, si je pouvais obtenir le sauf-conduit de don Félix, il avait des moyens certains de le lui faire parvenir. J'allai immédiatement voir le général Guilleminot, que je trouvai faisant ses préparatifs de départ. Il m'accueillit avec beaucoup de grâce, et ne fit aucune difficulté d'accéder à ma demande. En sortant de chez lui je rencontrai plusieurs voitures et une longue file de fourgons, le tout escorté par une troupe dont je ne reconnus point l'uniforme, qui était gris avec des revers jaunes. Je crus d'abord que je voyais les équipages du prince; mais on me dit que c'étaient ceux de M. Ouvrard qui se rendait en Andalousie. J'admirai le train du munitionnaire général: je ne présumais pas alors que tout cet étalage finirait par la Conciergerie.

S. A. R. partit à la fin de juillet, laissant le commandement de Madrid au maréchal Oudinot, duc de Reggio; le prince ne prit point avec lui les gardes du corps, qui continuèrent à résider à Madrid, à leur grand regret, mais à la grande satisfaction d'une foule de dames espagnoles qui applaudirent très sincèrement à une décision qui laissait dans la capitale deux ou trois cents jeunes gens dont une expérience de deux mois leur faisait apprécier le mérite. Pour toutes les personnes qui n'avaient pas cette consolation, le départ du duc d'Angoulême et de la garde rendit Madrid fort triste; plusieurs habitans notables, qui y étaient restés, rassurés par la présence du prince, dont la protection ne fut jamais implorée en vain, en sortirent dans la crainte des vexations de la régence. Il ne resta de mes anciennes connaissances que don Joseph A..., dont la maison était devenue fort solitaire. La société de la marquise de Reyalio était toujours fort nombreuse; mais elle était presque toute composée de Français que je ne connaissais pas. Je n'avais rien qui me retînt en Espagne, qu'une vague curiosité d'être témoin de la fin d'une campagne que je voyais bien ne pas devoir être longue, quoique beaucoup d'Espagnols se flattassent que Cadix tiendrait jusqu'à ce que le mauvais temps en rendît le siège impossible. Mais le père Cyrille, qui avait des correspondances partout, m'assurait qu'avant trois mois le roi serait à Madrid; il ne croyait pas à une résistance sérieuse de la part des Cortès, et il était assuré que le gouvernement anglais ne ferait aucune démonstration pour empêcher la chute de ce dernier boulevard des libéraux.

Peu de jours après le départ du duc d'Angoulême, un convoi apporta la célèbre ordonnance d'Andujar, qui fut reçue avec un applaudissement universel par l'armée française, par les libéraux et par les modérés, et avec un dépit mal déguisé par la régence. La joie fut au comble à Madrid pendant vingt-quatre heures. On crut et on dut croire qu'elle allait être exécutée. J'allai triomphante en apprendre la nouvelle au père Cyrille. Il la savait déjà; mais il modéra singulièrement mon allégresse, en m'annonçant de la manière la plus positive qu'elle ne serait suivie d'aucun effet. «Vous allez voir, me dit-il, le corps diplomatique faire des représentations; l'ambassadeur de France se croira forcé d'y joindre les siennes, et le duc de Reggio cédera. Tout se passa exactement comme il me l'avait dit. Les résultats de l'ordonnance d'Andujar se bornèrent à la création d'une commission mixte d'officiers français et de magistrats espagnols. Quelques prisonniers furent élargis, et trois semaines après, les prisons furent plus encombrées que jamais sur toute la surface de l'Espagne. J'étais indignée du rôle que jouaient l'armée française et son auguste chef. Je ne comprenais pas que le gouvernement français se laissât en quelque sorte insulter par des gens qui, s'il leur eût retiré son appui, auraient dû solliciter de lui un asile.

Je passai encore trois mois à Madrid, pendant lesquels je ne voyais guère que don Joseph A***, don Philippe et le père Cyrille. Ce dernier me tenait au courant de tout ce qui se passait; j'étais tous les jours plus étonnée de sa sagacité; mais c'est en vain que je tâchais de le déterminer à adopter un autre système politique. Je vois aujourd'hui qu'il avait raison dans sa position, et qu'il eût perdu tout son crédit en cessant de se montrer un des plus zélés fauteurs du servilisme; car on n'avait pas encore inventé les mots apostolique et absolutiste pour désigner le parti dont il était un des chefs principaux.


CHAPITRE CCV.

Soumission du reste de l'Espagne.--Capitulation de Ballesteros.--Entrevue avec Riego dans sa prison.--Ses derniers momens.

Quelque temps avant la reddition de Cadix eut lieu la bataille d'Arenas, dans le royaume de Grenade, où le général Molitor défit entièrement et dispersa l'armée de Ballesteros, qui par suite capitula avec les Français, en stipulant pour lui et pour ses soldats des conditions qui n'ont pas été tenues, quoique consenties au nom du duc d'Angoulême. Riego, qui était sorti de Cadix à la tête de quelques troupes, s'était réuni à cette armée et prit le funeste parti de chercher à s'évader après la déroute. Il partit du champ de bataille, suivi de quelques officiers, et se dirigea vers l'Estramadure, en traversant une partie de l'Andalousie. Il fut malheureusement reconnu par les paysans d'une ferme où il s'était arrêté pour prendre quelque repos. Pendant son sommeil il fut entouré, et à son réveil il se trouva désarmé, au pouvoir d'une bande de furieux qui le conduisirent à la Caroline, où l'on eut bien de la peine à empêcher la populace de le mettre en pièces. C'est par le père Cyrille, toujours instruit avant tout le monde, que j'appris l'arrestation de Riego. Je ne doutai pas qu'il ne fût réclamé par l'armée française, qui, à mon avis, devait le regarder comme compris dans la capitulation de Ballesteros. Le père Cyrille voulut m'en dissuader, et me prédit que cet infortuné serait livré aux tribunaux espagnols, qui le condamneraient sans miséricorde. Je refusai de le croire, non sans raison; car on apprit à Madrid qu'un détachement français était allé à la Caroline pour se faire remettre le prisonnier. Le père Cyrille persista à me dire que cette démarche n'empêcherait pas Riego d'être jugé et exécuté. Il n'avait que trop raison; car à quelques jours de là il arriva à Madrid, et fut déposé dans une maison qu'on appelait le séminaire des nobles, qui avait plusieurs fois servi de prison d'état pendant les troubles de l'Espagne. Son arrivée répandit la consternation parmi les constitutionnels. Cependant on espérait encore qu'il serait conduit en France; mais cette illusion s'évanouit quand on sut que son procès allait commencer. Pendant les premiers jours il fut permis à quelques personnes de le voir. Des officiers français qui avaient eu cette curiosité me racontèrent les entretiens qu'ils avaient eus avec lui. Je désirais beaucoup le voir, et j'en parlai à M D***, qui m'offrit de m'en fournir les moyens: «Mais il faut, me dit-il, prendre des habits d'homme; je viendrai vous chercher demain soir à l'heure où on lui apporte son repas, et vous entrerez avec le commandant du poste français.» Je prévins, le père Cyrille de la visite que je devais faire à Riego, et je lui promis de venir le voir immédiatement après.

M. D*** me tint parole. Il se rendit chez moi entre cinq et six heures, et nous allâmes ensemble à la prison. L'officier français qui commandait en chef la garde composée de soldats des deux nations nous introduisit dans un appartement assez propre où était le prisonnier. Il nous salua fort poliment. Je le trouvai assez tranquille et plein d'espoir. Il se flattait d'être envoyé en France, parce qu'il se regardait comme prisonnier de l'armée française. Ses argumens me paraissaient fort justes, et je crois sincèrement qu'il avait raison. L'habit que je portais était le même que j'avais lors de ma visite à San Juan de las Cabezas; j'étais surprise qu'il ne me reconnût point. Je lui parlai de don Félix, et à peine eus-je prononcé ce nom qu'il me dit: «Mais vous êtes le jeune officier qui l'accompagnait. Je le suis en effet, lui dis-je, mais je ne suis plus obligée de garder l'incognito. Je n'ai pris aujourd'hui des habits d'homme que pour pouvoir arriver plus facilement auprès de vous.» Riego s'imagina probablement que ma visite avait un motif important pour lui; car il témoigna le désir de m'entretenir en particulier. Le commandant y consentit, et on nous laissa seuls dans l'appartement, en vue toutefois des gardes qui étaient dans l'antichambre.

Je m'attendais à quelques communications de sa part, mais je m'aperçus que sa tête, que je n'avais jamais jugée bien forte, était encore affaiblie par son malheur. Il témoignait du courage, mais ce n'était pas celui que j'aurais voulu voir dans le héros de la révolution espagnole. Il se repentait presque de ce qu'il avait fait pour la cause constitutionnelle. Il se borna à me prier d'employer mon crédit, qu'il supposait immense, à obtenir son exil en France. Je lui promis de faire toutes les démarches possibles en sa faveur; mais je ne voulus pas l'abuser sur le peu d'espoir que j'avais de réussir. Je lui insinuai qu'il serait peut-être plus utile de faire solliciter les autorités espagnoles; mais il refusa constamment de croire qu'il leur fût livré. Le commandant rentra avec M. D*** et me pria de mettre fin à ma visite. Je me retirai fort émue, et avec le funeste pressentiment que le malheureux Riego ne quitterait la prison que pour monter sur l'échafaud.

M. D*** m'accompagna chez moi et me laissa à ma porte. Dès qu'il fut parti, j'appelai Yusef, et, sans me donner le temps de changer d'habits, je me rendis au couvent de Saint-François. Je ne fus pas reconnue par le moine qui venait ordinairement m'introduire. Je lui remis deux mots que j'avais tracés à la hâte en le priant de les donner sur-le-champ au père Cyrille. Celui-ci vint à l'instant; mais comme il ignorait mon travestissement, il crut que je lui envoyais un message. Il me reconnut enfin et me fit compliment sur ma bonne grâce en habit militaire. J'étais peu disposée à écouter ses aimables propos. «J'ai, lui dis-je, le coeur navré de douleur; je quitte ce malheureux Riego qui se flatte d'être envoyé en France. Je l'ai trouvé bien abattu; et qu'eût-ce été s'il avait soupçonné vos cruelles prédictions? Je viens vous proposer une belle action, je viens vous proposer de la gloire. Déclarez-vous le protecteur de Riego, sauvez-lui la vie. Donnez à l'Espagne et à l'Europe un noble démenti des opinions et des sentimens qu'on vous impute. Je vous fais l'honneur de croire que vous n'êtes pas cruel, et je vous pardonne ce que souvent vous imposent votre habit et votre position. Je vous ai donné et j'ai reçu de vous des preuves d'un grand attachement, joignez-y celle de vous intéresser vivement au sort de Riego.»

La physionomie du père Cyrille me montra que mon apostrophe l'avait vivement ému. J'attendais sa réponse, qui fut précédée d'un silence de quelques instans. «Vous me rendez justice, me dit-il, en pensant que je m'emploierais volontiers pour sauver la vie de Riego; mais soyez certaine que mes démarches seraient non-seulement inutiles, mais me feraient perdre mon crédit; croyez d'ailleurs que les ministres eux-mêmes n'oseraient pas, quand bien même ils ne seraient pas les plus mortels ennemis de Riego, comme ils le sont, intercéder pour lui. Ce n'est pas comme prisonnier de guerre qu'il sera jugé, c'est comme premier fauteur de la révolution; c'est pour avoir été chargé de l'exécution du décret de suspension des fonctions royales, lorsque les Cortès emmenèrent le roi à Cadix. On veut faire un exemple, et rien au monde ne peut l'empêcher. Si vous avez assez d'influence sur les chefs de l'armée française pour les engager à enlever Riego, il ne mourra pas. Vous voyez donc bien qu'il est perdu sans ressource.» Les raisonnemens du père Cyrille étaient sans réplique; mais ils me donnèrent de l'humeur contre lui, et je le quittai fort mécontente. Toutes les fois que je le revis depuis, avant mon départ, nous évitâmes, comme si nous en étions convenus, de parler de Riego.

Quelques jours après, Riego fut condamné à mort; et par un raffinement de cruauté, il fut privé du droit que lui donnait sa qualité de gentilhomme, d'être garrotté, et non pendu comme un roturier.

En Espagne il est d'usage de laisser trois jours d'intervalle entre la sentence et l'exécution. Pendant ce temps le condamné est placé dans une chapelle où il reçoit les secours de la religion. On obtient facilement la permission d'entrer dans la chapelle, et beaucoup de personnes charitables en profitent ordinairement pour aller consoler le patient et prier avec lui. Je voulais proposer à don Philippe d'aller voir Riego; mais il me prévint en m'annonçant qu'il avait formé le projet de s'y rendre. Je l'engageai à venir me voir au retour. Il vint en effet, et me confia sous le sceau du plus grand secret qu'il avait été chargé par d'anciens amis de Riego d'avoir avec lui un entretien que la qualité d'ecclésiastique lui faciliterait, et de lui remettre une dose de poison, pour lui éviter de mourir sur un échafaud. «Je me disposais, me dit don Philippe, à remplir ma commission; mais la conversation que j'ai eue avec Riego m'y a fait renoncer. Ce malheureux est tout-à-fait résigné et se regarde comme réellement coupable. Il a pris au pied de la lettre les premiers mots que je lui ai adressés, et que j'avais préparés pour entrer en matière, de crainte d'être entendu par les surveillans. Il a continué sur le même ton, témoignant un repentir sincère, et me demandant de la meilleure foi du monde si Dieu lui pardonnerait d'avoir été le principal agent de la révolution. J'ai, comme vous le pensez, renoncé à lui faire la proposition dont je m'étais chargé.» Ce que me dit don Philippe me prouva que j'avais bien jugé Riego dans la visite que je lui avais faite dans sa prison.

L'exécution eut lieu le lendemain à midi sur la place appelée de la Cebada. Riego fut placé dans une espèce de panier de paille tressée, tiré par un âne. Il mourut dans des sentimens fort chrétiens, et laissa après lui la réputation d'un homme fort au-dessous de la situation où les circonstances l'avaient placé.


CHAPITRE CCVI.

Départ de Madrid.--Entrevue périlleuse avec Léopold à Lyon.--Scène d'auberge.--Excursion en Suisse.

Malgré tout l'ascendant d'une prompte conquête, l'influence des Français disparaissait chaque jour devant la mystérieuse domination du parti apostolique en Espagne; les conseils de Ferdinand, les autorités subalternes, tout s'était empreint de cette maladie épurative et réactionnaire qui n'a guère de limite que la chute d'un système. Ce spectacle de vengeances sans dignité, et de proscriptions sans discernement, toutes les dégoûtantes orgies des factions me firent bientôt prendre le séjour de Madrid en horreur. Tous mes amis avaient successivement été obligés de fuir, tous, même ceux que la prudence de leur conduite, la couleur réservée de leurs opinions, leur royalisme même, mais un royalisme honnête, auraient dû faire respecter. C'est bien dans ce moment que les modérés étaient poursuivis comme des traîtres. Don Félix était parti pour Gibraltar; don Pedro, mon premier introducteur dans sa patrie, avait été obligé de disparaître en vingt-quatre heures pour éviter tous les ennuis d'une instruction dans laquelle des ennemis de sa famille l'avaient compromis, et dont il craignait encore plus l'issue qu'un exil volontaire. Ces deux amis et quelques autres n'avaient même pu échapper aux conséquences plus graves de la réaction qu'à l'aide de quelques recommandations que j'arrachai à la généreuse bienveillance du père Cyrille, qui, plus fort et plus magnanime que son parti, m'avoua bientôt le danger de ses complaisances pour sa popularité absolutiste, et l'impossibilité de les continuer.

Réduite à la solitude, déçue de toutes les espérances que j'avais attachées à un ordre de choses tombé sitôt, reportée vers ma patrie par cette abondance de souvenirs que des courses perpétuelles et des agitations journalières ne venaient plus distraire et étourdir, rappelée en quelque sorte vers la France par le réveil de tout ce que j'y avais laissé, et surtout par une lettre de Léopold auquel j'avais écrit plusieurs fois pendant la durée de mon long séjour dans la Péninsule, j'avais repoussé avec tout l'accent d'une mère les élans passionnés et dangereux d'une âme qui mêlait l'amour aux expressions de son profond attachement, mais en nourrissant l'espoir de conserver plus pur et par cela même plus durable un lien dont je sentais tout le prix pour mes vieux jours, et dont je n'ignorais pas non plus la puissance sur le bonheur raisonnable et possible de celui qui seul était resté fidèle à ma mémoire.

La lettre de Léopold était tout ce qu'on pouvait imaginer de mieux pour rassurer les terreurs qui se rattachaient toujours pour moi aux témoignages des sentimens trop exaltés d'un jeune homme. Celui que déjà je pouvais appeler mon vieil ami me demandait comme seule grâce de ne point le laisser sans conseils, sans appui: «J'ai mis ordre à toutes mes affaires, moins une, celle qui m'a contraint de reprendre du service; mais enfin, malgré cette chaîne si cruellement acceptée, plus péniblement subie, quelques momens de liberté me sont enfin possibles, et ces momens précieux, qui peuvent décider de mon avenir, je vous demande de les consacrer aux besoins de mon coeur. Quittez cette Espagne où l'on dit que des dangers de toute espèce entourent les étrangers. Je ne sais quels intérêts peuvent vous tenir si long-temps éloignée, loin de tout ce que vous avez aimé, de tout ce que vous devez plaindre toujours. Un congé me permet d'abréger les distances qui nous séparent; ne refusez point non plus de faire quelques pas pour vous rapprocher d'une âme qui a besoin de s'épancher dans celle d'une mère.

«Quand on en appelle à votre généreuse sensibilité, on est si sûr de la réponse, qu'en vous jurant aujourd'hui que c'est un fils seulement que vous viendrez affermir et consoler, j'ai la certitude que, quelles que soient vos autres vues, vous les sacrifierez toutes aux voeux impatiens de votre ami, et que je vous rencontrerai à Lyon, que je vous supplie encore une fois d'accepter pour rendez-vous dans le délai d'un mois.»

Dans la disposition d'esprit où j'étais, dans cet accablement où m'avait jetée ma vie de Madrid, devenue si inutile, si maussade, et même si dangereuse, la lettre de Léopold ne fit que hâter de quelques jours un départ qui était déjà résolu et nécessaire.

Je pris congé du petit nombre de personnes qui m'étaient restées des sociétés si nombreuses que j'avais vues pendant mon séjour, et que le régime nouveau avait presque toutes dispensées, et partis immédiatement pour Bayonne. Aucun incident ne marqua heureusement mon passage; et j'avoue qu'en mettant le pied sur le territoire français, j'éprouvai comme un soulagement merveilleux à la mélancolie qui s'était emparée de toutes mes sensations; et quoique la France ne fût pas tout ce que j'aurais voulu la voir, je sentis cependant, à son aspect comparé aux hideux spectacles de l'Espagne telle qu'une faction voulait la faire, un orgueil et un bonheur dont on devinera toute la délicatesse. Je pris quelque repos à Bayonne, où j'eus quelques démêlés pour le visa de mon passe-port, mais trop peu sérieux et trop tôt finis pour que je les mentionne.

Je quittai Bayonne au bout de trois jours, résolue de ne m'arrêter qu'à Lyon; car, vaincue par les instances de Léopold, forcée de reconnaître, dans plusieurs années de fidèle respect et de tendresse épurée, les gages d'un attachement sans péril, je sentis qu'il y aurait ingratitude et dureté, si je refusais à mon fils d'adoption, le seul ami qui me restât au monde, une entrevue depuis si long-temps demandée, et devenue nécessaire peut-être à son existence. De Madrid j'avais déjà écrit à mon jeune ami qu'à sa voix je quittais l'Espagne, et qu'il pouvait être sûr de me rencontrer à Lyon. De Bayonne je renouvelai par une seconde lettre ma promesse, de peur que celle de Madrid, qui avait eu à traverser les vilaines routes d'Espagne, ne fût pas arrivée à son adresse. Ces deux lettres contenaient les témoignages d'une affection vraie, sincère, et les conseils d'une raison qui sur ce point était du moins solide et inébranlable. J'ignorais pourquoi Léopold avait choisi Lyon comme centre de notre rendez-vous; mais comme les distances et les lieues ne sont rien pour moi, j'arrivai là aussi lestement, aussi rapidement qu'ailleurs.

Je descendis à un hôtel dont Léopold m'avait indiqué le nom dans sa lettre, et que d'ailleurs je connaissais pour un des plus confortables de la ville. Je n'étais pas débarquée depuis plus d'une demi-heure dans une espèce de salle d'attente, où je vérifiais mes effets, quand tout à coup j'entends les sons d'une voix qui m'était une surprise, une reconnaissance, une joie, une de ces émotions indéfinissables qui nous font trembler. Les paroles réitérées de cette voix, qui s'élevait davantage, ne furent bientôt plus que du bonheur: c'était Léopold demandant aux gens de l'hôtel la chambre de la voyageuse, de la dame arrivée récemment, le jour même peut-être... C'était lui, et les réponses n'allant pas aussi vite que son impatience, il avait deviné en quelque sorte la pièce où j'étais assise, et il était à mes pieds.

--«Mon amie, s'écria Léopold, ne me fuyez plus, je ne me reproche plus rien, je ne dois plus rien vous faire craindre, j'ai un congé illimité, j'en puis disposer pour mes affections, j'en voudrais disposer de manière à le rendre éternel. Mon amie, après tant d'années de courses, je voudrais me reposer près de ce coeur, le seul qui me représente la vie, le seul qui fasse battre le mien.» Léopold se calma aux vives expressions de mon dévouement. Il me parla de mon voyage, de mes relations en Espagne. Je lui en racontai les circonstances avec une franchise qui cette fois avait moins de mérite; car ce voyage si long avait été moins significatif que le voyage si court dont il est fait mention dans le tome IV de mes Mémoires. Léopold me fit promettre de renoncer à toutes ces courses pour une vie enfin assise et tranquille. Hélas! que n'ai-je suivi plus tôt ces conseils, je me serais épargné toutes les peines dont la versatilité de mes projets et mon malheureux défaut d'ordre m'accablèrent dans le court espace de trois années.

Ce sont ces trois années d'une existence vouée à l'oubli et à toutes les vaines espérances qui par instant les soutenaient, qu'il me reste à retracer, jusqu'au moment où la plus noble, la plus généreuse amitié vint ranimer mon courage en le flattant de la certitude d'un honorable succès. Avant de dérouler sous les yeux de mes lecteurs le tableau de ces dernières scènes, quelquefois si déchirantes, auxquelles a pu seule me faire survivre mon invariable opinion: «Qu'il y a plus de mérite à lutter avec le sort que de courage à s'y soustraire par la mort;» avant d'entrer, dis-je, dans cette nouvelle série de souvenirs, il me reste encore à retracer quelques vagabondes excursions, précédées d'une dernière lutte de ma liaison avec Léopold, lutte dont les sacrifices sont devenus les garans éternels d'un attachement saint et respectable. J'en atteste le ciel comme l'amour de la meilleure des mères, j'ai amené Léopold à ne me donner que ce nom révéré. Me dire qu'il n'est point mon fils serait m'ôter ma dernière illusion. Depuis la lutte et le sacrifice que je vais peindre ici dans toutes ses circonstances, un jour ne s'est point écoulé sans que je n'aie remercié le ciel de m'avoir fait attacher assez de prix à l'estime et au respect de mon fils d'adoption, pour avoir eu la force d'une immolation qui, repoussant quelques momens d'ivresse bien doux, devint la conquête d'un plus pur et plus réel bonheur.

Heureuse de revoir Léopold, je lui faisais l'aveu du plaisir que devait me causer sa présence. Je ne détaillerai pas tous les projets, toutes les espérances qui occupèrent les heures d'un tête-à-tête de deux jours. J'eus soin d'en affaiblir le danger en affectant une grande liberté d'esprit, et plus de gaieté que je n'en avais, enfin una vera desinvoltura. J'avais pris mon parti, j'étais sûre de moi, je voulais l'estime de Léopold, et pourtant en le voyant là près de mon coeur, ne formant pas un voeu dont je ne fusse l'objet, cela devint un effort difficile.

Nous partîmes ensemble de Lyon assez tard, avec l'intention de nous arrêter à ... Arrivés à cette première destination nous entrâmes dans une auberge, point central des diligences. La première salle était remplie de monde. Des gendarmes étaient là, à leur poste, pour visiter les passe-ports des voyageurs. Léopold demanda aussitôt qu'on nous préparât deux chambres, et qu'on nous fît souper dans l'une. Armée du bougeoir d'usage, l'une des servantes nous précéda par un corridor long et étroit, où se trouvaient plusieurs chambres, sans regarder en arrière, et se dirigeait vers l'extrémité du bâtiment. Léopold pressait mon bras; il était dans une agitation convulsive; sa voix entrecoupée ne prononçait que des mots de tendresse: tout à coup il me serre vivement, pousse une porte entr'ouverte, et la refermant soudain, nous voilà debout au milieu d'une chambre obscure. Je ne repoussais pas ses mains qui m'enlaçaient, je soupirais à ses soupirs; la crainte, le mystère, ajoutaient au charme de son langage. Quelques monosyllabes, quelques prières étouffées me demandaient le bonheur. Le visage de Léopold brûlait mes mains. On ne m'accusera pas, j'espère, de vouloir me targuer d'une tardive sagesse, puisque j'avoue que plus jeune j'aurais rendu amour pour amour. Ma vertu intraitable dans cette dernière crise n'était donc méritoire que par l'effort qu'elle me coûtait et non par son motif, puisque l'âge seul de Léopold, et la douleur de perdre bientôt le coeur auquel j'aurais cédé, faisaient seuls ma force. En résistant, mes erreurs passées devenaient même des gages d'un noble attachement, par l'admiration qu'elles commandaient pour une victoire que le besoin d'être estimée et chérie de lui me faisait remporter sur une passion dont depuis long-temps il connaissait la violence.

Je prolongeai avec une sorte d'enivrement un danger qui me donnait une dernière fois toutes les délicieuses émotions d'une tendresse partagée; et je suis forcée aussi d'avouer que je manquai faillir malgré ma volonté, par trop de confiance dans ma résolution. Enfin, épuisée par le danger, je sentis que le moment était venu de rompre le charme, en rappelant à celui qui me demandait le bonheur de sa vie, que nous étions à la veille du jour anniversaire de la mort de sa malheureuse mère. «Léopold, peut-être est-ce l'heure d'une agonie allégie seulement par l'espoir que vous deviendriez mon fils.

«--Ah! vous me donnez la mort. Je le vois, je ne vous serai jamais qu'un fils!

«--Qu'un fils... oui... mais quel titre est plus doux, est plus cher? Sortons, Léopold; je crois voir auprès de nous les mânes de votre malheureuse mère.» Et je l'entraînais doucement vers la porte, «Ah! disait l'ardent jeune homme, si elle nous voit, si les âmes de ceux qui nous chérirent veillent sur nous encore, que ma mère intercède pour moi au lieu de me faire repousser.» En ce moment nous entendîmes la fille dire au bas de l'escalier: «Mais où donc ont passé ce monsieur avec sa mère? Je viens d'en haut, ils n'y sont pas.--Retourne sur tes pas, porte à ces voyageurs le complément de leur souper,» répondait la grosse voix du maître de l'hôtel. «Sortons, sortons, Léopold, m'écriais-je; que la servante nous trouve à table.» Il résistait, il cherchait à me retenir: «Vous voulez donc me compromettre, Léopold; vous voulez m'ôter le bonheur de passer pour votre mère?» Il ouvrit la porte, et nous étions déjà à table quand la lourde créature parut au milieu de l'appartement, occupé à sa grande surprise. Elle fit une mine qui donna aussitôt un tour moins dangereux à notre tête-à-tête; car j'éclatai de rire, et le sérieux un peu triste de Léopold n'y put tenir: «Mais où étiez-vous donc, monsieur et madame, s'il vous plaît?

«--Ici, ma chère, à table.

«--Vous voulez me plaisanter?

«--Je n'en ai nulle envie, disait Léopold en me regardant d'un oeil expressif.»

J'ai dit que Léopold était d'une figure remarquable: cette figure avait dans ce moment un charme extraordinaire. La paysanne en fut frappée, et malgré l'innocence du village, témoigna assez par un air de soupçon qu'elle connaissait toute la fragilité de la vertu. Léopold, après avoir tout fait servir, ordonna à l'Agnès rustique de nous laisser. Elle s'en fut communiquer ses observations à ses habitués du coin du feu, messieurs les gendarmes de l'endroit, qui avaient élu domicile dans l'auberge comme sur le point le plus militaire de leur résidence, celui où l'ennemi se rencontre, celui où les voyageurs descendent et ont à exhiber leurs passe-ports.

Léopold avait un congé, mais sous l'habit bourgeois il avait conservé la moustache, la cravate noire, la mine enfin de ce qu'il était. La servante n'avait rien de mieux à faire que de parler des voyageurs, et surtout du beau militaire. Aussitôt le brigadier de songer à son devoir et de monter avec cette sotte fille pour demander les passe-ports. Nous crûmes entendre quelques mauvais propos des arrivans.

Je tâchai de prendre le ton de la plaisanterie pour reprocher à Léopold d'avoir excité de ridicules suppositions par ses manières trop peu filiales. «Quoi, s'écria-t-il, vous vous feriez un jeu de mon tourment, vous, si bonne, si bienveillante pour tout le monde! Serais-je destiné à vous paraître ridicule par un délire digne d'intérêt?» Ici la violence de son émotion me saisit réellement jusqu'à l'épouvante. Je lui prodiguai, pour le calmer, tous les doux noms de la tendresse; mais je ne me rendis maîtresse de sa volonté que par la menace de séparer à jamais ma destinée de la sienne, de lui devenir étrangère, s'il ne me promettait que ce serait là son dernier oubli des voeux de sa mourante mère. «Et si je vous immole tout mon amour, vivrai-je du moins près de vous? vous verrai-je tous les jours?» Et ses regards supplians dévoraient les miens. Je lui promis de renoncer aux voyages, de chercher une occupation utile, et de vivre pour lui près de lui. Enfin je parvins à rassurer Léopold sur toutes ses craintes, en lui parlant le langage d'une confiance illimitée. Nous convînmes de la façon de vivre qu'il fallait adopter; nous fîmes des projets d'avenir, d'un avenir que l'estime pût entourer.

La présence d'un brigadier de gendarmerie vint troubler notre tête-à-tête, qui n'était plus alors que celui de la raison. Léopold montra ses papiers avec une docilité et une soumission qui eurent beaucoup de prix à mes yeux, d'après son caractère très facile à irriter. Je regardai sa conduite dans cette occasion comme un gage de tous les efforts qu'il ferait sur lui-même pour se résigner à une filiale obéissance.

Le lendemain matin nous délibérâmes sur la suite de notre voyage. J'ai oublié de dire qu'à Lyon nous avions fait le projet de parcourir la Suisse, d'aller ensemble saluer les lieux qui m'ont vue naître, renouveler sous les ombres de Villa-Ombrosa et sur le souvenir de ma vertueuse mère les sermens d'un attachement que d'en haut nos parens pussent approuver, c'est-à-dire la promesse d'une union fraternelle, qui mettrait tout en commun entre Léopold et moi, tout, excepté les remords d'une faute. Mais le moment n'était point venu encore d'une entière sécurité. Léopold promettait plus qu'il ne pouvait tenir, et les volontés fermes de son dévouement et de sa soumission, après avoir éclaté en ma présence, expiraient dans son coeur au moindre moment de solitude. Nous fîmes cependant le trajet de Lyon jusqu'à la frontière dans les doux épanchemens d'une amitié résignée, et d'une amitié heureuse, contente, fière même de sa résignation. En approchant du dernier village de la frontière de Suisse, nous résolûmes d'y passer la nuit, de manière à commencer notre pèlerinage avec le jour. Nous soupâmes très gaîment dans l'auberge du petit village. Seulement quand je fis observer à mon jeune compagnon que, devant partir le lendemain de bonne heure, le moment me semblait venu de nous séparer et de nous retirer chacun dans notre appartement, il parut s'élever en lui comme un combat de soumission amicale et de révolte amoureuse; il prononça quelques mots de pressante sollicitation, quelques soupirs; mais cédant bientôt à l'intrépidité apparente de ma vertu, aux cordiales expressions de mon attachement, tel qu'il venait d'être encore mutuellement consenti et accepté, il se retira avec quelques murmures étouffés par le souvenir de ses promesses.

Le lendemain je me levai fatiguée d'un sommeil que de pénibles rêves avaient agité. Je ne sais quel noir pressentiment couvrait mes yeux et me voilait presque l'azur du matin. Je ne savais s'il était tard, s'il était de bonne heure. Léopold n'était point encore descendu, je l'attendais péniblement en respirant l'air dont ma poitrine était affamée. La servante de l'auberge vint m'arracher à mes méditations pour m'offrir à déjeuner. Elle me remit aussi un mot que le militaire de ma connaissance lui avait bien recommandé au moment de son départ. Léopold était parti depuis trois heures. Le billet était de lui; je l'ouvris avec effroi. Il ne contenait que ces mots:

«Mon amie, ma mère, car c'est ce mot sacré qui me rappelle vos bontés et mes devoirs, la soirée d'hier m'a révélé tout le danger d'un voyage qui me semblait si doux, mais dont je ne pourrais soutenir plus long-temps le charme sans craindre de le détruire par les retours d'une passion que je vais encore m'efforcer d'éteindre. Continuez votre route, car mon coeur se dit encore avec délices que c'est pour moi que vous l'aviez entreprise. Je connais votre itinéraire, Genève, la Suisse, l'Italie; je suivrai vos traces jusqu'à l'expiration de mon congé, dont le terme me ramènera à Paris, où je vous retrouverai sans autant de périls. Si d'ici là cependant la reconnaissance me rend tout-à-fait sûr de moi-même, je volerai sur vos pas. Je serai bientôt à vos pieds, si mon coeur me promet de ne venir m'y jeter que comme un ami, que comme un fils. Oh, oui! je sens que le besoin de vous revoir me donnera la force de n'être que ce que je dois être pour mon amie, pour ma mère.»

Cette lettre m'inspira de l'admiration tout à la fois et de l'attendrissement. Il me sembla aussi que ce voyage solitaire, cette séparation, m'étaient nécessaires; car je sentais qu'en ce moment Léopold eût été plus puissant que la veille. J'éprouvais une espèce de contentement de ne savoir où écrire à Léopold, car j'aurais laissé percer cette satisfaction de femme heureuse, d'inspirer un tel sacrifice un peu plus peut-être que la raison du sentiment estimable auquel ce sacrifice était fait. L'espoir de revoir bientôt Léopold me rendit très agréable le moment de mon départ, j'espérais le retrouver: je ne le revis qu'à Paris; mais j'ai de trop curieux détails à donner de l'excursion dans laquelle il devait m'accompagner, pour ne pas les consigner ici. Cette course est la dernière de mes longs voyages, et quoique ma vie ait encore depuis été remplie par bien des émotions, et des plus amères, Paris seul en fut le théâtre. Mais je ne suis point encore à ces derniers épisodes de mon histoire; je vais être à Genève. Je ne serai que trop tôt à Paris, où Léopold seul et quelques admirables amis m'ont plus tard empêchée de mourir.


CHAPITRE CCVII.

Trois mots sur la Suisse et Genève.--Promenade à Coppet.--Nouveau voyage improvisé.

Je pourrais faire encore un voyage en Suisse qui ne serait pas sans intérêt, si je croyais que mes lecteurs attendissent de moi un voyage pittoresque. J'ai eu, à la vue des monts géants des Alpes et des lacs des treize cantons, mon enthousiasme tout comme un autre: j'ai compris ce qu'il y avait de sublime dans ces cimes couronnées de neige, remparts en apparence inexpugnables, mais que les soldats français ont franchis, guidés par le vol de l'aigle, devenu l'emblème vivant de leur gloire. J'ai rêvé doucement sur les bords de ces vastes nappes d'eau qui semblent les réservoirs de tous les fleuves de l'Europe: mais je suis un peu comme saint Paul, appelé le pêcheur d'hommes; mon âme est douce, d'une force expansive qui lui fait bientôt ressentir le cruel malaise de la solitude. Si je décrivais la Suisse et ses beautés naturelles, ce ne serait pas con amore.

Je fis un séjour d'une semaine à Genève, mais je n'ai jamais connu l'ennui dans toute sa décourageante anxiété comme dans cette ville. Ce devait être une assez belle préfecture, mais quelle mesquine république! comme on se sent à l'étroit dans Genève, ville indépendante! qu'il y a peu de poésie dans cet assemblage de maisons tristes, et dans l'intérieur de ces ménages genevois, où chaque membre de la famille a son pédantisme, car chaque membre a son petit talent d'amateur à faire valoir! Le fils aîné a suivi un cours de botanique, le fils cadet un cours de chimie, une demoiselle dessine, une autre touche du piano:--charmantes études, utiles délassemens sans doute, mais qui ne doivent pas éternellement revenir dans la conversation sous forme de thèse. Moi-même je me laissai entraîner à aller entendre le professeur de botanique, et, je l'avoue, je n'en eus aucun regret. Il est impossible de parler avec plus d'élégance que le savant M. Decandolle, et de mieux conserver l'air d'homme du monde sous la robe du professeur. Monsieur Decandolle a professé à Montpellier, mais les épurations de 1815 ont privé la France savante de cet illustre botaniste.

Trouvant peu d'agrémens à Genève même, je passai le temps à visiter les environs de la ville. Je vis à Ferney les reliques de Voltaire, tant de fois décrites par les voyageurs. Je visitai Coppet, où Corinne repose à côté de son père. Monsieur le baron Auguste de Staël y résidait à cette époque, et daigna satisfaire ma curiosité avec cette grâce de grand seigneur qui donne tant de prix aux moindres égards. Malgré une sorte de bégaiement qui au premier moment sonnait à l'oreille comme l'accent fade de Jocrisse, monsieur de Staël captivait l'attention par ses paroles; quand il s'animait, quelques étincelles de l'âme de sa mère brillaient dans ses regards, et sa voix s'imprégnait d'une énergie inattendue. J'en fus témoin pendant deux heures que je passai à Coppet, monsieur Auguste de Staël ayant eu occasion de réfuter devant moi un voyageur anglais qui croyait faire sa cour au propriétaire de Coppet en lui disant que madame de Staël était plus Anglaise que Française. Monsieur le baron ne put souscrire à ce jugement, et s'exprima sur la France avec une chaleur toute patriotique.

Une de mes excursions eut pour but le fameux château de Chillon, où Bonnivard endura une si cruelle captivité. Sur un des piliers de ce fatal souterrain célébré par lord Byron, je reconnus le nom de ce grand poète, et à mon retour à Genève son nom devint le texte de mes questions dans l'hôtel où j'étais logée. Les Genevois ont conservé peu de vestiges du séjour que lord Byron a fait dans leur ville. Alors, il est vrai, sa réputation n'était pas européenne: il fallut les égards que lui témoignait madame de Staël pour le désigner comme un étranger de distinction. Pauvre Shelley, je pensai aussi à lui plus d'une fois en même temps qu'à son ami: hélas! il n'était plus. Il est rare qu'un nom illustre n'agisse pas comme un talisman sur mon imagination: je sentis bientôt en moi une impérieuse curiosité de voir le Dante anglais. Il fallait, pour contenter ce désir, aller jusqu'à Gênes; mais j'aurais été bien plus loin encore pour être sûre d'obtenir une audience du roi des poètes romantiques: on sait qu'un projet une fois conçu par la Contemporaine est bientôt exécuté: je partis. On a prétendu que j'avais auprès de lord Byron une mission des liberales d'Espagne; mais qu'on compare les époques, cette supposition tombera d'elle-même. Dans ce voyage comme dans plusieurs autres auxquels mes amis ou mes ennemis ont voulu attacher de l'importance, je n'obéis qu'à mon inspiration personnelle.


CHAPITRE CCVIII.

Gênes.--Albaro.--Leigh Hunt.--Maison roulante.--M. Duncan Stewart.--Lord Byron.--Sylla.--M. de Jouy.--Rencontre singulière, etc.

Il n'en fut pas pour moi de la patrie italienne comme de la Suisse. Je venais chercher un poète en Italie: j'étais donc dans une excellente disposition d'esprit pour m'abandonner à toutes les idées poétiques, idées qu'excitera toujours le sol de l'Italie elle-même. Chaque pas que je faisais sur cette terre sacrée réveillait un écho dans mon sein; à mes transports secrets, à la vivacité de mes regards, à mon admiration curieuse pour tout ce qui m'entourait, je me sentais rajeunie et d'âge et de coeur. Je me disais avec un amour-propre bien trompeur sans doute, qu'il y avait en moi quelque chose de Corinne. Tout ce que je voyais de grand et de beau, loin de me rabaisser en me forçant à un humble retour sur moi-même, me transportait hors de la sphère des pensées communes, m'exaltait et me grandissait à mes propres yeux.

Gênes surtout m'inspira au plus haut degré ces impressions; Gênes la superbe, dont les palais de marbre semblent destinés à réunir dans l'enceinte d'une seule ville une assemblée de monarques. Non seulement ce sont les maisons des riches habitans qui méritent le titre de palais; mais les peintures à fresque ou sur stuc dont les Génois décorent volontiers leurs façades, donnent un air de magnificence à des ateliers de simples ouvriers et aux plus modestes demeures, comme aux hôtels occupés par les descendans d'André Doria. Doria! ce nom ne rappelle plus qu'une grandeur éclipsée; et ce doge qui s'étonnait de se voir dans la foule des courtisans à Versailles, que dirait-il aujourd'hui s'il était forcé de saluer les insignes du roitelet de Sardaigne sur les tours de sa cité humiliée. J'errai pendant plusieurs heures dans Gênes pour Gênes elle-même, tantôt longeant la strada Balbi et la strada Nuova, tantôt m'arrêtant immobile comme une statue sous un portique près de la piazza delle amorose fontane. Quand je rentrai à l'hôtel où j'avais laissé mes paquets, je montai précipitamment au cinquième étage: j'avais reconnu que la maison se terminait par une de ces terrasses pavées de lavagna, si fréquentes à Gênes, et où les habitans aiment à prendre le frais. Là, j'admirai encore la «Superba Genoa,» avec l'amphithéâtre de ses palais de marbre formant un croissant sur le penchant de la montagne dont les hauteurs plus aériennes sont couronnées de châteaux de plaisance. À gauche les Alpes, à droite les Apennins bornaient l'horizon. Puis, portant les yeux vers le golfe, au delà des vaisseaux, je regardais et regardais encore à travers le lointain d'azur où les yeux de Colomb eurent sans doute la première vision d'un monde inconnu.

On me dit que le «Dante inglese» s'était établi à Albaro, petit village situé sur une colline, à peu de distance de Gênes. J'étais accourue pour ainsi dire, ne doutant de rien, et comptant bien brusquer la connaissance de lord Byron; je fus heureuse cependant d'apprendre que M. Leigh Hunt et sa famille, que j'avais rencontré à Londres, vivait aussi à Albaro, dans la casa Negroto, non loin de la casa Saluzzi qu'occupait milord. Je me rendis directement à la casa Negroto. M. Leigh se promenait dans un parterre lorsqu'il me vit entrer. Soit qu'il ne me reconnût réellement pas après m'avoir si peu vue, soit qu'il redoutât mon importunité de voyageuse, il me fit un froid accueil qui m'eût bien découragée, si je n'avais résolu de braver tous les obstacles pour voir Byron: j'invoquai le souvenir de Shelley; M. Leigh Hunt se montra moins discret; mais alors il m'avoua que son illustre ami redoutait les visites et les conversations des étrangers; que, quant à lui, il avait reçu quelques reproches un peu aigres pour avoir présenté à sa seigneurie des étrangers venus comme moi pour l'apercevoir et s'en vanter. «Enfin, me dit-il pour éluder ma demande par un compliment, madame Guiccioli est jalouse. Récemment lord Byron était allé au spectacle pour le bénéfice de la signora Bonville; le lendemain il envoya vingt-cinq guinées à la bénéficiaire; celle-ci se crut obligée d'aller le remercier en personne: elle fut reçue; on lui servit des rafraîchissemens, mais lord Byron se dispensa de paraître.»--«Sans doute, dis-je à M. Leigh Hunt, la signora Bonville est jeune et jolie, tandis que jeunesse et beauté sont pour moi déjà loin.» M. Leigh répéta ici ses complimens, et je le quittai avec un peu d'humeur et de dépit. Je verrai Byron, me dis-je, malgré lui-même, s'il le faut, et malgré M. Hunt. Pauvre Shelley, tu n'aurais pas été si réservé!

J'errais, pensive, sur le rivage du côté de Vado, lorsque j'aperçus une véritable maison montée sur huit roues, et traînée par huit chevaux qui venaient de s'arrêter à l'abri d'un rocher. Une fenêtre s'ouvrit au moment où je m'en approchai: je m'attendais à en voir sortir la tête de quelque lion ou autre bête, me figurant que cette maison mobile conduisait à une foire les animaux d'une ménagerie; mais ce fut la tête d'un homme, qui, me voyant admirer cet édifice mobile, alla au devant de mes questions, en me disant que cette maison appartenait au milord 3 Duncan-Stewart, dont il était portier. On voyait sur la figure de cet homme qu'il avait une vive démangeaison de parler, et qu'il se promettait un vrai plaisir de son histoire. «Quel est donc ce milord Duncan?» lui demandai-je; et comme si cet homme eût pu me comprendre, j'ajoutai en riant: «Descend-il du roi Duncan si méchamment mis à mort par Macbeth, ou est-il de la dynastie plus moderne des Stuarts?» Le portier de la maison ambulante se souciait peu de comprendre une question aussi littéraire; il voulait, avant tout, faire son conte pour prouver qu'il n'était pas le portier d'un maître ordinaire. «Milord Duncan, me répondit-il, est Écossais, et pourrait être roi d'Écosse s'il voulait, car il a acheté la moitié des îles Hébrides; mais ayant été long-temps dans les Indes secrétaire du puissant roi Tippo-Saïb, il a vu d'assez près le métier de roi pour en être dégoûté: il a même horreur des palais, et ici où tant de belles maisons seraient à son service, il préfère vivre en Arabe. Grâces à cette habitation dont je suis portier, il fixe son domicile où bon lui semble, et jouit toujours de la plus belle vue des pays qu'il parcourt. Dans ce moment, il est sous cette tente que vous voyez là-bas, sur le bord du golfe, avec milord Byron: ils fument tranquillement leurs pipes turques, après avoir nagé pendant deux grandes heures. Si vous voulez visiter notre maison d'hiver dont je suis le portier, vous en avez le temps, car ces milords n'en finissent pas quand ils se racontent leurs aventures.» Je remerciai cet honnête bavard, et, comme on pense bien, je me dirigeai de préférence vers la tente indiquée. Le portier de M. Duncan-Stewart ne m'avait rien dit de trop: ce riche Écossais avait long-temps servi Tippo-Saïb, à telles enseignes que pour une petite négligence dans ses fonctions, il lui fut donné un jour deux cents coups de bâton sur la plante des pieds; heureusement il se trouvait dans Seringapatam quand cette ville fut prise d'assaut par le général Harris, et il eut le bonheur d'être fait prisonnier. Il obtint de revenir en Europe avec ses trésors et acheta une grande partie des îles Hébrides; mais il passait sa vie à voyager en nomade, séjournant partout où il se plaisait, donnant des fêtes, ou fuyant dans la solitude, suivant le caprice de son humeur.

Je n'étais qu'à quelques pas de la tente lorsque j'aperçus contre un banc de gazon une brochure qui avait été probablement oubliée; je la ramassai, je l'ouvris, et sur le revers du premier feuillet je lus ces mots: Offert à lord Byron par l'auteur, E. de Jouy: c'était la tragédie de Sylla. Je pensai que cette pièce venait à propos me tomber sous la main pour me servir d'introduction. J'entrai plus hardiment sous la tente, où j'aperçus le poète anglais et l'asiatique M. Duncan-Stewart nonchalamment assis, mais qui se levèrent à mon approche. «Voici, dis-je, un livre égaré que j'ai pris la liberté de vouloir remettre moi-même à lord Byron;» et lord Byron fit alors un pas vers moi pour me remercier. M. Duncan et lui ne savaient peut-être que penser de mon intrusion; je leur épargnai l'embarras de demander qui j'étais, en avouant que lord Byron ne me devait aucun remerciement, car c'était la curiosité de le voir plutôt que Sylla qui m'avait amenée sous la tente. Heureusement M. Duncan-Stewart prit mon indiscrétion en bonne part, et m'offrit poliment un siége fait de bambou des Indes. Byron s'était ravisé, et après quelques mots très insignifians, il laissa son ami faire les honneurs à l'étrangère. «Madame, me dit M. Duncan, je vous donne l'hospitalité à l'asiatique; daignez accepter un verre de sorbet.» Ce fut à mon tour de remercier, et dans ma phrase, je me ménageai une transition pour que la conversation n'en restât pas là. «J'ai vu de près, dis-je, toutes les gloires de l'Europe; mais il m'en manquait une avant d'avoir vu Childe-Harold.» M. Duncan voyant que Byron, avare de paroles, ne répondait que par un signe de tête, affecta officieusement de se mettre en scène lui-même pour donner à son ami le temps de se décider à faire attention à moi. «Madame, me dit-il en riant, je ne crois pas être un poète inférieur à mylord; j'ai à ma disposition toutes les riches comparaisons de l'Orient, et qui plus est, je suis un poète d'action, car personne n'a voyagé autant que moi, tantôt à cheval, tantôt à pied, tantôt sur un éléphant.--Je sais, répondis-je, que je suis chez M. Duncan-Stewart.

«Ah! reprit M. Duncan, vous avez rencontré ma maison, et ce bavard de Giacomo vous aura dit toute mon histoire; je ne lui en veux pas, car cela nous donnera un prétexte, madame, pour vous demander la vôtre. J'étais bien déterminée à attirer au moins l'attention de Byron, qui ayant repris de mes mains la tragédie de Sylla, en parcourait les feuillets du doigt et de l'oeil, comme pour se donner une contenance.--«Mon histoire, dis-je, est un peu longue. Je suis une de ces femmes à qui il sera beaucoup pardonné, selon l'Évangile, parce qu'elles ont beaucoup aimé.» Ce singulier aveu fit sourire Byron.--«Milord, lui dit M. Duncan-Stewart, je prévois que madame nous apporte un épisode tout fait pour votre Don Juan.--J'y pensais, reprit Byron qui se livra dès ce moment à tout l'abandon de son affabilité naturelle; je craignais que madame ne fût une de ces Bas-bleus enthousiastes d'Italie ou de France qui viennent une fois par mois faire de l'esprit avec ma pauvre célébrité. Vous parlez le pur italien, madame, mais votre tête a quelque chose de polonais. Seriez-vous une actrice?» On peut bien penser que je ne débitai pas mes six premiers volumes de Mémoires sous la tente de M. Duncan; mais je me voyais encouragée, j'étais en verve, inspirée même, et ceux qui m'ont entendue savent que je parle quelquefois de moi avec une certaine éloquence. J'en dis assez à mes hôtes pour leur donner la curiosité d'en entendre davantage, et Byron me fit promettre de me rendre le lendemain à la casa Saluzzi.--Je pourrais citer cette conversation avec un grand poète, elle fut brillante; mais ayant besoin de capter sa bienveillance, je m'emparai du beau rôle, et cette première fois je fus la propre héroïne de mes récits; je dirai seulement que Sylla fit naturellement tomber un moment l'entretien sur M. de Jouy. Byron paraissait très flatté de l'hommage de ce spirituel académicien.--«Sa tragédie, me dit-il, m'a été envoyée avec d'autres brochures par un jeune Français à figure saxonne, que je croyais trop aimable pour être auteur: le connaîtriez-vous? il s'appelle M. Coulman. Je passai avec lui quelques heures fort agréables; il me donna des nouvelles de tous les beaux esprits de Paris avec une grâce toute parisienne. J'ai été surpris de trouver parmi les ouvrages qu'il vient de me faire passer, une brochure de sa façon qui est aussi élégamment écrite que noblement pensée. En général les auteurs n'ont pas de ces belles manières, le gentleman est plus rare que l'homme de lettres... Connaissez-vous aussi un autre écrivain amateur, M. le baron de Stendhal, qui s'est amusé à me dénoncer aux libéraux de France comme un aristocrate? Le reproche m'a amusé: il y a cette différence entre nous deux, que je suis né aristocrate et me suis fait libéral, tandis que M. de Stendhal s'est fait baron de son autorité privée, sur le titre de ses livres en faveur des idées libérales. C'est du reste un homme d'esprit, original même, ce qui est rare chez les auteurs hommes du monde. Je suis trop heureux qu'on parle de moi à Paris: il n'y a que les brevets d'immortalité venant de ce Paris qui valent quelque chose au Parnasse. Croyez-vous que si j'étais né Français je serais de l'Académie! Peut-être que non: je suis trop romantique. M. de Lamartine en est-il, lui qui me trouve moitié ange, moitié démon?» Malgré lui, à ce mot, il regarda son pied droit. On sait que les Anglais représentent toujours le diable boiteux.

Je viens de réunir ici quelques unes des phrases de lord Byron: elles ne furent pas prononcées dans le même ordre, mais j'ai supprimé mes propres réflexions. Je serai peut-être plus exacte une autre fois.

Ce jour là, Byron avait une veste de nankin, un gilet et un pantalon blancs, une cravate négligemment nouée, et une toque de velours bleu sur la tête. J'admirai d'abord sa physionomie dans son ensemble, elle était expressive plus que belle; son sourire avait peut-être quelque chose de dédaigneux, mais on s'y accoutumait par l'idée de la supériorité de son génie. Je me souviens que ses cheveux grisonnaient déjà, quoiqu'il n'eût que trente-cinq ans au plus. Son front était élevé et sa tête forte, avec une tendance à la forme conique; ses yeux d'un bleu clair et son nez très régulier. C'était du pied droit qu'il était boiteux. Sa taille pouvait avoir cinq pieds trois pouces et semblait acquérir de jour en jour un embonpoint qui commençait à le gêner. Une des choses qui me servit le plus dans mes confidences, fut mes relations avec Napoléon.--Il aimait à en entendre parler, et à trouver quelques rapports entre quelques unes de leurs singularités. On sait qu'il signait volontiers N. B. (Noël Byron), parce que ces initiales étaient aussi celles de l'empereur.

La part que monsieur Duncan-Stewart prit à la conversation ne fut pas sans intérêt. Ses souvenirs de Seringapatam trouveraient plus de place dans mes Mémoires, s'ils n'y entraient en concurrence avec mes propres souvenirs de Byron. Je quittai la tente au comble de mes voeux, par l'espérance de ma visite à la casa Saluzzi. M. Duncan m'accompagna presque jusqu'aux portes de Gênes, pendant que Byron s'éloignait à cheval, après m'avoir répété: à demain, signora.


CHAPITRE CCIX.

Le château de Saluzzi et le cabinet de lord Byron.--La saignée.--Un bâtard de cardinal.--Conversation politique.--Messes pour une âme en peine.

Le lendemain je fus exacte au rendez-vous. Aux approches d'Albaro, la casa Saluzzi me fut indiquée par un habitant du village. On entre dans ce palais par de grandes grilles de fer qui conduisent à une cour plantée de vieux ifs taillés d'une manière assez bizarre. L'architecture du château tient un peu de celle d'une abbaye; mais au lieu d'un portier de couvent, ce fut une espèce de géant en habit militaire qui m'ouvrit. Cet homme avait une barbe épaisse comme celle d'un sapeur; son uniforme se rapprochait de l'uniforme des housards. Son air avait quelque chose de farouche, il me rappelait le Goliath du château de Kenilworth, et par une association naturelle d'idées, je comparai intérieurement à Flibbertigibbet un petit jockey vêtu de vert qui me précéda jusque dans une large salle de billard, d'où il me fit passer dans la pièce qui servait de cabinet à lord Byron. Là, je fus priée de m'asseoir: je préférai, en attendant le poète, faire l'inspection des lieux. Je m'arrêtai tour à tour devant une gravure représentant Ugolin, et deux portraits d'Ada, cette fille chérie, objet de tant d'amour et de regrets. Sur une table étaient une guitare, quelques cahiers de musique et quelques livres, les uns ouverts, les autres fermés, tous dans ce beau désordre qui n'est pas un enfant de l'art, mais bien un désordre d'artiste. Dans un coin je remarquai une sorte de trophée, c'est-à-dire deux épées, deux pistolets et deux poignards croisés sur une pique surmontée d'un casque.

Je n'avais pas attendu dix minutes, que lord Byron survint. Il ne m'adressa que deux mots et un signe de main en excuse comme pour me demander une minute; il était avec un jeune homme qui déposa sur la table un plat rempli de sang. Je tressaillis, et le jeune homme et lord Byron regardèrent ce sang avec attention. Ma tête romanesque commençait à s'échauffer, comme s'il y avait là quelque mystère de terreur. J'étais dans un de ces châteaux italiens où Anne Ratcliffe aimait à placer les scènes de sa fantasmagorie; mon hôte était ce poète bizarre sur lequel on faisait encore courir alors tant de fables et qu'on accusait des goûts les plus dépravés. N'avait-on pas été jusqu'à prétendre qu'il avait une horrible sympathie pour les vampires! Lui cependant continuait à regarder avec une certaine anxiété le vase que le jeune homme avait déposé sur la table, tandis que celui-ci dissertait froidement, comme un anatomiste, sur ce sang dont la vue m'inspirait un involontaire effroi. Il sortit enfin, et Byron venant à moi s'aperçut de mon trouble:--«Sur ma parole, dit-il, je croirais presque que vous avez peur: d'après ce que je sais de votre histoire, je vous croyais aguerrie contre la vue du sang. Celui que vous voyez dans ce vase sort des veines d'une personne qui m'est chère... la pauvre comtesse Guiccioli qui, a eu un accès de fièvre cette nuit. Mais devinez quel est ce jeune frater qui vient de la saigner? C'est un bâtard du dernier des Stuarts, de ce cardinal d'York qui est mort, comme vous savez, à Rome, membre du sacré conclave. Ce pauvre jeune homme vit de sa lancette, il est apprenti chez un chirurgien de Gênes. J'aurais quelque idée de l'envoyer à mes frais dans quelque université: qui sait s'il ne deviendrait pas un grand docteur, peut-être un médecin de cour? Et alors si nos Guelfes lui tombaient entre les mains, il pourrait fort innocemment les traiter en Gibelin 4. Vous voyez que je me rappelle mon origine jacobite.» Cette sortie moitié bouffonne, moitié sérieuse, engagea la conversation sur la politique.--«Je suis un peu carbonaro, me dit lord Byron. J'ai fait de la casa Saluzzi un nid de conspirateurs, car j'ai la famille Gamba, famille de proscrits, coupables d'avoir rêvé la liberté en Toscane; et moi je me prépare à aider la révolution d'un peuple tout entier. N'est-il pas singulier que la liberté soit du fruit défendu pour les pays qui furent son berceau: la vieille Grèce, la vieille Italie, qui furent libres au milieu des ténèbres du paganisme? Patience, il faut tout attendre du temps. Mais j'oublie, madame, vous êtes un peu bonapartiste par amour de la gloire!» Je répondis à lord Byron que le grandiose de l'empire m'avait séduite en effet, mais que je croyais comprendre aussi la gloire des hommes libres.--«C'est que la liberté a bien aussi sa poésie, continua lord Byron. Mais, tenez, les femmes sont un peu enfans dans leurs opinions: les femmes et les peuples aussi, ajouta-t-il... Il leur faut autre chose que des mots et des théories. La liberté, être de raison, ne saurait les captiver autant que la pompe visible de la gloire. Aussi n'aime-t-on jamais la liberté toute seule; on s'accoutume à l'associer à un chef, à un héros. Voyez en Espagne, c'était, vive Riégo! Et en France, en 1815, vive Napoléon! par un singulier contre-sens, signifia un moment aussi vive la liberté! Les noms collectifs n'ont pas la même influence sur l'imagination que les noms individuels: l'idée d'un grand pouvoir emporte l'idée d'une unité très compacte. Jamais les Indiens, me disait M. Duncan-Stewart, n'ont pu se figurer que la Compagnie des Indes était un conseil de négocians; ils se la représentaient comme une vieille femme, bien vieille, qui survit à tous ses enfans.»

«--J'espère, dis-je, et j'entrai probablement dans l'amour-propre secret du poète, j'espère que les Grecs vaincront bientôt au nom de vive Byron! et que ce nom sera synonyme de vive la liberté!» Byron n'éluda pas le compliment: «Oui sans doute, reprit-il, c'est un principe que je vais défendre encore plus que les Hellènes; c'est la cause de l'Europe, la cause des idées nouvelles. Et quel beau champ de bataille pour combattre le despotisme que la Grèce! quel honneur de renouer la chaîne interrompue de ses temps héroïques! Aujourd'hui c'est ma pensée exclusive.» Il me fit observer le casque dont j'ai parlé: «Voilà, me dit-il, une partie de mon équipement. On doit apporter ce soir deux casques à peu près semblables; il y en aura un pour Pietro Gamba, et l'autre pour mon ami Trelawney.» Comme femme, je triomphai d'un mouvement de coquetterie martiale qui échappa au grand poète. Il s'avança vers le trophée, prit le casque et le mit sur sa tête. «Comment me trouvez-vous?» dit-il. Mon sourire exprima que je l'admirais: ce sourire dut le satisfaire; car, en voyant sous ce casque la tête du grand poète, j'oubliai en effet ce qu'il y avait de puéril dans sa vanité, je ne vis plus qu'un héros. «Tenez, me dit-il en ôtant le casque, pesez-le. Il faudra encore du temps pour m'habituer à cette coiffure.» Je pris le casque de ses mains, fière d'avoir touché le casque de Byron.

Nous fûmes interrompus par l'entrée d'un domestique que je reconnus bientôt pour ce Fletcher dont lady Caroline Lamb m'avait parlé. Il venait avertir son maître qu'une vieille femme demandait avec instance à être amenée devant lui. «Une vieille femme, me dit lord Byron, entendez-vous, au moment où nous parlons de gloire! Elle vient nous rappeler à des pensées plus humbles. Faites entrer la vieille femme! C'est peut-être une des sorcières de Macbeth: voyons si je dois être au moins Thane de Cawdor et de Glamis.

Lord Byron faisait comme celui qui chante parce qu'il a peur, il riait d'avance d'une crainte superstitieuse dont il ne pouvait tout-à-fait se défendre: mais déjà Fletcher introduisait la vieille qu'il avait annoncée. Je l'ai encore présente devant mes yeux, avec ses cheveux gris s'échappant de sa coiffe génoise, le teint couleur bistre, les pomettes saillantes, le front sillonné de rides, mais la tête haute, et avec ses yeux, quoique baignés de larmes, conservant encore l'étincelle de ce regard méridional si mobile et si expressif, «Ma bonne vieille, lui dit lord Byron, évidemment touché de son air de candeur, en quoi puis-je vous consoler?» La vieille, rassurée par ce ton affable, voulut s'essuyer les yeux; mais ses mains retombèrent presque au même instant et se joignirent sur son sein, comme si elle renonçait à tarir ses larmes. «Mon bon seigneur, dit-elle après quelque hésitation et avec des sanglots, je suis la mère de ce pauvre ouvrier du port que vous avez si généreusement secouru.--Eh bien! se porte-t-il mieux?--Il est mort, reprit la vieille, mort depuis huit jours. Que le bon Dieu ait pitié de moi; mais le curé que j'ai consulté sur son âme, que Dieu veuille l'avoir, prétend qu'il souffre en purgatoire, et qu'il ne faut pas moins de vingt messes pour le délivrer.--Vingt messes! dit lord Byron, qui entra aussitôt dans les idées de la vieille.» Un philosophe à coeur dur eût commencé par raisonner. «Vingt messes! et à combien la messe?--Mon bon seigneur, trois francs chaque; mais, si je les payais toutes d'avance, on me les passerait à quarante sous.» Lord Byron courut à son secrétaire, et y prit cinq ou six pièces d'or: «Tenez, bonne femme, dit-il en les remettant à la vieille; allez, marchandez si vous pouvez, et gardez le reste pour vous...» La vieille se précipita sur la main de lord Byron, la baigna de ses larmes, et s'en alla en faisant des signes de croix en son intention.

«Vous paraissez saisie, me dit lord Byron; croyez que c'est de l'argent bien placé. Je suis un sceptique; mais celui qui doute de tout est prêt à tout croire. J'ai fait dans ma vie l'aumône aux Grecs comme aux Turcs, aux catholiques comme aux protestans: nous verrons là haut qui aura le mieux prié pour moi. Ces aumônes, qu'on a d'ailleurs exagérées, vous expliquent les prédictions diverses qui m'ont été faites: selon les unes je dois mourir moine, selon les autres méthodiste. Une prédiction n'est qu'un souhait. Mais, ajouta-t-il en regardant par la fenêtre, je vois entrer mon ami le Nabab 5; c'est un esprit fort, parlons d'autre chose.»


CHAPITRE CCX.

Une scène de pillage.--Rencontre d'un signor Broccolo.--Mauvaise réputation des Génois.

Lord Byron profita du temps que M. Duncan-Stewart mit à traverser les appartemens pour appeler un domestique et lui dire d'emporter le vase de sang qui m'avait fait tant de peur; il replaça aussi le casque sur le trophée d'armes; et quand le Nabab entra, tout était en ordre dans le cabinet... «Je vous trouve en tête-à-tête, dit. M. Stewart, et je viens vous déranger tout de bon, milord. Croiriez-vous que ma maison roulante vient d'être dénoncée à la police sarde, et que je suis menacé d'une visite domiciliaire, comme si je recélais des conspirateurs?--Je me rends avec vous dans votre maison, dit Byron, je connais l'autorité locale d'Albaro, pour avoir eu affaire à elle: ma présence lui en imposera peut-être.» M. Duncan accepta volontiers l'offre du poète, qui s'absenta un moment pour aller voir la comtesse Guiccioli, et revint tout prêt à monter à cheval. J'abrégeai donc ma visite, et fus heureusement invitée à la renouveler. J'allais retourner à Gênes lorsqu'il me prit comme un remords de curiosité, et je me dirigeai du côté du rivage où la veille j'avais vu la maison roulante de l'ancien secrétaire de Tippo-Saïb. Lord Byron et son ami, suivis de quelques domestiques, avaient mis leurs chevaux au galop: je cessai bientôt de les apercevoir derrière le nuage de poussière soulevé sur leurs traces. J'hésitais encore à les suivre, même de loin, lorsque je n'en eus bientôt plus le choix. En tournant la tête je vis une bande de douze à quinze Génois qui venaient à un demi-quart de lieue de distance, et qui marchaient si vite qu'ils furent sur mes talons en sept minutes: alors ils ralentirent le pas; si je m'arrêtais, ils s'arrêtaient aussi en se rangeant en ligne, comme pour me faire comprendre que je ne devais pas penser à rebrousser chemin. C'était si bien leur intention de se rendre ainsi maîtres de la route, qu'un individu que nous rencontrâmes à cent pas de là, et qui se dirigeait du côté d'Albaro, fut forcé comme moi, bon gré mal gré, de prendre le chemin de la mer. Cet individu était armé d'une longue ligne, et portait sur son dos une espèce de petite hotte remplie de poisson; mais son costume n'était pas celui d'un pêcheur de profession. J'appris, en effet de lui qu'il était le Broccolo du théâtre de Gênes: c'est ainsi qu'on appelle, en jargon de théâtre, le mari de la prima dona. Il s'approcha de moi, et me demanda si c'était volontairement que je servais de tambour-major à cette bande qui ne paraissait pas composée de gens de très bonne mine? Sur ma réponse négative, il se hasarda à me communiquer tous ses soupçons, en me disant qu'il croyait reconnaître parmi eux un tapageur de théâtre qui mettait à contribution les pauvres comédiens sous prétexte de les faire applaudir: «C'est un mouchard, selon les uns, me dit-il, et selon les autres c'est un picarone qui exploite les poches du public pour son compte, mais qui, ayant figuré dans les réactions des dernières révolutions politiques, brave la police au lieu de la servir. Où diable vont donc ces bandits?» Les soupçons du signor Broccolo commençaient à me gagner; et en voyant ces hommes dangereux se diriger sur la maison roulante de M. Duncan-Stewart, que nous apercevions déjà, je désirais de bon coeur que le magistrat inquisiteur d'Albaro n'oubliât pas sa visite domiciliaire. Mais il paraît que le Nabab avait reçu un faux avis; et comme je n'écris pas un roman, pour lequel j'aurais besoin de tenir la curiosité du lecteur en haleine jusqu'au dénouement, je vais expliquer d'avance tout le mystère de cette aventure.

La bande qui nous chassait ainsi devant elle, le signor Broccolo et moi, était une bande de pillards, comme il est facile d'en réunir un bon nombre dans la canaille génoise. Le bruit s'étant répandu que la maison roulante du seigneur indien contenait un riche trésor, un complot avait été formé depuis plusieurs jours pour s'en emparer: de là ces rumeurs sourdes, ces dénonciations de carbonarisme contre M. Stewart. On devine maintenant de quoi il était question. Le signor Broccolo et moi nous fûmes laissés sous la surveillance d'un de ces brigands, audacieux en plein jour; les autres s'avancèrent vers la porte de la maison, et frappèrent au nom de sa majesté sarde. Point de réponse. Ils se mirent alors en devoir d'enfoncer la porte; les uns avec des pierres, d'autres en se servant de stylets en guise de coins, sur lesquels ils frappaient à coups redoublés après les avoir introduits dans les fentes de la boiserie. Cette opération dura une bonne demi-heure, parce que les portes et les fenêtres de cette singulière habitation étaient plaquées en fer. Mais enfin quelques planches cédèrent; la brèche fut ouverte, et les voleurs s'y précipitèrent pour chercher le butin des prétendus carbonari.

Cependant M. Duncan-Stewart et lord Byron, arrivés avant les bandits, avaient trouvé des renseignemens plus exacts sur le péril dont ils étaient menacés. Ignorant à combien d'hommes ils pouvaient avoir affaire, et se défiant de la protection des autorités locales, ils avaient jugé plus prudent de fermer la maison et de se rendre à bord du brick anglais the Blossom, qui était en rade, pour y demander du secours. Le portier italien seul avait fait un long détour pour aller avertir les gens et les amis de lord Byron à la casa Saluzzi. Le pillage n'était pas encore consommé lorsque les voleurs génois aperçurent un corps de matelots anglais qui s'avançaient pour les surprendre d'un côté, tandis que de l'autre des cavaliers accouraient d'Albaro pour leur couper la retraite. Celui qui nous gardait, le signor Broccolo et moi, eut le premier recours à ses jambes après avoir crié sauve qui peut! les autres se sauvèrent après lui à droite et à gauche, et disparurent bientôt, grâces aux inégalités du terrain. Chose singulière, non seulement on ne put en saisir aucun ce jour-là, mais encore les perquisitions de la police furent inutiles. Cette violation du droit des gens fut mise sur le compte d'un parti de contrebandiers. Le signor Broccolo en voyant la déroute des voleurs m'avait bien recommandé de ne pas le compromettre en nommant l'homme qu'il avait reconnu: il y allait de sa vie, me dit-il, et du talent de la prima dona. Je lui promis le secret. Les cavaliers venant d'Albaro étaient Pietro Gamba, les domestiques de lord Byron et ceux de M. Duncan-Stewart, y compris le portier qui trouva sa loge dévastée comme le reste de la maison. M. Stewart et lord Byron étaient à la tête du détachement de matelots. En voyant le dégât fait dans son domicile, le Nabab prit la chose en bonne part: «On ne dira plus, s'écria-t-il, que j'esquive l'impôt des portes et fenêtres. Mais les voleurs doivent être bien attrapés; car ils s'attendaient sans doute à trouver tout l'or des Indes dans mon arche roulante, et je ne prends jamais chez mes banquiers qu'au fur et mesure de mes besoins. «Nous avons pourtant bien fait, dit-il plus bas à Byron, de conduire ma pauvre bégum à bord du Blossom.» J'entendis aussi ces paroles d'a parte, car je m'étais approchée de deux amis. «--Ah! madame, vous voilà! et comment cela, me demandèrent-ils tous les deux à la fois?» Je leur racontai mon aventure et celle du signor Broccolo: nous fûmes invités, le signor et moi, à nous rendre à bord, où nous trouvâmes la bégum du nabab. La bégum était une dame qu'il avait amenée des Indes et qui composait, avec une suivante, tout son zenana, comme les Indiens appellent, je crois, leur harem. C'était une femme charmante, un peu alarmée au milieu des matelots, car elle se tenait sur le tillac pour voir plutôt revenir son protecteur. Si j'avais été sollicitée de me rendre à bord, c'était, me dit M. Duncan, afin que la présence d'une personne de son sexe rassurât la pauvre étrangère. Mais lord Byron avait fait demander une voiture: nous y entrâmes, la bégum, la suivante, M. Duncan et moi, pour être transportés à casa Saluzzi, où nous dînâmes tous ensemble, et le soir je fus reconduite jusqu'à Gênes par le comte Gamba. Les événemens de cette journée avaient suffi à la conversation du dîner; la conclusion de Byron fut que les Genoëse étaient des voisins dangereux: «Ce sont les Bravi de l'Italie, dit-il, je m'en suis toujours méfié. J'avais connu un domestique de l'amiral Rowley qui parlait plusieurs langues et qui excellait dans son service: il quitta la livrée de l'amiral et se présenta à moi. Je me félicitais de pouvoir m'attacher un serviteur aussi utile: heureusement je lui demandai où il était né.--À Vado, près de Gênes, me répondit-il.--Près de Gênes, répliquai-je! adieu, cherchez un autre maître. Aussi vais-je bientôt me rendre à Livourne 6

Quelqu'un parut un peu surpris de ne pas voir M. Leigh Hunt. «Ah! dit Byron, il n'y a pas encore vingt-quatre heures que le péril est passé.» Je compris par ce trait mordant que M. Leigh n'était plus si bien avec le noble poète; en effet, lord Byron me dit le lendemain que c'était une vipère qu'il avait réchauffée dans son sein, et que sa femme était une ... Il se servit d'un mot italien qui répond à celui de bégueule. Cela m'expliqua l'espèce de froideur avec laquelle M. Leigh avait accueilli ma demande.


CHAPITRE CCXI.

Nouvelles visites à la casa Saluzzi.--Mémoires de lord Byron.--Voeux pour la Grèce et l'Espagne.--Souvenir de lady Caroline Lamb...--La première nuit des noces.--La comtesse Guiccioli.

J'étais née pour aimer la gloire sous quelque forme qu'elle s'offrît à mon imagination pour me séduire; mais en atteignant cet âge de la vie où, reine découronnée, une femme qui ne fut que belle ne pourrait plus obtenir que le stérile hommage des souvenirs, je commençais à comprendre que la supériorité de l'intelligence sera toujours la plus durable. Un grand poète devenait facilement à mes yeux le premier des rois de la terre. Devenue un peu homme moi-même, je suis sans doute suspecte à le dire; mais j'en appelle au témoignage de mes amis, le talent, le génie poétique ont toujours excité en moi une admiration naïve. Aujourd'hui mon amour pour les lettres est aussi de la reconnaissance. Vainement j'aurais été associée par l'amitié ou un sentiment plus intime aux plus grands capitaines et aux premiers hommes d'état de l'Europe moderne, je passerais oubliée avec les distractions de leur jeunesse; tandis que cette plume qui m'a donné du pain, me donne aussi une célébrité dont il faut bien avouer que je suis un peu vaine, puisque j'ai pris l'engagement de me faire connaître tout entière dans ces Mémoires. Je reviens à la casa Saluzzi, où je continuai à me rendre assez exactement pendant six jours que dura ma résidence à Gênes. Trois jours auparavant, apercevoir seulement lord Byron eût presque suffi à mon ambition: combien je m'estimais heureuse d'être arrivée si à propos pour me trouver mêlée à une aventure qui établissait entre nous une véritable intimité. Je ne pouvais plus craindre d'importuner par de trop fréquentes visites le noble lord; je m'étais dévoilée à lui avec toute la bizarrerie de mon caractère, et je l'avais intéressé par le côté romanesque de ma vie errante et ma fortune capricieuse. «Vous figurerez dans don Juan,» me dit-il; dans un de nos entretiens je me serais donné bien de la peine peut-être pour imaginer un personnage aussi poétique, et j'aurais craint qu'on ne le trouvât pas vraisemblable; vous serez un excellent pendant de mon héros. Vous pensez à écrire vos mémoires: à merveille, ils serviront de commentaires à mes vers.» J'avais répondu à trop de questions pour ne pas avoir le droit d'en faire à mon tour quelques unes. Je préviens seulement mon lecteur que je ne citerai peut-être pas dans un ordre très exact ni mes demandes ni les réponses; mon exactitude consistera à ne rien dire de trop, et à taire ce qui ne vaudrait guère la peine d'être redit; car on peut bien penser que même avec un grand poète il échappe dans la conversation plus d'un lieu commun; et qu'il n'est pas possible de voyager toujours avec lui par delà les nuages.

Lord Byron m'ayant parlé de mes Mémoires, qui alors étaient encore à faire, je lui parlai des siens, que tout le monde savait être faits. «En les écrivant, me dit-il, j'avais pour but de me délivrer de quelques importuns souvenirs et de faire ensuite pénitence comme un catholique qui vient de se confesser. On pense bien moins à une chose qu'on sait écrite et qu'on est sûr de ne plus oublier sans retour. Il y a long-temps que je vis de l'espérance de régénérer ma réputation, en me montrant au monde sous un jour nouveau. Je vais chercher en Grèce le baptême de sang. Je suis un homme de bruit; j'ai un de ces noms qui gagnent à s'attacher à une grande idée. Chateaubriand, en France, donnerait toute sa renommée littéraire et la mienne par-dessus le marché pour jouer le rôle qui m'est destiné. S'il avait comme moi trente-cinq ans, ce ne serait plus avec le bourdon du pèlerin, mais avec l'épée du croisé, qu'il recommencerait le voyage de Grèce. Quand j'aurai associé mon nom à une victoire ou même à une retraite illustre, car il y a des chances, qui est-ce qui se souviendra de lord Byron grand seigneur libertin! Quant à mes vers, je vais leur donner une autorité classique: on les gravera sur les débris des temples, sur ces colonnes de marbre que la liberté relèvera de la poussière. Jusque là je ne suis qu'un phrasier: après une campagne, mes paroles seront distribuées parmi les peuples comme des mots d'ordre.»

Cet enthousiasme du poète se communiquait à moi comme une flamme électrique. Byron continua en changeant de ton pour me parler de l'Espagne: «Vous avez vu le dernier soupir de la liberté espagnole, dit-il; j'ai eu quelque velléité de me jeter de ce côté-là. J'ai rougi pour l'Angleterre du résultat de l'appel fait à sa générosité par sir Robert Wilson; mais que vouliez-vous que j'allasse faire, moi huitième, contre les Français? D'ailleurs il y avait guerre civile en Espagne. En Grèce, deux peuples bien distincts se livrent bataille, et point d'esprit de parti dans le patriotisme.» Le poète se trompait alors, dans ce sens que les petites passions des Grecs ont bien nui à la cause de la Grèce, et lui ont occasioné à lui-même de cruelles contrariétés. Il revint à ses Mémoires, et s'exprima sur l'homme qu'il en avait rendu le dépositaire avec une confiance bien mal récompensée: «Je les ai donnés à Thomas Moore; il n'y changera pas une syllabe; il ne se laissera pas intimider par la tartuferie anglaise; et pour plus de sûreté, il les a vendus d'avance à Murray: il a donc un double engagement à remplir, celui de l'amitié envers moi, celui d'une vente vis-à-vis du libraire.»

Je ne laissai pas ignorer à lord Byron que j'avais connu lady Caroline Lamb... «Ah! la pauvre brebis, me dit-il en jouant sur son nom, nous nous sommes mutuellement bien trahis! Elle occupe trois grands chapitres dans mes Confessions. Dans le temps elle publia un roman sur moi; je l'ai réfuté dans mes Mémoires en restant historien; hélas! elle sera en nombreuse compagnie: j'ai eu plus d'une madame de Warens. Mais je suis surtout très exact sur la vraie cause de ma séparation: lady Byron n'y sera pas accusée; mais je serai justifié du moins pour ma part.» Je demandai à lord Byron qui avait raison de ceux qui le prétendaient toujours amoureux de sa femme, ou de ceux qui le croyaient indifférent. «Les uns et les autres, me répondit-il, mais chacun à leur tour. Tenez, par exemple, en addition à mes Mémoires, j'ai là une boîte aux lettres qui serait très curieuse; elle contient toutes les épîtres que j'ai écrites à lady Byron depuis mon départ de Londres; et je lui écris souvent, mais les lettres restent dans la boîte. J'épanche sur le papier mon humeur conjugale, bienveillante ou boudeuse: tantôt j'écris pour quereller ma femme, tantôt pour faire un tendre commentaire sur cette élégie d'Adieu qui plaisait tant à madame de Staël! Si jamais le hasard me réunissait à lady Byron, je la condamnerais à lire ces pièces justificatives de mes regrets et de mon ressentiment. La même contradiction me poursuit quand je rime sur le mariage, tantôt maudissant ce lien, tantôt le célébrant comme utile au bonheur. Poètes et maris sont de vrais lunatiques.» Cette explication me fut donnée avec une certaine gaieté de bon ton. Lord Byron était en train d'en ajouter davantage sur ce sujet... «Je voudrais, me dit-il, pouvoir vous lire le chapitre de la première nuit de mes noces; car j'ai tout écrit. Cette première nuit peint à merveille la pruderie de lady Byron, et explique la cause de la haine que m'a jurée cette miss Charlm..., que j'ai si bien drapée dans une de mes satires. Miss Charlm... avait tant alarmé son élève sur cette première nuit, que celle-ci, après avoir bien versé des pleurs, lui déclara qu'elle aimait mieux mourir que de ne pas faire lit à part. Il y eut entre elles un long débat, pendant que je me morfondais dans une salle voisine de la chambre nuptiale, en attendant qu'on daignât m'introduire. Bref, miss Charlm..., par un dévouement que je ne saurais qualifier, offrit de remplacer ma femme pour la première nuit, afin de pouvoir dire le lendemain à miss Noël ce qu'il en était. Quand j'entrai, je vis une femme s'éclipser par la porte du boudoir, et je crus tout naturellement que c'était mis Charlm... qui me laissait seule avec ma femme, tandis que c'était celle-ci qui allait se réfugier innocemment dans le lit de sa gouvernante. La faible clarté d'une veilleuse devait favoriser cette substitution. Il faut vous dire que j'étais horriblement fatigué; j'aurais dormi debout. Témoin d'une partie des terreurs pudiques de ma femme, je m'étais d'autant plus impatienté de ses délais que j'étais résolu de lui laisser passer une chaste nuit, afin de l'apprivoiser. Je m'approche du lit; ma compagne me semble déjà plongée dans le sommeil. Je suppose que les ennuis et les fatigues de la journée ont agi sur elle comme sur moi; je me hâte de me glisser à son côté, mais bien doucement, de peur de la réveiller. Je dépose sur son front, tourné du côté du mur, un baiser modeste; je croise mes bras sur ma poitrine, selon mon usage, et je ferme les yeux comme l'eût fait un marié de soixante ans. Le lendemain matin je fus tout surpris en me réveillant de trouver ma femme tout habillée sur le canapé. Je me lève moi-même, et le jour fut calme comme la nuit. Il n'en fut pas de même probablement la nuit suivante; car j'entendis lady Byron, le sur-lendemain, reprocher à miss Charlm... de l'avoir bien trompée; et c'est depuis ce temps-là que miss Charlm... a tout fait pour persuader à son élève qu'elle avait épousé un monstre. Jugez si je ris de bon coeur quand le hasard me fit découvrir le secret de miss Charlm...»

Lord Byron terminait cette anecdote lorsque entrèrent madame Guiccioli et l'odalisque indienne de M. Duncan-Stewart. Je n'avais pas encore été présentée à la comtesse, qui se levait pour la première fois depuis sa saignée. Elle était, comme de raison, un peu pâle, et son déshabillé de malade ajoutait sans doute beaucoup à son air intéressant; mais il y avait naturellement en elle quelque chose de cette physionomie un peu fatiguée que les peintres donnent à sainte Madeleine. Ses cheveux d'un blond d'or tombaient en boucles nombreuses sur ses épaules; tous les traits de son visage étaient réguliers; mais son nez surtout d'une forme très élégante. Quand elle souriait, ses yeux à la fois malins et tendres s'harmoniaient admirablement avec la courbure gracieuse de ses lèvres. Lord Byron alla au-devant des deux dames avec une courtoisie affectueuse. M. Duncan-Stewart ne tarda pas à venir nous rejoindre, et nous annonça son prochain départ. Lord Byron reçut aussi ce jour-là un jeune Anglais, M. Wright, qu'il avait converti à la cause des Grecs, ce jeune homme ayant d'abord servi dans la marine turque. Ils parlèrent beaucoup de l'état des affaires en Grèce. M. Wright venait prendre congé de sa seigneurie, qui l'adressait à Mavrocordato, et qui lui remit une somme assez considérable.

Je fus encore retenue à dîner à la casa Saluzzi, et je ne retournai à Gênes que fort tard.


CHAPITRE CCXII.

Aventures de la jeunesse de Byron.--Le missionnaire méthodiste.

Les uns ont vanté le talent de Byron pour la conversation, d'autres ont prétendu qu'il était à peu près nul sous ce rapport: sans adopter aucune de ces deux opinions, on peut dire que le poète ne saurait s'inspirer à l'heure ou à la minute, ni être aimable et amuser au premier ordre de ses interlocuteurs, comme un perroquet dont le vocabulaire est borné à quelques phrases. J'ai trouvé, pour ma part, lord Byron très inégal dans ses improvisations familières; je regrette seulement de le traduire si mal là où peut-être il excita en moi le plus d'admiration. En relisant ce qui me reste de ces entretiens fugitifs, je tronque ou j'efface tel passage, parce qu'il rend trop faiblement, ou défigure même les expressions qui me charmèrent. Si on parvenait à faire deviner son style de conversation par des lambeaux de questions et de réponses, sans l'accent, sans le regard, sans le geste qui leur donnait la vie et le mouvement, il faudrait encore dire ici du poète anglais comme Eschine de Démosthènes: «Que serait-ce si vous aviez entendu le monstre

J'avouai franchement à lord Byron quels ridicules soupçons avait éveillés en moi la vue du sang de madame Guiccioli apporté par lui dans son cabinet, et nous rîmes beaucoup ensemble des bruits étranges qu'on se plaisait à répandre sur lui d'après des apparences tout aussi vagues. «Ces bruits, me dit-il, viennent la plupart d'Angleterre; ils feront le succès de mes Mémoires, où je donnerai le mot de maintes énigmes de ma vie. On a pu vous dire, par exemple, que je buvais le sang humain dans les crânes des morts, comme mes ancêtres les Danois, dans le palais d'Odin. Voici l'origine de cette absurde histoire. Un crâne parfaitement conservé avait été trouvé par le jardinier de Newstead-Abbey dans un des caveaux de la vieille chapelle; j'en fis artistement scier la couronne, sans laisser aucun fragment de ce qu'il y a de vraiment hideux dans un crâne, je veux dire cette face humaine à laquelle Milton applique l'épithète de divine, mais qui ne saurait plus être, je pense, l'image de la Divinité quand elle est dépouillée de ses chairs. Un cercle en argent en bordait le pourtour, avec une anse pour saisir cette coupe qui eût pu passer pour une coupe d'ivoire, sans l'inscription que j'y fis graver. Quand je traitais mes amis à Newstead-Abbey, c'était au dessert que la coupe était apportée sur la table, et nous la faisions circuler pleine d'un excellent vin de Bordeaux qui nous prêtait de l'esprit à tous. Cependant l'ouvrier que j'avais employé pour façonner ce crâne fut mandé devant le recteur de la paroisse, qui lui adressa une verte mercuriale sur la profanation dont il s'était rendu coupable. J'invitai le recteur à un de nos banquets: en vrai chanoine de l'église anglicane, il se rendit exactement à l'heure marquée; et quand il eut soif, on lui versa à boire dans la coupe profane. Je vous jure qu'il y dégusta, sans grimace, plus d'une pinte de mon meilleur vin; il serait entré même, si nous l'avions pressé, dans l'ordre du Crâne.--Quel était donc cet ordre, demandai-je à lord Byron?» Le poète me répondit que c'était un ordre fondé par lui, et qui se composait de douze membres admis au privilége de boire dans la fameuse coupe: «J'en étais le président ou le grand-maître, continua-t-il, et j'en réglai les statuts et le costume, qui consistait en une robe noire. On verra dans mes Mémoires que le voeu de chasteté n'était pas exigé de nos chevaliers. C'est à cette époque que j'étais un homme à bonnes fortunes; mais j'avais un malheur: si les femmes se jetaient à ma tête, elles me faisaient payer bien cher mes faciles succès en voulant me dominer. Puisque lady Caroline Lamb vous a fait ses confidences, vous savez que la tyrannie me trouve rebelle en amour comme en politique. J'ai connu des despotes sous d'autres jupes que les siennes. J'en étais venu à avoir peur d'une robe de femme comme un enfant de la soutane d'un magister; et ayant inspiré un caprice à la jolie miss G..., je déclarai que je ne m'attacherais à elle qu'à condition qu'elle me suivrait partout en habit de page. La condition fut acceptée. Miss G... passa avec moi près d'un an sous ce costume. Pauvre miss G...! le souvenir de sa mort tragique me poursuit encore.»

Je pressai lord Byron de contenter ma curiosité sur cette aventure de sa jeunesse, et il y consentit. Je ne suis pas assez sûre d'avoir retenu ses propres expressions pour le laisser ici raconter lui-même; je vais donc parler de lui à la troisième personne.

Miss G*** était avec Byron à Newstead-Abbey depuis près d'une année, page le jour, femme la nuit; attentive, tendre, et si sincère dans son amour, qu'elle pouvait espérer peut-être qu'un noeud légitime la réconcilierait un jour avec le monde. Cette illusion entretenue secrètement par elle, et un caractère naturellement gai, aveuglaient cette jeune fille sur sa position véritable. Elle avait abandonné à Londres un père peu fortuné, auquel elle envoyait chaque quinzaine des secours, lorsqu'une amie indiscrète lui écrivit que ce père délaissé s'était tué lui-même dans un moment de désespoir: était-ce l'effet du dérangement de ses affaires ou du déshonneur de sa fille? Miss G*** s'arrêta à cette dernière supposition, mais elle n'en dit rien à lord Byron qui s'aperçut seulement qu'elle s'éloignait quelquefois de lui pour écrire, et qui parvint à surprendre son secret. Miss G*** avait résolu de s'empoisonner et en écrivait la déclaration, afin que personne ne fût accusé de sa mort. Byron la fit épier, et s'emparant du poison qu'elle s'était procuré, y substitua une poudre tout-à-fait innocente. Un soir miss G*** affecta plus de gaieté qu'à l'ordinaire, et feignit de s'endormir à côté de son amant, qui, n'ignorant pas qu'elle avait cru avaler, ce jour-là même, la potion qui devait lui donner la mort, s'attendait à rire le lendemain matin de son réveil imprévu, après un sommeil qu'elle comptait bien être pour elle le dernier. Il ne craignit pas de s'endormir lui-même tout de bon; mais quelle fut son inquiétude au jour naissant de ne plus trouver miss G***. La lettre qui annonçait sa funeste détermination était sur la table de nuit; sans doute pensait-il, convaincue que le trépas circule dans ses veines, elle se sera éloignée pour m'éviter la première vue de son cadavre sans vie; mais elle va reparaître guérie par sa tentative même... Byron devenait juste; cependant miss G*** ne revenait pas; toutes les perquisitions furent inutiles, ce ne fut qu'au bout d'une semaine que l'infortunée fut retrouvée, mais rendant le dernier soupir dans le caveau de la sépulture des Byrons où elle s'était enfermée de manière à ne plus pouvoir sortir. Quelles durent être ses angoisses pendant huit longs jours d'agonie, prenant sans doute les tortures de la faim pour celles du poison? «Cette catastrophe, me dit Byron, a influé sur mon imagination et mon caractère plus que tous les vains motifs par lesquels on a voulu expliquer les caprices de mon humeur; ma gaieté naturelle étant tarie dans sa source, je cherchai désormais le bruit d'une gaieté factice pour m'étourdir: vous devez comprendre pourquoi il y a quelque chose d'amer dans mon sourire.» Comme pour se distraire de la pensée actuelle de cette sombre histoire, lord Byron eut recours à des réminiscences d'un genre tout opposé, sans se donner la peine de chercher une transition pour en commencer le récit: «Savez-vous qu'en France on a, me dit-il, de singulières idées de la pruderie des dames anglaises? Ma chère amie, nous avons eu à Londres (Dieu sauve notre bon roi Georges IV!) nos moeurs de la régence. Vous connaissez le mot de Fox; son père lui disait: «Mon fils, prenez une femme...--La femme de qui, mon père? répondit le fils. C'est qu'en effet, il y a à choisir parmi les dames des autres: aussi les procès en adultère sont-ils un objet de commerce parmi les maris anglais. Il y a un tarif connu; les gens qui n'aiment pas le bruit s'abonnent avec le cher époux: il y a d'ailleurs l'économie des frais. J'ai dit tout cela naïvement dans mon Don Juan, et l'on ne me le pardonne pas; il n'y a que la vérité qui offense: je suis à l'index. Qu'arrive-t-il? On me chasse des rayons de la bibliothèque, mais je suis caché mystérieusement sous le chevet du lit avec mon ami Thomas Moore. Vous sentez bien que là, comme le serpent de Milton tapi à l'oreille de notre mère Ève, je fais rêver celles qui se sont endormies en me lisant; mais là aussi je suis bien placé pour découvrir de nouveaux secrets, et je parlerai, je parlerai pendant plus de vingt chants encore.» Lord Byron, passant tour à tour de son Don Juan à ses aventures personnelles, me raconta aussi la mystification qu'il fit subir à deux dames qui venaient rendre visite à sa femme, chacune avec l'intention de le dénoncer comme un mari inconstant et de dénoncer l'une d'elles comme sa complice. «J'arrangeai, dit-il, les choses de manière que les deux dénonciatrices se trouvèrent toutes les deux ensemble dans notre salon en attendant milady; et se soupçonnant réciproquement du même projet d'accusation, elles firent un traité tout contraire pour leur mutuelle sécurité, en convenant de porter aux nues ma fidélité maritale. Avec de telles recommandations, j'aurais été un petit saint de ménage; mais je vous ai raconté comment M. Charlm... avait acquis la preuve que j'étais un monstre.»

Il est temps d'abréger les confidences de lord Byron; j'espère d'ailleurs que M. Moore n'a fait que semblant de brûler les mémoires du noble lord. J'aurais oublié plus long-temps la France dans la casa Saluzzi, si une lettre que je reçus à la poste restante de Gênes ne m'eût rappelé à Paris en me donnant l'espoir d'y retrouver Léopold. Le hasard me procura pour mon retour un singulier compagnon de voyage. La veille de mon départ était arrivé à la casa Saluzzi un nommé M. Sheppard, prédicateur méthodiste, venu exprès d'Angleterre pour convertir lord Byron à la foi évangélique; ce M. Sheppard avait écrit déjà depuis une année au poète pour lui dire que sa femme lui adressait tous les jours de ferventes prières au ciel pour racheter son âme de l'esclavage du démon. Mistress Sheppard était une enthousiaste dont l'amour mystique pour le noble pécheur allait si loin, qu'en mourant à Margate, après une maladie de deux mois, elle avait dit à son mari que, pleine de confiance en la bonté divine, elle croyait que la porte du paradis lui était ouverte, mais qu'elle n'y entrerait pas sans un mélange de regret, si M. Sheppard ne lui permettait à son lit de mort de faire personnellement une dernière tentative sur l'objet de leur commune charité. M. Sheppard avait promis solennellement à sa compagne expirante de tout faire pour amener le poète au bercail du méthodisme. Il était parti dans ce dessein, composant en route un sermon qu'il croyait irrésistible, dans la simplicité de son coeur. Lord Byron ne vit d'abord que le côté ridicule de cette mission; le bon M. Sheppard avait, il faut l'avouer, une de ces figures à mystification qui provoqueraient le rire des plus austères quakers. Mais ce qui intriguait le poète, c'était de savoir si la défunte n'avait pas eu à son insu un intérêt plus terrestre dans sa conversion tant désirée; n'aurait-elle pas été par hasard quelqu'une des nombreuses victimes de sa jeunesse, qui trouvait dans sa charité généreuse un prétexte pour nourrir un sentiment qu'il eût fallu oublier sans retour si la religion ne l'eût modifié et consacré? Quand ce soupçon l'emportait dans son esprit, lord Byron écoutait avec plus de complaisance l'apôtre méthodiste; mais à peine celui-ci se croyait-il sûr de l'attention de son catéchumène, qu'il quittait le ton de la conversation pour débiter les périodes monotones de son sermon. Alors l'impatience de lord Byron prenait le dessus, et il ne pouvait échapper à l'impolitesse de rire au nez du prédicateur qu'en l'interrompant par quelque frivole objection: jamais le bon M. Sheppard ne put parvenir à aller jusqu'à son second point. Enfin, lord Byron lui déclara qu'il ne se ferait méthodiste qu'à son retour de Grèce, et il lui donna rendez-vous, je ne sais plus en quel lieu, pour continuer les conférences. M. Sheppard aurait bien voulu essayer son discours sur la comtesse Guiccioli, ou sur la Begum de M. Duncan, ou même sur quelque membre de la famille Gamba; mais les oreilles italiennes ou indiennes étaient encore plus inabordables pour le méthodiste que l'oreille anglaise du grand poète; il se décida à repartir: ce fut le compagnon de voyage qui me fut confié, ou plutôt à qui lord Byron et M. Duncan me recommandèrent jusqu'à Genève. Ce qui me décida fut la considération d'une bonne calèche dans laquelle repartait le sectateur de Wesley, car ce n'était pas un apôtre à pied. On lui persuada que j'avais aussi une âme digne d'être méthodiste; mais par malheur je n'entendais guère mieux l'anglais que la Begum et la Guiccioli: le sermon fut perdu.

La route fut calme, les paroles courtes et les repas précipités; nous arrivâmes à Genève sains et saufs, mon compagnon et moi; lui toujours bon méthodiste, moi toujours une pécheresse, mais dont la pénitence allait, hélas! commencer.


CHAPITRE CCXIII.

Arrivée à Paris.--Plan de conduite.--Première maladie.--Soins de Léopold.--Folies.--Soeur Thérèse.--L'opinion.--Misère et découragement.--Je rencontre Duval.--Le trio bienfaisant.

Après avoir couru pendant près de trente années, je résolus de me reposer la trente et unième; et cette fois, Paris dut être la retraite éternelle de mes fatigues, de mes chagrins, et de ma pauvreté alors bien déclarée. Ami fidèle, Léopold fut aussitôt à mes côtés, et comme s'il avait eu le généreux pressentiment de mes prochaines infortunes. Nous cherchâmes un logement conforme à notre position, et nous en trouvâmes un fort agréable rue de Vaugirard. Orné bientôt par les soins de l'amitié qui a aussi son luxe, même quand elle n'est pas riche, cet appartement, en abritant les malheurs des plus obscures années de ma vie, les vit cependant entourer d'un intérêt bien fécond pour moi en consolations.

Voici quel avait été notre plan, et quel fut pendant long-temps notre mode d'existence avec Léopold, consentant à grand'peine à n'être que mon fils, mais redoublant de respects à chacun de mes refus répétés. Léopold passait près de moi tous les instans dont il pouvait disposer le matin, de dix heures jusqu'à quatre, et le soir de cinq jusqu'à neuf. Je l'aidai à se perfectionner dans l'italien; et autant que je le pouvais, je fortifiai son goût par la lecture des meilleurs auteurs. Doué d'un organe sonore et flexible, j'aimais à l'entendre me réciter les chefs-d'oeuvre de nos poètes, me consulter sur des beautés que son intelligence devinait par le seul instinct d'une âme brûlante! Oui, nous étions heureux, quoique la fortune nous eût tout retiré. Ma demeure était peu éloignée du lieu où huit ans avant s'était passée une scène d'effroi et de sang. Que de fois, dans les belles soirées, nous allâmes pleurer à la place du dernier regard! Que de fois, à cette place, je fis renouveler à Léopold la promesse que ses sentimens n'offenseraient jamais mes immortels souvenirs!

J'avais déjà en porte-feuille quelques faibles productions. Je résolus d'en tirer parti en Angleterre, où le bon M. Almoth m'avait dit que le roman était la ferme très commode de beaucoup de femmes qui, en écrivant un peu, vivaient fort bien de cette ressource. Avec la facilité que je me supposais, je tablais à six volumes par an; et ce travail, qui ne devait pas dépasser mes forces, suffisait à mes besoins. Léopold souriait à mes espérances, et y répondait par d'autres projets. «Moi, disait-il, je profiterai de mon petit talent pour le dessin. Je ferai des caricatures; les sujets ne manquent pas à Paris, et l'on trouve toujours des amateurs qui achètent, et des modèles qui posent. Quand je serai libre de mon engagement militaire, nous irons en Italie; je m'y perfectionnerai sous le ciel des nobles inspirations, et je deviendrai artiste. La carrière militaire n'est plus qu'un service d'invalide; les arts et les lettres, voilà les gloires nouvelles et possibles. Nous vivrons indépendans et heureux.» Je me gardais de l'éveiller; le rêve était si doux!

J'avais trop d'imprévoyance et Léopold trop de candeur, pour qu'aucun de nous deux eût songé aux interprétations que la curiosité publique pourrait tirer d'une liaison aussi singulière que la nôtre. Nous n'avions songé ni l'un ni l'autre, en nous livrant en sécurité à nos projets, aux suppositions que cette constante intimité allait faire naître. La maison que j'occupais l'était en même temps par une veuve, sa demoiselle, un étudiant et une fort jolie ouvrière en dentelle. J'ai si peu l'habitude de songer à ce qui se fait autour de moi, quand mon âme est vivement occupée, que je ne connaissais encore aucun des locataires, tandis que nous étions déjà, Léopold et moi, les objets continuels de leurs discours, et, sans être méchante, je puis dire du bavardage de leur sottise. J'en parle, parce qu'ils eurent quelque fâcheuse influence sur ma tranquillité que je provoquai moi-même, peut-être par une trop grande indifférence des préjugés et de l'opinion.

Depuis trois mois, ignorée de tout le monde brillant dont il est inutile d'affronter l'ingratitude, tant elle est sûre, j'habitais mon humble retraite. Tout à coup je tombai dangereusement malade. Léopold ne quittait plus mon chevet que la nuit; et l'ardeur qu'il mettait à me recommander à la garde, l'empressement, l'exactitude de sa continuelle présence, la touchante sensibilité de ses soins, devinrent pour cette femme une riche moisson de conjectures et un abondant sujet d'inventions peu charitables. Moi, dont la conscience était pure, je me livrais avec une exaltation passionnée au bonheur d'exprimer ma reconnaissance et toute ma tendresse à celui que je croyais bientôt quitter pour toujours. Un coup que j'avais reçu au-dessous du sein gauche, dans une de mes expéditions militaires, telle était l'origine d'un mal dont je devinai dès ce moment toute la gravité. Je me serais décidée à l'opération, comme je le fis plus tard, sans l'effroi et la prière de Léopold, qui me conjura, avant d'en venir à cette extrémité, d'essayer d'un remède qui avait guéri, disait-il, sa nourrice d'un mal semblable. M. Béclard, qui me donnait des soins, pensa qu'il n'y avait aucun danger à tenter le remède avant d'en venir au plus violent; et les souffrances disparurent.

Ceux qui prétendent que la reconnaissance est un sentiment froid, ne l'ont jamais éprouvée pour un objet aimé. Quelle plume rendrait jamais ce que je sentis dans cette nuit terrible et pourtant heureuse qui me sembla quelques instans la dernière de ma vie, et où je revins à la vie, pressée dans les bras de celui qui venait de me sauver! J'avais depuis six mois de séjour et d'intimité lutté bien souvent contre les douces prières de Léopold, et je puis attester qu'il m'était cher comme s'il eût été mon fils. Je ne redoutais donc rien; mais je sentais cependant tout ce que les tendres preuves de son constant attachement venaient d'ajouter de périls aux continuels tête-à-tête de ma pénible convalescence. Comme je faisais tous mes efforts à y porter le plus de sang-froid possible, j'observais dans toutes ses nuances le pouvoir que le désir non satisfait exerce sur le caractère des hommes, et quel épais bandeau il place sur leurs yeux. J'avais près de quarante-cinq ans; l'inquiétude et d'affreuses douleurs avaient ajouté aux rides de l'âge la pâleur et toutes les traces de la maladie; et pourtant tout ce qui eût dû éloigner l'idée d'une passion auprès de Léopold, ne faisait qu'en accroître les tourmens inexplicables. On me jugerait mal si on supposait de la coquetterie dans cet aveu. Revenue de toutes les vanités de la jeunesse et de la beauté également évanouies, mon âme avait cependant conservé quelque chose de cette sensibilité électrique qui jamais n'abandonne les femmes; ma raison était devenue assez puissante pour déterminer la droiture de mes sentimens; mais elle n'était point peut-être assez forte pour me laisser insensible au charme de me croire aimée. Ma bienveillance naturelle me fait un besoin de la bienveillance des autres. Je suis bonne, car j'ai toujours voulu l'être, et on m'a toujours dit que je l'étais. Ne serait-ce point un raffinement d'égoïsme? car rien ne me rend heureuse comme de voir heureuses par mes attentions les personnes avec lesquelles je vis. Léopold ressentit tellement l'influence de ces dispositions, que ce qu'en colère il appelait mes rigueurs injustes ne put un instant ni l'éloigner ni le refroidir. Par la bizarre religion d'un sentiment qui fut toujours de ma part partagé sans être satisfait, Léopold a toujours soustrait à ma connaissance les goûts passagers que d'autres femmes ont pu lui inspirer.

J'ai dit, je crois, que nos voisins n'étaient pas sans s'être beaucoup occupés de la dame étrangère et du beau militaire. La loge du portier était, comme partout, une espèce de congrès de tous les bavards de la maison. On discutait là sur notre état civil. «Ce n'est pas son fils, c'est son amant.--Son amant! disait la jeune ouvrière, elle serait sa grand'mère.--Eh! mon Dieu, l'âge n'y fait rien. Est-ce qu'une femme riche est jamais vieille.--Mais cette dame n'est pas riche puisqu'elle écrit pour les libraires.

«--Tiens, c'est une savante; eh bien, on ne le dirait pas, car elle n'a pas l'air fier.--Elle est laide, et lui est bien bel homme; mais elle est bonne et lui bien fier. Je l'ai dix fois rencontré sans qu'il m'ait seulement dit un mot.»

Tous ces dialogues qui se renouvelaient souvent vinrent à mon oreille par une petite fille chargée de mes commissions. Tout cela, au lieu de me chagriner, m'amusait beaucoup.

Au lieu de trembler devant la sottise et la malveillance, j'ai toujours aimé à la braver; il me parut donc piquant de désespérer les interprétations par mon laisser-aller. Aussitôt que mes forces me le permirent, je sortis souvent avec Léopold. J'affectais en le rencontrant de lui parler avec une familiarité particulière; Léopold enchanté y répondait à compléter les soupçons, et une charitable dévote qui, dans la maison, semblait à la tête du complot moral dirigé contre moi, annonça qu'elle déserterait la maison qui cachait de pareilles abominations.

Il y a dans la rue que j'habitais, un couvent fort en grande renommée pour la fabrication de l'eau de mélisse. Je m'y rendis un jour pour en acheter. Quelle fut ma soudaine joie, en reconnaissant mon excellente soeur Thérèse au milieu d'un groupe de femmes de son ordre, réunies dans la cour. Soeur Thérèse ne m'aperçut pas, je ne voulus pas lui parler devant ses compagnes, mais je me promis bien d'aller le lendemain la demander, la voir. J'étais heureuse de cette rencontre, plus que je ne saurais dire, et cependant il s'y joignait une secrète inquiétude. Que dira-t-elle de ma manière de vivre? J'étais bien sûre que son âme vraiment religieuse ne concevrait aucun indigne soupçon, mais j'étais sûre aussi qu'elle désapprouverait ma manière de vivre...; et pourtant, comment la lui cacher, comment mentir à celle qui avait connu mon âme tout entière; comment d'un autre côté renoncer à voir, tous les instans, le seul être qui formait ma vie, mon univers...? Hélas! ce que n'auraient pu ni les convenances, ni tous les trésors du monde, une simple différence d'opinion faillit m'y condamner. Terrible esprit de parti, que d'amitiés vous avez rompues, et quels liens de sang n'avez-vous pas même brisés!

Léopold servait alors, comme je crois l'avoir déjà annoncé, dans un régiment d'élite par suite d'un engagement que lui avait imposé la fatalité. Le regret avait suivi de près cette résolution.

Lui qui, si jeune, avait rêvé la gloire et les nobles récompenses que la guerre multipliait pour le courage, ne s'accommodait pas des ennuis de la garnison, et d'une profession alors sans éclat, comme sans espérances. Il était donc tout-à-fait résolu à prendre son congé et à cultiver les arts. Tous nos plans s'arrangeaient sous l'influence de cet impatient espoir. Je me livrais avec ardeur au travail qui devait adoucir mon avenir, n'aspirant plus qu'après cette aurea mediocritas, si justement célébrée des anciens. Je commençais à voir grossir le bagage de mes compositions littéraires. Mon portefeuille, déjà bien garni, contenait des romans, des nouvelles, et jusqu'au mélodrame à grands fracas. Toutes mes lettres, tous les mille souvenirs de ma bizarre existence, avaient été classés et mis en ordre. Un ami, un de ces hommes si rares qui réunissent toutes les bontés du coeur à tous les avantages de l'esprit, m'encouragea au travail, en me disant que le travail heureux était une fortune. Mais trouvant pour mon faible talent une timidité que je n'avais pas eue pour ma fatale beauté, je ne comptais sur mes productions que pour un léger auxiliaire de notre modique revenu, et encore étais-je fort en peine des moyens à prendre pour l'obtenir.

En attendant cet incertain et frêle avenir, il avait fallu profiter d'une occasion offerte de donner des leçons d'italien dans une famille anglaise, et à laquelle m'adressa madame Borlie de Londres, par une lettre aussi honorable que polie. Je l'avais montrée à Léopold, et, quoiqu'à regret il avait approuvé que j'acceptasse cette proposition, n'étant pas assez heureux, disait-il, pour pouvoir me conseiller autrement.

Je commençai donc mes leçons d'italien auprès des demoiselles Sumineux. Je réussis tellement dans cette tâche qu'on me demanda comme une grâce de vouloir bien accepter une autre écolière, fille d'une riche anglaise que je ne veux point nommer parce que l'on doit de l'indulgence aux petits ridicules qu'on a pris sur le fait, et qu'on a châtiés dans le moment. Milady F... occupait avec sa fille unique un superbe hôtel où se pressait la foule des laquais, et la domesticité plus élégante des parasites de toutes classes. La maison était encore le rendez-vous de quelques gens de mérite, mais en petit nombre. On touchait aux derniers momens du règne de sa majesté Louis XVIII, et toute cette société, qui pensait fort bien, suivant l'expression consacrée d'un certain monde, s'occupait beaucoup des intérêts de la monarchie. Je trouvais assez plaisante cette rage de politique dans une étrangère, et une Anglaise ultra-royaliste à Paris me paraissait une singularité qui me rendait assez inexplicable le choix d'une personne comme moi fort suspecte.

Je me bornais, comme on le suppose bien, à mes devoirs de maîtresse de langue, qui consistaient en trois heures de leçons par semaine. Il ne m'avait pas fallu grand effort de génie pour deviner que l'application de mademoiselle Emmeline, pour apprendre la langue del dolce favellore, ne tenait pas au goût exclusif de la littérature. Elle désirait pouvoir chanter les airs de Cimarosa avec son maître de guitare et de piano, espèce de petite caricature à roulade et à lorgnon, et presque original à force d'impertinence. Le contraste des deux maîtres était piquant. Le monsieur avait l'air de venir en bonne fortune, et moi à un enterrement. Ma toilette fort simple et toute composée de noir donna lieu à une explication qui, en éveillant les scrupules politiques de Milady, m'exposa à des enquêtes que j'étais aussi peu disposée à éluder qu'à souffrir, milady F... voyait beaucoup une marquise D'Au..., célèbre dans sa société.

Un jour, en arrivant un peu avant l'heure je trouvai grande réunion dans le salon, et parmi les dames était la marquise d'Au... J'allais passer dans le petit salon d'étude, mais milady F... m'arrêta en me priant de dire mon opinion sur des vers qu'elle me présenta, et de bien vouloir les lire haut. J'aurais pu refuser une corvée qui n'était aucunement dans mes attributions et d'ailleurs fort indiscrètement demandée; mais un seul coup d'oeil sur le couplet, que je transcris, m'avait fait deviner l'intention de contraindre, de surprendre et de blesser mes opinions. Je refusai donc les siéges offerts par l'impolitesse, et me mis à lire. Je lus:

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