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Mémoires de Céleste Mogador, Volume 4

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The Project Gutenberg eBook of Mémoires de Céleste Mogador, Volume 4

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Title: Mémoires de Céleste Mogador, Volume 4

Author: comtesse Céleste Vénard de Chabrillan

Release date: August 31, 2019 [eBook #60204]
Most recently updated: October 17, 2024

Language: French

Credits: Produced by Clarity, Hans Pieterse and the Online
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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK MÉMOIRES DE CÉLESTE MOGADOR, VOLUME 4 ***

Note sur la transcription: L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée, mais les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées.

Table.

MÉMOIRES
DE
CÉLESTE MOGADOR

Paris.—IMP. DE LA LIBRAIRIE NOUVELLE.—Bourdilliat, 15, rue Breda.

MÉMOIRES
DE
CÉLESTE
MOGADOR


TOME QUATRIÈME


PARIS
LIBRAIRIE NOUVELLE
BOULEVARD DES ITALIENS, 15
La traduction et la reproduction sont réservées.


1858


MÉMOIRES
DE
CÉLESTE MOGADOR

XLVI
DÉPART.
(Suite.)

La mesure de la douleur était au comble dans mon âme, et pour me soustraire à tant de peines, je me serais tuée sans la lettre que je reçus des gens chez qui était ma fille adoptive. La femme venait de tomber dangereusement malade; l’on me disait qu’on ne pouvait la garder. Je passai une nuit très-agitée et je me mis en route qu’il faisait à peine jour. Le pauvre petit ange commençait à parler; elle m’appelait sa mère; je la ramenai chez moi; je la serrai sur mon cœur, et je lui demandai en larmes s’il était vrai qu’un jour elle me maudirait.—Pauvre petite! elle ne pouvait comprendre, pourtant elle passait ses bras autour de mon cou, et m’embrassait en me disant: «Oh! je t’aime, ma marraine.» Je n’avais pas le droit de mourir; si Dieu m’avait envoyé cette innocente créature, c’était peut-être pour me donner l’occasion de réparer le mal que j’avais fait.

Deux jours plus tard, trois hommes vinrent saisir chez moi pour une somme de quarante-six mille francs, que Robert devait à son bijoutier, pour cette garantie qu’il avait donnée si imprudemment. J’avais toujours eu horreur du papier timbré et de ceux qui l’apportent; je les voyais toujours apparaître, dans mon imagination, avec de grosses moustaches, de grosses cannes et de vilains chapeaux. Je devins presque folle de peur et de chagrin.

Je voulais écrire à Robert; mais je jetai la plume avec rage.

—Non! dis-je, je serai plus généreuse que lui, je ne l’accablerai pas. Tant mieux qu’il ne me reste rien que mes larmes, nous nous en irons loin de cette ville maudite. Je travaillerai pour t’élever, ma petite Caroline; j’en ai perdu l’habitude, tant mieux! j’aurai plus de peine.

Je mis un voile et je me rendis à mon théâtre, car je jouais les reines des bals. Je dansai et je chantai la mort dans l’âme; mais j’étais habituée depuis longtemps à cette comédie. Ma vie s’était passée en mascarades de ce genre. Cette contrainte m’a rendue la plus malheureuse de toutes les créatures. Après avoir cru échapper à ce genre d’existence, l’idée d’une rechute me navrait le cœur.

J’avais fini ma pièce à neuf heures.

En sortant pour rentrer chez moi, je vis un homme dans le passage; il se glissait comme une ombre le long des murs et semblait me fuir. Je pressai le pas, car sa tournure m’avait frappée. Je me plaçai en face de lui.

C’était Robert, pâle, défait; son œil, si ardent d’ordinaire, était voilé de tristesse, mais l’ironie était toujours sur ses lèvres dédaigneuses.

—Ah! lui dis-je, vous ne m’éviterez pas; vous me devez une explication. Il se peut que j’aie été coupable, mais vous n’avez pas le droit de me torturer comme vous le faites depuis quelque temps. Dieu seul juge irrévocablement. Vous ne pouvez partir en me laissant l’idée qu’un homme me maudit sous le ciel. D’ailleurs, vous êtes déjà trop vengé; vos malédictions s’accomplissent. On m’intente des procès que je ne soutiendrai pas. Je vais quitter ce monde aussi malheureuse que vous.

Mes larmes me coupèrent la voix. Il me fit monter en voiture et m’accompagna chez moi.

—J’avais peur de ce qui arrive, me dit-il, et c’est ce qui m’a ramené à Paris. Mes biens ont été vendus la moitié de leur valeur. Non-seulement je suis ruiné, mais il me reste des dettes.

—Oui, et moi l’on m’attaque, disant que ce que j’ai est à vous. C’est une infamie, car ils savent bien le contraire; mais ils se disent: Une femme comme celle-là, nous aurons bon marché d’elle.

—Eh bien! me dit-il, faites-les mentir. Céleste, défendez-vous avec tout ce que vous avez d’énergie et d’intelligence! vous avez votre droit; il y a des juges. J’emporterais des regrets trop amers, si je vous savais malheureuse. Je voulais me faire soldat; mais je suis trop vieux, j’ai trente-trois ans. Je vais partir au bout du monde, en Australie. Peut-être pourrai-je vivre, comme tant d’autres, loin de la France; ne rien demander à personne, ne pas donner le spectacle de ma misère, c’est tout ce que je veux. Je n’ai pas d’idées, je vais aller où le navire me conduira.

Il resta chez moi. Nous payâmes nos joies passées par de longues nuits de larmes.

Une lettre du Berry nous tira de notre abattement.

On venait de saisir ma maison et nos meubles. On me disait qu’on allait attaquer l’hypothèque qu’il m’avait donnée en payement.

Tout me manquait à la fois... et je voyais venir la misère.

Les reproches injustes dont il m’accablait depuis quelque temps me revinrent en mémoire. En me trouvant si malheureuse, je les lui rendis avec usure.

—Eh bien! lui disais-je, vous qui n’aviez qu’insulte et mépris pour moi, qui me souhaitiez la misère, l’hôpital ou la prison, vous pouvez partir heureux. Allons, nous sommes quittes.—Une chose me console, c’est que je vous ai prédit ce qui nous arriverait à tous deux. Vous avez beau m’accabler, vous devez me rendre justice. Oh! le difficile, c’est de forcer votre orgueilleuse nature à s’avouer vaincue.—Partez! laissez-moi avec mon désespoir, car je vous le reprocherais. Il vous reste une famille, à vous; à moi, il ne me reste que la misère et les tourments.

Robert me regarda fixement, sans me répondre un mot. Il scrutait ma volonté; elle dut lui paraître implacable, car il sortit lentement, acceptant mes paroles comme un ordre d’exil.

Je fus chez un avoué qui me donna l’adresse d’un avocat, et je me mis en mesure de faire tête à l’orage qui se préparait. Pour traverser cette nouvelle crise, j’appelai à moi tout mon courage. Abattue cent fois, je me relevai par des efforts surnaturels. On me traîna devant les tribunaux. Mes adversaires, qui se sentaient vulnérables, crurent se grandir en me traînant dans la boue. Ils prirent mon passé et l’imprimèrent; si bien que, partout où j’allais, on s’éloignait de moi. Ils me marchèrent tellement sur le cœur que je devins cruelle. Je ne pensais plus qu’à me venger; puis je retombais, anéantie, dans mon impuissance.

Je quittai l’appartement rue Joubert pour le temps que durerait ce procès; car je ne voulais pas, si les juges étaient trompés par de fausses apparences être chassée de chez moi. Je ne pouvais me faire d’illusion; la lutte qui se préparait devait être longue, pénible; elle fut cruelle.

Je louai, avenue de Saint-Cloud, une petite maison et un jardin pour ma fille qui avait besoin d’air.

Toutes les femmes que j’avais connues dansaient en rond comme des sorcières autour de ma ruine. Je ne voulus pas leur laisser cette joie; je tâchai de les tromper, de me tromper moi-même, et, l’inquiétude au cœur, j’exagérai ma vie de luxe et de plaisirs.

Robert était parti. Il avait lutté jusqu’au dernier moment; vaincu, il regarda sa ruine en face, et, se sentant faible devant sa volonté, il sut du moins prendre une résolution courageuse; il mit cinq mille lieues entre lui et la poussière que faisait ce désastre de son bonheur perdu et de son opulence brisée.

Ce départ, qui devait influer si profondément sur ma vie, ne me fit pas tout d’abord l’impression que je devais en ressentir. Cette impression a été successive. Un mot de moi, et Robert serait revenu; ce mot, je ne voulus pas le dire. Je sentais trop bien que dans l’état de nos âmes et dans la situation de nos affaires, la continuation de notre liaison aurait fait notre malheur à tous deux. J’espérais que, le voyant loin de moi, sa famille lui rendrait son appui. Je restai inflexible. Plus tard, à mesure que j’appris les souffrances de son exil, mon cœur se détendit. J’appréciais mieux que je ne l’avais fait d’abord la grandeur du sacrifice qu’il m’avait fait en s’éloignant de moi. Pauvre Robert! nous avons assez souffert l’un par l’autre; il m’a assez dévoué, sacrifié sa vie, pour qu’on me pardonne l’orgueil que m’inspire le courage qu’il a montré au milieu de toutes les tortures morales et physiques qu’il a subies dans ses lointains voyages.

J’avais songé d’abord à en faire moi-même le récit; mais, en relisant sa correspondance, j’ai compris que ce que j’avais de mieux à faire, c’était de le laisser parler lui-même.

La première lettre que je reçus de lui était datée de Londres.


XLVII
CORRESPONDANCE.

«Londres, ce 22 mai 1852.

»Je ne veux pourtant pas quitter l’Europe sans vous écrire une dernière fois. Ce matin encore, je voyais Douvres, les côtes de France, et mes yeux ne les ont quittées que quand ils n’ont plus rien vu. Adieu mes rêves, mes joies, mon bonheur! J’ai tout laissé, et me voici bientôt entre la mer et les cieux, dans l’immensité, tout seul avec mon néant. Voilà le fruit d’un amour insensé, la misère et l’isolement! Heureusement que mon corps ne pourra supporter tout ce que l’avenir me prépare. En arrivant ici, j’ai trouvé la glace de mon nécessaire cassée, et le verre de votre portrait aussi. C’est mauvais signe, tant mieux! C’est peut-être la fin qui arrive. Je suis malade. Je n’ai pas eu la force de supporter même cette traversée de quelques heures. Merci, mon Dieu, merci! Tout s’use et vous trouverez peut-être que je n’ai pas mérité de tant souffrir.

»J’attends ici, à Londres, un bâtiment qui part le 9. Mon passage est retenu. Ah! je voudrais que vous vissiez dans mes yeux et sur ma figure la trace de votre destruction. Mais je serai bien vengé de votre cruauté pour moi; et quand cela ne serait que mon souvenir, il vous pèsera toute votre vie; je ne reviendrai jamais, je le sens, et mon pressentiment ne me trompe pas; mais souvenez-vous, Céleste, que tous ces gens auxquels vous m’avez sacrifié n’auront pour vous que mépris. Vous serez seule à votre tour, et pas un ami ne vous restera. Oh! vous êtes belle aujourd’hui, vous êtes sublime, vous valez beaucoup, vous êtes une si belle courtisane, quand vous voulez. Et puis, mon souvenir n’est-il pas là? Mogador! Qui a su dévorer, déchirer, marcher sur une destinée comme la mienne? Mogador! pour laquelle ce pauvre Robert a tout sacrifié!... Mais cela doit être une bien belle fille! Robert, qui a passé par-dessus les préjugés, qui lui donnait le bras devant tout Paris!

»Oh! qu’elle a été bonne pour moi, Céleste! que de reconnaissance pour tant d’amour! Comme elle a pris pitié de mes larmes! Comme elle s’est bien vengée de ce Robert qui avait inventé le seul moyen de la faire revenir près de lui, en la prenant par l’amour-propre! Elle a eu jusqu’à son dernier sou.

»Elle n’a pas eu une minute de regret, pas un instant d’élan de reconnaissance ni de pitié! Allez, allez, Céleste, c’est plus que de l’infamie, c’est de la monstruosité. Vous ne vous êtes servie de moi que pour arriver à vos fins. Eh bien, je ne fais qu’un vœu, c’est qu’au moins ce que j’ai fait vous profite. Pensez quelquefois qu’il y a de par le monde un homme que vous avez condamné à plus que la mort, et que cet homme n’a pour vous sur les lèvres que des paroles d’amour et de pardon. Le monde ne rira pas de lui; il mourra, mais de misère et de désespoir. Jusque-là il est seul, seul avec ses rêves évanouis, sans personne à qui il puisse dire: Je souffre, car je l’aime! Il a tout laissé derrière lui en quittant l’Europe. Il n’emporte même pas son nom, car il le quitte en partant. Rien! rien! Je pars sans un baiser, sans une bonne parole! Que de fois pendant ces longues nuits, à bord du bateau, mon cœur porté près de vous n’aura pour consolation que la pensée des caresses que vous donnerez à un autre dans le même moment.

»Depuis que je vous connais, je n’ai pas eu une pensée pour une autre femme que pour vous. Cette pensée va être encore la seule pendant cinq mois de traversée, et si Dieu veut que je n’arrive pas, on jettera mon corps à la mer, et je mourrai avec votre image dans le cœur jusqu’au dernier soupir. Regardez quelquefois mon portrait; il y a de ces sympathies mystiques et pour ainsi dire magnétiques; vous y verrez quelquefois une larme couler de mes yeux, ou peut-être un sourire que je vous enverrai en mourant. Si le cadre tombe, que mon portrait s’abîme, se déchire, c’est que je mourrai. Enfin, si la nuit on te dit: Je t’aime, Céleste, c’est encore moi, moi seul et pas d’autre, entends-tu? Si tu vas au Poinçonnet, regarde partout, et chaque fleur te dira que je ne pensais qu’à toi.

»Adieu, adieu pour toujours! Je n’ai même plus la force d’écrire. Il y a si longtemps que je n’ai eu une heure de bon sommeil!—Oh! mes forces, mes forces, ne m’abandonnez pas encore! laissez-moi arriver là-bas, bien loin! laissez-moi encore souffrir quelques mois. Il ne me reste que cela à moi, ma souffrance qui vient d’elle, laissez-la-moi, je l’aime!

»Adieu! je n’en puis plus, je ne vois plus clair, je vais me jeter sur mon lit; pauvre lit, bien misérable, dans une petite chambre bien noire; mais je ne veux en sortir que pour partir. Du reste, cette traversée, qui a été si mauvaise, a fini de me mettre à bas. J’ai donc besoin de repos pendant trois jours au moins.

»Je pars avec une bande d’émigrants, presque tous Irlandais; le capitaine même ne sait pas un mot de français. Il y avait un bateau qui partait demain, mais je n’avais pas le temps ni la force d’être à Liverpool; et puis, le bâtiment du 9 part de Londres même, et est moins mauvais.

»J’ai donné votre portrait à mettre dans un écrin. En arrivant à Sidney, je vous écrirai, si Dieu m’a prêté vie. Si je trouve moyen en route, par un bâtiment, de vous envoyer un souvenir, je le ferai. Adieu, encore une fois; je vous pardonne, car, je vous le répète, vous le verrez un jour, vous serez seule à votre tour, toute seule, sans amis, moi je ne serai plus là. Tâchez que ce moment-là arrive bien tard. Quelque riche que vous puissiez être, quelque ambition que vous puissiez avoir, tout est affreux, quand il ne reste que l’isolement, le dégoût et le mépris.

»Adieu, adieu; à vous toutes mes pensées, comme toutes mes douleurs.

»Robert.

»J’écrirai demain encore à votre avoué, M. Picard, pour lui bien recommander vos intérêts.

»Jetez-moi un mot à la poste, mardi ou mercredi, à Londres, bureau restant, pour me dire ce qui aura été fait au tribunal pour vos affaires. Ne me parlez pas d’autre chose, je vous prie, je ne veux savoir que cela. Vous devez comprendre que je ne dois plus croire à rien et que, par conséquent, vos excuses, vos raisons, vos larmes et vos regrets ne seraient que mensonges pour moi. Mais je désire savoir, puisque j’ai le temps de recevoir ce mot, quelle tournure a pris votre procès mardi dernier.»


«Southampton, le 15 mai 1852.

»Je vous écris à bord du bâtiment qui, dans une heure, va m’emmener pour toujours loin de vous. Je pars sans illusions et sans espérances. J’ai fait faire pour vous à Londres une bague que je remets en montant sur le bâtiment à M. Godot, le seul Français, le seul être qui m’ait témoigné quelque intérêt. Peut-être cet intérêt ne vient-il que de l’immensité de ma douleur. J’ai pour compagnon, non de route, mais pour compagnon d’avenir, et que je dois retrouver, dans quatre ou cinq mois, dans les pays où je vais isoler ma douleur et cacher ma misère, un garçon que j’ai rencontré à Londres et qui, comme moi, va chercher l’oubli et l’existence loin de la France. Le rapprochement de position a fait notre rapprochement de sentiments, et nous nous trouvons liés par les mêmes idées. Il me donne du courage, et nous espérerons ensemble.

»Vous aurez été belle et superbe aux courses du Champ de Mars. C’est du reste un beau piédestal qu’une ruine comme la mienne, et je ne doute pas un seul instant qu’on ne paye fort cher la curiosité d’une nature comme la vôtre. Vous verrez, sur la bague que je vous envoie de Londres, la date du 15 mai, de Southampton. C’est le jour où tout est fini pour moi et où pas une voix amie n’est venue me dire: Je penserai à toi!—merci de m’avoir aimée!—Je meurs de chagrin, je meurs sans laisser un souvenir derrière moi. Vous avez dit et répété, depuis mon départ, que pour vous venger vous vouliez toute mon existence, toute ma fortune, tout ce que j’avais de jeunesse et d’illusions. Eh bien! soyez heureuse; je suis parti; je vous ai donné tout mon avenir, tout mon cœur, toutes mes larmes, toute ma fortune pour vos caprices, et je pars, le cœur brisé et l’œil desséché, sans une livre sterling pour vivre. J’ai payé mon passage. Je vais beaucoup plus loin encore qu’à Sidney. Je ne resterai là que huit jours et je me rembarquerai pour d’autres îles plus éloignées. Je suis décidé à tuer ma douleur morale, à force de souffrances physiques. Je ne suis plus de ce monde, et l’immensité de mon amour, comme l’immensité de votre infamie, ne sera compensée que par ma misère et mes souffrances. Cette bague que je vous envoie vous servira, comme mon portrait, à faire valoir plus cher et payer de même vos attraits. Dépêchez-vous, car votre vie s’avance, et ma seule vengeance, que j’attends du temps, vous paraîtra hideuse et terrible. Aujourd’hui que je pars, ce n’est pas vous, Mogador, que j’ai aimée, mais un rêve, une femme dont le souvenir, dont l’idéal restent gravés dans mon cœur, femme sans nom, sans passé, femme de ma création, de mon amour, que j’ai rêvée, façonnée comme mon cœur la voyait, et qui est morte à tout jamais, et pour laquelle je prie Dieu chaque jour.—Ce n’est pas vous que j’ai aimée, on ne peut aimer que ce qui est beau et noble, et la femme que j’aimais, je l’adorais. Allez, allez, Céleste, la Providence ne pardonne pas. Plus aujourd’hui vous jouissez de ma ruine, plus vous serez malheureuse, méprisée, et cette même Providence sera sans pitié pour vous comme vous l’avez été pour moi. Votre vie sera bientôt un enfer. Moi, je vais me créer une vie nouvelle, et vous, le pain que vous mangerez sera payé par le mépris général, et sali par la fange d’où il sortira. Vous avez été INGRATE! Vous n’avez eu de baisers pour moi que pour mieux me mentir.

»Je vous pardonne tout, mensonges, ingratitudes. Pourquoi auriez-vous eu quelque respect pour moi, qui ai été assez lâche pour supporter toutes vos insultes?

»Je vous pardonne, mais Dieu vous maudira, vous, femme sans cœur et sans âme.

»Personne ne saura où je suis. Si la force physique m’abandonne, eh bien! Dieu et le monde me pardonneront, car j’aurai souffert du cœur et du corps; adieu! Soyez heureuse, si l’argent peut faire le bonheur, et n’augmentez pas votre infamie par de cyniques paroles sur mon compte. Que la devise de votre voiture: «Forget me not» (ne m’oubliez pas) ne soit pas le sujet de plaisanteries qui deviennent ignobles, quand elles tombent sur un homme qui avait fortune, nom, avenir, et qui travaille de ses mains pour vivre.

»Robert.»


«A bord du Chusan, le 15 mai 1852,
cinq heures du soir.

»Je viens de quitter Southampton à deux heures et demie. Pas un passager, pas un matelot, pas un mousse qui n’eût quelqu’un venu pour l’embrasser, et moi, je suis seul, seul, comme un maudit. Toute la ville était sur le port, poussant des hurrah pour nous souhaiter bon voyage.

»Des bateaux à vapeur nous ont accompagnés pendant deux heures en mer. On avait permis à chacun des passagers d’emmener, pendant ce temps, les uns leur famille, les autres leurs maîtresses. Chacun partait triste, mais chacun avait quelqu’un qui lui disait: Au revoir! Moi seul, je suis seul. Personne, pas même la consolation d’avoir près de moi un Français qui me comprenne, Ils avaient tous quelqu’un qui les aimait, qui les regrettait.

»Moi je n’ai personne qui me regrette, qui m’aime.

»Pendant que j’écris cette lettre, vous, Céleste, vous jouissez de votre triomphe. Il n’y a pourtant pas de quoi, car je ne me suis guère défendu. J’étais si heureux de vous voir sourire. O mon Dieu! je souffre bien, car je suis bien seul dans le monde, et j’avais pourtant bien besoin d’affection et d’amour. Ces bateaux qui nous ont accompagnés viennent de nous quitter. Ils avaient à bord de la musique qui n’a cessé de jouer. Cette musique me portait sur les nerfs d’une manière atroce et je pleurais comme un enfant. Fou que je suis! je croyais en quittant Southampton te reconnaître dans chacune des femmes qui agitaient leurs mouchoirs en l’air; mais ce n’était pas à moi qu’on disait adieu. Qui donc peut m’aimer, qui donc peut me regretter? Me voici pour trois mois entre le ciel et l’eau. Cette lettre ne t’arrivera pas avant longtemps. Je tâcherai de la donner en passant au Cap. Je t’écrirai tous les jours, car ta pensée ne me quitte pas. Tu m’as fait bien du mal, tu as été sans pitié; mais je te pardonne. Je ne crois pas jamais revenir, jamais te revoir, mais ma dernière parole sera pour te dire: Je t’aime. Et quand même je te reverrais, à quoi bon le désirer, à quoi bon espérer? N’ai-je pas tout donné, tout sacrifié pour un espoir, espoir trompé chaque jour depuis cinq ans? Sais-tu ce que c’est que le désespoir? c’est le cœur déchiré, c’est le rêve évanoui, c’est le réveil à la réalité. Eh bien! Céleste, voilà ce que j’ai aujourd’hui. Tu m’as trompé cinq ans, jusqu’au jour où tu as été sans pitié. Que m’importe aujourd’hui l’avenir, la misère? Oh! je sais ton raisonnement; tu n’as même pas pitié de moi.—J’ai ma famille, dis-tu, qui viendra à mon secours; mais tu ne sais donc pas que quand je mourrai, ma famille ne le saura que trois mois après.—Et puis, je ne veux rien; où donc serait le prix de mes sacrifices pour toi, si j’avais compté sur les autres? Je ne compte que sur moi pour vivre. Ma douleur fait presque ma force, et si je répare ma position perdue, ce sera à moi seul que je le devrai. Je vais me mettre sur mon lit, car je suis très-fatigué. Voilà bien des nuits que je passe sans sommeil; mes pauvres yeux sont bien rouges. Et du reste, que puis-je te dire qui te touche? Tu es heureuse maintenant, tu es libre; mon souvenir est déjà bien loin. Mon seul bonheur sera de t’écrire tous les jours quelques lignes, de penser à toi. A demain, si la mer n’est pas trop mauvaise.—J’ai ton portrait près de moi et je l’embrasse souvent.»


«Mercredi, 19 mai 1853.

»Depuis samedi, voici la première fois que je puis me tenir un peu. Jusqu’à présent, le temps ne permettait pas de rester debout. Je suis en face des côtes d’Afrique. J’ai passé tout mon temps sur le pont, assis dans un coin, nuit et jour, pensant au passé que chaque coup de vent emporte un peu plus loin de moi. Mon souvenir doit s’effacer de ta pensée, comme ces horizons que mon regard ne voit plus derrière le sillage du navire.

»Je souffre beaucoup, non pas du corps, car ces souffrances me sont insignifiantes; mais le cœur, mon pauvre cœur est brisé, d’autant qu’il n’a aucune consolation dans les affections qu’il laisse derrière lui. Pourquoi faut-il que j’aie porté tout ce que j’avais de cœur sur une espèce de fléau, dont la vie ne respirait que la destruction et la ruine. Tout ce qui t’aimera, tu le détruiras; tout ce qui est beau, tu le détestes. Le mal est ton essence; plus il est grand, plus tu souris. Quand il ne reste plus rien à détruire, tu rejettes tes victimes loin de toi, tu les salis, tu les insultes.

»Depuis samedi, je n’ai aperçu qu’un vaisseau bien loin, il retournait en France: y reviendrai-je jamais? Je ne le crois pas; qu’y viendrais-je faire?

»Dimanche, tu as dû aller à Chantilly. Chaque jour ma pensée se reporte en France, mon pauvre pays où j’ai cru être aimé!—Voilà mon avenir: travailler à Sidney avec le rebut de l’Europe, au milieu de la fange de la population anglaise, les galériens!

»Je n’ai pour ressource à bord qu’un petit Polonais de vingt ans, qui dit quelques mots de français, et qui, exilé par suite des guerres de la Hongrie, va tâcher de vivre là-bas, comme moi, sans espoir et sans but. Encore est-il très-malade depuis son arrivée à bord.

»Le reste me paraît être un ramassis d’affreuses canailles qui se sauvent d’Angleterre pour éviter la justice. Le bateau est très-mauvais, c’est son premier voyage. On dit qu’aux premières on est mieux; mais aux secondes, on est nourri indignement, on mange avec les matelots les restes de la table des premières. Il y a un Français aux premières qui est négociant de Rouen, qui se sauve en faisant banqueroute. Je l’ai vu à peine, et il paraît peu se soucier qu’on sache même son nom; je l’ai su à Londres, avant de partir. Du reste, je suis si mal équipé pour voyager, que je suis trempé comme une soupe toute la journée.—Mais bah! que m’importe! pourvu que le temps me permette de temps en temps de t’écrire. Je regarde ton portrait. Je pense à toi, à toi que je devrais haïr pour toute la haine que tu as eue pour moi. Je cherche dans ma tête de quoi tu pouvais te venger sur moi, qui t’adorais. Etait-ce ma faute si tu étais ce que tu étais?—N’ai-je pas tout tenté pour t’en faire sortir? Pourquoi alors m’avoir fait tant de mal?—Il n’y avait donc dans ton cœur aucune place, même pour la pitié. Rien pour moi, rien que de la haine! De quoi te vengeais-tu? Est-ce donc ta nature? Tu dois être heureuse, maintenant. J’ai pris le genre humain dans une horreur atroce. Je hais tout le monde, car tout ce qui a de l’argent peut me voler, me voler ce que j’aime, ce que j’adore.

»Le bateau marche très-vite, et l’on nous fait espérer que nous arriverons au cap de Bonne-Espérance vers le 20 juin. Je serai presque à moitié chemin; jusque-là, le ciel et la mer.

»Si les vents sont bons et s’il ne nous arrive pas d’accident en traversant la mer des Indes, j’arriverai à Sidney du 1er au 15 août. Je retrouverai-là, quinze jours après, le jeune homme dont je t’ai parlé dans ma dernière lettre.

»J’ai bu énormément pendant les derniers jours que j’ai passés à Londres, non pas pour soutenir mon énergie, mais pour m’étourdir et oublier. Loin de me faire oublier, l’ivresse m’a rendu encore plus malheureux. Plus je souffre, plus je suis heureux, car tout le mal me vient de toi. Comme il y a loin de ces jours où tu te disais si fière de moi! Toi que j’avais ramassée de si bas, et qui, dès le premier jour, prévoyais ton ouvrage!—Te souviens-tu, quand tu m’as dit que je te détesterais un jour?—Tu avais déjà ton but à cette époque. Tu l’as caché jusqu’au jour où tu l’as avoué hautement et à tout le monde. Quel avenir! Quelle position à cette époque-là! Comme j’étais brillant! comme je suis bas aujourd’hui, et comme tout le monde, comme toi-même, tu méprises cet amour qui a été de la lâcheté!

»Je te quitte, car la tête me tourne d’écrire. A demain, si je le puis, sinon au premier jour tranquille. Comme je suis fou, je ne puis m’ôter de la tête qu’en quittant Southampton je t’ai vue sur la jetée! C’est de la folie, mais je ne puis fermer un instant les yeux sans te revoir. J’ai vu une femme pleurer, qui a regardé le bâtiment longtemps s’éloigner.—Allons, je suis fou, cela ne pouvait être toi. Et puis, est-ce que quelqu’un m’aime?

»Adieu, à demain.»


«Vendredi, 21 mai 1852.

»Je viens de passer une journée et une nuit atroces. Le temps est un peu plus calme ce matin et je tâche d’écrire quelques lignes. Cette nuit que je viens de passer entièrement sur le pont, sans pouvoir descendre un instant me reposer, ne m’a pas paru trop longue. Le ciel était bien clair, les étoiles étaient superbes, il n’y avait qu’un vent épouvantable, vent d’Afrique bien chaud, qui vous brûlait la figure.

»Comme tu dois être heureuse, toi, tu vois des fleurs, tu dois en avoir beaucoup chez toi, et moi qui aime tant la campagne, O mon pauvre château! Pauvre Poinçonnet! Vous avez des roses, et moi qui vous soignais avec tant de bonheur, moi qui aurais voulu faire de vous un petit paradis, qui aurais voulu que tout dît autour de moi: Je t’aime! Pauvre fou! tu n’étais que le jouet d’une femme pour laquelle ton existence et ta fortune n’étaient rien, il lui fallait encore te briser le cœur, t’insulter, et à chaque insulte tu as été assez faible pour lui pardonner! Que voulez-vous, mon Dieu! je lui pardonne encore aujourd’hui. Et vous seul savez, ô mon Dieu! quelle existence elle m’a faite, ce que je souffre; moi dans qui vous aviez mis tant de cœur, tant d’amour, tant de beau! Vous seul pouvez voir où je suis descendu! avec qui et où je vis et comment je vis! Voilà la récompense de cinq ans d’amour, de dévouement sans bornes.—Voilà la récompense et le merci que me gardait cette femme! le mépris et l’oubli!—Eh! mon Dieu, pourquoi aurait-elle été autre pour moi que pour les autres? Pourquoi? mais parce que je l’aimais comme elle ne pouvait jamais espérer d’être aimée; parce que si elle ne m’aimait pas, elle devait au moins respecter une passion comme la mienne, passion honteuse pour moi, puisqu’elle ne pouvait me donner qu’une existence flétrie; mais elle aurait dû être à mes genoux toute sa vie et me remercier d’un amour dont elle était indigne, d’un amour qui pouvait lui tout faire pardonner. Qu’a-t-elle fait au lieu de cela? Quand elle a eu tout détruit en moi et autour de moi, elle a poussé un éclat de rire comme celui de l’enfer et elle m’a dit:—Mais regarde donc, pauvre misérable! Je ne suis et ne veux être qu’une fille. Tu n’as plus rien à me donner, je n’ai plus rien à te vendre. Je viendrai te voir quand j’aurai le temps; mais on me paye très-cher ailleurs, je ne viendrai que pour jouir de ma destruction et me reposer près de toi en te regardant souffrir.

»Après tout ce que j’ai fait pour cette femme, voilà ce que je suis aujourd’hui, voilà ce qu’elle a été, et je lui pardonne, je désire qu’elle ne paye pas trop cher, par ses regrets, son ingratitude envers moi. Le bon Dieu a mis au fond du cœur de chaque créature humaine un ver rongeur qui s’appelle le remords, et qui, le jour où il s’éveille, vous déchire cruellement sans répit et pour toujours. Souvenez-vous de ce que je vous dis aujourd’hui, Céleste; ce jour-là n’est pas loin; ne vous faites pas d’illusion, vous aurez une existence de damnée; vous vous traînerez aux genoux de quelqu’un, vous lui demanderez grâce, vous croirez le toucher à force de dévouement, comme j’ai essayé de le faire; eh bien! à vous on dira:—Tu n’es qu’une fille perdue, ton amour, c’est du venin. On vous répondra comme vous m’avez répondu, par l’insulte, et vous n’aurez pas la consolation que j’ai aujourd’hui, c’est d’avoir offert et donné un amour beau, vrai, amour digne de toute femme belle et digne d’être aimée. J’ai dépensé toute ma vie, toute ma force, toute mon intelligence à faire de vous un être respectable et reconnaissant. J’ai tout usé et suis arrivé à ne faire qu’une ingrate, avec tous les vices qu’elle avait avant. Personne ne saura toutes mes souffrances physiques. Personne ne saura se faire une idée de mes souffrances morales. La misère ne m’effraye pas, et je travaillerai avec rage pour nourrir cette existence que vous avez détruite moralement. Je ne dois pas me relever jamais de ma ruine. Les fortunes ne se refont pas, et puis je suis bien vieux déjà, et il faut de longues années pour faire une fortune. Je n’ai donc besoin que de la vie matérielle nécessaire, et mon intelligence y subviendra.

»Si le temps ne change pas, nous n’arriverons pas avant quatre mois, et voilà huit jours seulement de passés. Quatre mois en mer!

»Que je serais heureux de voir une fleur! Quand j’arriverai à Sidney, ce sera en plein hiver, car je serai juste au-dessous de Paris. Quand il sera minuit à Sidney, il sera midi à Paris, de même le mois d’août est le milieu de l’hiver. Ainsi donc me voilà privé pour longtemps de verdure et de fleurs. J’ai la tête qui me tourne et te dis à revoir. A demain. Je ne suis pas encore fort comme marin, et la mer est loin d’être belle. Il faut tout le bonheur que j’ai à te parler pour pouvoir écrire. Cette lettre ne te parviendra peut-être jamais. A revoir! A demain! Demain, j’aurai une ride de plus, car je vieillis bien maintenant en un jour.—Vieillir sans avoir vécu. Vieillir par la souffrance!

»A demain!»


«Samedi, 22 mai 1852.

»Voilà huit jours d’écoulés. J’ai passé une grande partie de la nuit sur le pont, le vent était bien calme et le ciel magnifique. J’ai chanté ces beaux vers de Musset que j’avais mis en musique et que je t’avais envoyés du Poinçonnet.

»Si tu ne m’aimais pas, dis-moi, fille insensée.

»Je les ai chantés toute la nuit. Tout le monde dormait à bord, et d’ailleurs personne ne m’aurait compris; et puis, à deux heures, je me suis couché et endormi avec de beaux rêves. Je ne sais pourquoi ton souvenir se mêle jusqu’à mon sommeil, c’est une souffrance de plus pour le réveil. Et pourquoi t’écrire? C’est une jouissance de plus pour toi que mes plaintes, et puis, qu’ai-je à te dire? Des vérités que je connais aujourd’hui et qui t’affectent peu; car que t’importe? Moi, pour rendre le fond de ma pensée, tout ce que mon cœur a d’amertume et d’amour, j’ai toujours la même phrase, et j’ai pourtant dans le cœur comme une musique dont la phrase aussi est toujours la même, mais dont le son délicieux varie pour mon âme.

»Je me suis fait un ami à bord. C’est un petit terrier, un chien qui appartient au capitaine. Il m’a pris en affection et je l’appelle Finoche, en souvenir de votre petite chienne. Finoche, l’ingrate! Elle caresse l’heureux du jour. Elle a été pourtant bien heureuse au château.

»Voici le premier jour où l’on aperçoit la terre; nous sommes en face de l’île de Madère.

»Avec la lunette du bâtiment j’ai bien regardé, mais c’est si loin. Si je pouvais avoir une petite fleur! Pauvre fou, une fleur! mais une fleur serait fanée demain. Cela serait donc un regret de plus.

»J’ai cru comprendre tout à l’heure que le capitaine parlait de relâcher aux îles du Cap-Vert, d’aujourd’hui en huit, pour prendre de l’eau. Je laisserai cette lettre à tout hasard; elle t’arriverait vers la fin de juin.

»J’ai souvent tort de laisser aller ma plume et de la tremper dans l’aigreur. Je devrais souffrir avec résignation, et puisque je ne pouvais pas espérer autre chose, avoir au moins l’énergie de ma lâcheté et ne pas me plaindre; mais par moments, c’est plus fort que moi et cela déborde, et puis les gens qui m’entourent me dégoûtent tellement, l’infamie est écrite sur leur figure. Ils ont l’air si étonné de me voir au milieu d’eux!

»Le capitaine quelquefois vient aux secondes et je vois qu’il voudrait parler le français afin de savoir pourquoi je suis là. Il doit me regarder comme un homme bien malheureux ou comme un grand misérable. J’apprends l’anglais, c’est mon occupation de toute la journée. La nourriture me répugne beaucoup, et la plupart du temps je ne mange que du biscuit de mer. Du reste je suis insensible à toutes les privations du corps. Tu pourras difficilement me lire. J’ai beaucoup de peine à écrire avec le roulis.

»Allons, voilà ma lettre d’aujourd’hui finie. Est-elle bonne? Dans l’un et l’autre cas, c’est toujours une jouissance pour toi. De l’amour, de la haine, des regrets, des reproches, des souvenirs; tout cela se tient par la main, c’est ton triomphe, et dans les choses les plus vraies et les plus dures, tu retrouves toujours le même amour dont tu souris et dont tu te moques. Pauvre femme! ton rire est infernal! Prends garde au jour où il se changera en cris de rage et de désespoir. Adieu, à demain! Voilà vingt-deux jours que j’ai quitté Paris, ta dernière parole n’a été qu’un mot glacial, un arrêt, et je suis parti.

»Dieu te pardonne!»


«Lundi, 24 mai 1852.

»Je souffre, depuis samedi, de migraines comme celles que j’ai déjà eues à Paris, et je n’y voyais pas même assez clair pour écrire.

»Aujourd’hui je vais mieux et je prends bien vite la plume. La plainte et la souffrance sont mes seules consolations. Pourtant il ne faut pas être ingrat envers la Providence, car je viens de passer une bonne matinée.

»Il était parti, le même jour que notre bâtiment, un autre bâtiment qui ne va qu’au cap de Bonne-Espérance seulement, et sur lequel L... a pris passage. On l’a dépassé ce matin et d’assez près pour pouvoir nous faire des signes et nous comprendre. Je lui avais dit à Londres tout ce que j’avais souffert et tout ce que je souffrais pour vous. Il m’a témoigné quelque affection, et je crois que nous nous soutiendrons réciproquement.

»Il m’a crié ce matin avec le porte-voix: Courage! et il a mis la main sur son cœur, j’ai compris. J’ai regardé le bâtiment s’éloigner pendant longtemps. J’ai pleuré quand je ne l’ai plus vu. Pourquoi? c’est ce mot courage, car le courage est bien difficile, quand il n’y a pas d’espoir; et ce que l’on prend pour de l’énergie n’est souvent que du désespoir. Je t’écris sur ces feuilles parce que je ne puis plus rester en bas et que je suis obligé d’écrire sur le pont, où mes grandes feuilles de papier s’envoleraient au vent. Je ne puis plus rester assis ni couché en bas parce que nous sommes quatre dans ma petite cabine et que la chaleur est insupportable.

»J’espère qu’on arrêtera après-demain deux ou trois heures aux îles du cap Vert.

»Allons, voilà ma journée finie. Les jours et les nuits sont bien courts pour toi, et tu verras bientôt combien ils ont passé vite; mais moi, pour qui tout est souffrance, passé, présent et avenir, les jours sont bien longs, les nuits sans sommeil sont bien tristes, et si le sommeil vient à force de fatigue, le réveil est encore plus amer, car les rêves finissent, et aujourd’hui est comme hier, et demain sera comme aujourd’hui: Souffrance; souvenirs


«Mardi, 25 mai 1852.

»Nous sommes bien sous la ligne la plus chaude d’Afrique. La mer est calme comme un miroir. Pas un souffle de vent. Le bateau va doucement et nous n’arriverons aux îles du cap Vert que jeudi au plus tôt. Ce soleil brûlant m’accable. Impossible de descendre dans l’intérieur du bateau, même la nuit. Je dors donc sur le pont, sous ces belles étoiles qui brillent partout et que l’on peut regarder ensemble à Paris comme ici. Je ne puis rien écrire aujourd’hui. Je n’ai la force ni de la plainte, ni des reproches. Mon cœur souffre et reste anéanti. Que vous ai-je fait pour me tuer ainsi?»


«Dimanche soir, 29 mai 1852.

»Voici quatre jours entiers que nous sommes relâchés à Saint-Vincent, île du Cap-Vert, pays désolé, terre maudite! Je me croyais le plus malheureux entre les plus malheureux, et Dieu, pour me punir, me montre des misères et des douleurs bien plus grandes que la mienne. Il veut éprouver les innocents comme les coupables pour soumettre les hommes à la résignation. Ici, le sol est aride, la campagne déserte. La mort est à la fois assise à toutes les portes. Pour aller d’une maison à une autre, on se dit adieu comme si l’on partait pour un long voyage. C’est qu’en effet, ces adieux peuvent être éternels; l’aspect de cette ville est navrant; si les pauvres habitants n’avaient pas la foi, les rues retentiraient de plaintes et de blasphèmes. Sur douze cents habitants qui peuplaient la ville, sept cents ont été enlevés par la fièvre jaune; elle dévaste tout. Il y a, dans les maisons, des morts qu’on n’a pas encore osé enlever; ce qui reste de la population semble abattu, désolé; ces pauvres noirs ont l’air de porter leur deuil.

Mon cœur souffre parce que je ne puis rien pour eux, si ce n’est aller voir les malades et les exhorter au courage par quelques paroles qui semblent les consoler un peu.

»Les missionnaires ont fait grand bien dans ce pays; les convertis au catholicisme vont mourir sur les marches de l’église en souriant à Dieu.

»Je suis allé voir lady C..., une grande dame, une sainte femme dont on ne parle ici qu’avec admiration et respect. On ne se souvient sans doute pas d’elle en Angleterre, quoiqu’elle ait occupé un rang élevé dans la société par sa fortune, sa naissance, son esprit et sa bonté. Elle vit au milieu de ce désastre, cherchant et secourant les infortunés qui l’entourent.

»Après avoir dissipé une fortune considérable en Angleterre, son mari fut obligé de prendre la fuite. Il chercha, pour s’expatrier, la partie la plus isolée de la terre. Le cap Vert lui parut une tombe convenable pour ensevelir ses regrets et ses douleurs. Sa femme le suivit après avoir donné tout ce qu’elle possédait pour acquitter les dettes de son mari. Pauvre femme! sa vie fut une vie de vertu, de dévouement et d’épreuves cruelles à subir; elle n’a pas faibli une minute. Ses deux fils vivent près d’elle; leur pauvreté n’a rien d’effrayant; chacun travaille de son côté; le soir, ils prient ensemble et se trouvent heureux.

»Si dans ces mille choses créées par Dieu, puisque l’homme ne peut les faire naître, il y a un témoignage qui nous oblige à croire; il y a aussi dans le passage d’un fléau comme la peste la preuve de notre impuissance. Ce mal qu’on ne peut arrêter, qui nous l’envoie? Pourquoi lutter contre la destinée?

»A peine a-t-on trouvé quelques nègres pour apporter l’eau et le charbon dont nous avons besoin.

»Cette île n’est qu’un rocher, on n’y trouve pas un brin d’herbe. Le vent, la poussière vous aveuglent, et le climat est si chaud, si brûlant, que si nous restions un jour de plus nous tomberions tous malades.

»Nous voilà de nouveau en pleine mer; les habitants sont venus sur le port, ils nous enviaient en nous voyant partir, et ils nous tendirent longtemps les bras en signe de regrets et d’adieu!

»Chaque instant pour moi est une douleur nouvelle, et quand les forces m’abandonnent, j’ai peur de mourir trop tôt: j’ai peur que vos remords ne soient pas assez cuisants. Je voudrais que vous puissiez voir écrit sur ma figure tout ce que je souffre, toutes les humiliations, toutes les avanies, toutes les tortures qui m’accablent à chaque instant. J’accepte tout, et à chaque souffrance nouvelle, je regarde votre portrait, je prononce votre nom, sans haine, sans colère, et je vous dis que c’est pour vous, par vous; voilà votre ouvrage, jouissez-en bien, soyez fière, soyez heureuse, c’est un beau triomphe et qui ne vous a pas coûté grand’peine.

»Je me suis fait tatouer hier, sur le bras, votre nom, cela ne peut plus s’effacer; si jamais mon cœur vous oublie, Dieu le veuille, ce nom sera toujours là pour me rappeler combien vous avez été méchante et cruelle pour moi. Je n’avais certes pas besoin de cela pour me souvenir de tout ce que j’ai sacrifié pour vous, et comment vous, vous en avez été reconnaissante. C’était pourtant la seule chose que j’étais en droit d’espérer, votre amour, je n’y ai jamais cru; mais on a de la pitié, même pour le pauvre chien qui n’a que des caresses pour de mauvais traitements. Vous n’avez eu ni pitié ni reconnaissance.

»La vie est finie pour moi, et je sens très-bien que je ne me relèverai jamais de l’abîme où vous m’avez jeté. Malgré tout mon courage, les forces m’abandonneront, et le jour où il me sera bien démontré que rien ne peut me relever, comme je ne veux retourner en France qu’autant que tout sera réparé, si je ne le puis pas, je me brûlerai la cervelle. Du reste, cette idée de suicide ne me quitte pas depuis longtemps et elle me revient plus forte que jamais quand mes idées se reportent sur vous, vous que j’ai voulu faire si belle et qui êtes devenue si infâme! Il y a en moi une lutte entre la haine, l’amour et le mépris pour votre personne, qui fait ma souffrance de chaque instant. Qu’est-ce qui sera le plus fort de ces trois sentiments? Quand je me vois au milieu de tous ces passagers, tous ignobles, tous le rebut de la société, traité comme eux, me regardant comme un des leurs, oh! alors, j’ai de grosses larmes dans les yeux, car je me souviens du temps où je me croyais si grand, si noble, si fier, et où je sacrifiais cette fierté et cette noblesse, jour par jour, en voulant vous élever jusqu’à moi; vous vous êtes acharnée à me faire descendre jusqu’à vous. Je me souviens du jour, rue Geoffroy-Marie, où vous me faisiez une confession que je ne vous demandais pas; vous auriez donné tout votre sang, ce jour-là, pour pouvoir m’offrir un amour digne de moi.

»Mais tout cela était une comédie. Vous cherchiez déjà à faire jouer chez moi un sentiment de pitié, et vous avez réussi, car j’ai eu pitié de vos larmes, j’ai cru à vos regrets; j’ai cru que votre passé était votre malheur; j’ai cru que vous aviez un peu de cœur, que l’homme qui oserait vous aimer, qui oserait l’avouer, j’ai cru que vous lui diriez merci et que vous le payeriez par un dévouement de toute votre vie.

»J’espère que, pendant que je vous écris ces lignes, vos affaires sont terminées pour le mieux, et que vous êtes tranquille de ce côté-là. Vous m’avez fait un reproche, un jour, qui a été une injure de plus et qui m’a navré le cœur; vous m’avez dit que je devais être honteux de vous voir ainsi tourmentée par ma faute. Ce reproche était infâme de votre part; mais je vous le pardonne, comme tout ce que vous m’avez fait. Je vous le répète, Céleste, vous fermez les yeux, vous ne voulez pas voir clair, vous ne voulez pas comprendre que mon amour seul a fait votre succès, qu’aujourd’hui votre vie est finie.»


«Dimanche, 6 juin 1852.

»Le lendemain du jour où je suis parti du cap Vert et où je vous ai écrit, je suis tombé malade et suis resté couché toute la semaine; ce n’est qu’hier que je me suis levé. J’avais la tête trop lourde pour pouvoir écrire. Je crois que je dois cette indisposition un peu à l’influence de l’air de l’île du cap Vert, et beaucoup à la chaleur accablante que nous avons depuis quelques jours.

»Nous sommes à peine au quart de notre route, et je suis déjà bien fatigué; on est si mal aux secondes places, et l’on a à peine l’eau nécessaire pour boire. Le capitaine, du reste, a été très-gracieux pour moi; il aura vu probablement et compris combien je devais souffrir, et il m’a fait dire hier que si je voulais payer quelques louis de plus, on me ferait une grande diminution pour les premières, et qu’il serait heureux pour sa part de m’être agréable. Je l’ai remercié du mieux que j’ai pu, et je lui ai dit que puisque j’avais commencé ainsi je finirais de même, ne voulant choquer personne. La véritable raison est qu’il me reste deux cents francs qui doivent me servir jusqu’au jour où j’arriverai aux mines. Mon souvenir est probablement tout à fait effacé de votre pensée! Vous devez respirer bien à l’aise, et si mon nom est venu par hasard se mêler à vos joies et à vos rires, cela a été probablement d’une manière ironique et méchante. Vous me méprisez bien, moi, pauvre fou qui voulais être aimé!

»Oh! vous porterez malheur à tout ce qui s’approchera de vous, je vous le prédis, et la Providence vous fera payer bien cher les jouissances auxquelles vous sacrifiez tout bon sentiment, tout votre cœur. La Providence vous frappera dans tout ce que vous pourrez aimer; et si jamais, à votre tour, vous implorez l’affection de quelqu’un, on y répondra par l’indifférence.

»Mon Dieu! je n’ai pourtant pas fait de mal à personne, pourquoi donc me briser ainsi? je ne sais qu’aimer, mon Dieu! je ne pourrais jamais haïr.

»Oh! c’est affreux de n’avoir que mépris pour ce que l’on a adoré, oui, adoré!

»Voyez la vie qui me reste aujourd’hui. Je vais vivre et mourir à l’autre bout du monde. Je ne reverrai jamais rien de ce que j’ai aimé, et personne ne conserve de moi-même un souvenir affectueux. Vous a-t-on remis ma bague? C’est la dernière chose que vous ayez reçue de moi. Si un jour vous souffrez, si un jour vous avez un regret, un remords, venez, rapportez-la-moi, et vous me trouverez toujours, non pas un amant, car je ne veux plus me souvenir, le passé est tué, mais un ami qui vous tendra la main, qui partagera avec vous tout ce qu’il aura gagné, qui trouvera de bonnes paroles pour vous consoler si vous souffrez, qui ne vous parlera jamais de ce que vous lui avez fait souffrir, et qui, quand tout le monde n’aura que mépris pour vous, aura, lui, pitié de vos douleurs, et oubliera les siennes pour guérir les vôtres.

»L’énergie que j’ai aujourd’hui, le désir que je puis avoir de gagner quelque argent, c’est encore pour vous. Je serais si heureux de vous donner ce qui m’aura coûté bien de la peine. Ecoutez, Céleste, souvenez-vous bien de ce que je vais vous dire: Si vous souffrez, si vous êtes malheureuse, si enfin vous voulez fuir et quitter cette vie qui ne peut toujours durer, écrivez deux mots à Sidney. Il faut trois mois pour que la lettre m’arrive; je partirai immédiatement pour l’Angleterre, et comptez les jours, jour par jour, je vous attendrai et nous retournerons aux Indes; je ne reviendrai jamais en France; une seule chose peut me ramener en Europe, c’est pour vous y chercher; mais tout cela sont des folies. Que pouvez-vous avoir besoin de moi? que puis-je faire pour vous? et que vous importe le monde? vous le voyez, mes seules espérances pour l’avenir ne roulent que sur des chimères. Il faut qu’il m’en reste bien peu pour m’arrêter à de tels rêves. La seule vérité me restera, c’est l’oubli des gens, la misère, le travail. A quoi bon rêver? à quoi bon espérer? On souffre tant quand on se réveille. Allons, voilà une bien longue lettre, bien stupide, bien ennuyeuse, et j’ai encore vingt jours avant de la fermer. N’abusons pas d’un temps qui est employé probablement d’une manière plus gaie qu’à lire les phrases et les condoléances d’un fou.

»Si par hasard les effets que j’ai laissés chez vous au Poinçonnet n’étaient point vendus, mon linge et toute ma garde-robe me feraient bien plaisir, car je n’ai absolument rien. Vous auriez l’obligeance de me faire une caisse de tous mes effets personnels, ainsi que du portrait de mon père.

»Comme la destinée est cruelle en vous retirant tout à coup le bonheur dont elle vous avait comblé au début de la vie! Tel qui devrait être aimé, estimé, est abandonné, méconnu; tel qui devrait être méprisé, haï, est adoré.

»J’ai pour voisins de cabine un ménage irlandais. J’entends bien malgré moi tout ce qu’ils se disent en colère; j’ai beau les prévenir en remuant ma chaise, en toussant, ils continuent. Cette confiance ou plutôt cette imprudence pourrait bien leur coûter cher si d’autres les entendaient.

»L’homme peut avoir vingt-huit ans; il est grand, ses épaules sont larges, sa taille est mince comme celle d’une femme, son front est démesurément haut; ses cheveux, frisés naturellement et rejetés en arrière, ressemblent à la crinière d’un lion; ses yeux sont renfoncés, mais ils brillent et ont une expression hardie qui vous intimide; son nez est fin, ses lèvres fortes; il y a quelque chose de diabolique dans tout son air qui vous répugne à première vue.

»La jeune fille qui l’accompagne et qui passe pour sa femme est blonde, délicate comme une enfant; ses yeux sont d’un bleu si doux qu’ils intéressent à sa personne; on dirait qu’ils ont été détachés du firmament un beau jour de printemps. Quand elle parle, sa bouche s’entr’ouvre comme une rose, son haleine doit être parfumée. Elle n’a de la femme que la forme, c’est un pauvre ange jeté sur la terre pour racheter par son amour un grand pécheur ou convertir un misérable.

»Elle se replie sur elle-même, comme l’ange déchu se replie sous son aile; ainsi abîmée sous les peines que la destinée lui a envoyées, elle attend la fin avec une résignation angélique.

»Pauvre créature! il y a entre son existence et la mienne un rapprochement qui m’a frappé; mais elle, c’est une femme, et sa faiblesse est pardonnable.

»Hier, après avoir joué une partie de la nuit, il est rentré ivre; elle l’attendait et lui a sans doute fait une réflexion, car il s’est emporté; elle réfutait chaque reproche avec une douceur infinie.

»—Te quitter si je ne suis pas contente, lui disait-elle, mais est-ce possible à présent que je me suis donnée à toi? Peut-on avoir deux amours dans sa vie, et quand on endure ce que j’ai enduré, se sépare-t-on pour des mauvais traitements?

»—Vos plaintes me fatiguent, disait cet homme d’une voix concentrée, je finirai par vous haïr. Vous avez l’air malheureux, cela me déplaît, je ne vous ai pas emmenée de force, et puisque vous m’avez suivi, que votre vie est désormais liée à la mienne, vous êtes ma compagne, ma complice.

»—Votre complice, jamais, Macdonnel! Votre confidente, malgré moi, c’est possible; si je ne vous ai pas dénoncé, c’est que le rôle de délatrice est odieux; si je vous ai aimé, c’est que j’ignorais qui vous étiez; une fois donné, mon pauvre cœur n’a pas su se dégager, se reprendre; mais je veux garder la pureté de mon âme; ma faute vient de mon amour, mon amour sera le châtiment de ma faute. Je subis ma peine, ne m’insultez pas, ne me faites pas plus coupable et comptez au moins pour quelque chose un amour qui me tue. Mon Dieu! si j’avais aimé un homme de cœur! Mais lui, en échange de mon sacrifice, que m’a-t-il donné?

»—Finissons-en une bonne fois avec vos jérémiades, répondit-il brusquement. Si vous teniez tant à votre famille, il ne fallait pas la quitter.

»—Il me reproche ma faiblesse! Mais j’y tenais comme on tient à la lumière, j’aimais mon père comme on aime Dieu! Sa confiance en vous n’excusait pas mon crime; maintenant, je sais bien que l’argent que vous lui enleviez en partant vous aurait suffi; mais moi, je croyais que sa fortune, la mienne lui restaient au moins pour consolation.

»—Eh bien, je vous renverrai toutes deux, s’écria Macdonnel hors de lui; aussi bien, je veux ma liberté. Si je n’avais pas volé cet argent à votre vieil avare de père, il ne me l’aurait pas donné et je ne me serais pas embarrassé de vous. S’il fallait que toutes les femmes que j’ai aimées et qui m’ont aimé se fussent attachées à mes pas, cramponnées à ma vie, mais j’en aurais un sérail. On leur dit: «Je vous aime!» C’est à elles d’en prendre et d’en laisser; j’aime les amours faciles et j’en trouve partout; avant vous, j’en avais une autre; j’en aurai une autre après vous, et tout sera dit.

»—Vous me brisez le cœur, murmura la pauvre femme; mais je suis comme le lierre, je meurs où je m’attache. Si vous ne m’aimez plus, il faudra me tuer pour vous délivrer de moi.

»Je l’entendis pleurer une partie de la nuit; je me promis alors de lui offrir le lendemain mes services, ma protection, pour l’aider à se délivrer d’un homme que je regardais comme son bourreau; mais lorsque je la revis sur le pont, elle était appuyée sur le bras de son amant, lui souriait et le regardait avec une tendresse infinie. Tout était oublié! elle lui demandait compte d’une pensée, d’un soupir.

»Comme elle aime cet être indigne d’affection! Qu’a-t-il fait pour cela? J’ai pris quelques renseignements, on sait que lui est un chevalier d’industrie vivant on ne sait trop comment; mais elle, est la fille d’un riche négociant qui l’avait élevée, assure-t-on, comme une duchesse. Je le croirais assez volontiers; ses manières sont charmantes, son esprit est fin, distingué; et je ne puis comprendre son amour pour un homme qui doit heurter à chaque instant la délicatesse de ses goûts. Eh! mon Dieu! je vous aime bien, vous, Céleste! nature sauvage, cœur sec, esprit révolté! Pourquoi ne l’aimerait-elle pas? L’âme n’a-t-elle pas ses mystères? Mais cette femme, je l’ai dit, sa faiblesse est son excuse.

»—Et moi? Ah! moi, Dieu m’a condamné et je suis le plus malheureux des hommes, voilà la mienne.»


«Dimanche, 13 juin 1852.

»Je suis honteux moi-même du peu d’énergie que j’ai pour lutter contre la souffrance. Le désespoir est tout chez moi; je ne sais que me plaindre et mon cœur se révolte contre moi-même.

»A Saint-Vincent du Cap-Vert, le dimanche, je suis entré dans une église bâtie en bois; un bon prêtre disait la messe pour tous ces pauvres nègres. Quand on souffre, la prière fait du bien; j’ai demandé à Dieu de ne plus souffrir, j’ai pensé à ma pauvre sœur qui m’aimait tant, enfin j’ai tâché de reporter mes souvenirs sur tout ce que j’avais de bon, de beau et d’honorable dans ma vie; j’ai pleuré et je suis sorti honteux de moi-même, car, malgré moi, mes souvenirs étaient revenus vers vous. Je n’avais donc pu apporter à Dieu qu’un souvenir souillé par votre pensée et par mon amour pour vous; vous qui mettez toute votre gloire à être ce que vous êtes. Pauvre fille! que Dieu vous prenne en pitié! Comme il faut être fou pour vous parler ainsi! Vous n’estimez les hommes qu’autant qu’ils vous prennent pour ce que vous êtes, et vous méprisez ceux qui ont pour vous un autre sentiment. Ah! Céleste! Céleste! je me souviendrai toute ma vie de la première lettre que je vous ai écrite. C’est après la mort de mon père; je répondais à une lettre que j’avais reçue de vous, quoique je ne vous eusse point laissé mon adresse; car je voulais rompre, j’avais presque un pressentiment de l’avenir que vous me vouliez faire... Je vous ai répondu; je vous disais toutes mes espérances pour l’avenir; je vous décrivais ma chambre rouge, la chambre de ma mère (souvenir qui aurait dû me garantir). Je vous disais que je pensais à vous; je vous parlais du beau pays que j’avais devant ma fenêtre, de la nature, du soleil, et toutes choses enfin que vous ne pouviez comprendre, et avec lesquelles on aime à parler quand le cœur aime, car l’amour est le sentiment qui vous rapproche de la Divinité, et lui seul vous relève et vous régénère à vos propres yeux; on pardonne et on oublie tout, quand on a pour excuse l’amour. Eh bien! cette lettre fut ma première faute. Quand j’ai perdu mon père, c’est auprès de vous que j’ai été chercher une consolation... c’était ma première infamie. Depuis ce temps, Dieu m’a puni et s’est servi de vous pour cela. J’ai donc mérité tout ce qui m’est arrivé, et aujourd’hui encore, cette lettre dont chaque parole est une plainte, c’est encore une lâcheté de plus. Je voudrais être assez fort pour oublier et pour rire; je voudrais ne pas donner aux méchants le spectacle de ma douleur.

»J’avais trouvé parmi les matelots de l’équipage un Français: je m’en étais fait un ami.

»Mon pauvre petit matelot souffre des tortures. C’est, du reste, une histoire assez touchante que la sienne. Pauvre enfant! en me la racontant, hier, il semblait se confesser. On lui a fait payer bien cher une étourderie, un moment de faiblesse. Voilà une existence brisée, un homme de mort pour une pièce de cinq francs.

»En l’écoutant, je pensais à tous les heureux que j’aurais pu faire avec cette belle fortune que j’ai gaspillée sans qu’elle profite à personne. Je regrette de n’être plus riche, et si cela revient jamais, j’espère savoir en faire un meilleur usage. Sans s’en douter, il m’a donné une bonne leçon, dont je profiterai. Mon nouvel ami se nomme Jocelyn Moulin. Il a vingt ans à peine, mais on lui en donnerait trente; il a l’air mélancolique, soucieux; je devrais écrire: il avait, car il est peut-être mort au moment où je trace ces lignes: il râlait lorsque j’ai quitté sa cabine. Il a reçu une certaine éducation, et il souffre bien plus que d’autres du métier qu’il est obligé de faire. Il était enfant lorsqu’il a perdu son père, et sa mère, qui faisait un petit commerce, a eu la ridicule idée à la mode: elle l’a fait élever comme s’il devait avoir de la fortune; les portiers font apprendre le piano à leurs filles, elle voulut que son fils devînt un Raphaël. Elle s’imposa pendant quinze ans des privations inimaginables, et parvint à le faire admettre en qualité de rapin chez M. C..., un de nos peintres en renom par son originalité, et surtout par la réputation qu’on lui a faite d’être d’une avarice sordide. Jocelyn n’avait pas de vocation prononcée pour la peinture; mais il travaillait et serait arrivé avec plus de peine qu’un autre, mais il serait arrivé. Seulement, il vivait misérablement au milieu des autres élèves, qui avaient des parents plus aisés et qui pouvaient se donner quelques-unes de ces mille et une jouissances auxquelles Paris vous invite à chaque pas et qui ont tant d’attrait quand on a quinze ans. Il mangeait son pain sec, buvait de l’eau et ne fumait pas, quoique cela donnât un certain chic à ses camarades, auxquels le patron faisait l’honneur de demander du tabac, pour n’en pas acheter. Le pauvre Jocelyn ne pouvait aller au théâtre une fois par mois; il refusait toutes les invitations et résistait à la tentation avec un courage héroïque. Mais un jour, c’était la fête du roi, la Saint-Philippe, le premier jour de mai, les apprentis étaient en révolution, on avait été obligé de travailler jusqu’à midi. On allait déjeuner à Romainville, chercher des lilas, puis on reviendrait aux Champs-Élysées, voir les illuminations et tirer des pétards. Depuis trois jours, Jocelyn avait le cauchemar; il refusait d’être de la partie, et pour cause: cela coûtait cinq francs par tête. Il les avait bien demandés à sa mère; mais elle lui avait répondu en lui montrant la liste des dépenses qu’elle avait faites et qu’elle faisait chaque jour pour lui.

»—Avec cinq francs, je t’achèterai des souliers le mois prochain, et si tu les dépensais en bamboches, tu serais obligé de marcher pieds nus.

»Jocelyn y aurait consenti, tant il avait envie d’aller à la fête; mais sa mère eut ce qu’elle appelait de la raison pour deux. Il s’en revint en pleurant comme un enfant, sans l’avoir remerciée de la belle casquette neuve qu’elle venait de lui donner pour sa fête.

»Enfin il se crut résigné; mais en rentrant à l’atelier, les attaques recommencèrent. On énuméra à grand orchestre le programme de la fête, on plaisanta Jocelyn, qu’on traitait d’avare, de ladre, en lui disant qu’il avait peur d’être mis en pénitence par sa maman ou qu’il craignait d’abîmer sa casquette neuve.

»En ce moment, le patron rentra; il portait un sac sous son bras, il traversa l’atelier sans parler à ses élèves, entra dans sa chambre et vida sur une table son sac d’argent qu’il voulait compter sans doute. En entendant résonner ce métal, Jocelyn ressentit comme un tremblement nerveux. Dire qu’il y avait là, près de lui, peut-être mille francs en pièces de cent sous, qui ne causaient pas tant de joie au peintre que s’il en avait une seule. On eût dit qu’un malin esprit cherchait à le tourmenter, car l’artiste comptait et recomptait son argent avec une lenteur qui témoignait le plaisir qu’il éprouvait à le toucher. Sa porte était restée ouverte, et Jocelyn le regardait absolument comme celui qui meurt de faim doit regarder l’étalage d’un marchand de comestibles. En ce moment, la pendule, qu’on avait eu soin d’avancer d’une heure ce jour-là, sonna midi. Tous les rapins se levèrent comme un seul homme et passèrent dans le petit atelier prendre leurs habits et leurs chapeaux.

»—Il n’est pas encore midi, grogna le patron en se levant à son tour pour aller voir l’heure à la pendule du salon.

»Jocelyn ne put résister; prompt comme l’éclair, il prit une pièce de cinq francs sur le tas qui n’était pas encore compté et se sauva comme un fou. M. C... continua sans doute ses comptes; tous les élèves sortirent et trouvèrent Jocelyn dans la rue, immobile comme s’il était cloué au pavé. La réflexion lui était déjà venue et il allait rentrer, lorsque les plaisanteries recommencèrent:

»—Prends garde, lui disait-on, il va pleuvoir, tu vas abîmer ta casquette.

»—Je vais avec vous, dit-il presque malgré lui.

»—Ton argent! s’écrièrent en chœur les rapins.

»Il donna la pièce de cinq francs au caissier et ordonnateur de la fête.

»—Elle n’est pas fausse au moins? dit ce dernier en la jetant sur le pavé pour voir si elle rendait le son argentin du métal.

»A cette question, Jocelyn devint pâle comme un mort, il suivit la bande joyeuse; mais il était tremblant; sa gaieté était morte, le sourire expirait sur ses lèvres. On avait beau lui dire:—Amuses-toi donc pour ton argent au moins, tu le regretteras demain si tu veux; aujourd’hui, c’est fête.

»Il ne put ni boire ni manger; sa conscience s’était révoltée contre lui-même, il se reprochait de ne pas s’être soumis à sa mère avec résignation, il se disait qu’il aurait dû se trouver bien heureux de manger son pain sec en pensant aux malheureux qui n’en avaient pas. Cette journée de plaisir fut une journée de souffrance pour lui, pourtant il ne savait pas encore ce qui l’attendait; il se disait: Je vendrai quelque chose, j’avouerai tout à ma mère, elle viendra demain à l’atelier et je rendrai ces cent sous. Oh! je n’oserai jamais dire cela, je les jetterai sous un meuble et on les retrouvera.

»Jocelyn était logé chez son patron. Rentré dans la mansarde qu’il occupait sous les toits, il chercha ce qu’il pourrait vendre, mais il n’avait que le strict nécessaire. Sa mère emportait toutes les semaines ses effets à arranger et les rapportait à mesure; il fallait donc s’adresser à elle, avouer ne pas lui avoir tenu compte de ses sages remontrances. Le courage lui manquait à cette idée, car si sa mère était bonne et indulgente pour tout ce qui flattait sa manie de faire un artiste de son fils, elle avait toujours été très-sévère et avait résisté avec une grande fermeté à toutes les fantaisies qu’il avait pu avoir en dehors de son état. Il ne dormit pas une minute et descendit à l’atelier avant que personne fût levé. M. G... le vit, mais il ne lui adressa pas la parole, il se mit à son chevalet et siffla un air de chasse comme à son habitude. Jocelyn espéra qu’il ne s’était aperçu de rien, il respira plus librement. Les élèves arrivèrent les uns après les autres, et ce ne fut que lorsque le dernier fut à l’ouvrage que M. C... demanda en promenant un regard inquisiteur sur toutes les physionomies:

»—Qui de vous m’a chipé une pièce de cent sous, hier?

»Tous se mirent à rire; Jocelyn devint pâle comme le blanc qu’il étendait en ce moment sur sa palette, son pinceau lui échappa des mains et il chancela lorsqu’il voulut le ramasser. Il eut envie de dire: «C’est moi;» mais on se décide rarement à une bonne inspiration de ce genre, et puis M. C... reprit en le regardant: Je me serai peut-être trompé; pourtant j’avais compté là-bas, celui qui m’a donné l’argent a compté devant moi, les piles étaient égales, et lorsque j’ai voulu les arranger en rouleaux, hier, j’ai trouvé cinq francs de moins, c’est drôle. J’ai pensé que vous m’aviez fait une niche.

»—Avec l’argent, jamais! répondit un élève; et je ne pense pas que l’un de nous veuille se faire voleur pour cent sous.

»—J’aurais pris le sac, répondit un autre.

»En ce moment, la mère de Jocelyn entra pour demander la clef à son fils; elle tenait un petit paquet sous son bras, elle avait l’air enchanté d’elle-même.

»—Eh! bien, dit-elle en s’adressant aux élèves, êtes-vous remis de vos fatigues d’hier? On vous a vus faire vos gambades aux Champs-Élysées, il n’y avait de place que pour vous. Notre voisine m’a soutenu qu’elle avait vu Jocelyn avec vous, je savais bien qu’il ne pouvait pas y être, puisque je n’avais pas voulu lui donner d’argent. Il me boudait bien un peu, hier, en s’en allant, mais je lui apporte quatre belles chemises en calicot et nous allons faire la paix; il n’aurait plus que le souvenir de mes cent sous et ceci lui restera.

»M. C... observait Jocelyn depuis quelques minutes; il était devenu livide. Pour se donner une contenance il faisait semblant de travailler, mais dans son trouble il se trompa de couleur et mit du jaune dans un ciel bleu.

»—Eh bien! la mère Moulin, il est plus fin que vous, dit en riant l’un des jeunes gens; il a été à la fête et il aura ses chemises; mais je ne sais pas ce qu’il avait, il devait être malade, car il n’a pas été gai du tout; si nous avions eu des consciences, nous ne lui aurions pris que trois francs, car il n’a pas mangé; mais nous sommes des chenapans, mère Moulin, et nous avons plus d’estomac que de délicatesse. C’est toujours avoir des entrailles, n’est-ce pas, patron?

»—Où donc as-tu pris de l’argent? demanda sa mère fâchée; est-ce que tu fais des dettes?

»—Qui de vous lui en a prêté? demanda M. C...

»—Personne, répondirent ensemble les rapins, nous avions bien juste pour nous.

»—C’est peut-être moi, reprit le peintre en s’adressant à Jocelyn, il n’y avait que la main à allonger.

»—Oui, patron! répondit Jocelyn confiant au faux air de bonhomie de M. C.... J’allais vous les rendre aujourd’hui, j’attendais ma mère.

»—Et qui vous a dit, mauvais sujet, s’écria-t-elle avec colère, que je vous les donnerais ou que je pouvais vous les donner? Croyez-vous que je ne fais pas assez pour vous, ingrat, et prétendez-vous me mettre à contribution?

»Quelques apprentis riaient, d’autres prenaient la chose plus au sérieux.

»—Je n’aime pas cette manière d’emprunter, dit enfin M. C..., vous êtes trop vieux pour faire des espiègleries, et je ne saurais vous passer cette action que je ne veux pas qualifier à cause de votre mère qui est une honnête femme. Dès aujourd’hui vous ne faites plus partie de mes élèves.

»La mère pria, le peintre fut inflexible, il fallait un exemple. La mère rendit les cinq francs, mais son fils n’en fut pas moins traité de voleur. Elle lui défendit de rentrer chez elle, et il se trouva sans ressource, abandonné, repoussé par tout le monde. Il se mit peintre en bâtiment, il commençait à gagner sa vie, lorsqu’un ouvrier qui travaillait avec lui et qui en était jaloux découvrit, on ne sait comment, pourquoi Jocelyn était sorti de chez M. C... L’histoire courut de bouche en bouche, seulement il ne s’agissait plus de cent sous, mais de cent francs; peu lui importait le chiffre. Du reste, c’étaient ces mots: Il a volé, qui le rendaient fou, le désespéraient. Enfin, ne croyant pas Paris assez grand pour s’y cacher, il s’engagea mousse à bord d’un navire français, puis sur le bâtiment anglais qui nous conduit en Australie. Là, il devait aller travailler aux mines, son intention était de ne jamais retourner en France si sa mère ne le rappelait pas.

»La physionomie de Jocelyn est douce, agréable; sa nature est délicate, nerveuse, et il a dû bien souffrir pendant ces cinq années qu’il regardait comme une expiation.

»Hier, les passagers des secondes se plaignirent qu’on les volait toutes les nuits; l’un, c’était son tabac; l’autre, son eau-de-vie. Le capitaine les reçut assez mal en leur disant d’enfermer leurs affaires. Un jeune homme, un Anglais, qui se trouvait au nombre des passagers, leur dit en désignant Jocelyn qui passait sur l’avant du navire:

»—Tenez, méfiez-vous et surveillez ce garçon-là, il a volé de l’argent à son maître; M. C... l’a chassé, je ne me trompe pas, j’apprenais la peinture avec lui.

»Jocelyn l’entendit, et prompt comme la pensée, révolté de cette injuste accusation, il s’élança sur son ancien camarade, et le saisissant à la gorge il s’écria:

»—Tu en as menti; je vais t’étrangler.

»Avant qu’on eût eu le temps de les séparer, Jocelyn avait reçu deux coups de couteau en pleine poitrine; son adversaire, se sentant le moins fort, l’avait frappé en traître.

»—Tu n’as plus le droit de m’appeler voleur, s’écria Jocelyn en tombant, tu es un assassin!

»Un matelot anglais qui se trouvait là fut indigné comme nous de cette odieuse lâcheté, et, comme à bord il n’y a guère de rendue que la justice qu’on peut se faire soi-même, il se chargea de venger celui qu’on emportait pour mort. Il arracha le couteau des mains de celui qui avait frappé Jocelyn et le jeta par-dessus le bord, en lui disant:

»—Vous êtes un mauvais Anglais, vous, et je vais vous casser la mâchoire pour vous apprendre comment on se bat quand on a du cœur.

»La boxe est un grand divertissement en Angleterre; ce fut comme le signal d’une fête à bord. Tout le monde se rangea, et les deux champions se placèrent en face l’un de l’autre, l’œil fixe, les dents serrées et les poings fermés. L’ancien camarade de Jocelyn n’avait pu ni reculer ni s’échapper, le cercle fermé autour de lui ressemblait à une chaîne humaine prête à se resserrer pour l’étouffer au premier mouvement. Il voulait payer d’audace, mais il avait affaire à forte partie; son antagoniste avait les épaules larges d’un mètre, il frappait si rudement sur la poitrine du peintre, que nous entendions un bruit comme celui que fait un forgeron en tapant sur l’enclume; chaque coup rendait un son mat et faisait sortir de sa gorge un rugissement, un cri, une plainte; il tomba sur le pont, se tordit un instant à nos pieds, puis resta immobile comme un mort. Le sang lui sortait de la bouche, du nez et des yeux, c’était un affreux spectacle à voir. Je suis homme, et j’ai failli m’évanouir pendant que des femmes battaient des mains en félicitant le vainqueur. On vient de porter le vaincu dans sa cabine, on croit qu’il a toutes les dents cassées et plusieurs côtes d’enfoncées; cela ne m’étonne pas, mais une chose bien extraordinaire, on vient de trouver chez lui une grande partie des objets volés à bord, c’est-à-dire tout ce qui ne se mange pas. Sans doute, il voulait détourner les soupçons.

»Je viens de faire présent d’une bouteille d’eau-de-vie au matelot qui a si bien défendu Jocelyn, car le pauvre garçon ne pourra pas le remercier lui-même; il sait pourtant que c’est l’autre qui a volé. Cette nouvelle l’a fait sourire: pauvre sourire qui ressemblait à un rayon de soleil en hiver. Tout est bien fini! c’était le seul être humain avec lequel je causais pendant ces longues nuits. Eh bien! il est mort!

»J’ai voulu lui dire un dernier adieu, et je ne me suis pas couché pour être là, à l’heure de la cérémonie funèbre qui se fait ordinairement au point du jour, afin que ce triste spectacle n’effraye pas les passagers. J’avais trop compté sur mes forces, et mon âme déjà si triste s’est meurtrie tout à fait.

»Je voudrais vous donner une idée d’un enterrement en mer, mais je suis un pauvre conteur; j’éprouve beaucoup et je ne sais pas toujours faire comprendre les émotions éprouvées par mon cœur.

»Quatre matelots, têtes nues, portaient un sac sur une civière. Un cinquième ouvrit un des panneaux du navire, on y déposa le sac, et après quelques paroles prononcées à demi-voix, on voulut le lancer dans l’espace, mais le panneau ne fut pas refermé assez vite pour jeter au loin le corps de Jocelyn, il roula sur le flanc du navire, et le boulet placé aux côtés du mort pour le faire couler à fond frappa sur les planches, comme s’il cherchait à rentrer dans le bâtiment. Le bruit que cela fit ressemblait à l’écho du canon et me fit ressentir une impression douloureuse. Le même sort m’est peut-être réservé! Je souffre, et du corps et de l’esprit; qu’est-ce qu’un homme de plus ou de moins dans le monde? Sur la terre, il laisse au moins un souvenir aux passants, son nom gravé sur une pierre qui atteste qu’il a vécu; ici, tout disparaît sans laisser l’ombre d’un regret! Il me reste le chien du capitaine, mais il vient si rarement me voir. La table est meilleure aux premières qu’aux secondes, il a donc raison. Je tâche d’apprendre l’anglais; les journées sont courtes, car il y a déjà une différence de cinq heures entre Paris et ici. Quand il est à bord huit heures du soir, il est à Paris minuit et demi ou une heure du matin. Nous approchons des pays où l’on est en plein hiver, par conséquent je ne souffre plus de la chaleur qui m’a fait tant de mal il y a quelques jours. Je passe toutes mes nuits sur le pont à regarder ces belles étoiles qui paraissent bien plus belles et bien plus grosses qu’en France; je regarde le long sillon que laisse derrière lui le bateau, sillon qui m’éloigne toujours de tout ce que j’ai aimé et que je ne reverrai jamais. Quelquefois les airs que vous aimiez et que vous chantiez me reviennent sur les lèvres. Je tombe alors dans une espèce d’extase; mon cœur se reporte en Berry, à chaque coin, à chaque place où j’ai laissé un souvenir. Je rêve mes beaux marronniers, je rêve fleurs, je rêve bonheur, amour, caresses, et je me réveille en chantonnant toujours cet air qui me rappelle vous, je me réveille en chantant, mais des larmes plein les yeux. Des larmes, toujours des larmes! et pour qui? et pour quoi? Des illusions perdues! pourquoi en avais-tu? Pouvais-tu en avoir? pourquoi aimer ce qui ne peut être aimé? Pouvais-tu espérer autre chose? Cesse donc de te plaindre, et si tu ne peux souffrir, aie donc le courage de te tuer.»


«Jeudi, 17 juin 1852.

»Chaque jour je me promets de finir cette confession qui ne sera pour vous qu’un sujet de plaisanterie; je me promets de ne pas recommencer le lendemain, et chaque jour mon cœur, plus fort que ma volonté, me fait reprendre la plume malgré moi. Et pourquoi? toujours la même chanson, toujours sur le même air; de quoi puis-je parler, si ce n’est du passé. Ne vous l’ai-je pas dit mille fois? ce cœur sera toujours le même.—Oui, Céleste, je serais si heureux de pouvoir encore vous prouver que mon unique bonheur, c’est vous; si je puis arriver à ravoir une fortune, si je puis trouver l’énergie d’y travailler avec acharnement, je la puiserai, cette énergie, dans le seul espoir qui me reste, c’est que bientôt vous serez désillusionnée, que bientôt tout vous échappera à la fois, et que ce jour-là, je pourrai me venger cruellement, car je viendrai vous offrir tout ce que j’aurai gagné, et cette vengeance sera plus cruelle pour vous que toute autre ne pourrait l’être, s’il vous reste un peu de cœur; cette vengeance sera une parole de pardon. J’essayerai pour la seconde fois de vous faire partager un bonheur que vous saurez peut-être enfin apprécier, quand vous aurez perdu sans retour toutes ces illusions, tous ces prestiges dont vous êtes entourée aujourd’hui.

»Enfin, mon seul but est encore vous; avec cette idée j’arriverai et je supporterai patiemment cette vie de mineur que je vais commencer, et si le temps imprime sur mon front les marques de son passage, je veux que vous puissiez lire aussi sur ma figure les traces d’un travail opiniâtre entrepris pour assurer votre avenir.»


«Vendredi, 18 juin 1852.

»J’ai cherché le bonheur! n’est-ce pas une loi de la nature? j’étais jeune, riche et brillant, et j’ai cru rencontrer une femme aussi aimante que passionnée. Plus tard, j’ai pensé qu’elle ne pourrait jamais abandonner un homme qui aurait tout sacrifié pour elle. Je me suis trompé; j’ai été abandonné, par ma faute probablement. J’aurai déplu, j’aurai été trop aimant, trop dévoué et trop exigeant. Le malheur m’éclaire, et après avoir été longtemps l’accusateur, je me résigne aujourd’hui et je vous absous de tout ce dont je crois avoir à me plaindre. Je n’ai pas été assez adroit pour vous conserver, et je suis cruellement puni de ma maladresse. Je ne savais qu’aimer. Comment penser à soi, quand on aime? J’ai donc été l’esclave, quand j’aurais dû être le tyran.

»Je ne comprends pas comment j’existe encore, après avoir tant souffert et subi tant de douleurs! On ne devrait jamais former des liens quand on sait qu’ils doivent se rompre un jour. Mon cœur est assailli par les idées les plus diverses et les plus folles. Il cède à la dernière qui le frappe, soit d’espérance, soit de désespoir. Aujourd’hui, l’espoir de vous causer un jour à venir un regret amer adoucit mes douleurs. C’est la seule vengeance que mon cœur désire.»


«Dimanche, 20 juin 1852.

»Il m’arrive le dernier coup qui puisse m’atteindre. Mon cœur et mon âme ne souffrent pas assez. Je suis malade des suites de cette blessure que j’ai reçue en Espagne. Il y a à bord un petit médecin que je consulte depuis deux jours. Il faut me faire une opération, je vais attendre jusqu’au cap de Bonne-Espérance. J’irai à l’hôpital militaire consulter le médecin en chef, et je prendrai un parti après. Quand je dis un parti, je veux dire que je me tuerai pour en finir avec une existence à laquelle rien ne me rattache plus. Aujourd’hui, je suis perdu pour jamais; mais enfin vous savez que je vis, que je souffre dans un coin sur la terre. Le jour où vous apprendrez que je suis mort, que c’est fini sans retour, aurez-vous seulement une pensée pour moi? Enfin, ce jour-là, sacrifierez-vous à mon souvenir un souper, une fête, une chanson?—Je ne crois pas, mais ma dernière parole pour vous sera toujours une bonne parole et un pardon.

»Ne m’en voulez pas de mes lettres quelquefois dures. Cherchez bien, et au fond vous trouverez toujours un amour que vous ne rencontrerez nulle part. Pardonnez-moi mes plaintes. Pardonnez-moi tout ce que j’ai fait et dit qui ait pu vous causer de la peine, ne vous souvenez que de mes larmes, si elles ont pu vous toucher quelquefois. Ah! que je voudrais avoir une fleur à vous envoyer dans cette lettre! mais je n’en ai pas vu ni touché depuis ce bouquet que je vous ai envoyé, ma dernière pensée en quittant Paris. Vous n’avez seulement pas trouvé une seule bonne parole à m’écrire à Londres!»


«Vendredi, 25 juin 1852.

»Je viens d’arriver à neuf heures du matin et je repars demain. Je ne puis donc songer à me soigner avant d’arriver à Sidney. Au reste, j’éprouve depuis mon arrivée ici un bonheur inexplicable. Les plus beaux camélias et les plus beaux géraniums poussent dans les bouchures des champs. Que cette belle nature des tropiques me fait de bien!

»Je vous envoie une fleur d’héliotrope que je viens de cueillir pour vous. Ferez-vous un peu de cas d’un souvenir qui aura au moins le mérite de vous arriver de l’autre bout du monde?

»Allons, je porte ma lettre bien vite. Soyez heureuse et pensez quelquefois à moi, dont la vie n’est plus qu’un triste souvenir.»


«A bord du Chusan, le 20 juillet 1852.

»J’ai eu à peine le temps de fermer ma lettre au cap de Bonne-Espérance, voulant la faire partir par un bateau qui mettait à la voile le 28 juin. Vous avez dû la recevoir avec une fleur que j’ai cueillie au pied de la montagne en pensant à vous. Le temps passe; me voici arrivé bientôt à l’autre bout du monde.

»Nous venons d’avoir pendant quinze jours un temps épouvantable: tout a été brisé, mâts et voiles; nous nous sommes crus perdus; enfin, ce matin, le temps s’est calmé, et j’espère arriver. Pendant ces nuits d’orage, je n’ai que votre portrait pour consolation; les passagers des secondes, composés de tout ce qu’il y a de plus déclassé en Angleterre, passaient leurs nuits à boire du gin ou de l’eau-de-vie. C’étaient des batailles et des hurlements atroces au milieu de ces gens ivres, couchés pêle-mêle dans tous les coins; enfin, je ne souffre pas de la misère, quoiqu’elle soit grande; mais il est bien dur pour moi, dont tous les sens et les instincts sont délicats, de se trouver ainsi dans la fange. Je n’ai plus même de chaussures, l’eau arrive de tous côtés dans ce que l’on appelle mon lit, et je reste couché, entortillé dans ma couverture toute la journée, souffrant ainsi moins du froid, qui est très-dur dans ce moment; nous sommes en plein hiver; j’ai pour nourriture du cochon salé qui sent mauvais, du biscuit moisi par l’eau de mer et un litre d’eau par jour, tant pour boire que pour faire ma toilette. Voilà ma vie matérielle, et encore je ne suis pas arrivé, mais l’avenir ne m’effraye pas. Le travail me distraira.

»D’ici à quinze jours, je serai à Sidney, je compte y vendre les quelques bijoux que j’ai; j’achèterai tous les outils dont j’ai besoin pour les mines et je partirai de suite. Cette lettre sera donc la dernière que vous recevrez de moi; une fois enfoncé dans les terres, occupé à gagner ma vie, je n’aurai guère de relations que de loin en loin avec Sidney, car les provinces où se trouve l’or sont à près de cent lieues à Sidney. Le courage ne m’abandonnera pas, et, si le bon Dieu me donne la force, j’espère arriver à avoir encore assez d’argent pour réparer toutes les folies que vous devez faire en ce moment, et j’espère que ma misère et mon travail serviront encore à mettre votre avenir à l’abri du besoin. Voilà mon espérance, voilà ma position présente.»


«Dimanche, 25 juillet 1852.

»Il est vraiment temps que ce voyage finisse, car ma nature s’use et se fatigue horriblement, mes nuits se passent presque sans sommeil ou dans une espèce de somnambulisme, avec des rêves pénibles et tristes; votre image et votre souvenir s’associent pour ainsi dire à mon chevet et semblent prendre plaisir à me torturer, en me rappelant un à un chaque moment de ma vie avec vous, chacune de vos méchantes paroles, chacune de vos méchantes actions. Je vois continuellement votre figure rire de mes misères, et je suis convaincu que vous ne regrettez qu’une chose, c’est que Paris entier ne puisse voir le degré de dégradation où vous m’avez amené; votre triomphe serait complet. Moi qui étais si aimé, si entouré d’amis, de famille, que me reste-t-il aujourd’hui? rien, personne! que l’isolement, l’oubli et l’exil! Petit à petit, la maladie va me tuer, je ne reverrai rien de ce que j’ai aimé; le monde entier me sépare de tous les souvenirs de ma vie et de mon enfance. Oh! ma mère! ma mère!»


«Mardi, 27 juillet 1852.

»Dans deux jours nous arriverons dans le premier port d’Australie, nommé Port-Philippe. C’est près de là que se trouvent les mines les plus considérables, et presque tous les passagers doivent y descendre. D’un autre côté, comme le capitaine craint que tous les matelots se sauvent pour aller aux mines, comme cela est arrivé sur plusieurs bâtiments, et qu’il se trouverait ainsi sans matelots pour gagner Sidney, terme de son voyage, le bâtiment restera à trois lieues en mer; au moyen de signaux on fera venir des embarcations du port pour prendre les voyageurs, les marchandises, et nous repartirons de suite pour Sidney sans entrer à Port-Philippe. J’espère que nous serons à Sidney d’ici à dix jours. Dieu en soit loué! car je n’en puis plus.

»Nous sommes en hiver, c’est la bonne saison pour arriver aux mines, la terre est moins dure pour travailler, et les serpents, qui y sont très-nombreux et très-dangereux, ne sont pas à craindre à cette époque; l’été il est presque impossible de travailler à cause d’eux; du reste, comme le tigre et le chacal, ils fuient devant l’homme, ils ne font que se défendre quand on les attaque.

»J’espère trouver à Sidney un compagnon et m’associer pour aller aux mines! Cela est presque indispensable pour se défendre en cas d’agression. Le difficile pour moi sera de trouver quelqu’un qui ne soit pas un voleur ou un assassin. C’est très-triste et très-ennuyeux d’être obligé de dormir à moitié et d’avoir toujours sous la main des pistolets. Cette population d’Australie doit être quelque chose de hideux, à en juger par ceux qui sont à bord et qui pourtant doivent être ce qu’il y a de mieux. Si j’ai assez d’argent pour m’acheter une tente, je serai fort heureux, et je ne doute pas qu’avec du courage, j’arrive à faire de bonnes journées. Tous les soirs, en entrant dans ma tente, mon grand bonheur sera d’écrire mon journal, pensées et actions, cela sera pour vous, et quand je trouverai une occasion je vous l’enverrai.

»Les mines où je compte aller sont près d’un village nommé Bathurst, à cent lieues de Sidney, dans l’intérieur. Pourtant si, en arrivant à Sidney, j’entendais dire que l’on en a découvert de nouvelles, ce qui est très-possible, j’irais de préférence aux nouvelles, parce qu’il y a plus de chance de réussir; la concurrence y étant moins grande, elles seront moins encombrées.

»J’ai trouvé hier une petite boîte que j’avais enfermée dans mon nécessaire et que vous m’avez donnée il y a deux ans; cela m’a rendu très-heureux; toute ma fortune, pour moi, se compose de votre portrait, l’épingle fer à cheval, cette boîte et quatre lettres de vous; ce sont les seules choses auxquelles je tienne. Quoique vos lettres ne soient que mensonges, je les relis presque tous les jours. Votre portrait ne me quitte pas; l’air de la mer l’a fait passer un peu, mais j’espère qu’il vivra autant que moi: cela sera facile.»


«Mercredi 28 juillet 1852.

»Depuis hier nous marchons très-vite et nous approchons beaucoup de Port-Philippe. Je crois que, demain, on sera assez près pour débarquer toutes les personnes qui vont à ces mines. C’est un singulier spectacle, du reste, que cette bande qui va chercher fortune; leur joie est extrême d’arriver, et depuis deux ou trois jours leurs orgies redoublent; ils sont pour ainsi dire continuellement ivres morts.

»Ce qui est triste, c’est que le peu d’effets que j’avais emportés est complétement usé et que je suis pour ainsi dire dénué de tout. Tout est fort cher en Australie. Il me faut pourtant de quoi me couvrir.

»Le jour où le remords vous arrivera, le jour enfin où vous serez bien dégoûtée de tout ce qui vous entoure, venez à moi. Vous trouverez dans mon cœur un pardon et sur mes lèvres un baiser qui effacera tout le passé.»


«Jeudi, 29 juillet 1852, dix heures du soir.

»Quelle affreuse journée je viens de passer. Je venais de finir ma lettre pour toi, hier mercredi, et j’étais couché depuis deux heures, quand nous sommes montés sur le pont; une tempête épouvantable faisait craquer le bateau de tous côtés. Nous ne voyions même plus le ciel, le bateau était continuellement sous les vagues. Un cri de désespoir part parmi nous; un malheureux matelot tombe du haut du grand mât, me passe devant les yeux et roule dans la mer; le bâtiment, poussé par un vent atroce, marchait d’une vitesse dont on ne peut se faire une idée. Un mât venait de se casser. Pourtant, au milieu de cette confusion, deux officiers du bord, suivis de quatre matelots, coupent à coups de hache les cordes qui tenaient attaché un petit bateau de sauvetage, et se précipitent, malgré le capitaine, à la recherche de ce malheureux. Nous ne pouvons plus nous tenir sur nos pieds. Le bâtiment file quatorze nœuds. La barque est distancée; nous la perdons de vue pendant deux heures. Les passagers crient, se désespèrent, ils veulent qu’on arrête le navire pour attendre ces malheureux. Je me suis fâché avec le capitaine parce qu’il hésitait; si grand que fût le danger pour nous, pouvions-nous les abandonner? Il a commandé la manœuvre, on a tourné le navire, il s’en est fallu d’une lame que nous soyons perdus corps et biens. Je vous écris sous cette impression. Pendant cette terrible tempête, votre souvenir ne m’a pas quitté. Enfin nous avons aperçu la barque qui se balançait au gré des flots, car les hommes qui la montaient étaient exténués, brisés de fatigue; leurs recherches avaient été vaines, le matelot était perdu.

»Tous les passagers se mirent à tirer sur les cordages; le lieutenant Bencraf et les matelots qui l’avaient accompagné tombèrent sur le pont du navire, sans connaissance. Ils avaient fait, pour sauver leur infortuné camarade, tout ce qu’il était humainement possible de faire. J’ai donné à ce jeune et courageux officier mon épingle de cravate, vous savez, cette couronne de comte ornée de perles, de diamants et de rubis. J’aurais voulu pouvoir lui donner la croix. Depuis trois jours nous sommes sous une triste impression, causée par la perte de cet homme.

»Nous apercevons les côtes d’Australie; la première chose qui s’offre à nos yeux, c’est un navire brisé sur un rocher; nous avons le pilote à bord. Dieu veut que j’arrive pour me soumettre à de plus rudes épreuves, la mort eût été trop douce pour moi; que sa volonté soit faite!»


XLVIII
MON COURS DE DROIT

Je ne crois pas me faire illusion; ces lettres de Robert étaient bien touchantes et bien belles. Quand je les relis aujourd’hui, je me sens heureuse, je me sens fière d’avoir inspiré à cet homme si bon, si courageux dans son malheur, une passion si tendre et si dévouée. Mais alors mon cœur était trop troublé pour se connaître lui-même et pour savoir ce qu’il pouvait aimer ou haïr. Cette correspondance, d’ailleurs, ne me parvint que par fragments; tantôt par lettres détachées, tantôt par groupes de lettres, suivant les arrivages des navires, et les élans qu’elles m’inspiraient ne duraient qu’un jour.

Les lettres où Robert m’annonçait qu’il avait quitté l’Angleterre furent les seules qui me parvinrent de suite. Ma situation était affreuse. Je sentais venir la misère; pour moi, c’était la mort.

Quand on a, comme Robert, occupé une grande position sociale, qu’on est noble et qu’on a été riche, on peut envisager sa ruine sans désespoir. La chute, quand on tombe de haut, donne le vertige, mais ce vertige peut, pour certaines natures taillées en grand, n’être pas sans charme. C’est une émotion nouvelle. On a l’espoir de se relever. On entrevoit confusément que, dans ce monde dont on a occupé les hauteurs, on retrouvera l’expiation du passé, des influences, des protections, des amis qui vous tendront la main pour vous aider à remonter, surtout quand on a un des beaux noms de France et qu’on possède des parents puissants et riches.

Mais pour une pauvre créature comme moi, sans protection de famille et avec un passé comme le mien, la ruine, quand elle arrive, est définitive. Je le savais; je ne m’étais jamais fait illusion sur l’avenir des courtisanes. Sachant avec quel mépris on parlait de mes pareilles, je m’étais promis de me soustraire aux humiliations de la vieillesse. Je m’étais toujours dit que si à trente ans je n’avais pas un moyen d’existence indépendant, je trouverais un refuge dans le suicide. Je ne me sentais pas le courage de subir cette misère poignante qui suit le mensonge du luxe artificiel au sein duquel j’avais vécu. Je ne me sentais pas le courage d’épuiser en dédains et en humiliations de toute nature le revers de cette médaille que des hommes intéressés montrent aux femmes dont ils désirent la chute tant qu’elles sont jeunes et belles. Je n’aurais jamais accepté les petits métiers de l’infamie. J’avais mon orgueil, orgueil mal placé, mais qui m’avait servi à ne faire de mal qu’à moi.

Il me fallait donc lutter ou mourir. C’était là peut-être le seul avantage que j’avais en ce moment sur Robert. Comme j’étais tombée de moins haut, ma ruine n’était pas si complète que la sienne. Il avait été obligé de fuir au bout du monde. Moi, je pouvais rester et disputer ma fortune à mes ennemis.

Mais pour lutter, il faut un courage et une expérience qui me manquaient alors. Aussi, ce qui me faisait le plus souffrir, c’était ma situation morale: je ne savais plus ce que j’étais, ma tête se perdait. J’étais devenue une énigme pour moi-même. La fièvre artificielle qui m’avait fait envier le succès des filles à la mode, des usurières de l’âme, s’était abattue. Seulement, ce qui l’avait remplacée, c’était la pire de toutes les souffrances humaines, l’irrésolution. Je ne croyais plus ni au bien ni au mal. Jamais je n’avais eu plus besoin d’activité, et je ne trouvais plus en moi de ressort pour agir.

Je restai quelques jours atterrée. Si cet état s’était prolongé (je n’ai jamais pu supporter trois jours de désespoir), je me serais tuée. Ce qui me sauva, ce fut l’excès de mon mal et la complication même de ma position.

Il y a en moi une telle rage de vie, une telle puissance d’existence, que ma nature devait l’emporter encore bien des fois sur des difficultés que j’avais crues insurmontables.

Les quelques mois que j’ai passés alors sont à mes yeux un véritable problème; je ne comprends pas comment j’ai pu suffire à tant de douleurs, à tant de fatigues, à tant d’affaires.

Comme je l’avais prévu, on m’avait saisi mon appartement rue Joubert, mes voitures rue de la Chaussée-d’Antin, ma maison en Berry, et fait des oppositions sur l’hypothèque que Robert m’avait laissée en payement pour l’argent que je lui avais prêté; toutes ces affaires étaient divisées, j’avais un procès dans chaque chambre.

L’éclat de ma liaison avec Robert et son départ avaient fait beaucoup de bruit autour de ma vie. Les mauvaises réputations sont comme les bonnes, elles sont lentes à acquérir; mais quand elles ont passé un certain terme, elles vont toutes seules.

Le monde venait me chercher, et par besoin je montai quelques échelons de plus sur cette échelle du vice élégant.

Je continuais de vivre dans ce tourbillon, mais depuis longtemps je n’avais plus le cœur de mon personnage.

Ma vie reposait sur un double mensonge: mensonge financier, mensonge moral. On me croyait riche, et le terrain était miné sous mes pas. On me croyait plus pervertie que jamais, et mon âme valait mieux que ma vie. Je ressemblais à ces comiques si gais sur les planches et si tristes dans l’intimité qu’on a peine à les reconnaître.

J’avais donc quatre procès sur les bras. Mon avenir, celui de ma petite fille dépendaient de la justice. Je voyais avec terreur ma fortune et ma vie engagées dans une de ces longues et ruineuses parties où le gain n’empêche pas la perte. Je me disais: Que pèsera une femme comme moi dans la balance de la justice? Je souffrais doublement d’une question d’intérêt et d’une question d’amour-propre.

Mon avoué à Paris, M. Picard, homme d’une haute intelligence et d’un grand mérite, me donna d’excellents conseils. Il m’adressa à M. Desmarest, qui voulut bien se charger de plaider ma cause ou plutôt mes causes. J’avais pour avoué à Châteauroux M. Berton-Pourriat, homme soigneux, dévoué aux causes qu’il représente, et il m’a rendu, grâce à sa vigilance, d’importants services. Toutes les personnes auxquelles je m’adressai, du reste, me montrèrent beaucoup de bienveillance et de dévouement; seulement personne ne fait de procédure pour la gloire, et pour subvenir aux frais de la guerre, je fus obligée à de grands sacrifices.

J’ai toujours été curieuse et toujours aimé à me rendre compte des choses qui m’intéressent. Si au début de mon existence j’avais eu une occupation intellectuelle, ma vie aurait peut-être été bien différente. Je me fis expliquer mes droits; je cherchais dans le code, j’écoutais, je questionnais, je voulais comprendre, savoir; je compris et je sus toutes les mesures prises dans mon intérêt.

Un peu défiante de ma nature, je demandais des explications à plusieurs personnes pour les contrôler les unes par les autres et pour être bien sûre que les hommes d’affaires ne se ménageaient pas, car l’un d’eux, s’étant compromis par son zèle exagéré pour mes adversaires, allait être mis en jugement. Je ne tardai pas à comprendre le mécanisme de la justice. Je me familiarisai avec les mots qui m’avaient d’abord causé tant d’effroi.

Je passai ma vie dans les études d’huissiers, dans les études d’avoués, dans les cabinets des juges d’instruction. Pendant six mois on n’a vu que moi au Palais de justice.

Si je ne suis pas devenue très-savante en droit, ce n’est assurément pas la faute de mes adversaires, car je vous l’ai déjà dit, ils me firent des procès devant tous les tribunaux: tribunal civil, tribunal de commerce, tribunal de police correctionnelle, où on m’avait appelée en diffamation à propos d’une bonne qui m’avait volé de l’argent et dont j’avais eu l’audace de me plaindre.

Quand tous mes procès furent en train et que je pus me reposer un peu de mon activité chicanière, je m’occupai sérieusement de mon théâtre.

Les hommages ne me tournaient plus la tête. Je savais que cette vie ne durerait pas longtemps. Je voulais quitter le monde avant que le monde ne me quittât. Ma seule ressource d’avenir était le théâtre. Je m’y attachai comme à une espérance; mais ma vie était dévorée. Courtisane, actrice et plaideuse, c’est plus qu’il n’en faut pour remplir une existence. Je courais du bois à la salle des Pas perdus, de la salle des Pas perdus aux Variétés.

Il faut qu’il y ait un vertige dans certaines situations morales et que les passions s’attirent comme la foudre. J’étais triste et désenchantée; je ne voyais autour de moi qu’affection et dévouement.

On s’acharnait à me refaire une âme, un cœur, une existence d’amours rendue impossible par mon insouciance et mes préoccupations.

J’appris vers cette époque une nouvelle qui me fit pourtant une grosse peine. Une femme, dont j’avais fait la connaissance quand je demeurais rue Geoffroy-Marie, vint me voir et me dit que Deligny avait été tué en duel. Je me rappelai combien il avait été bon pour moi et je lui donnai des regrets bien sincères.

Je gagnai en première instance mon procès sur le mobilier de la rue Joubert. Ce succès me donna quelque confiance. En voyant qu’on me rendait justice, même à moi, un sentiment doux pénétra jusqu’à mon cœur. Cette vie active qui m’avait effrayée d’abord avait pour moi maintenant une sorte de charme. J’étais étonnée de faire des réflexions qui ne s’étaient jamais présentées à mon esprit, ou qui n’y étaient arrivées que distraites par le tourbillon du monde ou par les entraînements de la jeunesse.

Je pris en dégoût la dépendance dans laquelle j’avais vécu jusqu’alors. A mesure que je pénétrais en moi, je regrettais de n’avoir pas dû à mon intelligence ce que j’avais dû à ma beauté.

Le procès sur la propriété du Poinçonnet devait se plaider dans le mois d’août au tribunal de Châteauroux. Mes adversaires, furieux de leur première défaite, employaient, comme toujours, les moyens extrêmes. Je fus obligée de faire un voyage au Poinçonnet. Ce voyage me fut bien pénible à cause des souvenirs qu’il me rappelait à chaque tour de roue. Les arbres, les stations, les buissons, tout avait un langage; je retrouvais l’image de Robert.

Le sentiment de la douleur présente rendait plus vif le regret du bonheur passé, de tant de songes évanouis, de tant d’illusions détruites! J’eus beaucoup de peine à entrer dans ma maison; on avait établi un gardien à la saisie. Je fus obligée d’attendre pendant une heure dans la cour que le gardien voulût bien se déranger pour m’autoriser à pénétrer chez moi, ce qu’il fit d’assez mauvaise grâce. Cette contrariété me fut très-sensible.

Quelques jours après mes adversaires vinrent fouiller la maison. Ils visitèrent les papiers les plus secrets de Robert; ils espéraient trouver la preuve que je n’étais que son prête-nom; et puis, je ne sais pourquoi, on était bien aise de faire du scandale, de traîner un grand nom dans la fange en le calomniant d’une manière odieuse.

Ces manœuvres inouïes, qu’on ne se serait pas permises vis-à-vis de personnes capables de se défendre, tournèrent à la confusion de mes adversaires. Elles indignèrent le tribunal et le disposèrent en ma faveur. Je fus défendue avec autant de cœur que de talent par M. Desmarest qui était venu plaider pour moi à Châteauroux.

Robert avait laissé de bons souvenirs dans le Berry, et lorsqu’on lui jeta l’insulte en pleine audience, juges et auditeurs se récrièrent.

J’étais restée à l’hôtel de la Promenade, attendant l’arrêt du tribunal avec l’anxiété d’une personne qui a encouru une condamnation à la peine de mort. Cette maison serait-elle vendue au plus offrant? Allait-on chasser jusqu’à mon souvenir de cette demeure qui devait toujours me rappeler les doux projets d’avenir formés par Robert et où j’avais eu l’espérance de mourir?

Mme Édouard Suard, la propriétaire de l’hôtel, fit tous ses efforts pour calmer mon anxiété pendant deux longues et mortelles journées. C’est une bonne et honnête créature, trop forte de sa vertu et trop juste d’esprit pour craindre le contact d’une femme déclassée quand il s’agit de donner une consolation, de calmer une douleur. Ce n’était pas la première fois, du reste, que j’avais pu apprécier la générosité de son cœur.

Lorsque je vins en ce pays pour la première fois, nous descendîmes à l’hôtel, puis Robert m’y ramena souvent quand il chassait dans la forêt. Sans cette aimable et indulgente personne, je serais restée seule, enfermée dans une chambre, des jours entiers.

Elle venait près de moi passer quelques minutes ou me faisait descendre près d’elle dans son salon particulier, petit sanctuaire tout orné de fleurs, d’ouvrages faits à la main, précieuses reliques qui annonçaient une vie d’ordre, de labeur et de foi.

J’étais tout heureuse d’écouter ses bons conseils, toute fière qu’elle voulût bien me les donner; malgré mon caractère et un genre d’existence qui contrastait singulièrement avec le fond de mes idées, j’appréciais à un très-haut point tout ce qu’il y avait de grand et d’élevé chez les autres femmes.

Ce sentiment du devoir qui leur semble si facile à accomplir me paraissait, à moi, une lourde tâche à remplir sur la terre, parce que la tentation du mal se présente sans cesse et sous toutes les formes. Au contact d’une honnête femme, mon cœur se dilatait, mon âme s’élevait; avec de bonnes paroles et un peu de persévérance, on m’aurait facilement arrachée à moi-même.

Ceux qui auraient pu opérer ce miracle n’y étaient pas intéressés, et puis, il y a toujours une moitié du monde qui empêche l’autre moitié de faire le bien. Que dirait-on, en effet, si l’on voyait une mère de famille recevoir une femme déchue pour l’initier aux joies pures et simples de son intérieur, pour lui montrer qu’elle a perdu sa part de paradis en ce monde, et l’amener par des regrets à une conversion qui, pour être tardive, si elle était sincère, ne serait pas moins acceptée de Dieu et de tous ceux qui croient en lui!

J’ai voué à Mme Édouard une profonde reconnaissance; je me suis tenue à distance par réserve; ce qu’on a souvent pris chez moi pour de la froideur était de la timidité. Je me rendais justice, parce que je ne crois pas que le mépris de personne ait jamais égalé celui que Robert m’avait inspiré pour moi-même.

M. Édouard était au tribunal et fut le premier qui vint me donner des nouvelles de mon procès. Les deux avocats de Paris, deux célébrités du barreau, étaient en présence; la séance avait été agitée, on espérait que je gagnerais, mais rien n’était certain parce que le jugement n’était pas prononcé.

M. Édouard Suard a un caractère d’une vivacité extrême, mais au fond c’est un excellent cœur; il avait eu des rapports d’intérêt avec Robert et lui gardait le plus affectueux des souvenirs; aussi, lors de tous ces vilains procès, il se mit en quatre pour m’aider à sortir d’embarras, me rassurer, et il parvint à me faire emporter un peu d’espoir.

Je ne connus le résultat de ce procès que trois mois après. L’affaire avait été plaidée le 31 août, mais le jugement ne fut rendu qu’après les vacances.

Pour avoir longtemps attendu, le bonheur ne fut pas moins grand pour moi; mais, hélas! tous les ennuis m’arrivaient en partie double. Je n’avais gagné qu’une manche, mes adversaires en appelèrent à la Cour impériale de Bourges.

Ces deux premières et importantes victoires me permettaient toujours d’espérer; à mesure que le calme rentrait dans mon cœur, les impressions de ma vie passée me revenaient avec moins d’amertume; je devenais moins exigeante envers le bonheur. Je me sentais plus d’indulgence pour les autres, plus de sévérité pour moi-même.

L’éloignement et les événements qui semblaient nous unir avaient rendu à Robert sa véritable place dans mon cœur. Je commençais à souffrir bien cruellement de son exil, je n’avais pas reçu de lettres depuis celle qu’il m’avait écrite le jour de son arrivée; j’attendais de ses nouvelles avec impatience.

Ma pensée errait dans ces horizons lointains où il avait été cacher sa douleur et sa misère.

Je me faisais des reproches sanglants. Je doutais, quoi que je fisse, que Dieu me pardonnât jamais sa déchéance.

Je formais mille projets d’abnégation, de dévouement, de repentir, que je pourrai avouer plus tard, puisque la Providence devait m’aider à les accomplir.

Pour arriver à la petite maison que j’habitais, avenue de Saint-Cloud, il fallait traverser un jardin fermé d’une grille. Le salon était au rez-de-chaussée. La cheminée se trouvait en face de la porte, de sorte qu’en regardant dans la glace, je voyais passer tout le monde dans l’avenue, et je pouvais reconnaître les personnes qui sonnaient à la grille.

Il commençait à faire froid. J’avais fait allumer du feu. J’étais assise devant la cheminée et je regardais machinalement dans la glace, quand je vis ouvrir la grille sans qu’on eût sonné. Je poussai un grand cri.

C’était Richard...

Je l’avais reconnu de suite, quoiqu’il fût horriblement changé! Il prononça mon nom. J’aurais voulu rentrer sous terre. Que pouvait-il venir faire chez moi? M’accabler de reproches, me jeter à la face sa vie gaspillée, son bonheur perdu?

Quand ma femme de chambre me demanda si je voulais le recevoir, je restai clouée sur ma chaise, sans trouver un mot à répondre. La porte était restée ouverte, et il me dit de sa voix douce:

—Est-ce que vous ne voulez pas me voir, Céleste?

Je lui fis signe que si. Il entra et, attachant sur moi ses yeux encore adoucis par la souffrance, il me tendit la main en me disant:

—Est-ce que vous ne voulez pas m’embrasser, Céleste?

—Oh! si. Mais je n’ose pas; vous devez tant me haïr!

—Moi! je n’ai jamais cessé de vous aimer; et il me serrait les mains avec passion. Sans votre souvenir, je me serais tué! J’espérais toujours vous revoir. J’ai presque constamment été malade. Les fièvres ne m’ont pas quitté.

Cependant, j’avais presque refait une petite fortune. Nous avions, un de mes amis et moi, une maison en commun. Le feu l’a dévorée. J’ai pleuré ce malheur, uniquement parce que cela retardait mon retour en France, et que cela éloignait le moment où je pourrais vous revoir. J’avais quelquefois de vos nouvelles par des Français qui venaient en Californie. J’ai appris le malheur de M. Robert. Je le plains et lui pardonne tout le mal qu’il m’a fait. Je ne sais si vous éprouvez la même chose que moi. Le temps calme la douleur, adoucit la haine. Il n’y a que mon amour pour vous auquel le temps ne fasse rien.

J’ai reconstruit une maison à San-Francisco. Je l’ai louée à un banquier et me voilà. Je suis arrivé hier, j’ai été chercher votre adresse. Que cela me fait du bien de vous revoir!

—Et moi, que cela me fait du bien de savoir que vous ne me détestez pas!...

—Je vous déteste si peu, me dit-il, que si votre cœur était changé, et si vous vouliez accepter ce que je vous ai offert il y a deux ans, je vous l’offrirais encore, mais je sais bien que c’est impossible; et il souriait tristement.

Je lui serrai les mains à mon tour, en lui disant:

—Mon bon Richard, vous avez un cœur d’or. J’étais indigne d’un regard de vos yeux. Le mal que je vous ai fait ne m’a pas profité, et je ne suis pas plus heureuse que vous.

—Oui, me dit-il, je sais que M. Robert est parti, et qu’il ne vous reste rien de ce que je vous ai donné.

Si vous avez des ennemis, vous savez que vous pouvez toujours compter sur moi.

Je regardai ma pendule avec effroi. L’émotion et le plaisir que cette visite m’avait causés m’avaient fait oublier l’heure de mon théâtre.

On répétait une pièce intitulée Taconnet, pour les débuts de Frédérick-Lemaître. Il fallait être exacte, le grand artiste n’était pas patient. Richard vint me conduire, ne me quitta qu’à la porte des Variétés et emporta tout naturellement la permission de revenir me voir.

J’avais un poids de moins sur le cœur. Son retour m’avait fait du bien. Pourtant il me semblait que sa présence chez moi devait être un outrage au souvenir de Robert, je regrettais la permission que j’avais donnée, et je me promis de la retirer à la première occasion.


XLIX
LE THÉATRE DES VARIÉTÉS.

Je fis mes préparatifs pour rentrer dans Paris, car la saison commençait à devenir trop rigoureuse, et puis la raison qui m’avait éloignée de chez moi n’existait plus.

Je travaillais avec ardeur à mon théâtre, mais j’avais de ce côté bien des ennuis, à cause des petites perfidies des femmes et de la mauvaise volonté des directeurs et auteurs, qui s’obstinaient à me faire jouer des soubrettes, des grisettes et des danseuses.

Je n’avais ni l’organe, ni la taille, ni le physique de ces emplois. J’étais mauvaise parce que j’étais toujours à faux.

J’étais très-mécontente du rôle qui m’avait été donné dans la pièce récemment distribuée. Ce rôle était celui de la reine des Bacchantes, espèce de figuration que tout le monde aurait pu jouer; il s’agissait seulement d’être bien faite, car le costume ressemblait à celui des tableaux vivants.

Ce n’était pas ce qu’on m’avait promis, et je signifiai au directeur que s’il ne voulait pas me donner un rôle que je pusse travailler, je quitterais le théâtre. On en parla aux auteurs, qui finirent par me donner, au refus d’une autre, le rôle du Palais de Cristal, dans la revue de 1852.

Je me donnais un mal dont on aurait dû me savoir gré. Une nouvelle danse, l’Impériale, venait de paraître; on me pria de la danser avec Page. J’acceptai, quoique depuis longtemps je désirasse en finir définitivement avec cette chorégraphie qu’on m’imposait dans toutes les pièces, toujours et à tout propos.

J’aimais tout ce qui avait du talent; je défendais mes préférées avec une chaleur qui me laissait toujours maîtresse du terrain quand il y avait discussion.

Il va sans dire que j’étais fanatique du talent de la grande tragédienne, talent magique, sublime, incontestable, qui trouvait pourtant ses détracteurs au milieu de méchantes cabotines sans autre esprit qu’une méchanceté constante et sans autre mérite qu’un joli visage. On la lapidait au physique ou au moral, la jalousie féminine trouve toujours prise.

Un jour, pendant une des répétitions de la revue, une jolie petite juive parlait très-irrespectueusement de Rachel, cette véritable reine de ses coreligionnaires. Je ne pus m’empêcher de prendre la défense de celle qui n’était pas là pour répondre, bien que je ne la connusse que pour l’avoir vue jouer et l’avoir applaudie comme tout le monde. Je me souvenais seulement d’avoir pleuré, tremblé, pâli plus que les autres en l’écoutant.

Après avoir assisté à une représentation de Phèdre, je rentrai chez moi en proie à la fièvre; j’avais le délire de l’enthousiasme; j’entendis toute la nuit tinter à mes oreilles la voix vibrante, plaintive ou sonore de la tragédienne. Jamais statue antique ne m’avait paru aussi belle que Rachel!

Cette puissance concentrée, ce sourire plein de haine et de mépris, ce regard plein de colère ou d’amour, tout cela était nouveau pour moi et m’avait paru surnaturel. Pendant le temps que dura cette représentation, mon âme resta suspendue aux plis de la tunique dont la grande actrice sait si bien se draper; tout disparut autour de moi, je ne vis plus et n’entendis plus qu’elle. Je restai longtemps sous le charme qui me faisait adorer le Théâtre-Français.

Je disais donc que, comme toutes les puissances, Rachel était attaquée, et que moi, qui étais sérieusement éprise de son génie, je me révoltais quand on ne la trouvait pas parfaite.

—Elle est fière, impertinente, hautaine, disait donc ce jour-là la juive en question en parlant d’Andromaque. Je l’ai connue dans la misère, je lui ai prêté jusqu’à mes robes quand elle chantait dans les rues, et aujourd’hui elle ne me salue pas.

Cette ingratitude me paraissait incompatible avec le caractère de Rachel. Je savais, car les secrets de son existence appartenaient au public comme tous ceux des grands hommes, je savais qu’elle était généreuse jusqu’à la prodigalité, insouciante des grandeurs où l’avait élevée son génie, et que, loin de rougir de sa misère passée, elle en parlait elle-même et s’entourait volontiers de ceux qui l’avaient connue quand elle était enfant. Je donnai donc un démenti à ma chère camarade en l’assurant qu’elle se vantait en disant avoir connu Rachel, et surtout l’avoir obligée de ses robes. Elle jura ses grands dieux qu’elle disait la vérité; je la crus moins que jamais et je me promis d’en avoir le cœur net.

On n’était pas reçu à toute heure chez Mlle Rachel, quand on y était reçu, parce que les curieux et les importuns auraient envahi son petit hôtel de la rue Trudon. On m’avait prévenue, mais je me dirigeai chez elle en sortant du théâtre, décidée à voir par moi-même.

En effet, le concierge, qui se trouvait dans une jolie petite niche en entrant à droite, me fit signe de m’asseoir dans un beau fauteuil à la Voltaire, et me pria d’examiner ses tableaux et ses curiosités le temps qu’il irait voir si Mlle Rachel était visible. Je regrettais d’être venue. Qu’allais-je dire? comment allais-je m’y prendre? quel prétexte allais-je inventer pour motiver ma visite? La vérité était le dernier des moyens que je voulusse évoquer.

J’en étais là de mes réflexions quand un domestique en livrée entra, ce n’était pas celui qui était allé m’annoncer; le nouveau venu me regarda tout à son aise, puis, après m’avoir examiné quelques secondes, comme si sa réponse devait être subordonnée à l’air qu’il me trouvait, il me dit:

—Madame est dans son cabinet de travail, elle ne reçoit pas aujourd’hui; revenez jeudi à deux heures, madame vous recevra. Si ce que vous avez à lui dire est pressé, écrivez-lui.

J’avais eu peur d’un refus formel, mon cœur se dégonfla, et j’éprouvai autant de joie, à l’idée de voir et de causer quelques secondes avec cette femme sublime à mes yeux, qu’un astronome en aurait eu à se promener à pied dans les astres. Je dînais ce soir-là chez une personne qui avait un beau jardin, on me permit de faire un bouquet, je le trouvai si beau à cause des fleurs rares qu’il renfermait, que je l’envoyai à Mlle Rachel avec une lettre où je la remerciais de vouloir bien me recevoir.

Je n’avais pas encore trouvé mon prétexte, il vint me trouver lui-même. Le jeudi matin, à onze heures, un artiste, un père de famille qui avait un bénéfice aux Variétés la semaine suivante, vint m’offrir des places et surtout se recommander à moi pour lui en placer. Je pris deux loges de face une bonne avant-scène, et je me rendis chez Mlle Rachel.

J’avais passé deux heures à ma toilette; j’étais toute gaie et triste à la fois.

Je n’aurai jamais d’audience royale, mais si cela m’arrivait, je ne serais certes pas plus émue que je ne l’ai été lorsque le domestique me dit:

—Par ici, mademoiselle. Madame est malade, mais elle vous recevra quand même.

Il passa devant moi pour me montrer le chemin, nous montâmes un petit escalier tortueux. Arrivé au second, il ouvrit une porte et m’annonça.

—Faites entrer, répondit la voix qui m’avait fait tressaillir tant de fois.

La pièce dans laquelle on venait de m’introduire était plus longue que large, elle était simplement meublée; la tenture était en perse, le tapis de Smyrne. Ce qui me frappa par son étrangeté, ce fut le costume de Rachel.

Elle était couchée dans un lit qui faisait face à la porte. Son buste sortait à demi. Elle portait, par-dessus un peignoir de batiste admirable, une jaquette de velours vert, soutachée d’or, les manches étaient faites à la grecque. Autour de sa tête était enroulée, avec un art infini, une écharpe algérienne aux couleurs voyantes. De chaque côté de cette espèce de turban à la juive, retombaient sur ses épaules les bouts frangés de l’écharpe. Ses cheveux noirs et un peu frisés naturellement s’échappaient par places en petites boucles soyeuses.

En une seconde, elle me fit croire à toutes ces beautés israélites décrites dans l’histoire sainte, si bien illustrée par Horace Vernet. Je fus interdite, honteuse; on m’avait toujours dit que je ressemblais à Rachel. En ce moment, cette ressemblance me paraissait impossible, injurieuse pour elle. Elle aussi cherchait à découvrir cette prétendue ressemblance, car elle m’examina quelques secondes en silence.

—Asseyez-vous, me dit-elle en m’indiquant, avec sa main blanche comme de l’albâtre, le fauteuil qui se trouvait auprès de son lit.—Vous m’avez fait dire que vous aviez à me parler, que puis-je pour vous être agréable?

—Mon Dieu, madame, lui dis-je, un peu rassurée par la façon toute gracieuse avec laquelle ces paroles étaient dites; ce matin encore, je cherchais un prétexte qui vous parût au moins passable, il est venu à moi aujourd’hui. Je crois aux dit-on; on prétend que j’ai du bonheur, mais je ne veux point me servir d’un détour.

Ce qui m’a amenée à votre porte la première fois, c’est un immense désir de vous voir de près, afin de vous exprimer ma gratitude pour toutes les grandes et profondes émotions que votre talent m’a fait éprouver. Cela ressemble beaucoup à de la curiosité, c’est possible; mais il me semble qu’elle vient du cœur et que vous me la pardonnerez.

Mlle Rachel me tendit la main en me disant: Asseyez-vous là près de moi, je dois parler peu et très-bas, je suis enrhumée, la gorge me fait mal. Vous êtes toute pardonnée; le plaisir que vous dites éprouver est partagé. Je suis toujours heureuse d’apprendre qu’une personne a de la sympathie pour moi.

En ce moment, une de ses sœurs entra, tenant un rouleau de papier à la main; elle venait, je crois, répéter quelque chose. (Je ne sais si c’était Dinah ou Rébecca.) Elle était petite et mignonne comme un enfant.

—Laisse-nous, lui dit Mlle Rachel en l’embrassant au front. Tu reviendras dans une demi-heure.

Elle sortit en me regardant à la dérobée; évidemment, elle savait qui j’étais et cherchait aussi la fameuse ressemblance.

Lorsque la porte fut refermée, Mlle Rachel me dit en souriant:—Et peut-on vous demander sans indiscrétion quel était le prétexte de ce matin?

—Une représentation au bénéfice d’un brave garçon qui m’a priée de lui placer des billets.

—Vous avez bien fait de donner un autre motif à votre visite; je suis assiégée de demandes du matin au soir, et quelquefois du soir au matin, reprit-elle en souriant. Si j’avais joué aux représentations à bénéfice chaque fois qu’on m’en a priée, j’aurais passé ma vie dans tous les théâtres excepté dans le mien. J’ai pris un parti et je refuse impitoyablement de payer de ma personne, mais il n’en est pas de même pour les loges et je me mets à votre discrétion. Combien voulez-vous m’en donner?

—Une, puisque vous voulez bien ne pas me refuser.

—Une n’est pas assez, vous m’en enverrez une seconde pour ma mère.

—J’aime mieux vous l’apporter moi-même si vous le permettez.

—De grand cœur, me dit-elle en me tendant une seconde fois la main.

J’y retournai le samedi; elle était dans son salon au premier étage; à gauche, en entrant, se trouvait une jardinière à espalier toute recouverte de lierre; un divan capitonné en perse, dessin cachemire, faisait le tour du salon; à droite, se trouvait une armoire à portes vitrées contenant mille curiosités. Je ne vis pas de suite Mlle Rachel; elle était assise dans un grand fauteuil, le dos tourné au jour. Au-dessus de sa tête, dans un cadre ovale, était suspendu un portrait d’enfant; c’était celui de son fils aîné, ravissant petit garçon dont le regard, intelligent comme celui de sa mère, semblait vous suivre partout.

—Il est beau, mon fils! n’est-ce pas? me dit-elle en se levant; c’est un vrai trésor. Comment allez-vous?

—Mais à merveille, et vous? Mieux, j’espère, puisque je vous trouve levée.

—Je vais tout à fait bien. M’apportez-vous ma loge?

Je la lui donnai, elle m’indiqua un siége de la main, regarda le coupon quelques minutes pendant lesquelles elle sembla m’oublier tout à fait. Sa toilette était sombre ce jour-là et ajoutait encore à son air de tristesse. Elle portait une robe de moire antique noire montée à gros plis autour de la taille; par-dessus une jaquette en drap noir soutachée de petits lacets de même couleur; un col uni, des manchettes plates lui emprisonnaient le cou et les poignets; ses cheveux étaient arrangés en bandeaux lisses, une seule petite boucle frisée en anneau sur le milieu de son front trahissait des ondulations effacées. Par moment, elle semblait en proie à une grande agitation et paraissait parcourir un monde de sa pensée.

—Excusez-moi, me dit-elle en me voyant levée, je suis dévorée d’inquiétude. Je viens de refuser un rôle; ils me forceront à le jouer, mais je quitterai le théâtre. Je puis toujours être malade. Ah! tenez, me dit-elle en changeant de ton, voici pour les loges du bénéficiaire.

Je pris congé d’elle, et, comme elle ne me demanda pas de venir la revoir, je partis assez triste, car le charme qu’elle possède à un si haut point avait opéré sur moi comme il opère sur tous ceux qui l’ont approchée.

On l’aime quand on la voit, on en raffole quand elle vous parle.

Cinq jours après eut lieu la représentation de mon camarade M... Elle vint aux Variétés. Entre deux pièces, il voulut la remercier, et je fus avec lui.

Ce soir-là, elle était belle comme une étoile; elle était radieuse, ses yeux brillaient d’un éclat vif et doux à la fois, cela donnait une tout autre expression à sa physionomie. Sa bouche était souriante, sa voix douce. Il n’y avait qu’une opinion qui circulait de bouche en bouche; tout le monde disait:

—Comme Rachel est belle ce soir!

—Venez me voir, me dit-elle au moment où j’allais sortir. Je la remerciai d’un regard qui lui exprima toute ma gratitude, mais je ne voulus pas abuser, et je restai au moins quinze jours sans retourner rue Trudon.

Lorsque je la revis, je lui parlai de cette femme qui disait l’avoir connue intimement; Mlle Rachel m’assura ne l’avoir jamais vue, et je la crus sans peine.

Je plaisantai donc ma bonne camarade, si longtemps et si bien, à ce qu’il paraît, qu’elle quitta les Variétés.

J’ai vu, en tout, Mlle Rachel sept ou huit fois; je l’ai trouvée charmante, mais un peu fantasque, ce qui lui est bien permis.

On dirait que ses variations de caractère tiennent à une cause maladive, nerveuse, indépendante de sa volonté, et qu’elle souffre elle-même de cette espèce d’incertitude qui ne lui laisse jamais le temps de former un projet d’avenir. Ce qu’elle aime un jour lui déplaît le lendemain; elle se construit des idoles pour s’amuser à les briser à sa fantaisie.

C’est une sirène, une enchanteresse qu’on aime malgré soi, et qu’on ne peut oublier quand on l’a connue dans ses beaux et bons moments.

Elle est affectueuse, simple, généreuse, indulgente; quand rien ne l’irrite, ses manières sont distinguées, on dirait une duchesse; mais lorsqu’elle se fâche, l’orage de son caractère est aussi terrible que le beau temps était calme.

Je la crois instruite; elle raconte à merveille et sait écouter avec une patience infinie.

Un nouveau chagrin vint s’ajouter à mes tribulations théâtrales; je restai quelques semaines sans aller la voir, puis je n’osai plus y retourner, mais je pensais et je pense souvent à elle.


L
UNE ÉTOILE

Je voyais rarement Richard. Je répétais presque toute la journée. Un soir, il me fit prier de l’attendre. Le lendemain, il arriva à l’heure qu’il m’avait indiquée. Je fus frappée de sa tristesse.

—Je viens vous faire mes adieux, me dit-il, je vous avais trompée pour ne pas vous inquiéter sur mon sort. L’incendie de San-Francisco ne m’a rien laissé.

—Et qu’allez-vous faire? grand Dieu!

—Ce n’est pas à faire, c’est fait. Je me suis engagé hier comme simple soldat dans la légion étrangère, et je vais rejoindre mon régiment en Afrique.

Je n’avais pas le droit de combattre cette résolution. Il ne la prenait pas d’ailleurs comme un homme désespéré, mais comme un homme qui veut réparer par son énergie les entraînements de sa jeunesse. Sa dernière parole fut un vœu pour mon bonheur.

Mes procès étaient suspendus. Les choses marchaient avec une lenteur désespérante; cela me rendait toutes mes terreurs.

On m’invitait de tous côtés à des dîners, à des bals. J’y allais. Je recevais chez moi, mais c’était moins pour m’amuser que pour me fuir, pour donner le change à mes bonnes amies et à mes idées pleines de tristesse.

Je vivais cinq heures par jour au théâtre. J’avais déjà joué dans une pièce faite par les auteurs de la revue, mais je les connaissais peu. Ils étaient tous deux jolis garçons, ce qui ne nuit en rien au mérite; l’un était un véritable étourneau. Il contrefaisait à merveille les acteurs de Paris. Un jour, il vous faisait la cour en prenant l’organe enchanteur de Pelletier, l’acteur des Funambules, et il continuait avec le timbre de voix de Laurent, de l’Ambigu. L’autre, M. D..., était un homme de cœur et de mérite. Il était très-réservé avec les femmes de théâtre; il leur montrait une grande froideur, et comme il ne faisait d’exception que pour moi, je lui étais reconnaissante de l’amitié qu’il me témoignait. Cet appui m’était d’autant plus nécessaire que les femmes me faisaient une guerre acharnée, au milieu de beaucoup de câlineries et d’embrassades.

B....., par exemple, est bien la femme la plus singulière que j’aie rencontrée de ma vie. Elle est criarde à fendre la tête. Tous les douze mois, elle veut avoir deux ans de moins. Elle ne parle que de son air distingué, et, en fait de théâtre, elle était jalouse du souffleur; bonne personne, du reste, quand elle avait quitté ses planches.

Ozy, avec sa voix douce et sa jolie bouche, ne ménageait pas même ses intimes. Un jour, elle sortait du théâtre en grande toilette, M. C..., le directeur, lui demanda où elle allait. Elle lui répondit:

—Dame! je vais où vous m’avez condamnée d’aller, chez Mlle Mogador, puisque vous me l’avez donnée pour camarade.

Il lui répondit:

—Mais il me semble que je n’ai pas imposé dans votre engagement l’obligation d’aller chez elle?

Elle me fit sans doute mille amitiés ce jour-là, elle savait son monde comme une grande dame.

M. C..., avait pour caissier l’original le plus étrange qu’il fût possible d’imaginer. Il était gros, court et tout gris. On prétendait que c’était un juif arménien; mais il était difficile de savoir où il était né, car il parlait mal cinq ou six langues. Ses procédés administratifs consistaient à ne payer personne. Quand on lui demandait de l’argent ou des costumes, il vous répondait en allemand. Insistait-on, il parlait hébreu. Il avait eu, avec le concierge du théâtre, une histoire qui nous amusa pendant huit jours. Le concierge présentait sa note:

—Trente sous de mou, dit le caissier, pour quoi faire, du mou?

—Monsieur, reprit timidement le concierge, c’est pour les chats.

—Pour quoi faire, des chats?

—Mais, monsieur, pour manger les souris, qui, sans cela, mangeraient les décors.

—Eh bien! répondit l’Arménien, rouge de colère, si les chats mangent les souris, ils n’ont pas besoin de mou; s’ils ne les mangent pas, il n’y a pas besoin de chats.

Et il refusa de payer.

Ces bizarreries étaient fort drôles, mais elles rendaient les artistes très-malheureux. J’avais trois costumes dans la revue. Je fus obligée de les acheter tous les trois; car, sans cela, je crois qu’il m’aurait obligée à me déguiser en Turc.

Je dois encore à mon admission aux Variétés d’avoir fait connaissance avec une de ces étoiles qui brillent sur Paris et qui en sont l’ornement indispensable, comme il est le sanctificateur indispensable à leur gloire. Si petite que soit la place qu’on occupe dans la capitale, on est toujours fier d’y briller, ne fût-ce que par une robe ou un chapeau; mais la personne dont il s’agit n’avait besoin ni des robes de Camille ni des chapeaux de Laure. Elle avait pour toute parure de luxe une voix de rossignol, et si elle n’éblouissait pas les yeux, elle charmait les oreilles. Je ne sais à propos de quelle injustice commise à son préjudice elle quitta l’Opéra-Comique et vint aux Variétés jouer une pièce arrangée pour elle, c’est-à-dire, c’est dérangée qu’il faut écrire; je ne sais encore pourquoi il lui prit fantaisie de jouer le rôle de Roxelane dans les Trois Sultanes; mais on fit de la musique sur des paroles difficiles à chanter, et, avec beaucoup de peine, on parvint à faire une nullité d’une médiocrité.

Tout Paris devait accourir voir la transfuge de l’Opéra-Comique. Grand bruit à l’intérieur, nettoyage des coulisses, balayage des loges, mise en frais de l’Arménien, rien ne fut épargné.

Par l’intervention d’un de mes amis, je fis obtenir à M. C... la pièce que le Théâtre-Français ne voulait pas laisser jouer au boulevard Montmartre.

Tout à sa nouvelle prima donna, il oublia même de me remercier. Mme Ugalde me dédommagea de cette rudesse. Son esprit est vif, son caractère charmant, et je crois son cœur excellent. La première fois que je la vis de près, je fus un peu désappointée, et le compliment que je me disposais à lui faire en entrant dans sa loge mourut sur mes lèvres.

Mme Ugalde, vous le savez, est plutôt petite que grande, et fortement boulotte; elle marche mal, ses yeux sont ordinaires, sa bouche grande, ses lèvres fortes. La robe noire qu’elle portait ce soir-là, ses cheveux en l’air, me la firent trouver laide à première vue. Elle me pria fort gracieusement de m’asseoir, comme pour me donner le temps de l’examiner à mon aise, de me remettre ou de changer d’opinion à son égard.

Les femmes sont coquettes entre elles, et cela est bien simple, ce sont les conquêtes les plus difficiles à faire.

En ma qualité de mauvaise actrice, je jouais toujours au lever du rideau. Je venais de finir les Reines des bals, lorsque Boullé vint me dire:

—Avant de partir, vous entrerez chez Mme Ugalde, je vous conduirai à sa loge.

Boullé était notre régisseur; c’est un homme aussi grand et aussi maigre que l’Arménien est gros et petit. Boullé est le régisseur de la scène; il est bègue, nerveux, quelquefois colère, et plus il se fâche, plus sa maudite langue refuse de lui obéir. On rit, il s’emporte; pourtant il est excellent homme et vous pardonne très-vite les sottises qu’il vous a dites.

Son intelligence et son habileté sont connues; les artistes l’aiment beaucoup, et s’il est un peu banal, s’il donne raison à chacun, c’est que, vivant au milieu d’une république difficile à gouverner, il veut être bien avec tout le monde. Son fils, qui joue la comédie sous le nom de Nanteuil, n’est pas épargné plus que les autres. Un hasard nous faisait jouer ensemble dans toutes les pièces; je n’ose pas dire qu’il était aussi mauvais acteur que j’étais mauvaise actrice, mais je le pense; seulement c’était bien l’homme le plus consciencieux, le meilleur camarade que j’aie jamais connu. On le faisait danser avec moi, ce n’était pas trop son affaire; mais il y mettait tant de bonne volonté qu’il serait arrivé à sauter en mesure.

J’entrai donc, en descendant, car je m’habillais au second, chez la sirène du premier. Boullé m’annonça et, je l’ai dit, Mme Ugalde vint au-devant de moi, le sourire aux lèvres, sans doute pour me montrer ses dents blanches.

Si elle s’est fait à première vue une opinion de ma personne, elle a dû me trouver stupide.

N’ayant pas l’habitude de préparer mes phrases et ayant voulu faire une exception pour aborder convenablement la grande cantatrice, je me trouvai dépourvue comme un enfant qui a oublié son compliment. Il ne me venait pas à l’idée de dire autre chose, je voulais rattraper mon discours envolé à sa vue, elle continua sa toilette comme si je n’étais pas là.

Petit à petit, je vis revenir sous les couches de blanc, de rouge et de noir artistement posées, la belle fée aux roses de l’Opéra-Comique. Cela me rendit la parole, et une roulade lancée pour exercer sa voix, sans doute, au beau milieu d’une phrase, me rendit mon admiration.

Il était peut-être bien un peu tard, je n’avais pas de notes enchantées à jeter à ses pieds comme une pluie de perles. Elle me demanda en riant si je la trouvais un peu mieux; l’embarras me rendit toute ma timidité, et je m’en pris encore une fois à la maudite expression de ma physionomie qui trahissait toujours mes pensées les plus secrètes.

Mme Ugalde, du reste, est très-modeste; elle prend avis de tout le monde, elle n’a ni morgue ni orgueil, on dirait que son mérite l’étonne. Elle ne se fait jamais prier pour chanter, elle ne s’assujettit pas à ces mille précautions prises d’ordinaire par les chanteurs pour épargner leur voix.

Ce jour-là, elle était prête, on allait commencer les Trois Sultanes, la salle était pleine à s’écrouler. Elle me pria d’aller l’entendre pour lui dire comment je l’avais trouvée. Je crus d’abord qu’elle se moquait de moi, mais elle insista, et j’y fus.

Son entrée en scène fut accueillie par un tonnerre d’applaudissements, cela dura plus de vingt minutes; chaque fois qu’elle voulait ouvrir la bouche, tous les spectateurs applaudissaient comme un seul homme. Elle fut émue aux larmes et chanta comme elle chante; mais ce qui surprit tout le monde, ce fut sa manière de dire les vers. Non-seulement c’est une grande cantatrice, mais aussi une grande comédienne, jouant et riant avec autant de grâce qu’Augustine Brohan.

Les tirades, les morceaux furent bissés, la représentation fut double.

On avait engagé pour cette solennité une grande et belle personne, Mlle Irène. Ce soir-là, elle était éblouissante de beauté avec son costume de sultane et ses cheveux épars entrelacés de sequins d’or. Eh bien, le croirait-on? le talent a une si grande puissance sur les masses, la volonté de Mme Ugalde est si ferme quand elle veut plaire ou briller, que ce soir-là elle fut trouvée plus belle que cette vraie beauté.

Kopp, qui remplissait un rôle d’eunuque, la seconda si bien qu’il eut une place dans son succès. Je le vis heureux une fois, une seule, car il se plaignait toujours, et en effet, on le sacrifiait un peu.

Le pauvre Baptiste de la Vie de Bohême ne voyait augmenter ni ses appointements ni ses rôles. Cela était injuste, et il aurait eu raison de se plaindre si cela avait servi à quelque chose.

Quand je retournai dans la loge de Mme Ugalde, elle s’habillait pour le dernier acte, et j’assistai à une grande discussion entre elle et son coiffeur.

Elle devait entrer en costume d’esclave et les cheveux pendants; cela, soit dit en passant, ne lui faisait pas de peine, ses cheveux avaient au moins un mètre cinquante centimètres de longueur, cela lui faisait presque un manteau. Mais elle s’était mise dans l’idée qu’elle avait un creux derrière la tête et elle voulait absolument qu’on lui rembourrât la fossette que tout le monde a plus ou moins marquée derrière la nuque.

Charles (c’est le nom du coiffeur) se désespérait. Il ne trouvait rien pour combler la prétendue cavité, quand Mme Ugalde s’écria tout à coup en riant comme une folle, et se précipitant sur un des vieux fauteuils de l’administration:—Voici mon affaire.

Elle présenta au coiffeur, qui recula épouvanté, une poignée de vieux crin. Tout le monde se récria, elle frappa du pied, mais l’artiste en cheveux tint bon et il refusa formellement de fourrer une parcelle de cette tignasse dans les magnifiques cheveux de la cantatrice.

Il fallut céder au nombre, mais elle demanda à chacun en particulier si ce qu’elle appelait son creux n’était pas ridicule. Quand elle s’adressa à Nargeot, notre chef d’orchestre (l’auteur de Drin, drin), il lui répondit:

—Je n’ai jamais rien vu de comparable à cela. Nargeot est un peu sourd, il avait compris qu’elle lui parlait de son succès.

Il y avait dans cette pièce, qui n’a eu aucun succès malgré le talent de l’artiste, un morceau qu’elle chantait à merveille et qui commençait ainsi.

Mon doux pays, France bien chère.

Pour l’entendre chanter par elle, j’irais en Belgique à pied. Quand j’avais fini, je restais dans les coulisses pour l’entendre, et Mme Ugalde me disait en passant: Je vais le chanter pour vous.

Un soir que j’étais à mon poste, le jour de la vingtième représentation, je crois, on me remit un petit papier plié en forme de billet. Je m’approchai du quinquet et je lus avec beaucoup de difficulté:

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