← Retour

Mémoires de Céleste Mogador, Volume 4

16px
100%

«Madame, il faut absolument que je vous parle ce soir; je ne serai libre qu’à dix heures et demie, heure à laquelle vous me trouverez dans la galerie Vivienne, passage des Panoramas.»

Je crus d’abord à un amoureux sans gêne, puis, en regardant de nouveau, je reconnus une écriture de femme, écriture de femme qui ne sait pas écrire. Qui cela pouvait-il être? attendrai-je ou n’attendrai-je pas? Que pouvait-on me vouloir? m’intriguer, sans doute.

Le plus simple était de ne pas attendre; mais comme les femmes sont souvent plus curieuses que raisonnables, je sortis à dix heures et demie précises, et j’eus soin de regarder partout en traversant le passage. Je n’aperçus pas l’ombre d’une femme, mais je vis un petit jeune homme qui semblait venir à moi; j’allais monter en voiture, rue Vivienne, lorsqu’il me dit d’une voix douce comme celle d’un enfant, et en ôtant son chapeau avec beaucoup de grâce:

—C’est moi qui vous ai écrit. Je désire vous parler, il fallait que ce que j’ai à vous dire fût bien pressé, car, vous le voyez, je n’ai pas pris le temps d’ôter mon costume.

Ses cheveux étaient d’un beau noir, bien plantés, mais frisés, pommadés avec une recherche qui me déplaît toujours chez un homme; son front était élevé, l’expression de ses yeux douce, sa figure mince, son sourire agréable, l’ensemble était bien.

Quand il me parla de costume, je le regardai plus attentivement.

—Vous ne me connaissez pas, me dit-il en souriant, ou plutôt vous ne reconnaissez pas la petite fleuriste qui travaillait rue du Temple, la figurante du théâtre de Belleville.


LI
UNE VIEILLE CONNAISSANCE

Ce jeune homme était une femme, et je ne compris pas comment j’avais pu m’y méprendre une seconde.

Je quittai un peu cet air désagréable dont je ne puis me défaire tout à fait, et que bien des gens ont pris pour du dédain, de l’orgueil, ou une fierté qui serait bien mal placée chez une femme aussi déchue que moi.

Mon excuse, du reste, était justifiée par mon erreur, et j’eus peu de peine à me faire pardonner ma brusquerie. Je lui demandai si elle voulait monter dans ma voiture, afin que nous fussions plus à notre aise pour causer; elle accepta après m’avoir dit qu’elle venait me chercher pour me conduire chez une femme qui désirait me voir avant de mourir. Je lui demandai le nom de la malade, elle répondit:

Rue d’Angoulême, au coin du boulevard.

Et mon cocher partit.

—Ah! me dit-elle, quelle émotion j’ai éprouvée en vous revoyant! Le saisissement m’avait coupé la parole. J’avais presque peur; si vous m’aviez mal reçue! Je n’ai jamais perdu une occasion de vous voir à l’Hippodrome ou au théâtre, je vous suivais partout, de loin, bien entendu; chacun de vos succès me rendait heureuse, et j’aurais voulu vous le dire, mais je n’étais rien et vous montiez toujours. Vous riez, vous avez peut-être raison: les sœurs qui m’ont élevée me disaient un peu folle; je suis originale, affectueuse et je me souviens plus longtemps que les autres, voilà tout.

J’étais très-flattée de ce bon souvenir, mais j’étais encore plus intriguée de savoir chez qui j’allais et qui était ma compagne.

Je la priai donc de me dire plus clairement qui elle était, car le nom de sa malade m’était inconnu, et elle-même ne me rappelait aucun souvenir.

—Moi, me dit-elle, j’ai votre âge; je suis née le même jour que vous, je m’appelle Elisabeth comme vous, et nous avons fait notre apprentissage dans la même maison, rue du Temple.

Je me souvins alors, et je lui demandai ce qu’elle faisait et pourquoi elle portait ce costume.

—Dieu a repris ma mère, j’étais encore bien jeune, je me trouvais sans ressource, sans asile; les voisines me promenaient dans le quartier; on semblait demander de porte en porte:

«Quelqu’un a-t-il du pain de trop à donner à cette enfant?»

Ma mère est morte rue de Bondy, et, pendant longtemps, la marchande des quatre saisons qui est sur le boulevard, à la porte de l’Ambigu-Comique, me donnait chaque soir le pain de seigle rassis, ou les cerises tournées qu’elle n’avait pu vendre dans la journée.

Mme Roger de B... entendit parler de moi; mon infortune la toucha, et elle me plaça chez des sœurs; mais elles avaient fort à faire avec moi.

Je me ressentais de ma vie errante, indépendante, presque vagabonde.

Mon bonheur ressemblait trop à la captivité pour me plaire; on me plaça en apprentissage, j’appris l’état de fleuriste.

Ensuite, j’ai aimé un artiste; je lui croyais autant de cœur que de talent, je me suis trompée, ou plutôt je me suis fait illusion sur mon propre compte, je n’étais pas digne de lui. Qu’il soit heureux, c’est tout le mal que je lui souhaite!

Si, à l’époque où je l’ai connu, il avait voulu prendre mon existence, je sens bien qu’il aurait fait quelque chose de moi.

Enfin, j’ai rêvé la vie d’actrice; il devait y avoir là un mouvement, une agitation, qui ne permettait point au cœur de s’endormir, à l’esprit de rêver.

J’étais figurante à Belleville, lorsque vous y vîntes jouer un rôle de grisette dans le Canal Saint-Martin.

Mais j’étais si malheureuse à cette époque que j’avais formé le projet de me noyer en passant sur le canal.

Personne n’aurait pu se faire une idée de ma misère; je crois être restée cinq jours sans manger. J’étais gentille, j’aurais pu me vendre comme tant d’autres, mais je préférais me jeter au canal.

La leçon était dure pour moi, mais elle ne connaissait pas les détails de ma vie. Je lui demandai pourquoi elle ne m’avait pas parlé à Belleville.

—J’étais trop malheureuse, je vous aurais fait honte, ou vous m’auriez fait l’aumône, cela m’aurait humiliée; et puis je voulais mourir: j’en aurais eu le courage si la force ne m’avait pas manqué, je suis tombée comme une masse.

Quand je revins à moi, j’étais dans un lit bien blanc, à l’hospice de la Pitié. On m’avait apportée là sur un brancard, et je me trouvais si heureuse de m’étendre sur un matelas que j’embrassais mes draps; puis, quand je vis une bonne sœur, mon cœur se détendit, je me souvins des religieuses qui m’avaient élevée et je fondis en larmes.

Si j’avais pu entrer en religion à cette époque, il me semble que j’aurais servi le bon Dieu à deux genoux toute ma vie; mais il fallait ce que je n’avais pas: des protections ou de l’argent.

Lorsqu’on m’eut emmenée à l’hospice, Célestine fit une quête pour moi dans le théâtre, et lorsqu’elle m’en remit le montant, je vis votre nom sur la liste des souscripteurs. Quand je sortis, vous n’étiez plus à Belleville.

Je trouvai un peu d’ouvrage, j’allais renoncer au théâtre, quand mon bon ou mon mauvais génie me fit rencontrer une personne qui me proposa de chanter dans un café-concert; on m’offrait quarante sous par jour et l’on s’engageait à me fournir les costumes.

Je crus faire un marché d’or et j’acceptai avec reconnaissance.

J’avais une voix de contralto; à force de chanter dans tous les tons, ma voix se brisa; je quittai la romance pour chanter la chansonnette, en costume d’homme.

Je suis toujours dans un café. On dit que j’ai contribué à sa fortune; ce que je puis assurer, c’est qu’il n’a guère contribué à la mienne; et puis je n’ai pas d’ordre, personne ne m’a appris à compter, voilà pourquoi je ne suis pas souvent en mesure pour obliger les autres autant que je le voudrais; sans cela, je n’aurais pas été vous chercher.

Mais je vous parle de moi depuis une heure, comme s’il ne s’agissait pas d’une autre personne plus intéressante.

Depuis plusieurs mois je demeure dans un hôtel, rue d’Angoulême.

Il y a deux mois environ, une jeune femme est venue habiter la chambre qui touche à la mienne; nous ne sommes séparées que par une porte condamnée.

J’entendais toujours parler, chez la concierge, d’une femme enceinte qui ne sortait jamais et vivait on ne savait de quoi ni comment.

J’avais cherché à la voir, plutôt par curiosité que par intérêt, elle semblait se cacher.

Un matin, j’entendis des plaintes et j’entrai chez elle. On courut chercher un médecin; la pauvre femme resta dans les douleurs jusqu’à deux heures du matin; en venant au monde, son enfant semblait lui déchirer les entrailles.

A peine s’entendit-elle dire: «C’est une fille». Elle tomba dans une espèce de léthargie qui ressemblait à la mort.

Chose assez extraordinaire, la mère était pâle, maigre à lui compter les côtes, l’enfant était grasse, rose et blanche.

Je donnai la petite fille à nourrir à une femme du quartier, elle demanda bien cher, mais je n’avais pas le choix.

J’avais cherché dans les meubles de ma voisine de quoi emmailloter l’enfant et je n’avais trouvé que des reconnaissances du mont-de-piété.

Les tiroirs étaient vides et je payai le premier mois de la nourrice; depuis, j’ai fait tout ce que j’ai pu, mais je ne puis pas grand’chose; la pauvre femme va de mal en pis. Elle a fait de grands efforts pour écrire deux lettres qui sont restées sans réponse.

Cette dernière déception a semblé la briser, je lui avais demandé cent fois si elle avait des parents, des amis qui pussent lui venir en aide, elle m’avait toujours répondu que non, ce soir j’insistai davantage.

—J’ai eu une amie dans le temps, me dit-elle en cherchant à rassembler ses souvenirs, mais si celui qui m’a tant aimée m’abandonne dans un pareil moment, pourquoi se souviendrait-elle de moi? Puis, si elle s’en rappelait, ce serait un triste souvenir. Laissez-moi mourir, allez! je n’ai droit à la pitié de personne.

Je lui parlai de son enfant, elle parut se ranimer un peu en me disant:

—Ah! vous avez raison; je veux qu’on la mette aux Enfants-Trouvés, Céleste saura pourquoi. Allez la voir, vous la trouverez au théâtre des Variétés, elle n’a pas changé de nom, elle, et si son cœur est toujours le même, elle viendra.

Nous étions arrivées rue d’Angoulême; Adèle, c’était le nom de la fleuriste, me dit en descendant: Vous devriez renvoyer votre voiture, vous resterez probablement longtemps et j’irai vous en chercher une autre quand vous voudrez partir.

Je renvoyai mon cocher et je la suivis. La maison n’était pas élégante, l’escalier était raide, étroit, et sur chaque palier se trouvaient huit ou dix portes numérotées, portes qui disaient assez que les appartements devaient ressembler à des tabatières.

Mon cœur battait très-fort; je suivais Adèle en silence, mais un monde d’idées me traversait la pensée, et lorsque nous arrivâmes au troisième, j’avais fait mille conjectures toutes plus éloignées les unes que les autres de la vérité.

Adèle ouvrit une porte avec précaution; je vis une petite chambre pauvrement meublée et où tout était en désordre.

Je ne pouvais distinguer les traits de la malade, une chandelle qu’elle n’avait pas eu la force de moucher, sans doute, brûlait sur une table de nuit en bois peint placée un peu plus haut que la tête de la couchette et jetait sur les objets et sur la figure de cette femme des lueurs si étranges que je reculai d’un pas.

—Merci d’être venue, me dit une voix qui me fit tressaillir, merci, demain il eût été trop tard.

J’étais déjà auprès du lit et je tenais la tête de la pauvre Denise dans mes bras; c’était bien elle que je retrouvais en cet état, dans cette misère, mon amie de la correction; la première femme, peut-être la seule qui eût eu un véritable attachement pour moi.

Elle m’avait entraînée à mal faire sans savoir ce qu’elle faisait, puis elle l’avait regretté tant de fois, et en ce moment je la voyais si cruellement punie, qu’il ne me vint pas un seul instant à l’idée de la considérer comme mon mauvais génie.

Je pleurais, je riais et j’étais bien convaincue que ma présence allait lui rendre la santé, la vie.

Adèle plaça une tasse de tisane sur la table de nuit, nous apporta une bougie, m’approcha une chaise et sortit en me disant: «Si vous avez besoin de moi, frappez à cette porte et ne parlez pas trop haut si vous avez des secrets, car, de chez moi, j’entends tout ce qui se dit ici.»

Denise tint longtemps ses mains dans les miennes, je les sentais se réchauffer petit à petit. J’attendais qu’elle pût me parler, car moi, je ne trouvais point un mot à dire; je me sentais émue, désolée, j’étais bien réellement en face de la mort. La pauvre femme n’avait plus qu’un souffle, et il était si faible que je le crus éteint vingt fois.

Je descendis chez le concierge, qui était, je crois, le maître de l’hôtel, et je le priai de faire chauffer un peu de vin de Bordeaux bien sucré, je fis boire à Denise quelques cuillerées de ce vin, il la réchauffa et ranima ses forces et sa mémoire.

Ses yeux brillèrent un peu dans leur orbite creusée par la souffrance et les privations. Sa mâchoire se dessinait sous sa peau transparente comme la cire et j’aurais pu compter au travers ses dents, le seul ornement qui lui restait.

On pouvait donc changer ainsi! une heure plus tôt, je ne l’aurais pas cru. Etait-ce bien là cette pauvre fille si fraîche, si enjouée, qui me faisait rire quand j’avais envie de pleurer? celle que j’avais crue mariée, heureuse, et dont je m’étais si peu souvenue au milieu de mes splendeurs, la croyant à l’abri du besoin! Que s’était-il donc passé? J’aurais voulu le savoir et je n’osais l’interroger.

—Allons, me dit-elle en se soulevant un peu, je me sens mieux; mais j’ai tant de choses à te dire que je ne sais pas par où commencer. Si je perdais connaissance, n’aie pas peur et appelle Adèle. Si tu savais comme elle a été bonne pour moi! C’est un cœur comme on en rencontre rarement dans la vie. Sans elle je serais morte; pour moi, un peu plus tôt, un peu plus tard, cela ne faisait rien, mais l’enfant voulait vivre et je n’avais pas une goutte de lait. Adèle a vendu ou engagé ses robes pour me secourir et je crois qu’elle garde son costume d’homme parce qu’elle n’a pas autre chose à mettre. Je n’aurais ni le courage ni la force de te raconter les détails de ma vie, reprit Denise après une pause; j’avais le cœur aimant, cela devait me conduire à toutes les faiblesses; j’étais confiante, cela devait me perdre. J’ai eu mon bonheur dans les mains et je l’ai brisé comme l’enfant brise un jouet; je croyais trop en moi pour douter des autres; aujourd’hui, il ne me reste pas même l’ombre d’un espoir et je ne te dirai pas les choses comme je les voyais alors, mais comme elles sont aujourd’hui que j’en connais le dénoûment.

Depuis que je me suis enfermée dans cette chambre avec ma douleur physique et morale, mon intelligence s’est développée; je suis sûre que mon jugement est juste, et si je pouvais enseigner aux femmes, au lieu de leur dire ce que je te disais, je les sauverais de la honte en me donnant à elles pour exemple et pour solution; mais je vais emporter dans la tombe mes regrets et mes envies de bien faire.

—Enfin, tu mourras pardonnée, n’est-ce pas?

Denise devint si pâle que je crus que tout était fini et je l’engageai à demander pardon à Dieu.

—J’ai trop péché, murmura-t-elle, un prêtre ne pourrait rien pour moi; que ma destinée s’accomplisse dans l’autre monde comme elle s’est accomplie dans celui-ci!

Je ne me rendis pas du tout à cette mauvaise raison, mais l’heure avancée de la nuit ne me permettait pas d’envoyer chercher un confesseur, ce que j’aurais certainement fait sans la consulter, car il doit y avoir, dans ces prières dites pour votre âme au moment suprême, une consolation infinie pour la réprouvée; tout le monde la repousse, la méprise; la religion lui tend la main, fait entrer le repentir dans son cœur, lui rend la foi, l’espérance perdue, et si l’on ne s’adressait pas à elle qu’au dernier moment, elle vous aiderait à vous supporter vous-même et vous apprendrait qu’il n’est jamais trop tard pour bien faire.

Denise avait trop d’intelligence pour ne pas comprendre, et je lui aurais fait entendre raison si elle avait pu m’écouter, mais elle reprit la parole et je n’osai plus l’interrompre.

—Je m’étais crue ambitieuse, orgueilleuse, mais je ne fus pas longtemps à m’apercevoir de mon erreur, et au fond j’étais plutôt faite pour être une bonne ménagère qu’une courtisane. Je m’attachais aux choses et je me faisais un intérieur avec rien. J’eus quelques liaisons commencées gaiement et toujours rompues avec des larmes de ma part.

Il y a huit ans, je fis à Rouen la connaissance d’un jeune homme; il était employé dans une maison de commerce. Sa mère avait un peu de bien, mais cela ne devait pas lui faire une grande fortune, et je ne le voyais pas assez au-dessus de moi pour redouter une séparation motivée, comme cela arrive toujours, parce qu’on devient riche et que votre position, votre rang, vous obligent à vous marier. Sa mère habitait la campagne; moi, je demeurais avec lui et je portais son nom, quoique l’on sût à quoi s’en tenir. Il gagnait peu, mais j’apportais tant d’ordre dans notre petit ménage, que nous étions heureux; avec ma sotte confiance, je ne voyais pas de changement possible dans l’avenir. Il se nommait Édouard M....., son nom ne pouvait tenter personne; mon passé seul me séparait de lui, mais j’étais convaincue que je parviendrais à l’oublier moi-même en le lui faisant oublier à force de tendresse et d’abnégation. Pendant huit ans, je fus sa servante, son esclave, son bon génie, l’âme de son âme, l’esprit de son esprit. Il devint rangé, laborieux, instruit, parce que je l’encourageais au travail. Je ne devais jamais le quitter; il voulait m’épouser dès que sa mère serait convaincue que je l’aimais assez pour lui être dévouée et le rendre heureux; il me proposa plusieurs fois d’en finir malgré elle si elle faisait encore une objection, et je refusai parce que je voulais gagner mon bonheur.

Il y a un an, Édouard changea tout à coup; il était rêveur, préoccupé, contraint en ma présence. Les affaires l’absorbaient, me disait-il; son patron quittait le commerce et songeait à le mettre à la tête de son établissement, sa mère désirait ardemment lui voir une position; mais à tout cela il y avait un obstacle: l’obstacle, c’était moi. On cherchait bien à me le faire comprendre; mais ma confiance ou plutôt ma bêtise s’obstinait à ne pas voir clair.

Je comprenais seulement que sa position avec moi n’étant pas régulière pour le monde, il voulait m’épouser.

Un jour, je crus mourir de joie en lui apprenant que j’allais être mère. Un enfant devait me régénérer, faire tout oublier; c’était le pardon que Dieu m’envoyait! Au lieu de me sourire en apprenant cette nouvelle, Édouard devint pâle comme la mort, et, au lieu de me serrer la main, il recula.

J’eus le pressentiment de mon malheur, mais je ne voulais pas y croire, et il fut obligé de me le dire en pleurant; larmes hypocrites et plus cruelles que l’insulte des passants.

—Ma mère a pris des informations sur ton passé, ma pauvre Louise (j’avais pris mon autre nom de baptême), et elle a su... Un mariage entre nous est désormais impossible, mais je ne t’abandonnerai pas.

L’idée d’une séparation me porta un coup si terrible, que je sentis de suite que je ne devais pas m’en relever.

S’il n’avait agi que pour le monde, je me serais résignée, et puis peut-être la vue de son enfant l’aurait-elle fait changer d’idée; mais il agissait par égoïsme, par ambition et parce qu’il ne m’aimait plus.

Il fallait me briser pour se débarrasser de moi, et ne pas attendre surtout, dans la crainte du blâme, que mon enfant fût là.

Il me chercha mille querelles, je supportai tout pour mon enfant; mais un jour il m’humilia avec cruauté. Ce jour-là, il fut le plus lâche de tous les hommes! Il me reprocha un passé que je lui avais avoué.

Ce passé, disait-il, ne lui donnait aucune confiance, aucune sécurité, et mon enfant, ma seule force, pouvait aussi bien être d’un autre que de lui.

Il a fallu que je sois bien misérable pour ne pas tuer cet homme, bien forte pour ne pas devenir folle.

A moi, l’on ne me pardonnait pas ma chute! Amour, dévouement, maternité, rien ne pouvait me relever, et lui pouvait commettre de plus grandes fautes que moi, être mon complice, m’insulter, me chasser à son gré, sûr que cela n’altérerait en rien l’estime qu’on avait pour lui.

Je trouvais les choses d’ici-bas mal organisées, et, pour la première fois de ma vie, j’eus l’impudence de me plaindre d’un sort que je m’étais fait, il est vrai, mais sans connaître l’abîme où je me jetais.

Je me sauvai de chez lui, n’emportant que ce que j’avais sur moi. J’allai dans un hôtel, espérant qu’il reviendrait me chercher; il m’envoya mes effets et cinquante francs pour faire mon voyage. Sa mère était venue le chercher et l’obligeait à partir; il ne savait quand il pourrait me revoir et m’engageait à retourner à Paris, où il m’enverrait de l’argent dès qu’il le pourrait. J’attendis huit jours dans cet hôtel, huit jours qui me parurent huit siècles.

J’envoyai chez lui, il ne rentrait plus; je passai plusieurs fois pendant la nuit sous les fenêtres de notre petit logement; mes fleurs étaient toujours sur l’appui de la croisée, mais on ne les avait pas arrosées, elles retombaient flétries sur les bords de la caisse; jusqu’à mon oiseau qu’on avait laissé mourir de faim dans sa cage; l’oiseau, les fleurs, la femme et l’enfant, tout devait avoir le même sort.

Voyant qu’il n’y avait plus d’espérance à avoir, car j’appris qu’il allait se marier avec la fille d’un négociant d’Elbeuf et qu’il comptait sur sa dot pour payer son établissement, je revins à Paris, décidée à travailler pour nourrir mon enfant; j’avais compté sans le chagrin qui détruit les forces; j’avais trouvé un peu d’ouvrage, mais je suis tombée malade. J’ai vingt-huit ans; une première grossesse à cet âge vous fait horriblement souffrir; j’ai regretté d’être partie, j’aurais dû rester auprès de lui comme un reproche vivant, mais je n’ai pas eu la force de repartir, mes ressources se sont épuisées petit à petit, je suis venue loger ici par économie, j’ai écrit à Rouen lettres sur lettres, ne demandant rien pour moi, mais pour mon enfant, qui devait souffrir des privations que je m’imposais, on ne m’a pas répondu.

Pas un secours, pas une parole de consolation ne m’est venue de lui; il est marié, heureux, il n’a pas le temps de se souvenir, et je te l’ai dit, sans cette bonne fille tout serait fini, sans elle je n’aurais pas pensé à toi, je n’ai plus la force de rien.

Elle laissa tomber sa tête en avant comme une chose inerte, j’eus peur, mais elle rouvrit les yeux et me fit signe de lui donner à boire, puis elle reprit:

—Puisque la destinée ou le hasard nous rapproche, je vais te dire à toi ce que je ne puis dire à d’autres, parce qu’ils ne me comprendraient pas.

Je l’engageai à se reposer, l’assurant que je ferais tout ce qui dépendrait de moi pour elle et son enfant.

—Moi, reprit-elle en souriant, je n’ai plus besoin que d’un morceau de toile et de quelques planches de sapin, et je ne veux pas que ni toi ni une autre femme se charge de ma fille. Oh! je sais bien que tu ne la pousserais pas à mal faire, mais on ne fait pas toujours ce qu’on voudrait, et je retrouverais des forces pour l’écraser si j’étais sûre qu’elle devînt ce que j’ai été. Je lui ai trouvé un asile où les orphelines trouvent une famille, des soins constants, un bon exemple, et où l’idée du mal ne peut arriver jusqu’à elles.

Ce mot d’enfant trouvé me faisait peur il y a huit jours, puis je m’y suis habituée en interrogeant mes souvenirs.

Jamais je n’ai rencontré parmi les femmes perdues une jeune fille qui ait été élevée aux Orphelines; et puis, je me rappelle les avoir vues quelquefois, toutes habillées de même, passer en rang dans les rues; elles étaient conduites par ces religieuses qui veillent sans cesse sur ce troupeau abandonné des hommes.

Tous ces enfants avaient l’air heureux, la sérénité de leurs âmes était transparente sur leurs visages résignés.

Pas une petite fille ne cherchait autour d’elle, elles se croyaient les enfants de Dieu, j’en suis sûre, et cela vaut mieux que de connaître sa mère quand on doit la mépriser.

Je cherchai à combattre sa résolution; l’hospice des Enfants-Trouvés, que je n’avais jamais envisagé, il est vrai, sous ce point de vue, me paraissait la plus triste et la plus désespérée de toutes les demeures, mais je ne pouvais m’opposer aux dernières volontés d’une mère mourante qui ne voyait que ce moyen de salut pour sa fille.

Je résolus pourtant de tenter une dernière épreuve auprès de son père. Profitant d’un instant où Denise reposait, j’écrivis une longue lettre à un de mes amis qui habitait Rouen, je lui dépeignis de mon mieux la triste situation de cette pauvre abandonnée.

Le sujet et le lieu étaient bien faits pour m’inspirer des paroles touchantes! je joignis à cette lettre quelques lignes pour M. Édouard; ces quelques lignes contenaient des reproches, des plaintes et des menaces. J’étais sûre d’avoir une réponse quelconque de mon ami, mais arriverait-elle à temps?


LII
DENISE

J’envoyai chercher un médecin au point du jour; il déclara que la malade ne pouvait être transportée chez moi, que son état était désespéré, que cependant elle pouvait encore vivre quelques jours si on lui faisait prendre les drogues qu’il ordonnait.

Je me fis amener la petite fille; elle était gentille et d’une propreté éblouissante. Adèle lui avait acheté une jolie layette et allait voir l’enfant deux fois par jour pour s’assurer qu’elle ne manquait de rien. Adèle est une de ces natures qui ne se décrivent pas; il faut voir par soi-même avec quelle simplicité, quel désintéressement elles font le bien, pour y croire.

Je voulus lui exprimer ma reconnaissance de ce qu’elle avait fait pour Denise; elle me répondit que si Denise mourait, elle garderait son enfant, qu’elle n’était pas riche, mais qu’elle ferait de son mieux en travaillant un peu plus.

Elle l’aurait fait comme elle le disait, et je suis bien sûre qu’elle aurait continué avec tout ce qu’elle a de cœur ce qu’elle avait commencé.

Je revins voir Denise dans la même journée: elle se trouvait beaucoup plus mal; le soir, on crut encore tout fini, on m’envoya chercher à minuit. Adèle lui frottait les tempes avec du vinaigre.

—Elle vient d’avoir une crise terrible, me dit-elle à demi-voix, c’est pour cette nuit.

Denise me fit signe qu’elle me voyait, mais elle ne put me parler et je restai auprès de son lit sans oser dire une parole. Elle dormit quelques heures, mais son sommeil était agité, elle se remuait, marmottait des paroles inintelligibles.

Tantôt il sortait de sa gorge des sons rauques et lugubres, tantôt de petits cris étranglés et plaintifs comme ceux d’un enfant. A cinq heures, elle se souleva sur son séant, ses joues creuses et pâles se ranimèrent un peu.

—Je viens de revivre, me dit-elle en souriant, j’ai rêvé.

Elle parla encore, mais ses paroles expirèrent entre ses dents, sa poitrine s’agita. J’avais vu mourir la mère de ma filleule et je compris que le moment suprême approchait. Je lui demandai si elle voulait recevoir les sacrements, elle me fit signe que non.

—Sa fille n’est pas encore baptisée, me dit Adèle à voix basse.

Je priai le domestique de l’hôtel d’aller à Sainte-Élisabeth chercher un prêtre et de m’envoyer de suite la nourrice de l’enfant.

Pour ne pas effrayer Denise, je lui annonçai que j’allais faire ondoyer sa fille en attendant la cérémonie régulière du baptême.

A sept heures, le prêtre arrivait; nous le laissâmes seul avec la malade. Il lui parla longtemps à voix basse, l’exhortant sans doute à la prière et au courage. Denise retrouva la parole et des larmes.

Elle voulut sans doute s’agenouiller pour demander pardon à Dieu, car nous entendîmes le prêtre lui dire:

—Vous n’êtes pas assez forte pour vous agenouiller; plus tard, mon enfant, vous prierez le Seigneur comme il convient de le prier; en attendant, c’est moi qui prierai pour vous.

Lorsque nous rentrâmes, elle était calme; sa figure avait pris une expression pleine de sérénité qu’elle n’avait pas une heure auparavant, et quand un tressaillement nerveux trahissait une de ses souffrances, elle embrassait un petit crucifix que le prêtre avait placé près d’elle afin de l’exhorter au courage.

L’enfant reçut l’onction première dans la chambre où sa mère venait de recevoir l’extrême-onction. Denise regarda tout ce que l’on faisait sans mot dire; une grosse larme roula sur sa joue et je crois qu’elle pria mentalement. Le prêtre lui promit de revenir la voir.

A neuf heures, ma domestique que j’avais prévenue m’apporta une lettre de Rouen; elle était de mon ami et voici à peu près ce qu’elle contenait:

«Ma chère Céleste, je m’étais mis à votre disposition et vous avez bien fait de vous adresser à moi. Je regrette que la mission dont vous m’avez chargé ait été aussi facile à remplir et je veux au moins avoir un mérite, celui de la promptitude.

»Je me suis rendu de suite chez M. Édouard M.... Ce fut sa mère qui me reçut; elle m’avait fait attendre près d’une heure, elle vint à moi en s’excusant de son mieux, mais son fils, me dit-elle, était dangereusement malade, il y avait en ce moment deux médecins près de lui et elle avait hâte de savoir le résultat de la consultation. Son fils avait commis une imprudence lors de son installation dans sa fabrique de rouennerie; les suites d’une sueur rentrée allaient peut-être le conduire au tombeau.

»La pauvre femme se mit à fondre en larmes, et je fus obligé d’attendre qu’elle fût un peu remise pour lui expliquer le motif de ma visite. Le moment, du reste, était propice, et je ne trouvai rien de mieux à faire que de lui lire votre lettre. Ses larmes redoublèrent, cela ne m’étonna pas, j’avais moi-même pleuré en la lisant.

»J’ajoutai à ma lecture quelques appréciations personnelles:—M. M... s’est mal conduit, lui dis-je; ce qu’il a fait là est l’action d’un homme sans cœur.

»Cette malheureuse n’a pas de parents, de soutien, eh! bien, dès aujourd’hui, elle a un ami, un protecteur en moi, et si votre fils ne fait pas ce qu’un honnête homme doit faire en pareille circonstance, donner du pain à un enfant qui ne lui demandait pas la vie, qu’il a créé pour son plaisir avec la volonté de l’abandonner, je lui dirai à lui-même ce que je pense et j’en supporterai toutes les conséquences.

»—Ah! s’écria la bonne femme, qui au fond n’a pas l’air méchant; vous oseriez provoquer mon fils pour une aventurière qu’il a trouvée je ne sais où!

»—Si vous ne le savez pas, vous, il doit le savoir, lui, puisqu’il y est allé; et puis, cette aventurière a porté son nom pendant sept ans, elle est la mère de son enfant et il doit la respecter s’il se respecte lui-même.

»S’il ne voulait pas l’épouser, il était libre, puisque sa conscience me paraît pleine d’élasticité; mais il devait faire quelque chose pour cette malheureuse en la quittant.

»Elle lui avait donné sept années de son amour, de sa jeunesse, on ne fait pas pareil présent trois fois dans sa vie et cela doit se payer.

»Du reste, on vous dit qu’il est trop tard pour la sauver, il n’y a donc rien à faire pour elle, mais il reste son enfant; le laisserez-vous aller à l’hospice comme un chien?

»Tenez! si vous faites cela, Dieu vous punira! et qui sait s’il ne commence pas en frappant votre fils.

»—Ah! monsieur, ne dites pas cela, s’écria la bonne femme en joignant les mains, vous me rendriez folle. Mon pauvre Édouard n’est pas méchant; il n’a même pas vu les dernières lettres de Louise, c’est moi qui les ai reçues, et reconnaissant l’écriture, je les ai brûlées sans les lire.

»Si j’avais su qu’elle fût aussi malheureuse, j’aurais été moi-même à Paris.

»Pauvre petite fille! si j’allais perdre mon fils, c’est tout ce qui me resterait de lui.

»Où demeure Louise? à Paris? je veux lui écrire, la supplier de me donner son enfant, le mien.

»J’en aurai bien soin, je l’aimerai de tout mon cœur pour expier mes torts envers sa mère.

»Tenez, vous aviez raison, le bon Dieu me punit et va peut-être me rendre le mal que j’ai fait à une autre. Qu’elle ne vienne pas, elle, vous entendez; mon Édouard est marié, mais qu’elle vous confie sa fille. Ah! si je pouvais aller à Paris! mais je dois rester ici.

»Je suis trop vieille pour souffrir autant; le moindre choc me brise, et si mon fils doit mourir demain, je voudrais mourir aujourd’hui.

»—Vous n’en avez plus le droit, lui dis-je, vous avez un autre enfant.

»Je rentrai chez moi pour vous écrire.

»Que voulez-vous faire?

»Puis-je vous être utile en quoi que ce soit? je suis tout à votre disposition.»

Je lus plusieurs fois cette lettre à Denise.

Elle me serra la main avec le peu de force qui lui restait, puis elle murmura:

—Il souffre... Cela me fait du bien de savoir qu’il n’avait pas reçu mes lettres. Que Dieu lui pardonne comme je lui pardonne le mal qu’il m’a fait! Il faut faire partir ma fille de suite. Je voudrais qu’il la vît au moins une fois.

Je fis venir la nourrice, Denise donna un long et dernier baiser à sa fille, ses lèvres restèrent entr’ouvertes, son regard fixe, elle était morte! non pas en désespérée, comme elle serait morte si le hasard ne m’eût pas amenée à son chevet, mais morte en croyante, le sourire aux lèvres et de l’espérance plein le cœur.

La nourrice partit à midi ou une heure.

Lorsqu’elle vit l’enfant s’éloigner, Adèle pleura, elle le regardait déjà comme étant à elle; il est si naturel d’avoir des affections chastes quand on est femme et jetée sur la terre sans famille, comme un pauvre esquif lancé en mer sans mâture, qu’on cherche toujours à se créer une tendresse durable.

—Allons, me dit-elle en essuyant ses larmes, le bonheur m’échappe encore une fois; il me semble que si j’avais eu une tâche à remplir, je serais arrivée à faire quelque chose de bien.

Le prêtre qui avait assisté Denise revint dans la journée, comme il l’avait promis, il pria longtemps près de la morte, et la garda quelques heures, en disant à son chevet la prière des morts; je ne doute pas qu’il ait obtenu sa grâce devant celui qui nous jugera tous!

Quant à moi, il me semble que les exhortations du saint homme m’avaient rendue meilleure.

Le surlendemain, je reçus une lettre de Rouen, qui me rassura tout à fait sur le compte de l’enfant de ma pauvre amie.

Son arrivée avait été fêtée par la mère d’Édouard; elle lui trouvait déjà une ressemblance avec son fils, mais la joie ne fut pas de longue durée.

La fièvre, le délire, s’étaient emparés du malade; il ne reconnut ni sa mère, ni sa femme, et il mourut entre leurs bras, vingt-quatre heures après Denise.

La bonne femme va reporter toute sa tendresse sur l’enfant, elle sera riche un jour; voilà une innocente qui ne portera pas les fautes d’une mère coupable: cela est juste, mais assez rare.

La mort de Denise m’affecta beaucoup; mais au milieu de mes tourments, de mes préoccupations, j’avais peu de place à donner aux regrets, et puis, à force de voir naître et mourir autour de soi, on s’habitue à la mort, et ce qui vous paraissait un événement au début de la vie vous semble moins extraordinaire au milieu, naturel, je crois, lorsqu’on arrive à la fin; d’ailleurs, il y a des êtres pour qui la mort est une délivrance. Je trouvais Denise bien plus heureuse que moi, et au lieu de m’apitoyer sur son sort, je l’enviais.

La misère dans laquelle je l’avais retrouvée venait encore justifier mes craintes pour l’avenir.

Le jour de la première représentation de la revue arriva. J’avais à chanter un très-grand rondeau. J’avais beaucoup travaillé, le rôle était sérieux, je l’avais bien compris, et pour la première fois depuis que je jouais la comédie, je me sentis à mon aise.

Le public me récompensa de mes efforts, je fus couverte d’applaudissements; on me fit bisser et je fus rappelée deux fois.

Les bravos sont une bien douce musique.

Mais, hélas! la gloire est incertaine et les médailles ont des revers. A la troisième représentation, je pris un demi-ton au-dessus de l’orchestre et je chantai faux tout le temps, mais cela n’était qu’un accident, j’avais étonné tout le monde le jour de la première représentation, ma place était faite, j’avais attendu assez longtemps.

C’est à peu près à ce moment que je reçus les premières lettres que Robert m’avait écrites en mer.

Elles me firent à la fois beaucoup de bien et beaucoup de mal.

J’étais heureuse de voir que mon souvenir grandissait dans sa pensée à mesure qu’il s’éloignait de moi, mais ces plaintes si douces qui me venaient de si loin me navraient le cœur.

J’avais éprouvé depuis quelques mois des émotions si poignantes et si diverses, que mes forces physiques, malgré l’énergie de ma constitution, ne purent y résister.

Il s’opéra en moi une réaction terrible. Je tombai malade, si malade que je fus obligée d’interrompre mon service au théâtre.

Je quittai à la dix-huitième représentation.

M. D... vint me voir.

Il savait que je ne voulais plus reprendre mon rôle.

Il espérait me faire revenir sur cette détermination.

Il devint un de mes meilleurs amis et fut très-bon pour moi pendant cette maladie.

L’affection que je lui ai témoignée a prouvé que je ne le confondais pas avec d’autres.

Je me suis toujours très-effrayée des liaisons entre les auteurs et les actrices.

Il y a dans la vie de théâtre beaucoup d’écrivains consciencieux qui ne voient que les grands côtés de l’art, il y en a aussi malheureusement quelques-uns qui abusent de leur intelligence pour satisfaire les plus mauvais penchants.

Combien de jeunes gens, à l’esprit faux, se croient de grands hommes parce qu’ils tiennent une plume, et envient jusqu’à la haine ceux qu’ils ne peuvent atteindre! C’est un mélange de sentiments faux et injustes, révoltants.

Quelques-uns ont des mots particuliers; on dirait qu’ils parlent une langue à part.

Ainsi, pour exprimer qu’ils sont satisfaits d’eux-mêmes, ils disent:

«Suis-je assez à la prestance! hein? Enfonce-t-on les fils de famille! Les hommes du monde sont des daims! Il n’y a que nous qui soyons sur la ligne.»

Ils s’acharnent après les actrices, ils ne les quittent pas plus que leur ombre.

Leur grand moyen de séduction consiste à dire aux femmes de théâtre qu’elles seules sont les véritables grandes dames.

Ils vous font toutes sortes de misères. On les reçoit souvent parce qu’on ne peut pas faire autrement.

Ils ne veulent pas de femmes dans une position modeste.

C’est indigne d’eux; il leur faut les plus élégantes, les plus prodigues.

Cela leur coûte si peu, et ils sont si complaisants; mais si l’actrice, presque toujours courtisane, ne jette pas sous leurs pieds son manteau doré de luxe et de honte, si elle ne quitte pas tout pour les accompagner à l’estaminet, les regarder fumer leur pipe, ils méditent une vengeance.

Ils s’emparent d’elle, attendent derrière un rideau que le grand seigneur qu’elle trompe pour eux soit parti.

Ils prennent sa place, boivent dans son verre le vin qu’il a laissé et payé.

Quand ils sont ivres, ils insultent l’amphitryon.

Cette vie dure quelques mois sans qu’il leur en coûte même une bonne parole.

Ce n’est pas tout, il faut tirer parti de ce temps perdu à rire, à boire.

On écrit un pamphlet, une pièce de vers, un feuilleton, un drame où l’on fait du puritanisme.

Pour connaître les femmes, il faut vivre avec elles, diront-ils. Cela est un faux et mauvais prétexte.

Des hommes d’infiniment d’esprit les jugent et les condamnent sans avoir vécu du produit de leur honteuse existence.

Quand le moraliste est un complice qui me frappe, sûr de l’impunité, et qu’il n’a même pas pour excuse le semblant d’une conversion, cela me révolte.

Je connais un de ces hommes qui vivait aux dépens de ces femmes qu’il accable aujourd’hui; c’est le plus implacable.

Je me rends justice.

Je baisse le front jusqu’à terre devant une honnête femme; je ne répondrais pas aux réprimandes d’un homme juste, quelque sévères qu’elles fussent, je lui confesserais ma vie tout entière.

Je lui avouerais que j’ai fait le malheur de ceux qui m’entouraient, que je suis une affreuse créature, que moi et mes pareilles, nous devons être la terreur des honnêtes gens; mais quand un de ceux qui aident si souvent à la première chute m’insultera pour recevoir le soir chez une autre le prix de ce qu’il vient de dire de moi, je le regarderai en face, je lui rirai au nez en lui disant:

—Je vous pardonne parce qu’il faut que vous viviez. Combien vous a-t-on donné? Je comprends tous les marchés infâmes. Voyons: soyez franc et ne me dites pas que vous voulez redresser un monde que vous minez à sa base.

Ces types sont de rares exceptions, mais ils existent.

D... était un honnête homme plein de mépris pour cette littérature, et ce n’est pas lui qui songera jamais à faire du théâtre un tréteau pour une basse vengeance.


LIII
PRESSENTIMENTS.

Ma maladie m’avait rendu toutes mes tristesses, tous mes découragements, toutes mes amertumes.

Les jours succédaient aux jours, et je ne recevais plus de nouvelles de Robert.

Je commençais à concevoir de sérieuses inquiétudes, lorsque je reçus à la fois plusieurs lettres qui, tout en me donnant des détails tristes, me rassuraient au moins sur sa vie.


«18 août 1852.

»Je ne sais, ma chère Céleste, si nous nous reverrons jamais!

»Telle est la vie; elle est pleine de courtes joies et de longues douleurs, de liaisons commencées et rompues.

»Par une étrange fatalité, ces liaisons ne sont jamais faites à l’heure où elles pourraient être durables.

»On découvre le cœur que l’on cherchait la veille du jour où ce cœur va cesser de battre.

»Mille choses, mille accidents séparent les âmes qui s’aiment pendant la vie; puis vient cette séparation de la mort qui renverse tous nos projets...

»Allons, mon cœur, cesse de te plaindre et ne te laisse pas abattre par les douleurs du souvenir, par les espérances trompées.

»Si tes douleurs sont aussi grandes que ton amour, que ton courage aussi soit à la hauteur de tes douleurs.

»Tu es à l’autre bout du monde, et tes cris n’arriveront jamais pour déchirer le cœur qui te fait tant souffrir.

»Et quand même ils y arriveraient, que rencontreraient-ils comme écho?

»Peut-être des cris de joie et de fête.

»Souffre donc sans te plaindre et que tes seules paroles soient des paroles de pardon et de tendresse.

»Cet amour n’est-il pas plus beau, plus pur dans ce pays, loin de ces joies, de ces rires, de ces orgies qui pouvaient le souiller et l’humilier par leur contact, loin de ce Paris, loin de ce monde où le dévouement est une sottise, la tendresse une folie, la fidélité un ridicule.»


«19 août 1852.

»Je suis si souffrant, que le découragement s’empare de mon âme.

»Le bateau qui a dû partir d’Angleterre quinze jours après nous n’arrive pas.

»Je ne puis partir pour les mines dans l’état où je suis, et d’un autre côté, je voudrais voir arriver ce bâtiment par lequel j’espère recevoir quelques nouvelles de France.

»J’ai écrit à mes parents la position dans laquelle je me trouve, et puis j’attends aussi M. L..., ce jeune homme dont je vous ai parlé dans mes premières lettres.

»Mes nuits sont atroces, toujours des rêves, des cauchemars, où votre image est mêlée.

»On dirait qu’elle s’assied à mon chevet, et qu’elle prend plaisir à me déchirer le cœur.

»Je me lève, et quoique bien faible, je reprends la plume pour vous écrire.

»Les mots me manquent pour rendre ma pensée, et pourtant mon cœur aurait tant de choses à vous dire, je voudrais tant vous voir, causer longtemps avec vous.

»Je sais que mes plaintes vous importunent et qu’elles ne réveilleront pas un amour éteint dans votre cœur; mais j’aime à me nourrir de mes angoisses.

»Je voudrais pouvoir vous en exprimer toute la violence.

»Oh! si j’étais aimé! je trouverais, pour vous parler, un langage digne du ciel.

»Les mots me manquent parce que votre âme ne peut comprendre mon âme.

»Je n’en puis plus.

»La souffrance physique brise mon moral; je suis si seul, je n’ose pas même demander un médecin, je ne pourrais pas le payer.

»Et ce vaisseau qui doit amener L..., et les lettres qui n’arrivent pas!

»Il est si doux, quand on souffre, d’avoir un ami.

»Il m’a témoigné de l’affection, sa présence serait pour moi une grande consolation.

»Pourvu que vous soyez heureuse!»


«26 août 1852.

»Point de nouvelles! point de navire!

»Je croyais vous annoncer par cette lettre mon départ pour les mines, mais je ne puis quitter Sidney sans avoir reçu quelques nouvelles de France.

»Céleste, Céleste, je mérite au moins un souvenir de vous, et si mon nom vient quelquefois se mêler à vos joies et à vos plaisirs, tâchez au moins de conserver pour lui un respect que vous lui devez.

»J’attendrai encore quelques jours, jusqu’à la fin de la semaine, et si ce navire que j’attends n’arrive pas, je me mettrai en route pour les mines.»


«Sidney, lundi, 20 septembre 1852.

»Je monte à cheval dans une heure.

»J’ai employé mes dernières ressources; après avoir vendu tout ce que j’avais pour acheter un cheval, je pars pour les mines.

»Je vais dans l’intérieur des terres, à deux cents lieues d’ici.

»Il me faut de onze à quinze jours pour arriver.

»J’ai un pressentiment que je n’en reviendrai pas.

»Outre la fatigue du voyage, c’est un métier si dur, que je ne crois pas pouvoir y résister, et si j’y résistais, il y a trop de chances contre moi pour y réussir.

»Je ne veux pas me mettre en route, Céleste, sans t’adresser mes derniers adieux, toi qui as été le seul amour de ma vie et dont le souvenir et la pensée ne me quitteront qu’avec la vie.

»On dirait que mon amour pour toi s’est augmenté en raison du mal que tu m’as fait.

»Je t’aime aujourd’hui comme je t’ai toujours aimée.

»Plains-moi, car je souffre bien, et respecte un souvenir qui est le seul beau que tu puisses conserver.

»Je devrais te haïr et je t’adore.

»Adieu, idole de ma vie! Je t’envoie ce dernier souvenir comme si je ne devais jamais te revoir. Pourquoi le désirer?

»Qu’aurais-tu à me donner maintenant?

»Quand j’avais tout ce qui aurait pu te rendre fière de mon amour, tu l’as dédaigné.

»Aujourd’hui je suis ruiné, mes cheveux blanchissent, mon cœur est brisé, l’avenir est donc fini.

»Adieu, adieu, je t’aime! adieu, je te pardonne.

»Je jette cette lettre à la poste, en m’en allant à Sidney.

»Adieu, n’oublie pas qu’à l’extrémité du monde, il y a un cœur qui ne bat que pour toi. Adieu!

»ROBERT.»


J’écrivais souvent à Robert, mais combien mes lettres étaient loin d’égaler la brûlante éloquence des siennes.

Elles ne ressemblaient en rien à celles que je lui avais adressées autrefois dans le Berry; les premières étaient ardentes, passionnées, les secondes étaient froides et décolorées.

Etait-ce une marque d’indifférence? tout le monde l’aurait cru, lui-même peut-être m’en accusait; mais le cœur des femmes est une énigme, et tout le monde se serait trompé.

Seulement mon âme était trop troublée, trop profondément malade pour se répandre au dehors.

Robert en face de sa douleur et des magnificences de la nature, les yeux fixés sur l’Océan, m’écrivait des lettres admirables de poésie et de tendresse! et moi, perdue au milieu de mille tracasseries, livrée à mille impressions qui torturaient ma vie, je me repliais sur moi-même, et je n’avais de force que pour une muette douleur.

D’ailleurs, je ne savais pas où était Robert.

Je me demandais si mes lettres pourraient jamais lui parvenir.

C’est sans doute une infirmité de ma nature, mais cette incertitude glaçait ma pensée.

Le temps, qui est le maître de tout, avait dissipé mon mal mieux que l’art des médecins.

Comme toujours aussi, ma convalescence physique avait amené une sorte de convalescence morale.

Je reprenais un peu de confiance et de courage.

Les blessures que Robert m’avait faites se cicatrisaient peu à peu.

S’il n’eût pas été si malheureux, cela eût été plus long, peut-être cela aurait-il duré toute ma vie, mais il devait tant souffrir que, lorsqu’une des mauvaises pensées qui m’avaient rendue pendant deux ans complice de sa ruine venait traverser mon esprit, je la chassais, et malgré moi, je sentais revenir pour lui une tendresse que la vengeance avait mal étouffée.

Les femmes qui, comme moi, ont violé les lois de la pudeur, sont forcées de rougir de leurs pensées comme de leurs actions.

L’image de Robert n’était pas la seule qui vînt s’offrir à mon esprit.

J’avais écrit plusieurs lettres à Richard, et ces lettres étaient restées sans réponses.

J’étais bien sûre pourtant qu’il ne m’oubliait pas; mais il était dans la nature de cette âme douce et tendre de se nourrir de sa mélancolie dans la solitude.

Pendant son voyage en Californie, il était resté deux ans sans m’écrire.

Je n’avais pas le droit d’imposer mon souvenir à cette âme souffrante.

Il vivait dans mon cœur, tombe bien indigne de lui. Pauvre Richard!

Si je ne lui ai pas donné tout l’amour qu’il méritait, s’il doit désormais rester étranger à ma vie, je lui garderai une grande place dans ma reconnaissance.

Je n’ai jamais souffert par lui.

J’ai souvent maudit l’amour que j’avais pour Robert, amour qui nous perdait tous deux, car, à force de me faire souffrir des inégalités de son caractère, il avait tué, étouffé ma passion, ma confiance, mon cœur s’était flétri, endurci, à force d’humiliations; me croyant sans cesse attaquée, j’étais toujours en révolte.

J’aimais Richard comme un frère, j’aurais voulu pouvoir lui rendre service au prix de mon sang.

Enfin, son souvenir était le parfum de ma vie, comme la nuit passée chez Robert avec une rivale en avait été l’enfer.

Il continuait de s’opérer en moi une grande transformation, mais rien n’était plus variable que mon humeur.

Parfois il me prenait des envies d’aller vivre dans un coin, seule, comme une bête sauvage.

Pauvre folle! n’avais-je pas ma chaîne à porter?

Il me fallait simuler la gaieté quand je mourais d’envie de pleurer, vendre les sourires que je n’avais plus.

Il me fallait répondre à toutes ces femmes qui me demandaient:

—Eh bien! où en sont vos procès?

—Ils vont à merveille, je suis sûre de les gagner tous.

Quand, au fond de l’âme, j’étais dévorée d’inquiétude, obligée de subir des amis importuns qui pouvaient me protéger ou me conseiller, entendre des déclarations absurdes.

Lorsqu’une femme est passable, on s’impose à elle, on ne lui donne rien, on ne lui laisse que la latitude de tomber un peu plus bas.

Il faut alors être rusée et devenir un profond diplomate, pour résister à toutes ces prétentions sans heurter ceux qui les ont.

Le plus acharné de mes ennemis était un amoureux éconduit.

Parfois, je formais le projet d’aller à l’étranger.

Ne pouvant m’échapper à moi-même, je voulais au moins échapper au pays où j’avais gaspillé mon existence.

Je retrouve la trace de ces préoccupations dans une de mes lettres à Robert.

Je trouve aussi la trace des mouvements de colère que le souvenir du passé me donnait quelquefois contre lui.

«Il est neuf heures du soir.

»Je suis près du feu, dans ce cabinet de toilette où cette femme était le jour où j’ai tant pleuré, sur ce lit qui aujourd’hui me fait l’effet d’une tombe.

»Depuis ce jour-là, je t’ai revu à mes pieds, tu l’as quittée pour moi; mais, depuis, je n’ai jamais été heureuse, le souvenir de quelques heures a tué toute ma vie avec toi.

»Et quand je pense à ta faiblesse pour cette femme, à la manière dont tu me laissas partir, mon cœur bat, ma tête brûle.

»Je ris et je suis heureuse de ta misère.

»Ah! j’ai tant souffert! et cette cicatrice qui vous a fait rire tous deux de moi me fait si souvent mal!

»Je n’ai pourtant pas le cœur haineux, mais je déteste cette créature à qui j’ai demandé miséricorde et à qui le bruit de cette scène a fait une auréole.

»Je ne vivrai probablement pas assez pour voir leur misère, à ces belles railleuses; mais si je survis à toutes mes peines, l’avenir qui les attend me vengera.

»Dès que mes procès seront terminés, je vais faire un grand voyage, je quitterai ce pays, j’irai à l’étranger.

»Je n’ai pas voulu faire d’engagement pour ici, ni pour Londres.

»Londres, c’est trop près.

»Une fois tout terminé, je partirai.

»Aller près de toi, c’est impossible, ce serait rejoindre nos misères.

»Tu ne feras rien dans ce pays que des années d’exil.

»Je ne serai plus là quand tu reviendras; morte ou partie, mon âme sera près de toi pour te dire:

»—Courage; tu dois espérer, tu es jeune encore, tu as des frères et des sœurs millionnaires; ils ne peuvent t’abandonner, ils ont voulu te faire subir une épreuve; ils ne la croyaient pas si rude; ils ont des cœurs pleins de noblesse, ils t’ouvriront les bras.

»Pour toi, il y a encore une étoile à l’horizon, ne la quitte plus des yeux; ton âme était pleine de piété, fais remonter tes pensées à Dieu.

»Pour moi, tout est nuit; j’ai le pressentiment que tu ne m’aimes plus, que la misère a arraché de ton cœur un amour qui n’était pas fait pour moi; une autre m’a peut-être remplacée; si elle te rend heureux, tant mieux.»

Mes lettres, du reste, n’étaient pas toujours amères.

Il y en avait de bonnes et tendres, je lui disais:

«Si tous ces maudits procès étaient finis, je quitterais un monde qui me dégoûte, que je méprise, parce que c’est le pire de tous les mondes.

»Il s’enorgueillit de ses ridicules, c’est le vice sans besoin, sans passion, sans excuse.

»L’impudence, la dépravation président à tout ce qu’il appelle ses fêtes, ses plaisirs.

»On rougit de soi-même, quand le besoin vous rive à ses côtés.

»Si vous m’en trouviez encore digne, j’irais vous rejoindre aux antipodes.

»Vous serez vieux, dites-vous; eh bien, tant mieux, je ne vous en aimerai pas moins.

»Vous serez tout à moi; nous irons nous enfermer dans un coin du monde.

»Personne ne se souviendra de notre jeunesse, nous l’oublierons nous-mêmes.

»Je viens d’être bien malade, j’ai eu peur de mourir, uniquement à cause de vous; je craignais de ne plus vous revoir.

»A vous ma vie! Puisse-t-elle être assez longue pour racheter le passé.»

En attendant, la route théâtrale que je suivais était si aride, que j’avais souvent envie de m’arrêter.

Je crois que, sans Page, j’aurais abandonné le théâtre.

Malheureusement, elle tomba subitement malade et quitta les Variétés.

Ma seule amie partie, l’ennui me prit plus fort que jamais.

Je cherchais une distraction dans mes ennuis mêmes; à force de répondre aux attaques dirigées contre moi par mes adversaires, de faire des notes sur ma vie, notes indispensables à mes procès, je finis par prendre goût à ce griffonnage.

Je me défendais mieux en écrivant qu’en parlant. J’apportais, en présence des injustices dont j’étais victime, une ardeur fébrile qui gagnait ceux qui s’intéressaient à moi.

Un moment pourtant, je crus encore une fois tout perdu; la ruse, le croirait-on, était du côté des hommes; rien ne les arrêtait, et je cherchais souvent dans ma pensée s’il n’y avait pas une cause mystérieuse à cette guerre acharnée, déloyale.

La haine semblait égarer la raison de ceux qui me poursuivaient.

J’ai dit qu’en mon absence, on était entré chez moi, qu’on avait ouvert mes meubles, compulsé mes papiers, mes lettres les plus intimes et pris tout ce qui semblait devoir être des armes contre moi.

Je déposai de nouvelles plaintes au parquet, mais la justice a tellement à faire qu’un instant je crus qu’elle s’arrêterait à moi.

J’étais sur le point de renoncer à tout, lorsque des attaques injurieuses dirigées contre Robert me rendirent toute mon énergie.

Il ne s’agissait que de mon argent; pour lui, il s’agissait de l’honneur.

On l’accusait d’avoir fait des actes frauduleux.

On disait que, prévoyant sa ruine, il m’avait prise pour son prête-nom.

Les procès recommencèrent, pendant trois mois les journaux ne s’occupèrent que de cette affaire et soudèrent ainsi publiquement au mien un nom honorable, et qui ne pouvait être déclassé parce qu’il s’était ruiné, et puis Robert était exilé et si malheureux qu’il avait déjà expié une partie de ses torts.

Je ne pouvais l’entendre insulter et je tâchais de me faire éloquente pour le défendre.

Je dois dire que si un ami, un parent l’avait secouru de quelque mille francs à cette époque, tout cela se serait arrangé sans mon intervention, et mon nom ne se serait pas trouvé à chaque instant uni au sien pour le flétrir.

Quelques lettres écrites par moi à Robert et saisies chez moi, avec des papiers qu’il m’avait laissés en partant, figurèrent aux procès; elles furent imprimées dans le Droit, et on me les contesta.

Elles étaient trop jolies, disait-on, pour émaner de mon cerveau; on me les avait dictées, faites, que sais-je?

J’éprouvai de la peine à me voir discuter jusqu’à mes pensées; mais au lieu d’affaiblir mon courage, cela me rendit plus ardente, plus réfléchie.

Je commençai à comprendre que la vie laborieuse vous aidait à tout supporter; les tourments même deviennent un intérêt de tous les instants.

Je ne dormais plus, je mangeais à peine, mais j’avais un but: prouver que ce je possédais était à moi, que Robert avait pu être léger, mais qu’il était incapable d’une fourberie, d’avoir eu même la pensée des odieux calculs dont on l’accusait, et enfin défendre une petite fortune qui devait assurer mon avenir et me donner les moyens d’élever honorablement l’enfant que Dieu semblait m’avoir envoyé.

J’ai dit que, dans toutes les phases heureuses ou malheureuses de mon existence, j’avais l’habitude d’écrire mes impressions.

Un ami m’avait engagé à reprendre toute ma vie passée, à faire une confession qui pourrait éclairer mes juges.

J’écrivis donc ma vie entière, espérant rendre ma défense plus facile.

Quelques années plus tôt, je n’aurais pas compris ce que l’on me demandait; quelques années plus tard, il n’aurait plus été temps.

Mais au moment de cette fermentation de mon esprit, je mesurai du regard les difficultés sans pâlir.

Etudier le jour, écrire la nuit, rien ne m’arrêtait.

Je me suis mise à ce travail et j’y ai trouvé un intérêt qui m’a surprise et enchantée.

En repassant ma vie, j’étais étonnée de voir les amertumes s’en adoucir.

Je découvrais en moi deux ressources dont je ne m’étais pas doutée, et je compris qu’il pouvait y avoir, en dehors des mouvements d’une existence agitée, de la joie et du bonheur.

J’avais comme un pressentiment que le dénoûment de ma vie se préparait.

Non-seulement mes souvenirs me rappelaient le passé, mais un hasard heureux semblait évoquer autour de moi les personnes pour qui j’avais gardé de l’affection.

Un jour, ma femme de chambre m’annonça qu’il y avait dans le salon un militaire qui voulait me parler.

—Je lui ai demandé son nom, me dit-elle.

Mais il m’a répondu:

—Votre maîtresse doit l’avoir oublié.

Piquée par la curiosité, j’allai au-devant du mystérieux visiteur.

Jugez de ma surprise; c’était Deligny! Deligny qu’on m’avait dit mort! Deligny bien portant et en costume d’officier! Je fis trois fois le tour de sa personne avant de lui dire un mot.

—Ah çà! dit-il, est-ce que vous ne me reconnaissez pas? Faut-il que je vous donne ma carte?

—Si, je vous reconnais bien, mais je ne suis pas fâchée de vous entendre causer un peu. On m’avait dit que vous étiez mort.

—Moi! dit-il en riant, je vous aurais envoyé un billet de faire part; mais, Dieu merci, je me porte bien, je suis à Paris depuis deux jours, c’est le temps qu’il m’a fallu pour vous déterrer. Voulez-vous me permettre de vous embrasser?

—De grand cœur.

—Hein! me dit-il, en se posant sur la hanche, je suis changé. Oh! c’est qu’il fait chaud là-bas, et j’ai mangé pas mal de vache enragée. C’est égal, c’est fait et je n’en suis pas fâché! Je suis caserné à l’Ecole militaire. Je suis en petite tenue, aujourd’hui, ajouta-t-il en faisant un tour sur lui-même; il y a la grande tenue qui est très-belle, je la mettrai la première fois que je viendrai vous voir, si vous le permettez.

—Mais certainement, mon bon Deligny, tant que cela vous fera plaisir; vous avez l’air si joyeux que je n’ai pas besoin de demander si vous êtes heureux. Êtes-vous toujours querelleur?

—Il n’y a rien de changé, me dit-il, en me prenant les mains, et mon affection pour vous moins que tout le reste.

Comme je riais d’un air incrédule, il reprit:

—Il n’y a pas grand mérite à ne pas changer d’amour dans ce pays-là, où les femmes ressemblent à de la réglisse noire, et quand on leur parle de trop près, on a toutes les chances possibles pour qu’un Bédouin de mari vous envoie une balle dans la tête en guise de réponse; et puis ce n’est pas là le motif, mais je n’aimerai jamais une autre femme que vous.

Je me mis à rire. Il reprit:

—Je m’entends, il y a amour et amour. Quelquefois on se moque de moi au quartier, mais je leur réponds que je ne suis pas le seul. On ne dit plus rien, parce qu’on sait bien que je n’entends pas la plaisanterie sur votre compte. Et vous, êtes-vous heureuse, Céleste?

—Oui, mon ami, très-heureuse de vous voir.

—Vrai, me dit-il, en m’embrassant les mains, eh bien, tant mieux! Je n’osais pas venir, car je sais que vous êtes actrice, que vous avez une cour nombreuse, que vous avez des voitures, des chevaux. A propos, je voudrais bien vous voir jouer. Ah! vous ne savez pas, ce pauvre Médème est mort, il a été tué en duel. Tout le monde a cru que c’était moi.

—C’est pour cela qu’on était venu me le dire. Pauvre garçon, il était si doux.

—Ah! bah! il ne faut pas y penser. Cela peut arriver à tout le monde; il vaut mieux finir comme cela qu’entre les mains des médecins. Mais il se fait tard, et je dîne en ville, il faut que je vous quitte. Au revoir, ma bonne Céleste, nous dînerons ensemble un de ces jours; je vous présenterai de mes amis, de bons enfants. Ils vous connaissent, j’ai assez parlé de vous là-bas. Adieu, à bientôt!

Je le regardai partir. Je ne puis vous dire le plaisir que j’éprouvais à lui voir l’air si heureux.

Je ressentis une véritable joie, ce qui ne m’était pas arrivé depuis longtemps.

J’avais aussi l’espérance qu’on avait envoyé quelques secours à mon pauvre Robert; mes illusions à ce sujet ne devaient pas être de longue durée.

Au moment où Deligny sortait, on me remit un paquet de lettres venant d’Australie.

Je brisai le cachet avec un pressentiment douloureux, j’étais sûre que leur lecture devait m’affliger.


LIV
LES MINES D’AUSTRALIE.
Journal d’un mineur.

Je suis parti de Sydney à huit heures du matin avec un Français, M. Malfil..., qui, comme moi, se rend aux mines.

La route jusqu’à Paramatta est charmante.

Je n’ai de chance en rien. Mon cheval commence à se blesser sur la croupe et aux reins.

Déjeuner à Paramatta dans une auberge remplie d’indigènes ivres.

Nous nous remettons en route et nous arrivons au bac de Peurith, après avoir fait dix milles.

Nous traversons une rivière.

Le paysage change de nature et devient plus abrupte.

La route monte et côtoie des ravins d’une profondeur immense.

Nous entrons dans une forêt d’arbres gigantesques, comme je n’en ai jamais vus en Europe.

Par moment l’œil plonge dans des gorges à perte de vue, et à mesure que nous nous élevons, nous découvrons en nous retournant les plaines et les prairies que nous avons parcourues.

Toutes les fois que mon imagination s’exalte, mon cœur et mes pensées se reportent vers Céleste.

J’ai cueilli une petite branche d’une délicieuse bruyère sur le bord du chemin, me promettant de la lui envoyer dans ma première lettre.

A six heures du soir, nous avons été pris par la pluie et par la nuit.

Plus on s’éloigne de Sydney, plus les chemins sont mauvais; enfin, moitié à pied, moitié à cheval, nous sommes arrivés à sept heures du soir à Blue.

Mon pauvre cheval est complétement abîmé sur le dos.

Cependant, grâce à un bon feu pour moi, une bonne paille pour mon cheval, nous pourrons, j’espère, recommencer demain.

Sur les quatre heures et demie, nous avons rencontré un break à quatre chevaux revenant de Bathurst.

La voiture était escortée.

C’est celle qui rapporte l’or.

Nous nous croisons aussi avec quelques diggers (mineurs) qui reviennent à cheval, et nous en trouvons un assez grand nombre campés au milieu des bouches avec des feux immenses autour de leurs voitures et de leurs chevaux.

Ces campements sont très-originaux, et surtout la nuit, ils font l’effet le plus singulier.

On dirait des camps de voleurs au milieu de ces bois immenses.

J’ai assisté à un spectacle si étrange, si nouveau pour moi, que je vais essayer de le décrire.

La nuit était belle.

Dans un ravin solitaire, sur les bords d’un petit creech, cinq mineurs étaient réunis.

La lune se promenait radieuse dans le ciel, et ses brillants rayons, passant à travers les branches de ces gigantesques pins, venaient se mêler à la rouge lueur d’un feu autour duquel ces cinq associés étaient groupés.

Ils venaient de prendre le thé.

Les figures et les accoutrements de ces individus étaient des plus extraordinaires; jamais Schiller n’a rêvé pour ses brigands des visages plus basanés, des barbes et des cheveux plus touffus et plus incultes.

Jamais le crayon du fantaisiste Callot n’a trouvé des haillons plus souillés, des chaussures plus sordides.

Chaque individu était un arsenal complet: pistolets, revolvers, couteaux, poignards, rien ne manquait à leurs ceintures; ainsi affublés, ils auraient été les types les plus grotesques sur un théâtre du boulevard; dans une forêt d’Australie, ils étaient effrayants.

C’étaient pourtant d’inoffensifs diggers (mineurs) digérant un maigre souper après une journée de travail.

La conversation était bruyante, les gestes vifs et saccadés.

Je crus un moment qu’ils se disputaient plutôt qu’ils ne discutaient.

Un de ces hommes était étendu sur l’herbe, la tête appuyée sur le tronc d’un arbre, il paraissait souffrir beaucoup.

Ses camarades l’appelèrent Meurice en lui offrant à boire.

Meurice était plus distingué que les autres; mais la maladie avait dû faire des ravages considérables sur lui; il était plus pâle que la lune, ses joues étaient creuses, son œil presque éteint.

Il semblait ne prendre aucune part à la conversation de ses camarades.

—Paul, dit-il à l’un d’eux, j’ai soif.

Paul jeta sur lui un regard plein d’intérêt et de pitié; il lui passa une tasse en fer-blanc remplie d’un mélange de thé et d’eau-de-vie bien chaud, qu’il avala d’un trait.

—Veux-tu un grog, Cartahu? demanda Paul à un gros garçon qui regardait le petit morceau d’or empilé dans sa bourse de cuir.

La journée avait été fructueuse; le contentement était dans les yeux de Cartahu.

La figure de Paul était froide et contrastait avec celles de ses compagnons.

Ses cheveux et sa barbe étaient gris, des rides profondes sillonnaient son front; vieilli avant l’âge, on voyait qu’il cherchait plutôt l’oubli que l’ivresse.

Une bouteille d’eau-de-vie circulait de main en main et de bouche en bouche.

Nos trois autres compagnons allaient remplir la bouteille chaque fois qu’elle était vide à un baril placé sur une petite hauteur à cinquante pas environ.

L’ivresse commençait chez tous; Paul lui-même buvait par larges gorgées.

—Allons, disait-il chaque fois en buvant: cherchons, non pas comme eux, l’oubli, mais la goutte de poison qui donne le repos éternel. Allons, camarades, buvons encore un coup, aux amis absents, à nos souvenirs, à notre douleur, à nos espérances.

—Tiens, s’écria Cartahu, une idée; à nos dernières maîtresses.

Deux ou trois bouteilles d’eau-de-vie furent versées dans un large plat en fer-blanc qui sert à essayer la terre au lavage; on y mit le feu; ce punch horrible de force fut englouti comme de l’eau pure, tant ce monde était au même niveau.

Meurice et Paul seuls ne hurlaient pas.

Meurice râlait dans un coin; Paul était comme abruti, l’œil fixe et un dédaigneux sourire errait sur ses lèvres.

—Je demande la parole pour le Faucheux, reprit Cartahu, en désignant un homme bâti comme une asperge montée. Parle, dit Cartahu, Mobile nous contera quelque chose après.

—J’ai soif, râla Meurice.

—A l’ordre, répondit Cartahu.

—Passez la tisane au sentimental, ajouta Mobile en tendant une tasse pleine de grog, et qu’il étouffe ses soupirs avec sa coqueluche.

—Gentlemen, exclama le Faucheux, voilà plus d’un an que nous piochons ensemble, dormons sous la même tente aussi mal que peu confortablement.

Le magot de la société s’arrondit, l’instant d’une séparation aussi douce que cruelle approche.

Personne n’a jamais parlé de son passé, c’est tout simple, on a ses petits secrets qu’on n’aime pas à divulguer.

En passant la ligne, on prend à la frontière un nouveau passe-port, un nouveau nom et une nouvelle existence.

Mais l’avenir, gentlemen, l’avenir avec sa fortune que nous touchons du doigt, comment chacun entendrait-il cette nouvelle existence?

Allons, enfants de la patrie, le jour des confidences est arrivé; que chacun débite son petit chapelet et redemande que l’auteur du plan le plus original soit promené en triomphe autour de ce sacré feu!

—Hourra! hurlèrent Mobile et Cartahu.

—Pour donner le bon exemple, j’aurai l’honneur, continua le Faucheux, d’exposer à l’honorable assemblée mon plan d’avenir.

Je demande, avant de commencer, afin de clarifier mes idées, je demande un tour de grog.

L’eau-de-vie circula de nouveau.

—Je brûle et j’ai soif, murmura Meurice.

—Voilà du lolo pour l’enfant qui pleure, dit Mobile en passant une tasse à Meurice qui, dévoré par la fièvre, avala d’un trait.

—Messieurs, reprit le Faucheux, dans un mois, le temps de notre association sera fini, nous liquiderons, et pour ma part, je vous tire ma révérence.

Je vais à Paris, centre des grandes opérations, et où l’intelligence est sûre de réussir.

Les meilleurs claims[1], messieurs, se trouvent encore entre la place de la Madeleine et la porte Saint-Denis.

[1] Trous à exploiter.

On y spécule sans danger sur la bonne foi et le malheur; la spéculation, quelquefois le tripotage, change votre monaco en cinq bons sous.

Avec l’argent, on aspire aux honneurs; je suis bientôt entouré d’hommages et d’égards; je vois le monde, le monde me voit; des grands seigneurs me serrent la main, se prosternent devant moi ou plutôt devant ma caisse; des duchesses, des marquises font antichambre chez moi.

Sous le poids de l’or, tout plie; les épines dorsales les plus rétives deviennent les plus flexibles. Quand Scribe composa ce vers:

L’or n’est qu’une chimère,

il était gris ou n’avait pas un radis en poche.

Enfin, un jour, quand la confiance publique, cette grande éhontée, est à son apogée, quand ma caisse est pleine des dépôts de tous ces petits et niais spéculateurs, je prépare le grand escompte des livres où la justice n’a rien à faire, je suis la victime de la fièvre générale des spéculations; enfin je dépose mon bilan, donne 25 pour cent, obtiens mon concordat, et je me retire ruiné, victime de l’impulsion que j’ai voulu donner à l’industrie, avec quelques millions, débris que mes créanciers ont bien voulu m’abandonner, hein!

—Hourrah! crièrent Mobile et Cartahu, un tour de cognac! et la bouteille passa.

—J’ai soif, je souffre! murmura Meurice dans le délire de la fièvre.

Paul était immobile et fixe comme une statue de pierre, les dents serrées et les yeux haineux.

Cartahu, à la mine abrutie, fit signe qu’il voulait parler; il plongea la moitié de sa main dans sa bouche à seule fin de retirer une énorme chique de tabac, envoya cinq ou six jets de noire salive dans le brasier et, d’une voix de tragédien anglais, s’expliqua en ces termes:

—Toutes ces bricoles ne valent pas un vieux biscuit moisi.

Pour moi, voilà mon plan:

J’arme un joli brick de guerre, je racole une vingtaine de chenapans, vrais risque-tout.

Je me risque, m’expédie pour Guam et je vais chercher du dehors des passes de Port-Philippe.

Le premier gros clipper qui passe, je le soulage des cent ou cent cinquante mille onces d’or qu’il a à bord et je vogue après vers des rives enchantées.

Puis, s’adressant à Mobile:

—Dis donc, Parisien, veux-tu être de mon bord?

—Ça me va, répond ce dernier; mais à condition que, le coup fait, nous allons en Turquie, nous nous établissons pachas, nous achèterons des zouris, des esclaves, des obélisques, et que nous nous roulerons dans des torrents de volupté. Je veux fumer une bouffarde de quinze pieds de long et ne me nourrir que de pastilles du sérail, enfin une vie de pacha Monte-Christo.

—On y est, dit Cartahu; passez-moi l’eau-de-vie.

—Moi, je retournerai à Paris, dit Paul, j’ai des comptes à régler.

—Moi, murmura Meurice, je n’irai nulle part; je vais mourir là, j’étouffe.

L’ivresse était arrivée à son comble; les chants, les cris, les gestes, les hurlements de Cartahu, de Mobile et de le Faucheux continuèrent jusqu’à ce qu’épuisés, ils tombassent à terre.

L’écho répétait encore les éclats de rire des mineurs, quand tout à coup une voix aigre et nasillarde se fit entendre, et un homme de cinquante à cinquante-cinq ans, grand, maigre et efflanqué, s’avança et se plaça près du feu.

Per Bacco! on s’amouse ici, buena sera, signori, ne vi dérangez pas.

Une espèce de grognement fut la seule réponse qu’il obtint.

L’arrivant promena autour de lui un regard inquisiteur.

—Hum! dit-il, on fait bombance, on a de l’or.

Les traits de cet homme étaient taillés à angles aigus et ses petits yeux enfoncés sous une voûte d’épais sourcils brillaient d’un éclat sinistre.

Sa maigreur était affreuse, et sous ses sordides habits, flottant autour de ses membres, on aurait dit un fil de fer.

Il se frottait les mains devant le foyer en faisant craquer ses doigts.

Il avait pour tout bagage une couverture de laine, roulée en porte-manteau sur ses épaules, et à la main un sac de serge verte dans lequel on découvrait un violon.

—Tiens, vieux secco, dit Mobile en lui tendant la bouteille, bois-moi ça sans répandre.

L’inconnu prit la bouteille à moitié pleine et la vida d’un trait.

—Quel avaloir! dit Cartahu, v’là mon maître.

—Dis donc, l’Italien, demanda le Faucheux, qu’est-ce que t’as dans ce vieux sac?

Caro mio, un violino.

—Eh bien, vieux, joue-nous quelque chose, que nous riions un peu. Ohé! place au bal, nous allons faire sauter un peu notre or.

Ces trois hommes cherchaient à trouver sur leurs jambes vacillantes un équilibre; impossible.

L’inconnu tira son violon du sac sans se faire prier, un violon noir comme de l’ébène, fendu et décollé dans plusieurs endroits; les cordes étaient rapiécées et remplies de nœuds.

—Oh! ce sabot! Dis donc, vieux parchemin, s’écria Cartahu, il a eu des malheurs, ton crin-crin?

—Eh! non, vois-tu pas qui s’embête dans sa compagnie, il bâille de tous côtés, répondit le Faucheux.

Patienza! dit l’inconnu en passant de la colophane sur les rares soies de son archet. Patienza, figli miei, l’instrument est vieux, mais il est délicioso, vi verrez, patienza! et il préluda pour l’accorder.

—Ah! cette crécelle, dit le Faucheux. Dis donc, Paganini, ta bête est enrhumée.

Sans répondre à toutes ces interpellations, l’inconnu commença une espèce de ronde, il était de première force.

Le motif fut d’abord joué dans toute sa simplicité, ensuite le virtuose se mit à broder sur son thème les variations les plus compliquées.

L’œil pouvait à peine suivre le mouvement rapide de son archet; sous ses doigts de fer, l’instrument riait, pleurait, grinçait, sifflait; tantôt ce son était plaintif comme le murmure du vent à travers les feuilles, tantôt criard comme le vagissement d’un enfant, quelquefois sec et aigre comme le grincement d’une vieille girouette, souvent rauque et agaçant comme le diamant coupant le verre.

Cartahu, Mobile et le Faucheux, surexcités par l’eau-de-vie et par la danse, se livraient aux contorsions les plus excentriques; le bacchanal continuait, l’infatigable violon faisait merveille, le son devenait de plus en plus rapide, des gerbes de notes jaillissaient de son archet.

La persistante ronde s’élançait claire et précise au milieu de toutes ces modulations.

Meurice se leva sur son séant et retomba lourdement en poussant un long soupir et prononçant le nom de Constance.

Paul était raide comme un épileptique, les veines du cou et du front gonflées, les dents serrées et le regard fixe.

Les autres diggers poussaient des cris, hurlaient des chansons obscènes, et le violon forcené redoublait toujours de vitesse.

Tout à coup les cris cessèrent, les jambes plièrent et nos trois compagnons tombèrent comme des masses sans mouvement.

L’inconnu remit tranquillement son violon dans son sac de serge verte, regarda autour de lui, avala une gorgée d’eau-de-vie et resta immobile à contempler les dormeurs.

Nous partîmes, croyant qu’il n’y avait plus rien à voir, mais à peine fûmes-nous éloignés de quelques pas qu’il poussa des branches de sapin pour ranimer le feu.

Cartahu, Mobile et le Faucheux, complétement ivres, étaient tombés entrelacés, se tenant comme en dansant, les bras autour du cou les uns des autres.

Nous entendîmes le musicien dire:

Patienza, figli miei, et il se releva après les avoir examinés.

Le lendemain, au moment où nous allions nous mettre en route, on nous apprit que des mineurs avaient été brûlés par imprudence.

Ils s’étaient endormis auprès d’un feu qui avait gagné une barrique contenant de l’eau-de-vie.

En se répandant, la liqueur enflammée les avait enveloppés avant qu’ils fussent éveillés.

Je ne sais pourquoi le souvenir des mineurs que j’avais vus la veille revint frapper ma pensée.

La barrique était trop éloignée du feu pour qu’il l’eût atteinte sans qu’on y touchât.

Je voulus voir par moi-même, et j’acquis la conviction qu’on avait commis un crime.

L’Italien avait disparu, l’or des mineurs avait été volé, et les cercles en fer restés à côté des cadavres calcinés démontraient clairement que ce tonneau avait été placé au milieu d’eux.

J’ai vu la figure de cet homme. Qui sait? peut-être le retrouverai-je un jour.


LV
JOURNAL D’UN MINEUR
(Suite.)

Nous continuons notre route à travers les bois, mais les difficultés croissent à chaque pas.

Nous voici dans des chemins dont rien ne peut donner une idée.

Nous avons bien aperçu sur notre route trois ou quatre maisons ou huttes en écorce; mais, dans l’espérance de trouver au moins une auberge passable, nous avons continué en pressant le pas de nos chevaux.

Enfin, à la nuit close, nous sommes arrivés devant une rivière assez rapide. Nous avons cru nous être trompés de chemin, et nous avons été sur le point de camper en plein air sur le bord de cette rivière.

M. Malfil... est entré dans l’eau jusqu’aux genoux pour sonder le fond; moi, j’ai cru voir de l’autre côté la route se continuer le long du ravin.

J’ai donc pris mon courage à deux mains, mis les éperons dans le ventre de mon cheval, et suis entré à tout hasard dans la rivière qui n’avait guère effectivement que trois ou quatre pieds de profondeur, et nous avons trouvé la route de l’autre côté.

Tout cela ne nous rassurait que fort peu et ne nous prouvait pas que nous fussions sur la route de Bathurst.

Enfin à neuf heures nous avons aperçu une lumière et sommes arrivés à une auberge.

On ne voulait pas nous y recevoir, tout était occupé; après bien des pourparlers on a daigné nous accorder des places pour nos chevaux et des lits pour nous avec un mauvais souper.

Les lits, je n’en parlerai pas, ils étaient plus que sales.

J’ai étendu mon paletot dessus, mis mon porte-manteau sous ma tête et ai dormi tout habillé.

Nous avions fait quarante milles dans notre journée, nos chevaux étaient éreintés, et, qui plus est, mon cheval se dépouillait sur les reins de plus en plus.

Quels magnifiques types pour Jacques Callot que ces types traversant les bouches (forêts) deux ou trois ensemble, ou bien des familles entières campant et passant la nuit en pleine forêt sous une tente ou dans leurs charrettes, les uns dormant, les autres veillant devant un grand feu.

Du reste, il y a de grands espaces de forêt brûlée et dévastée.

Quand on veut faire du feu, on allume un arbre, puis on s’en va sans s’inquiéter du reste; l’arbre qui contient de la résine brûle et finit par tomber.

Le feu se communique, l’incendie se propage et s’étend quelquefois à plusieurs milles.

Dans ces immenses clairières, il ne reste que les plus gros arbres que le feu n’a pu dévorer et qui de loin ressemblent à des cadavres calcinés.

Je voudrais voir la figure d’un intrépide gendarme français au milieu des bouches; il voudrait, trompé par leur mine, arrêter tous les passants.

Je crois que nos moustaches nous font prendre pour des officiers de la police, car on nous regarde plutôt avec des yeux inquiets que provocants.

C’est dommage, je comptais sur une petite attaque, j’avais toujours mes pistolets sous la main.

Après avoir passé une nuit aussi mauvaise que possible, nous ne sommes partis qu’à dix heures du matin.

La diligence de Sidney à Bathurst était passée à neuf heures.

Il y a tant de boue sur les routes, qu’avec une voiture légère et quatre chevaux, on a de la peine à faire deux milles à l’heure; les voitures enfoncent jusqu’à la caisse; aussi sur les bords des chemins, depuis notre entrée dans les bouches, voyons-nous à chaque instant des carcasses de bœufs ou de chevaux qu’on a été obligé d’abattre ou de laisser morts sur la route.

Mon pauvre cheval est dans un état affreux; depuis deux jours je fais la moitié du chemin à pied pour le soulager.

Pauvre bête! c’est mon seul ami, et je me prive de manger pour lui.

La pluie et le mauvais temps continuent.

Il y a impossibilité de partir de Bathurst.

Nous sommes arrêtés par un torrent qu’on nomme le Macquarie et qui est devenu infranchissable, même à la nage; on nous prédit que nous ne pourrons pas le traverser avant huit jours au moins.

Quelle nuit atroce je viens de passer! nuit remplie de souvenirs tristes et de rêves affreux.

Décidément la perspective de passer huit jours ici n’est pas acceptable, et puis je ne pourrais subvenir aux frais.

A midi et demi je prends mon parti; je traverse le Macquarie dans un petit bateau.

J’attache mon cheval à une longue corde et le tire de l’autre côté.

Il nage difficilement, tant le torrent est fort; après bien des peines il a traversé.

Nous rencontrons encore l’escorte qui a manqué de tout perdre: chevaux, voitures et hommes, et que l’on n’a retirée d’un crick qu’avec des efforts inimaginables.

On appelle cricks des ravins qui deviennent des torrents à chaque orage.

Une fois le Macquarie passé, nous avons regagné le chemin de Sofala à travers les bouches.

Sofala est le centre d’exploitation de la rivière le Turon.

C’est un amas de toiles et de baraques en planches.

Il peut y avoir sur ce point seul quinze cents à deux mille mineurs et marchands de toute espèce.

C’est absolument comme un champ de foire.

Le Turon est un torrent fort large et qui fait des détours énormes et continuels.

Chaque pointe est occupée par des diggers qui y ont leurs claims.

Ces pointes sont plus ou moins rapprochées des autres, mais généralement à un mille au plus.

On voit donc à chacune de ces pointes des amas de tentes comme à Sofala.

Les trous se trouvent depuis le haut de la côte jusque sur le bord de la rivière.

L’opinion générale est que le lit du Turon est très-riche; il y a des gens qui depuis six mois sont sur ses bords à attendre qu’il soit à sec ou à peu près pour y travailler.

Il est donc très-difficile de trouver des places, ou bien il faut les acheter et même très-cher.

C’est, du reste, fort curieux que de voir tous ces gens lavant leur terre sur le bord du Turon, terre qu’ils vont chercher à de grandes distances, soit dans des brouettes, soit dans des seaux.

Les puits ont jusqu’à cinquante pieds de profondeur.

C’est un métier très-fatigant. Le cœur me manque quand je vois maintenant de près ce que c’est que cette vie et ce travail.

Pourtant il faut me décider; depuis ce matin je ne fais que marcher soit en remontant soit en descendant le Turon, pour regarder, étudier et tâcher de trouver une place.

Je ne puis rester plus longtemps sans rien faire; toutes mes ressources s’épuisent et mon cheval me coûte 12 francs par jour pour le nourrir et le loger.

Bien heureux si on ne me le vole pas, ce qui arrive à chaque instant; du reste, il me tarde d’être sous ma tente à travailler.

On ne peut se faire une idée du bouge dans lequel nous couchons sur des planches, avec une mauvaise couverture de laine dégoûtante, sans draps.

Ah! Céleste! Céleste! où m’as-tu conduit?

Allons, allons, pas de découragement.

Je me dis, pour me consoler, que tout le luxe dont tu es entourée est le prix de la misère et de la fange dans lesquelles je me trouve.

Cette population des mines est ce qu’on peut se figurer de plus étrange.

On y voit le rebut des villes, des gens immondes, échappés des galères, à côté d’hommes bien élevés, qui ont vécu dans l’élégance et dans le luxe, et qui, comme moi, ont tout dissipé.

On reconnaît le gentleman, même sous sa chemise de laine rouge et son mauvais chapeau de paille.

Généralement, tous tâchent d’oublier le passé dans l’ivresse. C’est un spectacle ignoble.

Du reste, tout est chance dans ce métier, et je n’en ai plus depuis longtemps.

Mon compagnon commence à se plaindre et à trouver cela par trop dur; je crois qu’il m’abandonnera bientôt.

Je n’avais rien trouvé.

Je revenais triste et découragé, quand j’ai rencontré un jeune homme d’une jolie figure.

Il m’a semblé que cette figure ne m’était pas inconnue.

Son costume, comme tous ceux de ce pays-ci, est une chemise de laine rouge et un chapeau de paille, seulement le tout a un air de misère et de souffrance.

Il m’aborde en très-bon français et finit par me dire qu’il a, sur les bords du Turon, trois claims qui lui appartiennent et qu’il désire vendre.

Il veut 25 livres sterling de chacun.

Malgré ma fatigue et une chaleur étouffante, je suis retourné avec lui pour les visiter.

Tous ces droits de propriété sur les claims sont fort arbitraires.

Légalement je pourrais m’établir dans toutes les places abandonnées depuis vingt-quatre heures, en payant une licence, 30 schellings par mois.

Il s’est établi une sorte de commerce toléré; le premier venu marque un terrain en y plantant des pieux.

Pour détruire cet abus, il faudrait reprendre ces places de force et faire le coup de poing et le coup de fusil.

Il y a des gens qui ont sur les bords du Turon dix, quinze et vingt claims, qu’ils font travailler, qu’ils conservent sans payer de licence, et qu’ils vendent à ceux qui en ont envie; c’est un commerce avantageux.

Les trois claims qu’on me propose me plairaient assez, mais je ne puis en donner le prix qu’on m’en demande.

Je sais maintenant quel est ce jeune homme qui veut les vendre.

Il se nomme M. Black.

C’est un ancien capitaine dans l’armée de la reine, qui a perdu toute sa fortune au jeu et est venu s’encanailler ici.

Il est toujours ivre et perd tout l’or qu’il gagne ou qu’il trouve.

Je me décide à traiter avec lui pour les trois claims moyennant vingt-cinq livres payables par cinq livres de mois en mois.

Nous avons acheté de suite le mobilier et l’attirail nécessaire pour notre métier de mineurs.

C’est effroyable ce que cela nous a coûté! à l’exception de la viande, tout ici est hors de prix.

Le pain vaut un schelling la livre; le beurre et le thé coûtent horriblement cher; le tabac, huit schellings la livre; sur tout, il faut compter cinquante pour cent de plus qu’à Sydney, et à Sydney cent pour cent de plus qu’à Londres; une grosse paire de souliers à clous vaut une livre à Sofala.

En nous promenant à Sofala pour faire nos acquisitions, nous avons rencontré deux femmes, deux natives de l’intérieur.

Elles sont difformes et hideuses de figure, faites comme des singes, sous le rapport des jambes surtout.

Une d’elles, à qui j’ai adressé la parole, m’a paru fort intelligente.

Elles n’ont pour tout vêtement qu’une couverture de laine dans laquelle elles se drapent.

La manière dont elles portent leurs enfants à la mamelle est très-curieuse.

L’enfant est roulé comme un serpent autour de leurs reins, la tête sous le bras de sa mère.

Du reste, absolument comme les singes portent leurs petits.

Les naturels, dans les provinces connues de l’Australie, sont généralement doux, mais très-paresseux et ne faisant absolument rien.

Ils se nourrissent de tout ce qu’ils trouvent, mangent du chien, des racines et jusqu’à de gros vers blancs qui se trouvent dans l’écorce des arbres.

Ils sont fort insouciants de l’or.

Le fameux morceau de cent six livres a été trouvé près de Bathurst par un naturel qui alla le montrer à son maître, dont il reçut en présent un magnifique troupeau.

Le maître a gagné plus de cent mille francs, et le naturel a mangé et vendu depuis longtemps ses moutons; aujourd’hui il n’est pas plus riche qu’avant, et va de diggers en diggers, en se promenant, pour tâcher d’attraper un morceau de tabac ou de viande.

Ils sont intelligents, et l’on peut leur donner des commissions à faire à des cinq ou six cents milles à travers les forêts; on est sûr qu’ils arriveront toujours.

J’espère que demain nous pourrons coucher sous notre tente en pleine forêt.

Elle n’est guère bonne, notre tente; elle est en calicot, et c’est un triste abri, par le temps atroce qu’il continue à faire.

Notre coucher se compose d’un lit de sangle sans matelas et d’une couverture.

Je n’ai pu fermer l’œil de la nuit, je n’ai fait que grelotter.

Au jour, j’ai abattu un gros arbre, car dans les bois chacun abat ses arbres; c’est le premier de ma vie que j’abats et c’est éreintant.

Le capitaine Black nous a volés d’une manière indigne.

Il nous a vendu ce que nous avions le droit de prendre pour rien.

Mon cheval, que j’avais attaché près de ma tente, vient de casser sa corde à neuf heures du soir et s’est sauvé dans la forêt.

Pourvu qu’on ne me le vole pas.

Un mineur veut-il changer de place et aller à vingt ou trente milles plus loin, il prend le premier cheval qu’il rencontre et le lâche dans la forêt quand il est arrivé.

Il faut être bien désespéré pour entreprendre la vie que je mène.

Ah! Céleste, où m’as-tu conduit? et pourtant je n’ai toujours qu’une pensée, c’est toi!

Je ne supporte cette vie qu’avec l’espoir de te revoir un jour et de conquérir par mon travail de quoi me mettre à même de te faire encore sourire pour un caprice satisfait, pour une joie d’une minute.

Profite de ce temps qui passe si vite.

Si pour quelques joies bien courtes, tu as sacrifié toute ma vie, cette vie aura été employée à acheter pour plus tard les jouissances et le bien-être que je serai si heureux de te donner.

Bonsoir.

J’embrasse ton portrait.

Je viens de terminer ma première journée de travail et je n’en puis plus.

Je vais me coucher et tâcher de dormir; c’est difficile avec le froid qu’il fait pendant les nuits.

Depuis que nous sommes ainsi en plein air, je n’ai que du pain et du thé à manger.

J’ai lavé aujourd’hui une vingtaine de seaux de terre et n’ai pas ramassé pour vingt sous d’or.

L’or n’est pas où nous le cherchons, il est dans le lit du Turon; mais il sera impossible d’y travailler avant un mois à cause des eaux.

Je vais faire un puits dans la montagne et le continuer jusqu’au roc.

Pourvu que les forces ne me manquent pas, les reins me font déjà bien mal.

Je le répète, c’est payer bien cher une chance fort incertaine que d’entreprendre ce métier dont on n’a aucune espèce d’idée avant de le voir.

Il n’y a que les mineurs habitués depuis l’enfance qui peuvent le supporter.

J’ai retrouvé mon cheval ce matin à deux milles dans la forêt; j’ai pris le parti de le lâcher à la grâce de Dieu.

Quand j’aurai le temps, j’irai voir de quel côté il est et le ramènerai à la tente.

Nous commençons à être dévorés par les mouches.

Dans ce pays-ci, c’est un vrai fléau.

On est obligé d’avoir des voiles ou des lunettes pour travailler, sans cela elles s’attachent aux paupières et pourraient à la longue déterminer la perte de la vue même.

Je ne sais si je pourrai continuer longtemps ce travail; j’ai les bras rompus. Nous n’avons pour ainsi dire rien fait aujourd’hui.

J’ai porté toute la journée des seaux de terre à la rivière et les ai lavés; il n’y avait presque pas d’or.

M. Malfil... ne fait rien et me laisse tout le dur du travail; j’espère qu’il va se dégoûter de cette vie, car si avec de la patience j’arrive à faire quelque chose, je serai la dupe de mon association.

Nous sommes à nos derniers vingt schellings et pas de lettre de France.

En cela, comme en toutes choses, il faut avoir un peu d’argent afin de pouvoir attendre une veine.

M. Malfil... veut partir; je ne crois pas pouvoir y tenir longtemps.

Il faut percer des trous de vingt-cinq à trente pieds au moins. Je ne le puis tout seul.

Oh! Céleste! Céleste!

Je suis tellement courbaturé que je ne puis fermer les yeux.

Les nuits sont pourtant moins froides.

J’ai essayé un trou dans un crick; je suis arrivé au rocher sans rien trouver.

Depuis deux jours je n’ai plus de souliers et suis obligé de travailler pieds nus.

Céleste, toujours Céleste!

Ce nom et ce souvenir ne me quittent pas.

A-t-elle eu une seule pensée pour moi depuis mon départ?

Que puis-je attendre d’elle?

A-t-elle eu un seul mouvement pour moi depuis cinq ans?

Je n’étais que sa dupe et sa victime, et aujourd’hui plus que jamais je continue à être sa victime.

Je te pardonne quand même.

Personne ne travaille aujourd’hui; je vais donc passer ma journée à écrire et à laver mes deux chemises.

La fatigue commence à me rendre malade.

Je sens que les forces vont me manquer.

La solitude et l’isolement m’effrayent.

Je suis bien loin et bien abandonné.

Le découragement arrive chaque jour et pourtant je n’ai pas une parole ou une pensée de haine pour toi, Céleste, qui m’a amené de gaieté de cœur où j’en suis aujourd’hui.

Pas une lettre de France! tout le monde m’abandonne.

Nous sommes sans argent, je ne puis travailler à cause de l’eau.

M. Malfil... veut partir à toute force.

Je vends mon cheval à Sofala dix livres sterling et lui en donne sept pour qu’il parte demain.

M. Malfil... part à neuf heures du matin par le mail.

Dès qu’il est parti, je vends ma selle et ma bride quatre livres quinze schellings, et je rentre à ma tente tout seul cette fois, sans même avoir un Français à qui causer.

J’arrange tous mes outils et affaires et vais laver dans le milieu de la rivière quelques seaux de terre pris dans le lit même.

Cela rend quelques grains d’or, mais très-peu.

Je me couche très-fatigué, espérant dormir; mais l’orage arrive avec un torrent de pluie qui perce la tente de tous côtés.

Vilaine nuit pour la première que je passe tout seul.

Après une nuit épouvantable, trempé et mouillé jusqu’aux os, je me lève dans la plus sombre disposition d’esprit.

La matinée toujours mauvaise, impossible de travailler.

A midi, le temps s’élève un peu; je m’établis sur un seau et j’écris une longue lettre à Céleste, avec le résumé de ce journal.

Je lui envoie le peu d’or que j’ai ramassé ainsi qu’une bruyère cueillie pour elle dans la forêt pendant le voyage de Sidney à Bathurst.

Son souvenir et sa figure ne me quittent même pas pendant mon sommeil.

Mon Dieu, ayez pitié de moi! donnez-moi l’oubli ou le courage du suicide. Mais non! je suis lâche parce que j’espère la revoir.

Ah! Céleste, que Dieu vous pardonne, mais je vous plains.

ROBERT.

Après la lecture du récit de ses souffrances, je m’enfermai chez moi, ne voulant voir personne.

Ma douleur était si grande, mes larmes si amères, qu’on ne les aurait pas comprises.

Pauvre Robert, lui, habitué à la fortune; lui, d’un caractère à qui tout devait céder; impétueux, fier, il était réduit à cette position voisine de la mendicité.

Je le trouvais grand dans sa misère et je l’admirais en rougissant de moi-même.

Une idée traversa ma pensée comme un éclair traverse le ciel; c’est qu’à mon tour, je pourrais lui rendre un peu du bien qu’il avait voulu me faire lorsqu’il était riche.

Cette grande infortune me faisait tout oublier.

Je me maudissais, j’aurais voulu lui ouvrir mon cœur, je me sentais redevenir bonne en pensant à lui; j’étais fière de son amour.

J’oubliais tout le mal pour ne me souvenir que du bien qu’il m’avait fait, et après l’avoir exilé de mon cœur et ne lui avoir écrit que pour le consoler, je lui rendis la place qu’il avait perdue.


LVI
LES PRESSENTIMENTS.

«Mon pauvre Robert, je reçois de toi une lettre si triste, je me sens en ce moment si désespérée, si coupable, qu’il me paraît impossible de trouver des paroles pour t’exprimer mes regrets, ma souffrance, mon repentir.

»Mes larmes sont bien amères, mais que peuvent des larmes, que peuvent des sanglots pour celui qui est la cause de ses propres douleurs?

»Tu me dis ne pas avoir reçu de lettres de moi, on les aura prises, interceptées comme étant indignes de toi.

»C’est la sixième lettre bien longue que je t’écris; l’idée que tu me crois oublieuse me désespère, un souvenir t’aurait fait tant de bien!

»L’épreuve est au-dessus de mes forces, vois-tu, et je deviendrai folle si tout m’accable ainsi sans relâche.

»Tu m’accuses sans cesse d’ingratitude, moi qui ne vis que pour toi et par ton souvenir! moi qui n’ai pas une pensée qui ne me ramène à toi!

»Ah! si tu me crois aussi indigne, tu dois être bien malheureux.

»Mais non, ton cœur doit démentir ces paroles dictées par une imagination ardente et souvent injuste.

»Puisque tu m’as aimée et dis m’aimer encore, je veux espérer, j’ai besoin de cela pour ranimer mon courage abattu par la maladie, le dégoût, les fatigues et l’ennui.

»Quand je reçois de tes nouvelles, je pleure toujours, mais ces larmes sont douces, car ton souvenir les console.

»Si loin que tu sois, mon âme est à toi; ma pensée, mon amour t’enveloppent.

»Tu dis que j’ai fait ton malheur.

»Eh bien! je l’aurai fait sans faire mon bonheur.

»J’ai bien souffert, va, mais je ne suis pas à ta hauteur et je ne veux plus chercher de repos ni de consolations; je vivrai dans mes larmes pour me punir de t’avoir méconnu, et je finirai par la retraite ou le suicide.

»Garde-toi, Robert, soigne-toi, car s’il t’arrivait malheur, je mourrais; du reste, ma vie est finie, elle me quittera comme tout ce qui m’a entourée.

»Je sens que mon âme sera errante jusqu’à ce qu’elle ait retrouvé la tienne.

»Ta famille t’abandonne, dis-tu, je ne puis le croire; mais si cela est, tant mieux, je te défendrai sans elle, et tu seras bien à moi.

»Je te l’ai dit, je crois en toi et j’espère en Dieu; lui seul a pu te donner la force de supporter cette misère.

»Je vais le prier avec ferveur pour qu’il te conserve.

»Je t’envoie une bruyère de France.

»Je t’aime avec le plus pur de mon cœur, garde-toi pour moi encore une larme, un baiser.

»Du courage... espère.

»Céleste.»

Je me laissai aller au chagrin; ma conscience ne trouvait plus d’excuses.

Deux choses arrivaient à mon cœur: le souvenir de Robert et celui de ma petite fille, sa tendresse, ses jeux, son bavardage, me faisaient oublier; et je me surprenais jouant avec elle comme si j’avais son âge.

Ma position ne me permettait pas de rester seule avec mes peines; dans cette vie dont j’espérais la fin, les larmes et les bonnes pensées n’ont pas cours; on n’achète que baisers ou éclats de rire.

On me donna une pièce à jouer, intitulée: la Fille de madame Grégoire.

Cela m’occupa; les nuits étaient si longues pour moi que je les passais à travailler.

Mon ignorance me pesait plus que jamais, mais mes efforts étaient inutiles.

Les études ne pouvaient s’accorder avec ma vie agitée.

Trois mois s’étaient écoulés depuis que j’avais reçu la lettre de Robert. Mon inquiétude devenait une fièvre ardente.

Je faisais mille conjectures;—peut-être m’avait-il oubliée!

Si ce genre de vie l’avait tué!

Cette pensée s’enfonçait dans mon cœur comme une pointe d’acier.

—Mon Dieu! me disais-je, c’est impossible! ce serait trop affreux!... Oh! je suis insensée!... Une lettre peut se perdre,—ce n’est qu’un retard.

Les pensées, les souvenirs, si pénibles qu’ils soient, aident toujours un peu à la vie réelle.

Chaque jour je faisais de nouvelles connaissances.

Un soir, au foyer des artistes, aux Variétés, je vis un petit monsieur dans un si drôle de paletot-sac, que je ne pus m’empêcher de rire, ce qui était fort inconvenant, car je voyais ce monsieur pour la première fois.

Il était très-petit, assez gros d’embonpoint, et ses jambes me parurent trop petites pour supporter son buste.

Sa tête était forte, son front large, sa physionomie intelligente, son œil vif et spirituel.

Il causait et riait avec toutes les personnes qui l’entouraient et semblait connaître et être connu de tout le monde.

C’était à moi à entrer en scène; je sortis du foyer.

Quand je revins il contait une histoire.

On l’entourait, je fis comme les autres, et je n’en fus pas fâchée, car c’était un conteur très-amusant.

Je demandai à une de mes camarades comment on l’appelait; elle me regarda d’un air étonné, et me dit:

—Comment, vous ne le connaissez pas? c’est Couture, le peintre, celui qui a fait l’Orgie romaine.

—Je connais le tableau, je connais le nom de l’auteur, mais il me semble ne l’avoir jamais vu en personne.

—C’est un homme de beaucoup de talent, mais d’un caractère très-original. Tenez, il raconte une autre histoire, écoutez.

Je m’approchai plus près pour entendre.

—Figurez-vous, disait-il, qu’il y a quelque temps, j’étais sur la porte cochère de mon atelier, en train de fumer ma cigarette, dans une tenue assez débraillée, quand une voiture s’arrête à vingt pas. Une très-jolie dame en descend avec des paquets, des cartons, et regardant de mon côté.

—Hé! l’ami!

Comme je ne bougeais pas, elle recommença son hé, et me fit signe de la main d’avancer.

Si elle eût été laide, je ne me serais pas dérangé; mais elle était très-bien, et je lui demandai ce que je pouvais faire pour lui être agréable.

—Tenez, me dit-elle, en me montrant ses paquets, montez tout cela chez moi au cinquième, à gauche.

Je la regardai, un peu étonné; mais je pris les colis, et je la suivis.

Arrivé en haut, je n’en pouvais plus; elle me fit mettre les paquets chez elle, fouilla dans sa bourse et me donna dix sous.

Je les pris et sortis tenant mon sérieux, bien que j’eusse une envie de rire qui m’étouffait.

Elle m’avait pris pour un commissionnaire.

Ça ne me fâcha point du tout, parce que j’en avais bien l’air.

Le lendemain, je lui envoyai ma carte et ses cinquante centimes, en lui disant que j’avais été trop heureux de lui être utile, et que si elle aimait la peinture, elle pouvait s’acquitter envers moi en venant visiter mon atelier.

Elle adorait les arts, et l’artiste en profita.

Puis, se retournant de mon côté, et m’adressant la parole pour la première fois, il me dit:

—Si vous avez des courses à faire, je suis à votre disposition.

Je me mis à rire et lui répondis:

—Au même prix, n’est-ce pas?

—Oh! comme vous voudrez, je n’ai pas de tarif, moi. Je suis bon garçon, je prends ce qu’on me donne.

—Eh bien! je vous offre une tasse de thé, demain, chez moi, avec quelques amis.

Il me promit de venir, et me tint parole.

Il est d’une gaieté qui ne tarit jamais.

On le dit très-avare de sa peinture; je trouve qu’il a raison, elle est assez belle pour ça.

Il est très-amusant; quand quelqu’un de laid veut lui faire faire son portrait, il répond:

—Revenez dans un an, je suis trop pressé.

La figure est un livre où il prétend lire, sans jamais se tromper, le caractère des gens.

Il sacrifie les traits à la pensée; ce qu’il refuse aux uns pour de l’argent, il le donne aux autres, pourvu que la physionomie lui convienne.

La mienne lui plut sans doute, car il me proposa de faire un dessin d’après moi, semblable à celui qu’il avait fait de Mme George Sand et de Béranger.

Vous pensez bien que j’acceptai avec reconnaissance.

Ce dessin est probablement la seule chose qui restera de moi, parce qu’il est signé du nom d’un grand artiste!

Il mit à peine trois heures à le faire.

Peu de jours après, je gagnai un procès qui, sans être d’une grande importance, devait avoir de l’influence sur le gain des autres.

Pour que personne n’ignorât ce triomphe sur mes adversaires, je donnai une soirée, et puis je n’étais pas fâchée de montrer le dessin fait par l’auteur des Enrôlés volontaires.

Mon portrait eut un grand succès, et son auteur reçut force compliments.

Parmi les souvenirs que j’ai gardés des quelques personnes réunies chez moi ce soir-là, vient naturellement se placer en première ligne Alexandre Dumas fils.

Ce n’était point encore le Molière de notre époque, mais il était le fils de son père, et son nom faisait retourner toutes les têtes.

Il était d’un caractère froid, son esprit était sceptique, profond, quelquefois méchant; mais s’il vous disait une chose gracieuse, s’il vous adressait un compliment, on pouvait y croire, car il n’était pas banal et ne jetait pas ses éloges aux vents.

Il avait assisté à la première représentation de la Revue de 1852, et avait dit à plusieurs personnes en parlant de moi:

—Elle a chanté, joué, dit à merveille; si elle veut travailler, elle aura un véritable talent. Peut-être lui ferai-je un rôle.

A cette époque critique de ma vie, cet encouragement était pour moi d’une grande importance.

Je savais qu’il s’adressait de l’auteur à l’artiste, ma qualité de femme n’y entrait pour rien.

Si M. Dumas rendait justice à ma manière d’être, il avait, en mainte occasion, montré de l’éloignement pour ma personne; mon nom de guerre lui avait déplu lorsque j’étais à l’Hippodrome.

C’était donc un admirateur dont je pouvais m’enorgueillir à juste titre; et puis, je l’ai déjà dit, j’étais fatiguée de toutes ces conquêtes faciles et ennuyeuses qui se groupaient chaque jour autour de moi.

Le talent, l’esprit me paraissaient, pour un homme, la plus enviable de toutes les richesses.

J’aurais voulu vivre au milieu de tous ces esprits supérieurs, mais je n’avais aucun droit à cette insigne faveur; c’est à vol d’oiseau que j’avais eu l’occasion d’apprécier Dumas père, Méry, Augier, Murger, Théophile Gautier, Camille Doucet, M. de Girardin et Nestor Roqueplan.

Il en est des grands hommes comme des femmes vraiment honnêtes; ils sont accessibles aux petits parce qu’ils sont simples de manière, bons et indulgents.

Un nom devrait figurer en tête de tous ces noms; je ne veux pas le nommer, mais il est inscrit dans mon cœur et ne s’effacera jamais.

Homme au-dessus des autres par la naissance et surtout par le mérite, il a été mon bon génie, mon appui en mainte circonstance, et n’a pas dédaigné de m’aider de ses conseils.

Cœur droit, loyal, indépendant et dégagé de vains préjugés, il m’avait découverte avant que je me connusse moi-même.

On dit que chacun a son étoile au ciel; moi, je puis affirmer que j’avais la mienne sur la terre.

Robert ne m’avait pas écrit depuis quatre mois! il devait lui être arrivé quelque malheur.

Bien que je fusse rentrée dans cette vie agitée, que je fusse occupée à mon théâtre, que l’aisance et le luxe fussent revenus autour de moi peut-être avec plus d’abondance que jamais, le souvenir de Robert ne me quittait pas.

C’était une vraie torture pour mon cœur.

Ma petite Caroline était ma seule consolation réelle.

C’était un ange de douceur et de bonté; sa mère ne l’aurait jamais aimée plus que moi.

J’étais sortie avec elle pour faire des emplettes rue de la Chaussée-d’Antin.

Je fus séduite par de ravissants petits bonnets que je vis en étalage, et j’entrai pour en acheter un à Caroline.

Je venais de la prendre dans mes bras pour qu’on pût les lui essayer.

En voyant en face la marchande, je poussai un ah!... si étonné, que je faillis laisser tomber l’enfant, ce qui serait arrivé si elle n’avait eu ses petits bras passés autour de mon cou.

Je venais de reconnaître, dans la belle personne qui me faisait voir de la lingerie, ma petite mendiante du dépôt, ma compagne de la correction.

Elle n’était pas changée.

C’était bien sa jolie figure, ses cheveux noirs et brillants.

Je l’examinais avec un plaisir inouï.

J’attendais qu’elle me reconnût; mais elle me regarda à peine; mon examen semblait la gêner.

J’aurais voulu l’embrasser.

Je lui pris la main; je la serrai; elle me regarda d’un air stupéfait.

J’allais lui dire:

—Mais tu ne me reconnais donc pas?

Je m’arrêtai court; une voix intérieure me disait:

—Pourquoi rappeler à cette pauvre fille une rencontre aussi triste pour elle que pour toi?

Elle a peut-être le bonheur de l’avoir oubliée. Tant mieux!

Elle ne peut me reconnaître, j’ai eu la petite vérole depuis que nous ne nous sommes vues.

Elle, elle est toujours aussi jolie.

Comme elle paraît heureuse avec sa robe de mérinos!

Pendant que je faisais ces réflexions, Caroline, montée sans façon sur le comptoir, se promenait au milieu des chiffons empilés; elle jouait avec Louise et voulait à toute force lui essayer un bonnet. Louise lui rendait ses caresses.

J’achetai tout ce qu’elle me fit voir; elle eut bien tort de ne pas me proposer tout le contenu de sa boutique, je l’aurais payé sans marchander.

Une fois sortie, j’eus envie de pleurer.

Pauvre petite Louise! je me la rappelais m’offrant la moitié de son pain.

Pour la première fois depuis cette affreuse époque de ma vie, je m’en souvenais avec plaisir.

Son souvenir me faisait l’effet d’un parfum qui se sauve de la fange où l’on va l’engloutir.

Je rentrai chez moi, me promettant bien d’y retourner. Une voiture était à ma porte, Victorine m’attendait depuis une heure.

—Enfin! me dit-elle, ce n’est pas malheureux; je croyais que vous ne reviendriez jamais. On ne vous voit plus.

Vous êtes fière avec vos amies depuis votre succès de la Revue.

Je vous fais mon compliment.

Vous savez, je suis franche, je vous avais trouvée mauvaise, je vous l’avais dit.

Vous avez travaillé, je viens vous dire: C’est mieux.

Qu’est-ce que c’est que ça? fit-elle en montrant ma fille adoptive.

Oh! ma chère, je retire mon compliment.

Comment, vous, une femme d’imagination, vous imitez vos camarades?

Vous avez tort; si petit qu’on soit, il faut être soi.

—Qu’est-ce que vous voulez dire?

—Comment! vous êtes avec elle au théâtre et vous ne connaissez pas l’histoire du petit? mais on en parle ici, à Madrid, partout où les femmes ont une langue.

Votre camarade ne fait rien pour la gloire, tout pour la réclame: elle lit dans un journal qu’une femme vient de mourir et laisse un petit garçon orphelin.

Elle ne va pas chez le magistrat en personne lui offrir de servir de mère à l’enfant, elle écrit à un journal qui publie sa lettre; on lui accorde le petit garçon; il faut qu’elle le fasse voir à tout le monde.

Sa mère est morte depuis quinze jours; au lieu de lui acheter un habit de deuil, elle le déguise en Ecossais.

Elle lui apprend une scène de tragédie.

Quand il y a du monde, elle lui dit: Comment a-t-on tué ta mère?

L’enfant fait le simulacre de donner des coups de poignard et dit d’un air sauvage:

—Comme ça, en se frappant la poitrine.

Mais aujourd’hui, la farce est jouée, le petit a fait son effet, on ne le voit plus, il est relégué on sait où.

Pauvre enfant! on aurait mieux fait de le laisser où il était.

—Je ne comprends pas ce que vous me dites ou ce que vous voulez me dire, ma chère Victorine.

Ce que je sais, c’est que votre nature a beaucoup de celle du reptile, toutes vos paroles sentent le venin.

Vos conseils m’ont poussée dans une voie où je ne me serais peut-être pas fourvoyée, si, au lieu de vous connaître, j’avais connu une femme au cœur moins corrompu, à l’âme moins sèche.

Le scepticisme, la philosophie seyent mal aux femmes.

Pendant un temps, elles peuvent se servir de ces armes-là avec succès, mais un jour vient où elles se blessent elles-mêmes.

Si j’ai un conseil à vous donner, c’est de croire à quelque chose.

L’isolement de l’âme est le pire de tous les isolements.

La créature a besoin de croire ou d’aimer.

Quand à moi, je ne me consolerai jamais du départ de mon pauvre Robert.

J’ai besoin d’amies qui adoucissent les violences de mon caractère, qui polissent mon esprit, et vous n’êtes point faite pour cela, au contraire.

—C’est-à-dire que vous ne voulez plus me voir, dit-elle en se levant.

—Le moins possible; vous me rappelez des souvenirs pénibles.

—Vous me regretterez, me dit-elle en s’éloignant; mon caractère, c’est le vôtre. J’ai sur la tête dix années de désillusions que vous n’avez pas encore, patience! cela viendra et vous vous rappellerez d’aujourd’hui.

Elle partit sans que j’y prisse garde.

J’étais préoccupée, inquiète; ce silence de Robert me paraissait surnaturel.

La présence de cette femme venait de raviver mes souvenirs, je rêvais tout éveillée.

J’avais de si étranges préoccupations que je me croyais un peu folle.

Tantôt je voyais Robert sur un vaisseau démâté en pleine mer; son regard était tourné vers moi, il était plein d’amour et de pardon.

Tantôt je le voyais à mes côtés, son regard ardent semblait vouloir m’anéantir.

J’avais peur; toutes ces hallucinations produites par l’agitation et l’inquiétude de mes pensées ne me quittaient pas depuis quelques jours.

On sonna très-fort à ma porte, et je courus ouvrir, croyant que c’était lui.

Un de mes amis venait m’inviter à dîner avec Maria.

—Vous êtes bien aimable d’avoir pensé à moi; mais je ne sais pas ce que j’ai; je suis dans une disposition d’esprit extraordinaire.

Si j’étais petite maîtresse, je dirais que j’ai des vapeurs, car il me passe devant les yeux comme un nuage derrière lequel je voudrais regarder.

Non, je ne sortirai pas aujourd’hui.

—Venez dîner ici, demain, si vous voulez, j’ai quelques personnes.

Il accepta et je restai seule.

Je me couchai de bonne heure; impossible de dormir.

Je voyais le grand portrait de Robert se balancer, quitter le mur et venir à moi.

Je rallumais ma bougie; il était à sa place.

Je me rendormais, j’entendais sa voix, je me levais, en lui disant: Que me veux-tu?

J’écoutais et je n’entendais rien.

Evidemment, j’avais le cauchemar, mais il était obstiné.

A six heures, mes invités arrivèrent; comme je regardais toujours la porte, on me demanda si j’attendais encore quelqu’un?

—Non, mais je suis stupide depuis hier. Je suis distraite au point de ne pas savoir ce que je fais.

Mes invités étaient gais, je faisais de mon mieux pour être aimable, mais mon rire était nerveux.

Je ne savais pourquoi j’aurais voulu qu’ils fussent à cent lieues de chez moi.

Il était à peu près neuf heures, quand ma domestique entra.

Elle avait l’air bouleversé.

Mon concierge la suivait et avait l’air encore plus effaré qu’elle.

—Madame!... ah! si vous saviez...

—Quoi donc? lui dis-je brusquement.

—Ah! madame, c’est... M. le comte ne vous a pas écrit?

—Eh bien? dis-je en me levant malgré moi.

—Eh! bien, madame, il est à Paris.

—Robert! criai-je en quittant brusquement ma place, qui vous a dit cela?

—Madame, il a parlé au concierge. Comme on lui a dit que vous aviez du monde, il n’a pas voulu monter; il est dans le passage du Havre.

Ma langue semblait paralysée.

Il me prit un tremblement nerveux qui faisait claquer mes dents.

Je regardais tout le monde sans rien voir, mon cœur battait à se rompre.

Je voulais courir et je ne pouvais faire un pas; je fus obligée de m’asseoir quelques secondes pendant lesquelles on me crut folle.

J’aurais voulu cacher, anéantir tous ceux qui m’entouraient.

J’aurais voulu que cette maudite table fût engloutie.

Quoi! il y avait festin chez moi, le champagne pétillait dans les verres, les lumières se reflétaient dans les plats d’argent que Robert m’avait donnés, et lui, il était à ma porte comme un pauvre abandonné. Je trouvais ma situation odieuse.

—Faites-le monter, me dit une de mes amies.

Ces paroles me rappelèrent à la raison.

—Non, non, m’écriai-je en me sauvant, je vous en supplie, partez de suite.

Ma femme de chambre me courait après avec un manteau et un chapeau.

Je vis Robert.

C’était bien lui; mais dans quel état, grand Dieu!

Il avait laissé pousser toute sa barbe; sa figure était maigre et brunie, ses yeux étaient ternes, son front pâle; la souffrance était écrite sur tous ses traits.

Ses vêtements se ressentaient du désordre d’un long voyage; il n’avait pourtant rien perdu de sa distinction.

Lorsqu’il m’aperçut, il vacilla comme un homme qui reçoit une blessure, mais il se remit vite et releva la tête pour me regarder en face.

Je voulais l’embrasser, il m’arrêta d’un regard.

Je n’osais ni avancer ni parler.

Ce fut lui qui rompit ce terrible silence:

—Il n’y a que les morts qui ne reviennent jamais! Vous étiez en fête, n’est-ce pas? je vous ai dérangée.

—Vous ne le croyez pas, Robert, j’avais invité de mes amies à dîner.

—Je n’ai pas le droit de vous demander qui était chez vous.

J’aurais dû attendre à demain, vous écrire.

Mais vous savez combien mon cœur est lâche; j’arrive à l’instant et il m’a amené malgré moi.

Il serait mal à vous de me reprocher ma faiblesse, elles sont toutes dans la nature.

Celui qui ne sait pas dompter la sienne lorsqu’elle le torture est plus à plaindre qu’à blâmer.

Je ne crains ni le danger ni la mort.

J’ai de l’énergie, du courage, rien ne m’effraye, excepté l’idée de ne plus vous revoir.

Oh! vous devez me mépriser, vous qui avez une volonté de fer.

Ma faiblesse fait votre force.

Céleste! épargnez-moi.

Voulez-vous venir à mon hôtel? nous avons à causer de vos affaires.

Je le suivis sans oser lui répondre un mot, mais il voyait bien que mon âme était à ses pieds.

Arrivés à son hôtel, il me dit:

—Tenez! voilà ce que je vous ai rapporté.

—Et il découvrit des cages pleines de ravissants petits oiseaux de toutes couleurs.

—Voilà, dit-il, quatre mois que je les soigne afin de vous les offrir. J’avais froid la nuit pour les garantir du vent avec ma couverture.

Je me mis à pleurer, car il ne m’avait pas embrassée.

Il me prit la main et me dit en la serrant doucement:—Mon amour serait indigne s’il était matériel.

Je suis l’amant de ton esprit.

Je vous l’ai déjà dit, Céleste, ce que j’aime en vous, ce n’est pas Mogador; c’est une autre femme qui se débat dans votre enveloppe.

J’ai voulu lutter, me défendre, je suis brisé.

Il faut avoir pitié des vaincus.

Je lui embrassai les mains, elles portaient les traces de larges cicatrices à peine fermées.

Il reprit en m’enveloppant de son regard profond:

—Si tu savais comme je t’aime, Céleste! Depuis que je me sais abandonné des miens, je ne lutte plus avec le penchant qui m’entraîne.

—Et moi qui étais si inquiète de ne plus recevoir des lettres de toi, je croyais que tu m’avais oubliée.

—T’oublier! je ne le puis plus.

Il releva sa manche et me montra mon nom et la date de son départ tatoués en encre bleue sur son bras droit.

—Après t’avoir écrit ma dernière lettre, espèce de journal que tu n’auras pas lu, je restai encore trois mois aux mines.

Le courage ne m’a pas fait défaut un seul instant, mais avec le courage, il faut la santé qui donne la force, et je suis tombé dangereusement malade.

On ne peut travailler seul aux mines; comme les autres, je m’étais associé avec un mineur nommé Faubare.

C’était un Français, un ancien matelot qui, je crois, avait déserté son bord.

Malgré sa rudesse et sa force, il pouvait à peine lutter avec moi, tant je travaillais avec ardeur.

Le pauvre garçon m’avait entendu appeler monsieur le comte par ce chevalier d’industrie qui m’avait vendu mon claim, et il me disait:

—Dis donc, Lecomte, passe-moi ma pioche, mon seau. Va couper du bois dans la forêt, fais le thé.

Comme ma plus grande souffrance était de manquer de linge propre, j’allais en laver au bord de la rivière.

Il me demandait si j’avais été blanchisseur à Paris.

Les eaux n’étaient pas encore retirées, les trous étaient submergés, et l’on était souvent obligé de se mettre dans l’eau jusqu’à la ceinture.

Cette eau est une espèce de vase acide qui vous brûle la peau; vois mes mains, j’ai eu des plaies jusqu’aux coudes, mes jambes ont été littéralement dépouillées; tout cela n’eût rien été si nous avions trouvé de quoi vivre, mais tous nos efforts étaient vains.

Lorsque Faubare me vit ainsi, il refusa de me laisser continuer.

Je n’avais jamais été à même d’apprécier d’aussi près un cœur d’ouvrier, et je dois dire que celui-là était plein de noblesse et de générosité, car il travaillait pour moi, m’apportant chaque jour, sous ma tente, tout ce que j’avais besoin et me rendant le compte fidèle de ce qu’il gagnait pour l’association.

J’avais beau lui dire qu’elle n’existait plus, puisque je ne pouvais rien faire, que je me regardais comme son débiteur, il ne voulait rien entendre.

Il faisait sa cuisine en chantant et me donnait toujours le meilleur morceau.

J’attendais avec une anxiété cruelle des lettres, des nouvelles de France; je n’avais rien demandé, mais il me semblait impossible qu’on m’eût ainsi abandonné.

J’écrivis à Sidney, espérant que le consul avait quelque chose pour moi, il m’envoya une lettre de toi.

Je serais mort là sans autre ressource que la charité de ce brave garçon, si le jeune homme que j’avais rencontré à Londres et qui était commis voyageur pour une grande maison de Paris, n’était venu à mon secours.

En voyant l’état où j’étais, il me dit:

—Vous ne pouvez rester ici, il est impossible que vous n’ayez pas quelques ressources en Europe, je vais vous prêter de quoi faire votre voyage, retournez en France, et revenez avec des marchandises.

—Mais, dis-je à Robert, il y a quelques jours on faisait courir le bruit ici qu’un de vos proches parents vous avait envoyé quelque mille francs.

—C’est faux, me dit-il avec un sourire plein d’amertume.

J’ai, en effet, trouvé une lettre à mon adresse en arrivant à Londres, mais on ne m’y donnait qu’un conseil.

Je refusai d’abord de partir, mais on n’eut pas grand’peine à me convaincre que ce voyage était indispensable à mes intérêts, pour ma vie peut-être.

En partant, je donnai à Faubare tout ce que je possédais; ma tente, mes outils, mon pistolet et la propriété des claims, que j’avais achetés.

Tout cela était une petite fortune pour lui.

Rien ne peut égaler son étonnement lorsque je lui signai l’acte de donation qui devait le mettre en règle en cas de réclamation.

—Comte de...! disait-il en tournant tout autour de moi. Comment, tu es... mais je croyais que tu t’appelais Lecomte.

Ah! si j’avais su, par exemple! Mais moi, j’ai été élevé dans l’un des domaines de votre grand-père, et je vous ai laissé travailler comme le chien de notre berger.

Tenez, je ne suis qu’une brute, et si vous êtes tombé malade, c’est de ma faute.

Quand j’ai vu vos mains saigner sur l’ouvrage, j’aurais dû m’apercevoir qu’elles n’étaient pas faites pour manier la pioche.

J’ai embrassé Faubare en pleurant, puis je suis retourné à Sidney avec cet autre ami qui était venu me chercher, inspiré par son bon cœur.

Quand le bâtiment eut levé l’ancre, je regrettai d’être parti.

La nuit, quand je regardais et que je voyais des étoiles filer, je croyais voir pleurer le ciel sur ma folie!

J’aurais dû rester, mourir là-bas, mais je pensais à vous; vous vous disiez poursuivie et j’espérais arriver à temps pour vous être utile.

Personne n’a le droit de reprendre ce que je vous ai donné quand j’étais riche.

Je mis Robert à peu près au courant de tout ce qui s’était passé pendant son absence.

La rougeur lui monta au front quand il sut ce dont on l’avait accusé.

J’eus beaucoup de peine à calmer son agitation, il refusa de venir demeurer chez moi, dans cet appartement qui lui avait en partie appartenu.

Je compris le sentiment qui le faisait agir; il était trop pauvre pour payer son loyer, et moi, j’avais trop de cœur pour l’éclabousser dans les rues avec les voitures qu’il m’avait données.

Sans le prévenir, j’envoyai tout à l’hôtel des ventes.

Une personne qui avait envie de mon appartement fut agréée par le propriétaire, et me dégagea de mon bail.

Je louai, pour mille francs par an, un appartement au rez-de-chaussée, rue de Navarin.

J’avais un petit jardin pour ma filleule, et ce quartier était assez éloigné du centre élégant pour dépayser Robert de certains voisinages qui auraient pu lui donner des regrets ou le faire souffrir de la vie plus que modeste à laquelle il était condamné désormais.

Je vendis la plus grande partie de ce qui me restait en cachemires et bijoux, afin de vivre auprès de lui sans être à sa charge le temps qu’il resterait en France.

Je payai tout ce que je devais ainsi que quelques dettes qu’il avait faites pour moi, mais pour lesquelles cependant lui seul était engagé.

Robert n’avait pas vu assez clair dans ses affaires d’intérêt pour s’apercevoir de tous ces détails pécuniaires.

D’ailleurs, quoi que je fisse, il ne voulut pas demeurer chez moi.

Il loua une petite chambre dans un hôtel, rue Laffitte, mais il passait toutes ses journées auprès de moi.

Le théâtre lui portait ombrage; je l’aimais beaucoup à cette époque, je venais d’obtenir un grand succès; je touchais à un second, mais je l’abandonnai avec bonheur, puisque cela me mettait à même de sacrifier quelque chose à celui qui m’avait tout sacrifié. Amis, amies, jouissances du luxe, d’amour-propre, j’abandonnai tout, j’aurais voulu lui donner ma vie.

Ma nature, mon caractère se révélaient enfin à mes propres yeux.

J’avais été toute ma vie humiliée de recevoir, je me sentais fière de donner.

J’employais mille finesses pour faire accepter ces riens qui sont tout un poëme.

J’avais racheté tout ce que les créanciers de Robert avaient fait vendre: des tableaux, des effets, des armes.

Chaque chose pour lui était un souvenir, une relique.

Il me témoigna plus de gratitude pour ces riens que si je lui eusse rendu un million.

Tout entière au bonheur de faire ce que je faisais, j’oubliais qu’un grand malheur pesait encore sur ma tête.

Le procès en appel à la cour impériale de Bourges allait être jugé.

Je ne pouvais encore disposer de ma maison du Poinçonnet, joli petit cottage que les habitants du pays ont baptisé du nom pompeux de château, nom sur lequel mes adversaires s’appuyèrent pour faire beaucoup de bruit.

Avec peu, en effet, il eût pu paraître naturel que j’eusse une maison de campagne, mais un château! cela était révoltant, il fallait me déposséder.

Les hommes d’affaires, les magistrats de Châteauroux surent à quoi s’en tenir relativement à cette gasconnade, et ne se laissèrent pas influencer par des phrases.

Mais à Bourges, comment les choses allaient-elles se passer au dernier moment?

La crainte me rendait profondément triste.

Le grand jour arriva enfin; il fallut rassembler tout son courage et partir.

Je fis un résumé de ces Mémoires pour donner à la cour.

Robert en fit une note de son côté, précisant les faits, donnant des chiffres à l’appui et me défendant avec tout ce qu’il avait de cœur, mais il resta à Paris.

Ce que j’ai souffert pendant les trois jours que ces débats ont duré, Dieu seul le sait.

En entrant sous le vestibule de ce grand palais de Jacques Cœur, où siége aujourd’hui le tribunal, le froid des voûtes m’enveloppa comme un linceul, mes dents claquèrent, j’étais pâle à faire peur aux statues de pierre.

Toutes les voix résonnaient à mes oreilles comme des instruments de cuivre.

Mon nom mille fois répété par l’écho me fit peur.

L’impatience, l’inquiétude, une volonté plus forte que la mienne m’avaient amenée au tribunal.

Cachée derrière une colonne, je m’entendais traiter avec tant de mépris que je perdis la tête et me laissai glisser à genoux en pleurant.

Alors, j’oubliai le tribunal, les juges, je me crus dans une église et je priai Dieu avec ferveur.

Je lui demandai pardon du passé, lui promettant de faire mieux dans l’avenir, s’il voulait m’absoudre.

Dieu est bon, sa clémence est infinie.

Je sentis le calme et la résignation rentrer en moi.

Je sortis du palais comme j’y étais entrée, sans être vue, et j’attendis que mon sort se décidât.

J’avais bien fait de m’armer de patience; les débats, comme je l’ai dit, après avoir duré trois jours et avoir fait plus de bruit que s’il s’était agi d’un grand criminel, furent clos et le jugement remis à quinzaine.

Je revins à Paris.

Les émotions, les secousses avaient été si vives, que mes traits en gardèrent l’empreinte pendant plusieurs mois.

Robert me demanda pardon de m’avoir exposée à toutes ces tribulations, généralement au-dessus des forces de la femme.

Ce jour-là je fus heureuse de toutes mes misères.

J’aurais voulu avoir eu à souffrir davantage.

Cela ne se serait pas fait attendre si, comme je l’ai dit, Dieu, en qui j’avais mis toute ma confiance, ne m’avait donné la résignation.

Huit jours après les débats de Bourges eut lieu mon procès au tribunal de commerce à Paris.

Il s’agissait des quarante mille francs que Robert me devait et pour lesquels il m’avait fait des lettres de change.

Cet argent était en réalité ma fortune, car la maison était hypothéquée et il était dû beaucoup à Châteauroux.

Le tribunal de la place de la Bourse déclara que ces lettres de change étaient des effets de complaisance et ne pouvaient être regardés comme sérieux.

J’éprouvai une contrariété passagère, mais j’avais placé ma confiance au-dessus des hommes, j’espérais encore quand tout semblait désespéré.

L’avocat général de Bourges fit un résumé écrasant pour moi.

Il voulut flétrir, frapper un parti en ma personne, arrêter la contagion du mal fait à la société par mes pareilles, en donnant sur moi l’exemple du châtiment.

La cour était nombreuse; elle remit à huitaine sa délibération et me donna gain de cause.

Ce fut un beau jour pour moi et une grande confusion pour mes adversaires.

En réalité, je n’en avais qu’un, mais il avait cherché quelques petits débiteurs de Robert, en leur promettant de payer les frais qui pourraient être faits, qu’il gagnât ou qu’il perdît.

Plusieurs noms groupés ensemble devaient donner plus de force à ses prétentions.

Quelques-uns se désistèrent pendant le cours de ces procès qui semblaient devoir être interminables; d’autres avouèrent qu’ils regrettaient d’être entrés dans cette voie où ils s’étaient laissé entraîner par de faux rapports.

Enfin, le plus intéressé à ma perte se croyait déjà possesseur de mon petit château de cartes, et parlait de réformes, de changements, d’améliorations à faire lorsqu’il l’habiterait.

Il avait gagné au tribunal de commerce, il est vrai, mais cela était en première instance.

J’allais interjeter appel de ce jugement, et cela menaçait de durer encore longtemps, quand les choses prirent une direction sur laquelle je ne comptais plus.

Mon domicile fut envahi en mon absence par cinq personnes solidaires les unes pour les autres de cette inqualifiable violation des droits, prenant, je l’ai déjà dit, dans mes papiers et ceux de Robert ce qui leur convenait.

Je déposai des plaintes au parquet; on parut d’abord ne pas donner une grande importance à ces faits; mais un beau matin, lorsque le tour de cette affaire fut venu, elle se classa et parut causer un grand effroi à ceux qui en avaient ri jusqu’alors.

C’est qu’ils savaient mieux que moi que la justice, quand elle est instruite, punit sévèrement l’homme de loi qui fait un mauvais usage des pouvoirs qui lui ont été confiés.

Le tribunal de Châteauroux condamna à un mois de suspension et aux frais l’huissier qui les accompagnait dans cette injuste perquisition.

Il disait pour toute défense:

—J’ai exécuté les ordres de l’avoué de Paris; j’ai fait ce qu’il faisait lui-même, croyant qu’il agissait en vertu d’un droit ou d’un pouvoir quelconque.

Il y avait bien là de quoi effrayer ces messieurs qui, en fait de pouvoirs, n’avaient que ceux qu’ils s’étaient arrogés.

Poussés par la crainte, ils me firent proposer un arrangement plus avantageux pour moi que celui que j’avais sollicité pendant deux ans.

Je refusais alors de sacrifier la moitié de ce que je possédais, comme j’y aurais consenti à cette époque afin d’en finir.

Ils revinrent humiliés, confus, me prier de retirer mes plaintes, m’envoyèrent de leurs amis qui me supplièrent de me désister, m’offrant de me rembourser immédiatement l’argent de mon hypothèque; mais je n’avais pas été la seule victime de ces brutalités sans nombre, et Robert m’obligea à refuser pendant plusieurs jours qui durent leur paraître bien longs.

Si cet argent lui avait appartenu, il l’aurait volontiers sacrifié à l’ombre d’une réparation, mais il comprit qu’il ne pouvait me forcer à un si grand sacrifice, et il me donna carte blanche.

Non-seulement je fus dégagée de la responsabilité qu’on voulait faire peser sur moi, mais encore j’exigeai que le bijoutier reprît pour son compte la créance du jeune homme pour lequel Robert avait si légèrement donné sa garantie.

Puis, leur demandant combien il leur devait personnellement, je leur payai le tout en son nom; la somme s’élevait à 20,000 francs.

Il valait mieux que Robert me les dût qu’à ces vilaines gens qui l’avaient si fort maltraité.

D’ailleurs, Robert m’avait fait part de ses projets.

Il voulait entreprendre quelque chose, faire du commerce.

Ses créanciers l’en auraient peut-être empêché.

Comme cela, il était libre et sans entraves.

Certes, dissiper sa fortune est un grand tort, mais il est excusable quand on a le courage de la refaire.

Robert eut beau me gronder, se fâcher, ce qui était fait était fait.

J’étais bien sûre que pas un de ceux que j’avais payés ne rendrait l’argent en échange d’une promesse.

Robert fit tout ce qu’il put pour se procurer cette somme afin de me la rembourser.

Personne ne l’aida à se dégager de ce qu’il croyait devoir appeler sa reconnaissance envers moi.

Il ne m’en devait pourtant pas; ce que j’avais fait était tout naturel.

Une partie de ses dettes devaient avoir été faites pour moi, à mon insu, il est vrai, mais n’avais-je pas profité de ses dons et fait-on de la générosité lorsqu’on rend ce qui vous a été donné d’une façon irréfléchie?

Malgré le proverbe: «Il faut que jeunesse se passe,» l’homme qui s’est ruiné aussi ostensiblement s’est déclassé aux yeux du monde; il n’inspire aucune confiance aux gens sérieux, et il semble que le présent doive toujours être ce qu’a été le passé.

Avec ce raisonnement souvent injuste, on met d’immenses entraves à des difficultés déjà si difficiles à vaincre pour celui qui commence un apprentissage à trente ans.

Partout Robert se trouvait face à face avec la méfiance et l’incrédulité.

Il sollicita une place, on la lui refusa.

Il chercha des marchandises, on le prit pour un chevalier d’industrie.

Souvent il se rebutait, et il se serait fait sauter la cervelle si je n’avais fait descendre en lui un peu de cette confiance qui m’était rendue, un peu de cette énergique ardeur qui augmentait toujours chez moi en présence des difficultés à combattre.

Enfin, à force de recherches, de persévérance, il trouva un grand négociant qui voulut bien l’aider sans le connaître.

Il l’écouta, le conseilla et lui promit des marchandises pour une somme assez importante.

M. Bertrand (c’est le nom de ce nouvel ami de Robert) était un homme plein de cœur.

Avec son expérience, il devina une grande intelligence, une grande envie de bien faire chez cet homme que l’on croyait incapable.

Lorsque Robert se fut assuré du travail, sa seule ressource pour l’avenir, il me proposa sérieusement de m’emmener.

Avant cette époque, comme il n’avait rien, il ne m’en avait parlé que d’une façon indirecte, et ses demandes avaient toujours été subordonnées à un: Si je réussis.

J’avoue que je n’avais jamais envisagé l’idée d’un pareil voyage sans effroi, et puis, j’avais vingt raisons pour refuser.

S’il m’emmenait, cela allait encore jeter de la déconsidération sur lui, ses rapports avec le monde en souffriraient et cela ferait diminuer ses chances de fortune.

Sa famille serait indignée et persisterait à le laisser vivre dans cet abandon qui lui avait été si douloureux.

Mais son idée était bien arrêtée; il combattit mes objections avec toute la chaleur dont son âme était capable.

—Je n’ai que toi au monde, me dit-il; si tu refuses de me suivre, je ne partirai pas.

Mon courage, c’est toi! mon pays sera partout où tu seras.

Que m’importe l’opinion des miens? Se sont-ils souvenus de moi quand mon cœur avait besoin du leur?

Ils ont détourné la tête, dans la crainte que j’aie besoin d’eux.

Aujourd’hui, je suis heureux de cet abandon, parce qu’il me fait libre.

Jamais je n’aurai un regret, jamais je ne te ferai un reproche; mais j’ai besoin de toi pour vivre comme on a besoin d’air pour respirer.

J’avais cru devoir lui dire ce que je lui avais dit, mais je pensai qu’il était inutile de refuser plus longtemps, car par-dessus tout, mon désir le plus ardent, mon vœu le plus cher était de ne plus le quitter.

Je ne lui posai qu’une seule condition: c’est que ma fille adoptive me suivrait partout, je ne voulais la confier à personne.

Sa réponse fut deux gros baisers sur les joues de l’enfant. J’avais dit à Robert tout ce que j’avais fait pendant son absence. Cependant je n’avais pas osé lui avouer l’existence de ces Mémoires, mais ils ne m’appartenaient plus.

Ne sachant pas si Robert reviendrait, j’en avais disposé avant qu’ils fussent terminés, et voici comment:

Au plus fort de mes procès, un de mes amis, M. A... me demanda de les lui prêter. Il les lut, fut étonné, et les fit circuler sans que je le susse.

Lorsqu’il me rendit mes six volumes, ils avaient été lus par dix personnes.

J’en citerai quelques-unes dont l’opinion, sans qu’elles s’en doutassent, dicta ma conduite dans cette circonstance et peut la faire excuser.

La première fut M. Camille Doucet.

Son esprit doux et délicat s’effraya de ces révélations brutales, mais il ne les condamna pas, sachant que j’y avais été contrainte.

Mme Emile de Girardin, cette grande âme placée par Dieu au-dessus des autres âmes, compatissante pour ceux qui souffrent, indulgente et pleine de pitié pour tout ce qui est déchu, devina avec les délicatesses de son cœur de femme que la mort devait être préférable au suicide moral que j’avais accompli; quoique souffrante, elle passa la nuit à lire ces pages tombées de ma main comme des larmes tombent des yeux.

—Peu importe qui pleure, disait l’auteur de Marguerite ou les Deux Amours.

Nous devons écouter la plainte de tous ceux qui souffrent.

J’ai trouvé la lecture de ces Mémoires très-attachante, et si jamais ils sont publiés, ils auront du succès parmi ceux qui les comprendront tels qu’ils sont.

M. Dumas les lut aussi; son imagination ardente, son extrême bienveillance l’emportèrent bien au delà de la réalité, parce qu’il avait mesuré d’un coup d’œil les difficultés que j’avais eues à vaincre pour rallier ces souvenirs épars, les mettre en ordre, et rapporter des choses si difficiles à dire.

L’auteur d’Antony, que je connaissais à peine, parla de ces Mémoires à tout le monde.

Il inséra même dans son journal (le Mousquetaire) quelques lignes capables d’éveiller la curiosité et l’intérêt de ses nombreux amis.

A cette époque, j’eus l’occasion de me rencontrer avec une femme dont la réputation a fait grand bruit, sans doute parce qu’il y avait en elle deux personnalités et un surnom.

Un jour, c’était une chatte séduisante, souple, gracieuse; le lendemain, un vrai lion rugissant, griffes aiguës, œil étincelant, dents blanches qui déchirent, rien n’y manquait; la ressemblance était telle enfin que le nom lui en resta.

Ce nouveau roi du désert régna sur un coin de Paris pendant longtemps, sans qu’on sût quel était son mode de gouvernement.

Le Lion est petite, blonde; ses traits sont insaisissables pour moi comme son caractère, il y a en elle des élans de cœur ou de haine surnaturels.

Elle est puissante par ses amis, entourage haut placé qui lui reste fidèle envers et contre tous.

Elle m’a rendu un service à moi qu’elle connaissait à peine; on dit qu’elle en rend à beaucoup de monde, c’est peut-être pour cela qu’elle a des ennemis, et qui sait si dans les plus acharnés elle ne reconnaîtrait pas ses obligés?

Je l’ai trop peu vue pour me former une opinion sur son véritable caractère.

J’aime mieux voir un peu par moi-même que d’entendre dire beaucoup; ce dont je me suis convaincue, c’est que son esprit est un des plus subtils et des plus amusants que j’aie jamais rencontrés.

C’est un feu roulant, quelquefois chargé à mitraille; personne ne lui échappe, personne ne peut lui tenir tête.

Elle connaît tout, voit tout, entend tout et en fait son profit; douée d’une mémoire incroyable, elle sait l’histoire de chacun sur le bout du doigt; les heures passent auprès d’elle comme des minutes.

On ne veut plus la revoir quand elle vous a fait une blessure morale, ce qui arrive souvent; mais alors elle redevient chatte.

Elle vous fait oublier avec une parole, un bout de lettre bien tourné, une grosse égratignure qu’elle vous a faite en riant.

Un homme d’esprit qui est son ami depuis vingt-cinq ans disait, en parlant d’elle:

—C’est une sorcière ou une fée. Il doit y avoir quelque chose comme cela.

Ce même ami, qui nous était commun, me mit en rapport avec un éditeur.

Je fis un traité; je n’avais pu me résigner à brûler ce que j’avais eu tant de mal à construire.

J’avais passé bien des jours et des nuits à faire et refaire sans cesse.

Je devais à ce travail constant un goût très-vif pour la retraite; loin de m’effrayer, la solitude, l’isolement m’apparaissaient avec des charmes inconnus jusqu’alors.

Lorsque Robert revint, il était trop tard pour m’empêcher d’entrer dans cette voie de publicité, où, du reste, j’étais entrée à cause de lui.

Je commençai mes préparatifs de départ; cela n’est pas une petite affaire quand on entreprend un si long voyage.

Mes meubles, tout ce que je possédais était expédié au Havre, lorsque Robert reçut sa nomination à une place qu’il avait sollicitée et sur laquelle il ne comptait plus depuis quelques mois.

Il voulut refuser à cause de moi; je refusai de partir s’il n’acceptait pas.

Il y avait pour lui une question d’avenir; mon avenir, à moi, je m’en inquiétais peu.

Je trouverai toujours le moyen de vivre d’un travail quelconque, mais lui... J’aurais mieux aimé mourir que le revoir exposé de nouveau à toutes les misères qu’il avait subies.

J’éprouve quelques terreurs à m’en aller si loin de mon pays, de ma beauté, de ma jeunesse. Il ne m’en restera bientôt plus que le souvenir. On ne peut aimer longtemps que la vertu, les mérites; pour aimer la femme qui vieillit, il faut qu’on l’estime, qu’elle soit la mère de vos enfants.

Si Robert allait redevenir ce qu’il était, violent, emporté! S’il allait se venger de m’avoir aimée! Si cette mer, dont le murmure me fait peur, allait m’engloutir! Si, enfin, je ne pouvais jamais revenir dans ce Paris où je suis née et que j’aime comme j’aimais ma mère, lorsque j’étais enfant!...

Peut être mourrai-je abandonnée là-bas, sous ce soleil brûlant qui dévore les plantes et les hommes.

Le portrait qu’il m’en a fait dans ses lettres n’est-il pas effrayant?

En cela, comme en toutes choses, que la volonté de Dieu soit faite! que ma destinée s’accomplisse!

Peut-être de grands événements m’attendent-ils à l’autre bout de cet horizon que je ne puis traverser de la pensée? Je vous écrirai chaque jour.

Puisse ce second journal, s’il vous parvient jamais, être plus intéressant et mieux écrit que celui-ci.

Si mes mémoires paraissent après mon départ, Robert n’en saura rien, car nous allons rester quatre mois en mer.

Et puis, qui les lira? quelques amis.

Ils passeront inaperçus, comme tout ce qui manque d’intérêt.

Si la critique allait s’en occuper!

Eh bien! qu’elle fasse selon sa conscience.

Je vais tenter, pendant le cours de cette longue traversée, la miséricorde de celui qui nous jugera tous. Dieu seul condamne sur l’Océan!

FIN.


NOTES

Craignant de n’avoir pas fait assez bien comprendre les raisons qui m’ont poussée à faire ces tristes révélations, je donne la copie des mémoires faits par mes défenseurs pour mes juges pendant le cours de ces procès. Les réponses adressées à mes adversaires diront assez à quel point ils m’accablaient, et si je ne reproduis pas ici les injures dont ils m’ont abreuvée sans relâche et sans pitié pendant trois années qui m’ont paru trois siècles, c’est que je crois qu’ils ont vivement regretté de s’être laissé entraîner dans une voie qui a failli les perdre et qui les a certainement compromis.


TRIBUNAL CIVIL DE CHATEAUROUX.
Note pour mademoiselle Céleste, contre M. D...

Un jour la société D...-B... a rêvé qu’elle allait devenir propriétaire du petit domaine du Poinsonnet. Elle ne peut renoncer à cette illusion sans se venger. Elle se venge par des injures ou des révélations étrangères à la discussion. On la dénonce. Rien n’est respecté, ni les regrets, ni les droits. Vous lui ferez justice, mais elle aura été obligée de se confesser publiquement, de dire aux hommes ce qu’elle n’aurait avoué à un confesseur qu’en rougissant et parlant bas.

Aux outrages, mademoiselle Céleste opposera des raisons. Sûre de son bon droit, elle se défendra surtout par le souvenir des faits.

La vivacité des attaques dont elle est l’objet, dans la note publiée sous le nom de M. D..., lui donne apparemment le droit de regarder en face son adversaire, de lui demander qui il est.

Qu’est-ce que c’est que M. D... dans le monde? Nous le dirons tout à l’heure.

Qu’est-ce que c’est que M. D... dans le procès? Rien du tout.

M. D... n’a droit de faire ce procès qu’autant qu’il est créancier. Or il ne l’est plus, il a été complétement désintéressé.

M. D... est porteur d’une hypothèque de 45,000 fr. qui frappe, de la manière la plus utile, sur les biens de M. de ***.

Après M. D..., il y a encore une marge considérable. Pure allégation! simple éventualité! s’écrie mon honorable adversaire! Comment? allégation! éventualité! Mais M. D... en est convenu dans l’interrogatoire qu’il a subi à Paris, et dont le texte est sous les yeux du tribunal de Châteauroux. M. D... a été obligé d’avouer qu’il n’a été que le prête-nom de M. B..., qu’il allait être payé, que s’il ne l’était pas encore, c’est que probablement M. B... avait intérêt à ce retard.

Le procès se fait sous son nom, mais il n’y porte aucune préoccupation personnelle, et c’est à peine s’il s’est exactement informé des progrès de la procédure.

Nous avons fait un pas dans la cause. En ôtant le masque dont s’est affublé M. D..., nous trouvons derrière M. B...

M. B..., c’est bien le véritable adversaire de mademoiselle Céleste, c’est celui qu’elle a rencontré partout, dans le prétoire du tribunal comme dans la cour du Poinsonnet.

M. B... est-il créancier?

Il le dit, mais M. de ***, qui depuis douze ans a laissé entre les mains de son bijoutier banquier plus de 130,000 fr. de sa fortune, sous forme de billets et sous forme d’hypothèques, conteste le compte de son créancier, et le tribunal de la Seine est saisi d’une contestation élevée contre la créance de M. B...

Mademoiselle Céleste sait parfaitement qu’une des douleurs de ce procès, c’est de la forcer à révéler les fautes et les entraînements de sa vie. Elle sait qu’elle doit entrer dans le sanctuaire de la justice, comme on entre au tribunal de la pénitence. C’est l’attitude qu’elle n’a cessé de garder... devant ses juges. Mais elle ne se croit pas obligée de courber le front sous les outrages dont cherchent à l’abreuver MM. D... et B... Devant une attaque qui manque de mesure et de générosité, elle se relève sous l’affront, et, se retournant vers ses accusateurs, elle prend la liberté de leur demander qui ils sont pour l’insulter.

Si MM. D... et B... s’étaient toujours renfermés dans le strict exercice de la profession de joailliers, ils n’auraient pas aujourd’hui l’occasion qu’ils croient avoir trouvée de faire du puritanisme sur les débris des fortunes de fils de famille ruinés. Si MM. D... et B... s’étaient bornés à vendre des bijoux pour les corbeilles de mariage, ils ne seraient pas ou ne prétendraient pas être les créanciers de M. de ***. Leurs noms ne retentiraient pas dans des procès où les noms de fraude sont prononcés, et où des notes d’une exagération ridicule sont réduites, par la justice, à des proportions plus raisonnables. MM. D... et B... se souviennent que la défense de mademoiselle Céleste a plaidé qu’à côté des fils de famille qui se ruinaient, les femmes momentanément associées à leur existence pouvaient échapper à la gêne ou à la misère; mais MM. D... et B... ont oublié, sans doute, que la défense de mademoiselle Céleste a retracé un tableau complet du monde où M. de *** a rencontré MM. D... et B... Ils ont oublié que la défense s’est attachée à peindre ces spéculateurs de sang-froid, qui, surveillant la ruine progressive des jeunes gens entraînés par leurs passions, finissent par s’enrichir de leurs dépouilles.

Nous ne demandons pas mieux que d’évoquer de nouveau, devant les magistrats qui jugeront le procès, les images de cette existence parisienne, contre laquelle MM. D... et B... tonnent aujourd’hui avec une si vertueuse indignation. Les juges seront inévitablement frappés de ce contraste. D’un côté, des faiblesses, de l’affection, des fautes. De l’autre, du calcul et de l’égoïsme. Au surplus, sans sortir de la cause, mademoiselle Céleste propose à MM. D... et B... d’accepter un juge entre elle et eux. C’est M. de ***. Il est tombé d’assez haut et dans un abîme assez profond, pour voir clair, aujourd’hui, dans le passé de sa vie. Il expie assez courageusement les fautes de sa jeunesse pour jeter sur les entraînements de son existence un regard ferme et assuré. Que pense-t-il de mademoiselle Céleste? Il lui a conservé une affection sincère et sérieuse, il lui écrit les lettres les plus amicales. Que pense-t-il de MM. D... et B...? Il les considère comme les mauvais génies de sa vie.

Tous les titres, on veut bien le reconnaître, sont en faveur de mademoiselle Céleste. Qu’oppose-t-on à nos preuves?

On ne donne, il est vrai, que deux raisons principales. Réfuter ces deux raisons, c’est réfuter tout le mémoire produit au nom de nos adversaires.

On dit: 1o que les ressources personnelles de mademoiselle Céleste ne lui ont jamais permis de songer à acheter un terrain pour y faire construire le Poinsonnet.

2o Qu’à l’époque où l’acquisition a eu lieu, si M. de *** n’était pas complétement ruiné, il était sur le penchant du désastre financier dans lequel son patrimoine a été englouti.

Nous avons démontré au tribunal que mademoiselle Céleste pouvait parfaitement payer la propriété qui lui appartient. Sa famille n’était pas dénuée de ressources; son grand-père a tenu pendant cinquante-six ans un hôtel garni rue de Bercy. Nous avons justifié qu’à une époque contemporaine de son acquisition dans le Berry elle a vendu à Paris un fonds d’hôtel garni, connu sous le nom d’hôtel Cléry, et qui était sa propriété particulière. Une partie du mobilier de cet hôtel a même servi à compléter celui du Poinsonnet. Nous avons rapporté son engagement et la preuve des appointements qu’elle touche au théâtre des Variétés. Quand on veut l’insulter, d’ailleurs, on lui oppose sa fortune; quand on veut la dépouiller, on lui objecte sa misère. Il faudrait choisir. Elle a montré au tribunal des titres d’acquisitions de rentes, elle a prouvé que des cadeaux considérables lui ont été faits, en dehors de ce que M. de *** a pu dépenser pour elle. Son mobilier de Paris est une petite fortune. La société D...-B... ne peut l’ignorer, puisqu’elle en a également été tentée, et qu’il a fallu un jugement du tribunal pour mettre un terme, à cet égard, à sa convoitise. Ajoutons que toutes les dépenses du Poinsonnet sont loin d’être payées, que mademoiselle Céleste a engagé des valeurs, a contracté des obligations, indépendamment des 6,000 fr. d’hypothèque que le tribunal connaît.

Il n’est pas plus vrai de dire qu’au moment où le Poinsonnet a été construit, M. de *** était sur le point d’être ruiné. N’oublions pas d’abord que l’important, au point de vue de la cause, est précisément de savoir si M. de *** se croyait ou ne se croyait pas ruiné. Le doute à cet égard n’est pas possible. M. de *** espérait, et avec raison, que ses propriétés seraient vendues 800,000 francs. C’est par suite d’une dépréciation, aussi considérable qu’inattendue, qu’en son absence, les immeubles ont été vendus moitié de leur valeur, et que sa déconfiture a été consommée en huit jours. En admettant donc que le Poinsonnet fût une libéralité de M. de ***, elle serait antérieure de deux ans aux poursuites des créanciers, elle n’aurait jamais pu, par conséquent, être faite en fraude de leurs droits. Sous ce point de vue encore, mademoiselle Céleste ne saurait être dépouillée de ce qui lui appartient.

Battus sur ce terrain, MM. D... et B... invoquent des vraisemblances.

Ils épuisent tous les termes de la vénerie, de l’art héraldique; ils accumulent toutes les hypothèses pour montrer que M. de *** aurait pu avoir l’idée d’acheter le Poinsonnet pour lui-même. Eh! messieurs, ne vous donnez pas tant de mal! Nous vous accordons que M. de *** aurait pu avoir cette idée. L’a-t-il eue? Voilà le point à établir.

Il nous est aisé de prouver le contraire, puisque c’est lui précisément qui a donné à mademoiselle Céleste la pensée de replacer son argent de cette façon.

Vous criez à l’invraisemblance! attendez; les faits vont vous convaincre.

Le bulletin de la poste aux chevaux, laissé au dossier, prouve qu’à la date par nous indiquée, le mobilier de mademoiselle Céleste a été conduit dans le Berry. Les frais de transport ont coûté 600 fr.; c’est ce mobilier, dont nous avons donné les factures, Vigand et autres, qui n’a jamais cessé d’être la propriété de mademoiselle Céleste, et qui a été depuis transporté chez elle au Poinsonnet.

Trois ans après, la liaison de mademoiselle Céleste avec M. de *** avait changé de caractère; aux illusions commencèrent à succéder des appréciations plus froides et plus raisonnables. La famille de M. de *** voulait le marier. Mademoiselle Céleste n’apportait à ces projets, dont elle comprenait la nécessité, aucun obstacle. Sa correspondance l’atteste. Mais ce lien ne pouvait se rompre en un jour. M. de *** comprenait que la vie commune devenait impossible. Mais il ne pouvait consentir à laisser s’éloigner de lui la femme qui avait été pendant trois ans la compagne de sa vie. C’est alors qu’il eut l’idée de l’engager à acheter un petit domaine, dans le but de se créer ou une retraite pour l’avenir, ou un revenu avantageux. Se séparant de M. de ***, elle devait reprendre son mobilier, qui allait tout naturellement trouver sa place au Poinsonnet. On chercha d’abord un emplacement convenable. Mademoiselle Céleste ne nie pas que M. de *** l’ait dirigée dans cette recherche; mais elle l’accompagnait toujours, et rien n’a été fait sans son assentiment. La position du Poinsonnet, à quelques mètres de la forêt, a paru avantageuse. «Si vous n’habitez pas un jour ou l’autre par vous-même, lui disait M. de ***, vous trouverez facilement à louer votre propriété comme rendez-vous de chasse.» Qu’on ne s’étonne donc pas si le Poinsonnet a reçu une approbation qui rappelle tous les attributs de la chasse; à l’origine, mademoiselle Céleste ne comptait occuper que la maison du garde. Elle a cédé à un entraînement naturel aux personnes qui viennent d’acheter et aux conseils de M. de ***. Elle a fait venir Lamarche le maçon, et Duly le charpentier. Elle leur a tracé à la plume, sur un morceau de papier, le plan du pavillon qu’elle voulait.

Pour mieux marquer l’intention de la rupture projetée entre elle et M. de ***, elle est revenue à Paris et s’est engagée au théâtre des Variétés.

M. de *** n’était point brouillé avec mademoiselle Céleste. Il séparait sa vie de la sienne, mais sans pensée de rupture définitive. Qu’y avait-il d’extraordinaire à ce qu’il s’occupât de la réalisation d’un projet qu’il avait inspiré, et dans lequel se trouvait la trace de son souvenir?

Y a-t-il lieu de s’étonner davantage si M. de *** a fait à ses frais, avec sa voiture et ses chevaux, le transport du mobilier de mademoiselle Céleste, comme nous le reprochent si haut MM. D... et B...?

Des mois s’étaient écoulés, le mariage de M. de *** avait manqué. Alors seulement M. de *** commença à s’apercevoir des embarras d’argent qui allaient le presser de toutes parts. Il mit sa terre en vente, et s’ennuyant tout seul dans le Berry, il prolongea ses séjours au Poinsonnet.

Le tribunal a su, du reste, que si ces messieurs avaient des yeux de lynx pour apercevoir les traces du passage de M. de *** au Poinsonnet, ils étaient complétement frappés de cécité devant les robes, les amazones, les métiers à tapisserie, les ouvrages à la main de mademoiselle Céleste.

Le reste des propriétés de M. de *** avait été vendu en son absence, avec des pouvoirs émanés de lui, mais qu’il n’avait pas donnés pour vendre à si bas prix, ce qui a donné lieu à des réclamations par lui adressées à M. M..., procureur de la République.

Alors seulement M. de *** a connu, pour la première fois, toute l’étendue de sa ruine.

Il est retourné au Poinsonnet, a vendu ses chiens à M. M..., ainsi qu’à deux ou trois autres personnes dont le nom nous échappe, a envoyé une partie de sa sellerie en payement à Johns, son sellier, a vendu une voiture et un cheval à M. S..., a donné à son piqueur, qu’il avait depuis six ans, les chiens trop jeunes pour être vendus, et le petit sanglier, dont il a été tant question dans ce procès. Il n’a laissé que ses effets exclusivement personnels, a mis en ordre tous les papiers et tous les reçus des travaux dont il avait surveillé l’exécution au Poinsonnet.

Les adversaires triomphent de ce qu’une grande partie de ces reçus est au nom de M. de ***. Qu’y a-t-il de surprenant? M. de *** était sur les lieux, mademoiselle Céleste était momentanément absente, les ouvriers et les entrepreneurs lui apportaient des factures ainsi conçues, il ne prenait pas la peine de les faire rectifier; mais les entrepreneurs qui avaient été appelés à l’origine des travaux savaient très-bien qu’ils travaillaient pour le compte de mademoiselle Céleste.

Mademoiselle Céleste, d’ailleurs, ne fait pas difficulté d’en convenir. La fausseté de sa position, dans le Berry, par suite de ses relations avec M. de ***, était pour tous les fournisseurs une cause d’embarras. Elle avait toujours eu la discrétion de ne pas se faire appeler madame de ***, et craignant de la désobliger en l’appelant mademoiselle, les fournisseurs lui adressaient jusqu’à ses gants au nom de M. de ***. S’il y avait eu la moindre pensée de fraude, soit de la part de M. de ***, soit de la part de mademoiselle Céleste, on se serait bien gardé de prendre les reçus au nom de M. de ***, et l’absence même de toutes précautions à cet égard est la preuve de la sincérité des actes faits deux ans auparavant.

Une autre preuve non moins forte de la sincérité de ces actes se trouve dans la correspondance de M. de ***. Nous avons produit dix lettres de M. de *** qui ne sont pas évidemment écrites pour les besoins de la cause, et où il reconnaît à chaque ligne ce droit de propriété de mademoiselle Céleste.

Le tribunal n’oubliera pas d’ailleurs la visite que mademoiselle Céleste a faite au Poinsonnet, et qui lui a été si amèrement reprochée. Elle a vu et rangé tous les papiers, tous les reçus dont on se fait une arme contre elle.—Rien ne lui était plus facile que de les emporter ou de les détruire. Elle les a scrupuleusement laissés à leur place, de sorte qu’aujourd’hui nous sommes fondés à dire à nos adversaires: Toutes ces pièces dont vous faites un si grand étalage sont sans intérêt, puisque mademoiselle Céleste les a laissées à votre disposition, ou si elles sont susceptibles de discussion, vous êtes obligés de vous incliner devant la parole d’un adversaire, qui vous a donné un tel exemple de loyauté!

Nous devons, au surplus, le rappeler, MM. D... et B... n’ont pas éprouvé la moindre émulation de générosité.

En dehors même du procès, ils n’ont rien épargné à mademoiselle Céleste: injures, mauvais procédés, ils ont tout accumulé. Ils ont fouillé ses papiers, scruté ses correspondances, envahi son domicile en son absence.

Contre tant d’attaques aussi violentes qu’injustes, mademoiselle Céleste n’a qu’une force, son bon droit, elle n’a qu’une espérance et qu’un appui, c’est la protection qu’elle attend avec confiance de la justice.


Chronique de l’Indre.

23 août 1852.

Une foule immense se pressait mardi dernier, dans la salle d’audience du tribunal civil de Châteauroux. Deux avocats célèbres, appartenant l’un et l’autre au barreau de Paris, avaient été annoncés.

Il s’agissait d’un procès suivi par un créancier de M. le comte de ***, contre mademoiselle C...

On ne saurait exprimer la verve, l’entraînement avec lesquels l’illustre avocat de mademoiselle C... a abordé successivement les aspects divers de la cause.

Tout l’auditoire était sous le coup d’une vive émotion.

Me M..., avec cette parole toujours grave d’un maître du barreau, s’est constamment attaché à resserrer son procès sur le terrain du droit, pour mieux le dégager de l’impression produite par la brillante plaidoirie que l’on venait d’entendre.

Le barreau de Châteauroux a pris sa belle part dans cette lutte oratoire; Me Moreau, son bâtonnier, plaidant pour un intérêt analogue à celui de mademoiselle C..., a résolûment abordé les principes et les a exposés avec la science et la force de logique qui le distinguent.

C’était une fortune que la rencontre de ces trois hommes de talent, et la population en conservera longtemps le souvenir.

Si notre réserve nous interdit de rien préjuger d’une cause mise en délibéré, nous devons constater que le public nombreux qui assistait aux débats confirmait, en sortant du palais, ce fait avancé par Me D..., qu’au lieu d’exciter les prodigalités de M. le comte de ***, sa cliente s’est toujours efforcée de les combattre.


COUR IMPÉRIALE DE BOURGES.
Note pour mademoiselle C..., contre M. D... saisissant; B..., intervenant.

§ Ier.
Question à juger.

MM. D... et B... reconnaissent que mademoiselle Céleste a en sa faveur le titre et la possession.

Mais ils prétendent que ce titre et cette possession ne sont qu’une apparence mensongère.

MM. D... et B... sont demandeurs, ils doivent détruire l’efficacité du titre et de la possession de mademoiselle Céleste, et puisqu’ils allèguent la fraude, c’est à eux de la prouver.

Remplissent-ils cette double condition?

Mademoiselle Céleste, dont les papiers ont été fouillés par ses adversaires, avant comme après, et malgré les arrêts de la justice, n’est-elle pas en droit d’exiger au moins que cette preuve, pour être admise, ne laisse rien à désirer?

§ II.
Les fins de non-recevoir.

Avant d’aborder la discussion, MM. D... et B... (page 2 de leur second mémoire) insinuent que M. Pierre, intervenant, aurait renoncé à la fin de non-recevoir tirée des articles 2209 et 2210 du code Napoléon.

M. Pierre a si peu renoncé à ce moyen, que Me Guillot, plaidant pour lui, a formellement rappelé le principe plus sévère encore, que l’action révocatoire n’était ouverte qu’au créancier qui ne trouvait pas dans les autres biens de son débiteur un gage suffisant pour sa créance. Donc nécessité de discussion préalable des biens que le débiteur a hypothéqués spécialement ou dont la propriété dans ses mains n’est contestée par personne.

Ce moyen eût-il été abandonné par M. Pierre, mademoiselle Céleste aurait le droit de le reprendre et de le soutenir devant la cour, puisqu’elle a déclaré en première instance qu’elle se rendait commune la défense de M. Pierre à cet égard.

Dans ce système, n’a-t-elle pas plaidé à Bourges que M. D... était payé totalement par sa collation dans l’ordre de la Châtre?

Quant à M. B..., le chiffre de sa créance est encore douteux, puisqu’il y a appel du jugement rendu par le tribunal de la Seine.

Ce qu’il y a de certain, c’est qu’il reçoit 10,000 francs dans les ordres, et qu’au moyen de l’opposition qu’il vient de pratiquer entre les mains de M. de la Châ..., débiteur de M. de ***, par suite du transport que M. B... lui a fait de sa créance, M. B... se trouve avoir deux garanties pour une.

N’oublions pas d’ailleurs quel est le caractère du procès. C’est une action en fraude qui est dirigée contre nous.

Cette action n’appartient ni à M. D..., ni à B...

En effet, deux choses constituent la fraude, l’intention et le préjudice.

D..., payé sur les immeubles dont le prix est distribué à la Châtre, ne subit aucun préjudice par suite des actes qu’il attaque.

B..., créancier postérieur au 13 août 1850, ne peut imputer à M. de *** l’intention de nuire à ses droits.

B..., embarrassé par la date de son titre, qui est de juillet 1851, prétend en vain que les causes de cette seconde obligation sont antérieures, au moins pour partie, à l’acquisition du Poinsonnet. Cela ne pourrait être vrai que pour une portion extrêmement minime, par deux raisons: la première, c’est que cette obligation comprend le prix du transport de 39,000 fr. sur M. de la Châ..., transport qui n’a eu lieu qu’en juin 1851. La seconde, c’est que la première obligation D... et B... étant du 10 mai 1850, les fournitures faites dans l’intervalle sont nécessairement très-importantes.

Ajoutons que dans tous les cas cette portion est déjà couverte par les 10,000 francs que M. B... touche dans les ordres.

Pour échapper à des moyens aussi décisifs, l’adversaire a été obligé de se retrancher derrière la théorie de la simulation absolue, qui a le double inconvénient de venir tard dans la cause et d’être en désaccord avec tous les faits, tous les actes et toutes les circonstances du procès.

Au point de vue moral, il serait par trop fort que M. B... pût attaquer des droits acquis et des actes authentiques, pour la sauvegarde de créances dont l’origine est si peu digne d’intérêt et qui seraient encore moins excusables si M. de *** était à cette époque ruiné, comme le prétendent MM. D... et B...

§ III.
Objet du procès.

Le procès a un double objet: le mobilier du Poinsonnet, le pavillon du Poinsonnet.

§ IV.
Mobilier.

Mademoiselle Céleste adresse aux adversaires les questions suivantes:

Est-il constaté qu’elle ait fait transporter en Berry son mobilier de la place de la Madeleine?

Est-il constaté qu’elle ait déboursé les frais de ce transport?

Oui, car elle rapporte au dossier la quittance de la poste aux chevaux: le fait n’a même pas été contesté.

Ne produit-elle pas des factures s’appliquant à ce mobilier?—Oui, incontestablement. Il y en a même qu’elle a fait enregistrer dès le lendemain de la saisie, aux droits de 200 francs environ, pour mettre sa demande à l’abri de toutes fins de non-recevoir, en énonçant régulièrement, au moins pour partie, les preuves de sa propriété. On comprend du reste, par l’énormité de cette dépense, qu’elle n’ait pas pu faire enregistrer toutes les factures.

Il est facile de reconnaître l’application de ces factures, qui remontent aux années 1844, 1845, 1846, 1847, toutes années antérieures aux relations de M. de *** avec mademoiselle Céleste; elle ne doit donc pas ce mobilier aux libéralités de M. de ***.

B... a pris communication de ces factures. Il est allé chez les marchands, comme le prouvent plusieurs lettres que nous avons représentées, et il n’a rien articulé à l’encontre des pièces produites.

Cependant il veut faire vendre le tout!

Bien différente a été la conduite de mademoiselle Céleste. N’est-il pas constaté que, par ses conclusions signifiées en première instance, elle a reconnu et distingué, parmi les objets mobiliers qui lui appartiennent, ceux qui avaient été déposés chez elle par M. de ***, et qu’elle a demandé acte de sa reconnaissance à cet égard.

Oui, tel était le but du voyage, voyage nécessaire, qu’elle a fait au Poinsonnet, parce qu’en tout elle voulait agir avec loyauté. C’est par ce motif qu’elle a marqué de numéros les objets qui ne lui appartenaient pas.

En résumé, M. B..., qui devait prouver contre mademoiselle Céleste, ne rapporte aucune justification.

Mademoiselle Céleste, qui n’avait aucunes preuves à faire, les rapporte toutes.

§ V.
Acquisition et construction du Poinsonnet.

Mademoiselle Céleste procédera de même que pour le mobilier.

N’est-il pas constant que le prix de l’hôtel Cléry est en rapport avec le prix de l’acquisition de la location du Poinsonnet?

N’est-il pas constant que mademoiselle Céleste a envoyé de Paris divers objets qui sont entrés dans la construction du Poinsonnet, tels que les cheminées de marbre, poêle, treillis en fer qui sont dans le parterre, corbeille en fil de fer, volière, etc.?

Toutes les factures à son nom sont au dossier.

La correspondance ne justifie-t-elle pas qu’à diverses reprises et pendant la durée des travaux, mademoiselle Céleste a envoyé de l’argent à Châteauroux?

Ne représentons-nous pas les quittances des ouvriers, payés par suite de l’emprunt Pierre, pour lequel mademoiselle Céleste a donné une procuration datée de Paris, où elle était retenue par son service au théâtre, cette procuration enregistrée, légalisée avant toutes poursuites?

Tous les ouvriers qui restent à payer ne comptent-ils pas sur mademoiselle Céleste pour leur payement? Ce n’est pas là une feinte, un moyen d’intéresser la justice; mademoiselle Céleste a énoncé formellement cet engagement dans la lettre publiée par ses adversaires; elle l’a pris en effet, elle l’exécutera, la justice reconnaissant son droit. C’était son obligation, puisque les ouvriers travaillaient en réalité pour elle.

Mademoiselle Céleste ne conteste pas que beaucoup des mémoires des travaux du Poinsonnet sont au nom de M. de ***, cela a été expliqué par nous dans la note de première instance, nous n’avons pas besoin d’y revenir.

Elle ne disconvient pas non plus que M. de *** ait voulu lui faire quelques cadeaux pour aider à la construction du pavillon.

M. de *** n’était pas ruiné alors, M. de *** se croyait, et avec raison, au-dessus de ses affaires: il avait bien le droit de faire des libéralités de bien peu d’importance quand on les compare à sa situation. Le ministère public a semblé reconnaître qu’à ce moment M. de *** aurait pu, d’un trait de plume, faire à mademoiselle Céleste cadeau du pavillon tout construit; ce qu’il pouvait faire pour le tout, comment n’aurait-il pas pu le réaliser pour des payements sans importance?

Ces libéralités, d’ailleurs, n’ont jamais existé qu’en projet. Mademoiselle Céleste a été obligée de payer avec ses ressources personnelles, et ce qui n’est pas payé, c’est elle qui le doit.

Le compte du Poinsonnet n’est pas difficile à faire:

Mademoiselle Céleste a commencé par payer au vendeur 6,000 fr.
Elle a emprunté de M. Pierre 6,000  
Ses lettres prouvent qu’elle a envoyé de Paris 5,000  
Ses lettres, confirmées par les factures à l’appui, prouvent encore qu’elle a envoyé: cheminées, treillages et poële, etc., le tout pour une somme de 3,500  
Il est dû à Châteauroux pour le Poinsonnet une somme d’environ 12,000  
Cela donne en total 32,500

C’est, à quelques centaines de francs près, le prix de revient du Poinsonnet.

Les adversaires se sont bien gardés d’annoncer des chiffres précis à la cour, ils ne parlent que par 30 ou 60,000 fr., mais si on leur demande des détails ils n’en fournissent aucun.

Ils ont pris nos pièces, ils les ont même envoyées à Paris, sans qu’elles fussent revêtues d’aucun visa. Mademoiselle Céleste avait protesté par acte signifié contre de tels abus, et avait même demandé que les pièces fussent retirées du procès. C’est le motif pour lequel elle n’avait pas exploré plus tôt ce qu’elles contenaient.

Si la construction du Poinsonnet avait été la propriété de M. de ***, comment n’aurait-il pas pris les bois nécessaires à cette construction sur les dépendances de la terre de ***.

Lors même que les allégations des adversaires seraient aussi vraies qu’elles ont été prouvées fausses quant aux coupes des bois, il est bien évident que M. de ***, qui ne craint pas, dans le système des adversaires, de déshonorer sa propriété, eût bien trouvé, en abattant quelques arbres de bordures, le bois nécessaire à la construction d’un pavillon de 15 mètres de long sur 11 mètres de large.

Les factures de Lemerle sont produites par les adversaires au milieu des pièces qui ont été remises par le séquestre.

Donc pour le terrain nous pouvons, comme pour le mobilier, dire que MM. D... et B... n’ont rien prouvé, et que mademoiselle Céleste, qui n’a rien à prouver, a rapporté toutes les pièces désirables.

Chargement de la publicité...