Mémoires de Frédérique Sophie Wilhelmine de Prusse, margrave de Bareith. Tome 1
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Title: Mémoires de Frédérique Sophie Wilhelmine de Prusse, margrave de Bareith. Tome 1
Author: Margrave of Bayreuth consort of Friedrich Margravine Wilhelmine
Release date: January 14, 2009 [eBook #27808]
Most recently updated: March 20, 2009
Language: French
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MÉMOIRES
DE
FRÉDÉRIQUE SOPHIE
WILHELMINE,MARGRAVE DE BAREITH,
SOEUR DE
FRÉDÉRIC LE GRAND,
DEPUIS
L'ANNÉE 1706 JUSQU'À 1742,
ÉCRITS DE SA MAIN.
TROISIÈME ÉDITION, CONTINUÉE JUSQU'A 1758 ET ORNÉE
DU PORTRAIT DE LA MARGRAVE.TOME PREMIER.
LEIPZIG.
H. BARSDORF.
1889.
FRÉDÉRIQUE SOPHIE WILHELMINE, MARGRAVE DE BAREITH,
Préface.
Un charme tout particulier plane autour des Mémoires tant renommés de la Margrave de Bareith, les enveloppant de voiles mystérieux, tantôt transparents, tantôt obscurcis, montrant néanmoins toujours distinctement l'individualité de la femme auguste dans tout ce qu'elle fait comme dans tout ce qu'elle ne fait pas.
Quatre-vingts ans se sont écoulés depuis la première édition qui fut, non pas lue, mais dévorée. Rien ne pouvait exciter un plus vif intérêt que ce menu de scènes piquantes d'observations pétillantes, d'intrigues incroyables, le tout écrit avec une sans-gêne inouïe. La princesse n'épargnait rien et personne, ni père, ni mère, ni frères, ni soeurs n'échappaient à sa critique mordante. Tout ce qu'elle voyait et entendait était saisi pour être dépeint dans ses Mémoires ou comme un portrait parlant ou comme une caricature, mais toujours sans aucune considération de ce qu'on appelle les convenances et les égards. Nous autres, enfants du XIXième siècle, tout imbus de ces préjugés de convention, nous ne pouvons voir sans étonnement de quelle manière elle arrange ses personnages sans aucune exception, les traitant tous avec la dernière rigueur.
Nous ne pouvons comprendre cette princesse de Prusse, choisissant les expressions les plus fortes, les plus drastiques et décrivant les scènes les plus intimes. Mais le XVIIIième siècle pensait et écrivait autrement que le nôtre. Bien souvent alors le coeur s'échappait avec la langue, et la plume suivait la main. Avec sa grande désinvolture de conception et de raisonnement le siècle philosophique ne s'inquiétait pas long-temps du: «qu'en dira-t-on?«
On a bien souvent reproché à la Margrave--et le célèbre historien Schlosser lui a jeté la première pierre--d'avoir de gaîté de coeur compromis inutilement les siens. Nous aurions d'elle un portrait peu ressemblant si nous acceptions ce jugement étroit parmi tous les autres du même acabit. Il faut essayer de la connaître autrement, et elle se révèle sous un jour tout différent dans ses lettres.
La Margrave Wilhelmine entretenait une correspondance suivie avec les plus illustres savants et les plus grands poètes de son temps. Il suffit de nommer ici Frédéric le Grand et Voltaire. Dans ses lettres se trouve bien souvent l'explication pour nombre de paroles dures contenues dans ses Mémoires. C'est dans ses lettres qu'elle ouvre son soeur à son frère et à son ami. On est ému du chagrin et des souffrances d'une princesse qui, selon les personnages les plus distingués de ce temps, passe pour la femme la plus spirituelle et la plus éminente du XVIIIième siècle. On serait bien tenté de ne point lui reprocher son impiété en voyant que son amertume et son aigreur trouvent leur explication dans les souffrances physiques et psychiques qu'elle eut à subir.
Aujourd'hui que l'on a puisé à tant de sources historiques, il serait impossible de mettre au premier rang les Mémoires de la Margrave. Ils sont sans grande portée pour la conception historique, et du reste on y trouve plus d'une erreur. On ne peut nier cependant qu'il n'y ait beaucoup de vrai et d'intéressant: aussi resteront-ils un tableau vivant des moeurs et de la situation de l'Allemagne au XVIIIième siècle.
Malheureusement le manuscrit original des Mémoires finit avec l'année 1742. La Margrave vécut jusqu'à 1758 et s'éteignit dans la même nuit et à l'heure même où son frère était surpris près de Hochkirch.
Cette nouvelle édition que nous présentons au public s'efforce à combler cette lacune en dépeignant la vie de la Margrave jusqu'à sa mort d'après des documents et des lettres de l'authenticité la plus indiscutable.
En publiant cette nouvelle édition nous voulons contribuer de notre part à présenter à un public toujours plus nombreux le portrait de la princesse après en avoir enlevé le tâche d'impiété qui le défigurait. Nous montrerons sous son vrai jour une femme pensant et agissant vraiment en reine, grande dans son amour héroïque pour son frère vraie dans son amitié. Espérons de voir disparaître de plus en plus l'opinion qui la faisait regarder comme une femme sans coeur et sans âme.
Leipzig, février 1888.
B.
1706.
Frédéric Guillaume; roi de Prusse, alors prince royal, épousa l'année 1706 Sophie Dorothée d'Hannovre. Le roi Frédéric I. son père lui avoit donné à choisir entre trois princesses qui étoient celle de Suède, soeur de Charles XII., celle de Saxe-Zeitz, et celle d'Orange, nièce du prince d'Anhalt. Celui-ci qui de tout temps avoit été tendrement chéri du prince royal s'étoit fort flatté, que son choix tomberoit sur sa nièce. Mais le coeur du prince royal étant épris des charmes de la princesse d'Hannovre, il refusa ces trois partis et sut par ses prières et ses intrigues obtenir le consentement du roi son père pour son mariage avec elle.
Il est juste, que je donne une idée du caractère des principales personnes qui composoient la cour de Berlin, et surtout de celui du prince royal. Ce prince, dont l'éducation avoit été confiée au comte Dona, possède toutes les qualités qui doivent composer un grand homme. Son génie est élevé et capable des plus grandes actions; il a la conception aisée, beaucoup de jugement et d'application; son coeur est naturellement bon, depuis sa tendre jeunesse il a toujours montré un penchant décidé pour le militaire; c'étoit sa passion dominante, et il l'a justifiée par l'ordre excellent, dans lequel il a mis son armée. Son tempérament est vif et bouillant et l'a porté souvent à des violences; qui lui ont causé depuis de cruels repentirs. Il préferoit la plupart du temps la justice à la clémence. Son attachement excessif pour l'argent lui a attiré le tître d'avare. On ne peut cependant lui reprocher ce vice qu'a l'égard de sa personne et de sa famille. Car il combloit de biens ses favoris et ceux qui le servoient avec attachement.
Les fondations charitables et les églises qu'il a bâties sont une preuve de sa piété. Sa dévotion alloit jusqu'à la bigoterie, il n'aimoit ni le faste, ni le luxe. Il étoit soupçonneux, jaloux et souvent dissimulé. Son gouverneur avoit pris soin de lui inspirer du mépris pour le sexe. Il avoit si mauvaise opinion de toutes les femmes que ses préjugés causèrent bien du chagrin à la P. R. dont il étoit jaloux à toute outrance.
Le prince d'Anhalt peut être compté parmi les plus grands capitaines de ce siècle. Il joint à une expérience consommée dans les armes un génie très propre pour les affaires. Son air brutal inspire de la crainte, et sa physionomie ne dément pas son caractère. Son ambition démesurée le porte à tous les crimes, pour parvenir à son but. Il est ami fidèle mais ennemi irréconciliable, et vindicant à l'excès envers ceux qui ont le malheur de l'offenser. Il est cruel et dissimulé, son esprit est cultivé et très-agréable dans la conversation quand il le veut. Mr. de Grumkow peut passer pour un des plus habiles ministres qui aient paru depuis long-temps, c'est un homme très-poli, d'une conversation aisée et spirituelle; avec un esprit cultivé, souple et insinuant il plaît surtout par le talent de satiriser impitoyablement, faculté fort en vogue dans le siècle où nous sommes. Il sait joindre le sérieux à l'agréable. Tous ces beaux dehors renferment un coeur fourbe, intéressé et traître. Sa conduite est des plus déréglées, tout son caractère n'est qu'un tissu de vices, qui l'ont rendu l'horreur de tous les honnêtes gens.
Tels étoient les deux favoris du P.R. On juge bien qu'étant l'un et l'autre d'intelligence et amis intimes, ils étoient très-capables de corrompre le coeur d'un jeune prince et de bouleverser tout un état. Leur projet de régner se voyoit dérouté par le mariage du P.R. Le prince d'Anhalt ne pouvoit pardonner à la princesse royale la préférence qui lui avoit été donnée sur sa nièce. Il craignoit qu'elle ne s'emparât du coeur de son époux. Pour y mettre obstacle il essaya de semer de la mésintelligence entre eux, et profitant du penchant que le P.R. avoit à la jalousie, il tâcha de lui en inspirer pour son épouse. Cette pauvre princesse souffroit des martyres par les emportemens du P.R. et quelques preuves qu'elle pût lui donner de sa vertu, il n'y eut que la patience qui pût le faire revenir des préjugés qu'on lui avoit donnés contre elle.
Cette princesse devint cependant enceinte et accoucha en 1707 d'un fils. La joie que causa cette naissance, fut bientôt convertie en deuil, ce prince étant mort un an après. Une seconde grossesse releva l'espoir de tout le pays. La P.R. mit au monde le 3. Juillet 1709 une princesse qui fut très-mal reçue, tout le monde désirant passionnément un prince. Cette fille est ma petite figure. Je vis le jour dans le temps que les rois de Danemarc et de Pologne étoient à Potsdam, pour y signer le traité d'alliance contre Charles XII, roi de Suède, afin de pacifier les troubles de Pologne. Ces deux monarques et le roi, mon grand-père, furent mes parrains et assistèrent à mon baptême, qui se fit en grande cérémonie et avec pompe et magnificence. On me nomma Frédérique Sophie Wilhelmine.
Le roi, mon grand-père, prit bientôt beaucoup de tendresse pour moi. A un an et demi j'étois beaucoup plus avancée que les autres enfans, je parlois assez distinctement et à deux ans je marchois seule. Les singeries que je faisois divertissoient ce bon prince, qui s'amusoit avec moi des journées entières.
L'année suivante la P. R. accoucha encore d'un prince, qui lui fut aussi enlevé. Une quatrième grossesse donna au mois de Janvier de l'année 1712 la vie à un troisième prince, qui fut nommé Frédéric. Nous fûmes confiés, mon frère et moi aux soins de Madame de Kamken, femme du grand-maître de la garde-robe du roi, et son grand favori. Mais peu de temps après la P. R. étant allée à Hannovre, pour voir l'électeur son père, Madame de Kilmannseck connue depuis sous le nom de Milady Arlington, lui recommanda une demoiselle qui lui servoit de compagnie, pour avoir soin de mon éducation. Cette personne, nommée Letti, étoit fille d'un moine Italien, qui s'étoit enfui de son couvent pour s'établir en Hollande, où il avoit abjuré la foi catholique. Sa plume lui fournissoit le nécessaire. Il est auteur de l'histoire de Brandebourg, qui a été fort critiquée, et de la vie de Charles V. et de Philippe II.
Sa fille avoit gagné sa vie à corriger les gazettes. Elle avoit l'esprit et le coeur Italien, c'est-à-dire très-vif, très souple et très noir. Elle étoit intéressée, hautaine et emportée. Ses moeurs ne dementoient pas son origine, sa coquetterie lui attiroit nombre d'amans qu'elle ne laissoit pas languir. Ses manières étoient Hollandaises c'est-à-dire très-grossières, mais elle savoit cacher ces défauts sous de si beaux dehors, qu'elle charmoit tous ceux qui la voyoient. La P. R. en fut éblouïe comme les autres et se détermina à la placer auprès de moi sur le pied de Demoiselle, avec cette prérogative néanmoins, qu'elle me suivroit partout et seroit admise à ma table.
Le prince royal avoit accompagné son épouse à Hannovre. La princesse électorale y étoit accouchée en 1707 d'un prince. Nos âges se convenant, nos parens voulurent resserrer encore plus les noeuds de leur amitié en nous destinant l'un pour l'autre. Mon petit amant commença même en ce temps la à m'envoyer des presens, et il ne se passoit point de poste que ces deux princesses ne s'entretinssent de l'union future de leurs enfans. Il y avoit déjà quelque temps que le roi, mon grand père, se trouvoit fort indisposé; on s'étoit flatté d'un temps à l'autre que sa santé se remettroit, mais sa complexion extrêmement foible ne put résister long-temps aux atteintes de l'étisie. Il rendit l'esprit au mois de Février de l'année 1713. Lorsqu'on lui annonça la mort, il se soumit avec fermeté et avec résignation aux décrets de la providence. Sentant approcher sa fin, il prit congé du prince et de la P. R. et leur recommanda le salut du pays et le bien de ses sujets. Il nous fit appeler ensuite, mon frère et moi, et nous donna sa bénédiction à 8 heures du soir. Sa mort suivit de près cette lugubre cérémonie. Il expira le 25 regretté et pleuré généralement de tout le royaume.
Le jour même de sa mort le roi Frédéric Guillaume son fils se fit donner l'état de sa cour et la réforma entièrement, à condition que personne ne s'éloigneroit avant l'enterrement du feu roi. Je passe sous silence la magnificence de ces obsèques. Elles ne se firent que quelques mois après. Tout changea de face à Berlin. Ceux que voulurent conserver les bonnes grâces du nouveau roi, endossèrent le casque et la cuirasse: tout devint militaire et il ne resta plus la moindre trace de l'ancienne cour. Mr de Grumkow fut mis à la tête des affaires et le prince d'Anhalt reçut le détail de l'armée. Ce furent ces deux personnages, qui s'emparèrent de la confiance du jeune monarque, et qui lui aidèrent à supporter le poids des affaires. Toute cette année ne se passa qu'à les régler et à mettre ordre aux finances qui se trouvoient un peu dérangées par les profusions immenses du feu roi.
L'année suivante produisit un nouvel événement très-intéressant pour le roi et la reine. Ce fut la mort de la reine Anne de la grande Bretagne. L'électeur d'Hannovre devenu son héritier par l'exclusion du prétendant ou plutôt du fils de Jaques II., passa en Angleterre pour y monter sur le trône. Le prince électoral, son fils, l'y accompagna et prit le titre de prince de Galles. Celui-ci laissa le prince son fils, nommé duc de Glocestre, à Hannovre, ne voulant pas risquer de lui faire passer la mer dans un âge si tendre. La reine, ma mère, accoucha dans le même temps d'une princesse, laquelle fut nommée Frédérique Louise.
Cependant mon frère étoit d'une constitution très-faible. Son humeur taciturne et son peu de vivacité donnoient de justes craintes pour ses jours. Ses maladies fréquentes commencèrent à relever les espérances du prince d'Anhalt. Pour soutenir son crédit et en acquérir d'avantage, il persuada au roi de me faire épouser son neveu. Ce prince étoit cousin germain du roi. L'électeur Frédéric Guillaume, leur ayeul, avoit eu deux femmes. De la princesse d'Orange qu'il épousa en premières noces il eut Frédéric I. et deux princes qui moururent peu après leur naissance.
La seconde épouse, princesse de Holstein-Glucksbourg, veuve du duc Charles Louis de Lunebourg, lui donna cinq princes et trois princesses, savoir Charles qui mourut empoisonné en Italie, par les ordres du roi son frère, le prince Casimir, empoisonné de même par une princesse de Holstein, qu'il avoit refusé d'épouser, les princes Philippe Albert et Louis. Le premier de ces trois princes épousa une princesse d'Anhalt, soeur de celui dont j'ai fait le portrait. Il eut d'elle deux fils et une fille. Le Margrave Philippe étant mort, son fils aîné, le Margrave de Schwed devint premier prince du sang et héritier présomptif de la couronne, en cas d'extinction de la ligne royale. Dans ce dernier cas tous les pays et les biens allodiaux me tomboient en partage. Le roi n'ayant qu'un fils, le prince d'Anhalt, appuyé de Grumkow, lui fit concevoir que sa politique exigeoit de lui qu'il me fît épouser son cousin, le Margrave de Schwed. Ils lui représentèrent que la santé délicate de mon frère ne permettoit pas qu'on fît grand fonds sur ses jours, que la reine commençoit à devenir si replette, qu'il étoit à craindre qu'elle n'eût plus d'enfans; que le roi devoit penser d'avance à la conservation de ses états qui seroient démembrés, si je faisois un autre parti, et enfin, que s'il avoit le malheur de perdre mon frère, son gendre et son successeur lui tiendroient lieu de fils.
Le roi se contenta pendant quelque temps de ne leur donner que des réponses vagues, mais ils trouvèrent enfin moyen de l'entraîner dans des parties de débauche, où, échauffé de vin, ils obtinrent de lui ce qu'ils voulurent. Il fut même conclu que le Margrave de Schwed auroit dorénavant les entrées chez moi, et qu'on tâcheroit par toutes sortes de moyens de nous donner de l'inclination l'un pour l'autre. La Letti gagnée par la clique d'Anhalt, ne cessoit de me parler du Margrave de Schwed, et de le louer, ajoutant toujours qu'il deviendroit un grand roi et que je serois bien heureuse, si je pouvois l'épouser.
Ce prince né en 1700, étoit fort grand pour son âge. Son visage est beau, mais sa physionomie n'est point revenante. Quoiqu'il n'eût que 15 ans, son méchant caractère se manifestoit déjà, il étoit brutal et cruel, il avoit des manières rudes et des inclinations basses. J'avois une antipathie naturelle pour lui, et je tâchois de lui faire des niches, et de l'épouvanter, car il étoit poltron. La Letti n'entendoit pas raillerie là-dessus et me punissoit sévèrement. La reine qui ignoroit le but des visites, que me faisoit ce prince, les souffroit d'autant plus facilement que je recevois celles des autres princes du sang et qu'elles étaient sans conséquence dans un âge aussi tendre que le mien. Malgré tout ce qu'on avoit pu faire jusqu'alors, les deux favoris n'avoient pu venir à bout de mettre la mésintelligence entre le roi et la reine. Mais quoique le roi aimât passionnément cette princesse, il ne pouvoit s'empêcher de la maltraiter et ne lui donnoit aucune part dans les affaires. Il en agissoit ainsi parceque, disoit il, il falloit tenir les femmes sous la férule, sans quoi elles dansoient sur la tête de leurs maris.
Elle ne fut pourtant pas long-temps sans apprendre le plan de mon mariage. Le roi lui en fit la confidence; ce fut un coup de foudre pour elle. Il est juste que je donne ici une idée de son caractère et de sa personne. La reine n'a jamais été belle, ses traits sont marqués et il n'y en a aucun de beau. Elle est blanche, ses cheveux sont d'un brun foncé, sa taille a été une des plus belles du monde. Son port noble et majestueux inspire du respect à tous ceux qui la voient; un grand usage du monde et un esprit brillant semblent promettre plus de solidité qu'elle n'en possède. Elle a le coeur bon, généreux et bienfaisant, elle aime les beaux arts et les sciences, sans s'y être trop appliquée. Chacun à ses défauts, elle n'en est pas exempte. Tout l'orgueil et la hauteur de la maison d'Hannovre sont concentrés en sa personne. Son ambition est excessive, elle est jalouse à l'excès, d'une humeur soupçonneuse et vindicative, et ne pardonnant jamais à ceux dont elle croit avoir été offensée.
L'alliance qu'elle avoit projetée avec l'Angleterre par l'union de ses enfans lui tenoit fort à coeur, se flattant de parvenir peu à peu à gouverner le roi. Son autre point de vue étoit de se faire une forte protection contre les persécutions du prince d'Anhalt et enfin d'obtenir la tutelle de mon frère en cas que le roi vînt à manquer. Ce prince se trouvoit souvent incommodé, et on avoit assuré la reine qu'il ne pouvoit vivre long-temps.
Ce fut environ en ce temps-là que le roi déclara la guerre aux Suédois. Les troupes prussiennes commencèrent à marcher au mois de Mai en Poméranie où elles se joignirent aux troupes Danoises et Saxonnes. On ouvrit la campagne par la prise de la forte ville de Vismar. Toute l'armée réunie au nombre de 36,000 hommes marcha ensuite vers Stralsund pour en former le siège. La reine, ma mère, quoique derechef enceinte, suivit le roi à cette expédition. Je ne ferai point le détail de cette campagne, elle finit glorieusement pour le roi mon père, qui se rendit maître d'une grande partie de la Poméranie Suédoise. On me confia uniquement pendant l'absence de la reine aux soins de la Letti, et Madame de Roukoul qui avoit élevé le roi fut chargée de l'éducation de mon frère. La Letti se donna un soin infini pour me cultiver l'esprit, elle m'apprit les principaux élémens de l'histoire et de la géographie, et tâcha en même temps de me former les manières. La quantité de monde que je voyois, contribuoit à me dégourdir, j'étois fort vive et chacun se faisoit un plaisir de s'amuser avec moi.
La reine fut charmée de ma petite figure à son retour. Les caresses qu'elle me prodigua me causèrent une telle joie, que tout mon sang en étant bouleversé, je pris une hémorragie, qui pensa m'envoyer à l'autre monde. Ce ne fut que par un miracle que je réchappai de cet accident, qui me tint quelques semaines au lit. Je ne fus pas plutôt rétablie, que la reine voulut profiter de la prodigieuse facilité que j'avois à apprendre; elle me donna plusieurs maîtres, entr'autres ce fameux la Croze qui a été célèbre pour son savoir dans l'histoire, dans les langues orientales et dans les antiquités sacrées et profanes. Les maîtres qui se succédoient l'un à l'autre, m'occupoient tout le jour et ne me laissoient que très-peu de temps pour mes récréations.
La cour de Berlin, quoique les cavaliers, qui la composoient, fussent presque tous militaires, étoit cependant très-nombreuse par l'affluence des étrangers qui s'y trouvoient. La reine tenoit appartement tous les soirs pendant l'absence du roi. Ce prince étoit la plupart du temps à Potsdam, petite ville à quatre milles de Berlin. Il y vivoit plutôt en gentilhomme qu'en roi, sa table étoit frugalement servie, il n'y avoit que le nécessaire. Son occupation principale étoit de discipliner un régiment qu'il avoit commencé à former pendant la vie de Frédéric I., et qui étoit composé de colosses de 6 pieds de hauteur. Tous les souverains de l'Europe s'empressoient à le recruter. On pouvoit nommer ce régiment le canal des grâces, car il suffisoit de donner ou de procurer de grands hommes au roi pour en obtenir tout ce qu'on souhaitoit. Il alloit l'après-midi à la chasse et tenoit tabagie le soir avec ses généraux.
Il y avoit en ce temps-là beaucoup d'officiers Suédois à Berlin, qui avoient été faits prisonniers au siège de Stralsund. Un de ces officiers, nommé Cron, s'étoit rendu fameux par son savoir dans l'astrologie judiciaire. La reine fut curieuse de le voir. Il lui pronostiqua, qu'elle accoucheroit d'une princesse. Il prédit à mon frère qu'il deviendroit un des plus grands princes qui eussent jamais regné, qu'il feroit de grandes acquisitions et qu'il mourroit Empereur. Ma main ne se trouva pas si heureuse que celle de mon frère. Il l'examina long-temps et branlant la tête il dit, que toute ma vie ne seroit qu'un tissu de fatalités, que je serois recherchée par quatre têtes couronnées, celles de Suède, d'Angleterre, de Russie et de Pologne, et que cependant je n'épouserois jamais aucun de ces rois. Cette prédiction s'accomplit comme nous le verrons dans la suite.
Je ne puis m'empêcher de rapporter ici une aventure qui mettra le lecteur au fait du caractère de Grumkow, et quoiqu'elle n'ait aucun rapport avec les mémoires de ma vie elle ne laissera pas que d'amuser. La reine avoit parmi ses Dames une demoiselle de Vagnitz qui étoit dans ce temps-là sa favorite. La mère de cette fille étoit gouvernante de la Margrave Albert, tante du roi. Madame de Vagnitz cachoit sous un dehors de dévotion la conduite la plus scandaleuse son esprit d'intrigues la portant à se prostituer, elle et ses filles, aux favoris du roi et à ceux qui étoient mêlés dans les affaires; de façon qu'elle apprenoit par leur moyen les secrets de l'état qu'elle vendoit aussitôt au comte de Rottenbourg, ministre de France.
Madame de Vagnitz pour parvenir à ses fins s'associa Mr. Kreutz, favori du roi. Cet homme étoit fils d'un bailli. D'auditeur d'un régiment, il étoit monté au grade de directeur des finances et de ministre d'état. Son âme étoit aussi basse que sa naissance; c'étoit un assemblage de tous les vices. Quoique son caractère fût très-ressemblant à celui de Grumkow, ils étoient ennemis jurés étant réciproquement jaloux de leur faveur. Kreutz avoit la bienveillance du roi par le soin qu'il s'étoit donné d'accumuler les trésors de ce prince et d'augmenter ses revenus aux dépens du pauvre peuple. Il fut charmé du projet de Madame de Vagnitz; il étoit conforme à ses vues. En plaçant une maîtresse, il se faisoit un soutien et par ce moyen il pouvoit parvenir à détruire la faveur de Grumkow et à s'emparer seul de l'esprit du roi et des affaires. Il se chargea d'instruire la future sultane des démarches, qu'elle devoit faire, pour réussir. Diverses entrevues qu'il eut avec elle lui inspirèrent une forte passion pour cette fille. Il étoit puissamment riche. Les magnifiques présens, qu'il fit, désarmèrent bientôt sa cruauté, elle se livre à lui sans perdre néanmoins de vue son premier plan. Kreutz avoit des émissaires secrets autour du roi. Ces malheureux tachoient par divers discours lâchés à propos de le dégoûter de la reine. On lui vantoit même la beauté de la Vagnitz, et on ne laissoit échapper aucune occasion de prôner le bonheur qu'il y auroit, de posséder une si charmante personne. Grumkow qui avoit des espions partout, n'ignora pas long-temps ces menées. Il vouloit bien que le roi eût des maîtresses, mais il vouloit les lui donner. Il résolut donc de rompre toute cette intrigue et de se servir des mêmes armes que Kreutz vouloit employer contre lui pour le ruiner. La Vagnitz étoit belle comme un ange, mais son esprit n'étoit qu'emprunté. Mal élevée, elle avoit le coeur aussi mauvais que sa mère et y joignoit une hauteur insupportable. Sa langue médisante déchiroit impitoyablement ceux qui avoient le malheur de lui déplaire.
On juge bien par là, qu'elle n'avoit guère d'amis. Grumkow l'ayant fait épier, apprit qu'elle avoit de grandes conférences avec Kreutz et qu'il sembloit qu'elles ne rouloient pas toujours sur des affaires d'état. Pour s'en éclaircir tout-à-fait, il se servit d'un marmiton, auquel il trouva l'esprit assez délié pour le personnage, qu'il devoit faire. Il prit le temps que le roi et la reine étoient à Stralsund pour exécuter son dessein. Une nuit que tout étoit enseveli dans le sommeil, il se fit une rumeur épouvantable dans le palais. Tout le monde se réveille croyant que c'étoit du feu, mais on fut bien surpris d'apprendre que c'étoit un spectre qui causoit tout ce bruit. Les gardes placés devant l'appartement de mon frère et devant le mien étoient à demi-morts de peur et disoient avoir vu ce revenant passer et enfiler une galerie qui menoit chez les Dames de la reine. L'officier de la garde redouble d'abord les postes qui étoient devant nos chambres et alla visiter tout le château lui-même, sans rien trouver. Cependant dès qu'il se fut retiré l'esprit reparut et épouvanta si fort les gardes qu'on les trouva évanouis. Ils disoient que c'étoit le grand diable que les sorciers Suédois envoyoient pour tuer le prince royal.
Le lendemain toute la ville fut en alarme, on craignit que ce ne fût quelque trame des Suédois, qui avec l'assistance de cet esprit pourroient bien mettre le feu au palais et tâcher de nous enlever, mon frère et moi. On prit donc toutes les précautions nécessaires pour notre sûreté et pour tâcher d'attraper le spectre. Ce ne fut que la troisième nuit qu'on prit ce soi-disant diable. Grumkow par son crédit trouva moyen de le faire examiner par ses créatures. Il en fit une badinerie auprès du roi et fit changer la punition rigoureuse que ce prince vouloit faire subir à ce malheureux en celle d'être trois jours de suite sur l'âne de bois avec tout son attirail de revenant. Cependant Grumkow apprit par le faux diable ce qu'il vouloit savoir, c'est-à-dire les entrevues nocturnes de Kreutz et de la Vagnitz. Outre cela la femme de chambre de cette Dame qu'il trouva moyen de gagner à force d'argent lui rapporta, que sa maîtresse avoit déjà fait une fausse couche, et qu'elle étoit actuellement enceinte. Il attendit le retour du roi à Berlin pour lui faire part de cette histoire scandaleuse.
Ce prince se mit dans une violente colère contre cette fille, il voulut la faire chasser sur le champ de la cour mais la reine obtint à force de prières qu'elle y restât encore quelque temps pour chercher un prétexte de la congédier de bonne grâce. Le roi ne lui accorda qu'avec beaucoup de peine ce répit, il exigea cependant de la reine qu'elle lui signifieroit le même jour son congé. Il lui conta toutes les intrigues de cette fille et les peines qu'elle s'étoit données pour devenir sa maîtresse. La reine l'envoya chercher. Cette princesse avoit pour cette créature un foible qu'elle ne pouvoit surmonter. Elle lui parla en présence de Madame de Roukoul qui ne voulut pas la quitter dans l'état où elle étoit, étant enceinte. Elle lui exposa l'ordre du roi et lui répéta tout le discours de ce prince. Il faut vous soumettre aux volontés du roi, ajouta-t-elle; j'accouche dans trois mois; si je donne la naissance à un fils, la première chose que je ferai sera de demander votre grâce. La Vagnitz bien loin de reconnoître les bontés de la reine, avoit eu peine à entendre la fin de son discours. Elle lui déclara tout net, qu'elle avoit de puissants soutiens qui sauroient la protéger.
La reine voulut lui répliquer, mais cette fille entra dans une si violente colère qu'elle fit mille imprécations contre la reine et contre l'enfant qu'elle portoit. La rage qui la possédoit lui fit prendre les convulsions. Madame de Roukoul emmena la reine qui étoit fort altérée; cette princesse ne voulut point informer le roi de toute cette conversation, espérant toujours pouvoir le radoucir, mais la Vagnitz rompit elle-même ces bonnes dispositions. Elle fit afficher le lendemain une pasquinade sanglante contre le roi et la reine. On en découvrit bientôt l'auteur. Le roi n'entendant plus raillerie la fit chasser ignominieusement de la cour. Sa mère la suivit de près. Grumkow découvrit au roi les intrigues de cette Dame avec le ministre de France. Elle fut heureuse d'en être quitte pour l'exil, et de n'être pas enfermée pour le reste de ses jours dans une forteresse. Kreutz se maintint dans sa faveur malgré toutes les peines que son antagoniste s'étoit données pour le détruire. Pour la reine, elle se consola bientôt de la perte de cette fille. Madame de Blaspil obtint sa place de favorite auprès d'elle. La reine fut délivrée d'un fils peu de temps après cette belle aventure. Sa naissance causa une joie générale, il fut nommé Guillaume. Ce prince mourut en 1719 de la dyssenterie. La soeur du Margrave de Schwed se maria aussi cette année avec le prince héréditaire de Wurtemberg. Les caprices de cette princesse sont cause, que le duché de Wurtemberg est tombé entre les mains des catholiques.
Je finirai cette année par l'accomplissement d'une des prophéties que l'officier Suédois m'avoit faites. Le comte Poniatofski arriva en ce temps-là incognito à Berlin, il y étoit envoyé de la part de Charles XIII, roi de Suède. Comme le comte avoit connu très-particulièrement le grand maréchal de Printz dans le temps qu'ils étoient l'un et l'autre ambassadeurs en Russie, il s'adressa à lui pour obtenir une audience secrète du roi. Ce prince se rendit sur la brune chez Mr. de Printz qui logeoit dans ce temps-là au château. Mr. de Poniatofski lui fit des propositions très-avantageuses de la part de la cour de Suède, et il conclut un traité avec ce prince, qu'on a toujours pris soin de tenir si caché, que je n'ai pu en apprendre que deux articles. Le premier, que le roi de Suède céderoit pour toujours la Poméranie suédoise au roi, et que celui-ci lui payeroit une somme très-considérable pour l'en dédommager. Le second article étoit la conclusion de mon mariage avec le monarque Suédois, il étoit stipulé que je serois conduite en Suède à l'âge de douze ans pour y être élevée.
Je n'ai pu jusqu'à présent que raconter des faits qui ne me regardoient pas personnellement. Je n'avois que huit ans. Mon âge trop tendre ne me permettoit pas de prendre part à ce qui se passoit. J'étois occupée tous les jours par mes maîtres et mon unique récréation étoit de voir mon frère. Jamais tendresse n'a égalé la nôtre. Il avoit de l'esprit, son humeur étoit sombre, il pensoit long temps avant que de répondre, mais en récompense, il répondoit juste. Il n'apprenoit que très-difficilement, et on s'attendoit, qu'il auroit avec le temps plus de bon sens, que d'esprit. J'étois au contraire très-vive, j'avois la réplique prompte et une mémoire angélique; le roi m'aimoit à la passion. Il n'a jamais eu autant d'attention pour ses autres enfans, que pour moi. Mon frère en revanche lui étoit odieux et ne paroissoit jamais à sa vue, sans en être maltraité, ce qui lui inspira une crainte invincible pour son père, et qu'il a conservée même jusqu'à l'âge de raison.
Le roi et la reine firent un second voyage à Hannovre. Le roi de Suède et celui de Prusse ayant mûrement réfléchi sur l'alliance, qui devoit unir leurs maisons, avoient trouvé nos âges si disproportionnés qu'ils résolurent de la rompre. Celui de Prusse se proposa de renouer celle qui avoit déjà été sur le tapis avec le Duc du Glocestre.
Le roi George I. d'Angleterre se prêta avec joie à ces desseins, mais il souhaita qu'un double mariage pût resserrer encore plus étroitement les noeuds de leur amitié, savoir celui de mon frère et de la princesse Amélie, seconde soeur de ce duc. Cette double alliance fut conclue, au grand contentement de la reine, qui l'avoit toujours souhaitée si ardemment. Cette princesse nous porta les bagues de promesse, à mon frère et à moi. J'entrai même en correspondance avec mon petit amant, et en reçus plusieurs présens. Les intrigues du prince d'Anhalt et de Grumkow continuoient toujours. La naissance de mon second frère n'avoit fait que déranger leurs projets, sans les leur faire perdre de vue. Il n'étoit pas temps de les faire éclater.
La nouvelle alliance que le roi venoit de contracter avec l'Angleterre, ne leur parut pas un grand obstacle à surmonter. Les intérêts des maisons de Brandebourg et d'Hannovre ayant toujours été opposés, ils s'attendoient bien que leur union ne seroit pas de durée. Ils connoissoient à fond l'humeur du roi, qui se laissoit facilement animer, et qui dans sa première passion ne gardoit point de mesures, et n'agissoit pas selon la politique. Ils résolurent donc d'attendre tranquillement jusqu'à ce qu'ils pussent trouver un incident conforme à leurs vues. Ce fut en cette année qu'on découvrit une trame secrète, qu'un nommé Clément avoit formée. Il fut accusé de crime de Lèse-Majesté, d'avoir contrefait la signature de plusieurs grands princes, et tâché de brouiller les diverses grandes puissances entre elles. Ce Clément se trouvoit à la Haye, et avoit écrit plusieurs fois au roi. Sa mauvaise conscience ne lui permettoit pas de sortir de cet asile, et le roi n'avoit pu venir à bout de l'attirer dans son pays. Il se servit enfin du ministère d'un ecclésiastique calviniste, nommé Gablonski, pour se rendre maître de cet homme. Gablonski qui avoit étudié avec lui, se rendit en Hollande, et sut si bien lui persuader la bonne réception, et les honneurs que le roi vouloit lui faire, qu'il l'engagea enfin à se rendre avec lui à Berlin. Aussitôt que Clément eut mis le pied dans le pays de Clève, il fut arrêté. On a toujours cru, que cet homme étoit de grande extraction; les uns le disoient fils naturel du roi de Danemarc, et les autres du duc d'Orléans régent de France. La grande ressemblance, qu'il avoit avec le dernier de ces princes, a fait juger qu'il lui appartenoit. On commença son procès, dès qu'il fut arrivé à Berlin. On prétend qu'il découvrit au roi toutes les intrigues de Grumkow, et qu'il s'offrit à justifier son accusation par des lettres de ce ministre, qu'il vouloit remettre à ce prince. Grumkow fut à deux doigts de sa perte. Mais heureusement pour lui, Clément ne put produire les lettres qu'il avoit promises: ainsi son accusation fut traitée de calomnie. Les circonstances de son procès ont toujours été tenues si secrètes, que je n'ai pu en apprendre que le peu de particularités, que je viens d'écrire.
Le procès dura six mois, au bout desquels on lui prononça sa sentence. Elle portoit qu'il seroit trois fois tenaillé, et ensuite pendu. Il entendit lire son arrêt avec une fermeté héroïque et sans changer de visage. Le roi est maître, dit-il, de ma vie et de ma mort, je n'ai point mérité cette dernière, j'ai fait ce que les ministres du roi font tous les jours. Ils tâchent de duper et de tromper ceux des autres puissances, et ne sont que d'honnêtes espions dans les cours. Si j'avois été accrédité comme eux, je serois peut-être à présent sur le pinacle, au lieu d'aller faire ma demeure au haut du gibet.
Sa constance ne se démentit point jusqu'à son dernier soupir. On peut le compter au nombre des grands génies, il avoit beaucoup de savoir, possédoit plusieurs langues, et charmoit par son éloquence. Il la fit valoir dans une harangue, qu'il fit au peuple. Comme elle a été imprimée, je la passerai sous silence. Lemann, un de ses complices, fut écartelé, ils eurent pour compagnon de malheur un troisième personnage, qui fut puni pour un crime différent du leur. Il se nommoit Heidekamm, et avoit été anobli sous le règne de Frédéric I. Il avoit dit et écrit, que le roi n'étoit pas fils légitime. Il fut condamné à être fouetté par les mains du bourreau, déclaré infâme, et enfermé à Spandau pour le reste de ses jours. Pendant la détention de Clément, le roi tomba dangereusement malade à Brandebourg d'une colique néphrétique, accompagnée d'une grosse fièvre. Il dépêcha sur le champ une estafette à Berlin, pour en informer la reine et la prier de venir le trouver.
Cette princesse se mit aussitôt en chemin, et fit tant de diligence, qu'elle arriva le soir à Brandebourg. Elle trouva le roi très-mal. Le prince persuadé que sa mort étoit prochaine, étoit occupé à faire son testament. Ceux auxquels il dictoit ses dernières volontés, étoient des gens de probité et dont la fidélité étoit reconnue. Il y nommoit la reine régente du royaume, pendant la minorité de mon frère, et l'empereur et le roi d'Angleterre tuteurs du jeune prince. Il n'y faisoit aucune mention de Grumkow ni du prince d'Anhalt, j'en ignore la raison. Il leur avoit cependant dépêché une estaffette quelques heures avant l'arrivée de la reine, pour leur ordonner de se rendre auprès de lui. Je ne sais quel incident retarda leur départ. Le roi n'avoit point signé son testament, il est à présumer qu'il les faisoit venir pour le leur communiquer, et pour y insérer peut-être quelque article pour eux. Il fut si piqué de leur retardement, et son mal augmenta si fort, qu'il ne différa plus de le souscrire. La reine en reçut une copie et l'original fut mis dans les archives à Berlin. L'acte ne fut pas plutôt achevé, que ce prince commença à devenir plus tranquille, son chirurgien-major Holtzendorff se servit à propos d'un remède fort en vogue dans ce temps-là; c'étoit l'ipécacuanha. Cette drogue lui sauva la vie, la fièvre et les douleurs qu'il enduroit diminuèrent considérablement vers le matin, et donnèrent de grandes espérances de sa convalescence. Ce fut le commencement de la fortune et de la faveur de Holtzendorff, dont j'aurai lieu de parler dans la suite.
Le prince d'Anhalt et son compagnon d'iniquités arrivèrent cependant vers le matin. Le roi se trouva fort embarrassé avec eux, s'attendant aux cruels reproches, qu'ils lui feroient de les avoir exclus de son testament. Ne sachant comment se tirer d'intrigue, il exigea un serment de la reine, des témoins et de ceux qui l'avoient dressé d'en ensevelir le contenu dans un silence éternel.
Malgré toutes les mesures du roi, les deux intéressés apprirent bientôt ce qui venoit de se passer. Le mystère qu'on leur en faisoit les fit juger de la vérité du fait; surtout étant avertis, que la copie de cette pièce avoit été remise à la reine. Ce fut un coup assommant pour eux. Le roi étoit mieux, mais non entièrement hors de danger. Ils n'osèrent lui en parler, la moindre émotion pouvant lui coûter la vie. Mais leur inquiétude cessa bientôt, son mal diminua si fort qu'il fut entièrement rétabli au bout de huit jours. Dès qu'il fut en état de sortir, il retourna à Berlin. De là il se rendit à Vousterhausen, où la reine le suivit. Ce prince devenoit de jour en jour plus soupçonneux et défiant. Depuis la découverte des intrigues de Clément il se faisoit rendre toutes les lettres qui entroient et sortaient de B. et ne se couchoit plus sans avoir son épée et une paire de pistolets chargés à côté de son lit. Le prince d'Anhalt et Grumkow ne dormoient pas, l'affaire du testament leur tenoit toujours fort à coeur, et ils n'avoient pas renoncé à leurs anciens plans. (Le roi et mon frère étoient dans ce temps-là d'une santé assez foible, et mon second frère étoit au berceau.) Leur malignité leur offrit des moyens pour apprendre le contenu de cette pièce intéressante, et pour la tirer peut-être des mains de la reine, ne doutant point, que s'ils pouvoient y parvenir, ils viendroient à bout de faire casser le testament, de brouiller totalement le roi et la reine et d'accomplir leur desseins. Voici comme ils s'y prirent. J'ai déjà parlé de Mdme. de Blaspil, favorite de la reine. Cette dame pouvoit passer pour une beauté, un esprit enjoué et solide relevoit les charmes de sa personne. Son coeur étoit noble et droit, mais deux défauts essentiels qui par malheur sont ceux de la plupart du sexe offusquoient ces belles qualités, elle étoit intriguante et coquette. Un mari de soixante ans goutteux et désagréable étoit un ragoût fort peu appétissant pour une jeune femme. Bien des gens prétendoient même qu'elle avoit vécu avec lui comme l'impératrice Pulchérie avec l'empereur Marcien. Le comte de Manteuffel, envoyé de Saxe à la cour de Prusse, avoit trouvé moyen de toucher son coeur. Leur commerce amoureux s'étoit traité jusqu'alors avec tant de secret que jamais on n'avoit eu le moindre soupçon contre la vertu de cette dame. Le comte fit un petit voyage à Dresde. Pour se dédommager de l'absence de celle qu'il aimoit, il lui écrivoit toutes les postes et en recevoit réponse. Cette fatale correspondance fut cause du malheur de Mdme. de Blaspil, ses lettres et celles de son amant tombèrent entre les mains du roi.
Ce prince défiant soupçonna des intrigues d'état, et pour s'en éclaircir, il les fit voir à Grumkow. Celui-ci plus habile dans le langage d'amour que le roi, devina tout de suite la vérité. Il ne fit semblant de rien, regardant cet incident comme le plus heureux, qui pût lui arriver. Il étoit ami intime de Manteuffel, et très-bien dans l'esprit du roi de Pologne. Ce prince avoit de grands ménagemens à garder avec la cour de Berlin. Charles XII roi de Suède vivoit encore, ce qui lui faisoit toujours appréhender de nouvelles révolutions en Pologne, dont l'appui du roi mon père pouvoit le garantir. Grumkow lui promit son ministère, et s'engagea d'entretenir toujours la bonne harmonie entre les deux cours, s'il vouloit se prêter à ses vues et donner des instructions là-dessus au comte Manteuffel. Le roi de Pologne n'hésita pas d'y consentir, et renvoya ce ministre à Berlin. Grumkow s'ouvrit à lui sur toute l'histoire du testament, il l'avertit même qu'il étoit informé de son commerce amoureux avec Mdme. de Blaspil, et que le service qu'on exigeoit de lui étoit d'engager cette dame à tirer le testament du roi des mains de la reine. L'affaire étoit délicate, Manteuffel connoissoit l'attachement qu'elle avoit pour cette princesse. Cependant il hasarda de lui en parler. Mdme. de Blaspil eut bien de la peine à se rendre à ses désirs, mais l'amour lui fit enfin oublier ce qu'elle se devoit à elle-même et à sa maîtresse. Mdme. de Blaspil aveuglée par les protestations d'attachement que Manteuffel disoit avoir pour la reine, ne crut pas la chose de si grande conséquence, et connoissant l'empire absolu qu'elle avoit sur le coeur de cette princesse, elle joua tant de rôles différens, qu'elle vint enfin à bout de lui persuader de lui confier cette fatale pièce, à condition néanmoins qu'elle la lui rendroit après l'avoir lue.
[**Passage supprimé par un éditeur, indiqué par deux lignes de tirets]
la suivit ne fut pas moins fertile en événemens. Dès que le comte Manteuffel se vit possesseur du testament du roi, il en tira une copie qu'il remit à Grumkow. Les projets de ce ministre ne se trouvoient remplis qu'à demi, l'original étoit son point de vue. Il ne désespéroit pas qu'en s'y prenant avec adresse, il ne pût l'obtenir avec le temps. La reine commençoit à prendre de l'ascendant sur l'esprit du roi. Elle lui procuroit des recrues pour son régiment, et le roi d'Angleterre lui témoignoit des attentions infinies. La manière froide avec laquelle le roi avoit répondu aux instances que le prince d'Anhalt et Grumkow lui avoient faites pour mon mariage avec le Margrave de Schwed, leur avoit fait connoître que leur faveur tomboit. Plusieurs circonstances les confirmoient dans cette pensée. Le roi ne se montroit plus que rarement en public, il avoit une espèce d'hypocondrie, qui le rendoit mélancolique, il ne voyoit que la reine et ses enfans, et dînoit en particulier avec nous. Pour prévenir leur disgrâce, ils entreprirent de diminuer le crédit de la reine. On peut remarquer par le portrait que j'ai fait du roi, qu'il étoit facile de l'animer, et qu'un de ses défauts principaux étoit son attachement pour l'argent. Grumkow voulut profiter de ces foiblesses. Il fit part de son dessein à Mr. de Kamken, ministre d'état. Mais cet honnête homme en fit avertir la reine. Cette princesse aimoit le jeu, et y avoit fait des pertes considérables, ce qui l'avoit engagée à emprunter secrètement un capital de 30,000 écus. Le roi lui avoit fait présant depuis peu d'une paire de pendeloques de brillants et percées, de très-grand prix. Elle ne les portoit que rarement, les ayant plusieurs fois perdues. Grumkow qui avoit des espions partout, fut bientôt informé du mauvais état de ses affaires, et jugeant que la reine avoit engagé ces pendeloques pour avoir le capital dont je viens de parler, il résolut d'en avertir le roi qu'il connoissoit assez pour savoir d'avance qu'il en seroit vivement piqué. La reine ne manqua pas de prévenir ce prince, et de lui faire voir ses [**texte supprimé par un éditeur, indiqué par des tirets] accusations, qu'on méditoit contre elle. Outrée du mauvais procédé de Grumkow, elle supplia le roi de lui permettre d'en tirer satisfaction. Et sur la réponse qu'il lui fit qu'on ne pouvoit punir personne sans preuve suffisante, elle eut l'imprudance de lui avouer que c'étoit Mr. de Kamken, qui lui avoit donné l'avis. Le roi l'envoya chercher sur le champ. La façon gracieuse dont il le reçut, l'encouragea à soutenir ce qu'il avoit avancé à la reine. Il y ajouta même plusieurs articles très-graves contre Grumkow. Mais n'étant informé de ses projets, que par des conversations qu'il avoit eues avec lui sans témoins, la négative de l'autre prévalut, et celui-ci fut envoyé à Spandau. Cette forteresse qui n'est qu'à 4 lieues de Berlin, fut bientôt après remplie d'illustres prisonniers. Un nommé Trosqui, gentil-homme silésien, venoit d'être arrêté. Cet homme avoit fait le métier d'espion au camp suédois, pendant la campagne de Stralsund. Quoiqu'il eût utilement servi le roi, ce prince ne pouvoit le souffrir, et conservoit une secrète défiance contre lui. On l'accusoit d'avoir joué à Berlin le même rôle, qu'il avoit joué au camp suédois. Ses papiers qui furent saisis, le prouvèrent en quelque manière. Trosqui avoit infiniment d'esprit, et écrivoit très-joliment; ces deux talens lui tenoient lieu de figure. Sa cassette contenoit toutes les anecdotes amoureuses de la cour, dont il avoit fait une satire très-mordante, et quantité de lettres qu'il avoit reçues de plusieurs dames de Berlin, où le roi n'étoit pas ménagé. Celles de Mdme. de Blaspil étoient très-fortes contre ce prince, qu'elle traitoit de tyran et d'horrible Scriblifax. Grumkow, qui fut nommé pour examiner ces papiers, saisit cette occasion pour perdre cette dame. Il lui avoit confié une partie de ses projets, dans l'espérance de l'attirer à son parti, et de se faire donner le testament du roi. Madame de Blaspil qui avoit pénétré ses desseins, l'avoit amusé par de fausses promesses, pour lui arracher ses secrets. N'ayant point de preuves suffisantes contre lui, et le malheur de Kamken étant encore récent, elle n'osa les découvrir au roi, jusqu'à ce qu'elle en pût produire de convainquantes. Grumkow ayant fait lire au roi les lettres qu'elle avoit écrites à Trosqui, et l'ayant fort prévenu contre elle, ce prince l'envoya chercher et après lui avoir dit des choses très-dures il lui fit voir ces fatales lettres. Elle ne se démonta point [**lignes manquantes dans l'image] de sa main et que leur contenu étoit véritable, elle prit occasion de lui reprocher tous ses défauts, ajoutant que malgré tout ce qu'elle avoit écrit contre lui, elle lui étoit plus attachée que tout le reste du monde, étant la seule qui eût la hardiesse de lui parler avec franchise et sincérité. Son discours plein de force et d'esprit fit impression sur le roi. Après avoir rêvé quelque temps, je vous pardonne, lui dit-il, et je vous suis obligé de votre façon d'agir, vous m'avez persuadé que vous êtes ma véritable amie, en me disant mes vérités; oublions l'un et l'autre le passé, et soyons amis. Après quoi lui donnant la main et la conduisant chez la reine, voici, dit-il, une honnête femme, que j'estime infiniment. Madame de Blaspil cependant n'étoit pas tranquille. Elle savoit toutes les circonstances de l'horrible complot que Grumkow et le prince d'Anhalt tramoient contre le roi et mon frère. Elle le voyoit sur le point d'éclore et ne savoit quel parti prendre, trouvant un danger manifeste à parler ou à se taire. Mais il est temps de dévoiler cet affreux mystère. Les vues des deux associés d'iniquité ne tendoient qu'à mettre le Marg. de Schwed sur le trône et de s'emparer entièrement du gouvernement.
La santé du roi ainsi que celle du P. R. se raffermissoit de jour en jour et dissipoit toutes les idées flatteuses qu'ils s'étoient faites sur leur trépas prochain. Ils résolurent d'y remédier. La chose étoit délicate, il n'y alloit pas de moins que de leur vie, et ils n'attendoient qu'une occasion favorable pour exécuter leur infâme dessein. Cette occasion se présenta telle qu'ils pouvoient la souhaiter. Il y avoit depuis quelque temps une bande de danseurs de corde à Berlin, qui jouoit des comédies allemandes sur un théâtre assez joli, dressé au marché neuf. Le roi y prenoit beaucoup de plaisir, et ne manquoit jamais d'y aller. Ils choisirent cet endroit pour en faire la scène de leur détestable tragédie. Il s'agissoit d'y attirer mon frère afin de pouvoir immoler ces deux victimes à leur abominable ambition. On devoit en même temps mettre le feu au théâtre et au château pour détourner tout soupçon d'eux et étrangler le roi et mon frère pendant le désordre que l'incendie ne pouvoit manquer de causer: la maison où on jouoit n'étant que de bois, n'ayant que des issues fort étroites et étant toujours remplie de façon qu'on ne pouvoit s'y remuer; ce qui facilitoit leur dessein. Leur parti étoit si fort qu'ils étoient sûrs de s'emparer de la régence pendant l'absence du Marg. de Schwed qui étoit encore en Italie, l'armée étant à la bienséance du prince d'Anhalt qui la commandoit, et en étoit fort aimé. Il est à présumer que Manteuffel ayant horreur de cette affreuse conspiration la découvrit à Mdme. de Blaspil, et lui nomma le jour auquel elle étoit fixée. Je me ressouviens très-bien...
[**Lignes manquantes dans l'image]
Grumkow le pressèrent beaucoup de mener mon frère à la comédie sous prétexte qu'il falloit dissiper son humeur sombre, et le distraire par les plaisirs. C'étoit le mercredi. Le vendredi suivant étoit choisi pour l'exécution de leur plan. Le roi trouvant leur raisonnement juste, y acquiesça. Mdme. de Blaspil, qui étoit présente et qui savoit leur dessein en frémit. Ne pouvant plus garder le silence, elle intimida la reine, sans pourtant lui dire de quoi il s'agissoit et lui conseilla d'empêcher à quelque prix que ce fût que mon frère ne suivît le roi. Cette princesse connoissant le génie craintif de mon frère, lui donna des peurs paniques du spectacle et l'épouvanta si fort, qu'il pleuroit quand on en parloit. Le vendredi étant enfin arrivé, la reine après m'avoir fait mille caresses m'ordonna d'amuser le roi, afin de lui faire oublier l'heure fixée pour la comédie, ajoutant que si je ne réussissois pas, et que le roi voulût prendre mon frère avec lui, je devois crier et pleurer et l'arrêter s'il étoit possible. Pour me faire plus d'impression, elle me dit qu'il y alloit de ma vie et de celle de mon frère. Je jouai si bien mon personnage, qu'il étoit six heures et demie, sans que le roi s'en fût aperçu. S'en souvenant tout d'un coup, il se leva et prenoit déjà le chemin de la porte, tenant son fils par la main, lorsque celui-ci commença à se débattre, et à pousser des cris terribles. Le roi surpris tenta de le ramener par la douceur, mais voyant qu'il n'y gagnoit rien et que ce pauvre enfant ne vouloit pas le suivre, il voulut le battre. La reine s'y opposa, mais le roi, le prenant sur ses bras, voulut l'emporter de force. Ce fut alors que je me jetai à ses pieds, que j'embrassai en les arrosant de mes larmes. La reine se mit au-devant de la porte, le suppliant de rester ce jour au château. Le roi, étonné de cet étrange procédé, en voulut savoir la cause. La reine ne savoit que lui répondre. Mais ce prince naturellement soupçonneux, conjectura qu'il y avoit quelque conspiration contre lui. Le procès de Trosqui n'étoit point fini: il s'imagina que cette affaire donnoit lieu aux appréhensions de la reine. L'ayant donc extrêmement pressée de lui dire de quoi il s'agissoit, elle se contenta, sans lui nommer Mdme. de Blaspil, de lui répondre, qu'il y alloit de sa vie et de celle de mon frère. Cette dame s'étant rendue le soir chez la reine, jugea qu'après la scène qui venoit de se passer elle ne pouvoit plus se taire. Elle lui découvrit donc tout le complot, la suppliant de lui procurer le lendemain une audience secrète du roi. La reine n'eut pas de peine à l'obtenir. Mdme. de Blaspil ayant découvert à ce prince toutes les particularités dont elle étoit informée, le roi lui demanda, si elle pourroit soutenir en face à Grumkow ce qu'elle venoit d'avancer, à quoi ayant répondu que oui, ce ministre fut appelé. Il avoit pris ses précautions de loin, et n'avoit pas sujet de craindre. Le fiscal général Katch, homme d'obscure naissance, lui devoit sa fortune. Digne de la protection de Grumkow, c'étoit la vive image du juge inique de l'évangile. Il étoit craint et abhorré de tout les honnêtes gens. Outre cela Grumkow avoit grand nombre de créatures dans la justice et dans les dicastères. Il se présenta donc hardiment au roi qui lui fit part de la déposition de Mdme. de Blaspil. Il protesta de son innocence s'écriant qu'on ne pouvoit être ministre fidèle sans être exposé aux persécutions, et qu'il paroissoit assez par les lettres de Madame de Blaspil à Trosqui, que cette dame ne cherchoit qu'à intriguer et à brouiller la cour. Il se jeta aux genoux du roi, le supplia de faire examiner cette affaire à la rigueur et sans ménagement et s'offrit à prouver authentiquement la fausseté des accusations. Le roi fit donc chercher Katch comme Grumkow l'avoit prévu. Malgré toutes ses menées, ce dernier se vit à deux doigts de sa perte. Katch sut la prévenir. Il avoit une dextérité étonnante à dérouter les criminels qui avoient le malheur de l'avoir pour juge. Des questions captieuses et des tours artificieux les confondoient. Madame de Blaspil en fut la victime. Elle ne put donner des preuves évidentes de ses accusations qui furent traitées de calomnie. Katch voyant le roi dans une violente colère, lui proposa de lui faire donner la question. Un reste d'égard pour son sexe et pour son rang la sauvèrent de cette ignominie. Le roi se contenta de l'envoyer le soir même à Spandau où Trosqui fut conduit quelques jours après. Cette dame soutint ce revers avec une fermeté héroïque. On la traita au commencement avec rigueur et dureté. Renfermée dans une chambre grillée, humide, sans lit ni meubles, elle resta trois jours dans cet état, ne recevant absolument que ce qu'il lui falloit pour vivre. Quoique la reine fût enceinte, le roi ne la ménagea pas et lui annonça d'une façon trés-désobligeante le malheur de sa favorite. Elle en fut si vivement touchée, qu'elle fit craindre une fausse couche. Outre l'amitié qu'elle avoit pour Madame des Blaspil, la considération du testament du roi qui étoit resté entre les mains de cette dame, lui causoit de mortelles alarmes. Un incident heureux la tira de peine. Le maréchal de Natzmer, homme d'un mérite infini et d'une probité reconnue, reçut l'ordre de mettre le scellé chez elle. La reine se servit du ministère de son chapelain, nommé Boshart, pour faire savoir au maréchal l'inquiétude où elle se trouvoit, et pour le conjurer de lui remettre le testament du roi. Le chapelain lui détailla le danger que courroit cette princesse, si on trouvoit cette pièce, et s'acquitta si bien de sa commission qu'il l'engagea à satisfaire aux désirs de la reine; ce qui dérangea fort les desseins de Grumkow. On ne trouva rien de suspect parmi les papiers de Madame de Blaspil et on cessa de faire des poursuites ultérieures.
J'ai appris toutes les particularités que je viens d'écrire de la reine ma mère: elles ne sont connues que de très peu de personnes. La reine avoit pris beaucoup de soin de les cacher, et mon frère depuis son avènement à la couronne a fait brûler tous les actes du procès. Madame de Blaspil fut élargie au bout d'un an et sa prison fut changée dans un exil au pays de Clèves. Le roi la revit quelques années après, lui fit beaucoup de politesses et lui pardonna le passé. Après la mort de ce prince le roi mon frère, pour faire plaisir à la reine, la plaça comme gouvernante auprès de mes deux soeurs cadettes et elle exerce cette charge encore actuellement. Cependant toutes ces intrigues arrivées coup sur coup à Berlin lassèrent enfin la patience du roi. Il avoit trop d'esprit pour ne pas remarquer que le prince d'Anhalt et Grumkow n'en étoient pas tout à fait innocents. Il voulut donc mettre fin une bonne fois à toutes ces chipoteries et résolut de marier le Margrave de Schwed. L'étroite alliance où il se trouvoit avec la Russie lui firent jeter les yeux de ce côté-là. Mr. de Martenfeld, son envoyé à Petersbourg, reçut ordre de demander la duchesse de Courlande (depuis impératrice) en mariage pour ce prince. Le Czar se trouva très disposé à entrer dans le vues du roi. Le Margrave de Schwed fut donc rappelé d'Italie où il se trouvoit alors. Dès qu'il fut arrivé à Berlin, le roi lui fit proposer cette alliance. Il lui fit concevoir combien elle étoit avantageuse pour lui et combien elle étoit capable de contenter son ambition. Mais ce prince qui se flattoit encore de m'épouser, refusa tout net de se rendre aux désirs du roi. Comme il avoit 18 ans et qu'il étoit majeur, le roi ne put le contraindre d'obéir, ainsi toute cette affaire en resta là. J'ai oublié de faire mention dans l'année précédente de l'arrivée du Czar Pierre le grand à Berlin. Cette anecdote est assez curieuse pour mériter une place dans ces mémoires. Ce prince qui se plaisoit beaucoup à voyager venoit de Hollande. Il avoit été obligé de s'arrêter au pays de Clèves, la Czarine y ayant fait une fausse couche. Comme il n'aimoit ni le monde, ni les cérémonies, il fit prier le roi de le loger dans une maison de plaisance de la reine qui étoit dans les faubourgs de Berlin. Cette princesse en fut fort fâchée, elle avoit fait bâtir une très-jolie maison qu'elle avoit pris soin d'orner magnifiquement. La galerie de porcelaine qu'on y voyoit étoit superbe, aussi bien que toutes les chambres décorées de glaces, et comme cette maison étoit un vrai bijou, elle en portoit le nom. Le jardin étoit très-joli et bordé par la rivière, ce qui lui donnoit un grand agrément.
La reine pour prévenir les désordres que Mrs. les Russes avoient faits dans tous les autres endroits où ils avoient demeuré, fit démeubler toute la maison et en fit emporter ce qu'il y avoit de plus fragile. Le Czar, son épouse et toute leur cour arrivèrent quelques jours après par eau à Mon-bijou. Le roi et la reine les reçurent au bord de la rivière. Le roi donne la main à la Czarine pour la conduire à terre. Dès que le Czar fut débarqué, il tendit la main au roi et lui dit: je suis bien aise de vous voir, mon frère Frédéric. Il s'approcha ensuite de la reine qu'il voulut embrasser, mais elle le repoussa. La Czarine débuta par baiser la main à la reine, ce qu'elle fit à plusieurs reprises. Elle lui présenta ensuite le duc et la duchesse de Meklenbourg qui les avoient accompagnés et 400 soi-disantes dames qui étoient à sa suite. C'etoient pour la plupart des servantes Allemandes, qui faisoient les fonctions de dames, de femmes de chambre, de cuisinières et de blanchisseuses. Presque toutes ces créatures portoient chacune un enfant richement vêtu sur les bras, et lorsqu'on leur demandoit, si c'etoient les leurs, elles répondoient en faisant des Salamalecs à la Russienne le Czar m'a fait l'honneur de me faire cet enfant. Le reine ne voulut pas saluer ces créatures. La Czarine en revanche traita avec beaucoup de hauteur les princesses du sang, et ce ne fut qu'avec beaucoup de peine, que le roi obtint d'elle qu'elle les saluât. Je vis toute cette cour le lendemain où le Czar et son épouse vinrent rendre visite à la reine. Cette princesse les reçut aux grands appartemens du château, et alla au devant d'eux jusqu'à la salle des gardes. La reine donna la main à la Czarine, lui laissant la droite et la conduisit dans sa chambre d'audience.
Le roi et le Czar les suivirent. Dès que ce prince me vit, il me reconnut, m'ayant vue cinq ans auparavant. Il me prit entre ses bras et m'écorcha tout le visage à force de me baiser. Je lui donnois des soufflets et me débattois tant que je pouvois, lui disant que je ne voulois point de ces familiarités et qu'il me déshonoroit. Il rit beaucoup de cette idée et s'entretint long-temps avec moi. On m'avoit fait ma leçon; je lui parlai de sa flotte et de ses conquêtes, ce qui le charma si fort qu'il dit plusieurs fois à la Czarine que s'il pouvoit avoir un enfant comme moi, il céderoit volontiers une de ses provinces. La Czarine me fit aussi beaucoup de caresses. La reine et elle se placèrent sous le dais, chacune dans un fauteuil, j'étois à côté de la reine, et les princesses du sang vis-à-vis d'elle.
La Czarine étoit petite et ramassée, fort basanée et n'avoit ni air ni grâce. Il suffisoit de la voir pour deviner sa basse extraction. On l'auroit prise à son affublement pour une comédienne allemande. Son habit avoit été acheté à la friperie. Il étoit à l'antique et fort chargé d'argent et de crasse. Le devant de son corps de jupe étoit orné de pierreries. Le dessein en étoit singulier, c'était un aigle double dont les plumes étaient garnies du plus petit carat et très-mal monté. Elle avoit une douzaine d'ordres et autant de portraits de saints et de reliques attachés tout le long du parement de son habit, de façon, que lorsqu'elle marchoit on auroit cru entendre un mulet: tous ces ordres qui se choquoient l'un l'autre faisant le même bruit.
Le Czar en revanche étoit très-grand et assez bien fait, son visage étoit beau, mais sa physionomie avoit quelque chose de si rude qu'il faisoit peur. Il étoit vêtu à la matelote avec un habit tout uni. La Czarine qui parloit très-mal allemand et qui n'entendoit pas bien ce que la reine lui disoit, fit approcher sa folle, et s'entretint avec elle en Russien. Cette pauvre créature étoit une princesse Galitzin et avoit été réduite à faire ce métier là, pour sauver sa vie. Ayant été mêlée dans une conspiration contre le Czar, on lui avoit donné deux fois le knouti. Je ne sais ce qu'elle disoit à la Czarine, mais cette princesse faisoit de grands éclats de rire.
On se mit enfin à table où le Czar se plaça à côté de la reine. Il est connu que ce prince avoit été empoisonné. Dans sa jeunesse le venin le plus subtil lui étoit tombé sur les nerfs, ce qui étoit cause qu'il prenoit très-souvent des espèces de convulsions, qu'il n'étoit pas en état d'empêcher. Cet accident lui prit à table, il faisoit plusieurs contorsions et comme il tenoit son couteau et qu'il en gesticuloit fort près de la reine, cette princesse eut peur et voulut se lever à diverses reprises. Le Czar la rassura, et la pria de se tranquilliser, parcequ'il ne lui feroit aucun mal: il lui prit en même temps la main qu'il serra avec tant de violence entre les siennes que la reine fut obligée de crier miséricorde, ce qui le fit rire de bon coeur, lui disant qu'elle avoit les os plus délicats que sa Catharine. On avoit tout préparé après souper pour le bal, mais il s'évada dès qu'il se fut levé de table et s'en retourna tout seul et à pied à Mon-bijou. On lui fit voir le jour suivant tout ce qu'il y avoit de remarquable à Berlin, et entr'autres le cabinet de médailles et de statues antiques. Il y en avoit une parmi ces dernières, à ce qu'on m'a dit, qui représentoit une divinité païenne dans une posture fort indécente: on se servoit du temps des anciens Romains de ce simulacre pour parer les chambres nuptiales. On regardoit cette pièce comme très-rare; elle passoit pour être une des plus belles qu'il y ait. Le Czar l'admira beaucoup et ordonna à la Czarine de la baiser. Elle voulut s'en défendre, il se fâcha et lui dit en allemand corrompu: Kop ab, ce qui signifie: je vous ferai décapiter si vous ne m'obéissez. La Czarine eut si peur qu'elle fit tout ce qu'il voulut. Il demanda sans façon cette statue et plusieurs autres au roi qui ne put les lui refuser. Il en fit de même d'un cabinet dont toute la boiserie étoit d'ambre. Ce cabinet étoit unique dans son espèce et avoit coûté des sommes immenses au roi Frédéric premier. Il eut le triste sort d'être conduit à Petersbourg au grand regret de tout le monde.
Cette cour barbare partit enfin deux jours après. La reine se rendit d'abord à Mon-bijou. La désolation de Jérusalem y régnoit; je n'ai jamais rien vu de pareil, tout y étoit tellement ruiné que la reine fut obligée de faire rebâtir presque toute la maison.
Mais j'en reviens à mon sujet dont il y a bien long-temps que je me suis écartée. Mon frère étant entré depuis le mois de Janvier dans sa septième année, le roi trouva à propos de l'ôter des mains de Madame de Roukoul et de lui donner des gouverneurs. Les cabales recommencèrent à ce sujet. La reine vouloit les choisir et les deux favoris prétendoient y placer leurs créatures. Ils réussirent l'un et l'autre. La reine fit agréer au roi le général, depuis maréchal, comte de Finkenstein, très-honnête homme et qui étoit universellement estimé tant pour sa probité que pour sa capacité dans le métier de la guerre, mais dont le petit génie le rendoit incapable de bien élever un jeune prince. Il étoit de ces gens qui s'imaginent avoir beaucoup d'esprit, qui veulent faire les politiques, et qui font en un mot de grands raisonnemens, qui n'aboutissent à rien. Il avoit épousé la soeur de Madame de Blaspil. Cette dame pour son bonheur avoit plus d'esprit que lui et le gouvernoit entièrement. Le prince d'Anhalt plaça le sous-gouverneur. Il se nommoit Kalkstein, et étoit colonel d'un régiment d'infanterie. Ce choix fut digne de celui qui l'avoit fait. Mr. de Kalkstein a un esprit d'intrigue, il a étudié chez les jésuites et a très-bien profité de leurs leçons, il affecte beaucoup de dévotion et même de bigoterie, il ne parle que d'être honnête homme et a su éblouir bien des gens qui l'ont cru tel. Son esprit est souple et insinuant, mais il cache sous tous ces beaux dehors l'âme la plus noire. Par des détails sinistres qu'il faisoit journellement des actions les plus innocentes de mon frère il aigrissoit l'esprit du roi et l'animoit contre lui.
Je le ferai paroître plus d'une fois sur la scène dans ces mémoires. L'éducation de mon frère auroit été très-mauvaise en pareilles mains, si un précepteur que le roi ajouta à ces deux mentors, n'y eut supléé. Il étoit françois et se nommoit Du-hen. C'étoit un garçon d'esprit et de mérite et qui avoit beaucoup de savoir. C'est à lui que mon frère a obligation de ses connoissances et des bons principes qu'il eut tant que ce pauvre garçon fut auprès de lui et conserva de l'ascendant sur son esprit.
Ainsi finit l'année 1718. Je passe à la suivante où je commençai à entrer dans le monde et en même temps à essuyer ses traverses. Le roi resta la plupart de l'hiver à Berlin, il y passoit son temps à aller tous les soirs aux assemblées qui se donnoient en ville. La reine étoit enfermée toute la journée dans la chambre de ce prince, qui le vouloit ainsi, n'ayant pour toute compagnie que mon frère et moi. Nous soupions avec elle et il n'y avoit que Madame Kamken, sa grande gouvernante et Madame de Roukoul. La reine avoit amené la première de ces dames de Hannovre, et quoiqu'elle eût un mérite distingué, cette princesse n'avoit en elle aucune confiance. Elle étoit toujours dans une mélancolie mortelle, et l'on craignoit même pour sa santé, d'autant plus, qu'elle étoit enceinte. Elle accoucha cependant heureusement d'une princesse qui fut nommée Sophie Dorothée. La triste vie qu'elle menoit, contribuoit à cette mélancolie. Elle se trouvoit tout à fait isolée depuis la perte qu'elle avoit faite de sa favorite. Elle avoit vainement cherché quelqu'un qui pût succéder à sa faveur, mais quoiqu'elle eût dans sa cour des dames de beaucoup de mérite, elle ne sentait aucun penchant pour elles. Ce fut ce qui la força contre toute politique d'avoir recours à moi, mais avant que de m'ouvrir son coeur, elle voulut approfondir certains soupçons qu'elle avoit contre la Letti et quelques rapports qu'on lui avoit faits. Un jour que j'étois auprès d'elle à la caresser, elle se mit à badiner avec moi et me demanda, si je n'avois pas envie de me marier bientôt. Je lui répondis que je ne pensois point à cela et que j'étoit trop jeune. Mais s'il le falloit, me dit-elle, qui choisiriez-vous; le Margrave de Schwed ou le duc de Glocestre?
Quoique la Letti me dise toujours, lui repartis-je, que j'épouserai le Marg. de Schwed, je ne puis le souffrir. Il n'aime qu'à faire du mal à tout le monde, ainsi j'aimerois mieux le duc de Glocestre. Mais, me dit la reine, d'où savez-vous que le Margrave est si méchant? De ma bonne nourrice, lui dis-je. Elle me fit encore plusieurs questions pareilles sur le compte de la Letti. Elle me demanda ensuite, s'il n'étoit pas vrai qu'elle m'obligeoit à lui dire tout ce qui se passoit dans la chambre du roi et dans la sienne. J'hésitai, ne sachant que répondre, mais elle me tourna de tant de côtés que je le lui avouai enfin. La peine qu'elle avoit eue à me faire avouer ce dernier article, lui donna bonne opinion de ma discrétion. Elle commença par me faire de fausses confidences, pour savoir si je les redirois, et voyant que je lui avois gardé le secret, elle ne fit plus de difficulté de s'ouvrir à moi. Elle me prit donc un jour en particulier. Je suis contente de vous, me dit-elle, et comme je vois que vous commencez à devenir raisonnable je veux vous traiter comme une grande personne et vous avoir toujours autour de moi. Mais je ne veux plus absolument que vous serviez de rapporteuse à la Letti; si elle vous demande ce qui se passe, dites-lui que vous n'y avez pas fait attention. M'entendez vous? Me promettez-vous de le faire? Je lui dis que oui. Si cela est, me dit-elle, je vous donnerai ma confiance, mais il faut de la discrétion, et en revanche me promettre de vous attacher uniquement à moi. Je lui fis toutes les assurances possibles là-dessus.
Ensuite elle me conta toutes les intrigues du prince d'Anhalt, la disgrâce de Madame de Blaspil, et en un mot tout ce que j'ai écrit sur ce sujet, ajoutant combien elle souhaitoit mon établissement en Angleterre et combien je serois heureuse en épousant son neveu. Je me mis à pleurer lorsqu'elle me dit que sa favorite étoit à Spandau. J'avois beaucoup aimé cette dame et on m'avoit fait accroire qu'elle étoit sur ses terres. Je fis fort ma cour à la reine par cette sensibilité; elle me parla aussi au sujet de la Letti et me demanda s'il n'étoit pas vrai qu'elle voyoit tous les jours le colonel Forcade et un ecclésiastique réfugié françois, nommé Fourneret. Je lui répondis que cela étoit ainsi. En savez-vous la raison, me dit-elle? C'est qu'elle est gagnée par le prince d'Anhalt et qu'il se sert de ces deux créatures pour intriguer avec elle. Je voulus prendre son parti, mais la reine m'imposa silence. Toute jeune que j'étois, je fis bien des réflexions sur tout ce que je venois d'apprendre. Quoique j'eusse pris le parti de la Letti, je remarquai par plusieurs circonstances que ce que la reine m'avoit dit étoit vrai. Je me trouvois fort embarrassée pour me tirer d'affaire le soir, je craignois la Letti comme le feu, elle me battait et me brutalisoit très-souvent.
Dès que je fut dans ma chambre cette fille me demanda à son ordinaire les nouvelles du jour. J'étois assise avec elle sur une estrade de deux marches dans une embrasure de fenêtre. Je lui fis la réponse que la reine m'avoit dictée. Elle ne s'en contenta pas et me fit tant de questions, qu'elle me dérouta. Elle étoit trop raffinée pour ne pas remarquer qu'on m'avoit fait ma leçon, et pour l'apprendre elle me fit toutes les caresses imaginables. Mais voyant qu'elle ne gagnoit rien sur moi par la douceur, elle se mit dans une rage épouvantable, me donna plusieurs tapes sur le bras et me fit dégringoler l'estrade. Mon agilité m'empêcha de me casser ou bras ou jambe; j'en fus quitte pour quelques contusions.
Cette scène fut répétée le lendemain, mais avec beaucoup plus de violence; elle me jeta un chandelier à la tête qui faillit me tuer: tout mon visage étoit en sang, mes cris firent accourir ma bonne Mermann qui m'arracha des pattes de cette mégère, elle lui lava la tête d'importance et la menaça d'avertir la reine de ce qui se passoit, si elle ne vouloit en agir autrement avec moi. La Letti eut peur. Mon visage étoit en capilotade et elle ne savoit comment se tirer d'intrigue, elle fit grande profusion d'eau céphalique qu'on appliqua toute la nuit sur ma pauvre figure et je fis accroire le lendemain à la reine que j'étois tombée.
Tout l'hiver se passa ainsi. Je n'eus plus un jour de repos, et mon pauvre dos étoit régalé tous les jours. En revanche je m'insinuai si bien auprès de la reine qu'elle n'avoit plus rien de caché pour moi. Elle pria le roi de lui permettre de me prendre par tout avec elle. Le roi y consentit avec plaisir et voulut aussi que mon frère le suivit. Nous fîmes notre première sortie au mois de Juin que le roi et la reine allèrent à Charlottenbourg, magnifique maison de plaisance proche de la ville. La Letti ne fut point de ce voyage et Madame de Kamken fut chargée de ma conduite. J'ai déjà dit que cette dame avoit un mérite infini, mais quoiqu'elle eût toujours été dans le grand monde, elle n'en avoit pas contracté les manières; elle pouvoit passer pour une bonne campagnarde remplie de bon sens, mais sans esprit. Elle étoit fort dévote et me faisoit prier Dieu pendant deux ou trois heures de suite, ce qui m'ennuyoit beaucoup; après quoi je répétois mon catéchisme, et apprenois des pseaumes par coeur, mais j'avois tant de distractions que j'étois grondée tous les jours.
Le roi célébra mon jour de naissance, me donna de très-beaux présens, et il y eut bal le soir. J'entrai dans ma onzième année, mon esprit étoit assez avancé pour mon âge, et je commençois à faire des réflexions. De Charlottenbourg nous allâmes à Vousterhausen. La reine y reçut le même soir de son arrivée une estafette de Berlin, par laquelle on lui mandoit que mon second frère avoit pris la dyssenterie. Cette nouvelle causa beaucoup d'alarmes. Le roi et la reine se seroient rendus en ville s'ils n'avoient craint la contagion. Le lendemain une seconde estafette leur annonça que ma soeur Frédérique étoit atteinte du même mal. Cette maladie regnoit à Berlin comme une peste; la plupart des personnes en mouroient le treizième jour. On barricadoit même les maisons où étoit la dyssenterie, pour empêcher qu'elle ne se communiquât. La reine n'étoit pas encore au bout de ses peines. Le roi tomba aussi quelques jours après dangereusement malade des mêmes coliques qu'il avoit eues quelques années auparavant à Brandebourg.
Je n'ai jamais tant souffert que pendant le temps de son indisposition. Les chaleurs étaient excessives et aussi fortes qu'elles peuvent l'être en Italie. La chambre où le roi étoit couché, étoit toute fermée et il y avoit un feu terrible. Toute jeune que j'étois, il falloit que j'y restasse tout le jour; on m'avoit placée à côté de la cheminée, j'étois comme une personne qui a la fièvre, chaude, et mon sang étoit dans un tel mouvement que les yeux me sortoient presque de la tête. J'étois si échauffée que je ne pouvois dormir. Le sabbat que je faisois la nuit réveilloit Madame de Kamken. Celle-ci pour me tranquilliser, me donnoit des pseaumes à apprendre, et lorsque je voulois lui représenter que ma tête n'étoit pas assez rassise pour cela, elle me grondoit, et alloit dire à la reine, que je n'avois point de crainte de Dieu. Autre mercuriale que j'avois à essuyer. Je succombai enfin à toutes ces fatigues et à tous ces désagrémens et tombai malade à mon tour de la dyssenterie. Ma fidèle Mermann en avertit d'abord la reine qui n'en voulut rien croire, et quoique je fusse déjà assez mal, elle me contraignit de sortir, et ne voulut ajouter foi à ces avis que lorsque je fus à l'extrémité.
On me transporta mourante à Berlin. La Letti vint me recevoir au haut de l'escalier. Ah Madame, me dit-elle, vous voilà. Souffrez-vous beaucoup? Êtes-vous bien malade? Au moins il faut vous ménager, car votre frère vient d'expirer ce matin, et je crois que votre soeur ne passera pas le jour. Ces belles nouvelles m'affligèrent beaucoup, mais j'étois si accablée que je n'y fus pas aussi sensible que je l'aurois été dans tout autre temps. Je fus à l'extrémité pendant huit jours. Sur la fin du neuvième mon mal commença à diminuer, mais je ne me rétablis que très-lentement. Le roi et ma soeur se remirent plutôt que moi. Les mauvaises façons de la Letti reculèrent ma guérison. Elle ne faisoit que me maltraiter le jour et m'empêchoit de dormir la nuit, car elle ronfloit comme un soldat.
Cependant la reine revint à Berlin, et quoique je fusse encore fort foible, elle me fit ordonner de sortir. Elle me fit très-bon accueil, mais elle regarda à peine la Letti. Cette fille outrée de se voir méprisée s'en vengeoit sur moi. Les coups de poing et de pied étoient mon pain quotidien; il n'y avoit point d'invectives dont elle ne se servît contre la reine, elle l'appeloit ordinairement la grande ânesse. Tout le train de cette princesse avoit son sobriquet aussi bien qu'elle. Madame de Kamken étoit la grosse vache, Mademoiselle de Sonsfeld la sotte bête, et ainsi du reste. Telle étoit l'excellente morale qu'elle m'apprenoit. Je me fâchois et me chagrinois si fort que la bile m'entra enfin dans le sang, et que je pris la jaunisse huit jours après ma sortie. Je la gardai deux mois et je ne me remis de cette maladie que pour en reprendre une autre infiniment plus dangereuse. Elle commença par une fièvre chaude qui devint deux jours après pourprée. J'etois dans un délire continuel, et mon mal augmenta si fort le cinquième jour, que l'on ne me donna plus que quelques heures à vivre. Le roi et la reine firent céder le soin de leur conservation à leur tendresse pour moi. Ils vinrent l'un et l'autre à minuit me visiter, et me trouvèrent sans connoissance. On m'a dit depuis que rien n'égaloit leur désespoir. Ils me donnèrent leur bénédiction en versant mille larmes et on ne les arracha que par force d'auprès de mon lit. J'étois tombée dans une espèce de léthargie. Les soins que l'on prit à m'en faire revenir et la bonté de mon tempérament me rappelèrent à la vie, ma fièvre diminua vers le matin et je fus hors de danger deux jours après. Plût au ciel qu'on m'eût laissée quitter en paix le monde, j'aurois été bien heureuse. Mais j'étois réservée à endurer un tissu de fatalités, comme le prophète Suédois me l'avoit pronostiqué. Dès que je fus un peu en état de parler, le roi vint chez moi. Il fut si charmé de me voir hors de péril, qu'il m'ordonna de lui demander une grâce. Je veux vous faire plaisir, me dit-il, je vous accorderai tout ce que vous voudrez. J'avois de l'ambition, j'étois fâchée de me voir encore traitée comme un enfant, je me déterminai d'abord et le suppliai de me traiter dorénavant comme une grande personne et de me faire quitter la robe d'enfant. Il rit beaucoup de mon idée. Eh bien, dit-il, vous serez satisfaite et je vous promets que vous ne paroîtrez plus en robe. Je n'ai jamais eu de joie plus vive. Je faillis à en prendre une rechute et on eut beaucoup de peine à modérer mes premiers mouvemens. Qu'on est heureux dans cet âge. La moindre bagatelle nous amuse et nous réjouit. Cependant le roi me tint parole, et malgré les obstacles que la reine y mit il lui ordonna absolument de me mettre en manteau. Je ne pus sortir de ma chambre que l'année 1720. Je goûtois une félicité parfaite d'avoir quitté la robe d'enfant. Je me mettois devant mon miroir à me contempler et je ne me croyois pas indifférente avec mon nouvel habillement. J'étudiois tous mes gestes et ma démarche pour avoir l'air d'une grande personne; en un mot, j'étois très-contente de ma petite figure. Je descendis d'un air triomphant chez la reine où je m'attendois à être très-bien reçue. J'y étois venue comme un César et m'en retournai comme un Pompée. Du plus loin que la reine me vit elle se mit à crier. Ah mon Dieu, comme elle est faite, voilà en vérité une jolie petite figure, elle ressemble à une naine comme deux gouttes d'eau. Je demeurai stupéfiée, ma petite vanité se trouvoit bien rabattue, et le dépit m'en fit venir les larmes aux yeux. Dans le fond la reine n'avoit pas tort si elle s'en étoit tenue à cette petite pique qu'elle m'avoit donnée, mais elle me gronda d'importance de m'être adressée au roi pour lui demander des grâces. Elle me dit qu'elle ne vouloit point cela, qu'elle m'avoit ordonné de m'attacher uniquement à elle, et que si jamais je m'adressois au roi pour quoi que ce fût, elle me promettoit toute son indignation. Je m'excusai le mieux que je pus et lui fis tant de soumissions qu'enfin elle me pardonna.
J'ai jusqu'à présent assez fait connoître le caractère emporté de la Letti, mais je ne puis omettre d'en insérer une circonstance qui quoique puérile en entraîna d'autres après elle. Il y avoit devant les fenêtres de ma chambre une galerie découverte de bois qui faisoit la communication des deux ailes du château. Cette galerie étoit toujours remplie d'immondices, ce qui causoit une puanteur insupportable dans mes appartemens. La négligence d'Eversmann, concierge du château, en étoit cause. Cet homme étoit le favori du roi, qui avoit toujours le malheur de n'en avoir que de malhonnêtes. Celui-ci étoit un vrai suppôt de satan, qui ne se plaisoit qu'à faire du mal et qui étoit mêlé dans toutes les cabales et intrigues qui se faisoient. La Letti l'avoit fait prier plusieurs fois de faire nettoyer cette galerie sans qu'il s'en fût mis en peine. La patience de cette fille lui échappa enfin, elle l'envoya chercher un matin, et débuta par lui chanter pouille. Il lui répliqua ils se disputèrent enfin tant et tant, qu'ils se seroient pris tous deux par les oreilles, si heureusement pour eux Madame de Roukoul ne fût survenue, qui les sépara. Eversmann jura de s'en venger, et en trouva l'occasion dès le lendemain. Il dit au roi que la Letti ne donnoit aucun soin à mon éducation, qu'elle étoit la maîtresse du colonel Forcade et de Mr. Fourneret, avec lesquels elle étoit enfermée tout le jour, que je n'apprenois plus rien et que pour prouver, que ce qu'il disoit étoit vrai le roi n'avoit qu'à m'examiner.
Le rapport d'Eversmann étoit vrai en tout point, mais la Letti étoit innocente de ce qui regardoit le dernier article. J'avois été six mois malade ce qui m'avoit fort reculée, et depuis que j'étois rétablie je n'avois pu recommencer mes études, ayant toujours été chez la reine, où je me rendois dès les dix heures du matin pour ne me retirer qu'à onze du soir. Le roi qui voulut approfondir la vérité me fit un jour plusieurs questions sur ma religion. Je me tirai fort bien d'affaire et le satisfis sur tous les articles qu'il me demanda, mais il n'en fut pas de même des dix commandemens qu'il voulut me faire réciter. Je m'embrouillai et ne pus jamais les dire, ce qui le mit dans une si violente colère que peu s'en fallut qu'il ne me donnât des coups. Mon pauvre précepteur en paya les pots cassés. Dès le lendemain il fut chassé. La Letti ne fut pas non plus épargnée. Le roi ordonna à la reine de lui donner une bonne réprimande et de lui défendre sous peine de sa disgrâce de ne plus voir d'hommes chez elle, pas même des ecclésiastiques. La reine obéit avec joie et fut charmée de trouver ce prétexte de la mortifier. Celle-ci s'excusa le mieux qu'elle put. Elle se plaignit de moi, disant que je n'avois ni égard ni considération pour elle, que je faisois le rebours de tout ce qu'elle me disoit, et que n'étant presque plus autour de moi, elle ne pouvoit pas être responsable de ma conduite. La reine me maltraita beaucoup et se servit d'expressions si dures qu'elle me mit au désespoir. Toute jeune que j'étois cela me fit beaucoup d'impression. Quoi! disois-je en moi-même, un manque de mémoire mérite-t-il tant de reproches? J'ai désobéi à la Letti, il est vrai, je n'ai plus voulu lui servir de rapporteuse, elle n'a pu tirer de moi les secrets que la reine m'avoit confiés, j'ai obéi en tout aux ordres de cette princesse, cependant elle m'en fait un crime aujourd'hui. J'ai enduré tous les chagrins imaginables pour l'amour d'elle, j'ai été meurtrie de coups et voilà la récompense qu'elle m'en donne.
Je maudissois un moment après ma bonté pour la Letti. Il ne tenoit qu'à moi de me plaindre à la reine de ses mauvais traitemens et j'avoue que je restai quelque temps en suspens si je trahirois la reine ou cette fille. Mais ma bonté de coeur me fit surmonter ces pensées vindicatives, et je résolus de me taire. Toute ma façon de vivre fut changée, mes leçons commençoient à huit heures du matin, et duroient jusqu'à huit heures du soir, je n'avois d'intervalle que les heures du dîner et du souper qui se passoient encore en réprimandes, que la reine me faisoit. Lorsque j'étois de retour dans ma chambre, la Letti recommençoit les siennes. La rage où elle étoit, de n'oser voir personne chez elle, retomboit sur moi. Il n'y avoit guère de jours, qu'elle n'exerçât la force de ses redoutables poignets sur mon pauvre corps. Je pleurois toute la nuit, j'étois dans un désespoir continuel, je n'avois pas un moment de récréation, et je devenois toute hébétée. Ma vivacité avoit disparu, et en un mot j'étois méconnoissable de corps et d'esprit.
Je menai cette vie pendant six mois, au bout desquels nous allâmes à Vousterhausen.
Je commençois à y rentrer en faveur auprès de la reine, et par conséquent d'avoir un peu plus de repos, elle me témoignoit même de la confiance, et me faisoit part de toutes ses idées. Avant que de retourner à Berlin, elle me dit un jour: je vous ai conté tous les chagrins que j'ai eus jusqu'à présent, mais je ne vous ai fait connoître que la moindre partie de ceux qui y ont donné lieu, je veux vous les nommer et je vous défends, sous peine de la vie, de parler, ni d'avoir aucun commerce avec ces gens là. Faites-leur la révérence, et c'est tout ce qui leur faut. En même temps elle me nomma les trois quarts de Berlin qui étoient, disoit-elle, ses ennemis, je ne veux pas non plus, ajouta-t-elle, que vous me compromettiez. Si on vous demande d'où vient que vous ne parliez pas à ces gens-là, répondez, que vous avez vos raisons pour cela.
J'obéis ponctuellement aux ordres de la reine, et m'attirai tout le monde à dos. Cependant la Letti commençoit à s'ennuyer de la gêne où elle vivoit. Les défenses du roi l'avoient mise hors d'état de continuer ses intrigues d'amour et d'état, le crédit du prince d'Anhalt étoit fort baissé, depuis l'aventure de la Blaspil, ce qui privoit cette fille des gratifications qu'elle recevoit sans cesse de ce prince. Il ne faisoit plus mention de mon mariage avec le Margrave de Schwed. Tout cela engagea la Letti à s'adresser à sa protectrice, Milady Arlington, pour la prier de s'intéresser en sa faveur auprès de la reine, et de lui faire obtenir le titre de gouvernante auprès de moi, et les prérogatives attachées à cette charge, la conjurant en cas de refus, de lui procurer ce poste auprès des princesses d'Angleterre.
Milady lui écrivit une lettre qu'elle put produire à la reine. Elle contenoit de grandes promesses pour son établissement en Angleterre, elle y faisoit une énumeration des bonnes qualités de la Letti, et la plaignoit de ce qu'elles étoient si mal reconnues à Berlin, qu'elle devoit demander des distinctions et des récompenses de ses soins pour moi, et que si on les lui refusoit, elle lui conseilloit de demander son congé et de se rendre dans un pays, où on savoit mieux rendre justice au mérite. Tout ceci n'étoit qu'une feinte pour déterminer la reine à lui accorder ce qu'elle demandoit. La Letti envoya la lettre de Milady à la reine, elle y en joignoit une de sa main des plus impertinentes. Elle vouloit, disoit-elle, être satisfaite ou avoir son congé. La reine se trouva fort embarrassée, ayant des ménagemens à garder avec cette fille, pour ne pas désobliger la protectrice qui l'avoit recommandée, et qui étoit toute puissante sur l'esprit du roi d'Angleterre. Elle employa donc plusieurs personnes pour la détourner de ce dessein, mais inutilement. Elle m'en parla enfin aussi, et je fus dans la dernière surprise, la Letti m'ayant fait un mystère de cette démarche. La reine me questionna beaucoup sur ses manières d'agir avec moi. Je ne répondis qu'en faisant ses éloges et suppliai pour l'amour de Dieu cette princesse de ne point montrer la lettre de la Letti au roi comme elle en avoit le dessein, jusqu'à ce que je lui eusse parlé. Si vous pouvez lui faire changer de sentiment, me dit la reine, d'ici à demain j'y consens, mais passé ce terme, il ne sera plus temps qu'elle se rétracte. Dès que je fus dans ma chambre, j'en parlai à cette fille. Mes pleurs, mes prières et les caresses que je lui fis, l'attendrirent, ou plutôt elle fut bien aise de trouver un honnête prétexte de ce dédire. Elle écrivit donc une seconde lettre à la reine, dans laquelle elle la supplioit de ne point faire mention de la première au roi.
Les choses en restèrent-là pour cette fois. La tendresse que je lui avois fait voir dans cette occasion, me procura quinze jours de repos, mais elle ne recula que pour mieux sauter. Je souffris avec elle pendant six mois les martyres du purgatoire. Ma bonne Mermann qui me voyoit tous les jours déchirer de coups, vouloit en avertir la reine, mais je l'en empêchai toujours. Pour comble de méchanceté cette mégère me lava le visage d'une certaine eau qu'elle avoit fait venir exprès d'Angleterre, et qui étoit si forte, qu'elle rongeoit la peau. En moins de huit jours, je devins toute couperosée, et mes yeux étoient rouges comme du sang. La Mermann voyant l'effet terrible que cette eau m'avoit fait pour m'en être lavée deux fois, prit la bouteille qu'elle jeta par la fenêtre sans quoi mes yeux et mon teint auroient été ruinés pour jamais.
Le commencement de l'année 1721 fut aussi malheureux pour moi que la précédente. Mon martyre continuoit toujours. La Letti vouloit se venger des refus que la reine lui avoit donnés, et comme elle étoit fermement résolue de me quitter, elle vouloit me laisser quelques souvenirs qui me fissent penser à elle. Je crois que si elle avoit pu me casser bras ou jambe, elle l'auroit fait, mais la crainte d'être découverte l'en empêcha. Elle faisoit donc ce qu'elle pouvoit pour me gâter le visage, elle me donnoit des coups de poing sur le nez que j'en saignois quelque fois comme un boeuf.
Pendant ce temps une autre réponse à une seconde lettre qu'elle avoit écrite à Milady d'Arlington arriva. Cette dame lui mandoit qu'elle n'avoit qu'à venir en Angleterre, où elle lui offroit sa protection et qu'elle se faisoit fort de lui procurer une pension. La Letti réitéra donc la demande de son congé à la reine; la lettre qu'elle lui écrivit étoit plus insolente que la première. Je vois bien, lui disoit-elle, que V. M. n'est point d'humeur à m'accorder les prérogatives que je prétends. Ma résolution est prise. Je la supplie de m'accorder ma démission. Je vais quitter un pays barbare, où je n'ai trouvé ni esprit ni bon sens, pour finir mes jours dans un climat heureux, où le mérite est récompensé, et où le souverain ne s'attache pas à distinguer des Gredins d'officiers, comme c'est l'usage ici, et à mépriser les gens d'esprit. Madame de Roukoul étoit présente, lorsque la reine reçut cette lettre. Cette princesse lui en fit part, elle ne se possédoit pas de colère. Eh, mon Dieu, lui dit cette dame, laissez aller cette créature, c'est le plus grand bonheur qui puisse arriver à la princesse. Cette pauvre enfant souffre des martyres, et je crains qu'on ne vous la porte un beau jour avec les reins cassés, car elle est battue comme plâtre, et court risque d'être estropiée tous les jours. La Mermann pourra en instruire V. M. mieux que personne. La reine surprise envoya donc chercher ma bonne nourrice. Celle-ci lui confirma tout ce que Madame de Roukoul venoit de lui dire, ajoutant qu'elle n'avoit osé l'en avertir plutôt, la Letti l'ayant intimidée par le grand crédit, qu'elle s'étoit vanté avoir auprès de la reine, et par les menaces qu'elle lui avoit faites de la faire chasser. La reine ne balança donc plus de donner la lettre en question au roi. Le prince en fut si outré qu'il auroit envoyé dans son premier mouvement la Letti à Spandau, si la reine ne l'avoit empêché. Cette princesse se trouvoit embarrassée sur le choix de la personne à laquelle elle vouloit me confier; elle proposa cependant deux dames au roi (j'ai toujours ignoré qui elles étoient), mais ce prince les refusa l'une et l'autre, et nomma Mademoiselle de Sonsfeld pour occuper ce poste. Je ne puis assez reconnoître ce bienfait de mon père. Mademoiselle de Sonsfeld est d'une très-illustre maison alliée à tout ce qu'il y a de grand dans l'empire, ses ayeux se sont distingués par leurs services, et par les grandes charges qu'ils ont occupées. Une plume plus élevée que la mienne ne pourroit qu'ébaucher foiblement son portrait. Son caractère se fera connoître dans le cours de ces mémoires. Il peut passer pour unique, c'est un composé de vertus et de sentimens, beaucoup d'esprit, de fermeté, de générosité accompagnent en elle des manières charmantes. Une politesse noble lui attire du respect et de la confiance, elle joint à tous ces avantages une figure très-aimable qu'elle a conservée jusqu'à un âge avancé. Elle avoit été dame d'honneur auprès de la reine Charlotte, ma grand'mère, et possédoit la même charge dans la maison de la reine, ma mère. N'ayant jamais voulu se marier, elle avoit refusé des partis très-brillants. Elle avoit 40 ans lorsqu'elle fut placée auprès de moi. Je l'aime et je la respecte comme ma mère, elle est encore auprès de moi, et selon les apparences il n'y aura que la mort qui nous séparera.
La reine ne pouvoit la souffrir, elle disputa long-temps avec le roi, mais enfin elle fut obligée de céder, ne pouvant lui alléguer des raisons valables contre ce choix. Je fus informée de tout ceci par mon frère, qui fut présent à cette conversation, la reine m'en ayant fait un mystère. Elle fut fort étonnée en rentrant dans son appartement de me trouver toute en larmes. Ah! ah! me dit-elle, je vois bien que votre frère a jasé et que vous savez de quoi il est question. Vous êtes bien sotte de vous affliger, n'êtes-vous pas encore rassasiée de coups. Je la suppliai de vouloir révoquer la disgrâce de la Letti, mais elle me répondit que je devois prendre mon parti, et que la chose n'étoit plus à redresser. Mademoiselle de Sonsfeld qu'elle avoit envoyé chercher entra dans ce moment, elle la prit d'une main et moi de l'autre, et nous conduisit chez le roi.
Ce prince lui dit beaucoup de choses obligeantes et lui annonça enfin l'emploi qu'il vouloit lui donner. Elle répondit avec respect au roi, le suppliant de la dispenser d'accepter cette charge, s'excusant sur son incapacité. Le roi s'y prit de toutes les façons, et ce ne fut qu'à force de menaces qu'elle accepta enfin ces offres, il lui donna un rang et lui promit toutes sortes d'avantages, tant pour elle que pour sa famille. Elle fut installée comme ma gouvernante le troisième jour des fêtes de pâques. Je fus extrêmement touchée du malheur de la Letti, sa démission lui fut donnée d'une façon bien rude. Le roi lui fit dire par la reine que s'il avoit suivi son penchant, il l'auroit envoyée à Spandau, qu'elle ne devoit plus avoir le courage de se montrer en sa présence, et qu'il lui donnoit huit jours pour quitter la cour et sortir de son pays. Je fit ce que je pus pour la consoler et pour lui témoigner mon amitié.
Je n'avois pas grand'chose en ce temps-là, cependant je lui donnai en pierreries, bijoux et argenterie pour la valeur de cinq mille écus, sans ce qu'elle reçut de la reine. Elle eut malgré cela la méchanceté de me dépouiller généralement de tout, et le lendemain de son départ je n'avois pas un habit à mettre, cette fille ayant tout emporté. La reine fut obligée de me renipper de pied en cap. Je m'accoutumai bientôt à ma nouvelle domination. Madame de Sonsfeld commença par étudier mon humeur et mon caractère. Elle remarqua que j'étois d'une timidité extrême, je tremblois quand elle étoit sérieuse, je n'avois pas le coeur de dire deux mots de suite sans hésiter. Elle représenta à la reine qu'il falloit tâcher de me dissiper et me traiter avec beaucoup de douceur pour me rassurer; que j'étois fort docile et qu'avec le point d'honneur elle me feroit faire ce qu'elle voudroit. La reine la laissa entièrement maîtresse de mon éducation. Elle raisonnoit tous les jours avec moi de choses indifférentes, et tâchoit de m'inspirer des sentimens, en prenant occasion de ce qui ce passoit. Je m'appliquai à la lecture qui devint bientôt mon occupation favorite. L'émulation qu'elle me donnoit me faisoit prendre goût à mes autres études. J'apprenois l'Anglois, l'Italien, l'histoire, la géographie, la philosophie et la musique. Je fis des progrès étonnants en peu de temps. J'étois si acharnée à apprendre qu'on étoit obligé de modérer ma trop grande avidité. Je passai ainsi deux ans et comme je n'écris que les faits qui en vaillent la peine, je passe à l'année 1722. Elle commença d'abord par de nouvelles traverses pour moi. Mais comme dorénavant la cour d'Angleterre aura une grande part dans ces mémoires, il est juste que j'en donne une idée. Le roi de la grande Bretagne étoit un prince qui se piquoit d'avoir des sentimens, mais par malheur pour lui il ne s'étoit jamais appliqué à approfondir ce qu'il falloit pour cela. Bien des vertus poussées à l'extrême deviennent des vices. Il étoit dans ce cas-là. Il affectoit une fermeté qui dégéneroit en rudesse, une tranquillité qu'on pouvoit appeler indolence. Sa générosité ne s'étendoit que sur ses favoris et ses maîtresses, dont il se laissoit gouverner, le reste du genre humain en étoit exclu. Depuis son avancement à la couronne il étoit devenu d'une hauteur insupportable. Deux qualités le rendoient estimable, c'étoit son équité et sa justice, il n'étoit point méchant et se piquoit de constance envers ceux auxquels il vouloit du bien. Son abord étoit froid, il parloit peu et n'aimoit qu'à entendre dire des niaiseries.
La comtesse Schoulenbourg, alors duchesse de Kendell et princesse d'Eberstein, étoit sa maîtresse, ou plutôt il l'avoit épousée de la main gauche. Elle étoit du nombre de ces personnes qui sont si bonnes, que pour ainsi dire elles ne sont bonnes à rien. Elle n'avoit ni vices ni vertus, et toute son étude ne consistoit qu'à conserver sa faveur et à empêcher que quelque autre ne la débusquât.
La princesse de Galles avoit infiniment d'esprit, beaucoup de savoir, de lecture et une grande capacité pour les affaires. Elle s'attira tous les coeurs au commencement de son arrivée en Angleterre. Ses manières étaient gracieuses, elle étoit affable, mais elle n'eut pas le bonheur de se conserver l'amour des peuples, et l'on trouva moyen d'approfondir son caractère, qui ne répondoit pas à son extérieur. Elle étoit impérieuse, fausse, et ambitieuse. On l'a toujours comparée à Agrippine, elle auroit pu s'écrier comme cette impératrice: que tout périsse pourvu que je régne.
Le prince, son époux n'avait pas plus de génie que le roi son père, il étoit vif, emporté, hautain et d'une avarice impardonnable.
Milady d'Arlington qui tenoit le second rang, étoit fille naturelle de feu l'électeur d'Hannovre et d'une comtesse de Platen. On peut dire d'elle avec vérité qu'elle avoit de l'esprit comme un diable, car il étoit entièrement tourné au mal. Elle étoit vicieuse, intrigante et aussi ambitieuse que celles dont je viens de faire le portrait. Ces trois femmes gouvernoient tour à tour le roi, quoiqu'elles vécussent en grande mésintelligence entre elles. Leurs sentimens étoient réunis en un point, qui étoit qu'elles ne vouloient pas que le jeune duc de Glocestre épousât une princesse d'une grande maison, et qu'elles en souhaitoient une, qui n'eût pas un grand génie, afin de rester les maîtresses du gouvernement.
Milady Arlington qui avoit ses vues particulières, dépêcha Mademoiselle de Pelnitz à Berlin. Cette fille avoit été dame d'honneur et favorite de la reine Charlotte, ma grand'-mère; elle s'étoit retirée à Hannovre après la mort de cette princesse; où elle vivoit d'une pension que le roi d'Angleterre lui avoit accordée. Son esprit étoit aussi mauvais que celui de Milady, elle étoit aussi intrigante qu'elle, sa langue venimeuse n'épargnoit personne; on ne lui remarquoit que trois petits défauts, elle aimoit le jeu, les hommes et le vin. La reine, ma mère la connoissoit depuis très-longtemps. Comme elle étoit informée que Mademoiselle de Pelnitz avoit beaucoup de crédit à la cour d'Hannovre, elle la reçut le mieux du monde. Me l'ayant ensuite présentée: voici une de mes anciennes amies, me dit-elle, avec laquelle vous serez bien aise de faire connoissance. Je la saluai et lui fis un compliment fort obligeant sur ce que la reine venoit de dire. Elle me regarda quelque temps depuis les pieds jusqu'à la tête, puis se tournant vers la reine, ah mon Dieu! lui dit-elle, Madame, que la princesse a mauvais air, quelle taille et quelle grâce pour une jeune personne, et comme la voilà attifée! La reine fut un peu décontenancée de ce début, auquel elle ne s'attendoit pas. Il est vrai, lui dit-elle, qu'elle pourroit avoir meilleur air. Mais sa taille est droite et se dégagera quand elle aura fini son cru. Si vous lui parlez cependant, vous verrez qu'elle n'est pas tout à fait composée de matière. La Pelnitz commença donc à s'entretenir avec moi, mais d'une façon ironique en me faisant des questions qui auroient été bonnes pour un enfant de quatre ans. J'en fus si piquée que je ne daignois plus lui répondre. Elle saisit cette occasion pour insinuer à la reine que j'étois capricieuse et hautaine, et que je l'avois regardée du haut en bas. Cela m'attira de très-aigres réprimandes qui durèrent tant que cette fille fut à Berlin. Elle me cherchoit noise sur tout. On parloit un jour de mémoire. La reine lui dit que je l'avois angélique. La Pelnitz fit un sourire malin qui signifioit que cela n'étoit pas. La reine fâchée lui proposa de me mettre à l'épreuve pariant, que j'apprendrois 150 vers par coeur dans une heure. Eh bien, dit la Pelnitz, qu'elle essaye un peu la mémoire locale, et je veux bien gager qu'elle ne retiendra pas ce que je lui écrirai. La reine voulut soutenir ce qu'elle avoit avancé et m'envoya chercher. M'ayant tirée à part, elle me dit qu'elle me pardonneroit tout le passé, si je lui faisois gagner sa gageure. Je ne savois ce que c'étoit que la mémoire locale, n'en ayant jamais entendu parler. La Pelnitz écrivit ce que je devois apprendre. C'étoient cinquante noms baroques qu'elle avoit inventés et qui étoient tous numérotés, elle me les lut deux fois me nommant toujours les numéros, après quoi je fus obligée de les dire de suite par coeur. Je réussis très-bien à la première épreuve, mais elle en voulut une seconde et me les demanda l'un parmi l'autre, ne me nommant que le numéro. Je réussis encore à son grand dépit. Je n'ai jamais fait un plus grand effort de mémoire, cependant elle ne put se vaincre et ne daigna pas m'en applaudir. La reine ne comprenoit rien à ce procédé et en étoit très-piquée quoiqu'elle ne le témoignât pas. Mademoiselle de Pelnitz nous délivra enfin de son insupportable critique et retourna à Hannovre. Peu après son départ Mademoiselle de Brunow, soeur de Madame de Kamken, vint aussi à Berlin. Elle avoit été dame d'honneur de l'électrice Sophie d'Hannovre, ma bisayeule et elle faisoit encore son séjour à cette cour où elle avoit une pension. C'étoit une bonne créature, mais sotte comme un panier. Elle s'informa beaucoup de moi à sa soeur; comme cette dame étoit fort de mes amies elle lui fit mes éloges plus que je ne le méritois. La Brunow parut surprise du rapport de Madame de Kamken. Entre soeurs, lui dit-elle, on peut parler plus librement que vous ne faites, et ne pas cacher des choses qui sont publiques, car nous sommes fort bien informés à Hannovre de ce qui regarde la princesse, nous savons qu'elle est contre-faite, qu'elle est laide à faire peur, qu'elle est méchante et hautaine, et qu'en un mot c'est un petit monstre qu'on devroit souhaiter n'avoir jamais été au monde. Madame de Kamken se fâcha et disputa très-vivement avec sa soeur, et pour la détromper de ses préjuges, elle la mena chez la reine où j'étois. On eut bien de la peine à lui persuader que c'étoit moi qu'elle voyoit. Mais on ne put la convaincre que j'étois droite qu'en me faisant déshabiller en sa présence. Plusieurs femmes de Hannovre furent envoyées à diverses reprises à Berlin pour m'examiner. J'étois obligée de passer en revue devant elles et de leur montrer mon dos pour leur prouver que je n'étois pas bossue. J'enrageois de tout cela, et pour comble de malheur la reine s'étoit entêtée de me rendre plus menue que je n'étois. Elle faisoit serrer mon corps de jupe au point que j'en devenois toute noire et que cela m'ôtoit la respiration. Les soins de Madame de Sonsfeld avoient racommodé mon teint, j'étois assez passable, si la reine ne m'avoit gâtée en me faisant serrer si fort. Toute cette année se passa ainsi. Comme il n'y eut rien de fort intéressant je passe à l'année 1723.
Le roi d'Angleterre arriva au printemps à Hannovre, la duchesse de Kendell et Milady Arlington furent de sa suite, et la Letti y accompagna la dernière de ces dames. Elle ne vivoit uniquement que de ses bonnes grâces, et d'une pension qu'elle lui avoit fait obtenir du roi. Le roi, mon père, qui n'avoit alors en vue que mon mariage avec le duc de Glocestre, se rendit peu après l'arrivée de ce prince à Hannovre. Il y fut reçu avec toutes les démonstrations de joie et de tendresse imaginables, et retourna très-content de son séjour à Berlin.
La reine partit peu-après son retour, chargée d'instructions secrètes pour le roi son père, et de conclure une alliance offensive et défensive entre ces deux monarques dont le sceau devoit être le mariage de mon frère et le mien. Elle ne trouva point les heureuses dispositions dont elle s'étoit flattée. Le roi d'Angleterre acquiesça à toutes les propositions hors à celle de mon mariage, s'excusant sur ce qu'il ne pouvoit entrer en aucun engagement sans avoir consulté les inclinations du prince, son petit-fils, et sans savoir si nos humeurs et nos caractères se conviendroient. La reine au désespoir et ne sachant comment se tirer d'embarras, eut recours à la duchesse de Kendell. Elle se plaignit amèrement à cette dame de la réponse du roi, et fit tous ses efforts pour la mettre dans ses intérêts. À force de caresses et d'instances elle parvint enfin à faire parler la duchesse. Elle avoua à la reine que l'éloignement du roi pour mon mariage provenoit des impressions malignes qu'on lui avoit données sur mon sujet; que la Letti avoit fait un portrait de moi tel qu'il le falloit pour dégoûter tout homme de se marier; qu'elle m'avoit dépeinte d'une laideur, et d'une difformité extrême que les éloges qu'elle avoit faits de mon caractère s'accordoient parfaitement avec ceux de ma figure; qu'elle m'avoit représentée si méchante et si colérique, que cela me causoit le mal caduc plusieurs fois par jour de pure rage. Jugez vous-même, Madame, continuoit la duchesse, après de pareils rapports qui ont encore été confirmés par Mademoiselle de Pelnitz, si le roi votre père peut consentir à ce mariage. La reine qui ne pouvoit cacher son indignation, lui conta tout le procédé de la Letti envers moi, et les raisons qu'elle avoit eues de s'en défaire, elle lui allégua toutes les personnes qui avoient été envoyées de Hannovre à Berlin, et s'en rapporta à leur témoignage. Enfin on démontra si bien à la duchesse la fausseté de tous ces bruits, qu'on la persuada entièrement du contraire. Cette dame, amie intime de Milord Townshend, alors premier secrétaire d'état, résolut de finir seule cette affaire afin qu'on lui en eût toute l'obligation. Mais sentant bien qu'elle auroit beaucoup de peine à effacer de l'esprit du roi les préjugés qu'on lui avoit inspirés contre moi, elle conseilla à la reine de persuader à ce prince d'aller faire un tour à Berlin afin qu'il pût se détromper par ses propres yeux des calomnies qu'on avoit débitées sur mon compte. La reine sut si bien ménager l'esprit du roi, et fut si bien secondée par la duchesse, qu'il se rendit à ses désirs, et fixa son voyage pour le mois d'Octobre. Cette princesse retourna triomphante à Berlin, et y fut reçue le mieux du monde par le roi son époux. Il est inconcevable quelle joie la venue du roi d'Angleterre causa par tout le pays, et quelle satisfaction le roi en ressentoit. Il n'y eut que moi qui n'y participai pas, car j'étois maltraitée depuis le matin jusqu'au soir. A tout ce que je faisois la reine ne manquoit pas de dire: ces manières ne seront pas du goût de mon neveu, il faut vous régler dès à présent à son humeur, car vos façons ne lui plairont pas. Ces réprimandes que j'essuyois vingt fois par jour, ne flattoient guère mon petit amour propre. J'ai eu de tout temps le malheur de faire beaucoup de réflexions, je dis le malheur, car en effet on approfondit quelquefois trop les choses et on en découvre de très-chagrinantes. Il est bon de réfléchir sur soi-même. Mais on seroit beaucoup plus heureux si on tâchoit d'écarter toute pensée fâcheuse. C'est un mal physique, mais un bien moral, et quoique ce bien moral me soit quelquefois fort à charge, je le trouve cependant utile pour le bien de la conduite. Mais en me déchaînant contre le trop de réflexions, je sens que j'en fais, qui n'appartiennent point au fil de mon histoire. Je reviens à celles que je faisois sur le procédé de la reine. Qu'il est dur pour moi, disois-je souvent à ma gouvernante, de me voir toujours reprendre d'une façon si singulière par la reine. Je sens que j'ai des défauts, j'ambitionne de m'en corriger, mais c'est par l'envie que j'ai d'acquérir l'estime et l'approbation de tout le monde. Faut-il m'encourager par d'autres motifs que par le point d'honneur, et pourquoi me parler toujours du duc de Glocestre et des soins que je dois me donner pour lui plaire un jour? Il me semble que je le vaux bien, et qui sait s'il sera de mon goût, et si je pourrai vivre heureuse avec lui? Pourquoi toutes ces avances avant le mariage? Je suis fille d'un roi, et ce n'est pas un si grand honneur pour moi d'épouser ce prince. Je ne me sens aucun penchant pour lui, et tout ce que la reine me dit journellement me donne plus d'éloignement que d'empressement à l'épouser. Madame de Sonsfeld ne savoit que me répondre. Mon raisonnement étoit trop juste pour le condamner. J'étois naturellement timide, et ces gronderies perpétuelles ne me donnoient pas de la hardiesse. Elle fit des représentations à la reine, mais elles ne servirent de rien.
Il vint dans ce temps-là un des gentils-hommes du duc de Glocestre à Berlin. La reine tenoit appartement, il lui fut présenté comme aussi à moi. Il me fit un compliment très-obligeant de son maître; je rougis et ne lui répondis que par une révérence. La reine qui étoit aux écoutes fut très piquée de ce que je n'avois rien répondu au compliment du duc, et me lava la tête d'importance, m'ordonnant sous peine de son indignation de raccommoder cette faute le lendemain. Je me retirai toute en larmes dans ma chambre; j'étois outrée contre la reine et contre le duc. Je jurai que je ne l'épouserois jamais, que si l'on vouloit déjà me mettre si fort sous sa férule avant le mariage, je comprenois bien que je serois pire qu'une esclave après qu'il seroit contracté; que la reine faisoit tout de sa tête, sans consulter mon coeur, et qu'enfin je voulois aller me jeter à ses pieds et la supplier de ne pas me rendre malheureuse en m'obligeant d'épouser un prince pour lequel je ne me sentois aucune inclination, et avec lequel je voyois bien que je serois malheureuse. Ma gouvernante eut bien de la peine à me tranquilliser et à m'empêcher, de faire cette fausse démarche. Je fus obligée de m'entretenir le lendemain avec le gentilhomme et de lui parler du duc, ce que je fis de très-mauvaise grâce, et d'un air fort embarrassé. Cependant l'arrivée du roi d'Angleterre approchoit. Nous nous rendîmes le six Octobre à Charlottenbourg pour le recevoir. Le coeur me battoit et j'étois dans des agitations cruelles. Ce prince y arriva le huit à sept heures du soir. Le roi, la reine et toute la cour le reçurent dans la cour du château, les appartements étant à rez de chaussée. Après qu'il eut salué le roi et la reine, je lui fus présentée. Il m'embrassa et se tournant vers la reine, il lui dit: votre fille est bien grande pour son âge. Il lui donna la main et la conduisit dans son appartement où tout le monde les suivit. Dès que j'y entrai, il prit une bougie et me considéra depuis les pieds jusqu'à la tête. J'étois immobile comme une statue et fort décontenancée. Tout cela se passa sans qu'il me dit la moindre chose. Après qu'il m'eut ainsi passée en revue, il s'adressa à mon frère qu'il caressa beaucoup, et avec lequel il s'amusa long-temps. Je pris ce temps pour m'éloigner, la reine me fit signe de la suivre, et passa dans une chambre prochaine, où elle se fit présenter les Anglois et les Allemands de la suite du roi. Après leur avoir parlé quelque temps, elle dit à ces messieurs qu'elle me laissoit avec eux pour les entretenir et s'adressant aux Anglois, parlez anglois avec ma fille, leur dit-elle, vous verrez qu'elle le parle très-bien. Je me sentis beaucoup moins gênée dès que la reine fut éloignée, et reprenant un peu de hardiesse, je liai coversation avec ces messieurs. Comme je parlois leur langue aussi bien que ma langue maternelle, je me tirai très-bien d'affaire, et tout le monde parut charmé de moi. Ils firent mes éloges à la reine et lui dirent, que j'avois l'air anglois et que j'étois faite pour être un jour leur souveraine. C'était dire beaucoup, car cette nation se croit si fort au dessus des autres, qu'ils s'imaginent faire une grande politesse, lorsqu'ils disent à quelqu'un, qu'il a les manières angloises. Leur roi les avoit bien espagnoles, il étoit d'une gravité extrême et ne disoit mot à personne. Il salua Madame de Sonsfeld fort froidement, et lui demanda si j'étois toujours aussi sérieuse, et si j'avois l'humeur mélancolique? «Rien moins, Sire, lui répondit-elle, mais le respect qu'elle a pour votre Majesté, l'empêche d'être aussi enjouée, qu'elle l'est sans cela», il branla la tête et ne répondit rien. L'accueil qu'il m'avoit fait et ce que je venois d'entendre, me donnèrent une telle crainte pour lui, que je n'eus jamais le courage de lui parler. On se mit enfin à table, où le prince resta toujours muet, peut-être avoit-il raison, peut-être avoit-il tort; mais je crois pourtant; qu'il suivoit le proverbe qui dit, qu'il vaut mieux se taire, que de mal parler. Il se trouva indisposé à la fin du repas. La reine voulut lui persuader de quitter la table; ils complimentèrent long-temps ensemble, mais enfin elle jeta sa serviette et se leva. Le roi d'Angleterre commença à chanceler, celui de Prusse accourut pour le soutenir, tout le monde s'empressa autour de lui, mais ce fut en vain, il tomba sur les genoux, sa perruque d'un côté et son chapeau de l'autre. On le coucha tout doucement à terre, où il resta une grosse heure sans sentiment. Les soins qu'on prit de lui, firent enfin revenir peu à peu ses esprits. Le roi et la reine se désoloient pendant ce temps, et bien des gens ont cru, que cette attaque étoit un avant-coureur d'apoplexie. Ils le prièrent instamment de se retirer, mais il ne voulut pas et reconduisit la reine dans son appartement. Il fut très-mal toute la nuit, ce qu'on n'apprit que sous main. Mais cela ne l'empêcha pas de reparoître le lendemain. Tout le reste de son séjour se passa en plaisirs et en fêtes. Il y eut tous les jours des conférences secrètes entre les ministres d'Angleterre et ceux de Prusse. Le résultat en fut enfin la conclusion du traité d'alliance, et du double mariage, qui avoit été ébauché à Hannovre. La signature s'en fit le douze du même mois. Le roi d'Angleterre partit le lendemain, et le congé qu'il prit de toute sa famille, fut aussi froid que l'avoit été son accueil. Le roi et la reine dévoient retourner, pour lui rendre visite au Ghoer, maison de chasse proche de Hannovre.
Il y avoit déjà près de sept mois que cette princesse se trouvoit fort incommodée, ses maux étoient si singuliers, que les médecins ne savoient qu'augurer de son état. Son corps s'enfloit prodigieusement tous les matins, et cette enflure passoit vers le soir. La faculté avoit été quelque temps en suspens, si c'était une grossesse, mais elle avoit jugé en dernier ressort que cette indisposition provenoit d'une autre cause, qui est très-incommode, mais nullement dangereuse.
Le voyage du roi pour le Ghoer étoit fixé pour le huit Novembre; il devoit partir de grand matin, et nous prîmes tous congé de lui. Mais la reine y mit empêchement. Elle tomba malade la nuit d'une violente colique, mais elle dissimula son mal, tant qu'elle put, pour ne point réveiller le roi. S'étant cependant aperçue par certaines circonstances qu'elle étoit en travail d'enfant, elle appela au secours. On n'eut pas le temps d'envoyer chercher une sage-femme ni un médecin, et elle accoucha heureusement d'une princesse sans autre secours que celui du roi et d'une femme de chambre. Il n'y avoit ni langes ni berceau, et la confusion régnoit partout. Le roi me fit appeler à quatre heures après minuit. Je ne l'ai jamais vu de si bonne humeur, il crevoit de rire en pensant à l'office qu'il avoit rendu à la reine. Le duc de Glocestre, mon frère, la princesse Amélie d'Angleterre et moi nous fûmes nommés parrains et marraines de l'enfant; je le tins l'après-midi sur les fonts, et ma soeur fut nommée Anne Amélie.
Le roi partit le lendemain. Comme ce prince voyageoit très-vite, il arriva le soir au Ghoer où on étoit dans de grandes inquiétudes, le roi d'Angleterre l'ayant déjà attendu le jour précédent. Il fut fort surpris en apprenant ce qui avoit causé le retardement du roi. Grumkow étoit de la suite de ce prince. Il s'étoit brouillé depuis quelque temps avec le prince d'Anhalt, et tâchoit de se raccommoder avec le roi d'Angleterre, mais comme il vouloit que toutes les affaires passassent par ses mains, et que la reine y mettoit obstacle, il ne manqua pas de profiter des circonstances, pour semer de nouveau la dissension entre le roi et cette princesse. J'ai déjà dit que ce prince étoit d'une jalousie extrême. Grumkow le prit par son foible, et par quelques discours vagues et adroits il lui fit naître des idées très-injurieuses à la vertu de son épouse. Il retourna au bout de quinze jours à Berlin comme un furieux. Il nous fit très-bon accueil, mais ne voulut point voir la reine. Il traversa sa chambre à coucher pour aller souper sans lui rien dire. La reine et nous tous étions dans des inquiétudes cruelles à cause de ce procédé; elle lui parla enfin et lui témoigna dans les termes les plus tendres le chagrin qu'elle avoit de sa façon d'agir. Il ne lui répondit que par des injures et en lui faisant des reproches de sa prétendue infidélité, et si Madame de Kamken ne l'eût éloigné, son emportement l'auroit peut-être porté à des violences très-fâcheuses. Il fit assembler le jour suivant les médecins, le chirurgien-major de son régiment Holtzendorff, et Madame de Kamken, pour examiner la conduite de la reine. Tous prirent vivement le parti de cette princesse. Sa gouvernante le traita même fort durement, et lui montra l'injustice de ses soupçons. En effet la vertu de la reine étoit sans reproche, et la médisance la plus noire n'a pu trouver à y redire. Le roi rentra en lui-même, il demanda pardon à cette princesse avec bien des larmes qui montroient la bonté de son coeur, et la paix fut rétablie. J'ai parlé de la brouillerie des deux favoris. Comme elle éclata l'année 1724, il est juste que j'en donne ici le détail. Depuis la chute de Madame de Blaspil et la bonne intelligence des cours d'Angleterre et de Prusse, le prince d'Anhalt étoit fort déchu de sa faveur, il passoit sa vie à Dessau, et ne venoit que rarement à Berlin. Le roi avoit pourtant toujours de grandes attentions pour lui et le ménageoit à cause de son savoir militaire. Grumkow en revanche s'étoit conservé dans sa faveur, et ce ministre étoit chargé des affaires étrangères et de celles du pays.
Le prince avoit été parrain d'une de ses filles et lui avoit promis une dot de cinq mille écus. Cette fille devant se marier, son père lui écrivit pour le sommer de sa promesse. Le prince très-mécontent de la conduite de Grumkow qui n'avoit plus de ménagemens pour lui, et qui s'étoit seul emparé de l'esprit du roi, nia fortement cette promesse. Grumkow lui répondit, l'autre répliqua; ils en vinrent enfin à se reprocher mutuellement toutes leurs friponneries, et leur correspondance devint si injurieuse, que le prince d'Anhalt résolut de décider sa querelle par le sort des armes. Avec le mérite que Grumkow possédoit au suprême degré il passoit pour un poltron fieffé. Il avoit donné des preuves de sa valeur à la bataille de Malplaquet, où il resta dans un fossé pendant tout le temps de l'action. Il se distingua aussi beaucoup à Stralsund, et se démit une jambe au commencement de la campagne, ce qui l'empêcha de pouvoir aller à la tranchée. Il avoit le même malheur qu'eut un certain roi de France, de ne pouvoir voir une épée nue sans tomber en foiblesse, mais excepté tout cela c'étoit un très-brave général. Le prince lui envoya un cartel. Grumkow tremblant de courage, et s'armant de la religion et des loix établies, répondit, qu'il ne se battroit point, que les duels étoient défendus par les loix divines et humaines et qu'il ne se trouvoit point d'humeur à en être le transgresseur. Ce ne fut pas tout, il voulut encore mériter la couronne du ciel, en souffrant patiemment les injures. Il fit toutes les avances à son antagoniste, mais il ne s'attira que de plus en plus son mépris, et celui-ci resta inexorable. Cette affaire parvint enfin aux oreilles du roi, qui employa tous ses efforts pour les rapatrier, mais vainement, le prince d'Anhalt ne voulant point se laisser fléchir. Il fut donc résolu qu'ils décideroient leur différend en présence de deux seconds. Celui que le prince choisit, étoit un certain colonel Corf au service de Hesse, et le général comte de Sekendorff, au service de l'Empereur fut celui de Grumkow. Ces deux derniers étoient amis intimes. La chronique scandaleuse disoit qu'ils avoient été dans leur jeunesse de moitié au jeu, où ils avoient fait un profit considérable. Quoiqu'il en soit, Sekendorff étoit le portrait vivant de Grumkow, à cela près qu'il affectoit plus de christianisme que lui et qu'il étoit brave comme son épée. Rien n'étoit si risible que les lettres que ce général écrivoit à Grumkow, pour lui inspirer du courage. Cependant le roi voulut encore s'en mêler.
Il convoqua au commencement de l'année 1725 un conseil de guerre à Berlin, composé de tous les généraux et colonels commandants de son armée. La reine avoit la plupart des généraux à sa disposition. Les belles promesses que Grumkow lui fit, de rester fermement attaché à son parti, l'éblouirent; elle fit pencher la balance de son côté, sans quoi il auroit couru risque d'être cassé. Il en fut quitte pour quelques jours d'arrêts, ce qui fut une espèce de satisfaction que le roi donna au prince d'Anhalt. Dès qu'il fut relâché, le roi lui fit conseiller sous main de vider son différend. Le champ de bataille étoit proche de Berlin; les deux combattans s'y rendirent, suivis de leurs seconds. Le prince tira son épée en disant quelques injures à son adversaire. Grumkow ne lui répondit qu'en se jetant à ses pieds qu'il embrassa en lui demandant pardon et le priant de lui rendre ses bonnes grâces. Le prince d'Anhalt pour toute réplique lui tourna le dos. Depuis ce temps-là ils ont toujours été ennemis jurés, et leurs animosités n'ont cessé que par leur vie. Le prince s'est tout-à-fait changé depuis à son avantage, bien des gens ont rejeté la plupart de ses méchantes actions sur les détestables conseils de Grumkow. On pourroit dire de lui, comme du cardinal de Richelieu: il a fait trop de mal pour en dire du bien, il a fait trop de bien pour en dire du mal.
Le roi d'Angleterre repassa cette année la mer pour se rendre en Allemagne. Le roi mon père ne manqua pas d'aller le voir; il se flattoit de pouvoir mettre fin à mon mariage. La reine l'ayant déjà si bien servi fut chargée de cette commission. Elle se rendit donc à Hannovre, où elle fut reçue à bras ouverts. Elle trouva le roi, son père, par rapport à l'alliance des deux maisons dans les mêmes dispositions, où il avoit été les années précédentes. Il lui parla même en des termes remplis de tendresse pour moi, mais il lui représenta que deux obstacles s'opposoient à ses désirs. Le premier, qu'il ne pouvoit nous marier sans en avoir fait la proposition à son parlement, le second étoit notre jeunesse, car je n'avois que 16 ans et le duc en avoit 18. Mais pour adoucir toutes ces difficultés, il l'assura qu'il disposeroit tout de manière qu'il pût faire célébrer notre mariage la première fois qu'il retourneroit en Allemagne. La reine se flatta toujours d'obtenir davantage, elle n'avoit jamais été si bien avec le roi, son père, qu'elle l'étoit alors, il sembloit même avoir pour elle une tendresse infinie, et il est sûr qu'il avoit toutes sortes d'attentions pour cette princesse. Elle demanda une prolongation de permission au roi, son époux, se faisant fort, lui mandoit-elle, de réussir dans ses desseins. Le roi la lui accorda et lui permit même de rester à Hannovre aussi long-temps que les affaires l'exigeroient. J'étois pendant ce temps-là à Berlin dans une faveur extrême auprès du roi, je passois toutes les après-midis à l'entretenir et il venoit souper dans mon appartement. Il me témoignoit même de la confiance et me parloit souvent d'affaires. Pour me distinguer davantage, il ordonna que l'on vînt me faire la cour tout comme à la reine. Les gouvernantes de mes soeurs me furent subordonnées, et eurent ordre de ne pas faire un pas sans ma volonté. Je n'abusai point des grâces du roi; j'avois autant de solidité, toute jeune que j'étois, que j'en puis avoir maintenant, et j'aurois pu avoir soin de l'éducation de mes soeurs. Mais je me rendis justice, et vis bien que cela ne me convenoit pas, je ne voulus pas non plus tenir appartement et me contentai de faire prier quelques dames tous les jours.
Il y avoit déjà six mois que j'étois tourmentée de cruels maux de tête, ils étoient si violents, que j'en tombois souvent en foiblesse. Malgré cela je n'osois jamais rester dans ma chambre, la reine ne le voulant point. Cette princesse qui étoit d'un tempérament fort robuste ne savoit ce que c'étoit que d'être malade, elle étoit en cela d'une dureté extrême, et lorsque j'étois quelquefois mourante, il falloit pourtant être de bonne humeur, sans quoi elle se mettoit dans de terribles colères contre moi. La veille de son retour je pris une espèce de fièvre chaude avec des transports au cerveau et des douleurs si violentes dans la tête, qu'on m'entendoit crier dans la place du château. Six personnes étoient obligées de me tenir jour et nuit, pour m'empêcher de me tuer. Madame de Sonsfeld dépêcha d'abord des estafettes au roi et à la reine, pour les informer de mon état. Cette princesse arriva le soir, elle fut bien alarmée de me trouver si mal. Les médecins désespéroient déjà de ma vie, un abcés qui me creva le troisième jour dans la tête me sauva; heureusement pour moi, les humeurs prirent leur issue par l'oreille, sans quoi je n'aurois pu en réchapper. Le roi se rendit deux jours après à Berlin, et vint d'abord me voir. Le pitoyable état où il me trouva, l'attendrit si fort qu'il en versa des larmes. Il n'alla point chez la reine, et fit barricader toutes les communications de son appartement et de celui de cette princesse. La raison de ce procédé provenoit de la colère où il étoit de ce qu'elle l'avoit amusé par de fausses promesses. Il avoit si fort compté sur son crédit, sur l'esprit du roi d'Angleterre, qu'il avoit cru que mon mariage se feroit encore cette année. Il s'imagina qu'elle n'en avoit agi ainsi que pour prolonger son séjour à Hannovre. Cette brouillerie dura six semaines, au bout desquelles le raccommodement se fit. Je me remis fort lentement pendant ce temps, et je fus obligée de garder deux mois la chambre.
La reine ma mère est très-jalouse de son petit naturel. Les distinctions infinies que le roi me faisoit, l'indisposoient contre moi, elle étoit outre cela animée par une de ses dames, fille de la comtesse de Fink que je nommerai dorénavant la comtesse Amélie pour la distinguer de sa mère. Cette fille avoit lié une intrigue à l'insu de ses parens avec le ministre de Prusse à la cour d'Angleterre, il se nommoit Wallerot. C'étoit un vrai fat, d'une figure ragotine, et qui n'avoit avancé les affaires de Prusse que par ses bouffonneries. Elle s'étoit promise secrètement avec cet homme, et son plan étoit de devenir ma gouvernante et de me suivre en Angleterre. Pour le faire réussir elle avoit employé tous les efforts pour s'insinuer auprès du duc de Glocestre, et lui avoit fait accroire qu'elle étoit ma favorite, ce qui lui avoit attiré beaucoup de politesses de la part du duc. Mais il falloit encore se défaire de ma gouvernante, et pour y parvenir elle ne cessoit d'animer la reine contre elle et moi.
Cette fille étoit la toute puissante sur l'esprit de cette princesse, et profitoit de ses foiblesses pour parvenir à son but. J'étois maltraitée tous les jours, et la reine ne cessoit de me reprocher les grâces que le roi avoit pour moi. Je n'osois plus le caresser qu'en tremblant et sans craindre d'être accablée de duretés; il en étoit de même de mon frère. Il suffisoit que le roi lui ordonnât une chose pour qu'elle la lui défendît. Nous ne savions quelquefois à quel saint nous vouer, étant entre l'arbre et l'écorce. Cependant comme nous avions l'un et l'autre plus de tendresse pour la reine, nous nous réglâmes sur ses volontés. Ce fut la source de tous nos malheurs, comme on le verra par la suite de ces mémoires. Le coeur me saignoit cependant de n'oser plus témoigner la vivacité de mes sentiments au roi; je l'aimois passionnément et il m'avoit témoigné mille bontés depuis que j'étois au monde, mais devant vivre avec la reine il falloit me régler sur elle. Cette princesse accoucha au commencement de l'année 1726 d'un prince qui fut nommé Henri. Nous nous rendîmes, dès qu'elle fut rétablie, à Potsdam, petite ville proche de Berlin. Mon frère ne fut point du voyage; le roi ne pouvoit le souffrir, voyant qu'il ne vouloit pas se soumettre à ses volontés. Il ne cessoit de le gronder, et son animosité devenoit si invétérée, que tous les bien-intentionnés conseillèrent à la reine, de lui faire faire des soumissions, ce qu'elle n'avoit pas voulu permettre jusqu'alors; cela donna lieu à une scène assez risible.
Cette princesse me donna commission d'écrire plusieurs choses de contrebande à mon frère, et de lui faire la minute d'une lettre qu'il devoit écrire au roi. J'étois assise entre deux cabinets des Indes, à écrire ces lettres, lorsque j'entendis venir le roi, un paravent qui étoit placé devant la porte, me donna le temps de fourrer mes papiers derrière un de ces cabinets. Madame Sonsfeld prit les plumes, et voyant déjà approcher le roi, je mis le cornet dans ma poche et je le tins soigneusement; de crainte qu'il ne renversât. Après avoir dit quelques mots à la reine, il se tourna tout d'un coup du côté de ces cabinets. Ils sont bien beaux, lui dit-il, ils étoient à feu ma mère qui en faisoit grand cas; en même temps il s'en approcha pour les ouvrir. La serrure étoit gâtée, il tiroit la clef tant qu'il pouvoit, et je m'attendois à tout moment à voir paroître mes lettres. La reine me tira de cette appréhension, pour me rejeter dans une autre. Elle avoit un très-beau petit chien de Bologne, j'en avois un aussi, ces deux animaux étoient dans la chambre. Décidez, dit-elle au roi, de notre différend, ma fille dit, que son chien est plus beau que le mien, et je soutiens le contraire. Il se mit à rire, et me demanda si j'aimois beaucoup le mien? De tout mon coeur, lui répondis-je, car il a beaucoup d'esprit et un très-bon caractère; ma réplique le divertit, il m'embrassa plusieurs fois de suite, ce qui m'obligea de me dessaisir de mon encrier. La liqueur noire se répandit aussitôt sur tout mon habit, et commençoit à découler dans la chambre; je n'osois bouger de ma place, de crainte, que le roi ne s'en aperçût. J'étois à demi-morte de peur. Il me tira d'embarras en s'en allant; j'étois trempée d'encre jusqu'à la chemise; j'eus besoin de lessive, et nous rîmes bien de toute cette aventure. Le roi se raccommoda cependant avec mon frère, qui vint nous joindre à Potsdam. C'étoit le plus aimable prince qu'on pût voir, il étoit beau et bienfait, son esprit étoit supérieur pour son âge, et il possédoit toutes les qualités qui peuvent composer un prince parfait. Mais me voici arrivée à un détail plus sérieux, et à la source de tous les malheurs que ce cher frère et moi avons endurés.
L'Empereur avoit formé dès l'année 1717 une compagnie des Indes à Ostende, ville et port de mer aux pays-bas. Le négoce n'avoit commencé qu'avec deux vaisseaux, et le succès en avoit été si heureux, malgré les obstacles des Hollandois, que cela engagea ce prince, à leur donner le privilège de négocier en Afrique et aux Indes orientales pour trente ans, excluant tous ses autres sujets de ce trafic. Comme le commerce est une des choses, qui contribuent le plus à rendre un état florissant, l'Empereur avoit fait en 1725 un traité secret avec l'Espagne, par lequel il s'engageoit à faire avoir Gibraltar et Port Mahon aux Espagnols. La Russie y accéda depuis. Les puissances maritimes ne furent pas long-temps sans s'apercevoir des menées secrètes de la cour de Vienne; et pour s'opposer aux vues ambitieuses de la maison d'Autriche, qui ne tendoient pas à moins qu'à ruiner leur commerce, qui fait la principale force de leurs états, elles conclurent une alliance entre elles, où la France, le Danemark, la Suède et la Prusse accédèrent depuis, et c'est le même, qui fut signé à Charlottenbourg, et dont j'ai déjà fait mention. L'Empereur jugeant bien, qu'il ne pourroit se soutenir contre une ligue aussi formidable, fut obligé de prendre d'autres mesures, et de tâcher de la désunir. Le général Sekendorff lui parut un personnage très-propre pour l'exécution de ses desseins à la cour de Prusse. On a déjà vu que ce ministre étoit étroitement lié d'amitié avec Grumkow; il connoissoit le caractère intéressé et ambitieux de ce dernier, et ne douta pas de l'engager dans les intérêts de l'Empereur. Il commença par lui écrire et tâcher de pénétrer ses sentiments, il lui fit même quelques ouvertures sur les conjonctures où se trouvoit son souverain. Cette correspondance avoit commencé dès l'année précédente, et les lettres de Sekendorff avoient été accompagnées de très-beaux présens, et de très-grandes promesses. Le coeur vénal de Grumkow se rendit bientôt à de si grands avantages. Les circonstances le favorisoient dans son dessein. L'union des cours de Prusse et de Hannovre commençoit à se refroidir. Le roi mon père étoit très-piqué du retardement de mon mariage, d'autres sujets de plaintes se joignoient à celui-là. Ce prince ne se plaisoit qu'à augmenter son gigantesque régiment. Les officiers chargés des enrôlements prenoient de gré ou de force les grands hommes qu'ils trouvoient sur les territoires étrangers.
La reine avoit obtenu du roi son père, que l'électorat de Hannovre en fourniroit une certaine quantité tous les ans. Le ministère hannovrien, peut-être gagné par les anti-prussiens, dont Milady Arlington étoit le chef, négligea d'exécuter les ordres du roi d'Angleterre. La reine fit faire plusieurs fois des remonstrances là-dessus, mais ils ne la payèrent que de quelques mauvaises excuses. Le roi se trouva très-offensé du peu d'attention qu'on lui marquoit, et Grumkow ne manqua pas de l'animer si fort, que pour se venger il ordonna à ses officiers d'enlever dans le pays de Hannovre tous ceux qu'ils trouveroient d'une taille propre à être rangés dans son régiment. Cette violence fit un bruit épouvantable. Le roi d'Angleterre demanda satisfaction et prétendit, qu'on relachât ses sujets: celui de Prusse s'opiniâtra à les garder, ce qui fit naître une mésintelligence entre les deux cours qui dégénéra peu après en haine ouverte. La situation des affaires étoit donc telle que Sekendorff pouvoit le désirer à son arrivée à Berlin. Les soins que Grumkow s'étoit données de longue main à préparer l'esprit du roi lui facilitèrent sa négociation. Il fut fort bien reçu de ce prince qui l'avoit connu particulièrement, lorsqu'il étoit encore au service de Saxe, et l'avoit toujours fort estimé. Une suite nombreuse de Heiduks ou plutôt de géans qu'il présenta au roi de la part de l'Empereur, lui attira un surcroît de bon accueil, et le compliment qu'il lui fit de la part de son maître acheva de le charmer. Comme l'Empereur, lui dit-il, ne cherche qu'à faire plaisir en toute occasion à votre Majesté, il lui accorde les enrôlemens en Hongrie, et il a déjà donné ordre qu'on cherche tous les grands hommes de ses états pour les lui offrir. Ce procédé obligeant si différent de celui du roi son beau-père le toucha, mais ne fit que l'ébranler. Sekendorff jugea bien qu'il falloit du temps pour le détacher de la grande alliance. Il tâcha de s'insinuer peu-à-peu dans l'esprit de ce prince, et connoissant son foible, il ne manqua pas de l'attirer par là dans ses filets. Il lui donnoit presque tous le jours des festins magnifiques où il n'admettoit que les créatures qu'il s'étoit faites et celles de Grumkow. On ne manquoit jamais de tourner la conversation sur les conjonctures présentes de l'Europe, et de plaider d'une façon artificieuse la cause de l'Empereur. Enfin au milieu du vin et de la bonne chère, le roi se laissa entraîner à renoncer à quelques uns des engagemens qu'il avoit pris avec l'Angleterre, et à se lier avec la maison d'Autriche. Il promit à cette dernière de ne point faire agir contre elle les troupes qu'il devoit fournir à l'Angleterre en vertu d'un des articles du traité de Hannovre. Cette promesse fut tenue fort secrète. Le roi n'étoit point encore intentionné alors de rompre la grande alliance, se flattant toujours de pouvoir faire réussir mon mariage. Ce ne fut qu'à la fin de l'année suivante que je vais commencer, qu'il leva le masque. La reine étoit dans le dernier désespoir de voir le train que prenoient les affaires, elle en souffroit personnellement. Le roi la maltraitoit et lui reprochoit sans cesse le retardement de mon mariage, il parloit en termes injurieux du roi son beau-père et tâchoit de la chagriner en toute occasion.
La crédit de Sekendorff s'augmentoit de jour en jour. Il prenoit un si grand ascendant sur l'esprit du roi qu'il disposoit de toutes les charges. Les pistoles d'Espagne avoient mis dans ses intérêts la plupart des domestiques et des généraux qui étoient autour de ce prince, de façon qu'il étoit informé de toutes ses démarches. Le double mariage conclu avec l'Angleterre étant un obstacle très-fâcheux pour ses vues, il résolut de le lever en mettant la désunion dans la famille. Il se servit pour cela de ses émissaires secrets; mille faux rapports qu'on faisoit tous les jours au roi sur le compte de mon frère et sur le mien l'indisposoient si fort contre nous qu'il nous maltraitoit et nous faisoit souffrir des martyres. On lui dépeignoit mon frère comme un prince ambitieux et intrigant, qui lui souhaitoit la mort pour être bientôt souverain; on l'assuroit qu'il n'aimoit point le militaire, et qu'il disoit hautement que lorsqu'il seroit le maître il renverroit les troupes; on le faisoit passer pour prodigue et dépensier, et enfin on lui donnoit un caractère si opposé à celui du roi qu'il étoit bien naturel que ce prince le prît en aversion. On ne me ménageoit pas davantage, j'étois, disoit-on, d'une hauteur insupportable, intrigante et impérieuse; je servois de conseil à mon frère et je tenois des discours très-peu respectueux sur le compte du roi. Comme ce prince souhaitoit fort l'établissement de toutes ses filles, Sekendorff s'insinua encore de ce côté-là auprès de lui, et engagea le Margrave d'Anspach, jeune prince de 17 ans, de se rendre à Berlin, pour voir ma soeur puînée. Ce prince étoit très-aimable dans ce temps-là et promettoit beaucoup. Ma soeur étoit belle comme un ange, mais elle avoit un petit génie et des caprices terribles. Elle avoit pris ma place dans la faveur du roi qui la gâtoit. Les cruels chagrins qu'elle a essuyés après son mariage l'ont corrigée de ses défauts. La jeunesse des deux parties empêcha que le mariage ne pût se faire alors, et il ne fut célébré que deux ans après comme je le dirai dans son lieu. La reine s'étoit toujours flattée que l'arrivée du roi d'Angleterre, qui devoit repasser cette année en Allemagne, rétabliroit l'union entre les deux cours, mais un événement imprévu ruina toutes ses espérances, car elle reçut la triste nouvelle de la mort de ce prince. Il étoit parti en parfaite santé d'Angleterre et avoit très-bien supporté, contre sa coutume, le trajet sur mer. Il se trouva mal proche d'Osnabruck. Tous les secours qu'on put lui donner furent inutiles, il expira au bout de 24 heures d'une attaque d'apoplexie entre les bras du duc de York son frère.
Cette perte plongea la reine dans la douleur la plus amère. Le roi même en parut touché. Malgré tous les propos qu'il avoit tenus contre le roi de la grande Bretagne, il l'avoit toujours considéré comme un père, et même il le craignoit. Ce prince avoit eu soin de lui dans son enfance et dans le temps que le roi Frédéric I. s'étoit réfugié à Hannovre pour se garantir des persécutions de l'électrice Dorothée sa belle-mère. Leurs regrets furent encore augmentés lorsqu'ils apprirent peu de temps après que ce monarque avoit eu dessein de mettre fin à mon mariage, et qu'il avoit résolu d'en faire la cérémonie à Hannovre. Le prince son fils fut proclamé roi de la grande Bretagne, et le duc de Glocestre prit le titre de prince de Galles. Cependant les fréquentes débauches que Sekendorff faisoit faire au roi, lui ruinoient la santé; il commençoit à devenir valétudinaire; l'hypocondrie dont il étoit fort tourmenté le rendoit d'une humeur mélancolique. Mr. Franke, fameux piétiste, et fondateur de la maison des orphelins dans l'université de Halle, ne contribuoit pas peu à l'augmenter. Cet ecclésiastique se plaisoit à lui faire des scrupules de conscience des choses les plus innocentes. Il condamnoit tous les plaisirs qu'il trouvoit damnables, même la chasse et la musique. On ne devoit parler d'autre chose que de la parole de Dieu; tout autre discours étoit défendu. C'étoit toujours lui qui faisoit le beau parleur à table où il faisoit l'office de lecteur, comme dans les réfectoires. Le roi nous faisoit un sermon tous les après-midis, son valet de chambre entonnoit un cantique, que nous chantions tous; il falloit écouter ce sermon avec autant d'attention, que si c'étoit celui d'un apôtre. L'envie de rire nous prenoit à mon frère et à moi, et souvent nous éclations. Soudain on nous chargeoit de tous les anathèmes de l'église, qu'il falloit essuyer, d'un air contrit et pénitent, que nous avions bien de la peine à affecter. En un mot, ce chien de Franke nous faisoit vivre comme les religieux de la Trappe. Cet excès de bigoterie fit venir à ce prince des pensées encore plus singulières. Il résolut d'abdiquer la couronne en faveur de mon frère. Il vouloit, disoit-il, se réserver dix mille écus par an, et se retirer avec la reine et ses filles à Vousterhausen. Là, ajouta-t-il, je prierai Dieu et j'aurai soin de l'économie de la campagne, pendant que ma femme et mes filles auront soin du ménage. Vous êtes adroite, me disoit-il, je vous donnerai l'inspection du linge que vous coudrez, et de la lessive. Frédérique, qui est avare, sera gardienne de toutes les provisions. Charlotte ira au marché acheter les vivres, et ma femme aura soin de mes petits enfants et de la cuisine. Il commença même à travailler à une instruction pour mon frère et à faire plusieurs démarches, qui alarmèrent très-vivement Grumkow et Sekendorff. Ils employèrent en vain toute leur rhétorique, pour dissiper ces idées funestes, mais voyant bien que tout le plan du roi n'étoit qu'un effet de son tempérament, et craignant, que s'ils ne tâchoient d'y mettre fin, ce prince ne pût bien exécuter son dessein, ils résolurent de tâcher de le dissiper.
La cour de Saxe ayant été de tout temps très-étroitement liée avec celle d'Autriche, ils tournèrent leurs vues de ce côté-là, et se proposèrent de lui persuader d'aller à Dresde. Une idée ordinairement en entraîne une autre; celle-ci leur fit naître celle de me marier avec le roi Auguste de Pologne.
Ce prince avoit 49 ans dans ce temps-là. Il a toujours été très-renommé pour sa galanterie; il avoit de grandes qualités, mais elles étoient offusquées par des défauts considérables. Un trop grand attachement aux plaisirs lui faisoit négliger le bonheur de ses peuples et de son état, et son penchant pour la boisson l'entraînoit à commettre des indignités dans son ivresse, qui seront à jamais une tache à sa mémoire.
Sekendorff avoit été dans sa jeunesse au service de Saxe, et j'ai déjà dit plus haut, que Grumkow étoit très-bien dans l'esprit de ce roi. Ils s'adressèrent l'un et l'autre au comte de Flemming, favori de ce prince, pour tâcher d'entamer une négociation sur ce sujet. Le comte de Flemming possédoit un mérite supérieur; il avoit été très-souvent à Berlin, et me connoissoit très-particulièrement. Il fut charmé des ouvertures de ces ministres et tâcha de sonder l'esprit du roi de Pologne sur ce sujet. Ce prince parut assez porté à cette alliance, et dépêcha le comte à Berlin, pour inviter celui de Prusse à venir passer le carnaval à Dresde. Grumkow et son Pilade firent part au roi de leurs desseins. Ce prince charmé de trouver un si bel établissement pour moi, consentit avec joie à leurs désirs; il rendit une réponse très-obligeante au Maréchal Flemming et partit vers le milieu de Janvier de l'année 1728 pour se rendre à Dresde.
Mon frère fut au désespoir de ne pas être de ce voyage. Il devoit rester à Potsdam pendant l'absence du roi, ce qui ne l'accommodoit point. Il me fit part de son chagrin et comme je ne pensois qu'à lui faire plaisir, je lui promis de tâcher de faire en sorte qu'il pût suivre le roi. Nous retournâmes à Berlin, où la reine tint appartement comme à son ordinaire. J'y vis Mr. de Summ, Ministre de Saxe, que je connoissois très-particulièrement et qui étoit fort dans les intérêts de mon frère. Je lui fis des compliments de sa part et lui appris le regret qu'il avoit, de n'avoir pas été invité à Dresde. Si vous voulez lui faire plaisir, continuai-je, faites en sorte que le roi de Pologne engage celui de Prusse à le faire venir. Summ dépêcha aussitôt une estafette à sa cour, pour en informer le roi son maître, qui ne manqua pas de persuader au roi mon père de faire venir mon frère. Celui-ci reçut ordre de partir, ce qu'il fit avec beaucoup de joie. La réception qu'on fit au roi, fut digne des deux monarques. Comme celui de Prusse n'aimoit pas les cérémonies, on se régla entièrement selon son génie. Ce prince avoit demandé à être logé chez le comte Vakerbart pour lequel il avoit beaucoup d'estime. La maison de ce général étoit superbe, le roi y trouva un appartement royal. Malheureusement la seconde nuit après son arrivée le feu y prit, et l'embrasement fut si subit et si violent qu'on eut toutes les peines du monde à sauver ce prince. Tout ce beau palais fut réduit en cendres. Cette perte auroit été très-considérable pour le comte de Vakerbart, si le roi de Pologne n'y avoit suppléé, mais il lui fit présent de la maison de Pirna, qui étoit bien plus magnifique que l'autre, et dont les meubles étoient d'une somptuosité infinie.
La cour de ce prince étoit pour lors la plus brillante d'Allemagne. La magnificence y étoit poussée jusqu'à l'excès, tous les plaisirs y regnoient; on pouvoit l'appeler avec raison l'île de Cythère: les femmes y étoient très-aimables et les courtisans très-polis. Le roi entretenoit une espèce de sérail des plus belles femmes de son pays. Lorsqu'il mourut, on calcula qu'il avoit eu trois cent cinquante quatre enfants de ses maîtresses. Toute sa cour se régloit sur son exemple, on n'y respiroit que la mollesse, et Bachus und Vénus y étoient les deux divinités à la mode. Le roi n'y fut pas long-temps sans oublier sa dévotion, les débauches de la table et le vin de Hongrie le remirent bientôt de bonne humeur. Les manières obligeantes du roi de Pologne lui firent lier une étroite amitié avec ce prince. Grumkow qui ne s'oublioit pas dans les plaisirs, voulut profiter de ces bonnes dispositions, pour le mettre dans le goût des maîtresses, il fit part de son dessein au roi de Pologne, qui se chargea de l'exécution.
Un soir, qu'on avoit sacrifié à Bacchus, le roi de Pologne conduisit insensiblement le roi dans une chambre très-richement ornée, et dont tous les meubles et l'ordonnance étoient d'un goût exquis. Ce prince, charmé de ce qu'il voyoit, s'arrêta pour en contempler toutes les beautés, lorsque tout à coup on leva une tapisserie, qui lui procura un spectacle des plus nouveaux. C'étoit une fille dans l'état de nos premiers pères, nonchalamment couchée sur un lit de repos. Cette créature étoit plus belle qu'on ne dépeint Vénus et les Grâces; elle offroit à la vue un corps d'ivoire, plus blanc que la neige et mieux formé que celui de la belle statue de la Vénus de Medécis, qui est à Florence. Le cabinet qui enfermoit ce trésor étoit illuminé de tant de bougies, que leur clarté éblouissoit, et donnoit un nouvel éclat à la beauté de cette déesse. Les auteurs de cette comédie ne doutèrent point que cet objet ne fît impression sur le coeur du roi, mais il en fut tout autrement. À peine ce prince eut-il jeté les yeux sur cette belle, qu'il se tourna avec indignation, et voyant mon frère derrière lui, il le poussa très-rudement hors de la chambre, et en sortit immédiatement après, très-fâché de la pièce, qu'on avoit voulu lui faire. Il en parla le soir même en termes très-forts à Grumkow, et lui déclara nettement, que si on renouveloit ces scènes, il partiroit sur-le-champ. Il en fut autrement de mon frère. Malgré les soins du roi, il avoit eu tout le temps de contempler la Vénus du cabinet, qui ne lui imprima pas tant d'horreur, qu'elle en avoit causé à son père. Il l'obtint d'une façon assez singulière du roi de Pologne.
Mon frère étoit devenu passionnément amoureux de la comtesse Orzelska, qui étoit tout ensemble fille naturelle et maîtresse du roi de Pologne. Sa mère, étoit une marchande françoise de Varsovie. Cette fille devoit sa fortune au comte Rodofski, son frère, dont elle avoit été maîtresse, et qui l'avoit fait connoître au roi de Pologne, son père, qui, comme je l'ai déjà dit, avoit tant d'enfans, qu'il ne pouvoit avoir soin de tous. Cependant il fut si touché des charmes de la Orzelska, qu'il la reconnut d'abord pour sa fille; il l'aimoit avec une passion excessive. Les empressements de mon frère pour cette dame lui inspirèrent une cruelle jalousie. Pour rompre cette intrigue, il lui fit offrir la belle Formera à condition qu'il abandonneroit la Orzelska. Mon frère lui fit promettre ce qu'il voulut, pour être mis en possession de cette beauté, qui fut sa première maîtresse.
Cependant le roi n'oublia pas le but de son voyage. Il conclut un traité secret avec le roi Auguste, dont voici à-peu-près les articles. Le roi de Prusse s'engageoit à fournir un certain nombre de troupes à celui de Pologne, pour forcer les Polonois de rendre la couronne héréditaire dans la maison électorale de Saxe. Il me promettoit en mariage à ce prince, et lui prêtoit quatre millions d'écus, outre ma dot qui devoit être très-considérable. En revanche le roi de Pologne lui donnoit pour hypothèque des quatre millions la Lusace. Il m'assuroit un douaire sur cette province de deux cent mille écus, avec la permission de résider après sa mort où je voudrois. Je devois avoir l'exercice libre de ma religion à Dresde, où on devoit m'accommoder une chapelle, pour y célébrer le culte divin, et enfin, tous ces articles dévoient être signés et confirmés par le prince électoral de Saxe. Comme le roi, mon père, avoit invité celui de Pologne à se rendre à Berlin, pour assister à la revue de ses troupes, la signature du traité fut remise jusqu'à ce temps-là. Ce prince avoit demandé du temps, pour préparer l'esprit de son fils et pour le persuader à la démarche, qu'on prétendoit de lui. Le roi partit donc très-content de Dresde, aussi bien que mon frère; ils ne cessoient l'un et l'autre de nous faire les éloges du roi de Pologne et de sa cour.
Pendant que toutes ces choses se passoient, je souffrois cruellement à Berlin des persécutions de la comtesse Amélie. Elle ne cessoit d'animer la reine contre moi. Cette princesse me maltraitait perpétuellement; je supportois son procédé injuste avec respect, mais celui de sa favorite me mettoit quelquefois dans une rage terrible. Cette fille me traitoit avec un air de hauteur, qui m'étoit insupportable, et quoiqu'elle n'eût que deux ans de plus que moi, elle vouloit se mettre sur le pied de me gouverner. Malgré tout le dépit que j'avois contre elle, j'étois obligée de me contraindre et de lui faire bon visage, ce qui m'étoit plus cruel que la mort. Car j'abhorre la fausseté, et ma sincérité a été souvent cause de bien des chagrins, que j'ai essuyés. Cependant c'est un défaut, dont je ne prétends pas me corriger. J'ai pour principe qu'il faut toujours marcher droit, et que l'on ne peut s'attirer de chagrin quand on n'a rien à se reprocher. Un nouveau monstre commençoit à s'élever sur le pied de favorite, et partageoit la faveur de la reine avec la comtesse Amélie. C'étoit une des femmes de chambre de cette princesse; elle se nommoit Ramen, et c'étoit la même, qui accoucha la reine à l'improviste, lorsqu'elle fut délivrée de ma soeur Amélie. Cette femme étoit veuve, ou pour mieux dire, elle suivoit l'exemple de la Samaritaine, et elle avoit autant de maris qu'il y a de mois dans l'année. Sa fausse dévotion, sa charité affectée pour les pauvres, et enfin le soin qu'elle avoit pris de colorer son libertinage, avoient engagé Mdme. de Blaspil de la recommander à la reine. Elle commença à s'insinuer dans son esprit par son adresse à faire plusieurs ouvrages qui l'amusoient; mais elle ne parvint à ce haut point de faveur où elle étoit alors, que par les rapports qu'elle faisoit à la reine sur le compte du roi. Cette princesse avoit une confiance aveugle en cette femme, à laquelle elle faisoit part de ses affaires et de ses pensées les plus secrètes. Deux rivales de gloire ne pouvoient s'accorder long-temps ensemble. La comtesse Amélie et la Ramen étoient ennemies jurées; mais comme elles se craignoient l'une l'autre, elles cachoient leur animosité.
Peu après le retour du roi de Dresde, le maréchal comte de Flemming, accompagné de la princesse Ratziville, son épouse, arriva à Berlin, avec le caractère d'Envoyé extraordinaire du roi de Pologne. La princesse étoit une jeune personne sans éducation, mais fort vive et naïve, sans être belle elle avoit de l'agrément. Le roi la distingua fort et ordonna à la reine d'en faire de même. Elle s'attacha beaucoup à moi; son mari qui me connoissoit depuis mon enfance, étoit fort de mes amis. Comme il étoit déjà âgé, la reine lui avoit permis de venir chez moi, quand il le vouloit; il profita très-assidûment de son privilège, et venoit passer toutes les matinées chez moi avec son épouse, qui s'empressoit beaucoup autour de moi. J'étois très-mal attifée. La reine me faisoit coëffer et habiller, comme l'avoit été ma vieille grand'-mère dans sa jeunesse. La comtesse de Flemming lui représenta, que la cour de Saxe se moqueroit de moi, si elle me voyoit ainsi bâtie. Elle me fit ajuster à la nouvelle mode, et tout le monde disoit, que je n'étois pas connoissable, étant beaucoup plus jolie, que je ne l'avois été. Ma taille commençoit à se dégager et devenoit plus menue, ce qui me donnoit meilleur air. La comtesse disoit mille fois par jour à la reine, qu'il falloit que je devinsse sa souveraine. Comme cette princesse, ni moi n'étions point informées du traité de Dresde, nous prenions ces propos pour des badineries. Le comte s'arrêta deux mois à Berlin, et vint prendre congé de moi la veille de son départ, après bien des assurances réitérées qu'il me fit de son respect. J'espère, me dit-il, que je pourrai bientôt donner à votre Altesse royale des preuves de l'attachement inviolable que j'ai pour vous, et vous rendre aussi heureuse que vous le méritez. Je compte avoir dans peu l'honneur de vous revoir avec le roi mon maître. Je n'entendis point le sens de ce discours, et je crus bonnement, qu'il vouloit travailler à mon mariage avec le prince de Galles. Je lui fis une réponse fort obligeante, après quoi il se retira.
Nous partîmes peu de jours après pour Potsdam. Ce voyage m'auroit fort déplu en tout autre temps, mais je fus charmée pour cette fois de m'éloigner de Berlin. Je me flattois de regagner les bonnes grâces de la reine, car on l'avoit au point indisposée contre moi qu'elle ne pouvoit plus me souffrir. Les affaires d'Angleterre étoient dans une espèce de repos. La reine intriguoit perpétuellement pour effectuer mon mariage, sans rien avancer, et on l'amusoit par de belles paroles. Tout cela la mettoit de mauvaise humeur contre moi, car elle disoit, que si j'avois été mieux élevée, je serois déjà mariée. J'espérois que je dissiperois toutes ces pensées dans l'absence de la comtesse Amélie, qui les lui suggéroit, mais je me trompois. Son esprit étoit tellement aigri contre moi, que mon sort ne fut pas meilleur à Potsdam, qu'il ne l'avoit été à Berlin. La reine fut même sur le point de se plaindre au roi de ma gouvernante et de moi, et de prier ce prince, de charger quelqu'autre personne de ma conduite, mais la crainte la retint. Elle connoissoit l'estime particulière, que le roi avoit pour Mdme. de Sonsfeld, ce qui lui fit appréhender, qu'elle ne réussît pas dans ses desseins. Le comte de Fink même, à qui elle en parla, la dissuada fort de faire cette démarche. Ce général n'étoit point informé des vues ambitieuses de sa fille, et d'ailleurs il étoit trop honnête homme pour les approuver. Il parla très-fortement à la reine sur mon compte et sur celui de Mdme. de Sonsfeld, et lui fit tant de remontrances sur la dureté de son procédé envers elle et envers moi, qu'elle rentra en elle-même. Elle me parla même l'après-midi, et me dit tous les griefs qu'elle avoit contre moi. C'étoit, me disoit-elle, la confiance que j'avois en ma gouvernante, qu'elle n'approuvoit pas; elle étoit outre cela fâchée, que je suivois aveuglément les conseils de cette dame, et enfin mille choses pareilles. Je me jetois à ses pieds et lui dis, que la connoissance que j'avois du caractère de Mdme. de Sonsfeld, ne me permettoit pas d'avoir rien de caché pour elle, que je lui confiois tous mes secrets particuliers, mais que je ne lui parlois jamais de ceux des autres, et que cette même connoissance que j'avois de son mérite, m'engageoit à suivre ses conseils, étant persuadée, qu'elle ne m'en donneroit que de bons; que d'ailleurs je ne suivois en cela que les ordres que la reine m'avoit donnés. Je la suppliois de rendre justice à Mdme. de Sonsfeld et de ne pas me réduire au désespoir, en renonçant aux bontés, qu'elle m'avoit toujours témoignées. La reine fut un peu décontenancée de ma réponse, elle chercha toutes sortes de mauvais prétextes, pour trouver des sujets de plainte contre moi. Je lui fis beaucoup de soumissions, et enfin nous fîmes la paix. Je fus deux jours après plus en grâce que jamais, et Mdme. de Sonsfeld qu'elle avoit pris à tâche de chagriner, fut mieux traitée. J'aurois été dans une tranquillité parfaite, si mon frère n'avoit troublé mon repos. Depuis son retour de Dresde il tomboit dans une noire mélancolie. Le changement de son humeur rejaillissoit sur sa santé; il maigrissoit à vue d'oeil et prenoit de fréquentes foiblesses, qui faisoient craindre, qu'il ne devînt étique. La reine et moi, nous faisions ce que nous pouvions pour le dissiper. Je l'aimois passionnément, et lorsque je lui demandois, quel étoit le sujet de son chagrin, il me répondoit toujours, que c'étoit les mauvais traitemens du roi. Je tâchois de le consoler de mon mieux, mais j'y perdois mes peines. Son mal augmenta si fort, que l'on fut enfin obligé d'en informer le roi. Ce prince chargea son chirurgien-major, de veiller à sa santé et d'examiner son mal. Le rapport que cet homme lui fit de l'état de mon frère, l'alarma beaucoup. Il lui dit, qu'il se trouvoit fort mal, qu'il avoit une espèce de fièvre lente, qui dégénereroit en étisie, s'il ne se ménageoit pas et s'il ne mettoit pas dans le remède. Le roi avoit le coeur naturellement bon, quoique Grumkow lui eût inspiré beaucoup d'antipathie contre ce pauvre prince, et malgré les justes sujets de plaintes, qu'il croyoit avoir contre lui, la voix de la nature se fit sentir. Il se reprocha d'être cause par les chagrins qu'il lui avoit donnés, de la triste situation où il se trouvoit. Il tâcha de réparer le passé en l'accablant de caresses et de bontés; mais tout cela n'effectuoit rien, et l'on étoit-bien éloigné de deviner la cause de son mal. On découvrit enfin, que sa maladie n'étoit causée que par l'amour. Il avoit pris du goût pour les débauches, depuis qu'il avoit été à Dresde. La gêne où il vivoit l'empêchoit de s'y livrer, et son tempérament ne pouvoit supporter cette privation. Plusieurs personnes bien intentionnées en avertirent le roi et lui conseillèrent de le marier, sans quoi il couroit risque de mourir ou de tomber dans des débauches, qui lui ruineroient la santé. Ce prince répondit là-dessus en présence de quelques jeunes officiers, qu'il feroit présent de cent ducats à celui qui viendroit lui donner la nouvelle, que son fils avoit un vilain mal. Les caresses et les bontés qu'il lui avoit témoignées, firent place aux réprimandes et aux rebuffades. Le comte Fink et Mr. de Kalkstein reçurent ordre de veiller plus que jamais à sa conduite. Je n'ai appris toutes ces circonstances que long-temps après.
La mort du roi d'Angleterre avoit achevé de détacher entièrement le roi de la grande alliance. Il conclut enfin un traité avec l'Empereur, la Russie et la Saxe. Il s'engageoit aussi bien que les deux dernières de ces puissances, à fournir dix mille hommes à l'Empereur lorsqu'il en auroit besoin. L'Empereur s'engageoit en revanche de lui garantir les pays de Berg et de Guilliers. La reine se consumoit de chagrin, de voir échouer tous ses plans; elle ne pouvoit cacher le ressentiment qu'elle en avoit; il tomboit tout entier sur Sekendorff et Grumkow. Le roi parloit souvent à table de son traité avec l'Empereur, et ne manquoit jamais d'apostropher le roi d'Angleterre; ces invectives s'adressoient toujours à la reine. Cette princesse les rendoit sur-le-champ à Sekendorff; sa vivacité l'empêchoit de garder des mesures. Elle traitait ce ministre d'une façon très-dure et très-injurieuse, lui rappelant quelquefois des vérités sur sa conduite passée qui n'étoient pas bonnes à dire. Sekendorff crevoit de rage, mais il recevoit tout cela avec une feinte modération, ce qui charmoit fort le roi. Le diable cependant n'y perdoit rien, et il savoit se venger autrement qu'en paroles.
L'arrivée du roi de Pologne approchant, nous retournâmes à Berlin au commencement de Mai. La reine y trouva des lettres de Hannovre, par lesquelles on l'avertissoit, que le prince de Galles avoit résolu de se rendre incognito à Berlin, voulant profiter du tumulte et de la confusion, qui y regneroient pendant le séjour du roi de Pologne, pour me voir. Cette nouvelle causa une joie inconcevable à cette princesse; elle m'en fit aussitôt part. Comme je n'étois pas toujours de son avis, je n'en ressentis pas tant de satisfaction. J'ai toujours été un peu philosophe, l'ambition n'est pas mon défaut; je préfère le bonheur et le repos de la vie à toutes les grandeurs; toute gêne et toute contrainte m'est odieuse; j'aime le monde et les plaisirs, mais je haïs la dissipation. Mon caractère, tel que je viens de le décrire, ne convenoit point à la cour pour laquelle la reine me destinoit, je le sentois bien moi-même, et cela me faisoit craindre d'y être établie. L'arrivée de plusieurs dames et cavaliers de Hannovre fit croire à la reine, que le prince de Galles étoit parmi eux. Il n'y avoit ni âne ni mulet, qu'elle ne prît pour son neveu; elle juroit même l'avoir vu à Mon-bijou dans la foule. Mais une seconde lettre qu'elle reçut de Hannovre, la tira de son erreur. Elle apprit que tout ce bruit n'avoit été causé que par quelques badinages, que le prince de Galles avoit faits le soir étant à table, et qui avoient fait juger, qu'il se rendroit à Berlin.
Le roi de Pologne y arriva enfin le 29. Mai. Il rendit d'abord visite à la reine. Cette princesse le reçut à la porte de sa troisième anti-chambre. Le roi de Pologne lui donna la main et la conduisit dans sa chambre d'audience, où nous lui fûmes présentées. Ce prince âgé alors de cinquante ans, avoit le port et la physionomie majestueuse, un air affable et poli accompagnoit toutes ses actions. Il étoit fort cassé pour son âge, les terribles débauches qu'il avoit faites, lui avoient causé un accident au pied droit, qui l'empêchoit de marcher et d'être long-temps debout. La gangrène y avoit déjà été, et on ne lui avoit sauvé le pied qu'en lui coupant deux orteils. La plaie étoit toujours ouverte et il souffroit prodigieusement. La reine lui offrit d'abord de s'asseoir, ce qu'il ne voulut de long-temps pas faire, mais enfin, à force de prières, il se plaça sur un tabouret. La reine en prit un autre et s'assit vis-à-vis de lui. Comme nous restâmes debout, il nous fit beaucoup d'excuses à mes soeurs et à moi sur son impolitesse. Il me considéra fort attentivement et nous dit à chacune quelque chose d'obligeant. Il quitta la reine après une heure de conversation. Elle voulut le reconduire, mais il ne voulut jamais le souffrir. Le prince royal de Pologne vint rendre peu après ses devoirs à la reine. Ce prince est grand et fort replet, son visage est régulièrement beau, mais il n'a rien de prévenant. Un air embarrassé accompagne toutes ses actions, et pour cacher son embarras, il a recours à un rire forcé très-désagréable. Il parle peu et ne possède pas le don d'être affable et obligeant comme le roi son père. On peut même l'accuser d'inattention et de grossièreté; ces dehors peu avantageux renferment cependant de grandes qualités, qui n'ont paru au jour, que depuis que ce prince est devenu roi de Pologne. Il se pique d'être véritablement honnête homme, et toute son attention ne tend qu'à rendre ses peuples heureux. Ceux qui encourent sa disgrâce pourroient se compter au nombre des fortunés, s'ils étoient en d'autres pays. Bien loin de leur faire le moindre tort, il les gratifie de très-fortes pensions, il n'a jamais abandonné ceux en qui il avoit placé son affection. Sa vie est très-réglée, on ne peut lui reprocher aucun vice, et la bonne intelligence, dans laquelle il vit avec son épouse, mérite d'être louée. Cette princesse étoit d'une laideur extrême et n'avoit rien qui pût la dédommager de sa figure peu avantageuse. Il ne s'arrêta pas long-temps chez la reine. Après cette visite nous rentrâmes dans notre néant et passâmes notre soirée comme à l'ordinaire dans le jeûne et la retraite. Je dis le jeûne, car à peine avions-nous de quoi nous rassasier. Mais renvoyons à un autre endroit le détail de notre genre de vie.
Le roi et le prince de Pologne soupèrent chacun en particulier. Le lendemain, dimanche, nous nous rendîmes tous après le sermon dans les grands appartemens du château. La reine s'avança d'un côté de la galerie, accompagnée de ses filles, des princesses du sang et de sa cour, pendant que les deux rois y entroient de l'autre. Je n'ai jamais vu de plus beau coup d'oeil. Toutes les dames de la ville étoient rangées en haie le long de cette galerie, parées magnifiquement. Le roi, le prince de Pologne et leur suite, qui consistoit en trois cents grands de leur cour, tant Polonois que Saxons, étoient superbement vêtus. On voyoit un contraste entre ces derniers et les Prussiens. Ceux-ci, n'avoient que leur uniforme, leur singularité fixoit la vue. Leurs habits sont si courts, qu'ils n'auroient pu servir de feuilles de figuiers à nos premiers pères, et si étroits, qu'ils n'osoient se remuer, de crainte de les déchirer. Leurs culottes d'été sont de toile blanche, de même que leurs guêtres, sans lesquelles ils n'osent jamais paroître. Leurs cheveux sont poudrés, mais sans frisure, et tortillés, par derrière, avec un ruban. Le roi lui-même étoit ainsi vêtu. Après les premiers complimens on présenta tous ces étrangers à la reine et ensuite à moi. Le prince Jean Adolph de Weissenfeld, lieutenant-général de Saxe, fut le premier avec qui nous fîmes connoissance. Plusieurs autres le suivoient. Tels étoient le comte de Saxe et le comte Rudofski, tous deux fils naturels du roi; Mr. de Libski, depuis primat et archevêque de Cracovie; les comtes Manteuffel, Lagnasko et Brûle, favoris du roi; le comte Solkofski, favori du prince électoral, et tant d'autres de la première distinction, auxquels je ne m'arrêterai point. Le comte de Flemming n'étoit pas de la suite. Il étoit mort à Vienne, il y avoit trois semaines, regretté généralement de tout le monde. On dîna en cérémonie; la table étoit longue; le roi de Pologne et la reine, ma mère, étoient assis à un bout, le roi, mon père, étoit placé à côté de celui de Pologne, le prince électoral auprès de lui; ensuite venoient les princes du sang et les étrangers; j'étois à côté de la reine, ma soeur auprès de moi et les princesses du sang étoient toutes assises selon leur rang. On but force santés, on parla peu et on s'ennuya beaucoup. Après le dîner chacun se retira chez soi. Le soir il y eut grand appartement chez la reine. Les comtesses Orzelska et Bilinska, filles naturelles du roi de Pologne, y vinrent aussi bien que Mdme. Potge, très-fameuse pour son libertinage. La première, comme je l'ai déjà dit, étoit maîtresse de son père, chose qui fait horreur. Sans être une beauté régulière, elle avoit beaucoup d'agrément; sa taille étoit parfaite et elle possédoit un certain, je ne sais quoi, qui prévenoit pour elle. Son coeur n'étoit point épris pour son amant suranné, elle aimoit son frère, le comte Rudofski. Celui-ci étoit fils d'une Turque, qui avoit été femme de chambre de la comtesse Koenigsmark, mère du comte de Saxe. La Orzelska étoit d'une magnificence extrême et surtout en pierreries le roi lui ayant fait présent de celles de la feue reine son épouse. Les Polonois qui m'avoient été présentés le matin, furent fort surpris de m'entendre nommer leurs noms barbares, et de voir que je les reconnoissois. Ils étoient enchantés des politesses que je leur faisois et disoient hautement, qu'il falloit que je devinsse leur reine. Le lendemain il y eut grande revue. Les deux rois dînèrent ensemble en particulier et nous ne parûmes point en public. Le jour suivant il y eut une illumination en ville, où nous eûmes la permission d'aller; je n'ai rien vu de plus beau. Toutes les maisons des principales rues de la ville étoient ornées de devises, et si éclairées de lampions, que les yeux en étoient éblouis. Deux jours après il y eut bal dans les grands appartemens; on tira aux billets, et le roi de Pologne me tomba en partage. Celui d'après il y eut une grande fête à Mon-bijou. Toute l'orangerie y étoit illuminée, ce qui faisoit un fort joli effet. Les fêtes ne cessèrent à Berlin que pour recommencer à Charlottenbourg; il y en eut plusieurs de très-magnifiques. Je n'en profitois que peu. La mauvaise opinion que le roi, mon père, avoit du sexe, étoit cause qu'il nous tenoit dans une sujétion terrible, et que la reine avoit besoin de grands ménagemens par rapport à sa jalousie. Le jour du départ du roi de Pologne les deux rois tinrent ce qu'on appeloit table de confiance. On la nomme ainsi parcequ'on n'y admet qu'une compagnie choisie d'amis. Cette table est construite de façon qu'on peut la faire descendre avec des poulies. On n'a pas besoin de domestiques; des espèces de tambours, placés à côté des conviés, en tiennent lieu. On écrit ce dont on a besoin et on fait descendre ces tambours, qui en remontant rapportent ce qu'on a demandé. Le repas y dura depuis une heure jusqu'à dix heures du soir. On y sacrifia à Bacchus et les deux rois se ressentoient de son jus divin. Ils ne firent trêve à la table que pour se rendre chez la reine. On y joua une couple d'heures, j'étois de la partie du roi de Pologne et de la reine. Ce prince me dit beaucoup de choses obligeantes et trichoit pour me faire gagner. Après le jeu il prit congé de nous et alla continuer ses libations au Dieu de la vigne. Il partit le même soir, comme je viens de le dire. Le duc de Weissenfeld s'étoit fort empressé auprès de moi pendant son séjour à Berlin. J'avois attribué ses attentions à de simples effets de sa politesse, et ne me serois jamais imaginée, qu'il osât lever les yeux jusqu'à moi et se mettre en tête de m'épouser. Il étoit cadet d'une maison qui, quoique très-ancienne, n'est point comptée parmi les illustres d'Allemagne; et quoique mon coeur fût exempt d'ambition, il l'étoit aussi de bassesse, ce qui m'ôtoit toute idée des véritables sentimens du duc. J'étois cependant dans l'erreur, comme on le verra par la suite.
Je n'ai point fait mention de mon frère, depuis notre départ de Potsdam. Sa santé commençoit à se remettre, mais il affectoit d'être plus malade qu'il ne l'étoit, pour se dispenser de la table de cérémonie, qui devoit se donner à Berlin, ne voulant point céder le pas au prince électoral de Saxe, ce que le roi auroit infailliblement exigé de lui. Il arriva le lundi suivant. La joie qu'il eut de revoir la Orzelska et le bon accueil qu'elle lui fit dans les visites secrètes, qu'il lui rendit, achevèrent de le guérir entièrement. Cependant le roi mon père, partit pour se rendre en Prusse; il laissa mon frère à Potsdam, avec permission, de venir deux fois par semaine faire sa cour à la reine. Nous nous divertîmes parfaitement bien pendant ce temps. La cour étoit brillante par la quantité d'étrangers qui y venoient. Outre cela le roi de Pologne envoya les plus habiles de ses virtuoses à la reine, tels que le fameux Weis, qui excelle si fort sur le luth, qu'il n'a jamais eu son pareil, et que ceux qui viendront après lui, n'auront que la gloire de l'imiter; Bufardin, rénommé pour sa belle embouchure sur la flûte traversière, et Quantz, joueur du même instrument, grand compositeur, et dont le goût et l'art exquis ont trouvé le moyen de mettre sa flûte de niveau aux plus belles voix. Pendant que nous coulions nos jours dans les plaisirs tranquilles, le roi de Pologne, étoit occupé à persuader à son fils de signer les articles du traité qui regardoit mon mariage; mais quelques instances qu'il pût lui faire, ce prince refusa constamment de le souscrire. Celui de Prusse, ne trouvant donc plus de sûreté aux avantages qui y étoient stipulés pour lui et pour moi, annula tout ce qui avoit été réglé là-dessus et rompit mon mariage. La reine et moi nous n'apprîmes tout ceci que long-temps après. Elle fut charmée que cette négociation eût échoué; elle ne cessoit d'intriguer avec les envoyés de France et d'Angleterre. Ceux-ci lui faisoient part de toutes leurs démarches, et comme elle payoit des espions autour du roi, elle les avertissoit à son tour de tous les rapports qu'ils lui faisoient. Mais le roi lui rendoit le réciproque; il avoit à sa disposition la Ramen, femme de chambre et favorite de cette princesse. La reine n'avoit rien de caché pour cette créature, elle lui confioit tous les soirs ses plus secrètes pensées et toutes les démarches qu'elle avoit faites pendant le jour. Cette malheureuse ne manquoit pas d'en faire avertir le roi par l'indigne Eversmann et par le misérable Hollzendorff, nouveau monstre, possesseur de la faveur. Elle étoit même liée avec Sekendorff, ce que j'appris par ma fidèle Mermann, qui la voyoit tous les jours entrer sur la brune dans la maison où ce ministre logeoit. Le comte de Rottenbourg, envoyé de France, s'étoit aperçu depuis long-temps qu'il y avoit des traîtres qui informoient Sekendorff de tous ses plans; il mit tant de monde en campagne, qu'il découvrit toutes les menées de la Ramen. Il en auroit informé la reine, si le ministre d'Angleterre, Mr. Bourguai, et celui de Danemark, nommé Leuvener, ne l'en eussent empêché; ils étoient tous trois dans une fureur terrible de se voir ainsi joués. Le comte de Rottenbourg m'en parla un jour d'une manière bien piquante; la reine, me dit-il, a rompu toutes nos mesures; nous sommes tous convenus de ne lui confier plus rien, mais nous nous adresserons à vous, Madame, nous sommes persuadés de votre discrétion, et vous nous donnerez autant de lumières qu'elle. Non Mr., lui répondis-je, ne me faites jamais, je vous prie, de pareilles confidences, je suis très-fachée quand la reine m'en fait, je voudrois ignorer toutes ces affaires là, elles ne sont pas de mon ressort, et je ne me mêle que de ce qui me regarde. Elles tendent pourtant à votre bonheur, Madame, reprit le comte, à celui du prince, votre frère, et de toute la nation. Je veux le croire, lui dis-je, mais jusqu'à présent je ne m'embarrasse point du futur, j'ai le bonheur d'avoir une ambition bornée, et j'ai des idées là-dessus peut être très-différentes de celles des autres; je me défis de cette manière des importunités de ce ministre. Cependant le roi étoit cruellement piqué de toutes ces intrigues de la reine, mais malgré son humeur violente il dissimula son mécontentement. D'un autre côté Grumkow et Sekendorff n'étoient pas peu embarrassés par la rupture de mon mariage avec le roi de Pologne. Il falloit de toute nécessité, pour accomplir leur plan, me chercher un établissement. Ils jugeoient bien, que tant que je ne serois pas mariée, le roi n'entreroit point entièrement dans leurs vues. Ce prince souhaitoit toujours m'unir avec le prince de Galles, et ménageoit encore en quelque façon le roi d'Angleterre; ils travaillèrent donc ensemble à former un nouveau plan.
Le roi revint dans ces entrefaites de Prusse, et nous le suivîmes six semaines après à Vousterhausen. Nous avions eu trop de plaisir à Berlin, pour en jouir long-temps, et du paradis, où nous avions été, nous tombâmes au purgatoire; il commença à se manifester quelques jours après notre arrivée dans ce terrible endroit. Le roi s'entretint tête-à-tête avec la reine, nous ayant renvoyées, ma soeur et moi, dans une chambre prochaine. Quoique la porte fût fermée, j'entendis bientôt à la façon dont ils se parloient, qu'ils avoient une violente dispute ensemble; j'entendois même souvent prononcer mon nom, ce qui m'alarma beaucoup. Cette conversation dura une heure et demie, au bout de laquelle le roi sortit d'un air furieux. J'entrai d'abord dans la chambre de la reine; je la trouvai toute en larmes. Dès qu'elle me vit, elle m'embrassa et me tint long-temps serrée entre ses bras, sans proférer une parole. Je suis dans le dernier désespoir, me dit-elle, on veut vous marier, et le roi est allé chercher le plus fichu parti, qu'il soit possible de trouver. Il prétend vous faire épouser le duc de Weissenfeld, un misérable cadet, qui ne vit que des grâces du roi de Pologne; non, j'en mourrai de chagrin, si vous avez la bassesse d'y consentir. Il me sembloit rêver tout ce que j'entendois, tant ce que la reine me disoit me paroissoit étrange. Je voulus la rassurer, en lui représentant, que ce ne pouvoit être le tout de bon du roi, et que j'étois fermement persuadée, qu'il ne lui avoit tenu tous ces propos que pour l'inquiéter. Mais mon Dieu, me dit-elle, le duc sera dans quelques jours au plus tard ici, pour se promettre avec vous; il faut de la fermeté, je vous soutiendrai de tout mon pouvoir, pourvu que vous me secondiez. Je lui promis bien saintement de suivre ses volontés, bien résolue, de ne point épouser celui qu'on me destinoit. J'avoue, que je traitois tout cela de bagatelle, mais je changeois d'avis dès le soir même, la reine ayant reçu des lettres de Berlin, qui lui confirmoient ces belles nouvelles. Je passois la nuit la plus cruelle du monde; je ne m'en figurois que trop les suites fâcheuses, et prévoyois la mésintelligence qui alloit s'introduire dans la famille. Mon frère qui étoit ennemi juré de Sekendorff et de Grumkow, et qui étoit tout-à-fait porté pour l'Angleterre, me parla très-fortement sur ce sujet. Vous nous perdez tous, me disoit-il, si vous faites ce ridicule mariage; je vois bien, que nous en aurons tous beaucoup de chagrin, mais il vaut mieux tout endurer que de tomber au pouvoir de ses ennemis; nous n'avons d'autre soutien que l'Angleterre, et si votre mariage se rompt avec le prince de Galles, nous serons tous abîmés. La reine me parloit de la même façon, aussi bien que ma gouvernante, mais je n'avois pas besoin de toutes leurs exhortations, et la raison me dictoit assez ce que j'avois à faire. L'aimable époux, qu'on me destinoit, arriva le 27. de Septembre au soir. Le roi vint aussitôt avertir la reine de sa venue, et lui ordonna de le recevoir comme un prince qui devoit devenir son gendre, ayant résolu de me promettre incessamment avec lui. Cet avis occasionna une nouvelle dispute, qui se termina sans faire changer de sentiment aux deux partis. Le lendemain, dimanche au matin, nous allâmes à l'église; le duc ne cessa de me regarder tant qu'elle dura. J'étois dans une altération terrible. Depuis que cette affaire étoit sur le tapis, je n'avois eu de repos ni nuit ni jour. Dès que nous fûmes de retour de l'église, le roi présenta le duc à la reine. Elle ne lui dit pas un mot et lui tourna le dos; je m'étois esquivée pour éviter son abord. Je ne pus manger la moindre chose, et le changement de mon visage, joint à la mauvaise contenance que j'avois, faisoit assez connoître ce qui se passoit dans mon coeur. La reine essuya encore l'après-midi une terrible scène avec le roi. Dès qu'elle fut seule, elle fit appeler le comte Fink, mon frère et ma gouvernante, pour délibérer avec eux sur ce qu'elle avoit à faire. Le duc de Weissenfeld était connu pour un prince de mérite, mais qui ne possédoit pas un grand génie; tous furent d'avis, que la reine lui fît parler. Le comte de Fink se chargea de cette commission. Il représenta de la reine au duc, qu'elle ne donneroit jamais les mains à son mariage, que j'avois une aversion insurmontable pour lui; qu'il mettroit infailliblement la zizanie dans la famille, en s'opiniâtrant dans son dessein; que la reine étoit résolue de lui faire toutes sortes d'avanies, s'il y persistoit, mais qu'elle étoit persuadée, qu'il ne la porteroit pas à de pareilles extrémités; qu'elle ne doutoit point, qu'en homme il ne se désistât de ses poursuites plutôt que de me rendre malheureuse, et qu'en ce cas il n'y avoit rien, qu'elle ne fît pour lui prouver son estime et sa reconnoissance. Le duc pria le comte Fink de répondre à la reine: qu'il ne pouvoit nier, qu'il ne fût fort épris de mes charmes, qu'il n'auroit cependant jamais osé aspirer à prétendre au bonheur de m'épouser, si on ne lui en avoit donné des espérances certaines; mais que, voyant qu'elle et moi lui étions contraires, il seroit le premier à dissuader le roi de son projet, et que la reine pouvoit se tranquilliser entièrement sur son sujet. En effet il tint sa parole, et fit dire au roi à peu près les mêmes choses qu'il avoit dites au comte de Fink, avec cette différence, qu'il fit prier ce prince, qu'en cas que les espérances qui lui restoient encore de faire réussir mon mariage avec le prince de Galles, vinssent à s'évanouir, il se flattoit que le roi lui donneroit la préférence sur tous les autres partis qui pourroient s'offrir pour moi, aux têtes couronnées près. Le roi, fort surpris du procédé du duc, se rendit un moment après chez la reine, il voulut la persuader en vain de donner les mains à mon établissement; leur querelle se ranima. La reine pleura, cria, et pria enfin tant et tant ce prince, qu'il consentit à ne pas passer outre pour cette fois, à condition cependant, qu'elle écriroit à la reine d'Angleterre pour lui demander une déclaration positive touchant mon mariage avec le prince de Galles. S'ils me donnent une réponse favorable, lui dit le roi, je romps pour jamais tout autre engagement que celui que j'ai pris avec eux; mais en revanche, s'ils ne s'expliquent pas d'une façon catégorique, ils peuvent compter que je ne serai plus leur dupe, ils trouveront à qui parler, et je prétends alors être le maître de donner ma fille à qui il me plaira. Ne comptez pas, Madame, en ce cas, que vos pleurs et vos cris m'empêcheront de suivre ma tête, je vous laisse le soin de persuader votre frère et votre belle-soeur, ce seront eux qui décideront de notre différend. La reine lui répondit, qu'elle étoit prête à écrire en Angleterre, et qu'elle ne doutoit point, que le roi et la reine sa soeur ne se prêtassent à ses désirs. C'est ce que nous verrons, dit le roi; je vous le répète encore, point de grâce pour Mlle. votre fille si on ne satisfait, et pour votre malgouverné de fils, ne vous attendez pas que je lui fasse jamais épouser une princesse d'Angleterre. Je ne veux point d'une belle-fille qui se donne des airs et qui remplisse ma cour d'intrigues, comme vous le faites; votre fils n'est qu'un morveux, à qui je ferai donner les étrivières plutôt que de le marier; il m'est en horreur, mais je saurai le ranger (c'étoit l'expression ordinaire du roi). Le diable m'emporte, s'il ne change à son avantage, je le traiterai d'une façon à laquelle il ne s'attend pas. Il ajouta encore plusieurs injures contre mon frère et moi, après quoi il s'en alla. Dès qu'il fut parti, la reine réfléchit à la démarche qu'elle alloit faire. Nous n'en augurâmes tous rien de bon, nous doutant bien que le roi d'Angleterre ne consentiroit jamais à faire mon mariage sans celui de mon frère. Comme la reine aimoit à se flatter, elle se fâcha contre nous des obstacles que nous lui faisions entrevoir, et sur ce que je lui représentai la triste situation où elle et moi serions, si la réponse d'Angleterre n'étoit pas conforme à ses désirs. Elle s'emporta contre moi et me dit, qu'elle voyoit bien que j'étois déjà intimidée et résolue d'épouser le gros Jean Adolf mais qu'elle aimeroit mieux me voir morte que mariée avec lui, qu'elle me donneroit mille fois sa malédiction, si j'étois capable de m'oublier à ce point, et que, si elle pouvoit s'imaginer que j'en eusse la moindre intention, elle m'étrangleroit de ses propres mains. Cependant elle envoya chercher le comte Fink, pour le consulter. Ce général lui fit les mêmes représentations que moi. Elle commença à s'alarmer, et après avoir rêvé quelque temps, il me vient une idée, nous dit-elle tout-à-coup, que je regarde comme infaillible pour nous tirer d'embarras, mais c'est à mon fils à la faire réussir; il faut qu'il écrive à la reine, ma soeur, et lui promette authentiquement d'épouser sa fille, à condition qu'elle fasse réussir le mariage du prince de Galles avec sa soeur; c'est la seule voie de la faire consentir à ce que nous souhaitons. Mon frère entra justement dans ce moment. Elle lui en fit la proposition; il ne balança pas à consentir. Nous gardions tous un morne silence, et je désapprouvois fort cette démarche que je prévoyois être fatale, mais je ne pus la détourner. La reine pressa mon frère d'écrire sa lettre sur-le-champ. Elle y joignit la sienne et les fit partir l'une et l'autre par un courrier, que Mr. du Bourguai, ministre d'Angleterre, dépêcha secrètement. Elle fit une autre lettre, qu'elle montra au roi et qui fut mise à la poste. Le duc de Weissenfeld nous délivra aussi de son importune présence, ce qui nous donna le temps de respirer, mais ne nous ôta pas nos inquiétudes.
Le roi étoit obsédé de Sekendorff et de Grumkow; ils faisoient de fréquentes débauches ensemble. Un jour qu'ils étoient en train de boire, on fit apporter un grand gobelet, fait en forme de mortier, dont le roi de Pologne avoit fait présent à celui de Prusse. Ce mortier étoit d'un travail gravé, d'argent doré, et contenoit un autre gobelet de vermeil; il étoit fermé par une bombe d'or et enrichi de pierreries. On vidoit ces deux vases plusieurs fois à la ronde; dans la chaleur du vin mon frère s'avisa de sauter sur le roi et de l'embrasser à plusieurs reprises. Sekendorff voulut l'en empêcher, mais il le repoussa rudement, continua à caresser son père, l'assurant, qu'il l'aimoit tendrement, qu'il étoit persuadé de la bonté de son coeur et qu'il n'attribuoit la disgrâce dont il l'accabloit tous les jours, qu'aux mauvais conseils de certaines gens, qui cherchoient à profiter de la discorde, qu'ils mettoient dans la famille; qu'il vouloit aimer, respecter le roi, et lui être soumis tant qu'il vivroit. Cette saillie plut beaucoup au roi, et procura quelque soulagement à mon frère pendant une quinzaine de jours. Mais les orages succédèrent à ce petit calme. Le roi recommença à le maltraiter de la façon la plus cruelle. Ce pauvre prince n'avoit pas la moindre récréation; la musique, la lecture, les sciences et les beaux arts étoient autant de crimes qui lui étoient défendus. Personne n'osoit lui parler; à peine osoit-il venir chez la reine, et il menoit la plus triste vie du monde. Malgré les défenses du roi il s'appliquoit aux sciences et y faisoit de grands progrès. Mais cet abandon, dans lequel il vivoit, le fit tomber dans le libertinage. Ses gouverneurs n'osant le suivre, il s'y livroit entièrement. Un des pages du roi, nommé Keith, étoit le ministre de ses débauches. Ce jeune homme avoit si bien trouvé le moyen de s'insinuer auprès de lui, qu'il l'aimoit passionnément et lui donnoit son entière confiance. J'ignorois ses dérèglemens, mais je m'étois aperçue des familiarités qu'il avoit avec ce page, et je lui en fis plusieurs fois des reproches, lui représentant, que ces façons ne convenoient pas à son caractère. Mais il s'excusoit toujours, en me disant, que ce garçon étant son rapporteur, il avoit sujet de la ménager, s'épargnant quelquefois beaucoup de chagrin par les avis qu'il en recevoit. Cependant ma propre personne ne laissoit pas de m'inquiéter aussi, mon sort alloit être décidé. La reine par ses beaux discours augmentoit la répugnance que j'avois toujours eue pour le prince de Galles. Le portrait qu'elle m'en faisoit journellement, n'étoit point de mon goût. C'est un prince, me disoit-elle, qui a un bon coeur, mais un fort petit génie; il est plutôt laid que beau, et même il est un peu contrefait. Pourvu que vous ayez la complaisance pour lui, de souffrir ses débauches, vous le gouvernerez entièrement et vous pourrez devenir plus roi que lui, lorsque son père sera mort. Voyez un peu quel rôle vous jouerez, ce sera vous qui déciderez du bien ou du mal de l'Europe et qui donnerez la loi à la nation. La reine, en me parlant ainsi, ne connoissoit pas mes véritables sentimens. Un époux tel qu'elle me dépeignoit le prince, son neveu, auroit été de sa convenance. Mais les principes que je m'étois formés sur le mariage, étoient fort différents des siens. Je prétendois, qu'une bonne union devoit être fondée sur une estime et une considération réciproque; je voulois que la tendresse mutuelle en fût la base et que toutes mes complaisances et mes attentions n'en fussent que les suites. Rien ne nous paroît difficile pour ceux que nous aimons; mais peut-on aimer sans retour? la vraie tendresse ne souffre point de partage. Un homme qui a des maîtresses, s'y attache et à mesure que son amour augmente, pour elles, il diminue pour celle qui en devroit être le légitime objet. Quelle opinion et quels égards peut-on avoir pour un homme qui se laisse gouverner totalement et qui néglige le bien de ses affaires et de son pays, pour se livrer à ses plaisirs déréglés. Je me souhaitois un vrai ami, auquel je pusse donner toute ma confiance et mon coeur; pour lequel je fusse prévenue d'estime et d'inclination, qui pût faire ma félicité et dont je pusse faire le bonheur. Je prévoyois bien que le prince de Galles n'étoit pas mon fait, ne possédant pas toutes les qualités que j'exigeois. D'un autre côté le duc de Weissenfeld l'étoit encore moins. Outre la disproportion qu'il y avoit entre nous deux, son âge ne convenoit point au mien, j'avois dix-neuf ans, et il en avoit quarante-trois. Sa figure étoit plutôt désagréable que prévenante; il étoit petit et excessivement gros; il avoit du monde, mais il étoit fort brutal dans son particulier et avec cela fort débauché. Que l'on juge de l'état de mon triste coeur! Il n'y avoit que ma gouvernante, qui fût informée de mes véritables sentimens, et dans le sein de laquelle il m'étoit permis de les répandre.
La reine acheva de nous abîmer par ses hauteurs. Grumkow avoit acheté une très-belle maison à Berlin de l'argent qu'il avoit tiré de l'Empereur. Il avoit trouvé le moyen de l'orner et de la meubler aux dépens de toutes les têtes couronnées. Le feu roi d'Angleterre et l'Impératrice de Russie y avoient fourni. Il pria la reine de lui donner son portrait, lequel, disoit-il, feroit le plus grand lustre de sa maison. La reine le lui accorda sans peine. Elle se faisoit justement peindre dans ce temps-là par le fameux Pesne, très-renommé pour sa grande habilité dans cet art, et ce portrait étoit destiné pour la reine de Danemarc. Comme il n'y avoit que la tête d'achevée, lorsqu'elle partit pour Vousterhausen, elle ordonna au peintre, d'en tirer une copie pour Grumkow, ne donnant des originaux qu'aux princesses. Ce ministre en vint un jour remercier la reine, et lui témoigna la joie qu'il avoit de posséder une pièce si parfaite. C'est le chef-d'oeuvre de Pesne, continua-t-il, et on ne peut rien voir de plus ressemblant et de mieux travaillé. La reine me dit tout bas: j'espère qu'on aura fait un quiproquo, et qu'on lui aura donné l'original pour la copie!» et en même temps elle le lui demanda tout haut. «Comme le roi, lui répondit-il, m'a fait la grâce de me donner son portrait en original, il est bien juste que j'aie le portrait de votre Majesté égal avec le sien; je l'ai envoyé chercher de chez le peintre, c'est une pièce achevée.» «Et par quel ordre? lui répliqua la reine, car je n'honore aucun particulier d'un original, et je ne prétends pas vous distinguer des autres.» Elle voulut lui tourner le dos, en lui disant ces dernières paroles, mais il l'arrêta en la conjurant de lui laisser le portrait. Elle le lui refusa d'une manière très-désobligeante, et lui dit force piquanteries en se retirant. Dès que le roi fut à la chasse, elle conta toute cette scène au comte de Fink. Celui-ci charmé de pouvoir jouer un tour à Grumkow, contre lequel il avoit une pique particulière, anima la reine à lui faire ressentir l'impertinence de son procédé. Il fut donc résolu, que dès qu'elle seroit de retour à Berlin, elle enverroit plusieurs de ses domestiques chez Grumkow, pour lui redemander son portrait, et lui dire en même temps, qu'elle ne le lui donneroit ni en original ni en copie, jusqu'à ce qu'il changeât de conduite à son égard, et apprit à lui rendre le respect qui lui étoit dû comme à sa souveraine. Dès le lendemain cette belle résolution fut mise en exécution. Nous retournâmes ce jour en ville et aussitôt que la reine y fut arrivée, elle s'empressa de donner ses ordres là-dessus, de crainte, d'y trouver de l'obstacle par les représentations qu'on lui feroit. Grumkow qui peut-être avoit déjà été averti par la Ramen du dessein de la reine, reçut la harangue que le valet de chambre de cette princesse lui fit d'un air ironique. «Vous pouvez, lui dit-il, reprendre le portrait de la reine, je possède ceux de tant d'autres grands princes, que je puis me consoler d'être privé du sien.» Il ne manqua pas cependant d'informer le roi de l'avanie qu'il venoit d'essuyer, et d'y donner le tour le plus malin; ni lui ni toute sa famille ne mirent plus le pied chez la reine. Il en parloit d'une façon peu mesurée et sa langue venimeuse déploya toute sa rhétorique à tourner en ridicule cette princesse, trop heureuse encore s'il s'en étoit tenu là, mais il s'en vengea peu après par des effets, comme nous le verrons dans la suite. Les bien intentionnés s'entremirent pour appaiser cette affaire. Grumkow fit valoir au roi le respect qu'il avoit pour tout ce qui lui appartenoit, en faisant des espèces d'excuses à la reine, auxquelles elle répondit obligeamment, ce qui mit en apparence fin à leurs divisions.
La réponse d'Angleterre tardant à venir, la reine commença à s'en inquiéter. Elle avoit tous les jours des conférences avec Mr. du Bourguai, qui la plupart du temps n'aboutissoient à rien. Enfin, au bout de quatre semaines, ces lettres tant désirées arrivèrent. Voici le contenu de celle que la reine d'Angleterre écrivit pour être montrée au roi. «Le roi, mon époux, disoit-elle, est très-disposé à resserrer les noeuds de l'alliance, que le feu roi, son père, a contractés avec celui de Prusse, et de donner les mains au double mariage de ses enfans, mais il ne peut rien dire de positif avant que d'avoir proposé cette affaire au parlement.» Cela s'appeloit biaiser et donner une réponse vague. L'autre lettre ne contenoit rien de plus réel, ce n'étoient que des exhortations à la reine de soutenir avec fermeté les persécutions du roi, par rapport à mon mariage avec le duc de Weissenfeld; que ce parti étoit trop peu redoutable pour s'en alarmer si fort, et que ce ne pouvoit être qu'une feinte du roi. Celle qui étoit pour mon frère étoit à peu près dans les mêmes termes. Jamais la tête de Méduse n'a causé tant d'effroi que la lecture de ces lettres en donna à la reine; elle se seroit résolue de les passer sous silence et de récrire une seconde fois en Angleterre, pour tâcher d'en obtenir de plus favorables, si Mr. du Bourguai n'étoit venu l'avertir, qu'il étoit chargé des mêmes commissions pour le roi. La reine parla très-fortement à ce ministre, et lui témoigna le mécontentement qu'elle avoit du procédé de sa cour à son égard; elle le chargea d'assurer le roi, son frère, que s'il ne changeoit d'avis, tout seroit perdu. Le roi arriva quelques jours après. Dès qu'il entra dans la chambre, il lui demanda, si la réponse étoit venue? «Oui, lui dit la reine, en payant d'effronterie, elle est telle que vous la désirez!» et en même temps elle lui donna la lettre. Le roi la prit, la lut et la lui rendit d'un air fâché. «Je vois bien, lui dit-il, qu'on prétend encore me tromper, mais je n'en serai pas la dupe.» Il sortit d'abord et alla trouver Grumkow, qui étoit dans son anti-chambre. Il s'entretint deux bonnes heures avec ce ministre, après quoi il repassa dans la chambre où nous étions, avec une physionomie gaie et ouverte. Il ne fit mention de rien et fit très-bon accueil à la reine. Cette princesse se laissa éblouir par les caresses du roi et s'imagina, que tout alloit le mieux du monde. Mais je n'en fus pas la dupe; je connoissois ce prince, et sa dissimulation me faisoit plus craindre que ses emportemens. Il ne s'arrêta que quelques jours à Berlin et retourna à Potsdam.
L'année 1729 commença d'abord par une nouvelle époque. Mr. de la Motte, officier au service de Hannovre, arriva secrètement à Berlin et alla se loger chez Mr. de Sastot, chambellan de la reine, son proche parent. «Je suis chargé, lui dit-il, de commissions de la dernière importance, mais qui exigent un secret infini, et qui m'obligent de tenir mon séjour caché; je suis chargé d'une lettre pour le roi, mais il m'est expressément ordonné de la lui faire tenir en main propre, je ne me suis adressé à personne ici, et n'y ai point de connaissance. Je me flatte donc, que comme mon ancien ami et en qualité de parent, vous me tirerez d'embarras et ferez parvenir mes dépêches au roi.» Ce commencement de confidence inspira de la curiosité à Sastot; il pressa fort la Motte de lui apprendre le sujet de son voyage. Après beaucoup de résistance de la part de ce dernier, il apprit enfin, qu'il étoit envoyé du prince de Galles, pour avertir le roi, que ce prince avoit résolu de s'esquiver secrètement de Hannovre à l'insu du roi, son père, et de se rendre à Berlin pour m'épouser. «Vous voyez bien, lui dit la Motte, que toute la réussite de ce projet ne dépend que du secret. Cependant comme on ne m'a pas défendu d'en informer la reine, je vous laisse le soin de l'en instruire, si vous la croyez assez discrète pour cela.» Sastot lui répondit, que pour ne rien risquer, il mettroit Mdme. de Sonsfeld de la confidence, et la consulteroit sur ce qu'il auroit à faire. J'étois justement tombée malade quelques jours auparavant d'une grosse fièvre de rhume. Sastot trouva Mdme. de Sonsfeld chez la reine, occupée à lui faire le rapport de l'état de ma santé. Dès qu'il put lui parler, il ne manqua pas de lui faire part de l'arrivée de la Motte et des nouvelles qu'il lui avoit apprises, la priant de lui conseiller s'il falloit le dire à la reine. Sastot et Mdme. de Sonsfeld n'ignoroient ni l'un ni l'autre que cette princesse n'avoit rien de caché pour la Ramen, et que par conséquent Sekendorff ne manqueroit pas d'être d'abord averti de ce qui se passoit. Mais enfin, après une mûre délibération ils résolurent de lui en faire la confidence. On ne sauroit s'imaginer quelle joie cette nouvelle causa à la reine. Elle ne put la cacher ni à la comtesse de Fink ni à Mdme. de Sonsfeld. L'une et l'autre l'exhortèrent à la discrétion, et lui firent entrevoir les conséquences fâcheuses qui pourroient arriver si ce projet venoit à transpirer. Elle leur promit tout au monde, et se tournant vers ma gouvernante, «allez, lui dit-elle, préparer ma fille à apprendre cette nouvelle, j'irai demain chez elle, pour lui parler moi-même, mais surtout faites en sorte qu'elle soit bientôt en état de sortir.» Madame de Sonsfeld se rendit d'abord chez moi. «Je ne sais, me dit-elle, ce qu'a Sastot, il est comme un fou, il chante, il danse, et cela de joie, dit-il, d'une bonne nouvelle qu'il a reçue et qu'il lui est défendu de divulguer.» Je ne fis point réflexion à cela, et comme je ne lui répondois rien: «je suis pourtant curieuse, continua-t-elle, de savoir ce que ce pourroit être, car il dit, Madame, que cela vous regarde.» «Hélas! lui dis-je, quelle bonne nouvelle pourroit m'arriver dans la situation où je suis, et d'où Sastot pourroit-il en recevoir?» «De Hannovre, me dit-elle, et peut-être du prince de Galles lui-même.» Je ne vois pas de si grand bonheur à cela, lui répliquai-je, vous connoissez assez mes sentimens sur ce sujet.» Il est vrai, Madame, me répondit-elle, mais je crains fort que Dieu ne vous punisse des mépris que vous avez pour un prince qui se sacrifie pour vous jusqu'au point d'encourir la disgrâce du roi, son père, et peut-être se brouiller avec toute sa famille, pour venir vous épouser. Quel parti êtes-vous donc résolue de prendre? Il n'y a point à opter; aimez-vous mieux le duc de Weissenfeld ou le Margrave de Schwed, ou voulez-vous rester à reverdir? En verité, Madame, vous me percez le coeur, et dans le fond vous ne savez ce que vous voulez.» Je me mis à rire de son emportement, ne m'attendant pas, que ce qu'elle venoit de me dire fût si sûr.» La reine a sans doute encore reçu des lettres pareilles à celles qu'elle eut, il y a six mois, et c'est sans doute, lui dis-je, la cause des grands raisonnements que vous me faites.» «Non, point du tout,» reprit-elle, et en même temps elle me fit un récit de l'envoi de la Motte. Pour le coup je vis bien que l'affaire étoit sérieuse, et l'envie de rire me passa pour faire place à un sombre chagrin, qui ne raccommoda pas ma santé. La reine vint le lendemain chez moi. Après m'avoir embrassée plusieurs fois avec toutes les marques de la plus vive tendresse, elle me réitéra tout ce que Madame de Sonsfeld m'avoit dit la veille; «vous serez donc enfin heureuse, quelle joie pour moi!» Pendant tout ce temps je lui baisai les mains que j'arrosois de mes larmes sans lui rien répondre. «Mais vous pleurez, continua-t-elle, qu'avez-vous?» Je me fis une conscience de diminuer sa satisfaction. «La seule pensée de vous quitter, Madame, lui dis-je, m'afflige plus que toutes les couronnes de la terre ne me causeroient de plaisir.» Ma réponse l'attendrit, elle me fit mille caresses; après quoi elle se retira. Il y eut ce soir-là appartement chez la reine. Le mauvais génie de cette princesse y mena Mr. du Bourguai, ministre d'Angleterre. Cet envoyé lui fit part, comme à son ordinaire, des lettres qu'il avoit reçues de sa cour, il entra insensiblement en matière avec la reine, qui, oubliant toutes les promesses qu'elle avoit faites, lui conta le dessein du prince de Galles. Mr. du Bourguai en parut surpris et lui demanda si tout-cela étoit bien sûr! «Si sûr, lui dit-elle, que la Motte est dépêché ici de sa part, et qu'il a déjà informé le roi de l'affaire en question.» Du Bourguai levant alors les épaules: «Que je suis malheureux, lui dit-il, Madame, Votre Majesté vient de me faire une confidence, qu'elle auroit dû me cacher autant qu'à Sekendorff. Mon Dieu! que je suis à plaindre, puisque je me vois obligé d'envoyer dès ce soir un courrier en Angleterre, pour en avertir le roi mon maître, qui ne manquera pas de déranger les projets du prince, son fils, mais je ne puis en agir autrement.» On peut aisément se figurer la frayeur de la reine. Elle employa tous ses efforts pour détourner du Bourguai de son dessein, mais ce ministre fut inexorable, et se retira sur-le-champ. La reine resta dans une consternation et un désespoir terrible. Pour comble de malheur elle s'étoit aussi confiée à la Ramen. Sekendorff, qui avoit été instruit de tout par cette femme, s'étoit rendu à Potsdam, pour prévenir le roi et l'empêcher de ne point donner de réponse. La comtesse de Fink me conta toutes ces choses le jour suivant. La mine étoit éventée, ainsi il n'y avoit plus rien à faire qu'à empêcher, que l'imprudence de la reine ne parvînt aux oreilles du roi. Ce prince se rendit huit jours après à Berlin. Malgré toutes les insinuations de Sekendorff, il fit venir Mr. de la Motte, auquel il fit un accueil des plus obligeants et lui témoigna l'impatience qu'il avoit de voir le prince de Galles. Il lui donna une lettre pour ce prince et le pressa de partir le plutôt qu'il pourroit, pour accélérer sa venue. Mais les choses avoient bien changé de face. Les délais du roi et les imprudences de la reine donnèrent le temps au courrier de du Bourguai d'arriver en Angleterre. Comme il étoit adressé à la secrétairerie d'état, on pressa et obligea le roi de la grande Bretagne d'en dépêcher un autre à Hannovre, pour donner ordre au prince de Galles, de se rendre incontinent en Angleterre. Ce courrier arriva un moment avant le départ du prince. Comme il étoit adressé au ministère, il n'eut plus d'autre parti à prendre que celui de l'obéissance, et se vit forcé de se mettre d'abord en chemin, pendant que le roi et la reine l'attendoient à Berlin avec un empressement et une joie sans égale. Cette joie se changea bientôt en tristesse par l'arrivée d'une estafette, qui leur porta la nouvelle de son subit départ pour l'Angleterre.
Mais il est temps de dévoiler tout ce mystère. La nation Angloise souhaitoit passionnément la présence du prince de Galles dans son futur royaume. Ils avoient pressé plusieurs fois très-fortement le roi sur ce sujet, sans en obtenir de résolution favorable. Ce prince ne vouloit point faire venir son fils en Angleterre, prévoyant que son arrivée y causeroit des partis, qui ne pourroient manquer de devenir préjudiciables à son autorité. Cependant il jugea bien, qu'il ne seroit pas en état de différer encore long-temps à contenter la nation. Il écrivit donc secrètement à son fils, de se rendre à Berlin et de m'épouser, lui défendant néanmoins de ne le point compromettre dans cette démarche. C'étoit trouver un honnête prétexte de se brouiller avec le prince de Galles et de le laisser à Hannovre, sans que la nation pût s'en plaindre. L'indiscrétion de la reine et l'arrivée du courrier de du Bourguai rompirent tout ce plan et obligèrent le roi de se rendre aux voeux de la nation. Le pauvre la Motte en fut le sacrifice; il fut enfermé pendant deux ans dans la forteresse de Hamlen et ensuite cassé. Mais le roi, mon père, le prit à son service après son élargissement, où il commande encore actuellement un régiment. Toutes ces choses ne firent qu'empirer notre sort. Le roi fut plus piqué que jamais contre le roi, son beau-frère, et résolut dès lors de ne plus rien ménager, si l'on ne le satisfaisoit par mon mariage.
Nous le suivîmes peu de temps après à Potsdam, où il tomba malade d'une violente attaque de goutte aux deux pieds. Cette maladie, jointe au dépit qu'il avoit de voir ses espérances évanouies, le rendoit d'une humeur insupportable. Les peines du purgatoire ne pouvoient égaler celles que nous endurions. Nous étions obligés de nous trouver à neuf heures du matin dans sa chambre, nous y dînions et n'osions en sortir, pour quelque raison que ce fût. Tout le jour ne se passoit qu'en invectives contre mon frère et contre moi. Le roi ne m'appeloit plus que la canaille Angloise, et mon frère étoit nommé le coquin de Fritz. Il nous forçoit de manger et de boire des choses, pour lesquelles nous avions de l'aversion, ou qui étoient contraires à notre tempérament, ce qui nous obligeoit quelquefois de rendre en sa présence tout ce que nous avions dans le corps. Chaque jour étoit marqué par quelque événement sinistre, et on ne pouvoit lever les yeux sans voir quelques malheureux tourmentés d'une ou d'autre façon. L'impatience du roi ne lui permettoit pas de rester au lit, il se faisoit mettre sur une chaise à rouleaux et se faisoit ainsi traîner par tout le château. Ses deux bras étoient appuyés sur des béquilles, qui le soutenoient. Nous suivions toujours ce char de triomphe comme de pauvres captifs, qui vont subir leur sentence. Ce pauvre prince souffroit beaucoup, et une bile noire, qui s'étoit épanchée dans son sang, étoit cause de ses mauvaises humeurs.
Il nous renvoya un matin, que nous entrions pour lui faire la cour. Allez-vous en, dit-il d'un air emporté à la reine, avec tous vos maudits enfans, je veux rester seul. La reine voulut répliquer, mais il lui imposa silence, et ordonna qu'on servit le dîner dans la chambre de cette princesse. La reine en étoit inquiète, et nous en étions charmés, car nous devenions maigres comme des haridelles, mon frère et moi, à force d'inanition. Mais à peine nous étions-nous mis à table, qu'un des valets de chambre du roi accourut tout essouflé en lui criant: venez, au nom de Dieu, au plus vite, Madame, car le roi veut s'étrangler. La reine y courut aussitôt toute effrayée. Elle trouva le roi qui s'étoit passé une corde autour du cou, et qui alloit étouffer, si elle n'étoit venue à son secours. Il avoit des transports au cerveau et beaucoup de chaleur, qui diminua cependant vers le soir, où il se trouva un peu mieux. Nous en avions tous une joie extrême, dans l'espérance que son humeur se radouciroit, mais il en fut autrement. Il conta le midi à table à la reine, qu'il avoit reçu des lettres d'Anspach, qui lui marquoient, que le jeune Margrave comptoit être au mois de Mai à Berlin, pour y épouser ma soeur, et qu'il enverroit Mr. de Bremer, son gouverneur, pour lui porter la bague de promesse. Il demanda à ma soeur, si cela lui faisoit plaisir et comment elle régleroit son ménage, lorsqu'elle seroit mariée? Ma soeur s'étoit mise sur le pied de lui dire tout ce qu'elle pensoit, et même des vérités, sans qu'il le trouvât mauvais. Elle lui répondit donc avec sa franchise ordinaire, qu'elle auroit une bonne table délicatement servie, et ajouta-t-elle, qui sera meilleure que la vôtre, et si j'ai des enfans, je ne les maltraiterai pas comme vous et ne les forcerai pas à manger ce qui leur répugne. Qu'entendez vous par là, lui répondit le roi, que manque-t-il à ma table? Il y manque, lui dit-elle, qu'on ne peut s'y rassasier, et que le peu qu'il y a, ne consiste qu'en gros légumes que nous ne pouvons pas supporter. Le roi avoit déjà commencé à se facher de sa première réponse, cette dernière acheva de le mettre en fureur, mais toute sa colère tomba sur mon frère et sur moi. Il jeta d'abord une assiette à la tête de mon frère, qui esquiva le coup; il m'en fit voler une autre que j'évitai de même. Une grêle d'injures suivirent ces premières hostilités. Il s'emporta contre la reine, lui reprochant la mauvaise éducation qu'elle donnoit à ses enfans; et s'adressant à mon frère, vous devriez maudire votre mère, lui dit-il, c'est elle qui est cause, que vous êtes un malgouverné. J'avois un précepteur qui étoit un honnête homme, je me souviens toujours d'une histoire, qu'il m'a contée dans ma jeunesse. Il y avoit, me disoit-il, un homme à Carthage, qui avoit été condamné à mort pour plusieurs crimes, qu'il avoit commis. Il demanda à parler à sa mère dans le temps qu'on le menoit au supplice. On la fit venir. Il s'approcha d'elle comme pour lui parler bas, et lui emporta un morceau de l'oreille avec ses dents. Je vous traite ainsi, dit-il à sa mère, pour vous faire servir d'exemple à tous les parens, qui n'ont pas soin d'élever leurs enfans dans la pratique de la vertu. Faites en l'application! continua-t-il, en s'adressant toujours à mon frère, et voyant qu'il ne répondoit rien, il recommença à nous invectiver jusqu'à ce qu'il fut hors d'état de parler davantage. Nous nous levâmes de table, et comme nous étions obligés de passer à côté de lui, il me déchargea un grand coup de sa béquille, que j'évitai heureusement, sans quoi il m'auroit assommée. Il me poursuivit encore quelque temps dans son char, mais ceux qui le traînoient me donnèrent le temps de m'évader dans la chambre de la reine, qui en étoit fort éloignée. J'y arrivai à demi-morte de frayeur et si tremblante, que je me laissai tomber sur une chaise, ne pouvant plus me soutenir. La reine m'avoit suivie, elle fit ce qu'elle put pour me consoler, et pour me persuader de retourner chez le roi. Les assiettes et les béquilles m'avoient fait si peur, que j'eus bien de la peine à m'y résoudre. Nous repassâmes pourtant dans l'appartement de ce prince, que nous trouvâmes s'entretenant tranquillement avec ses officiers. Je n'y fus pas long-temps, je me trouvai mal, et fus obligée de retourner chez la reine, où je tombai deux fois en foiblesse. J'y restai quelque temps. La femme de chambre de cette princesse, me regardant attentivement, me dit: eh mon Dieu Madame! qu'avez-vous? vous êtes faite que c'est horrible. Je n'en sais rien, lui dis-je, mais je suis bien malade. Elle m'apporta un miroir, et je fus fort surprise de me trouver tout le visage et la poitrine remplie de taches rouges; j'attribuai cela à l'altération que j'avois eue et n'y fis point de réflexion. Mais dès que je rentrai dans la chambre du roi, cette ébullition rentroit et je retombai en défaillance. La cause en étoit, qu'il falloit traverser toute une enfilade de chambres où il n'y avoit point de feu et où il faisoit un froid terrible. Je pris la nuit une grosse fièvre et me trouvai le lendemain si mal que je fis faire mes excuses à la reine de ne pouvoir sortir. Elle me fit dire, que morte ou vive je devois me rendre chez elle. Je lui fis répondre, que j'avois une ébullition de sang et que c'étoit impossible. Le même ordre me fut réitéré encore de sa part. On me traîna donc à quatre dans son appartement, où je tombai d'une foiblesse dans l'autre, et on me conduisit de même chez le roi. Ma soeur me voyant si mal, et me croyant sur le point d'expirer, en avertit ce prince qui n'avoit pas pris garde à moi. Qu'avez-vous, me dit-il, vous êtes bien changée, mais je vous guérirai bientôt! En même temps il me fit donner un grand gobelet, rempli de vieux vin du Rhin extrêmement fort, qu'il me força de boire bon gré mal gré. A peine l'eus-je avalé, que ma fièvre augmenta et que je commençai à rêver. La reine vit bien, qu'il falloit me renvoyer; on me porta donc dans ma chambre, où on me mit au lit toute coiffée, m'ayant été ordonné expressément, de reparoître le soir. Mais je n'y fus pas long-temps sans sentir un terrible redoublement. Le médecin Stahl, qu'on avoit envoyé chercher, prit ma maladie pour une fièvre chaude et me donna plusieurs remèdes très-contraires au mal que j'avois. Je restai tout ce jour et le suivant dans un délire continuel. Dès que je rentrai dans mon bon sens, je me préparai à la mort. Dans ces courts intervalles je la désirois avec ardeur, et lorsque je voyois Madame de Sonsfeld et ma bonne Mermann à côté de mon lit, qui pleuroient, je tâchois de les consoler, en leur disant, que j'étois détachée du monde, et que j'allois trouver le repos dont personne n'étoit plus en état de me priver. Je suis cause, leur disois-je, de tous les chagrins de la reine et de mon frère. Si je dois mourir, dites au roi, que je l'ai toujours aimé et respecté, que je n'ai rien à me reprocher envers lui, qu'ainsi j'espère qu'il me donnera sa bénédiction avant ma mort. Dites-lui, que je le supplie d'en agir mieux avec la reine et avec mon frère, et d'ensevelir toute désunion et animosité contre eux dans mon tombeau. C'est la seule chose que je souhaite, et la seule qui m'inquiète dans l'état où je suis. Je restai deux fois vingt-quatre heures entre la vie et la mort, au bout desquelles la petite vérole se manifesta. Le roi ne s'étoit pas informé de mes nouvelles depuis tout le temps que j'avois été incommodée. Dès qu'on lui eut appris que j'avois la petite vérole, il m'envoya son chirurgien Holtzendorff, pour voir ce qui en étoit. Ce brutal me dit cent duretés de la part du roi et y en ajouta encore. J'étois si mal que je n'y fis aucune attention. Il confirma cependant ce prince dans le rapport qu'on lui avoit fait de ma santé. La crainte qu'il eut, que ma soeur ne prît cette maladie contagieuse, lui fit prendre toutes les précautions imaginables pour l'empêcher, mais d'une manière bien dure pour moi. Je fus aussitôt traitée comme une prisonnière d'état; on mit le scellé sur toutes les avenues qui menoient à ma chambre, et on ne laissa qu'une seule issue pour y entrer. Défense expresse fut faite à la reine et à tous ses domestiques de venir chez moi, aussi bien qu'à mon frère. Je restai seule avec ma gouvernante et la pauvre Mermann, qui étoit enceinte, et qui malgré cela me servoit nuit et jour avec un zèle et un attachement sans égal. J'étois couchée dans une chambre où il faisoit un froid épouvantable. Le bouillon qu'on me donnoit n'étoit que de l'eau et du sel, et lorsqu'on en faisoit demander d'autre on répondoit, que le roi avoit dit, qu'il étoit assez bon pour moi. Quand je m'assoupissois un peu vers le matin, le bruit du tambour me réveilloit en sursaut mais le roi auroit mieux aimé me laisser crever que de le faire cesser. Pour comble de malheur la Mermann tomba malade. Comme tous les accidens qu'elle prit lui présageoient une fausse couche, on fut obligé de la faire transporter à Berlin, et de faire venir ma seconde femme de chambre, qui s'enivrant tous les jours, n'étoit pas en état de me soigner. Mon frère, qui avoit déjà eu la petite vérole, ne m'abandonna pas; il venoit deux fois par jour à la dérobée me rendre visite. La reine n'osant me voir faisoit sous main demander à tout moment de mes nouvelles. Je fus pendant neuf jours en grand danger, tous les symptômes de mon mal étoient mortels, et tous ceux qui me voyoient jugeoient que si j'en réchappois je serois cruellement défigurée. Mais ma carrière n'étoit point encore finie, et j'étois réservée pour endurer toutes les adversités qu'on verra dans la suite de ces mémoires. La petite vérole me revint par trois fois, dès qu'elle étoit séchée elle recommençoit de nouveau. Malgré cela je n'en fus point marquée et ma peau en devint beaucoup meilleure qu'elle n'avoit été.
Cependant Mr. de Bremer arriva à Potsdam de la part du Margrave d'Ansbach. Il remit la bague de promesse à ma soeur, ce qui se fit sans la moindre cérémonie. Le roi étoit aussi entièrement rétabli de sa goutte, et le rétablissement de sa santé avoit chassé sa mauvaise humeur. Il n'y avoit plus que moi qui en fusse l'objet. Holtzendorff venoit me voir de temps en temps de la part de ce prince, mais ce n'étoit jamais que pour me dire des choses désagréables de sa part. Il tâchoit toujours d'embellir les complimens dont il étoit chargé, par les termes les plus mortifians. Cet homme étoit la créature de Sekendorff et si grand favori du roi, que tout le monde ployoit les genoux devant lui. Il ne se servoit de son crédit que pour faire des malheureux, et n'avois pas seulement le mérite d'être habile dans son art. Le roi en agissoit un peu mieux envers mon frère par l'instigation de Sekendorff et de Grumkow, qui manioient entièrement l'esprit de ce prince. Les subites révolutions qu'ils avoient expérimentées des sentimens du roi, les tenoient toujours dans la crainte. Ils appréhendoient avec raison, que le roi d'Angleterre ne se déterminât enfin au double mariage, et qu'en ce cas tout leur plan ne fût renversé. Ils n'ignoroient pas les menées de la reine, qui intriguoit perpétuellement avec cette cour, et ils étoient informés de la lettre que mon frère avoit écrite à celle d'Angleterre. Ils formèrent enfin le plus détestable de tous les projets, pour empêcher tout raccommodement avec le Monarque Anglois. Ce projet consistoit, à mettre entièrement la désunion dans la maison de Prusse et d'obliger mon frère, à force de mauvais traitemens du roi, de prendre quelque résolution violente, qui pût donner prise sur lui et sur moi. Le comte de Fink étoit un obstacle à leur dessein. Mon frère avoit de la considération pour lui, et son caractère de gouverneur lui donnoit sur son élève une certaine autorité, qui pouvoit l'empêcher de faire des démarches préjudiciables à ses intérêts. Ils représentèrent donc au roi, que mon frère, ayant 18 ans passés, n'avoit plus besoin de Mentor, et qu'en lui ôtant le comte de Finck, il mettroit fin à toutes les intrigues de la reine, dont il étoit le ministre. Le roi goûta leurs raisons. Les deux gouverneurs furent congédiés très-honorablement, ils gardèrent l'un et l'autre de grosses pensions et retournèrent vaquer à leurs emplois militaires. On donna en récompense deux officiers de compagnie à mon frère. L'un étoit le colonel de Rocho, très-honnête homme, mais d'un fort petit génie, l'autre le major de Kaiserling, fort honnête homme aussi, mais grand étourdi et bavard, qui faisoit le bel esprit et n'étoit qu'une bibliothèque renversée. Mon frère leur vouloit assez de bien, mais Kaiserling, étant plus jeune et fort débauché, fut par conséquent le plus goûté. Ce cher frère venoit passer toutes les après-midis chez moi, nous lisions, écrivions ensemble et nous nous occupions à nous cultiver l'esprit. J'avoue que nos écritures rouloient souvent sur des satires, où le prochain n'étoit pas épargné. Je me souviens qu'en lisant le roman comique de Scarron, nous en fîmes une assez plaisante application sur la clique impériale. Nous nommions Grumkow la Rancune, Sekendorff la Rapinière, le Margrave de Schwed Saldagne, et le roi Ragotin. J'avoue que j'étois très-coupable de perdre ainsi le respect que je devois au roi, mais je n'ai pas dessein de m'épargner, et je ne prétends nullement me faire grâce. Quelques sujets de plaintes que les enfans puissent avoir contre leur parens, ils ne doivent jamais oublier ce qui leur est dû. Je me suis souvent reproché depuis les égaremens de ma jeunesse en ce point, mais la reine, au lieu de nous censurer, nous encourageoit par son approbation à continuer ces belles satires. Mdme. de Kamken, sa gouvernante, n'y étoit pas épargnée, quoique nous estimassions fort cette dame, nous ne pouvions nous empêcher de saisir son ridicule et de nous en divertir. Comme elle étoit fort replète et d'une figure semblable à celle de Mdme. Bouvillon nous la nommions ainsi. Nous en badinâmes plusieurs fois en sa présence, ce qui lui donna la curiosité de savoir qui étoit cette fameuse Mdme. Bouvillon, dont on parloit tant. Mon frère lui fit accroire, que c'étoit la Camerera mayor de la reine d'Espagne. A notre retour à Berlin, un jour qu'il y avoit appartement, et qu'on y parloit de la cour d'Espagne, elle s'avisa de dire, que les Camerera mayor étoient toutes de la famille des Bouvillons. On lui fit des éclats de rire au nez, et je crus que j'en étoufferois pour ma part. Elle vit bien qu'elle avoit dit une sottise, et s'informa auprès de sa fille, qui avoit beaucoup de lecture, ce que ce pouvoit être. Celle-ci lui dévoila le mystère. Elle fut très-fâchée contre moi, sentant bien que je l'avois turlupinée; et j'eus beaucoup de peine à faire ma paix avec elle. Un caractère satirique est très-peu estimable; on s'accoutume insensiblement à ce vice et à la fin on n'épargne ni ami ni ennemi. Il n'y a rien de si aisé que de se saisir du ridicule, chacun a le sien. Il est divertissant, je l'avoue, d'entendre turlupiner spirituellement une personne qui nous est indifférente mais il est en même temps dur de penser, que peut-être on subira le même sort. Que nous sommes aveugles, nous autres hommes, nous brocardons sur les défauts d'autrui, pendant que nous ne faisons aucune réflexion sur les nôtres. Je me suis entièrement défaite de ce vice, et je ne suis plus caustique que sur le compte des gens qui ont un mauvais caractère, et qui méritent par le venin de leur langue, qu'on leur rende la pareille. Mais j'en reviens à mon sujet.
Le temps de l'arrivée du Margrave d'Ansbach approchant, et ce prince n'ayant pas eu encore la petite vérole, le roi et la reine jugèrent à propos de me faire retourner à Berlin. Mais avant que de partir j'allai chez le roi. Il me reçut à son ordinaire, c'est à dire très-mal, et me dit les choses du monde les plus dures. La reine, craignant qu'il ne poussât son mauvais procédé plus loin, abrégea ma visite et me ramena elle-même dans ma chambre. Je me rendis le lendemain à Berlin, où je trouvai la comtesse Amélie promise avec Mr. de Vierek, Ministre d'état. Mr. de Vallenrot, son ancien amant, étoit mort. Il y avoit quelque temps qu'on lui avoit appris cette nouvelle un jour, qu'il y avoit appartement chez la reine. Comme elle n'avoit pas seulement été informée de sa maladie, elle fut si saisie de cette mort subite, qu'elle tomba en défaillance en présence de toute la cour, ce qui découvrit l'intrigue qu'elle avoit eue avec lui. Cette aventure avoit fort diminué son crédit auprès de la reine, qui ne fut pas fâchée de se défaire d'elle. Cependant le roi et la reine arrivèrent peu de jours après moi à Berlin. Les noces de ma soeur y furent célébrées en cérémonie, et elle partit quinze jours après son mariage. Je sortis donc de ma solitude et suivis quelque temps après la reine à Vousterhausen. Les disputes pour mon mariage s'y renouvelèrent. Ce n'étoit tout le jour que querelle et dissension. Le roi nous laissoit mourir de faim, mon frère et moi. Ce prince faisoit l'office d'écuyer tranchant il servoit tout le monde hors mon frère et moi et quand par hazard il restoit quelque chose dans un plat, il crachoit dedans pour nous empêcher d'en manger. Nous ne vivions l'un et l'autre que de café et de cerises sèches, ce qui me gâta totalement l'estomac. En revanche, je me nourrissois d'injures et d'invectives, car j'étois apostrophée toute la journée de tous les tîtres imaginables, et devant tout le monde. La colère du roi alla même si loin, qu'il nous chassa, mon frère et moi, avec l'ordre formel de ne paroître en sa présence qu'aux heures du repas. La reine nous faisoit venir secrètement, pendant que ce prince étoit à la chasse. Elle avoit des espions de tout côté en campagne, qui venoient l'avertir dès qu'on le voyoit paroître de loin, afin qu'elle put avoir le temps de nous renvoyer. La négligence de ces gens fut cause, que le roi pensa nous surprendre chez elle. Il n'y avoit qu'une issue dans la chambre de cette princesse, et il arriva si subitement, qu'il ne nous fut plus possible de l'éviter. La peur nous donna de la résolution. Mon frère se cacha dans une niche, où étoit une certaine commodité, et pour moi, je me fourrai sous le lit de la reine, qui étoit si bas que je n'y pouvois tenir et que j'étois dans une posture fort incommode. Nous étions à peine retirés dans ces beaux gîtes que le roi entra. Comme il étoit fort fatigué de la chasse, il se mit à dormir et son sommeil dura deux heures. J'étouffois sous ce lit et ne pouvois m'empêcher de sortir quelquefois ma tête pour respirer. Si quelqu'un avoit pu être spectateur de cette scène, il y auroit eu de quoi rire. Elle finit enfin. Le roi s'en alla et nous sortîmes au plus vite de nos tanières, en suppliant la reine, de ne nous plus exposer à de pareilles comédies. On trouvera peut-être étrange, que nous n'ayons fait aucune démarche pour nous raccommoder avec le roi. J'en parlai plusieurs fois à la reine, mais elle ne le voulut absolument pas, disant, que le roi me répondroit, que si je voulois obtenir ses grâces, je devois épouser ou le duc de Weissenfeld ou le Margrave de Schwed, ce qui ne pouvoit qu'empirer les choses, par l'embarras où je serois, de ne pouvoir le satisfaire. Ces raisons étant bonnes, j'étois obligée de m'y soumettre.