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Mémoires de Frédérique Sophie Wilhelmine de Prusse, margrave de Bareith. Tome 1

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Quelques jours de bon temps succédèrent à tous nos désastres. Le roi se rendit à Libnow, petite ville Saxonne, pour y avoir une entrevue avec le roi de Pologne. Ce fut là que Grumkow et Sekendorff, appuyés de ce prince, tirèrent une promesse de mariage dans toutes les formes du roi, mon père, pour le duc de Weissenfeld, auquel je fus solemnellement engagée. Le roi de Pologne promit de lui faire quelques avantages, et celui de Prusse jugea, qu'avec cinquante mille écus de rentes je pourrois vivre très-honorablement avec lui. Il s'arrêta en chemin à Dam, petit bourg appartenant au duc et qui étoit son apanage, où il fut traité splendidement en vin d'Hongrie, ce qui ne manqua pas d'augmenter l'amitié que le roi avoit pour lui. Cependant ce prince tint toutes ses manigances si secrètes, que nous n'en fûmes informés que quelque temps après.

Les mauvais traitemens recommencèrent à son retour, il ne voyoit plus mon frère sans le menacer de sa canne. Celui-ci me disoit tous les jours, qu'il endureroit tout du roi hors les coups, et que s'il en venoit jamais à des extrémités avec lui, il sauroit s'en affranchir par la fuite. Le page Keith avoit été fait officier dans un régiment qui étoit en quartier au pays de Clèves. J'avois eu une grande joie de son départ, dans l'espérance, que mon frère mèneroit une vie plus réglée, mais il en fut tout autrement. Un second favori, beaucoup plus dangereux, succéda à celui-ci. C'étoit un jeune homme, capitaine-lieutenant dans les gens-d'armes, nommé Katt. Il étoit petit-fils du Maréchal comte de Wartensleben. Le général Katt, son père, l'ayant destiné pour la robe, l'avoit fait étudier, et ensuite voyager. Mais comme il n'y avoit de grâce à espérer que pour ceux qui étoient dans le militaire, il s'y vit placé contre son attente. Il continuoit de s'appliquer aux études; il avoit de l'esprit, de la lecture et du monde; la bonne compagnie, qu'il continuoit à hanter, lui avoit fait contracter des manières polies, pour lors assez rares à Berlin; sa figure étoit plutôt désagréable que revenante; deux sourcils noirs lui couvroient presque les yeux; son regard avoit quelque chose de funeste, qui lui présageoit son sort; une peau basanée et gravée de petite vérole augmentoit sa laideur; il faisoit l'esprit fort et poussoit le libertinage à l'excès; beaucoup d'ambition et d'étourderie accompagnoient ce vice. Un tel favori étoit bien éloigné de ramener mon frère de ses égaremens. Je ne fus informée de cette nouvelle amitié qu'à mon retour de Berlin, où nous nous rendîmes peu de jours après celui du roi de Libnow. Nous y vécûmes un bout de temps assez tranquillement, lorsqu'un nouvel événement vint troubler notre repos.

La reine reçut une lettre de mon frère, qui lui fut rendue secrètement par un de ses domestiques. Cette lettre m'a fait une si forte impression, que j'en mettrai le contenu ici à peu près tel qu'il étoit.

«Je suis dans le dernier désespoir. Ce que j'avois toujours appréhendé vient enfin de m'arriver. Le roi a entièrement oublié que je suis son fils et m'a traité comme le dernier de tous les hommes. J'entrai ce matin dans sa chambre, comme à mon ordinaire; dès qu'il m'a vu il m'a sauté au collet en me battant avec sa canne de la façon du monde la plus cruelle. Je tâchois en vain de me défendre, il étoit dans un si terrible emportement, qu'il ne se possédoit plus, et ce n'a été qu'à force de lassitude qu'il a fini. Je suis poussé à bout, j'ai trop d'honneur pour endurer de pareils traitemens, et je suis résolu d'y mettre fin d'une ou d'autre manière.»

La lecture de cette lettre nous plongea, la reine et moi, dans la plus vive douleur, mais elle me causa beaucoup plus d'inquiétude qu'à cette princesse. Je comprenois mieux le sens du dernier article qu'elle, et jugeois bien que la résolution dont mon frère parloit, de mettre fin d'une ou d'autre manière à ses maux, consistoit dans la fuite. Je pris occasion du chagrin où je voyois que la reine étoit plongée, pour lui représenter, qu'elle devoit se désister de mon mariage. Je lui fis concevoir, que le roi d'Angleterre n'étoit point d'humeur à me faire épouser son fils; que s'il en avoit eu l'intention, il en auroit agi différemment; que cependant, l'esprit du roi, mon père, s'aigrissoit de plus en plus contre elle, contre son fils et contre moi; qu'ayant fait et premier pas à maltraiter mon frère, les mauvais procédés envers lui et envers moi ne feroient qu'augmenter, et porteroient peut-être ce dernier à des extrémités qui pourroient lui être très-funestes; que j'avouois, que je serois la plus malheureuse personne du monde, si j'étois contrainte à épouser le duc de Weissenfeld, mais que je prévoyois bien, qu'il falloit qu'il y en eût un de nous de sacrifié à la haine de Sekendorff et de Grumkow, et que j'aimois mieux que ce fût moi que mon frère; qu'enfin je ne voyois que ce seul moyen, pour remettre la paix dans la famille. La reine se mit dans une violente colère contre moi. Voulez-vous me percer le coeur, me dit-elle, et me faire mourir de douleur, ne m'en parlez plus de votre vie, et soyez persuadée, que si vous êtes capable de faire une pareille lâcheté, je vous donnerai ma malédiction, vous renierai pour ma fille et ne souffrirai jamais plus que vous vous montriez en ma présence. Elle me dit ces dernières paroles avec tant d'altération, que j'en fus effrayée. Elle étoit enceinte, ce qui augmentoit mes peines. Je tâchois de la radoucir, en l'assurant, que je ne ferois jamais rien qui pût lui causer le moindre chagrin.

Mlle. de Bulow, première fille d'honneur de la reine, avoit repris dans sa faveur la place de la comtesse Amélie, qui s'étoit mariée peu après ma soeur. Cette fille étoit bonne et serviable, elle ne faisoit du tort à personne, mais elle étoit intrigante et indiscrète. La reine se servoit d'elle pour apprendre et faire savoir tout ce qui se passoit à Mr. du Bourguai et à Mr. Kniphausen, premier Ministre du cabinet. Ce dernier, homme d'esprit et très-versé dans les affaires, étoit ennemi juré de Grumkow et par conséquent de la clique Angloise. La reine lui fit communiquer la lettre de mon frère et lui demanda conseil sur les démarches qu'elle pourroit faire, pour prévenir les violences du roi. Kniphausen étoit informé par la Bulow de toutes les menées de la Ramen; il savoit que cette femme étoit étroitement liée avec Eversmann, très-grand favori du roi; il n'ignoroit pas que la principale cause de nos maux étoit la confiance que la reine avoit en cette créature, qui animoit le roi, par les rapports qu'elle et son compagnon lui faisoient, vrais ou faux, contre mon frère et moi. Il jugea donc, qu'il falloit gagner ces deux personnages à quelque prix que ce fût. Il ne fit mention que d'Eversmann à la reine, trouvant trop dangereux de lui nommer la Ramen, et il conseilla à cette princesse, de tâcher de le mettre dans ses intérêts, en lui procurant une somme d'argent capable de le tenter, de la part du roi d'Angleterre. La reine goûta cet avis et en parla à Mr. du Bourguai. Après bien des difficultés ce Ministre lui fit remettre 500 écus, pendant qu'a la réquisition de Mr. Kniphausen il en fit toucher autant secrètement à la Ramen. L'un et l'autre promirent monts et merveilles, mais dès qu'ils eurent reçu l'argent, ils avertirent le roi de toute cette manigance, et amusèrent la reine et Mr. du Bourguai par de fausses confidences. Ce procédé de la reine acheva de pousser ce prince à bout; il se crut trahi puisqu'elle vouloit déjà commencer à corrompre ses domestiques, et nous verrons les effets de son ressentiment dans l'année 1730, que je vais commencer.

Le roi se rendit à Berlin, pour y passer les fêtes de noël. Il fut de très-bonne humeur pendant tout le séjour qu'il y fit, et quoiqu'il ne nous fît pas bon accueil à mon frère et à moi, il épargna du moins les injures. Nous avions trouvé moyen de radoucir ce dernier, et nous étions tous dans une sécurité parfaite, les bonnes manières du roi nous ôtant tout soupçon. Mais qui peut approfondir les replis du coeur humain?

Ce prince repartit pour Potsdam. Quelques jours après le comte Fink reçut une lettre de sa part avec un ordre séparé, de n'en faire l'ouverture qu'en présence du Maréchal de Borck et de Grumkow. Il lui étoit en même temps défendu, sous peine de la vie de ne point faire mention à personne ni de l'une ni de l'autre. Les deux Ministres que je viens de nommer, en avoient reçu un pareil, dans lequel il leur étoit enjoint, de se rendre chez le comte Fink. Dès qu'ils furent assemblés ils firent la lecture de cette lettre, laquelle en renfermoit une à la reine. Voici le contenue de celle qui étoit adressée au comte de Fink.

«Des que Borck et Grumkow se seront rendus chez vous, vous irez tous trois chez ma femme. Vous lui direz de ma part, que je n'ignore aucune de ses intrigues, qu'elles me déplaisent et que j'en suis las, que je ne prétends plus être le jouet de sa famille, qui m'a traité indignement, qu'une fois pour toutes je veux marier ma fille Wilhelmine. Mais que pour dernière grâce je lui permets d'écrire encore une fois en Angleterre et de demander au roi une déclaration formelle sur le mariage de ma fille. Dites-lui, qu'en cas que la réponse qu'elle recevra, ne soit pas selon mes désirs, je prétends absolument l'unir avec le duc de Weissenfeld ou avec le Margrave de Schwed; que je lui laisserai le choix de ces deux partis, qu'elle doit m'engager sa parole d'honneur, de ne plus s'opposer à mes volontés, et que si elle continue à me chagriner par ses refus, je romprai pour jamais avec elle et la reléguerai elle et son indigne fille que je renierai, à Orangebourg, où elle pourra pleurer son obstination. Faites votre devoir en fidèles serviteurs et tâchez de la déterminer à suivre mes volontés, je vous en tiendrai compte. Mais au cas du contraire je saurai faire tomber mon ressentiment de votre conduite sur vous et sur vos familles.»

Je suis votre affectionné roi,

Guillaume.

Ils se rendirent d'abord chez la reine. Elle ne s'attendoit à rien moins qu'à cette visite. J'étois chez elle lorsqu'on vint l'avertir, que ces trois Mrs. demandoient à lui parler de la part du roi. Je lui dis d'avance que je prévoyois que cela me regardoit. Elle haussa les épaules et me répondit: n'importe, il faut de la fermeté, et ce n'est pas ce qui m'embarrasse. En même temps elle passa dans sa chambre d'audience, où étoient ces Messieurs. Le comte de Fink lui exposa leur commission et lui présenta la lettre du roi. Après qu'elle l'eut lue, Grumkow prit la parole et voulut lui démontrer par un grand discours de politique, que l'intérêt et l'honneur du roi exigeoient, qu'elle se rendit à ses désirs en cas que la réponse d'Angleterre ne fût pas conforme à ses souhaits, et suivant l'exemple du diable, lorsqu'il voulut tenter notre Seigneur, il prétendoit la réduire par l'écriture sainte; en lui alléguant des passages convenables au sujet dont il s'agissoit. Il lui représenta ensuite, que les pères avoient plus de droit sur leurs enfans que les mères, et que lorsque les parens ne se trouvoient pas d'accord, les enfans devoient obéir préférablement au père; que ces derniers étoient maîtres de les forcer à se marier contre leur gré, et qu'enfin la reine auroit tout le tort de son côté, si elle ne se rendoit à ces raisons. Cette princesse refusa ce dernier article, en lui opposant l'exemple de Béthuel, qui répondit à la proposition de mariage que le serviteur d'Abraham lui fit pour son maître Isaac: faites chercher la fille et demandez-lui son sentiment. Je n'ignore point la soumission que les femmes doivent avoir pour leurs maris, ajouta-t-elle, mais ceux-ci ne doivent en prétendre que des choses justes et raisonnables. Le procédé du roi ne s'accorde point avec cette vertu. Il prétend violenter les inclinations de ma fille et la rendre malheureuse pour le reste de ses jours, en lui donnant un brutal débauché, et cadet de famille, qui n'est que général du roi de Pologne, sans pays et sans avoir de quoi soutenir son caractère et son rang. Quel bien un tel mariage peut-il procurer à l'état? aucun! Tout au contraire, le roi se verra obligé d'entretenir éternellement ce gendre qui lui sera toujours à charge. J'écrirai en Angleterre selon les ordres du roi, mais quand même la réponse n'en seroit pas favorable, je ne donnerai jamais mon consentement au mariage que vous venez de me proposer, et j'aimerois mille fois mieux voir ma fille au tombeau que malheureuse. Là s'arrêtant tout d'un coup elle dit, qu'elle se trouvoit mal et ajouta, qu'on devroit avoir plus de ménagement pour elle dans l'état où elle se trouvoit. Cependant je n'en accuse point le roi, continua-t-elle en regardant Grumkow, je sais à qui je suis redevable de ses mauvais traitemens. En proférant ces dernières paroles elle sortit, lui lançant un regard qui lui marquoit assez combien elle étoit piquée contre lui. Elle rentra dans sa chambre fort altérée. Dès que nous y fûmes seules, elle me conta toute cette conversation et me montra la lettre du roi. Les expressions en étoient si fortes et si dures que je la passerai sous silence. Nous versâmes un torrent de larmes en la relisant. Elle jugeoit bien qu'elle ne pouvoit plus faire que peu de fond sur l'Angleterre, mais que du moins elle gagneroit du temps jusqu'au retour de la réponse, qu'elle devoit en recevoir. Elle résolut cependant d'employer tous ses efforts pour en tirer une favorable. Elle me chargea donc d'écrire à mon frère, de lui mander tout ce qui se passoit, et de lui faire la minute d'une seconde lettre, qu'il devoit écrire à la reine d'Angleterre. Voici le contenu de cette lettre que je fis bien malgré moi.

Madame ma soeur et tante!

Quoique j'aie déjà eu l'honneur d'écrire à votre Majesté, et de lui expliquer la triste situation où je me trouve aussi bien que ma soeur, la réponse peu favorable qu'elle m'a donnée, ne m'a point découragé. Je ne saurois m'imaginer qu'une princesse dont les vertus et le mérite font l'admiration universelle, puisse laisser sans secours une soeur qui lui est tendrement attachée, en refusant de souscrire au mariage de ma soeur et du prince de Galles, qui cependant a été arrêté si solemnellement par le traité d'Hannovre. J'ai déjà donné ma parole d'honneur à votre Majesté, de n'épouser jamais que la princesse Amélie, sa fille, je lui réitère encore cette promesse en cas qu'elle veuille donner son consentement au mariage de ma soeur. Nous sommes tout réduits à l'état du monde le plus fâcheux, et tout sera perdu si elle balance encore à nous donner une réponse favorable. Je me trouverois alors libre de toutes les promesses que je viens de lui faire, et obligé de suivre les volontés du roi, mon père, en prenant tel parti qu'il me proposera. Mais je suis convaincu, que je n'ai rien à craindre de ce côté-là, et que votre Majesté fera de mûres réflexions sur ce que je viens de lui mander, étant etc.

Mon frère ne balança point à copier cette lettre. La reine en écrivit deux, dont l'une fut montrée au roi et l'autre contenoit un détail de ce qui venoit de se passer, et de toutes les raisons les plus fortes qui pussent porter la cour d'Angleterre à se rendre aux désirs du roi. Toutes ces lettres partirent par un courrier, le roi l'ayant exigé ainsi, afin de recevoir plus tôt la réponse; il avoit même calculé, qu'en cas de vent contraire le courrier pouvoit être en trois semaines de retour. Il y avoit déjà dix jours de passé, et les inquiétudes de la reine alloient en augmentant à mesure que le temps s'écouloit. Comme personne ne présageoit rien de bon des résolutions d'Angleterre, et qu'on l'avertissoit de tout côté, que le roi se porteroit aux dernières extrémités si elle tardoit trop à venir, elle examina sérieusement ce qu'elle devoit faire pour détourner tout événement fâcheux. La comtesse de Fink, Mdme. de Sonsfeld et moi passâmes toute une après-midi dans son cabinet, pour chercher des expédiens. Nous conclûmes enfin unanimement qu'elle affecteroit d'être malade; mais le moyen de le faire accroire au roi? Si la méchante Ramen étoit informée de cette ruse, on ne faisoit qu'empirer les choses au lieu de les adoucir. Nous n'osions découvrir à la reine toutes les horreurs que nous savions de cette femme, car elle en étoit si fort éprise, qu'elle auroit été capable de le lui redire. Cependant il n'y avoit d'autre parti à prendre que celui-là. Il n'étoit pas probable qu'on voulût inquiéter la reine malade et enceinte, et du moins on donnoit le temps au courrier de revenir. Nous nous en tînmes donc à cet avis, mais nous lui fîmes comprendre nettement, que si elle ne gardoit le secret, tout cela ne serviroit qu'à rendre notre condition plus fâcheuse. La comtesse de Fink lui représenta même, qu'elle avoit des traîtres parmi ses domestiques, qui rapportoient tout au roi et à Sekendorff; qu'elle étoit informée, qu'on avoit su dans la maison de ce dernier des conversations qu'elle et la reine avoient eues secrètement, et qui n'avoient pu être divulguées que par des gens qui avoient écouté aux portes. Elle loua sans affectation plusieurs des domestiques de cette princesse et effecta de ne point parler de la Ramen, et ajouta encore: tel qui vous paroît le plus attaché, Madame, est peut-être celui-là même qui vous trahit. Nous remarquâmes bien par le trouble de la reine, qu'elle avoit très-bien compris ce qu'on avoit voulu lui dire, mais elle n'en fît pas semblant, et nous promit un secret inviolable. Nous remîmes jusqu'au lendemain au soir à jouer la comédie. La reine commença par se plaindre le matin, et pour faire plus d'éclat, elle affecta de tomber en défaillance. Le soir à table nous composâmes si bien nos actions et nos visages, que tout le monde y fut attrappé, même la Ramen. Cette princesse resta le jour suivant au lit, et fit toutes les simagrées pour faire accroire qu'elle étoit bien mal. J'avertis mon frère, par son ordre, de ce qui se passoit, pour prévenir toutes les inquiétudes qu'il pouvoit avoir de cette feinte maladie. Mon esprit n'étoit rien moins que tranquille; malgré l'éloignement que j'avois pour le prince de Galles, je voyois bien qu'entre trois maux, dont on me menaçoit, c'étoit sans contredit le plus petit, et je me voyois forcée par la malignité de mon étoile de souhaiter ce que j'aurois redouté en tout autre temps. La reine se levoit vers le soir, et soupoit avec nous dans sa chambre de lit, mais c'étoit le médecin qui lui faisoit faire cet effort par les instigations qu'on lui donnoit; cet homme étoit entièrement dans les intérêts de la reine. Cinq jours se passèrent ainsi. Mais soit que la Ramen eût découvert la ruse ou que la reine la lui eût confiée, la crise recommença. Une nouvelle ambassade, composée des mêmes personnages qui lui avoient parlé la première fois, lui fut envoyée de la part du roi le 25. de Janvier, jour que je n'oublierai jamais. La commission, dont ces messieurs furent chargés, fut beaucoup plus forte que la précédente, et la lettre du roi, dont elle étoit accompagnée, étoit si terrible, qu'elle faisoit paroître douce celle qu'elle en avoit reçue çi-devant.

Le roi, lui dirent-ils, ne veut plus absolument entendre parler d'alliance avec l'Angleterre. Toutes réponses qui en pourront venir, lui sont entièrement indifférentes, et ne changeront rien au projet qu'il a fait, de marier la princesse, sa fille, avec le duc de Weissenfeld ou avec le Margrave de Schwed. Il prétend absolument qu'on lui obéisse, et fera même tomber son ressentiment sur votre Majesté, s'il trouve de la résistance à ses volontés. Il vous déclare, Madame, qu'il se séparera de vous, vous reléguera à votre douaire, enfermera Mdme. la princesse dans une forteresse et déshéritera le prince royal; qu'après avoir mûrement réfléchi, il a trouvé la désobéissance de sa famille d'un très-dangereux exemple pour ses sujets, puisqu'au lieu de les animer par votre modèle à la soumission, vous faites le contraire. Il s'est donc proposé de faire un acte de justice dans sa propre maison, pour empêcher les mauvaises suites que votre manque de respect pourroit produire. La reine ne répondit qu'en très-peu de mots: vous pouvez répondre au roi, qu'il ne me fera jamais consentir à rendre ma fille malheureuse, et que tant que j'aurai un souffle de vie, je ne souffrirai point qu'elle prenne ni l'un ni l'autre des partis proposés. Ils voulurent répliquer, mais la reine les pria de la laisser en repos, puisqu'ils ne tireroient point d'autre résolution d'elle. Dès le lendemain elle se remit au lit, contrefaisant la malade.

La réponse d'Angleterre arriva enfin. C'étoit toujours la même chanson. La reine, ma tante, mandoit, que le roi, son époux, étoit très-disposé à m'unir avec son fils, pourvu que le mariage de mon frère avec sa fille se fit en même temps. La lettre, qui étoit adressé à mon frère, ne consistoit que dans de simples complimens. La reine, ma mère, fut vivement piquée de ce procédé, elle me fit d'abord part de ces belles nouvelles. Le chagrin qu'elle en ressentoit, nous fit tout craindre pour sa santé. Elle ne put pourtant se dispenser d'envoyer la lettre, qu'elle venoit de recevoir, au roi. Elle y en joignit une de sa main, qui étoit écrite dans les termes le plus touchans. Le roi fut averti tout de suite par la Ramen du contenu de ces lettres et les renvoya à la reine sans les avoir lues. Eversmann en fut le porteur. Il vint le soir chez cette princesse, et lui conta, que le roi étoit dans une violente colère contre elle et contre moi; qu'il avoit juré plusieurs fois, qu'il se porteroit à toutes les extrémités imaginables pour nous réduire, si nous ne nous rendions de bonne grâce à ses volontés; qu'il étoit d'une humeur épouvantable dont tout le monde se ressentoit, et surtout mon frère qu'il avoit traité de la façon du monde la plus barbare, l'ayant mis tout en sang à force de coups, et l'ayant traîné par les cheveux par toute la chambre. Je n'étois point présente à cette narration. Après que ce malheureux eut assez joui du mortel chagrin que son rapport causoit à la reine, il vint me trouver. Jusqu'à quand, me dit-il, prétendez-vous entretenir la désunion dans la famille et vous attirer la colère de votre père? Je vous conseille en ami, de vous soumettre à ses volontés, sans quoi vous n'avez qu'à vous attendre aux plus terribles scènes. Il n'y a point de temps à perdre, donnez-moi une lettre pour le roi et mettez vous au dessus de toutes les crieries de la reine. Je ne vous parle pas ainsi de moi-même, mais par ordre. Qu'on se mette à ma place et qu'on juge de ce qui se passoit dans mon coeur, de me voir si indignement traitée par ce faquin. Je fus mille fois sur le point de lui répondre comme il le méritoit, mais je prévis que je ne ferois qu'aigrir les choses. Je me contentai de lui dire, d'un air fort froid, que je connoissois trop bien le bon coeur du roi, pour croire qu'il voulût me rendre malheureuse, que j'étois au désespoir d'avoir encouru sa disgrâce, que j'étois prête à faire toutes les soumissions imaginables pour regagner sa bienveillance, n'ayant jamais manqué au respect et à la tendresse, qu'une fille devoit avoir pour son père. Je lui tournai le dos, en finissant ces dernières paroles, et m'assis fort émue à un bout de la chambre. Mais la scène n'étoit pas finie, il s'adressa encore à Madame de Sonsfeld. Le roi, lui dit-il, vous fait ordonner, de persuader à la princesse d'épouser le duc de Weissenfeld, il vous fait dire, qu'en cas qu'elle ne puisse se résoudre en sa faveur, il lui laisse la liberté, de prendre le Margrave de Schwed; que si vous croyez devoir obéir aux ordres de la reine préférablement aux siens, il saura vous montrer qu'il est votre souverain, et vous enverra à Spandau où vous serez au pain et à l'eau. Ce n'est pas tout. Votre famille portera aussi le faix de sa colère, il la rendra malheureuse, au lieu qu'elle sera comblée de grâces, si vous vous rangez à votre devoir.

Le roi m'a chargée, lui répondit cette dame, de l'éducation de la princesse. Je n'ai accepté cet emploi qu'avec mille larmes, et uniquement pour obéir aux ordres du roi. Il ne m'appartient pas de lui donner conseil ni de me mêler de son mariage, je ne lui parlerai ni pour ni contre les deux partis que le roi lui fait proposer. J'invoquerai le ciel pour qu'il lui inspire ce qui sera le plus convenable. Je me soumets après cela à tout ce qu'il plaira au roi de faire de ma famille et de moi. Tout cela est bel et bon, reprit Eversmann, mais vous verrez ce qui arrivera et ce que vous gagnerez tous par votre obstination. Le roi a pris des résolutions violentes. Il ne donne que trois jours à la princesse pour se déterminer. Si au bout de ce temps elle ne fléchit, il la fera conduire à Vousterhausen où les princes en question se trouveront. Il contraindra la fille d'en choisir un et si elle ne veut le faire de bonne grâce, on l'enfermera avec le duc de Weissenfeld; après quoi elle sera encore trop heureuse de l'épouser.

Mdme. de Kamken qui étoit présente et qui jusqu'alors avoit gardé le silence, ne put se contenir plus long-temps. Elle chanta pouille à Eversmann, lui reprochant qu'il mentoit, et qu'il avoit inventé ce qu'il venoit de dire. Son zèle l'emporta même à censurer le roi. L'autre lui soutint de son côté d'un ton moqueur, que les effets prouveroient bientôt ce qu'il avoit avancé. Mais, lui dit enfin Mdme. de Kamken, n'y a-t-il donc dans le monde d'autre parti convenable à la princesse, que les deux qu'on propose? Si la reine, lui répondit-il, en peut trouver de meilleur, à l'exclusion du prince de Galles, peut-être que le roi entrera en composition avec elle, quoiqu'il souhaite passionnément avoir le duc pour gendre.

La reine qui nous fit tous appeler, mit fin à cette impertinente conversation. La comtesse de Fink étoit assise au chevet de son lit et tâchoit de la tranquilliser. Elle remarqua d'abord à nos physionomies, que nous avions quelque chose. Nous lui contâmes tout l'entretien, que nous venions d'avoir, et elle nous fit part de celui qu'elle avoit eu. Nous consultâmes long-temps ensemble sur ce qu'il y avoit à faire dans des conjonctures si critiques. Mdme. de Kamken donna un avis, qui fut suivi. Elle conseilla à la reine, de faire venir le lendemain le Maréchal de Borck, homme d'une probité et d'une droiture infinie, et de lui demander ses lumières sur la situation où elle se trouvoit. Ce conseil fut exécuté. La reine exposa au Maréchal tout ce qui s'étoit passé la veille, ajoutant: je vous demande votre avis comme à un ami, parlez moi sans détour et selon votre conscience. «Je suis au désespoir», lui répondit le Maréchal, «de voir la désunion qui règne dans la famille royale et les cruels chagrins que votre Majesté endure. Il n'y avoit que le roi d'Angleterre qui pût y mettre fin; mais ses réponses, étant toujours les mêmes, je vois bien, qu'il ne faut plus se flatter de ce côté-là. Ce que Eversmann vous a dit hier, Madame, des violences que le roi machine contre la princesse, ne me paroît pas tout-à-fait sans fondement. J'ai appris hier au soir, que le Margrave de Schwed est ici incognito, un de mes domestiques l'a vu. La curiosité m'a porté à m'informer sous main, si cela étoit vrai. On m'a rapporté, qu'il y a trois jours qu'il est en cette ville logé dans une petite maison à la ville neuve, d'où il ne sort que le soir sur la brune, pour n'être pas connu. J'ai reçu aujourd'hui des lettres de Dresde, que je puis montrer à votre Majesté, dans lesquelles on me mande, que le duc de Weissenfeld en étoit parti secrètement, pour se rendre à une petite ville à quelques milles de Vousterhausen. Votre Majesté connoît l'humeur du roi; quand on est parvenu à l'animer à un certain point, il ne se possède plus, et ses emportemens le portent à des excès très-fâcheux. Ils sont d'autant plus à craindre présentement, qu'étant toujours obsédé pas des gens mal intentionnés, on ne lui donne pas le temps de rentrer en lui-même. Bien loin de l'aigrir par des refus il faut tâcher de gagner du temps et de parer ses premières violences, en choisissant un troisième parti pour la princesse. Votre Majesté ne risque rien en le faisant, Sekendorff et Grumkow sont trop portés pour le duc de Weissenfeld, pour souffrir que la princesse en épouse un autre. Grumkow a ses vues particulières, il veut entièrement débusquer le prince d'Anhalt, et substituer le duc en sa place. Le roi se laissera appaiser par cette condescendance, et vous donnera le temps Madame, de faire encore une tentative en Angleterre.» La reine parut contente de cet avis, et après avoir consulté quelque temps sur le parti qu'on proposeroit au roi, le choix tomba sur le prince héréditaire de Brandebourg-Culmbach. Le Maréchal se chargea de faire avertir le roi sous main de ce changement. En tout cas, dit-il à la reine, si toutes ces mesures ne servent de rien, votre Majesté aura du moins la satisfaction, de voir la princesse sa fille bien établie. On dit mille biens du prince de Bareith, il est d'un âge proportionné à celui de la princesse, et sera possesseur, après la mort de son père, d'un très-beau pays. La reine approuva fort le raisonnement du Maréchal, est s'y conforma entièrement.

Le roi arriva deux jours après à Berlin. Il se rendit d'abord chez la reine. La rage et la colère étoient peintes dans ses yeux, je n'y étois point. La reine, contrefaisant toujours la malade, étoit au lit. La fureur et l'emportement du roi furent extrêmes, il lui dit toutes les invectives et les injures qui lui tombèrent dans l'esprit. Elle laissa passer ce premier mouvement et voulut l'attendrir, en lui disant les choses les plus tendres et les plus touchantes. Tout cela ne l'appaisa point: choisissez, lui dit-il, entre les deux partis, que je vous ai fait proposer; si vous voulez pourtant me faire plaisir, vous vous déterminerez pour le duc. «Le ciel m'en préserve, s'écria la reine.» Eh bien, continua-t-il, il m'importe peu de votre consentement, je m'en vais aller chez la Margrave Philippe (cette princesse étoit mère du Margrave de Schwed) pour régler le mariage de votre indigne fille et faire avec elle les arrangemens pour les noces.

Il sortit tout de suite de la chambre et se rendit chez la Margrave. Après les premiers complimens il lui apprit le sujet de sa visite, et lui ordonna d'assurer le prince, son fils, de sa part, que malgré toutes les oppositions de la reine, il le rendroit maître de ma personne. Il chargea aussi cette princesse de l'appareil des noces, qui devoient se faire dans huit jours. La Margrave avoit senti une joie infinie au commencement du discours du roi, mais la fin la fit changer de sentiment. «Je reconnois comme je le dois la grâce que votre Majesté fait à mon fils, de le choisir pour son gendre; je sens tout le prix du bonheur, qu'Elle lui destine, et les avantages qui en résulteroient pour lui et pour moi. Ce fils m'est plus cher que ma vie, et il n'y à rien que je ne fasse pour le rendre heureux, mais Sire, je serois au désespoir que ce fût contre le gré de la reine et de la princesse. Je ne puis donner mon consentement à ce mariage, qui rendroit cette dernière malheureuse, par l'antipathie qu'elle marque avoir pour lui, et si mon fils étoit assez lâche, pour vouloir l'épouser contre sa volonté, je serois la première à blâmer sa conduite, et ne le regarderois plus que comme un mal-honnête homme.» Aimez-vous donc mieux, répliqua le roi, qu'elle épouse le duc de Weissenfeld? «Quelle épouse qui elle voudra, pourvu que ni mon fils ni moi ne soyons les instrumens de son malheur.»

Le roi ne pouvant réduire la fermeté de cette princesse, se retira. Je fus informée le soir même de toutes ces circonstances par un billet que la Margrave me fit tenir secrètement, me priant, d'en informer la reine. J'étois remplie d'admiration et de reconnoissance d'un procédé si généreux. Je lui exprimai ces sentimens dans la réponse que je fis à son billet, et je n'oublierai jamais les obligations que je lui ai. Cependant les agitations continuelles de mon esprit rejaillissoient sur mon corps, je maigrissois à vue d'oeil. L'on a vu ci-devant, que j'étois fort replète, j'étois si fort diminuée, que ma taille n'avoit qu'une demi-aune de contour. Je n'avois point encore paru devant le roi, la reine ne voulant pas m'exposer à être traitée comme mon frère. Celui-ci étoit dans un désespoir inconcevable. Ses peines m'étoient plus sensibles que les miennes, et je me serois sacrifiée volontiers pour l'en délivrer. J'allois toutes les après-midis chez la reine aux heures que le roi étoit occupé ailleurs. Elle avoit fait pratiquer un labyrinthe dans sa chambre, qui ne consistoit qu'en paravents, rangés de manière que je pouvois éviter le roi, en cas qu'il entrât fortuitement, sans en être apperçue. La méchante Ramen, qui ne dormoit non plus que le diable, voulut se donner la comédie à mes dépens, et dérangea cet asyle sans que j'y prisse garde. Le roi vint nous surprendre; je voulus me sauver, mais je me trouvai malheureusement embarrassée parmi ces maudits paravents, dont plusieurs se renversèrent, ce qui m'empêcha de sortir. Ce prince, m'ayant vue, étoit à mes trousses et tâchoit de me saisir, pour me battre. Ne pouvant plus l'éviter, je me jetai derrière ma gouvernante. Le roi la poussa tant et tant, qu'elle se vit obligée de reculer, mais l'ayant recognée contre la cheminée, il fallut s'arrêter; j'étois toujours derrière de Mdme. de Sonsfeld et me trouvai entre le feu et les coups. Il appuya sa tête sur l'épaule de cette dernière, m'accablant d'injures et s'efforçant de m'attraper par la coiffure; j'étois à terre à demi grillée. Cette scène auroit pris une fin tragique, si elle avoit continué, mes habits commençoient déjà à brûler. Le roi fatigué de crier et de se démener, y mit fin et s'en alla. Mdme. de Sonsfeld, quoique effrayée montra sa fermeté dans cette occasion, elle resta tout le temps plantée devant moi, comme un piquet, regardant fixement ce prince. Le roi fut plus furieux le jour suivant qu'il ne l'avoit encore été. La pauvre reine fut traitée de Turc à More; il la menaça de nous rouer de coups, mon frère et moi, en sa présence, et de m'envoyer incessamment à Spandau. Elle avoit encore différé de lui parler du prince de Bareith, dans l'espérance de pouvoir l'appaiser. Mais voyant que la colère de ce prince étoit à son plus haut période, elle ne balança plus à suivre les avis du Maréchal de Borck. «Soyons raisonnables tous deux, lui dit-elle, je consens que vous rompiez le mariage de ma fille avec le prince de Galles, puisque vous dites, que votre tranquillité en dépend, mais en revanche ne me parlez plus des partis odieux que vous voulez lui donner. Cherchez-lui un établissement convenable et un époux avec lequel elle puisse vivre heureuse; bien loin de m'opposer alors à vos volontés, je serai la première à y travailler.» Le roi se radoucit d'abord, et après avoir rêvé quelque temps, votre expédient n'est pas mauvais, lui répondit-il, mais je ne connois point de partis mieux assortis pour ma fille que ceux que je vous ai nommés, si vous pouvez m'en proposer d'autres j'en serai d'accord. La reine lui nomma le prince héréditaire de Bareith. «J'en suis content, dit le roi, mais il n'y a qu'une petite difficulté, dont je veux bien vous avertir, c'est que je ne lui donnerai ni dot ni trousseau, et que je n'assisterai point à ses noces, puisqu'elle préférera vos volontés aux miennes. Si elle s'étoit mariée selon mon gré, je l'aurois avantagée plus que mes autres enfans, c'est à elle de voir à qui elle voudra obéir de nous deux.» Vous me réduisez au désespoir, s'écria la reine, je fais tout au monde pour vous satisfaire, et vous n'êtes pas content, vous voulez me donner la mort et me mettre au tombeau. A la bonne heure, ma fille pourra épouser votre cher duc de Weissenfeld, sans que j'y mette obstacle, mais je lui donne ma malédiction, si elle le prend de mon vivant. «Eh bien, Madame, vous serez satisfaite, dit le roi, j'écrirai demain au Margrave de Bareith, touchant cette affaire, et vous ferai voir la lettre. Vous pouvez en parler à votre indigne fille; je lui laisse le temps de se déterminer jusqu'à demain sur le parti qu'elle voudra prendre.» Dès que le roi fut retiré, la reine m'envoya chercher. Elle m'embrassa avec des transports de joie, auxquels je ne comprenois rien. Tout va à souhait, me dit-elle, ma chère fille, je triomphe de mes ennemis, il n'est plus question, du gros Adolphe, ni du Margrave de Schwed, vous aurez le prince de Bareith, et c'est de ma main que vous le recevrez. En même temps elle me fit un récit de toute la conversation qu'elle venoit d'avoir avec le roi. La conclusion ne m'en fut guère agréable, je demeurai toute interdite, ne sachant que lui répondre. «Eh bien, n'êtes-vous pas bien satisfaite des soins que j'ai pris pour vous?» Je lui répondis, que je reconnoissois comme je le devois toutes les grâces qu'elle avoit pour moi, mais que je la suppliois de me donner du temps, pour penser à ce que j'avois à faire. «Comment, reprit-elle, du temps? J'ai cru que la chose se décidoit d'elle-même, et que vous vous rangeriez à ma volonté?» Je ne balancerois pas à le faire, si le roi n'y mettoit des obstacles insurmontables. Votre Majesté ne peut prétendre de moi, que je sois mariée sans l'aveu du roi et sans les formalités requises. Quelle idée cela donneroit-il au public, et que pourroit-on penser de moi, si je sortois de la maison, paternelle d'une façon aussi indigne que le roi le prétend. Je ne puis faire autre chose dans les circonstances où je me trouve, que de répondre au roi, que je suis prête à épouser un des trois princes en question, pourvu que votre Majesté et lui s'accordent sur le choix. Mais je ne me déterminerai point avant que les sentimens de mon père et de ma mère ne soient réunis. «Prenez donc le grand Turc ou le grand Mogol, me dit la reine, et suivez votre caprice, je ne me serois pas attirée tant de chagrins, si je vous avois mieux connue. Suivez les ordres du roi, cela dépend de vous, je ne me mettrai plus en peine de ce qui vous regarde, et épargnez-moi, je vous prie, le chagrin de votre odieuse présence, car je ne saurais plus la supporter.» Je voulus répliquer, mais elle m'imposa silence et m'ordonna de me retirer. Je sortis toute en larmes. Mdme. de Sonsfeld fut appelée ensuite. La reine lui fit des plaintes très-aigres contre moi, et lui ordonna de me persuader à lui obéir. Je veux absolument, lui dit-elle, qu'elle épouse le prince de Bareith; ce mariage me fait tout autant de plaisir que celui d'Angleterre, je ne veux pas en avoir le démenti, et ma fille peut compter que je ne lui pardonnerai jamais si elle fait des difficultés. Mdme. de Sonsfeld lui fit les mêmes représentations que moi et lui répondit hardiment, qu'elle ne se permettroit point de me conseiller là-dessus; ce qui fâcha beaucoup la reine. Mon frère qui avoit été présent à toute cette conversation, vint me joindre et voulut me persuader d'obéir à la reine. Sa patience étoit poussée à bout, le roi continuoit toujours à le maltraiter, et les lenteurs de l'Angleterre commençoient à le lasser; je crois même que son parti étoit pris dès lors de s'évader. Malgré les bonnes raisons que je lui donnai pour justifier mes refus, il se mit en colère et me dit des choses très-dures, ce qui acheva de me mettre au désespoir. Tous ceux que je consultois sur ma conduite l'approuvoient, et m'encourageoient à rester ferme, m'assurant, que c'étoit l'unique moyen de me raccommoder avec le roi, qui se laisseroit fléchir et se rendroit plus aisement aux désirs de la reine. Mlle. de Bulow, me voyant toute éplorée et hors de moi-même du procédé de mon frère, tâchoit de me consoler, elle m'assura même avoir un moyen sûr d'appaiser la reine, qu'elle vouloit lui donner le temps de se tranquilliser et laisser passer son premier emportement, et qu'elle me répondoit, que dès qu'elle lui auroit parlé, elle penseroit tout autrement qu'elle ne faisoit. Le lendemain au matin le roi montra à cette princesse la lettre qu'il venoit d'écrire au Margrave de Bareith. Elle étoit conçue en termes très-obligeants. Après l'avoir lue, il répéta à la reine, d'un ton rempli de colère, tout ce qu'il lui avoit dit la veille, c'est-à-dire, qu'il ne vouloit point être présent à mes noces ni me donner de dot. La reine se soumit à tout cela et il sortit en disant, qu'il alloit envoyer la lettre. C'étoit en effet son intention, mais Sekendorff et Grumkow, qui n'y trouvoient pas leur compte, l'en empêchèrent. La reine en fut informée secrètement le soir même par le Maréchal de Borck. Mlle. de Bulow trouva enfin moyen de lui parler. Elle lui dit, que Mr. du Bourguai et Mr. de Kniphausen après une mûre délibération avoient enfin résolu, que vu l'extrémité où se trouvoient les affaires, il falloit tenter un dernier effort en Angleterre, en y dépêchent le chapelain anglois qui m'enseignoit cette langue; que Mr. du Bourguai le chargeroit de lettres très-touchantes sur notre situation pour le ministère; que cet homme, me voyant tous les jours, pourroit leur faire le portrait de ma personne et de mon caractère et les mettre au fait du déplorable état où nous étions réduits. La reine approuva fort cet arrangement. Elle écrivit par cette voie à la reine d'Angleterre, elle lui faisoit des plaintes amères de ses lenteurs et lui reprochoit le peu d'amitié qu'elle lui témoignoit. Le chapelain partit avec ces dépêches, comblé de présens de la reine. Il pleura à chaudes larmes en prenant congé de moi; il me dit, en me saluant à l'angloise, qu'il renieroit toute sa nation, si elle ne faisoit son devoir en cette occasion.

Cependant le roi sembloit adouci, il en agissoit assez bien avec la reine, ne faisant plus mention de rien. La condition de mon frère et la mienne n'en étoient pas meilleures, je n'osois me montrer devant lui. Mon pauvre frère, qui ne pouvoit se dispenser d'être autour de sa personne, essuyoit journellement des coups de poing et de canne. Il étoit dans un désespoir affreux, et je souffrois plus que lui, de le voir traiter ainsi.

Cependant le roi résolut d'aller faire un tour à Dresde, pour s'aboucher avec le roi de Pologne. Son départ étoit fixé au 18. de Février. J'avois déjà pris congé de mon frère chez la reine, et m'étant retirée j'étois prête à me mettre au lit, lorsque je vis entrer un jeune homme, habillé fort magnifiquement à la françoise. Je fis un grand cri, ne sachant qui c'étoit, et me cachai derrière un paravent. Mdme. de Sonsfeld, aussi effrayée que moi, sortit d'abord pour savoir qui étoit assez hardi pour oser venir à une heure si indue. Mais je la vis rentrer un moment après avec ce cavalier, qui rioit de bon coeur et que je reconnus pour mon frère. Cet habillement le changeoit si fort, qu'il ne sembloit pas être la même personne. Il étoit de la meilleure humeur du monde. «Je viens encore une fois vous dire adieu, ma chère soeur, me dit-il, et comme je connois l'amitié que vous avez pour moi, je ne veux point vous faire un mystère de mes desseins. Je pars pour ne plus revenir, je ne saurois endurer les avanies qu'on me fait, ma patience est poussée à bout. L'occasion est favorable pour m'affranchir d'un joug odieux; je m'esquiverai de Dresde et passerai en Angleterre, et je ne doute point que je ne vous tire d'ici, dès que j'y serai arrivé. Ainsi je vous prie de vous tranquilliser, nous nous reverrons bientôt dans des lieux où la joie succédera à nos larmes, et où nous pourrons jouir de l'agrément de nous voir en paix et libres de toute persécution.»

Je restai immobile, mais revenant de ma première surprise, je lui fis les représentations les plus fortes sur la démarche qu'il vouloit faire. Je lui en remontrai l'impossibilité et les suites affreuses qu'elle entraîneroit, et voyant qu'il restoit ferme dans sa résolution, je me jetai à ses pieds que j'arrosai de mes larmes. Mdme. de Sonsfeld, qui étoit présente, joignit ses prières aux miennes. Nous lui fîmes enfin si bien concevoir que son projet étoit chimérique, qu'il me donna sa parole d'honneur de ne le point exécuter.

Quelque jours après le départ du roi, la reine tomba dangereusement malade, un accident subit la mit à deux doigts du tombeau. Ses souffrances étoient infinies et malgré sa fermeté, la force des douleurs lui faisoit jeter les hauts cris. Comme son mal ne s'étoit augmenté que par degrés, le roi fut de retour à Potsdam quelques jours avant qu'il fût parvenu à son dernier période. Mdme. de Kamken et le sieur Stahl, premier médecin de ce prince, l'avoient informé de l'état de la reine; on lui fit même savoir, qu'elle étoit en danger de vie et qu'elle couroit risque de subir une opération fort dangereuse pour elle et son enfant, si elle n'amendoit bientôt. La Ramen, appuyée de Sekendorff, démentit ces rapports et fit assurer le roi, que la reine n'étoit point malade, et que toutes les simagrées qu'elle faisoit n'étoient qu'un jeu joué. Je ne quittois point le chevet de cette princesse.

L'indifférence que le roi lui témoignoit, augmentoit ses souffrances. Elles devinrent enfin si violentes, qu'on dépêcha une estafette au roi, pour le supplier de venir, s'il vouloit encore la trouver en vie. Il se rendit donc à Berlin, malgré toutes les peines que Sekendorff se donna pour l'en détourner. Il mena Holtzendorff avec lui, pour être informé au juste si la maladie étoit effective. Mais dès qu'il eut jeté les yeux sur elle, tous ses soupçons se dissipèrent et firent place à la plus amère douleur. Son désespoir augmenta par le rapport de son chirurgien, il fondoit en larmes et disoit à tous ceux qui étoient autour de lui, qu'il ne survivroit pas à la reine, si elle lui étoit enlevée. Les discours touchants qu'elle lui adressa, achevoient de le désespérer. Il lui demanda mille fois pardon, en présence de toutes ses dames, des chagrins, qu'il lui avoit causés, et lui fit assez voir, que son coeur y avoit eu moins de part que les indignes gens qui l'avoient animé contre elle. La reine prit ce temps pour le conjurer d'en agir mieux avec mon frère et avec moi. Raccommodez-vous, lui dit-elle, avec ces deux enfans, et laissez-moi la consolation en mourant de revoir la paix rétablie dans la famille. Il me fit appeler. Je me jetai à ses pieds et lui dis tout ce que je crus le plus propre à l'émouvoir, et à l'attendrir en ma faveur. Mes sanglots me coupoient la parole, et tous ceux qui étoient présens pleuroient à chaudes larmes. Il me releva enfin et m'embrassa, paroissant lui-même touché de mon état. Mon frère vint ensuite. Il lui dit simplement, qu'il lui pardonnoit tout le passé en considération de sa mère; qu'il devoit changer de conduit et se régler désormais selon ses volontés, et qu'en ce cas il pouvoit compter sur son amour paternel. Cette bonne union rétablie dans la famille réjouit si fort la reine, qu'au bout de trois jours elle fut hors de danger. Le roi, étant hors d'inquiétude pour elle, reprit toute sa haine contre mon frère et moi. Mais craignant pour la santé de son épouse, qui étoit encore fort chancelante, il nous faisoit bon visage en sa présence et nous maltraitoit dès que nous étions hors de sa chambre.

Mon frère commençoit même de recevoir ses caresses accoutumées de coup de canne et de poing. Nous cachions nos souffrances à la reine. Mon frère s'impatientoit de plus en plus, et me disoit tous les jours, qu'il étoit résolu de s'enfuir et qu'il n'en attendoit que l'occasion. Son esprit étoit si aigri, qu'il n'écoutoit plus mes exhortations et s'emportait même souvent contre moi. Un jour, que j'employois tous mes efforts pour l'appaiser, il me dit: vous me prêchez toujours la patience, mais vous ne voulez jamais vous mettre en ma place: je suis le plus malheureux des hommes, environné depuis le matin jusqu'au soir d'espions, qui donnent des interprétations malignes à toutes mes paroles et actions; on me défend les récréations les plus innocentes: je n'ose lire, la musique m'est interdite, et je ne jouis de ces plaisirs qu'à la dérobée et en tremblant. Mais ce qui a achevé de me désespérer est l'aventure qui m'est arrivée en dernier lieu à Potsdam, que je n'ai point voulu dire à la reine pour ne pas l'inquiéter. Comme j'entrai le matin dans la chambre du roi, il me saisit d'abord par les cheveux et me jeta par terre où, après avoir exercé la vigueur de ses bras sur mon pauvre corps, il me traîna, malgré toute ma résistance, à une fenêtre prochaine; il prétendit faire l'office des muets du sérail, car prenant la corde qui attachoit le rideau, il me la passa autour du cou. J'avois eu par bonheur pour moi le temps de me relever, je lui saisis les deux mains et me mis à crier. Un valet de chambre vint aussitôt à mon secours, et m'arracha de ses mains. Je suis journellement exposé aux mêmes dangers, et mes maux sont si désespérés, qu'il n'y a que de violens remèdes qui puissent y mettre fin. Katt est dans mes intérêts, il m'est attaché et me suivra au bout du monde, si je le veux; Keith me joindra aussi. Ce sont ces deux personnages qui faciliteront ma fuite et avec lesquels je dispose tout pour cela. Je n'en parlerai point à la reine, elle ne manqueroit pas de le dire à la Ramen, ce qui me perdroit. Je vous avertirai secrètement de tout ce qui se passera, et je trouverai le moyen de vous faire rendre sûrement mes lettres. Qu'on juge de ma douleur à ce triste récit! La situation de mon frère étoit si déplorable que je ne pouvois désapprouver ses résolutions, mais j'en prévoyois des suites affreuses. Son plan étoit si mal imaginé, et les personnes qui en étoient informées, si étourdies et si peu propres pour conduire une affaire de cette conséquence, qu'elle ne pouvoit qu'échouer. Je remontrai tout cela à mon frère, mais il étoit si entêté de ses projets, qu'il n'ajouta point de foi à ce que je lui disois, et tout ce que je pus obtenir de lui fut, qu'il en remettroit l'exécution jusqu'à ce que l'on eût reçu les réponses aux lettres qui avoient été envoyées en Angleterre par le chapelain Anglois. La reine se rétablissant cependant peu à peu, le roi retourna à Potsdam. Ces lettres arrivèrent quelques jours après son départ. Le chapelain étoit heureusement débarqué dans sa patrie, où il s'étoit acquitté de ses commissions, et avoit exposé notre situation au ministère anglois. Le portrait avantageux qu'il avoit fait de mon frère et de moi, avoit prévenu toute la nation en notre faveur. Il avoit même obtenu une audience du prince de Galles, qui lui avoit témoigné tout l'empressement imaginable pour m'épouser, et avoit même fait déclarer au roi, son père, qu'il ne s'uniroit jamais à d'autre qu'à moi. Le ministère avoit fortement appuyé les sollicitations du prince, et toute la nation avoit tant murmuré contre les lenteurs du roi, qu'il s'étoit enfin résolu de nommer le chevalier Hotham son envoyé extraordinaire à Berlin. Ce chevalier devoit partir incessamment pour prendre son poste. Cette nouvelle causa une joie extrême à la reine; elle calma aussi un peu les inquiétudes que me causoit mon frère, auquel je ne manquai pas d'en faire part. Je profitois de ce moment de calme pour faire mes dévotions. Je trouvai le dimanche au sortir de l'église Mr. de Katt, qui m'attendoit au bas de l'escalier du château; il vint me rendre fort imprudemment une lettre de mon frère. La chambre de la Ramen étoit vis-à-vis de l'escalier, sa porte étoit ouverte, et elle étoit assise de façon qu'elle pouvoit voir tout ce qui se passoit. Je viens de Potsdam, me dit Katt, j'y ai passé trois jours incognito pour voir le prince royal, il m'a chargé de cette lettre, avec ordre de la rendre en main propre à V. A. R. Elle est de conséquence, et il vous prie, Madame, de ne la point montrer à la reine. Je pris la lettre sans lui rien répondre et j'enfilai l'escalier comme un éclair, très-fâchée de l'étourderie qui venoit de se commettre. Après avoir épanché ma bile contre Katt avec ma gouvernante, sur l'embarras où il venoit de me jeter, je l'ouvris et j'y trouvai ces mots:

«Je suis au désespoir, la tyrannie du roi ne va qu'en augmentant, ma constance est à bout. Vous vous flattez, mais vainement, que l'arrivée du chevalier Hotham mettra fin à nos maux. La reine gâte toutes nos affaires par son aveugle confiance pour la Ramen. Le roi est déjà informé, par le canal de cette femme, des nouvelles qui sont arrivées, et de toutes les mesures que l'on prend, ce qui l'aigrit toujours davantage; je voudrois que cette carogne fût pendue au plus haut gibet, elle est cause de notre malheur. On ne devroit plus faire part à la reine des nouvelles qui arriveront, sa foiblesse est impardonnable pour cette infâme créature. Le roi retournera mardi à Berlin; c'est encore un mystère. Adieu ma chère soeur, je suis tout à vous.»

Je ne doutai point que la reine ne fût déjà informée par la Ramen, que j'avois reçu des lettres. Je ne pouvois la lui montrer, et ne savois quel prétexte prendre pour l'éviter. Je donnai enfin le mot à la Mermann, et lui ordonnai de ne point m'envoyer cette lettre, quand même je lui enverrois trente messagers pour la chercher; qu'elle devoit dire, après avoir fait semblant de la bien chercher, qu'il falloit que je l'eusse brûlée par mégarde avec quelqu'autre papier, que j'avois jetée au feu. Pour lui épargner un mensonge, j'en fis un sacrifice à Vulcain. Heureusement la Ramen n'en fit point mention, ce qui me tira de peine. On verra par la suite combien cette étourderie de Katt me causa de chagrins.

Cependant Mr. Hotham arriva le deux de Mai à Berlin. L'extrême foiblesse de la reine l'empêchoit encore de quitter le lit. Mr. Hotham ne voulut jamais lui faire part des commissions dont il étoit chargé, quelqu'instance qu'elle lui fit faire pour les savoir. Il demanda d'abord audience au roi. Ce prince lui donna rendez-vous à Charlottenbourg. La reine, curieuse de savoir ce qui s'y passeroit, y envoya quelques-uns de ses domestiques travestis, pour tâcher de découvrir quel train prenoient les affaires. Mr. Hotham après avoir témoigné au roi les sentimens d'amitié que le roi d'Angleterre lui continuoit toujours, lui dit, qu'il étoit chargé de me demander en mariage pour le prince de Galles, et que pour resserrer d'autant mieux l'union des deux maisons, il ne doutoit point que le roi ne consentît à celui de mon frère avec la princesse Amélie, que cependant le roi son maître seroit content que mon mariage se fît le premier, et qu'il dépendroit de celui de Prusse de fixer celui de mon frère, quand il le voudroit.

Cette ouverture causa beaucoup de joie au roi. Il y répondit de la manière du monde la plus obligeante. Le dîner mit fin à cette conversation. On remarqua d'abord un air de contentement répandu sur le visage du roi. Le repas se passa dans la joie, Bacchus y présida comme de coutume. Le roi, dans l'excès de sa bonne humeur, prit un grand verre et porta tout haut à Mr. Hotham la santé de son gendre, le prince de Galles et la mienne. Ce peu de mots firent un effet bien différent sur les conviés, Grumkow et Sekendorff en furent étourdis, pendant que les clients de la reine et les autres envoyés en triomphoient. Ils tinrent cependant une conduite égale; tous se levèrent de table pour le féliciter; ce prince étoit si rempli de joie, qu'il en versoit des larmes. Après le repas, Mr. Hotham s'approchant du roi le supplia, de ne point divulguer les propositions qu'il lui avoit faites par rapport à mon mariage, avant qu'il ne lui eût accordé une seconde audience. Le roi fut un peu surpris du secret qu'on lui imposoit, on remarqua même quelques signes de chagrin sur son visage. Sekendorff et Grumkow, accablés de la scène dont ils avoient été témoins, s'en retournèrent à Berlin, bien penauds, voyant tous leurs projets ruinés. Cependant les domestiques de la reine vinrent lui annoncer ces nouvelles.

J'étois tranquillement dans ma chambre occupée à mon ouvrage et à faire lire. Les dames de la reine, suivies d'une cohue des domestiques, m'interrompirent, et mettant un genou en terre me crièrent aux oreilles, qu'ils venoient saluer la princesse de Galles. Je crus bonnement que ces gens étoient devenus fous, ils ne cessoient de m'étourdir, leur satisfaction étant si grande, qu'ils ne savoient ce qu'ils faisoient. Ils parloient tous à la fois, pleuroient, rioient, sautoient, m'embrassoient. Enfin, lorsque cette comédie eut duré quelque temps, ils me racontèrent ce que je viens d'écrire. J'en fus si peu émue, que je leur dis, en continuant toujours mon ouvrage: n'est ce que cela? ce qui les surprit beaucoup. Quelque temps après mes soeurs et plusieurs dames vinrent aussi me féliciter, j'étois fort aimée et je fus plus charmée des preuves que chacun m'en donna en cette occasion que de ce qui y donnoit lieu. Je me rendis le soir chez la reine, on peut aisément se représenter sa joie. Elle m'appela d'abord sa chère princesse de Galles, et tîtra Mdme. de Sonsfeld de Milady. Cette dernière prit la liberté de l'avertir, qu'elle feroit mieux de dissimuler, que le roi, ne lui ayant donné aucun avis de toute cette affaire, pourroit être piqué qu'elle fit tant d'éclat et que la moindre bagatelle pouvoit ruiner encore toutes ces espérances. La comtesse de Fink s'étant jointe à elle, la reine, quoiqu'à regret, leur promit de se modérer.

Le roi arriva deux jours après. Il ne fit aucune mention de ce qui s'étoit passé, ce qui nous donna très-mauvaise opinion de toute la négociation de Mr. Hotham. Il fit part à la reine des engagemens qu'il avoit pris avec le duc de Bronswic-Bevern, qui avoit demandé la seconde de mes soeurs en mariage pour son fils aîné. Il attendoit ces deux princes le lendemain. Sekendorff étoit l'entremetteur de ce mariage, il portoit ses vues plus loin, et ne faisoit qu'ébaucher par cette alliance le grand plan qu'il méditoit. Le duc, beau-frère de l'Impératrice, n'étoit alors que prince apanagé, son beau-père, le duc de Blankenbourg, étant l'héritier présomptif du duché de Bronswic. Je ne m'étendrai point à faire son portrait, il me suffira de dire, que ce prince étoit aimé et considéré de tous les honnêtes gens; son fils marche sur ses traces. La reine étant près d'accoucher, les promesses de ma soeur se firent sans cérémonie. Le comte Sekendorff fut le seul des ministres étrangers qui y fût invité.

Mr. Hotham cependant avoit presque tous les jours des conférences secrètes avec le roi. La conclusion du double mariage ne s'accrochoit qu'à une condition que le roi d'Angleterre exigeoit de celui de Prusse, qui étoit, de lui sacrifier Grumkow. Le ministre anglois lui représenta, que cet homme, entièrement dans les intérêts de la cour de Vienne, étoit seul cause des brouilleries entre les deux maisons, qu'il trahissoit les secrets de l'état et que de concert avec un nommé Reichenbach, résident du roi d'Angleterre, il y faisoit les plus infâmes intrigues. Le chevalier ajouta, qu'on avoit intercepté de ses lettres à ce même Reichenbach, et qu'il étoit prêt à prouver ce qu'il venoit d'avancer, en les montrant au roi. Il continuoit toujours de presser le prince sur la conclusion du double mariage, l'assurant, que le roi son maître seroit satisfait, des fiançailles de mon frère et laisseroit entièrement la liberté au roi de fixer le temps de ses noces. Il fit plus, en offrant au roi de donner cent 1000 liv. sterl. de dot à la princesse d'Angleterre, il n'en exigea aucune pour moi. Le prince fut ébranlé par tant d'offres avantageuses; il lui répondit, qu'il ne balanceroit point à abandonner Grumkow, si on le pouvoit convaincre par ses écritures des détestables menées dont on l'accusoit, qu'il acceptoit avec plaisir l'alliance du prince de Galles, et qu'il penseroit aux propositions qu'il venoit de lui faire pour le mariage de mon frère. Quelques jours après il déclara à Mr. Hotham, qu'il consentoit aussi à ce dernier article, à condition néanmoins que mon frère seroit nommé Statthaltre de l'électorat d'Hannovre et y seroit entretenu aux dépens du roi d'Angleterre jusqu'à ce qu'il devînt par sa mort héritier du royaume de Prusse. Ce ministre lui répondit, qu'il en écriroit à sa cour; mais qu'il n'osoit le flatter d'obtenir cette prétention.

Il recevoit toutes les postes des lettres du prince de Galles; j'en vis plusieurs qu'il avoit envoyées à la reine. Je vous conjure, mon cher Hotham, lui disoit-il, faites bientôt une fin de mon mariage; je suis amoureux comme un fou, et mon impatience est sans égale. Je trouvai ces sentimens bien romanesques, il ne m'avoit jamais vue, et ne me connoissoit que de réputation, aussi n'en fis je que rire.

La reine accoucha le 23. d'un prince qui fut nommé Auguste Ferdinand, et eut la famille de Bronswic pour parrains et marraines.

Il sembloit cependant que les insinuations du chevalier Hotham eussent fait impression sur le roi. Il ne parloit quasi plus à Grumkow et affectoit d'en dire du mal devant des gens qu'il connoissoit pour être de ses amis.

Ce prince partit le 30. pour aller au camp de Mulberg, où le roi de Pologne l'avoit invité. Toute l'armée saxonne étoit rassemblée dans cet endroit, elle y fit les évolutions et les manoeuvres décrites par le fameux chevalier Follard. Les uniformes, les livrées et les équipages étoient d'une magnificence achevée; les tables au nombre de 100 somptueusement servies, et l'on trouva que ce camp surpassoit de beaucoup celui de drap-d'or sous Louis XIV.

Mon frère vint prendre congé de moi le soir avant son départ, il étoit encore habillé à la françoise, ce qui me parut de mauvais augure; je ne me trompai pas. Je viens vous dire adieu, me dit-il, non sans une peine extrême, ne comptant pas vous revoir de long-temps. Je n'ai que différé le dessein que j'avois de me mettre à l'abri de la colère du roi; je ne l'ai jamais perdu de vue. Vos instances m'ont empêché la dernière fois que je partis pour Dresde d'exécuter mon projet, mais je ne dois plus temporiser, mon sort empire de jour en jour, et si je perds cette occasion, je n'en trouverai peut-être de long-temps d'aussi favorable. Rendez-vous donc à mes désirs, et ne vous opposez plus à ma résolution, puisque vous y perdriez vos peines. Nous restâmes stupéfiées, Mdme. de Sonsfeld et moi. Je ne voulus pas d'abord lui rompre en visière et lui demandai, de quelle façon il vouloit conduire son évasion. Je trouvai son plan si chimérique que je l'en fis convenir. Ma gouvernante lui allégua de son côté, qu'il ruinoit entièrement par cette démarche les bonnes intentions du roi d'Angleterre; qu'avant que de rien entreprendre il falloit attendre la fin de la négociation du chevalier Hotham; que si elle se rompoit, il auroit toujours la liberté d'en venir au dernières extrémités, et que si au contraire elle réussissoit, son sort ne pouvoit qu'en devenir meilleur. Toutes ces bonnes raisons le déterminèrent enfin à m'engager sa parole d'honneur de ne rien tenter. Nous nous séparâmes très-contents l'un de l'autre.

Dès que le roi fut à Mulberg, on s'appliqua à rompre toutes les mesures de Mr. Hotham. Il avoit fait informer la reine par Mlle. de Bulow de tout ce qui s'étoit passé dans les conférences qu'il avoit eues avec le roi. Cette princesse eut la faiblesse de le redire à la Ramen, et celle-ci ne manqua pas d'en avertir Grumkow, qui sut profiter de ces éclaircissemens. Il fit insinuer par ces créatures au roi, que toutes les avances d'Angleterre n'étoient qu'un jeu joué, pour éloigner de lui tous ceux qui lui étoient fidèles; que cette cour ne tendoit qu'à mettre mon frère sur le trône, et à s'emparer du gouvernement par le moyen de la princesse d'Angleterre qu'il devoit épouser; que craignant la vigilance des véritables serviteurs du roi, elle tâcheroit de les éloigner peu à peu pour ôter tout obstacle à ses desseins; que pour y parvenir on accorderoit tout ce que le roi avoit demandé; que ce prince ne pouvoit détourner ce grand coup qu'en refusant constamment de donner les mains au mariage de mon frère, et en faisant naître des difficultés capables de rompre cette négociation, sans se brouiller totalement. Ces mêmes choses furent dites au roi par tant de gens différens, qui n'y sembloient être intéressés que par attachement pour lui, qu'elles lui firent enfin impression. On lui conseilla néanmoins de dissimuler encore et d'attendre les réponses d'Angleterre avant que de lever le masque. Ces détestables avis le rendirent furieux contre mon frère. Son esprit soupçonneux et méfiant ne lui permettant pas d'approfondir la vérité, il se ressouvenoit des rudes attaques qu'on avoit déjà faites à Grumkow, et dont ce dernier s'étoit toujours tiré aux dépens de ses accusateurs; ces pensées le confirmèrent dans le sentiment qu'il avait de l'innocence de ce favori.

Il retourna à Berlin dans ces dispositions. Les caresses de la reine, qu'il chérissoit dans le fond au suprême degré, jointes à un certain tendre qu'il conservoit pour sa famille, l'inquiétoient à un point que ne pouvant plus se taire, il ouvrit son coeur à Mr. de Leuvener, ministre de Danemarc, très-honnête homme, qui avoit infiniment d'esprit et qu'il estimoit beaucoup. Mr. de Leuvener, qui étoit au fait des manigances de Grumkow et de Sekendorff, prit non seulement le parti du chevalier Hotham, mais informa encore le roi de plusieurs particularités, capables de lever ses doutes. Il démontra si bien ce qu'il avoit avancé, que ce prince, convaincu par son discours, lui promit d'éloigner son favori dès que mon mariage seroit rendu public, un reste de soupçon l'empêchant de faire ce sacrifice avant qu'on lui eût accordé ce qu'il exigeoit sur ce point. Le chevalier Hotham, instruit par Mr. de Leuvener de cette conversation, n'en fut point satisfait. Il lui montra ses instructions et lui dit, que le roi, son maître, ne signeroit aucun des articles stipulés avant qu'il ne reçût la satisfaction qu'il demandoit. On eut beau lui représenter d'en écrire à sa cour, pour obtenir qu'on se relachât sur cet article, il n'en voulut rien faire, persuadé que l'honneur de sa nation y étoit intéressé.

Le roi étant retourné à Potsdam, la reine tint appartement à Mon-bijou. Mr. Hotham n'y vint point par politique. Grumkow y joua un triste personnage, il étoit pâle comme la mort et sembloit un excommunié, n'osant quasi lever les yeux de terre. Il s'étoit retiré dans un petit coin de la salle, où ni la reine ni personne ne lui parloient. Les reflexions que je fis, le voyant ainsi humilié, sur la vicissitude de toutes les choses humaines, m'inspirèrent de la compassion pour son malheur. Je ne voulus point y insulter, je lui adressai la parole et lui fis les mêmes politesses qu'à l'ordinaire. Mr. de Leuvener m'en fit des reproches, ajoutant, que l'envoyé d'Angleterre seroit très-piqué, s'il apprenoit que j'en avois agi ainsi avec l'ennemi mortel de son roi et de sa cour. Je n'ai rien à démêler jusqu'à présent, lui répondis-je, avec le chevalier Hotham ni avec sa cour, et n'ai pas besoin de régler ma conduite selon ses idées. J'ai pitié de tous les malheureux. Grumkow m'a donné de violens chagrins, mais j'ai le coeur trop bon pour lui témoigner le moindre ressentiment dans un temps où je le vois accablé et prêt à succomber. D'ailleurs Mr. je trouve que c'est une mauvaise politique que de mépriser son ennemi, lorsqu'on croit qu'on n'en a rien à craindre; il pourroit bien encore se tirer de ce mauvais pas et redevenir plus redoutable que jamais; pour ma part je ne lui souhaite d'autre punition que celle, de n'être plus en état de faire du mal. Leuvener m'a dit depuis, qu'il s'étoit bien souvent ressouvenu de cette conversation, dans laquelle je n'avois que trop bien prévu ce qui arriva peu à près.

Le roi revint à Berlin. Je retrouvai mon frère plus désespéré que jamais. Le colonel de Rocho qui ne le quittoit guère, fit avertir la reine, qu'il méditoit de s'enfuir, qu'il en parloit souvent dans l'excès de ses emportemens et qu'il prenoit certaines mesures qui lui faisoient tout craindre; il la fit cependant assurer, qu'il épieroit si bien les démarches de mon frère, qu'il romproit tous les projets qu'il pourroit faire. Ce procédé de Mr. de Rocho étoit très-louable, mais son petit génie lui fit commettre des fautes très-grossières. Il se trouvoit dans un cas fort épineux; en s'opposant aux volontés de mon frère il s'attiroit sa haine, et en le laissant s'enfuir, il encouroit la disgrâce du roi et risquoit peut-être sa tête. Ces réflexions l'intimidèrent si fort, qu'il en alla faire ses plaintes de maison en maison par toute la ville de Berlin, et que son secret devint bientôt celui de la fable. On peut bien juger que la clique autrichienne ne l'ignora pas. La reine au désespoir de ce que Rocho venoit de lui apprendre, m'en parla sachant que je connoissois parfaitement l'humeur de mon frère. Elle me demanda conseil sur ce qu'elle avoit à faire. Je n'osai lui dire sincèrement l'état des choses, craignant sa foiblesse pour la Ramen, qui auroit pu perdre mon frère. Je lui avouois, qu'il tomboit dans une mélancolie affreuse, qu'il avoit des momens de rage, qui m'avoient souvent effrayée, qu'il lui cachoit l'horreur de sa situation, ne voulant point l'inquiéter, mais que je ne croyois point qu'il seroit capable d'en venir aux extrémités qu'elle appréhendoit. Je lui fis concevoir, qu'on disoit des choses dans l'excès du désespoir, qu'on n'exécutoit point quand on rentroit dans son sang froid, et tâchai de faire mon possible pour lui ôter ces idées.

Les réponses d'Angleterre arrivèrent dans ces entrefaites. Elles furent telles que le roi pouvoit les désirer, on lui accordoit absolument tout ce qu'il avoit demandé, mais toujours à condition d'éloigner Grumkow avant que de rien conclure. Mr. Hotham avoit reçu des lettres originales interceptées de ce ministre. Il le fit savoir au roi, auquel il demanda une audience secrète. Sekendorff, qui avoit des mouches partout, en fut d'abord informé. Il sut prévenir Mr. Hotham et parla le premier à ce prince. Il commença par lui détailler les soins que l'Empereur s'étoit donnés pour gagner son amitié, lui fit valoir la complaisance qu'il avoit eue de lui accorder la liberté des enrôlemens dans ses états, la garantie qu'il lui avoit donnée des duchés de Juliers et de Bergue, ajoutant, qu'il étoit bien dur pour l'Empereur, de voir que malgré toutes ces avances il l'abandonnoit pour prendre le parti de ses ennemis. Je suis honnête homme, poursuivit-il, votre Majesté m'a reconnu toujours pour tel, je vous suis personnellement attaché et me vois forcé, par l'excès du dévouement que j'ai pour vous, de me mêler dans une affaire bien délicate, mais l'état dans lequel je vous vois me fait frémir; arrive ce qui en pourra, j'aurai la consolation d'avoir fait mon devoir en vous avertissant de ce qui se passe. Le prince royal fait des trames secrètes avec l'Angleterre. Voici des lettres que je viens de recevoir de notre ministre à cette cour, en voici d'autres de l'envoyé de Cassel et de quelques uns de mes amis. La reine d'Angleterre a eu l'imprudence de confier à plusieurs personnes les lettres que le prince royal lui a écrites; elles contiennent des promesses de mariage dans toutes les formes, ce qui s'est fait à l'insu de votre Majesté, outre cela il court un bruit sourd en ville, qu'il a dessein de s'évader; ces circonstances jointes ensemble, me paroissent suspectes. Grumkow a reçu des nouvelles plus détaillées sur ce sujet, qu'il pourra lui faire voir. Au reste, Sire, si le mariage de la princesse, votre fille, vous tient si fort à coeur, j'ai ordre de ma cour de vous offrir d'y travailler; je ne désespère point d'en venir à bout. Celui du prince royal me paroit trop dangereux pour que vous puissiez y consentir; songez, Sire, combien d'inconveniens il entraîne après lui: vous aurez une belle-fille, vaine et glorieuse, qui remplira votre cour d'intrigues, les revenus de votre royaume ne suffiront point à ses dépenses, et qui sait si enfin elle ne parviendra pas à vous dépouiller de votre autorité. Je m'emporte, Sire, mais pardonnez-moi en faveur de mon zèle, c'est Sekendorff et non le ministre de l'Empereur qui vous parle. L'Angleterre en agit avec vous comme on feroit avec un enfant, elle vous leurre avec un morceau de sucre, et semble dire: je vous le donnerai si vous m'obéissez, et si vous chassez Grumkow. Quelle tache pour la gloire de votre Majesté, si elle donne dans un aussi grossier panneau, et quel compte ses serviteurs fidèles pourront-ils faire sur elle, s'ils se voient sans cesse le jouet des puissances étrangères. Il poussa son hypocrisie jusqu'à pleurer et joua si bien la comédie, que son discours porta coup. Le roi resta rêveur et inquiet, ne lui répondit pas grand'chose et le quitta peu après. Il fut d'une humeur épouvantable le reste du jour. Le lendemain 14. de Juillet de chevalier Hotham eut audience à son tour. Après avoir assuré le roi, que sa cour lui accordoit entièrement tout ce qu'il avoit souhaité, il lui remit des lettres de Grumkow, ajoutant, qu'il ne doutoit point que le roi ne l'abandonnât dès qu'il en auroit fait la lecture; qu'à la vérité l'une étoit en chiffres, mais qu'on avoit trouvé des gens assez habiles pour la déchiffrer. Le roi les prit d'un air furieux, les jeta au nez de Mr. Hotham et leva la jambe comme pour lui donner un coup de pied. Il se ravisa pourtant et sortit de la chambre sans lui rien dire, jetant la porte après lui avec emportement. Le ministre anglois se retira aussi furieux que le roi. Dès qu'il fut chez lui, il fit appeler ceux de Danemarc et de Hollande, auxquels il conta ce qui venoit de se passer. Son génie anglois parut dans cette circonstance, il dit à ces Mrs., que si le roi étoit resté un moment de plus, il lui auroit manqué de respect et se seroit donné satisfaction. Il les intéressa à sa cause, qui devenoit celle de toutes les têtes couronnées. Son caractère de ministre ayant été violé par cette insulte, il leur déclara, que sa négociation étant finie, il prétendoit partir le jour suivant de grand matin. La reine fut informée de cette fâcheuse aventure par un billet de Mr. Hotham à Mlle. de Bulow; on peut aisément juger de sa douleur. Le roi de son côté en avoit un cuisant repentir. Au désespoir de son emportement, il eut recours au ministres de Danemarc et de Hollande et les pria de faire son racommodement avec celui d'Angleterre, il les chargea de faire des excuses à ce dernier de la faute qu'il venoit de commettre, les assurant, que s'il vouloit rester, il tâcheroit de la lui faire oublier en ne lui donnant que des sujets de satisfaction. Tout le jour se passa en allées et venues, sans pouvoir rien obtenir de Mr. Hotham, qui resta inébranlable sur son départ. La mauvaise humeur du roi retomba sur la reine. Il lui dit d'un ton moqueur, que toute la négociation étant rompue, il avoit résolu de me faire Coadjutrice à Herford. Pour cet effet il écrivit sur-le-champ à la Margrave Philippe, abbesse de cette abbaye, pour la prier d'y consentir; on peut bien croire qu'elle ne fit aucune difficulté à s'y prêter. Je crois que ce fut une feinte de ce prince, pour faire agir la reine auprès de Mr. Hotham. Son inquiétude s'augmentant à mesure que le jour se passoit, il donna enfin commission aux ministres susmentionnés, de lui offrir une réparation en forme en leur présence. Mr. de Leuvener en avertit mon frère et le conjura d'écrire un billet au ministre anglois, pour lui persuader d'accepter cet expédient. Mon frère l'ayant dit à la reine et celle-ci y ayant consenti, lui écrivit ce qui suit.

Monsieur!

Ayant appris par Mr. de Leuvener les dernières intentions du roi, mon père, je ne doute pas que vous ne vous rendiez à ses désirs. Songez Mr., que mon bonheur et celui de ma soeur dépendent de la résolution que vous prendrez, et que votre réponse fera l'union ou la désunion éternelle des deux maisons. Je me flatte qu'elle sera favorable et que vous vous rendrez à mes instances. Je n'oublierai jamais un tel service, que je reconnoîtrai toute ma vie par l'estime la plus parfaite etc.

Cette lettre fut rendue par Katt à Mr. Hotham; en voici la réponse.

Monseigneur!

Mr. de Katt vient de me rendre la lettre de votre Altesse royale. Je suis pénétré de reconnoissance de la confiance qu'elle m'y témoigne. S'il ne s'agissoit que de ma propre cause, je tenterois même jusqu'à l'impossible, pour lui prouver mon respect par ma déférence à ses ordres, mais l'affront que je viens de recevoir, regardant le roi, mon maître, je ne puis me rendre aux désirs de votre Altesse royale. Je tâcherai de donner la meilleure tournure que je puisse à cette affaire, et quoiqu'elle interrompe les négociations, j'espère pourtant qu'elle ne les rompra pas tout-à-fait. Je suis etc.

La lecture de cette lettre fut un coup de foudre pour la reine et pour moi. J'avois dans ce temps aussi peu d'inclination pour mon mariage avec le prince de Galles que ci-devant, mais le Margrave de Schwed, le duc de Weissenfeld, les coups et les injures m'étoient trop récents pour ne pas souhaiter d'en être à l'abri, et j'étois persuadée, que mon sort ne pouvoit être aussi mauvais en Angleterre qu'il alloit le devenir à Berlin, où je ne voyois que des abîmes de tout côté. Mon frère parut peu sensible à ce revers, il hocha la tête et me dit: faites-vous abbesse, vous aurez un établissement. Je ne comprends pas pourquoi la reine se chagrine, le malheur n'est pas bien grand. Je suis las de toutes ces manigances, mon parti est pris. Je n'ai rien à me reprocher envers vous, j'ai tout tenté pour votre mariage, tirez-vous d'affaire comme vous pourrez, il est temps que je pense à moi, j'ai assez souffert, ne me rabattez plus les oreilles par des prières et des larmes, elles seroient inutiles et ne me touchent plus. Tout cela dit d'un ton piqué me perça le coeur. Son esprit étoit si aigri depuis quelque temps, et il menoit une vie si libertine, que les bons sentimens qu'il avoit eus, en sembloient étouffés. Je tâchai de l'appaiser et de lui faire entendre raison. Ses réponses brusques et dédaigneuses me fâchèrent enfin à mon tour, j'y répondis par quelques piquanteries qui m'en attirèrent de plus fortes, ce qui m'obligea de me taire, espérant de pouvoir me raccommoder avec lui, quand son emportement seroit passé.

Il devoit partir le lendemain de grand matin avec le roi pour aller à Anspach. Il falloit absolument faire ma paix encore le soir-là. Je l'aimois trop pour me séparer brouillée d'avec lui, et je voulois prévenir encore s'il étoit possible, en lui faisant des avances, le coup qu'il méditoit. Il reçut avec beaucoup de froideur toutes les choses tendres et obligeantes que je lui dis, et comme je le pressois de me donner sa parole, qu'il n'entreprendroit rien, j'ai fait beaucoup de réflexions, me dit-il, qui m'ont fait changer de sentiment, je ne pense point à m'évader et reviendrai sûrement ici. Je ne pus lui répliquer et n'eus le temps que de l'embrasser. Le roi étant entré, il me dit tout bas: je viendrai encore chez vous ce soir. Ce peu de mots ranimèrent mes espérances. Ayant pris congé du roi et nous étant retirés, j'attendis inutilement mon frère. Il m'envoya enfin à minuit son valet de chambre, avec un billet qui ne contenoit que des excuses et des assurances d'amitié. Ce valet de chambre avoit servi mon frère depuis qu'il étoit au monde, il avoit de l'esprit et sa fidélité avoit été à toute épreuve. Par malheur il devint amoureux d'une des femmes de chambre de la reine et l'épousa. Cette femme, gagnée par la Ramen, tiroit de son mari tous les secrets de mon frère, qu'elle rapportoit à cette mégère, qui les faisoit savoir au roi. Nous ne fûmes éclaircis de ces choses que depuis.

Cependant ce prince partit, comme je viens de le dire, le jour suivant 15. de Juillet. L'agitation de mon esprit ne me permit pas de dormir. Je passai la nuit à m'entretenir avec Mdme. de Sonsfeld. Nous fondions en larmes, ne prévoyant que trop ce qui alloit arriver. Il fallut pourtant me contraindre devant la reine. Cette princesse ne fit aucune attention à mon contenance, étant occupée à lire les lettres qu'on avoit interceptées de Grumkow, et que Mr. Hotham lui avoit fait remettre. Il y en avoit six ou sept, toutes datées du mois de Février, dans le temps que la reine avoit eu cette dangereuse maladie dont j'ai fait mention. En voici à peu près le contenu.

«On fait beaucoup de bruit ici de l'indisposition de la reine, qu'on dit être à l'extrémité. Faites savoir à la cour, qu'elle se porte comme un poisson dans l'eau, 1 son mal n'est qu'une feinte pour attendrir le roi, son frère. J'ai déjà aposté deux de mes émissaires 2 pour animer le Gros 3 contre son fils. Continuez de me mander tout ce que vous apprendrez de ses intrigues avec la reine d'Angleterre.»

Note 1: (retour) Ce sont les véritables expressions de cette lettre.
Note 2: (retour) C'étoient des valets de chambres et souvent moins.
Note 3: (retour) : C'étoit le roi.

Dans une autre il y avoit:

«J'ai donné le mot à l'ami (Sekendorff), pour qu'il informe le Gros des correspondances de son fils en Angleterre. Écrivez-moi une lettre sur ce sujet que je puisse montrer, et tâchez de la tourner de façon que les soupçons qu'on en prendra, nous fassent plutôt parvenir à nos fins. Ne craignez rien, je saurai vous soutenir et empêcherai bien qu'on découvre nos menées, car le coeur du Gros est dans mes mains, j'en fais ce que je veux.»

Voici ce que contenoient celles datées du mois de Mars:

«Que je suis surpris, mon cher Reichenbach, des démarches de l'Angleterre et surtout de celles du prince de Galles. Que prétendent-ils avec cette ambassade de Mr. Hotham? et quel empressement pour épouser une princesse plus laide que le diable, couperosée, dégoûtante et stupide. Je m'étonne que ce prince, qui peut avoir le choix de tout ce qu'il y a de parfait, s'adresse à une pareille magotte. Son sort me fait pitié, on devroit bien l'en avertir, je vous en laisse le soin.»

Les autres lettres étoient écrites dans le même style. Le caractère de l'auteur se manifeste assez par celles que je viens de mettre ici, il se fera connoître de plus en plus dans la suite de cet ouvrage.

Mr. Hotham partit comme il se l'étoit proposé. Pendant l'absence du roi la reine tint quatre fois par semaine appartement à Mon-bijou. Je fus charmée d'y voir Mr. de Katt, je me doutai bien que tant qu'il seroit à Berlin, mon frère n'entreprendroit rien. Il vint me dire un jour, qu'il alloit expédier une estafette au prince royal, et me demanda si je ne voulois pas lui écrire, cette voie étant sûre. Je fus fort surprise de cette proposition. Vous faites fort mal Mr., lui dis-je, de risquer pareilles choses, songez aux suites fâcheuses que cette estafette peut entraîner, si le roi en apprend quelque chose, soupçonneux comme il est, cela peut causer beaucoup de chagrin à mon frère, et ruiner pour jamais votre fortune. Quelque amitié que j'aie pour mon frère, je ne lui écrirai sûrement pas par cette occasion. Il voulut encore me presser, mais je lui tournai le dos fort altérée de ce qu'il venoit de me dire; prévoyant bien, que cette démarche ne se faisoit que par les raisons que je craignois depuis long-temps. Peu de jours après la Bulow et quelques bien intentionnés vinrent m'avertir, que Katt débitoit les projets de mon frère par toute la ville, et qu'il en avoit même parlé devant des personnes suspectes. Enorgueilli de sa faveur il s'en vantoit hautement, et faisoit parade d'une boëte qui renfermoit le portrait du prince royal et le mien. Le mal étoit parvenu à son comble par cette étourderie. Je jugeai donc à propos d'en informer la reine, afin qu'elle pût par son autorité tirer cette boëte de ses mains et lui imposer silence. Elle fut fort en colère du détail de ces impertinences et donna ordre à Mdme. de Sonsfeld de faire un compliment très-désobligeant de sa part à Katt, et de lui redemander mon portrait. Celle-ci s'acquitta le même soir de sa commission, Katt s'excusa le mieux qu'il put, mais quelques remontrances que pût lui faire ma gouvernante, il ne voulut jamais lui donner mon portrait, lui disant, que mon frère lui avoit permis de le copier d'après un original en miniature, dont elle-même lui avoit fait présent, et qu'il lui avoit confié jusqu'à son retour. Il l'assura de sa discrétion à l'avenir; et la pria de dire à la reine, qu'il l'a supplioit de se tranquilliser, que tant qu'il seroit en grâce auprès du prince royal, il tâcheroit de détourner toutes les résolutions funestes qu'il pourroit prendre, qu'il entroit quelquefois dans son génie pour pouvoir le ramener plus facilement, et que jusqu'à présent il n'y avoit rien à craindre. La reine aimoit à se flatter; cette réponse dissipa toutes ses inquiétudes pour mon frère. Mais le refus, du portrait nous irrita si fort l'une et l'autre contre Katt, que nous ne lui parlâmes plus.

Je fus fort surprise un matin, en m'éveillant de voir entrer la Ramen; cette apparition me sembla la suite d'un mauvais songe. Elle me dit, qu'elle venoit uniquement à dessein de m'ouvrir son coeur. Mdme. de Sonsfeld voulut se retirer, mais elle la pria de rester, lui disant, que cette affaire l'intéressoit aussi. Vous êtes triste, continua-t-elle, de ce que la reine vous maltraite, rendez en plutôt grâces à Dieu: si vous étiez sa favorite, le roi vous chasseroit bientôt. Pour moi je n'ai rien à craindre de ce côté-la, j'ai su prendre mes précautions d'avance, quand même ma faveur tomberoit, ce prince ne m'abandonneroit pas et sauroit bien me soutenir. Je sais fort bien que vous n'ignorez aucune de mes intrigues, je veux bien vous les avouer. Il dépend de vous d'en avertir la reine. Si vous voulez encourir le ressentiment du roi, par les ordres duquel j'agis, il sera informé sur l'heure des obstacles que vous mettrez par-là à ses desseins et se portera contre vous aux dernières extrémités. D'ailleurs vous connoissez le petit génie de la reine, je saurai m'apercevoir dans un moment des rapports que vous lui aurez faits de moi, je trouverai moyen de lui persuader, que tout ce que vous aurez dit ne sont que des calomnies, et ferai retomber sur vous le tort que vous me prétendrez faire. Elle nous avoit parlé à toutes les deux jusqu'alors, mais s'adressant à moi, elle ajouta: vous allez tomber, Madame, dans un grand malheur, prenez votre parti d'avance, vous ne pourrez vous tirer de ces fâcheuses circonstances qu'en épousant le duc de Weissenfeld. Est-ce donc une si grande affaire que de se marier? Ce n'est qu'ici qu'on en fait tant de bruit; croyez-moi, un mari qu'on peut gouverner est une belle chose; au reste ne vous inquiétez point de ce que dira la reine, je la connois à fond, et je vous assure, que si le roi la caresse et la distingue un peu devant le monde, elle se consolera bientôt, et ne se souciera plus de rien. J'étois outrée contre cette femme; si j'avois suivi mon premier mouvement, je l'aurois fait sortir par les fenêtres pour lui épargner le chemin. Mais il fallut dissimuler mon indignation. Je lui répondis que je me soumettois entièrement aux décrets de la providence, et du reste, que je ne ferois jamais la moindre chose sans consulter la reine et sans son aveu. Je me défis ainsi de cette maudite visite, remplie d'horreur du procédé de cette infâme créature. Nous déplorâmes long-temps le sort de la reine d'être tombée en de pareilles mains.

Mais j'en reviens à Grumkow. Sa contenance étoit bien changée depuis le départ de Mr. Hotham; un air de satisfaction régnoit sur toute sa physionomie. Il venoit assidûment rendre ses devoirs à la reine, qui en agissoit poliment envers lui. Un soir (le 11. d'Août, jour remarquable de toute manière), mon esprit étant extrêmement agité et ayant été mélancolique tout le jour, sans en avoir plus de raison que de coutume, je finis mon jeu de bonne heure, et fus me promener avec la Bulow. Après avoir fait quelques tours, je m'assis avec elle sur un banc à l'extrémité du jardin. Grumkow vint m'y trouver. Nous devions faire nos dévotions le dimanche suivant. Il étoit du nombre de ceux qui rejettent la religion par le désir de contenter leurs passions et sans connoissance de cause. N'étant point ferme dans ses principes, il se faisoit quelquefois de cuisans reproches, et sentoit des remords de conscience, qui le rendoient mélancolique, et qu'il dissipoit ensuite par le vin et la bonne chère. Mr. Jablonski, un des chapelains du roi, avoit passé la journée avec lui, et selon toute apparence lui avoit fait une vive peinture de l'enfer. Il enfila d'abord un grand discours de morale, qui me sembla dans sa bouche comme l'évangile dans celle du diable; tombant ensuite sur d'autres matières, il me dit, qu'il avoit été bien fâché des mauvais traîtemens que le roi m'avoit faits, aussi bien que de ceux que mon frère enduroit. Le prince royal, continua-t-il, devroit se prêter plus qu'il ne fait aux volontés de son père; c'est le plus grand roi qui ait jamais existé, et qui joint toutes les vertus civiles aux vertus morales. Je craignis que cet entretien ne le menât plus loin, ce que je voulus éviter. Je me levai donc et marchai fort vite, prenant le chemin de la maison. Je ne lui répondis que sur le sujet du roi et tâchai de renchérir sur les éloges qu'il venoit de lui donner, mais il en revint à ses moutons. Vous avez tant d'ascendant sur l'esprit du prince royal, que vous êtes l'unique personne, Madame, qui puisse le ramener à son devoir; c'est un charmant prince, mais qui est mal conseillé. Si mon frère, lui répondis-je, veut suivre mes avis, il se réglera toujours selon les volontés du roi, pourvu qu'il soit informé de ses intentions. Il voulut me répliquer, mais plusieurs dames vinrent nous interrompre, ce qui me tira d'un grand embarras. Le même soir la reine étant devant sa toilette à se décoiffer, et la Bulow étant assise à côté d'elle, ils entendirent un terrible fracas dans le cabinet prochain. Ce cabinet superbe étoit orné en cristal de roche et autres précieuses d'un prix infini, sans compter l'or et les pièces travaillées avec art, qui y étoient en grand nombre. Entre les compartimens de ces pièces curieuses il étoit garni de vases de cette ancienne porcelaine du Japon et de la Chine d'une énorme grandeur. La reine crut d'abord que quelques unes de ces grandes pièces étoient tombées et avoient causé ce bruit. La Bulow y étant entrée fut fort surprise de n'y trouver rien de dérangé. À peine en eut-elle fermé la porte et à peine en fut-elle sortie, que le fracas recommença. Elle renouvela ses visites à trois reprises, accompagnée d'une des femmes de la reine, trouvant toujours le tout dans un ordre parfait. Le bruit cessa enfin dans le cabinet, mais un autre plus affreux y succéda dans un corridor, qui séparoit les appartemens du roi de ceux de la reine et en faisoit la communication. Personne n'y passoit jamais que les domestiques de la chambre, et pour cet effet il y avoit deux sentinelles aux deux bouts, qui en gardoient l'entrée. La curieuse de savoir d'où provenoit ce bruit, ordonna à ses femmes de l'éclairer. La peur démasqua le faux attachement de la Ramen; elle ne voulut point suivre la reine et s'enfuit pour se cacher dans la chambre voisine. Deux autres de ses camarades accompagnèrent cette princesse avec la Bulow, et à peine eurent-elles ouvert la porte, que des gémissemens affreux, redoublés par des cris qui les firent trembler de peur, frappèrent leurs oreilles. La reine seule conserva sa fermeté. Étant entrée dans le corridor, elle encouragea les autres à chercher ce que ce pouvoit être. Elles trouvèrent toutes le portes fermées à verroux; après les avoir ouvertes, elles visitèrent tout l'endroit sans rien trouver. Les deux gardes étoient à demi-morts de frayeur. Ces gens avoient entendu les mêmes gémissemens proche d'eux, mais sans rien voir. La reine leur demanda, s'il étoit entré quelqu'un dans les chambres du roi; ils l'assurèrent fort du contraire. Elle s'en retourna à son appartement un peu altérée, et me conta cette aventure le lendemain. Quoiqu'elle ne fût rien moins que superstitieuse, elle m'ordonna de noter la date, pour voir ce que ce tintamarre présageroit. Je suis persuadée que la chose étoit fort naturelle. Le hazard fit cependant que justement ce même soir mon frère fut arrêté et qu'au retour du roi la scène la plus douloureuse pour la reine se passa dans ce corridor.

Comme il n'y avoit point de cour ce jour là, il y eut concert à Mon-bijou. Les amateurs de la musique avoient la permission d'y venir et Katt n'y manquoit jamais. Après avoir long-temps accompagné du clavecin, je passai dans une chambre prochaine où on jouoit. Katt m'y suivit, me priant pour l'amour de Dieu de l'écouter un moment en faveur de mon frère. Ce nom si cher m'arrêta sur-le-champ. Je suis au désespoir, me dit-il, d'avoir encouru la disgrâce de la reine et celle de votre Altesse royale; on leur a fait de mauvais rapports sur mon sujet; on m'accuse de fortifier le prince royal dans le dessein qu'il a de s'évader. Je vous proteste pour tout ce qu'il y a de plus sacré Mdme., que je lui ai écrit et refusé nettement de le suivre, s'il entreprenoit de s'enfuir, et je vous réponds sur ma tête, qu'il ne fera jamais cette démarche sans moi. Je la vois déjà branler sur vos épaules, lui répondis-je, et si vous ne changez bientôt de conduite, je pourrois bien la voir à vos pieds. Je ne vous nie point que la reine et moi ne soyons très-mécontentes de vous, je n'aurois jamais cru que vous eussiez l'étourderie de divulguer partout les desseins de mon frère, et de faire confidence à chacun de ses secrets. Vous deviez mieux reconnoître les bontés qu'il a pour vous, et faire plus de réflexions sur l'irrégularité de votre procédé. Surtout Mr. il ne vous convient aucunement d'avoir mon portrait et d'en faire ostentation. La reine vous l'a fait demander, vous auriez dû lui obéir et le lui faire remettre. C'étoit le moyen de réparer votre faute, et il n'y a que ce seul expédient qui puisse vous faire obtenir votre grâce d'elle et de moi. Pour ce qui regarde le premier article, reprit-il, je puis vous jurer, Madame, que je n'ai parlé qu'à Mr. de Leuvener de ce qui concernoit le prince royal, ce n'est point un personnage suspect et je ne crois pas que la reine y trouve à redire. Ayant copié moi-même le portrait de votre Altesse royale et celui du prince royal, je n'ai pas cru qu'il fût de conséquence de les faire voir à quelques-uns de mes amis, d'autant plus que je ne les ai produits que comme des pièces de mon ouvrage, mais je vous avoue Mdme.; que la mort me seroit moins dure que de m'en défaire. Au reste, continuat-il, j'ai beaucoup d'ennemis envieux de ma faveur auprès du prince royal, qui ne pouvant trouver prise sur moi ont recours aux calomnies, mais je vous le répète encore, Mdme., tant que je serai bien auprès de ce cher prince, je l'empêcherai toujours d'accomplir ses desseins, quoique dans le fond je ne voie pas qu'il risqueroit beaucoup. Quel tort et quel mal pourroit-il lui arriver si on le rattrappoit. C'est l'héritier de la couronne et personne ne seroit assez hardi pour s'y frotter. En vérité Mr., lui dis-je, vous jouez gros jeu et je crains fort que je ne sois que trop bon prophète. Si je perds la tête, répondit-il, ce sera pour une belle cause, mais le prince royal ne m'abandonnera pas. Je ne lui donnai pas le temps de m'en dire davantage et je le quittai. Ce fut la dernière fois que je le vis, et j'étois bien éloignée de penser que mes prédictions s'accompliroient si-tôt, n'ayant voulu que l'intimider.

Le 15. d'Août, jour de naissance du roi, tout le monde vint féliciter la reine, et la cour fut très-nombreuse. J'y eus encore une longue conversation avec Grumkow. Il avoit congédié sa morale et s'étoit remis sur le ton badin; il m'amusa beaucoup, ayant infiniment d'esprit. Il s'étendit encore fort au long sur les éloges du roi, et voyant que j'allois le quitter, il me dit d'un ton si expressif que j'en fus surprise: vous verrez dans peu, Madame, à quel point je vous suis attaché et combien je suis votre serviteur. Je lui répondis fort obligeamment sur ce dernier article et voulus m'éloigner, mais la Bulow s'approchant commença par se chipoter avec lui; elle s'étoit mise sur ce pied là, et ne pouvoit le voir sans lui dire des piquanteries. Je l'avois déjà avertie plus d'une fois de ne pas pousser trop loin la raillerie et de ménager Grumkow, lui disant, qu'il falloit suivre l'exemple des Indiens, qui adorent le diable afin qu'il ne leur fasse point de mal, mais elle ne songea guère à mettre mes leçons en pratique. La dispute qu'elle eut ce soir avec lui fut très-vive. Son antagoniste la finit en lui disant la même chose qu'à moi: dans peu je pourrai vous convaincre combien je suis de vos amis. Il me sembla qu'il y avoit un sens caché sous ces paroles deux fois répétées, ce qui m'inquiéta.

La reine se fit un plaisir de me surprendre le jour suivant 16. du même mois. Elle donna un bal à Mon-bijou à l'honneur du roi. La salle à manger étoit décorée de devises et de lampions, et la table représentoit un parterre. Chacun de nous trouva un présent sous son couvert. Nous étions tous de la meilleure humeur du monde, il n'y avoit que les deux gouvernantes, de Kamken et de Sonsfeld, la comtesse de Fink et la Bulow qui semblassent tristes; elles ne disoient mot, se plaignant d'être incommodées. Nous recommençâmes le bal après souper. Il y avoit plus de six ans que je n'avois dansé; c'étoit du fruit nouveau et je m'en donnai à gogo, sans faire beaucoup d'attention à ce qui se passoit. La Bulow me dit plusieurs fois: il est tard, je voudrois qu'on se retirât. Eh, mon Dieu! lui dis-je, laissez moi le plaisir de danser tout mon soûl aujourd'hui, car je n'en aurai peut-être de long-temps. Cela se pourroit bien, reprit-elle. Je ne fis aucune réflexion là-dessus et continuai à me divertir. Elle revint à la charge une demi-heure après: finissez donc, me dit-elle, d'un air fâché, vous êtes si occupée, que vous n'avez point d'yeux. Vous êtes de si mauvaise humeur aujourd'hui, répliquai-je, que je ne sais qu'en penser. Regardez donc la reine, et vous n'aurez plus sujet, Mdme., de me faire des reproches. Un coup d'oeil que je jetai de son côté, me glaça d'effroi. Je vis cette princesse plus pâle que la mort dans un coin de la chambre, s'entretenant avec sa grande maîtresse et Mdme. de Sonsfeld. Comme mon frère m'intéressoit plus que toute autre chose au monde, je m'informai aussitôt, si cela le regardoit? La Bulow haussa les épaules, en disant: je n'en sais rien. La reine donna un moment après le bon soir et monta en carosse avec moi. Elle ne me dit mot pendant tout le chemin, ce qui m'inquiéta à un tel point, que je pris des palpitations de coeur terribles. Dès que je fus retirée, je fis enrager ma gouvernante, pour savoir de quoi il s'agissoit. Elle me répondit les larmes aux yeux, que la reine lui avoit imposé silence. Pour le coup je crus mon frère mort, ce qui me jeta dans un tel désespoir, que Mdme. de Sonsfeld jugea à propos de me tirer d'erreur. Elle me conta donc, que Mdme. de Kamken avoit reçu le même matin une estafette du roi avec des lettres pour elle et pour la reine, que ce prince lui ordonnoit de préparer peu à peu l'esprit de cette princesse, pour lui apprendre enfin, qu'il avoit fait arrêter le prince royal, qui avoit tenté de s'enfuir. Le malheur de mon frère me perça le coeur, je passai toute la nuit dans des agitations affreuses. La reine me fit appeler de grand matin, pour me montrer la lettre du roi. La fureur se manifestoit évidemment dans cette lettre. Voici ce qu'elle contenoit:

«J'ai fait arrêter le coquin de Fritz; je le traiterai comme son forfait et sa lâcheté le méritent; je ne le reconnois plus pour mon fils, il m'a déshonoré avec toute ma maison, un tel malheureux n'est plus digne de vivre.»

Je tombai en foiblesse après cette lecture. L'état de la reine et le mien auroient attendri un coeur de roche. Dès qu'elle se fut un peu remise, elle me conta l'arrestation de Katt, dont je ferai ici un détail circonstancié, tel que nous l'avons appris depuis.

Mr. de Grumkow avoit été informé dès le 15. de la catastrophe de mon frère; il n'avoit pu en cacher sa joie et en avoit fait confidence à plusieurs de ses amis. Mr. de Leuvener qui avoit des espions autour de lui, en fut averti. Il écrivit sur-le-champ à Katt, et lui conseilla de partir au plutôt, puisqu'infailliblement il alloit être arrêté. Katt profita de l'avis et demanda permission au Maréchal de Natzmar, qui commandoit son corps, d'oser aller à Friderichsfelde, rendre ses devoirs au Margrave Albert; ce qui lui fut accordé. Il avoit fait faire une selle, dans laquelle il pouvoit enfermer de l'argent et des papiers. Par malheur pour lui cette selle n'étant point faite; il fut contraint de l'attendre. Il employa cependant bien son temps, car il brûla ses papiers. Son cheval étant enfin sellé, il alloit monter dessus, lorsque le Maréchal arriva, accompagné de ses gardes, qui lui demanda son épée l'arrêtant de la part du roi. Katt la lui remit sans changer de couleur et fut aussitôt mené en prison. On mit le scellé sur tous ses effets, en présence du Maréchal, qui paroissoit plus altéré que son prisonnier. Il avoit tardé plus de trois heures à exécuter les ordres du roi, pour donner le temps à Katt de s'échapper, et fut très-fâché de le trouver encore là.

J'en reviens à la reine. Elle me demanda, si mon frère ne m'avoit jamais parlé de son dessein. Je lui fis alors un récit de toutes les particularités, que je savois sur ce sujet, m'excusant de les lui avoir cachées, par la crainte que j'avois eue de la commettre, si le cas venoit à exister; je lui avouai de plus, que les assurances que Katt m'avoit faites, m'avoient jetée dans une sécurité parfaite, ne m'étant attendue à rien moins qu'à ce que je venois d'appendre. Mais, me dit-elle, ne savez-vous rien de nos lettres. J'en ai parlé souvent à mon frère et il m'a assuré qu'il les avoit brûlées. Je connois trop bien votre frère, reprit-elle, et je parierois qu'elles sont parmi les effets de Katt. Si cela est, nous sommes perdues. La reine devina juste; nous apprîmes le lendemain qu'il y avoit plusieurs cassettes de mon frère chez Katt, où on avoit mis le scellé. Cette nouvelle nous fit frémir. Après avoir bien ruminé, elle eut encore recours au Maréchal Natzmar, qui lui avoit rendu service dans un cas pareil, comme je l'ai rapporté ci-devant. Elle envoya aussitôt chercher son aumônier, nommé Reinbeck, pour le charger de persuader au Maréchal de lui faire remettre la cassette qui contenoit les lettres. Reinbeck étant malade, se fit excuser, ce qui augmenta ses inquiétudes. Un cas fortuit y suppléa.

La comtesse de Fink vint le matin suivant chez moi. Je fus surprise de l'altération qui paroîssoit sur son visage. Après avoir fait retirer tout le monde, hors Mdme. de Sonsfeld, elle me dit qu'elle étoit la plus malheureuse personne du monde et qu'elle venoit me confier ces peines. Jugez Madame, me dit-elle, de mon embarras. Je trouvai hier au soir, en rentrant chez moi, une caisse scellée et adressée à la reine, qu'on avoit remise à mes domestiques, avec le billet que voici. Elle me le donna, il n'y avoit que ces mots:

"Ayez la bonté, Madame de remettre cette cassette à la reine, elle renferme les lettres qu'elle et la princesse ont écrites au prince royal."

Je n'ai pu comprendre, continua-t-elle, qui peut m'avoir joué ce tour, car ceux qui la portoient étoient masqués. Cependant je ne sais qu'elle résolution prendre; je sens, qu'en envoyant ce fatal dépôt au roi je perds la reine et au contraire, si je le rends à cette princesse, j'en serai la victime. L'une et l'autre de ces extrémités sont si fâcheuses pour moi, que je ne sais à quoi me déterminer. Nous lui parlâmes si fortement et la pressâmes tant que nous lui persuadâmes d'en parler à la reine, lui démontrant, qu'elle ne risquoit rien en prenant ce parti, puisque le paquet lui étoit adressé.

Nous nous rendîmes toutes trois chez cette princesse. La joie qu'elle eut de cette bonne nouvelle, mit quelque trêve à sa douleur, mais elle ne fut pas longue. Les réflexions suivirent bientôt; voici comme nous raisonnions. De quelle façon transporter cette cassette secrètement au château sans qu'on s'en apperçoive, y ayant des espions partout? Quand même cela se pourroit, n'est-il pas à craindre que Katt n'en fasse mention, lorsqu'il sera interrogé? Que deviendra alors la comtesse Fink, elle se trouvera innocemment impliquée dans cette mauvaise affaire, sans avoir comment s'en tirer. Si cette dernière en agit sans détours et la livre publiquement à la reine, le roi en sera informé sur-le-champ et forcera cette princesse à devenir elle-même l'instrument de son malheur en lui remettant ses lettres. Le cas étoit délicat, il y avoit des précipices de tout côté. Enfin, après avoir bien pesé le pour et le contre, on choisit le dernier de ces partis, comme le moins périlleux, dans l'espérance, de trouver encore quelqu'expédient pour nous rendre maîtres des papiers. Le porte-feuille, car c'en étoit un fut donc porté dans l'appartement de la reine, qui le serra aussitôt en présence de ses domestiques et de la Ramen. Nos conférences recommencèrent l'après-midi. La reine étoit d'avis de brûler les lettres et de dire simplement au roi, que n'étant pas d'importance, elle n'avoit pas cru mal faire. Son avis fut hautement rejeté de nous autres, l'un vouloit ceci, l'autre vouloit cela; tout le jour se passa de cette façon sans rien conclure.

Dès que je fus retirée, je dis à Mdme. de Sonsfeld, que j'avois trouvé un expédient infaillible, mais qui deviendroit très-dangereux, si la reine le confioit à la Ramen. Je lui fis comprendre, que si on pouvoit venir à bout de lever le scellé sans le rompre, il n'y auroit rien de si facile que de limer le cadenas, qui fermoit le porte-feuille, qu'on en pourroit alors tirer commodément les lettres et en écrire d'autres, pour les remettre en place. Ma gouvernante approuva fort mon idée, et nous convînmes de la proposer, conjointement avec la comtesse de Fink, à la reine et d'exiger sa parole d'honneur de n'en point parler.

Dès le jour suivant nous suivîmes ce projet comme nous nous en étions donné le mot. Nous parlâmes chacune d'une façon si intelligible, sans pourtant nommer personne, que la reine remarqua, que nous apostrophions la Ramen. Mais son foible pour cette créature fut cause, qu'elle ne fit point semblant de nous comprendre; elle nous promit cependant un secret éternel et nous tint parole cette fois-là. Nous exécutâmes dès l'après-midi notre entreprise. La reine se défit de ses dames et de ses domestiques, je restai seule auprès d'elle. Nous trouvâmes d'abord un terrible obstacle; le porte-feuille étoit si pesant, que ni la reine ni moi ne pouvions le transporter, ce qui l'obligea de se confier à un de ses valets de chambre, vieux et fidèle domestique, d'une discrétion et d'une probité à toute épreuve. J'essayai pendant long-temps de lever le cachet, l'impossibilité que j'y trouvai me fit trembler. Ce valet de chambre, nommé Bock, ayant examiné les armes qui étoient celles de Katt, me dit avec beaucoup de joie: eh mon Dieu, Madame, j'ai un cachet tout pareil sur moi; il y a plus de quatre semaines que je l'ai trouvé dans le jardin à Mon-bijou, je l'ai toujours porté depuis ce temps, pour tâcher d'apprendre à qui il appartenoit. Ayant confronté ces deux cachets, nous les trouvâmes égaux et conclûmes qu'ils appartenoient à Katt. Ayant donc rompu les cordes et le cadenas, nous en vînmes à la visite des lettres. Il est temps à présent que je m'étende un peu là-dessus.

J'ai déjà parlé, dans le cours de cet ouvrage, de la manière peu respectueuse, dont nous parlions souvent du roi. La reine prenoit plaisir à nos satires et renchérissoit sur celles que nous faisions; les lettres de cette princesse aussi bien que les miennes en étoient remplies. Elles contenoient outre cela le détail de toutes les intrigues en Angleterre, la maladie qu'elle avoit feinte l'hiver passé, pour gagner du temps, en un mot les secrets les plus importants. Il y avoit un article de plus dans les miennes. Pour plus de sûreté je n'écrivois avec de l'encre que des choses indifférentes, et me servois du citron pour celles qui étoient de conséquence; en passant le papier sur le feu, la caractère paroissoit et devenoit lisible. La Ramen étoit d'ordinaire le sujet de cette écriture mystérieuse. J'invectivois contre elle, me plaignant amèrement de son ascendant sur l'esprit de la reine; nous convenions aussi, par ce moyen, de ce qu'il falloit lui dire ou lui cacher. J'avois eu l'esprit si agité, que je n'avois fait aucune réflexion sur l'effet que ces lettres pouvoient produire sur cette princesse, l'idée qui m'en vint, en ouvrant le porte-feuille, me fit trembler. Un heureux incident me tira d'embarras. L'aumônier Reinbeck se fit annoncer. La reine ne put se dispenser de lui parler, l'ayant envoyé chercher la veille. Elle étoit si troublée de tout ce qui se passoit, qu'elle me dit en sortant: au nom de Dieu, brûlez toutes ces lettres, que je n'en trouve pas une. Je ne me le fis pas dire deux fois et les jetai sur-le-champ au feu. Il y en avoit pour le moins 1500 de la reine et de moi. J'avois à peine fini cette belle oeuvre, qu'elle rentra. Nous fîmes alors la révision du reste des papiers. Il y avoit des lettres d'une infinité de gens, des billets-doux, des réflexions morales et des remarques sur l'histoire, dont mon frère étoit l'auteur; une bourse, qui contenoit 1000 pistoles, plusieurs pierreries et bijouteries et enfin une lettre de mon frère à Katt, dont voici la teneur; elle étoit datée du mois de Mai.

«Je pars, mon cher Katt. J'ai si bien pris mes précautions, que je n'ai rien à craindre. Je passerai par Leipsic, où je me donnerai le nom de Marquis d'Ambreville. J'ai déjà fait avertir Keith, qui ira droit en Angleterre. Ne perdez point de temps, car je compte vous trouver à Leipsic. Adieu, ayez bon courage.»

Nous jetâmes tous ces papiers au feu, hors les petits ouvrages de mon frère, que j'ai conservés. Je commençai le soir même à récrire les lettres, qui dévoient remplacer les autres. La reine en fit de même le jour suivant. Nous eûmes la précaution de prendre du papier de chaque année, pour empêcher toute découverte. Trois jours furent employés à cet ouvrage, pendant lesquels nous fabriquâmes 6 ou 700 lettres. C'était peu de chose en comparaison de celles que nous avions brûlées. Nous nous en apperçûmes, quand nous voulûmes refermer le porte-feuille; il étoit si vide que cela seul pouvoit nous trahir. J'étois d'avis de continuer d'écrire pour le remplir, mais les inquiétudes de la reine étoient si grandes, qu'elle aima mieux y fourrer toutes sortes de nippes que d'attendre plus long-temps à le refermer. Je m'y opposai tant que je pus, mais inutilement. Nous le remîmes enfin dans le même état où il avoit été, sans qu'on pût s'appercevoir du moindre changement.

Cependant le roi arriva le 27. d'Août à cinq heures du soir. Ses domestiques avoient pris les devants. La reine les fit venir et leur demanda des nouvelles de mon frère. Ils l'assurèrent qu'ils ignoroient entièrement son sort, qu'ils l'avoient laissé à Wesel en partant, et ne savoient point ce qu'on en avoit fait depuis. Mais je crois qu'il est à propos de rapporter ici les circonstances de son évasion, telles que je les ai apprises de sa propre bouche et de ceux qui étoient présens.

Son premier dessein fut de s'esquiver d'Ansbac. L'étourderie qu'il eut, de faire confidence au Margrave de son mécontentement, y mit obstacle. Ce prince, le voyant extrêmement aigri contre le roi, soupçonna quelque chose de son dessein et dérangea son plan en lui refusant des chevaux qu'il lui demandoit, sous prétexte, disoit-il, d'aller se promener. Le roi ne gardoit plus absolument de mesures avec lui et l'avoit maltraité publiquement en présence de plusieurs étrangers; il lui avoit même répété ce que je lui avois entendu dire souvent: «si mon père m'avoit traité comme je vous traite, je m'en serois enfui mille fois pour une, mais vous n'avez point de coeur et n'êtes qu'un poltron.» Cependant mon frère, ne pouvant parvenir à son but pendant son séjour d'Ansbac, fut obligé d'attendre une autre occasion, qui pouvoit se recontrer facilement sur la route. Il reçut à quelques milles de cette ville l'estafette de Katt. Il y répondit aussitôt, lui mandant, qu'il comptoit se sauver dans deux jours; qu'il lui donnoit rendez-vous à la Haye, l'assurant, que son coup étoit immanquable, parce que si même il étoit poursuivi, il trouveroit un asyle dans les couvens très-fréquens sur cette route. Son trouble lui fit oublier d'adresser cette lettre à Berlin. Par malheur pour lui il y avoit un cousin de Katt, qui portoit le même nom, envoyé pour faire des recrues à 10 ou 12 milles de-là. L'estafette alla trouver celui-ci et lui remit la lettre de mon frère.

Dans ces entrefaites le roi arriva proche de Francfort dans un village, où lui et toute sa suite passèrent la nuit dans des granges. Mon frère, le colonel Rocho et son valet de chambre en partagèrent une.

J'ai déjà dit que Keith étoit devenu lieutenant dans le régiment de Mosel. Le roi avoit repris son frère en sa place pour page. Ce garçon étoit aussi sot que son frère l'étoit peu. Le prince royal, le connoissant pour tel, ne s'étoit point confié à lui sur ses desseins; mais il jugea, que par rapport à sa bêtise il seroit plus propre qu'un autre à faciliter son évasion. Il lui fit accroire, qu'ayant appris qu'il y avoit de jolies filles dans un petit bourg prochain, il vouloit y chercher bonne fortune, et lui commanda pour cet effet de le réveiller le matin à quatre heures et de lui amener des chevaux, ce qui étoit très-facile, puisque ce jour là il y en avoit un marché. Le page obéit, mais au lieu de réveiller mon frère, il s'adressa à son valet de chambre. Celui-ci, depuis long-temps espion du roi, soupçonna quelque mystère, et pour approfondir la chose, il resta tranquille, affectant de dormir. Mon frère, qui n'étoit pas sans agitation à la veille d'une si grande entreprise, se réveilla un moment après. Il se lève, s'habille, et au lieu de son uniforme met son habit à la françoise et sort. Son valet de chambre qui avoit vu tout cela, en avertit promptement Mr. de Rocho. Celui-ci court tout troublé chez les généraux de la suite du roi. Tels étoient: Bodenbrok, Valdo et Derscho (ce dernier étoit de la clique impériale et digne ami de ceux qui en étoient les protecteurs.) Après avoir consulté ensemble, ils se mirent aux trousses du prince royal, qu'ils cherchèrent par tout le village. Ils le trouvèrent enfin au marché des chevaux, appuyé sur une voiture. Ils furent frappés de le voir vêtu à la françoise et lui demandèrent fort respectueusement, ce qu'il faisoit là? Le prince royal leur donna une réponse fort brusque. Il m'a dit depuis, qu'il étoit dans une telle rage, de se voir découvert, que s'il avoit eu des armes il auroit tout tenté contre ces messieurs. Monseigneur, lui dit Rocho, changez au nom de Dieu d'habit, le roi est réveillé et partira dans une demi-heure, que seroit-ce s'il vous voyoit ainsi. Je vous promets, lui répliqua le prince royal, que je serai ici avant le départ du roi, je veux seulement faire un petit tour de promenade. Ils disputoient encore ensemble, lorsque Keith arriva avec les chevaux. Mon frère en saisit un par la bride et voulut se jeter dessus. Il en fut empêché par ces messieurs, qui l'environnèrent et l'obligèrent bon gré mal gré de retourner à sa grange, où ils le forcèrent de mettre son uniforme; malgré sa fureur il fut pourtant obligé de se contraindre. Le général Derscho et le valet de chambre avertirent le même jour le roi de tout ce qui s'étoit passé. Ce prince dissimula et cacha son ressentiment, n'ayant point encore des preuves suffisantes contre mon frère, et se doutant bien, qu'il ne s'en tiendroit pas à cette première tentative.

Ils arrivèrent tous le soir à Francfort. Le roi y reçut le lendemain au matin une estafette du cousin de Katt, chargée de lettres, que mon frère avoit écrites à celui de Berlin. Il les communiqua sur-le-champ au général Valdo et au colonel Rocho et leur ordonna, de veiller sur la conduite de son fils, dont ils lui répondroient sur leur tête, et de le conduire tout droit dans le Jacht, qu'on avoit préparé pour lui, voulant faire le trajet de Francfort à Wesel par eau. Ces ordres furent immédiatement exécutés et cette scène se passa le 11. d'Août.

Le roi resta tout ce jour à Francfort et ne s'embarqua que le matin suivant. Dès qu'il vit mon frère, il se jeta sur lui et l'auroit étranglé, si le général Valdo ne fût venu à son secours. Il lui arracha les cheveux et le mit dans un si triste état, que ces messieurs, en craignant les suites, le supplièrent de permettre qu'on le menât dans un autre bateau, ce qui leur fut enfin accordé. On lui ôta son épée et il fut traité depuis ce moment en criminel d'état. Le roi se saisit de ses effets et de ses hardes: le valet de chambre de mon frère s'empara des papiers. Il répara ses fautes en les jetant au feu en présence de son maître, en quoi il nous rendit à tous un grand service. Le roi cependant étoit agité d'une si terrible colère, qu'il ne rouloit dans son esprit que des dessein funestes. Mon frère, d'un autre côté, paroissoit assez tranquille, se flattant toujours, de pouvoir échapper à la vigilance de ses surveillans.

Ils arrivèrent dans ces dispositions à Gueldre. Le roi prit de là les devans et mon frère le suivit avec ces deux gardiens. Il leur fit tant d'instances, qu'ils lui permirent d'entrer de nuit à Wesel. En arrivant au pont de bateaux, qui est à l'entrée de cette ville, il conjura ces messieurs, de lui permettre de mettre pied à terre, afin de n'être point connu. Ils lui accordèrent cette légère faveur, ne la croyant pas de conséquence. Dès qu'il fut hors de la chaise, il fit encore un effort pour échapper et se mit à courir de toute sa force. Une forte garde, commandée par le lieutenant-colonel Borck, que le roi avoit envoyée à sa rencontre le rattrapa, et le conduisit à une maison de la ville, voisine de celle où demeuroit ce prince, auquel on cacha soigneusement cette dernière incartade. Le roi l'examina lui-même le jour suivant. Il n'y avoit auprès de lui que le général Mosel, officier de fortune, qui par sa bravoure et son mérite avoit été élevé à ce grade. Il interrogea mon frère et lui demanda d'un ton furieux pourquoi il avoit voulu déserter? (ce sont ses propres expressions.) Parce que, lui répondit-il d'un ton ferme, vous ne m'avez pas traité comme votre fils, mais comme un vil esclave. Vous n'êtes donc qu'un lâche déserteur, reprit le roi, qui n'a point d'honneur. J'en ai autant que vous, lui repartit le prince royal; je n'ai fait que ce que vous m'avez dit cent fois, que vous feriez si vous étiez à ma place. Le roi, poussé à bout par cette dernière réponse et transporté de rage, tira son épée dont il voulut le percer. Le général Mosel s'apperçut de son dessein et se jeta entre deux, pour parer le coup: Percez moi, Sire, s'écria-t-il, mais épargnez votre fils. Ces mots arrêtèrent la fureur de ce prince qui fit ramener mon frère dans sa maison. Le général lui fit de fortes remontrances sur son action, lui représentant, qu'il seroit toujours maître de la personne de son fils, qu'il ne devoit point le condamner sans l'entendre, et enfin qu'il commettroit un péché irrémissible, s'il devenoit son bourreau; il le supplia en même temps, de le faire examiner par des personnes sûres et fidèles, et de ne plus le voir puisqu'il n'étoit pas assez maître de lui-même, pour soutenir sa présence. Le roi goûta ces raisons et s'y rendit.

Il ne s'arrêta que quelques jours à Wesel et reprit la route de Berlin. Avant que de partir il associa le général Dosso aux deux autres surveillants de mon frère, et leur commanda de le suivre en quatre jours, leur laissant un ordre scellé, dans lequel il leur marquoit l'endroit où ils devoient le conduire, et qu'ils ne devoient ouvrir qu'à quelques milles de Wesel.

Mon frère étoit adoré de tout le pays. La manière cruelle dont le roi en avoit agi avec lui, excusoit en quelque façon ses démarches. On trembloit pour ses jours, les violences du roi étant connues. Plusieurs officiers, qui avoient à leur tête le colonel Groebnitz résolurent de tout risquer pour le délivrer. Ils lui avoient déjà procuré un habit de paysanne et des cordes, pour pouvoir descendre par les fenêtres, lorsque le général Dosso dérangea ces beaux projets, y ayant fait mettre des grilles de fer. Cet homme étoit favori du roi et son rapporteur. Par malheur ce prince n'en avoit toujours que de méchans; celui-ci étoit un vrai suppôt de satan, qui faisoit damner les honnêtes gens et fouloit le pauvre peuple. Les quatre jours étant écoulés, ils firent partir le prince royal et le menèrent à une petite ville, nommée Mitenwalde, à six milles de Berlin, selon les ordres qu'ils avoient reçus.

On sera peut-être curieux, de savoir ce que devint Keith. Un page du prince d'Anhalt, qui avoit été présent lorsque le prince royal fut arrêté à Francfort, étant arrivé 24 heures plutôt que le roi à Wesel, alla rendre visite à Keith, qui avoit été son camarade, et lui conta fort naïvement la catastrophe de mon frère. Celui-ci se sauva le soir même, prétextant de chercher un déserteur, et se réfugia à la Haye dans la maison de Milord Chesterfield, Ministre d'Angleterre. Le colonel du Moulin fut dépêché à ses trousses. Ce dernier fit tant de diligence, qu'il arriva un quart d'heure après lui et le vit à la fenêtre de l'hôtel du Ministre anglois. Keith ne se fia point aux belles promesses que lui fit Mr. du Moulin. Celui-ci eut le chagrin de lui voir traverser le jour suivant la ville dans le carosse de Milord Chesterfield, et s'embarquer pour passer en Angleterre.

J'en reviens à l'entrevue du roi et de la reine. Cette princesse étoit seule dans l'appartement de ce prince, lorsqu'il arriva. Du plus loin, qu'il l'apperçut il lui cria: votre indigne fils n'est plus, il est mort. Quoi, s'écria la reine, vous avez eu la barbarie de le tuer? Oui, vous dis-je, continua le roi, mais je veux la cassette. La reine alla la chercher, je profitai de ce moment pour la voir; elle étoit toute hors d'elle-même et ne discontinuoit de crier: mon Dieu, mon fils, mon Dieu, mon fils! La respiration me manqua et je tombai pâmée entre les bras de Mdme. de Sonsfeld. Dès que la reine eut remis la cassette au roi, il la mit en pièces et en tira les lettres qu'il emporta. La reine prit ce temps, pour rentrer dans la chambre où nous étions. J'étois revenue à moi. Elle nous conta ce qui venoit de se passer, m'exhortant à tenir bonne contenance. La Ramen releva un peu nos espérances, en assurant la reine, que mon frère étoit en vie et qu'elle le savoit de bonne main. Le roi revint sur ces entrefaites. Nous accourûmes tous pour lui baiser la main, mais à peine m'eut-il envisagée, que la colère et la rage s'emparèrent de son coeur. Il devint tout noir, ses yeux étinceloient de fureur et l'écume lui sortoit de la bouche. Infâme canaille, me dit-il, oses-tu te montrer devant moi? va tenir compagnie à ton coquin de frère. En proférant ces paroles il me saisit d'une main, m'appliquant plusieurs coups de poing au visage, dont l'un me frappa si violemment la tempe, que je tombai à la renverse et me serois fendu la tête contre la carne du lambris, si Mdme. de Sonsfeld ne m'eût garantie de la force du coup, en me retenant par la coiffure. Je restai à terre sans sentiment. Le roi, ne se possédant plus, voulut redoubler ses coups et me fouler aux pieds. La reine, mes frères et soeurs, et ceux qui étoient présens l'en empêchèrent. Ils se rangèrent tous autour de moi, ce qui donna le temps à Mdme de Kamken et de Sonsfeld de me relever. Ils me placèrent sur une chaise dans l'embrasure de la fenêtre, qui étoit tout proche. Mais voyant que je restois toujours dans le même état, ils dépêchèrent une de mes soeurs, qui leur apporta un verre d'eau et quelques esprits, à l'aide desquels ils me rappelèrent un peu à la vie. Dès que je pus parler je leur reprochai les soins qu'ils prenoient de moi, la mort m'étant mille fois plus douce que la vie, dans l'état où les choses étoient réduites. Il est impossible de décrire la funeste situation où nous étions.

La reine poussoit des cris aigus, sa fermeté l'avoit abandonnée; elle se tordoit les mains et couroit éperdue par la chambre. La rage défiguroit si fort le visage du roi, qu'il faisoit peur à voir. Mes frères et soeurs dont le plus jeune n'avoit que quatre ans étaient à ses genoux, et tâchoient de l'attendrir par leurs larmes. Mdme. de Sonsfeld soutenoit ma tête toute meurtrie et enflée des coups que j'avois reçus. Peut-on, s'imaginer un tableau plus touchant?

À la vérité le roi avoit changé de ton: il avouoit que mon frère étoit encore en vie, mais les horribles menaces qu'il faisoit, de le faire mourir et de m'enfermer pour le reste de mes jours entre quatre murailles, causoient cette désolation. Il m'accusoit d'être complice de l'entreprise du prince royal, qu'il traitoit de crime de lèse-Majesté, et d'avoir une intrigue amoureuse avec Katt, duquel, disoit-il, j'avois eu plusieurs enfants. Ma gouvernante, ne pouvant plus se modérer à ces insultes, eut le courage de lui répondre: cela n'est pas vrai, et quiquonque a dit pareille chose à votre Majesté, en a menti. Le roi ne lui répliqua rien et recommença ses invectives. La crainte de perdre mon frère me fit faire un effort sur moi-même. Je lui criai aussi haut que ma foiblesse put me le permettre, que je consentois à épouser le duc de Weissenfeld, s'il vouloit m'accorder sa vie. Le grand bruit, qu'il faisoit, l'empêcha de m'entendre. J'allois lui répéter la même déclaration, si Mdme. de Sonsfeld n'y eût mis obstacle, en me fermant la bouche avec son mouchoir. Je voulus m'en débarrasser, et détournant la tête je vis le pauvre Katt, qui traversoit la place, accompagné de quatre gens-d'armes, qui le conduisoient chez le roi. Pâle et défait il ôta pourtant le chapeau pour me saluer. On portoit après lui les coffres de mon frère et les siens, qu'on avoit saisis et scellés. Le roi fut averti un moment après qu'il étoit là. Il sortit en criant: À présent j'aurai de quoi convaincre le coquin de Fritz et la canaille de Wilhelmine; je trouverai assez de raisons valables pour leur faire couper la tête. Mdme. de Kamken et la Ramen le suivirent. Cette dernière l'arrêta par le bras, lui disant: Si vous voulez faire mourir le prince royal, épargnez du moins la reine, elle est innocente de tout ceci, et vous pouvez m'en croire sur ma parole; traitez-la avec douceur et elle fera tout ce que vous voudrez. Mdme. de Kamken lui parla sur un autre ton. Vous vous êtes piqué jusqu'à présent, d'être un prince juste, lui dit-elle, équitable et craignant Dieu. Cet Être bien-faisant vous en a récompensé en vous comblant de ses bénédictions, mais tremblez de vous départir de ses saints commandemens, et craignez les effets de la justice divine. Elle a su punir deux souverains, qui ont répandu, comme vous prétendez le faire, le sang de leur propre fils; Philippe second et Pierre le grand sont morts sans ligne masculine; leurs états ont été livrés en proie aux guerres étrangères et intestines, et ces deux monarques, de grands hommes qu'ils étoient, sont devenus l'horreur du genre humain. Rentrez en vous-même, Sire, le premier mouvement de votre colère est encore pardonnable, mais elle deviendra criminelle, si vous ne tâchez de la vaincre.

Le roi ne l'interrompit point, il la regarda quelque temps. Lorsqu'elle eut fini de parler il rompit enfin le silence. Vous êtes bien hardie de me tenir un semblable langage, lui dit-il, cependant je n'en suis point fâché, vos intentions sont bonnes, vous me parlez avec franchise, cela augmente mon estime pour vous; allez tranquilliser ma femme.

Cette action est si belle des deux côtés, qu'il ne faut que la lire, pour lui donner les éloges qu'elle mérite. En effet, la modération du roi dans l'excès de son courroux, et le courage de cette dame, de s'y exposer, sont des traits d'histoire, qui leur font un honneur infini. Nous admirâmes l'impudence de la Ramen et son effronterie, d'avoir osé parler comme elle avoit fait de la reine, en présence de Mdme. de Kamken.

Dès que le roi fut loin, on me transporta dans une chambre prochaine, où il n'entroit jamais. J'avois pris un si fort tremblement, que je ne pouvois me soutenir sur mes jambes, et l'altération se jeta si bien sur mes nerfs, que j'en conservai toute ma vie un triste calendrier. Ce prince avoit fait assembler dans son appartement Grumkow, l'auditeur-général Milius et le fiscal-général Gerber, qui avoit pris la place de Katch, mort depuis quelques années. Katt se jeta d'abord aux pieds du roi. Ce prince à son aspect sentit renaître toute son indignation, il lui donna des coups de pieds, de canne et plusieurs soufflets, qui le mirent en sang. Grumkow le supplia de se modérer et de permettre qu'on l'interrogeât. Il avoua sur-le-champ tout ce qu'il savoit de l'évasion de mon frère et s'en confessa le complice, assurant néanmoins, qu'ils n'avoient jamais formé le moindre dessein ni contre la personne du roi ni contre l'état; que leur projet n'avoit été que de se soustraire à son courroux, de se retirer en Angleterre et de se mettre sous la protection de cette couronne. Étant ensuite interrogé sur les lettres de la reine et sur les miennes, il répondit, qu'il les avoit fait remettre à cette princesse selon les ordres du prince royal. On lui demanda, si j'avois été informée de leur dessein, ce qu'il nia fortement; s'il ne m'avoit jamais rendu des lettres de mon frère et si je ne l'avois point chargé des miennes? Il répliqua, qu'il se ressouvenoit m'en avoir donné une de mon frère un dimanche, que je revenois du dôme; qu'il en ignoroit le contenu, mais que les miennes n'avoient jamais passé par ses mains. Il avoua, qu'il avoit été plusieurs fois secrètement à Potsdam voir le prince royal, et que le lieutenant Span, du régiment du roi, l'avoit introduit déguisé dans la ville; que Keith devoit être compagnon de leur fuite et qu'ils avoient eu correspondance ensemble.

L'interrogatoire fini, on visita les effets de mon frère et de Katt, où il ne se trouva pas la moindre chose de conséquence. Grumkow parcourut les lettres de la reine et les miennes, fâché de n'y point trouver ce qu'il y cherchoit. Il se tourna avec emportement du côté du roi et lui dit: Sire, ces maudites femmes nous ont dupés; je ne trouve rien dans ces lettres qui puisse leur faire tort, et celles qui pourroient nous donner des lumières n'existent sûrement plus.

Le roi retourna chez la reine. Je ne m'y suis pas trompé, lui dit-il, votre indigne fille est du complot; Katt vient de confesser qu'il lui a rendu des lettres de son frère. Annoncez-lui, que je lui donne sa chambre pour prison; je vais donner ordre qu'on y redouble la garde; je la ferai examiner à la rigueur et la ferai transférer dans un endroit, où elle pourra faire pénitence de ses crimes; elle peut se préparer à partir, dès qu'elle aura été interrogée. Ce discours se tint encore avec fureur et emportement. La pauvre reine protesta de mon innocence, elle fit mille imprécations contre Katt, d'avoir avancé un pareil mensonge, et commanda à Mdme. de Kamken, de me demander ce qui en étoit. Je me trouvai dans un terrible embarras. On se souviendra que cette lettre, contenant des invectives contre la Ramen, je n'avois osé la montrer à la reine. Je me crus perdue, me voyant encore sur le point de me brouiller avec elle. Cependant faisant réflexion, qu'il y avoit près d'un an que cette aventure s'étoit passée, je résolus de payer d'effronterie. Je répondis donc à Mdme. de Kamken, que la reine avoit apparemment oublié que je lui avois montré cette lettre, qu'elle ne renfermoit aucun mystère, que la façon dont Katt me l'avoit remise me justifioit pleinement, puisqu'il me l'avoit donnée publiquement; qu'à la vérité je l'avois brûlée, mais que je m'en ressouvenois si bien, que si le roi l'ordonnoit, je pourrois la récrire mot à mot. Cette réponse fut rendue tout de suite au roi, qui se retira un moment après, pour parler encore avec ceux qui étoient assemblés chez lui.

La reine vint me trouver. Mdme. de Sonsfeld me seconda si bien, que nous lui persuadâmes, qu'elle avoit été informée de ce que j'avois fait dire au roi. Elle s'acquitta, en versant un torrent de larmes, des commissions qu'il lui avoit données pour moi, me recommandant très-fortement, de garder le secret sur ce qui regardoit la cassette, et d'en rester toujours sur la négative. Nous prîmes ensuite un tendre congé; elle me serra long-temps entre ses bras. Je la suppliai de se tranquilliser, l'assurant, que j'étois entièrement résignée à la volonté de Dieu et du roi, et que le malheur, que j'appréhendois le plus pour moi, etoit de me séparer d'elle. On l'arracha avec peine d'auprès de moi. Je fus transportée en chaise à porteur dans ma chambre à travers une foule de peuple, qui s'étoit amassée au château.

Les appartemens de la reine étant à rez de chaussée, et les fenêtres ayant été ouvertes, les paysans avoient été spectateurs de toute la scène, qu'ils avoient pu voir et entendre distinctement. Comme on augmente toujours les objets, le bruit courut, que j'étois morte aussi bien que mon frère, ce qui fit une rumeur terrible par toute la ville, dont la désolation fut générale.

Dès que je fus dans ma chambre, on doubla la garde devant toutes mes portes et l'officier faisoit la ronde sept ou huit fois par jour. Mdme. de Sonsfeld et la Mermann furent les deux fidèles compagnes de mon malheur. Je passai une nuit affreuse; les idées les plus funestes se présentoient à mon imagination. Mon sort ne me causoit aucune inquiétude, mon esprit s'étoit habitué depuis ma tendre jeunesse au chagrin et au déplaisir, et j'envisageois la mort comme la fin de mes peines; mais le sort de tant de personnes, qui m'étoient chères, m'intéressoit à un point que je souffrois mille morts pour une, en pensant à leurs différentes situations. Je fus hors d'état de sortir du lit le jour suivant, ne pouvant me tenir debout et ayant des maux de tête affreux, des coups que j'avois reçus.

La Ramen vint me faire d'un air triste et composé un compliment de la reine, qui me faisoit avertir, que je devois être examinée ce jour-là par les mêmes personnages qui avoient interrogé Katt la veille. Elle m'exhortoit, de bien prendre garde à ce que je disois, et surtout de lui tenir la parole que je lui avois donnée. Cette commission étoit capable de me perdre, donnant assez à connoître, que j'étois informée de quelques circonstances qui lui étoient de conséquence. Je pris cependant mon parti sur-le-champ. Assurez la reine de mes respects, lui dis-je, et dites-lui, que c'est la meilleure nouvelle que je puisse apprendre; que je répondrai avec sincérité à tout ce qu'on me demandera, et que je saurai si bien prouver mon innocence, qu'on ne trouvera aucune prise sur moi.--La reine est néanmoins dans mille inquiétudes pour cet interrogatoire, car elle craint, Madame, que vous n'aurez pas la fermeté de la soutenir. On n'a pas besoin de fermeté, lui repartis-je, quand on n'a rien à se reprocher. Le roi se propose de terribles choses, continua-t-elle, votre départ est résolu, Madame; il vous enverra dans un cloître, nommé le St. Sépulcre, où vous serez traitée en criminelle d'état, séparée de votre grande maîtresse et de vos domestiques, et sous une si rigide discipline, que vous me faites pitié. Le roi est mon père et mon souverain, lui repartis-je, il est maître de disposer de moi selon son bon plaisir; mon unique confiance est en Dieu, qui ne m'abandonnera pas. Vous n'affectez tant de fermeté, reprit-elle, que parce que vous vous imaginez, que tout ceci ne sont que des menaces en l'air. Mais j'ai vu de mes propres yeux l'arrêt de votre exil, signé de la main du roi, et pour vous convaincre de la réalité de ce que je vous dis, la pauvre Bulow vient d'être chassée de la cour, elle et toute sa famille sont reléguées en Lithuanie; le lieutenant Span est cassé et envoyé à Spandau; une maîtresse du prince royal est condamnée au fouet et au bannissement; Duhan, précepteur de votre frère, relégué aussi à Memel; Jaques, bibliothécaire du prince royal, a subi le même sort, et Mdme. de Sonsfeld seroit bien plus malheureuse que tous ceux-là, si elle n'avoit été brouillée cet été avec la reine.

Il faut remarquer ici, que la reine ne s'étoit fâchée contre elle que parcequ'elle avoit soutenu qu'on avoit malfait, en s'opiniâtrant à culbuter Grumkow avant mon mariage; qu'on auroit dû commencer avant toutes choses à terminer celui-ci et travailler ensuite à éloigner ce ministre.

Je ne sais comment je pus endurer le discours de l'impertinente Ramen. Cependant ma contenance me sauva et fit juger à cette mégère, ou que j'étois innocente ou que je ne me laisserois pas intimider. Elle me délivra enfin de son odieuse présence.

Je quittai ma dissimulation dès qu'elle fut sortie. Le malheur de tant d'honnêtes gens me perça le coeur. Je l'épanchai dans le sein de Mdme. Sonsfeld. Notre séparation, dont on m'avoit menacée, achevoit de me réduire au désespoir. Je ne sais comment j'ai pu survivre à tant de cuisans chagrins. La journée se passa dans le deuil et dans les larmes. J'attendois ceux qui dévoient m'interroger; chaque petit bruit augmentoit mes alarmes. Mon attente toutefois fut vaine et personne ne vint.

Le lendemain l'officieuse Ramen réitéra sa visite. Elle recommanda encore la fermeté de la part de la reine et me dit, que mon examen n'avoit pu se faire la veille, le roi ayant jugé à propos de faire venir le prince royal, pour le confronter avec Katt et avec moi; qu'on le conduiroit en ville le soir sur la brune, pour prévenir le tumulte et que je devois me préparer à répondre le jour suivant aux accusations qu'on formeroit contre moi. Je ne me démontai point. Mettez-moi aux pieds de la reine, lui repartis-je, et dites-lui, que je ne déguiserai rien de tout ce que je sais, si on m'interroge; que je la supplie de se tranquilliser, puisque je ne suis coupable en rien.

Cependant mes réponses désoloient la reine, elle s'imagina que la peur et le chagrin m'avoient fait tourner la tête, et que je découvrirois à la première question qu'on me feroit, les mystères dont j'étois dépositaire. Pour s'en éclaircir, elle m'envoya l'après-midi son fidèle valet de chambre Bock. Je fus ravie de voir cet homme. Je me plaignis amèrement à lui de la façon d'agir de la reine, qui m'exposoit aux plus grands malheurs, par les commissions qu'elle donnoit à la Ramen. Je le chargeai d'assurer cette princesse de ma discrétion, comme aussi de la supplier de ne plus envoyer si souvent chez moi, de crainte de donner du soupçon, et surtout de ne charger personne de ce qu'elle auroit à me faire savoir, que lui qui étoit seul informé de l'aventure de la cassette, dont je ne pouvois m'expliquer avec la Ramen. Je fus obligée de prendre ce détour, pour ne point offenser la reine, qui auroit été fort piquée, si elle s'étoit aperçue que je me méfiois de sa favorite.

Je passai tout ce jour à la fenêtre, dans l'espérance de voir passer mon frère. La seule idée d'une vue si chère me faisoit souhaiter de lui être confrontée. Il n'en fut pourtant rien.

Le roi changea d'avis et le fit conduire le 5. de Septembre à Custrin, forteresse située sur la Varte dans la Nouvelle-Marche.

Le prince royal avoit été mené d'abord à Mittenwalde, proche de Berlin, où Grumkow, Derscho, Milius et Gerber l'interrogèrent pour la première fois. Le dernier lui fit grand peur. L'ayant vu sortir de carosse avec un manteau rouge, il le prit pour le bourreau, qui venoit lui donner la question. Il étoit assis sur un méchant coffre faute de chaise, et n'avoit eu tout ce temps d'autre lit que le plancher. Il soutint l'examen avec fermeté; ses réponses furent conformes à celles de Katt. On lui produisit les débris du porte-feuille, en lui demandant, si les lettres et les pièces, qu'il renfermoit, y étoient toutes? Mon frère eut la présence d'esprit de répondre, que les lettres y étoient, mais qu'il voyoit plusieurs bijouteries qu'il ne connoissoit pas.

Cette réponse ouvrit les yeux à Grumkow et le mit au fait de la tromperie que nous avions faite. Il n'y avoit plus de remède; il jugea bien, que ni menaces ni voies de fait ne nous feroient confesser leur contenu. Il pressa encore mon frère sur plusieurs articles, sans en tirer que des répliques fières et très-dures, ce qui lui faisant perdre patience, il le menaça de la question. Mon frère m'a avoué depuis, que tout son sang se glaça dans ses veines à cette déclaration. Il sut pourtant dissimuler sa frayeur et lui repartit, qu'un bourreau tel que lui ne pouvoit que prendre plaisir à parler de son métier; qu'il n'en craignoit point les effets, qu'il avoit tout avoué, mais qu'il s'en repentoit, puisque ce n'est pas à moi, continua-t-il, de m'abaisser jusqu'à répondre à un coquin comme vous.

Transféré le jour suivant à Custrin, il fut privé de ses domestiques et de ses effets, et on ne lui laissa que ce qu'il avoit sur le corps. Pour toute occupation on lui donna une bible et quelques livres de dévotion; sa dépense fut réglée à quatre gros par jour (argent d'ici 3 bons patz, ou 12 sols et demi de France). La chambre qui lui servoit de prison, ne recevoit le jour que par une petite lucarne; il restoit tout le soir dans l'obscurité et on ne lui portoit de lumière qu'à l'heure du souper, fixée à sept heures. Quelle affreuse situation pour un jeune prince, l'amour et l'unique espérance de son pays! Il fut encore examiné quelques jours après. Il est à remarquer que tout l'interrogatoire se fit toujours sous le nom du colonel Fritz, et on ne me titra que de Mlle. Wilhelmine. Grumkow avoit trop d'esprit pour ne pas concevoir que le crime imaginaire du coupable n'étoit dans le fond qu'une étourderie de jeune homme, laquelle n'étoit pas condamnable, quand on réfléchissoit aux circonstances où mon frère s'étoit trouvé. Il fit donc convenir le roi de tourner son procès d'une autre façon et de le traiter comme un déserteur et sur le pied militaire.

Mon frère étoit si aigri par les indignités qu'on lui faisoit, que les commissaires n'en purent tirer que des injures et des invectives. Enragés de ne rien découvrir, leur fureur retomba sur Katt, auquel ils voulurent faire donner la question. Le Maréchal de Wartensleben, ayeul de celui-ci et grand ami de Sekendorff, détourna ce coup par ses instances réitérées à ce ministre.

Cependant mon sort étoit toujours le même. Je prenois tous les soirs un tendre congé de Mdme. de Sonsfeld et de la Mermann, n'étant pas sûre de les revoir le lendemain. Je fis remettre secrètement à la reine mes pierreries et ce que j'avois de plus précieux. J'envoyai de nuit les lettres que j'avois reçues de mon frère, à Mlle. de Jocour, gouvernante de mes soeurs cadettes, ne pouvant me résoudre à les brûler. Mes précautions ainsi prises, j'attendois mon destin avec constance.

Le roi partit enfin. La reine vint me voir le même soir. Notre entrevue fut des plus touchantes. Elle me dit, qu'elle me croyoit à l'abri de l'interrogatoire et du cloître, le roi n'en ayant plus parlé les derniers jours. Elle me conta aussi, qu'on étoit redevable au prince d'Anhalt de l'évasion de Keith; que c'étoit lui qui l'avoit fait avertir par son page de la détention de mon frère. Ce prince s'étoit entièrement changé à son avantage depuis sa brouillerie avec Grumkow; il ne se mêloit plus d'intrigues, et tâchoit de rendre service à tout le monde. J'avois eu le bonheur de la raccommoder avec la reine et le prince royal, auxquels il étoit entièrement dévoué. Le roi ne pouvant se venger personnellement de Keith, le fit pendre en effigie, et fit son frère sergent dans un régiment, pour punition d'avoir amené les chevaux au prince royal. La reine me fit aussi part d'une particularité très-intéressante, comme on le verra par la suite. C'étoit le mariage de ma quatrième soeur avec le prince héréditaire de Bareith, que le roi avoit publié la veille. Dieu merci! ajouta-t-elle, je n'ai plus rien à craindre pour vous de ce côté-là; c'est un bon parti pour Sophie, mais qui ne vous convenoit pas. Elle m'apprit quelques jours après avec un air de satisfaction, que ce prince étoit mort à Paris d'une fièvre chaude. J'en suis fort fâchée, lui répondis-je, c'est dommage, tout le monde en disoit beaucoup de bien, et ma soeur auroit été fort heureuse avec lui. Et moi, j'en suis charmée, continua-t-elle, j'ai toujours craint un dessous de cartes, et c'est une inquiétude de moins. (Cette nouvelle étoit fausse; il fut très-mal effectivement, mais il réchappa heureusement de la fièvre chaude.)

La reine partit le 13. Septembre pour Vousterhausen. Notre séparation ne se fit point sans répandre des larmes. Nous convînmes de faire passer nos lettres par le canal du valet de chambre Bock, à la femme duquel on les rendroit à Berlin.

Je m'accoutumai assez bien à ma prison. Jusque-là le genre de vie que je menois, étoit fort doux. Je voyois de temps en temps mes soeurs et les dames de la reine; mes heures étoient si bien réglées, que je ne m'ennuyois point; je lisois, j'écrivois, je composois de la musique et faisois de petits ouvrages pour m'amuser. Mais tout-cela ne faisoit que me distraire quelques momens; la situation de mon frère se représentoit sans cesse à mon imagination; ce qui me jetoit dans une profonde mélancolie. Ma santé étoit aussi fort mauvaise; j'avois conservé une telle foiblesse de nerfs, qu'à peine je pouvois marcher, et que je tremblois si fort, que je ne pouvois lever les bras.

J'étois à méditer une après-midi. Ma bonne Mermann vint m'interrompre; elle étoit pâle comme la mort et je remarquai en elle tous les signes d'une grande frayeur: Eh mon Dieu, lui dis-je, qu'avez vous? mon arrêt est-il prononcé? Non, Madame, mais le mien le sera peut-être bientôt. Je me trouve dans un cruel embarras. Un sergent des gens-d'armes est venu ce matin chez mon mari, pour lui remettre de la part de Katt un paquet, à ce qu'il disoit de grande conséquence pour votre Altesse royale. Mon mari qu'on soupçonne déjà, parcequ'il a été des amis de ce dernier, n'a point voulu l'accepter, et a prié cet homme de revenir ce soir. C'est à vous, Madame, à décider de ce qu'il doit faire; vous connoissez mon attachement pour vous, je suis déterminée à tout risquer, pour vous en convaincre. J'aimois beaucoup cette femme, qui avoit certainement bien du mérite. Le risque qu'elle couroit me laissa quelque temps en suspens. Mdme. de Sonsfeld qui étoit présente, lui demanda, si elle ne savoit point ce que contenoit ce paquet? Le sergent, repartit-elle, a dit à mon mari, que c'est un portrait. Ah ciel! s'écria ma gouvernante, c'est celui de votre Altesse royale, que j'ai donné au prince royal, et qu'il a laissé en garde à Katt, comme il me l'a dit lui-même. Vous êtes perdue, Madame, s'il tombe entre les mains du roi; il accuse déjà Katt d'avoir été votre galant, s'il trouve encore ce portrait, sans rien examiner il commencera par punir et vous traitera de la façon la plus cruelle. Il faut absolument le ravoir, continua-t-elle, en s'adressant à la Mermann, vous hazardez autant en l'acceptant qu'en le refusant, il vaut donc mieux choisir le premier parti, puisque vous n'avez à craindre que l'indiscrétion du sergent, au lieu que votre malheur est sûr, si vous prenez le second, car si la princesse est abimée, nous le serons avec elle, et son innocence et la nôtre ne serviront de rien. La Mermann ne balança plus et me rendit le soir-même mon portrait. La chose resta secrète, le sergent étant par bonheur honnête homme.

La pauvre femme retomba quelques jours après dans de nouvelles inquiétudes, aussi grandes que celle-ci. Un inconnu vint lui rendre une lettre. Sa surprise fut extrême, de trouver en l'ouvrant qu'elle en renfermoit une de mon frère pour moi. Elle me l'apporta sur-le-champ. Elle étoit écrite au crayon. Je l'ai conservée soigneusement jusqu'à présent; en voici les propres expressions.

Ma chère soeur!

L'on va m'hérétiser après le conseil de guerre, qui va se tenir à présent, car il n'en faut pas davantage pour passer pour hérésiarque, que de n'être pas en toutes choses conforme au sentiment du maître. Vous pouvez donc juger sans peine de la jolie façon dont on m'accommodera. Pour moi je ne m'embarrasse guère des anathèmes qui seront prononcés contre moi, pourvu que je sache, que mon aimable soeur s'inscrive à faux là contre. Quel plaisir pour moi, que ni grillés ni verroux ne peuvent m'empêcher de vous témoigner ma parfaite amitié. Oui, ma chère soeur, il se trouve encore d'honnêtes gens dans ce siècle quasi entièrement corrompu, qui me procurent les moyens nécessaires pour vous témoigner mes soumissions. Oui, ma chère soeur, pourvu que je sache que vous soyez heureuse, la prison me deviendra un séjour de félicité et de contentement. Chi ha tempo ha vita! Consolons nous avec cela. Je souhaiterois du fond de mon coeur n'avoir plus besoin d'interprète pour vous parler, et que nous vissions ces heureux jours, où votre Principe et ma Principessa 4 feront une douce harmonie, ou pour parler plus net, où j'aurai le plaisir de vous entretenir moi-même et de vous assurer, que rien au monde ne sauroit diminuer mon amitié pour vous. Adieu.

Le prisonnier.

Note 4: (retour) Mon frère avoit donné ce titre à sa flûte, disant, qu'il ne seroit jamais véritablement amoureux que de cette princesse. Il en faisoit souvent de jolis badinages, qui nous faisoient rire. Pour y répondre j'avois nommé mon luth prince, lui disant, que c'étoit son rival.

Cette lettre me perça le coeur; mes larmes m'empêchèrent long-temps de parler. Je ne comprenois rien au tour badin de mon frère. Son style me rassura quelques momens pour me replonger ensuite dans de plus fortes alarmes. Le conseil de guerre dont il faisoit mention et dont on m'avoit fait mystère, me jetoit dans des agitations terribles. Je tourmentai inutilement Mdme. de Sonsfeld, pour me permettre de lui répondre, mais elle resta inflexible, et ne me fit entendre raison qu'avec beaucoup de peine. Mon sort changea quelques jours après.

Un dimanche, 5. de Novembre, étant tranquillement dans mon lit, on vint m'avertir que Eversmann demandoit à me parler de la part du roi. Je le fis entrer, dissimulant tant bien que mal mon trouble. Je viens de Vousterhausen, me dit-il; le roi m'a ordonné de vous dire, que jusqu'à présent il vous a traitée avec douceur et ménagement, il n'a point voulu vous faire interroger, de crainte, de vous trouver coupable, d'autant plus que le prince royal et Katt ont avoué que vous étiez leur complice (ceci étoit entièrement faux), mais il prétend de vous en reconnoissance, que vous vous déterminiez sur le choix des deux partis qu'il vous a si souvent proposés. Prenez garde, Madame, à la réponse que vous me donnerez, la vie du prince royal et peut-être la vôtre en dépendent; il est dans une furieuse colère contre le prince et ne parle que de le faire décapiter. Je n'ose vous dire les funestes desseins qu'il roule dans son esprit contre vous deux, je tremble quand j'y pense, et il n'y a que vous qui puissiez les détourner. Songez y bien, je fais le préambule, mais le roi vous enverra d'autres personnes, qui sauront vous mettre à la raison, si vous ne me donnez une déclaration favorable.

Je souffris maux et martyres pendant tout ce discours. J'étois assez incertaine de ma réponse, si la fin de son raisonnement ne me l'eût suggérée. Le roi est le maître, lui repartis-je, il peut disposer de ma vie et de ma mort, mais il ne peut me rendre coupable, lorsque je ne le suis pas. Je ne désire rien tant que d'être examinée, mon innocence paroîtroit dans tout son lustre. Pour ce qui regarde les deux partis en question, ils me sont l'un et l'autre si odieux, que le choix en seroit trop difficile; cependant j'obéirai aux ordres du roi, dès qu'il sera d'accord avec la reine. Il se mit à rire fort insolemment. La reine? s'écria-t-il, le roi lui a déclaré nettement, qu'il ne veut plus qu'elle se mêle de quoi que ce soit.--Il ne peut pourtant empêcher qu'elle ne reste ma mère, ni lui ôter l'autorité que cette qualité lui donne sur moi. Que je suis malheureuse! quelle nécessité y-a-t-il de me marier, et d'où vient qu'on ne s'accorde pas sur celui que je dois épouser? Je suis livrée au sort le plus cruel, menacée alternativement de la malédiction de mon père et de ma mère, sans savoir quel parti prendre, ne pouvant obéir à l'un sans désobéir à l'autre. Eh bien, continua-t-il, préparez-vous donc à mourir; je vois bien qu'il n'est plus temps de vous rien cacher. On recommencera le procès du prince royal et de Katt, où vous allez être impliquée; il faut une victime de plus à la fureur du roi, Katt ne suffit pas pour éteindre sa rage, et on sera charmé de sauver votre frère à vos dépens. Que vous me faites plaisir, lui répondis-je; je suis détachée du monde; les adversités, que j'y ai éprouvées, m'ont fait reconnoître la vanité de toutes les choses humaines; je recevrai la mort avec joie et sans crainte, puisqu'elle me conduira à un heureux repos, dont personne ne pourra me priver. Mais que deviendroit en ce cas le prince royal? repartit-il. Si je lui sauve la vie, ma félicité est parfaite, et s'il meurt, je n'aurai pas le chagrin de lui survivre. Vous êtes inflexible, Madame, mais ceux que le roi vous enverra, sauront vous mettre à la raison. J'ai de plus à vous défendre expressément de la part de ce prince, de rien faire savoir de tout ce que je vous ai dit, à la reine. Cette triste conversation finit par là.

J'étois dans une altération effroyable, craignant de faire tort à mon frère par mes refus. On m'avoit fait accroire, que le conseil de guerre l'avoit condamné à une année de prison, et que Katt avoit été enfermé dans une forteresse pour le reste de ses jours. Je me tranquillisai pourtant, étant maîtresse de mon sort, et de rendre telle réponse qu'il me plairoit à ceux qui dévoient m'être envoyés de la part du roi, n'en voulant point donner de positive à un faquin comme Eversmann.

Je contai d'abord toutes ces circonstances à Mdme. de Sonsfeld. Nous conclûmes toutes deux d'en informer la reine. Comme nous jugeâmes bien que je serois épiée; je n'osai risquer de donner ma lettre à la femme de Bock, de crainte, qu'elle ne fût interceptée. J'eus donc recours à Mlle. de Kamken, fille de la grande maîtresse, que la reine avoit reprise à la place de la Bulow. Cette fille avoit infiniment d'esprit, de mérite et de solidité.

On avoit oublié de mettre la garde à un dégagement, qui faisoit la communication de l'appartement de mes soeurs et du mien, ce qui m'avoit facilité le plaisir de les voir. Mlle. de Kamken s'introduisit par-là secrètement chez moi. Les difficultés qu'elle me fit, ne me rebutèrent point. Je m'avisai d'empaqueter ma lettre dans un fromage, que je coupai en deux et que je rajustai ensemble le mieux que je pus. Envoyez ce fromage à votre mère, lui dis-je, mandez-lui, qu'il vient de Mdme. de Roukoul; on ne s'avisera sûrement pas d'y chercher une lettre. Cet expédient la rassura; elle suivit mon intention, qui réussit heureusement. J'avois supplié la reine, de garder le secret sur ce que je lui mandois et de me faire savoir ses ordres par la même voie. Elle fit tout à rebours.

Mdme. de Roukoul vint m'en apporter la réponse le lendemain matin. Cette dame étoit âgée de 70 ans; elle étoit remplie de probité et de mérite, mais son grand âge ne permettoit pas qu'on s'y fiât. Comme elle se doutoit de quelque mystère, elle voulut être présente à l'ouverture de la lettre. Il fallut donc mal gré bon gré la lire devant elle. Il n'y avoit que ce peu de mots:

«Vous êtes une poule mouillée qui s'épouvante de tout. Songez que je vous donne ma malédiction, si vous consentez à ce qu'on exige de vous. Faites la malade, pour gagner du temps.»

Les cornes me vinrent à la tête en lisant ce billet, et surtout la fin m'en embarrassa beaucoup. Le conseil étoit bon, mais il falloit de la discrétion, et j'étois sûre qu'on pécheroit de ce côté-là.

Dès que je fus seule avec Mdme. de Sonsfeld, nous consultâmes ensemble sur ce qu'il y avoit à faire. Nous jugeâmes qu'il étoit nécessaire de tromper Mdme. de Roukoul, et de lui donner le change sur ma feinte maladie. Mdme. de Sonsfeld me conseilla de remettre la comédie, que nous avions projetée, au jour suivant, pour des raisons, disoit-elle, qu'elle ne pouvoit m'expliquer.

Eversmann vint lui rendre visite le même soir. Le roi m'envoie, lui dit-il; il vous commande d'employer tous vos efforts pour persuader à la princesse d'épouser le duc de Weissenfeld. Ses refus ont épuisé sa patience; il vous fait dire, que votre logement est préparé à Spandau, où il vous enverra si elle ne se rend à ses volontés. Je quitterai la cour, lui repartit-elle, dès qu'il le jugera à propos. Le roi doit se ressouvenir de la répugnance que j'ai eue d'accepter le poste de gouvernante auprès de la princesse; je lui remontrai mon peu de capacité pour cet emploi, il me le donna malgré mes représentations. Je l'ai élevée dans les principes de la vertu et du christianisme; je l'aime et la chéris plus que ma vie, mais je suis prête à donner, non obstant cela, ma démission, si le roi ne me juge plus capable de remplir mes fonctions; je ne puis me mêler de choses qui passent mon hémisphère. La princesse est d'un âge assez mûr, pour savoir elle-même ce qu'elle a à faire. Je souhaite qu'elle prenne des résolutions conformes aux volontés du roi et de la reine; pour moi je resterai neutre et ne m'ingérerai point de lui donner conseil pour ou contre. Vous n'êtes peut-être pas informée, répondit-il, de la terrible tragédie qui s'est passée ce matin. Le sang de Katt n'a point appaisé le ressentiment du roi, il est plus furieux que jamais, et je crains fort que votre conduite ne lui donne lieu d'en venir avec vous à de fâcheuses extrémités. Sur cela il lui conta la déplorable fin de Katt, que je réserve pour un autre lieu, ne voulant point interrompre le fil de ma narration. Mdme. de Sonsfeld en fut terriblement frappée; elle ignoroit cette triste catastrophe, dont toutes les circonstances la firent frémir; sa fermeté n'en fut pourtant point ébranlée. Ménagez, au nom de Dieu, la princesse, s'écria-t-elle, et ne lui parlez point de cette exécution; elle a le coeur bon et compatissant, la situation du prince royal et le malheur de Katt ne peuvent que lui causer une violente altération, qui acheveroit de ruiner sa santé déjà fort dérangée; et pour ce qui me regarde, j'attends avec tranquillité et résignation tout ce qu'il plaira à la providence d'ordonner sur mon sujet. Eversmann, n'en pouvant tirer d'autre réponse, se retira assez mal satisfait.

J'endurois de violentes inquiétudes pendant cette conversation. Mdme. de Sonsfeld me la rendit mot-à-mot, à l'article de Katt près; elle étoit fort altérée et ne pouvoit me cacher ses larmes. Je pris le change, croyant que les menaces d'Eversmann les causoient.

Je me préparai à jouer la scène dont nous étions convenues. Je mis la Mermann de la confidence, j'étois sûre de sa discrétion et de sa fidélité. Je dinois tête à tête avec ma gouvernante dans un cabinet dont la porte donnoit sur un corridor; notre ordinaire étoit si mince, que nous jeûnions la plupart du temps; ce n'étoient que des os sans chair, cuits avec de l'eau et du sel, on ne nous donnoit au lieu de vin que de la petite bierre ce qui nous obligeoit de boire de l'eau toute pure. Nous étant mises à table, nous nous plaignîmes de ce qu'il faisoit trop chaud et nous fîmes ouvrir la porte du corridor où il y avoit toujours beaucoup de monde qui alloit et venoit. Je me laissai tomber tout doucement de la chaise, en criant: je me meurs. Mdme. de Sonsfeld courut promptement pour me secourir en appelant à l'aide. Ceux de dehors me voyant dans cet état me crurent morte, et en semèrent le bruit par tout le château. Les lamentations de la gouvernante et de la Mermann les confirmèrent dans cette idée; mes soeurs et les dames de la reine accoururent dans ma chambre. Je contrefis si bien la morte pendant une heure, qu'on envoya enfin chercher Stahl. Je repris mes sens avant son arrivée. Je maudissois mille fois en moi-même la nécessité qui me réduisoit à faire un personnage si contraire à mon caractère. On m'avoit couchée sur mon lit; je priai tout le monde de se retirer et de me laisser un peu tranquille. Je donnai par ce moyen le temps à Mdme. de Sonsfeld de prévenir le médecin, qui étoit entièrement dévoué à la reine. Il ne manqua pas de dire que j'étois fort malade. Tout le jour se passa ainsi.

J'eus encore le lendemain le chagrin de recevoir une visite de ce vilain visage de Eversmann. Comme je m'étois bien attendue qu'il ne manqueroit pas de venir examiner si mon mal étoit vrai ou faux, j'avois pris mes précautions de loin et avois eu soin de me faire chauffer des pierres de térébenthine, qui étoient cachées dans mon lit et dont je pouvois me servir lorsque quelqu'un de suspect venoit chez moi. Je les tenois entre mes mains, qui en devenoient brûlantes et faisoient accroire à chacun que j'avois une grosse fièvre et beaucoup de chaleur. Il venoit de Vousterhausen, où on étoit déjà informé de l'accident qui m'étoit survenu la veille. Etes-vous bien malade? me dit-il, donnez-moi un peu la main, que je voie si vous avez de la chaleur. Je la lui tendis sur-le-champ. Surpris de me trouver si mal, il demanda à Mdme. de Sonsfeld, si elle n'avoit pas envoyé chercher Stahl? Je l'ai risqué, lui répondit-elle, car la princesse, étoit hier dans un tel état, qu'il n'y avoit point de temps à perdre pour la secourir; mais je n'ai osé le faire venir aujourd'hui, et j'en ai demandé la permission à la reine. Il la tira à part et sortit avec elle. Je vous avois défendu, lui dit-il, de la part du roi, aussi bien qu'à la princesse de ne point informer la reine des commissions dont il m'avoit chargé pour vous, vous avez pourtant eu le courage l'une et l'autre de désobéir à cet ordre. La reine est instruite de tout; elle m'a traité comme le dernier des hommes, mais rendez grâces, vous et votre princesse, à mon bonté qui m'empêche de me venger. Si j'informois le roi de tout ceci, il vous feroit un mauvais parti à l'une et à l'autre. C'est ce que j'ai voulu vous dire seulement en passant, afin que cela ne vous arrive plus. Il se retira en proférant ces dernières paroles, et épargna la peine à Mdme. de Sonsfeld de lui répondre. Elle rentra toute effrayée dans ma chambre, pour me conter cette nouvelle imprudence de la reine. J'en restai stupéfiée. Nous ne doutâmes plus qu'elle n'en parlât encore au roi, ce qui auroit achevé de tout gâter et de nous exposer aux plus grands malheurs.

Chaque jour étoit signalé par quelque catastrophe. Ce n'étoient que des emprisonnemens, des confiscations et des exécutions continuelles, ce qui me faisoit appréhender, que les menaces du roi ne se changeassent enfin en effets, surtout s'il pouvoit trouver la moindre prise. Je le répète encore, mon sort m'inquiétoit le moins; celui des personnes que j'aimois absorboit toute mon attention. Je réfléchis toute la nuit sur ma situation; grand Dieu, qu'elle étoit affreuse! Je me voyois sans soutien, ne pouvant compter sur la reine, qui n'avoit aucun crédit et qui embrouilloit tout par ses imprudences et son indiscrétion. Mon frère ne me sortoit point de l'esprit. Je soupçonnois des mystères sur son sujet; mais toutes mes instances étoient inutiles et on me répondoit toujours qu'il étoit enfermé pour un an. Ne sachant pas la mort de Katt, je craignois qu'on ne recommençât les procédures et que la fin n'en fût funeste. Ma chère gouvernante m'alarmoit bien vivement; je l'aimois tendrement et j'aurois mieux aimé mourir que de l'exposer par mon obstination à tenir compagnie à tant d'illustres infortunés. Je me résolus donc enfin fermement à me sacrifier pour les autres et à épouser le duc de Weissenfeld, avec condition toutefois, que le roi m'accorderoit la grâce de mon frère. Je remis à lui faire savoir mes intentions jusqu'à ce qu'il m'envoyât ceux dont Eversmann m'avoit parlé. J'eus grand soin de cacher ce projet à Mdme. de Sonsfeld, qui y auroit mis sûrement obstacle.

Je passai ainsi six ou sept jours, au bout desquels Eversmann renouvela ses visites. J'affectois une grande foiblesse, qui me faisoit encore garder le lit. Il vint m'annoncer, que le roi étoit averti que je voyois mes soeurs et les dames de la reine, qu'il en étoit dans une très-violente colère, et qu'il me faisoit défendre sous peine de la vie de ne plus sortir de ma chambre et de ne point mettre la tête à la fenêtre.

En effet les ordres furent si bien donnés, que je devins prisonnière dans toutes les formes, et qu'on ne laissa plus entrer personne chez moi sans un ordre exprès du roi. Je pris mon parti là-dessus et je jugeai que Eversmann, malgré sa feinte générosité, en étoit la cause. Ce qui m'incommodoit le plus, c'étoit ma feinte maladie et de garder tout le jour le lit; je ne pouvois lire qu'à bâtons rompus, ce diantre d'homme venant m'interrompre à tout bout de champ et me rabattre les oreilles de son duc de Weissenfeld et de ses menaces.

La reine cependant arriva le 22. au matin à Berlin. A force d'affectation et de chagrin, j'étois très-indisposée en effet. Ma soeur Charlotte avoit obtenu la permission de me voir; elle courut d'abord chez moi. Je l'aimois beaucoup; elle avoit de l'esprit, de la vivacité et l'humeur fort douce. Elle m'a bien mal récompensée depuis de l'amitié que j'avois pour elle. A peine eut-elle mis le pied dans ma chambre, qu'elle me dit: n'avez-vous pas bien plaint mon pauvre frère et regretté Katt? Pourquoi? lui repartis-je en m'effrayant. Quoi, vous n'en savez rien? continua-t-elle en racontant fort confusément cette déplorable tragédie. J'en fus si saisie que le coeur me manqua. Mais il est à propos de placer ici ce grand événement.

Le conseil de guerre, qui devoit décider du sort des deux criminels, fut assemblé le 1. de Novembre à Potsdam. Il étoit composé de deux généraux, de deux colonels, de deux lieutenant-colonels, de deux majors, de deux capitaines et de deux lieutenants. Tout le monde s'étant excusé d'en être, le roi fit tirer toute l'armée au sort. Il tomba sur le généraux Denhoff et Linger, les colonels Derscho et Panewitz. J'ai oublié les lieutenant-colonels, le major Schenk des gens-d'armes et Weier du régiment du roi, aussi bien que le capitaine Einsiedel de ce même régiment. Ils donnèrent chacun leur voix par un passage de l'écriture sainte. Je ne me souviens que de celui de Denhoff, qui allégua la douleur de David, lorsqu'on vint lui dire la mort d'Absalon, et s'écria: ah mon fils Absalon, mon fils Absalon! etc. Le même et Linger opinèrent au pardon, mais les autres, pour faire leur cour au roi, condamnèrent mon frère et Katt à être décapités, procédure inouïe dans un pays chrétien et policé. Le roi auroit fait exécuter cette sentence, si toutes les puissances étrangères n'avoient intercédé pour le prince, particulièrement l'Empereur et les états généraux. Sekendorff se donna de grands mouvemens; ayant causé le mal il voulut le réparer. Il dit au roi, que le prince étoit à la vérité son fils, mais qu'il appartenoit à l'empire et que sa Majesté n'avoit aucun droit sur lui. Il eut bien de la peine à obtenir sa grâce; ses sollicitations diminuèrent peu à peu les desseins sanguinaires du roi. Grumkow qui s'en aperçut, voulut s'en faire un mérite auprès de mon frère; il se rendit à Custrin et l'engagea d'écrire et de faire des soumissions au roi.

Sekendorff entreprit aussi de sauver Katt, mais le roi resta inflexible. Son arrêt lui fut prononcé le 2. du même mois. Il l'entendit lire sans changer de couleur. Je me soumets, dit-il, aux ordres du roi et de la providence; je vais mourir pour une belle cause et j'envisage le trépas sans frayeur, n'ayant rien à me reprocher. Dès qu'il fut seul il appela Mr. Hartenfeld, qui étoit de garde auprès de lui et qui étoit fort de ses amis. Il lui donna la boîte qui renfermoit le portrait de mon frère et le mien. Gardez-la, lui dit-il, et souvenez-vous quelquefois du malheureux Katt, mais ne la montrez à personne, cela pourroit encore faire du tort après ma mort aux illustres personnes que j'y ai peintes. Il écrivit ensuite trois lettres, à son aïeul, à son père et à son beau-frère. J'en ai obtenu les copies et je les ai traduites mot-à-mot de l'allemand.

Monsieur mon très-honoré grand-père!

Je ne saurois vous exprimer avec quelle douleur et agitation j'écris celle-ci. Moi qui ai été le principal objet de vos soins, que vous aviez destiné à être le soutien de votre famille, que vous aviez élevé dans des sentimens utiles au service du maître et du prochain, qui ne suis jamais sorti de chez vous sans être honoré de vos bontés et de vos conseils; moi qui devois faire la consolation et la félicité de votre vieillesse, enfin moi, misérable que je suis! je deviens l'objet de votre douleur et de votre désespoir. Au lieu de vous réjouir par de bonnes nouvelles, je me vois obligé de vous annoncer l'arrêt de ma mort, qui a déjà été prononcé. Ne prenez pas mon triste sort trop à coeur; il faut se soumettre aux décrets de la providence, si elle nous éprouve par des adversités, elle nous donne aussi la force de les soutenir avec fermeté et de les vaincre. Il n'y a rien d'impossible à Dieu, il peut secourir quand il veut. Je mets toute ma confiance en cet Être suprême, qui peut encore diriger le coeur du roi à la clémence et me faire obtenir autant de grâces que j'ai éprouvé de rigueur. Si ce n'est point la volonté de Dieu, je ne l'en louerai et bénirai pas moins, étant persuadé que ce qu'il fera sera pour mon bien. Ainsi je me soumets avec patience à ce que votre crédit et celui de vos amis pourra obtenir de sa Majesté. Je vous demande en attendant mille fois pardon de mes fautes passées, espérant que le bon Dieu, qui pardonne aux plus grands pécheurs, aura compassion de moi. Je vous supplie de suivre son exemple envers moi et de me croire etc.

Le 2. de Novembre 1730.

Voici des vers qu'on trouva écrits sur la fenêtre de sa prison:

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