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Mémoires de Frédérique Sophie Wilhelmine de Prusse, margrave de Bareith. Tome 1

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Par le temps et la patience

On obtient une bonne conscience;

Si vous voulez savoir qui écrit cela,

Le nom de Katt vous l'apprendra,

Toujours content en espérance.

Au dessous il y avoit:

Celui que la curiosité portera à lire cette écriture, apprendra que l'écrivain a été mis aux arrêts par ordre de sa Majesté le 16. d'Août de l'année 1730, non sans l'espérance de recevoir la liberté, quoique la façon dont il est gardé lui fasse augurer quelque chose de funeste.

Un ecclésiastique étant venu le voir le jour suivant, pour le préparer à la mort, il lui dit: je suis un grand pécheur; ma trop grande ambition m'a fait commettre bien des fautes, dont je me repens de tout mon coeur. Je me suis reposé sur ma fortune; les bonnes grâces du prince royal m'ont aveuglé à un point que je me suis méconnu moi-même. A présent je reconnois que tout est vanité; je sens un vif repentir de mes péchés et je désire la mort comme le seul chemin qui puisse me conduire à un bonheur stable et éternel. Il passa cette journée et celle qui suivit en de pareilles conversations.

Le lendemain au soir le major Schenk vint l'avertir que son supplice devoit se faire à Custrin et que le carrosse, qui devoit l'y conduire, l'attendoit. Il parut un peu étonné de cette nouvelle, mais reprenant d'abord sa tranquillité, il suivit avec un visage riant Mr. de Schenk, qui monta en carrosse avec lui aussi bien que deux autres officiers des gens-d'armes. Un gros détachement de ce corps les escorta jusqu'à Custrin. Mr. de Schenk qui étoit fort touché lui dit qu'il étoit au désespoir d'être chargé d'une si triste commission. J'ai ordre de sa Majesté, continua-t-il, d'être présent à votre exécution; j'ai refusé par deux fois ce funeste emploi, il faut obéir: mais Dieu sait ce qu'il m'en coûte! Plaise au ciel que le coeur du roi se change et que je puisse avoir la satisfaction de vous annoncer votre grâce. Vous avez trop de bonté, lui répliqua Katt, mais je suis content de mon sort. Je meurs pour un maître que j'aime, et j'ai la consolation de lui donner par mon trépas la plus forte preuve d'attachement qu'on puisse exiger. Je ne regrette point le monde, je vais jouir d'une félicité sans fin. Pendant le chemin il prit congé des deux officiers, qui étoient auprès de lui, et de tous ceux qui l'escortoient. Il arriva à 9 heures du matin à Custrin, où on le mena droit à l'échafaud.

Le jour auparavant le général Lepel, gouverneur de la forteresse, et le président Municho conduisirent mon frère dans un appartement, qu'on lui avoit préparé exprès dans l'étage au dessous de celui où il avoit logé. Il y trouva un lit et des meubles. Les rideaux des fenêtres étoient baissés, ce qui l'empêcha de voir d'abord ce qui se passoit au dehors. On lui apporta un habit brun tout uni, qu'on l'obligea de mettre. J'ai oublié de dire, qu'on en avoit donné un pareil à Katt. Alors le général, ayant levé les rideaux lui fit voir un échafaud tout couvert de noir de la hauteur de la fenêtre, qu'on avoit élargie et dont on avoit ôté les grilles; après quoi lui et Municho se retirèrent. Cette vision et l'altération de Municho firent croire à mon frère qu'on alloit lui prononcer sa sentence de mort, et que ces apprêts se faisoient pour lui, ce qui lui causa une violente agitation.

Mr. de Municho et le général Lepel entrèrent dans sa chambre le matin, un moment avant que Katt parût, et tâchèrent de le préparer le mieux qu'ils purent à cette terrible scène. On dit que rien n'égala son désespoir. Pendant ce temps Schenk rendit le même office à Katt. Il lui dit en entrant dans la forteresse: conservez votre fermeté, mon cher Katt, vous allez soutenir une terrible épreuve, vous êtes à Custrin et vous allez voir le prince royal. Dites plutôt, lui repartit-il, que je vais avoir la plus grande consolation qu'on ait pu m'accorder. En disant cela il monta sur l'échafaud. On obligea alors mon malheureux frère de se mettre à la fenêtre. Il voulut se jeter dehors, mais on le retint. Je vous conjure, au nom de Dieu, dit-il à ceux qui étoient à l'entour de lui, de retarder l'exécution, je veux écrire au roi que je suis prêt à renoncer à tous les droits que j'ai sur la couronne, s'il veut pardonner à Katt. Mr. de Municho lui ferma la bouche avec son mouchoir. Jetant les yeux sur lui, que je suis malheureux mon cher Katt! lui dit-il, je suis cause de votre mort; plût à Dieu que je fusse à votre place. Ah, Monseigneur, répliqua celui-ci, si j'avois mille vies, je les sacrifierois pour vous. En même temps il se mit à genoux. Un de ses domestiques voulut lui bander les yeux, mais il ne voulut pas le souffrir. Alors élevant son âme à Dieu il s'écria: mon Dieu! je remets mon âme entre tes mains. A peine eut-il proféré ces paroles, que sa tête, tranchée d'un coup, roula à ses pieds. En tombant il étendit les bras du coté de la fenêtre où avoit été mon frère. Il n'y étoit plus; une forte foiblesse qui lui étoit survenue, avoit obligé ces Mrs. de le porter sur son lit. Il y resta quelques heures sans sentiment. Dès qu'il eut repris ses sens, le premier objet qui s'offrit à sa vue, fut le corps sanglant du pauvre Katt, qu'on avoit posé de façon, qu'il ne pouvoit éviter de le voir. Cet objet le rejeta dans une seconde foiblesse, dont il ne revint que pour prendre une violente fièvre. Mr. de Municho, malgré les ordres du roi, fit fermer les rideaux de la fenêtre et envoya chercher les médecins, qui le trouvèrent en grand danger. Il ne voulut rien prendre de ce qu'ils lui donnèrent. Il étoit tout hors de lui-même et dans de si fortes agitations, qu'il se seroit tué si on ne l'en avoit empêché. On crut le ramener par la religion, et on envoya chercher un ecclésiastique, pour le consoler; mais tout cela fut inutile, et ses mouvemens violents ne se calmèrent que lorsque ses forces furent épuisées. Les larmes succédèrent à ces terribles transports. Ce ne fut qu'avec une peine extrême qu'on lui persuada de prendre des médicines. On n'en vint à bout qu'en lui représentant, qu'il causeroit encore la mort de la reine et la mienne, s'il persistoit à vouloir mourir. Il conserva pendant long-temps une profonde mélancolie, et fut trois fois vingt-quatre heures en grand danger. Le corps de Katt resta exposé sur l'échafaud jusqu'au coucher du soleil. On l'enterra dans un des bastions de la forteresse. Le lendemain le bourreau alla demander le salaire de cette exécution au Maréchal de Wartensleben, ce qui faillit lui causer la mort de douleur.

Trois ou quatre jours après Grumkow, comme je l'ai déjà dit, obtint la permission du roi d'aller à Custrin. Il entra chez mon frère d'un air soumis et respectueux. Je ne viens, lui dit-il, que pour demander pardon à votre Altesse Royale du peu de ménagement que j'ai eu jusqu'à présent pour Elle; j'y ai été obligé pour obéir aux ordres du roi, je les ai même exécutés ponctuellement, pour être plus à portée, Monseigneur, de vous rendre service. Le chagrin qu'on vient de vous causer par la mort de Katt, nous a fait une peine infinie, à Sekendorff et à moi. Nous avons employé tous nos efforts pour le sauver, mais inutilement. Nous allons les redoubler pour faire votre paix avec le roi, mais il faut que votre Altesse Royale y travaille Elle-même, et qu'elle me charge d'une lettre remplie de soumissions, que se présenterai au roi et que j'appuyerai de tout mon pouvoir. Mon frère se détermina avec beaucoup de peine à cette démarche, il la fit toutefois.

Grumkow fit un portrait si touchant de son triste état, qu'il émut le coeur de ce prince, qui lui accorda sa grâce. Il fut élargi le 12. de Novembre de la forteresse; on lui donna la ville pour prison. Le roi lui conféra le titre de conseiller de guerre, avec ordre, d'assister ponctuellement aux délibérations de la chambre, de finances et des domaines. Il y étoit assis après le dernier des conseillers de guerre. Il plaça auprès de lui trois hommes de robe: Mr. de Vollen, de Rovedel et de Natzmar. Ce dernier étoit fils du Maréchal. Il avoit de l'esprit et du monde, ayant beaucoup voyagé; mais c'étoit un petit-maître manqué. Je ne puis m'empêcher de mettre ici un trait de son étourderie.

Étant à Vienne dans l'antichambre de l'Empereur, il apperçut le duc le Lorraine, depuis Empereur, dans un coin de la chambre, qui bâilloit; sans penser à l'impertinence de son action, il court lui fourrer le doigt dans la bouche. Le duc en fut un peu surpris, mais connoissant l'humeur de Charles VI., fort rigide sur les étiquettes, il n'en fit point de bruit et se contenta de lui dire, qu'apparemment il s'étoit mépris.

Les deux autres de ces Mrs. étoient d'honnêtes gens, mais fort épais. La dépense de mon frère fut réglée fort petitement; on lui défendit toute recréation, sur tout la lecture et de parler et d'écrire en françois. Toute la noblesse du voisinage se cotisa pour fournir à sa table, aussi bien que les réfugiés françois de Berlin, qui lui envoyèrent du linge et des rafraîchissemens. On eut bien de la peine à dissiper sa mélancolie; il ne voulut jamais quitter l'habit brun, qu'on lui avoit donné dans la forteresse, qu'il ne fût en lambeaux, parcequ'il étoit égal à celui de Katt. Malgré toutes les rigoureuses défenses du roi, il passoit fort bien son temps, ceux qui étoient autour de lui ne faisant pas semblant de s'apercevoir de ce qu'il faisoit.

L'élargissement de mon frère modéra un peu ma douleur et me causa une vive joie. La reine l'augmenta par sa présence. Elle me conta tous les chagrins qu'elle avoit endurés à Vousterhausen, et ses inquiétudes pour mon frère. Je pleurois et riois tour à tour des différentes situations où il avoit été. Elle continua ses visites tant que le roi fut absent. Elle ne cessoit de m'inquiéter sur l'avenir. Je pars le mois prochain pour Potsdam, me disoit-elle; je suis avertie qu'on vous livrera de terribles assauts; on vous ôtera la Sonsfeld, qui vous quittera de très-mauvaise grâce, et on vous donnera en sa place des personnes suspectes, peut-être même vous enverra-t-on à une forteresse. Prenez votre parti là-dessus d'avance, et armez-vous de fermeté; refusez constamment de vous marier et laissez-moi faire le reste; si vous suivez mes conseils, je ne désespère pas encore de vous établir en Angleterre. Je lui promis tout ce qu'elle vouloit pour la tranquilliser, mais ma résolution étoit prise, d'obéir au roi. Ce prince interrompit nos entrevues; il vint passer les fêtes de noël à Berlin et y resta une quinzaine de jours. Ainsi finit cette triste année, mémorable en événemens funestes.

L'année 1731, que je vais commencer, fut encore bien dure pour moi; ce fut pourtant durant son cours qu'on jeta les fondemens du bonheur de ma vie.

Le roi retourna le 11. de Janvier à Potsdam, où la reine le suivit le 28. Pendant le peu de temps qu'elle resta à Berlin, Mr. de Sastot, son chambellan et proche parent de Grumkow, entreprit de les réconcilier. Grumkow, plus raffiné que lui, et bien résolu de s'en servir pour dupe, profita de cette occasion pour parvenir à ses fins. Il le chargea de faire toutes les avances imaginables de sa part à la reine et de l'assurer, que si elle vouloit encore se confier à lui, il se chargeoit de faire réussir mon mariage avec le prince de Galles. La reine qui aimoit à se flatter, donna tout du long dans le panneau, et en deux jours de temps ils étoient amis à brûler. La reine m'en fit d'abord confidence. Grumkow étoit devenu le plus honnête homme du monde, et elle rejetoit tout le passé sur Sekendorff et sur la mauvaise conduite du chevalier Hotham. Je fus extrêmement surprise de cette nouvelle, qui m'alarma beaucoup, pouvoit bien augurer les suites. Mais comme je savois que la reine ne pouvoit souffrir les contradictions, je lui déguisai mes pensées.

La veille de son départ, me regardant fixement, je viens prendre congé de vous, ma chère fille, me dit-elle. Je me flatte que Grumkow me tiendra parole et qu'il empêchera qu'on ne vous inquiète pendant mon séjour de Potsdam: mais comme on ne peut pas toujours prévoir l'avenir, et que Grumkow est obligé par politique d'avoir de grands ménagemens pour Sekendorff, afin de le tromper d'autant mieux, j'exige une chose de vous, qui seule peut me tranquilliser pendant mon absence; c'est que vous fassiez un serment sur votre salut éternel, que vous n'épouserez jamais que le prince de Galles. Vous voyez bien que je ne vous demande rien que de juste et de raisonnable, ainsi je ne doute pas que vous ne me donniez cette satisfaction. Cette proposition me rendit interdite; je crus l'éluder en lui représentant, que Grumkow étant de son parti, il n'y avoit plus rien à craindre pour moi, et que j'étois persuadée qu'il feroit mon mariage puisqu'il l'avoit promis. La reine ne se laissa point amuser par cette réponse, et insista sur le serment. Il me vint heureusement une bonne idée que je suivis pour me tirer d'embarras. Je suis calviniste, lui dis-je, et votre Majesté n'ignore pas que la prédestination est un des articles principaux de ma religion. Mon sort est écrit au ciel, si la providence par ses décrets éternels a conclu que je sois établie en Angleterre, ni le roi ni aucune puissance humaine ne seront en état de l'empêcher, et si au contraire elle en a ordonné autrement, toutes les peines et les efforts que votre Majesté se donnera pour y parvenir, seront vains. Je ne puis donc prêter un serment téméraire, que je ne serois peut-être pas en état de tenir, et offenser Dieu en agissant contre les principes de ma conscience et de la croyance que j'ai. Tout ce que je puis promettre est, de ne point me rendre aux volontés du roi qu'à la dernière extrémité. La reine n'eut rien à me répliquer; je remarquai que ma réponse l'avoit fâchée, mais je ne fis semblant de rien. Nous nous attendrîmes toutes les deux en prenant congé; le coeur me fendoit et je ne pouvois me séparer d'elle, je l'aimois à l'adoration, et en effet elle avoit bien des belles qualités. Nous convînmes d'adresser des lettres indifférentes à la Ramen et de nous servir de la femme du valet de chambre, pour faire passer celles qui étoient de conséquence.

J'ai oublié un article fort intéressant. La Bulow avant que de partir pour la Lithuanie, avoit eu une grande conversation avec Boshart, chapelain de la reine, dans laquelle elle lui avoit dévoilé le caractère de la Ramen et toutes ses intrigues. Cet ecclésiastique, qui hantoit beaucoup de gens, en avoit déjà entendu quelque chose. Il résolut d'en avertir la reine, et eut le bonheur de la convaincre si authentiquement des infâmes menées de cette femme, qu'elle lui promit de ne lui rien confier que ce qu'elle voudroit qui parvînt aux oreilles du roi. Elle nous conta d'abord ce que Boshart lui avoit dit, et nous avoua alors, qu'elle avoit bien remarqué la défiance que nous avions eue pour cette créature, mais qu'elle n'avoit pu s'imaginer qu'elle fût capable d'une telle noirceur. Nous lui conseillâmes de jouer fin contre fin, de continuer à lui faire bon visage et de lui en donner à garder tant qu'elle pourroit.

Je me trouvai bien désolée après le départ de la reine, enfermée dans ma chambre de lit, où je ne voyois personne, continuant toujours à faire abstinence, car je mourois de faim. Je lisois tant que le jour duroit et je faisois des remarques sur mes lectures. Ma santé s'affoiblissoit beaucoup, je devenois maigre comme un squelette faute d'alimens et d'exercices.

Un jour que nous étions à table, Mdme. de Sonsfeld et moi, à nous regarder tristement, n'ayant rien à manger qu'une soupe d'eau au sel et un ragoût de vieux os, rempli de cheveux et de saloperies, nous entendîmes cogner assez rudement contre la fenêtre. Surprises nous nous levâmes précipitamment pour voir ce que c'étoit. Nous trouvâmes une corneille, qui tenoit un morceau de pain dans son bec; elle le posa dès qu'elle nous vit sur le rebord de la croisée et s'envola. Les larmes nous vinrent aux yeux de cette aventure. Notre sort est bien déplorable, dis-je à ma gouvernante, puisqu'il touche les êtres privés de raison; ils ont plus de compassion de nous que les hommes, qui nous traitent avec tant de cruauté. Acceptons l'augure de cet oiseau, notre situation va changer de face. Je lis actuellement l'histoire romaine, et j'y ai trouvé, continuai-je en badinant, que leur approche porte bonheur. Au reste il n'y avoit rien que de très-naturel à ce que je viens de dire. La corneille étoit privée et appartenoit au Margrave Albert; elle s'étoit peut-être égarée et recherchoit son gîte. Cependant mes domestiques trouvèrent cette circonstance si merveilleuse, qu'elle fut divulguée en peu de temps par toute la ville; ce qui inspira tant de pitié pour mes peines à la colonie françoise qu'au risque d'encourir le ressentiment du roi, ils m'envoyoient tous les jours à manger dans des corbeilles, qu'ils posoient devant ma garderobe, et que la Mermann prenoit soin de vuider. Cette action et le zèle qu'ils témoignoient à mon frère m'a inspiré une haute estime pour cette nation, que je me suis fait une loi de soulager et de protéger quand j'en trouve les occasions.

Tout le mois de Février se passa de cette façon. La reine fit tant d'instances à Grumkow, qu'il m'obtint enfin la permission de revoir mes soeurs et les dames de cette princesse. J'étois alors dans une tranquillité parfaite, hors d'appréhension pour mon frère, et je n'entendois plus parler de mes odieux mariages. Ma petite société étoit douce et accommodante; je m'accoutumois peu à peu à la retraite et devenois véritable philosophe.

La reine m'écrivoit de temps en temps ce qui se passoit. Elle continuoit à être au mieux avec Grumkow. Elle me manda, qu'il alloit faire une dernière tentative en Angleterre, à laquelle le roi avoit consenti, et qu'elle s'en promettoit de très-heureuses suites. Je n'étois pas de son avis. Je ne pouvois concevoir comment elle pouvoit se fier à un homme qui se faisoit un point d'honneur de tromper tout le monde, et qui n'avoit cessé jusqu'alors de la persécuter. Je me doutai d'avance que la fin de cette grande amitié seroit funeste et qu'elle en seroit la dupe. Mes conjectures furent justes. Le roi commença à tourmenter la reine sur mon mariage à la fin de Mars. Elle m'en avertit d'abord, se plaignant beaucoup de ce qu'elle enduroit de sa mauvaise humeur. Il la maltraitoit publiquement à table et paroissoit plus animé que jamais contre mon frère et contre moi sans qu'elle en sût les raisons. Grumkow en rejetoit la faute sur Sekendorff et lui faisoit accroire, que ce ministre, ayant averti le roi de sa bonne intelligence avec elle, avoit diminué par-là son crédit.

Je n'avois point participé aux sacremens depuis neuf mois, n'en ayant pu obtenir la permission du roi. La reine me permit de lui écrire, pour lui demander cette grâce. Malgré les défenses de cette princesse je témoignai à ce prince la douleur que me causoit sa disgrâce. Ma lettre fût des plus touchantes et capable d'attendrir un coeur de roche. Pour toute réponse il dit à la reine, que sa canaille de fille pouvoit communier. Il donna ses ordres pour cet effet à Eversmann et lui nomma l'ecclésiastique, qui devoit en faire la fonction. Cela se passa secrètement dans ma chambre, où Eversmann fut présent à cette pieuse cérémonie. Tout le monde en tira un bon augure pour mon raccommodement, le roi en ayant usé de même avec mon frère avant qu'il sortît de la forteresse.

Cependant Grumkow avoit écrit par ordre du roi en Angleterre. Il s'étoit adressé à Reichenbach, pour le charger de demander une déclaration formelle sur mon mariage avec le prince de Galles; mais il avoit eu soin de donner des instructions secrètes à celui-ci, pour le faire échouer.

Dans ces entrefaites Eversmann recommença ses visites. Il vint me faire un jour des complimens de la reine, et comme je m'informai de sa santé et de celle du roi, il est de très-mauvaise humeur, me dit-il, et la reine est triste sans que j'en sache la raison. Je suis affairé que c'est terrible. Le roi m'a ordonné de mettre le grand appartement en ordre et d'y faire transporter toute la nouvelle argenterie. Vous aurez bien du bruit au dessus de votre tête, Madame, car on y prépare plusieurs fêtes. Les noces de la princesse Sophie doivent se faire bientôt avec le prince de Bareith. Le roi a invité beaucoup d'étrangers: le duc de Wurtemberg, le duc, la duchesse et le prince Charles de Bevern, le prince de Hohenzollern et quantité d'autres. Que je vous plains, continua-t-il, de ne point être de ces plaisirs; car le roi a dit qu'il ne souffriroit point que vous parussiez en sa présence. Je prendrai aisément mon parti là-dessus, lui répondis-je, mais je n'en prendrai jamais sur la disgrâce de ce prince, et je n'aurai point de repos jusqu'à ce qu'il m'ait rendu ses bonnes grâces.

Je ne fis pas grande réflexion sur cette conversation, mais Mdme. de Sonsfeld m'en parut inquiète. Il se forme un nouvel orage, me dit-elle; Grumkow dupe sûrement la reine, et je crains fort, Madame, que tous ces apprêts ne se fassent pour vous. Au nom de Dieu! tenez bon et ne vous rendez pas malheureuse. On vous destine le prince de Bareith; préparez votre réponse d'avance, car j'appréhende que la bombe ne crève quand vous vous y attendrez le moins. Comme je ne voulois point lui dire mes intentions, je ne lui répondis que problematiquement là-dessus.

Les réponses d'Angleterre étant arrivées, la reine ne manqua pas de m'en faire part. Reichenbach avoit très-bien exécuté les instructions de Grumkow. Il parla avec tant de fierté de la part du roi aux ministres anglois, que ceux ci, déjà fort piqués de l'affront fait au chevalier Hotham, prirent la déclaration pour une nouvelle insulte. Le roi d'Angleterre en fut outré; il jugea pourtant nécessaire de cacher sa réponse au prince de Galles et au reste de la nation. Il répondit au roi, qu'il ne se désisteroit jamais du mariage de mon frère avec la princesse sa fille, et que si cette condition n'étoit pas de son goût, il marieroit le prince de Galles avant la fin de l'année. Le roi, mon père, lui écrivit par la même poste, qu'il étoit résolu de faire mes noces avant qu'il fût deux mois et qu'il préparoit tout pour cet effet. La reine fût au désespoir de cette rupture, comme on peut bien le croire; mais je ne sais quel espoir lui restoit encore, puisqu'elle me recommandoit toujours de rester ferme à refuser tous les partis qu'on me proposeroit.

Sept ou huit jours après Eversmann vint chez moi. Il affectoit un air hypocrite et vouloit faire le bon valet. Je vous ai aimée, me dit-il, depuis que vous êtes au monde, je vous ai portée mille fois sur mes bras et vous étiez la favorite de chacun; malgré toutes les duretés, que je vous ai dites de la part du roi, je suis pourtant de vos amis; je veux vous en donner une preuve aujourd'hui et vous avertir de ce qui se passe. Votre mariage est entièrement rompu avec le prince de Galles. La réponse qu'on a donné au roi, l'a rendu furieux; il fait souffrir maux et martyres à la reine, qui devient maigre comme un bâton. Il est animé tout de nouveau contre le prince royal; il dit qu'on ne à pas bien examiné lui et Katt, et qu'il y a bien des circonstances de conséquence qu'il ignore et qu'il veut encore approfondir. Votre mariage avec le duc de Weissenfeld est fermement résolu; je prévois les plus grands malheurs si vous persistez dans votre obstination; le roi se portera aux dernières extrémités contre la reine, contre le prince royal et contre vous. Dans peu vous apprendrez si je mens ou si je dis vrai. C'est à vous à penser à ce que vous voulez faire. Ma réponse étoit toujours la même, c'étoit un refrain que j'avois appris par coeur à force de le répéter. Il se retira donc assez mal-satisfait.

Je reçus la même après-midi une lettre de la reine, qui confirma ce que Eversmann venoit de me dire. La femme du valet de chambre me la rendit elle-même et m'en fit voir une de son mari. «Il est impossible, lui mandoit-il, de vous décrire le déplorable état où se trouve la reine; peu s'en fallut que hier le roi n'en vint aux plus fâcheuses extrémités avec elle, ayent voulu la frapper de sa canne. Il est plus enragé que jamais contre le prince royal et la princesse. Dieu, ayez pitié de nous dans de si fortes adversités!»

Le lendemain, 10. de Mai, jour le plus mémorable de ma vie, Eversmann réitéra sa visite. A peine étois-je réveillée qu'il parut devant mon lit. Je reviens dans ce moment de Potsdam, me dit-il, où j'ai été obligé d'aller hier, après être sorti de chez vous. Je n'ai pu m'imaginer quelle affaire pressante m'y appeloit si fort à la hâte. J'ai trouvé le roi et la reine ensemble. Cette princesse pleuroit à chaudes larmes et le roi paroissoit fort en colère. Dès qu'il m'a vu il m'a ordonné de retourner au plus vite ici, pour faire les emplettes nécessaires pour vos noces. La reine a voulu faire un dernier effort pour détourner ce coup et l'appaiser, mais plus elle lui faisoit d'instances plus il aigrissoit. Il a juré par tous les diables de l'enfer qu'il chasseroit ignominieusement Mdme. de Sonsfeld, et que pour faire un exemple de sévérité, il la feroit fouetter publiquement par tous les carrefours de la ville, puisqu'elle seule, dit-il, est cause de votre désobéissance; et pour vous, continua-t-il, si vous ne vous soumettez, on vous mènera à une forteresse, et je veux bien vous avertir que les chevaux sont déjà commandés pour cet effet. Adressant ensuite la parole à Mdme. de Sonsfeld, je vous plains de tout mon coeur, lui dit-il, d'être condamnée à une pareille infamie, mais il dépend de la princesse de vous l'épargner. Il faut pourtant avouer que vous ferez un beau spectacle, et que le sang, qui découlera de votre dos blanc, en relèvera la blancheur et sera appétissant à voir. Il falloit être de pierre pour entendre de pareils propos avec sang froid; cependant je me modérai et tâchai de rompre cet entretien sans entrer en matière.

Je fis part de ces belles nouvelles aux dames de la reine. Elles me demandèrent quel parti je prendrois dans de si cruelles conjonctures? Celui d'obéir, leur répondis-je, pourvu qu'on m'envoie quelqu'autre que Eversmann, auquel je suis bien résolue de ne jamais donner ma réponse. Je ne doute plus d'aucune menace depuis l'horrible tragédie de Katt et tant d'autres voies de faits, qui se sont passées depuis peu. La Bulow et Duhan étoient aussi innocens que Mdme. de Sonsfeld, cependant on ne les a pas épargnés. D'ailleurs la considération même de la reine et de mon frère me déterminent absolument à mettre fin à toutes ces dissensions domestiques. Mdme de Sonsfeld, qui m'avoit épiée, se jeta à mes pieds: au nom de Dieu! s'écria-t-elle, ne vous laissez point intimider: je connois votre bon coeur, vous appréhendez mon malheur et vous m'y précipitez, Madame, en voulant vous rendre infortunée pour le reste de vos jours. Je ne crains rien, j'ai la conscience nette et je me trouve la plus heureuse personne du monde si je puis faire votre félicité à mes dépens. Je fis semblant, pour la tranquilliser, de changer d'avis.

Le soir à cinq heures la femme du valet de chambre m'apporta une lettre de le reine; elle étoit écrite ce même matin. En voici le contenu:

«Tout est perdu! ma chère fille, le roi veut vous marier quoiqu'il coûte. J'ai soutenu plusieurs terribles assauts sur ce sujet, mais ni mes prières ni mes larmes n'ont rien effectué. Eversmann a ordre de faire les emplettes pour vos noces. Il faut vous préparer à perdre la Sonsfeld; il veut la faire dégrader avec infamie si vous n'obéissez. On vous enverra quelqu'un pour vous persuader; au nom de Dieu, ne consentez à rien! Je saurai bien vous soutenir; une prison vaut mieux qu'un mauvais mariage. Adieu, ma chère fille, j'attends tout de votre fermeté.»

Mdme. de Sonsfeld me réitéra encore ses instances et me parla très-fortement pour me déterminer à suivre les ordres de la reine. Pour me défaire de ces tourmens, je repassai dans ma chambre, où je me mis devant mon clavecin, faisant semblant de composer. A peine y étois-je un moment que je vis entrer un domestique, qui me dit d'un air effaré mon Dieu, Madame, il y a quatre Messieurs là, qui demandent à vous parler de la part du roi. Qui sont-ils? lui dis-je fort précipitamment. Je me suis si effrayé, me répondit-il, que je n'y ai pas pris garde. Je courus alors dans la chambre où étoit la compagnie. Dès que je leur eus dit de quoi il étoit question chacun s'enfuit. La gouvernante qui étoit allée recevoir cette mal-encontreuse visite, rentra suivie de ces Mrs. Au nom de Dieu! me dit-elle en passant, ne vous laissez pas intimider. Je passai dans ma chambre de lit, où ils entrèrent incontinent. C'étoit Mrs. de Borck, Grumkow, Poudevel, son gendre, et un quatrième qui m'étoit inconnu, mais que j'appris depuis être Mr. Tulmeier, ministre d'état, qui jusqu'alors avoit été dans les intérêts de la reine. Ils firent retirer ma gouvernante et fermèrent fort soigneusement la porte. J'avouerai que malgré toute ma résolution, je sentis une altération effroyable, en me voyant au dénouement de mon sort, et sans une chaise que je trouvai au milieu de la chambre sur laquelle je m'appuyai, je serois tombée à terre.

Grumkow prit le premier la parole. Nous venons ici, Madame, me dit-il, par ordre du roi. Ce prince s'est laissé fléchir jusqu'à présent, dans l'espérance de pouvoir encore effectuer votre mariage avec le prince de Galles. J'ai été moi-même chargé de cette négociation, et j'ai fait tout mon possible pour déterminer la cour de Londres à consentir au simple mariage. Mais au lieu de répondre comme elle le devoit aux propositions avantageuses du roi, mon maître, il n'en a reçu qu'un refus méprisant; le roi d'Angleterre lui ayant déclaré qu'il marieroit son fils avant la fin de l'année. Sa Majesté très-piquée de ce procédé y a répondu, en assurant le roi, son beau-frère, que votre hymen se feroit avant trois mois. Vous jugez bien, Madame, qu'il n'en veut point avoir le démenti, et quoiqu'en qualité de père et de souverain il puisse se dispenser de pareilles discussions avec vous, il veut pourtant bien s'abaisser jusqu'à ce point et vous exposer le déshonneur qu'il y auroit pour vous et pour lui, d'être plus long-temps le jouet de l'Angleterre. Vous n'ignorez pas, Madame, que l'obstination de cette cour a causé tous les malheurs de votre maison. Les intrigues de la reine et sa persévérance à s'opposer aux volontés du roi l'ont aigri à un tel point contre elle, qu'on ne doit s'attendre tous les jours qu'à une rupture totale entr'eux. Songez, Madame, au malheur du prince royal et de tant d'autres personnes, aux quelles le roi a fait ressentir le poids de son courroux. Ce pauvre prince traîne une vie misérable à Custrin. Le roi est encore si animé contre lui, qu'il regrette d'avoir fait mourir Katt, parceque, dit-il, il en auroit pu tirer des eclaircissemens plus forts; il soupçonne toujours le prince royal de crime de lèse-Majesté, et sera charmé de trouver le prétexte de vos refus pour recommencer son procès. Mais j'en viens au point essentiel. Pour applanir toutes les difficultés que vous pourriez lui faire, nous avons ordre de ne vous proposer que le prince héréditaire de Bareith. Vous ne pouvez rien alléguer contre ce parti. Ce prince devient le médiateur entre le roi et la reine; c'est elle qui l'a proposé au roi, elle ne pourra donc qu'applaudir à ce choix. Il est de la maison de Brandebourg et sera possesseur d'un très-beau pays après la mort de son père. Comme vous ne le connoissez point, Madame, vous ne pouvez avoir d'aversion pour lui. Au reste tout le monde en dit un bien infini. Il est vrai qu'ayant été élevée dans des idées de grandeur, et vous étant flattée de porter un couronne; sa perte ne peut que vous être sensible; mais les grandes princesses sont nées pour être sacrifiées au bien de l'état. Dans le fond les grandeurs ne font pas le solide bonheur, ainsi soumettez-vous, Madame, aux décrets de la providence et donnez-nous une réponse capable de rétablir le calme dans votre famille. Il me reste encore deux articles à vous dire, dont l'un, à ce que j'espère, sera inutile. Le roi vous promet de vous avantager en cas d'obéissance au double de ses autres enfans, et vous accorde incessamment après vos noces l'entière liberté du prince royal. Il veut en votre considération oublier entièrement le passé, et en agir bien avec lui comme aussi avec la reine. Mais si contre son attente et contre toutes ces raisons, que je regarde comme invincibles, vous vous opiniâtrez dans vos refus, nous avons l'ordre du roi, que voici (il me le montra), de vous conduire sur-le-champ à Memel (cette forteresse est en Lithuanie) et de traiter Mdme. de Sonsfeld et vos autres domestiques avec la dernière rigueur.

J'avois eu le temps de réfléchir pendant ce discours et de me remettre de ma première frayeur. Ce que vous venez de me dire, Monsieur, lui répliquai je, est si sensé et si raisonnable, qu'il seroit très-difficile de refuser vos argumens. Si le roi m'avoit connu, il me rendroit peut-être plus de justice qu'il ne fait. L'ambition n'est point mon défaut et je renonce sans peine aux grandeurs dont vous avez fait mention. La reine a cru faire mon bonheur en m'établissant en Angleterre, mais elle n'a jamais consulté mon coeur sur cet article, et je n'ai jamais osé lui dire mes véritables sentimes. Je ne sais par où j'ai mérité la disgrâce du roi; il s'est toujours adressé à la reine lorsqu'il s'agissoit de me marier, et ne m'a jamais fait dire ses volontés là-dessus. Il est vrai que Eversmann s'est mêlé de me porter souvent des ordres de sa part, auxquels j'ai ajouté si peu de foi, que je n'ai pas daigné y répondre, et je n'ai pas jugé à propos de me compromettre avec un vil domestique, ni d'entrer en matière avec lui sur des choses de si grande conséquence. Vous me promettez de la part du roi, qu'il en agira mieux dorénavant avec la reine; il m'accorde l'entière liberté de mon frère et me flatte d'une paix stable dans la famille; ces trois raisons sont plus que suffisantes pour me déterminer à me soumettre aux volontés du roi, et tireroient de moi un plus grand sacrifice, si son ordre l'exigeoit. Après cela je ne lui demande qu'une grâce, qui est de me permettre d'obtenir le consentement de la reine.

Ah! Madame, me dit Grumkow, vous exigez des choses impossibles de nous. Le roi veut une réponse positive et sans conditions, et nous a ordonné de ne point vous quitter que vous ne l'ayez donnée. Pouvez-vous balancer encore? poursuivit le Maréchal de Borck la tranquillité de sa Majesté et de toute votre maison dépend de votre résolution. La reine ne peut qu'approuver votre démarche, et si elle agit autrement, tout le monde désapprouvera son procédé. Il y va du tout pour le tout, continua-t-il les larmes aux yeux; ne nous réduisez point, au nom de Dieu! Madame, à la triste nécessité d'obéir, en vous rendant malheureuse.

J'étois dans une agitation terrible. Je courois ça et là par la chambre, cherchant dans ma tête un expédient pour satisfaire le roi sans me brouiller avec la reine. Ces Mrs. voulurent me laisser le temps de réfléchir. Grumkow, Borck et Poudevel s'approchant de la croisée se parlèrent bas à l'oreille. Tulmeier prit ce temps pour s'approcher de moi, et s'appercevant que je ne le connoissois pas, il me dit son nom. Il n'est plus temps de vous défendre, me dit-il tout bas, souscrivez à tout ce qu'on exige de vous; votre mariage ne se fera point, je vous en réponds sur ma tête. Il faut appaiser le roi quoiqu'il coûte, et je me charge de faire comprendre à la reine que c'est le seul moyen de tirer une déclaration favorable du roi d'Angleterre. Ces mots me déterminèrent. Me rapprochant de ces Mrs.: eh bien! leur dis-je, mon parti est pris; je consens à toutes vos propositions; je me sacrifie pour ma famille. Je m'attends à de cruels chagrins, mais la pureté de mes intentions me les feront souffrir avec constance. Pour vous, Mrs., je vous cite devant le tribunal de Dieu, si vous ne faites ensorte que le roi me tienne les promesses que vous m'avez faites de sa part en faveur de la reine et de mon frère. Ils firent alors les plus terribles sermens de les faire exécuter en tout point, après quoi ils me prièrent d'écrire ma résolution au roi. Grumkow remarquant que j'étois fort émue, me dicta la lettre; il se chargea aussi de celle que j'écrivis à la reine. Ils se retirèrent enfin. Tulmeier me dit encore qu'il n'y avoit rien de perdu. Je ne me soucie point de l'Angleterre, lui repartis-je, c'est la reine seule qui m'inquiète. Nous l'appaiserons, je vous en assure, répliqua-t-il.

Dès que je fus seule, je me laissai tomber sur un fauteuil, où je fondis en larmes. Mdme. de Sonsfeld me trouva dans cette situation. Je lui fis d'une voix entrecoupée le récit de ce qui venoit de se passer. Elle me fit les plus cruels reproches; son désespoir étoit inconcevable. Tout le monde étoit consterné et pleuroit. Mon triste coeur refermoit mes pensées, car je fus immobile tout ce jour, et Mdme. de Sonsfeld près, chacun approuvoit mon action; mais tous craignoient le ressentiment de la reine pour moi. Le matin suivant j'écrivis à cette princesse. J'ai conservé la copie de cette lettre; la voici.

Madame!

«Votre Majesté sera déjà informée de mon malheur par la lettre que j'eus hier l'honneur de lui écrire sous le couvert du roi. A peine ai-je encore la force de tracer ces lignes et mon état est digne de pitié. Ce ne sont point les menaces, quelque fortes qu'elles pussent être, qui m'ont arraché mon consentement à la volonté du roi; un intérêt plus cher m'a déterminée à ce sacrifice. J'ai été jusqu'à présent la cause innocente de tous les chagrins que votre Majesté a endurés. Mon coeur trop sensible a été pénétré des détails touchans qu'elle m'en a faits en dernier lieu. Elle vouloit souffrir pour moi, n'est-il pas bien plus naturel que je me sacrifie pour elle et que je mette fin une fois pour toutes à cette funeste division dans la famille: Ai-je pu balancer un moment sur le choix du malheur ou de la grâce de mon frère? Quels affreux discours ne m'a-t-on pas tenus sur son sujet; je frémis quand j'y pense. On m'a refusé d'avance tout ce que je pouvois alléguer contre la proposition du roi. Votre Majesté elle-même lui a proposé le prince de Bareith comme un parti convenable pour moi et sembloit contente si je l'épousois; je ne puis donc m'imaginer qu'elle désapprouve ma résolution. La nécessité est une loi; quelques instances que j'aie faites, je n'ai pu obtenir de demander le consentement de votre Majesté. Il falloit opter, ou d'obéir de bonne grâce, en obtenant des avantages réels pour mon frère, ou de m'exposer aux dernières extrémités, qui m'auroient pourtant enfin réduite à la même démarche que je viens de faire. J'aurai l'honneur de faire un détail plus circonstancié à votre Majesté, quand je pourrai me mettre à ses pieds. Je comprends assez quelle doit être sa douleur, et c'est ce qui me touche le plus. Je la supplie très-humblement de se tranquilliser sur mon sort et de s'en remettre à la providence, qui fait tout pour notre bien, d'autant plus que je me trouve heureuse, puisque je deviens l'instrument du bonheur de ma chère mère et de mon frère; que ne ferois-je pas pour leur témoigner ma tendresse! Je lui réitère mes supplications en faveur de sa santé, que je la conjure de ménager et de ne point altérer par un trop violent chagrin. Le plaisir de revoir bientôt mon frère doit lui rendre ce revers plus supportable. J'espère qu'elle m'accordera un généreux pardon de la faute que j'ai commise, de m'engager à son insçu en faveur de mes tendres sentimens et du respect avec lequel je serai toute ma vie etc. etc.

Le même soir Eversmann porta cette lettre du roi, écrite de main propre:

»Je suis bien aise, ma chère Wilhelmine, que vous vous soumettiez aux volontés de votre père. Le bon Dieu vous bénira et je ne vous abandonnerai jamais. J'aurai soin de vous toute ma vie et vous prouverai en toute occasion que je suis,

votre fidèle père.»

Eversmann devant aller à Potsdam je lui donnai ma réponse. Il me seroit difficile de décrire l'état où je me trouvois. Mon amour propre se trouvoit flatté par l'action que je venois de faire; je m'en applaudissois intérieurement et sentois une secrète satisfaction d'avoir mis des personnes, qui m'étoient si chères, à l'abri de toute persécution. L'idée de mon sort ne se présentoit ensuite à moi que pour me jeter dans de cruelles inquiétudes. Je ne connoissois point celui que je devois épouser; on en disoit du bien, mais peut-on juger du caractère d'un prince qu'on ne voit qu'en public et dont les manières prévenantes peuvent cacher bien des vices et des défauts? Je me figurois d'avance les fureurs et le désespoir de la reine, et j'avoue que ce seul point m'agitoit plus que l'autre. J'étois ainsi absorbée dans ce mélange de plaisirs et de peines, lorsque la femme de Bock me rendit la réponse de la reine à la première lettre que je lui avois écrite. Grand Dieu, quelle lettre! Le expressions en étoient si dures que je faillis en mourir. Il m'est impossible de la rendre entière, je n'en donnerai qu'une légère ébauche ici. Cette mère m'est trop chère encore, malgré sa cruauté, pour la compromettre par un écrit qui ne lui feroit pas honneur; je n'ai pas voulu le conserver pour cette raison. En voici quelques expressions.

»Vous me percez le coeur en me causant le plus violent chagrin que j'aie enduré de ma vie. J'avois mis tout mon espoir en vous, mais je vous connoissois mal. Vous avez eu l'adresse de me déguiser la méchanceté de votre âme et la bassesse de vos sentimens. Je me repens mille fois des bontés que j'ai eues pour vous, des soins que j'ai pris de votre éducation et des peines que j'ai souffertes pour vous. Je ne vous reconnois plus pour ma fille et ne vous regarderai dorénavant que comme ma cruelle ennemie, puisque c'est vous qui me sacrifiez à mes persécuteurs, qui triomphent de moi. Ne comptez plus sur moi; je vous jure une haine éternelle et ne vous pardonnerai jamais.»

Ce dernier article me fit frémir; je connoissois parfaitement la reine et son humeur vindicative. On crut que je perdrois l'esprit, tant mes premiers mouvemens furent violens. La femme de Bock me parla fort sensément: elle me représanta que cette lettre étoit écrite dans la force du premier emportement. Elle me lut celle de son mari, qui me faisoit assurer que tous ceux qui étoient autour de la reine s'étoient réunis pour l'appaiser; que je devois continuer à lui faire des soumissions et qu'il ne doutoit point qu'elle ne rentrât en elle-même. Cinq ou six jours se passèrent ainsi, pendant lesquels je ne reçus que des lettres assommantes.

Au bout de ce temps Eversmann revint de Potsdam. Il me fit un compliment des plus gracieux du roi et me dit de sa part, que comptant être à Berlin le 23. il n'avoit pas jugé à propos de me faire venir à Potsdam, d'autant plus qu'il valoit mieux donner le temps à la reine de s'appaiser. Il ajouta, qu'elle étoit dans une colère terrible contre moi, et que je devois m'armer de fermeté pour la première entrevue, que ne se passeroit point sans de grands emportemens. Il renouvela sa visite trois jours après. Le roi vous fait avertir, Madame, me dit-il, qu'il sera demain de bonne heure ici, et vous fait ordonner de vous trouver avec Mdmes. vos soeurs dans son appartement. L'inquiétude où j'étois pour le retour de la reine me fit passer ce jour là et cette nuit dans la plus profonde tristesse.

Je me rendis le lendemain chez le roi, qui arriva à deux heures de l'après-midi. Je m'attendois à être bien reçue, mais quelle fut ma surprise de le voir entrer avec un visage aussi furieux que celui qu'il avoit eu la dernière fois que je l'avois vu. Il me demanda d'un ton de colère: si je voulois lui obéir? Je me jetai à ses pieds, l'assurant que j'étois soumise à ses volontés, et que je le suppliois de me rendre son amour paternel. Ma réponse changea toute sa physionomie. Il me releva et me dit en m'embrassant: je suis content de vous, j'aurai soin de vous toute ma vie et ne vous abandonnerai jamais. Se tournant vers ma soeur Sophie: félicitez votre soeur, elle est promise avec le prince héréditaire de Bareith; que cela ne vous chagrine point, j'aurai soin de vous faire un autre établissement. Il me donna ensuite une pièce d'étoffe: voilà de quoi vous parer pour les fêtes que je donnerai. J'ai un peu à faire, continua-t-il, allez attendre votre mère. Elle n'arriva qu'à sept heures du soir. J'allai la recevoir dans sa première anti-chambre et tombai en foiblesse en me baissant pour lui baiser la main. On fut long-temps à me faire revenir. On m'a dit depuis qu'elle ne parut point touchée de mon état. Dès que je fus revenue à moi je me jetai à ses pieds; le coeur m'étoit si serré et ma voix si entrecoupée de sanglots, que je ne pouvois prononcer une parole. La reine me regardoit pendant ce temps d'un oeil sévère et méprisant, et me répétoit tout ce qu'elle m'avoit écrit. Cette scène n'auroit point fini si la Ramen ne l'eut tirée à part. Elle lui représenta, que si le roi apprenoit son procédé, il le trouveroit très-mauvais et s'en vengeroit sur mon frère et sur elle; que ma douleur étoit si violente que je ne pourrois la contraindre devant ce prince, ce qui pourroit lui attirer de nouveaux désagrémens très sensibles. Cet officieux sermon fit son effet. La reine craignoit dans le fond de son coeur le roi autant que le diable. Elle me releva enfin en me disant d'un air sec qu'elle me pardonnoit à condition que je me contraindrois.

La duchesse de Bevern entra dans ces entrefaites. Elle sembla touchée de mon état; tout mon visage étoit bouffi et écorché à force d'avoir pleuré. Elle me témoigna tout bas la part qu'elle prenoit à ma douleur. Une certaine sympathie fit naître entre nous une amitié qui continue encore jusqu'à ce jour.

Cependant Mr. Tulmeier me tint la parole qu'il m'avoit donnée, d'appaiser la reine. Il lui écrivit secrètement le lendemain que les affaires n'étoient point encore désespérées; que mon mariage n'étoit qu'une feinte du roi, pour déterminer celui d'Angleterre à prendre enfin une meilleure résolution; qu'il s'étoit informé de tous côtés, pour apprendre des nouvelles du prince de Bareith, et qu'on l'avoit assuré qu'il étoit encore à Paris. Cette lettre calma entièrement la reine. J'ai déjà dit qu'elle aimoit à se flatter; en effet elle fut d'une humeur charmante ce jour-là. Je fus obligée de lui conter tout ce qui s'étoit passé pendant son absence. Elle se contenta de me faire encore quelques reproches sur mon peu de fermeté, mais elle les assaisonna de plus de douceur. En revanche toute sa colère tomba sur Mdme. de Sonsfeld. Elle l'avoit fort maltraitée la veille, et malgré tout ce que je pus dire, elle continua à lui témoigner sa haine. Trois jours se passèrent ainsi fort tranquillement. Le roi ne parloit absolument plus de mon mariage, il sembloit que mon consentement lui en eût fait perdre l'idée.

Le lundi 28. de Mai étoit fixé pour la grande revue; elle devoit se faire avec éclat. Le roi avoit assemblé tous les régimens d'infanterie et de cavalerie qui étoient dans le voisinage, ce qui composoit avec la garnison de Berlin un corps de vingt mille hommes. Le duc Eberhard Louis de Wurtemberg arriva à temps pour la voir. Le roi avoit été chez ce prince peu de temps avant la malheureuse fuite de mon frère. Charmé des empressements que le duc avoit eut, pour lui rendre le séjour de Stoutgard agréable, il l'avoit invité à se rendre à Berlin. Comme le plus grand plaisir de ce monarque ne consistait que dans le militaire, il jugeoit d'autrui par lui-même, et croyoit donner beaucoup de satisfaction aux princes étrangers qui venoient à sa cour, en leur montrant ses troupes. Il faut pourtant avouer qu'il se surpassa en cette occasion par la somptuosité de sa table, où on servit quatorze plats tant que les étrangers restèrent à Berlin, ce qui ne fut pas un petit effort pour ce prince.

Le roi pria le dimanche 27. la reine d'être spectatrice de la revue, et d'y aller en phaéton avec ma soeur, la duchesse et moi. Comme il devoit se lever de très-bonne heure il se coucha à sept, et lui enjoignit d'amuser le soir les principautés et de souper avec eux. Nous jouâmes au pharaon jusqu'à ce qu'on eut servi. En traversant la chambre pour nous mettre à table, nous vîmes arriver une chaise avec des chevaux de poste, qui s'arrêta au grand escalier après avoir traversé la cour du château. La reine en parut surprise, n'y ayant que les princes qui eussent cette prérogative. Elle s'informa d'abord qui c'étoit, et apprit un moment après que c'étoit le prince héréditaire de Bareith. La tête de Méduse n'a jamais produit pareil effroi que cette nouvelle en causa à cette princesse. Elle resta interdite et changea si souvent de visage que nous crûmes tous qu'elle prendroit une foiblesse. Son état me perça le coeur; j'étais aussi immobile qu'elle et chacun paroissoit consterné. Toutefois n'abandonnant jamais mes réflexions, je conclus qu'il se préparoit quelque scène désagréable pour le jour suivant, et suppliai la reine de me dispenser d'aller à la revue, m'attendant à toutes sortes de mauvaises plaisanteries du roi, qui lui feroient autant de peine à elle qu'à moi, surtout s'il falloit les subir en public. Elle approuva mes raisons, mais après avoir débattu le pour et le contre, la crainte servile qu'elle avoit pour son époux, l'emporta et il fut résolu que j'irois. Je ne pus dormir de toute la nuit. Mdme. de Sonsfeld la passa à côté de mon lit, tâchant de me consoler et de me rasseurer sur l'avenir. Je me levai à quatre heures du matin et me mis trois coëffes dans le visage pour cacher mon trouble. M'étant rendue dans cet équipage chez la reine, nous partîmes aussitôt.

Les troupes étoient déjà rangées en ordre de bataille, lorsque nous arrivâmes. Le roi nous fit passer devant la ligne. Il faut avouer que c'étoit le plus beau spectacle qu'on pût voir. Mais je ne m'arrête point sur ce sujet; ces troupes ont montré qu'elles étoient aussi bonnes que belles, et le roi, mon père, s'est fait un renom éternel par la merveilleuse discipline qu'il y a introduite, ayant jeté par là les fondemens de la grandeur de sa maison. Le Margrave de Schwed étoit à la tête de son régiment; il sembloit bouffi de colère et nous salua en détournant les yeux. Le colonel Wachholtz, que le roi avoit donné pour conducteur à la reine, nous plaça à côté de la batterie de canons, qui étoit fort éloignée de cette petite armée. Là il s'approcha de la reine et lui dit à l'oreille, que le roi lui avoit commandé de lui présenter le prince de Bareith. Il le lui amena un moment après. Elle le reçut d'un air fier et lui fit quelques questions fort sèches, qui finirent par un signe de se retirer. La chaleur étoit extrême, je n'avois point dormi, j'étois remplie d'inquiétudes et à jeun; tout cela me fit trouver mal. La reine me permit de me mettre dans le carosse des gouvernantes, où je me trouvai bientôt mieux. Le roi et les princes dînèrent ensemble, et ce jour se passa dans notre solitude ordinaire.

Le 28. au matin toutes les principautés se rendirent chez la reine; elle ne parla quasi point au prince de Bareith. Il se fit présenter à moi; je ne lui fis qu'une révérence sans répondre à son compliment. Ce prince est grand et très-bienfait; il a l'air noble; ses traits ne sont ni beaux ni réguliers, mais sa physionomie ouverte, prévenante et remplie d'agrémens lui tient lieu de beauté. Il paroissoit fort vif, avoit la réplique prompte et n'étoit point embarrassé.

Deux jours se passèrent ainsi. Le silence du roi nous déroutoit entièrement, et ranimoit les espérances de la reine; mais la chance changea le 31. Le roi nous ayant appelées, elle et moi, dans son cabinet, vous savez, lui dit-il, que j'ai engagé ma fille au prince de Bareith, j'ai fixé les promesses à demain. Soyez persuadée que je vous aurai une obligation infinie, et que vous vous attirerez toute ma tendresse si vous en agissez bien avec lui et avec Wilhelmine; mais comptez en revanche sur toute mon indignation, si vous faites le contraire. Le diable m'emporte! je saurai mettre fin à vos tracasseries et m'en venger d'une façon sanglante. La reine effrayée lui promit tout ce qu'il voulut, ce qui lui attira beaucoup de caresses. Il la pria de me parer au mieux et de me prêter ses pierreries. Elle étoit dans une rage terrible, et me jetoit de temps en temps des regards furieux. Le roi sortit et rentra peu après dans l'appartement de cette princesse, accompagné du prince qu'il lui présenta comme son gendre. Elle lui fit assez bon accueil en présence du roi, mais dès qu'il fut sorti; elle ne cessa de lui dire des piquanteries. Après le jeu on se mit à table. Le souper fini, elle voulut se retirer, mais le prince la suivit. Je vous supplie, Madame, lui dit-il, de m'accorder un moment d'audience. Je n'ignore aucune des particularités qui concernent votre Majesté et la princesse, je sais qu'elle a été destinée à porter une couronne, et que votre Majesté a souhaité avec ardeur de l'établir en Angleterre; ce n'est que la rupture des deux cours qui me procure l'honneur que le roi m'a fait de me choisir pour son gendre. Je me trouve le plus heureux des mortels, d'oser aspirer à une princesse pour laquelle je me sens tout le respect et les sentimens qu'elle mérite. Mais ces mêmes sentimens me la font trop chérir pour la plonger dans le malheur par un hymen qui n'est peut-être point de son goût. Je vous supplie donc, Madame, de vous expliquer avec sincérité sur cet article, et d'être persuadée que votre réponse fera tout le bonheur ou le malheur de ma vie, puisque si elle ne m'est point favorable je romprai tout engagement avec le roi, quelqu'infortuné que j'en puisse devenir. La reine resta quelque temps interdite, mais se défiant de la bonne foi du prince elle lui répondit, qu'elle n'avoit rien à redire au choix du roi; qu'elle obéissoit à ses ordres et moi aussi. Elle ne put s'empêcher de dire à Mdme. de Kamken, que le prince avoit fait là un tour bien spirituel, mais qu'elle n'y avoit pas été attrapée.

Le dimanche 3. de Juin je me rendis le matin en déshabillé chez la reine. Le roi y étoit. Il me caressa beaucoup en me donnant la bague de promesse, qui étoit un gros brillant, et me réitéra sa parole d'avoir soin de moi toute ma vie si je faisois les choses de bonne grâce. Il me fit même présent d'un service d'or, me disant que ce cadeau n'étoit qu'une bagatelle, puisqu'il m'en destinoit de plus considérables.

Le soir à sept heures nous nous rendîmes aux grands appartemens. On y avoit préparé une chambre pour la reine, sa cour et les principautés, où nous nous assîmes pour attendre le roi. La reine malgré toute la contrainte qu'elle se faisoit, étoit dans une altération aisée à remarquer. Elle ne m'avoit dit mot de tout le jour, et n'exprimoit sa colère que par son coup d'oeil. La Margrave Philippe, que le roi avoit obligée d'être présente à la cérémonie de mes fiançailles, étoit bleue dans le visage à force d'agitations. Son fils, le Margrave de Schwed, fit nettement refuser de s'y trouver, et sortit de la ville pour ne pas entendre le bruit du canon. Le roi parut enfin avec le prince. Il étoit aussi troublé que la reine, ce qui lui fit oublier de faire mes promesses en public dans la salle où étoit le monde. Il s'approcha de moi, tenant le prince par la main, et nous fit changer de bague. Je le fis en tremblant. Je voulus lui baiser la main, mais il me releva et me serra long-temps entre ses bras. Les larmes lui couloient le long des joues; j'y répondis par les miennes; notre silence étoit plus expressif que tout ce que nous aurions pu nous dire. La reine à laquelle je rendis mes soumissions, me reçut fort froidement. Après avoir reçu les complimens de toutes les principautés qui étoient là, le roi ordonna au prince de me donner la main et de commencer le bal dans la salle destinée pour cet effet. Mon mariage avoit été tenu si secret que personne n'en savoit rien. Ce fut une consternation et une douleur générale lorsqu'il fut publié. J'avois beaucoup d'amis et m'étois attiré la bienveillance de tout le monde. Le roi pleura tout le soir; il embrassa Mdme. de Sonsfeld, et lui dit beaucoup de choses obligeantes. Grumkow et Sekendorff étoient les seuls contens; ils venoient de faire un nouveau coup de leur métier. Milord Chesterfield, ambassadeur d'Angleterre en Hollande, avoit dépêché un courrier de sa cour, qui étoit arrivé le matin. Le résident anglois auquel il étoit adressé, fut obligé d'envoyer ses dépêches au ministère. Grumkow se chargea de les porter au roi; mais il ne les lui remit qu'après que je fus promise. C'étoit une déclaration formelle sur mon mariage, sans exiger celui de mon frère. Le roi qui dans le fond ne me marioit qu'à contre coeur, fut accablé par la lecture de ces lettres. Il dissimula cependant son chagrin devant Grumkow et Sekendorf, voyant bien que les choses étoient trop avancées pour reculer, cette dernière proposition étant arrivée trop tard, et ne pouvant retracter mon engagement sans offenser un prince souverain de l'empire, ce qui auroit pu faire tort à mes autres soeurs; d'ailleurs ce prince s'est toujours piqué de bonne foi, et tenoit sa parole quand il l'avoit une fois donnée.

La reine fut informée le lendemain de cette catastrophe. Quoiqu'on lui eût fait part des refus du roi, elle recommença à se flatter de rompre mon mariage, et me défendit sous peine de son indignation de parler au prince et de lui faire des politesses. Je lui obéis exactement, dans l'espérance de l'appaiser par ma condescendance à ses volontés. Mais dans le fond de mon coeur je n'aspirois qu'à être bientôt mariée; les mauvais traitemens de cette princesse et la haine qu'elle me temoignoit en toute rencontre me reduisoient au désespoir. Hors Mdme. de Kamken j'étois le rebut de toute sa cour, qui mettoit ma patience à l'épreuve par ses mépris et son insolence. Tel est le cours du monde. La faveur des grands décide de tout; on est recherché et adoré tant qu'on la possède et sa privation entraîne le dédain et les insultes. Je fus l'idole de chacun tant que j'avais à espérer une éclatante fortune; on me faisoit la cour pour avoir part un jour à mes bienfaits; on me tourna le dos dès que ces espérances s'évanouirent. J'étois bien folle de me chagriner de la perte de pareils amis. On me vantoit sans cesse la magnificence de la cour de Bareith; en m'assuroit qu'elle surpassoit de beaucoup en richesse celle de Berlin, et que c'étoit le centre des plaisirs; mais ceux qui me parloient ainsi, y avoient été du temps du Margrave dernier mort, et ne savoient pas les changemens qui y étoient arrivés depuis. Ces beaux rapports me donnoient une envie extrême d'y être bientôt. Je ne me sentois aucune antipathie pour le prince, mais en revanche j'étois indifférente sur son sujet. Je ne le connoissois que de vue, et mon coeur n'étoit pas assez léger pour s'attacher à lui sans connoissance de cause. Mais il est temps de faire une petite disgression sur son sujet, et de mettre le lecteur au fait de ce qui concerne cette cour.

Le Margrave Henri, aïeul de mon époux, étoit prince apanagé de la maison de Bareith. Il s'étoit marié fort jeune et avoit eu beaucoup d'enfans. Un très-petit apanage qu'il tiroit tous les ans, ne suffisoit pas pour l'entretien d'une si nombreuse famille, et il se trouvoit dans une grande nécessité, n'ayant quelquefois pas de quoi se nourrir, et étant réduit à mener la vie d'un bourgeois faute d'argent. Il étoit héritier du pays de Bareith en cas que le Margrave George Guillaume, alors régnant, mourût sans enfans mâles. Cependant toute espérance paroissoit assez vaine de ce côté-là, ce prince étant fort jeune et ayant un fils. Le roi Frédéric I, mon aïeul, sachant les tristes circonstances où il se trouvoit, résolut d'en profiter. Il lui fit proposer de lui céder ses prétentions sur la principauté, moyennant une grosse pension et un régiment qu'il donneroit au second de ses fils. Après bien des allées et des venues le traité fut conclu, et les deux fils aînés du malheureux prince Henri se rendirent à Utrecht pour y faire leurs études. A leur retour de l'université ils trouvèrent leur père à l'extrémité et toute leur famille désolée, les conditions du traité n'ayant point été remplies et la pension retranchée des deux tiers. Le prince Henri étant mort dans ces entrefaites, le Margrave George Frédéric Charles, après bien des sollicitations inutiles auprès du ministère, se résolut enfin à établir son séjour à Veverling, petite ville dans le pays du roi. Ce fut là où la princesse de Holstein, son épouse, mit au monde celui qui devoit être mon époux et plusieurs autres enfans dont je parlerai ensuite. Le roi Frédéric I mourut aussi peu de temps après. L'avénement du roi mon père à la couronne ne changea point le sort des princes. Réduits au désespoir ils commencèrent à examiner leur renonciation, qu'ils trouvèrent invalide du sentiment de tous les jurisconsultes qu'ils consultèrent sur cet article. Ils se retirèrent donc secrètement de Veverling et parcoururent toutes les cours d'Allemagne pour les mettre dans leurs intérêts. Soutenus de l'Empereur, de l'empire et de la justice de leur cause, ils parvinrent à faire rompre le traité qui avoit été fait, et furent entièrement rétablis dans tous leurs droits. Le Margrave George Guillaume et son fils étant morts, la principauté retomba au prince George Frédéric Charles. Il trouva les affaires en grande confusion, beaucoup de dettes, peu d'argent et un ministère corrompu. Cela fut cause qu'il envoya son fils aîné à Genève sous la conduite d'un roturier, fort honnête homme à la vérité, mais fort incapable de donner une éducation telle qu'il la falloit à un prince héréditaire. Son entretien fut réglé avec tant d'économie qu'à peine il suffisoit pour sa dépense. Ayant fini ses études, on le fit voyager et lui donna pour gouverneur Mr. de Voit. Le prince étoit de retour de ses voyages en arrivant à Berlin. Je ne prétends flatter personne; je m'en tiens à l'exacte vérité. Le portrait que je vais faire de ce prince sera sincère et sans préjugé.

J'ai déjà dit qu'il est extrêmement vif, un sang bouillant le porte à la colère; mais il sait si bien la vaincre que l'on ne s'en aperçoit point, et que personne n'en a jamais été la victime. Il est fort gai; sa conversation est agréable, quoiqu'il ait quelque peine à s'expliquer, parcequ'il grassaye beaucoup. Sa conception est aisée et son esprit pénétrant. La bonté de son coeur lui attire l'attachement de tous ceux qui le connoissent. Il est généreux, charitable, compatissant, poli, prévenant, d'une humeur toujours égale, enfin il possède toutes les vertus sans mélange de vices. Le seul défaut que je lui aie trouvé est un peu trop de légèreté. Il faut que je fasse mention de celui-ci, sans quoi on m'accuseroit de prévention; il s'en est cependant beaucoup corrigé. Au reste tout son pays, dont il est adoré, souscrira sans peine à tout ce que je viens d'écrire sur son sujet. Mais j'en reviens à ce qui me regarde.

J'ai déjà dit que ma soeur Charlotte étoit promise avec le prince Charles de Bevern. C'étoit celle que j'aimois le plus de la famille; elle m'avoit éblouie par ses caresses, son enjouement et son esprit. Je ne connoissois point son intérieur, sans quoi j'aurois mieux placé mon amitié. Elle est de ces caractères qui ne se soucient de rien que d'eux mêmes; sans solidité, satyrique à l'excès, fausse, jalouse, un peu coquette et fort intéressée; mais d'une humeur toujours égale, fort douce et complaisante. J'avois fait mon possible pour la mettre bien dans l'esprit de la reine. Comme elle l'avoit accompagnée aux voyages de Vousterhausen et de Potsdam, elle s'étoit insinuée fort avant dans l'esprit de cette princesse. Mlle. de Montbail, fille de Mdme. de Roukoul, étoit sa gouvernante. Cette fille m'avoit prise en guignon, fâchée de ce qu'on me destinoit un plus grand établissement qu'à ma soeur, et que j'étois traitée avec plus de distinction qu'elle. Elle ne cessoit de l'animer contre moi; elle se réjouit beaucoup de mon mariage, espérant que ma soeur pourroit reprendre ma place en Angleterre. Celle-ci craignant que ma présence ne diminuât son crédit, ne manquoit pas de me rendre toutes sortes de mauvais services auprès de la reine. En revanche elle trouvoit le prince de Bareith fort à son gré; il étoit plus beau, mieux fait et plus vif que celui de Bevern, et lui faisoit beaucoup de politesses, au lieu que l'autre étoit timide et avoit un phlegme qui ne l'accommodoit pas. Elle fit son possible pour le mettre bien avec la reine, mais elle ne réussit pas.

Le roi pour amuser les étrangers et surtout la duchesse de Bevern, nous invita tous à une grande chasse au parc de Charlottenbourg. Le prince d'Anhalt y fut prié avec ses deux fils Léopold et Maurice. Il s'étoit fort piqué de la préférence que le roi avoit donné au prince de Bareith sur celui de Schwed, s'étant toujours flatté que j'épouserois ce dernier. Le prince héréditaire étoit fort adroit et tiroit si juste qu'il ne manquoit jamais son coup. Cette chasse pensa lui devenir funeste. Un étourdi de chasseur qui chargeoit ses armes, eut l'imprudence de lui présenter une arquebuse bandée; elle se débanda dans le temps que le prince la prit et la balle frisa la tempe du roi. Le prince d'Anhalt en fit beaucoup de bruit. Son fils, le prince Léopold, ne manqua pas d'enchérir; il dit assez haut pour que le prince héréditaire pût l'entendre, qu'un tel coup méritoit qu'on tuât sur-le-champ celui qui l'avoit fait. Le prince lui donna une forte réplique, et l'affaire seroit allée loin, si le duc de Bevern et Sekendorff ne se fussent entremis pour les raccommoder. Le roi blâma la conduite du prince Léopold, mais il fit semblant de ne point s'apercevoir de ce qui s'étoit passé.

La chasse finie, nous nous rendîmes tous à Charlottenbourg, où nous devions passer quelques jours. La reine continua d'y turlupiner le prince. Elle vouloit me mortifier par là et se moquer du choix que le roi avoit fait. Elle lui dit un jour, que j'aimois beaucoup à m'occuper; que j'étois élevée comme une princesse qui aspiroit à porter une couronne, et que je possédois toutes les sciences. (Elle avançoit beaucoup trop sur mon compte.) Savez-vous l'historie, continua-t-elle, la géographie, d'italien, l'anglois, la peinture, la musique? etc. Le prince lui répondit oui et non, selon que le cas l'exigeoit. Mais voyant que ses questions ne finissoient point et qu'elle l'examinoit comme un enfant, il se mit enfin à rire et lui dit: je sais aussi mon catéchisme et le credo. La reine fut un peu déconcertée de cette dernière réplique, et ne l'examina plus depuis ce temps-là.

Le roi et tous les princes étrangers, hors celui de Bareith, partirent peu après notre retour à Berlin. Le chagrin, la colère et la cruelle contrainte de la reine firent enfin succomber sa santé. Elle prit la fièvre tierce, qu'elle garda trois semaines. Je ne la quittai point pendant tout le cours de sa maladie; et tâchai de regagner son amitié par mes attentions à la servir et à l'amuser. Mais je ne retrouvois plus en elle cette mère si tendre qui pertageoit mes peines et dont je faisois la consolation. Lorsqu'elle me voyoit inquiète de son état: il vous sied bien, me disoit-elle, de vous alarmer pour ma santé, puisque c'est vous qui me donnez la mort. Quand j'étois triste, elle me reprochoit fort aigrement mon humeur inégale; quand j'affectois d'être gaie, c'étoit mon prochain mariage qui y donnoit lieu. Je n'osois mettre que des habits crasseux, de peur qu'elle ne s'imaginât que je voulusse plaire au prince; enfin j'étois la personne du monde le plus à plaindre, et souvent la tête me tournoit. Je dinois et soupois dans son anti-chambre avec le prince et les dames. Elle envoyoit cinquante espions à mes trousses, pour savoir si je lui parlois; mais je n'étois jamais en défaut de ce côté-là, car je ne lui disois mot et lui tournois toujours le dos à table. Il m'a dit depuis, qu'il avoit été souvent au désespoir et sur le point de partir, si Mr. de Voit ne l'en avoit empêché. Ce pauvre prince étoit dans une aussi mauvaise situation que moi. Tout le monde prenoit à tâche de donner une tournure maligne à ses actions et à ses paroles; on n'avoit pas la moindre considération pour lui, et on le traitoit comme un petit gredin, ce qui l'avoit si fort intimidé, qu'il étoit toujours distrait et mélancolique.

La reine étant rétablie, le roi retourna à Berlin. Il ne s'y arrêta que quelques jours, devant aller en Prusse. Il annonça à la reine, qu'il comptoit faire mes noces à son retour, qui devoit être en six semaines; qu'il lui feroit donner l'argent nécessaire pour m'équiper, et qu'elle devoit tâcher de divertir le prince pendant son absence par des bals et des festins. Cette princesse, qui ne cherchoit qu'à gagner du temps, lui fit quantité de difficultés, lui représentant qu'il étoit impossible de me nipper dans un si court espace, les marchands n'étant point assez fournis pour livrer ce qui seroit nécessaire. Ses raisons prévalurent pour mon malheur, car le roi étoit très-bien disposé pour moi et m'auroit fait de grands avantages, qui s'en allèrent en fumée dès que mon mariage fut reculé.

La reine changea de conduite après le départ du roi. Elle affecta de témoigner de l'amitié au prince et d'être satisfaite de l'avoir pour gendre, mais elle ne se contraignit point avec moi, et je restai son souffre-douleur aussi bien que Mdme. de Sonsfeld. Je séchai sur pied et ma santé se ruinoit à force de chagrins. J'inspirai enfin de la compassion à ceux qui en étoient les moins susceptibles. J'aurois pu dire comme Alzire dans la tragédie: mes maux ont-ils touché les coeurs nés pour la haine? La Ramen qui me voyoit souvent au désespoir et à laquelle j'avois dit plusieurs fois dans la violence de mon transport, que la reine me poussoit à bout, et que je me jeterois aux pieds du roi à son retour pour le supplier de me dispenser de me marier, en avertit Grumkow et lui fit craindre qu'en effet je ne prisse cette résolution. Celui-ci n'ignorant pas que la reine intriguoit toujours en Angleterre, et redoutant de nouvelles propositions de cette cour, résolut de lui donner le change et de mettre fin à sa mauvaise humeur pour moi d'une façon assez étrange. Il lui fit dire par Mr. de Sastot, que le roi se repentoit de m'avoir engagée, qu'il ne pouvoit souffrir le prince héréditaire, et qu'il se proposoit de rompre mon mariage à son retour de Prusse et me donner le duc de Weissenfeld. Il lui recommenda surtout le secret, puisqu'il n'y avoit que lui qui sût les intentions du roi. Cette fausse confidence fit l'effet que Grumkow s'en étoit promis. La reine prit d'abord son parti, qui fut de protéger hautement le prince héréditaire. Elle me fit part de ses craintes et m'ordonna de lui faire des politesses, disant qu'elle aimoit mieux mourir que de me voir duchesse de Weissenfeld. Tel étoit son génie; il suffisoit que le roi approuvât une chose pour qu'elle y trouvât à redire. Je ne comprenois rien à toute cette énigme, que Grumkow m'a dévoilée depuis.

Ce bon intervalle ne fut pas de durée. Le roi étant revenu peu après de Prusse, témoigna assez par ses actions qu'on en avoit donné à garder à la reine. A la vérité les manières polies et réservées du prince ne lui plaisoient pas. Il vouloit un gendre qui n'aimât que le militaire, le vin et l'économie et qui eût les façons allemandes. Pour approfondir son caractère et tâcher de le former, il l'enivroit tous les jours. Le prince supportoit si bien le vin, qu'il ne changeoit jamais de conduite et gardoit son bon sens pendant que les autres le perdoient. Cela faisoit enrager le roi. Il se plaignit même de lui à Grumkow et à Sekendorff, disant qu'il n'étoit qu'un petit-maître, qui n'avoit point d'esprit et dont les manières lui étoient odieuses. Ces discours souvent répétés firent craindre à ces derniers que l'aversion du roi n'entraînât des suites fâcheuses pour leurs intérêts. Ils proposèrent au prince héréditaire, pour les prévenir, de lui faire avoir un régiment prussien, et lui représentèrent que c'étoit l'unique moyen de s'insinuer et de mettre fin à son mariage. Le prince se trouva fort embarrassé. Le Margrave, son père, étoit altier dans ses volontés. Il n'avoit jamais voulu consentir que son fils s'adonnât au militaire, et pour lui en couper les moyens il avoit cédé deux régimens impériaux, que le Margrave George Guillaume avoit levés, l'un à son fils cadet, l'autre au général Philippi. Cependant après de mûres réflexions il se rendit aux instances de Grumkow. Le roi fut charmé d'apprendre que le prince souhaitoit d'entrer dans son service. Il lui conféra quelques jours après un régiment de dragons et lui fit présent d'une épée d'or si pesante qu'à peine on pouvoit la lever.

Je fus très-fâchée de tout cela. Il suffisoit d'être en service pour être traité en esclave. Ni mes frères ni les princes du sang n'avoient d'autre distinction que celle qu'ils recevoient de leur grade militaire. Ils étoient confinés à leur garnison, d'où ils ne sortoient que pour passer en revue, n'avoient pour compagnie que des brutaux officiers sans esprit et sans éducation, avec lesquels ils s'abrutissoient entièrement, n'ayant d'autre occupation que de faire exercer les troupes. Je ne doutai point que le prince ne fût mis sur le même pied. Mes conjectures se trouvèrent justes. Le roi avant de retourner à Potsdam lui fit insinuer, qu'il lui feroit plaisir d'aller prendre possession de son régiment. Il fallut obéir.

La veille de son départ il m'accosta dans le jardin à Mon-bijou. Il savoit mon mécontentement, Mdme. de Sonsfeld l'ayant dit à Mr. de Voit. Je me promenois avec elle lorsqu'il m'aborda. Je n'ai pu jusqu'à présent, me dit-il, trouver l'occasion de parler à votre Altesse royale, et lui témoigner le désespoir dans lequel je suis de remarquer par toutes ses actions l'aversion qu'elle a pour moi. Je suis informé des mauvaises impressions qu'on lui a données sur mon sujet, qui me désolent. Suis-je cause, Madame, des chagrins que vous avez endurés? Je n'aurois jamais osé aspirer à la possession de votre Altesse royale, si le roi ne m'en avoit fait la première proposition. Ai-je pu la refuser en me rendant le plus malheureux des hommes, et pouvez-vous me condamner, Madame, de l'avoir acceptée? Cependant je pars sans savoir combien durera mon absence. J'ose donc la supplier de me donner une réponse positive, et de me dire, si elle se sent en effet une haine insurmontable pour moi. En ce cas je prendrai d'elle un congé éternel, et romprai pour jamais mon engagement, en me rendant malheureux pour toute ma vie et au risque d'encourir le courroux de mon père et du roi. Mais, Madame, si je puis me flatter que je me sois trompé et que vous ayez quelque bonté pour moi, j'espère que vous me ferez la grâce de me promettre que vous me tiendrez la parole que vous m'avez donnée par ordre du roi, de n'être jamais à d'autre qu'à moi. Il avoit les larmes aux yeux en me parlant et paroissoit fort touché. Pour moi j'étois dans un embarras extrême. Je n'étois point faite à pareil jargon, et j'avois rougi jusqu'au bout des doigts. Comme je ne répondois point, il redoubla ses instances et me dit enfin d'un air fort triste, qu'il ne remarquoit que trop que mon silence ne lui présageoit rien de bon, et qu'il prendroit ses mesures là-dessus. Je le rompis enfin. Ma parole est inviolable, lui répondis-je; je vous l'ai donnée par ordre du roi; mais vous pouvez compter que je vous la tiendrai exactement. La reine, qui s'approcha, me fit beaucoup de plaisir en mettant fin à cette conversation.

Mdme. de Kamken s'étoit divertie cette après-midi à faire des devises de sucre. Elle en donna à tout le monde le soir à table. Le prince m'en cassa une dans la main; il en fit de même à ma soeur. Mais la reine ne s'en fâcha que contre moi, et se leva de table sur-le-champ. Elle prit congé du prince fort à la hâte et se mit en carosse avec ma soeur et moi. Je ne vous connois plus, me dit-elle, depuis que vos maudites promesses se sont faites. Vous n'avez plus ni pudeur ni modestie. J'ai rougi pour vous quand votre sot de prince vous a cassé une devise dans la main. Ce sont des familiarités qui ne conviennent point, et il auroit dû être mieux informé du respect qu'il vous doit. Je lui répondis, qu'en ayant agi de même avec ma soeur, je n'avois pas cru que la chose fût de conséquence, mais que cela n'arriveroit plus. Cela ne l'appaisa point; elle saisit cette occasion de maltraiter Mdme. de Sonsfeld le lendemain. Mdme. de Kamken qui étoit présente, mit fin à ses gronderies et lui parla si fortement sur mon sujet, que faute de réplique elle fut obligée de se taire.

Jusque-là je n'avois senti que les peines du purgatoire; j'éprouvai quinze jours après celles de l'enfer, étant obligée de suivre la reine à Vousterhausen. Il n'y eut que ma soeur Charlotte, les deux gouvernantes de Kamken et de Sonsfeld et la Montbail qui furent de ce voyage. La description de ce fameux séjour ne sera pas hors de sa place ici.

Le roi avoit fait élever à force de bras et de dépenses une colline de sable aride, qui bornoit si bien la vue qu'on ne voyoit le château enchanté qu'à sa descente. Ce soi-disant palais ne consistoit que dans un corps de logis fort petit, dont la beauté étoit relevée par une tour antique, qui contenoit un escalier de bois en escargot. Ce corps de logis étoit entourné d'une terrasse, autour de laquelle on avoit creusé un fossé, dont l'eau noire et croupissante ressembloit à celle du Styx et répandoit une odeur affreuse, capable de suffoquer. Trois ponts, placés à chaque face de la maison, faisoient la communication de la cour, du jardin et d'un moulin, qui étoit vis-à-vis. Cette cour étoit formée de deux côtés par des ailes, où logeoient les Mrs. de la suite du roi. Elle étoit bornée par une palissade, à l'entrée de laquelle on avoit attaché deux aigles blancs, deux aigles noirs et deux ours en guise de garde, très-méchans animaux, pour le dire en passant, qui attaquoient tout le monde. Au milieu de cette cour s'élevoit un puits, dont avec beaucoup d'art on avoit fait une fontaine pour l'usage de la cuisine. Ce groupe magnifique étoit environné de gradins et d'un treillis de fer en dehors, et c'étoit l'endroit agréable que le roi avoit choisi pour fumer le soir. Ma soeur et moi avec toute notre suite nous n'avions pour tout potage que deux chambres, ou pour mieux m'expliquer, deux galetas. Quelque temps qu'il fit, nous dînions sous une tente tendue sous un gros tilleul, et lorsqu'il pleuvoit fort, nous avions de l'eau à mi-jambe, cet endroit étant creux. La table étoit toujours de 24 personnes, dont les trois quarts faisoient diète, l'ordinaire n'étant que de six plats servis avec beaucoup d'économie. Depuis les neuf heures du matin jusqu'à trois ou quatre heures après minuit nous étions enfermées avec la reine, sans oser respirer l'air ni aller au jardin qui étoit tout proche, parcequ'elle ne le vouloit pas. Elle jouoit tout le jour avec ses trois dames au tocadille pendant que le roi étoit dehors. Ainsi je restai seule avec ma soeur, qui me traitoit du haut en bas, et devenois hypocondre à force d'être assise et d'entendre des choses désagréables. Le roi étoit toujours levé de table à une heure après-midi. Il se couchoit alors sur un fauteuil, placé sur la terrasse, et dormoit jusqu'à deux heures et demie, exposé à la plus forte ardeur du soleil, que nous partagions avec lui, étant tous couchés à terre à ses pieds. Tel étoit l'agréable genre de vie que nous menions à ce charmant endroit.

Le prince héréditaire y arriva quelques jours après nous. Il m'avoit écrit plusieurs fois; la reine m'avoit toujours dicté mes réponses. J'avois eu aussi le plaisir de recevoir une lettre de mon frère, que le major Sonsfeld m'avoit fait remettre par sa soeur. Il me louoit beaucoup de la bonne résolution que j'avois prise, de mettre fin aux dissensions domestiques par mon mariage. Il paroissoit inquiet de mon sort, me priant de lui faire le portrait du prince et de lui mander si j'étois contente du choix du roi. Il m'assuroit, qu'il étoit fort satisfait de sa façon de vivre; qu'il se divertissoit très-bien, et que le seul chagrin qu'il avoit étoit de n'être pas auprès de moi. On lui avoit caché ce que j'avois souffert pour lui, et il ignoroit qu'il m'étoit redevable des bons traitemens qu'on lui faisoit et de sa grâce future. Je ne voulus pas le lui écrire, et ne lui répondis que sur les articles qu'il pouvoit savoir. Je lui fis part aussi du changement de la reine, et le priai de lui écrire et de lui faire entendre raison sur mon mariage. Il le fit, mais sans rien effectuer. Cette princesse n'en fut que plus piquée, sentant qu'il n'y avoit qu'elle de toute la famille qui désapprouvât ma conduite.

Cependant le prince héréditaire s'insinuoit tous les jours davantage dans les bonnes grâces de ma soeur. Plus son penchant augmentoit pour lui, plus sa haine redoubla pour moi; elle m'en faisoit sentir les cruels effets en animant la reine contre moi. Un jour que celle-ci m'avoit fort maltraitée et que je pleurois à chaudes larmes dans un coin de la chambre, elle m'aborda. Qu'avez-vous, me dit-elle, qui vous afflige si fort? Je suis au désespoir, lui répondis-je, que la reine ne puisse plus me souffrir; si cela continue j'en mourrai de douleur. Vous êtes bien folle, repartit-elle; si j'avois un aussi aimable amant que vous, je me soucierois bien de la reine; pour moi je ris quand elle me gronde, car autant vaut. Vous ne l'aimez donc pas, lui répliquai je, car quand'on aime quelqu'un, on est sensible sur son sujet. D'ailleurs vous ne pouvez vous plaindre de votre sort; le prince Charles a du mérite et de bonnes qualités; et de quelque côté que vous vous tourniez, la fortune vous rit au lieu que je suis abandonnée de tout le monde et même du roi, qui ne me regarde plus depuis quelque temps. Eh bien, me répondit-elle d'un petit air malin, si vous trouvez le prince Charles si fort à votre gré, troquons d'amans; voici ma bague de promesse, donnez-moi la vôtre. Je pris son raisonnement pour un badinage et lui dis, que mon coeur étant entièrement libre, je voulois bien les lui céder l'un et l'autre. Donnez-moi donc votre bague, continua-t-elle en me la tirant du doigt. Prenez-là, lui dis-je, elle est à votre service. Elle la mit et cacha celle qu'elle avoit reçue de son fiancé, dans un petit coin. Je ne fis aucune réflexion sur tout cela, mais Mdme. de Sonsfeld s'étant aperçue que cette bague manquoit, et ayant pris garde que ma soeur la portoit depuis trois jours, me représenta, que si le roi et le prince s'en apercevoient, j'en aurois du chagrin. Je la lui redemandai, mais elle ne voulut point me la rendre, quelques instances que Mdme. de Sonsfeld et moi lui fissions. Il fallut donc m'adresser à la Ramen, qui le dit à la reine. Elle gronda beaucoup ma soeur, qui reprit sa bague et me rendit la mienne. Elle ne me le pardonna pas. Je n'osois plus lever les yeux, car elle disoit d'abord à la reine que je jouois de la paupière avec le prince.

Nous partîmes de Vousterhausen pour aller à Maqueno, séjour aussi désagréable que celui que nous quittions. Il s'y passa de nouvelles scènes. Les Anglois murmuroient depuis long-temps contre le roi d'Angleterre; ils avoient toujours désiré avec ardeur de me voir établie dans ce royaume. Le prince de Galles commençoit à se faire un parti; il ne pouvoit se consoler de la rupture de son mariage avec moi. Secondé de toute la nation il fit tant de bruit, que le roi pour le contenter résolut de faire encore les avances au roi, mon père; mais ne voulant point s'exposer à un refus, il chargea la cour de Hesse de sonder les intentions de ce prince. Le prince Guillaume dépêcha pour cet effet le colonel Donep à Berlin. Celui-ci arriva à Maqueno en même temps que nous. Je ne sais point les propositions qu'il fit au roi. Je m'imagine que le mariage de mon frère n'y fut point oublié. La première réponse du roi fut si obligeante, que Donep ne douta point de la réussite de sa négociation. Il n'avoit jamais été employé dans les affaires, et étoit ami intime de Grumkow; ne le croyant pas suspect, il lui fit confidence de sa commission. Celui-ci voyant le roi indéterminé, lui parla fortement et lui conseilla de faire plusieurs prétentions que j'ignore, et qu'il savoit d'avance qu'on n'accorderoit pas. Quinze jours se passèrent à débattre cette affaire. Mr. Donep vouloit une réponse positive. Le roi étoit d'une humeur terrible, son irrésolution en étoit cause.

J'étois extrêmement malade pendant ce temps; j'avois un abcès à la gorge, accompagné d'une grosse fièvre. La reine avoit l'inhumanité de me forcer à sortir. Je fus trois jours si mal que je ne pouvois parler ni me tenir debout. On peut bien croire que je faisois une triste figure. L'abcès étant crevé je me trouvai mieux. Le roi nous régala, malgré son humeur chagrine, d'une comédie allemande et du spectacle des danseurs de cordes. Il les fit jouer dans une grande place proche de la maison. Il s'assit à une fenêtre avec la reine; ma soeur, le prince et moi, nous nous plaçâmes dans l'autre croisée. Il avoit l'air fort triste et me conta tout bas, sans que ma soeur s'en aperçût, l'ambassade de Mr. Donep et les inquiétudes où il se trouvoit. Cette nouvelle que j'ignorois entièrement, m'effraya beaucoup. Je le priai instamment de n'en point parler à la reine, qui n'en étoit pas informée, étant persuadée que mes chagrins s'augmenteroient si elle l'apprenoit. Mes précautions furent inutiles; Mr. Donep l'en fit avertir le lendemain. L'air triste et pensif du prince la remplit d'espérance; pour cacher son jeu elle l'accabla de politesses. Dès que je fus dans ma chambre je fis de sérieuses réflexions sur la conduite que je tiendrois, en cas que le roi voulût entrer dans les vues de l'Angleterre. La sincérité et la franchise du prince, qui m'avoit fait part de ce qui étoit sur le tapis, m'avoit donné beaucoup d'estime pour lui. Je ne trouvois rien à redire ni contre sa personne ni contre son caractère. Je ne connoissois point le prince de Galles; je n'avois jamais eu d'inclination pour lui; mon ambition étoit bornée. J'avois pris enfin mon parti. J'étois lasse d'être le jouet de la fortune et bien résolue, si on me laissoit le choix, de m'en tenir à celui que le roi avoit fait pour moi, mais en cas du contraire de ne point changer sans lui faire de fortes représentations.

Nous retournâmes le lendemain de bon matin à Vousterhausen. La reine s'enferma seule avec moi dès que nous fûmes arrivés. Après m'avoir appris ce que Mr. Donep lui avoit fait savoir; aujourd'hui continua-t-elle, votre fichu mariage sera rompu, et je compte que votre sot de prince partira demain, car je ne doute point que, si le roi vous laisse la liberté du choix, vous ne vous déterminiez pour mon neveu. Je veux absolument savoir vos sentimens là-dessus. Je ne vous parle pas ainsi sans raison, m'entendez-vous? D'ailleurs je vous crois le coeur trop bien placé pour balancer un moment. Je restai stupéfiée pendant ce raisonnement, et j'appelai tous les Saints du paradis à mon secours, pour m'inspirer une réponse ambiguë, capable de me tirer d'embarras. Je ne sais si ce furent eux ou mon bon génie que m'inspira. Je pris enfin courage. J'ai été toujours soumise, lui répondis-je, aux ordres de votre Majesté et n'y ai désobéi que contrainte par un pouvoir supérieur. Je n'en ai agi ainsi que pour remettre la paix dans la famille, procurer la liberté à mon frère et pour vous épargner, Madame, mille chagrins que vous endureriez encore. L'inclination n'a été pour rien dans la démarche que j'ai faite, le prince m'étoit inconnu. Mais depuis qu'il en est autrement, qu'il a gagné mon estime et que je ne lui trouve aucun défaut qui puisse lui attirer mon aversion, je me trouverois très-condamnable, si je voulois retirer la parole que je lui ai donnée. La reine m'interrompit; furieuse de ce que je venois de lui dire elle me traita du haut en bas. Malgré toute ma douleur il fallut pourtant me contraindre devant le roi. Ce prince ne me regardoit plus depuis son retour de Prusse, ce qui augmentoit encore mon désespoir. Il fut de très-mauvaise humeur ce jour-là. Le soir le prince vint souper avec nous comme à l'ordinaire. La reine ni ma soeur n'étoient point dans la chambre lorsqu'il entra. Sa physionomie étoit toute changée, elle étoit aussi gaie qu'elle avoit paru triste. Il me dit tout bas: le roi a tout refusé; Donep [** ligne(s) manquante(s) dans l'image]. Je ne fis semblent de rien, mais cette nouvelle me réjouit beaucoup. La reine l'apprit quelques heures après. Elle en eut le coeur outré et son chagrin retomba sur moi, qui en fus la partie souffrante.

Mes noces étant fixées au 20. de Novembre et le roi voulant qu'elles se fissent avec éclat, y avoit invité plusieurs principautés; toute la famille de Bevern, la duchesse de Meiningen, le Margrave, mon beau-père, et le Margrave d'Anspac avec ma soeur. Ces deux derniers arrivèrent les premiers à Vousterhausen. Le roi alla au devant d'eux à cheval et mena ma soeur chez la reine. Nous ne la reconnûmes quasi point, elle avoit été fort belle et ne l'étoit plus; son teint étoit gâté et ses manières fort affectées. Elle avoit repris ma place dans la faveur du roi, mais la reine n'avoit jamais pu la souffrir. Elle fut même piquée des caresses et des distinctions que le roi lui fit, ne pouvant endurer qu'il en fit à d'autres plus qu'à elle; elle fut pourtant obligée de lui faire bonne mine. Mon entrevue fut plus sincère; ma soeur m'avoit toujours aimée et je lui avois rendu le réciproque. Après le souper le roi la conduisit dans sa chambre, qui étoit à côté de la mienne sous le toit. Ses gens n'étant point encore arrivés, le roi me montrant du doigt lui dit: votre soeur pourra vous servir de femme de chambre, car elle n'est bonne qu'à cela. Je crus tomber de mon haut en entendant ces paroles. Le roi se retira un moment après et j'en fis de même. J'avois le coeur si gros que je faillis mourir la nuit. Quel crime avois-je commis, qui pût m'attirer un si cruel traitement en présence de celui que je devois épouser et de toute une cour étrangère? Ma soeur même en fut mortifiée et fit ce qu'elle put pour me consoler. Pour m'humilier davantage, le roi lui donna le lendemain la préséance, qu'elle ne pouvoit prétendre sur moi, étant l'aînée. La reine en fut très-fâchée, mais ses représentations ne firent aucun effet. Pour moi, je n'y fus sensible que parceque c'étoit une suite de ce que le roi m'avoit dit la veille. Ce prince prit à tâche de m'humilier tant que nous restâmes à ce maudit Vousterhausen. Il ne savoit lui-même ce qu'il vouloit. Il y avoit des moments qu'il sentoit de cruels repentirs de m'avoir engagée et d'avoir rompu avec l'Angleterre; dans d'autres instans il étoit plus animé que jamais contre cette cour, mais ces derniers n'étoient pas de durée. Quoiqu'il en soit, toute sa mauvaise humeur retomboit sur moi.

Nous retournâmes enfin le 5. de Novembre à Berlin. La duchesse de Saxe-Meiningen, ma grand-tante, fille de l'électeur Frédrie Guillaume, y arriva deux jours après nous. Cette princesse étoit veuve de son troisième mari, ayant épousé en premières noces le duc de Courlande et s'étant remariée après sa mort au Margrave Christian Ernst de Bareith. Elle avoit trouvé moyen de ruiner totalement les pays de ces deux princes. On dit qu'elle avoit fort aimé à plaire dans sa jeunesse; il y paroissoit encore par ses manières affectées. Elle auroit été excellente actrice pour jouer les rôles de caractère. Sa physionomie rubiconde, et sa taille d'une grosseur si monstrueuse, qu'elle avoit peine à marcher, lui donnoient l'air d'un Bacchus femelle. Elle prenoit soin d'exposer à la vue deux grosses tétasses flasques et ridées, qu'elle fouettoit continuellement avec ses mains pour y attirer l'attention. Quoiqu'elle eût 60 ans passés, elle étoit requinquée comme une jeune personne; coiffée en cheveux marronnés tout remplis de pompons couleur de rose, qui faisoient la nuance claire de son visage, et si couverte de pierres de couleur qu'on l'eut prise pour l'arc-en-ciel. La reine fut obligée par ordre du roi de lui rendre la première visite. Faites vous avertir, me dit-elle, quand je serai de retour, et allez ensuite chez la duchesse. J'obéis ponctuellement à ses ordres. Comme il étoit tard et qu'il y avoit appartement le soir, ma visite ne fut pas longue. Je trouvai la cour commencée en entrant chez la reine, qui étoit occupée à entretenir le monde. Dès qu'elle me vit, elle me demanda d'un ton de colère, pourquoi je venois si tard. J'ai été chez la duchesse, lui répondis-je, comme votre Majesté me l'a ordonné. Comment, reprit-elle, par mon ordre? je ne vous ai jamais commandé de faire des bassesses ni d'oublier votre rang et votre caractère: mais depuis quelque temps vous êtes si accoutumée à faire des lâchetés que celle-ci ne me surprend pas. Cette dure réprimande à la face du public me piqua jusqu'au vif. Je baissai les yeux, et quelque effort que je fisse pour tenir contenance, je ne pus en venir à bout. Tout le monde blâma la reine et me plaignit tout bas. Mdme. de Grumkow, quoique femme d'un fort méchant mari, avoit beaucoup de mérite. Elle s'approcha de moi pour me demander ce qui portoit la reine à me traiter avec tant de dureté. Je levai les épaules sans lui répondre.

Le roi, le Margrave de Bareith, et la cour de Bevern arrivèrent le lendemain. Le Margrave me fut présenté chez la reine, où il me fit des protestations sans fin, comme il n'y avoit plus de six jours jusqu'à celui fixé pour mes noces. Le roi ordonna absolument à la reine d'accorder l'entrée libre chez moi au Margrave et à son fils. Ils n'en profitèrent pas beaucoup, car j'étois toute la journée chez elle, et ne les voyois qu'un moment le soir en présence de beaucoup de monde.

Le 19. je fus surprise de trouver cette princesse toute changée à mon égard. Elle m'accabla de caresses, m'assurant que j'étois le plus cher de ses enfans. Je ne compris rien à son procédé; mais elle se démasqua le soir, me tirant à part dans son cabinet: vous allez être sacrifiée demain, me dit-elle; malgré tous mes efforts je n'ai pu parvenir à retarder votre hymen. J'attends un courrier d'Angleterre et je suis sûre d'avance que le roi, mon frère, se désistera du mariage de votre frère; moyennant quoi le roi ne fera plus de difficultés pour rompre vos engagemens avec le prince héréditaire. Cependant comme j'ignore combien de temps le courrier tardera encore à arriver, et que je ne trouve aucun expédient pour empêcher que vos noces ne se fassent demain, il m'est venu une idée qui peut me mettre l'esprit en repos, et c'est de vous que j'en attends l'exécution. Promettez-moi donc, de n'avoir aucune familiarité avec le prince et de vivre avec lui comme frère et soeur, puisque c'est le seul moyen de dissoudre votre mariage, qui sera nul s'il n'est pas consommé. Le roi survint dans le temps que j'allois lui répondre, et il lui fut impossible de me parler de tout le soir, tant elle fut obsédée.

Le lendemain matin je me rendis en déshabillé dans son appartement. Elle me prit par la main et me conduisit chez le roi pour y faire ma renonciation à l'allodial, coutume établie pour tout pays. J'y trouvai le Margrave et son fils, Grumkow, Poudevel, Toulmeier et Voit, ministre de Bareith. On me lut la formule du serment qui portoit, que je me désistois de mes prétentions sur tous les biens allodiaux, tant que mes frères et leur postérité masculine existeroient, mais qu'en cas de leur mort je rentrerois dans tous mes droits d'héritière présomptive. Le serment fait, on en exigea un second qui me jeta dans une surprise extrême, n'ayant point été prévenue sur ce sujet. C'étoit de renoncer pour jamais à l'héritage de la reine, si elle venoit à décéder sans avoir fait de testament. Je restai immobile. Le roi s'apercevant de mon trouble me dit les larmes aux yeux en m'embrassant: il faut vous soumettre, ma chère fille, à cette dure loi; votre soeur d'Ansbac a passé même condamnation. Dans le fond ce n'est qu'une formalité, car votre mère est toujours maîtresse de faire un testament quand elle voudra. Je lui baisai la main en lui représentant, qu'il m'avoit fait promettre authentiquement d'avoir soin de moi, et que je ne pouvois croire qu'il me traiteroit avec tant de dureté. Il n'est pas temps de faire des difficultés, repliqua-t-il d'un ton de colère; signez de bonne grâce ou je vous ferai signer par force. Il me dit ces derniers mots tout bas. Il fallut donc lui obéir bon gré mal gré. Dès que cette maudite cérémonie fut finie, il me fit beaucoup de caresses, me loua de ma soumission et fut libéral en promesses qu'il n'avoit pas dessein de tenir.

Nous nous mîmes ensuite à table où il me fit asseoir à côté de lui. Il n'y avoit que le prince, mes soeurs et frères, et la duchesse de Bevern. J'étois triste et pensive. Il est naturel de faire des réflexions sur le point de contracter des noeuds qui décident du bonheur ou du malheur de notre vie.

Dès que nous eûmes dîné, le roi ordonna à la reine de commencer à me parer. Il étoit quatre heures et je devois être prête à sept. La reine voulut me coiffer. Comme elle n'étoit pas habile au métier de femme de chambre elle n'en put venir à bout. Ses dames y suppléèrent; mais aussitôt que mes cheveux étoient accommodés d'un côté elle les gâtoit, et tout cela n'étoit que feinte pour gagner du temps, dans l'espérance que le courrier arriveroit. Elle ignoroit qu'il étoit déjà en ville, et que Grumkow en avoit les dépêches. On peut bien s'imaginer qu'il ne les donna au roi qu'après que la bénédiction fut donnée. Tout cela fut cause que je fus attifée comme une folle. A force de manier mes cheveux, la frisure en étoit sortie; j'avois l'air d'un petit garçon, car ils me tomboient tous dans le visage. On me mit la couronne royale et 24 boucles de cheveux, grosses comme un bras. Telle étoit l'ordonnance de la reine. Je ne pouvois soutenir ma tête, trop foible pour un si grand poids. Mon habit étoit une robe d'une étoffe d'argent fort riche avec un point d'Espagne d'or, et ma queue étoit de douze aunes de long. Je faillis de mourir sous cet accoutrement. Deux des dames de la reine et deux des miennes portoient ma queue. Ces deux dernières étoient Mlle. de Sonsfeld, soeur de ma gouvernante, et Mlle. de Grumkow, nièce de mon persécuteur. J'avois été obligée d'accepter celle-ci, le roi l'ayant voulu absolument. Mdme. de Sonsfeld fut déclarée ce jour-là abbesse de Volmerstedt et le roi lui conféra lui-même l'ordre de ce chapitre. Nous nous rendîmes tous au grand appartement. J'en ferai une petite description ici.

Il est composé de six grandes chambres, qui aboutissent à une salle magnifiquement ornée en peintures et architecture. Au sortir de cette salle on entre dans deux chambres très-bien décorées, qui conduisent à une galerie ornée de très-beaux tableaux. Tout ceci est en enfilade. Cette galerie qui a 90 pieds de long, fait l'entrée d'un second appartement composé de 14 chambres aussi vastes et aussi bien décorées que les premières, au bout desquelles on trouve une salle fort spacieuse, qui est destinée pour les grandes cérémonies. Il n'y a rien de rare à tout ce que je viens de décrire; mais voici le merveilleux. La première chambre contient un lustre d'argent qui pèse 10,000 écus; tout l'assortiment accompagne cette pièce en poids. La seconde est encore plus superbe. Les trumeaux y sont d'argent massif et les miroirs de 12 pieds de hauteur; 12 personnes peuvent se placer commodément aux tables qui sont placées sous ces miroirs; le lustre est beaucoup plus grand que le précédent. Toute cela va en augmentant jusqu'à la dernière salle, qui renferme les pièces les plus considérables. On y voit les portraits du roi et de la reine et ceux de l'Empereur et de l'Impératrice, tout en grand avec des cadres d'argent. Le lustre pèse 50,000 écus; le globe en est si grand qu'un enfant de huit ans pourroit y entrer commodément. Les plaques ont six pieds de haut, les guéridons en on douze, le balcon pour la musique est aussi de ce précieux métal; en un mot cette salle contient plus de deux millions d'argenterie en poids. Tout cela est travaillé avec art et avec goût. Mais dans le fond c'est une magnificence qui ne réjouit pas la vue et qui a beaucoup de désagrément; car au lieu de bougies on y allume des cierges, ce qui cause une vapeur suffocante et noircit les visages et les habits. Le roi, mon père, avoit fait faire toute cette argenterie après son premier voyage à Dresde. Il avoit vu dans cette ville le trésor du roi de Pologne: il voulut renchérir sur ce prince, et ne pouvant le surpasser du côté des pierres précieuses et rares, il s'avisa de faire fabriquer ce que je viens de décrire, pour posséder une nouveauté qu'aucun souverain de l'Europe n'avoit encore eue.

Ce fut dans cette dernière salle que se fit la cérémonie de mon mariage. On fit une triple décharge de canon lorsqu'on nous donna la bénédiction. Tous les envoyés, à l'exception de celui d'Angleterre, y étoient. Le Margrave de Schwed fut obligé de s'y trouver par ordre exprès du roi. Après avoir fait et reçu les félicitations, on me fit asseoir sur un fauteuil sous le dais, à côté de la reine. Le prince héréditaire commença la bal avec ma soeur d'Anspac. Il ne dura qu'une heure; après quoi on se mit à table. Le roi avoit fait tirer aux billets, pour éviter les disputes de rang parmi tant de princes étrangers. Je fus placée au haut bout avec le prince, chacun sur un fauteuil. Le Margrave, mon beau-père, étoit à côté de moi. Le roi qui n'avoit point de moitié, se mit à côté du prince. Il y avoit 34 principautés à cette table. Le roi se divertit à enivrer le prince, et le fit tant boire qu'il le vit enfin en pointe de vin. Deux dames restèrent tout le temps derrière moi, et les Mrs. de service qu'on m'avoit donnés, qui étoient le colonel Vreiche et le major Stecho, me servirent tout le temps aussi bien que Mr. de Voit, qui avoit été déclaré mon grand-maître, et Mr. Bindemann qu'on m'avoit donné pour gentil-homme de la chambre. Après le souper nous repassâmes dans la première salle où tout étoit préparé pour la danse des flambeaux. Cette danse est une vieille étiquette allemande; elle se fait en cérémonie. Les Maréchaux de la cour avec leurs bâtons de commandant commencent la marche; ils sont suivis de tous les lieutenants-généraux de l'armée, qui portent chacun un cierge allumé. Les nouveaux époux font deux tours en marchant gravement; la mariée prend tous les princes l'un après l'autre; quand elle a fini sa tournée, le marié prend sa place et fait le même tour avec les princesses. Tout cela se fait au ton des timbales et des trompettes. La danse finie, on me conduisit dans le premier appartement, où on avoit tendu un lit et un meuble de velours cramoisi brodé de perles. Selon l'étiquette la reine devoit me déshabiller, mais elle me trouva indigne de cet honneur et ne me donna que la chemise. Mes soeurs et les princesses me rendirent cet office. Dès que je fus en déshabillé tout le monde prit congé de moi et se retira, à l'exception de ma soeur d'Anspac et de la duchesse de Bevern. On me transporta alors dans mon véritable appartement, où le roi me fit mettre à genoux et m'ordonna de réciter tout haut le credo et le pater. La reine étoit furieuse et maltraitoit tout le monde. Elle avoit appris que le courrier étoit arrivé, ce qui la mettoit au désespoir; elle me dit encore mille duretés avant de s'en aller.

Il faut avouer que mon mariage est la chose du monde la plus extraordinaire. Le roi, mon père, l'avoit fait à contre-coeur et s'en repentait tous les jours; il auroit pu le rompre et l'accomplit contre ses désirs. Je n'ai pas besoin de parler des sentimens de la reine, on peut assez voir par ce que j'en ai écrit combien elle y étoit contraire. Le Margrave de Bareith en étoit aussi mécontent que ces derniers. Il n'y avoit consenti que dans l'espérance d'en tirer de grands avantages, dont il se voyoit frustré par l'avarice du roi. Il étoit jaloux du bonheur de son fils, et son esprit méfiant lui donnoit des peurs paniques dont j'aurai lieu de parler dans la suite. Je me trouvai donc mariée contre le gré des trois personnes principales qui pouvoient disposer de mon sort et de celui du prince, et cependant de leur consentement. Quand je réfléchis quelquefois à tout cela, je ne puis m'empêcher de croire une destinée, et ma philosophie cède quelquefois aux pensées que l'expérience me fait naître sur ce sujet. Mais trêve de réflexions! ces mémoires ne finiroient jamais, si je voulois écrire toutes celles que j'ai faites dans les différentes situations où je me suis trouvée.

Le lendemain matin le roi, suivi des princes et des généraux, vint me rendre visite et me fit présent d'un service d'argent. La reine selon les règles devoit me faire le même honneur, mais elle s'en dispensa. Malgré tous mes chagrins je n'oubliai pas mon frère. J'envoyai Mr. de Voit chez Grumkow, pour le sommer de sa parole. Il me fit assurer qu'il en parleroit au roi, mais que je devois patienter quelques jours, puisqu'il falloit prendre sa bisque pour réussir.

Le 23. il y eut bal au grand appartement. On tira aux billets avant que d'y aller. Je tirai numéro 1. Avec le prince on compta 700 couples, tous gens de condition. Il y avoit quatre quadrilles. Je conduisis la première, la Margrave Philippe la seconde, la Margrave Albert la troisième et sa fille la quatrième. La mienne me fut assignée à la galerie de tableaux. La reine et toute les principautés en étoient.

J'aimois la danse; j'en profitai. Grumkow vint m'interrompre au milieu d'un menuet. Eh mon Dieu, Madame, me dit-il, il semble que vous soyez piquée de la tarentule; ne voyez-vous donc point ces étrangers qui viennent d'arriver? Je m'arrêtai tout court, et regardant de tout côté je vis en effet un jeune homme habillé de gris qui m'étoit inconnu. Allez donc embrasser le prince royal, me dit-il, le voilà devant vous. Tout mon sang se bouleversa dans mon corps de joie. O ciel, mon frère! m'écriai-je; mais je ne le trouve point; où est-il? faites-le moi voir au nom de Dieu! Grumkow me conduisit à lui. En m'approchant je le reconnus, mais avec peine. Il étoit prodigieusement engraissé et avoit pris le cou fort court, son visage étoit aussi fort changé et n'étoit plus si beau qu'il l'avoit été. Je lui sautai au cou; j'étois si saisie que je ne proférois que des propos interrompus, je pleurois, je riois comme une personne hors de sens. De ma vie je n'ai senti une joie si vive. Après ces premiers mouvemens j'allai me jeter aux pieds du roi, qui me dit tout haut en présence de mon frère: êtes-vous contente de moi? vous voyez que je vous ai tenu parole. Je pris mon frère par le main et je suppliai le roi de lui rendre son amitié. Cette scène fut si touchante, qu'elle tira les larmes des yeux de toute l'assemblée. Je m'approchai ensuite de la reine. Elle fut obligée de m'embrasser, le roi étant vis-à-vis d'elle, mais je remarquai que sa joie n'étoit qu'affectée. Je retournai encore à mon frère, je lu fis mille caresses et lui dis les choses les plus tendres; à tout cela il étoit froid comme glace, et ne répondoit que par monosyllabes. Je lui présentai le prince auquel il ne dit mot. Je fus étourdie de cette façon d'agir, j'en rejetai cependant la cause sur le roi qui nous observoit et qui intimidoit par-là mon frère. Sa contenance même me surprenoit; il avoit l'air fier et regardoit tout le monde du haut en bas. On se mit enfin à table. Le roi n'y fut pas et soupa tête-à-tête avec son fils. La reine en parut inquiète et envoya épier ce qui se passoit. On lui rapporta qu'il étoit de fort bonne humeur et qu'il parloit fort amicalement avec mon frère. Je crus que cela lui feroit plaisir, mais quelque effort qu'elle fît, elle ne pouvoit cacher son secret dépit. En effet elle n'aimoit ses enfans qu'autant qu'ils étoient relatifs à ses vues d'ambition. L'obligation que mon frère m'avoit de sa réconciliation avec le roi, lui faisoit plus de peine que de joie, n'en étant pas l'auteur. Au sortir de table Grumkow vint me dire, que le prince royal gâtoit encore toutes ses affaires. L'accueil qu'il vous a fait, continua-t-il, a déplu au roi; il dit, que si c'est par contrainte pour lui, il doit s'en offenser, puisqu'il lui marque en cela une défiance qui ne lui promet rien de bon pour l'avenir, et si au contraire sa froideur provient d'indifférence et d'ingratitude pour votre Altesse royale, il ne peut l'attribuer qu'à la marque d'un mauvais coeur. Le roi en revanche est très-content de vous, Madame, vous en avez agi sincèrement; continuez toujours de même et faites, au nom de Dieu! que le prince royal en agisse avec franchise et sans détours. Je le remerciai de son avis, que je trouvai bon. Le bal recommença. Je me rapprochai de mon frère et lui répétai ce que Grumkow venoit de me dire; je lui fis même quelques petits reproches sur son changement. Il me répondit, qu'il étoit toujours le même et qu'il avoit ses raisons pour en agir ainsi.

Il me rendit visite le lendemain matin par ordre du roi. Le prince eut l'attention de se retirer et me laissa seule avec lui et Madame de Sonsfeld. Il me fit un récit de tous ses malheurs, tels que je les ai décrits. Je lui fis part des miens. Il parut fort décontenancé à la fin de ma narration; il me fit des remercîmens des obligations qu'il m'avoit et quelques caresses, dont on voyoit bien qu'ils ne partoient pas de coeur. Il entama un discours indifférent pour rompre cette conversation, et sous prétexte de voir mon appartement il passa dans la chambre prochaine où étoit le prince. Il le parcourut des yeux pendant quelque temps depuis la tête jusqu'aux pieds, et après lui avoir fait quelques politesses assez froides, il se retira.

J'avoue que son procédé me dérouta. Ma gouvernante tiroit les épaules et n'en pouvoit revenir. Je ne connoissois plus ce cher frère, qui m'avoit coûté tant de larmes et pour lequel je m'étois sacrifiée. Le prince remarquant mon trouble me dit, qu'il voyoit bien que je n'étois pas contente et qu'il étoit surpris du peu d'amitié que le prince royal me faisoit que surtout il étoit fort mortifié de remarquer qu'il n'avoit pas le bonheur de lui plaire. Je tâchai de lui ôter ces idées et continuai d'en agir de même avec mon frère. Je ferai ici une petite interruption. Ces mémoires ne sont remplis que d'événemens tragiques qui pourroient enfin ennuyer, il est juste de les diversifier quelquefois par des circonstances plus gaies, quoi qu'elles ne me regardent pas.

La reine avoit à sa cour une Dlle. de Pannewitz, qui étoit sa première fille d'honneur. Cette dame étoit belle comme les anges, et possédoit autant de vertu que de beauté. Le roi, dont le coeur avoit été jusqu'alors insensible ne put résister à ses charmes; il commença en ce temps-là à lui faire la cour. Ce prince n'étoit point galant; connoissant son foible il prévit qu'il ne réussiroit jamais à contrefaire les manières de petit-maître ni à attraper le style amoureux: il resta donc dans son naturel et voulut commencer le roman par la fin. Il fit une description très-scabreuse de son amour à la Pannewitz et lui demanda, si elle vouloit être sa maîtresse. Cette belle le traita comme un nègre, se trouvant fort offensée de cette proposition. Le roi ne se rebuta pas, il continua de lui en conter pendant un an. Le dénouement de cette aventure fut assez singulier. La Pannewitz ayant suivi la reine à Brunswick, où devoient se faire les noces de mon frère, rencontra le roi sur un petit degré dérobé, qui menoit à l'appartement de cette princesse. Il l'empêcha de s'enfuir et voulut l'embrasser, lui mettant la main sur la gorge. Cette fille furieuse lui appliqua un coup de poing au milieu de la physionomie avec tant de succès, que le sang lui sortit d'abord par le nez et par la bouche. Il ne s'en fâcha point et se contenta de l'appeler depuis la méchante diablesse. J'en reviens à mon sujet.

Il sembloit que tous les démons de l'enfer fussent déchaînés contre moi. Le Margrave d'Anspac voulut aussi se mêler de me persécuter. C'étoit un jeune prince fort mal élevé; il vivoit comme chien et chat avec ma soeur, qu'il maltraitroit continuellement. Celle-ci y donnoit quelquefois lieu. Sa cour n'étoit composée que de gens malins et intrigans, qui l'animoient contre celle de Bareith. Ces deux pays sont voisins, et quoique leur intérêt soit d'être amis et d'agir de concert, leur jalousie mutuelle est cause de leur désunion. Le Margrave d'Anspac et sa cour ne pouvoient digérer mon mariage avec le prince héréditaire. On faisoit mille faux rapports de celui-ci à l'autre. Piqué au vif contre nous il nous rendoit de mauvais services auprès de la reine, tournant en mal toutes nos paroles et nos actions. Il étoit secondé par ma soeur Charlotte, qui attisoit le feu tant qu'elle pouvoit. J'étois informée de tout cela, ma soeur cadette m'en ayant avertie, mais je faisois semblant de l'ignorer.

Il se donna encore plusieurs bals à mon honneur et gloire; le reste du temps nous jouions chez la reine. Les princes étoient obligés de passer la soirée avec le roi et d'assister à la tabagie, d'où ils ne revenoient qu'à l'heure du souper.

Le Margrave d'Anspac s'avisa de se mettre sur la friperie du prince héréditaire; il le turlupina sur un sujet très-sensible. J'ai déjà dit que le mère de celui-ci étoit une princesse de Holstein. Elle s'étoit si mal conduite, et avoit fait tant d'extravagances, que le prince son époux, alors encore apanagé, s'étoit vu obligé de la faire enfermer dans une forteresse appartenante au Margrave d'Anspac. Elle étoit le sujet des piquantes railleries que ce prince faisoit à mon époux, qui en témoigna son ressentiment et y répondit fort sensément. Je respecte trop la présence du roi, lui répliqua-t-il, pour répondre sur-le-champ et comme il le faut à de tels propos, mais je saurai prendre ma revanche quand il en sera temps. Mon frère et les princes étoient présens; il firent leur possible pour les raccommoder; mais tout ce qu'ils purent obtenir du prince héréditaire fut, qu'il ne passerait pas outre jusqu'au surlendemain. Je remarquai le soir même beaucoup d'altération sur le visage du prince, mais quelques instances que je lui fisse, il ne voulut point m'en dire la cause. Je l'appris le jour suivant par le Margrave, mon beau-père, qui en avoit été informé par le duc de Bevern. Nous parlâmes tous deux au prince. Je lui fis concevoir que ce différent ne pouvoit avoir que des suites fâcheuses; c'étoit renouveler en premier lieu une vieille catastrophe fort désagréable pour mon père et pour lui; son adversaire étoit son beau-frère, un prince sans héritiers, dont le pays devoit lui retomber après sa mort, ce qui auroit causé en cas d'accident beaucoup de faux jugemens préjudiciables à la gloire du prince. La colère où il étoit l'empêcha d'écouter nos raisons. Le duc de Bevern, qui survint, le sermonna tant, qu'il lui donna sa parole de se tenir tranquille, pourvu que le Margrave d'Anspac lui fit faire des excuses. Tous me conseillèrent de parler à ce dernier et de tâcher de les rapatrier. Tout le jour se passa donc paisiblement. Je pris encore mes mesures le soir avec le duc et la duchesse. J'étois fort triste et inquiète, dans l'appréhension que cette affaire n'allât mal. Ma soeur, qui en étoit informée et nous épioit, me jeta tout-à-coup les bras au cou: je suis au désespoir, me dit-elle, de ce qui s'est passé hier; mon époux est dans son tort; je vous demande pardon pour lui de l'incartade qu'il a faite, je l'en gronderai d'importance. Je suis bien fâchée, lui répondis-je, que vous ayez entendu notre conversation. Soyez persuadée que la dissension de nos époux ne diminuera en rien la tendresse que j'ai pour vous. Je vous demande seulement une grâce, qui est de ne point vous mêler de tout ceci, vous ne ferez que vous attirer du chagrin et vous aigrirez encore plus les esprits. Après bien des représentations elle me le promit. Le Margrave d'Anspac étoit toujours assis à côté de moi. Le soir, dès que nous fumes levés de table et que la reine fut sortie, je l'accostai fort civilement et m'apprêtois à lui parler de l'affaire en question. Ma soeur ne m'en laissa pas le temps et débuta par lui chanter pouille. Il se mit en colère et haussa la voix pour lui répliquer des duretés. Le prince héréditaire, qui en entendit quelques-unes, crut qu'elles s'adressoient à lui; il s'approcha à son tour, lui demandant raison de son procède. Venez, venez, lui dit-il, vuider notre différent, il faut des actions et non des paroles. Le pauvre Margrave resta stupéfié. Allons donc, continua le prince, venez vous battre, ou je vous jette dans la cheminée où vous pourrez griller à votre aise. Cette menace fit tant de peur à son antagoniste, qu'il se prit amèrement à pleurer, ce qui produisit une tragi-comédie. Mon frère et tous ceux qui étoient là firent de grands éclats de rire. Le Margrave, rempli de frayeur, se sauva dans la chambre d'audience de la reine, qui se promenoit gravement sans faire semblant de rien; il s'y cacha derrière un rideau. La duchesse, qui l'avoit suivi, voulut bien lui rendre l'office de nourrice et le consoler, l'assurant que le prince héréditaire ne le tueroit pas. Mais tout cela ne rassura point ce pauvre enfant, qui n'eut le courage de sortir de sa niche que lorsque son antagoniste fut parti. Mon frère, le Margrave mon beau-père et le prince Charles emmenèrent celui-ci. Je les trouvai encore ensemble lorsque je rentrai chez moi. La scène qui venoit de se passer nous fournit matière à plaisanter; le pauvre Margrave d'Anspac n'y fut pas épargné. Le duc de Bevern le reconduisit chez lui, où il exhala sa colère par des vomissemens et une diarrhée, qui pensa l'envoyer à l'autre monde. Cette forte évacuation ayant chassé sa bile et l'ayant remis dans un état plus rassis, il fit des réflexions sérieuses sur le danger qu'il avoit couru. La crainte de la grillade le fit résoudre à faire des avances au prince héréditaire; le duc de Bevern en fut chargé. Le prince héréditaire accepta les excuses du Margrave; la paix se fit et depuis ce temps ils n'ont plus eu de démêlé personnel.

Quelques jours après le roi conféra un régiment d'infanterie à mon frère; il lui rendit son uniforme et son épée. Son domicile fut fixé à Rupin, où étoit son régiment; ses revenus furent augmentés, et quoique fort modiques il pouvoit faire la figure d'un riche particulier. Il fut obligé de partir pour aller à sa garnison. Quoiqu'il fût fort changé à mon égard, cette séparation me fit une peine infinie. Je ne comptois plus le revoir avant mon départ, ce qui me toucha vivement. Il en parut attendri, et le congé fut plus tendre que notre première entrevue. Sa présence m'avoit fait oublier tous mes chagrins; je les ressentis plus fortement après son départ. Du côté de la reine c'étoit toujours la même chanson; elle se contraignoit devant le monde, mais en particulier elle me traitoit d'autant plus cruellement.

Le roi ne me regardoit plus depuis mes noces, et tous ces grands avantages qu'il m'avoit promis s'en alloient en fumée. Il n'y avoit que deux moyens de s'insinuer auprès de lui; l'un étoit de lui fournir de grands hommes, l'autre de lui donner à manger avec une compagnie, composée de ses favoris, et de lui faire boire rasade. Le premier de ces expédiens m'étoit impossible, les grands hommes ne croissant pas comme les champignons, leur rareté même étoit si grande, qu'à peine en trouvoit-on trois dans un pays qui pussent convenir. Il fallut donc choisir le second parti. J'invitai ce prince à dîner. Toutes les principautés en furent. La table étoit de 40 couverts et servie de tout ce qu'il y avoit de plus exquis. Le prince héréditaire fit les honneurs de la vigne. Il n'y eut que lui seul d'hommes qui restât dans son sens. Le roi et le reste des conviés étoient ivres morts. Je ne l'ai jamais vu si gai; il nous mangea de caresses le prince et moi. Mon arrangement lui plut si fort, qu'il voulut rester le soir. Il fit venir la musique et envoya chercher plusieurs dames de la ville. Il commença le bal avec moi et dansa avec toutes les dames, ce qu'il n'avoit jamais fait. Cette fête dura jusqu'à trois heures après minuit.

Ce prince partit le 17. de Décembre pour aller à Nauen, où il avoit fait préparer une magnifique chasse de sanglier. Tous les princes, tant étrangers que du sang, l'y suivirent. Ce petit voyage ne dura que quatre jours et me donna encore de nouveaux chagrins.

Le Margrave d'Anspac ne faisoit que dissimuler son dépit contre le prince depuis leur dernier différent; il cherchoit avec ardeur une occasion de se venger. Il faut rendre justice à qui elle est due. Le prince a de l'esprit et le coeur bon; il est enclin à la colère; ceux qui sont autour de lui sont de vrais suppôts de satan, qui l'ont précipité dans le vice et tâchent encore d'étouffer les bonnes qualités qu'il possède. Il n'avoit que 17 ans, étoit sans expérience et mal conseillé. J'ai déjà dit que pour faire sa cour à la reine il lui servoit d'espion. Elle ne manqua pas de lui demander des nouvelles à son retour de Nauen. Il lui répondit, que celles qu'il savoit étoient très-mauvaises; qu'elle avoit tous les sujets du monde d'être mécontente de mon mariage; que je deviendrois la plus malheureuse personne de l'univers, puisque j'avois un vrai monstre de mari, enseveli dans les plus affreuses débauches, qui passoit les nuits à s'enivrer avec les domestiques et les gueuses du cabaret; qu'il étoit pair et compagnon avec cette racaille, et que la chronique scandaleuse débitoit qu'il y avoit eu une bataille où il avoit reçu des coups. Cette confidence bien loin d'affliger la reine lui fit plaisir. Elle se résolut de s'en donner les violons à mes dépens. Dès que tout le monde se fut assemblé chez elle, elle nous fit asseoir en cercle et tourna adroitement la conversation sur le séjour de Nauen. Sans nommer personne elle se mit sur la friperie du prince qu'elle ne ménagea point et qu'elle turlupina d'une façon sanglante. Je m'aperçus d'abord que c'étoit lui qu'elle apostrophoit, mais je ne comprenois rien à ses discours. Elle parloit de combat, de blessures, choses inconnues pour moi, et elle jetoit des regards malins à ma soeur Charlotte, qui lui répondoit par signes en me regardant. Le Margrave de Bareith étoit sérieux et de mauvaise humeur, et toute la compagnie baissoit les yeux. Le jeu mit fin à cette conversation. Ma soeur d'Anspac, qui avoit beaucoup d'amitié pour moi, voyant mon inquiétude, me mit au fait de l'énigme. Il n'y avoit que cinq semaines que j'étois mariée; j'avois étudié le caractère du prince et lui avois trouvé beaucoup de sentimens et le coeur trop bien placé pour commettre les infamies dont on l'accusoit. Le duc de Bevern m'assura même qu'il n'y avoit pas un mot de vrai, que le prince héréditaire ne l'avoit pas quitté un moment et qu'ils avoient couché porte à porte. Nous conclûmes l'un et l'autre que cette belle fable étoit une invention du Margrave d'Anspac. Le duc se chargea de détromper le roi auquel on avoit fait aussi ce beau rapport, et me pria fort de me mettre au dessus de toutes les railleries de la reine, puisque dans le fond elle ne pouvoit me rendre malheureuse. Le Margrave d'Anspac ou plutôt sa cour avoit fait savoir cette même nouvelle au roi et au Margrave de Bareith. Ce dernier sans rien examiner étoit dans une rage terrible contre son fils; il me ramena le soir dans ma chambre, où il le traita fort durement. Le prince n'eut pas de peine à se justifier; il auroit éclaté contre l'auteur de la fourberie, si nous ne l'en eussions empêché.

Cette aventure fut sue le lendemain de toute la ville. Elle fit beaucoup de déshonneur au Margrave d'Anspac et le rendit odieux. Le roi en fut fort irrité, mais il dissimula de crainte d'aigrir les esprits. La reine en fut penaude et bien fâchée de ne pouvoir trouver prise sur un gendre qu'elle haïssoit cordialement.

Quelques jours après elle me demanda d'un air malin, se je ne m'étois point encore informée de ce qui étoit stipulé pour moi dans mon contrat de mariage. Je suis curieuse de savoir, me dit-elle, les grands avantages que le roi vous a faits et combien vous aurez de revenus. Je ne sais comment Mr. Gidikins (résident d'Angleterre) l'a appris; mais je sais bien qu'il a dit, qu'une femme de chambre de la princesse de Galles avoit de plus gros gages que vous n'auriez de revenus par an. Je vous conseille de prendre vos mesures d'avance, car si vous gueusez après, ce ne sera pas ma faute, du moins ne vous attendez plus à rien de moi. Je n'ai pas fait votre mariage, c'est au roi, en qui vous avez eu tant ce confiance, à avoir soin de vous.

Ce raisonnement ne me pronostiqua rien de bon. Je questionnai le soir même Mr. de Voit sur cet article. Quelle fut ma surprise en apprenant ce détail. Le roi pour tout potage avoit prêté au Margrave un capital de 260 mille écus sans intérêts; on devoit tous les ans, à commencer de l'année 1733, rembourser 25 mille écus de ce capital. Ma dot étoit comme à l'ordinaire de 40 mille écus. En dédommagement de la renonciation que j'avois faite à l'héritage de la reine, il me donnoit 60 mille écus. C'étoient les mêmes accords qui avoient été faits avec ma soeur. De la part du Margrave les revenus annuels du prince et les miens, y compris notre cour, étoient fixes à 14 mille écus, dont il me revenoit 2000. On comptoit encore sur cette somme les étrennes et les présens extraordinaires, ainsi bien compté et rabattu il me restoit 800 écus pour mon entretien. Le roi comptoit pour avantages le régiment qu'il avoit donné au prince, et le service d'argent dont il m'avoit fait présent. Je laisse à juger de mon étonnement. Mr. de Voit me dit, que le roi avoit tout réglé; qu'il avoit cru que c'étoit de mon consentement, sans quoi il m'en auroit avertie plutôt, et qu'il n'y avoit plus de remède, les conventions étant faites et signées.

Après avoir rêvé quelque temps à ma situation présente, je pris le parti de m'adresser à Grumkow. Je l'envoyai chercher le lendemain matin. Mr. de Voit lui expliqua en peu de mots le cas dont il s'agissoit. Grumkow me fit serment de n'avoir point été consulté sur toute cette affaire. Je suis surpris, continua-t-il, de n'en avoir pas été informé, c'est un mal qui n'est plus à réparer. Il faut chercher d'autres expédiens et tâcher d'extorquer une pension au roi; mais avant de lui en parler il faut absolument attendre que le Margrave, votre beau-père, soit parti. Je connois notre Sire, il est tenace comme le diable, quand il s'agit de donner; si je lui en parle à présent, il fera des querelles d'allemand à ce prince pour faire augmenter vos revenus, ce qui causera des brouilleries dont infailliblement vous serez la victime; au lieu que s'il est loin, sa Majesté sera obligée de remédier au tort qu'il vous a fait. Je vous promets mon secours, Madame, et je vous ferai savoir quand il sera temps de lui parler vous-même. Je lui fis beaucoup de remercîmens et lui promis de suivre ses conseils.

La reine s'étoit divertie à mes dépens; elle étoit instruite de toute cette affaire et n'avoit souhaité que je m'en informasse que pour m'humilier. Elle entretenoit sans cesse des mouches autour de mes appartemens; elle fut avertie sur-le-champ de la visite Grumkow et devina tout de suite quel en étoit le sujet. Elle voulut s'en assurer et me tirer les vers du nez. Après m'avoir parlé quelque temps fort amiablement, elle se rabattit sur mon départ. Je suis au désespoir de vous perdre, me dit-elle; j'ai fait mon possible pour reculer le terme de notre séparation. Ce qui m'afflige le plus c'est de vous voir si mal pourvue; je sais tout cela sur le bout du doigt. Le roi vous a cruellement abandonnée; je l'ai prévu, vous n'avez pas voulu me croire. Cependant j'approuve beaucoup que vous ayez parlé à Grumkow, je suis persuadée que s'il le peut il vous rendra service; que vous a-t-il conseillé? J'avoue ma bêtise, je lui contai toute ma conversation avec ce dernier, la conjurant de garder le secret. Je vous le promets, continua-t-elle, je connois trop la conséquence de ce que vous venez de me dire pour en parler. Pour mes péchés elle resta l'après-midi seule avec le roi. Ne sachant comment l'entretenir elle lui découvrit le pot aux roses et lui révéla ce que je lui avois confié. Le roi affecta de me plaindre et d'être touché de mon état, mais dans le fond il fut vivement piqué que je me fusse adressée à elle et à Grumkow. Il étoit soupçonneux; il s'imagina que je faisois des intrigues et voulut m'en punir. A peine eut-il quitté la reine qu'il se fit donner mon contrat de mariage et retrancha quatre mille écus de la somme destinée pour le prince et pour moi.

La reine victorieuse du bon service qu'elle venoit de me rendre me fit appeler au plus vite. Vous n'avez plus besoin, me dit elle lorsque j'entrai, de mêler Grumkow de vos affaires; j'ai parlé au roi, continua-t-elle en m'embrassant, je lui ai conté notre conversation de ce matin, il a paru attendri et m'a promis de vous satisfaire. Peu s'en fallut que je ne devinsse statue de sel comme la femme de Loth. Mon premier mouvement s'exhala en jérémiades et en reproches respectueux sur son indiscrétion. Elle s'en fâcha et me fit taire à force de duretés. Je maudis mille fois mon imprudence; j'en recevois le salaire, je ne pouvois en murmurer. Grumkow m'en fit faire de sanglans reproches par Mr. de Voit et me fit avertir de la belle oeuvre que le roi venoit de faire. Il me fit d'amères plaintes de ce que je l'avois exposé à colère de ce prince, et me fit assurer qu'il ne se mêleroit jamais plus de ce qui me regarderoit. Cette dernière aventure me poussa à bout et me causa un violent chagrin.

Le Margrave, mon beau-père, la cour d'Anspac, de Meinungen et de Bevern partirent dans ces entrefaites. Je regrettai beaucoup cette dernière et surtout la duchesse, pour laquelle j'avois pris une tendre amitié. Elle avoit été confidente de mes peines et m'avoit rendu beaucoup de bons offices.

Le roi retourna à Potsdam, où la reine eut ordre de le joindre avec moi, devant partir de là pour Bareith. L'impatience de m'y trouver me faisoit compter les heures et les minutes. Berlin m'étoit devenu aussi odieux qu'il m'avoit été autrefois cher. Je me flattois, à l'exclusion des richesses, de mener une vie douce et tranquille dans mon nouveau domicile et de commencer une année plus heureuse que celle qui venoit de finir.






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