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Mémoires de Frédérique Sophie Wilhelmine de Prusse, margrave de Bareith. Tome 2

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The Project Gutenberg eBook of Mémoires de Frédérique Sophie Wilhelmine de Prusse, margrave de Bareith. Tome 2

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Title: Mémoires de Frédérique Sophie Wilhelmine de Prusse, margrave de Bareith. Tome 2

Author: Margrave of Bayreuth consort of Friedrich Margravine Wilhelmine

Release date: January 14, 2009 [eBook #27809]

Language: French

Credits: Produced by Mireille Harmelin, Rénald Lévesque and the
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de France (BnF/Gallica)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK MÉMOIRES DE FRÉDÉRIQUE SOPHIE WILHELMINE DE PRUSSE, MARGRAVE DE BAREITH. TOME 2 ***





FRÉDÉRIQUE SOPHIE WILHELMINE, MARGRAVE DE BAREITH,




MÉMOIRES

DE

FRÉDÉRIQUE SOPHIE
WILHELMINE,

MARGRAVE DE BAREITH,

SOEUR DE

FRÉDÉRIC LE GRAND,

DEPUIS

L'ANNÉE 1706 JUSQU'À 1742,

ÉCRITS DE SA MAIN.


TROISIÈME ÉDITION, CONTINUÉE JUSQU'A 1758 ET ORNÉE
DU PORTRAIT DE LA MARGRAVE.

TOME DEUXIÈME.

LEIPZIG.
H. BARSDORF.
1889.




1732.

Une nouvelle époque fit l'ouverture de 1732. Il y avoit déjà quelque temps que je me trouvois fort incommodée; j'en avois attribué la cause à l'agitation continuelle de mon esprit accablé de tant d'adversités différentes. Je voulus faire mes dévotions; je pris une défaillance à l'église, que dura quelques heures. Je me trouvai au lit en revenant à moi, entourée de la reine et d'une foule de monde, qui étoit accouru pour me secourir. Le médecin jugea que j'étois enceinte. On m'en badina beaucoup, mais je ne fis aucune attention à tout ce qu'on me dit. Je souffrois trop; j'eus plusieurs foiblesses tout ce jour-là, ce qui m'empêcha de me lever. La reine me fit dire le lendemain, qu'elle viendroit le soir célébrer les rois chez moi. Cette petite fête fût assez triste; ceux qui y étoient, sembloient touchés de me perdre, ils avoient tous les larmes aux yeux. Je pris un tendre congé de la Margrave Philippe; mon mariage n'avoit point altéré notre amitié, et je me sentis attendrie de me séparer de me amies.

Le lendemain (7. Janvier) nous nous rendîmes à Potsdam. La roi m'y reçut à bras ouverts. L'espérance de se voir bientôt grand-père lui causoit une joie inconcevable, il m'accabloit de caresses et d'attentions. Je profitai de ces bonnes dispositions par lui demander une grâce. Mdme: de Sonsfeld avoit trois nièces, filles du général Marwitz; sa soeur étant morte, elle les avoit fait élever. Ces trois filles, dont l'aînée avoit 14 ans, étoient héritières d'un bien très-considérable. Sa tante souhaitoit amener cette aînée avec elle à Bareith, pour achever de la former; elle n'osoit cependant accomplir ses désirs sans une permission expresse du roi; ce prince ayant fait une ordonnance, par laquelle il étoit défendu à toutes les filles riches de sortir de son pays, sous peine de confiscation de tout leur bien. Le roi m'accorda cette faveur à condition que je lui engageasse ma parole d'honneur de ne point marier cette fille hors de ses états 1; en quoi je le satisfis.

Note 1: (retour) Comme cet article est de conséquence pour la suite de ces mémoires, je prie le lecteur d'y faire attention.

Le jour de mon départ étant enfin fixé au 11. Janvier, je résolus de faire une dernière tentative pour attendrir ce prince. Je trouvai moyen de lui parler en particulier, et de lui ouvrir mon coeur. Je fis l'apologie de ma conduite passée, sans compromettre la reine; je lui peignis avec les couleurs les plus touchantes la douleur que m'avoit causée sa disgrâce; j'y ajoutai un portrait naïf de ma situation présente, le suppliant par tout ce qu'il y avoit de plus sacré de ne point m'abandonner, et de m'accorder son secours et sa protection. Mon discours fit son effet; il fondoit en larmes, ne pouvant me répondre à force de sanglots: il m'expliquoit ses pensées par ses embrassemens. Faisant enfin un effort sur lui, je suis au désespoir, me dit-il, de ne vous avoir pas connue; on m'avoit fait un si horrible portrait de vous, que je vous ai haïe autant que je vous chéris présentement. Si je m'étois adressé à vous, je me serois épargné bien du chagrin et à vous aussi; mais on m'a empêché de vous parler, en me représentant que vous étiez plus méchante que ce diable, et que vous me porteriez à des extrémités que j'ai mieux aimé éviter. Votre mère par ses intrigues est en partie cause du malheur de la famille; j'ai été trompé et dupé de tout côté, mais j'ai les mains liées, et quoique mon coeur soit navré, il faut que je laisse ces iniquités impunies. Je pris le parti de la reine et lui représentai, que ses intentions avoient été bonnes, que l'amitié seule, qu'elle avoit eue pour mon frère et pour moi, l'avoit portée à en agir comme elle avoit fait, qu'ainsi il ne pouvoit lui en vouloir du mal. N'entrons point dans ce détail me répondit-il, ce qui est passé est passé, je veux bien l'oublier. Pour vous, ma chère fille, soyez persuadée que vous m'êtes la plus chère de la famille, et que je vous tiendrai religieusement les promesses que je vous ai faites, de vous avantager plus que mes autres enfans; continuez d'avoir de la confiance en moi, et comptez toujours sur mon secours et sur ma protection. Je suis trop affligé pour prendre congé de vous; embrassez votre époux de ma part, je suis si touché que je ne puis le voir. Il se retira tout en larmes. Je me retirai de mon côté en sanglotant, et me rendis chez la reine. Ma séparation d'avec elle ne fut point si touchante que celle du roi; malgré mes soumissions et mes tendres caresses elle resta froide comme glace, sans s'émouvoir ni me faire la moindre amitié. Le duc de Holstein me conduisit au carosse, où je montai avec le prince et Mdme. de Sonsfeld.

J'arrivai heureusement le même soir à Closterzin, qui étoit le premier gîte. La seconde journée de mon voyage ne fut pas si heureuse que la première. Mon carosse versa de mon côté; deux paires de pistolets chargés et deux coffres forts, qu'on y avoit fourrés, je ne sais pourquoi, me tombèrent sur le corps sans me faire le moindre mal. Mdme. de Sonsfeld me crut morte; sa frayeur l'aveugloit si fort, qu'elle ne cessoit de crier comme une excommuniée: mon Dieu, Seigneur Jésus; ayez pitié de nous. Je crus qu'elle étoit blessée, ce qui m'alarma plus que la chûte; je le lui demandai. Eh mon Dieu! non, Madame, me dit-elle, je ne crains que pour vous. Le prince héréditaire plus mort que vif étoit sauté par la portière; il n'avoit pas le courage de me demander si je m'étois fait mal. Cette scène me parut comique; j'étois chargée comme un mulet de tout le bagage qui étoit dans la voiture, dont on ne me débarrassa qu'avec peine. Le Margrave me porta sur un champ couvert de neige. Il geloit à pierre fendre, mes souliers prirent à la glace; je courois risque d'avoir le sort de la femme de Loth et de devenir statue de glace, si ma suite ne fût arrivée pour me tirer de là. Mes dames pleuroient et se lamentoient, croyant pour sûr que je ferois une fausse-couche; on m'arrosoit de toutes sortes d'esprits et on vouloit me faire avaler de vilaines drogues, dont je ne voulus point. On releva enfin le carosse et je continuai mon voyage.

Mr. de Burstel, conseiller privé du roi, m'accompagnoit, et devoit prendre à Bareith la qualité de ministre à cette cour. Il se rendit chez ma gouvernante, dès que nous fumes arrivés à Torgow, et la chargea de me représenter, que quoique je ne me ressentisse point de la chûte que je venois de faire, la prudence exigeoit que je m'arrêtasse quelques jours en chemin, pour parer les mauvaises suites qui pourroient en arriver. Mdme. de Sonsfeld et Mr. de Voit furent du même sentiment. Ils firent tellement peur au prince, que tout ce que je pus obtenir fut d'aller le lendemain jusqu'à Leipsic. Je comptois m'y divertir; la foire, qui est une des plus fameuses d'Allemagne, s'y tenant alors. Il y avoit toujours pendant ce temps beaucoup d'étrangers dans cette ville, où la cour de Dresde se rendoit ordinairement.

Nous y arrivâmes le jour suivant. Par décorum je me mis d'abord au lit. Je m'informai tout de suite, s'il y avoit beaucoup de monde? Mais ô douleur! La foire étoit finie et la cour aussi bien que les étrangers étoient partis la veille. Au lieu de m'amuser je m'ennuyai cruellement les deux jours que je fus obligée de m'y arrêter. Fatiguée d'harangues et de cérémonies j'en partis enfin, pour continuer mon voyage. Il se passa fort heureusement à la frayeur près, que me causèrent les rochers et les précipices; les chemins étoient abominables. Quoiqu'il fît un froid terrible, j'aimai mieux marcher que d'être secouée.

J'arrivai enfin à Hoff, première ville du territoire de Bareith. On m'y reçut en cérémonie au bruit du canon. La bourgeoisie sous les armes bordoit les rues jusqu'au château. Le Maréchal de Reitzenstein avec quelques Mrs. de la cour et toute la noblesse immédiate du Vogtland m'attendoient au bas de l'escalier (si on peut appeler tel une espèce d'échelle de bois), et me conduisirent dans mon appartement. Mr. de Reitzenstein me complimenta de la part du Margrave sur mon arrivée dans son pays. J'essuyai ensuite une longue harangue de la noblesse. Mr. de Voit m'avoit fort priée de faire bon accueil à ces gens-là. Il est connu que la maison d'Autriche a donné certains privilèges à la noblesse aux dépens des princes; ces privilèges sont entièrement injustes et ne tendent qu'à abaisser les souverains de l'empire. Ceux-ci n'ont jamais voulu les reconnoître; chaque gentilhomme immédiat prétend être aussi souverain chez lui que le prince, dont il est vassal, ce qui cause des procès et des chicanes perpétuelles. Celle du Vogtland s'étoit séparée du reste, s'étant brouillée avec les autres cantons. Le Margrave avoit saisi cette occasion pour la réduire à quelques privilèges près, sur le pied de ses autres vassaux; mais non content de cela, il avoit tenté peu avant mon mariage de les dépouiller encore de ceux qu'il leur avoit laissés. Ces Mrs., n'étant pas d'humeur de le souffrir, s'étoient rebellés et avoient causé une émeute qui eût devenir funeste, si on ne l'avoit appaisée. Les esprits étoient encore fort aigris à mon arrivée. Mr. de Voit, d'une très-illustre famille immédiate, mais d'un autre canton, n'ayant point de terres dans le Margraviat, fit envisager au prince, que pour rétablir la tranquillité, il falloit tâcher de gagner ses gens par la douceur et par les bonnes façons. Ils étoient tous de grande maison et il y en avoit de fort riches. On croira sans doute que leurs manières y répondoient? point de tout! J'en vis une trentaine, dont la plupart étoient des Reitzensteins. C'étoient tous des visages à épouvanter les petits enfans; leurs physionomies étoient à demi couvertes de teignasses en guise de perruques, où des poux d'aussi antique origine que la leur, avoient établi leur domicile depuis des temps immémoriaux; leur hétéroclite figure étoit attifée de vêtemens qui ne le cédoient point aux poux pour l'ancienneté; c'étoit un héritage de leurs ancêtres, qui les avoient transmis de père en fils; la plupart n'étoient point faits sur leurs tailles; l'or en étoit si éraillé, qu'on ne pouvoit le reconnoître; c'étoit pourtant leur habit de cérémonie, et ils se croyoient pour le moins aussi respectables sous ces antiques haillons que l'Empereur, revêtu de ceux de Charlemagne. Leurs façons grossières accompagnoient parfaitement leur accoûtrement, on les eût pris pour des manans; pour surcroît d'agrément la plupart étoient galeux. J'eus toutes les peines du monde de m'empêcher de rire en considérant ces figures. Ce ne fut pas tout, on me présenta un moment après des animaux d'une autre espèce; c'étoient les ecclésiastiques, d'ont il fallut encore écouter la harangue. Ceux-ci avoient des fraises autour du cou, qui sembloient de petits paniers, tant elles étoient grandes. Celui que me complimenta nasilloit et parloit si lentement, que je crus perdre patience. Je me défis enfin de cette arche de Noë et me mis à table, où les premiers de la noblesse furent invités. J'entamai diverses matières indifférentes pour faire raisonner ces automates; sans en pouvoir tirer que oui ou non; ne sachant plus que dire, je m'avisai de parler d'économie. Au seul nom leur esprit se développa; j'appris en un moment le détail de leur ménage et de tout ce qui y appartient; il s'éleva même une dispute fort spirituelle et intéressante pour eux. Les uns soutenoient que le bétail du bas pays étoit plus beau et rapportoit plus que celui des montagnes, quelques beaux-esprits de leur troupe prétendoient le contraire. Je ne dis mot à tout cela et j'allois m'endormir d'ennui, quand on vint m'avertir de la part de Mr. Voit, qu'il falloit commencer à boire dans un grand verre à la santé du Margrave. On m'en apporta un de si copieuse taille, que j'aurois pu y fourrer ma tête, avec cela il étoit si pesant, que peu s'en fallut que je ne le laissasse tomber. Le Maréchal de la cour répliqua à mon début buvant à ma santé, celle du roi, de la reine, et enfin de tous mes frères et soeurs suivit. Je fus éreintée à force de révérences, et dans un instant je me trouvai en compagnie de 34 ivrognes, ivres à n'en pouvoir plus. Fatiguée comme un chien et rassasiée à rendre les tripes et les boyaux de tous ces désastreux visages, je me levai enfin et me retirai fort peu édifiée de ce premier début. Pour comble de chagrin on m'annonça qu'il falloit encore m'arrêter à Hoff le lendemain, n'étant pas séant de voyager le dimanche. On me régala d'un sermon très-convenable à la compagnie de la veille. Le ministre nous fit un détail historique, critique et scandaleux de tous les mariages qui s'étoient faits depuis la création, à commencer par celui d'Adam et d'Eve jusqu'au temps de Noë; il se piqua de bien circonstancier les faits, ce qui causa des éclats de rire des hommes et nous fit rougir de honte. Le repas fut semblable au précédent. J'eus une nouvelle fête l'après-midi; ce fut de recevoir la cour femelle, que je n'avois point encore vue; c'étoient les chastes épouses des Mrs. de la noblesse. Elles ne le cédoient en rien à leurs chers époux. Qu'on se figure des monstres coiffés en marrons ou plutôt en nids d'hirondelles, leurs cheveux étant postiches et remplis de crasse et de vilenies? Leur habillement étoit aussi antique que ceux de leurs maris; cinquante noeuds de rubans de toutes couleurs en relevoient le lustre; des révérences gauches et souvent réitérées accompagnoient tout cela. Je n'ai rien vu de plus comique. Il y avoit quelques-unes de ces guenons qui avoient été à la cour, celles-ci jouoient les rôles des petits-maîtres à Paris, elles se donnoient des airs et des grâces, que les autres s'efforçoient d'imiter. Ajoutez à cela la façon dont elles nous examinoient, rien ne peut s'imaginer de plus ridicule et de plus risible.

Je partis enfin le jour suivant pour aller à Gefress, où le Margrave m'attendoit. Il me reçut dans un méchant cabaret; pour me consoler de ce mauvais gîte, il m'assura que l'Empereur Joseph y avoit passé une nuit. Il me fit beaucoup de politesses, et nous accabla d'amitiés le prince et moi. Après souper il me mena dans ma chambre de lit, où il m'entretint deux heures debout. La conversation ne roula que sur Télémaque et sur l'histoire romaine par Amelot de Houssayes; les deux uniques livres qu'il eût lus, aussi les savoit-il par coeur comme les prêtres leur bréviaire. Le bon prince, ne possédoit pas l'éloquence; ses raisonnemens étoient comparables aux vieux sermons qu'on fait lire pour s'endormir. Ma grossesse commençoit à m'incommoder beaucoup. Je me trouvai mal et serois tombée tout de mon long, si le prince ne m'eût soutenue. J'eus une terrible foiblesse, dont je ne revins que quelques heures après. Quoiqu'encore fort indisposée, je partis le lendemain pour Bareith, qui n'en étoit éloignée que de trois milles.

J'y arrivai enfin le 22. de Janvier à six heures du soir. On sera peut-être curieux de savoir mon entrée; la voici. A une portée de fusil de la ville je fus haranguée de la part du Margrave par Mr. de Dobenek, grand-balli de Bareith. C'étoit une grande figure tout d'une venue, affectant de parler un allemand épuré et possédant l'art déclamatoire des comédiens germaniques, d'ailleurs très-bon et honnête homme. Nous entrâmes peu après en ville au bruit d'une triple décharge du canon. Le carosse où étoient les Mrs. commença la marche; puis suivoit le mien, attelé de six haridelles de poste; ensuite mes dames; après les gens de la chambre et enfin six ou sept chariots de bagages fermoient la marche. Je fus un peu piquée de cette réception, mais je n'en fis rien remarquer. Le Margrave et les deux princesses ses filles me reçurent au bas de l'escalier avec la cour; il me conduisit d'abord à mon appartement. Il étoit si beau, qu'il mérite bien que je m'y arrête un moment. J'y fus introduite par un long corridor, tapissé de toile d'araignées et si crasseux, que cela faisoit mal au coeur. J'entrai dans une grande chambre, dont le plafond, quoique antique, faisoit le plus grand ornement; la hautelice qui y étoit, avoit été, à ce que je crois, fort belle de son temps, pour lors elle étoit si vieille et si ternie, qu'on ne pouvoit deviner ce qu'elle représentoit qu'avec l'aide d'un microscope; les figures en étoient en grand et les visages si troués et passés, qu'il sembloit que ce fussent des spectres. Le cabinet prochain étoit meublé d'une brocatelle couleur de crasse; à côté de celui-ci on en trouvoit un second, dont l'ameublement de damas vert piqué faisoit un effet admirable; je dis piqué, car il étoit en lambeaux, la toile paroissant par-tout. J'entrai dans ma chambre de lit, dont tout l'assortiment étoit de damas vert avec des aigles d'or éraillés. Mon lit étoit si beau et si neuf, qu'en quinze jours de temps il n'avoit plus de rideaux, car dès qu'on y touchoit ils se déchiroient. Cette magnificence à laquelle je n'étois pas accoutumée, me surprit extrêmement. Le Margrave me fit donner un fauteuil; nous nous assîmes tous pour faire la belle conversation, où Télémaque et Amelot ne furent point oubliés. On me présenta ensuite les Mrs. de la cour et les étrangers; en voici le portrait, à commencer par le Margrave.

Ce prince, alors âgé de 43 ans, étoit plus beau que laid; sa physionomie fausse ne prévenoit point, on peut la compter au nombre de celles qui ne promettent rien; sa maigreur étoit extrême et ses jambes cagneuses; il n'avoit ni air ni grâce, quoiqu'il s'efforçât de s'en donner; son corps cacochyme contenoit un génie fort borné, il connoissoit si peu son foible, qu'il s'imaginoit avoir beaucoup d'esprit; il étoit très-poli, sans posséder cette aisance de manières qui doit assaisonner la politesse; infatué d'amour propre, il ne parlait que de sa justice et de son grand art de régner; il vouloit passer pour avoir de la fermeté et s'en piquoit même, mais en sa place il avoit beaucoup de timidité et de foiblesse; il étoit faux, jaloux et soupçonneux; ce dernier défaut étoit en quelque façon pardonnable, ce prince ne l'ayant contracté qu'à force d'avoir été dupé par des gens auxquels il avoit donné sa confiance; il n'avoit aucune application pour les affaires, la lecture de Télémaque et d'Amelot lui avoit gâté l'esprit, il en tiroit des maximes de morale, qui convenoient à son caractère et à ses passions; sa conduite étoit un mélange de haut et de bas, tantôt il faisoit l'Empereur et introduisoit des étiquettes ridicules, qui ne lui convenoient pas, et d'un autre côté il s'abaissoit jusqu'à oublier sa dignité; il n'étoit ni avare ni généreux, et ne donnoit jamais sans qu'on l'en fit souvenir; son plus grand défaut étoit d'aimer le vin, il buvoit depuis le matin jusqu'au soir, ce qui contribuoit beaucoup à lui affoiblir l'esprit. Je crois que dans le fond il n'avoit pas le coeur mauvais. Sa popularité lui avoit attiré l'amour de ses sujets; malgré son peu de génie il étoit doué de beaucoup de pénétration et connoissoit à fond ceux qui composoient son ministère et sa cour. Ce prince se piquoit d'être physionomiste, et de pouvoir par cet art approfondir le caractère de ceux que étoient autour de lui. Plusieurs coquins, dont il se servoit comme d'espions, lui faisoient faire des injustices par leurs faux rapports; j'en ai souvent éprouvé les calomnies.

La princesse Charlotte, sa fille aînée, pouvoit passer pour une vraie beauté, mais ce n'étoit qu'une belle statue, étant tout-à-fait simple et ayant quelquefois l'esprit dérangé.

La seconde, nommée Wilhelmine, étoit grande et bienfaite, mais point jolie; elle en étoit récompensée du côté de l'esprit; elle étoit la favorite de son père, qu'elle avoit gouverné totalement jusqu'à mon arrivée; son humeur étoit fort intrigante; à ce défaut elle joignoit ceux d'une hauteur insupportable, d'une fausseté infinie et de beaucoup de coquetterie. Elle s'en est entièrement corrigée depuis son mariage, et je puis dire qu'elle possède, présentement autant de bonnes qualités qu'elle en avoit alors de mauvaises.

Mdme. de Gravenreuther, leur gouvernante, étoit une bonne campagnarde, qui ne leur servoit que de compagnie.

Mr. le Baron Stein, premier ministre et d'une très-grande et illustre maison; il a des manières et du monde; c'est un fort honnête homme, mais qui ne pêche pas du côté de l'esprit; il est du nombre de ces gens qui disent oui à tout, et qui ne pensent pas plus loin que leur nez.

Mr. de Voit, mon grand maître, aussi d'illustre maison que ce dernier, étoit second ministre. C'est un homme de mise qui a beaucoup voyagé, et a été dans le grand monde; il est assez agréable dans la société et avec cela homme de bien; sa hauteur et son ton décisif le rendoient odieux; son désir de dominer lui faisoit commettre des fautes grossières; son peu de fermeté et ses peurs paniques lui avoient fait donner le surnom de père des difficultés. En effet il prenoit ombrage de tout, et s'inquiétoit perpétuellement sans rime ni raison.

Mr. de Fischer, aussi ministre, de roturier, qu'il étoit, s'étoit poussé peu à peu jusqu'à ce qu'il fut parvenu à cet emploi. Il avoit le mérite des gens de sa sorte, qui s'élèvent ordinairement dans la bonne fortune, et oublient la bassesse de leur extraction; il tranchoit du grand seigneur; son caractère brouillon, intrigant et ambitieux ne valoit rien, il possédoit alors la confiance du Margrave; fâché de n'avoir eu aucune part à mon mariage et que Mr. de Voit, dont il étoit l'ennemi juré, y eût travaillé, il fit retomber sur le prince et sur moi toute sa rage et nous a causé de cruels chagrins.

Mr. de Corff, grand-écuyer, pouvoit passer avec raison pour le plus grand lourdaud de son siècle; il n'avoit pas le sens commun et s'imaginoit avoir beaucoup d'esprit, c'étoit ce qu'on appelle ordinairement une méchante bête, car il étoit intrigant et rapporteur.

Le grand-veneur de Gleichen est un bon et honnête homme, qui ne se mêle que de son métier; sa physionomie ostrogothique porte l'empreinte de son sort; les cornes d'Actéon convenoient à son métier; il les porte avec patience, ayant consenti à se séparer de sa femme, qui les lui avoit plantées, pour lui faire épouser son amant. J'ai vu très-souvent cette dame en compagnie de ses deux maris; celui-ci vit encore, le second, qui étoit Mr. de Berghover, est mort.

Le colonel de Reitzenstein est un très-méchant homme, rempli de vices sans mélange de vertus; il n'est plus en service.

Mr. de Wittinghoff étoit la copie de celui-ci. Je passe le reste sous silence, n'ayant fait mention de ceux-ci que parce qu'ils sont relatifs à ces mémoires.

Je fus très-mal édifiée de cette cour, et encore plus de la mauvaise chère que nous fîmes ce soir-là; c'étoient des ragoûts à la diable, assaisonnés de vin aigre, de gros raisins et d'ognons. Je me trouvai mal à la fin du repas et fus obligée de me retirer. On n'avoit pas eu les moindres attentions pour moi, mes appartemens n'avoient pas été chauffés, les fenêtres y étoient en pièces, ce qui causoit un froid insoutenable. Je fus malade à mourir toute la nuit, que je passai en souffrances et à faire de tristes réflexions sur ma situation. Je me trouvai dans un nouveau monde avec des gens plus semblables à des villageois qu'à des courtisans; la pauvreté regnoit partout; j'avois beau chercher ces richesses qu'on m'avoit tant vantées, je n'en voyois pas la moindre apparence. Le prince s'efforçoit de me consoler; je l'aimois passionnément; la conformité d'humeur et de caractère lie les coeurs; elle se trouvoit en nous, et c'étoit l'unique soulagement que je trouvasse à mes peines.

Je tins appartement le lendemain. Je trouvai les dames aussi désagréables que les hommes. La Baronne de Stein ne voulut point céder le pas à ma gouvernante. Je priai le Margrave d'y mettre ordre; il me le promit, mais n'en fit rien.

Le jour suivant il y eut table de cérémonie. Il y en avoit beaucoup dans ce temps-là; je décrirai celle-ci. Le bruit des tymbales et des trompettes se fit entendre à trois reprises différentes; savoir à onze heures, à onze et demie et enfin à midi. Le prince, suivi de toute la cour, se rendit à ce dernier signal chez son père, qu'il conduisit chez moi. Tout le monde étoit en habit de gala fort propre. Mr. de Reitzenstein nous avertit qu'on avoit servi; il passa devant avec son bâton de Maréchal. Le Margrave me donna la main et me mena dans une grande salle, meublée de la même brocatelle couleur de crasse, qui étoit dans mon cabinet. La table de 20 couverts étoit placée sur une estrade sous le dais; la garde l'environnoit. Je fus placée au haut bout. Il n'y eut que Mr. de Burstel et les ministres qui y fussent invités; le reste de la cour resta derrière nous, jusqu'à ce que le premier service fût levé. Il n'y eut que ma gouvernante qui dînât avec nous. On but plus de trente santés au bruit des tymbales, des trompettes et du canon. Cette insupportable cérémonie dura trois heures, qui me parurent des siècles, étant malade à n'en pouvoir plus. J'avois des foiblesses continuelles et ne pouvois manger ni boire quoi que ce fût. Le Margrave me régala encore de plusieurs fêtes, dont je ne pus jouir à cause de mes incommodités; je ne fus même plus en état d'aller à table. Ma gouvernante me tenoit compagnie et mangeoit à la dérobée, pour m'épargner la peine que me causoit le manger. En revanche j'étois obsédée toute l'après-midi par le Margrave, qui m'incommodoit et me gênoit cruellement. On lui représenta enfin, que je déperissois si fort, qu'il seroit à craindre que je ne fisse une fausse-couche, puisqu'il m'empêchoit par ses visites de prendre mes commodités. J'étois très-satisfaite de lui et m'attendois à mener une vie paisible. Je comptais sans mon hôte. Ma carrière d'adversités n'étoit point encore à son terme.

La princesse Wilhelmine et Mr. de Fischer au désespoir de l'ascendant que je gagnois sur l'esprit du Margrave, troublèrent notre belle union. Je fus assez sotte pour donner lieu à la première brouillerie. Je ne ménage point mon amour propre et j'avoue sincèrement mes fautes. Mr. de Voit avoit obtenu son poste de grand-maître auprès de moi par l'intercession du roi. Le Margrave jaloux et soupçonneux, fâché de voir qu'il s'attachoit au prince et à moi, avoit conçu une violente aversion contre lui, laquelle toutefois il avoit si bien dissimulée, que personne que Mr. Fischer ne s'en étoit aperçu. Celui-ci, ennemi juré de Voit, son émule dans la faveur de ce prince, saisit cette occasion pour l'animer encore plus contre lui. Il lui fit concevoir, que Mr. de Voit, étant de la noblesse immédiate, ne manqueroit pas de prévenir le prince héréditaire en faveur de ceux qui en étoient; que cela pouvoit tirer à de fâcheuses conséquences; que la noblesse du Vogtland, étant fort mécontente, pouvoit former un parti, pour le forcer à se démettre de la régence en faveur de son fils; que selon toutes les apparences le roi soutiendrait hautement ce dernier; que les intérêts de ce prince étoient si étroitement liés avec ceux de l'Empereur, qu'on ne pouvoit douter que ce dernier n'agît de concert avec le roi, pour réduire le Margrave à prendre le parti du roi Victor Amédée de Sardaigne en abdiquant. Ce pompeux galimatias de Mr. Fischer porta coup. Le Margrave n'examina point le peu de solidité qu'il y avoit dans son raisonnement. Il ne dépend point de l'Empereur de forcer un prince souverain à se démettre de la régence, ni même de le mettre au ban de l'empire sans l'aveu de tout le corps germanique. C'étoit aussi le même Mr. Fischer qui avoit ordonné mon entrée à Bareith, et qui avoit conseillé à ce prince de commencer par nous mortifier et à nous tenir bas. Les attentions infinies que j'avois pour lui, le tenoient encore en balance; d'ailleurs il n'avoit jamais trouvé Mr. de Voit ni chez le prince ni chez moi, lorsqu'il y étoit venu à l'improviste, et peut-être ses soupçons se seroient-ils évanouis, si la conjoncture, que je vais rapporter, n'eût réveillé ses alarmes.

Mr. de Voit vint me prier un jour de représenter au Margrave, que malgré toutes les peines qu'il s'étoit données, de faire réussir mon mariage, il n'en avoit pas reçu la moindre récompense; que même le prince ne lui avoit pas donné un sol de traitement de plus pour l'emploi qu'il exerçoit auprès de moi, quoique cette charge l'engageât à des dépenses inévitables, auxquelles il n'étoit pas en état de suffire; qu'il me supplioit donc de faire ensorte que le Margrave lui conférât le grand-bailliage de Hoff, qu'il lui avoit déjà promis plusieurs fois. Je trouvai sa demande si juste, que je ne fis aucune difficulté de lui accorder mon intercession. Je voulus prendre mon temps.

Le Margrave m'avoit témoigné plusieurs fois, qu'il avoit envie de voir la vaisselle d'argent que le roi m'avoit donnée. Je lui dis en badinant, que je voulois le traiter, pour la lui montrer dans son lustre. Le prince à quelques jours de là l'invita de ma part. Il y eut bal avant le souper. Le Margrave paroissoit de fort bonne humeur; la mauvaise y succéda en nous mettant à table. On me dit après, qu'il avoit changé de couleur en jetant les yeux sur ma vaisselle, qui étoit très-belle et beaucoup plus magnifique que la sienne. Il sut si bien se contraindre, qu'il se remit d'abord. Il me disoit mille choses obligeantes, en m'assurant que je lui étois plus chère que tous ses propres enfans. Je pris de là occasion de lui présenter la lettre de Mr. Voit, en le priant de m'accorder la première grâce que je lui demandois. Il prit la lettre avec emportement. Je vous supplie, Madame, me dit-il, d'épargner à l'avenir vos sollicitations; lorsque je veux faire des faveurs aux gens, j'y pense de moi-même et n'ai besoin de personne pour m'en faire souvenir. Ma surprise m'empêcha de répondre. Il se leva un moment après. J'étois outrée contre lui; j'avoue mon foible. J'avois été élevée dans des idées de grandeurs, destinée successivement à occuper les premiers trônes de l'Europe; j'étoit imbue des sentimens qu'on m'avoit insinués à Berlin, où on ne parle du roi que comme du premier et du plus puissant monarque de ce vaste hémisphère; on y traite les princes de l'empire et même les électeurs comme ses vassaux, qu'il peut exterminer quand il le juge à propos. Je croyois par ces faux préjugés le Margrave fort honoré de m'avoir pour belle-fille, et ne pouvois digérer le peu d'égard qu'il me marquoit en cette occasion; un refus obligeant ne m'auroit point choquée, son air furibond, son geste et enfin la manière sèche dont il m'avoit répondu, me piquoient vivement. J'en fis des plaintes amères à Burstel. Celui-ci, n'ayant jamais été employé dans les affaires d'état, avoit les mêmes préventions que moi; il étoit vif et bouillant; au lieu de m'appaiser il acheva de m'aigrir. Ma gouvernante, qui étoit présente, me voyant fort émue, appréhenda pour ma santé. Les invectives de Burstel l'avoient animée; pleine d'un faux zèle elle s'approcha du Margrave, auquel elle reprocha avec beaucoup de douceur son peu de considération. Ce prince lui donna une réplique brusque; elle y répondit, et en un mot ils se disputèrent d'importance, ce qui mit fin au bal.

Dès que nous fûmes retirés, le prince, qui étoit déjà informé de toute cette scène, m'amena Burstel et Voit. Il étoit jeune et bouillant; c'étoit un bruit du diable. Nous parlions tous à la fois; Mdme. de Sonsfeld pleuroit sans dire mot; enfin tout ce tracas finit sans pouvoir convenir de rien.

Le jour suivant le Maréchal de Reitzenstein fut chargé de laver la tête à Mr. de Voit. Il lui remit une mercuriale par écrit de la part du Margrave, sur ce qu'il s'étoit adressé à moi pour obtenir des grâces. Ce prince lui fit même l'avanie de lui faire redemander son ordre, sous prétexte, qu'ayant celui de St. Jean, il ne pouvoit les porter tous deux à la fois. Ce Maréchal étoit très-honnête homme et bien intentionné. Il pria Mr. de Voit de m'avertir, que ce prince étoit dans une terrible colère contre moi et surtout contre Mdme. de Sonsfeld; qu'il avoit dessein d'écrire au roi, pour se plaindre de sa conduite et le prier de la rappeler à Berlin. Voit me conta toutes ses choses en présence de Burstel. Celui-ci voulut envoyer sur le champ une estaffette au roi, pour l'informer de tout ce tripotage. J'étois de son avis, quoiqu'il fût très-mauvais. Par bonheur ma gouvernante eut plus de sang froid; elle lui conseilla, de faire le méchant en présence de ceux qu'il connoissoit pour espions du Margrave, et de leur faire accroire, qu'il auroit dépêché cet exprès à Berlin, si je ne l'en avois empêché. Cet expédient réussit; les discours simulés de Burstel lui furent rapportés. Il en eut peur; ma feinte générosité le charma si fort, qu'il m'écrivit le lendemain une lettre fort civile. J'y répondis de même, et le racommodement se fit du moins en apparence; car dans le fond il ne m'aimoit point, ce dernier trait ayant réveillé tous ses soupçons.

Peu de temps après je reçus des lettres de mon frère, remplies de jérémiades. «Jusqu'ici, me mandoit-il, mon sort a été assez doux. J'ai vécu tranquillement dans ma garnison; ma flûte, mes livres et quelques gens affectionnés m'y ont fait passer une vie fort paisible. On veut me forcer de l'abandonner, pour me marier avec la princesse de Bevern, que je ne connois point; on m'a extorqué un oui qui m'a causé bien de la peine. Faudra-t-il toujours être tyrannisé, sans espoir de changement? Encore si ma chère soeur étoit ici, j'endurerois tout avec patience.»

Je fus fort touché de l'affliction de mon frère. Je l'aimois passionnément; cette marque de retour et de confiance me fit un sensible plaisir. La reine me notifia quelques postes après les promesses du prince royal. Voici ce qu'elle me mandoit de ma future belle-soeur.

«La princesse est belle, mais sotte comme un panier, elle n'a pas la moindre éducation. Je ne sais comment mon fils s'accommodera de cette guenuche.»

Cette nouvelle outre le chagrin qu'elle me causa, par l'intérêt que je prenois au destin de mon frère, m'en attira d'autres. La princesse Wilhelmine s'étoit flatté jusqu'alors de l'épouser; dans l'idée que je pouvois y contribuer, elle m'avoit fait toutes les avances imaginables. J'avois pris ses caresses pour argent comptant, ne m'étant point doutée de son dessein. J'aurois fort souhaité qu'une de mes belles-soeurs eût pu convenir à mon frère. On voit bien par le portrait que j'en ai tracé, qu'elles n'étoient point son fait. Quoiqu'il en soit, elle fut fort piquée contre moi, s'imaginant que je lui avois été contraire, et que je n'avois pas fait un rapport assez avantageux d'elle à la reine. Sa jalousie, jointe à son dépit, la porta à se venger. Elle en trouva l'occasion peu après, comme je vais le dire.

Je reçus encore en ce temps-là une lettre de mon frère. Il me mandoit, qu'ayant beaucoup de choses à me dire, qu'il n'osoit confier à la plume, il avoit persuadé le prince Alexandre, apanage de Wurtemberg, de passer par Bareith, pour m'informer de tout ce qui se passoit. Je fis avertir le Margrave de cette visite. Ce prince n'aimoit ni le monde ni les étrangers, parcequ'il ne savoit que leur dire et que cela l'embarassoit. Il contrefit le malade, pour ne pas recevoir le duc, et me fit prier de faire les honneurs dans son absence. Le duc arriva fort tard. Après les premiers complimens il s'acquitta des commissions de mon frère, en me disant, qu'il étoit au désespoir de se marier; que la princesse étoit si mal élevée, qu'elle ne répondit que oui ou non à tout ce qu'on lui disoit; que bien des gens croyoient qu'elle étoit muette par politique, un défaut, qu'elle avoit à la langue, l'empêchant de s'exprimer intelligiblement. Il m'assura, que Sekendorff et Grumkow étoient toujours les tout-puissans auprès du roi, et que la reine, malgré la contrainte qu'elle se faisoit devant le monde, étoit plongée dans un cruel chagrin. Notre conversation fut un peu longue; elle étoit trop intéressante pour la finir sitôt. On lui présenta ensuite les deux princesses; il les salua sans leur rien dire. Je passai mon temps si agréablement avec lui, que je le conjurai de rester encore le lendemain. La princesse Wilhelmine fit la diablesse de ce que je ne l'avois pas présentée d'abord au duc, et que je m'étois entretenue si long-temps avec lui. Elle commença par ma gouvernante, qu'elle traita de Turc à More, pour finir avec moi. Mdme. de Sonsfeld, qui n'étoit pas endurante, et qui avec justice ne croyoit pas qu'elle fût en droit de la maltraiter, lui dit vertement son fait. Je conservai quelque temps mon sang-froid, qu'elle me fit perdre à la fin, je lui répondis quelques piquanteries et la laissai là.

Dès que le duc fut parti, elle dépêcha une Italienne, qui étoit sa femme de chambre, au Margrave pour le prier de lui accorder audience. Cette créature étoit méchante comme un diable; la chronique scandaleuse disoit, qu'elle étoit maîtresse de ce prince; je crois pourtant qu'on lui faisoit fort. Elle eut un long tête-à-tête avec lui, pour préparer son esprit à ce que la princesse avoit à lui dire. Il dîna ce jour seul avec sa fille. Je fus fort surprise de lui trouver l'après-midi les yeux gros et rouges. Je lui demandai, si elle avoit du chagrin, ayant l'air d'avoir pleuré? Elle me répondit d'un ton ironique, qu'elle étoit enrhumée et qu'elle seroit bien folle de s'affliger, son père lui témoignant toutes les bontés et amitiés qu'elle pouvoit désirer. J'avois trop d'expérience pour être dupée. Je m'aperçus d'abord qu'il y avoit quelque intrigue en campagne contre moi; plusieurs bien intentionés me confirmèrent dans cette pensée, en m'avertissant qu'elle disoit pis que pendre de moi à tout le monde. Elle avoit effectivement si bien aigri le Margrave, que depuis ce temps-là il m'a joué bien des mauvais tours. Elle se plaignoit surtout que je la traitais comme une servante, ce qui étoit entièrement faux. Non contente de semer la discorde entre son père et moi, elle voulut aussi me brouiller avec le prince. Elle l'obsédoit continuellement, couroit à la chasse et se promenoit tout le jour avec lui, de façon que je ne le voyois presque plus.

Comme il faisoit mauvais temps et que j'étois fort incommodée je ne pouvois sortir. Je faisois semblant de dormir l'après-midi, pour me défaire de mes dames et pleurer à mon aise. L'amitié du prince pouvoit seule soulager mes peines, je me voyois à la veille de la perdre par les machinations de ma belle-soeur. J'étois si pauvre, que je n'avois pas de quoi me faire un habit; j'avois dépensé d'avance deux quartiers qu'on m'avoit donnés à Berlin, en présens indispensables, que j'avois été obligée d'y faire. Le roi ni la reine n'avoient voulu me donner un sol; personne ne vouloit me prêter, ce qui me mettoit dans une grande nécessité. J'étois comme la brebis parmi les loups, dans une cour, ou plutôt dans un village, parmi des brutaux méchans et dangereux, sans la moindre récréation. Malade et le coeur rempli de chagrin, Mdme. de Sonsfeld tâchoit de me consoler, mais dans le fond elle étoit aussi triste que moi. Je tenois cependant bonne contenance et m'efforcois de regagner le Margrave. Je fais trêve à mes lamentations, pour rapporter encore une scène comique.

La St. George approchoit. Le Margrave Christian Ernst avoit institué l'ordre de l'aigle rouge ce jour-là; depuis ce temps on le célébroit toujours avec pompe et cérémonie. Le Margrave créoit des chevaliers, auxquels il ne le donnoit qu'à moins qu'ils ne fussent de très-grande maison. Cet ordre étoit si distingué, que plusieurs princes le portoient. Quoique fort foible et accablée, je suivis la cour au Brandebourger, maison de plaisance, toute proche de la ville. Je n'ai jamais rien vu de plus beau pour la situation; le bâtiment est rempli de défauts et assez incommode; le jardin sans être grand est joli; il est borné par un lac, au milieu duquel il y a une île, où on a pratiqué un port; on y voit une petite flotte, composée de yachts et de galères, ce qui fait un coup-d'oeil charmant. On fit une triple décharge du port et des vaisseaux, après quoi les fanfares des trompettes et le bruit des tymbales se fit entendre à trois reprises différentes. A la dernière nous nous rendîmes en procession, le prince avec les Mrs. et moi avec les dames, chez le Margrave. Il étoit debout, fort richement vêtu, à côté d'une table, sur laquelle il s'appuyoit d'une main, pour imiter l'étiquette de Vienne. Il tâchoit même de contrefaire l'Empereur, et affectoit un air grave et soi-disant majestueux, pour inspirer du respect. Il n'y réussit pas avec moi; je trouvai cela si ridicule, que j'eus bien de la peine à conserver mon sérieux. Le prince et moi fûmes les premiers admis à l'audience; ensuite les princesses, après quoi tout le monde entra pêle-mêle. Lorsqu'il fut assez rassasié de complimens, il conféra l'ordre à deux Mrs., auxquels il fit une harangue assez mauvaise et assez mal prononcée. On fit encore une décharge de canons, après quoi on se mit à table. Je n'y pus rester qu'un moment, ne pouvant supporter l'odeur du manger. Toutes les santés furent saluées de trois coups de canons. On y but copieusement; tout étoit ivre mort, hors le prince. Quoique nous fussions au mois d'Avril, il faisoit un froid insoutenable. Un heureux accident nous fit retourner en ville et nous épargna deux ennuyantes fêtes, telles que celle que je viens de décrire, qui dévoient encore se donner. Le feu prit la nuit dans les chambres des dames, qui étoient au dessus de moi; mon appartement en fut si endommagé, que je ne pus y demeurer. Je fus charmée de me retrouver à Bareith, le froid m'ayant fait beaucoup de mal.

Je me trouvai quelque temps après à demi-terme. Mdme. de Sonsfeld le fit savoir au Margrave par Mr. de Reitzenstein. Celui-ci lui demanda ses ordres, pour faire prier Dieu pour moi dans les églises, comme cela se pratique par-tout. Ce prince fit un grand éclat de rire, et lui répondit, que c'étoit une feinte de ma gouvernante, puisqu'il savoit positivement que je n'étois pas enceinte. Comme j'étois fort menue et que ma grossesse ne paroissoit guère, la princesse Wilhelmine lui avoit fait accroire qu'il n'en étoit rien. On eut toutes les peines du monde à le lui persuader. Mr. de Burstel fut obligé de lui en parler, pour obtenir que je fusse insérée dans la prière. Il est impossible de décrire quelle joie cette nouvelle causa dans le pays. L'extrême satisfaction qu'on en ressentit piqua le Margrave jusqu'au fond du coeur; malgré toute sa dissimulation on remarquoit combien il en étoit fâché. Sa mauvaise humeur augmenta par les insinuations de sa fille et de Mr. Fischer, qui lui soufflèrent aux oreilles, que son fils étoit plus aimé que lui et que tout le monde se tourneroit du côté du soleil levant. Ce prince quitta même sa contrainte et dit hautement, qu'il souhaitoit que j'accouchasse d'une fille, puisque si j'avois un fils, il seroit forcé, selon mon contrat de mariage, de me donner une augmentation de revenus. Rempli de rage il tira un soir le prince à part dans mon premier cabinet; après l'avoir long-temps querellé sur ses prétendues liaisons avec la noblesse immédiate, il exigea un aveu sincère de ses intrigues. Le prince eut beau jurer de son innocence et lui représenter, que cette fiction n'étoit inventée que par de méchantes gens, qui ne cherchoient qu'à les brouiller, il ne put le détromper et ne fit que l'animer davantage. Plein d'emportement il saisit son fils au collet et levoit déjà sa canne pour le frapper, si je n'étois apparue. Le prince s'étoit emparé de la canne et tâchoit de se défaire de lui, pour s'enfuir. Qu'on juge de ma frayeur! Ma présence lui fit lâcher prise et le décontenança; il me donna le bon soir et se retira.

Le prince ne se possédoit pas. J'eus une peine extrême à le tranquilliser; comme il a le coeur très-bon, je l'appaisai à force de remonstrances et le fis consentir à faire des soumissions à son père. Le raccommodement se fit le jour suivant. Je pris de là occasion d'avoir un éclaircissement avec le Margrave. Je lui parlai si fortement et le persuadai si bien de la fausseté de ses soupçons, qu'il me promit de m'avertir à l'avenir de tout le mal qu'on lui diroit du prince et de moi. Cette réconciliation fut un coup de foudre pour ma belle-soeur; elle appréhenda d'en être la victime, elle se trompoit; j'étois trop généreuse pour me venger.

Je me fis saigner quelque temps après, ce qui me causa une si grande révolution, que je fus très-mal pendant quelques jours. Ma belle-soeur ne me quitta presque point, et eut toutes sortes d'attentions pour moi. Je prévis qu'elle avoit quelque dessein, sans pouvoir le deviner. Elle me le découvrit elle-même un jour qu'elle étoit seule avec moi. Je me flatte, Madame, me dit-elle, que vous avez quelques bontés pour moi, ce qui m'engage à vous parler avec confiance. Malgré l'amitié que mon père a pour moi, il néglige entièrement le soin de mon établissement; je cours risque de rester à reverdir, si on ne le porte à y penser. Je connois mon cousin; le prince héréditaire d'Ostfrise; nous nous sommes aimés depuis notre tendre jeunesse et notre inclination s'est accrue avec l'âge. Sa mère, qui est ma tante, souhaite passionnément notre mariage; elle a prié plusieurs fois mon père de m'envoyer en Ostfrise, l'assurant qu'elle me traiteroit comme sa propre fille et me feroit épouser son fils, s'il m'agréoit encore. Je supplie donc, au nom de Dieu! votre Altesse royale, de persuader mon père de consentir à mes désirs, en me permettant d'aller à Aurich, où je brûle déjà d'être.

Je me trouvai embarrassée, ne sachant que lui répondre, et craignant que cette confidence ne fût un artifice pour approfondir mes pensées. Je suis au désespoir, lui repartis-je, de ne pouvoir vous être utile dans le service que vous exigez de moi; j'ai fait voeu de ne jamais me mêler de mariage et ne puis consentir à engager le Margrave de vous éloigner. D'ailleurs, ma chère soeur, la démarche que vous méditez est fort délicate, et mérite que vous la pesiez mûrement, avant d'en parler au prince; vous ne pouvez partir d'ici sans avoir une promesse de mariage dans les formes. Il y a long-temps que vous n'avez vu le prince d'Ostfrise, êtes-vous sûre que vous le retrouverez tel qu'il vous a quittée, et que vos inclinations mutuelles ne seront point changées? Vous seriez fort malheureuse en ce cas, car après avoir fait le premier pas, vous seriez forcée de l'épouser ou de couvrir votre maison d'opprobre. Ne vous précipitez donc pas, et ne faites rien sans avoir bien délibéré sur le pour et le contre. Elle se prit à pleurer chaudement, disant que j'avois une haine invétérée contre elle, ne voulant pas seulement lui prêter mon secours pour la rendre heureuse; qu'elle n'avoit pas le courage déparier elle même à son père sur ce sujet; qu'elle me conjuroit de ne la point abandonner et de lui parler de sa part. Je cédai enfin à ses instances et m'acquittai de ma commission.

Le Margrave fut fort surpris en apprenant les intentions de sa fille. Il la fit venir sur-le-champ, ne pouvant croire que ce fût tout de bon. Elle tomba d'accord de tout ce que j'avois avancé et le supplia très-fortement, de consentir à ses désirs. Ce prince lui fit les mêmes objections que moi, mais elle le pressa tant et tant, qu'il lui accorda son aveu. Je n'avois point été présente à cette conversation. Le Margrave écrivit le même jour à la princesse sa soeur, et lui manda qu'il lui enverroit sa fille, si elle lui donnoit des sûretés suffisantes pour son mariage. Je laisse là cette matière jusqu'à la réponse, qui n'arriva que quelques temps après.

L'Empereur et l'Impératrice se rendirent environ en celui-ci au Carlsbad, pour s'y servir des bains et des eaux minérales. Ce prince n'avoit que trois princesses, l'Archiduc étant mort en 17..... On se flattoit que ces bains, très-renommés pour la fécondité, procureroient un Archiduc à l'Impératrice et accompliroient par là les voeux de toute l'Allemagne. Plusieurs mauvais politiques, dont notre cour fourmilloit, conseillèrent au Margrave d'y aller rendre ses devoirs à l'Empereur. Le prince le pria de souffrir qu'il pût l'y accompagner, ce qui lui fut enfin accordé d'assez mauvaise grâce. Ils partirent ensemble avec une suite assez mesquine. Quoique Carlsbad ne fût qu'à 12 milles de Bareith, le Margrave trouva moyen de ne les faire qu'en quatre jours; il s'arrêtoit à tous les quarts de mille pour manger et pour boire. Ce voyage ne lui procura pas la satisfaction qu'il s'étoit promise. L'Empereur et l'Impératrice distinguèrent beaucoup le prince héréditaire et ne s'entretinrent avec le Margrave que de moi, ce qui le piqua fort. Il maltraita pendant tout le temps le pauvre prince, qui fut toujours enfermé dans sa maison, sans oser aller en compagnie.

A leur retour nous allâmes à l'hermitage, maison de plaisance, unique dans son genre. Je remets à en faire la description dans un autre lieu. La princesse d'Eutingen, épouse du comte de Hohenlow-Veikersheim, vint m'y trouver. Cette princesse, cousine de l'Impératrice du côté de sa mère étoit fort laide, mais fort sensée. Le Margrave qui la connoissoit depuis maintes années, l'aimoit et avoit beaucoup de confiance en elle. Il y avoit déjà long-temps que la princesse Charlotte tomboit dans une noire mélancolie. Son père, à l'instigation de la princesse Wilhelmine, ne pouvoit la souffrir et la maltraitoit; sa soeur en agissoit fort mal avec elle et se faisoit un plaisir de la turlupiner, étant jalouse de sa beauté. Malgré les soins que je m'étois donnés, pour la mettre bien avec son père, je n'avois pu y réussir. Elle ouvrit son coeur à celle de Veikersheim, qui proposa au Margrave de l'emmener avec elle, pour tâcher de dissiper son humeur noire. Elles partirent donc ensemble.

Les réponses d'Ostirise arrivèrent dans ce temps-là. La princesse donna toutes les sûretés qu'on avoit exigées pour le mariage de sa nièce et de son fils. Le départ de celle-ci fut fixé en trois semaines. Quoique je n'eusse jamais parlé sur son sujet au prince, il fut néanmoins charmé d'en être quitte. La conduite irrégulière qu'elle menoit, jointe à ses intrigues et au mal qu'il lui avoit entendu dire ouvertement de moi, l'en avoit entièrement dégoûté. Le changement qu'elle remarqua en lui, fut en partie cause de la résolution qu'elle prit d'aller à Aurich, s'étant toujours flattée de gouverner son frère et de me tenir par-là sous sa dépendance; voyant ses espérances déçues, elle préféra de se retirer et de faire un petit parti, au chagrin de rester oisive au sein de sa famille, où elle auroit trouvé avec le temps un meilleur établissement. Le Margrave nous laissa à l'hermitage et se rendit à Himmelcron, pour pendre congé d'elle. Elle profita de la douleur que cette séparation causoit à son père, pour nos rendre de mauvais services, à quoi elle réussit parfaitement. Elle ne fut regrettée que de lui et des brouillons de la cour. Je passois ce peu de jours fort tranquillement à l'hermitage. Le Margrave y dérangea nos petits plaisirs par son retour; je puis les appeler petits, car ils étoient bien médiocres.

Mr. de Burstel prit son audience de congé et retourna à Berlin fort mal satisfait de ce prince. Malgré toutes les défenses que je lui avois faites, il informa le roi de notre triste situation. Ce prince, qui avoit naturellement le coeur bon, fut touché de son récit et du pitoyable état de ma santé. Voici ce qu'il m'écrivit de main propre sur ce sujet; je le copie mot pour mot.

«Je suis bien fâché, ma chère fille, qu'on vous chagrine tant. Quoique vous ne me l'écriviez point, je sais fort bien que c'est cela qui vous rend malade. Il faut que vous veniez ici auprès de votre père et de votre mère qui vous aiment; je vous ferai préparer un bon logement, pour que vous puissiez accoucher ici. Comptez que je vous témoignerai mon amitié et que j'aurai toute ma vie soin de vous.»

J'en reçus encore plusieurs aussi pressantes que celle-ci. J'étois mourante; mes fréquentes foibles avoient fait place à des suffocations; je devenois toute noire, les yeux me sortoient de la tête et la respiration me manquoit si fort, que j'étois toujours sur le point d'étouffer, tout mon sang se portant à la poitrine. On avoit fait assembler les médecins de la ville, pour faire une consultation. Tout le monde opinoit à la saignée, mais ces Mrs. ne le voulurent pas. Jamais, disoient-ils, on n'a saigné une femme enceinte deux fois et surtout au pied. Ils ajoutoient que ces abus qui s'étoient introduits en France, étoient diamétralement opposés aux règles de leur art. Quoi que je puisse leur dire, ils ne voulurent point en avoir le démenti, de crainte de commettre un crime de lèse-faculté. Je crus, malgré toutes mes infirmités, être encore assez forte pour soutenir le voyage de Berlin. Je vivois dans un esclavage affreux. Je n'osois sortir ni faire la moindre chose sans permission; lorsque je parlois deux fois de suite à quelqu'un, je le rendois malheureux; quand le prince montoit à cheval, on disoit qu'il ruinoit les chevaux; lorsqu'il alloit à la chasse, on l'accusoit de détruire le gibier; s'il restoit en chambre, il y faisoit des intrigues; de quelque façon qu'il se conduisît, tout étoit crime et les querelles et mercuriales ne cessoient point. Nous résolûmes donc d'aller à Berlin, pour nous soustraire à cette tyrannie. Je priai le roi d'en écrire au Margrave; il le fit en termes très-obligeants. Le Margrave fut charmé de trouver ce prétexte de nous éloigner. Le prince ni moi n'étions point en état de payer le voyage, il fallut donc en parler à son père. Il n'eut garde de faire des difficultés et m'envoya le lendemain 1000 florins. La somme étoit si modique, qu'elle suffisoit à peine pour faire la moitié du chemin; je trouvai le reste dans la bourse de mes dames et de mes pauvres domestiques. Nous étions à la fin de Juin, je devois accoucher au mois d'Août.

Le public murmuroit beaucoup contre ce voyage et en attribuoit la cause aux mauvaises façons du Margrave. Ces plaintes lui furent rapportées; jaloux de sa renommée il voulut se disculper de ces accusations. Il choisit Mr. Dobenek, comme l'homme le plus éloquent de sa cour, pour me persuader de rester à Bareith. Sa rhétorique théâtrale ne me toucha point. Je lui répondis fort obligeamment sans lui rien accorder, m'excusant sur l'empressement que j'avois, de revoir ma famille, et sur la parole que j'avois donnée au roi, d'être en peu de jours à Berlin.

Je partis le lendemain et arrivai le soir à Himmelcron. Le Margrave nous y reçut fort amicalement. J'y trouvai Mr. de Bobenhausen, ministre de Cassel, que je ne connoissois point; ma maigreur et ma foiblesse le frappèrent; il conseilla le soir même à ce prince, sur lequel il avoit quelque ascendant, de ne pas souffrir que je passasse outre. Le premier médecin du Margrave d'Anspac qu'on avoit consulté sur mon état, se joignit à lui et dit hautement, que si je partois on devoit conduire mon cercueil après moi, puisque je n'endurerois pas deux postes sans courir risque de la vie. Il tint le même propos au prince héréditaire, qui ne voulut pas entendre parler de mon voyage non plus que son père. Je me vis donc obligée céder aux bonnes raisons et aux instances qu'ils me firent. Pour comble d'infortune il fallut rester à Himmelcron. Cette maison de plaisance avoit été autrefois un couvent de religieuses. L'abbesse étant devenue protestante, on l'avoit sécularisé ainsi que ses nonnains; après leur mort il étoit retombé à la maison. La situation en est assez belle et le château fort logeable; pour toute promenade il n'y a qu'un mail, qui égale en beauté et en longueur celui d'Utrecht; le Margrave y avoit établi une fauconnerie, on pouvoit voir le vol aux fenêtres du château. Nous y menions un genre de vie fort triste. Ce prince s'ennivroit tous les jours avec sa cour; on ne voyoit que des ivrognes, privés du peu de bon sens qui leur restoit encore; nous étions environnés d'espions; tant que le jour duroit, deux méchantes trompettes, accompagnées de cors de chasse détestables, nous écorchoient les oreilles. Ce tintamarre m'empêchoit de lire, ce qui étoit mon unique récréation. J'avois pour lectrice la petite Marwitz, nièce de ma gouvernante. Cet enfant, qui n'avoit que quatorze ans, avoit été élevée par la comtesse de Fink; elle n'avoit ni éducation, ni sentimens, ni manières. Sa tante se donnoit beaucoup de peine pour la morigéner; la grande dissipation lui ôtoit tout le fruit qu'elle s'en promettoit. Cette fille possédoit un grand fond d'esprit et de mémoire; elle s'attachoit beaucoup à moi, ce qui me donna le désir de la former. Je raisonnois tous les jours avec elle sur notre lecture tâchois de lui inspirer de sentimens et de lui apprendre à penser juste. J'aurai ample matière de parler d'elle dans la suite de ces mémoires, où elle a beaucoup de part.

Nous partîmes enfin de Himmelcron. Le Margrave avec le prince allèrent à Selb, petite ville sur les confins de Bohême, pour assister à une grande chasse, qu'on y avoit préparée pour eux, et je retournai à l'hermitage.

J'y arrivai fort malade, les insomnies s'etoient jointes à mes autres maux, je ne pouvois plus être couchée sans suffoquer. On fit appeler le médecin; celui-ci ignorantus ignorantium ignorantissime, me donna triple dose d'une médecine en elle même assez forte. Je faillis mourir lorsqu'elle commença à opérer; je tombai d'une foiblesse dans l'autre, ce qui fit craindre une fausse-couche. La bonté de mon tempérament et les soins qu'on prit de moi me rappelèrent à la vie. Une estafette que je reçus du roi, contribua à ma guérison par la joie infinie qu'elle me causa. Il me mandoit, que dans trois jours il comptoit me voir à l'hermitage.

Ce prince venoit de Prague; il s'étoit donné rendez-vous avec l'Empereur dans une petite ville, près de celle-ci, nommée Altrop. On y avoit construit une salle, qui avoit deux issues pour la commodité du cérémonial. L'Empereur, l'Impératrice et le roi dévoient arriver en même temps et entrer chacun par les issues, qui étoient de leur côté, et rester à leur place à table. Malgré toutes les représentations qu'on pût faire au roi, il se rendit le premier à l'endroit assigné et surprit beaucoup l'Empereur, en allant au devant de lui pour le recevoir; il lui fit même des complimens peu séans à une tête couronnée. J'ai ouï souvent depuis conter cette entrevue à Grumkow. Il enrageoit, disoit-il, dans sa peau de voir combien son maître s'abaissoit.

J'envoyai la lettre du roi par estafette au Margrave. Il m'en renvoya une autre, pour me prier d'avoir soin de tout ce qui concernoit la réception du roi, et me mandoit, qu'il resteroit à Selb, qui étoit sur la route, pour y recevoir ce prince et l'accompagner à l'hermitage. Il m'avertissoit aussi, que le prince Albert, son frère, lieutenant-général au service de l'Empereur, et le prince de Gotha étoient avec lui. Nous étions fort à l'étroit à l'hermitage quand le Margrave y étoit, on peut juger qu'il fallut bien se presser pour y loger le roi et sa suite. Je laissai Mon-plaisir, qui est une métairie attenante, au Margrave, à son frère et au prince de Gotha, ce dont il fut très-content. J'avois fini de faire avec beaucoup de peine mes arrangemens, lorsqu'il arriva un nouvel incident, qui fut cause de tous les chagrins que j'essuyai depuis.

Mr. de Bindemann, celui de toute la cour qui seul étoit resté auprès de moi, reçut la nuit une lettre du grand-Maréchal d'Anspac qui l'avertissoit, que le Margrave et son épouse, avec une suite de plus de cent personnes, comptoient être le soir suivant à l'hermitage. Le pauvre Bindemann, quoique fort honnête homme, n'avoit pas inventé la poudre. Il ne voulut pas me faire réveiller; l'impossibilité qu'il trouva à loger tout ce monde, lui fit répondre, que le Margrave se feroit un plaisir de recevoir celui d'Anspac, mais qu'il se trouvoit très-embarrassé n'y ayant point de place, puisqu'à peine on en avoit trouvé assez pour le roi. J'appris cette nouvelle à mon réveil. J'informai sur-le-champ le Margrave de ce contre-temps; je lui représentai, que la cour d'Anspac seroit fort piquée; si on ne trouvoit moyen de les accommoder à l'hermitage; que j'étois résolue de camper et de lui céder mes chambres, afin que cette cour trouvât place à Mon-plaisir. Ce prince me répondit tout de suite, qu'il ne souffriroit jamais que je sortisse de mon appartement, qu'il me prioit de lui faire accommoder une cellule et qu'il comprenoit très-bien, que si on désobligeoit le Margrave, il en auroit du chagrin tant de sa part que du côté du roi.

J'attendis ma soeur jusqu'à huit heures du soir. Son retardement m'inquiéta; j'envoyai des gens de tous côtés à sa rencontre, craignant qu'il ne lui fût survenu quelqu'accident. Mr. de Bindeman remarquant mon trouble: ne vous alarmez point, Madame, me dit-il d'un air victorieux, la Margrave ne viendra point, elle a certainement rebroussé chemin. Comment se peut-il, lui répondis-je, que vous en sachiez des nouvelles? Ah! Madame, nous ne sommes pas si sots qu'on se l'imagine, j'ai prévu l'embarras où ils alloient vous jeter. Il me conta alors la réponse qu'il avoit faite; il étoit tout fier de cette belle action. J'en compris d'abord la conséquence et ne doutai pas un moment, que cela ne causât une terrible brouillerie entre les deux maisons et ne me privât peut-être de tous les avantages que pouvoit me procurer la visite du roi.

Mr. de Sekendorff, grand-Maréchal d'Anspac, arriva dans ces entrefaites. J'ai déjà parlé ailleurs de lui; il étoit digne cousin du ministre à Berlin. Il me chanta pouille de la part de son maître et de sa maîtresse, disant, que jamais on n'avoit refusé si désobligeamment de recevoir un prince proche parent; que le Margrave, connoissant le peu d'égard et d'amitié qu'on avoit pour lui, ne se seroit pas avisé de venir nous voir, si le roi ne le lui eût ordonné; qu'il partoit incessamment, pour faire des plaintes à ce prince de notre procédé, et qu'il m'assuroit, que le Margrave avoit juré de ne remettre de sa vie le pied sur le territoire de Bareith. Je m'excusai sur la bévue de Bindeman et le persuadai enfin, que la bêtise de cet homme étoit cause de ce tripotage. Malgré cela il voulut partir. Je tâchai cependant de l'amuser, pour avoir le temps d'avertir le maître de poste de ne lui point donner de chevaux.

Je mandai encore le même soir au Margrave ce qui venoit d'arriver, et dépêchai un exprès à Mr. Gleichen, grand-forêtier, pour lui ordonner de venir. Je le chargeai de lettres pour ma soeur et son époux. Je leur faisois des excuses sur le quiproquo de Bindeman et les invitai à retourner à l'hermitage. Je passai une très-mauvaise nuit. Je n'avois d'autre soutien que le roi; j'appréhendois son courroux, ne doutant point que ceux d'Anspac ne l'animassent contre moi; je craignois d'être maltraitée, ce qui m'auroit été mille fois plus sensible à Bareith qu'à Berlin, par rapport aux suites. Mr. de Gleichen fut de retour deux heures avant l'arrivée du roi. Le Margrave et ma soeur répondirent très-obligeamment aux lettres que je leur avois écrites; ils furent même charmés de ma façon d'agir, mais ils ne voulurent point venir, quelques instances que Mr. de Gleichen leur fit sur ce sujet.

Le roi me reçu fort gracieusement. Il s'attendrit me trouvant à peine connoissable, tant j'étois maigre et abattue. Je voulus le conduire à son appartement, il ne voulut point le souffrir et me mena au mien, où nous restâmes seuls. La joie que je ressentois et les caresses que je lui fis, lui firent plaisir, reconnoissant qu'elles partoient du coeur. Je lui contois naturellement le grabuge qu'il y avoit avec le Margrave d'Anspac; je lui montrai les lettres que Gleichen m'avoit remises et le suppliai de nous raccommoder. Il est fâcheux, me dit-il, que Bindeman ait fait cette incartade, et surtout que vous ayez à faire à des gens sans raison. Mon gendre s'imagine être Louis XIV; à son avis vous auriez dû prendre la poste et lui demander pardon; lui et toute sa cour sont des fous. Cependant je suis très-satisfait de votre conduite; je vais parler à Sekendorff et leur faire dire de venir. Que le diable les emporte s'ils me le refusent. Il sortit en disant ces mots et lui ordonna, de leur dépêcher une estafette pour cet effet.

Grumkow et Sekendorff, le ministre, étoient de la suite du roi. Je leur fis beaucoup de politesses. Ils me firent de grands complimens de la part de l'Impératrice et me dirent, qu'elle avoit parlé de moi au roi dans les termes les plus avantageux. Ce prince, qui avoit entendu notre conversation, s'approcha: oui, ma chère fille, me dit-il, vous devez de la reconnoissance à cette princesse des sentimens qu'elle a pour vous; écrivez-lui pour l'en remercier.

Nous nous mîmes à table. Le roi me donna la main et s'assit à la première place qu'il trouva. Il fut de très-bonne humeur; je la dérangeai un peu. J'étois extrêmement foible et j'avois fait de grands efforts pour me contraindre; je me trouvai mal et fus obligée de me retirer. Le roi me suivit; on eut bien de la peine à le rassurer. Je me levai le lendemain de bon matin pour le mener promener. Il trouva cet endroit charmant et surtout mon petit hermitage, que j'avois fait préparer pour la tabagie. Vous avez, me dit-il, toutes les attentions imaginables pour moi, il me semble que je suis chez moi; mes chambres sont rangées comme à Potsdam, j'y ai trouvé mes escabelles, mes tables et mes tonneaux pour me laver; je ne sais comment vous avez fait faire tout cela en si peu de temps.

La violence que je me fis de promener si long-temps me fut fatale. Je pris mes suffocations à dîner d'une force si terrible, qu'on crut que j'allois expirer. Comme je devois accoucher à la fin du mois et que c'étoit le sept, le roi s'imagina que j'étois à mon terme. Il fit chercher au plus vite son premier médecin Stahl, qui ne faisoit que d'arriver de Berlin avec la sage-femme qui devoit m'assister.

Cet homme étoit un très-habile chimiste, auquel on a l'obligation de plusieurs découvertes curieuses, mais il n'étoit pas grand physicien. Son système étoit singulier; il prétendoit, que lorsque l'âme se trouvoit embarrassée par une trop grande affluence de matière, elle s'en dégageoit en causant, des maladies au corps qui lui étoient profitables; que le maux épidémiques et dangereux ne provenoient que de la foiblesse de cette âme, qui n'avoit pas la force de repousser cette matière, la troubloit dans ses opérations, ce qui souvent entraînoit la mort. En vertu de ce raisonnement il ne se servoit jamais que de deux sortes de remèdes, qu'il appliquoit indifféremment à toutes sortes de maux; c'étoient des poudres tempérantes et des pillules. Il me trouva fort mal et me donna d'abord une prise de ses merveilleuses pillules.

Le roi et Mdme. de Sonsfeld restèrent toute l'après-midi chez moi. Il me questionna beaucoup sur ma situation présente. Je lui contai toutes mes peines, le suppliant toutefois de faire bon accueil au Margrave, puisque s'il en agissoit autrement, il ne feroit que l'aigrir davantage. Je vois bien, ma dit-il, que vous n'avez pas été en état de venir à Berlin, mais il faut absolument que vous y alliez après vos couches, pour lever toute difficulté là dessus. Mon gendre partira le premier, vous le suivrez lorsque vous serez rétablie. Je vous defrayerai vous et votre suite, et tâcherai d'arranger mes affaires de façon que je puisse vous avantager; vous prendrez votre enfant avec vous; je ne puis souffrir qu'on vous maltraite. Votre beau-père et mon gendre d'Anspac sont deux fous, qu'on devroit mettre aux petites-maisons. Je ferai en votre faveur des politesses au premier, mais pour le second et votre soeur, je les rangerai à leur devoir et leur laverai la tête comme ils le méritent. Je le conjurai de se désister de cette dernière proposition, lui représentant, qu'il rendroit ma soeur plus malheureuse qu'elle ne l'étoit; qu'il les ramèneroit l'un et l'autre à leur devoir, s'il les prenoit par la douceur; que je le suppliois d'en agir bien avec eux, de crainte qu'ils ne m'accussassent de l'avoir animé, pour me venger du dernier tour qu'ils m'avoient joué. Il entra dans mes raisons et m'accorda encore cette grâce. Ils arrivèrent peu après. Le roi les reçut très-froidement; comme il étoit tard, on se mit à table, où ce prince se plaça entre ma soeur et moi. Après souper chacun se retira.

Le roi rendit visite le lendemain matin à ma soeur. Je ne sais s'il fut mécontent de la réception qu'elle lui fit, ou si quelque autre raison le mit de mauvaise humeur contre elle et son époux, mais je sais bien qu'il ne fit que les gronder tout le jour, qui se passa en mercuriales. Il y eut tabagie le soir, à laquelle nous assistâmes. Il entra dans un grand détail avec le Margrave, mon beau père, sur l'état de son pays. Ce prince qui étoit très-ignorant sur cet article, ne put répondre aux questions qu'il lui fit. Cela fâcha le roi et le porta à lui reprocher son peu d'application aux affaires, d'où provenoit le désordre terrible qui y régnoit. On vous trompe de tous côtés, lui dit-il, et on profite de votre nonchalance. Vous vous plaignez de vos dettes, et vous ne faites rien pour les payer. Je vous ai prêté un capital de 260 mille écus, outre la dot de ma fille; au lieu de contenter vos créanciers, vous laissez pourrir cette somme dans vos coffres et perdez les intérêts qu'elle devroit vous rapporter, aussi bien que votre crédit. Il est temps que vous mettiez ordre à tout cela. Tous vos soins seront inutiles, si vous ne faites part de tout à votre fils; c'est lui qui doit vous aider à porter le poids de la régence, et c'est à vous à le mettre au fait des affaires; vos gens ayant deux surveillans, n'oseront risquer de vous duper comme par le passé, surtout quand ils verront régner une bonne intelligence entre vous: au reste je connois trop, bien mon gendre, pour croire qu'il abusera jamais du crédit que vous lui donnerez. Envoyez-le tous les jours à tous les dicastères, il vous fera un rapport de tout ce qui s'y passera; sa présence, obligera ceux qui y sont à devenir plus laborieux et à faire plus vite les expéditions.

Ce discours me fit beaucoup de peine; j'en compris d'abord les suites. Le Margrave en fut interdit et y donna une réponse problématique. Le roi lui répliqua, qu'il ne se mêleroit pas de ses affaires, si l'estime qu'il avoit pour lui et l'intérêt de ses enfans ne l'exigeoient. Voulez-vous, mon cher Margrave, continua-t-il, que je vous envoie quelqu'un qui redresse vos finances, et qui vous tire de l'embarras où vous êtes, d'où vous ne sortirez jamais, si vous ne prenez des étrangers, car vos gens se soutiennent les uns les autres comme une chaîne: qui en attaque un, les attaque tous, car ils sont tous d'accord pour vous filouter, et il n'y a qu'un tiers qui puisse approfondir leurs menées. J'ai été dans la même situation que vous, en parvenant à la régence, et me suis très-bien trouvé du conseil que je vous donne.

Le Margrave, quoique piqué du premier raisonnement du roi, trouva tant de justice, en celui-ci, qu'il accepta avec plaisir cette offre. Ce prince lui fit promettre, de nous envoyer à Berlin, après mes couches, lui représentant, qu'il ne lui en coûteroit rien et que cela lui épargneroit beaucoup de dépenses. Le beau-père lui accorda très-volontiers cet article, et ils se séparèrent en apparence très-satisfaits l'un de l'autre. Je pris le soir un tendre congé, de ce cher père, non sans verser beaucoup de larmes. Il partit le jour suivant, 9. du mois d'Août.

La cour d'Anspac s'arrêta encore quelques jours après son départ. La Grumkow fut cause de cette prolongation de séjour; le Margrave, mon beau-frère, étoit devenu amoureux d'elle. Le mauvais ménage, qu'il menoit avec ma soeur, l'avoit abruti. Elle étoit si jalouse, qu'il n'osoit parler à une dame. La Grumkow n'eut pas sujet de devenir fière de sa conquête. Toute autre qu'elle auroit été fort piquée de la façon dont le Margrave lui faisoit la cour, qui étoit fort impertinente et telle, qu'on pourroit la faire à une catin. Cette fille étoit drôle comme un coffre; elle avoit hérité de la méchante langue de son oncle, sa satire emportoit la pièce; elle joignoit à ce défaut ceux de la coquetterie, de l'orgueil et de mentir effrontément. Je n'avois aucune confiance en elle, connoissant son méchant caractère. Ma soeur fut au désespoir de cet amour naissant. Je fis ce que je pus, pour faire entendre raison à la Grumkow, mais inutilement; elle savoit que j'étois obligée de la ménager, à cause de son oncle, et elle se mettoit fort peu en peine de moi. La cour d'Anspac me tira d'inquiétude par son départ.

Le Margrave, qui avoit dissimulé tout ce temps, jeta alors, tout son venin contre son fils et contre moi. Il me députa Mr. de Voit, auquel il ordonna de me dire, qu'il n'étoit point encore mort, et qu'il se flattoit de vivre encore de longues années, pour me faire enrager; qu'il m'assuroit, que tant qu'il seroit en vie, il prétendoit être le maître chez lui et ne souffriroit point que je me donnasse des airs de régente, comme j'avois fait en dernier lieu, en lui ôtant les appartemens qu'on lui avoit préparés à Mon-plaisir, pour y loger le Margrave d'Anspac; que c'etoit moi, qui avois instigué le roi à lui tenir les propos désagréables qu'il avoit essuyés; que Mdme. de Sonsfeld, qu'il regardoit comme sa plus cruelle ennemie, étoit cause de tout le mal; qu'il étoit las des intrigues continuelles qu'elle faisoit; qu'il avoit fermement résolu de l'envoyer à la forteresse de Plassenbourg pour la convaincre, qu'il ne faisoit pas bon se frotter à lui, et pour lui apprendre à avoir plus de respect, qu'elle n'en avoit pour son maître.

Je l'avoue je fus terriblement fâchée de ce compliment; j'épanchai un peu fortement ma bile contre le Margrave, que ma langue n'épargna pas. Voit et ma gouvernante laissèrent passer mon premier mouvement. Cette dernière s'embarrassoit fort peu de ces menaces: elle n'en fit que rire et me conseilla, de lui écrire fort civilement et de répondre avec douceur à ce procédé extravagant. Il me vint dans l'esprit de charger le prince Albert de cette lettre, et de le prier de faire le raccommodement. J'avois eu le temps de faire connoissance avec lui. Il étoit lieutenant-général au service de l'Empereur, et s'étoit fort distingué dans toutes les actions où il avoit été. Ce prince étoit laid sans être choquant ses manières étoient polies et sa conversation agréable; il possédoit avec tous ces avantages un bon caractère et beaucoup de bon sens; il avoit une forte amitié pour son neveu et pour moi, et me tenoit fidèle compagnie. Je lui avois déjà parlé plusieurs fois de mes peines; il connoissoit son frère à fond et me donnoit quelquefois des conseils. Il le condamna fort en cette occasion, surtout après que je lui eus fait voir les lettres qu'il m'avoit écrites de Selb, dans lesquelles il me mandoit, que je devois avoir soin de tout dans son absence, et que je devois lui faire accommoder une cellule. Donnez-moi ces lettres, Madame, me dit-il, il faut le convaincre par sa propre écriture; je vous promets que je lui dirai vertement la vérité; tout ceci n'est qu'une mauvaise chicane, il ne sauroit vivre deux jours en repos, sans en faire à quelqu'un; il a été tel dès sa tendre jeunesse, son tempérament mélancolique en est cause. En effet il lui démontra si bien son tort, qu'il n'eut rien à répliquer, et il fut fort honteux de se trouver si bien convaincu. Il me fit beaucoup d'assurances de tendresse, accompagnées de baisers de Judas, car il méditoit déjà de me rejouer une nouvelle niche.

Comme mon terme approchoit, on le pria de retourner à Bareith. Je trouvai ma chambre de lit fort proprement meublée, ce que j'avois obtenu avec bien de la peine, et un de mes cabinets boisés, que j'ornai de porcelaines, rendoit mon appartement plus gai.

Le Margrave avec le prince, son frère, vinrent prendre congé le jour suivant de moi, voulant aller à Himmelcron. Le Margrave me dit, qu'il ne comptoit me revoir qu'après que je serois accouchée. Je lui répondis, que j'étois bien mortifiée qu'il me quittât sitôt; que je ne savois ce que la providence avoit décrété sur mon sort; que peut-être je prenois un congé éternel de lui; que je le priois d'être persuadé que je n'avois jamais eu dessein de l'offenser, que j'avois toujours recherché les moyens de lui plaire et de vivre en bonne intelligence avec lui; que j'espérois, si Dieu me donnoit la vie, de lui prouver à l'avenir la pureté de mes intentions. Je lui remontrai ensuite, qu'il falloit envoyer quelqu'un à Berlin, pour notifier au roi la nouvelle de ma délivrance, et que je croyois que Mr. de Voit qui étoit déjà faufilé, seroit le plus propre pour cette commission; que comme Himmelcron étoit sur la route, il pourroit en même temps lui annoncer mon destin. Le Margrave rougit et fut quelque temps pensif. Il est juste, me dit-il, qu'il aille à Berlin, mais il peut s'épargner la peine de passer par Himmelcron; j'ai ordonné qu'on place des canons de distance en distance sur le chemin, je serai plutôt informé des nouvelles de votre Altesse royale, que je ne le pourrois être par courrier. Si votre Altesse n'agrée point Mr. de Voit, elle aura la bonté de me nommer celui que je dois lui envoyer; ce seroit manquer à mon devoir et à ce que je lui dois, si j'en agissois autrement. Quand on veut vivre de bonne amitié, repartit-il, faut bannir les cérémonies, je les hais à la mort, et votre Altesse royale m'obligera infiniment de m'épargner cette ambassade; j'ordonnerai à Voit d'aller à Berlin; je souhaite de tout mon coeur de trouver à mon retour un petit fils, qui ressemble à sa mère. Il m'embrassa et sortit. Le prince Albert avoit été présent à cette conversation. Je lui demandai, quelle raison le Margrave avoit d'en agir ainsi, et ce qu'il me conseilloit de faire. Il n'en a point d'autre que son caprice, me répondit-il; il faut avoir patience avec lui, et puisqu'il ne veut pas que votre Altesse royale lui dépêche quelqu'un, il faudra s'accommoder en cela à ses volontés.

Je tombai malade le 29. au soir; je fus très-mal le 30. et en grand danger le 31. J'accouchai cependant à sept heures du soir d'une fille, dans le temps qu'on désesperoit de ma vie et de celle de mon enfant. On m'a dit depuis, que le prince héréditaire avoit été dans un état digne de compassion. Sa joie fut extrême de me voir délivrée; il ne s'informa pas seulement de l'enfant, toutes ses pensées n'étoient fixées que sur moi. Je ne pouvois lui témoigner ma reconnoissance, car je tombois d'une foiblesse dans l'autre.

Mr. de Voit partit immédiatement après pour Berlin. On fit une triple décharge de canons dès qu'il fut hors de la ville. Les ecclésiastiques vinrent en corps faire la prière devant mon lit; je n'entendis rien, étant toujours en défaillance. Quoique le Margrave eût été averti du danger où j'avois été, il n'avoit pas daigné faire demander de mes nouvelles. Je fus très-mal toute la nuit; quelque sommeil que je pris vers le matin, me rendit un peu de force.

Le prince héréditaire reçut à midi un billet de son oncle, qui lui mandoit, que le vent ayant été contraire et les canons mal placés, le Margrave avoit ignoré que j'étois accouchée; qu'il avoit été le premier à lui en porter la nouvelle; qu'il ne savoit quelle mouche avoit piqué son frère, qu'il étoit d'une humeur horrible; qu'il faisoit son possible pour le persuader de retourner en ville, mais qu'il ne pouvoit assurer rien de positif là-dessus. Il arriva pourtant le soir à six heures. Il envoya d'abord chercher Mr. de Reitzenstein, auquel il se plaignit amèrement de son fils et de moi, disant, que nous le traitions comme un chiffon; que nous n'avions pas eu seulement la considération de lui faire part de ma délivrance; qu'il avoit été le dernier de toute sa cour à l'apprendre; que ce peu d'égard avoit épuisé sa patience; qu'il voulois enfin faire voir par des actions de vigueur qu'il étoit le maître, étant fermement intentionné d'envoyer son fils à Plassenbourg. Je vous ordonne, continua-t-il, de les informer l'un et l'autre de cette résolution. Reitzenstein, plus mort que vif de l'emportement dans lequel il le voyoit, lui répondit, qu'il le supplioit de charger quelqu'autre de cette commission; qu'il n'avoit pas le coeur assez dur pour me porter une telle nouvelle dans l'état dangereux où je me trouvois encore, la moindre altération pouvant me coûter la vie; qu'il ne pouvoit comprendre par où le prince avoit mérité une telle colère et qu'il le conjurait de bien peser ce qu'il vouloit faire, avant que d'en venir à de pareils éclats. Le prince Albert, se doutant de quelque chose, entra dans ces entrefaites; il prit hautement notre parti. Mon Dieu! mon cher frère, lui dit-il, j'ai été présent à la conversation que vous avez eue avec Son Altesse royale avant que de partir, et de la défense absolue que vous lui avez faite, de ne vous point faire avertir lorsqu'elle seroit accouchée; elle en a été inquiète, et je lui ai conseillé moi-même de suivre en cela vos volontés. Le Margrave resta stupéfié, ne s'étant point aperçu que son frère eût été témoin de notre pourparler. Il fut fort décontenancé, et ne sachant que dire, il s'en prit à sa mémoire, contre laquelle il se déchaîna beaucoup, sur ce que, disoit-il, elle s'affoiblissoit de jour en jour. Il fit appeler le prince, auquel il voulut faire bon accueil, mais son embarras montra qu'il n'étoit pas sincère. Ils se rendirent tous chez moi. Chacun remarqua la contrainte qu'il se fit, pour me parler obligeamment. Il me fit un long galimatias sur la coutume du pays, qui exigeoit, que l'enfant fût baptisé le troisième jour de sa naissance; que cette cérémonie devoit se faire avec pompe et dignité le matin suivant, car, dit-il, la petite princesse a un roi pour aïeul et doit avoir plus de prérogatives pour cette raison, qu'elle n'en auroit sans cela. Je lui répondis, qu'il étoit le maître d'ordonner comme il le jugeroit à propos, mais que je le conjurais de permettre que je restasse tranquille, étant trop foible pour voir beaucoup de monde et recevoir leur complimens. Il me pria de choisir les parrains et les marraines. Je m'en défendis long-temps, mais voyant qu'il s'y opiniâtroit, je nommai lui, le roi, la reine, l'Impératrice, la reine de Danemarc, sa soeur, la Margrave douairière de Culmbach, sa mère, mon frère, ma soeur d'Anspac et le prince Albert. Il fut très-content de ce compérage, et se retira un moment après.

Le lendemain signal se donna par les tymbales et les trompettes. Le Margrave, accompagné de toute la cour, se rendit chez moi. La princesse Charlotte, qui étoit depuis quelques jours de retour, porta ma fille au baptême. Elle reçut le sacrement sous le dais dans ma chambre d'audience. On tira le canon lorsque le ministre donna la bénédiction. Il y eut un dîner table de cérémonie et bal le soir.

Le prince Guillaume, mon beau-frère, arriva quinze jours après, de retour de ses voyages de France et de Hollande. Le prince héréditaire s'étoit fort réjoui de le revoir, l'aimant beaucoup; son bon coeur le portant à avoir les mêmes sentimens pour toute sa famille. Il le conduisit d'abord chez moi. Ce prince, âgé de 20. ans, étoit de la grandeur d'un enfant de quatorze; son visage étoit beau, mais sans agrément; malgré sa petite taille il étoit bienfait; ses manières étoient aussi enfantines que sa figure; son génie très-borné, ou pour mieux dire il n'en avoit point; il avoit étudié à Utrecht sans rien apprendre, son esprit distrait et volage ne pouvant s'appliquer qu'à chasser les mouches; il avoit le coeur bon plutôt par tempérament que par principes. Le prince et moi nous fîmes notre possible pour le morigéner tant qu'il resta à Bareith, mais nous y perdîmes nos peines. Il étoit colonel d'infanterie au service de l'Empereur, et devoit aller joindre son régiment en Italie et s'arrêter quelque temps avec son oncle à Vienne.

Mr. de Voit revint aussi de Berlin. Il me remit les lettres les plus gracieuses du roi et de la reine et m'assura, que le roi avoit parlé du prince héréditaire et de moi dans les termes les plus tendres, et qu'il y avoit eu une joie universelle à Berlin de ma délivrance.

Je commençois à goûter quelque tranquillité, lorsqu'elle fut dérangée par une lettre du roi, qui ordonnoit au prince héréditaire, de se rendre incessamment à Berlin, pour aller de là à son régiment; il l'assuroit de son amitié, et des preuves éclatantes qu'il lui en donnerait. Ce fut un coup de foudre pour moi. J'aimois passionnément le prince, notre union étoit des plus heureuses; une longue séparation me faisoit tout appréhender. Je craignois, que jeune comme il étoit il ne s'abrutît et ne tombât dans la débauche, sachant d'avance que les officiers prussiens, à leur métier près, sont fort butors et libertins. J'avois vu plusieurs princes fort aimables, lorsqu'ils étoient entrés au service du roi, perdre leur esprit et leurs manières et devenir de vrais brutaux. Il en étoit fort fâché lui-même; tout ce que nous pûmes faire fut de reculer le voyage tant qu'il fut possible. Il fallut pourtant partir le 3. d'Octobre. Le Margrave n'ayant point voulu lui donner d'argent, il fut obligé d'en emprunter. Ma santé, qui commençoit à se remettre, fut de nouveau dérangée par les inquiétudes que me causa son absence. Toute la famille, hors le Margrave, se rassembloit tous les soirs chez moi; nous tâchions de tuer le temps ensemble.

Je fis enfin ma première sortie et me préparois pour aller à Berlin, lorsque je reçus une lettre du roi, qui me replongea dans de nouveaux embarras. Il m'ordonnoit d'aller à Anspac. Je ne souhaite rien tant, me mandoit il, que la bonne union entre vos deux maisons; votre politique, votre intérêt, enfin tout vous la rend nécessaire. Je suis averti que mon gendre et ma fille seront fort piqués, si vous manquez à les aller voir; il faut éviter et étouffer toute animosité par votre présence, vous pourrez venir ensuite recevoir les caresses d'un père qui vous le prouvera. J'envoyai cette lettre au Margrave. Il me fit répondre par Mr. de Voit, que le conseil que le roi me donnoit étoit très-juste, et qu'il approuvoit fort que je le suivisse.

Tout cela étoit bel et bon, mais je n'avois point d'argent. J'avois épuisé ma bourse en faveur du prince et personne ne vouloit me faire crédit. Je me résolus donc de parler sur cet article et sur plusieurs autres au Margrave. J'ai appris par Mr. de Voit, lui dis-je, que votre Altesse approuve mon voyage d'Anspac. Je suis au désespoir de lui être à charge en cette occasion, mais votre Altesse sait l'impuissance dans laquelle je suis, de suffire à des dépenses extraordinaires; le peu de revenu que j'ai ne fournit qu'à peine à mon entretien, ce qui me met dans l'impossibilité de faire ce voyage et celui de Berlin à mes propres frais. D'ailleurs je ne crois pas que je puisse risquer d'emmener ma fille avec moi à ce dernier endroit, la saison étant trop avancée. Je ne puis pas non plus la laisser à l'abandon entre les mains de ses femmes; je souhaiterois fort pouvoir lui donner une gouvernante, qui pût avec le temps avoir soin de son éducation. Je penserai à tout cela, me dit-il, et je chargerai Mr. de Voit de ma réponse. Elle fut digne de lui. Il me fit dire, qu'il étoit très-mortifié de ne pouvoir m'accorder les deux articles en question; qu'il n'y avoit rien de stipulé dans mon contrat de mariage pour les frais des voyages que j'aurois envie de faire, ni pour l'entretien des filles que je mettrois au monde; qu'étant obligé d'équiper son fils cadet, ses finances en étaient si fort dérangées, que cela le mettoit hors d'état de m'assister.

J'avois reçu plusieurs fois des nouvelles du prince, qui ne pouvoit assez se louer des bontés que le roi lui témoignoit. Il me mandoit, que ce prince aussi bien que la reine marquoient une vive impatience de me revoir, et que tout le monde l'assuroit, que le roi avoit dessein de se signaliser en notre faveur: qu'il alloit incessamment à son régiment et qu'il passeroit par Rupin, pour y rendre visite à mon frère. Ses lettres me firent naître quelque espérance, que le roi me payeroit la course. J'eus mon recours à lui et je le suppliai, de m'envoyer de l'argent et de me mander ce que je ferois de ma fille. Pour ne point perdre de temps, Mr. de Voit me fit avoir 2000 écus qu'il emprunta sous son nom.

Le Margrave tomba malade dans ces entrefaites. Quoiqu'on cachât beaucoup le danger dans lequel il étoit, tout le monde en étoit informé, ce qui me fit reculer mon départ de quelques jours. Il refusa mes visites et ne voulut voir personne. Sa retraite nous mit un peu à notre aise, car le bon prince avoit le malheur d'endormir par son éternelle morale et ses répétitions continuelles ceux qui étoient obligés de l'entendre. Nous fûmes dédommagés de son absence par un autre personnage aussi ennuyeux que lui. Ce fut le cadet de ses frères, que je nommerai à l'avenir le prince de Neustat, parcequ'il y faisoit sa résidence.

Celui-ci étoit colonel d'un régiment au service de Danemarc et débarquoit fraîchement de Copenhague, dans l'intention de se marier, comme nous l'apprîmes depuis. Il notifia son arrivée à Neustat au Margrave et lui manda, qu'il iroit dans quelques jours à Bareith. Ce prince étoit le rebut de sa famille. Le Margrave ne le pouvoit souffrir et n'étoit point impatient de le revoir, surtout étant malade. Il lui répondit, qu'il lui feroit plaisir de venir lorsque je serois de retour d'Anspac et qu'il se porteroit mieux. Le prince reçut cette lettre proche de Bareith. Les chemins étoient si mauvais, qu'il ne put retourner sur ses pas. Sa grandeur se trouva fort offensée de cette lettre de son frère; pour s'en venger, il descendit à la maison de poste, où il passa la nuit sans faire annoncer son arrivée au Margrave, ni à aucun de la famille. Ce prince le fit prier plusieurs fois de venir occuper les appartements qu'on lui avoit préparés au château. Il le refusa constamment, disant, que son frère lui avoit fait une avanie, à laquelle il vouloit répondre en refusant de le voir. Après bien des allées et des venues, on lui dépêcha le prince Guillaume, qui amena enfin cette aimable figure chez le Margrave, et de là chez moi. Je commencerai son portrait du bon côté. Il étoit plus grand que petit et assez bienfait; la quantité de rats, qui logeoient dans sa cervelle, exigeoient beaucoup de place; aussi y en avoit-il dans sa caboche, qui étoit copieusement grande; deux petits yeux de cochon d'un bleu pâle remplaçoient assez mal le vide de cette tête; sa bouche carrée étoit un gouffre, dont les lèvres retirées laissoient voir les gencives et deux rangées de dents noires et dégoûtantes; cette gueule étoit toujours béante; son menton à triple étage ornoit ces charmes; un emplâtre servoit d'agrément à l'inférieur de ce menton; il y étoit flanqué, pour cacher une fistule, mais comme il tomboit souvent, on avoit le plaisir de la contempler à son aise et d'en voir sortir une cascade de matière, très-utile au bien de la société, qui pouvoit épargner par sa vue l'émétique et les vomitifs; aussi dit-on, que les médecins et les apothicaires employoient tout leur art pour le guérir, ne pouvant plus avoir de débit de leurs drogues évacuatives; à toutes ces beautés se joignoit celle d'une chevelure dorée et fort en désordre, qui accompagnoit très-bien un habit sans goût, mais si chargé d'or et d'argent, qu'à peine pouvoit-il le porter. Son âme étoit aussi bien avantagée que son corps; son cerveau se détraquoit par fois; il étoit furieux dans ses absences d'esprit et vouloit tuer tout le monde. Toute la famille se trouvoit rassemblée par sa présence.

Je partis enfin le 21. d'Octobre pour Anspac. Je devois m'arrêter à Erlangue, pour voir la ville et dîner chez la Margrave douairière, veuve du Margrave George Guillaume. Cette princesse avoit fait beaucoup de bruit dans le monde par sa beauté et sa mauvaise conduite. C'étoit une vraie Messaline, qui avoit tué plusieurs de ses enfans en se faisant avorter afin de conserver sa belle taille. Je n'étois pas fort empressée de la voir et priai le Margrave, de me permettre de passer la nuit à Beiersdorf, ne voulant point dormir dans une maison remplie des plus affreux désordres.

J'arrivai par des chemins épouvantables le soir à cette petite ville, qui est tout près d'Erlangue. J'y trouvai Mr. de Fischer, Mr. d'Egloffstein, chef d'un canton de la noblesse immédiate, Mr. de Wildenstein, membre de ce même canton, et Mr. de Bassewitz, lieutenant-général du cercle. Ces Mrs. me complimentèrent sur mon arrivée. Mr. de Fischer me dit, que le Margrave lui avoit ordonné de me recevoir avec les mêmes honneurs, qu'on avoit coutume de lui rendre; qu'il avoit averti la Margrave, de me traiter comme devoit l'être la fille d'un roi et de me céder le rang; que n'ayant rien pu obtenir d'elle sur cet article, il avoit commandé, qu'on me servît une table dans l'appartement qui m'étoit destiné; qu'il me conseilloit, de ne la point voir, ni même de lui faire annoncer ma venue. Il finissoit à peine ce discours, qu'on vint m'avertir, que le grand-maître de cette princesse demandoit à me parler. Je le fis entrer. Il me harangua une bonne demi-heure, toujours en bredouillant, et finit par me dire, que sa maîtresse alloit se mettre en carosse, pour venir me prier à souper. Je me défendis le mieux que je pus de la visite et du souper; m'excusant sur la fatigue du voyage. Voyant qu'il ne gagnoit rien de ce côté-là, il m'invita à dîner pour le lendemain. Mr. de Fischer prit la parole et lui dit: Son Altesse royale ira chez la Margrave, si elle veut lui rendre ce qui lui est dû, sans quoi elle ne l'honorera pas de sa présence. L'autre lui répliqua fort décontenancé, que sa maîtresse savoit trop bien ce qui étoit dû à la fille d'un grand roi pour y manquer, et qu'elle me rendroit tous les honneurs qui dépendroient d'elle. Je renvoyai d'abord un des Mrs. de ma suite lui rendre son compliment, après quoi je me mis à table. Pendant le souper Mr. de Fischer ne discontinua point de faire les éloges de mon beau-frère et ne daigna pas nommer le prince mon époux. J'en fus si piquée, que je me levai et donnai le bon soir à la société.

Je partis le jour suivant à dix heures. Je fus escortée par 4 compagnies de cavalerie, partie milice de Beiersdorf, partie d'Erlangue. Un grand cortège de Mrs., tant étrangers qu'en service, m'accompagna. J'entrai avec tout ce train en ville. La bourgeoisie et milice y étoient rangées sous les armes et bordoient les rues; l'affluence du monde qui accourut pour me voir, fut extrême. Je parvins enfin au château. Je trouvai la Margrave au bas de l'escalier avec toute sa cour. Après les premières politesses de part et d'autre, je montai à mon appartement, où elle me suivit. Cette princesse mérite bien, que j'en dise un mot.

Elle étoit née princesse de Saxe-Weissenfeld et soeur du duc Jean Adolf, elle avoit été belle comme un ange, à ce qu'on disoit; pour lors elle étoit si changée, qu'il falloit étudier son visage, pour trouver les débris de ses charmes; elle étoit grande et paroissoit avoir eu la taille belle; son visage étoit fort long ainsi que son nez, qui la défiguroit beaucoup, ayant été gelé, ce qui lui donnoit une couleur betterave fort désagréable; ses yeux, accoutumés à donner la loi, étaient grands, bien fendus et bruns, mais si abattus, que leur vivacité en étoit diminuée; au défaut de sourcils naturels, elle en portoit de postiches fort épais et noirs comme l'encre; sa bouche, quoique grande, étoit bien façonnée et remplie d'agrémens; ses dents blanches comme de l'ivoire et bien rangées; son teint, quoiqu'uni, étoit jaunâtre, plombé et flasque; elle avoit bon air, mais un peu affecté; c'étois la Laïs de son siècle; elle ne plut jamais que par sa figure, car pour de l'esprit, elle n'en avoit pas l'ombre.

Nous nous assîmes ensemble. La conversation fut assez indifférente; au lieu des hauteurs qu'elle avoit témoignées deux jours auparavant, elle me fit maintes bassesses, me baisant à tout moment la main, malgré bon gré que j'en eusse. Fort satisfaite des politesses que je lui fis, elle me dit, qu'elle étoit très-charmée d'avoir le bonheur de me connoître; qu'elle avoit eu bien peur de moi, puisqu'on lui avoit dit, que j'étois fière et hautaine et que je la traiterois du haut en bas. Elle me présenta sa soi-disante gouvernante (car elle n'en avoit jamais que d'emprunt) et ses deux filles d'honneur. Ces dernières étaient jumelles, très-petites et si replètes, qu'elles pouvoient à peine marcher; ces deux paquets de chair voulant se baisser pour me baiser la main, perdirent l'équilibre et roulèrent à terre, ce qui dérangea mon sérieux et celui de la noble assemblée. On ne sauroit se représenter rien de si hideux, que la de cour de cette Margrave; je crois que tous les monstres du pays et des alentours s'étoient rassemblés à son service; peut-être étoit-ce par bonne politique, voulant relever par ces horreurs ses charmes surannés. On servit enfin. La Margrave fut fort embarrassée pendant tout le repas. Mr. d'Egloffstein, son amant favorisé d'alors, l'avoit si bien sermonnée, qu'elle n'osoit ni manger ni parler sans sa permission. Je lui rendis visite l'après-dîner. Je trouvai dans son appartement les dames de la ville, qui me furent présentées. Après avoir pris le café, je voulus prendre congé d'elle, mais elle s'opiniâtra à vouloir m'accompagner jusqu'au bas de l'escalier, disant, que Mr. d'Egloffstein lui avoit ordonné ainsi, et qu'elle suivoit en tout ses volontés. J'eus beau m'opposer à cette extravagante politesse, il fallut la souffrir.

Comme il étoit tard et que les chemins étoient détestables, je fus obligée de rester la nuit à Carlsbourg, où je trouvai plusieurs officiers de la maison du Margrave d'Anspac et quelques Mrs. de cette cour, qu'il y avoit envoyés exprès pour y faire les honneurs.

J'arrivai enfin le soir suivant à cette ville, où je fus reçue à bras ouverts de mon beau-frère et de ma soeur. J'eus tout lieu d'être satisfaite de leurs attentions et de l'amitié qu'ils me témoignèrent. Il y eut pendant tout le séjour que j'y fis, table de cérémonie. Je priai en vain ma soeur, de lever cet ennuyant cérémonial et de vivre avec moi de bonne amitié, elle me répondit, qu'on ne pouvoit rien changer à cela; qu'ils seroient blâmés de tout le monde s'ils en agissoient autrement, puisque c'étoit un usage introduit dans toutes les cours. Elle se trouvoit enceinte de trois mois, ce qui causoit une joie universelle dans tous le pays. Son sort n'en étoit pas plus heureux. J'ai déjà dit ailleurs qu'elle avoit été fort mal élevée; on auroit pu redresser en partie cette négligence, si on lui avoit donné une femme d'esprit pour gouvernante, car elle n'avoit que 14 ans lorsqu'elle se maria; on gâta tout en lui donnant une campagnarde, pour laquelle elle n'avoit aucune considération.

Le Margrave s'étoit enfin lassé de ses caprices; deux indignes favoris, dont l'un étoit le grand-Maréchal de Sekendorff et l'autre un certain Mr. de Schenk, le gouvernoient entièrement et l'avoient plongé dans les débauches. Il avoit pris depuis peu une maîtresse de basse extraction, qui avoit vécu de son corps et s'étoit prostituée à tout venant. Il l'aimoit passionnément; son amour a été constant; il a encore actuellement cette catin, qui lui a donné trois enfans, dont, à ce que dit la chronique scandaleuse, il n'est point le père. Il a fait baroniser son fils putatif et lui a donné le nom de Falk, qui signifie faucon en françois, parcequ'il fait lui-même la profession de fauconnier, et en remplit jusqu'au plus vil emploi. Il étoit brouillé pour lors à toute outrance avec ma soeur. Celle-ci piquée qu'il lui préférât une infâme servante qui nettoyoit le château, lui en avoit fait de sanglans reproches, ce qui n'avoit fait qu'aigrir le mal. Je fis mon possible pour les raccommoder, et si je n'y réussis pas entièrement, j'obtins du moins qu'on bannît les éclats. Comme j'avois des attentions continuelles pour obliger chacun, je me fis beaucoup d'amis. Le Margrave lui-même lia avec moi une amitié qui a souvent été utile à ma soeur. Ce prince devant aller à Pommersfelde, pour y voir le prince de Bamberg, nous partîmes ensemble le 28. Octobre, la route étant la même jusqu'à Beiersdorf où le Margrave prit congé de moi.

J'y trouvai la réponse du roi à la dernière lettre que je lui avois écrite. Elle étoit de main propre; la voici mot pour mot.

«Ma chère fille, j'ai bien reçu votre lettre, et suis fâché d'apprendre qu'on continue à vous chagriner et à vous refuser de l'argent pour votre voyage. J'ai écrit une lettre fort dure à votre vieux fou de beau-père, pour qu'il vous paye ces voyages. Il faut que la Flore Sonsfeld reste auprès de la petite Frédérique, cela vous épargnera les gages d'une gouvernante. Je vous attends avec impatience et suis etc.»

Cette lettré me fit faire de cruelles réflexions; je prévis d'abord que le roi m'avoit dupée et que j'allois me trouver entre deux selles. Les duretés qu'il avoit écrites au Margrave, me chiffonnoient l'esprit; la douceur et les bonnes façons pouvoient seules le ramener. Le prince continuoit à m'assurer des bonnes intentions du roi; il me mandoit, que mon frère s'employoit fortement en ma faveur et que son ancienne tendresse sembloit se rallumer; que la reine paroissoit fort portée pour nous et me promettoit tous les agrémens qui dépendroient d'elle; que même elle témoignoit beaucoup de joie et d'impatience de me revoir. Mon frère m'écrivit à peu près les mêmes choses, mais la reine le contredisoit entièrement. Que venez-vous faire dans cette galère, me disoit-elle, est-il possible que vous puissiez encore vous fier aux promesses du roi, après qu'il vous a si cruellement abandonnée? Restez chez vous et épargnez vos continuelles lamentations, vous deviez vous attendre à tout ce qui vous arrive. Les lettres de Grumkow à sa nièce n'étoit remplies que de pronostiques fâcheux. Tout cela me causoit de cruelles inquiétudes. Cependant je ne pouvois plus me dispenser d'aller à Berlin, ne pouvant m'attendre qu'à de mortels chagrins après ce que le roi venoit d'écrire au Margrave.

Je partis le 29. de Beiersdorf et me rendis le même soir à Bareith. Le Margrave me reçut très-bien en apparence; il me demanda d'abord, si j'avois fixé le jour de mon départ pour Berlin? Je lui répondis, que n'ayant point encore reçu de réponse du roi, je n'avois point d'argent pour le voyage. Il me dit d'un air ironique: je vois bien que cela traînera en longueur, et pour vous faire partir, je sacrifierois volontiers 10 mille florins. Je le remerciai de ses bonnes intentions, l'assurant, que s'il vouloit me donner 2000 écus, je lui en serois très-redevable. Il me conta ensuite, qu'il se présentoit deux partis pour la princesse Charlotte; c'étoient le duc de Weissenfeld et le prince de Usingen; que sa fille s'étoit déclarée pour le second de ces princes et qu'il demandoit mon avis là-dessus. Je fis ce que je pus pour l'y persuader, mais il refusa, quoiqu'on pût lui dire, ces deux concurrens, ne voulant pas, disoit-il, marier sa fille aînée avant la cadette. Celle-ci étoit très-mécontente en Ostfrise. Elle y avoit tout gâté par ses hauteurs et par ses mauvaises façons envers son oncle et sa tante; elle vouloit à toute force retourner à Bareith et prioit instamment son père de la faire revenir. Le Margrave n'étoit point de son avis, en concevant très-bien les suites. Il étoit résolu, si le mariage se rompoit, de lui faire faire un tour en Danemark avant que de retourner à Bareith, pour empêcher l'éclat que feroit cette rupture. Au lieu de 2000 écus; que j'avois demandés, il m'envoya le jour suivant 1000 florins, ce qui ne suffisoit pas pour payer la poste. Pour comble d'infortune je fus encore obligée d'aller à Cobourg voir ma tante, la duchesse de Meiningen, qui étoit venue me rendre visite l'été précédent. C'étoit un voyage de politique; elle m'avoit donné quelque espérance de me faire héritière des biens immenses qu'elle possédoit, et dont elle étoit maîtresse absolue. Cette méchante princesse auroit réparé par cette action tous les maux qu'elle avoit causés au pays et à la maison de Culmbach, qu'elle avoit totalement ruinée et réduite dans le triste état où je l'avois trouvée.

Cobourg n'étant qu'à huit milles de Bareith, je m'y rendis en un jour et y arrivai le soir 3. Novembre. Je trouvai ma bonne tante requinquée, à son ordinaire, en fleurs et en colifichets. Notre entrevue coûta cher à ses tetons flétris et surannés, elle les fouetta doublement à mon honneur et gloire, m'appelant mille fois sa chère âme. Son appartement et celui qu'on m'avoit préparé étoit de la plus grande magnificence, tant en meubles qu'en argenterie; on y voyoit partout les armes de Brandebourg, ce qui me fit faire de tristes réflexions. Je passai le jour suivant à causer et à travailler avec la duchesse, n'y ayant point de noblesse ni de cour à Cobourg que la sienne, qui étoit très-médiocre. Je ne pus obtenir aucune résolution favorable pour moi; elle me réitéra ses promesses, mais ne voulut faire point de testament en ma faveur; on m'avertit même secrètement, qu'elle m'avoit dupée comme bien d'autres, qu'elle avoit leurrés pour en tirer des présens.

Je retournai le 5. à Bareith, en maudissant cette vieille sempiternelle. Le Margrave étoit de nouveau incommodé; sa santé étoit si dérangée depuis quelque temps par la boisson, qui lui attaquoit la poitrine et les nerfs, que la faculté n'en auguroit rien de bon. Il fut charmé du choix que j'avois fait de Mlle. de Sonsfeld pour rester auprès de ma fille. J'eus bien de la peine à persuader celle-ci d'accepter cet emploi. Le Margrave, qui l'estimoit beaucoup, joignit ses prières aux miennes, ce qui la détermina enfin d'acquiescer à nos désirs. N'ayant donc plus rien qui pût m'arrêter à Bareith, j'en partit le 12. Le congé que je pris du Margrave, ne fut pas des plus tendres, nous étions réciproquement charmés de nous séparer. Je laissai Mr. de Voit auprès de lui, pour lever tout ombrage. Mr. de Sekendorff, qu'il m'avoit donné pour écuyer, fut de ma suite. C'étoit un garçon d'esprit, qui avoit voyagé et qui étoit assez agréable dans la société.

La saison et les chemins étoient diaboliques; cependant ne me reposant que deux ou trois heures la nuit, j'arriva le 16. à Berlin. Pour mes péchés le roi en étoit parti la veille, pour aller à Potsdam, et la reine avoit fait ce jour-là ses dévotions. Quoiqu'elle fût informée par une estafette, que j'avois envoyée d'avance, de mon arrivée, elle fit semblant de l'ignorer. Je descendis de carosse sans lumière; mes jambes étoient si engourdies, que je tombai de mon long. Mr. de Brand, grand-maître de la reine, se trouva par hazard à mon passage, et eut la charité de m'aider à marcher. Personne ne vint au devant de moi que mes soeurs, qui me reçurent à la porte de la chambre d'audience. Je vis de loin la reine dans sa chambre de lit, qui balançoit à venir à ma rencontre. Elle prit enfin ce parti, et après m'avoir embrassée, elle me présenta le prince, qu'elle avoit caché. J'eus tant de joie de le revoir, que j'oubliai la mauvaise réception qu'on m'avoit faite. Je n'eus pourtant pas le temps de lui parler; elle me prit par la main et me conduisit dans son cabinet, où elle se flanqua sur un fauteuil, sans m'ordonner de m'asseoir. Me regardant alors d'un air sévère: que venez vous faire ici? me dit-elle. Tout mon sang se glaça par ce début. Je suis venue, lui répondis-je, par ordre du roi, mais principalement pour me mettre aux pieds d'une mère que j'adore et dont l'absence m'étoit insupportable. Dites plutôt, continua-t-elle, que vous y venez pour m'enfoncer un poignard dans le coeur, et pour convaincre tout le genre humain de la sottise que vous avez faite d'épouser un gueux. Après cette démarche vous deviez rester à Bareith, pour y cacher votre honte, sans la publier encore ici. Je vous avois mandé de prendre ce parti. Le roi ne vous fera aucun avantage et se repent déjà des promesses qu'il vous a faites. Je prévois d'avance que vous nous rabattrez les oreilles de vos chagrins, ce qui m'ennuiera beaucoup, et que vous nous serez à charge à tous.

Ces propos me percèrent le coeur. Je fondis en larmes; je craignois la reine plus que la mort; j'étois dans la galère, il falloit y voguer; je me jetai à ses genoux: je lui tins les discours les plus tendres. Elle me laissa une bonne demi-heure dans cette situation; soit que mes larmes l'eussent touchée, ou qu'elle voulût pourtant garder quelque bienséance, elle me releva enfin. Je veux bien, me dit-elle d'un air méprisant, avoir compassion de vous et oublier le passé, à condition que vous changiez de conduite à l'avenir. (On verra plus loin ce qu'elle entendoit par-là.) Elle sortit en prononçant ces dernières paroles.

Mlle de Pannewitz entra dans ces entrefaites. Elle avoit été beaucoup de mes amies; je courus l'embrasser et lui faire part de mon désastre. Elle ne me répondit rien, me regardant du haut en bas. Les autres dames, à l'exception de Mdme. de Kamken, en firent de même. Celle-ci me dit tous bas, que je devois me contraindre, qu'elle feroit son possible pour me rendre service et que tout changeroit dans quelques jours. Le prince, qui remarquoit mon trouble, me regardoit tristement, ne pouvant rien comprendre au changement subit de la reine. Le repas s'accorda avec le début. Ma soeur Charlotte se mit sur ma friperie et n'épargna pas sa sanglante satire. La reine lui jetoit des regards d'approbation à chaque trait malin qu'elle me lançoit. Je gardois le silence à ces propos offensans, mais le diable n'y perdit rien, car je crevois de dépit. Mes soeurs Sophie et Ulrique me dirent en passant tout bas, qu'elles m'aimoient toujours; qu'elles auroient bien des choses à me communiquer, mais qu'elles n'osoient me parler, la reine le leur ayant défendu. Malgré toutes les fatigues que j'avois endurées ce jour-là, elle me retint jusqu'à une heure après minuit.

Dès que je fus retirée, nos jérémiades commencèrent. Je contai au prince et à Mdme. de Sonsfeld l'accueil que la reine m'avoit fait. Elle me dit, que celui qu'elle en avoit reçu valoit le mien. Le prince me flattoit encore que mon sort changeroit par le retour du roi; mais mon Dieu! qu'il le connoissoit peu. J'écrivis le lendemain à ce prince, pour lui notifier mon arrivée. J'eus cependant la consolation de recevoir une lettre de mon frère, que Mr. de Knobelsdorff, son gentilhomme, me rendit. Il m'assuroit, qu'il comptoit me voir le surlendemain. Je l'aimois toujours bien tendrement et son amitié faisoit mon unique espérance. Ma soeur Charlotte vint aussi me rendre visite, ou plutôt au prince, car elle ne fit que badiner avec lui, sans me regarder. La reine me fit un peu meilleur visage que la veille. Elle vivoit alors dans une retraite profonde, ne voyant pas même les princesses du sang; elle se faisoit lire l'après-dîner et jouoit le soir. J'eus beaucoup de monde ce jour-la, qui vint chez moi plus par bienséance, que par autre raison, car j'essuyai bien des discours désagréables.

Le roi arriva le soir suivant. Il me reçut fort froidement. Ha, ha! me dit-il, vous voilà; je suis bien aise de vous voir, m'éclairant avec une lumière; vous êtes bien changée, continua-t-il; que fait la petite Frédérique? Que je vous plains, poursuivit-il, après que je lui eus répondu, vous n'avez pas le pain et sans moi vous seriez obligée de gueuser. Je suis aussi un pauvre homme je ne suis pas en état de vous donner beaucoup; je ferai ce que je pourrai; je vous donnerai par dix ou douze florins, selon que mes affaires le permettront; ce sera toujours de quoi soulager votre misère; et vous, Madame, adressant la parole à la reine, vous lui ferez quelquefois présent d'un habit, car la pauvre enfant n'a pas la chemise sur le corps. Je crevois dans ma peau de me voir traitée si charitablement, et maudissois ma sotte crédulité, qui m'avoit entraînée dans ce labyrinthe. Ce pompeux raisonnement me fut encore répété le jour suivant en pleine table. Le prince en en rougit jusqu'aux ongles; il répondit au roi, qu'un prince qui possédoit un pays tel que le sien, ne pouvoit passer pour un gueux; que son père étoit seul cause de la triste situation où il se trouvoit, ne voulant rien lui donner, suivant en cela l'exemple de beaucoup d'autres. Le roi rougit à son tour, se sentant coupable de cette foiblesse, et changea de discours.

J'eus enfin le lendemain le plaisir de voir mon frère. Il fut si charmé de me trouver auprès de la reine, qu'il se donna à peine le temps de lui dire deux mots, pour venir m'embrasser. Il est aisé de s'imaginer que notre entrevue fut des plus tendres. Nous avions tant de choses à nous dire, que nous ne savions par où commencer. Je lui contai tous mes désastres. Il me parut surpris de la réception qu'on m'avoit faite et me dit qu'il falloit que quelque chose secrète, qu'il ignoroit encore, eût produit ce subit changement; qu'il tâcheroit de s'en éclaircir et parleroit à Grumkow et à Sekendorff en ma faveur, ces deux personnages étant entièrement dans ses intérêts, et que pour ce qui regardoit la reine, il se chargeoit de lui faire entendre raison, ayant un grand ascendant sur elle. Elle se promenoit pendant toute cette conversation avec ma soeur et paroissoit inquiète. Nous nous rapprochâmes d'elles.

La reine fit tomber le discours à table sur la princesse royale future. Votre frère, me dit-elle en le regardant, est au désespoir de l'épouser et n'a pas tort; c'est une vraie bête, elle répond à tout ce qu'on lui dit par un oui et un non, accompagné d'un rire niais, qui fait mal au coeur. Oh! dit ma soeur Charlotte, votre Majesté ne connoît pas encore tout son mérite. J'ai été un matin à sa toilette; j'ai cru y suffoquer, elle puoit comme une charogne; je crois qu'elle a pour le moins dix ou douze fistules, car cela n'est pas naturel. J'ai remarqué aussi qu'elle est contrefaite; son corps du jupe est rembourré d'un côté, et elle a une hanche plus haute que l'autre. Je fus fort étonnée de ces propos, qui se tenoient en présence des domestiques et surtout en celle de mon frère. Je m'aperçus qu'il changeoit de couleur et qu'ils lui faisoient de la peine. Il se retira aussitôt après souper. J'en fis autant. Il vint me voir un moment après. Je lui demandai s'il étoit satisfait du roi? Il me répondit, que sa situation changeoit à tout moments; que tantôt il étoit en faveur et tantôt en disgrâce; que son plus grand bonheur consistoit dans l'absence; qu'il menoit une vie douce et tranquille à son régiment; que l'étude et la musique y faisoient ses principales occupations; qu'il avoit fait bâtir une maison et fait faire un jardin charmant, où il pouvoit lire et se promener. Je le priai de me dire, si le portrait que la reine et ma soeur m'avoient fait de la princesse de Brunswick étoit véritable? Nous sommes seuls, repartit-il, et je n'ai rien de caché pour vous, je vous parlerai avec sincérité. La reine par ses diables d'intrigues est la seule source de nos malheurs. A peine avez-vous été partie, qu'elle a renoué avec l'Angleterre; elle a voulu vous substituer ma soeur Charlotte et lui faire épouser le prince de Galles. Vous jugez bien qu'elle a employé tous ses efforts pour faire réussir son plan et pour me marier avec la princesse Amélie. Le roi en a été informé aussitôt que ce dessein a été tramé, la Ramen (qui est plus en grâce que jamais auprès d'elle) l'en ayant averti. Ce prince a été piqué au vif de ces nouvelles manigances qui ont causé maintes brouilleries entre la reine et lui. Sekendorff s'en est enfin mêlé, et a conseillé au roi de mettre fin à ces tripoteries, en concluant mon mariage avec la princesse de Brunswick. La reine ne peut se consoler de ce revers; le désespoir où elle est lui fait exhaler son venin contre cette pauvre princesse. Elle a prétendu de moi que je refuse absolument ce parti, et m'a dit, qu'elle ne se soucioit point, si la mésintelligence recommençoit entre le roi et moi; que je devois seulement témoigner de la fermeté et qu'elle sauroit bien me soutenir. Je n'ai point voulu suivre son conseil et lui ai déclaré nettement, que je ne voulois pas encourir la disgrâce de mon père, qui m'a fait assez souffrir par le passé. Pour ce qui regarde la princesse, je ne la hais pas tant que j'en fais semblant; j'affecte de ne pouvoir la souffrir, pour faire d'autant plus valoir mon obéissance auprès du roi. Elle est jolie, son teint est de lis et de roses, ses traits sont délicats et tout son visage ensemble fait celui d'une belle personne; elle n'a point d'éducation et se met très-mal, mais je ma flatte, que lorsqu'elle sera ici, vous aurez la bonté de la former. Je vous la recommande, ma chère soeur, et j'espère que vous la prendrez sous votre protection. On peut bien juger que ma réponse fut telle qu'il pouvoit la désirer.

Le roi nous annonça qu'il avoit fait venir une troupe de comédiens allemands. Nous vîmes le soir ce beau spectacle, qui étoit propre à dormir debout. Il y prit tant de goût, qu'il engagea la troupe. On étoit excommunié quand on n'y alloit pas. Le spectacle duroit quatre heures; on n'osoit ni remuer ni parler sans s'attirer des mercuriales; le froid y étoit excessif, ce qui faisoit beaucoup de tort à ma santé. Mon frère me dit, qu'il avoit parlé en ma faveur avec Sekendorff et Grumkow; que ce premier l'avoit prié de lui obtenir une audience secrète auprès de moi, et qu'il me conseilloit fort de le voir. C'est un brave homme ajouta-t-il en riant, car il m'envoie souvent des espèces dont j'ai grand besoin. J'ai déjà imaginé qu'il pourroit vous en procurer aussi; mes galions sont arrivés hier et j'en partagerai la charge avec vous. En effet il m'apporta le lendemain 1000 écus, m'assurant qu'il m'en feroit avoir davantage. Je fis beaucoup de difficultés pour les accepter, ne voulant pas lui être à charge. Il hocha la tête et me répondit: prenez-les hardiment, car l'Impératrice me fait tenir autant d'argent que j'en veux, et je vous assure que je déloge d'abord le diable de chez moi quand il vient s'y nicher. Mdme. l'Impératrice, lui repartis-je, est donc meilleure exorciste que les autres prêtres? Oui, me dit-il, et je vous promets qu'elle fera déloger votre diable aussi bien que le mien.

Quoique je fusse environnée d'espions de la reine, qui l'informoient tout de suite de toutes les allées et venues qui se faisoient chez moi, le prince trouva pourtant moyen d'introduire secrètement Seckendorff dans mon appartement. Je lui détaillai ma situation présente, tant du côté de Berlin que de celui de Bareith. Ce ministre étoit fort estimé du prince mon beau-père, qui avoit une grande confiance en lui. Il me répliqua d'abord, qu'il considéroit mon état comme un mal sans remède. Je connois à fond le Margrave, me dit-il, c'est un prince faux, dissimulé et soupçonneux; son petit génie est sans cesse agité de mille craintes; il s'est fiché dans la tête qu'on veut le forcer d'abdiquer; quel temps ne faudra-t-il pas pour lui ôter cette idée; je suppose même qu'on y réussisse, cela ne vous servira de rien, car il trouvera toujours de nouveaux sujets d'exercer son imagination et de vous faire enrager; il n'y a donc rien à espérer de ce côté-là. J'en dis autant du roi. Celui-ci est idolâtre de son argent, les beaux yeux de sa cassette l'attachent uniquement. Vous le connoissez, Madame, et vous devez savoir qu'il n'est pas facile à gouverner; nous pouvons faire Grumkow et moi tout le mal qu'il nous plaît, en revanche nous n'avons aucun crédit pour faire du bien. Il est vrai que ce prince a des intervalles de générosité, lorsqu'on saisit son premier mouvement, mais ce premier mouvement passé, on n'en tire plus rien. Il en est au repentir de toutes les promesses qu'il a faites à votre Altesse royale à l'hermitage et vous cherchera noise, pour pouvoir les rétracter. Vous voyez donc bien, Madame, qu'il faut vous armer de patience, la mort du Margrave étant le seul remède à vos maux, sa santé à toujours été très-foible, et il ne manquera pas de se tuer à force de boire. Cependant il vous reste encore une ressource. L'Impératrice m'ordonne de vous assurer de la haute estime et tendresse qu'elle a conçue pour votre Altesse royale sur le portrait avantageux qu'on lui a fait d'Elle; elle tâchera de vous convaincre en toute occasion de ses sentimens. Cette princesse est fort touchée d'apprendre l'éloignement que le prince royal semble avoir pour la princesse de Brunswick, sa nièce; elle souhaite avec ardeur une bonne harmonie entre les époux futurs, se flattant de resserrer encore plus étroitement par cette alliance les noeuds de l'amitié qui régne entre les maisons d'Autriche et de Prusse. Votre Altesse royale y peut contribuer mieux que personne par l'ascendant qu'Elle a sur l'esprit du prince son frère. Elle vous recommande cette nièce si chère et vous assure, qu'elle vous marquera sa reconnoissance par des preuves authentiques et qu'elle tâchera de vous faire plaisir en toute occasion. Je suis très-redevable, lui répondis-je, aux bontés que l'Impératrice me témoigne; j'aurois prévenu ses désirs quand même elle ne les auroit pas expliqués. Mon frère étant promis et n'y ayant, selon toute apparence, aucun obstacle qui puisse mettre empêchement à son mariage, je croirois agir contre mon devoir, si je ne travaillois de tout mon pouvoir à fomenter une bonne harmonie entre lui et sa future épouse. Il suffit qu'elle porte ce titre pour m'engager d'avoir pour elle tous les égards et toute considération qu'exige une personne qui appartient de si près à un frère qui m'est cher, et que j'aime avec tant d'ardeur. Je souhaiterois, Monsieur, que vous pussiez me donner d'aussi favorables résolutions que celles-ci sur le détail de mes chagrins, auxquels je sens bien que je succomberai. Je rompis cet entretien, dont je fus très-peu édifiée.

Mon frère retourna quelques jours après à son régiment, ce qui acheva de m'accabler de toute manière. Le roi s'occupoit de la comédie et de force repas qu'on lui donnoit. Grumkow, Sekendorff et plusieurs généraux le traitoient tous les jours à la ronde; on s'y enivroit à ne pouvoir rester debout. Le pauvre prince héréditaire étoit de toutes ces fêtes. Le roi le forçoit à boire malgré qu'il en eût. Il nous maltraitoit l'un et l'autre et ne nous parloit que pour nous dire des duretés. La reine au contraire en agissoit bien avec le prince et très-mal avec moi. Ma soeur, qui la gouvernoit entièrement, jalouse de l'amitié que mon frère m'avoit témoignée, l'animoit et tournoit en mal toutes mes actions et mes paroles. Elle ne pouvoit cacher le penchant qu'elle avoit pour le prince, tout le monde s'en apercevoit; elle lui attiroit les caresses de la reine et chantoit sans cesse ses louanges. Il badinoit avec elle, feignant de ne point s'apercevoir de l'inclination qu'elle avoit pour lui.

Les fatigues et les chagrins commençoient à me ruiner la santé. J'étois très-inquiète à l'égard de celle du prince. Il revint un jour d'un de ces fameux repas, qui s'étoit donné chez le général Glasenap, plus pâle que la mort et dans un emportement si terrible, qu'il trembloit comme une feuille. Je fus fort effrayée de le voir en cet état, et ma frayeur fut augmentée par une défaillance qu'il prit un moment après. Quoiqu'à demi-morte moi-même, je lui donnai promptement du secours et le rappelai à la vie. Il me conta alors la scène qui s'étoit passée entre le roi et lui. Ce prince, contre sa coutume, ne l'avoit point placé à table à côté de lui. Sekendorff avoit été obligé par son ordre de se mettre entre eux deux. Le roi, adressant la parole à Sekendorff, lui dit assez haut pour que le prince pût l'entendre: je ne puis souffrir mon gendre, c'est un sot; je fais ce que je puis pour le morigéner et j'y perds mes peines; il n'a pas seulement l'esprit de vider un grand verre et ne prend plaisir à rien. Le prince en tenoit justement un qu'on lui avoit porté à la santé du roi. Outré de ce qu'il venoit d'entendre: je voudrois dit-il tout haut à Sekendorff, que le roi ne fût pas mon beau-père, je lui ferois voir bientôt que ce sot dont il parle, pourroit lui faire changer de langage, et qu'il n'est pas homme à se laisser maltraiter. Il avala en même temps cette furieuse lampée, qui lui fut quasi aussi funeste que du poison. Le roi devint cramoisi de colère; il se contint toutefois assez pour ne rien répliquer. Il se leva peu après de table et s'en retourna seul dans sa chaise, sans y faire placer le prince, qui fut obligé de retourner à pied au château, n'ayant point de voiture. Il étoit dans une telle fureur, que je crus qu'il prendroit une attaque d'apoplexie.

Comme il n'étoit pas en état d'aller à la comédie et que j'y craignois de nouvelles catastrophes, je fis faire ses excuses et les miennes à la reine, sous prétexte qu'il étoit incommodé. Elle me fit répondre, que le prince pouvoit faire ce qui lui plaisoit; qu'elle ne feroit point nos excuses au roi et qu'absolument je devois sortir. Il ne voulut pas rester seul; nous allâmes l'un et l'autre à cette chienne de comédie. Je mis une coëffe, pour cacher mon désordre, et ne fis qu'y pleurer. Le prince étoit si défait, que tout le monde s'en aperçut.

Nous nous retirâmes aussitôt après souper. Il fut très-malade toute la nuit et voulut à toute force retourner à Bareith. J'étois de son avis, mais Sekendorff et Grumkow l'en détournèrent, en l'assurant, qu'ils parleroient très-fortement à son sujet au roi et tâcheroient de lui faire changer de conduite. Ils boudèrent ensemble tant qu'il resta à Berlin. Il retourna enfin à Potsdam, où nous le suivîmes l'année 1733.

La santé du prince étoit fort dérangée; il maigrissoit à vue d'oeil et se trouvoit incommodé d'une toux qui ne lui laissoit de repos ni jouir ni nuit. Les médecins de Berlin commençoient à craindre qu'il ne prît l'étisie, ce qui me mettoit dans de cruelles alarmes. Le séjour de Potsdam ne fit que les augmenter; les veilles et les fatigues continuelles qu'il enduroit augmentèrent son mal. La triste vie que nous y menions abattoit l'esprit autant qu'elle nuisoit au corps. On dînoit à midi. Le repas étoit mauvais et si mince, qu'on ne pouvoit se rassasier. Un fou, placé vis-à-vis du roi, lui contoit les nouvelles des gazettes, sur lesquelles il faisoit des commentaires politiques aussi ennuyeux que ridicules. Au sortir de table le prince dormoit dans un fauteuil, placé à côté de la cheminée; nous étions tous à l'entour de lui à le voir ronfler; son sommeil duroit jusqu'à trois heures, puis il alloit se promener à cheval. J'étois obligée de rester toute l'après-midi chez la reine et de lire devant elle ce que je ne pouvois supporter. Les piquanteries et les mercuriales ne cessoient point. A force d'en entendre j'aurois dû m'y accoutumer, mais ma sensibilité naturelle me les faisoient sentir bien vivement. Je ne voyois presque point le prince, la reine ne le vouloit pas; le moindre coup-d'oeil que je lui faisois, étoit un crime qu'il falloit expier par de sanglantes railleries. Le roi revenoit à six et se mettoit à peindre ou plutôt à barbouiller jusqu'à sept; ensuite il fumoit. La reine jouoit pendant ce temps au tocadille. On soupoit le soir à huit heures chez cette princesse; la table duroit toujours jusqu'à minuit; la conversation étoit semblable au sermon de certains prédicateurs, qui sont des remèdes contre l'insomnie. C'étoit la Montbail qui en faisoit les frais et qui nous assommoit avec ses vieux contes et légendes de la cour d'Hannovre que nous savions par coeur. Toutes les différentes situations de ma vie ne m'ont rien paru en comparaison de celle-là; rien ne m'étoit plus cher que le prince, je le voyois dépérir journellement, sans pouvoir le soigner ni le secourir. J'étois maltraitée de tous côtés, je n'avois pas un sou et je souffrois continuellement. La seule pensée réjouissante qui me restât encore, étoit celle d'une mort prochaine, toujours le dernier secours des malheureux; j'avois un dégoût continuel; je ne me suis nourrie deux ans entiers que d'un morceau de pain sec et d'eau toute pure, sans rien prendre hors des repas, mon estomac ne pouvant même supporter le bouillon.

Le roi fut fort affligé en ce temps-ci en apprenant la nouvelle du décès du roi de Pologne. Ce prince avoit rendu l'esprit à Varsovie, où il s'étoit rendu pour assister à la diète. Grumkow l'avoit vu sur la route à Frauenblatt, où il avoit été le complimenter de la part du roi de Prusse. Ils firent une forte débauche ensemble en vin d'Hongrie, ce qui accéléra la fin de ce prince. Le congé qu'il prit de ce ministre, qu'il aimoit beaucoup, fut de plus tendres; adieu! mon cher Grumkow, lui dit-il, je ne vous reverrai plus. Quelques jours avant l'arrivée du courrier, Grumkow dit au roi en ma présence et celle de plus de 40 témoins: Ah! Sire, je suis au désespoir, le pauvre patron est mort. J'étois cette nuit bien éveillé, tout-à-coup le rideau de mon lit s'est ouvert; je l'ai vu, il avoit un habit mortuaire; il m'a regardé fixement; j'ai voulu me lever, étant fort altéré, mais ce fantôme a disparu. Il se trouva par hazard que le roi de Pologne décédât même nuit. Je crois que Grumkow ayant l'esprit frappé des dernières paroles que lui avoit dites ce prince, avoit pris ce songe pour une vérité. Quoiqu'il en soit, cette vision le rendit mélancolique pendant quelque temps, et ce ne fut qu'avec le secours du vin de Hongrie qu'il reprit sa gaieté naturelle.

Cependant le prince héréditaire s'affoiblissant à vue, succomba sous le poids de son mal et n'étoit plus en état de quitter le lit. J'envoyai chercher le chirurgien-major du régiment du roi, qui lui trouva de la fièvre. Il se chargea de faire ses excuses au roi, auquel il exagéra si bien le danger dans lequel il se trouvoit, que ce prince en fut fort effrayé. L'inquiétude que ce récit lui causa l'obligea de venir nous voir. Il parut surpris de trouver en si peu de temps le prince si changé; la peur qu'il eut de sa mort prochaine lui fit dépêcher sur-le-champ une estafette à Berlin, pour en faire venir les plus fameux médecins. Je vis entrer le jour suivant toute la faculté en procession dans ma chambre. Le prince ne put s'empêcher de rire en voyant ces doctes personnages, et me demanda, si je voulois le faire recevoir médecin, ou l'envoyer à l'autre monde? Après que cette noble faculté eut examiné toutes les circonstances de son mal, elle conclut, que moyennant du repos et beaucoup de régime, on pourrait prévenir l'étisie.

J'étois seule avec Mdme. de Sonsfeld à Potsdam, ayant été obligée de laisser le reste de ma suite à Berlin par ordre du roi Je ne quittois ni nuit ni jour le prince, et ne m'absentois qu'un quart d'heure pour rendre mes devoirs à la reine et au roi. Ce dernier me faisoit mille caresses et louoit mon assiduité auprès de mon époux, en disant que toutes les femmes dévoient suivre le bon exemple que je leur donnois. Je suis très-bien informé, me dit-il une après-midi que je lui faisois ma cour, de ce qui cause la maladie de votre mari. Il s'est fâché de quelques propos que j'ai tenus sur son sujet le jour que je dînai chez Glasenap, et il s'est fort emporté ici contre quelques-uns de mes officiers, qui l'ont raillé assez fortement par mon ordre. J'ai eu tort, mais tout ce que j'ai fait n'a été que par bonne intention et par amitié pour vous et pour lui. J'ai voulu le dégourdir, il faut qu'un jeune homme ait de la vivacité et de l'étourderie et qu'il ne soit pas toujours comme un Caton; mes officiers sont tous propres à le former.


La mauvaise humeur de la reine continuoit toujours, elle me cherchoit noise sur tout ce que je faisois. Lorsque je venois le matin chez elle, elle me disoit: bonjour! Madame, mon Dieu! comme vous voilà bâtie; vous êtes coëffée comme une folle, et toujours ce cou alongé; je vous l'ai dit déjà cent fois que je ne puis souffrir votre mauvais air, vous me ferez enfin perdre patience! C'étoit le refrain de tous les jours. Elle vouloit que je fusse habillée à la mode de Berlin; on y portoit les cheveux tout plats sans la moindre frisure; les miens étoient accommodés à la françoise, le prince héréditaire l'ayant voulu comme cela, et d'ailleurs on les portoit ainsi par tout pays, hors à Berlin. J'étois si maigre, que j'avois peine à me tenir dans mon corps de jupe, et ayant toujours l'estomac enflé, je souffrois beaucoup quand je voulois me redresser; mais tout cela n'étoient qu'excuses frivoles qu'on n'acceptoit pas.

Les nouvelles que je reçus dans ce temps-là de Bareith furent bien satisfaisantes. Mlle. de Sonsfeld me mandoit que la santé du Margrave dépérissoit à vue. Il étoit allé à Neustat voir son malotru de frère, dont j'ai fait le portrait ci-dessus. Ce prince venoit d'épouser une princesse d'Anhalt-Schaumbourg. Le Margrave fit des dépenses énormes pendant son séjour de Neustat; il y passoit les journées entières à boire et à se divertir. Il fit une terrible chûte dans son ivresse, étant tombé d'un escalier. On l'emporta à demi-mort dans son appartement. Je ne sais s'il se blessa intérieurement, les médecins qu'il avoit autour de lui étant si ignorans, qu'on ne pouvoit se fier à leur rapport. Soit donc la chûte ou la boisson, l'une des deux au moins lui causa une si terrible perte de sang par les hémorroïdes, qu'on s'attendoit à le voir expirer. On envoya même chercher un ecclésiastique, pour lui faire la prière et le préparer à la mort, mais son tempérament le sauva encore pour cette fois et il se remit, quoique fort lentement.

Tout le monde crioit depuis ce temps après notre retour. Le Margrave le souhaitoit lui-même et m'écrivit, que je devois lui mander de quelle façon il devoit s'y prendre pour nous faire retourner à Bareith. Je montrai sa lettre à quelques personnes dont j'étois sûre qu'ils le rediroient au roi, et leur contai toutes les circonstances que je viens de rapporter. On ne manqua pas d'en avertir le roi. Il ne vouloit pas nous perdre et malgré cela il ne vouloit pas en agir bien avec nous. Cependant il résolut de tâcher de nous regagner, pour nous ôter toute idée de départ. Il me fit mille caresses et me parla avec éloge du prince héréditaire, mais tout cela ne me touchoit plus, j'avois été trop souvent trompée pour être plus long-temps sa dupe. Le roi ne se portoit point bien; il étoit fort changé de visage et le corps lui enfloit toutes les nuits. Une après-midi qu'il dormoit et que nous étions toutes assises autour de lui, il lui prit une suffocation. Comme il ronfloit toujours extrêmement fort, nous ne nous en aperçûmes pas d'abord. Je fus la première à remarquer qu'il devenoit tout noir et que le visage lui enfloit. Je me mis à crier en le disant à la reine; elle le poussa plusieurs fois pour le réveiller, mais inutilement. Je courus appeler du monde; on lui coupa la cravate et nous lui jetâmes tous de l'eau dans le visage, ce qui le fit enfin revenir peu à peu. Il fut fort altéré de cet accident mais tous les médecins qu'il avoit autour de lui pour lui faire leur cour, traitèrent cela en bagatelle, quoique dans le fond il fût fort dangereux et chacun se disoit à l'oreille que c'étoit une goutte remontée, qui pouvoit lui jouer de mauvais tours.

Le belle saison qui réjouit et fait revivre la nature ne fut pour nous qu'une nouvelle pénitence; nous étions obligés d'aller tous les soirs au jardin du roi. Ce prince lui avoit donné le nom de Marli je ne sais pourquoi. C'étoit un très-beau jardin potager, où le roi s'étoit fait un plaisir de ramasser toutes des meilleurs sortes de fruits qu'il y ait en Europe; mais il n'y avoit pas le moindre agrément à s'y promener, n'y ayant point d'ombre. Nous y allions à trois heures de l'après-midi pour nous griller à la fraîcheur de Mr. de Vendôme. On y soupoit à huit heures très-frugalement et sans se charger l'estomac, et on se retiroit à neuf heures. Le roi se levait tous les jours à quatre heures du matin, pour être présent à l'exercice de son régiment. Cet exercice se faisoit sous mes fenêtres, et comme je logeois au rez de chaussée, je ne pouvois fermer les yeux de toute la nuit, car on tiroit par divisions et par pelotons. Un soldat, voulant charger trop vite, et n'ayant pas eu le temps de tirer la baguette de son fusil, le coup donna dans ma chambre et abattit le miroir de ma toilette, qui par un hazard sans exemple resta dans son entier.

Je supportois toutes ces fatigues avec patience, le retour du prince héréditaire me causoit trop de joie pour penser à autre chose. Il arriva le 21. de Mai à Potsdam en compagnie de mon frère. J'eus la satisfaction de lui trouver beaucoup meilleur visage que lorsqu'il étoit parti, mais sa toux continuoit toujours, quoiqu'elle fût fort diminuée. Le roi le reçut très-bien et fut très-content du rapport qu'il lui fit de son régiment. La Margrave Albertine, sa fille et le prince de Berenbourg arrivèrent le même soir. Les noces de ce dernier étoient fixées au lendemain. La princesse Albertine étoit dans un contentement parfait, et ne faisoit que rire lorsqu'on lui parloit de son futur. Elle avoit deux dames qui faisoient son écho; le prince donnoit le signal par un éclat de rire, ses deux dames y répondoient et nous trouvions cela si drôle, que nous en riions aussi, si bien que ce n'étoient que risées. Le roi qui aimoit à tourmenter la promise, lui disoit maintes gravelures, auxquelles elle ne répondoit qu'en riant et s'attiroit à elle et à nous tous de grosses sottises. Je me tuois de lui dire de prendre son sérieux, mais c'étoit peine perdue, et sa joie d'avoir bientôt un si aimable mari étoit trop vive pour la contenir.

Le prince héréditaire et le prince Charles de Brunswick, que le roi avoit aussi invité à la noce, allèrent le lendemain rendre visite au promis, plus pour s'en divertir que par civilité. Il n'y avoit que lui qui ignorât qu'il devoit se marier le soir, ses distractions ou sa courte mémoire le lui avoient fait oublier. Il juroit comme un charretier qu'il n'avoit ni habit ni robe de chambre, et qu'il falloit remettre la noce au lendemain. Cela divertit beaucoup le roi. Le prince héréditaire fut obligé de lui prêter sa robe de chambre. Il en fut si reconnoissant, qu'il lui demanda conseil sur tout ce qu'il devoit faire. Dieu sait en quelles mains charitables il étoit tombé et les conseils qu'il lui donna. Je sais bien que je n'ai rien vu de plus comique que cette noce. Il y eut trois jours de suite bal, où nous nous en donnâmes au coeur joie. Mais cette joie s'évanouit bien vite, car le prince héréditaire fut obligé de retourner à son régiment. Il repartit le 26. de Mai aussi bien que mon frère et toutes les autres principautés.

Le roi avoit été fort charmé du prince héréditaire; il me dit qu'il le trouvoit fort changé à son avantage. Ce sera mon gendre favori, ajouta-t-il; et adressant la parole à la reine: j'aime trop mes enfans, lui dit-il, oui, que le diable m'emporte! si je ne donne à mon gendre tout l'argent que je lui ai prêté, pourvu qu'il continue à en agir comme il le fait à présent. Je m'approchai de lui, et lui baisant la main je le remerciai avec les termes les plus tendres, et comme il me répéta encore une fois ce qu'il venoit de dire à la reine, je lui répondis, que je serois au désespoir s'il pouvoit s'imaginer qu'il y eût quelques vues d'intérêt dans notre conduite; qu'il étoit vrai que nous avions eu besoin de son secours, mais que nous ne voulions point lui être à charge, et que, si je savois que la promesse qu'il venoit de me faire l'incommodât le moins du monde je serais la première à refuser cette grâce. Les larmes lui vinrent aux yeux et me regardant tendrement; non, dit-il, ma chère fille, je ne me résoudrai jamais à vous laisser partir d'ici et j'aurai soin de vous tant que je respirerai. Je fus touchée de ces dernières paroles, mais elles m'alarmèrent beaucoup; je connoissois trop l'inconstance du roi pour me fier à toutes ces belles paroles. J'y fus pourtant sensible; je l'aimai tendrement et sans la jalousie que la reine avoit contre moi, j'aurois pu regagner son coeur; mais il étoit impossible qu'on pût être bien auprès de l'un sans se brouiller avec l'autre. Elle me rendit bien cher ce moment de douceur que je venois de goûter, et ne fit que me quereller depuis le matin jusqu'au soir. Je n'ai jamais pu approfondir une intrigue qu'on avoit formée contre le prince héréditaire et moi, je ne sais pas encore qui en étoit l'auteur; mais je sais bien qu'en ce temps-là on fit ce que l'on put pour mettre la désunion entre nous. On venoit me dire pis que pendre de lui, pendant qu'on lui en disoit autant de moi. Mais tout cela ne faisoit aucune impression sur nous, et nous nous avertissions mutuellement de ces belles menées.

Le roi me dit un jour; j'ai fait un plan pour votre établissement ici. Je donnerai une pension à votre mari, afin qu'il puisse tenir son ménage sans s'incommoder; il restera à Basewaldt et vous irez le voir de temps en temps; car si vous étiez toujours auprès de lui, il négligeroit le service. On peut bien juger combien ce beau plan fut de mon goût. Cependant je ne voulus point rompre en visière au roi et lui répondis simplement, que j'encouragerois toujours le prince héréditaire à faire son devoir. Le roi remarqua bien que ses idées ne me plaisoient pas et il changea de discours. Comme il devoit partir avec la reine le 8. de Juin, pour se rendre à Brunswick et y assister aux noces de mon frère, qui devoient y être célébrées, je lui demandai la permission d'aller joindre le prince héréditaire à son régiment. Il me l'accorda d'abord, mais ayant rêvé quelque temps il me dit: cela ne vaut pas la peine de faire ce voyage; je serai de retour dans huit jours et je le ferai venir alors.

Je fus fort estomaquée de cette réponse; je craignois Berlin comme le feu; je m'attendois à y recevoir de nouveaux désagrémens, et la reine y avoit pourvu, ayant défendu à mes soeurs de venir chez moi et ayant fait ordonner la même chose à ses dames. Tout cela me mit le sang si fort en mouvement, que je me trouvai mal le soir et fus obligée de me retirer. Je me mis tout de suite au lit, où je m'endormis de foiblesse et de fatigue. J'avois reposé environ trois heures, lorsque j'entendis un bruit épouvantable dans ma garderobe. Je m'éveillai en sursaut, et ouvrant mon rideau j'appelai ma bonne et fidèle Mermann, compagne de tous mes chagrins et qui ne me quittoit jamais; mais j'avois beau m'égosiller, personne ne venoit et le bruit augmentoit. Mais quelle fut ma frayeur quand je vis enfin ouvrir la porte, et qu'à la lueur de la lampe qui brûloit dans ma chambre, j'aperçus une douzaine de grands grenadiers avec leurs moustaches noires, et que je vis étinceler leurs armes. Je me crus pour le coup perdue et qu'on venoit m'arrêter; je m'examinois déjà, pour savoir quel crime j'avois commis, sans me trouver coupable de rien. Ma femme de chambre me tira enfin d'inquiétude; elle entra dans ma chambre et me dit, qu'elle n'avoit pu venir plutôt, s'étant disputée avec ces gens pour les empêcher d'entrer; que le feu étoit au château et qu'il étoit cause de cette rumeur. Je lui demandai où il brûloit? Elle biaisa quelque temps; enfin elle me dit que c'étoit dans la chambre de mes soeurs, et que leurs domestiques n'y vouloient laisser entrer personne, disant que c'étoit chez moi. Ma gouvernante étoit d'abord accourue au premier bruit; elle amusa assez long-temps les officiers, pour me donner le temps de me lever. Ils visitèrent toute ma chambre, où tout étoit en très-bon ordre et où ils ne trouvèrent pas la moindre apparence de feu. Ils passèrent ensuite dans celle de mes soeurs, qui logeoient porte à porte avec moi. Ils la trouvèrent en flammes, leurs lits étoient déjà à demi consumés et la boiserie de la chambre étoit toute en feu. À force de bras on l'éteignit et ils allèrent en faire le rapport au roi. Ce prince étoit fort rigide sur de pareilles choses, et les domestiques innocens ou coupables étoient chassés sans rémission.

J'aurois été bien lotie si cet accident étoit arrivé chez moi. A la première alarme on avoit déjà eu la bonté de dire au roi que c'étoit dans ma chambre, et il en avoit fait beaucoup de bruit; dès qu'il sut que c'étoit dans celle de mes soeurs il se rappaisa. Celles-ci vinrent tout effrayées chez moi et crioient miséricorde, ne sachant où coucher. J'offris mon lit à ma soeur Charlotte, les deux autres s'accommodèrent de celui du prince héréditaire et la Montbail fut obligée de se contenter d'un lit de reposes, ce qui la fit grogner non entre ses dents, car il y avoit belle saison qu'elle les avoit perdues, et il ne lui en restoit plus qu'une, sur laquelle elle jouoit de l'épinette. Je crus que dans son désespoir cette dernière relique mâchelière nous sauteroit à la tête, car elle ne pouvoit se consoler de n'avoir point de lit de plume, pour y dorloter sa vieille carcasse décharnée. Ma soeur s'endormit tout de suite, mais n'étant pas accoutumée à coucher à deux, elle me donnoit des coups en dormant pour se faire place, qui me réveilloient en sursaut à demi-endormie; je lui en rendois; nous nous mettions à rire et à peine avions-nous fermé les yeux que cette bataille recommençoit. Mes deux soeurs cadettes faisoient le même ménage de leur côté. Voyant enfin que nous ne pouvions avoir de repos, nous appelâmes nos gens et nous fîmes donner le déjeûner. La Montbail voulut en faire l'ornement; elle vint nous apparoître comme le soleil levant, tout son déshabillé étant jonquille aussi bien que son visage. Elle nous chanta ses doléances sur l'incommodité qu'elle avoit soufferte toute la nuit, ayant été si mal couchée, et se plaignant que toutes ses côtes lui faisoient mal. J'eus une joie maligne de cette petite mortification qu'elle venoit d'essuyer, elle m'en procuroit tous les jours par douzaine, animant la reine et ma soeur Charlotte contre moi. Cette dernière obtint avec beaucoup de peine la grâce de ses domestiques du roi. Ce prince me dit, que j'avois été bien bonne de m'incommoder ainsi toute la nuit pour accommoder mes soeurs. Nous lui contâmes nos aventures nocturnes, qui le firent rire de bon coeur. Il devoit partir le jour suivant avec la reine. Cette princesse étoit dans une noire mélancolie; elle étoit changée de visage que cela faisoit peine à voir, mais sa mauvaise humeur empêchoit qu'on en pût avoir compassion, car elle devenoit quasi aussi méchante que le roi, et personne ne pouvoit durer avec elle, pas même ma soeur. Mon frère arriva le soir. Il fut de très-bonne humeur avec moi, mais dès que quelqu'un le regardoit, il faisoit la moue et affectoit d'être triste. Nous nous séparâmes tous le lendemain et j'allai à Berlin avec mes soeurs.

Le roi nous avoit ordonné d'aller tous les soirs à la comédie allemande, de quoi nous enragions de bon coeur. Les princesses du sang qui étoient toujours fort de mes amies, y venoient par complaisance pour moi et je m'entretenois avec elles sans prendre garde au spectacle, qui étoit plus pitoyable chose du monde. La Margrave Philippe m'invita plusieurs fois à souper. Je me divertissois fort bien auprès d'elle; nous y avions une petite coterie de gens d'esprit; qui rendoit nos soupers fort agréables. J'évitai de hanter tant qu'il m'étoit possible tous ceux que je connoissois propres à me chagriner, ce qui me fit passer mon temps assez paisiblement à Berlin.

Sastot, chambellan de la reine venoit souper chez moi. Quoiqu'il fût intime avec Grumkow, il étoit fort honnête homme et m'étoit fort attaché. Il n'avoit pas un grand génie, mais il avoit beaucoup de bon-sens. Je lui faisois part de tous mes chagrins et de la résolution que j'avois prise, de m'en retourner à Bareith, à quelque prix que ce fût, après la revue du régiment du prince héréditaire. Il me conta là-dessus que Grumkow l'avoit chargé de me dire, qu'il avoit reçu, il y avoit quelque temps, une lettre du prince héréditaire, qui lui avoit marqué avoir les mêmes intentions que moi et sembloit même vouloir se défaire de son régiment prussien; qui lui, Grumkow, en avoit fait la confidence au roi et lui avoit représenté combien nous étions mécontents de sa façon d'agir envers nous; que le roi avoit été fort surpris, et qu'après avoir rêvé quelque temps il lui avoit dit: je ne puis me résoudre à laisser partir ma fille et mon gendre, je lui donnerai vingt mille écus de pension après la revue, à condition qu'il reste à son régiment; et pour ma fille, elle restera auprès de sa mère et pourra l'aller voir de temps en temps; que Grumkow ne sachant point nos intentions, n'avoit rien voulu répondre là-dessus, mais qu'il me prioit de lui faire savoir ce qu'il devoit faire. Je chargeai Sastot d'un compliment très-obligeant pour ce ministre, et le fis prier instamment de faire ensorte que nous pussions partir; que ma santé étoit ruinée; que j'étois accablée de fatigues et de chagrins, et que je ne voulois pas vivre séparée du prince héréditaire; qu'il ne nous convenoit ni à l'un ni à l'autre d'aller nous ensevelir dans une garnison; que le Margrave baissoit à vue d'oeil et que notre présence étoit nécessaire à Bareith.

Sastot vint le lendemain m'apporter sa réponse. Il me faisoit assurer, qu'il emploiroit tous ses efforts pour nous faire partir, mais qu'il étoit nécessaire que le Margrave fît des démarches pour cela, et qu'il falloit commencer par prévenir le roi sur la maladie de ce prince. Il me fit dire aussi, que les états du pays de Clève avoient envoyé, il y avoit quelque temps, des députés au roi, pour le supplier de me nommer gouvernante de leur province, s'offrant de m'entretenir à leurs dépens et sans qu'il en coûtât une obole au roi; mais que ce prince les avoit renvoyés avec une forte mercuriale, et leur avoit défendu sous peine de punition de ne jamais revenir lui faire de pareilles propositions. Je fus très-fâchée du chagrin que ces bonnes gens s'étoient attiré pour l'amour de moi. Je n'avois pas eu la moindre idée de la démarche qu'ils avoient faite, sans quoi je l'aurois empêchée pouvant bien prévoir que le roi la refuseroit.

J'étois dans l'impatience de recevoir des nouvelles de Brunswick, et de savoir les particularités qui s'y passoient. Mon frère eut l'attention pour moi de m'en faire informer; il m'envoya Mr. de Kaiserling, son favori, dans ce temps là. Il me dit, que mon frère etoit fort content de son sort, qu'il avoit très-bien joué son personnage le jour de ses noces, qui avoient été célébrées le 12. de Juin, ayant affecté d'être d'une humeur épouvantable et ayant beaucoup grondé ses domestiques en présence du roi; que le roi l'en avoit plusieurs fois repris et avoit paru fort rêveur; que la reine étoit enthousiasmée de la cour de Brunswick, mais qu'elle ne pouvoit souffrir la princesse royale et qu'elle avoit traitée les deux duchesses comme des chiens; que la duchesse régnante avoit voulu s'en plaindre au roi et qu'on l'en avoit empêchée avec beaucoup de peine. Je reçus aussi le soir une lettre de main propre du roi; elle étoit des plus obligeantes. Ce prince m'ordonnoit de me rendre le jour suivant à Potsdam avec mes soeurs, et m'assuroit, que j'y reverrois bientôt le prince héréditaire. Ce dernier article me causa une joie sans égale, et je partis gaiement pour Potsdam.

Le roi y arriva avant la reine. Il me témoigna mille bontés. Il me dit, qu'il étoit charmé de sa belle-fille, que je devois lier amitié avec elle; qu'elle étoit une bonne enfant, mais qu'il falloit encore l'élever. Vous serez bien mal logée, continua-t-il, je ne puis vous donner que deux chambres; vous vous y accommoderez avec votre Margrave, votre soeur et toute votre suite. La reine qui arriva dans ces entrefaites, rompit la conversation. Elle me fit assez bon accueil et dit à ma soeur en l'embrassant: je vous félicite, ma chère Lottine, vous serez fort heureuse, vous aurez une cour magnifique et tous les plaisirs que vous pourrez souhaiter. Elle me conta ensuite, que mon frère ne pouvoit pas souffrir la princesse royale et que le mariage n'étoit point consommé; qu'elle étoit plus bête que jamais, malgré les soins que Mdme. Katch, sa grande gouvernante, se donnoit pour la morigéner. Elle vous plaira au premier coup-d'oeil, me dit-elle, car son visage est charmant, mais elle n'est pas supportable quand on la voit plus d'un moment. Elle se mit à rire ensuite de la belle ordonnance que le roi avoit faite pour nous loger, et nous demanda comment nous ferions? Ma soeur lui répondit, que le roi avoit beau ordonner, et qu'il étoit impossible que nous pussions nous accommoder ensemble. En effet je crois que jamais personne ne se seroit avisé de pareille chose. Les deux chambres qu'on nous destinoit n'avoient point de dégagement et l'une étoit un petit cabinet. Nous allâmes, ma soeur et moi, faire nos petits arrangemens; je lui laissai le cabinet pour elle et sa femme de chambre, et à force de paravens je fis tout un appartement de ma chambre; nous y étions dix personnes, compté le prince héréditaire et nos domestiques. Ma gouvernante qui se trouvoit depuis quelque temps fort incommodée, tomba tout d'un coup malade d'une inflammation à la gorge, accompagnée d'une grosse fièvre. Je fus fort alarmée de son mal d'autant plus que je n'avois personne autour de moi.

J'attendois le prince héréditaire le surlendemain, et la princesse royale; le duc, la duchesse de Brunswick et le duc et la duchesse de Bevern avec leur fils devoient arriver le 22. de Juin. La reine m'avoit fait un terrible portrait de celle de Brunswick. Cette princesse étoit mère de l'Impératrice et prétendoit en cette qualité des honneurs et des distinctions qu'elle n'étoit pas en droit d'exiger. Elle étoit d'une hauteur insupportable et avoit voulu prétendre le pas devant la princesse royale. La reine me dit, que si je prenois mes mesures d'avance, j'aurois beaucoup de tracasseries avec elle.

Je me trouvai fort embarrassée. Le roi vivoit comme un gentil-homme campagnard et ne vouloit pas qu'il y eût un ombre de cérémonie chez lui. Il traitoit mes soeurs comme filles de la maison et vouloit qu'elles en fissent les honneurs, ne pouvant souffrir les disputes de rang; elles cédoient à toutes les princesses étrangères qui venoient à Berlin. Je savois que c'étoit une corde fort difficile à toucher et qui pouvoit me causer beaucoup de chagrin, mais je savois aussi que si je perdois une fois mes prérogatives comme fille de roi, je ne les rattraperois jamais. Après bien des réflexions je me résolus de risquer le paquet et d'en parler au roi. La reine promit de m'appuyer de toutes ses forces.

Cette princesse avec mes frères et soeurs lui souhaitoient toujours le bon soir, et restoient auprès de lui jusqu'à ce qu'il se fût endormi. Je m'étois dispensée de cette étiquette depuis que j'étois mariée, mais comme le roi étoit ordinairement de bonne humeur le soir, je me proposai de prendre ce temps pour lui parler. Dès qu'il me vit il me dit: ah! venez-vous me voir aussi? Je lui dis, que je venois de recevoir une lettre du prince héréditaire, qui l'assuroit de ces respects et qu'il m'avoit chargée de m'informer de ses ordres, pour savoir s'il devoit se rendre à Potsdam ou à Berlin. Il me dit: je vais demain à Berlin, mandez-lui qu'il s'y trouve; je vous l'amènerai demain au soir. Je suis très-content de lui, ajouta-t-il, il a mis son régiment dans le plus bel ordre du monde, et je sais qu'il ne se donne de repos ni nuit ni jour pour le bien discipliner. Ce début me donna un peu de courage. Je tournai insensiblement la conversation sur les principautés de Brunswick, et je demandai enfin au roi comment je devois me comporter avec eux, puisque je ne voulois rien faire sans ses ordres, et que je savois que la duchesse de Brunswick me disputeroit la préséance. Le roi me répondit: cela seroit bien ridicule, elle n'en fera rien. Point du tout, dit la reine, elle l'a prétendue sur la princesse royale et je lui ai donné une bonne mercuriale de cette affaire-là. C'est une vieille folle, lui dit le roi, mais il faut pourtant la ménager, puisqu'elle est mère de l'Impératrice; et m'adressant la parole; vous n'irez point lui rendre visite, continua-t-il, avant qu'elle ne soit venue chez vous, et vous passerez par-tout devant elle; mais je ferai tirer tous les jours aux billets, pour qu'elle ne soit pas tout-à-fait indisposée. Je fus très-charmée de m'être tirée si heureusement de ce mauvais pas et me retirai.

J'eus enfin le plaisir de recevoir le jour suivant le prince héréditaire, ce qui fit disparoître tous mes chagrins. Il me conta que son oncle, le prince de Culmbach, arriveroit dans quelques jours. Le roi l'avoit invité à venir à Berlin, et je me réjouissois fort de le revoir, espérant qu'il nous aideroit à sortir d'esclavage par le crédit qu'il avoit sur l'esprit de mon frère.

Cependant toute la cour de Brunswick arriva le lendemain le 24. de Juin. Le roi accompagné de mon frère, du prince héréditaire et d'une grande suite de généraux et d'officiers alla au devant de la princesse royale à cheval. La reine, mes soeurs et moi nous la reçûmes sur le perron. Je ferai son portrait ici telle qu'elle étoit alors, car elle a bien changé depuis.

La princesse royale est grande; sa taille n'est point fine; elle avance le corps, ce qui lui donne très-mauvaise grâce; elle est d'une blancheur éblouissante et cette blancheur est relevée des couleurs les plus vives, ses yeux son d'un bleu pâle et ne promettent pas beaucoup d'esprit; sa bouche est petite; tous ses traits sont mignons sans être beaux, et tout l'ensemble de son visage est si charmant et si enfantin, qu'on croiroit que cette tête appartient à un enfant de douze ans; ses cheveux sont blonds et bouclés naturellement; mais toutes ses beautés sont défigurées par ses dents, qui sont noires et mal rangées; elle n'avoit ni manières ni la moindre petite façon; beaucoup de difficulté à parler et à se faire entendre, et l'on étoit obligé de deviner ce qu'elle vouloit dire, ce qui étoit fort embarrassant.

Le roi la conduisit, après qu'elle nous eût toutes saluées, dans l'appartement de la reine, et voyant qu'elle étoit fort échauffée et dépoudrée, il dit à mon frère de la conduire chez elle. Je l'y suivis. Mon frère lui dit en me présentant à elle: voilà une soeur que j'adore et à laquelle j'ai toutes les obligations imaginables; elle a eu la bonté de me promettre d'avoir soin de vous et de vous assister de ses bons conseils; je veux que vous la respectiez plus que le roi et la reine, et que vous ne fassiez pas la moindre démarche sans son avis, entendez-vous? J'embrassai la princesse royale et lui fis toutes les assurances possibles de mon attachement, mais elle resta comme une statue sans nous dire un mot. Ses gens n'étant pas encore arrivés, je la repoudrai moi-même et raccommodai un peu son ajustement, sans qu'elle m'en remerciât, ne répondant rien à toutes les caresses que je lui faisois. Mon frère s'en inquiéta à la fin et dit tout haut; peste soit de la bête! remerciez donc ma soeur. Elle me fit enfin une révérence sur le modèle de celle d'Agnès dans l'école des femmes. Je la reconduisis chez la reine, fort peu édifiée de son esprit.

J'y trouvai les deux duchesses. Celle de Brunswick pouvoit avoir 50 ans, mais elle étoit si bien conservée, qu'elle paroissoit n'en avoir que 40. Cette princesse a beaucoup d'esprit et de monde, mais il régne un certain air de coquetterie dans tout son maintien, qui dénote assez qu'elle n'a pas été une Lucrèce. Mr. de Stoeken étoit son amant dans ce temps-là. Il est mal aisé de comprendre comment une princesse de tant d'esprit avoit pu si mal placer ses inclinations, car je n'ai rien vu de plus maussade et de plus insupportable que ce Monsieur-là. Le duc, son époux, ne l'étoit pas moins; les plaisirs de Cythère lui avoient coûté cher, ce prince n'avoit point de nez. Mon frère pour badiner disoit, qu'il l'avoit perdu dans une bataille contre les François. Ce prince joignoit à plusieurs autres belles qualités celle d'être excellent mari. Il n'ignoroit pas la conduite de la duchesse son épouse, mais il la souffroit patiemment et avoit pour elle tous les égards et la tendresse imaginable. On dit qu'elle le maîtrisoit au point qu'il étoit obligé de lui faire des présens très-considérables toutes les fois qu'il venoit coucher avec elle. Sa fille, la duchesse de Bevern et moi nous fûmes charmées de nous revoir; j'étois intimement liée avec elle et son époux, comme on l'aura vu ci-dessus. Nous tirâmes aux billets et on se mit à une grande table de 40 couverts. Le roi nous régala de la musique des janissaires, composée de plus de 50 nègres. Leurs instrumens consistoient en de longues trompettes, de petites tymbales et des plaques d'un certain métal qu'ils frappoient l'une contre l'autre; tout cela ensemble faisoit un bruit épouvantable. Au sortir de table nous prîmes le café chez la reine, et le roi nous mena ensuite à la verrerie. La princesse royale ne me quittoit pas d'un pas, mais je n'avois pas pu réussir encore à la faire parler. Le roi nous fit à tous des présens. On retourna chez la reine, où on joua le soir.

Le lendemain, le 25. de Juin, nous allâmes tous à six heures du matin à la revue du régiment du roi. Nous retournâmes à midi en ville, où on se mit d'abord à table. Le roi partit l'après-dîner avec le prince héréditaire et mon frère pour se rendre à Berlin, et nous autres principautés femelles nous nous rendîmes à Charlottenbourg. La reine se mit en carosse avec les deux duchesses et le vieux duc de Brunswick; la princesse royale, ma soeur et moi nous fûmes placées dans le second carosse. La chaleur étoit excessive et la poussière nous incommodoit beaucoup. La princesse royale se trouva mal et ne fit que rendre pendant tout le chemin. Cela causa une grande joie à tout le monde hors à la reine, car on espéroit que ces maux de coeur provenoient d'une bonne cause.

Nous arrivâmes enfin à huit heures du soir à Charlottenbourg, où je fus charmée de trouver mes dames. La princesse royale alla se coucher et nous nous mîmes à table. Mr. de Eversmann qui avoit eu le soin de régler les logemens, eut la bonté de l'accommoder de façon que j'étois obligée de traverser la cour du château à pied pour aller chez la reine. Je fus fort piquée de cette espèce d'avanie, car on avoit logé toutes les dames des duchesses dans les premiers appartements et on m'avoit donné le plus simple de tous. La reine avoit été d'une humeur plus supportable envers moi depuis son retour de Brunswick, mais ses mauvaises façons recommencèrent; elle me dit mille piquanteries tant que dura le souper et me regarda du haut en bas.

Le jour suivant la duchesse de Brunswick vint me rendre sa première visite, en me faisant beaucoup d'excuses de ne me l'avoir pas faite plutôt. Nous allâmes toutes ensemble chez la reine. Cette princesse nous dit, qu'elle ne vouloit manger qu'une fois ce jour-là; qu'il falloit toutes nous retirer de bonne heure, pour pouvoir être en état d'être prêtes le jour suivant pour l'entrée de la princesse royale. Elle nous fit venir les violons et on dansa toute l'après-midi jusqu'à dix heures du soir. Je me flattois, mais inutilement, que le prince héréditaire viendroit nous surprendre, mais le roi n'avoit jamais voulu lui en accorder la permission. Il étoit resté à Berlin à s'ennuyer, et quoiqu'il eût l'habitude de souper, le roi n'avoit pas eu la considération de lui faire apprêter la moindre chose, et on lui avoit même refusé jusqu'au beurre et au fromage. Notre bal ne fut donc guère animé; j'en étois la spectatrice, ne pouvant danser à cause de mon extrême foiblesse. La reine congédia toutes les principautés à 9 heures, et entra dans sa chambre à coucher. Elle nous demanda, à ma soeur et à moi, si nous voulions souper? Je lui répondis, que je n'avois pas faim et que j'irois me coucher, si elle me le permettoit. Elle me regarda de travers sans me dire mot. Nous avions ordre d'être prêtes à 3 heures du matin, pour assister à la grande revue; nous devions toutes être parées de notre mieux, et il n'y avoit pas beaucoup de temps pour dormir. Je priai Mdme. de Kamken de me procurer mon congé, étant harassée de fatigue, mais elle me conseilla de rester, la reine voulant souper. Je restai donc et nous nous mîmes à table toutes les quatre. La reine ne fit que se déchaîner contre toute la maison de Brunswick et contre moi; il n'y eut point d'invectives qu'elle ne dît contre la princesse royale et contre sa mère; ma soeur faisoit son écho et n'épargnoit pas même le prince Charles. Ce beau repas dura jusqu'à minuit; la fin couronna l'oeuvre. Nous sommes toutes des étourdies! s'écria la reine tout d'un coup, en jetant les yeux sur moi; nous parlons ici trop librement devant des gens suspects, et toute la clique sera informée dès demain de notre conversation; je connois les espions qui sont autour de moi et qui font amitié avec mes ennemies, mais je saurai les faire rentrer dans leur devoir. Bon soir! Madame, continua-t-elle en m'adressant la parole, ne manquez pas d'être prête à 3 heures, car je ne suis pas d'humeur à vous attendre. Je me retirai sans dire mot. J'étois outrée de tout ce que j'avois entendu, et je comprenois fort bien que ces gens suspects et ces espions n'étoient que ma petite personne.

Je me retirai dans ma chambre, où je trouvai ma bonne gouvernante qui commençoit à se rétablir avec sa nièce, la Marwitz. Je leur fis part de l'agréable soirée que je venois de passer. Je pleurois à chaudes larmes; je voulus faire la malade et rester dans ma chambre, mais elles trouvèrent moyen de me tranquilliser et de m'en empêcher. Il étoit si tard, que je n'eusse que le temps de m'habiller et j'arrivai avant 3 heures toute parée dans l'appartement de la reine. On peut bien juger que j'y avois l'entrée libre, elle me fut pourtant refusée cette fois; la Ramen avec son air de suffisance m'arrêta à la porte de la chambre. Eh mon Dieu! Madame, me dit-elle, c'est vous? quoi, déjà toute prête? Ja reine ne fait que s'éveiller et elle m'a ordonné de ne laisser entrer personne; je vous avertirai quand il sera temps de venir. J'allai en attendant me promener dans la galerie avec mes dames. Les deux duchesses s'y rendirent un moment après. Celle de Bevern me regardant tendrement me dit: vous avez du chagrin, vous avez sûrement pleuré. Cela est vrai, lui dis-je, et j'espère qu'on sera bientôt content, et que la mort me délivrera de mes peines, car je ne puis quasi me traîner et je sens que mes forces diminuent journellement. Vous avez de l'ascendant sur Sekendorff et vous en avez sur le roi, tirez-moi d'ici, pour l'amour de Dieu! et faites ensorte qu'on me laisse mourir en paix à Bareith. Je ferai tout mon possible pour vous contenter, Madame, me répondit ma bonne duchesse; quoique vous ne vous expliquiez pas avec moi, je sais tout ce qui s'est passé hier au soir, et je veux bien vous nommer mon auteur, c'est la princesse Charlotte. Je fus frappée de ce qu'elle me disoit. Vous êtes surprise, continua-t-elle, mais je ne le suis pas; j'aurai une belle-fille qui nous donnera du fil à retordre, mon fils la connoît aussi bien que moi, mais il saura la ranger. La reine nous interrompit; elle entra dans la chambre, accompagnée de ma soeur et de la princesse royale, auxquelles elle n'avoit pas fait refuser sa porte comme à moi. Après avoir salué les duchesses, elle me dit en me regardant du haut en bas: vous avez dormi long-temps, Madame, je crois que vous pourriez bien être éveillée quand je le suis. Je suis depuis 3 heures ici, lui dis-je, la Ramen le sait et n'a pas voulu me laisser entrer. Elle a fort bien fait, dit-elle, vous êtes mieux à votre place avec les duchesses qu'avec moi. En même temps elle se mit dans une espèce de petit char avec la princesse royale. Je montai dans un carosse de parade avec ma soeur, les deux duchesses dans un autre et tous les princes et Mrs. de la cour montèrent à cheval.

Nous fûmes une bonne heure en chemin pour arriver au rendez-vous. Il faisoit une chaleur excessive. On avoit fait tendre une douzaine de tentes de simple toile, qui pouvoient contenir cinq personnes chacune. Ces tentes étoient destinées pour la reine, les princesses et toutes les dames de la ville et de la cour. Plus de 80 carosses, remplis de dames, se mirent à notre suite. Tous les équipages étoient magnifiques et tout le monde s'étoit réuni pour briller ce jour-là. Nous passâmes toutes dans cet ordre devant les troupes, au nombre de 22,000 hommes, qui étoient rangés en bataille. Le roi étoit à l'entrée de la tente préparée pour la reine. Il nous y fourra toutes de façon qu'il y avoit toujours quatre de nous qui étoient debout, pendant que les autres étoient couchées à terre ou assises. Le soleil nous dardoit à travers cette fine toile et nous succombions sous la pesanteur de nos habits. Ajoutez à cela qu'il n'y avoit pas le moindre rafraîchissement. Je me couchai à terre au fond de la tente; les autres qui étoient toutes devant moi me garantissant un peu du soleil. Je restai dans cette attitude depuis 5 heures du matin jusqu'à 3 heures de l'après-midi, où nous nous remîmes toutes en carosse. Nous allions pas à pas, de façon que nous ne débarquâmes qu'à 5 heures du soir au château, sans avoir pu prendre une goutte d'eau.

Nous nous mîmes tout de suite à table avec tous les princes. Le roi vint à la fin du repas. Il étoit de fort bonne humeur et un peu gris, ayant traité tous les généraux et colonels de l'armée. Nous nous levâmes de table à 9 heures, et après avoir pris le café, nous nous mîmes en carosse dans le même ordre qu'à l'entrée et allâmes conduire la princesse à son palais. Nous y restâmes jusqu'à 11 heures, après quoi chacun se retira.

Nous eûmes toutes ordre de la reine d'être habillées à 8 heures du matin, devant aller avec le roi à la dédicace de l'église St. Pierre. Je ne pus être de cette partie, ayant été malade à mourir toute la nuit, et me trouvant encore si mal le matin, que je ne pouvois me remuer. J'envoyai faire mes excuses à la reine. Elle m'envoya la Ramen pour me dire, que je devois sortir à quelque prix que ce fût; que j'étois toujours malade imaginaire et qu'elle n'acceptoit point d'excuses. Je dis à cette femme, qu'elle pouvoit assurer la reine que j'étois réellement malade et hors d'état de quitter le lit; que je ferois faire mes excuses au roi, et que j'étois persuadée qu'il ne trouveroit point mauvais que je restasse dans ma chambre. J'envoyai pourtant la Grumkow chez la reine. Cette fille étoit hardie et avoit la langue bien pendue. La reine avoit des égards pour elle à cause de son oncle. Je lui fis la leçon. Dès que la reine la vit elle lui dit bon jour! Grumkow, eh bien! ma fille a ses caprices aujourd'hui; elle ne veut pas sortir et se donner des airs de rester dans sa chambre et de prendre ses aises, pendant que moi, qui suis plus qu'elle, suis obligée de me fatiguer. Madame (c'est la Grumkow qui parle), Votre Majesté lui fait tort; Son Altesse royale est déjà incommodée depuis long-temps, sa santé est fort dérangée, elle n'est pas en état de supporter les fatigues, elle a été fort mal cette nuit et je ne sais si elle sera en état de faire demain sa cour à Votre Majesté. Demain, dit la reine, demain! je crois que vous rêvez; il faut savoir se contraindre dans ce monde, il faut qu'elle sorte, et dites-lui de ma part que je le lui ordonne. Ma foi! Madame, dit la Grumkow, je n'en ferai rien; Mdme. la Margrave fera fort bien de retourner le plus tôt qu'elle pourra à Bareith, où elle pourra prendre ses aises et ses commodités, et où elle ne sera pas traitée comme ici. La reine fut un peu décontenancée de cette réponse hardie, à laquelle elle ne répondit rien. J'avois fait faire mes excuses au roi. Il envoya d'abord demander de mes nouvelles et me fit dire, que je devois ménager ma santé et faire ensorte que je ne fusse pas malade aux noces de ma soeur. En se mettant à table, il s'informa encore de moi auprès du prince héréditaire. Tout le monde lui dit que j'étois dans une très-mauvaise peau. La duchesse de Bevern appuya fort là-dessus et lui dit, que si je ne me servois d'une cure, je courois risque de voyager bientôt à l'autre monde. Il en parut touché, mais la reine crevoit de dépit de voir que tout le monde lui donnoit le tort. Je sortis le jour suivant. La reine ne me dit rien, mais elle boudoit avec moi. Le soir il y eut comédie allemande.

Le prince de Culmbach, qui m'avoit rendu visite dès mon arrivée à Berlin, étoit fort mécontent de la réception que le roi lui avoit faite. J'avois fait ce que j'avois pu pour l'appaiser. Le roi l'avoit invité à venir à Berlin, et il s'étoit attendu à y être bien reçu. Je lui promis de faire tous mes efforts pour lui procurer plus d'agrémens, mais je comptois sans mon hôte. On continuoit de tirer le midi et à soir aux billets; tous les princes et les princesses, tant du sang qu'étrangers se rendoient le matin chez la reine, et dînoient avec le roi sans y être invités. Le prince de Culmbach s'y trouva le jour suivant comme les autres. Mr. de Schlippenbach qui faisoit les fonctions de grand-Maréchal, vint lui dire d'un air fort piteux, qu'il étoit au désespoir de se voir obligé de l'informer que le roi lui avoit défendu de l'inviter à table et de ne lui point donner de billet; qu'il aimoit mieux l'en avertir d'avance, afin qu'il pût prendre ses mesures là-dessus. Le prince de Culmbach outré de colère de l'affront qu'on lui faisoit, vint s'en plaindre à ma gouvernante, qui vint aussitôt me le dire. Je fus au désespoir de tout cela; outre l'estime que j'avois pour le prince de Culmbach, l'avanie qu'on lui faisoit retomboit sur nous. Il n'étoit pourtant pas temps de faire des plaintes et des représentations, le pauvre prince fut donc obligé de se retirer sans manger. Il s'assît dans mon antichambre, où je le trouvai. Il étoit piqué au vif; le prince héréditaire l'étoit aussi; ils vouloient partir sur-le-champ l'un et l'autre, et j'eus bien de la peine à les appaiser. Je promis au prince de Culmbach de lui faire avoir satisfaction. Le général Marwitz étoit à Berlin. Je l'envoyai chercher et le chargeai de raccommoder cette affaire. Il en parla si fortement au roi, qu'il fit faire le lendemain des excuses au prince de Culmbach sur ce qu'il étoit arrivé un mal-entendu.

Tout l'amusement qu'on donnoit à toutes ces principautés étrangères étoit la comédie allemande, où tout le monde s'endormoit d'ennui. La duchesse de Bevern, le prince héréditaire, le prince Charles et moi, nous nous y placions toujours de façon, que le roi ni la reine ne pouvoient nous voir, et nous causions ensemble. J'allois toujours à ce chien de spectacle avec la duchesse de Brunswick. Elle ne vouloit point se mettre en carosse avec la reine, ne voulant pas céder le pas à la princesse royale. Elle affectoit tous les jours de prendre les devans, pour entrer en carosse avant moi et se mettre à la droite. Je ne suis ni hautaine ni tracassière, mais je veux que chacun me rende ce qui m'est dû, et lorsque je vois qu'on y manque, je sais me mettre sur mon quant à moi aussi bien qu'un autre. J'avois eu la patience de ne faire semblant de rien les premier jours, mais je la perdis à la fin et je pris si bien mon temps, que je passai la première et me mis à la droite. De ma vie je n'ai vu une femme dans une pareille fureur. Elle devint cramoisie et elle eut besoin de toute sa raison pour ne pas m'arracher les yeux; elle étoit toute bouffie de colère. Enfin après avoir ravalé plusieurs fois quelque impertinence qu'elle vouloit me dire, je ne suis point sur mon rang, me dit-elle, c'est le moindre de mes soucis. Ni moi non plus, Madame, lui dis-je et je trouve en effet qu'il n'y a rien de plus ridicule que de vouloir s'attribuer des prérogatives qui ne nous appartiennent pas, et encore plus ridicule de ne pas maintenir celles qu'on a. En disant cela je portai la main à ma coëffure, car je craignois fort qu'elle ne la fit voler; mais heureusement le carosse arrêta et elle en sortit en grognant entre ses dents.

Je contai cette scène en arrivant à la reine. Elle oublia sa bouderie, tant cette conversation la divertit; elle approuva fort mon procédé et me promit de la faire bien enrager le soir. Cette princesse étoit détestée de tout le monde par sa hauteur. De peur que les dames qui alloient chez elle ne s'assissent dans sa chambre, elle en avoit fait ôter tous les sièges, ce qui ne se faisoit jamais chez la reine, où il étoit permis à chacun de s'asseoir dans la première antichambre. Les dames de la cour et de la ville en furent si choquées, qu'elles ne voulurent plus remettre le pied chez elle. Elle se donna encore un nouveau ridicule dans une aventure qui arriva quelques jours après.

Nous étions tous à la comédie. Ce spectacle se donnoit dans un endroit où avoit été autrefois le manège. Il n'y avoit que deux issues; celle par laquelle nous y venions étoit par l'écurie, qu'il falloit traverser et d'où on entroit dans un petit corridor si étroit, qu'à peine une personne pouvoit y passer. Le roi se plaçoit à côté de la porte, de façon que nous passions tous en revue devant lui. Je me mettois toujours à l'autre bout du banc avec ma petite coterie que j'ai déjà nommée. A peine la pièce eut-elle commencé, qu'il s'éleva un orage épouvantable. Les éclairs donnoient de toutes parts et il sembloit que le théâtre fut en feu; un coup de tonnerre qui fit un bruit affreux, succéda à ces éclairs. Il n'y eut personne qui ne fit le plongeon, croyant que la foudre avoit donné au milieu du théâtre. Un moment après nous entendîmes des cris terribles, et on vint avertir le roi que la foudre étoit tombée dans l'écurie. Ce prince étant près de la porte, sortit aussitôt avec la reine et la princesse royale. Mais à peine furent-ils dehors; que chacun se précipita dans ce corridor, de façon que mes soeurs, la duchesse de Bevern, le prince héréditaire, le prince Charles et moi ne pûmes sortir. La vieille duchesse de Brunswick faisoit tous ses efforts pour se sauver, mais inutilement. Nous attendîmes long-temps, dans l'espérance que la foule se dissiperoit, mais commençant à craindre pour notre vie nous résolûmes de faire un généreux effort pour passer. Le prince héréditaire et Charles nous frayèrent le chemin à grands coups de poing. Il pleuvoit si fort que l'eau tomboit du ciel comme une déluge. Je montai en carosse avec mes trois soeurs et la duchesse de Bevern. Celle de Brunswick, par les soins des deux princes et de son cher Mr. Stoeken s'étoit dépétrée de la foule et nous suivoit; elle se mit en carosse avec le duc, son époux. Les deux princes voulurent s'y mettre, mais elle eut l'effronterie de leur dire, qu'ils étoient encore de jeunes gens, que la pluie ne leur feroit aucun mal et qu'il falloit que Mr. Stoeken fût dans son carosse. Les deux princes ne lui pardonnèrent pas ce tour-là, et firent des railleries piquantes sur son compte, qui donnèrent à rire au public: car quoique le prince Charles fût son petit-fils, il ne la ménagea pas moins que le prince héréditaire.

J'ai déjà dit que le roi se trouvoit incommodé depuis quelque temps, et que les médecins prenoient son mal pour une goutte remontée. Les inquiétudes où nous étions pour lui se dissipèrent; il prit ce jour-là la goutte à la main droite. Il souffroit beaucoup, mais on étoit bien aise que son mal se fût dissipé par-là.

Le jour suivant, le 2. de Juillet, fixé pour les noces de ma soeur, nous nous rendîmes toutes dans l'appartement du roi, où ma soeur fit sa renonciation. Nous allâmes ensuite dîner chez la reine. Le roi s'étoit couché; il nous fit appeler après le dîner, la reine, ma soeur et moi. Nous prîmes des sièges et nous nous rangeâmes autour de son lit. Ma soeur avoit l'air triste; la reine avoit eu le jour précédent une longue conversation avec elle et lui avoit confié le mortel chagrin, dans lequel elle se trouvoit, de voir toutes ses espérances ruinées. Ma chère Charlotte, lui avoit-elle dit, le coeur me saigne, quand je pense que vous allez être sacrifiée demain; j'ai caché mon secret à tout le monde mais j'avois fait jouer tant de ressorts, que je me flattois encore qu'on feroit quelques démarches en Angleterre pour rompre votre mariage. Je suis dans un chagrin mortel, mes ennemis triomphent par-tout de moi, et vous allez épouser un gueux qui n'a pas le sens commun. Cette conversation me fut rapportée par mes soeurs cadettes. Ces grandes vues d'ambition que la reine avoit mises en tête à ma soeur, lui donnoient cet air triste dont je viens de parler. Le roi qui savoit tout ce qui se passoit dans la chambre de la reine par la Ramen qui étoit son espion, jugea bien de quoi il étoit question. Qu'avez-vous, ma chère Lotte? lui dit-il, êtes-vous fâchée de vous marier? Il est bien naturel, lui repartit-elle, d'être un peu pensive un jour de noce; l'engagement que je vais prendre est pour toute ma vie, et il est tout simple que je fasse des réflexions là-dessus. Le roi se mit à rire malicieusement: des réflexions! dit-il; c'est Mdme. votre mère qui vous en fait faire, et qui travaille toujours au malheur de ses enfans par des chimères qu'elle leur met dans l'esprit; consolez-vous, vous ne seriez jamais allée en Angleterre, on ne vous y a jamais souhaitée et on n'a pas fait la moindre démarche pour cela; j'aurois été charmé de vous y établir, mais ils ne veulent point de paix avec moi et me chagrinent tant qu'ils peuvent. Pour vous, me dit-il, je vous avoue que je suis cause que votre mariage s'est rompu; je m'en repens tous les jours, mais ce sont ces diables de ministres qui m'ont trompé. Je vous demande pardon, je vous ai causé bien du chagrin, mais ce sont de méchantes gens qui m'ont porté à cela; si j'en avois agi en homme d'esprit, j'aurois congédié Grumkow dans le temps que Hotham étoit ici, mais j'étois ensorcelé alors, et je suis plus à plaindre qu'à condamner. Je lui répondis, qu'il n'avoit aucun reproche à se faire là-dessus; que j'etois très-contente de mon sort, ayant un époux qui m'aimoit et que j'aimois passionnément, et que Dieu pourvoiroit au reste. Ma réponse lui plut; il m'embrassa; vous êtes une honnête femme, me dit-il, et Dieu vous bénira. Nous nous retirâmes ensuite pour aller nous habiller. La reine m'ordonna de me trouver à 8 heures aux grands appartemens du château.

J'y trouvai tout le monde assemblé. On me mena dans une chambre destinée pour les principautés. La princesse royale y étoit avec mes deux soeurs cadettes, les princesses du sang et les deux duchesses. La reine y vint un moment après, accompagnée de la mariée. Le prince Charles lui donna la main et la conduisit à la salle où se devoit donner la bénédiction. Nous suivîmes toutes selon notre rang, conduite chacune par un prince. Le roi étoit assis vis-à-vis de la table nuptiale. Toute la cérémonie des noces fut pareille à la mienne à cela près, que la reine déshabilla toute seule ma soeur et ne voulut pas souffrir qu'un autre lui mit une épingle. Tout fut fini à deux heures après minuit.

Mon jour de naissance étant le lendemain, tous les princes et princesses vinrent me rendre visite le matin. Ils se firent tous un plaisir de m'apporter des présens; j'en reçus des paniers remplis de tout le monde, hors de la reine. Nous allâmes toutes ensemble chez ma soeur, et de-là je me rendis chez le roi. Ce prince étoit au lit, fort incommodé de la goutte. Dès qu'il me vit il m'appela et me félicita, me souhaitant beaucoup de bonheur; et se tournant vers la reine, il la chargea de chercher un présent pour moi. Laissez-le lui choisir à elle même, lui dit-il, je le payerai, et il faut que vous lui en donniez aussi un. L'après-midi la reine fit venir quelques marchands bijoutiers, et me dit de choisir ce qui me plairoit le plus. Il y avoit une petite montre de jaspe garnie de brillans, dont le marchand demandoit 400 écus, mon choix tomba sur cette montre. La reine la considéra pendant quelque temps, puis me regardant d'un oeil de mépris: vous vous imaginez, dit-elle, Madame, que le roi vous fera un présent si considérable; vous n'avez pas le pain et vous voulez des montres? un présent beaucoup moindre pourra vous contenter. En même temps elle renvoya toute la boutique, ne retenant qu'une petite bague de dix écus, qu'elle me donna, et elle dit ensuite au roi, que tout ce qu'elle avoit vu étoit si cher, qu'elle n'avoit rien voulu choisir. Son procédé me mortifia plus que la perte de mon présent, mais je m'étois armée de patience, et l'espoir de me retrouver bientôt à Bareith m'aidoit à supporter toutes ces avanies.

Le jour suivant il y eut bal. Comme il y avoit un monde infini, on dansa dans quatre endroits différens et on divisa le bal en quadrille. Ma soeur de Brunswick menoit le première; la reine, la princesse royale, mes soeurs et moi en étions; la Margrave Philippe menoit la seconde; la princesse de Zerbst la troisième et Mdme. de Brand la quatrième. Le bal commença à 4 heures de l'après-midi. Tous les cierges, car je ne puis les appeler bougies, étoient allumés et il faisoit une chaleur à mourir. Il y eut deux bals de cette espèce, où tout le monde crevoit de fatigue et de chaleur.

J'étois sur les dents; mon mal augmentoit à vue d'oeil et ma foiblesse étoit si grande, que je ne pouvois quasi marcher. Le prince héréditaire étoit dans des inquiétudes mortelles de me voir dépérir comme cela, et sur-tout d'être obligé de me quitter. Il partit le 9. de Juillet, pour se rendre à son régiment, dont la revue étoit fixée au 5. d'Août. Comme il faisoit le plus beau temps du monde, je fis partie avec la princesse royale d'aller nous promener sur le vourst. C'est une espèce de voiture découverte, où 12 personnes peuvent être placées, ce qui est fort joli, puisque l'on peut jouir en même temps du plaisir de la promenade et de la conversation. J'allois souper chez la princesse royale en petite coterie, et nous passâmes la soirée très-agréablement.

Le lendemain il y eut grande promenade. Nous étions toutes en phaëton, parées de notre mieux; toute la noblesse suivoit en carosse; on en compta 85. Le roi dans une berline menoit le branle; il avoit ordonné d'avance tout le tour que nous devions faire; il s'endormit. Il vint une pluie et un orage épouvantable; malgré cela nous nous promenions toujours pas à pas. On peut bien s'imaginer comme nous fumes accommodées; nous étions mouillées comme des canes; les cheveux nous pendoient autour de la tête et nos habits et coiffures étaient abymées. Nous débarquâmes enfin après 3 heures de pluie à Mon-bijou, où il devoit y avoir une grande illumination et bal. Je n'ai rien vu de si comique que toutes ces dames, faites comme des Xantippes et dont les habits leur colloient sur le corps. Nous ne pûmes pas même nous faire sécher et il fallut rester tout le soir avec nos habits mouillés. Tous les jours suivans il y eut comédie.

Ma santé et mes forces diminuant journellement, et Mr. Stahl, premier médecin du roi, dont j'ai déjà fait mention, me négligeant totalement, je m'adressai à celui du duc de Brunswick et le consultai sur mon état. Après en avoir examiné toutes les circonstances, il conclut, que j'avois une fièvre lente et un commencement de squirre à l'estomac. Il me dit, que si je ne me soumettois à temps à une cure, je courois risque de mourir avant qu'il y eût un an. Je le priai de mettre son sentiment sur mon mal par écrit, ce qu'il fit. Mon frère ayant été informé de cette consultation et de la conclusion du médecin, en fut alarmé et fit venir son chirurgien-major, homme fort habile. Il fut du même avis que le médecin. Ils vouloient l'un et l'autre me faire une cure, mais je ne voulus point, sachant d'avance qu'elle ne me feroit aucun bien, ne pouvant me ménager et ayant l'esprit trop abattu.

J'avois écrit à Bareith, pour faire ensorte que le Margrave nous tirât de Berlin. Sa lettre, que j'attendois avec tant d'impatience, arriva enfin. Elle étoit tournée de façon que je pus la montrer au roi. Ce prince en avoit reçu une pareille à la mienne, et je me flattois que je ne trouverois aucune difficulté à partir. Lorsque j'entrai le matin chez la reine, j'y trouvai le roi et la duchesse de Bevern. J'ai reçu, me dit-il, une lettre de votre beau-père, qui veut vous ravoir auprès de lui; il veut vous augmenter vos revenus de 8000 écus, afin que vous puissiez tenir votre ménage à part à Erlangue, mais je crois que cela ne sera pas nécessaire, puisque je compte que vous resterez ici; que voulez-vous que je lui réponde là-dessus? Je lui dis, que je serois charmée de pouvoir rester à Berlin auprès de lui, mais que la santé du Margrave s'affoiblissant, je croyois qu'il vaudroit mieux que nous retournassions à Bareith et que le prince héréditaire apprît à connoître son pays. Le roi fronça les sourcils: voulez vous donc avoir votre ménage à part? continua-t-il. Cela est impossible, répliquai-je, avec 8000 écus; s'il vouloit en donner une fois autant, cela se pourroit. Si je puis l'obtenir, repartit le roi, je vous laisserai aller, mais s'il fait de difficultés, vous resterez ici. La duchesse de Bevern prit alors la parole et lui dit, que j'étois en très-mauvais état et que j'avois besoin de ménager fort ma santé, ce que je pourrois mieux faire à Bareith qu'à Berlin. Elle lui fit le détail de mon mal, concluant que le médecin m'avoit prescrit de prendre les eaux. Elle les prendra à Charlottenbourg, dit le roi; si elle veut je lui tiendrai sa table et elle y sera mieux qu'à Bareith. La duchesse ni moi nous n'osâmes rien répliquer à cela, et je fus au désespoir de voir que je n'étois pas si près de sortir de Berlin, que je me l'étois figuré.

Les ducs et les duchesses partirent le jour suivant. Ma soeur les suivit le 17. de Juillet. Le congé que je pris d'elle ne fut guère touchant; la reine en revanche fut fort triste de son départ. Cette princesse a le coeur bon, mais ses soupçons, sa jalousie et ses intrigues étoient cause des fautes qu'elle commettoit.

Ma soeur ne fut pas plutôt partie, qu'elle devint plus traitable avec moi. Je tâchois par toutes sortes de moyens de regagner son amitié; et du moins si je ne réussis pas, je gagnai sur elle qu'elle en agissoit mieux avec moi que par le passé. J'avois informé le Margrave de la conversation que j'avois eue avec le roi, touchant mon départ, et je l'avois fort prié de rester ferme sur notre retour, sans quoi il ne l'obtiendroit point.

Le roi étoit parti pour la Poméranie le même jour du départ de ma soeur. Il fut enthousiasmé du régiment du prince héréditaire; rien n'étoit plus beau, plus en ordre et mieux discipliné. Il le ramena avec lui à Berlin le 8. d'Août. Je pressai fort mon frère de nous faire obtenir notre congé. Il conclut avec Sekendorff et Grumkow d'en parler au roi le lendemain, mon frère devant traiter le roi ce jour-là. Le bonheur voulut que je reçusse le matin une lettre du Margrave, dans laquelle il m'en adressoit une pour le roi. Je la présentai à ce prince au sortir de table. Il étoit de bonne humeur et avoit une petite pointe de vin. Tout son visage se changea pourtant en lisant cette lettre. Il garda quelques momens le silence, et le rompant enfin: votre beau-père ne sait ce qu'il veut; vous êtes mieux ici que chez lui; il faut que mon gendre s'applique au militaire et à l'économie, cela lui est beaucoup plus utile que de planter des choux à Bareith. Grumkow et Sekendorff lui représentèrent alors, que s'il refusoit de nous laisser aller, il nous brouilleroit avec le Margrave; que tout cassé qu'il étoit il pourroit lui prendre envie de se remarier, ce qui nous seroit fort préjudiciable; enfin tout le monde se joignit à eux. Le roi me regardant me demanda, ce que j'en pensois? Je lui répondis, que ces Mrs. avoient raison et que le roi nous feroit une grâce de nous laisser partir. Eh bien! partez donc, dit-il, mais vous n'êtes pas si pressés, vous pouvez attendre jusqu'au 23. d'Août. Jamais joie n'égala la mienne d'avoir obtenu mon congé.

Je passai fort tranquillement les quinze jours, que je restai encore à Berlin. La reine me regrettoit, ayant commencé à se raccoutumer à moi. J'eus même une grande explication avec elle. Elle me dit, que Grumkow avoit été cause de son mauvais procédé envers moi, et qu'il lui avoit dit, que ma seule timidité avoit été cause de la rupture avec l'Angleterre; que l'empressement du roi à me faire épouser le prince héréditaire n'avoit été que simagrée, et que si j'avois eu plus de fermeté dans le temps qu'il m'envoya ces Mrs., cela ne seroit jamais arrivé; que je devois juger si elle avoit des sujets de plaintes contre moi. Je lui démontrai clairement la fourberie de Grumkow.

Le roi vint me dire adieu le jour de mon départ, mais d'une façon fort froide. Ce fut la dernière fois que je vis ce cher père, dont la mémoire me sera à jamais en vénération. Le congé que je pris de mon frère fut des plus touchans. La reine fondoit en larmes lorsque je me séparai d'elle, et je partis toute en pleurs.

Je dînai à Sarmund; après un léger repas je me remis en voiture. Le cocher eut encore la bonté de nous verser à bas d'une chaussée. Le carosse fit deux fois la culbute et tomba sur l'impériale. Comme je ne m'y étois pas attendue, je m'écorchai tout le visage et me fit plusieurs contusions à la tête. Cela ne m'empêcha pas de continuer mon voyage.

J'arrivai le jour suivant à Halle, où je fus reçue en cérémonie. On m'envoya d'abord une députation de l'université, qui me harangua sur mon heureuse arrivée; et Mr. de Vachhotlz, qui commandoit à Halle dans l'absence du prince d'Anhalt, me donna une garde et vint me demander la parole. Je trouvai en cette ville la duchesse de Ratziville, soeur de la Margrave Philippe, qui étoit venue exprès de Dessau pour me voir. Je la connoissois très-particulièrement; elle avoit beaucoup d'esprit et d'acquis, ce qui rendoit sa société très-agréable.

Je partis le lendemain de Halle et j'arrivai le 30. d'Août à Hoff. Mr. de Voit, qui vint me joindre à Schleitz, m'avertit que le Margrave y étoit et qu'il témoignoit beaucoup de joie et d'impatience de nous revoir. Il vint au devant de nous avec un cortège de 30 carosses à quelques portées de fusil de la ville. Je fis arrêter ma voiture et je descendis de carosse, voyant qu'il en faisoit de même. Il me reçut le plus obligeamment du monde et caressa fort le prince héréditaire. Nous nous remîmes tous dans mon carosse, où il prit place. Il me dit, qu'il me trouvoit prodigieusement changée et maigrie, mais qu'il espéroit que ma santé se rétabliroit bientôt, ayant fait l'acquisition d'un très-habile médecin.

Nous nous arrêtâmes un jour à Hoff et j'arrivai le 2. de Septembre à Bareith. J'y trouvai Mlle. de Sonsfeld, qui fut charmée de me revoir et qui me présenta ma petite fille, que je n'aurois sûrement pas reconnue. On lui avoit appris nombre de singeries, et je puis dire que c'étoit le plus bel enfant qu'on pût voir.

Dès le lendemain je reçus la visite de ce fameux médecin, qu'on m'avoit tant prôné. Je lui montrai le sentiment de ceux que j'avois consultés à Berlin et qu'ils m'avoient donné par écrit. Il me dit, qu'il n'étoit pas de leur avis, que mon mal provenoit d'un estomac gâté et d'un sang corrompu, et qu'il commenceroit par me faire saigner, qu'ensuite il me feroit boire tous les matins des bouillons avec de l'orge et qu'il étoit persuadé que je me trouverois bientôt mieux. Il débuta par me faire tirer le jour suivant 10 onces de sang, ce qui augmenta si fort ma foiblesse, que je fus obligée de garder quelques jours la chambre. La Marwitz lisoit devant moi les après-midis et le Margrave venoit me voir le soir. Ce prince avoit toutes sortes d'attentions pour moi; mais j'en avois l'obligation à Mlle. de Sonsfeld, qui s'étoit acquis un tel ascendant sur son esprit, qu'elle en disposoit entièrement. Pour comble de bonheur il alla à Himmelcron et me laissa à Bareith. Il vint me dire en prenant congé de moi, qu'il s'en alloit exprès pour me laisser le temps de rétablir ma santé; qu'il savoit bien que je me contraignois à sortir et à m'habiller quand il y étoit, et que cela m'incommodoit; qu'il me prioit de me divertir tant que je pourrois jusqu'à son retour. Je fus charmée de toutes ces attentions, et j'étois bien résolue de me ménager, de façon que je pusse conserver toujours cette bonne harmonie. Ma soeur d'Anspac vint aussi me rendre visite pour quelques jours, et je commençois à goûter quelque tranquillité, lorsqu'un nouvel incident me replongea dans de nouvelles inquiétudes. Mais il faut que je reprenne ces événemens de plus haut.

J'ai déjà parlé de la mort inopinée d'Auguste, roi de Pologne. Après le trépas de ce prince il s'étoit formé deux partis dans cette république, dont l'un, porté pour l'électeur de Saxe, étoit appuyé par l'Empereur et la Russie, l'autre, porté pour Stanislas, étoit soutenu par la France. La politique de l'Empereur toujours opposée à celle de cette monarchie, celle du roi de Prusse qui ne se soucioit point d'avoir un voisin protégé par une aussi grande puissance, et celle de Russie toujours alliée de l'Empereur et des électeurs de Saxe, s'opposoient ouvertement à une pareille élection. Cependant malgré tous leurs efforts la fraction françoise prédomina et élut Stanislas Leczinski pour roi de Pologne. La Russie, très-choquée de cette élection, fit marcher des troupes en Pologne et commença ses exploits militaires par le siège de Dantzick. Tout se préparoit à une rupture entre la France et l'Empereur. Ce dernier commençoit à faire défiler des troupes en Italie et du côté du Rhin. Par le traité secret que le roi avoit fait avec l'Empereur, il devoit lui fournir 10,000 hommes. On me manda de Berlin, que le roi se préparoit à faire la campagne lui-même, et qu'il comptait fort que le prince héréditaire la feroit avec lui.

C'étoit-là le sujet de mes inquiétudes. J'étois si accoutumée à en avoir, que je m'alarmois de tout. J'étois plongée dans une noire mélancolie. Tous les chagrins que j'avois eus à Berlin m'avoient si fort abattu l'esprit, que j'eus bien de la peine à reprendre mon humeur enjouée. Ma santé étoit toujours la même et tout le monde me croyoit étique. Je m'attendois bien moi-même à ne pas réchapper de cette maladie et j'attendois la mort avec fermeté. La seule récréation que j'eusse étoit l'étude. Je m'occupois tout le jour à lire et à écrire, je raisonnois avec la Marwitz et tâchois de lui apprendre à penser juste et à faire des reflexions. J'avois beaucoup d'amitié pour cette fille, qui avoit un attachement extrême pour moi. Elle commençoit à prendre beaucoup de solidité, et tâchoit de me prévenir en tout ce qu'elle croyoit pouvoir me faire plaisir.

Cependant les troupes impériales s'assembloient peu à peu. Le duc de Bevern en avoit le commandement. Le prince héréditaire brûloit d'envie de faire le campagne. Elle ne pouvoit durer long-temps cette année, la saison étant trop avancée, et d'ailleurs le Margrave s'opposoit ouvertement à ses désirs. Tout ce qu'il put obtenir fut la permission d'aller voir l'armée proche de Heilbronn. Il partit le 30. de Septembre et fut de retour le 1. de Novembre.

Nous eûmes dans ce temps-là la visite de la princesse de Culmbach, fille du Margrave George Guillaume. L'historie de cette princesse est si singulière, qu'elle mérite bien une place dans ces mémoires.

Elle avoit été élevée jusqu'à 12 ans auprès de la reine de Pologne, sa tante. Mdme. sa mère, qui étoit cette Margrave dont j'ai fait le portrait dans ma relation du voyage que je fis à Erlangue, ne jugea pas à propos de la laisser plus long-temps à Dresde et la fit revenir à Bareith. Cette jeune princesse étoit belle et ses charmes ne cédoient en rien à ceux de Mdme. sa mère à cela près, que sa taille étoit contrefaite et que ce défaut étoit si grand, qu'on ne le pouvoit cacher par l'art. Le Margrave, mon beau-père, qui étoit héritier présomptif du Margraviat, le Margrave George Guillaume n'ayant point d'enfans mâles, fut du nombre des prétendans de cette princesse. Il étoit déjà séparé dans ce temps-là de son épouse, et par conséquent libre de contracter une autre mariage. La Margrave ne pouvoit souffrir ce prince. Sa fille étoit dans les mêmes dispositions pour lui. Sa beauté, sa modestie, ses manières donnoient une jalousie affreuse à sa mère. Elle résolut de plonger cette pauvre princesse dans le malheur. Le Margrave, son époux, penchoit pour le mariage de sa fille avec le prince de Culmbach. La Margrave pour le rompre jeta les yeux sur un certain Vobser, gentil-homme de la chambre de son époux. Elle lui fit promettre 4000 ducats, s'il pouvoit s'insinuer de façon auprès de la princesse, qu'il pût lui fabriquer un enfant. Vobser se trouva très-charmé de cette proposition. Il fit long-temps la cour à la princesse sans autre récompense que des mépris et des dédains. La Margrave voyant qu'elle ne parviendroit à son but de cette façon, fit cacher Vobser une nuit dans la chambre de la princesse. Ses domestiques étoient gagnes. On l'enferma avec lui; malgré ses pleurs et ses cris il vint à bout d'en avoir la possession. Ses soumissions, ses respects et ses larmes fléchirent la princesse. Il lui fit accroire, qu'il ne dépendoit que du Margrave de le faire déclarer comte et ensuite prince de l'empire, ce qui le mettoit en état de pouvoir l'épouser; que comme elle étoit fille unique, il ne dépendroit que du Margrave de lui laisser la plus grande partie de son pays, en augmentant les allodiaux, qui étoient très-considérables. L'amour joint à ces autres considérations, portèrent la princesse à lier une intrigue avec son amant et de lui donner des rendez-vous. Ces entrevues furent enfin si fréquentes, qu'elle devint enceinte. La Margrave qui conduisoit toute l'intrigue de concert avec Mr. Stuterheim, premier ministre du Margrave, fut d'abord avertie de la réussite de ses désirs; mais elle fit semblant d'ignorer la grossesse de sa fille, qui tâchoit de son côté de cacher son état autant qu'il étoit possible. Le prince de Culmbach de son côté ne pensoit qu'à faire réussir son mariage avec cette princesse. Il étoit au point de se rendre à Bareith pour la demander au Margrave, lorsqu'il reçut une lettre de Stuterheim, qui lui faisoit part de tout ce que je viens d'écrire. Il renonça tout de suite à son entreprise bien heureux d'en avoir été averti à temps et avant qu'il eût encore fait la moindre démarche. Cependant la princesse affectoit d'être fort malade et de craindre une hydropisie. Plusieurs personnes charitables, qui avoient approfondi les desseins de la Margrave et la maladie de sa fille, lui offrirent leurs services pour la tirer de ce mauvais pas, mais, guidée par son amant, elle ne voulut jamais leur rien avouer. Le temps de son terme s'approchoit. La Margrave se rendit avec elle à l'hermitage, tandis que le Margrave et Mr. Vobser étoient à la chasse à quelques lieues de-là. La pauvre princesse y prit les douleurs d'enfantement; elle n'eut pas la fermeté de retenir ses cris. Sa mère accourut dans le temps qu'elle donnoit le jour à deux garçons jumeaux, dont les visages étoient noirs comme de l'encre. La Margrave, malgré les prières et les représentations de tous ceux qui étoient autour d'elle, prit ces deux enfans, et courant par-tout elle les montra à tout le monde criant que sa fille étoit une dévergondée et qu'elle venoit d'accoucher. On envoya sur le champ une estafette au Margrave, pour lui faire part de cette terrible nouvelle. Vobser étoit à côté de lui lorsqu'il lut la lettre, et remarquant que ce prince changeoit de visage, il jugea par-là du contenu de la lettre et se sauva au plus vite. Le Margrave fut si troublé de cette catastrophe, qu'avant qu'il pût revenir de son étonnement Vobser étoit déjà loin. La princesse fut envoyée quelques jours après à Plassenbourg. La Margrave avoit tant badiné avec ses deux enfans, qu'ils moururent l'un et l'autre. Pour Vobser, il écrivit une grande lettre au Margrave, dans laquelle il demanda le payemens des 4000 ducats qui lui avoient été promis. Ce prince se seroit peut-être vengé de son épouse, si la mort qui le surprit peu de temps après, ne l'en eût empêché. Le Margrave, mon beau-père, voulut en parvenant à la régence faire relâcher la princesse, mais la reine de Pologne s'y opposa. Cependant comme elle n'étoit plus si exactement gardée, quelques prêtres catholiques tâchèrent de la voir, et lui persuadèrent, que si elle changeoit de religion, elle auroit la protection puissante de l'Impératrice Amélie, qui la tireroit bientôt de la captivité où elle languissoit, et lui donneroit suffisamment de quoi soutenir son caractère. Elle se laissa éblouir par ces belles raisons et fit secrètement abjuration de la foi luthérienne. La reine de Pologne étant morte quelque temps après, et cette princesse ayant été élargie, elle embrassa publiquement la foi catholique. Un remords de conscience qui lui prit peu avant mon retour à Bareith, lui fit de nouveau quitter cette religion et retourner à la foi protestante. Le Margrave qui voulut témoigner en cette occasion son zèle pour la religion, l'invita à venir à Bareith, où elle fut reçue selon son caractère et où il tâcha de la réhabiliter. Cette princesse a du mérite; sa conduite a été des plus réglées; elle fait un bien infini et ses bonnes qualités effacent la faute dans laquelle elle a eu le malheur de tomber.

La princesse ne s'arrêta pas long-temps à Bareith; elle retourna quelques jours après son arrivée à Culmbach, pour y recevoir le Margrave et le prince héréditaire, qui dévoient y aller à la chasse. Ma santé ne me permettant pas de les suivre, je restai à Bareith.

Comme je n'omets rien de tout ce qui m'est arrivé, et que j'aime à diversifier ces mémoires par toutes sortes de petites anecdotes, je vais en raconter une qui fit impression sur bien des gens, hors sur moi, m'étant défaite à force d'étude et de réflexions de beaucoup de préjuges et me piquant d'être un peu philosophe.

Les appartemens du prince héréditaire consistoient en deux grandes chambres de suite et un cabinet à côté. Ces chambres n'avoient que deux issues; l'une par ma chambre de lit et l'autre par un petit vestibule; où il y avoit deux sentinelles et un des domestiques du prince, qui y dormoient. La nuit du 7. au 8. de Novembre les deux sentinelles et le domestique du vestibule entendirent marcher dans cette grande chambre pendant long-temps, après quoi ils ouïrent des plaintes et enfin des lamentations terribles. Ils y entrèrent à diverses reprises sans rien voir, et aussitôt qu'ils ressortoient de cette chambre, le bruit recommençoit. Six sentinelles qui furent relevées cette nuit-là, attestèrent toutes la même chose. Sur le rapport qu'on en fit au Maréchal de Reitzenstein, la chose fut examinée à la rigueur, sans que l'on pût découvrir ce que ce pouvoit être. On me fit un mystère de cela. Quelques personnes prétendoient que c'étoit la femme blanche, qui venoit pronostiquer ma mort; d'autres craignoient qu'il n'arrivât un malheur au prince héréditaire. Cette dernière crainte fut bientôt dissipée, car le 11. de Novembre le Margrave revint avec le prince à Bareith. A peine étoient-ils débarqués, qu'il arriva un courier avec la triste nouvelle de la mort du prince Guillaume, mon beau-frère, et ce qu'il y a de plus extraordinaire, c'est que ce prince avoit expiré la même nuit qu'on avoit entendu tout ce bruit au château. Il étoit parti de Vienne avec le prince de Culmbach pour se rendre à son régiment, qui étoit à Crémone. A peine y fut-il arrivé, qu'il prit la petite vérole, qui l'emporta en 7 jours de temps. Ce fut un bonheur pour toute la famille; ce prince avoit un si petit génie, qu'il auroit fait du tort à toute sa maison, s'il avoit vécu.

Le Margrave reçut cette nouvelle avec beaucoup de fermeté et ne versa pas une larme. Le prince héréditaire en fut inconsolable, et j'eus toutes les peines du monde à le distraire de sa douleur. Le prince de Culmbach trouva moyen de faire transporter secrètement son corps à Bareith. Nous nous rendîmes tous avec le Margrave à Himmelcron, pour n'être pas témoins de son enterrement. Son corps devoit être déposé dans l'église de St. Pierre, où sont les tombeaux de tous les princes de la maison. Le caveau où ils reposent est muré. On l'ouvrit quelques jours avant l'enterrement pour y donner de l'air, mais quelle fut la surprise de ceux qui y descendirent de trouver tout ce caveau rempli de sang. Toute la ville accourut pour voir ce miracle. On en tiroit déjà force conséquences fâcheuses. On vint me conter ce phénomène à Himmelcron et on m'apporta un mouchoir teint de ce sang miraculeux. Personne ne vouloit en informer le Margrave, de crainte de l'inquiéter. Pour moi, qui n'ai pas beaucoup de foi aux miracles, je jugeai qu'il seroit bon d'avertir le Margrave de ce qui se passoit; je le priai instamment d'envoyer Mr. Goerkel, son premier médecin, pour examiner ce que ce pouvoit être. Le Margrave m'accorda ma demande, et prévoyant bien lui-même quelle peur panique cela imprimeroit dans les esprits, il me pria d'avoir soin d'approfondir ce qui pouvoit y avoir donné lieu. Goerkel vint me rapporter le soir, que le sang ruisseloit tellement dans le caveau, qu'il en avoit fait emporter quelques baquets remplis, et qu'après avoir fait une exacte visite, il avoit trouvé qu'il découloit par une fente imperceptible d'un cercueil de plomb, qui renfermoit une princesse de la maison, morte depuis 80 ans, et qu'on ne pouvoit mieux faire pour se mettre au fait, que d'ouvrir ce cercueil. Le Margrave donna des ordres pour cela, mais on ne put en venir à bout sans le briser totalement, ce qu'on ne voulut pas faire. Il n'y avoit point de chimiste assez habile à Bareith, pour approfondir par la force de son art si c'étoit du sang ou quelque liqueur. Un des médecins de la ville nous tira enfin d'embarras et eut le courage d'en goûter. Le miracle disparut sur-le-champ; c'étoit du baume. La princesse qui étoit enfermée dans le cercueil d'où sortoit cette liqueur, avoit été extraordinairement replète; on l'avoit embaumée, sa graisse, jointe au baume, avoit produit tout ce phénomène, que les médecins trouvèrent cependant très-singulier par rapport à la longueur du temps qui s'étoit écoulé depuis sa mort. L'enterrement du prince se fit le 3. de Décembre. J'avois permis à mes deux dames, la Grumkow et la Marwitz, d'y aller. Elles rentrèrent le soir.

Le lendemain étant seule avec la Marwitz et la trouvant distraite et rêveuse; je lui en demandai le sujet. Elle se mit à soupirer, en me disant qu'elle étoit fort triste, mais qu'elle n'osoit parler. Cette réponse m'inspira de la curiosité; je la pressai beaucoup de me confier son chagrin. Plût au ciel que je pusse vous le dire, Madame, me répondit-elle; j'ai plus d'envie de vous le faire savoir, que vous n'en avez de l'apprendre, mais j'ai fait un serment affreux de garder le silence; tout ce que je puis vous dire est, que cela vous regarde. L'air et le ton dont elle me parloit m'alarmèrent. Je ne pouvois comprendre ce que ce pouvoit être, et je tâchai de le deviner en l'interrogeant sur toutes sortes de matières. Elle branloit toujours la tête en signe de négative; enfin elle me dit que cela regardoit le Margrave. Comment! dis-je, veut-il se marier? Elle me fit un signe d'approbation. Mais mon Dieu! lui dis-je, avec qui? et comment venez-vous à en être informée la première? en ce cas, sans me dire de quoi il s'agit, vous pouvez me le signifier. Sur cela elle se leva, et sautant par la chambre, elle prit un crayon, avec lequel elle se mit à écrire sur la muraille, après quoi elle s'enfuit. J'étois déjà fort inquiète, mais je demeurai immobile en lisant ce qu'elle avoit tracé. Voici ce que c'étoit.

J'ai été ce matin chez ma tante Flore (c'étoit le nom de baptême de Mlle. de Sonsfeld, que je continuerai à lui donner dans la suite de ces mémoires) et la trouvant fort pensive et occupée, je lui ai demandé ce qu'elle avoit? Elle m'a répondu, qu'elle avoit bien des choses en tête, qui me surprendroient fort si elle me les disoit. Je l'ai pressée de s'expliquer. Je vous confierai mon secret, m'a-t-elle dit, mais j'exige de vous que vous me juriez de garder un silence inviolable sur ce que je vous dirai. Je lui ai promis ce qu'elle m'a demandé. Sur cela elle m'a conté, que le Margrave avoit commencé à lui faire la cour après notre départ pour Berlin, et qu'il avoit conçu une si haute estime pour elle, qu'il avoit résolu de l'épouser; qu'il vouloit la faire déclarer comtesse de l'empire, afin qu'elle pût prendre le rang de princesse après son mariage; qu'il vouloit en ce cas quitter tout-à-fait Bareith et s'établir avec elle à Himmelcron; qu'il lui donneroit un capital assez considérable qu'il placeroit dans quelque pays étranger, et qui lui servant de douaire la mettroit à l'abri de toutes les chicanes que le prince héréditaire pourroit lui faire, et que le Margrave n'attendoit que l'enterrement de son fils, pour faire part à Votre Altesse royale de son dessein. Je lui ai représenté, que ni Votre Altesse royale ni le prince héréditaire ne consentiroient jamais à un tel mariage; que le roi soutiendroit Vos Altesses de tout son pouvoir; que toute notre famille étoit dans les états de ce prince, qui pourroit se venger sur nos parens du tort qu'elle vouloit faire à Votre Altesse royale; que la gouvernante seroit obligée de quitter sa cour; qu'elle se chagrineroit à la mort et qu'enfin je ne pouvois m'imaginer qu'elle pût donner dans de pareilles chimères. Ce ne sont point de chimères, m'a dit ma tante; je ne sais pourquoi je ne profiterois pas de la fortune, qui se présente pour moi; quel tort ferai-je au prince héréditaire et à Son Altesse royale? si ce n'est pas moi qui épouse le Margrave, c'en sera une autre, et au bout du compte le Margrave n'a pas besoin de leur consentement. Mais, si vous avez des enfans? lui dis-je. Si j'en ai, a-t-elle reparti, je crèverai, mais je suis trop vieille pour en avoir. Prenez garde à ce que vous ferez, lui ai-je dit, et ne traitez pas cela en bagatelle, car j'en prévois de terribles suites. Oh! vous n'êtes qu'une jeune personne, a dit la tante, vous vous effarouchez sans raison et je suis bien fâchée de vous avoir confié mon secret, au moins gardez-vous d'en parler à personne; j'irai à Himmelcron, et je tâcherai peu à peu de prévenir ma soeur là-dessus, car elle n'en sait rien.

De ma vie je n'ai été si surprise; une foule de réflexions me roulèrent d'abord dans la tête. Le temps étoit court; Mlle. de Sonsfeld devoit venir le jour suivant, et selon toute apparence le Margrave devoit me faire part de tout ce beau dessein. J'effaçai d'abord ce que la Marwitz avoit écrit et je fis appeler le prince héréditaire, auquel je fis part de tout ce mystère. Nous nous mîmes à la torture pour chercher l'un et l'autre des expédients, sans en trouver.

Je m'étois fort altérée. Je fis la malade le soir à table, mon trouble m'empêchant de tenir contenance. Nous ne pûmes dormir de toute la nuit, le prince héréditaire et moi, et ne fîmes que nous promener par la chambre. La chose étoit de grande conséquence de toutes façons. Premièrement il n'étoit guère honorable pour nous d'avoir une belle-mère si fort au dessus de notre caractère: secondement cette belle-mère ne pouvoit que nous faire un tort infini, achever de ruiner le pays, et qui plus est, de nous brouiller de nouveau avec le Margrave; troisièmement la gouvernante, que j'aimois comme ma mère et qui m'étoit attachée à brûler, et la Marwitz à laquelle je voulois un bien infini, étoient obligées de me quitter et devenoient les plus malheureuses personnes du monde, car le roi les auroit forcées à retourner à Berlin, où il les auroit fait enfermer, et en quatrième lieu cette aventure ne pouvoit que me faire un tort infini dans le monde; on ne pouvoit que penser que je m'étois laissé duper, personne ne pouvant que soupçonner ma gouvernante et ma soeur d'intelligence pour me tromper. Tout cela me mit si fort le sang en mouvement, que malgré tous les efforts que je fis je ne pus me contraindre le lendemain, de façon que dès que la Flore m'eut envisagée elle remarqua que j'avois un mortel chagrin, en conclut par l'air embarrassé dont je lui parlai, que la Marwitz m'avoit découvert le pot aux roses (ordinairement lorsqu'on a quelque chose à se reprocher on est craintif). Elle persuada donc au Margrave d'attendre encore à me parler, jugeant qu'il n'en étoit pas encore temps. Après avoir fait cette démarche, elle fit de cruels reproches à la Marwitz sur son indiscrétion, mais cette fille la rassura si bien, qu'elle trouva moyen de lui tirer encore les vers du nez. La Flore lui parla avec une satisfaction extrême de sa future grandeur. Je pourrai, dit-elle, prétendre le rang sur Son Altesse royale en qualité de belle-mère, et le Margrave m'a dit, qu'il vouloit absolument que j'eusse la préséance, mais je ne manquerai jamais à ce que je dois à la princesse héréditaire, et je tâcherai de lui rendre toutes sortes de bons services. Je veux attendre encore quelque temps avant que de lui découvrir tout ceci; je tâcherai de la gagner, le Margrave fera la même chose, et à force de caresses elle donnera les mains à ce que nous voudrons.

La Marwitz ne manqua pas de me rapporter tout ceci. Après avoir bien ruminé dans ma cervelle, je résolus d'avertir la gouvernante de ce qui se passoit. Mais pour ne point compromettre la Marwitz, je feignis d'avoir reçu un billet anonyme, par lequel on m'informoit de tous ces beaux projets. Mdme. de Sonsfeld jeta d'abord feu et flammes, disant que c'étoit une invention de ses ennemis, qui vouloient la perdre elle et sa famille. Mais sur les fortes preuves que je lui donnai de la probabilité qu'il y avoit au contenu du billet, elle s'appaisa peu à peu. Je lui fis envisager ensuite les fréquentes visites que le Margrave faisoit à sa soeur, lés égards et les considérations qu'il avoit pour elle et mille petites choses, auxquelles je n'avois pas moi-même fait réflexion, mais qui étoient frappantes après l'avis. Ma gouvernante leva les yeux et les mains au ciel en fondant en larmes. Dans son premier mouvement elle vouloit aller chanter pouille au Margrave, ensuite elle vouloit demander son congé et emmener sa soeur avec elle. Ce n'étoit point ma compte que tout cela. Je lui représentai tant et tant qu'il falloit rompre cette intrigue par la douceur et par des remonstrances qu'on feroit à sa soeur, qu'enfin elle consentit à ce que je voulus. La Flore revint encore plusieurs fois à Himmelcron. La gouvernante ne pouvoit s'empêcher de la picoter sur les longues conversations qu'elle avoit avec le Margrave, mais je la tourmentois tant qu'elle gardoit encore le silence.

Nous retournâmes enfin le 20. de Décembre en ville. Ce fut là que son humeur violente ne pouvant plus se contenir, elle traita sa soeur de Turc à More et lui dit que je savois toutes ses menées. La Flore avoit un génie très-borné. La gouvernante qui étoit de beaucoup plus âgée qu'elle, avoit eu soin de son éducation, ce qui étoit cause qu'elle avoit conservé une espèce de crainte pour elle. Cette pauvre fille se laissa intimider et lui confessa tout ce que je viens d'écrire. Elle lui montra même des lettres du Margrave, dans lesquelles il lui faisoit part de plan qu'il avoit fait pour la sûreté de son établissement en cas qu'elle devînt veuve, et ses lettres étoient remplies des promesses les plus flatteuses. La gouvernante, après les avoir lues, lui dit, qu'elle devoit venir avec elle sur-le-champ chez moi et me porter ses lettres, et que là elle devoit en écrire une en ma présence au Margrave et rompre une fois pour toutes avec lui, sinon qu'elle, la gouvernante, partiroit sur l'heure, et que si la Flore ne vouloit pas la suivre, elle trouveroit bien moyen de la tirer de Bareith d'une ou d'autre façon. Le ton ferme avec lequel Mdme. de Sonsfeld lui parla, lui fit peur. Elle vint chez moi. Après m'avoir fait le récit de tout son roman elle voulut me faire accroire, qu'elle n'avoit eu aucun dessein d'accepter les offres du Margrave. Je fis semblant d'être sa dupe. Elle me fit lire les lettres qu'elle avoit reçues de lui. Je lui parlai avec douceur et amitié, mais en même temps je lui fis comprendre, que je ne donnerois jamais les mains à ce mariage. Le prince héréditaire lui fit beaucoup de promesses, d'avoir toute sa vie soin d'elle, mais il lui dit à peu près les mêmes choses que moi. Pour princesse, lui dis je, vous ne le serez jamais; vous ne pouvez le devenir que par l'Empereur et ce prince a trop de considération pour le roi, pour faire une chose qui le désobligeroit si fort, et pour être mariée de la main gauche, je vous crois le coeur trop bien placé, pour accepter un pareil poste; vous voyez bien que c'est une chose impossible. Sur cela elle me promit d'écrire si fortement au Margrave, qu'elle lui ôteroit cette idée totalement de l'esprit; mais que pouvant néanmoins nous être de quelque utilité par l'ascendant qu'elle avoit sur lui, elle vouloit se ménager, de façon qu'elle pût nous rendre service, et le tenir en bride en même temps. Elle tint parole, et je fus charmée d'avoir rompu si heureusement cette méchante affaire. Il faut pourtant que je fasse son portrait ici.

Mlle. de Sonsfeld n'a que cinq pieds; elle est extraordinairement replète et boite du pied gauche; elle avoit été une beauté parfaite dans sa jeunesse, mais la petite vérole lui avoit si fort grossi les traits, qu'elle ne pouvoit plus passer pour telle; cependant tout son visage est prévenant et ses yeux si spirituels, qu'on y est trompé; sa tête, trop grande pour son petit corps, la fait paroître naine, mais cependant sa figure n'est point frappante; elle a bonne grâce, des façons et des manières qui dénotent qu'elle a été dans le grand monde; son coeur est excellent, elle est douce et serviable, et en un mot, il n'y a rien à redire à son caractère; sa conduite a toujours été des plus réglées; mais le ciel ne l'avoit pas douée d'esprit; elle a une certaine routine du monde, qui est cause qu'on ne remarque pas ce défaut, et ce n'est que dans le particulier qu'on s'en aperçoit; les avantages que le Margrave lui avoit offerts, l'avoient éblouie, son amour propre et son ambition l'avoient séduite et son peu de génie l'avoit empêché d'en prévoir les conséquences.

Le Margrave commença bien tristement l'année 1734, puisque ce fut par la perte de ses espérances. Il pleura beaucoup en recevant la fatale lettre de la Flore, à ce qu'elle me conta. Cependant ce premier mouvement passé, il se flatta de nouveau de la réduire.

Ma santé étoit toujours le même. Je n'avois plus de fièvre continue, mais elle venoit tous les soirs. Cela ne m'empêchoit pas de voir du monde, mais je m'ennuyois beaucoup, et d'ailleurs j'étois toujours mélancolique, quoique je me contraignisse si fort, qu'il n'y avoit que ceux qui étoient autour de moi qui le remarquassent. Cette mélancolie provenoit en partie de ma maladie, et en partie de tous les chagrins qui j'avois essuyés à Berlin, et qui m'avoient accoutumée à rêver et à être toujours pensive.

Le régiment impérial du prince Guillaume étant devenu vacant par sa mort, on conseilla au Margrave de le demander pour son fils. Ce régiment avoit été levé par le Margrave George Guillaume à condition, qu'il resteroit à la maison. Le Margrave me chargea d'écrire à ce sujet à l'Impératrice. Cette princesse me répondit fort obligeamment et m'accorda ma prière. Le prince héréditaire en eut beaucoup de joie, aimant fort le militaire, qui étoit sa plus grande passion.

Nous étions dans le temps du carnaval. La Marwitz qui faisoit ce qu'elle pouvoit pour me dissiper, me proposa de faire ensorte qu'il y eût une Wirthschaft. Le prince héréditaire qui aimoit à se divertir, me pressa aussi de disposer le Margrave à cela. La chose étoit assez difficile. Le Margrave n'étoit point porté pour les plaisirs; il s'en faisoit un cas de conscience, et son aumônier, piétiste outré, le confirmoit dans ses idées. La Flore à qui nous en parlâmes, promit de faire réussir la chose. En effet elle sut si bien tourner l'esprit du Margrave, qu'il vint me proposer cette fête. J'y topai d'abord. Il me pria de l'ordonner telle que je la voudrois, à condition qu'il ne se masqueroit point. Cet amusement n'est connu qu'en Allemagne. Il y a un hôte et une hôtesse qui traitent; les autres masques représentent tous les métiers et professions différentes qu'il y a au monde. On ne met point de masque devant le visage à ces sortes de fêtes, et c'étoit pour cela que la Marwitz avoit inventé cela, sachant bien qu'il seroit inutile de proposer un bal masqué, que le Margrave n'auroit jamais souffert.

Je fis décorer toute la salle, qui est d'une grandeur immense, comme un bois, au bout duquel on voyoit un village avec son hôtellerie, ayant pour enseigne la bonne femme sans tête. Cette hôtellerie étoit toute construite d'écorce d'arbres, et son toit étoit couvert de lampions. Elle contenoit une table de cent couverts, dont le milieu représentoit un parterre, orné de divers jets d'eau. Les maisons de paysans enfermoient des boutiques de rafraîchissemens. Le bal commença après souper. Tout le monde fut charmé de cette fête et se divertit très-bien. Il n'y eut que moi qui eusse l'ennui en partage, car le Margrave ne cessa de m'entretenir de sa désagréable morale, et m'obséda si bien tout le soir, que je ne pus parler à personne, quoiqu'il y eût beaucoup d'étrangers avec lesquels j'aurois volontiers lié conversation.

Le dimanche après, l'aumônier du Margrave prêcha publiquement contre cette masquerade. Il nous apostropha tous en pleine église, et quoiqu'il y épargnât le Margrave en public, il lui fit des reproches si durs dans son particulier, d'avoir donné les mains à un tel péché, que le pauvre Margrave se crut damné à toute éternité. Il fit tant de sermens à cet ecclésiastique, de ne plus souffrir de pareils plaisirs dans son pays, qu'il en reçut enfin une absolution. Mais ce prince ne s'en tint pas là et voulut aussi faire abjurer les plaisirs au prince héréditaire. Celui-ci trouva moyen d'éluder le serment qu'il prétendoit de lui, ce qui déplut fort au Margrave. Une aventure qui arriva alors augmenta encore sa superstition, et nous auroit réduits à vivre comme les religieux de la Trappe, si le prince héréditaire ne s'étoit donné la peine d'approfondir le faux.

Depuis la mort du prince Guillaume une terreur panique s'étoit emparée de tous les esprits. Il y avoit tous les jours des histoires de revenans, qu'on prétendoit avoir vus au château, les unes plus ridicules que les autres. Le soin de ma conservation fit agir un esprit en chair et en os en ma faveur. L'on croit toujours ce que l'on souhaite. Un bruit de ville me faisoit passer pour enceinte. Comme j'étois persuadée que ce bruit étoit faux, moitié pour m'amuser, moitié pour le bien de ma santé, auquel les médecins avoient prescrit beaucoup d'exercice, j'apprenois à monter à cheval. Le Margrave m'avoit donné un cheval noir fort doux, et comme j'étois fort foible, je ne montais tout au plus qu'un quart d'heure. Toute nouveauté est mal reçue. Cette mode, fort en vogue en Angleterre et en France, n'étoit point introduite en Allemagne. Tout le monde cria contre, et ce fut ce qui donna lieu aux revenans. On vient bientôt avertir le Maréchal de Reitzenstein, qu'un spectre d'une figure effrayante apparoissoit tous les soirs dans un des corridors du château, et prononçoit d'une voix terrible ces étonnantes paroles: dites à la princesse du pays, que si elle continue à monter le cheval noir, elle en aura grand malheur, et qu'elle se garde bien de sortir de sa chambre pendant la durée de six semaines. Mr. de Reitzenstein, fort superstitieux de son petit naturel, avertit aussitôt le Margrave de cette apparition; sur quoi défense expresse me fut faite de ne pas sortir du château, ni d'aller au manège.

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