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Mémoires de Frédérique Sophie Wilhelmine de Prusse, margrave de Bareith. Tome 2

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Cela m'affligea beaucoup, et surtout que ce fût pour une si pauvre raison. J'assurai le Margrave que tout cela n'étoit qu'un jeu joué. Le prince héréditaire lui fit même part de conjectures qu'il tiroit là-dessus, et fit tant d'instances au Margrave, qu'il lui permit enfin d'approfondir la chose. Le prince introduisit des gens affidés par toutes les issues par où l'esprit pouvoit passer, mais il étoit si bien informé, qu'il ne se montra point les jours qu'on l'épioit. Le prince promit enfin une grosse récompense à celle qui l'avoit dénoncé, si elle pouvoit découvrir ce que c'étoit. La pauvre femme prit une lanterne sourde avec elle et n'eut que le temps d'envisager le spectre. Il avoit bien pris ses précautions, et lui souffla un poison si subtil dans les yeux, qu'elle en perdit la vue. Elle déposa que l'esprit avoit deux coques de noix sur les yeux, qu'il avoit tout le visage emmailloté dans de la toile grise, de façon qu'elle n'avoit pu le reconnoître. Cette découverte ne dissipa point la bigotterie du Margrave, ou plutôt sa mauvaise humeur contre nous. Le prince héréditaire jugea, que pour nous mettre à l'abri de toute brouillerie, nous ferions bien de nous éloigner. Il y avoit déjà long-temps que nous devions une visite au Margrave d'Anspac; nous prîmes ce temps critique pour nous en acquitter, et nous partîmes le 21. de Janvier.

La prédiction du spectre pensa s'accomplir. En passant par dessus un précipice d'une hauteur prodigieuse, la roue de devant sortit de l'ornière, et nous aurions culbuté, si mes heyducs n'avoient arrêté le carosse par les roues de derrière. Le Margrave, la Marwitz et ma gouvernante en sortirent avec peine, le rocher empêchant qu'on pût ouvrir tout-à-fait la portière. Mes gens s'imaginant que nous étions tous hors de la voiture, laissèrent échapper les roues. La frayeur me donna de forces et de l'adresse; je franchis la portière d'un saut, mais les deux pieds me glissèrent et je tombai sous le carosse dans le temps qu'il recommençoit à marcher. La Marwitz et un officier prussien, qui nous avoient suivis, me saisirent par l'habit et me retirèrent de là, sans quoi j'aurois été rouée. Comme je m'étois fort effrayée, on me fi prendre un peu de vin pour me remettre, après quoi nous continuâmes notre voyage.

Ce n'étoit que depuis la nuit que le dégel étoit venu. Le soleil commençoit à faire place aux ombres, pour parler en style de roman, et nous avions une rivière à passer. Cette rivière étoit gelée, mais à peine y fûmes-nous entrés, que la glace se rompit et que les chevaux et le carosse tout penché et à demi renversé y restèrent. Il fallut nous retirer de là à force de poulies et avec de très-grandes précautions, sans quoi nous aurions pu nous noyer très-facilement.

Nous arrivâmes enfin à Beiersdorf, où je me couchai d'abord, étant à demi-morte de fatigue et de toutes les frayeurs que j'avois eues, et nous nous rendîmes le lendemain au soir à Anspac. J'y fus reçue comme la première fois, et comme j'ai déjà fait la description de cette cour, je ne m'arrêterai pas au séjour que j'y fis. J'en repartis le 8. de Février et arrivai le jour suivant à Bareith.

De nouveaux désastres nous y attendoient. Dans le temps que je m'étois mariée, le roi avoit fait une convention avec le Margrave, qui étoit, que ce prince permettroit les enrôlemens prussiens dans son pays pour trois régimens, à savoir celui de mon frère, celui du prince héréditaire et celui du prince d'Anhalt. Mr. de Munichow, capitaine du régiment de Bareith, y étoit pour avoir soin des recrues. C'étoit un jeune homme, grand favori de mon frère et fils de ce président Munichow, qui lui avoit rendu tant de bons services pendant sa détention. Mon frère l'avoit fort recommandé au prince héréditaire. C'étoit un bon garçon, mais qui n'avoit pas inventé la poudre. Il vint au devant de nous à Streitberg, où nous devisons dîner, et annonça d'abord au prince héréditaire, qu'il avoit fait la capture d'un homme de six pieds. Cet homme, disoit-il, étoit de Bamberg et avoit voulu s'engager dans un autre régiment, ce qui l'avoit déterminé à l'enlever de force proche de Bareith, et si secrètement, que personne n'en savoit rien, et de l'envoyer à Basewaldt. Il ajoutoit à cela, que c'étoit un garnement qui n'étoit d'aucun usage dans la société, et qu'ainsi il jugeoit que cette affaire ne feroit point de bruit.

Le prince héréditaire me fit part de cette belle prouesse de Munichow et prévit qu'il en auroit du chagrin. Il le témoigna même à Munichow, mais ce garçon le rassura si fort sur les mesures qu'il avoit gardées dans toute cette entreprise, que nous crûmes que peut-être la chose ne transpireroit point. Ce qui me fit juger que le Margrave l'ignoroit, fut, qu'il nous reçut très-bien. Il se rendit même le 12. de Février à Himmelcron.

Nous ne pensions plus du tout à toute cette histoire, lorsque Mr. de Voit vint le soir à minuit nous faire réveiller, et demanda instamment à nous parler. Il vint nous dire, que Mr. Lauterbach, conseiller privé, mais qui n'étoit pas d'une famille distinguée, étoit venu le trouver sur la brune et l'avoit chargé de nous avertir, qu'il venoit de Himmelcron, où il avoit trouvé le Margrave dans une si violente colère, qu'il ne l'avoit vu de sa vie dans un tel emportement; que ce prince savoit l'action de Munichow; qu'il soupçonnoit son fils d'y avoir trempé, et qu'il avoit juré de s'en venger d'une façon éclatante; qu'il reviendroit le lendemain en ville, et que nous n'avions qu'à prendre nos mesures d'avance, puisqu'il craignoit tout pour le prince héréditaire.

Cet avis nous jeta dans des transes mortelles. Nous tînmes le conseil des rats, car tous les expédiens étoient inutiles et le prince héréditaire ne pouvoit que prendre le parti de la soumission; mais si celui-là ne servoit de rien, tout étoit perdu. Nous passâmes une cruelle nuit.

Dès que le jour parut, j'envoyai chercher la gouvernante. Encore nouveau conseil sans conclusion. Enfin je parlai à la Flore. Elle me promit d'employer tout son crédit, pour raccommoder cette méchante affaire, mais elle craignoit de ne pas réussir, parcequ'on avoit si peu d'égard à faire plaisir au Margrave, qu'on ne pouvoit le condamner s'il nous payoit de la même monnoie. Je lui dis, qu'elle devoit m'expliquer cette énigme à laquelle je ne comprenois rien, et que je ne me ressouvenois pas que ni le prince héréditaire, ni moi eussions en rien manqué à ce que nous devions au Margrave. Elle leva les épaules sans me répondre. Je compris très-bien ce qu'elle vouloit dire, mais je feignis de ne pas le comprendre, et comme je la pressai de parler plus clairement, ne sachant que me répondre, elle me dit, que je turlupinois le Margrave et le traitois comme un petit génie qui n'avoit pas le sens commun. Si j'ai dit, repartis-je qu'il a un petit génie, je n'ai dit que la vérité, mais je n'ai jamais parlé de lui sur ce pied qu'à des personnes dont j'étois sûre, qu'elles n'en feroient pas mauvais usage, comme votre soeur et vous. J'avoue qu'il a raison d'être fâché, car j'ai désapprouvé la conduite de Munichow, dès que j'ai appris cette belle aventure, et quand même il en parlerait un peu fortement à son fils, je ne pourrois le désapprouver, pourvu seulement qu'il s'abstienne de violences, car en ce cas il se mettra dans son tort.

Je passai toute l'après-dînée dans des inquiétudes mortelles. Je connoissois les emportemens du Margrave, et je savois qu'il étoit capable de tout dans son premier mouvement. Il arriva enfin à cinq heures. Le prince héréditaire le reçut, comme de coutume; au bas de l'escalier et le conduisit dans son appartement. Le Margrave lui fit mille caresses et s'entretint une grosse heure avec lui, après quoi il lui dit, qu'il avoit un peu à faire et qu'il se rendroit bientôt chez moi.

Le prince héréditaire revint triomphant. Il me fit les éloges de son père, en présence de la Flore, et dit, que jamais il n'oublieroit la modération qu'il lui témoignoit en cette rencontre; que le Margrave l'avoit beaucoup mieux mis dans son tort, que s'il l'avoit maltraité, quoique dans le fond il fût innocent et qu'il n'eût point de part à cette violence. Mais il changea bientôt de langage, car on vint l'avertir un moment après, que Mr. de Munichow étoit arrêté avec deux sous-officiers du régiment de Bareith.

Il n'y avoit pas long-temps que les Hollandois avoient fait arquebuser un officier prussien qui avoit voulu enrôler sur leur territoire, et je me ressouviens, que le Margrave avoit fort approuvé cette action. Je ne doutai nullement qu'il ne préparât le même sort à Munichow. Cela me fit frémir; j'en prévoyois les suites les plus affreuses, et je ruminois déjà dans ma tête, comment on le tireroit de ce mauvais pas, lorsque le Margrave entra. Il me fit un accueil très-obligeant. J'étois fort altérée, mais comme nous devions souper, je ne lui parlai de rien. Au sortir de table je m'approchai de lui, Votre Altesse, lui dis-je, a sujet d'être fâchée de la violence que Munichow vient de commettre; j'avoue, que son procédé est inexcusable et qu'il mérite l'indignation de Votre Altesse; le prince héréditaire l'en a fort réprimandé et le condamne autant que moi, mais comme sa détention pourroit me causer beaucoup de chagrin de la part du roi, qui prendra cette affaire fort à coeur, je supplie Votre Altesse de le faire relâcher en ma considération; c'est la première grâce que je Lui demande, et je suis persuadée qu'Elle ne me la refusera pas. Il m'écouta d'un grand sang froid, puis prenant un ton de souverain: Votre Altesse royale, me dit-il, me demande toujours des grâces que je ne puis lui accorder; le fait est atroce; l'homme qu'on a enlevé est un prêtre catholique, on l'a garrotté et traité de la façon la plus cruelle, et cela, pour ainsi, dire, en ma présence; outre les affaires que cela me fera avec l'évêque de Bamberg, je ne puis souffrir qu'on manque de cette façon au respect qui m'est dû, et à l'autorité que Dieu m'a mise en main; tant que je vivrai, je ne souffrirai jamais de pareilles violences dans mon pays, et si mon fils y avoit part, je souhaiterois qu'il ne fût jamais né, ou qu'il fût crevé au berceau; je suis le maître ici, et je saurai faire connoître à tous ceux qui veulent se mêler d'agir contre mon autorité, que je suis tel. Je crois, lui dis-je, Monseigneur, que personne n'en doute, et je serois au désespoir, si Votre Altesse s'imaginoit que le prince héréditaire ait eu part à toute cette affaire. Je ne le crois pas non plus, Madame, mais mon fils auroit mieux fait de m'avertir lui-même de tout ceci; je crois cependant que Munichow lui aura rapporté les choses différemment. Cela est vrai, lui dis-je, mais si j'osois ajouter un mot? Vous pouvez dire ce qu'il vous plaira, Madame. Eh bien donc, repris-je, que Votre Altesse fasse succéder la clémence à la justice, et qu'Elle se contente de la satisfaction qu'Elle s'est donné en faisant arrêter Munichow, qu'Elle le fasse relâcher demain, et le prince héréditaire le fera partir sur-le-champ; c'est un favori de mon frère, il lui a des obligations à lui et à toute sa famille, et il sera très-reconnoissant s'il apprend que Votre Altesse a eu la considération de le relâcher en faveur des services qu'il lui a rendus. Je supplie Votre Altesse royale de ne plus me parler sur ce sujet, je dois savoir ce que j'ai à faire et je lui souhaite le bon soir. À ces mots il sortit et me laissa stupéfaite.

Le prince héréditaire me trouva encore toute altérée de ce beau discours. Nous jugeâmes tous les deux que l'affaire devenoit sérieuse. Le prince héréditaire étoit dans une colère terrible contre son père; je n'étois pas moins animée contre lui. Le Margrave avoit raison de ressentir le manque de respect qu'on avoit eu pour lui, mais il auroit pu s'y prendre d'une autre façon, en parler à son fils, faire arrêter l'officier et m'accorder ensuite son élargissement; mais la fausseté avec laquelle il en agissoit, étoit inexcusable, et découvroit suffisamment les sentimens de son coeur, qui ne nous étoient rien moins que favorables. Munichow fut examiné dans les formes. Il nia qu'il eût fait maltraiter l'homme en question, et protesta qu'il avoit ignoré son caractère de prêtre, cet homme n'en ayant pas porté les habits. Il fut interrogé deux fois le même jour sans qu'on en pût tirer autre chose. La Flore de son côté n'avoit rien pu obtenir du Margrave. Je me résolus donc de faire la malade et de me mettre au lit. On fit ce que l'on put pour l'attendrir sur mon sujet, en lui disant que j'étois malade de chagrin; il n'en fit que rire.

Jusque-là j'avois tâché de raccommoder tout cela par la douceur, mais Munichow ayant fait avertir le prince héréditaire qu'on avoit redoublé ses gardes, et qu'on le traitait comme un criminel auquel on veut faire le procès, je jugeai qu'il étoit temps d'employer d'autres moyens pour le tirer de ce mauvais pas. J'envoyai chercher le baron Stein, premier ministre. Je lui détaillai les suites fâcheuses que pouvoit avoir le procédé du Margrave, s'il vouloit se porter à des violences contre Munichow; en un mot, je lui fis une si terrible peur du roi, qu'il me promit d'employer tous ses efforts pour fléchir le Margrave. Tout effrayé de ce que je lui avois dit, il s'enfuit chez ce prince, qu'il sut si bien intimider qu'il fit relâcher Munichow sur-le-champ. Il chargea le baron Stein de me dire, qu'il ne prétendoit point que Munichow partît, qu'il vouloit lui faire des politesses et qu'il me prioit instamment de raccommoder cette affaire auprès du roi. Je le fis remercier des égards qu'il avoit marqué avoir pour moi, en m'accordant ma prière, et je lui fis dire, que le prince héréditaire renverroit Mr. Munichow tout de suite à son régiment, parcequ'il ne vouloit point garder autour de lui des gens qui avoient eu le malheur d'offenser son père; que je ferois au roi le détail de tout ce qui s'étoit passé, et que je ne doutais pas que cette affaire ne fût bientôt assoupie. Il fut charmé de mon procédé. Mr. Munichow prit congé de lui et la paix fut rétablie. Le prince héréditaire obtint même du roi que le prêtre fût relâché, de façon que le Margrave reçut toute la satisfaction qu'il avoit pu exiger.

Je commençois à peine à respirer et à me tranquilliser, que je fus replongée dans de nouvelles inquiétudes. Elles furent causées par une lettre du roi. Ce prince me mandoit, qu'ayant accordé à l'Empereur les 10,000 hommes stipulés dans le traité de Vienne, il comptoit faire lui-même la campagne sur le Rhin, et qu'il prétendoit que le prince héréditaire la fît avec lui; que je devois en parler au Margrave de sa part et faire ensorte qu'il y consentît. Le prince héréditaire le souhaitoit passionnément; se voyant soutenu du roi, il ne désespéra pas d'y disposer son père. Pour moi, en revanche, j'y étois fort contraire. Je connoissois le prince héréditaire; il avoit une ambition démesurée de se distinguer; sa principale passion étoit pour le militaire; il étoit vif et bouillant. Tout cela me faisoit craindre qu'il ne s'exposât trop et qu'il ne lui arrivât un accident. Je n'avois rien de si cher au monde que lui; nous ne faisions qu'un coeur et qu'une âme; nous n'avions rien de caché l'un pour l'autre, et je crois que jamais deux coeurs n'ont été unis comme les nôtres. Malgré cela je me vis contrainte de montrer la lettre du roi au Margrave. Je trompai cependant le prince héréditaire. Je trouvai moyen d'en parler d'avance au ministre et de faire ensorte qu'on lui déconseillât de laisser partir le prince. Je n'eus aucune peine pour cela; il étoit devenu fils unique depuis la mort de son frère. Ils désapprouvèrent unanimement l'idée du roi et me promirent d'agir si bien, que le Margrave ne donneroit jamais les mains à ce beau projet. Ayant ainsi préparé mes cartes, j'en parlai au Margrave. Il me parut embarrassé et me dit, qu'il vouloit y penser. Le prince héréditaire remuoit de son coté ciel et terre, pour persuader son père à le laisser partir; mais personne ne vouloit se mêler de cela, de façon que le Margrave écrivit lui-même au roi, qu'il ne souffriroit jamais que son fils fît la campagne, que toute l'espérance du pays étoit fondée sur ce fils et que tout son pays s'y opposoit. Cette réponse ferma pour quelque temps la bouche au roi et me tranquillisa aussi.

Je n'ai point fait mention de ma belle-soeur, la princesse Charlotte. Elle étoit folle à être mise aux petites maisons. Il lui prenoit les vapeurs noires qui la rendoient de temps en temps furieuse. Le Margrave étoit obligé de la battre dans ce temps-là, sans quoi personne n'en pouvoit venir à bout. Les médecins prétendoient, que ces frénésies lui provenoient d'un tempérament trop amoureux, et que le seul moyen de la guérir étoit de la marier. Leur jugement n'étoit point faux, on en remarquoit la vérité par diverses circonstances que je ne puis détailler ici. Elle paroissoit en public le matin et le soir, et on la gardoit à vue le reste du temps. Lorsqu'elle voyoit un homme elle rioit et lui faisoit des signes. On tâchoit toujours de donner une tournure à cela, et on plaçoit des dames vis-à-vis d'elle, pour empêcher qu'elle ne s'oubliât pas.

Le duc de Weimar avoit des vues sur elle depuis long-temps. C'est un des princes les plus puissants de la maison de Saxe, mais qui passoit pour être aussi fou dans son genre, que la princesse l'étoit dans le sien, de façon que c'étoit un mariage très-bien assorti. Il s'adressa à Mr. Dobenek, pour avoir le portrait de ma belle-soeur. Quoiqu'il fût très-désavantageux pour la princesse, il en fut charmé. Il la fit demander dans toutes les formes au Margrave, à condition néanmoins, qu'on ne feroit point éclater ses prétentions, jusqu'à ce qu'il fût à Bareith. Le Margrave y topa tout de suite, comme on peut bien se l'imaginer et on commença sous main à faire tous les préparatifs des noces.

La princesse Wilhelmine avoit aussi épousé le prince d'Ostfrise depuis quelques mois n'ayant pu se résoudre d'aller en Danemarc.

J'en reviens au duc de Weimar. Il arriva comme Nicodème dans la nuit, car il ne fit annoncer sa venue que quelques heures auparavant. Le duc de Cobourg se fit annoncer en même temps, ce qui nous fâcha beaucoup, car ce prince devoit hériter de la plus grande partie du pays de Weimar après décès du duc sans enfans mâles. Comme ce prince n'en avoit point, nous crûmes que le duc de Cobourg venoit exprès pour rompre ce mariage. Ils arrivèrent l'un et l'autre le soir. Le Margrave qui n'aimoit ni le monde ni les étrangers, me pria de faire les honneurs de la maison, et ordonna à toute sa cour de suivre mes ordres. Ces deux princes furent donc menés tout de suite chez moi.

Celui de Weimar est petit et maigre comme une haridelle. Il me fit un compliment fort bien tourne, et je ne lui trouvai aucun ridicule le premier jour. Il considéra beaucoup la princesse qui étoit belle comme un ange, et que j'avois fait adoniser le mieux que j'avois pu.

Le duc de Cobourg est grand très-bien fait et sa physionomie est de plus prévenante. Il est très-poli, et c'est un prince qui a beaucoup de bon sens et qui est fort estimable par la bonté de son caractère.

Le lendemain le duc de Weimar commença à se découvrir un peu plus. Il ne m'entretint pendant deux heures que de mensonges si grossiers qu'il lui auroit été impossible de mentir ainsi, s'il n'avoit été à l'école du diable. Tout ce jour se passa sans qu'il fît parler au Margrave, qui en fut fort inquiet, et qui me pria pour l'amour de Dieu de faire ensorte que ce mariage réussit. Je ne veux point me compromettre avec le duc de Weimar, me dit-il; il n'y a que Votre Altesse royale qui puisse finir cette affaire; j'aurois un mortel chagrin si ce mariage se rompoit; ce seroit une insulte faite à ma maison et qui tireroit à de très-fâcheuses suites.

Je me rendis à ses instances, mais je me trouvai fort embarrassée, ne sachant comment faire expliquer le duc. Celui de Cobourg me tira de peine. Il me fit demander, à moi et au prince héréditaire, une audience particulière. Il me dit, qu'il remarquoit bien que nous avions de la défiance de lui, étant l'héritier collatéral du duc de Weimar; qu'il venoit exprès se justifier auprès de nous; qu'il n'étoit venu à Bareith que dans l'intention de faire réussir le mariage du duc; que ce prince avoit des caprices terribles; que c'étoit une tête sans cervelle, qui n'avoit jamais de plan fixe et qui changeoit d'humeur vingt fois par jour; que nous ne parviendrions jamais à nos fins en restant sur le qui vive; que je devois en badinant le faire déclarer et faire les promesses tout de suite; qu'il me seconderoit de tout son pouvoir; que la princesse lui plaisoit fort et qu'il me répondoit que les fiançailles se feroient encore le soir même, si je voulois suivre son conseil. Nous le remerciâmes beaucoup. Il me fit ma leçon et pria le prince héréditaire de ne s'en point mêler, car, dit-il, il aime les dames, et Son Altesse royale le fera sauter par-dessus le bâton, si elle veut. Je fis avertir le Margrave, de tout ceci, et le fis prier de se tenir prêt à venir chez moi au premier signal que je donnerois, afin qu'il pût être présent aux fiançailles.

Je commençai à préparer mes cartes dès midi. Je fis assembler toutes des musiques enragées que je pus rassembler; des trompettes, des tymbales; des cornemuses, des chalumaux, des trompes, des corps de chasse, enfin que sais-je, qui nous écorchèrent les oreilles au point que nous étions à demi sourds. Mon duc entra bientôt dans son emphase de folie. Il la mit dans tout son jour; on auroit dit qu'il étoit possédé. Il se leva de table, joua lui-même des tymbales, racla du violon, sauta, dansa et fit toutes les extravagances imaginables. Au sortir de table je le menai avec le duc de Cobourg la princesse et mes dames dans mon cabinet. Je débutai par lui parler de la guerre du Rhin et de condamner l'Empereur de ce qu'il négligeoit de lui donner le commandement de ses armées. Il m'entassa alors gasconnade sur gasconnade et des rodomontades sans fin, et finit un galimathias, qui dura toute une heure, par me dire, qu'il feroit la campagne et que son équipage étoit déjà fait. Je n'approuve point cela, lui dis-je, un prince comme vous ne doit point s'exposer; vous avez de grandes espérances devans vous, vous pouvez encore devenir électeur de Saxe, quoiqu'il y ait une vingtaine de princes à envoyer à l'autre monde, avant que vous puissiez y prétendre. Cela est vrai, dit-il, mais je suis né pour les armes et c'est mon métier. Je sais un moyen d'accommoder tout cela, continuai-je, c'est de vous marier et d'avoir bientôt un fils, et alors vous pourrez aller en campagne, quand vous le voudrez. Oh! dit-il pour des femmes, j'en trouverai cent pour une; il y a trois princesses et deux comtesses à Hoff qui m'attendent-là, mais elles ne sont pas de mon goût et je les renverrai; le roi, votre père, Madame, vous a fait offrir à moi, il n'auroit dépendu que de moi de vous épouser, mais je ne vous connoissois pas et je refusai ses offres; à présent j'en suis au désespoir, car je vous adore, oui, le diable m'emporte! je suis amoureux de vous comme un chien. Que je suis malheureuse! lui dis-je, vous m'avez fait l'avanie de me refuser; j'ai ignoré cet affront jusqu'à présent, j'en veux tirer satisfaction quoiqu'il en coûte. Je contrefis la désespérée; le prince héréditaire et mes dames rioient à n'en pouvoir plus. Enfin mon duc, tout tremblant à mes pieds, s'égosilla à me faire des déclarations d'amour, qu'il avoit apprises par coeur dans quelque roman allemand. Je continuai toujours à faire la méchante. Il me dit enfin, qu'il étoit prêt à me donner telle satisfaction que j'exigerois de lui. Eh bien! lui dis-je, je ne puis en recevoir d'autre, que de vous faire épouser une de mes parentes; voyez si vous en êtes content. De tout mon coeur, me dit-il, donnez-moi qui vous voudrez, et je veux que la foudre m'écrase, si je ne l'épouse sur-le-champ. Je n'ai pas besoin de chercher loin; en voici une, lui dis-je, en prenant ma belle-soeur par la main et la lui présentant, elle est plus belle et plus aimable que moi, et vous ne perdrez rien au troc. Il voulut l'embrasser, mais elle le repoussa. Peste! qu'elle est fière, dit-il, mais elle me plaît et j'en suis très-content. J'envoyai chercher au plus vite le Margrave, lui faisant dire, que dès qu'il viendroit, il devoit les faire changer de bagues. Ce prince entra un moment après. Je lui dis aussitôt, que j'avois pris la liberté de faire un mariage; qu'il n'y manquoit que son consentement; que j'avois tant d'estime pour le duc, que je lui avois engagé ma parole de lui faire obtenir la princesse Charlotte, et que j'espérois que le Margrave n'y seroit pas contraire. Le Margrave au lieu de me répondre, tint la couche ouverte, se mit à rire et demanda au duc, comment il se portoit? Je crus que le duc de Coburg, le prince héréditaire et moi nous sortirions de la peau de rage, car notre fou enfila un grand discours avec le Margrave et ne pensa plus à faire la promesse de mariage. Il fallut recommencer tout de nouveau à le mettre en train. Enfin à force de pousser le Margrave, il lui fit promettre. On tira aussitôt du canon. Toute la cour et les dames de la ville étoient dans mon antichambre. Nous reçûmes tout de suite les complimens. On tira aux billets eu on se mit à table. Après le souper il y eut bal. Je me retirai après avoir dansé avec le duc de Weimar. Je n'en pouvois plus de fatigue, la gorge me faisoit un mal terrible à force d'avoir parlé.

Le lendemain matin Mr. de Comartin, colonel des gardes du duc, demanda à me parler. Il débuta par me faire bien des excuses sur la commission dont il étoit chargé; que le duc étoit comme un forcené; qu'il vouloit partir et qu'il me faisoit dire, qu'il ne vouloit point se marier; qu'il vouloit faire voeu de célibat et qu'en un mot tout ce qui s'étoit passé la veille n'avoit été que badinage. Comartin me dit, qu'il me conseilloit de prendre la chose fort haut et de faire comme si cela m'étoit fort indifférent. Je lui répondis, qu'il n'avoit pas besoin de me donner ces avis-là, qu'il n'avoit qu'à dire au duc de ma part, que j'avois cru lui faire beaucoup d'honneur en lui donnant ma belle-soeur; que je me souciois fort peu de son alliance et qu'il me feroit une sensible plaisir de partir le plutôt qu'il se pourroit. Faites-lui aussi un compliment de ma part, lui dit le prince héréditaire, et assurez-le que je lui témoignerai bientôt moi-même à quel point je suis charmée de son procédé.

Je fis avertir le Margrave de ce qui se passoit, et le fis prier de faire semblant d'ignorer tout cela, puisque j'espérois encore de redresser cette affaire. Je n'eus pas tort. Comartin revint un moment après me demander pardon de la part de son maître, et me prier pour l'amour de Dieu de le raccommoder avec le prince héréditaire. Le duc le suivit de près. Je fis long-temps la méchante, mais enfin je me laissai attendrir et le prince héréditaire en fit de même. Nous réglâmes ensemble que les noces se feroient le jour suivant, le 7. d'Avril.

Je fis habiller la princesse dans ma chambre en robe et coëffer en cheveux, avec une couronne ducale de mes pierreries sur la tête. Nous avions joué de bonheur jusque-là avec elle; son esprit avoit été plus rassis et tranquille, mais lorsque je voulus lui mettre la couronne, elle se mit à crier et à pleurer comme une folle, s'enfuyant d'une chambre dans l'autre, se jetant à genoux à chaque siège qu'elle voyoit et y faisant sa prière. Mlle. de Sonsfeld qui avoit le plus d'autorité sur elle, lui demanda ce qu'elle avoit? Elle lui répondit, qu'on vouloit la faire mourir; qu'elle ne voyoit que des ennemis autour d'elle, qui vouloient l'égorger. Enfin à forcé de lui parler, nous découvrîmes ce qui donnoit lieu à cette peur panique. La princesse étoit allée voir la chapelle ardente, où reposoit le corps de son frère; la même couronne de mes pierreries, qu'elle devoit porter ce jour-là, avoit été posée sur un coussin, proche du cercueil. Nous eûmes toutes les peines du monde à la rassurer. Elle étoit belle comme un ange. Dès qu'elle fut habillée, le Margrave et les deux ducs la vinrent prendre chez moi. Nous la conduisîmes dans ma chambre d'audience, où elle fit sa renonciation. On donna la bénédiction un moment après dans la même chambre. Il y eut table de cérémonie. On dansa après le souper la danse des flambeaux, et ensuite je menai la mariée dans sa chambre pour la déshabiller, pendant que les princes rendoient le même office au duc. Tout le monde s'étoit retiré. Dès qu'elle fut couchée, j'envoyai avertir le duc de venir. J'attendis toute une heure; personne ne vint. J'y renvoyai une seconde fois. Le prince héréditaire vint me dire, que le duc étoit comme un furieux et qu'il ne vouloit point se coucher; qu'ils s'étoient servis déjà de toute leur rhétorique, sans en pouvoir venir à bout. Il nous arrêta de cette façon jusqu'à quatre heures après minuit. Le prince héréditaire fut obligé de lui faire encore peur et de le menacer de se battre avec lui. Je me retirai dès qu'il fut au lit.

Les veilles et les fatigues achevoient de ruiner ma santé. Toutes les médecines que j'avois prises, ne m'avoient fait aucun effet et je souffrois toujours.

Le jour suivant nous eûmes encore de nouveaux tripotages. Le duc se plaignit de son épouse, l'accusant de n'avoir pas voulu consommer le mariage. Ce train continua tout le temps qu'il resta à Bareith. Je ne voulus pas m'en mêler. Le Margrave et le prince héréditaire furent obligés d'y mettre ordre. Enfin il partit le 14. d'Avril, et ce fut un grand bonheur pour nous, car s'il étoit resté plus long-temps, ils nous auroit fait tourner la tête. Comme la duchesse n'avoit point encore de dames, je fus charmée de trouver ce prétexte pour éloigner pendant quelque temps Mlle. de Sonsfeld. Je lui donnai permission de rester six semaines absente. Le prince héréditaire accompagna sa soeur jusqu'à Cobourg, où il ne s'arrêta que quelques jours.

Le Margrave se rendit à Himmelcron, et le prince héréditaire et moi à l'hermitage. J'y reçus une lettre de la reine, qui me surprit beaucoup. Elle me mandoit, que ma quatrième soeur, nommée Sophie, étoit promise au Margrave de Schwed, celui-même qui m'avoit été destiné. Elle faisoit des éloges surprenans de ce prince. Elle ne lui auroit jamais été si contraire, disoit-elle, si elle l'avoit connu plutôt. J'admirai l'instabilité de toutes les choses humaines, et sur-tout l'inconstance du coeur humain. Le Margrave avoit si bien gagné la reine par les rapports qu'il lui faisoit, qu'elle avoit enfin donné les mains au mariage de ma soeur. Mais dès qu'il fut promis, il leva le masque et se montra tel qu'il étoit, ce qui fut cause que peu de jours après je reçus une lettre de la reine toute contradictoire à l'autre, et qui étoit remplie d'horreurs contre ce prince. Je fus au désespoir de ce mariage à cause de ma soeur, que j'aimois tendrement. Elle n'étoit pas belle, mais son bon caractère, sa douceur, et mille bonnes qualités l'en récompensoient suffisamment. Elle sut si bien ramener son époux et prendre un tel ascendant sur son esprit, qu'il devint doux comme un mouton avec elle. Cependant tous les soins qu'elle s'est donnés n'ont pu corriger ce prince de ses défauts; il est toujours le même, hors qu'il en agit comme un ange avec son épouse, qui est fort heureuse avec lui.

Mes alarmes, touchant la campagne du prince héréditaire, recommencèrent. Il intriguoit sous main, pour obtenir la permission du Margrave d'y aller et je travaillois de mon côté pour l'empêcher, de façon que nous nous trompions tous deux. Mais une seconde lettre du roi que je reçus, me causa un cruel chagrin. En voici le contenu.

«Je pars, ma chère fille, dans six semaines, pour aller au Rhin. Mon fils et mes cousins feront la campagne avec moi; il faut que mon gendre la fasse aussi. Doit-il planter des choux à Bareith, pendant que tous les princes de l'empire vont à la guerre? Il passera dans le monde, pour un poltron qui n'a point d'honneur; toutes les raisons du Margrave ne valent rien. Rendez-lui la ci jointe et dites-lui, qu'il déshonore son fils, s'il l'empêche d'aller à la guerre. Rendez-moi une prompte réponse et soyez persuadée que je suis etc.»

Mon Dieu! que devins-je en lisant cette lettre; je versai un torrent de larmes. Le prince héréditaire me parla très-fortement et me dit, que si je ne déterminois son père à le laisser aller, je le forcerois à s'enfuir de Bareith et à faire la campagne sans son consentement. Je lui répondis, que tout ce qu'il pouvoit exiger de moi étoit, que je né lui serois pas contraire, mais que je ne persuaderais point le Margrave à le faire partir. J'envoyai la lettre du roi à ce prince. Il m'écrivit et me pria de retourner en ville, où il y avoit bien des choses à me communiquer et où il vouloit consulter le conseil sur cette affaire.

J'allai donc le 14. de Juin à Bareith. Le Margrave me montra la lettre du roi, qui étoit à peu près dans les mêmes termes que la mienne, et une du comte Sekendorff. Ce général le prioit pour l'amour de Dieu de se rendre aux désirs du roi, lui représentant, qu'en voulant empêcher le prince héréditaire d'aller en campagne, on lui attireroit beaucoup de méchantes affaires sur les bras; que la saison étoit avancée; que cette campagne ne pouvoit durer long-temps et qu'il espéroit lui relivrer son fils sain et sauf et couvert de gloire, lorsqu'elle seroit achevée. Il me demanda, ce que je pensois de tout cela? Je lui répondis, que je remettois toute cette affaire entre ses mains, qu'il étoit père et que j'étois persuadée, qu'il pèseroit bien mûrement le pour et le contre, avant que de rien décider. Il me parut fort inquiet. En effet tout le pays étoit contraire à la campagne et on disoit hautement, qui si le Margrave souffroit que son fils y allât, ce seroit un signe qu'il ne l'aimoit pas. Il répondit donc au roi, que la proposition qu'il lui faisoit étoit de si grande conséquence, qu'il ne pouvoit se déterminer si vite. Le prince héréditaire de son côté étoit d'une humeur épouvantable de voir les irrésolutions du Margrave. Il le pressoit vivement tous les jours d'acquiescer à ses désirs.

Cependant le roi étoit déjà parti de Berlin, pour se rendre à l'armée. Mon frère et tous les princes le suivirent quelques jours après. Le roi avoit pris sa route par le pays de Clève. Mon frère me manda, qu'il prendroit la sienne par Bareith, mais que le roi lui ayant expressement défendu d'y faire séjour, il me prioit de me trouver le 2. Juillet à Berneck, qui est à deux milles de Bareith, où il pouvoit s'arrêter quelques heures. Je ne négligeai pas cette occasion de voir ce cher frère; je me mis en chemin de grand matin avec ma gouvernante, Mr. de Voit et Mr. Sekendorff. Le prince avoit un gentil-homme de la chambre avec lui, et le baron Stein nous suivoit, pour complimenter mon frère de la part du Margrave.

J'arrivai à dix heures à Berneck. Il faisoit une chaleur excessive et je me trouvai déjà fort fatiguée du chemin que j'avois fait. Je descendis à la maison qui étoit préparée pour mon frère. Nous restâmes à l'attendre jusqu'à trois heures de l'après-midi. L'impatience nous prit enfin et nous nous mîmes à table. Pendant que nous y étions, il survint un orage épouvantable. Je n'ai rien vu de si terrible; le tonnerre retentissoit dans les rochers, dont Bernek est entouré, et il sembloit que le monde alloit périr; un torrent d'eau succéda à l'orage. Il étoit quatre heures et je ne pouvois comprendre où mon frère étoit. Plusieurs gens à cheval, que j'avois envoyés d'avance pour savoir où il étoit, ne revenoient point. Enfin, malgré toutes mes prières, le prince héréditaire voulut aussi aller le chercher. Je restai jusqu'à neuf heures du soir à attendre, sans que personne ne revînt. J'étois dans de cruelles agitation; ces cataractes d'eau sont fort dangereuses dans les pays de montagnes, les chemins sont inondés dans un moment et il arrive très-souvent des malheurs. Je crus pour sûr qu'il en étoit survenu à mon frère ou au prince héréditaire. Enfin à neuf heures on vint me dire, que mon frère avoit changé de route et qu'il étoit allé à Culmbach, où il vouloit rester la nuit. Je voulus y aller (Culmbach est à quatre milles de Bernek, mais les chemins sont affreux et remplis de précipices); tout le monde s'y opposa, et mal-gré bon-gré on me mit en carosse, pour me mener à Himmelcron, qui n'étoit qu'à deux milles de là. Nous pensâmes nous noyer en chemin, les eaux s'étant si fort accrues, que les chevaux ne les pouvoient passer qu'à la nage.

J'arrivai enfin à une heure après minuit. Je me jetai aussitôt sur un lit; j'étois mourante et dans des transes mortelles qu'il ne fût arrivé quelque accident à mon frère ou au prince héréditaire. Ce dernier me tira enfin d'inquiétude. Il arriva à quatre heures, sans me dire des nouvelles de mon frère. Je commençois à m'assoupir, étant un peu plus tranquille, quand on vint m'avertir, que Mr. de Knobelsdorff vouloit me parler de la part du prince royal. Je m'élançai du lit et courus à lui. Il me dit, que mon frère n'avoit compté me voir que le jour suivant, ce qui avoit été cause qu'il s'étoit reposé à Hoff; que si je voulois, il se rendroit à quelque endroit proche de Bareith; qu'il y seroit précisément à huit heures et qu'il y resteroit quelques heures pour me parler. Je n'eus donc pas le temps de dormir et me remis en carosse, pour me trouver au rendez-vous.

Mon frère m'accabla de caresses, mais me trouva dans un si pitoyable état, qu'il ne put retenir ses larmes. Je ne pouvois me tenir sur mes jambes et me trouvois mal à tout moment tant j'étois foible. Il me dit, que le roi étoit fort piqué contre le Margrave de ce qu'il ne vouloit pas souffrir que son fils fît la campagne. Je lui dis toutes les raisons du Margrave et j'ajoutai, qu'il n'avoit pas tort. Eh bien! dit-il, qu'il quitte donc le militaire et qu'il rende son régiment au roi; d'ailleurs tranquillisez-vous sur toutes les craintes que vous pourriez avoir pour lui, car je sais des nouvelles certaines qu'il n'y aura pas trop de sang de répandu. On forme pourtant le siège de Philippsbourg, lui répondis-je. Oui, dit mon frère, mais on ne risquera pas une bataille pour dégager cette place. Le prince héréditaire entra dans ces entrefaites et pria pour l'amour de Dieu mon frère de le tirer de Bareith. Ils se retirent ensemble à une fenêtre où ils s'entretinrent long-temps. Enfin mon frère me dit, qu'il écriroit une lettre très-obligeante au Margrave, et qu'il lui donneroit de si bonnes raisons en faveur de la campagne, qu'il ne doutoit pas que cette lettre ne fît son effet. Nous resterons ensemble, dit-il en adressant la parole au prince héréditaire, et je serai charmé d'être toujours avec mon cher frère. Il écrivit la lettre, qu'il donna au baron Stein, pour la remettre au Margrave. Nous prîmes un tendre congé l'un de l'autre, non sans verser des larmes. Il promis d'obtenir la permission du roi de s'arrêter à Bareith à son retour, après quoi il partit. Ce fut la dernière fois que je le vis sur l'ancien pied avec moi, il changea bien depuis.

Nous retournâmes à Bareith, où je fus si mal, qu'on crut pendant trois jours que je n'en reviendrois pas. Je réchappai pourtant encore cette fois, mais je repris la fièvre lente beaucoup plus forte, que je ne l'avois eue par le passé.

Je n'ai point parlé tout ce temps-ci de Mlle. de Sonsfeld. Elle étoit revenue de Weimar, où elle avoit laissé le duc et la duchesse en paix et en tranquillité. Je m'étois toujours flattée que l'absence la banniroit du coeur du Margrave, mais j'avois compté sans mon hôte, et ce prince étoit plus amoureux que jamais à son retour. On dit qu'il n'y a point de laides amours, mais je soutiens qu'il y en a de très-désagréables, et celui-ci peut être compté du nombre. La passion du Margrave ne souffroit plus de contrainte; il étoit tout le jour chez sa belle à laquelle il faisoit des déclarations morales et se contentoit de lui sucer les mains. Il mettoit tous les jours un habit neuf et faisoit adoniser sa teignasse, pour paroître plus jeune. Lorsqu'il ne pouvoit la voir, les billets-doux rouloient. Ces billets étoient de plus tendres, mais si fades, qu'il y avoit de quoi se trouver mal. Toutes ses vues, disoit-il, ne tendoient qu'au mariage, son amour étant tout-à-fait dégagé de la matière. Ce dernier article pouvoit être très-véridique, car il étoit déjà si exténué, qu'il n'avoit que la peau et les os, ayant déjà l'étisie dans les formes. Tout cela nous déplaisoit fort. La Flore aimoit autant qu'elle étoit aimée, et je prévoyois qu'elle se rendroit enfin aux désirs de son cacochyme amant.

Ce pauvre prince outre les rigueurs de sa belle se vit accablé d'un nouveau chagrin, qui lui fut très-sensible et auquel je pris toute la part imaginable. Ce fut la triste nouvelle de la mort du prince de Culmbach. Son adjutant vint la lui annoncer. Ce prince fut tué le 29. de Juin à la bataille de Parme, qui se donna sous le commandement du général Merci. Il s'étoit déjà emparé d'une des batteries des François, lorsqu'il reçut deux coups de feu qui le couchèrent par terre dans le fossé. On l'emporta dans une cassine voisine. Les chirurgiens lui annoncèrent, qu'il n'avoit que quelques heures à vivre, sa blessure étant mortelle. J'ai le plaisir, dit-il, de mourir du genre de mort que j'ai toujours souhaité, et je serai content, pour vu que nous soyons vainqueurs. Ce furent ses dernières paroles; il perdit le sentiment et quelques momens après la vie. Le Maréchal de Merci et quinze généraux de marque furent tués à cette action. Le champ de bataille demeura aux François et on peut leur attribuer la victoire, la perte des Autrichiens ayant été inouïe. Le prince héréditaire et moi nous fûmes touchés jusqu'au fond du coeur de cette perte. J'en versai bien des larmes, ayant perdu un vrai ami et un prince qui faisoit honneur à sa maison. On transporta secrètement son corps à Bareith.

Cependant la lettre que mon frère avoit écrite au Margrave, avoit fait son effet et on travailloit à force à l'équipage du prince héréditaire. J'étois ensevelie dans la plus noire mélancolie. La mort du prince de Culmbach m'avoit frappée; je me figurois que le prince héréditaire pouvoit avoir le même sort. Le mauvais état de ma santé me consoloit. Je pensois, que si le prince héréditaire étoit tué, je ne lui survivrois pas. Le médecin s'étoit contenté jusqu'alors de me faire saigner huit fois pendant dix mois de temps. Il ne connoissoit pas mon mal et s'imaginoit qu'il provenoit de trop de sang; avec cela il ne m'avoit donné que des choses fortes, qui me soulageoient pour quelques heures, mais qui augmentoient mon mal. Il voulut donc commencer une autre cure avec moi et nous fit prendre les eaux. Nous allâmes au Brandenbourger avec le Margrave, afin que je pusse m'en servir plus commodément. Mais mon estomac trop foible ne fut pas en état de les supporter et je fus obligée de les quitter dès le troisième jour.

Le corps du prince de Culmbach arriva dans ces entrefaites à Bareith. On le déposa dans la chapelle, les apprêts de son enterrement, qui devoient se faire avec pompe et cérémonie, n'étant pas faits. Le Margrave étoit toujours vivement touché de cette perte. Il diminuoit de jour en jour. Le médecin lui déclara, qu'il étoit dans un état dangereux, et que s'il ne renonçoit à la boisson, il deviendroit incurable. Mais ce prince y étoit si fort accoutumé, qu'il lui étoit impossible de passer un jour sans s'enivrer deux fois.

Enfin le malheureux jour du départ du prince héréditaire arriva; ce fut le 7. d'Août. Il n'y a que les personnes qui aiment aussi fortement que moi qui puissent se représenter ce que je souffris; mille morts ne sont pas à comparer à la douleur que je ressentis; j'avois l'imagination frappée et j'étois dans la persuasion de ne plus revoir le prince. Il s'arracha d'auprès de moi, étant lui-même si altéré de mon état, qu'il ne savoit ce qu'il faisoit. On le mena dans sa chaise à demi-mort, et pour moi, je restai dans une situation qui auroit touché les choses inanimées. Je fus quatre jours dans cet état. Enfin à force de réflexions je tâchois de modérer ma douleur et de la tenir dans de certaines bornes.

Je n'ai point parlé jusqu'à présent de toute la campagne du Rhin, n'ayant pas voulu interrompre le fil de ma narration. Je ne m'arrêterai qu'aux événemens principaux.

Le duc de Bevern avoit reçu le commandement de l'armée impériale l'année précédente. Cette armée qui ne consistoit qu'en vingt mille hommes, s'étoit tenue sur la défensive et n'avoit pu empêcher l'armée françoise, sous le commandement du duc de Bervie, de passer le Rhin. Le prince Eugène de Savoye vint prendre la place du duc de Bevern. Il fut très-mécontent à son arrivée à l'armée des dispositions qu'il trouva. Il abandonna sur-le-champ les lignes de Stokhoff. Les François poursuivirent les Impériaux, mais sans pouvoir leur faire le moindre dommage. Quoique la France n'eût point jusque-là attaqué l'empire, les intrigues de la cour de Vienne prévalurent sur la politique des princes, qui se mêlèrent inconsidérément de cette guerre, en fournissant leur contingent à l'Empereur. Les Danois au nombre de 6000, les Prussiens au nombre de 10,000 et les troupes de l'empire tirèrent très-à propos le prince Eugène de la mauvaise situation, où il se trouvoit. Il ne put cependant empêcher les François de s'emparer de Kehl et de mettre le siège devant Philippsbourg. Cette place rendit aussi après six semaines d'une vigoureuse défense. Le Maréchal de Bervie et le prince de Lixin furent tués dans la tranchée. Le prince héréditaire arriva deux jours après la prise de cette place. Le roi avoit employé tous ses efforts pour persuader le prince Eugène à livrer bataille pour sauver la place, mais ce prince n'avoit jamais voulu, ayant représenté au roi, que s'il avoit le malheur d'être battu, toute l'Allemagne étoit ouverte aux François et qu'ils pourroient s'emparer de tout ce qui leur plairoit.

Le prince héréditaire fut très-bien reçu du roi et de mon frère. Ce dernier lui prêta une tente, ses équipages n'étant point encore arrivés. Il trouva le roi fort changé de visage et maigri. Ce prince avoit la goutte à la main, et couvoit déjà en ce temps-là la maladie dont il est mort. Il ne put soutenir toute la campagne et fut obligée de partir, pour se rendre au pays de Clève. Il fit mille caresses au prince héréditaire avant son départ, et lui ordonna de s'arrêter à Bareith au retour de la campagne. Le prince héréditaire se fit bientôt aimer de tous les généraux et officiers de l'armée. Il s'appliquoit autant qu'il pouvoit d'apprendre le métier auprès d'eux. Sa conduite régulière, sa politesse et ses manières affables et prévenantes lui attirèrent tous les coeurs. Il n'en étoit pas de même de mon frère. Il s'étoit lié d'amitié avec le prince Henri, second prince du sang et frère du Margrave de Schwed. Ce prince n'avoit pour tout mérite que sa beauté. Il étoit vicieux, son caractère étoit mauvais et il avoit toujours témoigné une bassesse de sentimens, qui l'avoit rendu méprisable. Malgré cela il sut si bien s'insinuer auprès de mon frère, qu'il le corrompit et l'engagea dans les plus affreuses débauches. Ce ne fut pas tout. Il lui rendit suspects tous les honnêtes gens: il n'y avoit que ses semblables qui fussent les bien-venus; en un mot, mon frère devint tout différent de ce qu'il avoit été, de façon que tout le monde étoit mécontent de lui; le prince héréditaire en eut sa part comme les autres.

Un jour qu'il étoit allé reconnoître l'ennemi avec le duc Alexandre de Wurtemberg, mon frère, plusieurs princes et généraux, ils trouvèrent les François qui étoient postés en de-çà du Rhin. Le prince héréditaire se mit à dessiner leur poste et ne prit pas garde que mon frère commençoit à s'éloigner. Un jeune hussard qu'il avoit auprès de lui, s'amusa fort mal à propos de tirer sur l'ennemi avec une arquebuse rayée. Mrs. les François y répondirent sur-le-champ, et bientôt les balles volèrent autour du prince héréditaire. Il ne voulut pas se retirer et acheva tranquillement son dessin, donnant néanmoins une bonne mercuriale au hussard de son imprudence. Son dessin fini, il se remit à cheval et alla rejoindre mon frère. Celui-ci tenoit des propos assez piquans avec le prince Henri, sur ce qui venoit d'arriver. Le prince héréditaire les entendit. Il conta le fait à mon frère, et voyant qu'il continuoit toujours à chuchoter à l'oreille du prince Henri, en le regardant d'un air moqueur: celui qui dit des mensonges de moi à Votre Altesse royale, lui dit-il, est un tel et tel, et je saurai lui apprendre à devenir véridique et à se désaccoutumer de débiter des calomnies. Mon frère se tut aussi bien que le prince Henri, auquel ces dernières paroles avoient été adressées.

Le jour suivant le prince héréditaire turlupina le prince Henri de la façon la plus cruelle en présence de tous les généraux. Celui-ci fila doux et engagea mon frère à faire quelques politesses au prince héréditaire, qui étoit très-mécontent de lui.

Un courrier qui arriva quelques jours après à l'armée, les informa du triste état où se trouvoit le roi. Il étoit allé à Cleve et s'étoit vu obligé d'y demeurer, son mal s'étant fort augmenté. Le corps commençoit à lui enfler et les médecins jugeoient qu'il étoit hydropique, et que son état étoit très-dangereux et précaire.

J'en reviens à Bareith. Le corps du prince de Culmbach devant être inhumé le 25. d'Août, nous nous rendîmes à Himmelcron, pour n'être pas présents à cette cérémonie. Depuis le départ du prince héréditaire j'aperçus que l'amour du Margrave alloit grand train. Mlle. de Sonsfeld ne pouvoit s'empêcher de témoigner les sentimes qu'elle avoit pour lui; certains propos qu'elle tenoit, dénotoient assez qu'elle succomberait à la tentation d'être Margrave. Ce prince s'affoiblissoit à vue d'oeil. Son médecin, le plus ignorant qu'il y eût jamais, lui promit de le guérir par certains bains et par une boisson, qu'il regardoit comme une remède universel; c'étoient des pommes de pins cuites dans de l'eau. Le Margrave et moi, nous commençâmes notre cure en même temps, mais par bonheur pour moi il y eut des gens charitables qui m'avertirent que je me tuerois en la continuant. On voulut donner le même avis au Margrave, mais il étoit si entiché de son médecin, qu'il continua ses bains, où il tomboit tous les jours en foiblesse. Il faisoit travailler jour et nuit, pour accommoder le château à Himmelcron. Il y faisoit fabriquer un nouvel appartement, tout décoré avec des dorures et des glaces. Il vouloit y faire un magnifique jardin et une ménagerie, et on bâtissoit déjà un manège.

Tout cela me faisoit conclure qu'il alloit se marier et qu'il vouloit s'établir tout-à-fait à Himmelcron. La Marwitz me confirmoit dans cette idée et m'avertissoit sans cesse d'être sur mes gardes. Cette fille avoit beaucoup d'esprit et de solidité, je pouvois compter sur sa discrétion, et je l'aimois tous les jours davantage. Comme elle épioit sans cesse, elle s'aperçut qu'il y avoit beaucoup de personnes mêlées dans cette intrigue, et entr'autres Mr. de Hesberg, qui avoit été gouverneur du prince Guillaume. Je le connoissois pour un très-honnête homme et ne fis point de difficulté de m'ouvrir à lui sur ce sujet; mais je résolus d'attendre, que je fusse de retour de Himmelcron.

Je m'y rendis le 24. d'Août avec ma gouvernante et la Marwitz. J'y passois le temps le plus ennuyeux du monde. Le Margrave étoit dans un état à faire peur; sa mémoire baissoit si fort, qu'il ne savoit la plupart du temps ce qu'il disoit. A la fin du repas et après avoir bu il lui prenoit des tics convulsifs qui me causoient des frayeurs terribles, car je m'attendois à tout moment à le voir tomber en convulsions, auxquelles il avoit été sujet dans sa jeunesse. Il restoit toute la sainte journée dans ma chambre, ce qui me gênoit beaucoup.

Nous retournâmes enfin à Bareith le 4. de Septembre, où je tâchois d'avoir une entrevue secrète avec Mr. de Hesberg. Il m'avoua, qu'il étoit informé de ce que je voulois savoir, que Mlle de Sonsfeld lui en avoit fait la confidence, et voici le détail qu'il me fit. Depuis que j'avois rompu cette intrigue la première fois, le Margrave n'avoit point ralenti ses instances; Mlle. de Sonsfeld s'étoit tenue quelque temps sur la défensive, mais enfin elle s'étoit rendue, à condition néanmoins qu'elle n'épouseroit le Margrave qu'avec mon consentement; ce prince jugeant qu'il trouveroit bien des difficultés à vouloir la faire déclarer princesse, avoit résolu pour lever tout obstacle, de lui faire donner le titre de comtesse de Himmelcron; il vouloit se retirer avec elle dans cet endroit, et lui donner un capital très-considérable qu'il vouloit placer hors du pays; le Margrave n'attendoit que le retour du prince héréditaire et le départ de mon frère pour nous en faire la proposition, bien résolu si nous faisions des difficultés, de s'en venger et de passer outre.

Tout cela m'alarma au suprême degré. Il étoit très-facile pour moi de rompre toute cette intrigue, si j'avois voulu en avertir le roi, mais j'aimois trop ma gouvernante pour l'exposer, elle et sa famille au ressentiment de ce prince. Je résolus donc de risquer le tout pour le tout. J'envoyai chercher Mlle. de de Sonsfeld. Je lui déclarai tout net, que je savois toutes ses menées avec le Margrave; que je lui avois déjà une fois parlé clair sur ce sujet; que je ne donnerois jamais les mains à son mariage; qu'elle me forceroit d'avoir recours au roi, si elle vouloit l'accomplir; qu'elle devoit rompre tous ses rendez-vous avec le Margrave, qui faisoient du tort à sa réputation; qu'elle devoit considérer l'état où se trouvoit ce prince, qui étoit au bord de la fosse et qui ne pouvoit vivre; que si elle l'épousoit par tendresse, sa perte lui seroit bien plus sensible après son mariage qu'auparavant, et que si c'étoit par intérêt, elle pouvoit compter que j'aurois soin d'elle toute ma vie, et que je tâcherois de la récompenser de l'effort qu'elle aurait fait sur elle-même. J'assaisonnai cela de beaucoup d'expressions obligeantes, et moitié par douceur et moitié par menace je tirai d'elle une seconde promesse, qu'elle ne passerait pas outre. Elle m'avoua, qu'elle s'étoit toujours flattée de me fléchir, et qu'elle ne pouvoit nier qu'elle ne fût sensible à l'amour que le Margrave avoit pour elle; qu'elle seroit cependant obligée d'aller bride en main avec lui et de ne pas l'effaroucher, de peur que son ressentiment ne tombât sur nous; car, me dit-elle, Madame, s'il savoit que Votre Altesse royale est contraire à ses vues, et qu'elle est cause que je les rejette, il se porteroit aux dernières extrémités.

Effectivement elle se gouverna avec tant de prudence, qu'elle amusa le Margrave jusqu'à sa mort, et trouva moyen par son crédit de nous rendre toutes sortes de bons offices. Il ne lui manquoit que le titre de Margrave, car elle en avoit toute l'autorité; rien ne se faisoit sans sa volonté et toutes les grâces passoient par ses mains. Le premier plaisir qu'elle me fit, fut de persuader le Margrave à faire revenir le prince héréditaire. Le François cantonnoient déjà et il n'y avoit plus rien à faire à l'armée. Elle ne l'obtint cependant qu'avec beaucoup de peine.

J'eus le plaisir de revoir ce cher prince le 14. de ce mois. Il avoit eu une approbation générale. Je reçus diverses lettres sur son sujet de l'armée, remplies de ses éloges et de l'application qu'il s'étoit donnée pour apprendre le métier. Je le trouvai fort engraissé et bien portant. Il me témoigna le mécontentement qu'il avoit de mon frère et me dit, qu'il avoit si fort changé à son désavantage, que je ne le reconnoîtrois plus; qu'il ne se soucioit plus de moi, et qu'en un mot c'étoit tout un autre homme. Ce rapport m'affligea beaucoup. Cependant je me flattois de regagner le coeur de mon frère, pendant le séjour qu'il devoit faire chez nous.

Le roi étoit dans un état pitoyable. On l'avoit transporté à Berlin. Tous les médecins qui étoient autour de lui regardoient son mal comme incurable.

Le Margrave dépérissoit à vue. Sa santé ne lui permettant pas de recevoir mon frère. Il se rendit au parc, où il y avoit une très-belle maison, pour éviter sa présence et recommencer une nouvelle cure. Mais il ne put la continuer; il prit un crachement de sang, qui fit craindre pour sa vie. Tout le monde lui conseilla de se défaire de son médecin. On l'anima si fort contre ce malheureux, qu'il l'auroit fait arrêter, si on ne l'en avoit empêché. Les autres médecins disoient que c'étoit les bains, qu'il avoit fait prendre au Margrave, qui l'avoient réduit à ce triste état. Goekel prétendoit le contraire; voici comment il vouloit prouver l'efficace de ses bains. On conserve, disoit-il, les corps en les embaumant; je conclus de là, que si je puis parvenir à embaumer une personne pleine de vie, cette personne pourra vivre quelques centaines d'années; or le plus excellent préservatif contre la corruption est la pomme de pin; j'ai donc agi en homme sensé et qui entend son métier en les ordonnant au Margrave et à la princesse héréditaire. Je ris bien de ce beau système, qui nous auroit rendus momies, le Margrave et moi.

Nous reçûmes dans ce temps-là des nouvelles d'Italie. Elles furent avantageuses pour les Autrichiens. Le comte Koenigsek surprit l'armée du Maréchal de Broglie et celle du roi de Sardaigne, en faisant passer la rivière Seggio à ses troupes. Le Maréchal se sauva nu-pieds et l'autre chaussé. Toute l'armée des alliés fut mise en déroute. On dit, qu'il n'y avoit rien de plus plaisant à voir que les hussards autrichiens, qui s'étoient parés des habits galonnés des officiers françois. Ceux-ci eurent leur revanche quelques jours après. Le comte Koenigsek les ayant poursuivis, les François lui livrèrent bataille devant la ville Guastala et les défirent. Le prince Louis de Wurtemberg et plusieurs autres braves généraux autrichiens y furent tués.

Cependant mon frère arriva le 5. d'Octobre. Il me parut fort décontenancé, et pour rompre tout entretien avec moi, il me dit, qu'il étoit obligé d'écrire au roi et à la reine. Je lui fis donner des plumes et du papier. Il écrivit dans ma chambre et employa plus d'une grosse heure pour écrire deux lettres, où il n'y avoit que deux lignes. Il se fit ensuite présenter toute la cour, et se contenta de regarder tous ceux qui la composoient d'un air moqueur, après quoi nous nous mîmes à table. Il ne fit dans toute sa conversation que turlupiner tout ce qu'il voyoit en me répétant plus de cent fois le mot de petit prince et de petite cour. J'étois outrée et ne pouvois comprendre comment il avoit changé si subitement envers moi. L'étiquette de toutes les cours de l'empire n'accorde la table des princes qu'à ceux qui ont le rang de capitaine; les lieutenans et les enseignes sont exclus et sont placés à la troisième table. Mon frère avoit un lieutenant dans sa suite; il le fit placer à table en me disant, que les lieutenans du roi valoient bien les ministres du Margrave. Je ravalai cette dureté et ne fis semblant de rien.

L'après-midi étant seule avec lui, il me dit: notre Sire tire à sa fin et ne vivra pas ce mois. Je sais que je vous ai fait de grandes promesses, mais je ne suis pas en état de vous les tenir; je vous laisserai la moitié de la somme que le feu roi vous a prêtée; je crois que vous aurez tout lieu d'être satisfaite de cela. Je lui dis, que ma tendresse pour lui n'avoit jamais été intéressée; que je ne lui demanderois jamais rien que la continuation de son amitié, et que je ne voulois pas un sou de lui, si cela l'incommodoit de la moindre manière. Non, non, dit-il, vous aurez ces 100,000 écus, je vous les ai destinés. On sera bien surpris dans le monde, continua-t-il, de me voir agir tout différemment qu'on ne l'auroit cru; on s'imagine que je vais prodiguer tous mes trésors et que l'argent deviendra aussi commun à Berlin que les pierres, mais je m'en garderai bien, j'augmenterai mon armée et je laisserai tout sur le même pied. J'aurai de grandes considérations pour la reine, ma mère, je la rassasierai d'honneurs, mais je ne souffrirai point qu'elle se mêle de mes affaires, et si elle le fait, elle trouvera à qui parler.

Je tombai de mon haut en entendant tout cela; je ne savois si je dormois ou si je veillois. Il me questionna ensuite sur les affaires du pays. Je lui en fis le détail. Il me dit, quand votre benêt de beau-père mourra, je vous conseille de casser toute la cour et de vous réduire sur le pied de gentils-hommes, pour payer vos dettes; au bout du compte vous n'avez pas besoin de tant de monde, et il faut aussi que vous tâchiez de diminuer tous les gages de ceux, que vous ne pourrez vous dispenser de garder; vous avez été accoutumée à vivre à Berlin avec quatre plats, c'est tout ce qu'il vous faut ici, et je vous ferai venir de temps en temps à Berlin, cela vous épargnera la table et le ménage.

Il y avoit déjà long-temps que j'avois le coeur gros, je ne pus retenir mes larmes en entendant toutes ces indignités. Pourquoi pleurez-vous? me dit-il. Ah, ah! c'est que vous êtes mélancolique; il faut dissiper cette humeur noire, la musique nous attend et je vous ferai passer cet accès en jouant de la flûte. Il me donna la main et me conduisit dans l'autre chambre. Je me mis au clavecin, que j'inondai de mes larmes. La Marwitz se plaça vis-à-vis de moi, pour empêcher les autres de voir mon désordre.

Il reçut enfin le quatrième jour de son arrivée une estafette de la reine, qui le conjuroit de se hâter de revenir, le roi étant à l'extrémité. Cette nouvelle acheva de me désoler. J'aimois le roi et je voyois bien par le train que prenoient les choses, que je ne pouvois plus compter sur mon frère. Il fut pourtant un peu plus obligeant envers moi les deux derniers jours avant son départ. L'amitié que j'avois pour lui, me fit excuser ses irrégularités et je me crus bien rapatriée avec lui, mais le prince héréditaire n'y fut pas trompé, et me prédit d'avance bien des choses qui se sont vérifiées dans la suite. Mon frère repartit donc le 9. d'Octobre, me laissant en suspens sur son sujet.

Le Margrave revint deux jours après à Bareith, je fus fort surprise en le revoyant. Je n'ai de ma vie vu un changement pareil; tout son visage étoit si tiré, qu'il n'étoit pas reconnoissable. Il vint se reposer un moment chez moi. Tout le temps qu'il y resta il ne fit que se déchaîner contre son médecin et me faire le détail de sa maladie. Elle augmenta bientôt si fort, qu'il ne fut plus en état de quitter la chambre. Je lui rendois visite tous les jours. Ce prince étoit d'une humeur insupportable; il nous faisoit souffrir maux et martyres. Nous n'osions plus parler à personne, sans courir risque de rendre ses gens malheureux, et ses soupçons le portoient à s'imaginer, que nous formions des intrigues avec tout le monde. Il étoit défendu de rire; dès que nous étions un peu gais, il disoit que c'étoit de la joie que nous avions de sa maladie. Pour mettre fin à toutes ces chicanes, nous ne vîmes plus personne et nous nous réduisîmes, le prince héréditaire et moi, à n'avoir commerce qu'avec mes dames, qui étoient les seuls êtres vivans que nous vissions. Nous dînions et soupions en particulier. Je travaillois, je lisois, je composois de la musique tous les jours; nous jouions au colin-maillard, ou nous chantions et dansions; enfin il n'y avoit point de folies dont nous ne nous avisassions pour tuer le temps. Mais j'ai négligé jusqu'à présent de rapporter un fait assez intéressant, n'ayant pas voulu interrompre le fil de ma narration.

J'ai déjà fait le portrait de la Margrave douairière de Culmbach, qui faisoit sa demeure à Erlangue. Cette princesse s'étoit amourachée d'un certain comte Hoditz, homme d'une très-grande maison de Silésie, mais franc-libertin et aventurier. Comme la conduite de ce princesse étoit connue et qu'il lui falloit toujours un adorateur, cette nouvelle intrigue ne donna point d'ombrage au Margrave. Elle garda même quelques dehors avec son amant au commencement de leurs amours, mais sa passion pour lui augmenta tout d'un coup si fort, qu'elle résolut de l'épouser. Le comte sut si bien mener cette affaire, que personne ne s'aperçut de leur dessein que lorsqu'il fut accompli. Les deux amans choisirent une nuit fort obscure pour s'évader du château; une fausse-clef qu'ils avoient pris soin de faire fabriquer, leur procura la sortie du jardin. Malgré une pluie épouvantable ils gagnèrent à pied un petit village Bambergeois, à une demi-lieue d'Erlangue. Mdme. la Margrave n'avoit pour tout habillement qu'une simple jupe de basin et un pet-en-l'air de la même étoffe. Ils trouvèrent deux prêtres catholiques dans le village qui les marièrent, après quoi ils retournèrent à Erlangue dans le même ordre qu'ils en étoient partis. Le secrétaire de la Margrave et quelques domestiques du comte, qui les avoient suivis, leur servirent de témoins. Le comte partit quelques jours après pour Vienne. Sa nouvelle épouse lui fit présent d'une partie de ses pierreries et engagea le reste pour payer les fraix de son voyage. Cette démarche fit du bruit. Le secrétaire de la Margrave prévoyant bien qu'il n'avoit plus aucune fortune à espérer de sa maîtresse, vint dénoncer le fait au Margrave.

Ce prince envoya d'abord le Baron Stein à Erlangue pour examiner la chose. La Margrave avoua tout de suite son mariage. On lui fit toutes les représentations imaginables, pour lui montrer la bassesse de son procédé, et les suites funestes qui s'en suivroient, lui offrant de faire rompre son mariage, qui ne s'étoit pas fait selon les cérémonies de l'église, les deux prêtres n'ayant pas reçu la dispense de l'évêque de Bamberg pour les marier. Toutes les raisons qu'on put lui alléguer furent inutiles. Elle répondit, qu'elle aimeroit mieux manger du pain sec et ne boire que de l'eau avec son cher comte, que d'avoir l'empire de l'univers. Le Margrave voyant qu'il ne gagneroit rien sur son esprit, avertit le duc de Weissenfeld de ce qui se passoit. Ce prince envoya un de ses ministres à Erlangue, mais toutes les instances et remontrances de celui-ci furent aussi peu efficaces, que celles du baron Stein. Elle sortit du château pour se rendre auprès de son époux, mais ses créanciers, qui étoient en grand nombre, l'arrêtèrent. Pour se sauver de leurs mains, elle leur abandonna tous ses effets. Elle se rendit à Vienne, où elle abjura la foi luthérienne pour embrasser la catholique. Elle y est encore présentement dans une misère affreuse, méprisée de tout le monde et vivant des charités, que lui fait la noblesse. Son époux l'a cajolée tant qu'elle a eu un sou de bien. Elle a été obligée de vendre toutes ses nippes, pour suffire aux dépenses du comte, qui l'a laissée à présent dans le plus cruel abandon.

Le commencement de l'année 1735 ne fut pas favorable au Margrave. Sa santé s'affoiblissoit à vue, et il ne pouvoit plus quitter le lit; mille fantaisies lui passoient par la tête; il ne s'imaginoit point de mourir, et faisoit faire tous les jours des plans pour l'embellissement de Himmelcron. Il vouloit rendre cet endroit magnifique et y dépenser 100,000 florins en bâtimens. J'ai déjà parlé de son ordre. Il le fit changer et voulut y ajouter des commanderies; certaines terres allodiales dévoient être employées à cet usage. Non content de tout cela, il acheta une immense quantité de chevaux et fit faire diverses sortes de voitures, voulant jouer, disoit-il, le grand Seigneur; en un mot, si Dieu ne l'avoit retiré du monde, il auroit ruiné tout son pays et nous auroit laissés à l'aumône. Tous ceux qui étoient en charge, voyant bien qu'il ne pouvoit réchapper de cette maladie, s'adressoient au prince héréditaire. Celui-ci tâchoit sous main de faire traîner les bâtimens de Himmelcron et le plan des commanderies. Le Margrave avoit même des momens où son esprit étoit détraqué, toutes les affaires alloient cahin-caha, et il nous faisoit tous les chagrins imaginables. Je le laisserai reposer un peu pour voir ce qui se passoit à Berlin.

Le roi y étoit toujours très-mal de l'hydropisie. Il souffroit prodigieusement; les jambes lui étoient crevées; il étoit obligé de les tenir dans des baquets, pour y laisser couler l'eau qui en sortoit. Son mal augmentant à vue-d'oeil, il résolut de faire les noces de ma soeur Sophie avec le Margrave de Schwed. La bénédiction de leur mariage se donna le 7. de Janvier devant son lit. Une espèce de grosseur qu'il avoit à une de ses jambes, fit croire aux médecins qu'il s'y formoit un abcès, ils résolurent d'y faire une incision. L'opération fut longue et douloureuse. Le roi la soutint avec une fermeté héroïque et se fit donner un miroir, pour être en état de mieux voir travailler les chirurgiens. Mon frère me mandoit toutes les postes, qu'il n'avoit plus que 24 heures à vivre, mais il comptoit sans son hôte; et la quantité d'eau que le roi avoit perdue, jointe à l'habilité des médecins, rétablit entièrement ce prince. Cette cure fut regardée comme un miracle. Sa convalescence me combla de joie. Toutes mes soeurs se rendirent à Berlin pour féliciter le roi sur le rétablissement de sa santé. Je ne pus lui témoigner la satisfaction que j'en ressentois que par écrit, ne pouvant m'éloigner dans l'état où étoit le Margrave.

Ce prince, tout mourant qu'il étoit, voulut conférer son nouvel ordre en cérémonie. Tous ceux qui en étoient chevaliers, le reçurent de lui. Il étoit couché dans son lit, où il reçut des complimens de toute la cour. Cet ordre consiste dans une croix blanche; l'aigle rouge qui représente les armes de la maison, est au milieu, elle est attachée à un ruban ponceau, bordé d'or, et on le porte autour du cou; l'étoile est d'argent; l'aigle rouge est au milieu avec cette devise latine; sincère et constant. Il y eut grande table chez moi et le soir bal, qui ne dura qu'un quart d'heure.

Je fus bien attristée en ce temps-là par une lettre de la duchesse de Brunswick, qui me faisoit part de la mort de son époux. Il n'y avoit qu'un an qu'il étoit parvenu à la régence. Je le regrettai sincèrement, et je conserve encore une tendre amitié pour la duchesse, son épouse. Le prince Charles, son fils, se vit prince régnant par ce décès. Ma soeur joua de bonheur, si on peut appeler ainsi la perte d'un si brave prince, car elle se vit deux ans après son mariage, et contre toute apparence, princesse régnante.

Cependant la maladie du Margrave augmenta si fort, qu'on lui conseilla de faire venir un médecin très-habile d'Erfort, pour le consulter. Celui qu'il avoit pris à la place de Goekel, se nommoit Zeitz. C'était un homme d'esprit, qui avoit un peu plus de savoir que son prédécesseur, mais dont le système étoit aussi ridicule, que celui de l'autre. D'ailleurs cet homme avoit un très-mauvais caractère; il n'avoit point de religion, et par conséquent aucun frein qui pût le tenir en bride. Il n'est pas donné à chacun d'avoir une foi aveugle, même on trouvera ordinairement que ceux qui croient le moins, vivent le plus moralement bien, mais un mauvais esprit, qui n'a point de religion, est un meuble très-dangereux dans la société. La plupart des gens ne savent ce qu'ils croient; les uns rejettent la religion, parcequ'elle est contraire à leurs passions; les autres pour être à la mode; d'autres encore pour s'attirer la renommée de gens d'esprit. Je désapprouve fort ces sortes d'esprits-forts, mais je ne puis condamner ceux qui ce font une étude de rechercher la vérité et de se défaire de tout préjugé. Je suis même convaincue, que les personnes qui s'accoutument à réfléchir, ne peuvent qu'être vertueuses; en recherchant la vérité, on apprend à raisonner juste, et en apprenant à raisonner juste, on ne peut qu'aimer la vertu. Mes réflexions m'ont éloignée de mon sujet. J'y reviens.

Mr. Juch qui étoit le médecin que l'on fit venir, annonça tout franchement au Margrave, qu'il ne réchapperoit point de cette maladie, et qu'il n'avoit plus que quelques semaines à vivre. Zeitz l'assura en revanche, qu'il le tireroit d'affaire. Il ajouta foi aux paroles du dernier. Cela est naturel, nous nous flattons toujours de ce que nous espérons. Il continua donc à faire travailler à Himmelcron et à régler les commanderies de son ordre.

La princesse d'Ostfrise ayant appris le triste état où il se trouvoit, se mit en chemin pour venir à Bareith. Cela nous alarma fort, le prince héréditaire et moi. Elle pouvoit nous faire un tort infini, en engageant son père à faire un testament en sa faveur et en celle de sa soeur. Mlle. de Sonsfeld sut si bien tourner l'esprit du Margrave qu'elle lui fit accroire, qu'il s'attendriroit trop s'il voyoit sa fille, que d'ailleurs elle prétendroit bien des choses contraires aux intérêts de son pays, et qu'il seroit dur au Margrave de lui refuser. Enfin elle fit si bien, que ce prince lui envoya une estaffette, pour la prier de ne point venir. L'estaffette la rencontra à Halberstadt, qui est à moitié chemin de Bareith. Elle fut donc obligée de s'en retourner.

L'amour du Margrave pour Mlle. de Sonsfeld continuoit toujours, mais elle me tenoit exactement la parole qu'elle m'avoit donnée, et me faisoit part de tous les entretiens qu'elle avoit avec lui. Sans elle nous aurions mal passé notre temps, et il se seroit porté à toutes sortes d'extrémités, car il nous traitoit comme des chiens. Nous prenions patience sur tout cela, et surtout moi, dans l'espérance que notre délivrance étoit prochaine. Il faut pourtant que je rende cette justice au prince héréditaire, que je ne l'ai jamais entendu murmurer contre son père, hors le jour qu'il voulut le battre, et qu'il en a toujours parlé en termes très-respectueux. Il voyoit bien lui-même que son père tiroit à sa fin. Il n'étoit informé que superficiellement de ses affaires, et tenoit tous les jours des conférences secrètes avec Mr. de Voit, qui l'instruisoit de l'état de son pays. Je connoissois à fond le caractère du prince héréditaire, et je savois qu'il ne se laisseroit jamais gouverner. Je m'étois bien proposé de ne me mêler de rien; je hais les intrigues à la mort, mais en revanche je voulois rester sur un certain pied de considération, et ne voulois pas non plus que personne se mêlât de ce qui me regardoit. Je ne sais si Mr. Voit fit comprendre au prince que je gouvernerois, ou s'il eut lui-même cette idée de moi, mais je m'aperçus qu'il n'en agissoit plus avec moi avec la même franchise qu'à l'ordinaire. Cela m'inquiéta, mais cependant je ne fis semblant de rien.

La Marwitz me dit un jour: le prince héréditaire est encore trop vif pour entrer dans tous les détails de la régence; je suis persuadée que Votre Altesse royale sera obligée de l'assister; il est encore jeune, il n'est informé de rien, il n'a point d'expérience; je crains que s'il ne suit vos conseils, on ne lui fasse faire bien des bévues. Je vous assure, ma chère, lui dis-je, que vous vous trompez fort; je ne me mêlerai de rien, et je vous assure, que le prince ne s'adressera pas à moi pour avoir mon avis. Elle en fut surprise. Le prince entra justement dans la chambre. Elle lui parla quasi de même qu'à moi, et je répétai au prince de que j'avois répondu à la Marwitz. Il garda le silence; il étoit fort froid envers moi. Je rejetai toujours ce changement sur les affaires qui lui rouloient dans la tête. Jusque-là il n'avoit eu rien de caché pour moi, il m'avoit fait part de ses plus secrètes pensées, mais il ne me confia point ses idées sur l'avenir, et je ne m'en informai pas non plus.

Un jour que nous étions à table, on vint nous chercher au plus vite chez le Margrave, en nous disant qu'il étoit à l'agonie. Nous le trouvâmes couché dans un fauteuil; une suffocation qui lui avoit pris, l'avoit mis à deux doigts du tombeau; son pouls étoit comme celui d'une personne qui se meurt. Il nous regarda tous sans nous dire mot. On avoit envoyé chercher un ecclésiastique. Il témoigna d'abord que cela ne lui faisoit pas plaisir. L'ecclésiastique lui fit une assez belle exhortation sur l'état où il se trouvoit, lui disant, qu'il étoit près de rendre compte de ses actions à Dieu, qu'il devoit se soumettre à ses saintes volontés, et qu'il lui donneroit la force d'envisager la mort avec fermeté. J'ai administré la justice, lui dit-il; j'ai été charitable envers les pauvres: je n'ai point débauché avec les femmes; j'ai rempli les devoirs d'un prince juste et équitable; je n'ai rien à me reprocher et puis paraître devant le tribunal de Dieu avec assurance. Nous sommes tous pécheurs, lui répondit son aumônier, et le plus juste pèche sept fois, et quand nous avons fait tout ce qui nous est ordonné, nous sommes pourtant des serviteurs inutiles. Nous remarquâmes tous que ce discours lui déplaisoit. Il répéta avec plus de véhémence: non, je n'ai rien à me reprocher, mon peuple pourra me pleurer comme son père. Il garda quelques momens le silence, après quoi il nous pria de nous retirer. On le remit au lit, et nous fûmes bien surpris lorsqu'on nous vint dire le soir, qu'il étoit beaucoup mieux. On nous apprit en même temps, qu'il avoit fort grondé ses domestiques de l'alarme qu'ils avoient faite, et surtout de ce qu'ils avoient appelé l'ecclésiastique. Il sembla que son mal fût diminué, mais le 6. de Mai il augmenta si fort, que Zeitz qui l'avoit toujours flatté de le rétablir, vint lui annoncer son arrêt de mort. Il tomba dans une profonde rêverie et ordonna que tout le monde le laissât seul ce jour-là. Il étoit d'une foiblesse extrême.

Le lendemain il nous envoya chercher, le prince héréditaire et moi. Il fit une longue exhortation à son fils sur la manière dont il devoit gouverner son pays, et me dit, qu'il m'avoit toujours tendrement aimée; qu'il reconnoissoit mon mérite; qu'il me conjuroit de faire souvenir tous les jours son fils des préceptes de morale et de régence qu'il venoit de lui donner; qu'il me souhaitoit beaucoup de bonheur, et qu'il me prioit d'accepter une tabatière, qu'il me donna pour me souvenir de lui. Nous nous mîmes à genoux, le prince héréditaire et moi. Il nous donna sa bénédiction et nous embrassa l'un et l'autre. Nous fondions en larmes. Ce qu'il m'avoit dit m'avoit si fort touchée, que si j'avois pu lui prolonger la vie, je l'aurois fait. Il nous pria ensuite de ne plus le venir voir, que lorsqu'il seroit à l'agonie; et s'adressant à moi: je vous conjure, Madame, ajouta-t-il, faites-moi cette grâce. Il fit ensuite venir ma fille, à laquelle il donna aussi sa bénédiction; après quoi il prit congé de toutes mes dames, l'une après l'autre, hors de Mlle. de Sonsfeld, qui étoit malade. Les conseillers privés eurent aussi leur tour. Il leur fit une longue harangue et leur détailla toutes les obligations que le pays lui avoit, et répéta à peu près ce qu'il avoit dit à l'ecclésiastique; il leur recommanda fortement le bien de son pays et l'attachement qu'ils dévoient avoir pour leur nouveau maître, finissant par leur donner les derniers adieux. Il eut la force d'esprit de prendre congé de toute sa cour, depuis le premier ministre jusqu'au dernier de ses domestiques. J'étois fort touchée, mais je ne puis nier que je ne trouvasse beaucoup d'ostentation dans son fait, car il ne cessoit de relever envers chacun les soins qu'il s'étoit donnés pour le bien de son pays. On verra par la suite qu'il ne s'imaginoit point encore de mourir, et que tout ce qu'il faisoit n'étoit que pour jouer la comédie. Il s'affoiblit extrêmement à la fin de cette triste cérémonie. Dès qu'elle fut finie, il nous pria de nous retirer.

Les médecins nous avertirent, qu'ils le trouvoient si mal, qu'on ne pouvoit plus compter un moment sur sa vie. Pour être plus à portée de le venir voir et accomplir la promesse que nous lui avions faite, d'être présens à sa fin, nous nous logeâmes dans un appartement tout proche du sien, et la nuit nous ne fîmes que nous coucher tout habillés sur le lit.

Le lendemain trouvant que sa foiblesse augmentoit, il envoya chercher le prince héréditaire, auquel il remit la régence en présence du conseil, et ordonna à chacun de ne plus l'importuner d'aucune affaire. J'étois allée tous les matins et tous les soirs demander de ses nouvelles dans son antichambre, car il n'y avoit que le prince héréditaire qui eût l'entrée libre chez lui. Dès qu'il lui eût remis la régence, il s'en repentit et ne put s'empêcher de brusquer son fils toutes les fois qu'il le voyoit. Il s'informa même auprès de quelques Mrs. de sa cour, qui ne le quittoient pas, et auprès de ses domestiques, si son fils se mêloit déjà d'ordonner, ajoutant, qu'il nageoit sans doute dans la joie de se voir son propre maître. On l'assura avec vérité, que le prince héréditaire avoit juré de ne donner aucun ordre tant qu'il vivroit encore, et qu'il n'avoit voulu expédier aucune affaire.

Sa maladie traîna jusqu'au 16. de Mai au soir, où l'on vint nous appeler à la hâte; il étoit 9 heures. Nous trouvâmes tout le monde en prière dans son antichambre; on l'entendoit râler de très-loin; il souffroit les peines de l'enfer. Il dit à son fils: mon cher fils, je suffoque, je ne puis plus endurer des souffrances qui me mettent au désespoir. Il crioit et hurloit que cela faisoit peur à entendre; par trois fois il perdit les sens, et par trois fois il les reprit. Il parla jusqu'à son dernier soupir et expira enfin à six heures et demie du 17. de Mai au matin.

Je n'ai de ma vie été plus altérée. Je n'avois jamais vu mourir personne; cette image me frappa si fort, que j'eus peine à me l'ôter de long-temps de l'esprit. Le prince héréditaire étoit dans le dernier désespoir. Nous le tirâmes avec toutes les peines du monde de cette chambre et le ramenâmes dans la sienne, où il fut près d'une heure avant que de pouvoir se remettre. Toute la cour l'avoit suivi. Dès qu'il fut un peu revenu à lui, Mr. de Voit lui dit, qu'il étoit nécessaire qu'il confirmât le conseil. Le Margrave hésita quelque temps et ne lui répondit rien, mais me tirant à part, il demanda, ce que j'en pensois? Je lui répondis ingénieusement, que je ne trouvois pas cela si pressé; qu'il n'y avoit qu'une heure que son père étoit mort; qu'il me sembloit qu'il falloit garder un certain décorum, et ne pas montrer tant d'avidité à s'emparer de la régence, et qu'en remettant la chose au lendemain, il auroit le temps de faire de mûres réflexions sur les personnes qu'il vouloit mettre en place. Il goûta mes avis. Il étoit fort accablé et moi aussi, ayant veillé toute la nuit et ma santé étant très-foible. Pour éluder toutes les persécutions de ces Messieurs, il se coucha et reposa quelques heures; mais on le pressa tant et tant, et on lui montra tant de difficultés à laisser vaquer plus long-temps le conseil, qu'enfin il le confirma. Il fut composé du baron Stein, Voit, Dobenek, Hesberg, Lauterbach et Thomas.

Ensuite on régla le deuil et l'enterrement, et l'on fit accroire au Margrave, que c'étoit au conseil, à fournir tout ce qu'il falloit employer à cela. Le Margrave étoit fort novice dans toutes ces sortes d'affaires et se trouvoit obligé de s'en fier à ce qu'on lui disoit. Ces Messieurs furent assemblés pendant trois semaines, et ne s'occupèrent qu'à acheter du drap. Quoique cela fût du département du Maréchal de la cour, ils commençoient à se donner des airs insupportables, sur-tout Mr. de Voit. Cet homme m'avoit toutes les obligations imaginables; je l'avois soutenu de tout mon pouvoir du vivant du feu Margrave. Il étoit mon grand-maître, et les devoirs de sa charge exigeoient que du moins il vînt tous les jours chez moi; il n'en fit pourtant rien et ne me fit pas même faire ses excuses, ce qui me piqua fort contre lui. Cependant le corps du Margrave fus mis en parade. Ses obsèques se firent le 31. de Mai, comme il avoit ordonné avant sa mort, sans cérémonie, mais avec décence. Son corps fut transporté à Himmelcron et déposé dans un caveau, qu'il avoit fait faire exprès.

Nous mîmes le grand deuil le 1. de Juin, pour ne le quitter qu'un an après. Je tins appartement ce jour-là, pour recevoir les complimens de condoléance de toute la cour, et nous dînâmes pour la première fois en public. Mais tout cet attirail noir et le décorum qu'il falloit observer, étant trop incommode, nous nous rendîmes au Brandenbourger, où nous restâmes quelques semaines.

Mr. de Voit vint un jour chez moi. Il me dit, qu'il savoit que j'étois fâchée contre lui de ce qu'il ne me faissoit pas régulièrement sa cour, mais qu'il étoit si occupé, qu'il ne lui restoit pas un moment de temps; que cependant le conseil ne m'avoit pas oubliée, et qu'on avoit résolu d'intercéder pour moi auprès du Margrave, pour qu'il me donnât une augmentation de revenus, et qu'ils ne doutoient point que le Margrave ne me l'accordât. Je fus piquée au vif de ce beau discours. Je lui répondis d'un air fort froid, que si j'avois besoin d'une augmentation de revenus, je la demanderois moi-même au Margrave; que j'étois très-persuadée qu'il ne me la refuseroit pas; que je leur étois obligée de leurs bonnes intentions, mais que je les dispensois du soin de parler en ma faveur, puisque je prendrois cette peine moi-même. Il fut un peu décontenancé et me dit, qu'il étoit cependant désagréable de demander soi-même des grâces. Mais plus encore, lui dis-je, Monsieur, de les faire demander par d'autres, et afin que vous appreniez à connoître mon caractère, sachez, que quand même le Margrave voudroit me donner une augmentation, je ne l'accepterois pas, ses affaires étant trop dérangées par les grandes dépenses, qu'il est obligé de faire, pour m'avantager sans s'incommoder; d'ailleurs, Monsieur, je veux lui avoir l'obligation à lui-même des avantages qu'il me fera, sans quoi ils ne me feront aucun plaisir.

Je prévis bien que ces Messieurs prétendoient me mettre sur le pied où étoit ma soeur d'Anspac, qui n'osoit grouiller devant eux et qui étoit toujours obligée de s'adresser à un troisième, pour négocier ce qu'elle vouloit de son époux. Le froid que le Margrave avoit pour moi, joint à ses idées, m'alarmèrent beaucoup. Je me retirai dans mon cabinet avec ma gouvernante, à laquelle je communiquai mes pensées; je pleurois à chaudes larmes. Elle hausse les épaules et me dit, qu'elle avoit les mêmes appréhensions que moi; que même ces Messieurs faisoient assez comprendre, que leur but étoit de gouverner eux-seuls l'esprit du Margrave; que pour y parvenir, il falloit commencer à me mettre peu-à-peu sous leur férule; qu'ils ne s'occupoient uniquement que de bagatelles, voulant entrer dans les moindres petits détails, qui n'étoient pas de leur ressort, et négligeant les grands. Elle me conjura de parler au Margrave et de lui ouvrir les yeux; qu'elle de son côté tâcheroit de préluder, pour lui préparer l'esprit sur ce que je lui dirois. Je balançai long-temps, mais elle me donna tant de bonnes raisons, qu'enfin je m'y résolus.

J'en parlai en effet au Margrave, mais il le trouva fort mauvais; il me répondit beaucoup de choses dures. Je suis vive, je sais me modérer jusqu'à un certain point, mais je suis femme et j'ai mes foiblesses comme les autres, je me brouillai à toute outrance avec mon époux; j'étois dans un tel désespoir, que je tombai en foiblesse. On me mit sur le lit. J'eus un tel saisissement, qu'on crut que j'allois expirer. On appela au plus vite le Margrave. Mon état le toucha vivement; il étoit dans des angoisses mortelles. Nous nous fîmes des excuses réciproques, et après un long éclaircissement, il m'avoua, qu'on lui avoit mis martel en tête contre moi; il me demanda mille fois pardon. Je lui promis, que je ne me mêlerois de rien, mais que j'espérois en revanche, qu'il ne souffriroit pas qu'on causât de la mésintelligence entre nous et qu'on m'abaissât, comme on l'intentionnoit. Il me répondit, que je lui ferois toujours plaisir d'en agir avec la même sincérité, comme j'avois fait par le passé; qu'il me prioit de lui dire toujours mes pensées naturellement, et que de son côté il n'auroit rien de caché pour moi, de façon que nous fûmes meilleurs amis que jamais. Il me demanda mes sentimens sur tout ce qui se passoit. Je lui dis, que je le connoissois pour l'homme du monde qui aimoit le moins à se laisser gouverner; que cependant l'ascendant qu'il laissoit prendre au conseil, le mèneroit bientôt à cela, qu'il auroit peine à se retirer de leurs pattes, quand il y seroit une fois; qu'alors il seroit obligé de se servir des voies de la rigueur, pour les faire rentrer dans leur devoir; qu'il devoit se souvenir des dernières paroles de son père, qui lui avoit dit, de tenir toujours ses ministres en bride, d'écouter leurs conseils, mais de les bien peser avant que de les suivre. Il rêva long-temps, après quoi il me dit, que voulez-vous que je fasse? il faut bien que je me fie à eux; je ne suis informé de rien; je leur ai dit moi-même que je voulois qu'on traitât d'affaires plus sérieuses et qu'on ne s'amusât pas à la bagatelle, mais ils m'ont répondu, qu'on ne pouvoit faire tout à-la-fois.

Le colonel de Reitzenstein avoit été envoyé à Berlin et Mr. de Hesberg en Danemarc. Les finances étoient dans un si triste état, que je fus obligée de lever un capital de 6000 écus, pour suffire à ces deux ambassades. J'en fis présent au Margrave; si j'avois pu lui faire plaisir aux dépens de ma vie, je l'aurois fait. Il avoit de son côté toutes les considérations imaginables pour moi, et me témoignoit le réciproque des sentimens que j'avois pour lui. Son coeur étoit si bon, qu'il ne pouvoit se résoudre de dire un mot de désobligeant à qui que ce fût, ni à refuser la moindre grâce, quand on la lui demandoit. Cette trop grande bonté lui attiroit bien du chagrin depuis; elle fut aussi cause qu'il conservât toute la cour telle qu'elle l'étoit. Tous ceux qui lui étoient attachés lui représentèrent, qu'il devoit se défaire à temps des brouillons et intrigans qui y étoient, mais il ne put s'y résoudre. Il ne négligea aucun des devoirs qu'il devoit à la mémoire de son père, et ne congédia aucun de ses domestiques, dont il retint la plus grande partie et donna des charges aux autres. Il ne fit paroître aucun ressentiment à ceux qui l'avoient chagriné et qui avoient été cause de ses brouilleries avec lui. Quelqu'un lui en parla, et il répondit ces belles paroles: j'ai oublié le passé, et je veux que tout le monde soit content dans mes états.

Les Mrs. du conseil désapprouvèrent fort le procédé généreux du Margrave envers les domestiques de son père. Ils me députèrent Mr. de Voit. Il vint tout essoufflé me faire des plaintes amères de la part de ses confrères. Je n'ai jamais rien entendu du plus impertinent que tout son raisonnement. Le Margrave, disoit-il, a fait une chose inouïe, en conférant des charges et des emplois sans l'avis de son conseil; et frappant la terre de sa canne, il ne lui est permis, ajouta-t-il, de chasser ni de prendre une servante de cuisine à notre insu; nous sommes tous déshonorés et nous irons en corps faire nos représentations au Margrave. Je lui répondis, que je ne me mêlois de rien et qu'ils pouvoient faire ce qu'ils trouveroient bon. Le Margrave étoit dans la chambre prochaine avec ma gouvernante; il entendit tout le discours de Voit. Il auroit éclaté contre lui, si ma gouvernante ne l'en avoit empêché.

Dès que Voit fut parti, il entra dans ma chambre, où il jeta feu et flamme; il youlois casser le conseil et faire le diable à quatre. Je l'appaisai peu à peu. Il reconnut alors la vérité de mes prédictions, et résolut d'avoir recours à un homme qui avoit été secrétaire de son père. Cet homme se nommoit Ellerot. Il avoit autant d'esprit qu'on peut en avoir. Le feu Margrave avoit eu une confiance aveugle en lui vers la fin de ses jours, et l'avoit fort estimé pour sa droiture. Son fils qui se ressouvint que cet homme savoit à fond les affaires de son pays, crut n'avoir rien de mieux à faire que de le prendre auprès de lui, pour l'opposer aux entreprises impérieuses du conseil. Ellerot le mit en peu de temps au fait de tout et lui communiqua tous les plans du feu Margrave.

Cependant ma santé commençoit un peu à se rétablir. Faute de mieux, nous avions été obligés de garder le médecin Zeitz. Il me fit prendre les eaux de Seltre avec le lait de chèvre, et me prescrivit de prendre beaucoup d'exercice pendant la cure. J'appris à tirer et j'allois quasi tous les soirs à la chasse avec le Margrave. Je ne pouvois marcher long-temps, étant encore trop foible. Le Margrave m'avoit fait faire une voiture, de laquelle je pouvois commodément tirer. C'étoit pour tuer le temps plutôt, que pour faire la guerre aux animaux, que je m'amusois à cela, car je n'aime point la chasse, et je l'ai abandonnée dès que j'ai eu d'autres occupations. Ma passion dominante a toujours été l'étude, la musique et sur-tout les charmes de la société. Je me trouvois hors d'état de contenter ces trois passions, ma santé m'empêchant de m'appliquer comme par le passé, et la musique et la société étant détestables.

La campagne du Rhin prenoit le train de celle de l'année précédente et ne se passoit qu'à boire et à manger. Douze mille Russes dévoient aller joindre l'armée de l'Empereur, et ces troupes devoient passer par le Haut-Palatinat. Nous fîmes la partie d'aller les voir. Mais avant que de partir, nous donnâmes audience à Mr. le baron de Pelnitz, qui vint nous faire le compliment de condoléance de la part du roi.

Cet homme a fait assez de bruit dans le monde, pour que j'en dise un mot. Il est auteur des mémoires qui ont paru sous son nom. Le roi se les fit lire. La description qu'il y trouva de la cour de Berlin lui plut si fort, qu'il eut envie de revoir Pelnitz, qui dans ce temps-là étoit à Vienne, où il vivoit des grâces de l'Impératrice. Il se rendit à Berlin et sut si bien s'insinuer dans l'esprit du roi, qu'il en obtint une pension de 1500 écus. Je l'avois fort connu dans ma jeunesse. Cet homme a infiniment d'esprit et de lecture; sa conversation est des plus agréables; son coeur n'est pas mauvais, mais il n'a ni conduite ni jugement, et pèche la plupart du temps par étourderie. Il a su conserver sa faveur pendant toute la vie du roi et l'a assisté jusqu'à son dernier soupir. Il nous fut d'une grande ressource et nous amusoit beaucoup. Nous le prîmes avec nous à un couvent, où nous restâmes la nuit, l'armée Prussienne devant passer le lendemain proche de là et d'une petite ville, nommée Vilsek.

Nous partîmes le jour suivant de bon matin et dînâmes à cet endroit. Le général Keith qui commandoit cette colonne de l'armée, ayant été averti que nous étions-là, nous envoya aussitôt une garde de fantassins. Ils étoient tous bottés, et pour nous faire honneur, ils tirèrent des guêtres par-dessus leurs bottes. Je n'ai rien vu de plus risible que cet accoutrement, qui me paroissoit d'autant plus extraordinaire, que j'étois accoutumée à la propreté des troupes prussiennes, qui étoient toujours tirées à quatre épingles. Mr. de Keith vint nous voir dès qu'il fut arrivé. Ce général, Irlandois de nation, est un homme très-poli et qui sent son monde. Il nous pria de nous arrêter encore un moment, puisqu'il avoit donné ordre qu'on rangeât ses troupes en ordre de bataille. Nous montâmes en voiture pour les voir. C'étoient tous de petits hommes ramassés, qui ne faisoient pas grande parade et qui étoient fort mal rangés. Le général m'accorda la grâce de deux déserteurs, qui dévoient être pendus. Il les fit mener devant ma chaise. Ils se prosternèrent devant moi et frappèrent la terre de leurs têtes si fortement, que si elle n'avoient été russiennes, elles se seroient sûrement cassées. Je vis aussi leur prêtre, qui fit beaucoup de salamalecs et me demanda excuse de n'avoir pas porté ses idoles, pour me faire honneur. Cette nation est à peu près comme des bêtes; ils buvoient de la fange et mangeoient des champignons empoisonnés et de l'herbe, sans que cela leur fit le moindre mal. Dès qu'ils arrivoient à leur quartier, ils se mettoient dans un four, où ils tâchoient de suer, et lorsqu'ils étoient bien mouillés, ils se jetoient dans de l'eau froide, et en hiver dans la neige, où ils restoient quelque temps. C'est là leur remède souverain, qui conserve, disent-ils, leur santé. Nous prîmes congé du général et retournâmes à notre couvent, et de là au Brandenbourger.

J'ai oublié de dire, que mon jour de naissance avoit été célébré le 3. d'Août. Le Margrave m'avoit donné des présens magnifiques en pierreries, une augmentation de revenus et l'hermitage. Je ne voulus recevoir l'augmentation que l'année prochaine. Je m'occupois tout le mois d'Août à faire accommoder les chemins à l'hermitage. J'y fis pratiquer une infinité de promenades. J'y allois tous les jours et je m'amusois à faire moi-même des plans pour embellir et rendre cet endroit commode.

Nous eûmes un surcroît de bonne compagnie dans ce temps-là. C'étoient Mr. de Baument, major d'un régiment impérial du Margrave, et le comte de Bourkhausen, capitaine du même régiment. Ce dernier étoit neveu de ma gouvernante. Le Margrave avoit eu soin jusque-là de sa fortune et l'aimoit beaucoup. Ce jeune homme avoit infiniment d'esprit, mais il étoit d'une étourderie insupportable. Son père, homme de très-grande naissance et d'une des premières familles de Silésie, avoit trouvé moyen de manger 400 mille écus de bien, qu'il possédoit, et de faire encore des dettes, de façon que tous ses enfans étaient ruinés et ne vivoient en Silésie que des charités de la noblesse et de la gouvernante. Il étoit venu très-souvent à Bareith depuis que j'étais mariée, et avoit contracté la passion la plus violente pour sa cousine la Marwitz. Celle-ci l'avoit toujours traité avec beaucoup de hauteur; et comme il étoit fort vif, son désespoir lui avoit fait commettre cent extravagances, qui lui avoient fait du tort. Je continuerai à parler de ces amours, qui ont une grande connexion avec la suite de ces mémoires.

Ma gouvernante fit aussi venir en ce temps-ci ses deux autres nièces de Marwitz. L'aînée des deux se nommoit Albertine, et la cadette Caroline. Je les appellerai dorénavant par leurs noms de baptême, pour les distinguer de leur soeur aînée. La cadette n'eut pas été quinze jour à Bareith, qu'elle y fit une conquête. Elle étoit très-jolie; un visage mignon, le plus beau teint du monde et un petit air de douceur lui attirèrent tous les regards.

Dès que le Margrave étoit parvenu à la régence, il avoit augmenté ma cour. Le comte de Schoenbourg devint mon chambellan et un certain Mr. de Vesterhagen mon gentil-homme de la chambre. Schoenborg étoit fils d'un comte régnant de l'empire; son père vivoit encore. Il étoit riche et toutes les jeunes filles de qualité de Bareith s'empressoient à faire sa conquête. Mais elles y perdirent toutes leurs peines, et les beaux yeux de Caroline réduisirent bientôt son coeur; il en devint éperdument amoureux. Elle lui vouloit du bien. Ils lièrent une amitié très-étroite ensemble, dont je rapporterai les suites, quand il en sera temps. Pour la Marwitz, je l'aimois à la passion; nous n'avions rien de caché l'une pour l'autre. Je n'ai jamais vu un rapport de caractère pareil au nôtre; elle ne pouvoit vivre sans moi, ni moi sans elle; elle ne faisoit pas un pas sans me consulter et elle étoit approuvée de tout le monde.

Nous allâmes tous au parc, où le Margrave vouloit tenir le rut du cerf. Comme cet endroit est à un mille de la ville et qu'il n'y avoit qu'une compagnie choisie, nous nous en donnâmes à coeur joie. Il y avoit tous les jours bal et nous dansions six heures de suite dans une salle pavée et très-incommode, de manière que nos pieds étoient meurtris. Cet exercice me faisoit un bien infini. Nous étions tous de la meilleure humeur du monde. Le Margrave aimoit la joie et la bonne compagnie; ses manières polies et obligeantes le faisoient adorer, et nous vivions tous dans l'union la plus parfaite.

La paix sembloit se rétablir par-tout. On commençoit déjà les négociations entre l'Empereur et la France. Elle fut conclue pendant l'hiver. Les Espagnols restèrent en possession des royaumes de Naples et de Sicile, qu'ils avoient enlevés à l'Empereur. Le duc de Lorraine abandonna ses états à la France, et reçut en revanche le grand-duché de Toscane. La France et l'Espagne de leur côté accédèrent à la sanction pragmatique. Ainsi le repos fut rétabli en Allemagne.

Le Margrave n'avoit point encore reçu l'hommage de son pays; la cérémonie s'en fit à notre retour à Bareith. Le même acte devoit se faire à Erlangue. L'évêque de Bamberg et de Wirzbourg se trouvoit justement à la magnifique maison de campagne, nommée Pommersfelde, qui n'en est qu'à quatre milles. Il nous avoit fait inviter à nous y rendre, aussi bien que le Margrave et la Margrave d'Anspac, se proposant de s'unir avec nous, pour rétablir une bonne union dans le cercle.

Mr. de Bremer, ci-devant gouverneur du Margrave d'Anspac, étoit à Bareith. Je le chargeai d'un compliment pour ma soeur, et le priai de lui dire de ma part, que j'étois avertie que l'évêque avoit une hauteur extrême; qu'il auroit des prétentions ridicules sur les titres que nous lui donnerions, et que je prévoyois qu'il y auroit des chipotages; que nous étions soeurs; que nous avions les mêmes prérogatives et les mêmes étiquettes; que j'étois résolue d'agir de concert avec elle, et que je la faisois prier de me faire savoir ses intentions; que tout le monde auroit les yeux sur nous et que j'étois d'avis de ne céder aucune vétille de tout ce qui nous appartenoit. Mr. de Bremer approuva fort mon procédé. Nous ne donnons que le titre de Liebden aux évêques et aux nouveaux princes de l'empire. Ce tître ne signifie pas tant qu'abesse, et il n'est pas possible de le traduire en françois. L'évêque prétendoit qu'on devoit lui donner un tître plus honorable et que nous devions l'appeler Votre grâce, sans quoi il ne vouloit pas nous donner l'Altesse royale. Je ne fus avertie de tout ceci que sous main. J'aurois pu faire des pourparlers là-dessus, mais on m'en dissuada et on m'assura qu'il se rangeroit de lui-même à son devoir.

Mr. de Bremer partit pour Anspac, et me rapporta une réponse très-favorable de ma soeur. Elle me manda, qu'elle se règleroit d'après moi et qu'elle étoit très-satisfaite de tout ce que je lui avois fait dire par Bremer. J'ai toujours conservé mes prérogatives comme fille de roi, et le Margrave les a toujours soutenues; c'étoit avec son approbation que j'avois fait cette démarche, et il me disoit souvent, qu'il avoit très-mauvaise opinion des gens, lorsqu'ils oublioient ce qu'ils étoient.

Nous partîmes donc au mois de Novembre et couchâmes la nuit à Beiersdorf. Nous fîmes le lendemain notre entrée à Erlangue. On y avoit construit plusieurs arcs de triomphe; les magistrats vinrent haranguer le Margrave aux portes de la ville et lui présentèrent les clefs; toute la bourgeoisie et la milice étoient rangées le long des rues. Nous étions, le Margrave et moi, dans un carosse de parade drapé. A cause du deuil nous fûmes rassasiés de harangues, que nous reçûmes l'un et l'autre ce jour-là.

Le lendemain il prit l'hommage. Il y eut table de cérémonie et le soir appartement. Nous nous arrêtâmes quelques jours à Erlangue et partîmes de là pour Pommersfelde.

Nous y arrivâmes à cinq heures du soir. L'évêque nous reçut au bas de l'escalier avec toute sa cour. Après les premiers complimens il me présenta sa belle-soeur, la générale-comtesse de Schoenborn, et sa nièce du même nom, abbesse d'un chapitre de Wirzbourg. Je vous supplie, Madame, me dit-il, de les regarder comme vos servantes; je les ai fait venir exprès pour faire les honneurs chez moi. Je fis beaucoup de politesses à ces dames, après quoi l'évêque me conduisit dans mon appartement. Il fit donner des sièges. Je me flanquai sur un fauteuil et nous allions entamer la conversation, quand les deux comtesses entrèrent dans la chambre. Je fus surprise de ne pas voir ma gouvernante avec elles. Je ne fis pourtant semblant de rien. Mon ajustement étoit fort dérangé; je pris ce prétexte pour me retirer un moment. L'évêque et ses dames se retirèrent aussi.

Dès que je fus seule, j'envoyai chercher mes dames, et je demandai à la gouvernante, pourquoi elle ne m'avoit pas suivie? C'est, dit-elle, parceque je n'ai pas voulu m'exposer à recevoir une avanie; car ces comtesses m'ont traitée comme un chien et ne m'ont pas dit un mot; elles ont passé haut la main devant moi, et sans l'un des Mrs. de la cour, que je ne connois pas, je n'aurois trouvé votre appartement. Je suis bien aise de savoir cela, lui dis-je, le Margrave m'a permis de soutenir mes droits, et je suis très-bien informée que ma gouvernante ne doit céder le pas tout au plus qu'aux comtesses régnantes de l'empire; elle ne l'est point et ne peut le prétendre en aucune façon.

Le Margrave me dit, que je devois en parler avec Voit, qui étant mon grand-maître, devoit selon les fonctions de sa charge, porter la parole en mon nom et faire des représentations là-dessus. Je l'envoyai chercher et lui exposai mes intentions. Mr. de Voit étoit le plus grand poltron qu'il y eût dans l'univers; il étoit toujours rempli de terreurs paniques et de difficultés. Il fit un visage long d'une aune. Votre Altesse royale ne comprend pas, me dit-il, la conséquence de l'ordre qu'Elle me donne; on s'assemble ici pour fomenter l'union des membres du cercle de Franconie; est-ce un temps pour chercher chicane aux gens? l'évêque prendra cette affaire fort haut; il sera désobligé, il ne démordra point de son entreprise, et si vous voulez soutenir la chose, cela deviendra une affaire de l'empire. Je fis un grand éclat de rire. Une affaire de l'empire, lui répondis-je, eh bien! tant mieux; les dames n'en ont jamais été mêlées, et ce sera quelque chose de nouveau. Le Margrave tira les épaules et le regarda d'un air de compassion. Mais qu'il en soit ce qui en pourra, je vous prie de faire savoir à l'évêque, ajoutai-je, que j'ai tant d'estime pour lui, que je serois fâchée de le désobliger, qu'il auroit dû prendre de meilleures mesures pour éviter toute tracasserie; qu'il ne pouvoit ignorer les prérogatives des filles de roi, ayant été élevé toute sa vie à Vienne; que je me fais honneur d'être l'épouse du Margrave, mais que je ne veux pas perdre pour cela une vétille de ce qui m'appartient. Mr. de Voit fit encore beaucoup de difficultés, mais le Margrave lui dit, de se dépêcher, qu'il étoit tard et qu'il falloit mettre une prompte fin à tout cela.

Mr. de Voit en parla donc de ma part à Mr. de Rottenhan, grand-écuyer de l'évêque. On tint un long pourparler, où il fit enfin résolu, que les deux comtesses partiroient, dés qu'elles auroient reçu ma soeur.

A peine cette décision fut-elle prise, que la cour d'Anspac arriva. J'envoyai aussitôt faire un compliment à ma soeur et lui fis dire, que je me rendrois chez elle dès qu'elle seroit seule. Je n'étois nullement obligée de lui rendre la première visite, mon droit d'aînesse me donnant le pas sur toutes mes soeurs, et le Margrave ayant la préséance sur le Margrave d'Anspac. Je pouvois le prétendre doublement; mais, comme nous sommes tous d'un même sang, je n'ai jamais voulu me prévaloir de mes droits. Ma soeur me fit répondre, qu'elle viendroit chez moi. Elle s'y rendit un moment après avec le Margrave. Ils me parurent fort froids l'un et l'autre. Ma soeur étoit enceinte. Je lui en témoignai ma joie et lui fis toutes les avances imaginables, mais elle ne me témoigna pas le réciproque. Je lui fis part de ce que j'avois fait; elle ne me répondit rien. L'évêque vint nous trouver. Elle s'évada et s'en retourna chez elle. Elle prit ce temps pour se faire présenter les Mrs. qui composoient la cour de l'évêque. Elle leur parla des comtesses et les assura, qu'elle condamnoit fort mon procédé, qu'elle n'étoit pas si hautaine que moi et qu'elle n'auroit jamais souffert ce qui venoit de se passer, si elle avoit été là. Tout le monde désapprouva sa conduite.

Nous allâmes la chercher pour se mettre à table. Je fus placée au haut bout. Elle ne voulut pas s'asseoir à côté de moi, et plaça l'évêque entre nous deux. Elle lui donnoit l'Altesse à tort et à travers, malgré l'accord que nous avions fait. Pour moi, je m'en tins à mes idées et n'en démordis point; j'avois toutes les attentions imaginables pour l'évêque et pour sa cour, et lui faisois toutes les politesses qui dépendoient de moi. Il est temps que je fasse son portrait.

Il est connu que la famille de Schoenborn est une des premières et des plus illustres d'Allemagne; elle a donné plusieurs électeurs et évêques à l'empire. Celui dont je parle avoit été élevé à Vienne. Son esprit et sa capacité le poussèrent à devenir chancelier de l'empire. Il exerça très-long-temps cette charge. Les évêchés de Wirzbourg et de Bamberg étant venus à vaquer par la mort de leurs évêques, la cour de Vienne profita de cette occasion, pour récompenser les services du vice-chancelier, et sut si bien corrompre les voix, qu'il fut élu prince et évêque de ces deux évêchés. Il peut passer avec justice pour un grand génie et pour un grand politique. Son caractère répond à cette dernière qualité, car il est fourbe, raffiné et faux; ses manières sont hautes; son esprit n'est point agréable, étant trop pédantesque; cependant on s'en accommode quand on le connoît, et sur-tout quand on s'applique à profiter de ses lumières. J'eus le bonheur de gagner son approbation. J'ai été souvent quatre ou cinq heures à raisonner avec lui tête-à-tête. Je ne m'ennuyois point; il me faisoit part de bien des particularités que j'ignorois. On peut bien dire que son esprit est universel. Il n'y a point de matières que nous n'ayons rabattues ensemble.

Dès que nous fûmes levés de table, je reconduisis ma soeur dans son appartement, et l'évêque me ramena dans le mien. Il y faisoit un froid terrible. Je me couchai tout de suite et m'endormis. A peine avois-je reposé une heure, que le Margrave m'éveilla, pour me dire, qu'on vouloit forcer la porte de ma chambre. Cette porte donnoit sur un corridor et on y avoit placé un hussard. J'entendis effectivement qu'on travailloit à rompre la serrure. Nous appelâmes tout doucement nos gens, pour voir ce que c'étoit et ils trouvèrent effectivement Mr. le hussard encore occupé à son ouvrage. Il demanda grâce au Margrave, le priant pour l'amour de Dieu de ne le point trahir, ce que le Margrave eut la générosité de lui promettre.

Le lendemain matin je commençai, dès que je fus levée, à faire la visite de tout le château. Pommersfelde est un grand bâtiment, dont le corps-de-logis est détaché des ailes; ce corps-de-logis a quatre pavillons; il est de figure carrée, et lorsqu'on le voit de loin, il semble une masse de pierres; le dehors est rempli de défauts; dès qu'on est entré dans la cour, l'idée qu'on s'étoit faite de ce château se change, et on y remarque un air de grandeur, qu'on n'avoit pas observé; d'abord on monte un perron de cinq ou six marches, pour entrer dans un portail écrasé et étroit, qui défigure fort ce bâtiment; un escalier magnifique se présente et laisse voir toute la hauteur de ce palais, la voûte de cet escalier n'étant soutenue que par une espèce d'équilibre; le plafond est peint à fresque; les garde-fous sont de marbre blanc, ornés de statues; cet escalier mène à un grand vestibule, pavé de marbre, d'où l'on entre dans une salle; cette salle est ornée de dorure et de peintures; on y voit des tableaux des premiers maîtres, tels que des Rubens, des Guido Reni et des Paul Veronèse, toute sa décoration cependant ne me plut point, elle avoit plutôt l'air d'une chapelle que d'une salle, et on n'y voyoit point cette noblesse d'architecture, qui joint le goût à la magnificence; cette salle conduit à deux appartemens en enfilade, tous armés de tableaux; une de ces chambres renferme une tapisserie de cuir, dont on fait grand cas, étant peinte par Raphaël; la galerie de tableaux est ce qu'il y a de plus beau, les amateurs de la peinture y peuvent contenter leur goût; comme je l'aime fort, je m'y arrêtai quelques heures à examiner tous les tableaux.

Je dînai ce jour-là et les suivans en particulier avec ma soeur, nos gouvernantes et deux dames de conseillers privés d'Anspac. L'évêque et les Margraves alloient tous les jours à la chasse, d'où ils ne revenoient qu'à cinq heures du soir. Je m'ennuyois fort, étant enfermée tout le jour avec ma soeur qui me faisoit la mine. Au retour des princes on s'assembloit dans la salle, pour assister à ce qu'on appeloit une sérénade. Ces sérénades sont des abrégés d'opéra. La musique en étoit détestable; cinq ou six chattes et autant de rominagrobis allemands nous écorchoient les oreilles par leur chant pendant quatre heures, où il failloit se morfondre, car le froid étoit excessif. On soupoit ensuite, et on ne se couchoit qu'à trois heures du matin, fatigué comme un chien de n'avoir rien fait toute la journée.

On nous proposa un nouveau plaisir, qui sentoit bien l'ecclésiastique. Ce fut d'aller dîner à Bamberg et d'y voir l'église et les reliques. Je fis dire à ma soeur, que si elle y alloit, j'irois aussi, et que si elle refusoit cette partie, je resterois pour lui tenir compagnie. Elle me fit répondre, qu'elle seroit bien aise d'aller à Bamberg, et que je n'avois qu'à accepter l'offre qu'on nous avoit faite. La chasse devoit se faire de ce côté-là et les princes dévoient s'y rendre pour y dîner avec nous. On vint me réveiller à sept heures du matin pour me dire, qu'il étoit temps de m'habiller et de partir, qu'il nous failloit quatre heures pour arriver à Bamberg, et que la chasse ne devant pas durer long-temps, je n'aurois le temps de ne rien voir, si je ne partois bientôt. Je me levai du lit en grognant; j'étois malade, le froid et les fatigues dérangeoient bien aisément ma santé mal affermie.

Dès que je fus habillée, je me rendis chez ma soeur. Je fus fort surprise de la trouver encore au lit. Elle me dit, qu'elle étoit incommodée et qu'elle ne pouvoit aller à Bamberg. Elle avoit très-bon visage et travailloit dans son lit. Je lui dis, qu'elle m'auroit fait plaisir de m'en faire avertir plutôt; que j'avois fait demander de ses nouvelles, et qu'on m'avoit répondu qu'elle se portoit bien. Mdme. de Bodenbrock, sa gouvernante, tiroit les épaules et me faisoit signe que ce n'étoit que caprice. Elle employa si bien sa rhétorique, qu'elle la persuada à se lever et à s'habiller. Je n'ai jamais vu de plus longue toilette, elle dura pour le moins deux heures.

On avoit attelé deux carosses de parade magnifiques. Le premier devoit être pour moi, et le second pour ma soeur. Je lui demandai, si elle ne vouloit pas que nous allassions ensemble. Elle me dit que non. Montez donc en carosse, lui dis-je. Oh! mon Dieu non, me dit-elle, vous avez le rang et je n'ai garde de me placer la première. Je n'ai point de rang avec mes soeurs, lui dis-je, et je n'aurai jamais de disputes là-dessus avec elles. Le Grand-Maréchal de l'évêque, homme assez massif, me prit par la main et me dit, voici votre voiture, Madame, ayez la grâce d'y entrer, car elle est préparée pour vous. J'y entrai donc avec ma gouvernante et n'eus pas seulement le temps de demander ma pelisse. Nous allions pas-à-pas. Nous gelions de froid; les doigts et les pieds nous étoient si engourdis, que nous ne pouvions plus les remuer. Je fis ordonner au cocher d'aller plus vite, et il exécuta si bien mes ordres, qu'en trois heures de temps nous arrivâmes à Bamberg.

On me conduisit droit à l'église, où les prêtres avoient étalé les reliques. Il y avoit un morceau de la croix dans une châsse d'or; deux des vases qui avoient servi à la noce de Cana; des os de la vierge; un petit haillon de l'habit de Joseph; le crâne de l'Empereur Frédéric et de l'Impératrice Cunégonde, patrons de Bamberg et fondateurs du chapitre; les dents de l'Impératrice sembloient des défenses de sanglier par leur longueur.

J'étois si gelée, que je ne pouvois marcher. Je me remis en carosse, pour aller au château. On me mena dans l'appartement qui m'étoit préparé. J'y pris des douleurs dans le corps et dans tous les membres. Mes dames me déshabillèrent, et à force de me frotter elles me firent un peu revenir le sentiment.

Dès que ma soeur fut arrivée, je me fis informer de l'état de sa santé et lui fis faire des excuses de ce que je n'allois pas chez elle, me trouvant incommodée. Elle me fit répondre, qu'étant fort fatiguée, elle vouloit se jeter sur le lit et tâcher de dormir, et qu'elle me prioit de ne point venir chez elle. J'y renvoyai plusieurs fois, et on me dit toujours qu'elle reposoit. A force de soins je me trouvai un peu mieux, et m'ennuyant beaucoup, je me mis à jouer au tocadille.

Les princes ne revinrent qu'à six heures. Ils dînèrent à une table séparée; celle où nous devions manger étoit servie dans ma chambre. Ma soeur y vint; elle avoit l'air fâché. Toute sa cour, et sur-tout les dames, faisoient la mine et affectoient de lâcher des propos assez piquans. Je ne fis pas semblant de les comprendre, jugeant cela au-dessous de moi.

Après le dîner ma soeur passa avec moi dans un cabinet, où nous prîmes le café. Je lui dis, que je voyois bien qu'elle étoit fâchée contre moi, que je la priois de me dire ce qu'elle avoit, et que si j'avois eu le malheur de l'offenser, j'étois prête à lui en faire toutes les réparations imaginables. Elle me répondit d'un air fort froid, qu'elle n'avoit rien contre moi, qu'elle étoit malade et qu'elle ne pouvoit être de bonne humeur, et en même temps elle s'appuya contre une table, où elle se mit à rêver. Je m'assis vis-à-vis d'elle et en fis de même.

L'évêque nous tira de cette conversation muette; il me reconduisit en carosse, où je me remis avec ma gouvernante. Je suis au désespoir, me dit celle-ci, le diable est déchaîné à la cour d'Anspac; on a maltraité ma soeur et la Marwitz d'une manière terrible; Mdme. de Zoch leur a dit mille impertinences; j'y ai encore mis fin à temps, sans quoi je crois qu'elles se seroient décoiffées. Ils ont dit publiquement, que Votre Altesse royale avoit fait ordonner au cocher, qui menoit la Margrave d'Anspac, d'aller à toute bride, afin qu'elle fit une fausse-couche; ils ont fort plaint cette pauvre princesse, laquelle, disoient-ils, étoit toute meurtrie des secousses de la voiture.

Je devins furieuse en entendant ces belles nouvelles; je voulois tirer satisfaction de la calomnie qu'on avoit débitée contre moi, mais ma gouvernante me fit tant de représentations, que je consentis à les ignorer.

Ma soeur ne voulant pas souper, je me fis excuser aussi auprès de l'évêque. Mes dames vinrent me conter toute cette histoire. Je vis bien enfin moi-même, que si nous n'étions les plus sages, cette affaire iroit plus loin, et donneroit matière à parler au public. Je leur ordonnai donc à toutes de laisser tomber cela, et de continuer à faire des politesses aux dames d'Anspac, jugeant bien que tout le blâme retomberoit sur elles des tracasseries qu'elles avoient voulu faire. Je n'eus pas tort. Toute la cour fut informée le lendemain de ce qui s'étoit passé, et on se disoit à l'oreille, que Mdmes. les conseillères avoient trouvé le vin bon et en avoient bu un peu plus, qu'il ne leur en falloit. Le Margrave d'Anspac même fut très-fâché des impertinences qui s'étoient dites contre moi, et en fit réprimander très-fortement les auteurs.

Nous partîmes enfin deux jours après et retournâmes à Erlangue. J'y eus un petit chagrin domestique. Un petit chien de Bologne, que j'avois depuis 19 ans, mourut. J'aimois beaucoup cette bête, qui avoit été compagne de tous mes malheurs; je fus sensible à sa perte. Les animaux me paroissent une espèce d'êtres raisonnables; j'en ai vu de si spirituels, qu'il ne leur manquoit que la parole pour expliquer clairement leurs pensées. Je trouve le système de Descartes très-ridicule sur ce sujet. Je respecte la fidélité d'un chien; il me semble qu'il a cet avantage sur l'humanité, qui est si inconstante et changeante. Si je voulois examiner cette matière à fond, je m'engagerois à prouver qu'il y a plus de raison parmi les animaux, que parmi les hommes. Mais ce sont mes mémoires que j'écris, et non leurs éloges, quoique cet article puisse servir d'épitaphe à ma petite chienne. Nous ne nous arrêtâmes que quelques jours à Erlangue et retournâmes à Bareith.

Il ne se passa rien de fort extraordinaire l'année 1736. J'ai déjà dit que la paix se fit entre l'Empereur et la France. Elle nous procura le passage des troupes autrichiennes, quoique ce passage fût fort onéreux aux princes de l'empire, qui contre toute équité et justice étoient obligés de leur donner les étapes. Le mal étant sans remède, nous tâchâmes d'en tirer parti tant que nous pûmes. Nous avions tous les jours un monde infini. Les officiers autrichiens étoient pour la plupart des gens très-aimables. Je vis quelques-unes de leurs femmes, qui l'étoient aussi. Nous nous divertissions à merveille. Il y avoit quasi tous les jours bal, et ma santé commençoit à se rétablir.

Je donnai une fête magnifique le jour de naissance du Margrave, qui est le 10. de Mai, dans la grande salle du château. J'y avois fait construire le mont Parnasse; un chanteur assez bon, que je venois d'engager, représentoit Apollon; neuf dames, magnifiquement vêtues, étoient les Muses; au-dessous du Parnasse j'avois fait pratiquer un théâtre; Apollon chantoit une cantate et ordonnoit aux Muses de célébrer cet heureux jour; aussitôt elles descendirent de leur place et dansèrent un ballet; au-dessous du théâtre étoit une table de 150 couverts, très-magnifiquement décorée; le reste de la salle étoit orné de devises et de verdure; nous représentions tous les Dieux du paganisme. Je n'ai rien vu de plus beau que cette fête, qui eut une approbation générale.

Depuis que le Margrave avoit pris Ellerot, ses affaires commençoient à se remettre. On trouve une grande augmentation de revenus, qu'on avoit tenue secrète et dont selon toute apparence Mrs. de la chambre des finances avoient profité. Le Margrave cassa tous les membres de cette chambre et en remit d'autres à leur place. Ellerot trouva outre cela moyen de rechercher de vieilles dettes, qu'on devoit depuis des temps immémoriaux aux Margraves de Bareith, et il eut le bonheur d'en tirer le payement. De pauvres que nous étions, nous nous trouvâmes tout d'un coup riches. Cependant cette année ne mit fin à une guerre, que pour en rallumer une autre. La Russie étoit en guerre avec les Turcs, et n'avoit accordé les 12,000 hommes, dont j'ai déjà fait mention, à l'Empereur qu'à condition, qu'il romproit la trêve qu'il avoit avec les Muhométans, et qu'il les attaqueroit en Hongrie. Toutes les troupes de ce prince commençoient à y défiler. On peut regarder cet événement comme le commencement de la décadence de la maison d'Autriche.

L'Empereur fit célébrer à peu près en ce temps-ci les noces de l'archiduchesse Marie Thérèse, sa fille aînée, avec le nouveau grand-duc de Florence.

Le prince de Galle épousa aussi cette année la princesse de Saxe-Gotha. Ce fut le roi son père, qui fit ce mariage, où le coeur du prince n'eut aucune part, cette princesse n'étant ni belle ni spirituelle. Il vit pourtant très-bien avec elle. J'en reviens à ce qui me regarde.

Nous allâmes passer la belle saison au Brandenbourger. Le Margrave y tomba malade; il lui prenoit des faiblesses et des maux de tête terribles. Cela ne l'empêchoit pas de sortir; mais j'en étois dans de cruelles inquiétudes. Il n'y a point de parfait bonheur dans ce monde; je jouissois de tout celui que je pouvois souhaiter, mais mes craintes pour une santé si précieuse faisoient disparoître tous mes autres sujets de contentement. Le médecin me faisoit craindre, que les accidens du Margrave ne fussent des avant-coureurs d'apoplexie. J'étois quelque fois dans un désespoir, que je ne savois ce que faisois. Je fus enfin tirée de peine. Il prit les hémorrhoïdes, qui le soulagèrent aussitôt. Comme cette maladie n'est dangereuse que lorsqu'on ne la ménage pas, et qu'elle pouvoit contribuer à conservation du Margrave, qui est extrêmement sanguin, j'en fus charmée.

Depuis que le prince étoit parvenu au règne, il s'étoit fort appliqué à se concilier l'amitié du roi et de la reine de Danemarc. La reine ayant été princesse apanagée et fille d'un cadet de la maison, n'avoit reçu aucune dot, cela étant stipulé ainsi dans la maison de Brandenbourg, sans quoi les apanages et les dots iroient à toute éternité, et ne pourroient manquer à la fin de ruiner la maison. La reine fit savoir au Margrave, que s'il vouloit lui donner la sienne, elle lui feroit des avantages qui l'en récompenseroient au quadruple. Le Margrave la lui accorda, se fiant à sa parole.

Le roi et la reine dévoient aller à Altona et y faire quelque séjour. Ils l'invitèrent à s'y rendre, et on lui fit entendre sous main, que la reine avoit de grands desseins et qu'elle vouloit lui témoigner sa reconnoissance d'une façon éclatante. Quelques arrangemens, que le Margrave fut obligé de faire, retardèrent son départ. Le roi de Danemarc lui envoya une estaffette, pour lui faire savoir, qu'il ne s'arrêteroit pas plus de quinze jours à Altona, et que s'il avoit dessein de le voir, il devoit presser son voyage.

Le Margrave partit, résolu d'aller nuit et jour, pour trouver encore le roi, son oncle. Il faut passer par les états du roi, mon père, pour se rendre à Altona, et par la ville de Halberstadt, qui n'en est qu'à 12 ou 13 milles. Le Margrave s'y arrêta pour dîner chez le général Marwitz. Il y apprit, que le roi y étoit attendu dans trois ou quatre jours, pour y faire la revue des troupes des environs. Il falloit opter, ou de renoncer à voir le roi de Danemarc, ou celui de Prusse. Les mécontentemens que le Margrave éprouvoit de la part de ce dernier, la parole qu'il avoit donnée à l'autre et les avantages qu'on lui avoit fait espérer, l'engagèrent à continuer son voyage. Il expliqua toutes les raisons qui le lui avoient fait entreprendre, au général Marwitz, le chargeant d'en informer le roi et de l'assurer, que s'il se trouvoit encore à Berlin à son retour, il ne manqueroit pas d'aller lui rendre ses devoirs.

Il repartit de Halberstadt l'après-midi et arriva le lendemain à Brunswick, où il dîna. Il y fut très-bien reçu de son ancien ami, le duc et de ma soeur. De là il continua sa route jusqu'à Zelle, où il trouva des lettres d'Altona, par lesquelles il apprit, que le roi de Danemarc étoit tombé dangereusement malade. Il se reposa donc à Zelle, et n'arriva que quelques jours après à Altona.

Il fut reçu par le Grand-Maréchal et toute la cour dans une maison qui lui avoit été préparée, y ayant trop peu de place dans celle que le roi occupoit, où il y en avoit à peine pour se loger. L'accueil que la reine, son oncle et sa tante lui firent fut des plus tendres. La reine avoit été très-belle, mais les fatigues et les incommodités qu'elle avoit, ne lui laissoient plus que de beaux restes. Mdme. sa mère, la Margrave de Culmbach, qui ne l'avoit point quittée depuis son mariage, la gouvernoit entièrement, et par conséquent aussi le roi et la cour. Cette princesse avoit beaucoup d'esprit; elle jugea, que pour se conserver la faveur, il falloit jeter le roi et la reine dans la bigoterie. Le roi aimoit naturellement les plaisirs et la bonne compagnie; pour le détourner de son penchant, elle lui faisoit des cas de conscience des choses les plus innocentes. Ce prince qui a beaucoup de belles qualités, possède un génie fort borné. Celui de la reine est à sa portée et elle n'en a pas plus que lui. La Margrave ne trouvoit donc que des esprits dociles à recevoir sa morale. Cette cour conservoit encore un air de grandeur; mais dans le fond c'étoit un cloître, où on ne faisoit que prier Dieu et s'ennuyer. Le Margrave me dit, que jamais le temps ne lui avoit paru plus long. On le combla d'honneurs et de belles paroles, mais on oublia ce qu'on lui avoit promis, et il s'en retourna très-charmé d'être hors de cette cour.

Le roi, mon père, étant déjà reparti pour la Prusse, le Margrave revint tout droit à Bareith, malgré les conseils de mon frère, qui vouloit qu'il s'arrêtât à Brunswick, pour attendre son retour à Berlin, qui ne devoit se faire qu'en six semaines. J'avois reçu une lettre très-désobligeante de mon frère sur le voyage du Margrave; elle étoit bien différente de sa façon d'écrire d'autre fois. La voici.

«J'ai bien lu votre lettre, ma très-chère soeur; mais si vous voulez que je vous parle avec ma franchise ordinaire, il m'est impossible d'approuver que le Margrave passe à dix ou douze milles d'un endroit, où le roi doit se rendre, sans lui venir faire la cour. A vous dire la vérité, l'on en parle comme d'une grossièreté, et je suis obligé d'y souscrire. Le Margrave peut réparer la chose; il n'a, en s'en retournant, qu'à passer par Berlin, quand le roi reviendra de Prusse. Car j'avoue, que je ne m'étonne nullement que le roi soit fâché de son procédé. C'est montrer trop peu de considération pour un roi, qui en même temps est son beau-père. Je doute fort de tous les avantages que le Margrave espère avoir du roi de Danemarc; il n'en aura jamais de pareils à ceux qu'il a reçus du roi, possédant un trésor tel que vous. J'aurois encore une infinité de choses à dire sur cette matière, mais je me borne à vous assurer etc.»

Quoique la fin de cette lettre semblât raccommoder un peu le commencement, elle me parut fort dure. Les expressions me semblèrent peu mesurées, et tout son style m'avoit été inconnu jusqu'alors. Mon frère étoit tout changé envers moi depuis son retour du Rhin; toutes les lettres que je recevois de lui étoient guindées; il y paroissoit un certain embarras, qui me marquoit assez que son coeur n'étoit plus le même pour moi. J'en étois vivement touchée; ma tendresse pour lui n'étoit point diminuée, et je n'avois rien à me reprocher à cet égard. Je supportais donc tout cela avec patience, me flattant qu'avec le temps je regagnerois son amitié.

Je passois mon temps fort agréablement au Brandenbourger pendant l'absence du Margrave; mais peut-on être content éloigné de ce qu'on aime? En effet je n'avois de vraie satisfaction que lorsque j'étois auprès de lui, et je tâchois plutôt de me dissiper que de me divertir. J'avois très-bonne compagnie, avec laquelle je tâchois de m'amuser, et je passois les matins et quelques heures de l'après-midi à la lecture et à la musique.

J'ai déjà fait le portrait de la Grumkow au commencement de ces mémoires, et on y aura vu, que joint à plusieurs autres grands défauts, elle avoit celui de la coquetterie. Elle avoit eu déjà plusieurs amans, depuis quelle étoit auprès de moi, ce qui m'avoit fort indisposée contre elle; mais comme elle avoit gardé jusque-là les bienséances, j'avois fait semblant d'ignorer sa conduite. Cette fille devenoit envers moi d'une impertinence insupportable. Elle ne venoit plus chez moi qu'aux heures de repas, passant les jours et la moitié des nuits avec Mr. de Vesterhagen, mon gentil-homme de la chambre. Ce Monsieur, quoique marié, en étoit éperdument amoureux et lui faisoit des présens considérables, qu'elle faisoit passer pour venir de son père. Quoiqu'elle n'eût aucun attachement pour moi et nulle envie de remplir les devoirs de sa charge, elle étoit d'une jalousie extrême contre la Marwitz, et tâchoit de l'humilier tant qu'elle le pouvoit. Je me voyois hors d'état de mettre ordre à sa conduite, par les ménagemens que j'étois encore obligée d'avoir pour son oncle, et je me contentois de lui faire remarquer mon mécontentement par quelques piquanteries, que je lui lâchois par-ci par-là, pour la faire rentrer en elle-même; mais son penchant l'emportoit au-dessus de sa raison et l'empêchoit de renoncer à son amour. Comme il eut des suites très-fâcheuses pour la Marwitz, qu'elle accusoit de m'en avoir informée, et que cette intrigue a quelque connexion avec mes mémoires, j'en rapporterai la suite dans son temps.

Le Margrave arriva enfin le 16. de Juillet. Ma joie fut extrême de le revoir, et il fut très-satisfait de se retrouver chez lui. Il fit célébrer mon jour de naissance par une fête charmante, qu'il me donna dans un grand jardin qui appartenoit au château. Ce jardin étoit tout illuminé de lampions; on y avoit pratiqué un théâtre, dont toutes les coulisses étoient de gros tilleuls; Diane et ses nymphes y parurent, on y joua une espèce de petite pastorale; vis-à-vis du théâtre étoit un salon rehaussé de quatre marches, dont tout le dehors étoit si bien illuminé, qu'il sembloit une boule de feu; tous les parterres du jardin étoient ornés de lampions de diverses couleurs, ce qui faisoit une effet charmant.

Nous partîmes le lendemain de cette fête pour nous rendre à l'hermitage. J'en ferai ici la description.

Cet endroit est situé sur une montagne. On y arrive par une avenue et par une chaussée, que le Margrave a fait faire. Le mont Parnasse se présente à l'entrée de l'hermitage. C'est une voûte, soutenue de quatre colonnes, au-dessus de laquelle on voit Apollon et les neuf Muses, qui jettent toutes de l'eau; cette voûte est si artistement construite, qu'on la prendroit pour un véritable rocher. Vous voyez d'un côté un berceau, qui vous conduit à un autre rocher artificiel, environné d'arbres, où il y a six jets d'eau; au-dessous de ce rocher on trouve une petite porte, par laquelle on entre dans une espèce de souterrain, qui mène dans une grotte. Cette grotte est ornée de coquillages très-beaux et très-rares, et elle reçoit le jour par un dôme, qui est au-dessus; il y a un grand jet d'eau au milieu et six cascades tout à l'entour; tout le plancher, qui est de marbre, jette aussi de l'eau, de façon qu'il est très-aisé d'attrapper les gens et de les inonder lorsqu'ils y sont. Il y a deux rampes de chaque côté de la grotte, qui mènent à deux appartemens, chacun composé de trois petites chambres en miniature. Au sortir de la grotte on entre dans une petite cour, toute environné de ces rochers artificiels, entre-mêlés d'arbres et de haies; un grand jet d'eau, placé au milieu, y donne une continuelle fraîcheur. Ces rochers cachent les ailes de la maison, qui sont composées chacune de quatre petites cellules, ou de huit petites chambres, y ayant toujours une garderobe et une chambre de lit. Cette cour conduit au corps-de-logis. On se trouve d'abord dans un salon, dont le plafond est très-bien peint et doré; ce salon est tout revêtu de marbre de Bareith; le fond en est de marbre gris et les pilastres de marbre rouge; les corniches et les chapiteaux en sont dorés; tout le parquet est de marbre des diverses sortes, qu'on en trouve ici; mon appartement est à droite. Il se présente d'abord une chambre, dont la peinture représente au plafond les dames romaines lorsqu'elles arrachèrent la ville de Rome au pillage des ennemis; l'entour de cette peinture est à fond bleu; tous les reliefs sont dorés et argentés; les lambris sont de marbre fin-noir et les compartimens de marbre fin-jaune; la tapisserie est de damas jaune à galons d'argent. De là on entre dans les ailes, que j'ai fait ajouter; à savoir dans une chambre, dont le plafond est en bas-relief et tout doré; la peinture représente l'histoire de Chélonide et de Cléobrontas; la boiserie est à fond blanc et tous les reliefs dorés; les trumeaux et le dessus des cheminées sont par-tout de belles glaces; la tapisserie de cette chambre est une étoffe à fond bleu et or excessivement riche, dont toutes les fleurs sont de chenille; c'est la plus belle chose qu'on puisse voir. Ensuite vient un petit cabinet, dont la boiserie est du Japon; mon frère m'en avoit fait présent; elle avoit coûté un argent infini, et je crois que c'est l'unique de cette espèce qui ait paru en Europe: on l'avoit donnée à mon frère pour telle; le fond en est d'or grené et toutes les figures sont en relief; le plafond, les trumeaux et tout ce qu'il y a dans ce cabinet s'accorde avec cette boiserie; tous ceux qui l'ont vu en ont été charmés. A côté de ce cabinet, en tournant à droite, est la chambre de musique; elle est toute de marbre fin blanc, et les compartimens verds; dans chaque compartiment il y a un trophée de musique doré et très-bien travaillé; les portraits de plusieurs belles personnes, que j'ai amassées, de la main des plus habiles maîtres, sont placés au-dessus de ces trophées et enchâssés dans la muraille dans des cadres ornés et dorés; le fond du plafond est blanc; les reliefs représentent Orphée, jouant de sa lyre et attirant les animaux; tous ces reliefs son dorés; mon clavecin et tous les instrumens de musique sont placés dans cette chambre, au bout de laquelle est mon cabinet d'étude; il est d'un vernis à fond brun et peint en miniature avec des fleurs naturelles; c'est là où je suis encore occupée à écrire ces mémoires et où je passe bien des heures à faire mes réflexions. La chambre de musique me conduit par une autre porte dans celle où je m'habille, qui est toute simple, et de là j'entre dans ma chambre à coucher, dont le lit est de damas bleu à galons d'or, et la tapisserie de satin à bandes. Ma garderobe est à côté, ce qui y donne une grande commodité. La distribution de l'appartement du Margrave est égale au mien, mais il est différemment décoré. La première de ses chambres est meublée d'une espèce de vernis, dont j'ai trouvé l'invention; la peinture, qui est très-belle, représente toute l'histoire d'Alexandre, et je l'ai fait copier d'après les estampes de le Brun; ce sont proprement des tableaux de la grandeur des murailles, peints en détrempe sur du papier collé sur de la toile, sur lequel j'ai fait passer un vernis pour le conserver. Ces tableaux ont été admirés de tous les connoisseurs. Le fond du plafond et de la boiserie est blanc et les ornemens dorés; la peinture de ce plafond représente Alexandre, comme il jette l'encens au feu, et qu'Aristote le reprend de ce qu'il le fait avec trop de profusion. La boiserie de la seconde chambre est à fond brun foncé; tous les reliefs sont de trophées des armes de tous les peuples du monde; tout cela ainsi que l'entour du plafond est doré; on voit dans le milieu de ce plafond Artaxerxe, comme il reçoit Thémistocle; la tapisserie est une haute-lisse, qui représente toute l'histoire de ce général grec. Le cabinet à côté est orné de très-beaux tableaux; la boiserie est de bois d'ébène, relevée d'ornemens dorés; l'histoire de Mutius Scévola est peinte sur le plafond. La chambre à côté est revêtue de carreaux de porcelaine de Vienne, peints en miniature; le plafond en est tout peint et présente Leonidas, lorsqu'il défend les Thermopyles. La chambre de lit est de damas verd avec des galons d'or. On trouvera peut-être singulier que j'aie choisi tous ces sujets d'histoire pour en orner mes plafonds, mais j'aime tout ce qui est spéculatif, et tous ces sujets d'histoire que j'ai choisis, représentent autant de vertus, qu'on auroit pu peut-être mieux habiller à la moderne par des emblèmes, mais qui n'auroient pas tant réjoui la vue. J'en reviens à ma description. La maison en dehors n'est ornée d'aucune architecture; on la prendroit pour une ruine, entourée de rochers; elle est environnée d'un bois de haute futaie; sur le devant de la maison est un petit parterre, émaillé de fleurs, et à l'extrémité duquel on trouve une cascade, qui semble taillée dans le roc, et qui coule jusqu'au bas de la montagne, où elle tombe dans un grand bassin; deux allées de grands tilleuls la bordent de chaque côté, et l'on y a pratiqué des marches de gazon, pour la descendre commodément; il y a deux reposoirs, au milieu desquels il y a des jets d'eau, entourés de sièges de gazon pour s'asseoir; sur les côtés de la maison il y a dix allées de tilleuls si épais, que le soleil n'y perce jamais. Chaque route du bois mène à un hermitage où à quelque chose de nouveau; chacun y a son hermitage et ils sont tous différens les uns des autres. Le mien découvre à la vue les ruines d'un temple, bâties sur les dessins qui nous restent encore de l'ancienne Rome; je l'ai consacré aux Muses. On y voit les portraits de tous les fameux savans des derniers siècles; tels que Descartes, Leibnitz, Loke, Newton, Bayle, Voltaire, Maupertuis etc. A côté du petit salon, qui est de forme orbiculaire, il y a deux petits chambres et une petite cuisine, que j'ai ornée de cette porcelaine antique de Raphaël. En sortant de ces petites chambres, on entre dans un petit jardin, sur le devant duquel il y a une ruine d'un portique; le jardin est environné d'un berceau où on peut se reposer à lire dans la plus grande ardeur du soleil, sans en être incommodé. En montant plus haut, la vue est frappée d'un nouvel objet; c'est un théâtre, construit de pierre de taille, dont toutes les voûtes sont détachées, de façon qu'on y peut jouer un opéra en plein air. Je ne m'arrêterai pas à le décrire; le dessin que j'ajouterai à ces mémoires de toutes les pièces curieuses de ma seigneurie, fera voir que c'est un endroit unique. La rivière coule au bas tout autour de la montagne; il y a des promenades et des vues magnifiques de quelque côté qu'on aille se promener. Comme je le décris dans l'état où il est à présent, et que j'écris ceci l'année 1744, je continuerai à marquer toutes les augmentations que j'y ferai encore avec le temps.

Je me suis peut-être trop long-temps étendue là-dessus, mais j'écris pour me divertir et ne compte pas que ces mémoires seront jamais imprimés; peut-être même que j'en ferai un jour un sacrifice à Vulcain, peut-être les donnerai-je à ma fille, enfin je suis pyrrhonienne là-dessus. Je le répète encore, je n'écris que pour m'amuser, et je me fais un plaisir de ne rien cacher de tout ce qui m'est arrivé, pas même mes plus secrètes pensées.

La guerre se renouvela à la fin de cette année entre l'Empereur et les Turcs. Elle étoit des plus injustes; mais il faut remonter plus haut pour en chercher la cause.

J'ai déjà dit que les Russes avoient fait passer dix mille hommes en Allemagne, pour donner du secours à l'Empereur contre la France. L'Impératrice russienne se trouvoit en guerre avec les Turcs, et n'avoit accordé ses troupes au chef de l'empire qu'à condition, qu'il feroit après la paix une diversion et qu'il romproit la trêve conclue avec les Ottomans. Dans l'année 1719 l'Empereur se mit en état de remplir ces engagemens et fit défiler ses troupes du côte de la Hongrie. Les commencemens de la campagne furent heureux. Les Turcs ne s'étant point attendus à être attaqués et n'ayant point d'armée de ce côté, se retirèrent et leur abandonnèrent sans coup férir la ville de Nissa. Mais l'année 1737 fit changer leur fortune de face. Le général Sekendorff reçut le commandement de l'armée impériale. L'avarice et la mauvaise conduite de ce général la ruinèrent totalement. On lui fit son procès à la fin de cette année, et il fut condamné à finir sa vie dans la forteresse de Spielberg, trop heureux encore d'en réchapper pour cela. J'admirai le sort de cet homme qui m'avoit causé tant de chagrin, et qui avoit été, pour ainsi dire, le fléau de toutes les cours où il avoit été. Il me fit compassion, et je puis dire avec vérité, que je ne sentis pas un moment de joie de son malheur. Nous le reverrons encore reparoître sur la scène. Mais j'en reviens à ce qui me regarde.

Nous débutâmes l'année 1737 par recevoir la visite du prince de Bamberg. La cour parut dans tout son lustre en cette occasion. J'avois fait faire beaucoup de changemens au château, aux appartemens du Margrave et aux miens. L'acquisition que nous avions faite de quelques habiles musiciens et de quelques chanteurs excellens d'Italie, rendoit la chapelle très-bonne. Plusieurs étrangers, entrés depuis peu au service, contribuoient à faire les honneurs de la cour et à la rendre moins mélancolique que par le passé. Tous ceux qui y vinrent en furent charmés et l'évêque partit trés-satisfait de son séjour.

Ma santé, quoique toujours fort délicate, commençoit cependant à se remettre. Tout le pays souhaitoit passionnément que je pusse lui donner des héritiers. On me proposa pour cet effet de me servir des bains. Comme je connoissois mon tempérament, je prévis bien que leur usage ne conviendroit point à ma santé; mais le médecin ayant été gagné pour me les conseiller, je fus obligée de me rendre aux désirs du pays. Les bains d'Ems étant les moins forts qu'il y ait en Allemagne, je les choisis préférablement aux autres. Mais ce n'en étoit point encore la saison. Nous nous rendîmes à Erlangue pour l'attendre et pour partir de là.

Nous y passâmes fort agréablement notre temps, et j'y vis pour la première fois une pastorale, où le fameux Sr. Zaghini se fit admirer et enchanta chacun par la beauté et l'agrément de sa voix. Nous ne pensions qu'à nous divertir, lorsqu'un événement imprévu vint troubler nos plaisirs. Ce fut la mort de mon neveu, le prince héréditaire d'Anspac.

J'ai déjà parlé ci-dessus du mauvais ménage du Margrave et de ma soeur. Leur dissension avoit fort augmenté depuis quelque temps; le Grand-Maréchal de Seckendorff en étoit en partie cause, ne cessant d'animer le Margrave contre son épouse. La mort du prince lui fournit un vaste champ pour exercer sa malice. Il l'attribua entièrement à ma soeur, et sut si bien aigrir l'esprit de ce prince, qu'il jura de ne la plus voir et de se séparer d'elle. Il la traita même d'une façon indigne, et lui fit dire les choses du monde les plus dures par de simples domestiques; défense fut faite à toute la cour d'aller chez elle, et en un mot, on tâcha de la mortifier par tout ce qu'on en crut capable. Il y avoit déjà trois semaines que cela duroit, sens que j'en eusse été informée. Mais enfin quelques personnes bien-intentionnées de cette cour m'en avertirent sous main, et me firent prier de me rendre à Anspac, pour redresser tous ces désordres. Je ne balançai pas à suivre leur avis.

Le Margrave étoit à la campagne, où il tâchoit de se consoler de la mort de son fils entre les bras de sa maîtresse. Dès qu'il apprit mon arrivée à Anspac, il s'y rendit. J'y trouvai ma soeur baignée dans ses larmes et si changée, qu'elle n'étoit pas reconnoissable. Le Margrave ne la regarda pas; il ne put se dispenser de manger avec nous, mais on remarquoit bien dans toute sa physionomie la peine que cela lui faisoit. Je ne voulus pas me presser de lui parler, avant que d'être bien informée de toutes les circonstances de ce qui s'étoit passé. Je m'aperçus par tout le détail qu'on me fit, que Mr. de Sekendorff étoit l'auteur de toute cette brouillerie. Je m'adressai donc à lui pour la raccommoder. La douceur, mêlée de fermeté, avec laquelle je lui parlai, lui firent peut-être faire des réflexions. Il me promit d'employer tous ses efforts pour rétablir la paix. Il tint parole. Tout le monde se réunit à lui, pour appaiser le Margrave, mais la principale raison qui le porta à céder à tant d'instances, fut la peur qu'il eut de moi. J'eus donc le plaisir de voir l'union rétablie. N'ayant plus rien à faire à Anspac, je retournai à Erlangue, d'où je partis pour Ems. J'allai droit à Wertheim, où je m'embarquai.

Notre voyage fut des plus agréables. Nous avions bonne compagnie sur notre bateau. Nous y faisions une chère excellente, et nos yeux étaient continuellement occupés à contempler des sites et des paysages charmans.

Nous arrivâmes au bout de six jours à Ems, fort fatigués et harassés de notre dernière journée, et de n'avoir pas dormi la nuit que nous avions passée sur un petit bac, le grand bateau ne pouvant servir sur la Lane, qui coule à l'entour d'Ems. Cet endroit est très-désagréable. C'est un fond tout environné d'une chaîne de rochers, on n'y voit ni arbres ni verdure. La maison d'Orange, où nous logions, étoit belle et commode.

Nous nous reposâmes le premier jour, mais dès le lendemain je vis du monde. La compagnie étoit très-petite et très-ennuyeuse. Mde. de Harenberg, femme d'un chambellan du roi d'Angleterre, étoit l'héroïne du bain. Elle s'étoit rendue à Ems avec son mari et son amant, Mr. le colonel de Diffenbrok. Cette dame étoit petite, laide, désagréable et aussi affectée que coquette. Nous profitâmes de son ridicule pour nous en divertir. Le Margrave fit semblant d'être amoureux d'elle et lui conta fleurettes. La folle donna bonnement dans le panneau, et fort charmée d'avoir fait une si belle conquête, elle voulut commencer le roman par où on le finit. Le Margrave ne fut pas de cet avis. La colère de cette créature tomba tout entière sur moi. Elle tâcha de me décrier par-tout, dans la croyance que j'avois mis obstacle à ses amours. Par bonheur elle étoit si connue, que tout ce qu'elle put dire de moi ne fit aucune impression.

Je commençai ma cure, dont je me trouvai assez bien dans les commencemens. La bonne compagnie qui nous vint, contribua à rendre notre séjour plus agréable. Outre plusieurs dames et messieurs qui s'y rendirent des environs, Pelnitz y arriva aussi. J'ai déjà parlé de lui ci-dessus. Il avoit changé de religion depuis son retour à Berlin, et étoit redevenu protestant. Il me conta beaucoup de particularités de Berlin. Il étoit très-bien dans l'esprit du roi et quasi informé de toutes les affaires. Il me dit, que tout le monde me plaignoit fort et que le roi disoit pis que pendre du Margrave sur les rapports qu'on lui avoit faits, qu'il avoit des maîtresses et qu'il en agissoit mal avec moi. La calomnie n'avoit assurément jamais inventé rien de si faux. Je priai instamment Pelnitz de détromper le roi, ce qu'il fit à son retour.

Nous allions quelquefois nous promener, ou plutôt trépigner dans la boue. Cette belle promenade consistoit dans une allée de tilleuls, qu'on avoit plantée le long de la rivière. On n'y étoit jamais seul, les cochons, accompagnés des autres animaux domestiques, y tenoient fidèle compagnie à chacun, de façon qu'on étoit obligé de les écarter à coups de canne à chaque tour qu'on faisoit. Je me baignois dans le bain le plus doux, et j'avois grand soin qu'il fût tempéré, tout le monde m'ayant avertie, et même le médecin qui étoit à Ems, de ne m'en pas servir autrement, les bains chauds pouvant me faire beaucoup de mal. Notre médecin Zeitz se mit cependant en tête, que si je ne me servois de ceux qui étoient à la maison de Darmstadt, je ne deviendrois pas enceinte. Il vint me proposer d'en faire l'essai. J'y allai; mais je ne pus y rester une minute, ces bains étant si chauds, que la chambre où ils étoient en étoit remplie de fumée. J'en sortis sur le champ. Mr. le médecin s'adressa à Mr. de Voit, pour me persuader de m'en servir, et quoique l'autre médecin protestât contre et dît hautement, que je creverois si j'en faisois usage, Zeitz persista néanmoins dans son dessein et dit à plusieurs personnes, de qui je l'ai appris depuis, que pourvu que j'eusse un prince, il s'embarrassoit fort peu du reste, et que si je mourois, il n'y auroit qu'une femme de moins. Mon bon génie m'empêcha de suivre son avis, et malgré toutes les persuasions qu'on me fit, je ne voulus point me rendre à ce qu'on souhaitoit de moi. Ma cure finie, j'allai à Coblence voir la procession de la fête-Dieu. On me montra le château et la ville, qui ne méritent pas que j'en fasse le détail.

De retour à Ems, j'y trouvai un gentil-homme du Landgrave de Darmstadt, qui vint nous inviter, le Margrave et moi, de la façon du monde la plus obligeante à nous rendre à Munichbrouk, maison de plaisance du Landgrave, qui étoit sur la route de Francfort. Le Margrave charmé de trouver cette occasion de faire connoissance avec un prince renommé pour sa politesse et sa magnificence, résolut d'y aller et m'engagea à l'y suivre.

Nous partîmes donc le lendemain et vîmes en passant Schlangenbad et Schwalbach, où il y avoit un monde infini. Nous couchâmes à Wisbaden. Quoique fort fatiguée, je me levai le lendemain à cinq heures pour aller à Munichbrouk. Je trouvai deux originaux dans mon antichambre. C'étoient deux comtes de Reuss, dont l'un ne faisoit que sautiller d'une jambe sur l'autre, en me disant, qu'il étoit chambellan de l'Empereur et comte régnant de l'empire. J'en suis charmée, Monsieur, lui dis-je, et si l'Empereur a beaucoup de chambellans de votre mérite, sa cour ne peut qu'être bien composée. Oui, assurément, me dit-il. L'autre me conta, qu'il faisoit son séjour dans une de ses terres proche de Francfort, parceque, dit-il, le fourrage y est beaucoup meilleur et que je fais consister tout mon plaisir à avoir de beaux chevaux. En même temps il me fit toute la généalogie des habitans de son écurie et l'énumération de leur mérite. J'aurois pu lui répondre, que peut-être ils n'étoient pas tant chevaux que lui. Je me mis enfin en carosse, pour me défaire du comte sauteur et du comte chevaucheur, et arrivai par une chaleur et une poussière insupportables à Munichbrouk.

Le Landgrave me donna la main pour m'aider à sortir du carosse, et sans me dire mot me planta au milieu de la cour, pour faire son compliment au Margrave. Il me mena ensuite dans la maison. J'y trouvai sa fille, la princesse Maximiliane de Hesse-Cassel, et le prince héréditaire, son fils. Je commençai à lier conversation avec eux. Le Landgrave ne me repondoit pas un mot, sa fille rioit à gorge déployée et son fils faisoit des révérences. Leur père étant sorti, ils commencèrent à entrer en matière, mais sur des sujets tout nouveaux pour moi, car ils étoient des plus obscènes et débités grossièrement. J'ouvrois de grands yeux, fort embarrassée de ma figure, qui n'avoit jamais été à pareille fête; aussi la compagnie étoit fort peu convenable pour mon génie. La princesse de Hesse étoit une seconde Mde. de Bery; elle avoit été fort jolie, mais le vin et les débauches lui avoient si fort gâté le teint, qu'elle étoit toute couperosée, et que la gorge, qu'elle prenoit soin de découvrir tant qu'elle le pouvoit, étoit remplie de pustules fort dégoûtantes; ses manières libres et son air effronté ne démentoient point ses sentimens et découvroient assez son caractère.

Nous nous mîmes enfin à table, et malgré toutes les politesses que je faisois au Landgrave, je n'en avois pu tirer un mot. Un cas fortuit me procura enfin le bonheur d'entendre le son de sa voix. Munichbrouk est proprement une maison de chasse, qui consiste en plusieurs petits pavillons détachés; chacun de ces pavillons contiens une petite salle et trois petites chambres de chaque côté; ces chambres étoient toutes meublées de damas de diverses couleurs avec des galons d'or ou d'argent. Etant donc à table, la princesse Maximiliane fit tout-à-coup de grandes exclamations, en criant, ah, mon Dieu! ah, mon Dieu! Je m'effrayai, croyant qu'elle prenoit quelques vapeurs noires, dont, à ce qu'on débitoit, elle étoit tourmentée plusieurs fois le jour; mais elle me cria bientôt, qu'il se faisoit des miracles et qu'elle n'avoit rien vu de si extraordinaire, que ce qui s'offroit alors à ses yeux. Je crus pour le coup qu'elle étoit devenue folle, mais voyant sourire le Landgrave d'un air mystérieux, je me rassurai enfin. Ce grand miracle et cette chose si extraordinaire étoient, qu'on avoit détendu dans un moment les tapisseries de damas qui étoient dans ces chambres, ce qui en faisoit paroître d'autres qui étoient dessous et qui étoient peintes à l'huile sur de la toile. Le Landgrave me dit à cette occasion; Votre Altesse royale voit bien qu'il y a des enchantemens ici. Voilà la seule parole que je lui ai entendu proférer. J'applaudis beaucoup à cette platitude, car le proverbe dit, qu'il faut hurler avec les loups.

Notre ennuyant repas fini, on me força bon gré malgré de danser. J'étois fatiguée comme un chien et comme nous n'étions que trois dames et qu'on dansoit beaucoup d'allemandes, j'étois sur les dents. Je priai tant et tant le Margrave, que nous partîmes enfin le soir à sept heures. Il est juste que je fasse le portrait du Landgrave et de son fils.

Le Landgrave avoit 80 ans passés lorsque je le vis, mais à ses cheveux gris près, on l'auroit pris pour n'en avoir que 50; un cancer qu'il avoit à la bouche, le défiguroit et le rendoit fort dégoûtant; on dit qu'il avoit eu beaucoup d'esprit dans sa jeunesse, mais son grand âge l'avoit fait disparaître; il avoit été fort galant, mais ses galanteries s'étoient tournées en débauches affreuses. La malheureuse recherche, dans laquelle il s'étoit jeté de la pierre philosophale, avoit entièrement ruiné son pays, qui étoit dans un désordre excessif. Il vivoit très-mal avec le prince, son fils, qu'il tenoit dans la sujétion d'un enfant, quoiqu'il eût 49 ans. Celui-ci avoit beaucoup d'esprit et de politesse, même de l'acquis, mais la mauvaise compagnie qu'il hantoit l'avoit abruti et rendu méconnoissable.

J'arrivai fort tard à Francfort où nous fûmes reçus en cérémonie au bruit d'une triple décharge du canon, et complimentés par les magistrats et les bourgmestres de la ville. Comme je ne me portais pas trop bien, je m'y arrêtai un jour, pendant lequel je vis tout ce qui méritoit de l'être. C'est-à-dire le Roemer, qui est la salle où dînent les Empereurs le jour de leur couronnement; à côté de cette salle il y a quelques chambres, où on garde la bulle d'or, qu'on me montra. De là j'allai à la grande église, où se font ordinairement les couronnemens des Empereurs; on m'y fit voir l'endroit où se tient le conclave des électeurs le jour de l'élection. Mais comme le détail de tout cela se trouve dans plusieurs livres, je le passe sous silence.

Je partis le lendemain à cinq heures du soir de Francfort, résolue d'aller toute la nuit, pour éviter les grandes chaleurs. Quoique fort incommodée, je voulus voir en passant Philippsrouhe, maison de plaisance, appartenante au prince Guillaume de Hesse. Le château en est grand et spacieux, mais fort simple, en dedans et point meublé. La situation en est très-belle, la vue donnant sur un fort beau jardin, bordé par le Mein qui y coule, et sur l'autre bord duquel il y a des paysages charmans.

En continuant ma route, mon mal s'augmenta, et se termina enfin par une espèce de dyssenterie. Une terrible pluie, mêlée d'orage, et un froid excessif nous saisirent pendant la nuit. Les chemins étoient affreux, et nous nous trouvions dans les montagnes du Spessart, où il n'y a que du bois, sans qu'on trouve ni maison ni village.

J'arrivai enfin à demi-morte à neuf heures du matin à un petit village, nommé Eselsbach, où on me traîna hors du carosse et on me mit au lit, sans que j'en susse rien. Le médecin qui étoit arrivé long-temps avant moi, me trouva très-mal; j'avois une grosse fièvre, et il jugea mon accident fort dangereux. On résolut donc de rester là tout ce jour et le suivant, et de tâcher de me transporter plus loin si mon mal ne diminuoit, l'endroit où nous étions étant si mauvais, qu'il étoit impraticable que je pusse y demeurer plus long-temps. Mais me trouvant un peu mieux, nous partîmes le surlendemain pour nous rendre à Wirzbourg, où nous avions été invités par l'évêque.

Nous y fûmes reçus avec tous les honneurs imaginables. La garnison sous les armes étoit rangée en haie dans les rues; on fit une triple décharge du canon. Le prince et toute sa cour nous reçurent au bas de l'escalier. Le mouvement du carosse m'avoit si fort affoiblie, que je fus obligée de me mettre sur le lit. Je me traînois pourtant, toute malade que j'étois, pour voir le dedans du château, qui peut passer pour le plus beau d'Allemagne. L'escalier est superbe et tous les appartemens sont vastes et spacieux, mais je trouvai les décorations des chambres détestables.

Nous repartîmes à huit heures du soir. Mon mal cessa, mais j'en pris un autre plus dangereux, car je fus attaquée de si terribles douleurs à la poitrine, que je ne pouvois parler.

J'arrivai le lendemain à Erlangue, ayant cheminé toute la nuit. Je m'y arrêtai une quinzaine de jours, pendant lesquels on me tira de danger, mais je conservai une grande foiblesse et ma santé resta très-dérangée.

Je trouvai Mlle. de Bodenbrouk, première fille d'honneur de la reine, à mon retour à Bareith. C'étoit la même qui m'avoit causé tant de chagrin pendant mon séjour de Berlin. Elle alloit à Carlsbad pour s'y servir des bains. Je me piquai de générosité à son égard et l'accablai de politesses. Mon procédé la toucha et la fit rentrer en elle-même. Elle me fit un détail de tout ce qui se passoit à Berlin et me conta, que la reine étoit toujours fâchée contre moi, et saisissoit toutes les occasions pour mal parler de moi; que personne n'en étoit cause que ma soeur de Brunswick, qui l'animoit sans cesse et lui mandoit toutes sortes de nouvelles désavantageuses de Bareith; comme entr'autres, que je méprisois si fort les pierreries que la reine m'avoit données, que je les avois vendues et repris d'autres en place, pour n'avoir plus rien de Berlin; qu'elle ne s'étoit contentée de tenir de pareils propos à la reine, mais qu'elle me rendoit aussi de très-mauvais services auprès de mon frère, qui étoit fort changé à mon égard et ne faisoit point de mystère à dire, que ma soeur de Brunswick étoit celle qui lui étoit la plus chère; que mon frère n'étoit plus ce qu'il avoit été; que tout le monde commençoit à le haïr, et qu'enfin chacun me plaignoit et ne souhaitoit que de me voir reprendre l'ascendant que j'avois eu sur lui. Je me justifiai des calomnies de ma soeur, en montrant à la Bodenbrouk toutes les pierreries que j'avois reçues de la reine, qu'elle connoissoit très-bien. Elle me promit aussi de prendre fortement mon parti auprès de cette princesse, et de parler en ma faveur à mon frère. Elle partit de Bareith, accablée de politesses et de présens.

L'année 1738 pensa m'être bien fatale. Le Margrave tomba tout d'un coup malade. Son mal ne parut pas dangereux dans les commencemens, ne consistant que dans une grosse fluxion à la tête, mais une espèce d'attaque d'apoplexie fit craindre pour ses jours. Ce fut un relâchement de nerfs dans les parties extérieures; sa bouche en est restée un peu tirée, et il a conservé une foiblesse à l'oeil gauche, qui lui pleure quasi toujours; cependant cela ne le défigure point. Que ne souffris-je point pendant tout le temps qu'il fut malade? mes angoisses et mes inquiétudes ne sauroient s'exprimer. Sa convalescence me rendit la vie.

Mais ma santé ne se remit point, elle empiroit de jour en jour. J'avois derechef la fièvre lente, et enfin au bout de trois mois le médecin jugea mon mal incurable. Mdme. de Sonsfeld et le Margrave firent savoir mon état à la reine et à mon frère. On tint des consultations à Berlin dont le résultat fut, que je ne pouvois en réchapper. Un reste de tendresse se réveilla pour moi dans le coeur de mon frère. Il me manda, qu'il y avoit un très-habile médecin à Stettin, qui avoit beaucoup contribué à rétablir le roi, lorsqu'il avoit eu l'hydropisie; que je devois prier ce prince de me l'envoyer. La lettre qu'il m'écrivit à ce sujet, étoit des plus tendres. J'avois déjà pris mon parti. Je ne comptois pas en réchapper pour cette fois; j'envisageois la mort avec fermeté, ses approches ne m'épouvantoient point. La seule chose qui m'inquiétoit étoit la douleur que ma perte alloit causer au Margrave; mais je tâchois de m'étourdir là-dessus, en me rappelant l'exemple de tant de maris, qui après avoir bien fait les désespérés, s'étoient pourtant consolés à la fin. Les pressantes instances de mon frère, jointes à celles du Margrave, m'engagèrent à suivre le conseil du premier. J'écrivis une lettre fort touchante au roi, où je lui détaillois mon triste état. Je lui mandois, que me voyant sur le bord du tombeau, je lui demandois pardon de tous les chagrins que je lui avois causés involontairement; je lui demandois sa bénédiction; je l'assurois de la tendresse la plus vive et je finissois par le supplier de m'envoyer le médecin Supperville, plus pour tranquilliser le Margrave et n'avoir rien à me reprocher que dans la croyance qu'il pût me sauver la vie. Le roi me répondit fort obligeamment et le médecin arriva à l'hermitage, où j'étois alors au bout de quinze jours.

Je m'attendois à voir un de ces pédants, dignes piliers de la faculté, qui vous crachent du latin à chaque mot qu'ils disent, et dont les raisonnemens diffus et ennuyans contribuent à faire mourir les malades avant le temps; point du tout. Je vis entrer un homme d'assez bonne mine, qui m'accosta avec un air qui sentoit son monde, et en un mot qui n'avoit pas la moindre encolure de son métier. Il me trouva très-dangereusement malade, mais il tâcha de m'encourager, m'assurant qu'il me tireroit d'affaire. Il est juste que je fasse son portrait.

Supperville est d'origine françoise et prétend être de bonne maison. Je n'entre point dans la discussion de sa généalogie, tout François établi en pays étranger, est noble comme le roi, quoique quelquefois leur grand-père ait été maître d'hôtel ou laquais à Paris. Mais passons là-dessus; tel n'est pas noble qui mériteroit de l'être, et celui-ci avoit des talens qui auroient pu le mener à une grande fortune, si une ambition démesurée n'y avoit mis obstacle. Supperville avoit fait ses humanités à Leyden et à Utrecht, son père s'étant établi à la Haye. Ayant fini son cours de droit, il fut nommé secrétaire d'ambassade d'un ministre qui devoit aller en France. L'amour le rendit médecin. Il s'amouracha d'une jeune fille fort riche, et ne pouvant se résoudre à s'en séparer, il se vit obligé d'embrasser une profession pour laquelle il se sentoit une répugnance extrême. Il retourna aux universités. Son application à l'étude de la physique et de l'anatomie le rendirent bientôt fameux. Le roi l'engagea à entrer à son service comme premier médecin de toute la Poméranie, où il étendit en peu de temps sa renommée. Il a infiniment d'esprit, une lecture prodigieuse, et on peut le regarder comme un grand génie; sa conversation est aisée et agréable; il soutient également bien le sérieux et le badinage, mais son esprit impérieux et jaloux offusque ces qualités et ces talens, et lui a donné un ridicule, dont il aura peine à se relever.

On jugera bien d'après le portrait que je viens d'en faire, qu'il eut bientôt notre approbation. La cour étoit changée à son avantage à force de soins et de peines; on en avoit chassé une certaine grossièreté et barbarie, qui y regnoit au commencement, mais elle n'étoit point encore sur un pied convenable. Tous ceux qui la composoient avoient des génies bornés; la plupart n'avoient hanté que les rues de Bareith et n'avoit aucune idée du reste du monde; la lecture et les sciences étoient bannies de chez eux, et toutes leurs conversations se bornoient à parler de chasse, d'économie et à nous faire des contes de la vieille cour. Mr. de Voit qui jusqu'alors avoit encore été de quelque ressource, tomboit dans la bigotterie. Ainsi nous n'avions que celle que nous trouvions en nous-mêmes. Supperville nous fut donc d'un grand secours. Il s'attacha à nous et nous commençâmes à lui vouloir du bien. Il me fit prendre une cure, qui au bout de six semaines me fit passer ma fièvre lente, mais ne me rétablit pas entièrement, et lui fit juger, qu'à moins d'un soin et d'un régime prodigieux, je courois risque d'une rechute.

Cela l'engagea à me dire un jour, que voyant bien que ma santé n'étoit encore rien moins que remise, et que j'avois besoin de sa présence pour la recouvrer tout-à-fait, il m'offroit ses services, et ne demandoit pas mieux que de consacrer sa vie au Margrave et à moi. Sa proposition me fit plaisir. J'y trouvai beaucoup d'obstacles. Il étoit pour ainsi dire favori de mon frère et de toutes ses coteries, et je jugeois bien qu'il ne souffriroit pas que je le privasse d'un homme pour lequel il avoit de l'affection. Je lui fis d'abord cette objection. Je n'ai osé, me dit-il, Madame, vous parler à coeur ouvert, mais à présent, que j'ai l'honneur de connoître Votre Altesse royale, je sens que je puis lui parler sans détour et sans risquer de me rendre malheureux. Mon plan étoit déjà fait, avant de venir ici, de quitter le service du roi; j'avois dessein d'aller m'établir en Hollande; mais les agrémens que je trouve à cette cour-ci, et l'attachement que j'ai contracté pour Vos Altesses, m'ont fait changer d'avis. Je ne puis nier que je ne sois très-bien dans l'esprit du prince royal, mais, Madame, je n'ai eu que trop le temps de l'étudier. Ce prince a un grand génie, mais un mauvais coeur et un mauvais caractère; il est dissimulé, soupçonneux, infatué d'amour propre, ingrat, vicieux, et je me trompe fort où il deviendra plus avare que le roi, son père, ne l'est à présent; il n'a aucune religion et se fait une morale à sa guise, toute son étude ne tend qu'à éblouir le public, mais malgré sa dissimulation bien des gens ont démêlé son caractère. Il me distingue à présent pour étendre ses connoissances, une de ses plus grandes passions étant l'étude des sciences. Lorsqu'il aura tiré de moi celles qu'il ignore, il me plantera là, comme il a fait à bien d'autres; et c'est pour cette raison que j'ai jugé à propos de prendre mes mesures par avance.

Il y avoit déjà fort long-temps que j'étois mécontente de mon frère, et que je savois que plusieurs personnes qui lui avoient été attachées, l'étoient aussi, mais je ne me serois jamais figuré que son caractère fût si fort changé. Je disputai long-temps là-dessus avec Supperville. Le Margrave qui entra dans ces entrefaites, prit le parti de ce dernier et me dit, qu'il avoit déjà porté le même jugement de mon frère. Il accepta avec joie les propositions de Supperville, et nous écrivîmes tous deux au roi pour le lui demander. Je m'adressai aussi pour cet effet à mon frère, et Supperville partit chargé de toutes ces lettres.

L'on trouvera peut-être étrange que j'aie fait une si longue discussion sur cet article, mais il est nécessaire pour la suite de ces mémoires, où Supperville a beaucoup de part.

Le roi me répondit fort obligeamment, m'assurant que Supperville seroit à mon service aussi souvent que je le voudrois, mais qu'il ne pouvoit me le céder tout-à-fait, ne pouvant se passer de lui. La reine m'écrivit cependant, qu'elle ne désespéroit pas de fléchir le roi, sur-tout si je pouvois lui faire avoir quelques grands hommes.

La Grumkow se maria à la fin de cette année avec un certain Mr. de Beist, fort honnête homme, de bonne maison, mais très-mal partagé des biens de la fortune, et n'ayant pour toute richesse que quatre enfans, nés d'un premier mariage. Je fus charmée d'en être quitte. Je repris deux dames à sa place, Mlle. Albertine de Marwitz et Mlle. de Kuten, d'une très-grande et illustre maison.

L'année 1739 sera plus intéressante que celle que je viens d'écrire. Supperville revint au printemps. Une nouvelle cure qu'il me donna, acheva de me remettre, ou du moins de me tirer de danger. Mais il me faut entrer présentement dans une autre discussion.

J'ai déjà dit que le Margrave avoit pris pour secrétaire un certain Ellerot, fort versé dans les affaires du pays et homme de probité et d'esprit. Il avoit trouvé tous les départemens, et sur-tout les finances, dans un désordre extrême. Mr. de Dobenek eut ce dernier détail; mais on s'aperçut bientôt, que malgré ses gasconnades il n'y entendoit rien. Ellerot en fut donc chargé à sa place, et le Margrave lui confia outre cela sa caisse particulière. Cet homme ne s'étoit uniquement appliqué qu'à trouver des ressources, sans se mettre en peine de remédier aux désordres et à rétablir le crédit. Plusieurs prétentions considérables qu'il trouva, contribuèrent à subvenir aux dépenses. Il faut lui rendre justice, il rendit d'importans services au Margrave, tant par rapport aux affaires du pays, qu'à celles du dehors. Tout cela lui attira si fort la confiance de ce prince, qu'il le créa référendaire intime.

Le ministère cria fort contre cette innovation, c'était leur couper les ailes et leur ôter une partie de leur autorité. Ils envoyèrent un placet sur ce sujet au Margrave, conçu en termes très-durs et peu respectueux. Le Margrave très-choqué de leur procédé, leur fit une réponse assez forte. On soupçonna Ellerot d'en être l'auteur, et cela lui attira une animosité générale. On commença même à murmurer généralement; on disoit hautement, que les gens n'étoient point payés, qu'il leur étoit dû deux ou trois quartiers.

J'en fus informée la première, et sur les perquisitions que je fis sous main, j'appris que cela étoit vrai. Je le fis venir et lui en parlai; je lui dis même, qu'on m'avoit assurée que la chambre des finances étoit au plus mal, et que la caisse du Margrave étoit fort endettée. Il soutint le contraire, m'assurant que ce n'étoit que pure calomnie de ses ennemis, qui faisoient courir ces bruits-là pour le rendre malheureux. Je ne voulus donc point en faire mention au Margrave, mais celui-ci en étoit déjà informé.

Supperville qu'il informa du détail de ces affaires, lui recommanda un Berlinois, homme de probité et de mérite, dont j'avois souvent entendu parler, nommé Hartmann, pour le faire directeur de la chambre. Mr. de Montmartin, jeune homme que le Margrave avoit fait étudier et qui étoit conseiller de régence, lui avoit déjà proposé le même sujet. Le Margrave ne balança donc point à le faire venir et à lui donner ce poste. Ellerot n'en parut point fâché, et il y avoit long-temps qu'il souhaitoit être quitte de cette charge; cependant la suite fit voir qu'il étoit fort mortifié de s'en voir privé.

Dès que Hartmann fut arrivé, on éclata contre Ellerot; petits et grands me faisoient des plaintes contre lui et me prioient d'avertir le Margrave de ses rapines et de sa mauvaise économie. Je connoissois trop le cours du monde, pour me mêler de pareille chose. Cet homme étoit en faveur; par conséquent il avoit des jaloux et des envieux, et le croyant innocent, je n'avois garde de jeter des soupçons contre lui dans l'esprit du Margrave, qui auroit pu lui faire tort. Mais Hartmann confirma le bruit public, et assura le Margrave que ses finances étoient dans une confusion épouvantable, et qu'on devoit à tous ceux qui étoient en service un demi an de l'arrérage de leurs pensions. Un des receveurs de la chambre donna un mémoire secret au Margrave, dans lequel il l'avertissoit, qu'il étoit trompé et trahi par Ellerot, qui vendoit les charges au plus offrant et suçoit le sang du peuple.

Le Margrave m'en parla. Il étoit dans une agitation affreuse, ne sachant ce qu'il devoit penser de tout cela. Après avoir délibéré long-temps là-dessus et rassemblé toutes les circonstances du passé, nous conclûmes qu'il n'étoit pas tout-à-fait innocent. Cependant pour ne rien précipiter, le Margrave fit venir le délateur secrètement chez lui, et lui ordonna de coucher par écrit tous les points de son accusation. Cet homme l'assura qu'il soutiendroit ce qu'il avoit avancé et convaincroit sa partie.

Ellerot avoit beaucoup d'amis. Il apprit la conférence nocturne que le Margrave venoit d'avoir, et ayant ses créatures, il sut en peu de temps le tour qu'on se préparoit à lui jouer. Dès le lendemain il en parla au Margrave, protesta de son innocence, et le supplia de faire examiner sa conduite à la rigueur. Que pouvoit-on prétendre de plus? Le Margrave lui accorda sa prière, et on nomma quatre commissaires pour approfondir le fait. Ellerot fut absous et sortit blanc comme neige de son inquisition, pendant que son antagoniste fut envoyé à la forteresse. Nous verrons la fin de cette histoire l'année prochaine.

Pendant ce temps ma santé ne se rétablissoit que foiblement. Mon mal se changeoit dans une espèce de consomption. Supperville jugea, qu'il me falloit changer d'air, celui de tout le pays de Bareith étant fort pesant et très-mal-sain en hiver. Il proposa pour cet effet au Margrave, d'aller passer une année à Montpellier; il lui démontra que ce voyage auroit deux avantages, celui de me restituer et celui de rétablir ses affaires, les états du pays devant nous-fournir les frais du voyage. Le Margrave charmé de cette proposition, vint me la faire aussitôt. On peut bien croire que j'y topai, mais je prevoyois de grandes difficultés du côté de Berlin, sachant bien que le roi et la reine le désapprouveroient fort; d'ailleurs je ne m'attendois pas à beaucoup d'agrémens à Montpellier. Feu le Margrave, mon beau-père, y avoit passé plusieurs années, et m'en avoit fait un rapport peu avantageux. Je donnai un autre projet au Margrave et à Supperville, qu'ils approuvèrent très-fort, qui fut d'aller passer quelques mois à Montpellier, d'aller nous embarquer à Antibe et de parcourir l'Italie; mais jugeant bien que ce dernier voyage trouveroit beaucoup plus d'obstacles que le premier, nous résolûmes tous de le tenir secret.

Cependant nous jugeâmes à propos que le Margrave allât faire un tour à Berlin, pour nous aplanir les difficultés que nous avions à craindre de ce côté-là. Le Margrave se rendit avec joie à mes désirs. Il partit donc quinze jours après à l'improviste, accompagné de huit grands hommes qu'il avoit tirés de sa garde, pour les présenter au roi. Son voyage et son arrivée furent tenus si secrets, qu'on l'ignora entièrement.

Le roi étoit occupé à voir passer la parade. Il est incroyable quelle joie il sentit en voyant le Margrave. Il descendit d'abord de cheval et l'embrassa mille fois, en le nommant son cher fils; il avoit les larmes aux yeux et lui dit à plusieurs reprises: mon Dieu! que vous me faites plaisir à présent, je vois que vous avez quelque amitié pour moi. Il le mena ensuite chez la reine, qui le reçut aussi très-bien. Mais la faveur du Margrave augmenta bien le lendemain, lorsqu'il présenta ses huit grands hommes au roi. Mon frère lui fit aussi très-bon accueil, mais lui conseilla fort de ne point demander de grâces au roi, parceque ce seroit le moyen de tout gâter. Je suis persuadée que le roi lui auroit tout accordé, et on me l'a dit plusieurs fois depuis, mais le Margrave ne voulut pas se brouiller avec mon frère, ce qui l'empêcha de profiter des bonnes dispositions où il trouvoit le roi. Non seulement il fit approuver à ce prince notre voyage de Montpellier, mais il obtint aussi le congé de Supperville, qu'il nous céda entièrement. Le roi lui fit présent d'une tabatière d'or, enrichée de brillans, avec son portrait, de la valeur de 4000 écus. Je reçus aussi plusieurs présens de la reine et de lui, et le Margrave fut enfin de retour à Bareith au bout de six semaines, très-satisfait de toutes les amitiés qu'on lui avoit faites à Berlin.

Tout obstacle levé de ce côté-là, nous commençâmes à en trouver du côté du pays. Les murmures étoient généraux, on ne vouloit point nous laisser partir. Ma gouvernante que son grand âge empêchoit de faire le voyage avec nous, faisoit grand bruit. Enfin au bout de quatre semaines nous surmontâmes toutes ces difficultés, et le jour de notre départ fut fixé au 20. d'Août.

Ma pauvre Mermann commençoit déjà à devenir fort malingre. Quelque peine que je ressentisse de me séparer pour si long-temps des deux fidèles compagnes de mes malheurs, j'aimois mieux me priver de leur présence, que d'exposer leurs santés et leur vie. Le mari de la Mermann étoit mon homme d'affaires. C'étoit un génie inquiet, violent et emporté, qui vouloit passer pour mon favori et qui étoit outré de ne le pas être. Il tenoit sa pauvre femme si fort sous la férule, qu'elle n'osoit grouiller devant lui et le craignoit comme la mort. Cet homme, piqué au vif de ce que je ne le prenois pas avec moi, résolut de s'en venger. Il me demanda la permission d'aller passer le temps de mon absence à Berlin. Je la lui accordai. Je pris enfin congé, non sans verser bien des larmes de ma gouvernante et de la Mermann, et me mis en carosse avec le Margrave, Mlle. de Sonsfeld et la Marwitz, les deux uniques dames qui fussent du voyage. Supperville avoit été attaqué deux jours auparavant de la fièvre et nous attendoit à Erlangue.

A peine eûmes-nous fait un mille, que le Margrave se trouva mal. Il lui prit un grand mal de tête, accompagné de vomissemens. Nous comptions que cela n'auroit aucune suite fâcheuse et que ce n'étoit qu'une forte migraine, mais nous comptions sans notre hôte. Il prit beaucoup de chaleur, ce qui nous obligea de nous arrêter quelques heures à Troubach, très-mauvais et misérable endroit. Je lui proposai de retourner à Bareith, mais il ne le voulut jamais et s'efforça à se remettre en carosse, pour aller coucher à Streitberg. La fièvre et la chaleur continuèrent toute la nuit, mais voulant absolument se faire transporter à Erlangue, nous l'y conduisîmes avec beaucoup de peine.

Nous apprîmes à notre arrivée que Supperville étoit très-mal. Toutes les circonstances de sa maladie étoient pareilles à celles du Margrave. J'étois dans des peines et des inquiétudes inexprimables pour ce dernier. La fièvre étoit toujours la même, et je craignois avec raison qu'elle ne se tournât en fièvre chaude. Malgré mon état cacochyme je ne le quittois ni jour ni nuit, et je souffrois mille fois plus que lui. Son état ne s'amenda point; il y avoit déjà cinq fois vingt-quatre heures qu'il étoit dans une chaleur continuelle, sans que les remèdes lui fissent le moindre effet. Mes agitations me portèrent enfin à aller Supperville, qui logeoit au château. Je lui dis, que le Margrave étoit dans un état si dangereux, que je croyois qu'il n'y avoit de point temps à perdre, et qu'il falloit le faire saigner. Supperville me dit, qu'il avoit eu la même pensée et qu'il ne tarderoit pas à la mettre en exécution, dès que la fièvre commenceroit à diminuer. Je m'en retournai donc chez le Margrave, où je trouvai notre second médecin nommé Wagner. Je lui fis part de la consultation que je venois d'avoir avec Supperville et de sa décision. Il me répondit là-dessus, qu'il ne souscriroit jamais à faire saigner le Margrave dans l'état où il étoit, qu'il n'y avoit rien de plus dangereux, et que c'étoit le dernier remède, dont il falloit se servir si son mal devenoit désespéré. Je lui dis, que je ne pouvois lui rien prescrire là-dessus, et qu'il devoit débattre la chose avec Supperville. Il vint me rendre réponse un moment après et me dit, que Supperville étoit de son avis et qu'il ne falloit rien précipiter.

Je restai jusqu'à trois heures du matin chez le Margrave. Enfin épuisée d'abattement et de lassitude, j'allai me jeter sur mon lit dans un petit cabinet, d'où je pouvois voir et entendre tout ce qui se passoit. L'accablement où j'étois, me donna du sommeil. Il y avoit quatre heures que je dormois, lorsque je me sentis réveiller, et en ouvrant les yeux, je vis Wagner devant mon lit. La tête de Méduse ne m'auroit pas plus effrayée, car je crus que le Margrave se mouroit. Ne vous effrayez point, Madame, me dit-il, le Margrave est toujours de même, mais nous avons enfin résolu de le faire saigner, et j'ai jugé qu'il falloit vous en avertir, afin que vous puissiez y être présente.

Je me levai plus morte que vive; un pauvre pécheur qu'on même au supplice, ne saurait souffrir ce que j'endurois dans ce moment; un tremblement universel me prit dans tous mes membres, et mes jambes se deroboient sous moi. Je croyois le Margrave à l'extrémité, puisqu'on se servoit du dernier remède qui pouvoit lui sauver la vie. Je me traînai dans sa chambre. Autre spectacle capable d'épouvanter. Tout le conseil s'étoit assemblé. Le peuple étoit attroupé dans les rues à faire des imprécations contre Supperville et la saignée, et à vouloir empêcher le chirurgien d'entrer. Supperville étoit aussi mal que le Margrave, il ne perdit pourtant point la tramontane, et pour faire cesser le désordre et les clameurs, il se fit saigner le premier. Cela calma un peu les esprits.

J'étois pendant tout ce temps étendue sur un fauteuil, dans un état que je ne saurois décrire. Je n'avois plus de pensée et mes yeux étoient fixés sur la même place. Enfin on en vint à cette fameuse saignée. Mais quelle fut ma joie, en voyant qu'à mesure que le sang couloit, le Margrave prenoit tout un autre visage. Effectivement le redoublement de la fièvre qu'on attendoit ne revint point et il fut hors de danger dès le soir.

Cependant à mesure que sa santé se remettoit, je remarquois qu'il étoit d'une froideur extrême envers moi. Il me cherchoit noise sur tout ce que je faisois. En revanche il faisoit mille avances à la Marwitz,. demandant à tout moment après elle lorsqu'elle n'étoit pas dans sa chambré. Il faisoit aveuglément tout ce qu'elle vouloit, quand il s'agissoit de ménager sa santé, et me brusquoit quand je lui donnois les mêmes conseils. Cela me mit au désespoir. Mon corps pâtit bientôt des chagrins de mon esprit: je pris des accidens que je n'avois point encore eus. C'étoient des espèces de convulsions, accompagnées de violens maux de tête. Ma gouvernante vint me trouver. Elle faisoit ce qu'elle pouvoit pour me soulager, mais personne ne pouvoit deviner la source de mon mal.

J'ai déjà dit que le cabinet où je dormois donnoit dans la chambre du Margrave. Je l'entendois tous les matins dès qu'il se réveilloit demander les dames. Lorsque j'étois assez bien pour aller chez lui, il ne me parloit quasi point et envoyoit d'abord chercher la Marwitz. Une jalousie affreuse s'empara de mon coeur. Tout le monde pouvoit s'apercevoir de mon chagrin, mais je n'avois garde d'en dire la cause. Je connoissois la Marwitz; elle m'étoit attachée et elle étoit vertueuse. J'étois persuadée, que si elle s'apercevoit de la cause de ma mélancolie, elle quitteroit la cour. Mais je ne pouvois pardonner au Margrave son changement envers moi. J'avais été aveuglée pendant un an, et je n'avois point remarqué mille petites circonstances qui me sautaient aux yeux alors.

Le Margrave étoit toujours résolu de faire le voyage d'Italie. L'envie m'en étoit totalement passée. Je prévoyois, que les aisances qu'il auroit de voir plus souvent la Marwitz, ne feroient qu'augmenter son amour. D'ailleurs mon coeur étoit trop triste, pour trouver du plaisir à autre chose qu'au changement de ma situation.

Un nouveau chagrin acheva de m'accabler. J'ai déjà parlé du mécontentement de Mermann. Dès qu'il fut arrivé à Berlin, il alla rendre au roi les lettres du Margrave et les miennes. Le roi s'informa beaucoup de ma santé. Mermann prit de là occasion de dire pis que pendre de moi, assurant ce prince que je n'avois jamais été malade. Il s'étendit beaucoup sur les dépenses énormes que je causois au Margrave, par lesquelles je ruinois le pays. Enfin il anima si bien le roi contre moi, que ce prince jeta feu et flammes. Cependant Mermann n'osa avertir sa femme des calomnies qu'il avoit débitées sur mon compte. Il connoissoit trop bien sa droiture, qui ne pouvoit que désapprouver son mauvais procédé.

Celle-ci fut le lendemain chez la reine. Cette princesse la questionna beaucoup sur tous les articles sur lesquels Mermann m'avoit noircie. Sa femme lui donna un démenti dans les formes et s'offrit de faire serment, que ce qu'on disoit de moi étoit faux.

Cependant la reine m'écrivit une lettre très-forte, dans laquelle elle me signifia de la part du roi, qu'il ne me pardonneroit jamais, si je m'obstinois à faire le voyage de Montpellier.

Je reçus en même temps une lettre de mon frère, qui me fit part de toutes les circonstances que je viens d'écrire, et de la colère dans laquelle le roi étoit contre moi. Je vous conseille malgré tout cela, ajouta-t-il, de continuer votre voyage; quand on a pris une fois une résolution, il faut la tenir. Au bout du compte le roi n'a plus rien à vous ordonner, et ce seroit une foiblesse à vous, que de vous laisser intimider et d'être le jouet des faux rapports d'un homme tel que Mermann. Je vous conseille de vous défaire de ce malheureux, de le chasser et de montrer de la fermeté en cette occasion. Il est vrai que sa femme vous est attachée et qu'elle ne mérite pas d'être traitée si durement, mais il faut vous mettre au-dessus de cela, pour vous défaire d'un mauvais sujet.

Ces deux lettres m'affligèrent sensiblement. J'aimois tendrement la Mermann, et je prévoyois que le Margrave seroit du sentiment de mon frère. La gouvernante qui étoit depuis quelques jours à Erlangue, me tira d'embarras. Elle prit fortement le parti de la pauvre Mermann auprès du Margrave, et obtint la grâce du mari. Tous ces chagrins coup sur coup ruinoient ma santé.

Mdme. de Sonsfeld me surprit plusieurs fois, que je fondois en larmes. A force de prières je lui avouai, que ma douleur n'étoit causée que par le changement du Margrave envers moi. La Marwitz s'étoit bien aperçue que je n'avois pas l'esprit dans mon assiette ordinaire, mais elle s'étoit imaginée que ma maladie en étoit cause. La gouvernante ne put s'empêcher de lui parler de mon chagrin. La Marwitz devina, à ce que je crois, ce qui y donnoit lieu. L'altération qu'elle en eut lui donna la fièvre. Cependant Mdme. de Sonsfeld remarqua que mes plaintes n'étoient pas tout-à-fait sans fondement et que le Margrave étoit fort froid envers moi. Elle lui parla très-fortement. Son discours porta coup. Le Margrave me fit des excuses et rejeta son procédé sur la fièvre. Effectivement je le retrouvai aussi tendre que par le passé. D'un autre côté je fis tant de caresses à la Marwitz, que je lui ôtai entièrement les idées véritables qu'elle avoit conçues.

Le Margrave étant entièrement rétabli, nous retournâmes à Bareith, la saison étant trop avancée, pour persister à poursuivre notre voyage d'Italie (nous étions au mois de Novembre). Nous y fûmes reçus avec toutes les démonstrations de joie imaginables.

Mermann et sa femme y arrivèrent peu de temps après de Berlin. Je reçus très-bien ma bonne nourrice, mais très-mal son mari, qui fut bien surpris de me voir si bien informée de sa conduite. Je lui pardonnai en faveur de sa femme, et depuis ce temps-là il m'a été fort attaché et ne m'a donné que des sujets d'être satisfaite de lui.

J'avois agi positivement contre les conseils de mon frère, tant par rapport au voyage d'Italie, que par rapport à Mermann. Il le ressentit vivement et m'écrivit une lettre très-forte sur ce sujet. Je tâchai de l'appaiser par de bonnes raisons. Je lui écrivis que la santé du Margrave encore chancelante, avoit mis obstacle au voyage, et que j'avois le coeur trop bien placé, pour rendre malheureuse une personne que j'aimois, qui m'étoit attachée et à laquelle j'avois des obligations. Cependant mon frère ne s'appaisa pas de ces raisons, et le remarquai beaucoup de froideur dans ses lettres.

Dans ces entrefaites on me manda de Berlin, que le roi étoit fort incommodé et que les médecins craignoient que sa maladie ne fût un commencement d'hydropisie. En effet son mal ne fit qu'augmenter l'année 1740.

Nous la commençâmes par le carnaval. Il y avoit des bals travestis au château, où l'on n'admettoit que la noblesse. Je dis travestis; parcequ'on ne mettoit point de masque. Les ecclésiastiques avoient pris beaucoup d'ascendant pendant le règne du feu Margrave; il y avoit même toute une secte, connue sous le nom de Piétistes, dont le chapelain du Margrave étoit le chef. Cet homme qui cachoit sous le masque de la dévotion une ambition démesurée, jointe à un esprit d'intrigue, indisposoit la commune contre nous. Il étoit en grand crédit à la cour de Danemarc, et on avoit sujet de le ménager par des raisons de politique. Il falloit donc accoutumer peu-à-peu les gens aux plaisirs, pour empêcher des criailleries, qui pouvoient nous faire du fort.

Je vivois dans une tranquillité parfaite. Le Margrave en agissoit très-bien avec moi, et je goûtois avec la Marwitz toutes les douceurs de l'amitié.

La maladie du roi alloit en augmentant. La reine me manda, que les médecins ne lui donnoient plus quatre semaines de vie. Ma soeur de Brunswick étoit allée à Berlin, pour s'informer elle-même de sa santé. Je crus qu'il étoit de mon devoir d'en agir de même. J'en parlai au Margrave. Il y parut contraire, mais il me permit cependant d'en consulter avec la gouvernante. Par un excès d'amitié qu'elle eut pour moi, elle me déconseilla ce voyage; elle craignoit que l'altération que me causeroit la mort du roi, qu'on disoit si prochaine, ne me dérangeât de nouveau la santé. Néanmoins comme je m'obstinai dans mon sentiment, elle me conseilla d'en écrire à mon frère. Je n'étois pas de cet avis; mais voyant que le Margrave ne me vouloit permettre qu'à ce seul prix d'aller à Berlin, je fus obligée de me rendre au sentiment unanime. J'envoyai donc une estafette à mon frère, pour lui faire part de mes idées. Voici ce que je lui écrivis.

»Je me suis flattée jusqu'à présent que le mal du roi n'étoit pas sans remède, mais la dernière lettre que je viens de recevoir de la reine, me fait assez voir qu'il ne peut vivre. J'ai donc résolu, si vous l'approuvez, d'aller à l'improviste à Berlin, pour rendre encore une fois mes devoirs à un père mourant, et pour achever de me réconcilier avec lui. Je vous avoue, que je serois au désespoir qu'il mourût avant que je pusse le voir, et qu'il pût m'accuser d'avoir manqué à ce que je dois et de l'avoir négligé. Je ne ferai cependant rien sans votre approbation. Ainsi je vous supplie de me donner au plutôt réponse par une estafette, et de me dire votre avis là-dessus etc.« Voici sa réponse.

«Votre estafette m'a jeté dans une surprise extrême. Que diantre! voulez-vous venir faire ici dans cette galère? Vous serez reçue comme un chien, et on vous saura peu de gré de vos beaux sentimens. Jouissez du repos et des plaisirs que vous goûtez à Bareith, et ne songez point à venir dans un enfer, où on ne fait que soupirer et souffrir et où tout le monde est maltraité. La reine désapprouve comme moi votre beau projet. Au reste il dépend de vous d'en courir les risques. Adieu, ma chère soeur, je vous avertirai toutes les postes de la santé du roi; il n'en peut revenir, mais les médecins disent qu'il peut encore traîner. Je suis etc.»

Cette lettre rompit tous mes projets, n'osant plus me flatter d'obtenir la permission du Margrave d'aller à Berlin. La maladie du roi continua d'aller de mal en pis. Il finit enfin le cours de son règne et de ses jours le 31. de Mai. Il n'est pas hors de propos que je dise un mot ici de cette fin singulière et héroïque.

Il avoit été très-mal toute la nuit. A sept heures du matin il se fit traîner sur son char roulant dans l'appartement de la reine, qui dormoit encore, ne le croyant pas si mal. Levez-vous, lui dit-il, je n'ai que quelques heures à vivre, j'aurai du moins la satisfaction de mourir entre vos bras. Il se fit mener ensuite chez mes frères, dont il prit tendrement congé, à la réserve du prince royal, auquel il ordonna de le suivre dans son appartement. Dès qu'il y fut, il y fit assembler les deux premiers ministres, le prince d'Anhalt et tous les généraux et colonels qui se trouvoient à Potsdam. Après leur avoir fait un petit discours, pour les remercier de leurs services passés, et les avoir exhortés à conserver pour le prince royal, comme son unique héritier, la fidélité qu'ils avoient eue pour lui, il fit la cérémonie de l'abdication et remit toute son autorité à son fils, auquel il fit une très-belle exhortation sur les devoirs des princes envers leurs sujets, et lui recommanda le soin de l'armée et sur-tout des généraux et officiers qui étoient présens. Se tournant ensuite du côté du prince d'Anhalt: vous êtes le plus ancien de mes généraux, lui dit-il, il est juste que je vous donne le meilleur de mes chevaux. Il ordonna en même temps qu'on le lui menât; et voyant le prince attendri: c'est le sort de l'homme, lui dit-il, il faut qu'ils payent tous le tribut à la nature. Mais craignant de voir sa constance ébranlée par les pleurs et les lamentations de tous ceux qui étoient présens, il leur signifia de se retirer, ordonnant à tous ses domestiques de mettre une nouvelle livrée qu'il avoit fait faire, et à son régiment de mettre un nouvel uniforme. La reine entra dans ces entrefaites. A peine fut-elle un quart d'heure dans cette chambre, que le roi tomba en foiblesse. On le mit aussitôt au lit, où à force de soins on le fit revenir. Regardant alors autour de lui et voyant les domestiques en neuf: vanité des vanités, dit-il, tout est vanité. S'adressant à son premier médecin, il lui demanda si sa fin étoit prochaine. Le médecin lui ayant répondu, qu'il avoit encore une demi-heure à vivre, il demanda un miroir, et s'y étant miré, il sourit et dit: je suis bien changé, je ferai une vilaine grimace en mourant. Il réitéra encore la même question aux médecins, et sur la réponse qu'ils lui firent, qu'il s'étoit déjà écoulé un quart d'heure et que son pouls montoit: tant mieux, leur répondit-il, je rentrerai bientôt dans mon néant. On voulut faire entrer deux ecclésiastiques, pour lui faire la prière, mais il leur dit, qu'il savoit tout ce qu'ils avoient à lui dire, qu'ainsi ils pouvoient se retirer. Les foiblesses étant devenues plus fréquentes, il expira enfin à midi. Le nouveau roi conduisit d'abord la reine dans son appartement, où il y eut beaucoup de larmes de versées. Je ne sais si elles étoient fausses ou sincères.

Un courrier que le roi me dépêcha m'apporta cette triste nouvelle. Je devois m'y attendre; j'en fus frappée et touchée jusqu'au fond du coeur. Je suis incapable de feindre, et quoique j'aie fait des pertes depuis qui m'ont été bien plus sensibles je puis dire que celle-ci me causa un violent chagrin.

Je continuai d'en agir avec le roi comme de coutume. Je lui écrivois toutes les postes et toujours avec effusion de coeur. Six semaines se passèrent, sans que je reçusse de réponse. La première lettre qui me parvint au bout de ce temps-là, n'étoit que signée du roi et fort froide. Il commença son règne par faire une tournée dans la Poméranie et la Prusse. Son silence continuoit toujours avec moi; je ne savois qu'en penser, et mon amitié pour lui ne me permettoit pas d'être sans inquiétudes d'une indifférence si marquée.

Enfin au bout de trois mois je fus secrètement avertie de Berlin, que le roi en étoit parti incognito, pour venir me surprendre à l'hermitage, où j'étois alors. Peu s'en fallut que je ne mourusse de joie en apprenant cette nouvelle; elle me causa un si grand bouleversement, que j'en fus deux jours malade.

Il arriva enfin, menant avec lui mon second frère, que je nommerai dorénavant mon frère tout court, pour le distinguer des autres. Mon coeur se déploya tout entier à cette entrevue. J'avois tant de choses à dire au roi, que je ne lui dis rien. Je remarquai d'abord, que les caresses qu'il me faisoit, étoient guindées, ce qui me surprit un peu. Je n'y fis cependant pas beaucoup de réflexion. Je trouvai mon frère si changé et grandi, qu'à peine je le reconnus. Comme j'aurai occasion d'en parler ailleurs, je n'interromprai point le fil de ma narration.

Le roi ne s'entretint tout ce jour avec moi, que de choses indifférentes. Un air embarrassé étoit répandu sur son visage, ce qui me désorientoit. Mr. Algarotti, Italien de nation, et un des plus beaux esprits de ce siècle, étoit de sa suite et fournissoit matière à la conversation. Ce qui m'étonna le plus, fut l'extrême empressement du roi de revoir ma soeur d'Anspac. Il ne l'avoit jamais aimée, et en avoit reçu le réciproque. Plus de vingt estafettes furent mises en campagne, chargées de tendres invitations pour se rendre à l'hermitage. Elle y débarqua enfin le lendemain avec le Margrave, son époux. Le roi ne tint pour lors plus de mesures et la distingua publiquement plus que moi. Il me fit présent d'un petit bouquet de brillans de 200 écus, et d'un éventail, où il y avoit une montre. Le Margrave, mon époux, reçut une tabatière d'or avec le portrait du roi, garnie de brillans. Ma soeur eut un présent à peu près du même prix que le mien, et le Margrave d'Anspac une tabatière d'un caillou blanc, cassée par le milieu, qu'il donna aussitôt à un de ses pages.

Mr. de Munichow, dont je crois avoir déjà fait mention, étoit devenu adjudant du roi et le suivoit partout. Ce jeune morveux étoit très-bien en cour et plus distingué que tous ceux qui avoient été attachés ou qui avoient rendu service au roi comme prince royal. Il avoit été amoureux de la Marwitz pendant le séjour qu'il avoit fait à Bareith, se flattant de pouvoir l'obtenir en mariage du roi et du général Marwitz, si je ne lui étois pas contraire.

Nous arrivâmes à la fin d'Octobre à Berlin. Mes frères cadets, suivis des princes du sang et de toute la cour, nous reçurent au bas de l'escalier. Je fus conduite à mon appartement, où je trouvai la reine régnante, mes soeurs et les princesses. J'y appris avec beaucoup de chagrin que le roi se trouvoit incommodé de la fièvre tierce. Il me fit dire, qu'étant dans l'accès, il ne pouvoit me voir, mais qu'il comptoit avoir le lendemain cette satisfaction. Après les premières civilités je me rendis chez la reine ma mère. L'air lugubre et mélancolique qui y regnoit, me saisit. Tout y étoit encore dans le profond deuil du roi, mon père. Je sentis renouveler les regrets de sa perte. La nature a ses droits, et je puis dire avec vérité, que je n'ai presque jamais été si émue dans ma vie qu'en cette occasion. Mon entrevue avec la reine fut des plus touchantes. Nous soupâmes le soir en famille, et j'eus le temps de renouer connoissance avec mes frères et soeurs, que je n'avois pas vus depuis huit ans.

Je vis le roi le jour suivant. Il étoit maigre et défait. Son accueil me parut contraint. On est clairvoyant lorsqu'on aime; l'amitié a cela de commun avec l'amour. Je ne fus point la dupe de ses vaines démonstrations, et je remarquai qu'il ne se soucioit plus de moi. Il me pria de le suivre à une maison de plaisance, nommée Reinsberg, où il comptoit aller pour changer d'air; la reine régnante devoit s'y rendre en même temps que lui. Mais comme, disoit-il, la maison étoit fort petite il ne pouvoit m'y loger aussitôt; qu'il me feroit préparer un appartement, et que dès qu'il seroit fini, il me le manderoit. Je ne m'arrêterai pas à faire un journal.

La cour étant en deuil, elle n'étoit pas fort brillante. J'étois tous les jours chez la reine mère, qui ne voyoit que très-peu de monde, et qui étoit plongée dans un profond chagrin. Cette princesse s'étoit toujours flattée d'avoir beaucoup d'ascendant sur l'esprit du roi, mon frère, et d'avoir quelque part au gouvernement dès qu'il seroit monté sur le trône. Le roi jaloux de son autorité, ne lui donnoit aucune part dans les affaires, ce qui lui paroissoit fort extraordinaire.

Je restai quinze jours à Berlin après le départ de ce prince. J'y fus accablée d'honneurs et de distinctions, très-propres à éblouir tout autre que moi; mais quand on fait consister son bonheur dans un retour, de sentimens des personnes qu'on aime, on ne se soucie point du clinquant, et une légère marque d'amitié fait plus d'impression, que toutes ces vaines démonstrations. Je m'aperçus pendant ce petit séjour qu'un mécontentement général regnoit dans le pays, et que le roi avoit beaucoup perdu l'amour de ses sujets. On parloit hautement de lui en termes peu mesurés. Les uns se plaignoient du peu d'égard qu'il avoit, de récompenser ceux qui lui avoient été attachés comme prince royal; d'autres de son avarice, qui surpassoit, disoit-on, celle du feu roi; d'autres de ses emportemens; enfin d'autres encore des soupçons, de sa défiance, de ses hauteurs et de sa dissimulation. Plusieurs circonstances, auxquelles j'avois été présente, me firent ajouter foi à ces rapports. Je lui en aurois parlé, si mon frère de Prusse et la reine régnante ne m'en avoient dissuadée. Je donnerai plus bas l'explication de tout ceci. Je prie ceux qui pourront un jour lire ces mémoires, de suspendre leur jugement sur le caractère de ce grand prince jusqu'à ce qui je l'aie développé. La nouvelle qui arriva en ce temps-là de la mort de l'Empereur Charles VI., faisoit l'entretien de la cour et la spéculation des politiques.

J'arrivai à Reinsberg deux jours après. Le roi s'étant résolu de se servir du quinquina, étoit quitte de la fièvre. Il gardoit cependant la chambre et ne sortit point pendant que nous fûmes à Reinsberg. Il est surprenant qu'accablé de maux il pût suffire à toutes les affaires; il ne se faisoit rien qui ne passât par ses mains. Il employoit le peu de temps qui lui restoit en compagnie de quelques personnes d'esprit ou de savans. Tels étoient Voltaire, Maupertuis, Algarotti et Jordan. Le soir il avoit concert, où malgré sa foiblesse il jouoit deux ou trois concertos sur la traversière, et sans flatterie on peut dire qu'il surpasse les plus grands maîtres sur cet instrument. Les après-soupers étoient destinés à la poësie, science, pour laquelle il a un talent et une facilité infinie. Toutes ces choses n'étoient pour lui que des délassemens; la principale qui lui rouloit dans l'esprit étoit la conquête de la Silésie. Ses arrangemens furent faits si secrètement et avec tant de politique, que l'envoyé de Vienne à Berlin ne fut informé de ses desseins, que lorsqu'ils furent sur le point d'éclore.

Le séjour de Reinsberg ne me parut agréable que par la bonne société qui y étoit. Je ne voyois que rarement le roi. Je n'avois pas lieu d'être contente de nos entrevues. Elles se passoient la plupart du temps ou en politesses embarrassées, ou en sanglantes railleries sur le mauvais état des finances du Margrave; souvent même il se moquoit de lui et des princes de l'empire, ce qui m'étoit fort sensible. Je me trouvai encore fort innocemment mêlée dans une aventure fort scabreuse, et qui pouvoit tirer à de grandes conséquences. Comme elle est ignorée jusqu'à présent, et que l'honneur de certaines personnes, à qui je dois de la considération, y est compromis, je la passe sous silence. Je passe à un autre sujet, qui paroîtra peut-être peu intéressant, mais qui a une si grande connexion avec la suite de mon histoire, que je ne puis l'omettre.

De toute ma cour il n'y avoit que Mdme. de Sonsfeld et l'aînée Marwitz qui m'eussent accompagnée à Reinsberg. La Marwitz y s'étoit liée d'une étroite amitié avec Mlle. de Tetow, toutes deux dames d'atour de la reine, et avec Mdme. de Morian. Les deux premières étoient l'une et l'autre très-aimables, mais se faisoient haïr de tout le monde par leur impitoyable satire et médisance. Mdme. de Morian quoique sur le retour, étoit assez bien conservée. Cette femme joignoit aux manières du monde beaucoup d'esprit et de vivacité; elle s'étoit mise au-dessus de tous les préjugés; sa conduite étoit scandaleuse, et sans garder la moindre décence, elle tenoit des propos à la table de la reine si peu mesurés, que les hommes en rougissoient. Cette belle compagnie, très-propre à gâter l'esprit d'une jeune personne, réussit à changer presque entièrement celui de la Marwitz. La satire, les façons libres, les mots à double entente, même les sottises de la Moria et des Tetows furent imités et elle se ploya entièrement sur leur modèle. Ses façons firent ajouter foi aux bruits qui couroient sur son compte. Quelques mauvais plaisans la raillèrent sur ses amours avec le Margrave; d'autres la firent apercevoir du crédit qu'elle avoit sur son esprit; enfin on ne lui parloit d'autre chose. Cependant on lui faisoit tort. Elle couchoit et logeoit chez sa tante, ne voyant le Margrave qu'en sa présence ou en la mienne. On ne change de caractère que par gradations. Une jeune personne qui se trouve tout d'un coup dans un grand monde, se laisse entraîner à la pente des plaisirs, mais ne s'oublie que peu-à-peu. Elle fut au désespoir de ces raisonnemens, dont je lui fis part. Les principes de vertu que je lui avois donnés parurent dans tout leur lustre. Elle voulut quitter la cour, pour retourner chez son père. J'employai toute ma rhétorique pour l'en empêcher, et je parvins enfin à la tranquilliser. Je fis même cesser ces bruits par le témoigne que je rendis à sa vertu. Cependant ils lui firent naître des idées, que peut-être elle n'auroit jamais eues, comme on le verra plus bas.

Nous retournâmes à Berlin au commencement de Décembre. Les troubles que la mort de l'Empereur devoit occasioner, obligèrent le Margrave de se rendre en son pays. Je restai à Berlin pour ne pas désobliger le roi. La cour ayant quitté le deuil, les plaisirs commencèrent avec le carnaval, qui se tient toujours à Berlin au mois de Décembre et de Janvier. Le roi donnoit les lundis bal masqué au château, le mardi il y avoit concert public et le mercredi et vendredi bal masqué en ville chez les principaux de la cour. Ces plaisirs ne furent pas de durée. Le grand projet du roi éclata tout d'un coup. Les troupes défilèrent du côté de la Silésie, et le roi, partit pour se mettre à la tête de son armée. Je fus véritablement touchée en prenant congé de lui. L'entreprise qu'il faisoit, étoit très-épineuse et pouvoit avoir de très-fâcheuses suites si elle avoit mal réussi. Ces réflexions me rendirent notre séparation plus sensible. J'aurois attendu son retour (puisqu'il comptoit revenir en six semaines, pour quelques jours seulement), si l'aventure que j'ai passée sous silence qui m'inquiétoit toujours, et mon impatience de revoir le Margrave m'avoient permis d'y faire un plus long séjour.

Je retournai donc à Bareith le 12. de Janvier de l'année 1741, et j'y arrivai au bout de onze jours; les eaux ayant si fort gâté les chemins, que je ne pus faire que quatre milles par jour. La Marwitz et sa soeur ne me rabattirent les oreilles pendant toute la route que de jérémiades sur leur départ de Berlin. Il faut donc, disoit la Marwitz, retourner à ce diable de nid, où on s'ennuie comme un chien, après avoir goûté les plaisirs de Berlin. Je fus plusieurs fois piquée de ces propos, mais la considérant comme une personne entraînée par le feu de la jeunesse et par les plaisirs, je l'excusois; et en effet il me parut peu après, qu'elle rentra en elle-même et qu'elle avoit renoncé à son étourderie. Je repris à Bareith mon genre de vie ordinaire. Nous eûmes beaucoup d'étrangers, qui rendirent le carnaval brillant.

Le prise de Glogow fut un grand sujet de satisfaction pour moi. Le roi, mon frère, après avoir formé le siège de cette place, la prit d'assaut, et s'empara par cette capture de la clef de la Silésie.

Le comte de Cobentzel, envoyé de la reine de Hongrie, arriva peu de temps après à notre cour. Il me rendit une lettre de l'Impératrice dernière douairière. Cette princesse me faisoit d'instantes prières, d'employer mon crédit sur l'esprit du roi pour le porter à la paix. La reine, sa fille, se trouvoit sans argent, sans troupes et attaquée à l'improviste. Malgré cette triste situation, elle avoit absolument refusé les propositions du roi, mon frère, et s'étoit résolue d'attendre les dernières extrémités plutôt, que de céder les quatre duchés, sujets de la querelle. Tous les efforts que fit le comte Combentzel et les conditions avantageuses qu'on me proposa, ne purent me porter à me mêler de cette affaire. Je ne jugeai pas même à propos d'en écrire au roi, d'autant plus qu'on ne s'étoit point expliqué sur les conditions de cet accommodement.

Cependant les heureux succès de ce prince continuèrent. La bataille de Molwitz se donna le 10. d'Avril. Elle tourna de toute façon à sa gloire. La victoire qu'il remporta, justifia son génie pour l'art militaire, puisque son coup d'essai fut un coup de maître. Le général Marwitz fut fort blessé à cette action d'un coup de feu à la cuisse. Le siège de Neisse et sa prise furent les suites de cette victoire, qui achemina la paix. La joie que je ressentis de toutes ces bonnes nouvelles, est difficile à exprimer. Je la fis éclater par les fêtes que je donnois.

Toute cette année se passa fort tranquillement pour moi. Ce fut aussi la dernière dans le cours de laquelle j'aie joui de quelque repos. Je vais entrer dans une nouvelle carrière bien plus rude et difficile à franchir, que toutes celles dont on m'a vue triompher dans le reste de ces mémoires. Je me pique d'être véridique. Je ne prétends point excuser les fautes que j'ai commises; j'ai péché peut-être contre les règles de la politique, mais je n'ai aucun reproche à faire à ma droiture.

Le général Marwitz ne pouvant se rétablir de sa blessure, me conjura avec tant d'instance de permettre à sa fille aînée de passer quelque temps avec lui, que je ne pus le lui refuser. Il étoit devenu gouverneur de Breslau et commandoit toutes les troupes en Silésie. Sa fille m'avoit paru fort contente de l'aller trouver.

Deux jours avant son départ elle vint auprès de moi, toute en pleurs et dans un désespoir mortel. Fort étonnée je lui en demandai la cause. A peine put-elle me répondre, ses sanglots lui coupoient la parole. Je vois bien, me dit-elle enfin, qu'il faut vous quitter, Madame; les bruits qui ont couru à Berlin, au préjudice de ma réputation, n'ont eu que trop de créance. Rien au monde ne m'est plus cher que mon honneur; l'atteinte qu'on y a donnée m'est plus sensible que la mort. Je ne puis détromper le monde, qu'en me retirant de la cour. Je vais être la plus malheureuse personne du monde, je sens que je ne pourrai vivre éloignée de vous et pour comble d'infortune mon père a dessein de me marier. Je serai donc une double victime, par le désespoir de ne plus vous voir, et celui d'épouser peut-être un homme qui me sera odieux.

Je fus vivement touchée de ses larmes et de ses sentimens. Je m'efforçai de les combattre, et au bout de deux heures je parvins non seulement à la calmer, mais j'obtins sa parole qu'elle resteroit à mon service. Je laisse à juger au lecteur, si après une telle conversation je pouvois me défier de cette fille. Pouvois-je m'imaginer qu'elle me trahissoit cruellement, en m'enlevant ce que j'avois de plus cher et en me dérobant le coeur de mon époux? Elle étoit presque toujours auprès de moi, et sa conduite étoit si mesurée avec lui, qu'elle auroit détruit tous mes soupçons, quand même j'en aurois eu. Sa soeur s'attacha beaucoup à moi après son départ. Son humeur vive, gaie et spirituelle m'amusoit. Le Margrave badinoit beaucoup avec elle, ce qui me ne donnoit aucun ombrage. Il en agissoit si bien avec moi et me témoignoit une si vive tendresse que j'avois une entière confiance dans sa fidélité. J'étois charmée lorsqu'il se divertissoit; étant ennemie de la gêne, je ne prétendois point lui en donner.

Ce fut environ en ce temps-là que l'électeur de Bavière fut élu roi des Romains. Il passa incognite par Bareith au commencement de l'année 1742. Ce prince alloit se rendre à Manheim, assister aux noces du prince et de la princesse de Sulzbach, pour aller de là se faire couronner Empereur à Francfort. Il passa en si mauvais équipage, que nous l'aurions peut-être ignoré, s'il n'avoit envoyé un de ses cavaliers nous faire des complimens et des excuses de n'avoir pu s'arrêter ici. Le Margrave se mit aussitôt à cheval et le suivit. Il fit tant de diligence, qu'il joignit ce prince à trois milles d'ici. L'Empereur sortit de sa voiture, l'embrassa et lui fit tout l'accueil et les politesses qu'il put désirer. Après une entrevue d'environ une demi-heure ils se séparèrent très-satisfaits l'un de l'autre.

Nous apprîmes peu après que le couronnement étoit fixé au 31. de Janvier. La curiosité nous prit de le voir. Nous résolûmes d'aller dans un parfait incognito à Francfort, d'y arriver la veille de cette cérémonie et d'en repartir le lendemain. Mr. de Berghover, envoyé de notre cour, eut soin de régler notre voyage et de faciliter notre incognito. Nous comptions partir dans huit jours, lorsque la duchesse de Wurtemberg s'avisa de venir à Bareith. Cette princesse, très-fameuse du mauvais côté, alloit à Berlin voir ses fils, dont elle avoit confié l'éducation au foi. Ces jeunes princes avoient passé peu avant elle ici. Le duc s'étoit amouraché de ma fille, qui n'avoit que 9 ans (il en avoit 14), et nous avoit fort diverti par ses petites galanteries. Je trouvai cette princesse assez bien conservée; ses traits sont beaux, mais son teint est passé et fort jaune; elle a un reflux de bouche, qui oblige au silence tous ceux auxquels elle parle; sa voix est si glapissante et si forte, qu'elle écorche les oreilles; elle a de l'esprit et s'énonce bien; ses manières sont engageantes pour ceux qu'elle veut gagner, et très-libres avec les hommes. Sa façon de penser et d'agir offre un grand contraste de hauteur et de bassesse. Ses galanteries l'avoient si fort décriée, que sa visite ne me fit aucun plaisir. Cette princesse étoit régente pendant la minorité de son fils. Je ne m'arrêterai pas à faire son caractère; elle reviendra plus d'une fois sur la scène dans le cours de ces mémoires.

J'en reviens à la Marwitz. Elle m'avoit demandé une prolongation de permission, que je lui avois accordée; mais lorsqu'elle apprit par mes lettres que nous allions à Francfort, elle partit à la hâte et revint dans le temps que je m'y attendois le moins, le jour même que la duchesse. Son premier abord me déplut. Elle entra chez moi d'un air d'arrogance et ne cessa de parler des grands biens de son père, de l'approbation qu'elle avoit eue à Berlin et des politesses qu'on lui avoit faites, finissant chaque article par des exclamations sur le sacrifice qu'elle me faisoit, d'être revenue auprès de moi. Je suis sensible lorsque j'aime, je l'ai dit plus d'une fois. J'exige peut-être trop de mes amis, mais je prétends d'eux la même délicatesse de sentimens dont je me pique. Il n'y en avoit point dans ce procédé. Cette vaine ostentation me déplut. Il y a façon et façon de dire les choses. On peut faire sentir à ses amis ce que l'on fait pour eux, pour leur prouver par là combien on leur est attaché; c'est le moyen de s'attirer leur reconnoissance. Reprocher un service ou un bienfait, c'est en ôter le prix. Pour moi, je suis satisfaite lorsque je puis faire plaisir à mes amis, quand ils ignoreroient toute leur vie qu'ils me sont redevables, j'en serai assez récompensée par la joie que j'aurai d'avoir pu leur être utile. Comme je n'ai jamais eu le don de ce contraindre, la Marwitz remarqua quelque froideur dans mes réponses. Elle en fut si piquée, qu'elle s'en plaignit au Margrave. Il me battit froid pendant quelques jours. Inquiète d'en savoir la cause, je le tourmentai tant, qu'il me l'apprit. Vous avez un mauvais coeur, me dit-il, de maltraiter les personnes qui vous aiment; la Marwitz est au désespoir et croit que vous ne vous souciez plus d'elle; elle m'en a fait des plaintes amères. Je fus aussi surprise que fâchée de ce que cette fille s'étoit adressée au Margrave, pour le mêler de nos petits différens; mais voyant qu'il étoit prévenu contre moi, je dissimulai, et lui répondis que j'étois toujours la même. Sur cette assurance elle vint me trouver, me fit beaucoup de protestations, étala force sentimens et me convainquit de nouveau, qu'elle ne péchoit que par étourderie et par une trop grande pente aux plaisirs. La paix fut donc encore conclue.

Nous comptions partir le 27. de Janvier pour aller à Francfort, lorsque Pelnitz, fameux par ses mémoires et ses incartades, arriva. Il nous apprit, que les Autrichiens étant entrés en Bavière, le roi, pour faire une diversion et secourir par là ses alliés, étoit entré en Bohême. La duchesse qui alloit en partie à Berlin pour s'aboucher avec le roi, se trouva fort embarrassée par ce contre-temps, et résolut de rester avec nous jusqu'au retour de ce prince. Il fallut employer force intrigues pour nous en défaire. Elle nous quitta le 28. de Janvier pour aller à Berlin et nous partîmes le même jour.

Les mauvais chemins et les eaux qui s'étoient accrues, nous obligèrent d'aller nuit et jour. Nous atteignîmes enfin le 30. de Janvier les portes de Francfort. Mr. de Berghover que nous avions fait avertir, vint au-devant de nous à quelques portées de fusil de la ville. Il nous apprit, que le couronnement étoit remis au 12. de Février, que tout le monde savoit notre arrivée et qu'il seroit impossible de rester incognito, si nous entrions en ville ce soir-là. J'étois fatiguée à mourir et fort incommodée d'un gros rhume. Après avoir long-temps consulté, il fut conclu que nous rebrousserions chemin et que nous passerions la nuit à un petit village, qui n'étoit qu'à un mille de Francfort.

Mr. de Berghover nous y rejoignit le jour suivant. Il avoit tâché de détromper tout le monde, et arrangé les choses de manière, que nous nous rendîmes le soir à la sourdine chez lui, pour voir l'entrée de l'Empereur, qui devoit se faire le lendemain matin. Je n'avois avec moi que les deux Marwitz; ma chère grand'maîtresse étoit restée à Bareith, n'étant plus en état d'endurer les fatigues. Ma garderobe étoit fort mal fournie. Mes dames et moi nous n'avions chacune pour tout potage qu'une andrienne noire, que j'avois inventée pour diminuer le bagage. Les Margraves du Chatelet et Schoenbourg n'avoient pris que des uniformes, et pour se déguiser, ils s'étoient noirci les sourcils, ce qui accompagnoit parfaitement bien de grandes perruques noires, dont ils s'étoient accoutrés. Je crus étouffer de rire, en les voyant ainsi adonisés.

Nous débarquâmes dans ce bel équipage chez Berghover, qui nous reconnut à peine. J'avois fait rembourrer mon habit, ce qui me donnoit une prestance respectable, et nous avions toutes des coëffes qui nous couvroient le visage. Il nous trouva si méconnoissables, qu'il nous proposa d'aller à la comédie françoise. Nous y topâmes, comme on peut bien le croire, et allâmes nous percher aux secondes loges.

L'entrée de l'Empereur que nous vîmes le lendemain, fut des plus superbes. Je ne m'arrêterai pas à en faire la description. J'eus le même soir le plaisir d'aller au bal masqué où n'étant connue de personne, je me divertis beaucoup à tourmenter les masques.

La crainte d'être enfin découverts, nous obligea d'aller loger le lendemain dans une petite maison d'été, appartenante à un particulier, et d'y séjourner quelques jours. Il y faisoit un froid insupportable, et j'y fis pénitence du peu du plaisir dont j'avois joui à Francfort, par les chagrins que me causèrent les Marwitz. Elles devenoient l'une et l'autre d'une hauteur insupportable, voulant être servies et prétendant des distinctions qui n'appartenoient qu'à moi seule. L'aînée avoit infecté l'esprit de sa soeur de son orgueil; en revanche la cadette fortifioit le goût de celle-ci pour la satire et la médisance. Elles étudioient les défauts et les ridicules de chacun, et se plaisoient à déchirer impitoyablement toute la cour, n'épargnant pas même les gens en leur propre présence. Comme elles avoient beaucoup d'esprit, leurs commentaires divertissoient le Margrave. Il étoit toute la journée dans leur chambre, et il ne s'apercevoit pas qu'il étoit souvent le sujet de leurs railleries. Lorsque j'y étois, elles ne me disoient mot et même ne répondoient pas à mes questions, se mettant dans un coin de la chambre à rire comme des folles. Je ne pus endurer long-temps cette sotte conduite. J'éclatai enfin, et leur dis fort intelligiblement qu'elles me déplaisoient, tâchant en même temps de les ramener par de bonnes raisons. La cadette se tut; mais l'aînée se mit sur ses grands chevaux et me chanta pouille. Plût à Dieu, que je me fusse brouillée tout de bon avec elle, je me serois épargnée bien des chagrins. La crainte d'en venir à des éclats en prenant un ton d'autorité et l'espérance de la corriger, me firent dissimuler.

Mon retour à Francfort servit à me dissiper et à bannir les tristes réflexions que cette scène avoit occasionnées. Je n'y manquai ni comédie ni bal. Ma coëffe se dérangea un soir que j'étois au spectacle. Le prince George de Cassel levant par hazard les yeux de mon côté, me reconnut. Il le dit au prince d'Orange, qui étoit proche de lui. Tout de suite ils enfilèrent ma loge et y entrèrent lorsque je m'y attendois le moins. Il n'y eut plus moyen de feindre. Ces deux princes ne voulurent point nous quitter. Ils me menèrent en carosse et prièrent le Margrave de leur permettre de venir souper avec nous, ce qu'il ne put leur refuser. Depuis ce jour ils ne bougèrent de chez nous. Le prince d'Orange est si connu, qu'il me seroit inutile d'en faire le portrait. Je fus charmée de son esprit et de sa conversation. La princesse d'Angleterre, son épouse, étoit à Cassel. Il me promit de la persuader de venir à Francfort, pour y faire connoissance avec moi. Mais il ne put effectuer sa promesse, le peu de séjour qu'il fit encore l'empêchant d'exposer la princesse à la fatigue du voyage.

Nous allâmes le jour suivant au bal. L'électeur de Cologne qui savoit ce qui s'étoit passé la veille à la comédie, nous avoit fait épier. Dès que je parus, il vint me prendre à danser, en disant qu'il me connoissoit. Il s'entretint très-long-temps avec moi et me présenta la princesse Clémence de Bavière, sa nièce, deux princesses de Sulzbach et le prince Theodore, son frère. Ils cherchèrent ensuite le Margrave, auquel ils firent toutes les politesses imaginables. Notre incognito ne pouvoit plus avoir lieu. L'équipage où nous étions nous empêchoit de paroître. Il fallut donc retourner à notre retraite; et après avoir tenu long-temps conseil, on dépêcha un courrier à Bareith, pour faire venir ce dont nous avions besoin.

Je n'attendois que le Margrave pour me mettre en carosse, lorsque je le vis entrer avec une dame, qu'il me dit être Mdme. de Belisle, ambassadrice de France. Je l'avois évitée avec soin, jugeant qu'elle auroit des prétentions, que je ne serois pas d'humeur de lui accorder. Je pris mon parti sur-le-champ et la reçus comme toutes les autres dames qui viennent chez moi. Sa visite ne fut pas longue. La conversation ne roula que sur les louanges du roi. Je trouvai Mdme. de Belisle fort différente de l'idée qu'on m'en avoit donnée. Elle sentoit son monde, mais son air me parut celui d'une soubrette et ses manières mesquines.

Je passai deux ou trois jours à mon jardin, où le prince d'Orange nous tint fidèle compagnie, et ne retournai en ville que la veille du couronnement. Je ne m'étendrai point à en faire le détail. Le pauvre Empereur ne goûta pas toute la satisfaction que cette cérémonie devoit lui inspirer. Il étoit mourant de la goutte et de la gravelle, et pouvoit à peine se soutenir. Ce prince se trouvoit dans les circonstances les plus fâcheuses. L'affaire de Lintz avoit obligé les François à se retirer, ce qui avoit laissé le champ libre aux Autrichiens de faire une irruption en Bavière, où ils ravageoient impitoyablement le pays. Le roi, mon frère par son entrée en Bohême relevoit un peu ses espérances; mais se trouvant sans troupes et sans argent, sa politique l'obligeoit de ménager les princes de l'empire, pour en tirer du secours. Cette raison le porta à distinguer les envoyés des princes à l'élection, et surtout Mr. de Berghover et Mr. de Montmartin, ministres du Margrave. Ces deux Mrs., l'un et l'autre de peu d'origine, se trouvèrent fort flattés des attentions que l'Empereur avoit pour eux. Le Maréchal de Belisle acheva de les gagner entièrement au parti de ce prince, par l'appât de l'or qu'il fit briller à leurs yeux. Ils dressèrent le plan d'un traité, qu'ils présentèrent au Margrave le jour même que nous retournâmes à Francfort. Le Margrave m'en parla, m'assurant que les conditions en étoient si avantageuses pour lui, qu'il n'avoit pas balancé à l'approuver. En effet ce traité fut conclu avant notre départ, ne devant être ratifié qu'après que le Margrave en auroit rempli les premières conditions. Berghover eut soin de le garder si soigneusement que le Margrave ne put me le faire lire. J'en reviens à mon sujet.

L'affaire susmentionnée nous obligea de séjourner encore quelque temps à Francfort. Nos équipages étant arrivés, j'y reçus tout le monde sous le nom de la comtesse de Reuss, et notre maison ne désemplit point. Mr. de Belisle même y vint plusieurs fois.

Je ne sais ce qui porta Mr. de Berghover à représenter au Margrave, qu'il n'étoit pas séant que je partisse sans avoir vu l'Impératrice. Cet homme avoit beaucoup d'esprit et s'étoit acquis un grand crédit sur celui du Margrave par les services qu'il lui avoit rendus, et par les prétendus avantages qu'il lui faisoit obtenir par le traité. Le Margrave lui permit de venir me proposer cette entrevue, me laissant cependant maîtresse de faire ce que je voudrois. Je la refusai nettement; les étiquettes empêchent les princes de se voir. Comme fille de roi je ne pouvois compromettre l'honneur de ma maison; et comme il n'y avoit point d'exemple qu'une fille de roi et une Impératrice se fussent trouvées ensemble, je ne savois point les prétentions que je devois faire. Berghover s'emporta contre moi et me manqua même de respect. Il s'écria, que je perdois le Margrave en désobligeant l'Impératrice; que les femmes n'étoient bonnes qu'à faire des tracasseries, et que j'aurois beaucoup mieux fait de rester à Bareith, que de venir à Francfort troubler les affaires du Margrave, et déranger ses projets par mes hauteurs. Ses crieries ne me firent point changer de résolution: je n'en fis que rire. Pour le tranquilliser, je lui fis mes conditions. Je demandai premièrement, d'être reçue au bas de l'escalier par la cour de l'Impératrice; secondement, qu'elle vînt au devant de moi jusque hors de la porte de sa chambre de lit, et troisièmement le fauteuil. Il me promit d'en parler à la grand'-maîtresse de cette princesse, et de faire tous ses efforts pour me contenter. Je ne risquois rien par les propositions que j'avois faites: en les obtenant je soutenois mon caractère, et un refus me servoit d'excuse pour éviter cette visite.

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