Mémoires de Frédérique Sophie Wilhelmine de Prusse, margrave de Bareith. Tome 2
J'eus en attendant le temps de consulter Mrs. de Schwerin et de Klingraeve, ministres du roi. Le dernier avoit beaucoup de crédit à la cour impériale. Ils furent d'avis l'un et l'autre, que je ne pouvois prétendre le fauteuil, que cependant ils insisteroient pour me le faire obtenir, ou qu'ils trouveroient quelque expédient pour régler de cérémonial. Ils me représentèrent, que le roi étant uni intimement avec la maison de Bavière, et que le Margrave ayant sujet de la ménager, ces raisons rendroient ma conduite excusable; que j'irois chez l'Impératrice le nom de comtesse, qui supposoit un incognito, et que ne pouvois exiger sous ce tître tous les honneurs qui m'appartenoient comme princesse royale de Prusse et Margrave de Brandebourg.
Si j'avois eu le temps d'écrire au roi, je m'en serois remise à sa décision; mais quand même j'aurois envoyé un courrier, je n'aurois pu avoir sa réponse. Il fallut donc me rendre. On disputa tout le jour sur les articles que j'avois demandés. Les deux premiers furent accordés. Tout ce qu'on put obtenir pour le troisième, fut que l'Impératrice ne prendroit qu'un très-petit fauteuil et qu'elle me donneroit un grand dossier.
Je vis cette princesse le jour suivant. J'avoue, qu'à sa place j'aurois cherché toutes les étiquettes et les cérémonies du monde, pour m'empêcher de paroître. L'Impératrice est d'une taille au-dessous de la petite, et si puissante, qu'elle semble une boule; elle est laide au possible, sans air et sans grâce. Son esprit répond à sa figure; elle est bigotte à l'excès, et passe les nuits et les jours dans son oratoire; les vieilles et les laides font ordinairement le partage du bon Dieu. Elle me reçut en tremblant et d'un air si décontenancé, qu'elle ne put me dire un mot. Nous nous assîmes. Après avoir gardé quelque temps le silence, je commençai la conversation en françois. Elle me répondit dans son jargon autrichien, qu'elle n'entendoit pas bien cette langue et qu'elle me prioit de lui parler en Allemand. Cet entretien ne fut pas long. Le dialecte autrichien et le bas-saxon sont si différens, qu'à moins d'y être accoutumé, on ne se comprend point. C'est aussi ce qui nous arriva. Nous aurions préparé à rire à un tiers par les coq-à-l'âne que nous faisions, n'entendant que par-ci par-là un mot, qui nous faisoit deviner le reste. Cette princesse étoit si fort esclave de son étiquette, qu'elle auroit cru faire un crime de lèse-grandeur en m'entretenant dans une langue étrangère, car elle savoit le François. L'Empereur devoit se trouver à cette visite; mais il étoit tombé si malade, qu'on craignoit même pour ses jours. Ce prince méritoit un meilleur sort. Il étoit doux, humain, affable et avoit le don de captiver les coeurs. On peut dire de lui: tel brille au second rang, qui s'éclipse au premier. Son ambition étoit plus vaste que son génie. Il avoit de l'esprit; mais l'esprit seul ne suffit pas pour composer un grand homme. La situation où il si trouvoit, étoit au-dessus de sa sphère, et son malheur vouloit qu'il n'eût personne autour de lui, qui pût suppléer aux talens qui lui manquoient.
Je restai encore quelques jours à Francfort, pendant lesquels je ne passai mon temps qu'en fêtes et en plaisirs.
Je me retrouvai enfin à Bareith à la fin du mois de Février. Mr. de Montaulieu, grand-maître de la duchesse de Wurtemberg et ministre du duc, s'y rendit peu après nous. Il nous remit, au Margrave et à moi, des lettres du roi, de la reine, ma mère et de la duchesse, contenant une proposition de mariage pour ma fille avec le jeune duc de Wurtemberg. Cette alliance étant très-avantageuse et autorisée de l'approbation du roi et de la reine, qui en étoient les auteurs, nous y topâmes, remettant d'en conclure les conditions au retour de la duchesse de Berlin.
Notre retour occasionna les sollicitations de la cour impériale, pour accomplir les premières conditions du traité. Mr de Berghover ayant envoyé ce prodige de politique au Margrave, il me le fit lire. En voici le contenu.
Le Margrave s'engageoit: 1: à lever un régiment de 800 hommes d'infanterie pour le service de l'Empereur; 2: à lui rendre tous les services; qu'il dépendroit de lui, dans le cercle; 3: à tâcher de faire déclarer le dit cercle en sa faveur, lorsque les conjonctures le permettroient. L'Empereur de son côté donnoit le commandement du susdit régiment au Margrave, avec la nomination des officiers jusqu'aux capitaines, 25 florins par homme, y compris les armes et les uniformes, pour la levée du régiment; 4: il lui remettoit le jus appellandum; 5: il lui cédoit la petite ville de Retwitz avec son territoire. (Ce dernier article n'auroit lieu qu'en cas que l'Empereur se rendît maître de la Bohême, Retwitz appartenant à ce royaume.) 6: Il lui promettoit ses bons offices auprès du cercle de Franconie, pour le faire élire Maréchal et commandant des troupes du cercle.
Le Margrave avoit été fort dissipé à Francfort. Les plaisirs et les veilles, jointes à la grande confiance qu'il avoit en Berghover, l'avoient empêché de réfléchir mûrement aux conséquences de ce traité. Il le considéra d'un autre oeil à la seconde lecture. Les conditions lui en parurent aussi chimériques, qu'elles lui avoient paru avantageuses au commencement. Les sommes déterminées pour la levée du régiment étoient si modiques, que la perte étoit évidente. Le jus appellandum est un avantage pour un prince injuste; un prince équitable le possède toujours ne donnant jamais lieu à ses sujets d'avoir recours au tribunal de l'Empereur. Le généralat du cercle n'est qu'un vain tître, sans autres prérogatives, que de commander les troupes en temps de guerre. La ville de Retwitz est un petit rien; le don en étoit incertain et l'avantage aussi peu solide, que celui des autres articles susmentionnés. Ces raisons jointes à beaucoup d'autres, engagèrent le Margrave à rompre ce traité.
Je reçus plusieurs lettres très-piquantes du roi, mon frère, sur ce sujet. Il se plaignoit à moi avec beaucoup d'aigreur de ce qu'on avoit entamé cette négociation à son insu. Je supprimai les premières lettres et ne fis aucun réponse sur cet article. Il me manda enfin, que je devois en parler au Margrave de sa part et lui faire sentir, qu'il ne lui convenoit pas de faire des traités sans l'avoir consulté comme le chef de la maison. Le Margrave fut outré. Il me dicta la réponse, qui étoit en termes très-forts. Depuis ce moment la guerre fut déclarée. Je ne reçus que des lettres très-dures du roi, et j'appris même, qu'il parloit de moi d'une manière fort offensante et me tournoit publiquement en ridicule. Ce procédé me toucha vivement. Cependant je dissimulai mon chagrin et continuai d'en agir avec lui comme par le passé.
La duchesse de Wurtemberg arriva dans ce temps. L'accord avoit été réglé à Berlin pour le mariage des nos enfans. On étoit convenu, qu'il n'auroit lieu qu'en cas que les deux parties y consentissent, lorsqu'elles seroient parvenues à l'âge de raison. Cette alliance m'obligea malgré moi de me lier avec cette princesse. Je dis malgré moi, car cette femme étoit si décriée, qu'on n'en parloit que comme d'une Laïs. La duchesse a du jargon et un esprit tournée, à la bagatelle, qui amuse quelque temps, mais qui ennuie à la longue; elle se livre presque toujours à une gaieté immodérée; sa principale étude étant celle de plaire, tous ses soins ne tendent qu'à ce but; agaceries, façons enfantines, coups d'oeil, enfin tout ce qui s'appelle coquetterie, est mis en usage pour cet effet. Les deux Marwitz se fourrèrent dans l'esprit, que les manières de cette princesse étoient françoises, et que pour être du bel air, il falloit se mouler sur son modèle. L'aînée commençant dès lors à prendre un fort grand ascendant sur l'esprit du Margrave, l'engagea à mettre la cour sur un autre pied. Elle ne quittoit plus la duchesse et entroit aveuglément dans toutes ses vues. Dans quinze jours de temps tout changea de face. On prit à tâche de se battre, de se jeter des serviettes à la tête, de courir comme des chevaux échappés et enfin de s'embrasser au chant de certaines chansons fort équivoques. Bien loin que ces façons fussent celles des dames françoises, je crois, si quelque françois fût venu dans ce temps-là, qu'il auroit cru être en compagnie de quelques filles d'opéra ou de comédie. Je fis mon possible pour remédier à ce désordre, mais tous mes efforts furent vains. La gouvernante tonna, pesta, jura avec ses nièces, qui pour toute réponse lui tournèrent le dos. Que j'étois heureuse dans ce temps-là! J'étois encore la dupe des Marwitz, et ne soupçonnois pas même leurs intrigues. Le Margrave ayant toujours les mêmes attentions pour moi, je dormois tranquillement tandis qu'on tramoit ma perte.
Le départ de la duchesse me fit espérer que je remettrois les choses sur l'ancien pied, mais je m'aperçus bientôt que le mal étoit enraciné. La Marwitz, à ce que j'ai jugé depuis, fit dès lors son plan. Cette fille avoit une ambition démesurée. Pour satisfaire cette passion, il falloit de nécessité jeter le Margrave dans la dissipation (défaut auquel il n'inclinoit que trop) pour le détacher de l'application qu'il donnoit à ses affaires. Il falloit encore me tromper, en me faisant part des affaires principales, et en m'endormant par la confiance que le Margrave devoit me marquer. Elle se réservoit cependant la distribution des charges et des faveurs, et sur-tout les finances. Les bruits qui avoient couru à Berlin sur son compte, lui avoient fait faire des réflexions sérieuses sur son état, et sur l'empire qu'elle avoit dès lors sur le Margrave. L'avidité de faire briller son grand génie, l'emporta sur toute autre considération. Elle avoit remarqué qu'il avoit du foible pour elle. Elle en profita pour pouvoir gouverner à sa fantaisie. Elle jugea, qu'en se conservant ma confiance, et en évitant toutes les occasions qui pourroient me donner du soupçon, elle parviendroit à m'aveugler et à se rendre enfin si formidable, qu'en cas que je m'aperçusse de ses menées, je ne serois plus en état de pouvoir y remédier. En effet sa conduite et celle du Margrave furent si mesurées, que je ne remarquai pas la moindre chose de leur intelligence secrète.
Nous allâmes à la fin de Juillet à Stoutgard, où la duchesse de Wurtemberg nous avoit invités. Je ne ferai point le détail de cette cour. Je la trouvai fort maussade, remplie de cérémonie et de complimens.
Fin du manuscrit des Mémoires.
Les années 1743 à 1758.
Il est bien regrettable que la Margrave ne nous ait pas laissé des notes proprement dites sur les quinze dernières années de sa vie. Mais en revanche elle nous a légué un riche trésor de lettres.
Si dans ses Mémoires elle pousse le dédain des égards et convenances jusqu' à l'excès, si elle s'y montre bien souvent intolérante et sans coeur, elle nous apparaît dans ses lettres comme la femme la plus spirituelle du XVIIIième siècle, comme une femme dont l'affection et le dévouement attirent et gagnent tous les coeurs.
Le recueil des lettres que le Grand Frédéric a adressé à sa chère soeur ne compte pas moins de 11 volumes in quarto, mais celui des lettres de la Margrave à Frédéric est plus considérable encore. Sa correspondance est sans contredit le complément très-important de ses Mémoires. Nombre de passages de ces derniers sont commentés et éclaircis dans les lettres; maint détail s'y trouve rectifié. Avant tout nous y trouvons l'explication des relations tendues qui existèrent entre elle et son frère et dont elle avait à peine fait mention dans ses Mémoires. Il y est encore question des rapports qu'elle eût avec la Burghaus (ci-devant Mademoiselle de Marwitz). Mais la correspondance de Wilhelmine avec Voltaire, correspondance que la mort seule a interrompue, est surtout du plus haut intérêt.
En 1740, à Rheinsberg.
Voltaire venait interroger Frédéric sur la politique; au cours de l'entrevue celui-ci le conduisant vers la princesse dit: «Je vous représente à ma soeur bien-aimée.» Il jetait ainsi le premier fondement de cette amitié qui devait durer sans altération jusqu' à la mort de la Margrave.
Ce furent des jours pleins d'un bonheur ineffable, d'une douce paix d'âme que Wilhelmine passa à Rheinsberg, dans intimité d'esprits tels que Maupertuis, Voltaire, Jordan et toutes les autres célébrités intellectuelles dont son spirituel frère Frédéric était le centre. C'est ainsi que dans les conversations littéraires et philosophiques, réveillant de nouvelles idées, d'autres raisonnements, les heures s'écoulaient trop rapidement et emportaient les jours les plus brillants de Rheinsberg. Le château ne devait jamais revoir une telle élite des hommes éminents, Frédéric lui même, on ne sait pourquoi, ni reparut pas de toute sa vie.
Cependant la Margrave avait trouvé là un trésor: l'amitié de Voltaire qui fut pour elle un soutien précieux dans les jours douloureux qu'elle eut à traverser. Avec lui elle parle de son chagrin conjugal, avec lui aussi de rares joies embellissant le soir de sa vie. Une série de lettres, échangées entre elle et Voltaire témoignent éloquemment des aspirations nobles et élevées de son esprit et nous donnent la preuve incontestable de la valeur de Wilhelmine par ce fait seul, que Voltaire, le grand moqueur qui n'épargnait personne, n'a jamais osé décocher sur elle les flèches aiguisées de sa satire. Combien grande et noble doit donc avoir été cette âme! Quelle affliction doit-elle avoir éprouvé d'écrire ses Mémoires d'une main parfois si injuste, parfois si amère!
En poursuivant la vie de la Margrave d'après sa correspondance et tous les documents historiques nous ne manquerons jamais de citer in extenso ou en partie les lettres qui nous paraissent avoir une importance plus grande ou un intérêt tout spécial.--
Son séjour à la cour de Wurtemberg avait été loin de la satisfaire. La vie et les menés frivoles de cette cour répugnaient profondément à elle dont les moeurs étaient si pures. Elle la quitta pour se replonger tout entière dans ses occupations favorites, ne s'inquiétant en rien de ce qui se passait et faisait autour d'elle. Ainsi s'explique qu'elle ne connût avant 1744 les relations du Margrave et de la Marwitz, ou au moins qu'elle n'y fit pas plus tôt attention.
Mais avant d'aborder ce sujet il faut mentionner la visite de Frédéric II à Bareith et les événements qui l'ont immédiatement précédée. On venait de signer le contrat de mariage entre la fille unique de Wilhelmine et le fils aîné de la duchesse de Wurtemberg, le duc Charles de Wurtemberg qui devait être plus tard souverain du pays et qui s'acquit une triste célébrité par sa conduite contre Schiller. Quelques mois à peine après la signature du contrat on chercha à mettre la cour de Bareith en désaccord avec celle de Berlin en s'efforçant de faire croire à la Margrave que Frédéric avait l'intention d'empêcher ce mariage, et que la duchesse était sur le point de rappeler ses fils de Berlin où ils faisaient leur éducation. Sur la demande que la Margrave, pleine d'inquiétude, adresse à Frédéric, son frère lui révèle le complot, lui dénonce l'influence autrichienne et lui rend la tranquillité d'esprit. En même temps il l'invite à venir passer l'hiver à Berlin. Comme elle refuse, Frédéric se résigne dans l'espoir de la voir une autre fois.
Cet espoir se réalisa bientôt, mais pas à Berlin. La joie de la Margrave fut grande quand au mois de septembre 1743 Frédéric vint la voir à Bareith, avec l'arrière-pensée toutefois de sonder les princes de l'Allemagne du Sud et de former avec eux une coalition pour venir en aide à l'Empereur Charles VII dont la faiblesse était notoire. Frédéric visita donc ainsi sa soeur de Bareith et sa soeur d'Ansbach, mais forcé de continuer sa route pour cette dernière résidence, il ne peut consacrer que quelques jours à sa soeur de Bareith qui le reçut avec le plus d'honneur et le plus de réjouissances possible. Cependant il laissa à Bareith quelqu'un destiné à le remplacer, quelqu'un qui sut en effet chasser bientôt les nuages assombrissant le front de Wilhelmine qui ne pouvait se consoler d'une si courte visite. C'était Voltaire.
Pendant les quinze jours qui'l y demeura la Margrave remua ciel et terre pour témoigner son admiration à son célèbre ami. Les fêtes succédèrent aux fêtes; on représenta les drames de Voltaire, où elle et Voltaire jouaient les rôles principaux.
Bien que le frère de la Margrave, Auguste Guillaume, et le prince Ferdinand de Brunswick fussent restés à Bareith, Voltaire était le centre autour duquel tous se rassemblaient. La Margrave écrivit au roi à Ansbach: il est de la meilleure humeur du monde, et n'aspire, comme nous, qu'après votre retour.»
Ainsi choyé Voltaire pouvait bien se plaire à Bareith où tous étaient à ses pieds et lui rendaient hommage. On dit même que la duchesse de Wurtemberg, connue pour son excentricité, copia de sa propre main pendant la nuit le poëme de Voltaire: «la Pucelle».
Mais ces jours de bonheur et de sérénité s'envolèrent bien vite, Frédéric était revenu à Bareith et avait repris avec toute sa suite la route de Berlin. Les menées autrichiennes gagnaient chaque jour, plus de terrain auprès de ses beaux-frères et envahissaient leurs cours. Cet état de choses n'avoit nullement échappé l'oeil si perspicace de Frédéric. A peine quelques mois après sa visite, le 6 avril 1744 une estafette apportait à la Margrave la lettre suivante avec la suscription inaccoutumée? «Madame ma très-chère soeur. C'est avec une extrême surprise que je viens d'appendre, par une lettre du général de Marwitz que vous travaillez à une mariage entre sa fille aînée et le comte de Burghauss, en demandant même le consentement du susdit général. C'est une entreprise qui me frappe d'autant plus d'étonnement, que vous vous souviendrez sans doute de la volonté déclarée du feu roi notre très-cher père, qui, en vous donnant les de Marwitz, voulut expressément qu'elles ne devaient se marier hors du pays, et qu'elles retourneraient ici avec le temps. Ainsi j'espère que votre esprit et l'amitié que vous avez pour moi vous empêchera d'aller plus loin dans cette affaire, et que vous vous opposerez ouvertement à la conclusion de ce mariage, qui me déplaît infiniment.....
Au contraire, si la fantaisie de la de Marwitz la pouvait aveugler à un tel point, qu'elle voulût, contre ma volonté déclarée, épouser le comte de Burghauss, elle peut compter que je la ferai déclarer indigne et inhabile à participer à l'héritage considérable de son père, ce qui s'est déjà fait au sujet de la jeune fille de ce général par la même raison. (Elle avait épousé le comte de Schonbourg, grand écuyer de la Margrave.) Il est vrai que j'en serais inconsolable, si cette malheureuse affaire occasionnait une brouillerie et disharmonie entres nous, liés si étroitement de sang et de coeur..... En tout cas, vous me ferez plaisir de renvoyer cette dame ici, où j'aurai moi-même soin de son établissement».
Cette déclaration avait l'effet d'un coup de foudre; elle détruisit pour de longues années les bonnes relations du frère et de la soeur. Nous ne pouvons prêter foi à la Margrave quand elle cherche dans ses Mémoires à faire valoir d'autres raisons de ce refroidissement. Nous ne pouvons non plus croire qu'elle eu déjà dès 1742 connaissance des relations de son mari et de la Marwitz. N'aurait-elle pas en effet dans ce dernier cas remercié Dieu de l'occasion qui lui était donnée de pouvoir éloigner sans esclandre, sur l'ordre du roi, une personne menaçant de détruire le bonheur de sa vie? Nous la voyons au contraire favoriser le mariage secret de la Marwitz, au risque de mésintelligence avec son frère. En face de ce fait il faut admettre ou, qu'elle ignorait les rapports intimes du Margrave et de la Marwitz, ou, comme le dit Droysen, qu'elle-même favorisait cette situation équivoque. Ne pouvant plus être pour le Margrave une épouse dans toute la force du mot, elle était contente que l'amie la remplaçât.
Mais revenons à la lettre de Frédéric. La réponse ne se fit pas attendre. Le 9 avril la Margrave écrivait: «....je suis surprise, mon très-cher frère, que vous vouliez me rappeler à présent les volontés du feu roi. Je n'ai point manqué à la parole que je lui avais donnée touchant les Marwitz; elles ne sont mariées de son vivant; mais la mort du Roi m'a dégagée de toutes les promesses que je lui avais faites pendant sa vie; ainsi vous ne pouvez rien m'imputer là-dessus. Vous ne m'avez jamais écrit ni parlé sur ce sujet; par conséquent je ne suis point coupable envers vous d'autant plus que, après les fortes instances que je vous avais faites de me laisser l'aînée, qui avait renoncé à se marier, vous ne m'avez pas fait seulement l'honneur de me répondre, quoique ce fût l'unique grâce que je vous avais demandée depuis que vous êtes venu à la régence..... je l'ai persuadée de se marier hier au matin, en présence de peu de témoins et dans l'insu de sa tante (Sonsfeld), qui a ignoré tout ceci, étant déjà malade depuis huit jours. Votre estafette est arrivée trop tard; la chose était faite. Il ne me reste donc plus qu'à implorer votre clémence pour cette pauvre femme, dont l'attachement pour moi est seul cause du pas qu'elle a fait. Je ne puis m'imaginer que vous ayez le coeur assez dur pour la priver de tout son bien, ni pour vouloir vous fâcher contre une soeur qui vous a donné tant de marques d'attachement et d'amitié. Je vous supplie, ne me mettez pas au désespoir en me privant de votre amitié. Je ne puis m'imaginer qu'elle puisse s'effacer entièrement de votre coeur pour une bagatelle pareille, qui m'aurait cependant privée d'un des plus grands agréments de ma vie. Je m'attends à une réponse favorable de votre part.... Soyez persuadé que je ne suis pas indigne de la mériter, puisque rien au monde n'effacera jamais de mon coeur le respect et la tendresse avec laquelle je serais à jamais, mon très-cher frère, etc.»
Le roi chargea son frère, le prince de Prusse, de continuer les négociations. Celui-ci obtint au moins une réconciliation apparente entre Frédéric et la Margrave. Ce ne fut qu'en 1746 que les relations reprirent leur ancienne intimité. A partir de ce moment aucune dissonance ne vint plus troubler leur accord affectueux.
Plusieurs circonstances avaient amené la rupture des rapports cordiaux d'autrefois. D'abord le mariage de la Marwitz avec le comte autrichien de Burghaus, contracté si peu de temps avant l'explosion de la deuxième guerre de Silésie; puis la préférence de la Margrave pour Marie-Thérèse, la mortelle ennemie de Frédéric. Elle n'avait pas craint même d'avoir une entrevue avec la souveraine de l'Autriche allant à Francfort assister au couronnement de son mari. Les lettres du roi deviennent plus rares, parfois même elles ne sont plus écrites de sa main. Pourtant l'ancienne affection n'est pas morte et se trahit quelquefois malgré le froideur des relations. Ainsi le 16 août 1744 Frédéric lui écrit: «La Reine mère vient de m'envoyer la lettre que vous venez de m'écrire. Quoique j'ai de grands sujets de plainte à vous faire, quoique tout ce que nous sont chères nous soit plus sensible que ce qui nous arrive d'étrangers, je veux bien passer l'éponge sur tout ce qui s'est passé, et ne point entrer dans le détail de la manière offensante dont vous m'avez traité, des choses dures que vous avez écrites au général Marwitz, du mariage que vous avez fait de sa fille avec un Autrichien; je veux penser dans cette occasion que je suis frère, et oublier tout le reste, vous priant de me croire avec bien de l'estime, ma chère soeur, etc.« Cependant la Margrave gardait les mêmes sentiments et jouait l'offensée. Elle fit même la sourde oreille quand la Gazette d'Erlangen, publiée sous ses yeux, injuria Frédéric. Le roi ne pouvait faire autrement que lui écrire.»... Je ne sais point comment j'ai mérité sa disgrâce; mais sais-je bien que je ne permets pas dans mon pays que l'on imprime des impertinences sur le sujet de mes parents....« Jusqu'au mois de janvier 1745 nous trouvons dans les lettres de Frédéric le même ton de reproche, prouve éclatante combien la Margrave devait être aigrie de laisser insulter impunément son frère et toute une nation dont elle était sortie.
Le 19 janvier Frédéric lui écrit:... Ma vengeance ne va pas aussi loin que vous le croyez, ma chère soeur; je vous prie de le relâcher, et, pourvu que quelque correcteur veuille bien ne pas souffrir que cet auteur tourne en ridicule la nation dont vous sortez, c'est tout ce que je lui demande.
Ma soeur de Suède est enceinte, celle de Brunsvic accouchera bientôt, ma belle-soeur les suivra de près: voilà les nouvelles de Berlin....
Alors la correspondance est interrompue quelque temps. Elle reprend seulement le 18 juin 1745 en ces termes de Frédéric: «Je suis si accoutumé à vos injustices, que je ne dois pas trouver étrange que vous me chargiez d'accusations d'oubli... et, d'ailleurs, dans trois mois je n'ai pas reçu un mot de Bareith. Pour moi, je ne vous accuse de rien, et je suis si persuadé que, malgré de petits nuages passagers, vous avez des bontés pour moi, que je me repose avec toute sécurité sur cette confiance....»
Wilhelmine ne cède pas, elle lui fait connaître sa prédilection pour l'Autriche, de sorte que le roi lui écrit le 2 octobre: «Nous venons de battre les Autrichiens, ou vos Impériaux, selon qu'il vous plaira de les nommer....»
Le 30 décembre il lui écrit encore de Potsdam: »La part que vous prenez à tout ce qui regarde la reine de Hongrie me procure l'occasion de vous apprendre que nous venons de conclure la paix ensemble. Je me flatte, ma chère soeur, que cela vous sera d'autant plus agréable, que votre prédilection pour cette princesse ne se trouvera plus gênée par un reste de vieille amitié que vous me conserviez peut-être....« La Margrave répond fièrement:»... Quant à Sa Majesté Hongroise, je n'ai jamais eu de prédilection ni d'attachement particulier pour ses intérêts. Je rende justice à ses mérites, et je crois qu'il est permis d'estimer tous ceux qui en ont. Mon amitié et mon attachement pour vous, mon très-cher frère, n'en sont pas moins réels, et quoique vous me fassiez assez sentir combien vous les désavouez, j'aurai du moins par devers moi cette consolation que j'ai fait tout mon possible pour ne vous rien laisser à désirer là-dessus, ni sur la tendresse et le respect avec lequel je serai à jamais, etc.« Les efforts du prince de Prusse aboutissent enfin à une complète réconciliation et l'harmonie d'autrefois est retrouvée. Si le coeur de Wilhelmine garde encore un dernier reste d'opiniâtreté et de rancune, la glace se rompt bientôt, surtout quand elle commence à voir clairement les relations de la Burghaus et du Margrave. Elle se jette alors dans les bras de son frère et le désaccord est oublié.
Le 29 mars 1746 Frédéric lui écrit une lettre commençant par ces mots: «Je n'ai jamais soupçonné votre coeur d'être le complice de tous les dégoûts que vous m'avez donnés depuis trois années. Je vous connais trop, ma chère soeur, pour m'y tromper, et j'en rejette tout le crime sur des malheureux qui abusent de votre confiance, et se font une joie maligne de vous commettre envers des personnes qui vous ont toujours aimée tendrement. Voilà ce que j'en pense, puisque votre lettre me donne l'occasion de vous le dire. Je vous plains de tout mon coeur d'avoir placé votre amitié si mal. Toute la terre connaît l'indigne caractère de cette créature dont je ne veux pas nommer le nom, de crainte de souiller ma plume. Vous êtes la seule qui êtes aveuglée sur son sujet. Sans comparaison, ma chère soeur, vous me revenez comme les cocus, qui sont toujours les derniers à savoir ce qui se passe dans leur maison, tandis que toute la ville parle de leur aventure. Pardonnez-moi si je vous offense en vous déchargeant mon coeur; mais après la lettre que vous venez de m'écrire, je ne pouvais plus me taire....» Dans la réponse de la Margrave vibre déjà une note plus affectueuse, elle écrit le 9 avril: «Je ne saurais vous exprimer, mon très-cher frère, quelle joie m'a causée la dernière lettre que je viens de recevoir de votre part. Vous y rendez justice aux sentiments que j'ai toujours eus pour vous; c'est ce que j'ai souhaité, et je ne désire rien avec plus d'ardeur que de vous faire connaître de plus mon caractère, qui est incapable de changement et de légèreté. Vous m'avez été plus cher que la vie, et plus je vous ai chéri et aimé, plus votre refroidissement m'a été sensible. Pardonnez si je vous parle à coeur ouvert; je n'ai plus retrouvée en vous depuis quelques années ce frère si adoré et si tendre pour moi! J'ai cru son amitié entièrement éteinte: J'en ai gémi, j'ai fait inutilement tous mes efforts pour tâcher de regagner son coeur. Mon chagrin m'a peut-être fait commettre des fautes; mais je me suis toujours aperçue, dans mon plus grand dépit, qu'au fond j'étais la même, que je prenais part avec chaleur à tout ce qui vous regardait, et surtout à cette gloire immortelle que vous vous êtes acquise. Je vous excuse, mon très-cher frère, en bien des choses; je suis informée de tous les bruits qui courent sur mon compte et sur celui de notre cour. On me fait beaucoup d'honneur en me traitant comme un enfant qui se laisse gouverner par un chacun, et auquel on fait accroire ce que l'on veut.... Je sais qu'on m'accuse de faiblesse, d'une hauteur insupportable, d'une humeur intrigante, d'un penchant insatiable pour les plaisirs.
... Au reste, je veux vous faire un détail de ma façon de vivre et de penser. Je suis dans un âge, à présent, dans lequel on ne se soucie plus guère des plaisirs bruyants; ma santé, qui s'affaiblit journellement, ne me permet pas même d'en jouir beaucoup; je préfère une société de gens d'esprit à ce chaos de divertissements....
J'espère, mon très-cher frère, que cette lettre vous détrompera entièrement sur mon sujet....
Regardez tout le passé comme des vivacités qui, dans le fond, sont excusables quand on connaît mon coeur, et soyez persuadé que je ne vous donnerai jamais lieu de douter de la tendresse et du respect avec lequel je serai à jamais, etc.»
Malgré la persistance de la Margrave à se croire seule lésée et tout à fait irréprochable, Frédéric lui répond le 16 avril en lui énumérant toutes les fautes qu'elle a commises. Un extrait de cette lettre mérite d'être cité:... On vous souhaite beaucoup de gens d'esprit et dignes de vous amuser; mais on souhaite en même temps en enfer et à tous les diables de maudites pestes qui vous brouillent avec tous vos parents, et que j'écorcherais sans scrupule, mois qui ne suis point cruel.... Je ne vous ai point offensée, je n'ai nul reproche à me faire, et malgré tout ce qui s'est passé, je vous aime encore.»
La Margrave cherche encore à se justifier dans une lettre datée du 3 mai: «... pour ce qui regard mon entrevue avec la Reine de Hongrie, elle n'a été qu'une simple visite de politesse, elle a passé par ce pays où je l'ai vu.... Mais je comprends très-bien ce que donne lieu à de telles bruits; nous avons toujours nombres d'officiers autrichiens, il faut leur rendre justice, il s'en trouve parmi eux qui ont infiniment d'esprit et sont très-aimables dans la société; le Margrave est lié d'amitié avec quelques uns d'entre eux et parce qu'il les hante familièrement, on infère, que ces gens sont chargés d'affaires et s'en mêlent....»
Le roi lui répond de la façon la plus aimable le 10 du même mois. Ce n'est pas elle, c'est lui qui cède: «... J'éprouve que l'on est facilement persuadé quand on a envie de l'être, et mon coeur, qui plaide pour vous, vous trouverait innocente, quand même mon esprit vous trouverait coupable. La peine que vous prenez de vous excuser me suffit, et je suis charmé de retrouver une soeur dans la place d'une ennemie.
Ce sera la dernière foi que je vous écrirai sur une matière qui m'est si odieuse, que je suis charmé d'en effacer les traces de ma mémoire....»
C'était l'oeuvre du prince de Prusse et la Margrave s'épuise en remerciements pour la réussite de cette réconciliation bien imparfaite encore. Malgré tout Wilhelmine gardait encore la Burghaus chez elle. De plus elle se plaint amèrement au prince des paroles dures du roi à l'endroit de cette dame; il l'avait frappée assez sévère--
»--punition assez grande pour qu'il veuille encore se venger sur elle en le perdant de réputation. Je suis au désespoir que le Roi s'en fie plus au rapport des calomniateurs et des coquins qu'a à ceux d'une soeur qui n'est ni assez imbécile ni assez bête pour se laisser duper si grossièrement et se laisser gouverner par une personne jeune qui a plus besoin des mes conseils que moi des siens. Je ne suis pas aveugle sur ses défauts, mai je les pardonne tous dès ce que l'on ne pêche contre les loix de la vertu et du bon coeur.»
Elle se plaint aussi avec amertume que personne de sa famille ne vienne la voir, que les lettres de la reine-mère soient si peu aimables.
»... elle me traite comme un bâtard; je crois que je dois tout cela à la Ramen, qui est encore ma mortelle ennemie. Je serais charmée de voir quelqu'un de mes parents, étant tout à fait exilée des autres... mais il ne m'est pas permis de me flatter d'un tel bonheur.»
Les mois suivants se passent en plus grande tranquillité, la correspondance de Wilhelmine et de Frédéric touche de plus en plus aux questions les plus intimes, elle met à jour les pensées, les sentiments du grand frère et de la spirituelle soeur. Tantôt le roi lui envoie du vin, des produits de sa manufacture d'étoffes, son portrait, tantôt la Margrave lui fait parvenir une copie de Van-Dyk, peinte de sa propre main. Ils entretiennent l'un l'autre de leurs théâtres, de leurs chanteurs, de leurs acteurs etc. Dans une lettre du 7 mars 1747 Frédéric écrit à sa soeur; «Je suis très-fâché que vous souffriez toujours. J'espère à présent sur le printemps, et je me flatte que la bonne saison ramènera votre santé avec les fleurs et les feuilles. La visite de la cour de Wurtemberg ne sera pas arrivée à propos, car on n'aime guère le grand monde lorsqu'on souffre, et la duchesse de Wurtemberg est elle seule capable de donner la fièvre et de faire venir des transports au cerveau aux personnes les plus saines. Je vous plains de tout mon coeur de vous voir assaillie par cette furie. Il est étonnant que ce monstre féminin ait pu engendrer quelque chose d'aussi passable que ses fils....»
Pendant ce temps la Burghaus, accompagnée de son mari, s'était rendue en visite à la cour impériale et y avait commencé des intrigues contre la Margrave. La mèche en fut éventée à Berlin. On s'empressa d'en avertir la Margrave et de toucher aux anciennes relations de la Burghaus et du Margrave. Wilhelmine pourtant n'en peut rien croire encore. Elle a gardé un dernier reste de confiance dans l'ancienne amie qui vient de rentrer à Bareith malade et accablée de dettes. Elle écrit à sa mère que la Burghaus n'a presque plus d'influence qu'elle-même ne la voie que de temps en temps et qu'on ne lui parlât d'aucune affaire. De plus, d'après l'avis des médecins elle est près de la mort: donc plus lieu de la craindre ni de s'inquiéter.
Tranquillisée par cette idée la Margrave quitte Bareith au mois d'août pour se rendre auprès de Frédéric. Le 15 elle le surprend à Potsdam, et leur épanchement mutuel éffaça les dernières traces de rancune. Wilhelmine n'y peut rester que peu de jours, assez long-temps cependant pour laisser cicatriser certaines blessures et adoucir certaines douleurs dont souffrait la femme délicate, si cruellement éprouvée pendant les longues années de sa séparation de sa famille.
À son retour à Bareith au moi de septembre, elle trouve contre toute attente la Burghaus tout à fait rétablie, et plus hautaine, plus insolente que jamais. Impossible de savoir quelles révélations furent faites alors, mais il est certain que par quelque hazard la Margrave eut vent de la conduite de son ancienne amie. Une scène éclata à la suite de laquelle la Burghaus fut bannie du château. Toutefois on voulut bien encore lui assigner comme demeure l'hôtel de l'ambassade nouvellement restauré et ameubli. Une lettre de la comtesse de Podewils à la Burghaus ne nous donne guère d'explication. «Je vous avoue, ma chère, que je suis tombée de mon haut en recevant votre lettre, où vous me dites de la manière que la Margrave vous traite; je savois bien qu'il y avait de la froideur entre vous, mais j'étois bien loin à penser, que S. A. R. poussât les choses à ce point. Mon Dieu, comment est-il possible, que l'on change ainsi? après toutes les promesses, qu'elle vous a faites, après vous avoir engagée à ce mariage auquel vous n'auriez jamais pensé sans elle, peut-elle vous traiter de la sorte? Il me paroit impossible que le fond de son coeur soit changé subitement; il faut absolument qu'il y aie des gens qui la mènent.»
Dans une lettre adressée au prince de Prusse la Margrave s'exprime ainsi;»... et malgré cela elle est mécontente et d'une impertinence terrible envers moi... vous savez le misérable état où elle se trouve, et combien mon bon coeur et mon honneur sont engagés à ne la point abandonner... je mérite tout ce qui m'arrive à présent: j'ai fait la sottise, il faut la boire ... j'ai mangé mon chagrin depuis trois ans, qu'elle est mariée dans l'espérance de la ramener, mais tout cela a été sans fruit; je l'ai fait avertir de mon mécontentement, je lui en ai parlé, elle n'a fait que s'en moquer. Je crois qu'à présent elle repent de n'avoir pas mieux dissimulé; mais j'ai trop de preuves de son mauvais caractère....« Désireux d'obtenir un conseil qu'elle ne peut trouver en elle-même, elle s'ouvre au roi et les extraits suivants de son intéressante lettre du 21 février montrent bien qu'elle se soumet entièrement à Frédéric, qu'elle met en lui toute sa confiance. «Toutes les bontés dont vous m'avez comblée jusqu' à présent m'encouragent, mon très-cher frère, d'entrer avec vous dans des détails que j'ai toujours espéré de pouvoir éviter. Permettez-moi que je vous ouvre mon coeur, et que je vous parle avec confiance et sincérité sur un sujet qui m'a causé depuis quelques années le plus mortel chagrin. Combien de fois ne me suis-je pas reproché l'irrégularité de ma façon d'agir envers vous!... Ma dernière maladie, une mort prochaine, ont augmenté mes réflexions. Un mûr examen sur moi-même m'a convaincue que dans tout le cours de ma vie je n'avais été coupable qu'à l'égard d'un frère que mille raisons devaient me rendre cher, et auquel mon coeur avait été lié depuis ma tendre jeunesse par l'amitié la plus parfaite et la plus indissoluble. Votre générosité vous a fait oublier mes fautes passées, mais ne m'empêche pas d'y penser à toutes les heures du jour. Une compassion mal placée, et une trop grande faiblesse pour une personne que je me croyais entièrement attachée, m'ont fait faillir. Je n'ai d'autre plaidoyer à faire en ma faveur, et si je n'avais une confiance entière en vos bontés, je ne me hasarderais pas à vous supplier de me tirer du labyrinthe où je me suis si ridiculement précipitée.... J'ai fait le fatal mariage de la Burghaus, cause de tant regrets. Elle a perdu tout son bien. Elle se trouve actuellement dans la plus affreuse misère, son mari ne tirant depuis deux ans aucuns revenus de son régiment, et n'ayant rien de lui-même. Le peu que je puis lui donner ne suffit pas à beaucoup près pour l'entretenir hors d'ici. Jugez, mon très-cher frère, si je puis l'abandonner dans l'état où elle est et la renvoyer, pour ainsi dire, à la besace, après l'éclat que j'ai fait. Je laisse ceci à votre décision comme à un frère chéri, à un véritable ami et comme à un juge éclair. Je remets mon honneur et ma réputation entre vos mains. Il n'y a que vous, mon très-cher frère, qui puissiez mettre mon esprit et mon coeur en repos sur ce sujet, en lui rendant ce que son père lui a légué. Elle est résolue, à cette condition, de quitter pour jamais ce pays. Je vous conjure à mains jointes, de m'accorder cette grâce etc....« Cet appel à l'affection et à la générosité de Frédéric ne pouvait manquer d'être entendu. Elle reçoit immédiatement une promesse de secours, et la Margrave respire librement. Il lui écrit le 27 février.
»... Vous pouvez être persuadée que je n'abuserai point de la confiance que vous m'avez témoignée, et que je ferai tout ce qui dépendra de moi pour vous mettre l'esprit en repos sur le sujet de cette ingrate personne. Je ne vous demande que huit jours de temps pour voir quels arrangements je pourrai prendre sur cette matière, et je vous le manderai alors plus en détail; mais vous pouvez compter que vous aurez lieu d'être satisfaite. Les princes sont dans le monde pour faire des ingrats....« Ne trouvez donc pas mauvais, ma chère soeur, que je vous conjure en même temps de penser à votre santé, et d'écarter, pour cet effet, tous les pensées chagrines qui en peuvent retarder l'entière restitution.
Le 2 mars il lui envoie la lettre suivante: «J'ai dit à Podewils d'écrire à la belle-soeur de son neveu que si elle était résolue de quitter Bareith, on lui payerait les intérêts de sa légitime. Je prévois, ma chère soeur, qu'elle a attaché son départ à cette condition, la croyant impossible, et vous verrez qu'elle formera incessamment de nouvelles prétentions.
... Ils ont obtenu un régiment par vos grâces, vous leur avez donné, de plus, un capital que vous appartenait; c'en est, ce me semble, assez et même trop pour des gens de cette espèce. Quel reproche peut-on vous faire? Si après tout le général autrichien mange trois fois plus que son revenu que madame en fasse de même de son côté, ce n'est assurement pas à vous qu'on doit l'imputer, mais au dérangement de leur conduite. Vous pouvez compter que ce que je vous dis est le jugement que porte le public de cette affaire, et je n'ajoute ni ne retranche un mot....« Enfin la Margrave a la joie d'annoncer au roi le départ de la Burghaus. Elle se sent profondément pénétrée des plus vifs sentiments de reconnaissance envers son frère et lui écrit: «Toutes vos lettres me fournissent de nouveaux sujets de reconnaissance, et vous me réduisez à des remercîments réitérés qui ne peuvent que vous ennuyer. Mais vos bontés pour moi, mon très-cher frère, sont des sujets inépuisables, et je puis comparer le sentiment que j'en ai à l'éternité, qu'on ne peut définir.... La Burghauss compte partir d'ici au mois de mai; elle ira à Spa, et de là à Vienne....« Maintenant si nous comparons l'esquisse historique que nous venons d'ébaucher jusqu'ici sur Frédéric et la Margrave, avec le ton des Mémoires nous devons nous poser avec étonnement cette question: «Comment se fait-il que dans la dernière partie de ses Mémoires la Margrave a pu donner à son frère une toute autre physionomie, un caractère si peu aimable et sympathique?
La réponse est facile. Son état maladif, ses chagrins domestiques l'avaient aigrie. L'attitude équivoque de la cour de Bareith, ses intrigues continuelles avec l'Autriche avaient forcé Frédéric à dire à la Margrave ses quatre vérités. Les lettres étaient plus rares, plus courtes et aussi moins ouvertes, le roi ne parlait plus de ses projets à la soeur, autrefois sa confidente. Elle en vint à douter de son frère. Puis aucune membre de sa famille ne vînt la voir durant de longues années, elle devenait pour ainsi dire étrangère à la maison paternelle. Ses Mémoires datent précisément de la période qu'elle était le plus dominée par ces sentiments d'aigreur et de défiance, du temps de la deuxième guerre de Silésie. C'est donc dans ces circonstances qu'il faut chercher la solution de cette apparente énigme psychologique.
Quand, après l'intervention de Frédéric, les anciennes relations cordiales se renouèrent, les lettres les plus affectueuses se suivirent les unes les autres. Frédéric s'inquiète avec tendresse de l'état de la Margrave, et Wilhelmine est pleine de soucis pour la santé de son frère. Chaque événement, quel qu'il soit leur paraît digne d'attention. On reste surpris de voir le Grand Roi dont la vie a été si surmenée entretenir une correspondance suivie avec sa soeur favorite. Pour elle il sait toujours trouver un moment, et ses lettres approfondissant le plus souvent les plus grandes questions n'offrent jamais un exemple de platitude, ne sont jamais dépourvues d'esprit.
Il faut convenir que la Margrave était bien à la hauteur de son frère; rien ne lui était étranger: elle avait touché à toutes les connaissances qui sont du domaine de l'esprit humain. Nous en citerons le jugement de Frédéric lui-même. Dans une lettre, datée du 7 octobre 1747 il en rend l'éloquent témoignage qui voici:
«... Je vous demande pardon, ma chère soeur, de ce que je mêle tant de morale dans mes lettres; c'est vous qui me séduisez. Vous avez toute sorte d'esprits, toute sorte de talents et toute sorte de connaissances, on peut vous parler coiffure, guerre, politique et vous entretenir de la plus sublime philosophie jusqu' aux romans les plus frivoles, sans qu'aucune de ces matières ne vous soit étrangère. Je devrais vous parler davantage de mon amitié, mais elle vous est connue, et je ne veux pas vous ennuyer de ce qui fait le bonheur de ma vie....»
S'il n'en avoit pas été ainsi, croit-on qu'il pu naître une amitié si intime entre la Margrave et Voltaire? Ce dernier, cédant enfin aux instances de Frédéric, avoit accepté une fonction fixe dans la suite du roi. Après une séparation de sept ans Voltaire et la Margrave se rencontrèrent de nouveau à Berlin le 8 août, quand Wilhelmine rendit visite à son frère. Pendant trois mois leurs rapports journaliers--car la Margrave ne retourna à Bareith qu'au mois de novembre--firent revivre les relations amicales d'autrefois et les amenèrent à cette amitié aussi profonde qu'inaltérable, devenue célèbre à jamais. Ces jours de bonheur s'écoulèrent en partie à Berlin, en partie à Potsdam. C'était là que Frédéric avait créé son «Tusculum», Sans-souci, qu'il appelait «l'Abbaye», dont il était le «supérieur.» Les membres de ce «couvent moitié militaire, moitié littéraire», comme le caractérisait Frédéric lui-même parfois s'appelèrent «les frères monastiques» ou tout simplement «les frères.» Les membres du dehors avaient le titre de «diacres.» Leur communauté intellectuelle et morale s'appelait «l'Eglise.» Là on déclarait saint tout ce qui était condamné impie à Rome. Wilhelmine en était l'abbesse, et elle se sentait vraiment rajeunie en compagnie des hommes tels que Maupertuis, Jordan, Algarotti, Kayserlinck etc.--Mais surtout elle se lia d'étroite amitié avec Voltaire, et quand le 26 novembre elle quitta Berlin le coeur attristé, ce ne fut pas sans échanger avec Voltaire la promesse d'entretenir une active correspondance.
Nous la reproduisons suivant en partie.
Voltaire à la Margrave.
«... les grandes passions mènent loin, et j'aurais eu l'honneur de suivre l'auguste soeur d'un héros à Bareith, si le plaisir de vivre auprès de ce héros même, ne me retenait encore à ses pieds. Votre Altesse Royale le sait, j'aurais dû partir le 15 décembre pour la France, mais pourrait-on avoir une autre patrie que celle de Frédéric le Grand?
Mon unique chagrin est que votre Altesse Royale l'ait quittée, et seules les nouvelles de votre santé me donnent quelque consolation. On dit que votre santé se soit améliorée, que vous ayez bien supporté les fatigues du voyage!... Qu'aurait donc à désirer dans ce monde votre Altesse Royale si votre constitution et votre santé égalaient votre âme et votre beauté?»
Presque le même jour la Margrave prend aussi la plume: Je vous ai promis, monsieur, de vous écrire, et je vous tiens parole. J'espère que notre correspondance ne sera pas aussi maigre que nos deux individus, et que vous me donnerez souvent sujet de vous répondre. Je ne vous parlerai point de mes regrets; ce serait les renouveler. Je suis sans cesse transportée dans votre abbaye, et vous jugez bien que celui qui en est abbé m'occupe toujours.... Nos entretiens me semblent comme la musique chinoise, où il y a de longues pauses qui finissent par des tons discordans. Je crains que ma lettre ne s'en ressente: tant mieux pour vous, monsieur; il faut des momens d'ennui dans la vie pour faire valoir d'autant plus ceux qui font plaisir. Après la lecture de cette lettre, les petits soupers vous paraîtront bien plus agréables. Pensez-y quelquefois à moi, je vous en prie, et soyez persuadé etc.
Elle écrit le 25 décembre la lettre intéressante que voici:» Soeur Guillemette à frère Voltaire, salut; car je me compte parmi les heureux habitans de votre abbaye, quoique je n'y sois plus, et je compte très-fort, si Dieu me donne bonne vie et longue, d'y aller reprendre ma place un jour. J'ai reçu votre consolante épître. Je vous jure mon grand juron, monsieur, qu'elle m'a infiniment plus édifiée que celle de saint Paul à la dame élue. Celui-ci me causait un certain assoupissement qui valait l'opium, et m'empêchait d'en apercevoir les beautés. La vôtre a fait un effet contraire; elle m'a tirée de ma léthargie, et a remis en mouvement mes esprits vitaux. Quoique vous ayez remis votre voyage de Paris, j'espère que vous me tiendrez parole, et que vous viendrez me voir ici. Apollon vint jadis se familiariser avec les mortels, et ne dédaigna pas de se faire pasteur pour les instruire. Faites-en de même, monsieur; vous ne pouvez suivre de meilleur modèle.... J'aime mieux penser aux beaux esprits de Potsdam, à son abbé et à ses moines. Ressouvenez-vous quelquefois, en revanche, des absens; et comptez toujours sur moi comme sur une véritable amie.
Le 23 janvier la Margrave écrit:... «Je crois que votre séjour en Allemagne inspire dans tous les coeurs la fureur de réciter des vers. La cour de Wurtemberg revient exprès ici pour histrioner avec nous. Le sensé Vriot nous a choisi, selon moi, la plus détestable pièce de théâtre qu'il y ait pour la versification! c'est Oreste et Pylade, de Lamotte. J'admire les différentes façons de penser qu'il y a dans le monde. Vous excluez les femmes de vos tragédies de Potsdam, et nous voudrions, si nous avions un Voltaire, retrancher les hommes de celles que nous jouons ici. N'y aurait-il pas moyen que vous puissiez nous accomoder une de vos pièces, et y donner les deux principaux rôles aux femmes? Le duc et ma fille jouent fort joliment; mais c'est tout.... Venez bientôt nous voir dans notre couvent; c'est tout ce que nous souhaitons. Saluez tous les frères qui se souviennent encore de moi, et soyez persuadé que l'abbesse de Bareith ne désire rien tant que de pouvoir convaincre frère Voltaire de sa parfaite estime.»
De la même le 20 avril: «La pénitence que vous vous imposez a achevé de fléchir mon courroux. Je n'avais pu encore oublier votre indifférence. Il ne fallait pas moins qu'un pélerinage à Notre-Dame de Bareith pour effacer votre péché. Frère Voltaire sera pardonné à ce prix. Il le sera le bienvenu ici, et y trouvera des amis empressés à l'obliger et à lui témoigner leur estime. Je doute encore de l'accomplissement de vos promesses. Le climat d'Allemagne a-t-il pu en si peu de temps réformer la légèreté française?...»
De la même le 12 Juin: «... Vous me flattez toujours par la promesse de venir faire un tour ici, et lorsque je m'attends à vous voir, mes espérances s'évanouissement.... J'ai écrit au roi ce que vous me mandez sur son sujet. Il est difficile de la connaître sans l'aimer, et sans l'attacher à lui. Il est du nombre de ces phénomènes qui ne paraissent tout au plus qu'une fois dans un siècle. Vous connaissez mes sentimens pour ce cher frère; ainsi je tranche court sur ce sujet.... Je partage mon temps entre mon corps et mon esprit: il faut bien soutenir l'un pour conserver l'autre, car je m'aperçois de plus en plus que nous ne pensons n'agissons que selon que notre machine est montée....»
De la même le 1 novembre: «Il faudrait avoir plus d'esprit et de délicatesse que je n'avai pour louer dignement l'ouvrage que j'ai reçu de votre part. On doit s'attendre à tout le frère Voltaire. Ce qu'il fait de beau ne surprend plus, l'admiration depuis long-temps à succédé à la surprise. Votre poëme sur la Loi naturelle m'a enchantée. Tout s'y trouve: la nouveauté du sujet, l'élévation des pensées et la beauté de la versification. Oserai-je dire? il n'y manque qu'une chose pour le rendre parfait. Le sujet exige plus d'étendue que vous ne lui en avez donné. La première proposition demande surtout une plus ample démonstration. Permettez que je m'instruise, et que je vous fasse part de mes doutes. Dieu, dites vous, a donné à tous les hommes la justice et la conscience pour les avertir, comme il leur a donné ce qui leur est nécessaire. Dieu ayant donné à l'homme la justice et la conscience, ces deux vertus sont innées dans l'homme, et deviennent un attribut de son être. Il s'ensuite de toute nécessité que l'homme doit agir en conséquence, et qu'il ne saurait être ni injuste ni sans remords, ne pouvant combattre un instinct attaché à son essence. L'expérience prouve le contraire. Si la justice était un attribut de notre être, la chicane serait bannie; les avocats mourraient de faim.... Les vertus ne sont qu'accidentelles et relatives à la société. L'amour-propre a donné le jour à la justice.... Le trouble ne peut qu'enfanter la peine; la tranquillité est mère du plaisir. Je me suis fait une étude particulière d'approfondir le coeur humain. Je juge, par ce que je vois, de ce qui à été. Mais je m'enfonce trop dans cette matière, et pourrais bien, comme Icare, me voir précipiter du haut des cieux. J'attends vos décisions avec impatience; je les regarderai comme des oracles. Conduisez-moi dans le chemin de la vérité, et soyez persuadé qu'il n'y en à point de plus évidente que le désir que j'ai de vous prouver que je suis votre sincère amie.
Auguste 1757. Madame, mon coeur est touché plus que jamais de la bonté et de la confiance que votre altesse royale daigne me témoigner. Comment ne serais-je pas attendri avec transport? Je vois que c'est uniquement votre belle âme qui vous rend malheureuse. Je me sens né pour être attaché avec idolâtrie à des esprits supérieurs et sensibles qui pensent comme vous. Vous savez combien dans le fond j'ai toujours été attaché au roi votre frère. Plus ma vieillesse est tranquille, plus j'ai renoncé à tout, plus je me suis fait une patrie de la retraite, et plus je suis dévoué à ce roi philosophe. Je ne lui écris rien que je ne pense du fond de mon coeur, rien que je ne croie très-vrai; et si ma lettre paraît convenable à votre altesse royale, je la supplie de la protéger auprès de lui comme les précédentes.»
De la Margrave le 19 auguste: «On ne connaît ses amis que dans le malheur. La lettre que vous m'avez écrite, fait bien honneur à votre façon de penser. Je ne saurais vous témoigner combien je suis sensible à votre procédé. Le roi l'est autant que moi. Vous trouverez ci-joint un billet qu'il m'a ordonné de vous remettre. Ce grand homme est toujours le même. Il soutient ses infortunes avec un courage et une fermeté dignes de lui.... Je ne puis vous en dire davantage; mon âme est si troublée que je ne sais ce que je fais. Mais quoi qu'il puisse arriver, soyez persuadé que je suis plus que jamais votre amie.»
De la même le 12 septembre: «Votre lettre m'a sensiblement touchée.... Je ne me suis jamais piquée d'être philosophe. J'ai fait mes efforts pour le devenir. Le peu de progrès que j'ai fait m'a appris à mépriser les grandeurs et les richesses; mais je n'ai rien trouvé dans la philosophie qui puisse guérir les plaies du coeur, que le moyen de s'affranchir de ses maux en cessant de vivre. L'état où je suis est pire que la mort. Je vois le plus grand homme du siècle, mon frère, mon ami, réduit à la plus affreuse extrémité. Je vois ma famille entière exposée aux dangers et aux périls; ma patrie déchirée par d'impitoyables ennemis; le pays où je suis, peut-être menacé de pareils malheurs. Plût au ciel que je fusse chargée toute seule des maux que je viens de vous décrire! je les souffrirais et avec fermeté. Pardonnez-moi ce détail. Vous m'engagez, par la part que vous prenez à ce qui me regarde, de vous ouvrir mon coeur. Hélas! l'espoir en est presque banni....»
De la même le 16 octobre; «Accablée par les maux de l'esprit et du corps, je ne puis vous écrire qu'une petite lettre. Vous en trouverez une ci-jointe qui vous récompensera au centuple de ma brièveté. Notre situation est toujours la même. Un tombeau fait notre point de vue. Quoique tout semble perdu, il nous reste des choses qu'on ne pourra nous enlever: c'est la fermeté et les sentimens du coeur....»
De la même le 27 décembre: «Si mon corps voulait se prêter aux insinuations de mon esprit, vous recevriez toutes les postes de mes nouvelles. Je suis, me direz-vous, aussi cacochyme que vous, et cependant j'écris. A cela je vous réponds qu'il n'y a qu'un Voltaire dans le monde, et qu'il ne doit pas juger d'autrui par lui-même. Voila bien du bavardage....»
Ces exemples prouvent surabondamment quelle étroite et intime amitié liait la Margrave et Voltaire. De plus elles témoignent de la vie contente et heureuse que la femme auguste menait après avoir vaincu le profond chagrin de sa vie conjugale. Frédéric l'aime tendrement, il l'adore même, c'est elle seule qu'il fait lire au fond de son âme, et il se montre vraiment ingénieux pour multiplier les témoignages de son affection. L'amitié de Voltaire survit même à la mort de la Margrave; jamais la moindre dissonance ne troubla leurs relations.
Wilhelmine était l'intermédiaire, quand Voltaire par ses insolences tomba en disgrâce et avait dut quitter Berlin. C'est par ses mains que passa la rare correspondance de Voltaire avec le roi jusqu' à ce qu'elle eut réussi à rétablir entre eux des rapports directs.
Malheureusement la santé de la Margrave allait en déclinant. Un séjour au midi de la France et en Italie n'avait pas eu le succès attendu et espéré. De plus les événements parurent s'accorder pour mettre le trouble dans son âme.
A peine de retour à Bareith éclate la guerre de Sept Ans, et elle se consume de soucis au sujet de son frère bien-aimé.
Dans ces moments difficiles se manifeste toute la noblesse de son âme. Elle écrit à Frédéric: «Votre sort décidera du mien, je ne survivrai ni à vos infortunes, ni à celles de ma maison; vous pouvez compter c'est ma ferme résolution.»
Frédéric répond à cette sublime tendresse par un sentiment non moins affectueux. Elle soit sa consolation et sa confiance, lui écrit-il, et sa lettre du 7 juillet 1757 prouve qu'il prend ces mots à la lettre: «Vous avez trop de bonté de vous donner tant de peine pour mes affaires. Je suis confus d'abuser si étrangement de votre indulgence. Puisque, ma chère soeur, vous voulez vous charger du grand ouvrage de la paix, je vous supplie de vouloir envoyer ce M. de Mirabeau en France. Je me chargerai volontiers de sa dépense; il pourra offrir jusqu'à cinq cent mille écus à la favorite pour la paix, et il pourrait pousser ses offres beaucoup au delà, si en-même temps on pouvait l'engager à nous procurer quelques avantages. Vous sentez tous les ménagements dont j'ai besoin dans cette affaire, et combien peu j'y dois paraître; le moindre vent qu'on en aurait en Angleterre pourrait tout perdre. Je crois que votre émissaire pourrait s'adresser de même à son parent qui est devenu ministre, et dont le crédit augmente de jour en jour. Enfin je m'en rapporte à vous. A qui pourrais-je mieux confier les intérêts d'un pays que je dois rendre heureux qu'à une soeur que j'adore et qui, quoique bien plus accomplie, est un autre moi-même?...» Le 13 juillet dans une épître de trois grandes pages Frédéric ouvre son coeur à sa soeur et lui trace un tableau désespéré de sa situation. Avant de terminer il Dit: «... Je vous demande mille pardons; je ne vous parle pendant trois grandes pages que de mes affaires; ce serait étrangement abuser de l'amitié de tout autre. Mais, ma chère soeur, je connais votre amitié, et je suis persuadé que vous ne me voulez point de mal quand je vous ouvre mon coeur; il est tout à vous, étant rempli des sentiments de la plus tendre estime avec laquelle je suis....»
En lui apprenant la victoire de Weissenfels, il ajoute: «... A présent je descendrai en paix dans la tombe, depuis que la réputation et l'honneur de ma nation est sauvé. Nous pouvons être malheureux, mais nous ne serons pas déshonorés. Vous, ma chère soeur, ma bonne, divine et tendre soeur, qui daignez vous intéresser au sort d'un frère qui vous adore daignez participer à ma joie. Je vous embrasse de tout mon coeur. Adieu....« Frédéric fit aussi des vers pour célébrer la soeur, et il ne pouvait ériger en son honneur un plus digne monument que dans la strophe:
«Dans mes jours fortunés où dans ma décadence
Vous goûtiez mon bonheur, vous pleuriez mes revers
Quoi! Pourrais-je oublier cette amitié constante,
Sensible, secourable, et toujours agissante,
Qui me récompensait des maux que j'ai soufferts?
Ô vous, mon seul refuge! Ô mon port, mon asile!
Votre voix étouffait ma douleur indocile,
Et, fort de vos vertus, je bravais l'univers.»
Wilhelmine respirait plus librement quand les messages des victoires remportées arrivaient à l'Ermitage. Cependant les transports de joie n'y étaient point bruyants. La santé de la Margrave avait toujours été délicate: les souffrances des derniers mois et surtout les inquiétudes poignantes que lui causait le sort de son frère bien aimé achevèrent de l'ébranler.
Le prince Henri qui venait de Bamberg rendre une courte visite à la Margrave prévoyait la mort prochaine, il s'empressa d'en informer le roi. Celui-ci répondit aussitôt: «... Ne m'ôtez pas, je vous conjure, l'espérance, qui est la seule ressource des malheureux, pensez que je suis né et élevé avec ma soeur de Bareith, que ces premiers attachements sont indissolubles, qu'entre nous jamais la plus vive tendresse n'a reçu la moindre altération, que nous avons des corps séparés, mais que nous n'avons qu'une âme....»
Et à la Margrave elle-même il écrivit: «... Je suis si plein de vous, de vos dangers et de ma reconnaissance, que, éveillé comme en rêve, en prose comme en poésie, votre image régne également dans mon esprit, et fixe toutes mes pensées. Veuille le ciel exaucer les voeux que je lui adresse tous les jours pour votre convalescence! Cothénius (médecin du roi) est en chemin; je le diviniserai, s'il sauve la personne du monde qui me tient le plus à coeur, que je respecte et vénère, et dont je suis jusqu'au moment que je rendrai mon corps aux éléments, ma très-chère soeur, etc....» Mais toute cette affection était impuissante à retarder le dénouement fatal. Dans la même nuit, à l'heure même où Frédéric était surpris par l'attaque imprévue de Hochkirch, l'âme de Wilhelmine s'envola. Ses dernières pensées furent pour son frère. Elle demande qu'on mît les lettres de Frédéric sur son coeur, car elle voulait les emporter dans la tombe. Elle défendit de faire son éloge, devant son cercueil on devait parler de la vanité de toutes les choses terrestres. Sa dépouille mortelle devait être inhumée simplement, sans aucunes pompes et dans un profond silence.
Tout se fit selon son désir; seules les lettres de Frédéric ne l'accompagnèrent pas dans sa dernière demeure. Elles nous sont restées comme le témoignage immortel de la noblesse de Wilhelmine, de son attachement fidèle qui ne se démentit point jusqu'à sa dernière heure.
La nouvelle de sa mort terrasse Frédéric, un instant il parut succomber à sa douleur. Il ne peut écrire au prince Henri que ces mots: «Grand Dieu! Ma soeur de Bareith!» Mais que ces mots sont profondément sentis! Comme ils retentissent dans tout coeur sensible! Le journal de Catt, lecteur du roi, contient des descriptions navrantes de scènes de douleur que le roi renouvelait au souvenir de sa soeur favorite. Il écrit le 17 octobre: «Je le trouvai ce matin triste et les larmes aux yeux.... Jamais je ne vis tant d'affliction.» On pourrait aisément multiplier les citations analogues, qui prouvaient que la douleur de Frédéric fut aussi durable que sincère et profonde.
Comme il l'aimait! Aussi veut-il, que tout l'univers s'associe à sa douleur. Le plus grand poète du siècle lui doit ériger un monument en vers. Il écrit à Voltaire: «... il faut que toute l'Europe pleure avec moi une vertu peu connue... il faut que tout le monde sache qu'elle est digne de l'immortalité, est c'est à vous de l'y placer. On dit qu'Apelles était le seul digne de peindre Alexandre: je crois votre plume la seule digne de rendre ce service à celle qui sera le sujet éternel de mes larmes....»
Malgré la tristesse profonde de son âme Voltaire accède immédiatement au désir du roi. Il éprouve même une sorte de satisfaction de pouvoir dire un dernier adieu à l'amie avec laquelle il avait été si étroitement lié.
Nous sommes à la fin de notre tâche. Bien que le sujet soit loin d'être épuisé,--il faudrait des volumes entiers pour dépeindre la Margrave dans sa correspondance--le résumé que nous venons de donner de sa vie de 1743 à 1758 suffira pour les lecteurs de ses Mémoires.
Nous espérons avoir éveillé l'intérêt et la sympathie du public pour la Margrave, la femme la plus éminente du XVIIIième siècle par les qualités de son intelligence.
Nous terminons en citant un des vers dans lesquels Voltaire lui a dressé un monument immortel:
Ô Bareith! ô vertus! ô grâces adorées!
Femme sans préjugés, sans vince et sans erreur,
Quand la mort t'enleva de ces tristes contrées,
De ce séjour de sang, de rapine et de l'horreur;
Les nations acharnées
De leurs haines forcenées
Suspendirent les fureurs:
Les discordes s'arrêtèrent;
Tous les peuples s'accordèrent
A t'honorer de leurs pleurs.
Typographie Fr. Stollberg, Mersebourg.