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Mémoires de Garibaldi, tome 1/2

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The Project Gutenberg eBook of Mémoires de Garibaldi, tome 1/2

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Title: Mémoires de Garibaldi, tome 1/2

Author: Alexandre Dumas

Release date: April 22, 2018 [eBook #57019]

Language: French

Credits: Produced by Claudine Corbasson, Hans Pieterse and the
online Project Gutenberg team at
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Archive/Canadian Libraries.)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK MÉMOIRES DE GARIBALDI, TOME 1/2 ***

Au lecteur

Table

COLLECTION MICHEL LÉVY


ŒUVRES COMPLÈTES
D’ALEXANDRE DUMAS

ŒUVRES COMPLÈTES
D’ALEXANDRE DUMAS
PUBLIÉES DANS LA COLLECTION MICHEL LÉVY.

  Vol.
Acté 1
Amaury 1
Ange Pitou 2
Ascanio 2
Aventures de John Davys 2
Les Baleiniers 2
Le Bâtard de Mauléon 3
Black 1
La Bouillie de la Csse Berthe 1
La Boule de Neige 1
Bric-à-Brac 2
Un Cadet de famille 3
Le Capitaine Pamphile 1
Le Capitaine Paul 1
Le Capitaine Richard 1
Catherine Blum 1
Causeries 2
Cécile 1
Charles-le-Téméraire 2
Le Chasseur de sauvagine 1
Le Château d’Eppstein 2
Le Chevalier d’Harmental 2
Le Chevalier de Maison-Rouge 2
La Colombe, Adam le Calabrais 1
Le Collier de la reine 3
Le Comte de Monte-Cristo 6
La Comtesse de Charny 6
La Comtesse de Salisbury 2
Les Compagnons de Jéhu 3
Confessions de la marquise 2
Conscience l’Innocent 2
La Dame de Monsoreau 3
La Dame de Volupté 2
Les Deux Diane 3
Les Deux Reines 2
Dieu Dispose 2
Le Drame de 93 3
Les Drames de la mer 1
La Femme au collier de velours 1
Fernande 1
Une Fille du régent 1
Le Fils du forçat 1
Les Frères corses 1
Gabriel Lambert 1
Gaule et France 1
Georges 1
Un Gil Blas en Californie 1
Les Grands Hommes en robe de chambre: — César 2
— Henri IV Louis XIII et Rich. 2
La Guerre des femmes 2
Histoire d’un casse-noisette 1
L’Horoscope 1
Impressions de voyage: — en Suisse 3
— Une Année à Florence 1
— L’Arabie Heureuse 3
— Les Bords du Rhin 2
— Le Capitaine Arena 1
Impressions de voyage: — Le Caucase 3
  Vol.
— Le Corricolo 2
— De Paris à Cadix 2
— Le Midi de la France 2
— Quinze Jours au Sinaï 1
— Le Speronare 2
— Le Véloce 2
— La Villa Palmieri 1
Ingénue 2
Isabel de Bavière 2
Italiens et Flamands 2
Ivanhoe de W. Scott. (Trad.) 2
Jane 1
Jehanne la Pucelle 1
Louis XIV et son Siècle 4
Louis XV et sa Cour 2
Louis XVI et la Révolution 2
Les Louves de Machecoul 3
Madame de Chamblay 2
La Maison de glace 2
Le Maître d’armes 1
Les Mariages du père Olifus 1
Les Médicis 1
Mes Mémoires 10
Mémoires de Garibaldi 2
Mémoires d’une aveugle 2
Mém. d’un médecin (Balsamo) 5
Le Meneur de loups 1
Les Mille et un Fantômes 1
Les Mohicans de Paris 4
Les Morts vont vite 2
Napoléon 1
Une Nuit à Florence 1
Olympe de Clèves 5
Le Page du duc de Savoie 2
Le Pasteur d’Ashbourn 2
Pauline et Pascal Bruno 1
Un Pays inconnu 1
Le Père Gigogne 2
Le Père la Ruine 1
La Princesse Flora 1
La Princesse de Monaco 2
Les Quarante-Cinq 3
La Régence 1
La Reine Margot 2
La Route de Varennes 1
Le Salteador 1
Salvator 5
Souvenirs d’Antony 1
Les Stuarts 1
Sultanetta 1
Sylvandire 1
Le Testament de M. Chauvelin 1
Trois Maîtres 1
Les Trois Mousquetaires 2
Le Trou de l’enfer 1
Le Vicomte de Bragelonne 6
La Vie au désert 2
Une Vie d’artiste 1
Vingt ans après 3

Clichy.—Imprimerie de Maurice Loignon, rue du Bac-d’Asnières, 12

MÉMOIRES
DE
GARIBALDI

Traduits sur le manuscrit original
PAR
ALEXANDRE DUMAS


PREMIÈRE SÉRIE

TROISIÈME ÉDITION

PARIS

MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES ÉDITEURS
RUE VIVIENNE, 2 BIS, ET BOULEVARD DES ITALIENS, 15
A LA LIBRAIRIE NOUVELLE


1866

Tous droits réservés

UN MOT AU LECTEUR


Toute chose présente a sa racine dans le passé;—il est donc impossible de commencer un récit quelconque, que ce récit soit l’histoire d’un homme ou celle d’un événement, sans jeter un regard sur le passé.

Par les différentes phases de la vie que nous avons entrepris d’écrire, nous serons bien des fois ramenés dans le Piémont, la terre natale de Garibaldi. Les hommes d’action politique, quand ils sont hommes de progrès, ont leurs heures de défaillance, dans lesquelles, comme Antée, ils ont besoin, pour reprendre des forces, de toucher cette terre de la patrie que Brutus, dans sa feinte folie, baisait comme la mère commune. Il est donc important que nous fassions une étude rapide de ce qui se passait en Italie de 1820 à 1834, époque à laquelle commence cette histoire.

Les guerres de la République et les envahissements de l’Empire avaient exilé en Sardaigne deux princes, qui, partis pour l’exil encore jeunes, en revinrent vieillards; c’étaient deux frères, dans la personne desquels se terminait la postérité masculine des ducs de Savoie: l’un qui fut Victor-Emmanuel Ier, et l’autre Charles-Félix.

Tous deux régnèrent.

La branche cadette était représentée par le prince de Carignan, qui fit, en 1823, comme grenadier dans l’armée française, la campagne d’Espagne, où il se distingua particulièrement au Trocadéro.

En 1840, dans une audience qu’il me donna, il me montra son sabre de grenadier et ses épaulettes de laine rouge, qu’il conservait comme reliques de sa jeunesse.

Le roi Victor-Emmanuel Ier, en montant sur le trône, qui probablement ne lui avait été donné qu’à cette condition, avait engagé sa parole aux souverains alliés de ne faire, en quelque circonstance que ce fût, aucune concession à son peuple.

Mais ce qui était facile à promettre en 1815, était difficile à tenir en 1821.

Dès 1820, le carbonarisme s’était répandu en Italie. Dans un livre qui est plus un livre qu’un roman, dans Joseph Balsamo, nous avons écrit l’histoire de l’illuminisme et de la franc-maçonnerie.

Ces deux grands ennemis de la royauté, dont la devise était ces trois initiales: L. P. D., c’est-à-dire Lilia Pedibus Destrue, eurent une grande part à la révolution française. Swedenborg, dont les adeptes assassinaient Gustave III, était mage. Presque tous les jacobins et grand nombre de cordeliers étaient maçons, Philippe-Égalité était grand orient.

Napoléon prit la maçonnerie sous sa protection; mais, en la protégeant, il la faussa, la détourna de son but, la plia à sa convenance, et en fit un instrument de despotisme.

Ce n’est point la première fois que l’on a forgé des chaînes avec des épées. Joseph Napoléon fut grand maître de l’ordre; l’archichancelier Cambacérès, grand maître adjoint; Joachim Murat, second grand maître adjoint. L’impératrice Joséphine étant à Strasbourg, en 1805, présida la fête de l’adoption de la loge des Francs-Cavaliers de Paris. Dans ce même temps, Eugène de Beauharnais était vénérable de la loge de Saint-Eugène de Paris. Venu depuis en Italie, avec la dignité de vice-roi, le Grand Orient de Milan le nomma maître et souverain commandeur du suprême conseil du trente-deuxième grade,—c’est-à-dire lui accorda le plus grand honneur que l’on pût lui faire, selon les statuts de l’ordre.

Bernadotte était maçon; son fils, le prince Oscar, fut grand maître de la loge suédoise; dans les différentes loges de Paris, furent successivement initiés: Alexandre, duc de Vurtemberg; le prince Bernard de Saxe-Veimar, et jusqu’à l’ambassadeur persan, Askeri-Khan; le président du sénat, comte de Lacépède, présidait le Grand Orient de France, duquel étaient officiers d’honneur les généraux Kellermann, Masséna et Soult. Les princes, les ministres, les maréchaux, les officiers, les magistrats, tous les hommes enfin remarquables par leur gloire ou considérables par leur position, ambitionnaient de se faire recevoir maçons. Les femmes elles-mêmes voulurent avoir leurs loges, dans lesquelles entrèrent: mesdames de Vaudemont, de Carignan, de Girardin, de Narbonne, et beaucoup d’autres dames de grandes maisons; cependant, une seule fut reçue, non pas comme sœur, mais comme frère. C’était la fameuse Xaintrailles, à laquelle le premier consul avait donné un brevet de chef d’escadron[1].

[1] Giuseppe la Farina, Storia d’Italia.

Mais ce n’était pas en France seulement que florissait alors la maçonnerie.

Le roi de Suède, en 1811, instituait l’ordre civil de la maçonnerie. Frédéric-Guillaume III, roi de Prusse, avait, vers la fin du mois de juillet de l’année 1800, approuvé par édit la constitution de la grande loge de Berlin. Le prince de Galles ne cessa de gouverner l’ordre, en Angleterre, que lorsqu’en 1813 il fut nommé régent. Enfin, dans le mois de février de l’année 1814, le roi de Hollande, Frédéric-Guillaume, se déclara protecteur de l’ordre, et permit que le prince royal, son fils, acceptât le titre de vénérable honoraire de la loge de William-Frédéric d’Amsterdam.

Lors du retour des Bourbons en France, le maréchal Bournonville pria le roi Louis XVIII de mettre l’ordre sous la protection d’un membre de sa famille; mais Louis XVIII était homme de bonne mémoire, il n’avait pas oublié la part qu’avait eue la maçonnerie à la catastrophe de 1793; en conséquence, il répondit qu’il ne permettrait jamais à un membre de sa famille de faire partie d’une société secrète, quelle qu’elle fût.

En Italie, la maçonnerie tomba avec la domination française; mais en ses lieu et place commença d’apparaître le carbonarisme, qui semblait reprendre la tâche où la maçonnerie l’avait abandonnée, pour la continuer dans son sens libérateur.

Deux autres sectes pointaient à côté de celle-là:

L’une qui s’appelait la Congrégation catholique, apostolique et romaine;

L’autre, la Consistoriale.

Les membres de la Congrégation avaient, pour signe de reconnaissance, un cordon de soie jaune paille avec cinq nœuds. Les affiliés aux ordres inférieurs ne parlaient que d’actes de piété et de bienfaisance; quant aux secrets de la secte, connus seulement des hauts grades, on n’en pouvait parler que lorsqu’on était deux; un troisième, survenant, faisait cesser à l’instant même la conversation; le mot de passe des congréganistes était Eleuteria, c’est-à-dire Liberté; la parole secrète était Ode, c’est-à-dire Indépendance.

Cette secte, née en France parmi les néocatholiques, et dont furent plusieurs de nos meilleurs et de nos plus constants républicains, avait franchi les Alpes, était passée en Piémont, et de là en Lombardie; mais, une fois là, elle eut peu d’adeptes, et ne tarda point à s’éteindre, les agents secrets de l’Autriche étant parvenus à se procurer, à Gênes, les patentes que l’on délivrait aux initiés, ainsi que les statuts et les signes de reconnaissance.

La Consistoriale était principalement dirigée contre les Autrichiens; à sa tête se trouvaient les princes d’Italie qui n’appartenaient point à la maison de Hapsbourg; elle était présidée par le cardinal Gonsalvi; le seul prince qui n’en fût pas exclu était le duc de Modène. De là, lorsque cette ligue fut connue, les terribles persécutions de ce prince contre les patriotes: il avait à se faire pardonner sa désertion par l’Autriche, et il ne fallut pas moins que le sang de Menotti, son compagnon de conspiration, pour le raccommoder avec elle.

Les consistorialistes avaient pour but d’arracher l’Italie à François II et de se la partager. Outre Rome et la Romagne qu’il gardait, le pape acquérait la Toscane. L’île d’Elbe et les Marches passaient au roi de Naples; Parme, Plaisance et une partie de la Lombardie, avec le titre de roi, au duc de Modène; Massa, Carare, Lucques, au roi de Sardaigne; enfin, l’empereur de Russie Alexandre, qui, par aversion pour l’Autriche, favorisait ces secrets desseins, avait soit Ancône, soit Civitta-Vecchia, soit Gênes, pour s’y faire un établissement dans la Méditerranée.

Ainsi, vous le voyez, sans consulter les peuples ni les délimitations territoriales naturelles, cette dernière ligue se partageait les âmes comme font, après une razzia, les Arabes d’un troupeau conquis; et ce droit, qu’a la dernière créature née sur le sol européen, de se choisir son maître et de n’entrer comme domestique que chez celui qui lui convient, ce droit était refusé aux nations.

Par bonheur, un seul de tous ces projets, celui que se promettaient les carbonari, était selon le cœur de Dieu; aussi celui-là est-il en train de s’accomplir!

Le carbonarisme, qui seul était appelé à donner des fruits, croissait cependant vigoureusement dans les Romagnes: il s’était réuni à la secte des guelfes, qui avait fait son siége à Ancône, et s’appuyait au bonapartisme.

Lucien était élevé au grade de grande lumière; dans les réunions secrètes, on démontrait la nécessité d’arracher le pouvoir des mains des prêtres, on invoquait le nom de Brutus, et l’on préparait les esprits à la république.

Dans la nuit du 24 juin 1819, le mouvement éclata: il eut l’issue funeste qu’ont d’habitude les premières tentatives de ce genre; toute religion qui doit avoir des apôtres, commence par avoir des martyrs. Cinq carbonari furent fusillés, les autres condamnés aux galères perpétuelles; quelques-uns, jugés moins coupables, furent enfermés pour dix ans dans une forteresse.

Alors la secte, devenue plus prudente, changea de nom et s’appela la Société latine.

Dans le même moment, la même société conspirait en Lombardie, et étendait ses ramifications dans les autres provinces d’Italie. Au milieu d’un bal donné à Rovigo par le comte Porgia, le gouvernement autrichien fit arrêter plusieurs personnes, et, le lendemain, déclara coupable de haute trahison toute personne qui se ferait affilier au carbonarisme. Mais là où le mouvement fut le plus violent, ce fut à Naples. Coletta affirme, dans son histoire, que les affiliés du royaume montaient au chiffre énorme de six cent quarante-deux mille; et, selon un document de la chancellerie aulique de Vienne, il serait resté au-dessous de la vérité. «Le nombre des carbonari, dit ce document, monte à plus de huit cent mille dans le royaume des Deux-Siciles, et il n’y a ni police, ni vigilance qui puisse arrêter un tel débordement; il serait donc insensé de demander qu’on l’anéantît[2]».

[2] Storia d’Italia,—la Farina.

En même temps que se faisait le mouvement de Naples, Riego, autre martyr qui a laissé un chant de mort devenu depuis un chant de victoire, levait, le 1er janvier 1820, la bannière de la liberté, et un décret de Ferdinand VII annonçait que la volonté du peuple s’étant manifestée, le roi s’était décidé à jurer la constitution proclamée par les cortès générales et extraordinaires en 1812.

Les prisons, en s’ouvrant, donnèrent un ministère à l’Espagne.

Ferdinand Ier de Naples, en sa qualité d’infant d’Espagne, dut, tout en restant souverain absolu, jurer obéissance à la constitution espagnole. Ce fut alors comme un tremblement de terre dans la Calabre, dans la Capitanate et à Salerne. Le gouvernement napolitain, faible, incertain, soupçonneux, décréta quelques réformes insuffisantes, qui n’empêchèrent point le général Pepe de faire de son côté sa révolution. Naples eut, comme en 1798, son gouvernement provisoire et sa chambre de représentants.

Ce fut quelque temps après qu’éclata à son tour la révolution piémontaise. Le matin du 10 mars, le capitaine comte Palma faisait prendre les armes au régiment de Gênes et poussait ce cri: «Le roi et la constitution espagnole!» Le lendemain, un gouvernement provisoire était établi au nom du royaume d’Italie; il déclarait la guerre à l’Autriche.

Ainsi la révolution, partie d’Ancône, avait gagné Naples et était revenue à Turin. Trois volcans s’étaient ouverts en Italie, sans compter celui d’Espagne, et la Lombardie s’agitait dans un triangle de feu.

Le roi Victor-Emmanuel Ier, on se le rappelle, avait engagé à la Sainte-Alliance sa parole de ne faire au peuple aucune concession.

Le surlendemain, pour rester fidèle à sa promesse, le roi Victor-Emmanuel abdiquait en faveur de son frère Carlo-Felice, alors à Modène, et nommait régent le prince de Carignan, qui fut depuis le roi Charles-Albert.

C’était un grand malheur pour les patriotes que cette abdication d’un prince au cœur italien, en faveur d’un prince tout dévoué à l’Autriche.

Aussi, Santa-Rosa, l’un des premiers promoteurs du mouvement, s’écriait-il:

«O nuit du 13 mars 1821, nuit fatale à ma patrie, qui nous as découragés tous, qui as abaissé tant d’épées levées pour la défense de la patrie, qui as brisé tant de chères espérances! Avec le roi Victor-Emmanuel, la nationalité du Piémont l’emportait; la patrie était dans le roi, elle se personnifiait dans ce cœur loyal, et nous avions fait cette révolution en criant: «Courage! il nous pardonnera peut-être un jour de l’avoir fait roi de six millions d’Italiens.»

Mais il n’en était point ainsi avec Carlo-Felice; on retombait sous le joug de l’Autriche, et tout était à recommencer.

Cependant tout espoir ne fut point perdu; le 14 mars, le prince de Carignan, comme régent, parut au balcon; et au milieu des immenses acclamations du peuple, il proclama la constitution d’Espagne.

Comme ce fait devait, dans l’avenir, avoir un immense retentissement; comme le roi Charles-Albert devait un jour démentir le prince de Carignan, citons, non-seulement le fait de la constitution proclamée de vive voix, mais encore le texte même de l’affiche qui fut appliquée sur les murs de Turin.

En voici la traduction littérale:

«Dans le moment difficile où nous nous trouvons, il nous est impossible de nous renfermer dans les étroites limites de notre rôle de régent; notre respect et notre soumission à Sa Majesté Charles-Félix, auquel est dévolu le trône, aurait dû nous conseiller de nous abstenir d’apporter aucun changement aux lois fondamentales du royaume, ou de temporiser, du moins, jusqu’à ce que nous connussions les intentions de notre nouveau souverain; mais, comme l’impériosité des circonstances est manifeste, et comme, d’un autre côté, nous tenons à rendre au nouveau roi un peuple sain, sauf et heureux, et non pas déjà brisé par les factions de la guerre civile, nous avons, en conséquence, toute chose sagement pesée, décidé, sur l’avis de notre conseil, et dans l’espérance que Sa Majesté, poussée par les mêmes considérations, revêtira notre délibération de son approbation souveraine, nous avons décidé, disons-nous, que la constitution de l’Espagne serait reconnue comme loi de l’État, sous les modifications que, d’accord, y apporteraient le roi et la représentation nationale.»

Cinq ans après son établissement en Italie, voilà donc ce que la charbonnerie avait obtenu: une constitution en Espagne, une constitution à Naples, une constitution en Piémont.

Mais celle-ci, la dernière née, devait être la première étouffée.

Au lieu de revenir à Gênes ou à Milan, au lieu d’approuver et de consolider les libertés données par le prince de Carignan, le roi Carlo-Felice rendait, le 3 avril suivant, l’édit que l’on va lire:

«Le devoir de tout sujet fidèle étant de se soumettre de bon cœur à l’ordre de choses qu’il trouve établi par Dieu et par l’exercice de la souveraine autorité, je déclare que, relevant de Dieu seul, c’est à nous de choisir les moyens que nous jugerons les plus convenables pour arriver au bien, et que nous ne regarderons plus, en conséquence, comme d’un sujet fidèle de murmurer des mesures que nous croyons nécessaire de prendre; nous publions donc, comme règle de la conduite de chacun, que nous ne reconnaîtrons comme fidèles sujets que ceux qui se soumettront immédiatement, subordonnant à cette soumission notre retour dans nos États.»

Et en même temps que le roi Charles-Félix rendait cet édit, modèle d’aveuglement, de sottise et d’entêtement, il nommait une commission militaire chargée d’avoir à connaître des délits de trahison, de rébellion et d’insubordination qui avaient été commis. Par bonheur, les principaux criminels, c’est-à-dire ceux dont les noms sont aujourd’hui les noms glorieux du Piémont, étaient déjà en fuite.

La commission nommée par Carlo-Felice ne perdit pas de temps. On a vu les rois manquer de bourreaux, jamais de juges: le tribunal, en cinq mois, jugea cent soixante-dix-huit personnes; il en condamna soixante-treize à la mort et à la confiscation, et les autres à la prison et aux galères.

Des condamnés à mort, soixante étaient contumaces, et furent pendus en effigie.

Nommons quelques-uns de ces hommes, pour que l’on voie bien quels étaient ceux que frappait ce pouvoir stupidement absolu, qui, depuis Tarquin, n’a jamais su abattre que les têtes les plus hautes et les plus intelligentes.

C’étaient: le lieutenant Pavia, le lieutenant Ansaldi, le médecin Ratazzi, l’ingénieur Appiani, l’avocat Dossena, l’avocat Luzzi, le capitaine Baronis, le comte Bianco, le colonel Regis, le major Santa-Rosa, le capitaine Lesio, le colonel Casaglio, le major Collegno, le capitaine Radice, le colonel Morozzo, le prince Della Cisterna, le capitaine Ferraso, le capitaine Pachiarotti, l’avocat Marochetti, le sous-lieutenant Anzzana, l’avocat Ravina.

En tout, six officiers supérieurs, trente officiers secondaires, cinq médecins, dix avocats, un prince; tous illustres par les dons de l’intelligence, tous remarquables par les qualités du cœur.

Deux avaient été arrêtés et furent exécutés; c’étaient le lieutenant de carabiniers Jean-Baptiste Lanari, le capitaine Giacomo Garelli. L’exécution eut lieu, pour l’un, le 2 juillet, pour l’autre, le 25 août.

Un des principaux coupables était sans contredit Charles-Albert. Il avait proclamé la constitution, non pas, comme l’ont dit ses partisans, sauf l’approbation de Carlo-Felice, mais dans ces termes, qui sont loin d’admettre la réserve:

«Nella fiducia che Sua Maesta il re mosso d’al istesse considerazioni, SARA PER RIVESTIRE questa deliberazione della sua sovrana approvazione: la costituzione di Spagna SARA PROMULGATA E OSSERVATA COME LEGGE DELLO STATO

Aussi, au reçu de la lettre qui lui notifiait le refus du roi Carlo-Felice, le prince de Carignan courut-il à Modène; mais le roi refusa de le recevoir, et le duc lui fit intimer l’ordre de quitter ses États. Le prince de Carignan se retira à Florence, près du grand-duc de Toscane; il ne s’agissait point pour Charles-Albert d’un simple exil ou d’une disgrâce momentanée, il s’agissait de la perte du trône du Piémont. Le bruit se répandit que Charles-Félix léguerait la couronne au duc de Modène, et que celui-ci, qui avait manqué le trône dans la conspiration des princes italiens contre l’Autriche, cette fois, atteindrait le but de ses incessants désirs.

Le prince de Carignan confia sa position au comte de la Maisonfort, notre ministre à Florence. Le comte de la Maisonfort écrivit aussitôt à Louis XVIII.

Voici un fragment de la lettre de notre ministre:

«Pour déposséder le prince de Carignan de son héritage, il est question d’appeler au trône la duchesse de Modène, fille aînée du roi Victor. Cette facilité à écarter la maison de Savoie d’un trône qu’elle a fondé, cette ingratitude, cachet du siècle où nous vivons, ne peut être partagée ni soutenue par le chef d’une maison dix-huit fois alliée avec elle, et cette politique ne peut être celle du gouvernement français, qui a au moins le droit d’exiger l’entière indépendance du souverain qui tient la clef de l’Italie.»

Louis XVIII fut de l’avis de son ministre; il écrivit au prince de Carignan qu’il lui offrait un refuge à la cour de France. C’était lui dire: «Vous n’avez rien à craindre, je prends vos intérêts entre mes mains, je ne permettrai pas qu’un autre que vous soit roi du Piémont.»

En effet, le roi qui avait octroyé la charte à son peuple, ne pouvait faire un crime à un prince d’avoir promis au sien une constitution qui n’avait pas été reconnue.

Mais il fallait que le prince de Carignan fît amende honorable aux yeux de la Sainte-Alliance.

Des trois constitutions nées du carbonarisme, l’une, celle du Piémont, avait été étouffée à sa naissance, des propres mains du roi Carlo-Felice; l’autre, celle de Naples, avait été anéantie par l’invasion autrichienne; la troisième, la seule survivante, celle d’Espagne, allait être mise à néant par l’intervention française.

Il s’agissait pour le prince de Carignan, qui avait proclamé la constitution d’Espagne à Turin, d’aller combattre à Madrid la constitution d’Espagne.

Le breuvage était amer à avaler; mais, si Paris valait bien une messe, le Piémont valait bien une médecine.

Le prince de Carignan cacha sa rougeur sous les longs poils d’un bonnet de grenadier, fit la campagne d’Espagne, et fut un des vainqueurs du Trocadéro; de sorte que, quand Carlo-Felice mourut, le 27 avril 1831, le prince de Carignan monta sans trop de difficulté sur le trône, sous le nom de Charles-Albert.

L’Autriche, qui eût préféré voir là son archiduc de Modène, jeta les hauts cris; elle présenta aux rois Charles-Albert comme un carbonaro; et, aux carbonari Charles-Albert comme un traître.

Elle mentait doublement.

Charles-Albert n’était point un carbonaro; la proclamation par laquelle il donnait la constitution démontrait qu’il donnait cette proclamation comme contraint et forcé.

Charles-Albert n’était point un traître, n’ayant pas pris d’engagement personnel; c’était tout simplement un prince qui avait l’ambition de devenir roi.

La honte d’aller abolir à l’autre bout de l’Europe la constitution qu’il avait proclamée à Turin était effacée par le courage du grenadier; le soldat avait absous le prince.

Del Pozzo lui écrivait de son exil à Londres: «Les moyens termes et les mesures incomplètes ne servent à rien et n’avancent rien en politique; LE PIÉMONT VEUT UN ROI CONSTITUTIONNEL

Un autre patriote, qui gardait l’anonyme, lui écrivait:

«Mettez-vous à la tête de la nation, écrivez sur votre bannière: UNION, LIBERTÉ, INDÉPENDANCE. Déclarez-vous le vengeur et l’interprète du droit populaire. Intitulez-vous le régénérateur de l’Italie; délivrez-la des barbares, bâtissez l’avenir, donnez un nom à un siècle, fondez une ère qui date de vous. Soyez le Napoléon de la liberté italienne. Jetez à l’Autriche, avec votre gant, le nom de l’Italie: ce vieux nom fera des prodiges; appelez-en à tout ce qu’il y a de grand et de généreux dans la Péninsule. Une jeunesse ardente, courageuse, sollicitée par les deux passions qui font les héros, la haine et la gloire, vit depuis longtemps dans un seul penser, et ne soupire qu’après le moment de le mettre en action; appelez-la aux armes, mettez les villes et les forteresses sous la garde des citoyens; et, libre ainsi de tout autre soin que celui de vaincre, donnez-lui l’impulsion. Réunissez à vous tous ceux que la renommée a proclamés grands d’intelligence, forts de courage, purs d’avarice, exempts de basses ambitions. Inspirez, enfin, la confiance à la multitude, en effaçant tous doutes sur vos intentions et en invoquant l’aide de tous les hommes libres. Sire, je vous dis la vérité: les hommes libres attendent votre réponse par des actions; mais, quelles qu’elles soient, tenez pour certain que la postérité proclamera en vous le premier des hommes ou le dernier des tyrans italiens. Choisissez!»

Ce qui fait véritablement des rois les élus du Seigneur, c’est qu’ils soient ceux à qui l’on écrit de pareilles lettres; si le roi Charles-Albert eût suivi les avis de son correspondant anonyme, il eut, à coup sûr, commencé par Goïto,—mais il est probable qu’il n’eût point fini par Novare.

Charles-Albert jeta la lettre au feu et, au lieu de marcher dans le large chemin qui lui était ouvert, s’engagea dans l’étroit sentier d’une tortueuse politique.

A partir de ce moment, divorce fut prononcé entre le roi de Sardaigne et la Jeune Italie.

La Jeune Italie! C’est vers cette époque que furent, pour la première fois, prononcés ces trois mots.

De quoi se composait-elle, alors? De Joseph Mazzini, l’infatigable promoteur de l’unité italienne, sur la tête duquel l’Italie a mis d’abord la couronne de lauriers de la victoire, et met aujourd’hui la couronne d’épines de l’ingratitude. Joseph Mazzini, à peine connu à cette époque par quelques publications patriotiques, tourmenté par la police de Milan, s’était réfugié à Marseille, où il posait les premières pierres de l’œuvre immense entreprise par lui, en envoyant avec mille difficultés en Piémont les numéros de sa Jeune Italie.

Les nobles et les prêtres piémontais, qui s’étaient emparés de l’esprit de Charles-Albert, tremblèrent en entendant sonner le tocsin de la pensée. Depuis deux ans qu’ils avaient pris racine à la cour, ils avaient pu déjà mesurer leur puissance; et cependant ils connaissaient le roi Charles-Albert, son immense soif de popularité et, bien qu’il fraternisât ostensiblement avec l’Autriche, ils avaient peur qu’un jour ne se réveillât en lui, nous ne dirons pas quelque levain de libéralisme, mais quelque éclair d’ambition.

On savait que Charles-Albert, dans ses nuits fiévreuses, comme en ont les rois, rêvait le trône d’Italie. Or, ce trône, il n’y pouvait monter qu’en donnant la main à la Révolution; le trône d’Italie était à la nomination non des rois, mais des peuples.

Il fallait donc mettre une barrière entre lui et les patriotes.

Un jour, un assassin en bonnet de juge se leva et dit:

—Il est temps de lui faire goûter le sang.

Le même jour, le roi Charles-Albert fut prévenu qu’un grand complot se tramait contre lui dans l’armée; ce complot, lui dit-on, avait pour but de le détrôner.

Les faits furent dénaturés, les périls exagérés; on attaqua toutes les fibres de l’homme et du prince pour lui donner ces ressentiments mortels, dont avaient besoin ces hommes qui s’intitulent les sauveurs des monarchies.

On dénonça, on mentit, on calomnia, et la soif du sang fut habilement éveillée dans le gosier royal[3].

[3] Brofferio, Histoire du Piémont.

Une commission criminelle extraordinaire fut créée à Turin, pour diriger par une impulsion unique tous les supplices du Piémont.

La première violation du code pénal fut cette décision de la commission, que tous les accusés, militaires ou non, seraient justiciables d’un conseil de guerre.

C’est alors que fut faite la réponse mémorable que l’on va lire.

Un officier, qui siégeait comme juge dans le conseil d’enquête, interrogeait un jurisconsulte sur quelques principes de droit criminel. Le jurisconsulte lui répondit que la première base de toute loi—que la première règle de tout code était celle-ci:

«Un conseil d’enquête militaire doit se déclarer incompétent à juger des citoyens.»

—Cela ne nous est pas possible, répondit l’officier; le général a ordonné de nous déclarer compétents.

Et, pour cette fois, l’ordre du général fut la base de la loi, la règle du code.

Le premier qui tacha de son sang la pourpre du nouveau roi, fut le caporal Tamburelli; il fut fusillé par derrière, pour avoir commis le crime de lire à ses soldats la Jeune Italie.

Le second fut le lieutenant Tolla, coupable d’avoir eu entre les mains des livres séditieux, et, connaissant le complot, de ne l’avoir pas dénoncé.

Comme Tamburelli, il fut fusillé par derrière.

C’était une ingénieuse invention de la magistrature piémontaise, pour assimiler le supplice de la fusillade à celui de la potence.

Ce n’était point assez de tuer, il fallait essayer de déshonorer. Le 15 juin, on fusillait, toujours par derrière, le sergent Miglio, Giuseppe Biglia et Antonio Gavolli.

Tous ces hommes-là moururent avec un courage admirable. Jacopo Ruffini était enfermé dans les prisons de la tour de Gênes. On cherchait à lui enlever les forces par tous les moyens: défaut de nourriture, défaut de sommeil. Il sentit qu’il s’affaiblissait, non-seulement physiquement, mais moralement. Il résolut de ne point attendre qu’on le plaçât entre la mort et la honte. Craignant de n’avoir point la force de choisir la mort le jour où la chose arriverait, il détacha une lame de fer de la porte de sa prison, l’aiguisa, et s’en coupa la gorge.

Dans les spasmes de son agonie, il eut le temps d’écrire du bout de son doigt, et avec son sang, sur la muraille:

«Je lègue par testament ma vengeance à l’Italie.»

Lorsqu’on entra le matin dans sa chambre, on le trouva mort.

A Gênes, furent fusillés:

Luciano, Piacenza et Louis Turffs.

A Alexandrie:

Domenico Ferrari, Giuseppe Menardi, Giuseppe Bigano, Amandi Costa, Giovanni Marini.

Puis vint le tour d’Andréa Vochieri.

Comme à Jacopo Ruffini, consacrons à Andréa Vochieri quelques lignes.

Un condamné d’Alexandrie, qui survécut aux longues tortures de Fenestrelle, a laissé dans ses Mémoires le récit de l’agonie d’Andréa Vochieri.

«D’abord, dit-il en parlant de lui-même, on m’enleva mes livres, qui se composaient d’une Bible, d’un recueil de prières chrétiennes, et d’une Histoire des capucins illustres du Piémont; puis on me mit les fers aux pieds, et on me conduisit dans un autre cachot plus humide, plus noir, plus sordide que le premier, avec fenêtres à doubles barreaux et portes à doubles cadenas: ce cachot attenait à celui du pauvre Vochieri; quelques gerçures mal réparées permettaient que je plongeasse la vue de ma prison dans la sienne, et une faible lumière, filtrant chez lui, me permettait de l’entrevoir. Il était couché sur un misérable banc avec les fers aux pieds; deux gardes se tenaient à ses côtés, le sabre nu; un factionnaire, armé d’un fusil, gardait la porte. Il se faisait, dans ce sombre cachot, un terrible silence: les soldats semblaient plus consternés que le prisonnier lui-même; de temps en temps, deux capucins venaient le voir et l’exhorter. Je l’eus ainsi devant les yeux, ne pouvant m’empêcher de le regarder, quelque douleur que j’éprouvasse de le voir ainsi pendant une semaine entière. Enfin, un jour, on l’emmena: on le conduisait à la mort.»

Mais ce que ne raconte pas le prisonnier, car il ne pouvait pas le savoir, c’est que Vochieri fut conduit à la mort par le chemin le plus long; il est vrai que ce chemin passait devant sa maison, et que sa maison était habitée par sa sœur, sa femme et ses deux enfants. On espérait qu’à la vue de tout ce qu’il aimait au monde, le courage du condamné faiblirait et qu’il ferait des révélations.

Mais lui, souriant tristement:

—Ils ont oublié, dit-il, qu’il y avait quelque chose au monde que j’aimais mieux que sœur, femme et enfants: c’est l’Italie. Vive l’Italie!

Puis, se tournant vers les gardes-chiourmes qui allaient le fusiller au lieu de soldats, il dit ce seul mot: «Marchons!»

Un quart d’heure après, il tombait percé de six balles.

Maintenant, Charles-Albert était de la famille des rois de la Sainte-Alliance, comme le pape, comme le roi de Naples, comme François IV et comme Ferdinand VII: il avait les mains rouges du sang de son peuple.

Il y avait alors, à Nice, un jeune homme qui regardait couler tout ce sang, en se faisant à lui-même le serment de consacrer sa vie au culte de cette liberté, pour laquelle tombaient tant de martyrs.

Ce jeune homme, alors âgé de vingt-six ans, était Joseph Garibaldi.

Laissons-le parler et raconter lui-même les merveilleux événements de son aventureuse existence.

Alex. Dumas.

MÉMOIRES
DE
JOSEPH GARIBALDI


I
MES PARENTS

Je suis né à Nice le 22 juillet 1807, non-seulement dans la même maison, mais dans la chambre même où naquit Masséna. L’illustre maréchal était, comme on le sait, fils d’un boulanger. Le rez-de-chaussée de la maison est encore aujourd’hui une boulangerie.

Mais, avant de parler de moi, que l’on me permette de dire un mot de mes excellents parents, dont le caractère honorable et la profonde tendresse eurent tant d’influence sur mon éducation et sur mes dispositions physiques.

Mon père Dominique Garibaldi, né à Chiavari, était fils de marin et marin lui-même; ses yeux en s’ouvrant virent la mer, sur laquelle il devait passer à peu près toute sa vie. Certes, il était loin d’avoir les connaissances qui sont l’apanage de quelques hommes de son état, et surtout des hommes de notre époque. Il avait fait son éducation maritime, non dans une école spéciale, mais sur les bâtiments de mon grand-père. Plus tard, il avait commandé un bâtiment à lui, et s’était toujours tiré honorablement d’affaire. Sa fortune avait subi nombre d’accidents, les uns heureux, les autres malheureux, et souvent j’ai entendu dire qu’il eût pu nous laisser plus riches qu’il ne l’a fait.

Mais, quant à cela, peu importe. Il était bien libre, pauvre père, de dépenser comme il l’entendait un argent si laborieusement gagné, et je ne lui en suis pas moins reconnaissant du peu qu’il m’a laissé. Au reste, il y a une chose qui ne fait aucun doute dans mon esprit, c’est que, de tout l’argent qu’il a jeté au vent, celui qui a glissé de ses mains avec le plus de plaisir est celui qu’il a employé à mon éducation, quoique cette éducation fût une lourde charge pour l’état de sa fortune.

Que l’on n’aille pas croire cependant que mon éducation fut le moins du monde aristocratique. Non, mon père ne me fit apprendre ni la gymnastique, ni les armes, ni l’équitation. J’appris la gymnastique en grimpant dans les haubans et en me laissant glisser le long des cordages; l’escrime, en défendant ma tête, et en essayant de fendre de mon mieux la tête des autres; et l’équitation, en prenant exemple des premiers cavaliers du monde, c’est-à-dire des Gauchos.

Le seul exercice de ma jeunesse—et pour celui-là non plus je n’eus pas de maître—fut la natation. Quand et comment appris-je à nager, je ne m’en souviens pas; il me semble que je l’ai toujours su, et que je suis né amphibie.—Aussi, malgré le peu d’entraînement que tous ceux qui me connaissent savent que j’ai à faire mon éloge, je dirai tout simplement, sans que je croie qu’il y ait à se vanter de cela, que je suis un des plus rudes nageurs qui existent. Il ne faut donc me savoir aucun gré, étant connue la confiance que j’ai en moi, de n’avoir jamais hésité de me jeter à l’eau pour sauver la vie d’un de mes semblables.

Au reste, si mon père ne me fit pas apprendre tous ces exercices, ce fut plutôt la faute des temps que la sienne. A cette triste époque, les prêtres étaient les maîtres absolus du Piémont, et leurs constants efforts, leur travail assidu tendaient plutôt à faire, des jeunes gens, des moines inutiles et fainéants, que des citoyens aptes à servir notre malheureux pays. En outre, l’amour profond que nous portait mon pauvre père lui faisait redouter jusqu’à l’ombre de toute étude pouvant devenir plus tard un danger pour nous.

Quant à ma mère, Rosa Ragiundo, je le déclare avec orgueil, c’était le modèle des femmes. Certes, tout fils doit dire de sa mère ce que je dis de la mienne; mais nul ne le dira avec plus de conviction que moi.

Une des amertumes de ma vie, et ce n’est pas la moindre, a été et sera de n’avoir pas pu la rendre heureuse; mais, tout au contraire, d’avoir attristé et endolori les derniers jours de son existence! Dieu seul peut savoir les angoisses que lui a données mon aventureuse carrière, car Dieu seul sait l’immensité de la tendresse qu’elle avait pour moi. S’il y a quelque bon sentiment dans mon âme, j’avoue hautement que c’est d’elle que je le tiens. Son angélique caractère ne pouvait faire autrement que d’avoir son reflet en moi. N’est-ce pas à sa pitié pour le malheur, à sa compassion pour les souffrances que je dois ce grand amour, je dirai plus, cette profonde charité pour la patrie; charité qui m’a valu l’affection et la sympathie de mes malheureux concitoyens. Je ne suis certes pas superstitieux; cependant j’affirmerai ceci, c’est que, dans les circonstances les plus terribles de ma vie, quand l’Océan rugissait sous la carène et contre les flancs de mon vaisseau, qu’il soulevait comme un liége; quand les boulets sifflaient à mes oreilles comme le vent de la tempête; quand les balles pleuvaient autour de moi comme la grêle, je la voyais constamment agenouillée, ensevelie dans sa prière, courbée aux pieds du Très-Haut, et moi, ce qui me donnait ce courage dont on s’est étonné parfois, c’est la conviction qu’il ne pouvait m’arriver aucun malheur, quand une si sainte femme, quand un pareil ange priait pour moi.

II
MES PREMIÈRES ANNÉES

Je passai les premières années de ma jeunesse comme les passent tous les enfants, au milieu des rires et des pleurs, plus ami du plaisir que du travail, du divertissement que de l’étude; si bien que je ne profitai pas, comme j’eusse dû le faire si j’eusse été plus sage, des sacrifices que mes parents faisaient pour moi. Rien d’extraordinaire ne m’arriva dans ma jeunesse. J’eus bon cœur. C’était un don de Dieu et de ma mère, et les élans de ce bon cœur, je les ai toujours voluptueusement satisfaits. J’avais une profonde pitié pour tout ce qui était petit, faible et souffrant. Cette pitié s’étendait jusqu’aux animaux, ou plutôt commençait aux animaux. Je me rappelle qu’un jour je trouvai un grillon et le portai dans ma chambre; là, en jouant avec lui et en le touchant avec cette maladresse, ou plutôt avec cette brutalité de l’enfance, je lui arrachai une patte; ma douleur fut telle, que je restai plusieurs heures enfermé et pleurant amèrement.

Une autre fois, allant à la chasse avec un de mes cousins, dans le Var, je m’arrêtai sur le bord d’un fossé profond où les blanchisseuses avaient coutume de laver leur linge, et où une pauvre femme lavait le sien. Je ne sais comment cela se fit, mais elle tomba à l’eau. Tout petit que j’étais,—j’avais à peine huit ans,—je me lançai à l’eau et la sauvai. Je raconte cela pour prouver combien est naturel en moi ce sentiment qui me porte à secourir mon semblable, et combien j’ai peu de mérite à y céder.

Parmi les maîtres que j’ai eus dans cette période de ma vie, je conserve une reconnaissance particulière au père Giovanni et à M. Arena.

Avec le premier, je profitai peu, étant bien plus disposé à jouer et à vagabonder, comme je l’ai déjà dit, qu’à travailler. Il m’est resté surtout le remords de n’avoir pas étudié l’anglais, comme j’aurais pu le faire, remords qui renaquit en moi dans toutes les circonstances—et ces circonstances furent fréquentes—où je me trouvai avec des Anglais. En outre, le père Giovanni étant de la maison, et en quelque sorte de la famille, mes leçons souffraient de la trop grande familiarité que j’avais prise avec lui. Au second, excellent maître, je dois le peu que je sais; mais je lui dois surtout une éternelle reconnaissance, pour m’avoir initié à ma langue maternelle par la constante lecture de l’histoire romaine.

La faute de ne pas instruire les enfants dans la langue et dans les choses de la patrie est fréquemment commise en Italie, et particulièrement à Nice, où le voisinage de la France influe sur l’éducation. Je dois donc à cette première lecture de notre histoire et à la persistance que mettait mon frère aîné Angelo à m’en recommander l’étude, ainsi que celle de notre belle langue, le peu que je suis parvenu à acquérir de science historique et de facilité à m’exprimer en parlant.

Je terminerai cette première période de ma vie par le récit d’un fait qui, quoique de peu d’importance, donnera une idée de ma disposition à la vie d’aventures.

Fatigué de l’école et souffrant de mon existence sédentaire, je proposai un jour à quelques-uns de mes compagnons de nous enfuir à Gênes. A peine dite, la chose fut faite. Nous détachâmes un bateau de pêche, et nous voilà voguant vers l’Orient. Nous étions déjà à la hauteur de Monaco, quand un corsaire, envoyé par mon excellent père, nous captura et nous réintégra, tout honteux, dans nos maisons respectives. Un abbé, qui nous avait vus, nous avait dénoncés: de là vient probablement mon peu de sympathie pour les abbés.

Mes compagnons d’aventure étaient, je me le rappelle, César Parodi, Rafaello de Andreis et Celestino Bermond.

III
MES PREMIERS VOYAGES

«O printemps, jeunesse de l’année! ô jeunesse, printemps de la vie!» a dit Métastase; j’ajouterai: Comme tout s’embellit au soleil de la jeunesse et du printemps!

C’est éclairée par ce magique soleil que tu m’apparus, ô belle Costanza, premier navire sur lequel je sillonnai la mer. Tes robustes flancs, ta mâture élevée et légère, ton pont spacieux, tout, jusqu’au buste de femme qui s’allongeait à ton avant, restera à jamais gravé dans ma mémoire avec l’ineffaçable burin de ma jeune imagination! Comme tes matelots, belle et chère Costanza, s’inclinaient gracieusement sur leurs rames, véritables types de nos intrépides Liguriens! Avec quelle joie je me hasardais sur le balcon pour écouter leurs chants populaires et leurs chœurs harmonieux! Ils chantaient des chants d’amour; nul ne leur en enseignait d’autres alors; si insignifiants qu’ils fussent, ils m’attendrissaient, ils m’enivraient. Oh! si ces chants eussent été pour la patrie, ils m’eussent exalté, ils m’eussent rendu fou! Mais qui donc leur eût dit alors qu’il y avait une Italie? qui leur eût appris que nous avions une patrie à venger ou à affranchir? Non, non! nous fûmes élevés et nous grandîmes comme des juifs, dans cette croyance que la vie n’avait qu’un but: faire fortune.

Et pendant ce temps, où je regardais, joyeux, de la rue, le bâtiment sur lequel j’allais m’embarquer, ma mère préparait en pleurant mon trousseau de voyage.

Mais c’était ma vocation que de courir les mers; mon père s’y était opposé tant qu’il avait pu. Le désir de cet excellent homme eût été que je suivisse une carrière paisible et sans dangers, que je me fisse prêtre, avocat ou médecin; mais ma persistance l’emporta; son amour fléchit devant ma juvénile obstination, et je m’embarquai sur le brigantin la Costanza, capitaine Angelo Pesante, le plus hardi chef de mer que j’aie jamais connu. Si notre marine avait pris l’accroissement que l’on pouvait espérer, le capitaine Pesante aurait eu droit au commandement d’un de nos premiers bâtiments de guerre, et nul n’aurait été plus ferme capitaine que lui. Pesante n’a jamais commandé une flotte; mais qu’on s’en rapporte à lui, il en aura bientôt créé une, depuis les barques jusqu’aux vaisseaux à trois ponts; que la chose arrive jamais, qu’il obtienne alors cette mission, et il y aura, j’en réponds, profit et gloire pour la patrie.

Je fis mon premier voyage à Odessa; ces voyages, depuis, sont devenus si communs et si faciles, qu’il est inutile d’en faire le récit.

Mon second voyage fut à Rome, mais, cette fois, avec mon père; il avait eu de telles inquiétudes pendant ma première absence, qu’il avait décidé, puisque je voulais absolument voyager, que je voyagerais avec lui.

Nous montions sa propre tartane: la Santa Reparata.

A Rome! quelle joie d’aller à Rome! J’ai dit comment, par les conseils de mon frère et par les soins de mon digne professeur, mes études s’étaient tournées de ce côté. Rome! qu’était-ce pour moi, fervent adepte de l’antiquité, sinon la capitale du monde? Reine détrônée! mais ses ruines immenses, gigantesques, sublimes, desquelles sort, spectre lumineux, la mémoire de tout ce qui fut grand dans le passé.

Non-seulement la capitale du monde, mais le berceau de cette religion sainte qui a brisé les chaînes des esclaves, qui a ennobli l’humanité, jusqu’à elle foulée aux pieds; de cette religion dont les premiers, dont les vrais apôtres, ont été les instituteurs des nations, les émancipateurs des peuples, mais dont les successeurs dégénérés, abâtardis, trafiquants, véritables fléaux de l’Italie, ont vendu leur mère, mieux que cela, notre mère à tous, à l’étranger; non! non! la Rome que je voyais dans ma jeunesse n’était pas seulement la Rome du passé, c’était aussi la Rome de l’avenir, portant dans son sein l’idée régénératrice d’un peuple poursuivi par la jalousie des puissances, parce qu’il est né grand, parce qu’il a marché à la tête des nations, guidées par lui à la civilisation.

Rome! Oh! quand je pensais à son malheur, à son abaissement, à son martyre, elle me devenait sainte et chère au-dessus de toutes choses. Je l’aimais de toutes les ferveurs de mon âme, non-seulement dans les combats superbes de sa grandeur, pendant tant de siècles, mais encore dans les plus petits événements, que je recueillais dans mon cœur comme un précieux dépôt.

Et loin de s’amoindrir, mon amour pour Rome s’est accru par l’éloignement et par l’exil. Souvent, bien souvent, de l’autre côté des mers, à trois mille lieues d’elle, je demandais au Tout-Puissant de la revoir. Enfin, Rome était pour moi l’Italie, parce que je ne vois l’Italie que dans la réunion de ses membres épars, et que Rome est pour moi le seul et unique symbole de l’unité italienne.

IV
MON INITIATION

Pendant quelque temps, je fis le cabotage avec mon père; puis j’allai à Cagliari, sur le brigantin l’Enea, capitaine Joseph Gervino.

Pendant ce voyage, je fus témoin d’un effroyable sinistre, qui laissera dans ma vie un éternel souvenir. En revenant de Cagliari, à la hauteur du cap de Nolé, nous marchions en compagnie de quelques bâtiments, parmi lesquels se trouvait une charmante felouque catalane. Après deux ou trois jours de beau temps, nous sentîmes quelques bouffées de ce vent que nos marins ont appelé le libieno, parce que avant d’arriver à la Méditerranée, il a passé sur le désert Libyen. Sous son haleine, la mer ne tarda pas à grossir, et lui-même se mit à souffler bientôt si furieusement, qu’il nous poussa invinciblement sur Vado. La felouque catalane dont j’ai déjà parlé, commença par se comporter admirablement, et je n’hésiterai point à dire qu’il n’était pas un de nous qui, voyant le temps qu’il allait faire par celui qu’il faisait déjà, n’eût préféré être à bord de cette felouque que d’être sur le sien. Mais le pauvre bâtiment était appelé à nous offrir promptement un bien douloureux spectacle; une vague terrible le chavira, et nous ne vîmes bientôt plus sur la pente de son pont que quelques malheureux nous tendant les mains, mais qui bientôt furent emportés par une vague plus terrible encore que la première.—La catastrophe avait lieu vers notre jardin de droite, et il nous était matériellement impossible de secourir les malheureux naufragés. Les autres barques qui nous suivaient se trouvèrent dans la même impossibilité. Neuf individus de la même famille périrent donc misérablement à notre vue. Quelques larmes tombèrent des yeux les plus endurcis, mais furent bientôt séchées par le sentiment de notre propre péril. Mais, comme si les divinités mauvaises eussent été apaisées par ce sacrifice humain, les autres barques arrivèrent sans accident à Vado.

De Vado, je partis pour Gênes, et, de Gênes, je revins à Nice.

Alors je commençai une série de voyages dans le Levant, et pendant le cours desquels nous fûmes trois fois pris et dépouillés par les mêmes pirates. La chose arriva deux fois dans le même voyage, ce qui rendit les seconds pirates furieux, attendu qu’ils ne trouvaient plus rien à nous prendre. Ce fut dans ces attaques que je commençai à me familiariser avec le danger, et à m’apercevoir que, sans être Nelson, Dieu merci! je pouvais, comme lui, demander: «Qu’est-ce que la peur?»

Pendant un de ces voyages sur le brigantin la Cortese, capitaine Barlasemeria, je restai malade à Constantinople. Le bâtiment fut forcé de mettre à la voile, et, la maladie se prolongeant plus que je n’avais cru, je me trouvai fort resserré à l’endroit de l’argent. Dans quelque situation désastreuse où je me sois trouvé, de quelque perte que j’aie été menacé, je me suis toujours assez peu préoccupé de ma détresse, car j’ai toujours eu la bonne fortune de rencontrer quelque âme charitable qui s’intéressait à mon sort.

Parmi ces âmes charitables, il y en a une que je n’oublierai jamais: c’est la bonne madame Louise Sauvaigo, de Nice, bonne créature qui m’a convaincu que les deux femmes les plus parfaites du monde étaient ma mère et elle. Elle faisait le bonheur d’un mari, excellent homme, et, avec une admirable intelligence, l’éducation de toute la petite famille.

A quel propos ai-je parlé d’elle ici? Je n’en sais rien. Si fait, je le sais; c’est que, écrivant pour satisfaire au besoin de mon cœur, mon cœur m’a dicté ce que je viens d’écrire.

La guerre alors déclarée entre la Porte et la Russie contribua à prolonger mon séjour dans la capitale de l’empire turc. Pendant cette période, et au moment où je ne savais comment je vivrais le lendemain, j’entrai comme précepteur dans la maison de la veuve Tenioni. Cet emploi m’avait été octroyé sur la recommandation de M. Diego, docteur en médecine, que je remercie ici du service qu’il m’a rendu. J’y restai plusieurs mois, après lesquels je me remis à naviguer, en m’embarquant sur le brigantin Notre-Dame de Grâce, capitaine Casabona.

Ce fut le premier bâtiment où je commandai comme capitaine.

Je ne m’appesantirai point sur mes autres voyages; je dirai seulement que, toujours tourmenté d’un profond instinct de patriotisme, dans aucune circonstance de ma vie je ne cessai de demander, soit des hommes, soit des événements, soit même des livres qui m’initiassent aux mystères de la résurrection de l’Italie; mais, jusqu’à l’âge de vingt-quatre ans, cette recherche fut vaine, et je me fatiguai inutilement.

Enfin, dans un voyage à Tangarog, je trouvai sur mon bord un patriote italien qui, le premier, me donna quelque notion de la façon dont marchaient les choses en Italie.

Il y avait une lueur pour notre malheureux pays.

Je le déclare hautement, Christophe Colomb ne fut pas plus heureux lorsque, perdu au milieu de l’Atlantique, menacé par ses compagnons, auxquels il avait demandé trois jours, il entendit, vers la fin de la troisième journée, crier: «Terre!» que je ne le fus, moi, en entendant prononcer le mot patrie, et en voyant à l’horizon s’allumer le premier phare par la révolution française de 1830.

Il y avait donc des hommes qui s’occupaient de la rédemption de l’Italie.

Lors d’un autre voyage que je fis à bord de la Clorinde, ce bâtiment transportait à Constantinople une section des saint-simoniens, conduits par Émile Barrault.

J’avais peu entendu parler de la secte de Saint-Simon; seulement, je savais que ces hommes étaient les apôtres persécutés d’une religion nouvelle. Je me rapprochai de leur chef et m’ouvris à lui comme patriote italien.

Alors, pendant ces nuits transparentes de l’Orient, qui, ainsi que le dit Chateaubriand, ne sont pas les ténèbres, mais seulement l’absence du jour, sous ce ciel tout constellé d’étoiles, sur cette mer dont l’âpre brise semble pleine d’aspirations généreuses, nous discutâmes, non-seulement les étroites questions de nationalité dans lesquelles s’était jusqu’alors enfermé mon patriotisme,—questions restreintes à l’Italie, à des discussions de province à province,—mais encore la grande question de l’humanité.

D’abord l’apôtre me prouva que l’homme qui défend sa patrie ou qui attaque la patrie des autres, n’est qu’un soldat pieux dans la première hypothèse,—injuste dans la seconde;—mais que l’homme qui, se faisant cosmopolite, adopte la seconde pour patrie, et va offrir son épée et son sang à tout peuple qui lutte contre la tyrannie, est plus qu’un soldat: c’est un héros.

Il se fit alors dans mon esprit des lueurs étranges, à la clarté desquelles je vis, dans un navire, non plus le véhicule chargé d’échanger les produits d’un pays contre ceux d’un autre, mais le messager ailé portant la parole du Seigneur et l’épée de l’archange. J’étais parti avide d’émotions, curieux de choses nouvelles, et me demandant si cette vocation irrésistible que j’avais cru tout simplement d’abord être celle d’un capitaine au long cours, n’avait pas pour moi des horizons encore inaperçus.

Ces horizons, je les entrevoyais à travers le vague et lointain brouillard de l’avenir.

V
LES ÉVÉNEMENTS DE SAINT-JULIEN

Le bâtiment sur lequel je revins cette fois d’Orient avait pour destination le port de Marseille.

En arrivant à Marseille, j’y appris la révolution avortée du Piémont et les fusillades de Chambéry, d’Alexandrie et de Gênes.

A Marseille, je me liai avec un nommé Cové.—Cové me mena chez Mazzini.

J’étais loin de me douter alors de la longue communauté de principes qui m’unirait un jour à ce dernier. Nul ne connaissait encore le persistant, l’obstiné penseur à qui l’Italie nouvelle doit sa laborieuse régénération, et que rien ne décourage dans l’œuvre sainte qu’il a entreprise, pas même l’ingratitude.

Ce n’est point à moi à formuler une opinion sur Mazzini; mais qu’il me soit permis de dire qu’après lui avoir posé sur la tête la couronne de laurier qu’il méritait, on lui enfonce sur la tête une couronne d’épines qu’il ne mérite pas.

A la chute d’Andrea Vacchieri, Mazzini avait poussé un véritable cri de guerre.

Il avait écrit dans la Jeune Italie:

«Italiens! le jour est venu, si nous voulons rester dignes de notre nom, de mêler notre sang à celui des martyrs piémontais.»

On ne criait pas impunément ces choses-là en France en 1833. Quelque temps après que je lui eus été présenté et que je lui eus dit qu’il pouvait compter sur moi, Mazzini, l’éternel proscrit, avait été obligé de quitter la France et de se retirer à Genève.

En effet, à ce moment-là, le parti républicain paraissait complétement anéanti en France. C’était un an à peine après le 5 juin, quelques mois après le procès des combattants du cloître Saint-Merri.

Mazzini, cet homme de conviction pour lequel les obstacles n’existent pas, avait choisi ce moment pour risquer une nouvelle tentative.

Les patriotes avaient répondu qu’ils étaient prêts, mais ils demandaient un chef.

On pensa à Ramorino, tout resplendissant encore de ses luttes en Pologne.

Mazzini n’approuvait pas ce choix; son esprit, à la fois actif et profond, le mettait en garde contre le prestige des grands noms; mais la majorité voulait Ramorino: Mazzini céda.

Appelé à Genève, Ramorino accepta le commandement de l’expédition. Dans la première conférence avec Mazzini, il fut convenu que deux colonnes républicaines se porteraient sur le Piémont, l’une par la Savoie, l’autre par Genève.

Ramorino reçut quarante mille francs pour subvenir aux frais de l’expédition, et partit avec un secrétaire de Mazzini, qui avait mission de veiller sur le général[4]. Tout cela se passait en septembre 1833; l’expédition devait avoir lieu en octobre.

[4] Ces événements, qui se passaient sur un point où n’était pas Garibaldi, et qui ne sont rapportés ici que comme explications historiques, sont empruntés à l’ouvrage d’Angelo Brofferio sur le Piémont.

Mais Ramorino fit traîner les choses tellement en longueur, qu’il ne fut prêt qu’en janvier 1834.

Mazzini, malgré toutes les tergiversations du général polonais, avait tenu ferme.

Enfin, le 31 janvier, Ramorino, mis en demeure par Mazzini, se réunissait à lui à Genève, avec deux autres généraux et un aide de camp.

La conférence fut triste et troublée par de sombres augures.—Mazzini proposa d’occuper militairement le village de Saint-Julien, où se trouvaient réunis les patriotes savoyards et les républicains français, qui restaient ralliés au mouvement.

C’était de là qu’on lèverait l’étendard de l’insurrection.

Ramorino consentit à la proposition de Mazzini. Les deux colonnes se mettraient en marche le même jour: l’une partirait de Carange, l’autre de Nyons; la dernière traverserait le lac pour se joindre à la première sur la route de San Juliano.

Ramorino gardait le commandement de la première colonne; la seconde était donnée au Polonais Grabsky.

Le gouvernement génevois, craignant de se brouiller d’un côté avec la France, de l’autre avec le Piémont, voyait de mauvais œil ce mouvement.—Il voulut s’opposer au départ de la colonne de Carange, que commandait Ramorino; mais le peuple se souleva, et force fut au gouvernement de laisser la colonne se mettre en route.

Il n’en fut point de même avec celle qui partait de Nyons.

Deux barques mirent à la voile, portant, l’une des hommes, l’autre des armes.

Un bateau à vapeur du gouvernement, lancé à leur poursuite, séquestra les armes et arrêta les hommes.

Ramorino, ne voyant pas arriver la colonne qui devait se joindre à lui, au lieu de poursuivre sa marche sur San-Juliano, se mit à côtoyer le lac.

Longtemps on marcha sans savoir où l’on allait: nul ne connaissait les desseins du général; le froid était intense, les chemins étaient déplorables.

A part quelques Polonais, la colonne était composée de volontaires italiens, impatients de combattre, mais se lassant facilement de la longueur et des difficultés du chemin.

Le drapeau italien traversait quelques pauvres villages; aucune voix amie ne le saluait; on ne rencontrait sur la route que des curieux ou des indifférents.

Fatigué de ses longs travaux, Mazzini, qui avait déposé la plume pour le fusil, suivait la colonne; brûlé d’une fièvre ardente, à demi mort, il se traînait par l’âpre chemin, la douleur écrite au front.

Déjà plusieurs fois il avait demandé à Ramorino quelles étaient ses intentions, et quelle route il suivait.

Et à chaque fois les réponses du général l’avaient mal satisfait.

On arriva à Carra, et l’on s’y arrêta pour passer la nuit; Mazzini et Ramorino étaient tous deux dans la même chambre.

Ramorino était près du feu, enveloppé dans son manteau; Mazzini fixait sur lui son regard sombre et soupçonneux.

Tout à coup, de sa voix sonore, rendue plus vibrante encore par la fièvre:

—Ce n’est point en suivant ce chemin que nous avons l’espérance de rencontrer l’ennemi, dit-il, Nous devons aller où nous avons nos preuves à faire. Si la victoire est impossible, prouvons au moins à l’Italie que nous savons mourir.

—Le temps ni l’occasion ne nous manqueront jamais, répondit le général, pour affronter des risques inutiles, et je regarderais comme un crime d’exposer inutilement la fleur de la jeunesse italienne.

—Il n’y a pas de religion sans martyrs, répliqua Mazzini; fondons la nôtre, fût-ce avec notre sang.

Mazzini achevait à peine ces paroles, que le bruit de la fusillade retentit.

Ramorino bondit sur ses pieds. Mazzini saisit une carabine, en remerciant Dieu de leur avoir enfin fait rencontrer l’ennemi.

Mais c’était le dernier effort de son énergie: la fièvre le dévorait; ses compagnons, courant dans la nuit, lui apparaissaient comme des fantômes; ses tempes bourdonnaient; la terre tournait sous ses pieds; il tomba évanoui.

Lorsqu’il revint à lui, il était en Suisse, où à grand’peine ses compagnons l’avaient rapporté: la fusillade de Carra était une fausse alerte.

Ramorino dès lors déclara que tout était perdu, refusa d’aller plus loin, et ordonna la retraite.

Pendant ce temps, une colonne de cent hommes, de laquelle faisaient partie un certain nombre de républicains français, partait de Grenoble et traversait les frontières de la Savoie.

Mais le préfet français avertit les autorités sardes; les républicains furent attaqués la nuit, à l’improviste, près des grottes des Échelles, et dispersés après un combat d’une heure.

Dans ce combat, les soldats sardes firent deux prisonniers: Angelo Volontieri et Joseph Borrel. Conduits volontairement à Chambéry et condamnés à mort, ils furent fusillés sur le même sol où fumait encore le sang d’Effico Tolla.

Ce fut ainsi que se termina cette malheureuse expédition, qui fut appelée en France l’échauffourée de Saint-Julien.

VI
LE DIEU DES BONNES GENS

J’avais reçu ma tâche à accomplir dans le mouvement qui devait avoir lieu, et je l’avais acceptée sans la discuter.

J’étais entré au service de l’État, comme matelot de première classe, sur la frégate l’Eurydice.—Ma mission était d’y faire des prosélytes à la Révolution, et je m’en étais acquitté de mon mieux.

Dans le cas où le mouvement réussirait, je devais, moi et mes compagnons, m’emparer de la frégate et la mettre à la disposition des républicains.

Mais je n’avais pas voulu, dans l’ardeur que je ressentais, me prêter à ce rôle.—J’avais entendu dire qu’un mouvement devait s’opérer à Gênes, et que, dans ce mouvement, on devait s’emparer de la caserne des gendarmes, située sur la place de Sarzana. Je laissai à mes compagnons le soin de s’emparer du bâtiment, et à l’heure où devait éclater le mouvement à Gênes, je mis un canot à la mer, et me fis descendre à la Douane. De là, en deux bonds, je fus sur la place de Sarzana, où, comme je l’ai dit, était située la caserne.

Là, j’attendis une heure à peu près; mais aucun rassemblement ne se forma.—Bientôt on entendit dire que l’affaire avait échoué, et que les républicains étaient en fuite.

On ajoutait que des arrestations venaient d’être faites.

Comme je ne m’étais engagé dans la marine sarde que pour servir le mouvement républicain qui se préparait, je jugeai inutile de retourner à bord de l’Eurydice, et je songeai à la fuite.

Au moment où je faisais ces réflexions, des troupes, prévenues sans doute du projet qu’avaient les républicains de s’emparer de la caserne de gendarmerie, commencèrent à cerner la place.

Je compris qu’il n’y avait pas de temps à perdre. Je me réfugiai chez une fruitière, et lui avouai la situation dans laquelle je me trouvais.

L’excellente femme n’hésita point: elle me cacha dans son arrière-boutique, me procura un déguisement d’homme de la campagne, et le soir, vers huit heures, du même pas dont j’aurais été à la promenade, je sortis de Gênes par la porte de la Lanterne, commençant ainsi cette vie d’exil, de lutte et de persécution que je n’ai, selon toute probabilité, pas encore entièrement parcourue.

C’était le 5 février 1834.

Sans suivre aucune route, je me dirigeai vers la montagne. J’avais force jardins à traverser, force murs à franchir. Par bonheur, j’étais familier avec ces sortes d’exercices, et, après une heure de gymnastique, j’étais hors du dernier jardin, de l’autre côté du dernier mur.

Me guidant sur Cassiopée, je gagnai les montagnes de Sestri. Au bout de dix jours ou plutôt de dix nuits, j’arrivai à Nice, où j’allai droit à la maison de ma tante, place de la Victoire, désirant faire prévenir ma mère, afin de ne pas trop l’effrayer.

Là, je me reposai un jour, et, la nuit suivante, je me remis en route, accompagné de deux amis, Joseph Janu et Ange Gustavini.

Arrivés au Var, nous le trouvâmes grossi par les pluies; mais, pour un nageur comme moi, ce n’était point un obstacle. Je le traversai moitié à pied, moitié à la nage.

Mes deux amis étaient restés de l’autre côté du fleuve. Je leur fis un signe d’adieu.

J’étais sauvé, ou à peu près, comme on va le voir.

Dans cette confiance, j’allai droit à un corps de garde de douaniers. Je leur dis qui j’étais, et pourquoi j’avais quitté Gênes.

Les douaniers me déclarèrent que j’étais leur prisonnier jusqu’à nouvel ordre, et que, cet ordre, ils allaient le demander à Paris.

Pensant que je trouverais bientôt une occasion de m’échapper, je ne fis aucune résistance. Je me laissai conduire à Grasse et de Grasse à Draguignan.

A Draguignan, on me mit dans une chambre du premier étage, dont la fenêtre ouverte donnait sur un jardin.

Je m’approchai de la fenêtre comme pour regarder le paysage;—de la fenêtre au sol, il n’y avait qu’une quinzaine de pieds.—Je m’élançai, et tandis que les douaniers, moins lestes ou tenant plus à leurs jambes que moi, faisaient le grand tour par l’escalier, je gagnai le chemin, et du chemin je me jetai dans la montagne.

Je ne connaissais pas la route; mais j’étais marin. Si la terre me manquait, il me restait le ciel, ce grand livre où j’étais habitué à lire mon chemin. Je m’orientai à l’aide des étoiles, et me dirigeai sur Marseille.

Le lendemain au soir, j’arrivai dans un village dont je n’ai jamais su le nom, ayant eu autre chose à faire que de le demander.

J’entrai dans une auberge. Un jeune homme et une jeune femme se chauffaient près de la table, qui n’attendait plus que le souper.

Je demandai quelque chose à manger; depuis la veille, je n’avais rien pris.

Le souper était bon,—le vin du pays agréable,—le feu réchauffant. Je ressentis un de ces moments de bien-être comme on en éprouve après un péril passé, et quand on croit n’avoir plus rien à craindre.

Mon hôte me félicita sur mon bon appétit et mon visage joyeux.

Je lui dis que mon appétit n’avait rien d’étonnant, car je n’avais pas mangé depuis dix-huit heures. Quant à mon visage joyeux, l’explication n’en était pas moins simple:—dans mon pays, je venais d’échapper probablement à la mort,—en France, à la prison.

M’étant avancé jusque-là, je ne pouvais pas faire un secret du reste.—Mon hôte paraissait si franc, sa femme paraissait si bonne, que je leur racontai tout.

Alors, à mon grand étonnement, je vis la figure de mon hôte s’assombrir.

—Eh bien, lui demandai-je, qu’avez-vous?

—J’ai qu’après l’aveu que vous venez de me faire, me répondit-il, je me crois, en bonne conscience, obligé de vous arrêter.

Je me mis à rire, ne voulant pas avoir l’air de prendre l’ouverture au sérieux. D’ailleurs, un contre un, il n’y avait pas homme au monde que je craignisse.

—Bon! lui dis-je, m’arrêter; il sera toujours temps de m’arrêter au dessert. Laissez-moi achever mon souper,—quitte à vous le payer double,—j’ai encore faim.

Et je continuai de manger sans paraître autrement inquiet.

Mais bientôt je m’aperçus que, si mon hôte avait besoin d’aide pour accomplir le projet qu’il m’avait manifesté, l’aide ne lui manquerait pas.

Son auberge était le rendez-vous de la jeunesse du village; chaque soir, on y venait boire, fumer, chercher des nouvelles, parler politique.

La société accoutumée se réunit peu à peu, et bientôt il y eut dans l’auberge une dizaine de jeunes gens;—les jeunes gens jouaient aux cartes.

L’hôte ne parlait plus de m’arrêter, mais cependant ne me perdait pas de vue.

Il est vrai que, n’ayant pas le moindre petit paquet, ma garde-robe ne pouvait pas répondre de mon écot.

J’avais quelques écus dans ma poche, je les fis sonner; leur cliquetis parut quelque peu tranquilliser l’aubergiste.

Je choisis le moment où l’un des buveurs venait d’achever, au milieu des bravos, une chanson qui avait eu le plus grand succès,—et, un verre à la main:

—A mon tour, dis-je.

Et je me mis à entonner le Dieu des bonnes gens.

Si je n’avais pas eu une autre vocation, j’eusse pu me faire chanteur; j’ai une voix de ténor qui, si elle eût été travaillée, eût pu acquérir une certaine étendue.

Les vers de Béranger, la franchise avec laquelle ils étaient chantés, la fraternité du refrain, la popularité du poëte enlevèrent tous les auditeurs.

On me fit répéter deux ou trois couplets, on m’embrassa au dernier, on cria: «Vive Béranger! vive la France! vive l’Italie!»

Après un pareil succès, il ne pouvait plus être question de m’arrêter; mon hôte n’en souffla plus mot, de sorte que je n’ai jamais su s’il avait parlé sérieusement ou fait une plaisanterie.

On passa la nuit à chanter, à jouer, à boire; puis le lendemain, au point du jour, toute la bande joyeuse s’offrit pour me faire la conduite, honneur que j’acceptai, bien entendu; nous ne nous séparâmes qu’au bout de six milles.

Certes, Béranger est mort sans savoir le service qu’il m’avait rendu.

VII
J’ENTRE AU SERVICE DE LA RÉPUBLIQUE DE RIO-GRANDE

J’arrivai à Marseille sans accident, une vingtaine de jours après avoir quitté Gênes.

Je me trompe,—un accident m’était arrivé, que je lus sur le Peuple souverain.

J’étais condamné à mort.

C’était la première fois que j’avais l’honneur de voir mon nom imprimé dans un journal.

Comme dès lors il était dangereux de le garder, je le changeai contre celui de Pane.

Je restai quelques mois inoccupé à Marseille, usant de l’hospitalité que me donnait un de mes amis, nommé Joseph Paris.

Enfin, je parvins à trouver à m’employer comme second à bord de l’Union, capitaine Gaza.

Le dimanche suivant, me trouvant vers cinq heures du soir à la fenêtre de l’arrière avec le capitaine, je suivais des yeux, au-dessous du quai Sainte-Anne, un collégien en vacances, qui s’amusait à sauter d’une barque dans l’autre, lorsque tout à coup le pied lui manque. Il pousse un cri et tombe à la mer.

J’étais tout endimanché; mais à la vue de l’accident, aux cris poussés par l’enfant, en le voyant disparaître, je m’élançai tout habillé et tout botté dans le bassin du port. Deux fois je plongeai vainement; à la troisième, j’eus la chance de saisir mon collégien par-dessous le bras et de le ramener à la surface de l’eau.

Une fois là, je n’eus pas grand’peine à le pousser jusqu’au quai;—une immense population y était déjà assemblée et m’accueillit de ses applaudissements et de ses bravos.

C’était un jeune homme de quatorze ans, qui se nommait Joseph Rambaud. Les larmes de joie et les bénédictions de sa mère me payèrent largement du bain que j’avais pris.

Comme je lui sauvai la vie sous le nom de Joseph Pane, il est probable que, s’il vit toujours, il n’a jamais su le véritable nom de celui qui lui a sauvé la vie.

Je fis, à bord de l’Union, mon troisième voyage à Odessa; puis, à mon retour, je m’embarquai sur une frégate du bey de Tunis. Je la laissai dans le port de la Goulette, et je revins avec un brick turc, et en revenant, je trouvai Marseille à peu près dans le même état où la vit M. de Belzunce, lors de la peste noire de 1720.

On était en pleine recrudescence de choléra.

Tout le monde, excepté les médecins et les sœurs de charité, avait déserté Marseille.—Chacun était à sa bastide;—la ville avait l’aspect d’un vaste cimetière.

Les médecins demandaient des bénévoles.—On sait que c’est ce nom qu’on donne, dans les hôpitaux, aux aides de bonne volonté.

Je m’offris en même temps qu’un Triestain, qui revenait de Tunis avec moi. Nous nous établîmes à demeure à l’hôpital, et nous partageâmes les veillées.

Ce service dura quinze jours.

Au bout de quinze jours, comme le choléra diminuait d’intensité et que je trouvais une occasion de me placer, et en me plaçant de voir de nouveaux pays, je m’engageai comme second à bord du brick le Nautonnier, de Nantes, capitaine Beauregard, en partance pour Rio-Janeiro.

Beaucoup de mes amis m’ont dit que j’étais un poëte avant tout.

Si l’on n’est poëte qu’à la condition de faire l’Iliade ou la Divine Comédie, les Méditations de Lamartine ou les Orientales de Victor Hugo, je ne suis pas poëte; mais si l’on est poëte pour passer des heures à chercher dans les eaux azurées et profondes les mystères des végétations sous-marines; si l’on est poëte pour rester en extase devant la baie de Rio-Janeiro, de Naples ou de Constantinople; si l’on est poëte pour rêver de tendresse filiale, de souvenirs enfantins ou d’amour juvénile, au milieu des balles et des boulets, sans songer que votre rêve peut finir par une tête cassée ou un bras emporté,—je suis poëte.

Je me rappelle qu’un jour, dans la dernière guerre, brisé de fatigue, n’ayant pas dormi depuis deux nuits, étant à peine descendu de cheval depuis deux jours, côtoyant Urban et ses douze mille hommes, avec mes quarante bersaglieri, mes quarante cavaliers et un millier d’hommes, armés tant bien que mal, suivant un petit sentier de l’autre côté du mont Orfano, avec le colonel Turr et cinq ou six hommes, je m’arrêtai tout à coup, oubliant fatigue et danger, pour écouter chanter un rossignol. C’était la nuit, au clair de lune, par un temps splendide; l’oiseau égrenait au vent son chapelet de notes harmonieuses, et il me semblait, à écouter ce petit ami de mes jeunes années, que je sentais pleuvoir sur moi une rosée bienfaisante et régénératrice. Ceux qui m’entouraient croyaient ou que j’hésitais sur le chemin à suivre, ou que j’écoutais quelque bruit lointain de canon mugissant, ou de pas de chevaux retentissant sur le grand chemin. Non, j’écoutais chanter le rossignol, que je n’avais pas entendu chanter depuis dix ans peut-être, et l’extase dura non pas jusqu’à ce que ceux qui m’entouraient m’eussent deux ou trois fois répété:—«Général, voilà l’ennemi!»—mais jusqu’à ce que l’ennemi, disant lui-même:—«Me voilà!»—en tirant sur nous, eut fait envoler le nocturne charmeur.

Donc, lorsque, après avoir longé les rochers granitiques qui dérobent si bien le port à tous les yeux, que les Indiens, dans leur langage expressif, l’ont appelé Nelhero hy, c’est-à-dire eau cachée; lorsque, après avoir franchi la passe qui conduit dans sa baie calme comme un lac; lorsque, sur le bord occidental de cette baie, je vis s’élever la ville dominée par le Pão d’Açucar, immense rocher conique qui sert non pas de phare, mais de jalon au navigateur; lorsque je vis s’élever autour de moi cette nature luxuriante dont l’Afrique et l’Asie n’avaient pu me donner qu’une faible idée, je restai véritablement émerveillé du spectacle qui se déroulait devant moi.

Entré dans le port de Rio-Janeiro, ma bonne chance fit que je ne tardai pas à y rencontrer la chose la plus rare qu’il y ait en ce monde, un ami.

Celui-là, je n’eus pas besoin de le chercher, nous n’eûmes pas besoin de nous étudier pour nous connaître: nous nous croisâmes, nous échangeâmes un regard et tout fut dit; après un sourire, après un serrement de main, nous étions, Rossetti et moi, frères pour la vie.

Plus tard, j’aurai occasion de dire ce que c’était que cette âme d’élite; et cependant moi son ami, moi son frère, moi si longtemps son inséparable, je mourrai peut-être sans avoir cette joie de planter une croix sur ce point ignoré de la terre américaine où reposent les os de ce généreux et de ce vaillant.

Après avoir passé quelques mois dans l’oisiveté, Rossetti et moi,—j’appelle oisiveté faire un commerce pour lequel ni l’un ni l’autre nous n’étions nés,—le hasard fit que nous arrivâmes à nous mettre en relation avec Zambecarri, secrétaire de Bento Gonzales, président de la république de Rio-Grande, en guerre avec le Brésil. Tous deux étaient prisonniers de guerre à Santa Cruz, forteresse qui s’élève à la droite de l’entrée du port, et d’où l’on hêle les navires. Zambecarri qui, disons-le en passant, était le fils du fameux aéronaute perdu dans un voyage en Syrie, et dont on n’a jamais entendu reparler, me fit faire la connaissance du président, qui me donna des lettres de marque pour faire la course contre le Brésil.

Quelque temps après, Bento Gonzales et Zambecarri s’échappèrent à la nage et regagnèrent heureusement Rio-Grande.

VIII
CORSAIRE

Nous armâmes en guerre le Mazzini, petit bâtiment d’une trentaine de tonneaux, sur lequel nous faisions le cabotage; nous nous lançâmes à la mer avec seize compagnons d’aventures. Nous étions donc enfin libres, nous naviguions donc sous un drapeau républicain, nous étions donc corsaires!

Avec seize hommes d’équipage et une barque, nous déclarions la guerre à un empire.

En sortant du port, je gouvernai droit sur les îles Marica, situées à cinq ou six milles de l’embouchure de la rade, en appuyant sur notre gauche; nos armes et nos munitions étaient cachées sous des viandes boucanées avec le manioc, seule nourriture des nègres. Je m’avançai vers la plus grande de ces îles, qui possède un mouillage; j’y jetai l’ancre, je sautai à terre, et gravis jusqu’au point le plus élevé.

Là, j’étendis les deux bras avec un sentiment de bien-être et de fierté, et je jetai un cri pareil à celui que jette l’aigle planant au plus haut des airs.

L’Océan était à moi, et je prenais possession de mon empire.

L’occasion ne tarda point d’y exercer mon pouvoir.

Pendant que j’étais, comme un oiseau de mer, perché au haut de mon observatoire, j’aperçus une goëlette naviguant sous le pavillon brésilien.

Je fis signe de tout préparer pour nous remettre à la mer, et descendis sur la plage.

Nous orientâmes droit sur la goëlette, qui ne se doutait pas qu’elle courût un pareil danger à deux ou trois milles de la passe de Rio-Janeiro.

En l’accostant, nous nous fîmes connaître, et nous la sommâmes de se rendre; elle ne fit, il faut lui rendre cette justice, aucune résistance. Nous montâmes à bord, et nous nous emparâmes d’elle.

Je vis alors venir à moi un pauvre diable de passager portugais, tenant à la main une cassette. Il l’ouvrit: elle était pleine de diamants; il me l’offrait pour la rançon de sa vie.

Je rabattis le couvercle de la boîte et la lui rendis, en lui disant que sa vie ne courait aucun danger; que, par conséquent, il pouvait garder ses diamants pour une meilleure occasion.

Seulement, il n’y avait pas de temps à perdre; on était en quelque sorte sous le feu des batteries du port. On transporta les armes et les vivres du Mazzini sur la goëlette, et l’on coula le Mazzini, qui, vous le voyez, eut comme corsaire une glorieuse mais courte existence.

La goëlette appartenait à un riche Autrichien habitant l’île Grande, située à droite en sortant du port, à quinze milles à peu près de la terre; elle était chargée de café, qu’il envoyait en Europe.

Le navire était donc pour moi doublement de bonne prise, puisqu’il appartenait à un Autrichien à qui j’avais fait la guerre en Europe, et à un négociant domicilié au Brésil, auquel je faisais la guerre en Amérique.

Je donnai à la goëlette le nom de Scarro pilla, dérivatif de Farrapos, gens en lambeaux, nom que l’empire du Brésil donnait aux habitants des jeunes républiques de l’Amérique du Sud, comme Philippe II donnait celui de gueux de terre et de mer aux révoltés des Pays-Bas. Jusque-là, la goëlette s’était appelée la Louise.

Ce nom, au reste, nous allait assez bien. Tous mes compagnons n’étaient pas des Rossetti, et je dois avouer que la figure de bon nombre d’entre eux n’était pas tout à fait rassurante; cela explique la prompte reddition de la goëlette et la terreur du Portugais qui m’offrait ses diamants.

Au surplus, pendant tout le temps que je fis le métier de corsaire, mes hommes eurent l’ordre de respecter la vie, l’honneur et la fortune des passagers... j’allais dire sous peine de mort; mais j’eusse eu tort de dire cela, puisque personne n’ayant jamais enfreint mes ordres, je n’eus jamais personne à punir.

Aussitôt les premiers arrangements faits à bord, nous mîmes le cap sur Rio de la Plata; et, pour donner l’exemple du respect que je voulais que l’on eût, à l’avenir, pour la vie, la liberté, les biens de nos prisonniers, en arrivant à la hauteur de l’île Sainte-Catherine, un peu au-dessus du cap Itapocoroya, je fis mettre à la mer la yole du bâtiment capturé, j’y fis descendre avec les passagers tout ce qui leur appartenait, je leur fis donner des vivres, et, leur faisant cadeau de la yole, je les laissai libres d’aller où ils voudraient.

Cinq nègres, esclaves à bord de la goëlette, et auxquels je rendis la liberté, s’engagèrent à mon bord comme matelots; après quoi nous continuâmes notre route pour Rio de la Plata.

Nous allâmes jeter l’ancre à Maldonado, état de la république orientale de l’Uruguay.

Nous fûmes admirablement reçus par la population, et même par les autorités de Maldonado, ce qui nous parut d’un excellent augure. Rossetti partit, en conséquence, tranquillement pour Montevideo, afin d’y régler nos petites affaires, c’est-à-dire pour y vendre une partie de notre cargaison et en faire de l’argent.

Nous restâmes à Maldonado, c’est-à-dire à l’entrée de ce magnifique fleuve, qui, à son embouchure mesure trente lieues de large, pendant huit jours, qui se passèrent en fêtes continuelles, lesquelles faillirent se terminer d’une façon tragique. Oribe, qui, en sa qualité de chef de la république de Montevideo, ne reconnaissait pas les autres républiques, donna l’ordre au chef politique de Maldonado de m’arrêter et de s’emparer de ma goëlette. Par bonheur, le chef politique de Maldonado était un brave homme qui, au lieu d’exécuter l’ordre reçu, ce qui n’eût pas été difficile, vu le peu de défiance que j’avais, me fit prévenir d’avoir à quitter au plus vite mon mouillage, et de partir pour ma destination, si j’en avais une.

Je m’engageai à partir le même soir; mais j’avais auparavant, moi aussi, de mon côté, un petit compte à régler.

J’avais vendu à un négociant de Montevideo, quelques balles de café, distraites de notre cargaison, et quelques bijouteries appartenant à mon Autrichien, pour acheter des vivres. Or, soit que mon acheteur fût mauvaise paye, soit qu’il eût entendu dire que je courais risque d’être arrêté, il m’avait été jusque-là impossible de rentrer dans mon argent. Or, comme j’étais forcé de partir le soir, je n’avais plus de temps à perdre, et il était urgent pour moi de rentrer dans mon argent avant de quitter Maldonado, vu qu’il m’eût été encore plus difficile de me faire payer absent que présent.

En conséquence, vers neuf heures du soir, j’ordonnai d’appareiller, et, passant des pistolets à ma ceinture, je jetai mon manteau sur mes épaules et m’acheminai tranquillement vers la demeure de mon négociant.

Il faisait un clair de lune magnifique, de sorte que je voyais de loin mon homme, prenant le frais sur le seuil de sa porte; lui aussi me vit, me reconnut et me fit signe de la main de m’éloigner, m’indiquant par ce signe que je courais un danger.

Je fis semblant de ne rien voir, j’allai droit à lui, et pour toute explication lui mettant le pistolet sur la gorge:

—Mon argent! lui dis-je.

Il voulut entrer en explication; mais, à la troisième fois que je lui eus répété ces deux mots: mon argent, il me fit entrer et me compta les deux mille patagons qu’il me devait.

Je remis mon pistolet à la ceinture, je pris mon sac sous mon bras, et revins à la goëlette sans avoir été le moins du monde inquiété.

A onze heures du soir, nous levâmes l’ancre pour remonter la Plata.

IX
LA PLATA

Au point du jour, à mon grand étonnement, je me trouvai au milieu des brisants de Piedras-Negras.

Comment m’étais-je mis dans une pareille situation, moi qui n’avais pas dormi une minute, moi qui n’avais cessé de tenir mes yeux fixés sur la côte; moi qui, dans cette nuit redevenue sombre après le coucher de la lune, n’avais pas un instant cessé de consulter la boussole et de me diriger d’après ses indications?

Ce n’était pas l’heure de me faire cette question; le danger était immense: nous avions des brisants à bâbord et à tribord, à l’avant et à l’arrière; le pont était littéralement couvert d’écume. Je sautai sur la vergue de trinquette, ordonnant de lofer sur bâbord; pendant que l’équipage accomplissait cette manœuvre, le vent emporta notre petit hunier.

Cependant de l’endroit où j’étais je dominais navire et brisants, de sorte que je pouvais indiquer le chemin qu’il fallait faire suivre à la goëlette; elle, de son côté, comme si elle eût été animée et eût su le danger qu’elle courait, devint aussi docile au gouvernail qu’un cheval l’est à la bride; enfin, après une heure pendant laquelle nous fûmes entre la vie et la mort, et où je vis les plus vieux marins pâlir et les plus incrédules prier, nous nous trouvâmes hors de danger.

Du moment où je pus respirer, je voulus me rendre compte des causes qui m’avaient poussé au milieu de ces terribles écueils, si bien connus des navigateurs, si bien indiqués sur les cartes, et à trois milles desquels je croyais passer au moment où je me trouvais au milieu d’eux.

Je consultai la boussole: elle continuait de divaguer; si je l’eusse écoutée, j’allais donner en pleine côte.

Enfin, tout me fut expliqué.

Au moment où je quittai la goëlette pour aller réclamer mes deux mille patagons à mon acheteur de café, j’avais donné l’ordre de monter, en cas d’attaque, les sabres et les fusils sur le pont, l’ordre avait été exécuté, et l’on avait déposé les armes dans une cabine voisine de l’habitacle.

Cette masse de fer avait tiré à elle l’aiguille aimantée. On enleva les armes, et la boussole reprit sa direction normale.

Nous continuâmes notre chemin, et nous arrivâmes à Jésus-Maria, qui, de l’autre côté de Montevideo, est à peu près à la même distance que Maldonado.

Là, rien de nouveau, si ce n’est que les vivres nous manquèrent, n’ayant pas eu le temps de nous approvisionner avant notre départ. Or, après les ordres donnés, il n’y avait pas moyen de débarquer, et cependant il fallait satisfaire à la faim de douze gaillards de bon appétit.

J’ordonnai de louvoyer, mais sans nous éloigner de la côte.

Un matin je découvris, à peu près à la distance de quatre milles dans les terres, une maison qui me parut avoir l’aspect d’une ferme. J’ordonnai de mouiller le plus près possible du rivage, et comme je n’avais plus de bateau, ayant donné le mien, comme je l’ai dit, aux personnes que j’avais débarquées à l’île Sainte-Catherine, j’organisai un radeau avec une table et des tonneaux, et, armé d’une gaffe, je me risquai sur cette embarcation d’un nouveau genre avec un seul matelot, portant comme moi le nom de Garibaldi, sans être mon parent; son prénom était Maurice.

Le navire était affourché sur deux ancres, à cause de la violence du vent qui soufflait des pampas.

Nous voilà donc lancés au milieu des brisants, non pas naviguant, mais tournant et dansant sur notre table, et risquant à chaque instant de chavirer. Enfin, après des miracles d’équilibre exercés par nous, nous parvînmes à nous échouer sur la plage; je laissai Maurice à la garde de notre radeau, et je me risquai dans l’intérieur des terres.

X
LES PLAINES ORIENTALES

Le spectacle qui s’offrit alors à ma vue, et sur lequel mon œil plongeait pour la première fois, aurait, pour être dignement et complétement décrit, besoin tout ensemble de la plume d’un poëte et du pinceau d’un artiste. Je voyais onduler devant moi, comme les vagues d’une mer solidifiée, les immenses horizons des plaines orientales, ainsi nommées parce qu’elles se trouvent sur la côte orientale du fleuve Uruguay, qui se jette dans le rio de la Plata, en face de Buenos-Ayres et au-dessus de la Colonia. C’était, je vous le jure, un spectacle bien nouveau pour un homme venant de l’autre côté de l’Atlantique, et surtout pour un Italien qui est né et a grandi sur un sol où il est rare de trouver un arpent de terre sans une maison ou une œuvre quelconque sortie de la main de l’homme.

Là, au contraire, rien que l’œuvre de Dieu; telle la terre est sortie des mains du Seigneur au jour de la création, telle elle est encore aujourd’hui. C’est une vaste, une immense, une infranchissable prairie, et son aspect, qui présente celui d’un tapis de verdure et de fleurs, bosselé de place en place, ne change que sur les bords de la rivière Arroga, où s’élèvent et se balancent au vent de charmants bouquets d’arbres au feuillage luxuriant.

Les chevaux, les bœufs, les gazelles, les autruches sont, à défaut de créatures humaines, les habitants de ces immenses solitudes, que seul traverse le gaucho, ce centaure du nouveau monde, comme pour ne pas laisser oublier à toute la troupe des animaux sauvages que Dieu leur a donné un maître. Mais ce maître, de quel œil le regardent passer les étalons, les taureaux, les autruches, les gazelles? C’est à qui protestera contre sa prétendue domination: l’étalon par ses hennissements, le taureau par ses mugissements, l’autruche et la gazelle par leur fuite.

Et cette vue me rejetait en esprit vers la terre où j’étais né, misérable terre où, lorsque passe l’Autrichien qui les opprime, les hommes, ces créatures faites à l’image de Dieu, saluent et se courbent, n’osant donner les mêmes signes d’indépendance que donnent à la vue du gaucho les animaux sauvages des pampas.

Dieu puissant, Dieu saint, jusqu’à quand permettrez-vous un si profond avilissement de votre créature?

Mais laissons le vieux monde, si triste et si désespéré, et revenons au nouveau monde, si jeune, si plein d’avenir et d’espoir.

Qu’il est beau, l’étalon des plaines orientales, avec ses jarrets tendus, ses naseaux fumants, ses lèvres frémissantes qui n’ont jamais senti le froid contact de l’acier! Comme respirent librement, sous les battements de sa crinière et de sa queue, ses flancs qui n’ont jamais été pressés par les genoux ni ensanglantés par l’éperon! Comme il est fier lorsqu’il rassemble, par ses hennissements, sa horde de juments éparses, et que, véritable sultan du désert,—il fuit en les emportant à sa suite, rapide comme un tourbillon,—la présence dominatrice de l’homme.

O merveille de la nature! miracle de la création! comment exprimer l’émotion qu’éprouvait à votre vue ce corsaire de vingt-cinq ans, qui pour la première fois tendait ses bras vers l’immensité!

Mais, comme ce corsaire était à pied, ni le taureau ni l’étalon ne le reconnaissaient pour un homme. Dans les déserts de l’Amérique, l’homme est complété par le cheval, et, sans lui, devient le dernier des animaux. D’abord, ils s’arrêtaient stupéfaits à ma vue; puis, bientôt, méprisant sans doute ma faiblesse, ils s’approchaient de moi jusqu’à mouiller mon visage de leur haleine. Ne vous inquiétez jamais du cheval, animal noble et généreux; mais ne vous fiez pas toujours au taureau, bête sournoise et sombre. Quant aux gazelles et aux autruches, après avoir, comme le cheval et le taureau, mais d’une façon plus circonspecte, fait leur reconnaissance, elles fuyaient rapides comme des flèches; puis, arrivées au sommet d’un monticule, elles se retournaient pour regarder si elles étaient poursuivies.

Dans ce temps-là, c’est-à-dire vers la fin de 1834 et le commencement de 1835, cette portion du sol oriental était encore vierge de toute guerre; voilà pourquoi l’on y rencontrait une si grande quantité d’animaux sauvages.

XI
LA POËTESSE

Et cependant je m’avançai vers une estancia[5]. J’y trouvai une jeune femme seule; c’était celle du capataz[6]. Elle ne pouvait prendre sur elle de vendre ou de donner un bœuf sans le consentement de son mari; il fallait donc attendre le retour de ce dernier. D’ailleurs, il était tard, et, avant le lendemain, il n’y avait pas moyen de le conduire jusqu’à la mer.

[5] Nom des fermes dans l’Amérique du Sud.

[6] Maître de l’établissement.

Il y a des moments de la vie dont le souvenir, tout en s’éloignant, continue de vivre et de pyramider pour ainsi dire dans la mémoire, si bien que, quels que soient les autres événements de notre vie, ce souvenir y garde obstinément la place qu’il a prise.—Je devais rencontrer au milieu de ce désert, épouse d’un homme à demi sauvage, une jeune femme d’éducation cultivée, une poëtesse sachant par cœur Dante, Pétrarque, le Tasse.

Après avoir dit le peu de paroles que je savais alors en espagnol, je fus agréablement surpris de l’entendre me répondre en italien. Elle m’invita gracieusement à m’asseoir, en attendant le retour de son mari. Tout en causant, ma gracieuse hôtesse me demanda si je connaissais les poésies de Quintana; et, sur ma réponse négative, elle me fit cadeau d’un volume de ces poésies, en me disant qu’elle me le donnait afin que j’y apprisse l’espagnol pour l’amour d’elle. Je lui demandai alors si elle-même ne faisait pas des vers.

—Comment, me répondit-elle, voulez-vous qu’on ne devienne pas poëte en face d’une pareille nature?

Et alors, sans se faire prier, elle me récita plusieurs pièces que je trouvai d’un grand sentiment et d’une prodigieuse harmonie. J’eusse passé toute la soirée et toute la nuit à l’écouter, sans penser à mon pauvre Maurice, qui m’attendait en gardant la table-radeau; mais son mari rentra et mit fin au côté poétique de la soirée, pour me ramener au but matériel de ma visite. Je lui exposai ma demande, et il fut convenu que, le lendemain, il conduirait un bœuf à la plage et me le vendrait.

Au point du jour, je pris congé de ma belle poëtesse et je me hâtai d’aller retrouver Maurice; il avait passé la nuit abrité comme il avait pu entre ses quatre tonneaux, fort inquiet de ne pas me voir revenir, et craignant que je ne fusse mangé par les tigres, fort communs dans cette partie de l’Amérique, et moins inoffensifs que les étalons et même que les taureaux.

Au bout de quelques instants apparut le capataz, traînant un bœuf au lasso. En peu d’instants l’animal fut saigné, écorché, taillé en lanières, tant est grande l’adresse des hommes du Sud dans l’accomplissement de cette œuvre de sang.

Il s’agissait maintenant de transporter le bœuf, coupé en morceaux, de la côte au bâtiment, c’est-à-dire à une distance de mille pas au moins, en traversant les brisants où se ruait une mer furieuse.

Maurice et moi, nous nous mîmes à la besogne.

On sait comment était construit le navire qui devait nous mener à bord: une table avec un tonneau attaché à chaque pied, et une espèce de pal au milieu. En venant, ce pal avait servi à suspendre nos vêtements; en revenant, il devait supporter nos vivres en les maintenant hors de l’eau.

Nous mîmes l’équipage à la mer; nous nous élançâmes dessus, et Maurice une perche à la main, moi ma gaffe au poing, nous nous mîmes à manœuvrer ayant de l’eau jusqu’aux genoux, vu que le poids qu’il portait était trop fort pour le canot; mais tant pis, vogue la galère!

Notre manœuvre s’accomplissait aux grands applaudissements de l’Américain et de l’équipage de la goëlette, qui faisaient des vœux plus encore peut-être pour le salut de la viande que pour le nôtre; et d’abord la navigation fut assez heureuse; mais, arrivés à une ligne de brisants qu’il nous fallait traverser, nous nous trouvâmes par deux fois presque entièrement submergés.

Le bonheur voulut que nous la franchissions heureusement, au mépris de toute difficulté.

Mais, une fois au delà de la double ligne des brisants, le danger, au lieu d’être passé, était devenu plus grand.

Nous ne trouvâmes plus le fond avec nos gaffes, et par conséquent il nous devenait impossible de diriger l’embarcation. En outre, le courant, devenant plus fort à mesure que nous avancions dans le fleuve, nous emportait loin de la corvette.

Je vis le moment où nous allions traverser l’Atlantique, et ne nous arrêter qu’à Sainte-Hélène ou au cap de Bonne-Espérance.

Il n’y avait pas d’autre ressource pour nos compagnons, s’ils voulaient nous rattraper, que de mettre à la voile; c’est ce qu’ils firent, et, comme le vent venait de la terre, la goëlette nous eut bientôt rejoints et dépassés.

Mais, en passant, elle nous jeta un cordage; nous amarrâmes l’embarcation au navire; on fit d’abord passer les vivres; puis nous nous hissâmes à notre tour, Maurice et moi; puis, enfin après nous, vint la table, qui fut réintégrée à sa place dans la salle à manger, et ne tarda point à être rendue à sa première destination.

Nous fûmes récompensés de la peine que nous avions prise à nous procurer nos vivres, en voyant avec quel glorieux appétit les attaquaient nos compagnons.

Quelques jours après, j’achetai, moyennant trente écus, un canot d’une balandre qui nous croisait.

Nous passâmes ce jour encore en vue de la pointe de Jésus-Maria.

XII
LE COMBAT

Nous avions passé la nuit à l’ancre, à environ six milles au midi de la pointe de Jésus-Maria, directement en face des Barrancas de San Gregorio; il soufflait une petite brise du nord, lorsque nous aperçûmes, du côté de Montevideo, deux barques que nous crûmes amies; mais, comme elles n’avaient pas le signe convenu d’un pavillon rouge, je crus qu’il était prudent de mettre à la voile en les attendant; j’ordonnai, en outre, de monter sur le pont les mousquets et les sabres.

La précaution, comme on va le voir n’était pas inutile; la première barque continuait de s’avancer sur nous avec trois personnes seulement en évidence; arrivé à quelques pas de nous, celui qui paraissait le chef éleva la voix et nous ordonna de nous rendre; en même temps le pont de la barque se couvrit d’hommes armés qui, sans nous donner le temps de répondre à la sommation, commencèrent le feu. Je criai: «Aux armes!» et sautai sur mon fusil, puis, comme nous étions en panne, tout en ripostant de mon mieux je commandai:

—Aux bras des voiles de devant!

Mais, ne sentant pas la goëlette obéir au commandement avec la docilité accoutumée, je me tournai vers le gouvernail et vis que la première décharge avait tué le timonier, qui était un de mes meilleurs matelots. Il se nommait Fiorentino et était né dans une de nos îles.

Il n’y avait pas de temps à perdre. Le combat était engagé avec rage; le lancione,—c’est le nom des sortes de barques contre lesquelles nous combattions,—le lancione s’était accroché à notre jardin de droite, et quelques-uns de ses hommes étaient déjà montés sur notre bastingage; par bonheur, quelques coups de fusil et de sabre eurent raison d’eux.

Après avoir aidé mes hommes à repousser cet abordage, je sautai à l’écoute de trinquette de tribord, où Fiorentino avait été frappé, et saisis le timon abandonné. Mais, au moment où j’appuyais la main pour le faire obéir, une balle ennemie me frappa entre l’oreille et la carotide, me traversa le cou et me renversa sans connaissance sur le pont.

Le reste du combat, qui dura une heure, fut soutenu par Louis Carniglia, pilotin, par Pasquale Lodola, Giovanni Lamberti, Maurizio Garibaldi et deux Maltais. Les Italiens donc combattirent à merveille; mais les étrangers et nos cinq noirs se sauvèrent dans la cale du bâtiment. Enfin, fatigués de notre résistance, comptant une dizaine d’hommes hors de combat, l’ennemi s’enfuit, tandis que, le vent s’étant levé, nos hommes continuaient de remonter le fleuve.

Quoique le sentiment me fût revenu et que j’eusse repris mes sens, je demeurai complétement inerte et inutile, par conséquent, pendant le reste de l’affaire.

J’avoue que mes premières sensations, en rouvrant les yeux et en recommençant à vivre, furent délicieuses. Je puis dire que j’ai été mort et que j’ai ressuscité, tant mon évanouissement fut profond et privé de toute lueur d’existence. Mais hâtons-nous d’ajouter que ce sentiment de bien-être physique fut bien vite étouffé par le sentiment de la situation dans laquelle nous nous trouvions. Mortellement blessé ou à peu près, n’ayant à bord personne qui eût la moindre connaissance en navigation, la moindre notion géographique, je me fis apporter la carte, je la consultai de mes yeux couverts d’un voile que je croyais celui de la mort, et j’indiquai du doigt Santa-Fé dans le fleuve Parana. Aucun de nous n’avait jamais navigué dans la Plata, excepté Maurice, qui une seule fois avait remonté l’Uruguay. Les matelots, terrifiés,—les Italiens, je dois le dire, ne partageaient pas ces craintes ou savaient les cacher;—les matelots, terrifiés, et de mon état et de la vue du cadavre de Fiorentino, craignant d’être pris et considérés comme pirates, avaient l’épouvante sur le visage et désertèrent à la première occasion qui se présenta. En attendant, dans chaque barque, dans chaque canot, dans chaque tronc d’arbre flottant, ils voyaient un lancione ennemi envoyé à leur poursuite.

Le cadavre de notre malheureux camarade fut jeté dans le fleuve avec les cérémonies usitées en pareille occasion, car, pendant plusieurs jours, nous ne pûmes aborder sur aucune terre. Je dois dire que ce genre d’inhumation était médiocrement de mon goût, et que j’y sentais une répugnance d’autant plus grande, que, selon toute probabilité, j’étais tout près d’en tâter. Je m’ouvris de cette répugnance à mon cher Carniglia.

Au milieu de cette ouverture, ces vers de Foscolo me revenaient particulièrement à l’esprit:

«Une pierre, une pierre qui distingue mes os de ceux que sème la mort sur la terre et dans l’Océan!»

Et mon pauvre ami pleurait et me promettait de ne pas me laisser jeter à l’eau, mais de me creuser une fosse et de m’y coucher doucement. Qui sait, malgré le désir qu’il en avait, s’il eût pu tenir sa promesse! Mon cadavre eût rassasié quelque loup marin, quelque caïman de l’immense Plata. Je n’eusse plus revu l’Italie, je n’eusse plus combattu pour elle! pour elle, la seule espérance de ma vie! mais aussi je ne l’eusse pas vue retomber dans la honte et dans la prostitution.

Qui eût dit alors à mon bien cher Louis qu’avant un an, c’était moi qui le verrais, roulé par les brisants, disparaître dans la mer, et qui chercherais vainement son cadavre pour lui tenir, à lui, la promesse qu’il m’avait faite, à moi, de l’ensevelir sur la terre étrangère, et de déposer sur sa tombe une pierre qui le recommandât à la prière du voyageur? Pauvre Louis! il eut pour moi les soins d’une mère pendant ma longue et douloureuse maladie, qui n’avait d’autre soulagement que sa vue et les attentions que ce cœur d’or avait pour moi.

XIII
LOUIS CARNIGLIA

Je veux parler un peu de Louis.—Et pourquoi, parce que c’est un simple matelot, ne devrais-je pas en parler? Parce qu’il n’était pas...—Oh! je vous en réponds, son âme l’était, noble, pour soutenir en toute circonstance et en tout lieu l’honneur italien; noble pour affronter les tempêtes de tout genre; noble, enfin, pour me protéger, pour me garder, pour me soigner, comme il eût fait de son enfant! Quand j’étais couché, dans ma longue agonie, sur mon lit de douleur; lorsque, abandonné de tous, je délirais du délire de la mort, il se tenait assis au chevet de mon lit avec le dévouement et la patience d’un ange, ne s’éloignant de moi un instant que pour aller pleurer et me cacher ses larmes. O Luigi! tes os, épars dans les abîmes de l’Atlantique, méritaient un monument où le proscrit reconnaissant pût un jour te donner en exemple à ses concitoyens, et te rendre ces larmes pieuses que tu as versées sur lui!

Luigi Carniglia était de Deiva, petit pays de la rivière du Levant. Il n’avait point reçu d’instruction littéraire, mais il suppléait à ce défaut par une merveilleuse intelligence. Privé de toutes les connaissances nautiques qui font le pilote, il conduisait les bâtiments jusqu’à Gualeguay, avec la sagacité et le bonheur d’un pilote consommé. Dans le combat que je viens de raconter, c’est à lui particulièrement que nous dûmes de ne pas tomber dans les mains de l’ennemi; armé d’un tromblon, placé au poste le plus dangereux, il fut la terreur des assaillants. Élevé de stature, robuste de corps, il réunissait l’agilité à la vigueur. Doux jusqu’à la tendresse dans le cours habituel de la vie, il avait le don si rare de se faire aimer de tous. Hélas! les meilleurs fils de notre malheureuse terre finissent ainsi, au milieu des étrangers, sans avoir la consolation d’une larme, et... oubliés!

XIV
PRISONNIER

Je restai dix-neuf jours sans autres soins que ceux qui me furent donnés par Luigi Carniglia.

Au bout de dix-neuf jours, nous arrivâmes à Gualeguay.

Nous avions rencontré à l’embouchure de l’Ibiqui, bras du Parana, un navire commandé par un Mahonais, nommé don Lucas Tartaulo, brave homme qui eut toutes sortes d’obligeances pour moi, me donnant ce qu’il croyait pouvoir être utile à mon état.

Tout ce qu’il m’offrit fut accepté, car nous manquions littéralement de tout à bord de la goëlette, excepté de café; aussi mettait-on le café à toute sauce, sans s’inquiéter si le café était pour moi une bien saine boisson et une drogue bien efficace. J’avais commencé par avoir une effroyable fièvre, accompagnée d’une difficulté d’avaler allant presque jusqu’à l’impossibilité. Cela n’était pas bien étonnant, la balle, pour aller d’un côté à l’autre du cou, ayant passé dans son trajet entre les vertèbres cervicales et le pharynx; puis, après huit ou dix jours, la fièvre s’était calmée; j’avais commencé d’avaler, et mon état était devenu tolérable.

Don Lucas avait fait plus: en nous quittant, il m’avait,—ainsi qu’à un de ses passagers nommé d’Arragaida, Biscayen établi en Amérique,—donné des lettres de recommandation pour Gualeguay, et particulièrement pour le gouverneur de la province d’Entre-Rios, don Pascal Echague, qui, devant faire un voyage, lui laissa son propre médecin, don Ramon Delarea, jeune Argentin de grand mérite, lequel, ayant examiné ma blessure et ayant senti, du côté opposé à celui par où elle était entrée, la balle rouler sous son doigt, en fit très-habilement l’extraction en m’incisant la peau, et, pendant quelques semaines, c’est-à-dire jusqu’à mon parfait rétablissement, continua de me donner les soins les plus affectueux et, ajoutons ceci, les plus désintéressés.

Je séjournai six mois à Gualeguay, et, pendant ces six mois, je demeurai dans la maison de don Jacinto Andreas, qui fut pour moi, ainsi que sa famille, plein d’égards infinis et de courtoises gentillesses.

Mais j’étais prisonnier, ou à peu près. Malgré toute la bonne volonté du gouverneur don Pascal Echague, et l’intérêt que me portait la brave population de Gualeguay, j’étais obligé d’attendre la décision du dictateur de Buenos-Ayres, qui ne décidait rien.

Le dictateur de Buenos-Ayres était à cette heure Rosas, dont nous aurons à nous occuper plus tard, à propos de Montevideo.

Guéri de ma blessure, je commençai à faire des promenades; mais, par ordre de l’autorité, mes cavalcades étaient bornées. En échange de ma goëlette confisquée, on me passait un écu par jour, ce qui était beaucoup dans un pays où tout est pour rien, et dans lequel on ne trouve aucune occasion de dépense;—mais tout cela ne valait pas la liberté.

Au reste, probablement, cette dépense d’un écu par jour pesait au gouvernement, car il me fut fait des ouvertures de fuite; mais les gens qui me faisaient ces ouvertures de bonne foi étaient, sans le savoir, des agents provocateurs. On me disait que le gouvernement verrait ma disparition sans un grand chagrin. Il ne fallait pas me faire violence pour que j’adoptasse une résolution qui était déjà en projet dans mon esprit. Le gouverneur de Gualeguay, depuis le départ de don Pascal Echague, était un certain Leonardo Millan; il n’avait, jusque-là, été pour moi ni bien ni mal; et, jusqu’au jour où nous étions arrivés, je n’avais aucune raison de me plaindre de lui, bien qu’il m’eût témoigné peu d’intérêt.

Je me décidai donc à fuir, et, dans ce but, je commençai mes préparatifs, afin d’être prêt à la première occasion qui se présenterait. Un soir d’orage, je me dirigeai, en conséquence, vers la maison d’un vieux brave homme que j’avais l’habitude de visiter et qui demeurait à trois milles du pays; cette fois, je lui fis part de ma résolution, et le priai de me trouver un guide et des chevaux, avec lesquels j’espérais gagner une estancia tenue par un Anglais et située sur la rive gauche du Parana. Là, je trouverais, sans aucun doute, des bâtiments qui me transporteraient incognito à Buenos-Ayres ou à Montevideo. Il me trouva guide et chevaux, et nous nous mîmes en route à travers champs, pour ne pas être découverts. Nous devions parcourir cinquante-quatre milles à peu près, ce qui pouvait, en tenant toujours le galop, s’accomplir dans la moitié d’une nuit.

Lorsque le jour vint, nous étions en vue de l’Ibiqui, à la distance d’un demi-mille à peu près du fleuve; le guide me dit alors de m’arrêter dans une espèce de maquis où nous nous trouvions, tandis qu’il irait prendre langue.

J’y consentis; il me quitta et je restai seul.

Je mis pied à terre, j’accrochai la bride de mon cheval à une branche d’arbre, je me couchai au pied du même arbre, et attendis ainsi deux ou trois heures; après quoi, voyant que mon guide ne reparaissait point, je me levai et résolus de gagner la lisière du maquis, laquelle était proche; mais, au moment d’atteindre cette lisière, j’entendis derrière moi un coup de fusil et le frétillement d’une balle dans l’herbe. Je me retournai, et vis un détachement de cavaliers qui me poursuivaient le sabre à la main; ce détachement était déjà entre moi et mon cheval.—Impossible de fuir, inutile de me défendre;—je me rendis.

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