Mémoires de Garibaldi, tome 1/2
[10] Qu’on nous permette de nous servir de l’expression italienne, qui n’a pas d’équivalent en français; della gente veut tout dire: des hommes, des femmes, des enfants, des voyageurs, des négociants, des flâneurs, etc., etc.
XXXIV
LEVÉE DU SIÉGE—ROSSETTI
Cependant la situation de l’armée républicaine empirait de jour en jour; ses besoins devenaient plus grands, ses ressources moindres; les deux combats de Taquari et de San Jose du Nord, avaient décimé l’infanterie, qui, quoique peu nombreuse, était le nerf des opérations du siége. Les suprêmes besoins engendrèrent la désertion; les populations, comme il arrive dans ces guerres par trop prolongées, se lassèrent; la maladie de l’indifférence, la pire de toutes, les prit, et de chaque côté on sentit que le moment était venu d’en finir.
Dans cet état de choses, les impériaux firent des propositions d’accommodement, qui, bien qu’avantageuses relativement pour les républicains, furent refusées par eux: ce refus augmenta le mécontentement dans la partie la plus malheureuse, et par conséquent la plus fatiguée de l’armée et du peuple; enfin on décida que le siége serait abandonné et que l’on se retirerait.
La division Canavarro, dont faisaient partie les marins, fut désignée pour commencer le mouvement, et ouvrir les passages de la serra, occupés par le général Labattue, Français au service de l’empereur. Bento Gonzalès, avec le reste de l’armée, marcherait à la queue et formerait l’arrière-garde.
La garnison républicaine de Settembrina devait le suivre et marcher la dernière; mais elle ne put exécuter ce mouvement; surprise par le fameux Morinque, la ville fut emportée.
Là fut tué mon cher Rossetti.
Tombé de cheval après avoir fait des prodiges de valeur, blessé dangereusement, sommé de se rendre, il aima mieux se faire tuer que de donner son épée.
Encore une âpre blessure pour mon cœur. On m’a entendu parler plus d’une fois de Rossetti, on sait combien je l’aimais; qu’on me permette donc, si insuffisante que soit ma plume, de dire à l’Italie ce que tant de fois je lui ai dit déjà:
O Italie, ma mère, nous venons de perdre, moi un de mes frères les plus chers; et toi, un de tes fils les plus généreux!
Celui-là était enfant de Gênes. Il avait, par des parents qui connaissaient peu son caractère, été destiné à l’Église; c’était un des plus ardents patriotes italiens que j’aie jamais connus. Enclin à la vie aventureuse, et ne pouvant respirer en Italie, il partit pour Rio de Janeiro, où tantôt il fit du commerce et tantôt du courtage; mais Rossetti n’était pas né pour être négociant, c’était une plante exotique poussant mal sur la terre de l’agio et du calcul; ce n’est pas que Rossetti ne fût d’une intelligence fine et d’une nature apte à s’enrichir de toutes les connaissances; certes, en toutes choses, il pouvait aspirer au premier rang; mais Rossetti était le plus Italien de tous les Italiens, c’est-à-dire le plus généreux et le plus prodigue des hommes.—Or, avec de tels vices commerciaux, on ne fait pas fortune, mais on marche à pas de géant vers la ruine.
Il en fut ainsi de Rossetti.
Bon avec tous, sa maison était la maison de tous, particulièrement des Italiens malheureux. Il n’attendait pas que les proscrits vinssent le trouver, il allait au-devant d’eux; aussi fut-il bientôt à bout de ressources. Malheureux lui-même, ce cœur d’ange ne pouvait voir souffrir un Italien; s’il ne pouvait l’aider de sa bourse, il le faisait attendre dans sa pauvre cabane, courait les rues de la ville, et ne rentrait chez lui que rapportant du secours pour celui ou pour ceux qui attendaient; il est vrai que sa bonté, sa franchise, sa loyauté, l’avaient fait l’ami de tout le monde, et que, dans ses pieux embarras, tout le monde l’aidait avec plaisir.
La bataille de Tarifa eut lieu, les républicains y furent battus par les impériaux; Bento Gonzalès et les principaux chefs, faits prisonniers: ils furent conduits à Rio de Janeiro. Parmi eux était notre capitaine Zambecarri, et nous le connûmes, comme je l’ai raconté, dans les prisons de Santa Cruz. On parla de faire la course, de nous délivrer des lettres de marque; dès lors, Rossetti et moi n’eûmes plus de tranquillité que nous ne fussions lancés sur l’immensité de l’Océan, avec la bannière républicaine. Rossetti se chargea de tout, et parvint au but que nous nous proposions.
On sait le reste, puisque, à partir de ce moment-là, on ne nous a pas perdus de vue.
Hélas! il n’y a pas un coin de terre où ne dorment les os d’un Italien généreux; c’est pourquoi l’Italie ne devrait pas se réjouir, mais au contraire se couvrir de deuil. O pauvre Italie, tu sentiras véritablement leur absence, le jour où tu tenteras d’arracher ton cadavre aux corbeaux qui le dévorent.
XXXV
LA PICADA DAS ANTAS
Cette retraite, entreprise dans la saison d’hiver, au milieu d’un pays montagneux et par une pluie incessante, fut la plus terrible et la plus désastreuse que j’aie jamais vue.
Nous emmenions avec nous, pour toutes provisions, quelques vaches en laisse, sachant d’avance que nous ne trouverions aucun animal bon pour notre nourriture sur la route que nous allions parcourir.
Tout en battant en retraite nous-mêmes, nous poursuivions la division du général Labattue, mais sans la pouvoir jamais rejoindre. Seuls les Selvagiens[11], manifestant leurs sympathies pour nous, attaquèrent son avant-garde. Nous vîmes de près ces hommes de la nature, et ils ne nous furent pas hostiles.
[11] Habitants de la forêt.
Anita, pendant cette retraite de trois mois, souffrit tout ce que l’on peut humainement souffrir sans rendre l’âme. Ah! tout! elle supporta tout avec un stoïcisme et un courage inexprimables.
Il faut avoir quelque connaissance des forêts de cette partie du Brésil, pour se faire une idée des privations endurées par une troupe sans moyens de transport, n’ayant pour toute ressource d’approvisionnement que le lasso, arme très-utile dans les plaines couvertes de bestiaux ou de gros gibier, mais parfaitement inutile dans ces épaisses forêts, repaires des tigres et des lions.
Pour comble de malheur, les fleuves, très-rapprochés dans ces forêts vierges, grossissaient outre mesure. Cette effroyable pluie qui nous poursuivait ne cessant de tomber, il en résultait que souvent une partie de nos troupes se trouvait emprisonnée entre deux cours d’eau, et restait là privée de toute nourriture. Alors, la faim faisant son œuvre, parmi les femmes et les enfants surtout, c’était un carnage plus lamentable que celui qu’eussent pu faire les balles et les boulets.
Notre pauvre infanterie était en proie à des souffrances et à des privations que l’on ne saurait dire, car elle n’avait pas même, comme la cavalerie, la ressource de manger ses chevaux. Peu de femmes et encore moins d’enfants sortirent de la forêt. Le peu qui échappa fut sauvé par les cavaliers qui, ayant eu le bonheur de conserver leurs chevaux, avaient pitié des pauvres petites créatures abandonnées par leurs mères mortes ou mourant de faim, de froid et de fatigue.
Anita frissonnait à l’idée de perdre notre Menotti, que nous ne sauvâmes, au reste, que par miracle. Aux endroits les plus dangereux de la route et au passage des fleuves, je portais le pauvre enfant, âgé de trois mois, suspendu à mon cou dans un mouchoir; et, de cette façon, je pouvais le réchauffer avec mon haleine. D’une douzaine d’animaux, tant de chevaux que de mules, qui étaient entrés avec moi dans la forêt, tant pour mon service que pour celui de mon équipage, j’étais resté seulement avec deux mules et deux chevaux; le reste était tombé mourant de faim ou écrasé de fatigue. Pour comble de malheur, les guides avaient perdu le chemin, et ce fut la principale cause de nos souffrances dans cette terrible forêt das Antas[12].
[12] L’anta est un animal de la stature d’un âne, parfaitement inoffensif, dont la chair est exquise. On fait avec son cuir différents travaux fort élégants. Je ne l’ai jamais vu.
(Note de l’Auteur.)
Plus nous allions, moins nous voyions arriver la fin de cette picada maudite; je restai en arrière avec deux mules horriblement fatiguées, et que j’espérais sauver, en les faisant avancer pas à pas, et en les nourrissant avec des feuilles de taquara, roseaux auxquels le Taquari a emprunté son nom. Pendant ce temps, j’envoyai Anita en avant, avec un domestique et l’enfant, afin qu’ils cherchassent l’issue de cette interminable forêt, et tâchassent de trouver quelque nourriture.
Les deux chevaux que j’avais laissés à Anita, montés alternativement par la courageuse femme, nous sauvèrent tous. Elle trouva enfin le bout de la forêt, et, au bout de la forêt, un piquet de mes braves soldats, avec un feu allumé, ce qui n’était point commun par une pareille pluie.
Mes compagnons, qui, par bonheur, avaient conservé quelques vêtements de laine, en enveloppèrent l’enfant, le réchauffèrent et le ramenèrent à la vie, quand la pauvre mère commençait déjà à désespérer de lui. Ce ne fut pas tout: ces excellentes gens se mirent alors à chercher avec une tendre sollicitude quelques aliments qu’ils n’eussent pas cherchés pour eux, mais qu’ils cherchèrent pour l’amour de moi, et avec lesquels ils réconfortèrent un peu la mère et l’enfant.
Celui qui leur porta les premiers et les plus efficaces secours s’appelait Manzio; que son nom soit béni!
J’avais pris une peine inutile pour sauver mes deux chevaux; je finis par être forcé d’abandonner les deux pauvres bêtes, poussives et fourbues, et, fort détérioré moi-même, je fis à travers la forêt le reste du chemin à pied.
Le même jour, je retrouvai ma femme et mon enfant, et sus tout ce que mes compagnons avaient fait pour eux.
Neuf jours après son entrée dans la forêt, à peine la queue de notre division en sortait-elle. Peu d’officiers avaient réussi à sauver leurs chevaux. L’ennemi qui nous précédait avait, en fuyant devant nous, laissé deux pièces de canon dans la picada; mais à peine les regardâmes-nous en passant. Les moyens de transport manquaient, et sans doute sont-elles encore à la même place où je les vis en passant.
Les tempêtes semblaient circonscrites dans la forêt. A peine en fûmes-nous sortis, qu’en approchant de Cima-da-Serra et de Vaccaria, nous trouvâmes le beau temps, et quelques bœufs qui nous tombèrent sous la main et nous indemnisèrent de notre long jeûne, nous firent oublier la fatigue, la faim et la pluie.
Nous restâmes dans le département de Vaccaria quelques jours à attendre la division de Bento Gonzales, qui nous rejoignit en désordre et diminuée d’un tiers.
C’est que l’infatigable Morinque, informé de la retraite de cette division, s’était mis à la poursuite de son arrière-garde, la poursuivant sans relâche, l’attaquant en toute occasion, s’alliant pour cette œuvre de destruction aux montagnards, toujours hostiles aux républicains. Tout cela donna à Labattue le temps de faire sa retraite, puis sa jonction avec l’armée impériale; mais, lors de cette jonction, à peine avait-il quelques centaines d’hommes à sa suite: les mêmes inconvénients qui avaient existé pour nous avaient existé pour lui. L’ennemi eut, en outre, à surmonter un obstacle imprévu, et que je note à cause de son étrangeté.
Le général Labattue, devant traverser dans son chemin deux bois appelés di Mattos, y trouva quelques-unes de ces tribus indigènes connues sous le nom de Bugrès, lesquelles sont des plus sauvages que l’on connaisse au Brésil. Ces tribus, sachant le passage des impériaux, les assaillirent dans trois ou quatre embuscades, et leur firent tout le mal qu’ils purent. Quant à nous, ils ne nous inquiétèrent aucunement, et quoiqu’il y eût sur le chemin beaucoup de ces trappes que les Indiens tendent sous les pas de leurs ennemis, au lieu d’être dissimulées sous du gazon ou des branches, toutes étaient découvertes, et, par conséquent, aucune n’était dangereuse.
Pendant la courte halte que nous fîmes sur la lisière d’un de ces bois gigantesques, nous en vîmes sortir une femme qui, dans sa jeunesse, avait été enlevée par les sauvages, et qui avait profité de notre voisinage pour s’enfuir.
La pauvre créature était dans un déplorable état.
Comme nous n’avions plus aucun ennemi à fuir ni à poursuivre dans ces régions élevées, nous continuâmes notre marche, à courtes étapes, il est vrai, car nous manquions complétement de chevaux, et il nous fallait dompter des poulains, chemin faisant.
Le corps des lanciers républicains étant resté complétement démonté, fut obligé de se refaire rien qu’avec des poulains.
C’était, au reste, un splendide spectacle, toujours nouveau quoique quotidiennement répété, que celui de ces jeunes et robustes noirs, dont chacun méritait l’épithète de dompteur de chevaux, que Virgile donne à Pélops. Il fallait les voir sautant sur ces sauvages enfants des steppes, ignorants du mors, de la selle et de l’éperon, se cramponnant à leur crinière et tourbillonnant avec eux dans la plaine jusqu’à ce que, cédant à l’homme, le quadrupède s’avouât vaincu.
Mais la lutte était longue; l’animal ne se rendait qu’après avoir épuisé tous ses efforts pour se débarrasser de son tyran; l’homme, de son côté, admirable d’adresse, de force et de courage, lié à tous ses mouvements, le serrant entre ses jambes comme entre des tenailles, bondissant avec lui, se roulant avec lui, se relevant avec lui, et ne se séparant de lui que lorsque, ruisselant de sueur, blanc d’écume, frémissant sur ses jarrets, le cheval était dompté.
Trois jours suffisent à un bon dompteur de chevaux pour que l’animal le plus rebelle subisse le mors.
Mais rarement les poulains sont-ils bien domptés par les soldats, surtout dans les marches, où trop d’occupations empêchent ces dompteurs de leur donner tous les soins nécessaires.
Les Mattos passés, nous traversâmes la province de Missiones, nous dirigeant sur Cruz-Alta, chef-lieu de cette petite province; puis, de Cruz-Alta, nous marchâmes sur Saint-Gabriel, où s’établit le quartier général, et où l’on bâtit des baraques pour le campement de l’armée.
Six ans de cette vie d’aventures et de dangers ne m’avaient pas fatigué tant que j’étais resté seul; mais maintenant que j’avais une petite famille, cette séparation de toutes mes anciennes connaissances, cette ignorance de ce que, depuis tant d’années, étaient devenus mes parents, me firent naître le désir de me rapprocher d’un point où des nouvelles de mon père et de ma mère pussent me parvenir; j’avais pu un instant refouler dans mon cœur toutes ces tendres affections, mais elles s’étaient amassées et demandaient à reprendre leur cours. Ajoutez à cela que je ne savais rien non plus de cette autre mère qu’on appelle l’Italie! La famille est puissante, mais la patrie est irrésistible.
Je me décidai donc à regagner Montevideo, du moins temporairement, et je demandai mon congé au président, ainsi que la permission de me faire un petit troupeau de bœufs, dont la vente pièce à pièce devait, tout le long de la route, subvenir à mes dépenses.
XXXVI
CONDUCTEUR DE BŒUFS
Me voilà donc truppiere, c’est-à-dire conducteur de bœufs.
En conséquence, dans une estancia appelée del Corral de Pedras, avec l’autorisation du ministre des finances, je parvins à réunir en une vingtaine de jours, et avec une indicible fatigue, environ neuf cents animaux; ces animaux étaient complétement sauvages. Une plus grande fatigue m’attendait encore pendant la route, où je rencontrai des obstacles presque insurmontables; le plus grand de tous, fut le Rio-Negro, où je faillis voir s’engloutir tout mon capital. Du passage du fleuve, de mon inexpérience dans mon nouveau métier, et surtout du brigandage de certains capataz mercenaires loués par moi comme conducteurs, je sauvai à peu près cinq cents bêtes, qui, attendu la mauvaise nourriture, la longue route et la fatigue des passages, furent jugées incapables d’atteindre leur destination.
Je résolus, en conséquence, de les tuer, de les écorcher et de vendre leurs peaux, opération après laquelle, dépenses prélevées, il me resta une centaine d’écus qui servirent à faire face aux premières nécessités de la famille.
C’est ici que je dois consigner une rencontre qui me donna un de mes plus chers, de mes meilleurs et de mes plus tendres amis.
Hélas! encore un qui est allé attendre dans un monde meilleur la délivrance de l’Italie.
En m’approchant de Saint-Gabriel, dans la retraite que nous venions d’exécuter, j’avais entendu parler d’un officier italien d’un grand esprit, d’un grand cœur, d’une grande instruction, qui, exilé comme carbonaro, s’était battu en France au 5 juin 1832, puis à Oporto, pendant le long siége qui avait valu à cette ville le nom d’imprenable, et qui enfin, forcé comme moi de quitter l’Europe, était venu mettre son courage et sa science au service des jeunes républiques de l’Amérique du Sud.
On racontait de lui des traits de courage, de sang-froid et de force qui m’avaient fait répéter dix fois:
—Quand je rencontrerai cet homme, il sera mon ami.
Cet homme s’appelait Anzani.
Un de ces traits, surtout, avait fait grand bruit.
En arrivant en Amérique, Anzani s’était présenté, avec une lettre de recommandation, chez deux de nos compatriotes, MM. ***, négociants à Saint-Gabriel.
Ces messieurs avaient fait de lui leur factotum.
Anzani était tout à la fois chez eux le caissier, le teneur de livres, l’homme de confiance;—disons mieux que cela, Anzani était le bon génie de leur maison.
Comme tous les gens forts et courageux, Anzani était calme et doux.
La maison dont il était devenu le véritable directeur était une de ces maisons comme on en trouve seulement dans l’Amérique du Sud, et qui tiennent tout ce qu’il est possible d’imaginer, réunissant en un seul commerce à peu près tous les commerces connus.
Or, la ville où résidaient nos deux compatriotes était, pour son malheur, voisine de la forêt qui servait de refuge à ces tribus d’Indiens Bugrès dont j’ai dit quelques mots dans le chapitre précédent.
Un des chefs de ces Indiens s’était fait la terreur de cette petite ville, dans laquelle, deux fois par an, il descendait avec sa tribu, et qu’il rançonnait à son plaisir, sans que celle-ci osât faire résistance.
Descendant d’abord avec deux ou trois cents hommes, puis avec cent, puis avec cinquante, selon qu’il avait vu la terreur croissante y établir son pouvoir, il avait fini par s’y sentir tellement le maître, qu’il y venait seul, et, tout seul qu’il était, y donnait ses ordres et y manifestait ses exigences comme s’il eût eu derrière lui sa tribu prête à mettre la ville à feu et à sang.
Anzani avait fort entendu parler de ce matamore, et avait écouté tout ce qu’on en avait dit sans aucunement manifester son opinion sur l’audace du chef sauvage et sur la terreur qu’inspirait sa férocité.
Cette terreur était si grande, que, lorsque ce cri retentissait: «Le chef di Mattos!» toutes les fenêtres se fermaient, toutes les portes se verrouillaient, comme si l’on eût crié au chien enragé.
L’Indien était habitué à ces signes de terreur, qui flattaient son orgueil.—Il choisissait la porte qu’il lui plaisait de se faire ouvrir, y frappait, et la porte ouverte,—ce qui se faisait avec la célérité de l’effroi,—il pouvait dévaliser la maison tout entière sans que maîtres, voisins ou habitants, quels qu’ils fussent, songeassent à inquiéter sa retraite.
Or, depuis deux mois, Anzani dirigeait la maison de commerce dans les plus grands comme dans les plus petits détails, à la grande satisfaction de ses deux patrons, lorsque ce cri terrible retentit:
—Le chef di Mattos!
Comme d’habitude, portes et volets se fermèrent précipitamment.
Anzani était seul à la maison, occupé à relever les comptes de la semaine. Il ne jugea point que la bruyante annonce que l’on venait de faire valût la peine de se déranger, et resta en conséquence derrière son comptoir, porte et fenêtres ouvertes.
L’Indien s’arrêta étonné devant cette maison qui, au milieu du bouleversement général que causait sa présence, paraissait indifférente à sa venue.
Il entra et vit, de l’autre côté du comptoir, un homme au visage placide qui faisait ses comptes.
Il s’arrêta en face de lui, les bras croisés et le regardant avec étonnement.
Anzani leva la tête.
Anzani était la politesse même.
—Que voulez-vous, mon ami? demanda-t-il à l’Indien.
—Comment! ce que je veux? demanda celui-ci.
—Sans doute, fit Anzani, lorsqu’on entre dans un magasin, c’est qu’on désire acheter quelque chose.
L’Indien éclata de rire.
—Tu ne me connais donc pas? demanda-t-il à Anzani.
—Comment veux-tu que je te connaisse? C’est la première fois que je te vois.
—Je suis le chef di Mattos, répliqua l’Indien en décroisant ses bras, et en montrant à sa ceinture un arsenal composé de quatre pistolets et d’un poignard.
—Eh bien, chef di Mattos, que veux-tu? demanda Anzani.
—Je veux à boire, répondit celui-ci.
—Et que veux-tu à boire?
—Un verre d’aguardiente.
—Rien de plus facile; paye d’abord, et je te servirai ton verre après.
L’Indien se mit à rire une seconde fois.
Anzani fronça légèrement le sourcil.
—Voilà, dit-il, la seconde fois qu’au lieu de me répondre, tu me ris au nez. Je ne trouve pas cela poli. Je te préviens donc que, si cela t’arrive une troisième fois, je te mets à la porte.
Anzani avait prononcé ces mots avec un accent de fermeté qui, à tout autre qu’un Indien, eût donné la mesure de l’homme auquel il avait affaire.
Peut-être le sauvage comprit-il, mais il eut l’air de ne pas comprendre.
—Je t’ai dit de me donner un verre d’aguardiente, répéta-t-il en frappant du poing sur le comptoir.
—Et moi, je t’ai dit de payer d’abord, répéta Anzani, ou sinon que tu n’aurais rien.
L’Indien lança un regard de colère à Anzani, mais le regard d’Anzani rencontra le sien;—l’éclair avait croisé l’éclair.
Anzani avait l’habitude de dire:
—Il n’y a de force réelle que la force morale. Regardez hardiment, fixement et obstinément l’homme qui vous regarde;—s’il baisse les yeux, vous êtes son maître;—mais ne baissez pas les yeux, car alors c’est lui qui sera le vôtre.
Le regard d’Anzani avait une irrésistible puissance. Ce fut l’Indien qui baissa les yeux.
Il sentit son infériorité; et, furieux de cette domination inconnue, il voulut se donner du cœur en buvant.
—C’est bien, dit-il, voilà une demi-piastre, sers-moi.
—C’est mon état de servir les gens qui me payent, dit tranquillement Anzani.
Et il servit à l’Indien un verre d’eau-de-vie.
L’Indien l’avala.
—Un autre, dit-il.
Anzani lui en servit un autre.
L’Indien l’avala comme le premier.
—Un autre, dit-il encore.
Tant qu’il y eut de l’argent pour couvrir les libations de l’Indien, Anzani ne fit aucune observation; mais, lorsque le buveur eut ingurgité de l’eau-de-vie pour une valeur égale à celle de sa pièce, il s’arrêta.
—Eh bien? demanda l’Indien.
Anzani lui fit son compte.
—Après? insista le sauvage.
—Après?... Pas d’argent, pas d’eau-de-vie, reprit Anzani.
L’Indien avait calculé juste. Les cinq ou six verres d’eau-de-vie qu’il avait bus lui avaient rendu le courage que lui avait fait perdre le regard léonin d’Anzani.
—De l’aguardiente! dit-il portant la main à l’un de ses pistolets; de l’aguardiente, ou je te tue!...
Anzani, qui se doutait que la chose finirait par là, se tenait prêt. C’était un homme de cinq pieds neuf pouces, d’une force prodigieuse, d’une adresse admirable. Il appuya sa main droite sur le comptoir, sauta de l’autre côté, et se laissa tomber de tout son poids sur l’Indien, saisissant, avant qu’il eût eu le temps d’armer son pistolet, le poignet droit de son adversaire avec sa main gauche.
L’Indien ne put soutenir le choc. Il tomba à la renverse; Anzani tomba sur lui, et lui appuya le genou sur la poitrine.
Alors, maintenant avec sa main gauche la main droite de l’Indien dans une ligne qui rendait son arme inoffensive, de l’autre main, Anzani lui enleva de la ceinture pistolets et poignard, qu’il éparpilla dans le magasin; puis il lui arracha le pistolet de la main, le prit par le canon, et, à grands coups de crosse, lui écrasa la figure; enfin, quand il crut que l’Indien, pour nous servir des termes de l’art, en avait assez, il se releva, et, le poussant à grands coups de pied du côté de la porte, il le roula jusqu’au ruisseau, au beau milieu duquel il le laissa.
L’Indien, en effet, en avait assez.
Il se sauva comme il put, et ne reparut jamais à Saint-Gabriel.
Anzani avait fait, sous un autre nom que le sien,—sous le nom de Ferrari,—la guerre de Portugal. Sous ce nom, il s’était admirablement conduit; sous ce nom, il avait conquis le grade de capitaine; sous ce nom, il avait reçu deux blessures graves, l’une à la tête, l’autre à la poitrine.
Si graves, qu’au bout de seize ans, il mourut de l’une d’elles.
La blessure de la tête était un coup de sabre qui lui avait ouvert le crâne.
Celle de la poitrine était une balle qui s’était arrêtée dans le poumon, et qui, plus tard, détermina une phthisie pulmonaire.
Lorsqu’on parlait à Anzani des merveilles de courage qu’il avait accomplies sous le nom de Ferrari, il souriait et soutenait que ce Ferrari et lui étaient deux hommes différents.
Par malheur, pauvre Anzani, il ne pouvait, en même temps qu’il mettait ses exploits sur le compte de l’être imaginaire qu’il avait créé, lui renvoyer ses blessures.
C’était là l’homme dont on m’avait parlé; c’était là l’homme que je désirais connaître, et dont je voulais faire mon ami.
A Saint-Gabriel, j’appris qu’il était, pour affaires, allé à une soixantaine de milles. Je me renseignai, et je montai à cheval pour aller à sa rencontre.
En route, sur la rive d’un petit ruisseau, je trouvai un homme, la poitrine nue et lavant sa chemise;—je compris que c’était cet homme-là que je cherchais.
J’allai à lui, je lui tendis la main, je me nommai.
A partir de ce moment, nous fûmes frères.
Il n’était plus alors dans sa maison de commerce; mais, comme moi, il était entré au service de la république de Rio-Grande. Il commandait l’infanterie de la division Juan Antonio, un des chefs républicains les plus renommés. Comme moi, au reste, il quittait le service, se dirigeant al salto.
Après un jour passé ensemble, nous nous donnâmes nos adresses respectives, et il fut convenu que nous ne ferions rien d’important sans nous prévenir l’un l’autre.
Qu’on me permette un détail qui fera connaître notre misère et notre fraternité.
Anzani n’avait qu’une chemise, mais il avait deux pantalons.
J’étais aussi pauvre que lui en fait de chemises, tandis qu’il était d’un pantalon plus riche que moi.
Nous couchâmes sous le même toit, mais Anzani partit avant le jour et sans me réveiller.
En me réveillant, je trouvai sur mon lit le meilleur de ses deux pantalons.
J’avais vu à peine Anzani, mais Anzani était un homme qu’on jugeait à première vue; aussi, lorsque je pris du service près de la république de Montevideo, et que je fus chargé d’organiser la légion italienne, mon premier soin fut d’écrire à Anzani de venir partager ce travail avec moi.
Il vint, et nous ne nous quittâmes plus jusqu’au jour où, touchant la terre d’Italie, il mourut entre mes bras.
XXXVII
PROFESSEUR DE MATHÉMATIQUES ET COURTIER DE COMMERCE
Je descendis à Montevideo dans la maison d’un de mes amis, nommé Napoléon Castellini. A sa gentillesse et à celle de sa femme je dois beaucoup trop pour m’acquitter jamais autrement que par la reconnaissance que je leur ai vouée, et cela comme à mes autres bien chers G.-B. Cuneo,—cet ami de toute ma vie,—les frères Antonini et Giovanni Risso.
Les quelques écus provenant de la vente de mes peaux de bœuf dépensés, pour ne pas demeurer avec ma femme et mon enfant à la charge de mes amis, j’entrepris deux industries qui, je dois l’avouer, à elles deux et cumulées, suffisaient à peine à mes besoins.
La première était celle de courtier en marchandises; je portais des échantillons de toute espèce sur moi. Je tenais tout, depuis la pâte d’Italie jusqu’aux étoffes de Rouen.
La seconde était celle de professeur de mathématiques dans la maison de l’estimable M. Paolo Semidei.
Ce genre de vie dura jusqu’à mon entrée dans la légion orientale.
La question de Rio-Grande commençait à s’établir et à s’arranger. Je n’avais plus rien à voir de ce côté. La république Orientale,—c’était ainsi que se nommait la république de Montevideo,—me sachant libre, ne tarda point à m’offrir une compensation plus en harmonie avec mes moyens, et surtout avec mon caractère, que celles de professeur de mathématiques et de colporteur d’échantillons.
On m’offrit et j’acceptai le commandement de la corvette la Constitution.
L’escadre orientale se trouvait sous les ordres du colonel Cosse; celle de Buenos-Ayres aux ordres du général Brown.
Plusieurs rencontres et plusieurs combats avaient eu lieu entre les deux escadres, mais ils n’avaient eu que de médiocres résultats.
Vers le même temps, un certain Vidal, de triste mémoire, fut chargé du ministère général de la République.
Un des premiers et des plus déplorables actes de cet homme fut de se débarrasser de l’escadre, qu’il disait trop onéreuse à l’État. Cette escadre, qui avait coûté d’immenses sommes à la République, et qui entretenue, comme la chose était facile alors, pouvait constituer une prééminence marquée sur la Plata, fut complétement détruite, et l’on en dilapida le matériel.
Je fus destiné à une expédition du résultat de laquelle devaient naître bien des événements.
On m’envoya à Corrientes, avec le brigantin de dix-huit canons le Pereyra. Il avait, outre ces dix-huit pièces d’artillerie, deux canons à pivot.
De conserve avec moi devait naviguer la goëlette Procida.
Corrientes combattait alors contre Rosas, et je devais l’aider dans ses mouvements contre les forces du dictateur. Peut-être l’expédition avait-elle un autre but, mais c’était le secret de M. le ministre général.
* *
Que l’on permette à celui qui publie ces Mémoires de donner aux lecteurs, sur l’état de la république de Montevideo en 1841, quelques explications que le général Garibaldi n’a pas cru devoir donner dans un journal écrit au jour le jour.
Ces explications seront d’autant plus exactes, qu’elles ont été dictées à celui qui les publie aujourd’hui, en 1849, par un homme qui a joué un grand rôle dans les événements de la république Orientale: par le général Pacheco y Obes, l’un de nos meilleurs amis.
Puis, soyez tranquilles, chers lecteurs, nous rendrons immédiatement la plume à cet autre ami, non moins bon, ayant nom Joseph Garibaldi.
Car, vous voyez que comme César, ce premier émancipateur de l’Italie, il manie la plume non moins bien que l’épée.
MONTEVIDEO
Lorsque le voyageur arrive d’Europe sur un des vaisseaux que les premiers habitants du pays prirent pour des maisons volantes, ce qu’il aperçoit d’abord, lorsque le matelot en vigie a crié: «Terre!» ce sont deux montagnes:
Une montagne de briques, qui est la cathédrale, l’église mère, la Matriz, comme on dit là-bas.
Puis une montagne de granit, marbrée de quelque verdure, et surmontée d’un fanal.
Celle-là s’appelle le Cerro.
Au fur et à mesure qu’il approche des tours de la cathédrale, dont les dômes de porcelaine scintillent au soleil, le voyageur distingue les miradores sans nombre et aux formes variées qui surmontent presque toutes les maisons; puis ces maisons elles-mêmes, rouges ou blanches, avec leurs terrasses, fraîches stations du soir; puis, au pied du Cerro, les Saladoras, vaste édifice où l’on sale les viandes; puis, enfin, au fond de la baie, bordant la mer, les charmantes quintas, délices et orgueil des habitants, et qui font que, les jours de fête, on n’entend que ces mots courant par les rues:
—Allons dans le Miguelète;—allons dans la Aguada;—allons dans l’Arroyo-Seco.
Alors, si vous jetez l’ancre entre le Cerro et la ville dominée, de quelque point que vous la regardiez, par la gigantesque cathédrale; si la yole vous emporte rapidement vers la plage sous les efforts de ses six rameurs; si, le jour, vous voyez sur la route de ces belles quintas des groupes de femmes en amazone, des cavaliers en habit de cheval; si, le soir, à travers les fenêtres ouvertes, et versant dans la rue des torrents de lumière et d’harmonie, vous entendez les chants du piano ou les plaintes de la harpe, les trilles petillantes des quadrilles ou les notes plaintives de la romance, c’est que vous êtes à Montevideo, la vice-reine de ce fleuve d’argent dont Buenos-Ayres prétend être la reine, et qui se jette dans l’Atlantique par une embouchure de quatre-vingts lieues.
Ce fut Juan-Dias de Solis qui, le premier, vers le commencement de 1516, découvrit la côte et la rivière de la Plata. La première chose qu’aperçut la sentinelle en vigie fut le Cerro. Pleine de joie alors, elle s’écria en langue latine:
—Montem video!
De là le nom de la ville dont nous allons rapidement esquisser l’histoire.
Solis, déjà fier d’avoir découvert, un an auparavant, Rio de Janeiro, ne jouit pas longtemps de sa nouvelle découverte.
Ayant lancé dans la baie deux de ses navires, et ayant remonté la Plata avec le troisième, il céda aux signes d’amitié que lui firent les Indiens, tomba dans une embuscade et fut tué, rôti et mangé sur les bords d’un ruisseau qui, en mémoire de ce terrible événement, porte encore aujourd’hui le nom de Arroyo de Solis.
Cette horde d’Indiens anthropophages, très-braves du reste, appartenait à la tribu primitive des Charruas; elle était maîtresse du pays, comme à l’extrémité opposée du grand continent, les Hurons et les Sioux.
Aussi résista-t-elle aux Espagnols, qui furent forcés de bâtir Montevideo au milieu des combats de tous les jours, et surtout d’attaques de toutes les nuits: si bien que, grâce à cette résistance, Montevideo, quoique découverte, comme nous l’avons dit, en 1516, compte à peine cent ans de fondation.
Enfin, vers la fin du dernier siècle, un homme fit aux maîtres primitifs de la côte une guerre d’extermination, dans laquelle ils furent anéantis. Trois derniers combats—pendant lesquels, comme les anciens Teutons, ils placèrent au milieu d’eux femmes et enfants, et tombèrent sans reculer d’un pas—virent disparaître leurs derniers restes; et, monuments de cette défaite suprême, le voyageur peut encore aujourd’hui voir, blanchis, au pied de la montagne Augua, les ossements des derniers Charruas.
Cet autre Marius, vainqueur de ces autres Teutons, c’était le commandant de la campagne, Jorge Pacheco, père du général Pacheco y Obes, de la bouche duquel, nous l’avons déjà dit, nous tenons les détails que nous allons mettre sous les yeux des lecteurs.
Mais les sauvages détruits léguaient au commandant Pacheco des ennemis bien plus tenaces, bien plus dangereux, et surtout bien plus inexterminables que les Indiens,—attendu que ceux-là étaient soutenus, non par une croyance religieuse qui allait chaque jour s’affaiblissant, mais, au contraire, par un intérêt matériel qui allait chaque jour augmentant;—et ces ennemis, c’étaient les contrebandiers du Brésil.
Le système prohibitif était la base du commerce espagnol: c’était donc une guerre acharnée entre le commandant de la campagne et les contrebandiers qui, tantôt par ruse, tantôt par force, essayaient d’introduire, sur le territoire montevidéen, leurs étoffes et leur tabac.
La lutte fut longue, acharnée, mortelle. Don Jorge Pacheco, homme d’une force herculéenne, d’une taille gigantesque, d’une surveillance inouïe, était enfin arrivé,—il l’espérait du moins,—non pas à anéantir les contrebandiers, comme il avait fait des Charruas, c’était chose impossible, mais à les éloigner de la ville,—lorsque tout à coup ils reparurent plus hardis, plus actifs et mieux ralliés que jamais, autour d’une volonté unique aussi puissante, aussi courageuse et surtout aussi intelligente que pouvait l’être celle du commandant Pacheco.
Le commandant lança ses espions par la campagne, et s’informa des causes de cette recrudescence d’hostilités.
Tous revinrent avec un même nom à la bouche:
—Artigas!
Qu’était-ce donc que cet Artigas?
Un jeune homme de vingt à vingt-cinq ans, brave comme un vieil Espagnol, subtil comme un Charrua, alerte comme un gaucho: il avait des trois races, sinon dans le sang, du moins dans l’esprit.
Ce fut alors une lutte admirable de ruse et de force entre le vieux commandant de la campagne et le jeune contrebandier; mais l’un était jeune et croissait en force; l’autre était, non pas vieux, mais fatigué.
Pendant quatre ou cinq ans, Pacheco poursuivit Artigas, le battant partout où il se montrait; mais Artigas, battu, n’était point tué ni pris;—le lendemain, il reparaissait.—L’homme de la ville se fatigua le premier de la lutte, et, comme un de ces anciens Romains du temps de la République, qui sacrifiaient leur orgueil au bien du pays, il alla proposer au gouvernement de résigner ses pouvoirs, à la condition que l’on ferait Artigas chef de la campagne à sa place; Artigas, à son avis, pouvant seul mettre fin à l’œuvre que lui, Pacheco, ne pouvait accomplir, c’est-à-dire à l’extermination des contrebandiers.
Le gouvernement accepta, et, comme ces bandits romains qui font leur soumission au pape, et qui se promènent vénérés dans la ville dont ils ont été la terreur, Artigas fit son entrée à Montevideo, et reprit l’œuvre d’extermination au point où elle s’était échappée des mains de son prédécesseur.
Au bout d’un an, la contrebande était, sinon anéantie, du moins disparue.
Cela se passait cinquante-huit ou soixante ans avant les événements auxquels va se trouver mêlé Garibaldi; mais nous sommes auteur dramatique avant tout, et nous ne pouvons nous habituer à ne pas ouvrir nos drames par un prologue; ce prologue, au reste, n’est pas sans intérêt, et fait connaître des hommes et des localités assez inconnus en France.
Artigas avait alors vingt-sept ou vingt-huit ans; ainsi, à l’époque où le général Pacheco me donnait ces détails, il en avait quatre-vingt-treize, et vivait ignoré dans une petite quinta du président du Paraguay. Depuis, sans doute, est-il mort.
C’était un jeune homme, beau, brave et fort, et qui représentait une des trois puissances qui régnèrent tour à tour sur Montevideo.
Don Jorge Pacheco était le type de la valeur chevaleresque du vieux monde; cette valeur chevaleresque qui a traversé les mers avec Colomb, Pizarre et Fernand Cortez.
Artigas était, lui, l’homme de la campagne; il pouvait représenter ce qu’on appelait là-bas le parti national, placé entre les Portugais et les Espagnols, c’est-à-dire entre les étrangers restés Portugais et Espagnols par leur séjour dans des villes où tout leur rappelait des mœurs portugaises et espagnoles.
Puis restait un troisième type et même une troisième puissance, dont il faut bien que nous parlions, et qui est à la fois le fléau de l’homme des villes et de l’homme de la campagne.
Ce troisième type, c’est le gaucho, dont Garibaldi vous a dit un mot caractéristique et pittoresque. Il l’a appelé «le centaure du nouveau monde.»
En France, nous appelons gaucho tout ce qui vit dans ces vastes plaines, ces immenses steppes, ces pampas infinies qui s’étendent des bords de la mer au versant oriental des Andes. Nous nous trompons: le capitaine Head, de la marine anglaise, mit le premier en vogue cette manie de confondre le gaucho avec l’habitant de la campagne, qui, dans sa fierté, repousse non-seulement la similitude, mais encore la comparaison.
Le gaucho est le bohémien du nouveau monde. Sans biens, sans maison, sans famille, il a pour tout bien son puncho, son cheval, son couteau, son lasso et ses bolas.
Son couteau, c’est son arme; son lasso et ses bolas, c’est son industrie.
Artigas demeura donc commandant de la campagne, à la grande satisfaction de tout le monde, à l’exception des contrebandiers; et il se trouvait encore chargé de cette importante fonction lorsque éclata la révolution de 1810, révolution qui avait pour but et qui eut, en effet, pour résultat d’anéantir la domination espagnole dans le nouveau monde.
Elle commença donc en 1810, à Buenos-Ayres, et s’acheva en Bolivie, à la bataille d’Ayacuncho, en 1824.
Le chef des forces indépendantes était alors le général Antonio-José de Suere; il avait cinq mille hommes sous ses ordres.
Le général en chef des troupes espagnoles était don Jose de Laserna, le dernier vice-roi du Pérou; il commandait onze mille hommes.
Les patriotes n’avaient qu’un seul canon; ils étaient un contre deux, pas même un contre deux, comme on le voit par les chiffres que nous venons de poser. Ils manquaient de munitions, de provisions de bouche, de poudre et de pain. On n’avait qu’à attendre, ils se rendaient; on attaqua, ils vainquirent.
Ce fut le général patriote Alejo Cordova qui commença la bataille. Il commandait à quinze cents hommes. Il mit son drapeau au bout de son épée et cria:
—En avant!
—Au pas accéléré ou au pas ordinaire? demanda un officier.
—Au pas de la victoire, répondit-il.
Le soir, l’armée espagnole tout entière avait capitulé et se trouvait prisonnière de ceux qu’elle avait tenus prisonniers.
Artigas, un des premiers, avait salué la révolution comme une libératrice. Il s’était mis à la tête du mouvement dans la campagne, et alors il était venu offrir à Pacheco de résigner à son tour entre ses mains le commandement, comme autrefois Pacheco avait fait pour lui.
Cet échange allait peut-être s’opérer, lorsque Pacheco fut surpris dans la maison de Casablanca, sur l’Uruguay, par des marins espagnols, et resta prisonnier entre leurs mains.
Artigas n’en continua pas moins son œuvre de délivrance. En peu de temps, il chassa les Espagnols de toute cette campagne dont il s’était fait roi, et les réduisit à la seule ville de Montevideo. Mais Montevideo pouvait présenter une sérieuse résistance, attendu qu’elle était la seconde ville fortifiée d’Amérique.
La première était Saint-Jean d’Ulloa.
A Montevideo s’étaient réfugiés tous les partisans des Espagnols, appuyés d’une armée de quatre mille hommes. Artigas, soutenu par l’alliance de Buenos-Ayres, mit le siége devant la ville.
Mais une armée portugaise vint en aide aux Espagnols et débloqua Montevideo.
En 1812, nouveau siége de Montevideo. Le général Rondeau pour Buenos-Ayres, et Artigas pour les patriotes montevidéens, ont réuni leurs forces et sont revenus envelopper la ville.
Le siége dura vingt-trois mois; puis, enfin, une capitulation livra le siége de la future république Orientale aux assiégeants, commandés alors par le général Alvear.
Comment le général en chef était-il Alvear et non Artigas? Nous allons le dire.
C’est qu’au bout de vingt mois de siége, après trois ans de contact entre les hommes de Buenos-Ayres et ceux de Montevideo, les dissemblances d’habitudes, de mœurs, je dirais presque de race, qui avaient été d’abord de simples causes de dissentiment, étaient peu à peu devenues des motifs de haine.
Artigas, comme Achille, s’était donc retiré sous sa tente, ou plutôt il emportait sa tente avec lui. Il avait disparu dans ces profondeurs de la prairie, si bien connues de sa jeunesse, au temps qu’il faisait le métier de contrebandier.
Le général Alvear l’avait remplacé, et se trouvait, lors de la reddition de Montevideo, général en chef des Porteños.
C’est ainsi qu’on appelle dans le pays les hommes de Buenos-Ayres, tandis qu’on appelle les Montevidéens les Orientaux.
Tâchons de faire comprendre ici les différences nombreuses qui existent entre les Porteños et les Orientaux.
L’homme de Buenos-Ayres, fixé dans le pays depuis trois cents ans dans la personne de son aïeul, a perdu, dès la fin du premier siècle de sa translation en Amérique, toutes les traditions de la mère patrie, c’est-à-dire de l’Espagne. Ses intérêts ressortent du sol; sa vie s’y est attachée. Les habitants de Buenos-Ayres sont presque aussi Américains aujourd’hui que l’étaient autrefois les Indiens, qu’ils ont conquis et auxquels ils se sont substitués.
L’homme de Montevideo, au contraire, fixé depuis un siècle à peine dans le pays,—toujours dans la personne de son aïeul, bien entendu,—l’homme de Montevideo n’a pas eu le temps d’oublier qu’il est fils, petit-fils, arrière-petit-fils d’Espagnol. Il a le sentiment de sa nationalité nouvelle, mais sans avoir oublié les traditions de la vieille Europe, à laquelle il tient par la civilisation; tandis que l’homme de la campagne de Buenos-Ayres s’en éloigne tous les jours pour rentrer dans la barbarie.
Le pays non plus n’est pas sans influence sur ce mouvement, rétrograde d’un côté, progressif de l’autre.
La population de Buenos-Ayres, répandue sur des landes immenses, avec des habitations très-éloignées les unes des autres, dans des contrées dépourvues d’eau, manquant de bois, tristes d’aspect,—la population habitant des chaumières mal construites, puise dans cet isolement, dans ces privations, dans ces distances, un caractère sombre, misérable, querelleur. Ses tendances remontent vers l’Indien sauvage des frontières du pays, avec lequel elle fait commerce de plumes d’autruche, de manteaux pour le cheval, et de bois de lances, toutes choses qu’il apporte des pays où la civilisation n’a pas pénétré, de centres inconnus des Européens, et qu’il échange contre de l’eau-de-vie, du tabac, qu’il emporte vers ces grandes plaines des pampas dont il a pris le nom, ou auxquelles il a peut-être donné le sien.
La population de Montevideo, tout au contraire, occupe un beau pays, qu’arrosent des ruisseaux, que coupent des vallées. Elle n’a pas de grands bois, elle ne possède pas de vastes forêts, comme l’Amérique du Nord, c’est vrai; mais, au fond de chacune de ses vallées, elle a des ruisseaux ombragés par le quebrocho à l’écorce de fer, par l’ubajai, par le sauce aux riches rameaux. En outre, elle est bien logée, bien nourrie. Ses maisons, villas, fermes ou métairies, sont rapprochées les unes des autres; et son caractère, ouvert et hospitalier, est enclin à cette civilisation dont le voisinage de la mer lui apporte incessamment le parfum sur les ailes du vent qui vient d’Europe.
Pour la population de Buenos-Ayres, le type de la perfection est l’Indien à cheval.
Pour l’homme de la campagne de Montevideo, c’est l’Européen, sanglé dans son habit, ficelé dans sa cravate, emprisonné entre ses sous-pieds et ses bretelles.
L’homme de Buenos-Ayres a la prétention d’être le premier en élégance. Il s’échauffe et s’apaise facilement. Il a plus d’imagination que les Montevidéens. Les premiers poëtes que l’Amérique a connus sont nés à Buenos-Ayres. Varela et Lofinur, Dominguez et Marmol, sont des poëtes porteños.
L’homme de Montevideo est moins poétique, mais plus calme et plus ferme dans ses résolutions et dans ses projets. Si son rival a la prétention d’être le premier en élégance, il a celle d’être le premier en courage. Parmi ses poëtes, on trouve les noms d’Hidalgo, de Berro, de Figuerta, de Juan-Carlos Gomez.
De leur côté, les femmes de Buenos-Ayres ont la prétention d’être les plus belles femmes de l’Amérique méridionale, depuis le détroit de Lemaire jusqu’à la rivière des Amazones.
Peut-être, en effet, le visage des femmes de Montevideo est-il moins éclatant que celui de leurs voisines, mais leurs formes sont merveilleuses, mais leurs pieds, leurs mains et leurs tournures semblent être directement empruntées soit à Séville, soit à Grenade.
Ainsi, entre les deux pays:
Rivalité de courage et d’élégance pour les hommes;
Rivalité de beauté, de grâce et de tournure pour les femmes;
Rivalité de talent pour les poëtes, ces hermaphrodites de la société, irritables comme des hommes, capricieux comme des femmes, et, avec tout cela, naïfs parfois comme des enfants.
Il y avait, on le voit par tout ce que nous venons de dire, des causes suffisantes de rupture entre les hommes de Buenos-Ayres et ceux de Montevideo, entre Artigas et Alvear.
Ce fut non-seulement une séparation, mais une haine; non-seulement une haine, mais une guerre.
Tous les éléments d’antipathie furent soulevés contre les hommes de Buenos-Ayres par l’ancien chef de contrebandiers. Peu lui importaient désormais les moyens, pourvu qu’il arrivât à son but; et son but était de chasser du pays les Porteños.
Ce fut alors qu’Artigas, réunissant tout ce que le pays lui offrait de ressources, se mit à la tête de ces bohémiens de l’Amérique que l’on appelle les gauchos.
C’était la guerre sainte, en quelque sorte, que faisait Artigas. Aussi rien ne put-il lui résister, ni l’armée de Buenos-Ayres, ni le parti espagnol, qui comprenait que la rentrée d’Artigas à Montevideo, c’était la substitution de la force brutale à l’intelligence.
Ceux qui avaient prévu ce retour à la barbarie ne s’étaient pas trompés.—Pour la première fois, des hommes vagabonds, incivilisés, sans organisation, se voyaient réunis en corps d’armée et avaient un général. Ainsi, avec Artigas dictateur commence une période qui a quelque analogie avec le sans-culottisme de 1793. Montevideo va voir passer le règne de l’homme aux pieds nus, aux calzoncillos flottants, à la chiripa écossaise, au poncho déchiré recouvrant tout cela, et au chapeau posé sur l’oreille et assuré par le barbijo.
Alors Montevideo devient le témoin de scènes inouïes, grotesques, quelquefois terribles. Souvent les premières classes de la société sont réduites à l’impuissance d’action; Artigas, moins la cruauté et plus le courage, devint alors ce que fut plus tard Rosas.
Si désastreux qu’il fût, le dictatoriat d’Artigas eut cependant son côté brillant et national. Ce côté, ce fut la lutte de Montevideo contre Buenos-Ayres, qu’Artigas battit sans cesse, et dont il finit par repousser entièrement l’influence, et sa résistance opiniâtre à l’armée portugaise qui envahit le pays en 1815.
Le prétexte de cette invasion fut le désordre de l’administration d’Artigas, et la nécessité de sauver les peuples voisins de désordres pareils, que pouvait faire naître en eux la contagion de l’exemple. Ces désordres avaient, au sein du pays même, doublé l’opposition que faisait le parti de la civilisation. Les classes élevées, surtout, appelaient de tous leurs vœux une victoire qui substituât la domination portugaise à cette domination nationale qui entraînait avec elle la licence et la brutale tyrannie de la force matérielle.—Cependant, malgré cette sourde conspiration à l’intérieur, malgré les attaques des Porteños et des Portugais, Artigas résista quatre ans, livra trois batailles rangées à l’ennemi, et, vaincu enfin, ou plutôt écrasé en détail, se retira dans l’Entre-Rios, c’est-à-dire de l’autre côté de l’Uruguay.—Là, tout fugitif qu’il était, Artigas représentait encore, sinon par ses forces, du moins par son nom, une puissance redoutable, lorsque Ramire, son lieutenant, se révolta, souleva contre lui les trois quarts des hommes qui lui restaient, le battit de façon à lui ôter tout espoir de reconquérir sa position perdue, et le força de sortir de ce pays, où, comme Antée, il semblait reprendre des forces toutes les fois qu’il touchait la terre.
Ce fut alors que, pareil à une de ces trombes qui s’évaporent après avoir laissé la désolation et les ruines sur son passage, Artigas disparut et s’enfonça dans le Paraguay, où, comme nous l’avons dit, en 1848, à l’époque où Garibaldi défendait Montevideo, il vivait encore, âgé de quatre-vingt-treize à quatre-vingt-quatorze ans, jouissant de toutes ses facultés intellectuelles, et presque de toutes ses forces.
Artigas vaincu, rien ne fit plus opposition à la domination portugaise. Elle s’établit dans le pays, et le baron da Laguna, Français d’origine, fut son représentant en 1825. En 1825, Montevideo, comme toutes les possessions portugaises, fut cédé au Brésil.
Montevideo fut alors occupé par une armée de huit mille hommes, et tout semblait assurer sa possession paisible à l’empereur.
C’est alors qu’un Montevidéen proscrit, qui habitait Buenos-Ayres, réunit trente-deux compagnons proscrits comme lui, et décida avec eux qu’il rendrait la liberté à la patrie, ou qu’il mourrait.
Cette poignée de patriotes s’embarqua sur deux canots, et mit pied à terre à l’Arenal-Grande.
Le chef qui les commandait avait nom Juan-Antonio Lavalleja.
Lavalleja avait d’avance noué des intrigues avec un propriétaire du pays, qui devait, au moment de son débarquement, lui tenir des chevaux prêts. Aussi, à peine eut-il pris terre qu’il envoya un message à cet homme; mais celui-ci fit répondre que tout était découvert, que les chevaux avaient été enlevés, et que s’il avait un conseil à donner à Lavalleja et à ses compagnons, c’était de se rembarquer et de retourner au plus tôt à Buenos-Ayres.
Mais Lavalleja répondit qu’il était parti dans l’intention d’aller plus en avant, et non de retourner en arrière; en conséquence, il donna l’ordre aux rameurs de regagner sans lui Buenos-Ayres, et le 19 avril il prit, lui et ses trente hommes, possession du territoire de Montevideo, au nom de la liberté.
Le lendemain, la petite troupe, qui avait fait une razzia de chevaux, razzia à laquelle, au reste, la plupart des propriétaires avaient prêté leur concours,—le lendemain, la petite troupe, déjà en marche sur la capitale, fut rencontrée par un détachement de deux cents cavaliers. Parmi ces deux cents cavaliers, quarante étaient Brésiliens et cent soixante Orientaux.
Cette troupe était commandée par un ancien frère d’armes de Lavalleja, le colonel Julien Laguna. Lavalleja pouvait éviter le combat, mais, tout au contraire, il marcha droit aux deux cents cavaliers. Seulement, avant d’en venir aux mains, Lavalleja demanda une entrevue à Laguna.
—Que voulez-vous et que cherchez-vous dans le pays? demanda Laguna venant de lui-même au-devant de Lavalleja.
—Je viens délivrer Montevideo de la domination étrangère, répondit Lavalleja. Si vous êtes pour moi, venez avec moi. Si vous êtes contre moi, rendez-moi vos armes, ou préparez-vous à combattre.
—Je ne sais pas ce que veulent dire ces mots rendre ses armes, répondit Laguna, et j’espère que personne ne me l’apprendra jamais.
—Alors, allez vous mettre à la tête de vos hommes, et voyons pour quelle cause Dieu sera.
—J’y vais, répondit Laguna.
Et il partit au galop pour rejoindre ses soldats.
Mais, au même moment, Lavalleja déploya le drapeau national, bleu, blanc et rouge, comme le nôtre, et aussitôt les cent soixante Orientaux passèrent de son côté.
Les quarante Brésiliens furent faits prisonniers.
La marche de Lavalleja sur Montevideo devint dès lors une marche triomphale, dont le résultat fut que la république Orientale, proclamée par la volonté et l’enthousiasme de tout un peuple, prit rang parmi les nations.
ROSAS
Pendant ce temps, grandissait un nom qui devait être un jour la terreur de la fédération argentine.
Peu de temps après la révolution de 1810, un jeune homme de quinze à seize ans sortait de Buenos-Ayres, abandonnant la ville et gagnant la campagne. Il avait le visage troublé et le pas rapide.
Ce jeune homme s’appelait Juan-Manoel Rosas.
Pourquoi, presque enfant encore, ce fugitif abandonnait-il la maison où il était né? Pourquoi, homme de la ville, allait-il demander un asile aux hommes de la montagne? C’est que lui, qui devait un jour souffleter la patrie, venait de souffleter sa mère, et que la malédiction paternelle le poursuivait.
Cet événement, sans importance d’ailleurs, se perdit bientôt dans le bruit des événements plus sérieux qui s’accomplissaient, et tandis que tous les anciens compagnons du fugitif se réunissaient sous l’étendard de l’indépendance, pour combattre la domination espagnole, lui se perdait dans les pampas, se donnait à la vie du gaucho, adoptait son costume et ses mœurs, devenait un des meilleurs cavaliers et l’un des hommes les plus habiles dans le maniement du lasso et de la bola, de sorte qu’en le voyant si adroit à ces exercices sauvages, celui qui ne l’eût pas connu l’eût pris, non plus pour un homme de la ville, mais pour un homme de la campagne; non plus pour un pueblero fugitif, mais pour un véritable gaucho.
Rosas entra d’abord comme peon, c’est-à-dire comme journalier, dans une estancia, puis il devint capataz,—Garibaldi nous a dit ce que c’était qu’un capataz,—puis mayordomo, titre qui s’explique de lui-même.
En cette dernière qualité, il régissait les biens de la puissante famille Anchorena. C’est de là que date sa fortune comme propriétaire.
Comme notre intention est de faire connaître Rosas sous tous ses aspects, disons, au milieu des événements qui s’accomplissaient, quelle était la situation de son esprit.
Rosas s’était trouvé à Buenos-Ayres pendant les prodiges enfantés par la révolution contre l’Espagne. Alors, celui qui avait le courage cherchait la célébrité sur le champ de bataille; celui qui avait le talent, l’instruction, la prudence, la cherchait dans les conseils. Rosas était ambitieux de célébrité; mais à quelle célébrité pouvait-il atteindre? Quelle renommée pouvait-il acquérir, lui qui n’avait ni le courage du champ de bataille, ni les lumières du conseil? A chaque instant, il entendait résonner quelque glorieux nom à ses oreilles. C’étaient, comme ministres, les noms de Rivadavia, de Pasos, d’Aguero; c’étaient, comme guerriers, les noms de Saint-Martin, de Baleace, de Rodriguez et de Las Heras.
Et tous ces noms, dont le bruit venait de la ville, allaient éveiller l’écho des solitudes; tous ces noms ravivaient en même temps sa haine contre cette ville qui, ayant des triomphes pour tous, n’avait eu pour lui que l’exil.
Mais déjà, à cette époque, Rosas rêvait l’avenir et le préparait. Errant dans les pampas, confondu avec les gauchos, il se faisait le compagnon de misère du pauvre, flattant les préjugés de l’homme des plaines, l’excitant contre le citadin, lui révélant sa force, lui démontrant la supériorité du nombre, et tâchant de lui faire comprendre que, dès qu’elle le voudrait à son tour, la campagne serait maîtresse de la ville, qui si longtemps avait été sa reine.
Cependant les années s’écoulaient, et l’on arrivait à 1820.
C’est alors que Rosas commence à apparaître à l’horizon lointain des pampas, appuyé sur l’influence à laquelle il a soumis l’habitant des plaines.
Nous avons vu ce qui s’était passé à Montevideo. Voyons ce qui se passait à Buenos-Ayres.
La milice de Buenos-Ayres s’insurge contre le gouverneur Rodriguez. Alors un régiment des milices de la campagne, los colorados de las Conchas, les rouges des Conchas, entrent dans la ville, le 5 octobre 1820, ayant à leur tête un colonel à qui Buenos-Ayres est connu, et qui est connu à Buenos-Ayres.
Ce colonel était Rosas.
Le lendemain, les milices de la campagne et les milices de la ville en viennent aux mains; seulement, ce jour-là, le colonel n’était plus à la tête de son régiment.
Un violent mal de dents, dont Rosas cessa de souffrir aussitôt le combat fini, l’éloignait, à son grand regret sans doute, de la mêlée.
Pourquoi pas? Octave avait bien la fièvre le jour de la bataille d’Actium.
Rosas avait beaucoup de choses d’Octave; seulement la différence est que, plus tard, Octave devint Auguste, ce que jamais, selon toute probabilité, ne deviendra Rosas.
Cette entrée de Rosas à Buenos-Ayres fut le seul exploit guerrier qu’il compta dans toute sa vie politique.
Les insurgés de la ville furent vaincus.
Ce fut alors que Rivadavia, déjà célèbre depuis longtemps, nommé ministre de l’intérieur, se plaça à la tête des affaires.
Rivadavia était un de ces hommes de génie, comme il en apparaît à la surface des révolutions pendant les jours de tourmente. Il avait voyagé longtemps en Europe. Il possédait une instruction universelle, et paraissait animé du plus ardent et surtout du plus pur patriotisme: seulement, la vue de cette civilisation européenne, qu’il avait étudiée à Paris et à Londres, lui avait faussé l’esprit à l’endroit de son application sur un peuple qui, n’ayant pas derrière lui dix siècles de luttes sociales, ne marchait pas du même pas que nous. Il voulut doubler la marche du temps, faire pour l’Amérique ce que Pierre le Grand avait fait pour la Russie; mais, n’ayant pas les mêmes moyens que Pierre, il échoua.
Peut-être, au reste, avec un peu d’adresse mêlée à son génie, peut-être Rivadavia eût-il réussi; mais il blessa les hommes dans leurs habitudes: certaines habitudes sont une nationalité; d’autres, un orgueil. Il railla le costume américain, il manifesta sa répugnance pour la chaqueta, son mépris pour la chiripa, la veste et la jupe de l’homme de la campagne; et comme en même temps il ne cachait point sa préférence pour l’habit et la redingote, il se dépopularisa peu à peu, et sentit le pouvoir lui échapper par les soupapes inférieures.
Et cependant que de choses ne donne-t-il pas au pays, en échange de ces deux vêtements qu’il veut lui ôter? Son administration est la plus prospère que Buenos-Ayres ait jamais eue; il fonde des universités et des lycées; il introduit l’enseignement mutuel dans les écoles. Sous son administration, des savants sont appelés d’Europe; les arts sont protégés et se développent; enfin Buenos-Ayres est appelée, dans la terre de Colomb, l’Athènes de l’Amérique du Sud.
Nous avons déjà parlé de la guerre du Brésil, survenue en 1826. Pour soutenir cette guerre, Buenos-Ayres fit des sacrifices gigantesques, épuisa ses finances, et par cet épuisement affaiblit les ressorts de l’administration.
Les finances épuisées, les ressorts du gouvernement affaiblis, les révolutions recommencèrent.
Nous l’avons dit, à Buenos-Ayres comme à Montevideo, les campagnes et la ville étaient rarement en harmonie d’opinions, n’étant point en harmonie d’intérêts.
Buenos-Ayres fit une révolution.
Aussitôt la campagne se leva en masse, se porta sur Buenos-Ayres, envahit la ville, et fit son chef, chef du gouvernement.
Ce chef, c’était Rosas.
Nous fermons la parenthèse ouverte quelques pages plus haut.
En 1830, Rosas est donc élu gouverneur par l’influence de la campagne, et malgré l’opposition de la ville, qu’il trouve à moitié policée par l’administration de Rivadavia.
Alors Rosas essaye, lui le gaucho des pampas, de se réconcilier avec la civilisation. Il semble oublier les mœurs sauvages adoptées par lui jusque-là: le serpent veut changer de peau.
Mais la ville résiste à ses avances, mais la civilisation refuse de gracier le transfuge qui a passé dans le camp de la barbarie. Rosas se montre-t-il revêtu d’un uniforme, les hommes d’épée se demandent tout bas sur quel champ de bataille Rosas a conquis ses épaulettes; parle-t-il dans une réunion, le poëte demande à l’homme de goût dans quelle estancia Rosas a pris un pareil style; apparaît-il dans une tertullia, les femmes se le montrent du doigt en disant: «Voilà le gaucho travesti!» Et tout cela, qui l’attaque de côté et par derrière, lui revient en face avec la morsure poignante de l’épigramme anonyme, pour laquelle les Porteños sont si renommés.
Les trois années de son gouvernement se passèrent dans cette lutte mortelle à son orgueil, et peut-être dut-il aux tortures morales qu’on lui fit éprouver pendant cette période, non pas sa férocité tout entière, mais un surcroît de férocité. Si bien que, lorsqu’il résigna le pouvoir et descendit l’escalier du palais, l’âme navrée de haine, le cœur trempé de fiel, comprenant que désormais il n’y avait plus pour lui avec la ville d’alliance possible, il s’en alla retrouver ses fidèles gauchos, ses estancias, dont il était le seigneur, cette campagne dont il était le roi; mais tout cela, avec l’intention de rentrer un jour à Buenos-Ayres en dictateur, comme Sylla, qu’il ne connaissait point, dont il n’avait probablement jamais entendu parler, était rentré dans Rome l’épée d’une main, la torche de l’autre.
Pour arriver à ce but, voici ce qu’il fit. Il demanda au gouvernement de lui donner un commandement quelconque dans l’armée qui marchait contre les Indiens sauvages. Le gouvernement, qui le redoutait, crut l’éloigner en lui accordant cette faveur. Il lui donna toutes les troupes dont il pouvait disposer, oubliant que, tout à la fois, il s’affaiblissait et donnait des forces à Rosas.
Rosas, une fois à la tête de l’armée, suscita une révolution à Buenos-Ayres, se fit appeler au pouvoir, ne l’accepta qu’avec les conditions qu’il voulut imposer, parce qu’il tenait la force armée du pays, et rentra à Buenos-Ayres avec la dictature la plus absolue que l’on eût jamais connue, c’est-à-dire avec toda la suma del poder publico (avec toute l’étendue du pouvoir public).
Le gouverneur qu’il fit tomber, ou plutôt qu’il précipita, était le général Juan-Ramon Baleace, un des hommes qui avaient le plus fait dans la guerre de l’indépendance, un des chefs du parti fédéral, dont Rosas se proclamait le soutien. Baleace était un noble cœur. Sa croyance à la patrie était une religion. Il avait cru dans Rosas, et avait beaucoup fait pour son élévation. Baleace fut le premier que sacrifia Rosas. Baleace mourut proscrit, et lorsque son cadavre repassa la frontière, protégé par la mort, Rosas refusa à la famille de rendre à Baleace, non pas les honneurs publics dus à un homme qui avait été gouverneur, mais les simples devoirs funèbres que l’on rendait à un citoyen.
C’est donc à dater de 1833 que commença le véritable pouvoir de Rosas. Son premier gouvernement, tout de dissimulation, n’avait pas mis au jour ses instincts de cruauté, qui lui ont fait, depuis, une célébrité de sang. Cette période n’avait été marquée que par la fusillade du major Montero et des prisonniers de Saint-Nicolas. Cependant, n’oublions pas que c’est à cette époque que correspondent plusieurs morts sombres et inattendues, de ces morts dont l’histoire, à tout hasard, inscrit la date en lettres rouges sur le livre des nations.
Ainsi disparurent deux chefs de la campagne, dont l’influence pouvait faire ombrage à Rosas. Ainsi, à cette date, remontent les morts d’Arbolito et de Molina. Quelque chose de pareil, ce nous semble, arriva aux deux consuls qui avaient accompagné Octave à sa première bataille contre Antoine.
Peignons tout de suite Rosas, qui ne nous apparaît encore que comme dictateur, mais arrivé au plus haut degré de pouvoir que jamais un homme se soit arrogé le droit d’exercer sur une nation.
Vers 1833, c’est-à-dire à l’époque où nous sommes arrivés, Rosas a trente-neuf ans. Il a l’aspect européen, les cheveux blonds, le teint blanc, les yeux bleus, les favoris coupés à la hauteur de la bouche. Point de barbe, ni aux moustaches ni au menton. Son regard serait beau, si l’on pouvait le juger; mais Rosas s’est habitué à ne regarder en face ni ses amis ni ses ennemis, parce qu’il sait que dans un ami il a presque toujours un ennemi déguisé. Sa voix est douce, et, quand il a besoin de plaire, sa conversation ne manque pas d’attrait. Sa réputation de lâcheté est proverbiale. Sa renommée de ruse est universelle. Il adore les mystifications. C’était sa grande occupation avant qu’il se livrât aux affaires sérieuses. Une fois au pouvoir, ce ne fut plus qu’une distraction.
Ses distractions étaient brutales comme sa nature; la ruse s’allie à merveille à la brutalité.
Citons un ou deux exemples:
Un soir qu’il devait souper en tête-à-tête avec un de ses amis, il cacha le vin destiné au souper, et laissa seulement dans le buffet une bouteille de cette fameuse médecine Leroy, à la célébrité de laquelle il ne manque que d’avoir été inventée du temps de Molière. L’ami chercha du vin, mit la main sur la bouteille. Quant à son contenu, lui trouvant un goût assez agréable, il la vida tout en soupant. Rosas, affectant la sobriété, ne but que de l’eau, et partit pour son estancia aussitôt après le souper.
Pendant la nuit, l’ami pensa crever. Rosas rit beaucoup de la plaisanterie. Si l’ami fût mort, Rosas eût sans doute encore ri bien davantage.
Quand il recevait quelque citadin dans une de ses estancias, il se plaisait à lui faire monter les chevaux les plus mal dressés, et sa joie était d’autant plus grande que la chute du cavalier était plus dangereuse.
Au gouvernement, il était toujours entouré de fous et de paillasses, et, au milieu des affaires les plus sérieuses, il gardait ce singulier entourage. Lorsqu’il assiégeait Buenos-Ayres, en 1829, il avait près de lui quatre de ces pauvres diables. Il en avait fait des moines, dont, en vertu de son autorité privée, il s’était constitué le prieur. Il les appelait: fray Bigna, fray Chaja, fray Lechuza, et fray Biscacha. Outre les paillasses et les bouffons, Rosas aimait fort aussi les confitures: il en avait toujours, et de toutes les espèces, sous sa tente. Les confitures n’étaient pas non plus détestées des moines, et, de temps en temps, il en disparaissait quelques pots. Alors Rosas appelait toute la communauté en confession. Les moines savaient ce qu’il leur en coûterait de mentir: le coupable avouait donc.
A l’instant le coupable était dépouillé de ses habits et fustigé par ses trois compagnons.
Tout le monde a connu à Buenos-Ayres son mulâtre Eusebio, et cela d’autant mieux qu’un jour de réception publique, Rosas eut l’idée de faire pour lui ce que madame Dubarry faisait à l’occasion de son nègre Zamore.
Eusebio, vêtu en gouverneur, reçut les hommages des autorités au lieu et place de son maître.
Malgré l’amitié que Rosas portait à son mulâtre, il prit un jour fantaisie à ce terrible ami de lui faire une farce, farce sauvage, comme toutes celles qu’inventait Rosas. Il feignit que l’on venait de découvrir une conspiration dont Eusebio était le chef. Il ne s’agissait pas moins que de le poignarder, lui, Rosas. Eusebio fut arrêté malgré ses protestations de dévouement. Rosas avait ses juges à lui, qui ne s’inquiétaient pas si l’accusé était coupable ou ne l’était pas. Rosas accusait, ils jugèrent et condamnèrent le pauvre Eusebio à la peine de mort.
Eusebio subit tous les apprêts du supplice, se confessa, fut conduit sur le lieu de l’exécution, y trouva le bourreau et ses aides; puis tout à coup, comme le dieu de la tragédie antique, apparut Rosas, qui annonça à Eusebio que sa fille, Manuelita, étant devenue amoureuse de lui et voulant l’épouser, il lui faisait grâce.
Inutile de dire qu’Eusebio, tout en ne mourant pas du supplice, faillit mourir de peur.
Nous avons prononcé ce nom de Manuelita; nous avons vu que c’était la fille de Rosas. Disons à nos lecteurs français, à qui il est permis de l’ignorer, ce qu’est, comme femme, cette Manuelita, que la Providence plaça près de son père comme un bon génie, dont la principale occupation, pendant les beaux jours de sa vie, fut de répéter chaque jour le mot grâce, et à laquelle grâce parfois fut accordée.
Manuelita est aujourd’hui une femme de quarante ans, qui, par dévouement pour son père, et peut-être un peu pour la mission qu’elle avait reçue du ciel, ne s’est point mariée, ou plutôt ne s’était pas encore mariée en 1850, époque où nous l’avons perdue de vue.
Manuelita n’était pas précisément une belle femme; c’était mieux: c’était une charmante personne, d’une figure distinguée, d’un tact profond, coquette comme une Européenne, très-préoccupée surtout de l’effet qu’elle produisait sur les étrangers.
Manuelita a été fort calomniée, et c’est tout naturel: c’était la fille de Rosas, c’est-à-dire de l’homme sur lequel convergeaient toutes les haines. On l’accusa d’avoir hérité des instincts cruels de son père, et d’avoir, comme la fille du pape Borgia, oublié l’amour filial dans un autre amour plus tendre et moins chrétien.
Il n’est rien de tout cela. Manuelita resta fille pour deux raisons: d’abord, parce que Rosas sentait parfois le besoin d’être aimé, et qu’il savait que le seul amour réel, dévoué, infini, sur lequel il pût compter, c’était l’amour de sa fille. Manuelita est restée fille encore peut-être parce que, dans ses rêves de royauté, Rosas, aujourd’hui simple particulier perdu dans un coin de l’Angleterre, je crois, voyait au fond de l’avenir briller, pour Manuelita, quelque alliance plus aristocratique que celles auxquelles il avait droit de prétendre alors.
Non, autant l’histoire doit être sévère à Rosas, autant, à moins d’être injuste, elle sera douce, et en étant douce, elle sera équitable à Manuelita; et ce que nous disons ici de ce côté du monde, chacun le sait là-bas, et, au fond du cœur, chacun le reconnaîtra comme une vérité, Manuelita fut la digue éternelle, impuissante parfois, qui arrêtait la colère de son père, toujours prête à déborder. Enfant, elle avait un étrange moyen d’obtenir de Rosas les grâces qu’elle demandait: elle faisait mettre le mulâtre Eusebio nu ou à peu près; elle le faisait seller et brider comme un cheval; elle chaussait à ses petits pieds andalous des éperons de gaucho. Eusebio se mettait à quatre pattes; Manuelita montait sur son dos, et l’amazone étrange venait faire caracoler son bucéphale humain devant son père, lequel riait de cette singulière plaisanterie, et, ayant ri, accordait à Manuelita la grâce qu’elle demandait.
Plus tard, lorsqu’elle comprit qu’elle ne pouvait plus employer ce moyen, si efficace qu’il fût, elle s’appliqua à faire, près du dictateur, l’œuvre que faisait Mécène près d’Auguste, lorsqu’il lui jetait ses tablettes sur lesquelles il avait écrit: Surge, carnifex! Mais Manuelita s’y prenait autrement. Elle connaissait son père mieux que personne; elle savait les vanités secrètes auxquelles il était accessible. Elle temporisait, elle sollicitait; et quelquefois, douce sœur de charité bénie du Seigneur, elle obtenait.
C’était Manuelita qui était tout à la fois la reine et l’esclave du foyer domestique. Elle gouvernait la maison, soignait son père, et, chargée de toutes les relations diplomatiques, elle était le véritable ministre des affaires étrangères de Buenos-Ayres.
En somme, de même que Rosas était un être à part, qui ne touchait à rien et ne se confondait avec personne dans la société, Manuelita, devenue plus tard Manuela, était une créature non-seulement étrange au milieu de tous, mais même étrangère à tous, et qui passa solitaire en ce monde, loin de l’amour des hommes, hors de la sympathie des femmes.
Rosas avait, en outre, un fils nommé Juan, mais qui jamais ne fut mêlé à la politique de son père.
De plus, une petite fille échappant à peine à l’enfance, aujourd’hui chaste épouse, heureuse mère, portant, dans la personne de son mari, un nom honorable et honoré.
Une fois arrivé au pouvoir, le grand travail de Rosas fut d’anéantir la fédération.
Lopez, le fondateur de la fédération, tombe malade: Rosas le fait venir à Buenos-Ayres et le soigne chez lui.
Lopez meurt empoisonné.
Quiroga, le chef de la fédération, a échappé à vingt combats plus meurtriers les uns que les autres; son courage est passé en exemple, sa loyauté en proverbe.
Quiroga meurt assassiné.
Cullen, ce conseil de la fédération, devient gouverneur de Santa-Fé. Rosas lui improvise une révolution; Cullen est livré à Rosas par le gouverneur de Santiago.
Cullen est fusillé.
Tout ce qu’il y a de marquant dans le parti fédéral a le sort de ce qu’il y avait de marquant en Italie sous les Borgia. Et, peu à peu, Rosas, en employant les mêmes moyens qu’Alexandre VI et que son fils César, parvient à régner sur la république Argentine, qui, quoique réduite à une parfaite unité, n’en conserve pas moins le titre pompeux de fédération, et, ce qu’il y a de bizarre, va devenir l’ennemie des unitaires.
Disons quelques mots des hommes que nous venons de nommer, et faisons un instant revivre leurs spectres accusateurs. Ce sera quelque chose comme la scène de Shakspeare dans Richard III avant la bataille.
Il y a d’ailleurs dans tous ces hommes une saveur de sauvagerie primitive qui mérite d’être connue.
Nous avons commencé par le général Lopez. Une seule anecdote donnera non-seulement une idée de ce chef, mais encore des hommes auxquels il avait affaire.
Lopez était gouverneur de Santa-Fé. Il avait, dans l’Entre-Rios, un ennemi personnel, le colonel Ovando. Ce dernier, à la suite d’une révolte, fut conduit prisonnier au général Lopez.
Le général déjeunait. Il reçut à merveille Ovando, et l’invita à s’asseoir à sa table. La conversation s’engagea entre eux comme entre deux convives auxquels une égalité de condition eût commandé la plus parfaite et la plus égale courtoisie.
Cependant, au milieu du repas, Lopez s’interrompit tout à coup.
—Colonel, dit-il, si je fusse tombé en votre pouvoir, comme vous êtes tombé au mien, et cela au moment du repas, qu’eussiez-vous fait?
—Je vous eusse invité à vous mettre à table, comme vous avez fait vous-même à mon égard.
—Oui, mais après le déjeuner?
—Je vous eusse fait fusiller.
—Je suis enchanté que cette idée-là vous soit venue, car c’est aussi la mienne. Vous serez fusillé en sortant de table.
—Dois-je en sortir à l’instant ou achever de déjeuner?
—Oh! achevez, colonel, achevez; nous ne sommes pas pressés.
On continua donc le repas. On prit le café et les liqueurs; puis, le café et les liqueurs pris:
—Je crois qu’il est temps, dit Ovando.
—Je vous remercie de ne pas avoir attendu que je vous le rappelasse, répondit Lopez.
Puis, appelant son planton:
—L’escouade est-elle prête? demanda-t-il.
—Oui, mon général, répondit le planton.
Alors, se retournant vers Ovando:
—Adieu, colonel, dit-il.
—Non, pas adieu; au revoir, répondit celui-ci: on ne vit pas longtemps dans des guerres pareilles à celles que nous faisons.
Et, saluant Lopez, il sortit. Cinq minutes après, une fusillade, retentissant sur la porte même de Lopez, lui annonçait que le colonel Ovando avait cessé d’exister.
Passons à Quiroga.
Celui-ci est plus connu de nous. Sa réputation, en traversant les mers, a eu son écho à Paris. La mode s’en est emparée: de 1820 à 1823, on a porté des manteaux à la Quiroga et des chapeaux à la Bolivar; il est probable que ni l’un ni l’autre n’ont jamais porté ni le manteau ni le chapeau que leurs admirateurs adoptaient à deux mille lieues d’eux.
Quiroga, lui aussi, comme Rosas, était un homme de la campagne. Il avait, dans sa jeunesse, servi en qualité de sergent dans l’armée de ligne contre les Espagnols.—Retiré dans son pays natal, la Rioja, il se mêla aux partis internes, devint le maître de son pays, et, une fois arrivé à ce premier degré de puissance, il se jeta dans la lutte des différentes factions de la République, et dans cette lutte se révéla pour la première fois à l’Amérique.
Au bout d’un an, Quiroga était l’épée du parti fédéral. Jamais homme n’a obtenu de pareils résultats par la simple application de la valeur personnelle. Son nom en était arrivé à avoir un prestige qui valait des armées.—Sa grande tactique, au milieu du combat, était d’appeler à lui la plus forte somme de dangers qu’il pouvait réunir, et lorsque, dans la mêlée, il jetait son cri de guerre en faisant frémir dans sa main cette longue lance qui était son arme de prédilection, les plus braves cœurs faisaient alors connaissance avec la crainte.
Quiroga était cruel, ou plutôt féroce; mais, dans sa férocité, il y avait toujours quelque chose de grand et de généreux.—C’était la férocité du lion, et non celle du tigre.
Quand le colonel Pringles, un de ses plus grands ennemis, est fait prisonnier et assassiné après avoir été pris, celui qui l’a assassiné, et qui sert sous les ordres de Quiroga, se présente à celui-ci, croyant avoir gagné une bonne récompense.
Quiroga lui laisse raconter son crime, et à l’instant même le fait fusiller.
Une autre fois, deux officiers appartenant au parti ennemi, sont faits prisonniers par ses gens, qui se souviennent du supplice de leur compagnon, et qui, cette fois, les lui amènent vivants.—Il leur offre d’abandonner leur drapeau et de servir sous ses ordres.
L’un d’eux accepte,—l’autre refuse.
—C’est bien, dit-il à celui qui a accepté, montons à cheval et allons voir fusiller votre camarade.
Celui-ci, sans faire d’observation, s’empresse d’obéir, cause gaiement tout le long de la route avec Quiroga, dont il se croit déjà l’aide de camp, tandis que le condamné, escorté d’un piquet aux armes chargées, marche tranquillement à la mort.
Arrivé sur le lieu de l’exécution, Quiroga ordonne à l’officier qui a refusé de trahir son parti de se mettre à genoux;—mais, après le commandement: En joue! il s’arrête.
—Allons, dit-il à celui qui se croyait déjà mort, vous êtes un brave.—Prenez le cheval de monsieur, et partez.
Et il désignait le cheval du renégat.
—Mais moi? demande celui-ci.
—Toi, répond Quiroga, tu n’as plus besoin de cheval, car tu vas mourir.
Et malgré les supplications que lui adresse en faveur de son camarade celui qu’il vient de rendre à la vie, il le fait fusiller.
Quiroga ne fut vaincu qu’une fois, et ce fut par le général Paz, le Fabius américain, homme vertueux et pur s’il en fut jamais.—Deux fois il détruisit les armées de Quiroga dans les terribles batailles de la Tablada et d’Oncativo. C’était un beau spectacle pour ces jeunes républiques qui sortaient à peine de terre, que de voir l’art, la tactique et la stratégie en lutte contre le courage indomptable et la volonté de fer de Quiroga.—Mais une fois le général Paz fait prisonnier, à cent pas de son armée, par un coup de bola qui enveloppa les jambes de son cheval, Quiroga fut invincible.
La guerre une fois terminée entre le parti unitaire et le parti fédéral, Quiroga entreprit un voyage dans les provinces de l’intérieur. Mais, en revenant de voyage, il fut assailli, à Barrancallaco, par une trentaine d’assassins, qui firent feu sur sa voiture. Quiroga, malade, s’y tenait couché; une balle, après avoir traversé un des panneaux, lui brisa la poitrine. Quoique blessé à mort, il se souleva, et, pâle, ensanglanté, ouvrit la portière. En voyant le héros debout, quoique déjà cadavre, les assassins prirent la fuite. Mais Santos Perez, leur chef, marcha droit à Quiroga, et, comme celui-ci était tombé sur un genou, il le tua.
Alors les assassins revinrent et achevèrent l’œuvre commencée. C’étaient les frères Renafé, commandant à Cordoue, qui dirigeaient cette expédition, d’accord avec Rosas. Mais Rosas avait eu soin de se tenir dans un lointain si éloigné, qu’on ne l’aperçut pas. Il put, dès lors, prendre le parti de celui qu’il avait fait assassiner, et poursuivre ses assassins.
Ils furent arrêtés et fusillés.
Reste Cullen.
Cullen, né en Espagne, s’était établi dans la ville de Santa-Fé, où il s’était lié avec Lopez, et était devenu son ministre et le directeur de sa politique. L’immense influence que Lopez eut sur la république Argentine, depuis 1820 jusqu’à sa mort, arrivée en 1833, fit de Cullen un personnage extrêmement important. Lorsqu’aux jours du malheur Rosas, proscrit, émigra à Santa-Fé, il reçut de Cullen toute espèce de services; mais ces services rendus ne purent faire oublier au futur dictateur que Cullen était un des hommes qui voulaient mettre fin au règne de l’arbitraire dans la république Argentine. Cependant il sut cacher son mauvais vouloir sous les apparences de la plus grande amitié envers Cullen.
A la mort de Lopez, Cullen fut nommé gouverneur de Santa-Fé, et se consacra à établir des améliorations dans la province; en même temps, au lieu de se montrer l’ennemi du blocus français, Cullen ne cacha point ses sympathies pour la France, considérant que le pouvoir de celle-ci était un grand appui pour ses idées civilisatrices. Alors Rosas lui suscita une révolution qu’il appuya publiquement et par un concours de troupes. Cullen, vaincu, se réfugia dans la province de Santiago del Estero, que commandait son ami, le gouverneur Ibarra. Rosas, qui, tout en détruisant la fédération, avait déjà déclaré Cullen sauvage unitaire, entama des négociations avec Ibarra, afin qu’on lui livrât la personne de Cullen.
Pendant longtemps ces négociations échouèrent, et Cullen, sur les assurances de son ami Ibarra, qui jurait de ne jamais le livrer, se croyait sauvé, lorsqu’un jour, au moment où il s’y attendait le moins, il fut arrêté par les soldats d’Ibarra, et conduit à Rosas; mais celui-ci, ayant appris qu’on lui amenait Cullen captif, envoya l’ordre de le fusiller à moitié chemin, parce que, dit-il dans une lettre au gouverneur de Santa-Fé qui avait succédé à Cullen, son procès était fait par ses crimes, que tout le monde connaissait.
Cullen était un homme d’une société agréable et d’un caractère humain. Son influence sur Lopez fut toujours employée à écarter toute espèce de rigueur; et c’est en raison de cette influence que le général Lopez, malgré les supplications de Rosas, ne permit point de fusiller un seul des prisonniers faits pendant la campagne de 1831, campagne qui mit en son pouvoir les chefs les plus importants du parti unitaire.
Au reste, Cullen avait tous les dehors de la civilisation; mais son instruction était superficielle, et ses talents étaient médiocres.
Ce fut ainsi que Rosas, le seul homme peut-être qui n’eût aucune gloire militaire parmi les chefs du parti fédéral, se débarrassa des champions de ce parti; dès lors, il demeura le seul personnage important de la république Argentine, en même temps qu’il était le maître absolu de Buenos-Ayres.
Alors Rosas, arrivé à la toute-puissance, commença sa vengeance contre les classes élevées, qui l’avaient si longtemps tenu en mépris. Au milieu des hommes les plus aristocrates et les plus élégants, il se montrait sans cesse vêtu de la chaqueta ou sans cravate, il donnait des bals qu’il présidait avec sa femme et sa fille, et auxquels, à l’exclusion de tout ce qu’il y avait de distingué à Buenos-Ayres, il invitait des charretiers, des bouchers, et jusqu’aux affranchis de la ville.
Un jour il ouvrit le bal, lui dansant avec une esclave, et Manuelita avec un gaucho.
Mais ce ne fut point seulement de cette façon qu’il punit la fière cité; il proclama ce principe terrible:
«Celui qui n’est pas avec moi est contre moi.»
Dès lors, tout homme lui déplaisant fut qualifié du nom de sauvage unitaire, et celui que Rosas avait une fois désigné de ce nom n’avait plus droit ni à la liberté, ni à la propriété, ni à la vie, ni à l’honneur.
Alors, pour mettre en pratique les théories de Rosas, s’organisa sous ses auspices la fameuse société de MAS-HORCA, c’est-à-dire encore des potences. Cette société était composée de tous les hommes sans aveu, de tous les banqueroutiers, de tous les sbires de la ville.
A cette société de la Mas-Horca étaient affiliés, par ordre supérieur: le chef de police, les juges de paix, tous ceux enfin qui devaient veiller au maintien de l’ordre public; de sorte que, lorsque les membres de cette société forçaient la maison d’un citoyen pour piller cette maison ou assassiner le citoyen, celui dont la vie ou la propriété était menacée avait beau appeler à son aide, personne n’était là pour s’opposer aux violences dont il était l’objet. Ces violences étaient faites au milieu du jour comme en pleine nuit, sans aucun moyen de s’y soustraire.
Veut-on quelques exemples? Soit. Chez nous, on doit le remarquer, le fait suit toujours immédiatement l’accusation.
Les élégants de Buenos-Ayres avaient, à cette époque, l’habitude de porter leurs favoris en collier. Mais, sous le prétexte que la barbe taillée ainsi formait la lettre U, et voulait dire unitaire, la Mas-Horca s’emparait de ces malheureux, et les rasait avec des couteaux mal affilés, et la barbe tombait avec des lambeaux de chair; après quoi, on abandonnait la victime aux caprices de la dernière populace, rassemblée par la curiosité du spectacle, et qui parfois poussait la sanglante farce jusqu’à la mort.
Les femmes du peuple commençaient alors à porter dans leurs cheveux ce ruban rouge, connu sous le nom de mono. Un jour, la Mas-Horca se porta au seuil des principales églises, et alors, toutes les femmes qui entraient ou sortaient sans avoir le mono sur la tête, s’en voyaient fixer un avec du goudron brûlant.
Ce n’était pas non plus chose extraordinaire, que de voir une femme dépouillée de ses habits et fouettée au milieu de la rue, et cela parce qu’elle portait un mouchoir, une robe, une parure quelconque, sur laquelle on distinguait la couleur bleue ou verte. Il en était de même pour les hommes de la plus haute distinction, et il suffisait, pour qu’ils courussent les plus grands dangers, qu’ils se fussent hasardés en public avec un habit ou une cravate.
En même temps que les personnes sans doute désignées à l’avance, et qui appartenaient à ces classes supérieures de la société que poursuivait une vengeance invisible mais connue, étaient victimes de ces violences, on emprisonnait par centaines les citoyens dont les opinions n’étaient point en harmonie, nous ne dirons pas avec celles du dictateur, mais avec les combinaisons encore inconnues de sa politique à venir. Nul ne connaissait le crime pour lequel il était arrêté, et c’était chose superflue, puisque Rosas le connaissait. De même que le crime restait inconnu, le jugement était déclaré inutile, et chaque jour, pour faire place aux prisonniers des jours suivants, les prisons encombrées se débarrassaient du trop plein de leurs captifs à l’aide de nombreuses fusillades. Ces fusillades avaient lieu dans l’obscurité, et tout à coup la ville se réveillait en sursaut au bruit de ces tonnerres nocturnes qui la décimaient.
Et le matin, ce que l’on n’avait pas vu en France pendant les plus terribles jours de 1793, on voyait les charretiers de la police recueillir tranquillement dans les rues les corps des assassinés, et aller prendre à la prison les corps de ceux qu’on avait fusillés, puis, assassinés et fusillés, conduire tous ces cadavres à un grand fossé, où on les jetait pêle-mêle, sans qu’il fût même permis aux parents des victimes de venir reconnaître les leurs et de leur rendre les devoirs funèbres.
Ce n’était point le tout: les charretiers qui conduisaient ces restes déplorables annonçaient leur venue par d’atroces plaisanteries qui faisaient fermer les portes et fuir la population; on en a vu détacher les têtes des corps, de ces têtes emplir des paniers, et du cri habituel aux marchands de fruits de la campagne, les offrir aux passants effrayés en criant:
—Voilà des pêches unitaires; qui veut des pêches unitaires?
Bientôt le calcul se joignit à la barbarie, la confiscation à la mort.
Rosas comprenait que le moyen de se conserver au pouvoir était de créer autour de lui des intérêts inséparables des siens.
Alors il montra à une partie de la société la fortune de l’autre, en lui disant: «Cela t’appartient.»
A partir de ce moment, la ruine des anciens propriétaires de Buenos-Ayres fut consommée, et l’on vit s’élever les fortunes rapides et scandaleuses des amis de Rosas.
Ce que n’avait osé rêver aucun tyran, ce qui n’était venu à l’idée, ni de Néron ni de Domitien, Rosas l’a exécuté; après avoir tué le père, il a défendu au fils de porter le deuil. La loi qui contenait cette défense fut proclamée et affichée, et il fallait bien la proclamer et l’afficher, car sans elle il n’y eût eu que des habits de deuil à Buenos-Ayres!
Les excès de ce despotisme frappèrent les étrangers, et entre autres quelques Français. Rosas, qui se croyait tout permis envers eux, lassa la patience du roi Louis-Philippe,—patience bien connue cependant,—et amena la formation du premier blocus fait par la France.
Mais les hautes classes de la société, ainsi maltraitées, commencèrent à fuir Buenos-Ayres, et, pour trouver un refuge, jetèrent leurs regards sur l’État oriental, où la plus grande partie de la ville proscrite vint chercher un asile.
Ce fut en vain que la police de Rosas redoubla de vigilance, ce fut en vain qu’une loi punit de mort l’émigration, ce fut en vain qu’à cette mort on joignit des détails atroces,—car Rosas vit bientôt que la mort ne suffisait plus;—la terreur et la haine qu’inspirait Rosas étaient plus fortes que les moyens inventés par lui, l’émigration allait croissant d’heure en heure, de minute en minute. Pour réaliser la fuite de toute une famille, il s’agissait seulement de trouver une barque assez grande pour la contenir; la barque trouvée, père, mère, enfants, frères, sœurs, s’y entassaient confusément, abandonnant maison, biens, fortune; et chaque jour on voyait arriver dans l’État oriental, c’est-à-dire à Montevideo, quelques-unes de ces barques de passagers, qui n’avaient plus pour tous biens que les vêtements qu’ils portaient sur eux.
Et aucun de ces passagers n’eut à se repentir de la confiance qu’il avait mise dans l’hospitalité du peuple oriental; cette hospitalité fut grande et généreuse, comme l’eût été celle d’une république antique;—hospitalité telle, au reste, que devait l’attendre le peuple argentin, d’amis,—ou plutôt de frères, qui tant de fois avaient réuni leurs drapeaux à ses drapeaux pour combattre l’Anglais, l’Espagnol, ou le Brésilien,—ennemis communs, ennemis étrangers,—moins dangereux cependant que cet ennemi qui était né au milieu d’eux.
Les Argentins arrivaient en foule et débarquaient, et sur le port les habitants les attendaient, choisissant à mesure qu’ils mettaient pied à terre, en raison de leurs ressources pécuniaires ou de la grandeur de leur habitation, le nombre d’émigrants qu’ils pouvaient recueillir. Alors, vivres, argent, habits, tout était mis à la disposition de ces malheureux, jusqu’à ce qu’ils se fussent créé quelques ressources, ce à quoi tout le monde les aidait; et de leur côté ceux-ci, reconnaissants, se mettaient aussitôt au travail, afin d’alléger le fardeau qu’ils imposaient à leurs hôtes, et de leur donner ainsi le moyen d’accueillir de nouveaux fugitifs. Pour arriver au but, les personnes les plus habituées à toutes les jouissances du luxe travaillaient aux derniers métiers, les ennoblissant d’autant mieux que ces métiers étaient plus en opposition avec leur état social.
Ce fut ainsi que les plus beaux noms de la république Argentine figurèrent dans l’émigration.
Lavallé, la plus brillante épée de son armée; Florencio Varela, son plus beau talent; Aguero, un de ses premiers hommes d’État; Echaverria, le Lamartine de la Plata; La Vega, le Bayard de l’armée des Andes; Guttierez, l’heureux chantre des gloires nationales; Alsina, le grand avocat et l’illustre citoyen, apparaissent au nombre des émigrants, comme apparaissent aussi Saenz, Valiente, Molino Torrès, Ramos, Megia, les grands propriétaires; comme apparaissent encore Rodriguez, le vieux général des armées de l’indépendance et des armées unitaires; Olozabal, un des plus braves de cette armée des Andes, dont nous avons dit que La Vega était le Bayard.—C’est que Rosas poursuivait également l’unitaire et le fédéral, ne se préoccupant que d’une chose, c’est-à-dire de se débarrasser de tous ceux qui pouvaient être un obstacle à sa dictature.
C’est à cette hospitalité accordée aux hommes qu’il poursuivait, qu’il faut attribuer la haine que Rosas portait à l’État oriental.
A l’époque que nous citons, la présidence de la République était exercée par le général Fructuose Rivera.
Rivera, dont nous venons de prononcer le nom, était un homme de la campagne, comme Rosas, comme Quiroga; seulement, tous ses instincts le portaient à la civilisation, ce qui faisait de lui l’opposé de Rosas. Comme homme de guerre, la bravoure de Rivera n’a point été surpassée; comme homme de parti, sa générosité n’a pas été atteinte. Pendant trente-cinq ans, on l’a vu figurer dans les scènes politiques de son pays. Pendant trente-cinq ans, on l’a vu sauter sur ses armes au moment même où le mot: Guerre à l’étranger! a été prononcé.
Lorsque la révolution contre l’Espagne commença, il sacrifia sa fortune; car, pour lui, c’était un besoin irrésistible que de donner; il n’était pas généreux, il était prodigue.
Et, de même que Rivera était prodigue envers les hommes, Dieu avait été prodigue envers lui. C’était un beau cavalier, dans le sens du mot espagnol caballero, qui comprend à la fois le soldat et le gentilhomme; au teint brun, à la taille élevée, au regard perçant, causant avec grâce, et entraînant ses interlocuteurs dans le cercle fascinateur d’un geste qui n’appartenait qu’à lui; aussi a-t-il été l’homme le plus populaire de l’État oriental; mais, il faut le dire, jamais, en même temps, plus mauvais administrateur ne désorganisa les ressources pécuniaires d’un peuple. Il avait dérangé sa fortune particulière, il dérangea la fortune publique, non pour se reconstituer une fortune, mais parce que, homme public, il avait conservé toutes les façons princières de l’homme privé.
Mais à l’époque où nous voilà arrivés, cette ruine ne se faisait pas encore sentir. Rivera commençait sa présidence, et sa présidence était entourée des hommes les plus capables du pays: Obez, Herrera, Vasquez, Alvarez, Ellauri, Luiz-Édouard Perez, étaient véritablement, sinon ses ministres, du moins les directeurs de son gouvernement; et avec ces hommes, tout ce qui était progrès, liberté et prospérité était assuré à ce beau pays.
Obez, le premier des amis de Rivera, était un homme d’un caractère antique; son patriotisme, sa grandeur, ses talents éminents, son instruction profonde, le mettent au nombre des grands hommes de l’Amérique. Pour que rien ne manquât à sa popularité, il est mort dans la proscription, une des premières victimes du système de Rosas dans l’État oriental.
Luiz-Édouard Perez était l’Aristide de Montevideo. Républicain sévère, patriote exalté, il consacra sa longue existence à la vertu, à la liberté et à son pays.
Vasquez, homme de talent et d’instruction, commença de rendre ses premiers services au pays au siége de Montevideo, dans la guerre contre l’Espagne, et finit sa carrière pendant le siége contre Rosas.
Herrera, Alvarez et Ellauri, beaux-frères d’Obez, ne restèrent point en arrière de ceux que nous avons nommés; ils appartiennent non-seulement à l’État oriental comme défenseurs dévoués, mais encore à la cause américaine tout entière.
Aussi leurs noms seront-ils toujours sacrés à cette vaste terre de Colomb, qui s’étend du cap Horn au détroit de Behring.
MANUEL ORIBE
La présidence de Rivera prit fin en 1834. Le général Manuel Oribe lui succéda, par l’influence de Rivera lui-même, qui comptait avoir en lui un ami et un continuateur de son système. En effet, Manuel Oribe avait été nommé général par Rivera, et avait fait partie de la précédente administration comme ministre de la guerre.
Oribe appartenait aux premières familles du pays. Il combattit pour sa défense, et s’est toujours distingué par sa bravoure personnelle. Son esprit était faible, son intelligence étroite: cela explique son alliance avec Rosas, auquel il se donna tout entier, sans songer que cette alliance entraînait avec elle la perte de cette même indépendance pour laquelle, lui, Oribe, avait combattu tant de fois.
Comme général, son incapacité était complète. Ses passions avaient la violence des organisations nerveuses, et le portaient à la cruauté. Comme particulier, c’est un honnête homme.
Comme administrateur, il fut plus économe que Rivera, et l’on ne peut lui reprocher d’avoir augmenté le déficit du trésor public, et cependant c’est à lui qu’appartient toute la responsabilité de la ruine de l’État oriental. Oubliant que pour être chef de parti ce n’est pas assez de le vouloir, il refusa de rester lié au grand parti national, qui avait Rivera pour chef. Il voulut se former un parti, excita les méfiances du pays, et, effrayé de sa faiblesse, il se jeta un jour dans les bras de Rosas. Quoique le traité restât secret, le pays connut cette alliance aux sourdes hostilités du gouvernement contre l’émigration argentine, et comme rien n’était plus opposé à l’opinion du pays que le système de Rosas, le pays suivit le général Rivera, au moment où celui-ci se mit, en 1836, à la tête d’une révolution contre Oribe.
Malgré cette presque unanimité qui le menaçait, Oribe résista jusqu’en 1838.
Oribe descendit de la présidence par une renonciation faite officiellement devant les chambres, et il sortit du pays, ayant demandé la permission à ces mêmes chambres de se retirer.
Mais, sorti du pays, Rosas le força de protester contre cette renonciation, et, chose qui ne s’était jamais vue en Amérique, il le reconnut comme chef du gouvernement d’un pays dont lui-même avait été chassé. C’était quelque chose comme si Louis-Philippe, à Claremont, eût nommé le duc de Bordeaux vice-roi à la république française.
On commença par rire, à Montevideo, de cette excentricité du dictateur. Mais lui se prépara, pendant ce temps, à changer ce rire en larmes.
La conséquence naturelle de cette conduite de Rosas était la guerre entre les deux nations.
Cette guerre fut terrible.
Oribe, que quelques-uns de nos journaux, payés par Rosas, ont appelé l’illustre et vertueux Oribe, y fut tout à la fois général et bourreau.
Dépouillons quelques pages de ces tables de sang, publiées par l’Amérique du Sud, et sur lesquelles, comme une mère plaintive dans le présent, et comme une déesse vengeresse pour l’avenir, elle a enregistré dix mille assassinats.
Prenons au hasard, dans les rapports faits à Rosas par ses officiers et ses agents.
Le général don Mariano Acha, qui sert dans l’armée opposée à Rosas, défend San-Juan, et, le 22 août 1841, se rend après quarante-huit heures de résistance. Don José-Santos Ramirez, officier de Rosas, transmet alors au gouvernement de San-Juan le rapport officiel de cet événement. On y trouve cette phrase:
Tout est en notre pouvoir, mais avec pardon et garantie pour tous les prisonniers. Parmi eux se trouve un fils de Lamadrid.
Prenez le no 2067 du Diario de la Tarde, c’est-à-dire du journal du soir de Buenos-Ayres, du 22 octobre 1841, et en regard du rapport officiel de José-Santos Ramirez, qui constate la garantie de la vie pour les prisonniers, vous pourrez lire ce paragraphe:
«Desaguedero, 22 septembre 1841.
»Le prétendu sauvage unitaire, Mariano Acha, a été décapité hier, et sa tête exposée aux regards du public.
»Signé: Angel Pacheco.»
Ne pas confondre cet Angel Pacheco, lieutenant de Rosas, avec son cousin Pacheco y Obes, un de ses ennemis les plus acharnés.
Attendez, vous vous rappelez que dans le rapport de Santos Ramirez, se trouve cette phrase:
Parmi les prisonniers existe un fils de Lamadrid.
Ouvrez la Gaceta mercantile, no 5703, au 22 avril 1842, et vous y trouverez cette lettre, écrite par Mazario Benavidez à don Juan-Manoel Rosas:
«Miraflore-la-Marche, 7 avril 1842.
»Dans une dépêche précédente, je vous ai fait part des motifs pour lesquels je conservais le sauvage Ciriaco Lamadrid; mais, sachant que ce dernier s’est adressé à plusieurs chefs de la province pour les entraîner à la défection, j’ai fait, à mon arrivée à la Rioja, décapiter le premier, ainsi que le sauvage unitaire Manoel-Julian Frias, natif de Santiago.
Signé: Mazario Benavidez.»
Manoel Oribe, à la tête des armées de Rosas chargées de soumettre les provinces Argentines, défait, le 15 avril 1842, sur le territoire de Santa-Fé, les forces commandées par le général Juan-Pablo Lopez.
Au nombre des prisonniers se trouve le général don Juan-Apostol Martinez.
Lisez ce fragment d’une lettre d’Oribe:
«Au quartier général de Barrancas de Cosonda,
le 17 avril 1842.
»Trente et quelques morts, et quelques prisonniers, dont le prétendu sauvage Juan-Apostol Martinez, auquel la tête a été coupée hier.
»Signé: Manoel Oribe.»
Si la Gaceta mercantile est encore sous votre main, rouvrez-la, et au no 5903, à la date du 20 septembre 1842, vous trouverez un rapport officiel de Manoel-Antonio Saravia, employé dans l’armée d’Oribe.
Ce rapport contient une liste de dix-sept individus, dont un chef de bataillon et un capitaine, qui furent faits prisonniers à Numayan, et subirent le châtiment ordinaire de la PEINE DE MORT.
Revenons à l’illustre et vertueux Oribe, no 3007 du Diario de la Tarde.
C’est à propos de la bataille de Monte-Grande, dont il fait le rapport.
«Quartier général au Ceibal, 14 septembre 1841.
»Parmi les prisonniers s’est trouvé le traître sauvage unitaire, ex-colonel Facundo Borda, qui fut exécuté à l’instant même avec d’autres prétendus officiers, tant de cavalerie que d’infanterie.
»Manoel Oribe.»
Oribe est en veine; un traître lui livre le gouvernement de Tucuman et ses officiers. Aussi s’empresse-t-il d’annoncer cette nouvelle à Rosas.
Voici la lettre:
«Quartier général de Métau, 3 octobre 1841.
»Les sauvages unitaires que m’a livrés le commandant Sandoval et qui sont: Marion, le prétendu gouverneur général de Tucuman; Avellanieda, le prétendu colonel J.-M. Vilela; le capitaine José Espejo et le lieutenant en premier Léonard Sosa, ont été sur-le-champ exécutés dans la forme ordinaire, à l’exception d’Avellanieda, à qui j’ai ordonné que l’on coupât la tête, et que cette tête, une fois coupée, on l’exposât aux regards du public, sur la place de Tucuman.
»Manoel Oribe.»
Laissons celui-là, et passons à un autre bourreau de Rosas.
«Casamarca, le 29 du mois de Rosas 1841.
»A Son Excellence monsieur le gouverneur D. Cl. A. Arredondo.
»Après plus de deux heures de feu, et après avoir passé au fil de l’épée toute l’infanterie, à son tour toute la cavalerie a été mise en déroute, et le chef seul s’est échappé par le cerro d’Ambaste, avec trente hommes; on le poursuit, et sa tête sera bientôt sur la place publique, comme y sont déjà les têtes des prétendus ministres Gonzalès Dulce et celle d’Espeche.
»Vive la fédération!
»M. Maza.»
«Liste nominative des sauvages unitaires, prétendus chefs et officiers, qui ont été exécutés après l’action du 29.
- »Colonel: Vicente Mercao.
- »Commandants: Modesto Villafane, Juan-Pedro Ponce, Damasio Arias, Manuel Lopez, Pedro Rodriguez.
- »Chefs de bataillon: Manuel Riso, Santiago de la Cruz-José.
- »Capitaines: Juan-de-Dios Ponce, Jose Salas, Pedro Aranjo, Isidore Ponce, Pedro Barros.
- »Adjudants: Damasio Sarmiento, Eugenio Novillo, Francisco Quinteros, Daniel Rodriguez.
- »Lieutenant: Domingo Diaz.
»M. Maza.»
Puisque nous en sommes à Maza, continuons; puis nous reviendrons à Rosas:
«Casamarca, 4 novembre 1841.
»Je vous ai annoncé déjà que nous avions mis en déroute complète le sauvage unitaire Cubas, qui était poursuivi, et que nous aurions bientôt la tête du bandit. Il a été pris en effet au Cerro des Ambastes: il a été pris dans son lit même; en conséquence, la tête dudit brigand Cubas est exposée sur la place publique de cette ville.
»Après l’action:
»On a pris dix-neuf officiers qui suivaient Cubas. Je n’ai point fait de quartier. Le triomphe a été complet, et pas un n’a échappé.
»M. Maza.»
Glanons en passant, dans le Boletin de Mendosa, no 12, cette lettre écrite du champ de bataille d’Arroyo-Grande, et adressée au gouverneur Aldao par le colonel don Geronimo Costa:
«Nous avons pris plus de cent cinquante chefs et officiers, qui furent exécutés à l’instant.»
Tout feu d’artifice a son bouquet; terminons par son bouquet ce feu d’artifice de sang.
J’ai promis de revenir à Rosas; j’y reviens.
Le colonel Zelallaran est tué; on apporte sa tête à Rosas.
Rosas passa trois heures à rouler cette tête du pied et à cracher dessus; alors il apprend qu’un autre colonel, frère d’armes de celui-ci, est prisonnier; son premier mouvement est de le faire fusiller, mais il se ravise; au lieu de le condamner à la mort, il le condamne à la torture: le prisonnier, pendant trois jours, aura, douze heures par jour, cette tête coupée exposée devant lui sur une table.
Rosas fait fusiller, au milieu de la place San-Nicolas, une portion des prisonniers du général Paz.
Parmi des prisonniers se trouvait le colonel Vedela, ancien gouverneur de Saint-Louis; au moment du supplice, le fils du condamné se jette dans les bras de son père.
—Fusillez-les tous les deux, dit Rosas.
Et fils et père tombent frappés dans les bras l’un de l’autre.
En 1832, Rosas fit conduire, sur une place de Buenos-Ayres, quatre-vingts prisonniers indiens, et, au milieu du jour, à la vue de tous, il les fit égorger à coups de baïonnette.
Camilla O’Gorman, jeune fille de dix-huit ans, d’une des premières familles de Buenos-Ayres, est séduite par un prêtre de vingt-quatre ans. Ils quittent tous deux Buenos-Ayres et se réfugient dans un petit village de Corrientes, où, se disant mariés, ils ouvrent une espèce d’école. Corrientes tombe au pouvoir de Rosas. Reconnus par un prêtre et dénoncés par lui à Rosas, le fugitif et sa compagne sont ramenés tous deux à Buenos-Ayres, où, sans jugement, Rosas ordonne qu’ils soient fusillés.
—Mais, fait-on observer à Rosas, Camilla O’Gorman est enceinte de huit mois.
—Baptisez le ventre, dit Rosas, qui, en bon chrétien, veut sauver l’âme de l’enfant.
Le ventre baptisé, Camilla O’Gorman est fusillée.
Trois balles traversent les bras de la malheureuse mère, qui, par un mouvement instinctif, les avait étendus pour protéger son enfant.
Maintenant, comment se fait-il que la France se fasse des amis comme Rosas et des ennemis comme Garibaldi?
Et en effet, le traité de 1840, signé de l’amiral Mackau, et qui porte son nom, relevait le pouvoir de Rosas, en laissant la république Orientale seule engagée dans la lutte.
Ce fut alors qu’apparut Garibaldi à son retour de Rio-Grande.
D’un côté, Rosas et Oribe,—c’est-à-dire la force, la richesse, la puissance, combattant pour le despotisme.
De l’autre côté, une pauvre petite république,—une ville démantelée, un trésor à sec, un peuple sans ressources, ne pouvant payer ses défenseurs, mais combattant pour la liberté.
Garibaldi n’hésita point.—Il alla droit au peuple et à la liberté.
Nous lui rendons la plume, et lui laissons raconter ses luttes pendant ce siége acharné, qui dura neuf ans, comme celui de Troie.
Alex. Dumas.
FIN DU PREMIER VOLUME
TABLE
DU PREMIER VOLUME
| Un mot au lecteur | 1 | |
| I. — | Mes parents | 27 |
| II. — | Mes premières années | 32 |
| III. — | Mes premiers voyages | 36 |
| IV. — | Mon initiation | 41 |
| V. — | Les événements de Saint-Julien | 48 |
| VI. — | Le Dieu des bonnes gens | 55 |
| VII. — | J’entre au service de la république de Rio-Grande | 63 |
| VIII. — | Corsaire | 70 |
| IX. — | La Plata | 77 |
| X. — | Les plaines orientales | 81 |
| XI. — | La poëtesse | 85 |
| XII. — | Le combat | 90 |
| XIII. — | Louis Carniglia | 95 |
| XIV. — | Prisonnier | 97 |
| XV. — | L’estrapade | 102 |
| XVI. — | Voyage dans la province de Rio-Grande | 107 |
| XVII. — | La lagune de los Patos | 112 |
| XVIII. — | Armement des lancions à Camacua | 116 |
| XIX. — | L’estancia della Barba | 121 |
| XX. — | Expédition à Sainte-Catherine | 132 |
| XXI. — | Départ et naufrage | 137 |
| XXII. — | Jean Griggs | 145 |
| XXIII. — | Sainte-Catherine | 149 |
| XXIV. — | Une femme | 152 |
| XXV. — | La course | 155 |
| XXVI. — | Lac d’Imirui | 161 |
| XXVII. — | Nouveaux combats | 164 |
| XXVIII. — | A cheval | 169 |
| XXIX. — | La retraite | 178 |
| XXX. — | Séjour à Lages et dans les environs | 182 |
| XXXI. — | Bataille de Taquari | 187 |
| XXXII. — | Assaut de San José du Nord | 197 |
| XXXIII. — | Anita | 201 |
| XXXIV. — | Levée du siége. — Rossetti | 213 |
| XXXV. — | La picada das Antas | 217 |
| XXXVI. — | Conducteur de bœufs | 226 |
| XXXVII. — | Professeur de mathématiques et courtier de commerce | 238 |
| Montevideo | 241 | |
| Rosas | 262 | |
| Manoel Oribe | 298 | |
FIN DE LA TABLE.
Clichy.—Imp. Maurice Loignon et Cie, rue du Bac-d’Asnières, 12.