Mémoires de Garibaldi, tome 1/2
XV
L’ESTRAPADE
On me lia les mains derrière le dos, on me mit à cheval; puis on me lia les pieds comme on m’avait lié les mains, en les assujettissant à la sangle du cheval.
C’est dans cet équipage que je fus ramené à Gualeguay, où, comme on va le voir, m’attendait un pire traitement.
On ne m’accusera point d’être par trop tendre vis-à-vis de moi-même; eh bien, je l’avoue, je me sens frémir chaque fois que je me rappelle cette circonstance de ma vie.
Conduit en présence de don Leonardo Millan, je fus sommé par lui de dénoncer ceux qui m’avaient fourni les moyens de fuir. Il va sans dire que je déclarai que seul j’avais préparé, et seul exécuté ma fuite; alors, comme j’étais lié, et que don Leonardo Millan n’avait rien à craindre, il s’approcha de moi et commença de me frapper avec son fouet; après quoi, il renouvela ses demandes, et moi, je renouvelai mes dénégations.
Il ordonna alors de me conduire en prison, et ajouta tout bas quelques mots à l’oreille de mes conducteurs.
Ces mots étaient l’ordre de me donner la torture.
En arrivant dans la chambre qui m’était destinée, mes gardes, en conséquence, me laissant les mains liées derrière le dos, me passèrent aux poignets une nouvelle corde, tournèrent l’autre extrémité autour d’une solive, et, tirant à eux, me suspendirent à quatre ou cinq pieds de terre.
Alors don Leonardo Millan entra dans ma prison, et me demanda si je voulais avouer.
Je ne pouvais que lui cracher au visage, et m’en donnai la satisfaction.
—C’est bien, dit-il en se retirant; quand il plaira au prisonnier d’avouer, vous m’appellerez, et, quand il aura avoué, on le remettra à terre.
Après quoi, il sortit.
Je restai deux heures ainsi suspendu. Tout le poids de mon corps pesait sur mes poignets ensanglantés et sur mes épaules luxées.
Tout mon corps brûlait comme une fournaise; à chaque instant je demandais de l’eau, et, plus humains que mon bourreau, mes gardiens m’en donnaient; mais l’eau, en entrant dans mon estomac, se desséchait comme si on l’eût jetée sur une lame de fer rougie. On ne peut se faire une idée de ce que je souffris qu’en relisant les tortures données aux prisonniers au moyen âge. Enfin, au bout de deux heures, mes gardes eurent pitié de moi ou me crurent mort, et me descendirent.—Je tombai couché tout de mon long.
Je n’étais plus qu’une masse inerte, sans autre sentiment qu’une sourde et profonde douleur,—un cadavre ou à peu près.
Dans cette situation, et sans que j’eusse la conscience de ce que l’on me faisait, on me mit dans les ceps.
J’avais fait cinquante milles à travers des marais, les mains et les pieds liés; les moustiques, nombreux et enragés dans cette saison, avaient fait de mon visage et de mes mains une seule plaie. J’avais subi deux heures d’une effroyable torture, et lorsque je revins à moi, j’étais attaché côte à côte d’un assassin.
Quoique au milieu des plus atroces tourments je n’eusse point dit un seul mot, et que, d’ailleurs, il ne fût pour rien dans ma fuite, don Jacinto Andreas avait été emprisonné; les habitants du pays étaient dans l’épouvante.
Quant à moi, sans les soins d’une femme, qui fut pour moi un ange de charité, je serais mort. Elle écarta toute crainte et vint au secours du pauvre torturé.
Elle s’appelait madame Alleman.
Grâce à cette douce bienfaitrice, je ne manquai de rien dans ma prison.
Peu de jours après, le gouverneur, voyant qu’il était inutile d’essayer de me faire parler, et convaincu que je mourrais avant de dénoncer un de mes amis, n’osa probablement pas prendre sur lui la responsabilité de cette mort, et me fit conduire dans la capitale de la province Bajada. J’y restai deux mois en prison; après quoi, le gouverneur me fit dire qu’il m’était permis de sortir librement de la province. Quoique je professe des opinions opposées à Echague, et que j’aie plus d’une fois, depuis ce jour, combattu contre lui, je ne saurais cacher l’obligation que je lui ai; et je voudrais, aujourd’hui encore, être à même de lui prouver ma reconnaissance de tout ce qu’il a fait pour moi et surtout pour ma liberté rendue.
Plus tard, la fortune fit tomber entre mes mains tous les chefs militaires de la province du Gualeguay, et tous furent mis en liberté sans la moindre offense ni à leurs personnes ni à leurs propriétés.
Quant à don Leonardo Millan, je ne voulus pas même le voir, de peur que sa présence, en me rappelant ce que j’avais souffert, ne me fît commettre quelque action indigne de moi.
XVI
VOYAGE DANS LA PROVINCE DE RIO-GRANDE
De Bajada, je pris passage sur un brigantin italien, capitaine Ventura. C’était un homme recommandable et digne sous tous les rapports; il me traita avec une générosité chevaleresque, et il me conduisit jusqu’à l’embouchure de l’Iguaçu, affluent du Parana, où je m’embarquai pour Montevideo, sur une balandre commandée par Pascal Carbone.
J’étais dans une veine de bonheur; lui aussi me traita à merveille.
Les bonheurs comme les malheurs vont en troupe; j’en avais momentanément fini avec les derniers, et les premiers se succédaient sans interruption.
A Montevideo, je trouvai une foule d’amis, à la tête desquels je dois compter Jean-Baptiste Cuneo et Napoléon Castellini. Bientôt enfin, Rossetti, que j’avais laissé à Montevideo, on se le rappelle, vint m’y rejoindre; il arrivait de Rio-Grande, où il avait été admirablement reçu par ces fiers républicains.
A Montevideo, ma proscription tenait toujours. Ma résistance contre les lanciones, le monde que nous leur avions tué, était un prétexte au moins spécieux. Je fus donc forcé de rester caché dans la maison de mon ami Pazante, où je demeurai un mois.
Ma réclusion, au reste, était on ne peut plus supportable, adoucie qu’elle était par les visites de tant de compatriotes qui, à cette époque de prospérité et de paix, s’étaient établis dans le pays, et exerçaient, vis-à-vis de leurs amis du vieux monde, une généreuse hospitalité. La guerre, et surtout le siége de Montevideo, changèrent la condition de la plupart d’entre eux, et, de bonne qu’elle était, la firent mauvaise et même pire. Pauvres gens! je les ai plaints bien des fois; par malheur, je ne pouvais faire mieux que de les plaindre.
Au bout d’un mois, le temps étant venu de me mettre en voyage, nous partîmes, Rossetti et moi, pour Rio-Grande. Notre voyage devait se faire et se fit à cheval; ce fut une grande joie et un grand plaisir pour moi.
Nous voyagions ce que l’on appelle à escotero.
Expliquons ce que c’est que cette manière de voyager, qui, pour la rapidité, laisse bien loin la poste, si prompte qu’elle soit dans les pays civilisés.
Que l’on soit deux, trois ou quatre, on voyage avec une vingtaine de chevaux habitués à suivre ceux qui sont montés; lorsque le voyageur sent sa monture fatiguée, il met pied à terre, passe sa selle du dos de son cheval sur celui d’un cheval libre, l’enfourche, fait au galop trois ou quatre lieues, puis le quitte pour un autre, et toujours ainsi, jusqu’au moment où l’on décide de s’arrêter; les chevaux fatigués se reposent en continuant la route, délivrés de leur selle et de leur cavalier.
Pendant la courte halte que font les cavaliers pour changer de cheval, toute la horde pince du bout des dents quelques touffes d’herbe, et boit, si elle trouve de l’eau; les véritables repas se font deux fois par jour seulement, le matin et le soir.
Nous arrivâmes ainsi à Piratinin, siége du gouvernement de Rio-Grande; la capitale était bien Porto-Allegre, mais comme la capitale était au pouvoir des impériaux, le siége de la république était à Piratinin.
Piratinin est certes un des plus beaux pays du monde, avec ses deux régions: région de plaines, région de montagnes.
La région des plaines est complétement tropicale; là, poussent la banane, la canne à sucre, l’oranger. Entre les tiges de ces plantes et de ces arbres rampent le serpent à sonnette, le serpent noir, le serpent corail; là, comme dans les jungles de l’Inde, bondissent le tigre, le jaguar et le puma, lion inoffensif, de la taille d’un gros chien du Saint-Bernard.
La région des montagnes est tempérée comme mon beau climat de Nice; là, on récolte la pêche, la poire, la prune, tous les fruits d’Europe; là, poussent ces magnifiques forêts dont aucune plume ne donnera jamais l’exacte description, avec leurs pins droits comme des mâts de navire, hauts de deux cents pieds, et dont cinq ou six hommes peuvent à peine embrasser la tige. A l’ombre de ces pins poussent les taquaros, roseaux gigantesques qui, pareils aux fougères du monde antédiluvien, arrivent à quatre-vingts pieds de haut, et qui à leur base atteignent à peine à la grosseur du corps d’un homme; là, poussent la barba de pao, littéralement la barbe des arbres, dont on se sert en guise de serviette, et ces lianes qui, par leurs multiples entrelacements, rendent les forêts inextricables; là, sont ces clairières nommées campestres, où poussent des villes tout entières: Lima da Serra, Vaccaria, Lages;—non-seulement trois villes, mais trois départements;—population caucasienne, d’origine portugaise, et d’une hospitalité homérique.
Là, le voyageur n’a besoin de rien dire, de rien demander. Il entre dans la maison, va droit à la chambre des hôtes; les domestiques, sans être appelés, viennent, le déchaussent, lui lavent les pieds. Il reste le temps qu’il veut, s’en va quand il lui plaît, ne dit point adieu, ne remercie pas si c’est son bon plaisir, et malgré cet oubli, celui qui viendra après lui ne sera pas moins bien reçu que lui.
C’est la jeunesse de la nature, c’est le matin de l’humanité.
XVII
LA LAGUNE DE LOS PATOS
Arrivé à Piratinin, j’y fus admirablement reçu par le gouvernement de la république. Bento Gonzalès,—véritable chevalier errant du cycle de Charlemagne, frère par le cœur des Olivier et des Roland, vigoureux, agile, loyal comme eux, véritable centaure, maniant un cheval comme je ne l’ai vu manier qu’au général Netto,—modèle accompli du cavalier,—était absent et en marche, à la tête d’une brigade de cavalerie, pour combattre Sylva Tanaris, chef impérial, qui, ayant franchi le canal de San Gonzalès, infestait cette partie de la province Piratinine, siége alors du gouvernement républicain, et un petit village charmant par sa position alpestre, chef-lieu du département du même nom, et tout entouré d’une population belliqueuse, très-dévouée à la cause de la liberté.
En son absence, ce fut le ministre des finances, Almeida, qui me fit les honneurs de la ville.
Un mot sur Rio-Grande, que l’on pourrait croire, comme l’indique son nom, située sur le cours de quelque grande rivière, ou une grande rivière lui-même.
Rio-Grande, c’est la lagune de los Patos,—le lac des canards;—elle peut avoir une trentaine de lieues de long. A part quelques bas-fonds dont nous aurons à nous occuper plus tard, elle est profonde et peuplée de caïmans; elle est formée par cinq rivières qui viennent s’y jeter à son extrémité nord, et qui ont l’air de former les cinq doigts d’une main dont la paume est le bout de la lagune.
Il y a un endroit d’où l’on voit à la fois les cinq rivières, et qui s’appelle pour cette raison Viamao,—j’ai vu la main.
Viamao avait changé de nom, et s’appelait alors Settembrina, en commémoration de la république proclamée en septembre.
Me trouvant inoccupé à Piratinin, je demandai à passer dans la colonne d’opérations dirigée sur San Gonzalès, près du président. Ce fut là que je vis ce vaillant pour la première fois, et que je passai quelques jours dans son intimité. C’était véritablement l’enfant gâté de la nature;—elle lui avait donné tout ce qui fait le véritable héros.—Bento Gonzalès atteignait ses soixante ans lorsque je le connus. Haut et svelte, il montait à cheval, je l’ai dit, avec une grâce et une facilité admirables. A cheval, on lui eût donné vingt-cinq ans.—Brave et heureux, il n’eût pas un instant, comme un chevalier de l’Arioste, hésité à combattre un géant, eût-il eu la taille de Polyphème et l’armure de Ferragus.—Il avait un des premiers poussé le cri de guerre, non pas dans un but de personnelle ambition, mais comme tout autre enfant de ce peuple belliqueux. Sa vie au camp était comme celle du dernier habitant des prairies: de la chair rôtie et de l’eau pure.—Le premier jour où nous nous vîmes, il m’invita à son frugal repas, et nous causâmes avec autant de familiarité que si nous eussions été compagnons d’enfance et égaux. Avec tant de dons naturels et acquis, Bento Gonzalès fut l’idole de ses concitoyens; et avec tant de dons, chose étrange, il fut presque toujours malheureux dans ses entreprises de guerre, ce qui m’a toujours fait croire que le hasard était pour beaucoup plus que le génie dans les événements de la guerre et la fortune des héros.
Je suivis la colonne jusqu’à Camodos,—passe du canal de San Gonzalès, qui relie la lagune de Los Patos à Merin. Sylva Tanaris s’y était précipitamment retiré en apprenant qu’une colonne de l’armée républicaine s’approchait.
N’ayant pu le rejoindre, le président revint en arrière. J’en fis naturellement autant que lui, et je repris à sa suite la route de Piratinin.
Vers ce temps, nous reçûmes la nouvelle de la bataille de Rio-Pardo, où l’armée impériale fut complétement battue par les républicains.
XVIII
ARMEMENT DES LANCIONS A CAMACUA
Je fus alors chargé de l’armement de deux lancions qui se trouvaient sur le Camacua, fleuve parallèle ou à peu près au canal de San Gonzalès, et qui comme lui débouche dans la lagune de los Patos.
J’avais réuni, tant des matelots venus de Montevideo que de ceux que je trouvai à Piratinin, une trentaine d’hommes de toute nation. Il va sans dire que, malheureusement pour lui, mon cher Louis Garniglia en était. J’avais en outre, comme nouvelle recrue, un Français colossal, Breton de naissance, que nous appelions Gros-Jean, et un autre nommé François, véritable flibustier, digne frère de la côte.
Nous arrivâmes à Camacua: là, nous trouvâmes un Américain, nommé John Griggs, qui d’une ferme de Bento Gonzalès, qu’il habitait, était en train de surveiller l’achèvement de deux sloops.
J’étais nommé chef de cette flotte encore en construction, avec le grade de capitano tenente.
C’était chose curieuse que cette construction, et qui faisait honneur à cette persistance américaine bien connue. On allait chercher le bois d’un côté et le fer de l’autre; deux ou trois charpentiers taillaient le bois, un mulâtre forgeait le fer. C’est ainsi que les deux sloops avaient été fabriqués, depuis les clous jusqu’aux cercles en fer des mâts.
Au bout de deux mois la flotte fut prête. On arma chaque bâtiment de deux petites pièces en bronze; quarante noirs ou mulâtres furent adjoints aux trente Européens, et portèrent le rôle des deux équipages au chiffre de soixante et dix hommes.
Les lancions pouvaient être de quinze à dix-huit tonneaux l’un, de douze à quinze tonneaux l’autre.
Je pris le commandement du plus fort, que nous baptisâmes le Rio-Pardo.
John Griggs reçut le commandement de l’autre, qui s’appela le Républicain.
Rossetti était resté à Piratinin, chargé de la rédaction du journal le Peuple.
Nous commençâmes, aussitôt la construction achevée, à courir la lagune de los Patos. Quelques jours s’écoulèrent à faire des prises insignifiantes.
Les impériaux avaient à opposer à nos deux sloops, de vingt-huit tonneaux à eux deux, trente navires de guerre et un bateau à vapeur.
Mais nous avions, nous, les bas-fonds.
La lagune n’était navigable, pour de grands bâtiments, que dans une espèce de canal longeant le bord oriental de la lagune.
Du côté opposé, au contraire, le sol était coupé en pente, et nous-mêmes, malgré le peu d’eau que nous tirions, étions obligés de nous échouer plus de trente pas avant que d’arriver au bord.
Les bancs de sable s’avançaient dans la lagune à peu près comme les dents d’un peigne, seulement ces dents étaient très-écartées l’une de l’autre.
Lorsque nous étions obligés de nous échouer, et que le canon d’un bâtiment de guerre ou d’un bateau à vapeur nous incommodait, je criais:
—Allons, mes canards, à l’eau!
Et mes canards sautaient à l’eau, et à force de bras on soulevait le lancion et on le portait de l’autre côté du banc de sable.
Au milieu de tout cela, nous prîmes un bateau richement chargé, nous le conduisîmes sur la côte occidentale du lac, près de Camacua; et là nous le brûlâmes, après en avoir tiré tout ce qu’il fut possible d’en tirer.
C’était la première prise que nous faisions qui en valût la peine; elle réjouit fort notre petite marine. D’abord, chacun eut sa part du butin, et avec un fonds de réserve je fis faire des uniformes à mes hommes. Les impériaux, qui nous avaient fort méprisés et ne manquaient jamais une occasion de se moquer de nous, commencèrent à comprendre notre importance dans la lagune, et employèrent de nombreux bâtiments à protéger leur commerce. La vie que nous menions était active et pleine de dangers, à cause de la supériorité numérique de notre ennemi, mais en même temps attachante, pittoresque et en harmonie avec mon caractère. Nous n’étions pas seulement des marins, nous étions, au besoin, des cavaliers; nous trouvions au moment du danger autant et plus de chevaux qu’il ne nous en fallait, et nous pouvions former en deux heures un escadron peu élégant, mais terrible. Tout le long de la lagune se trouvaient des estancias que le voisinage de la guerre avait fait déserter par leurs propriétaires; nous y rencontrions des bestiaux de toute espèce, monture et nourriture; en outre, dans chacune de ces fermes il y avait des portions de terrain cultivées, où nous récoltions le froment en abondance, des patates douces, et souvent d’excellentes oranges, cette contrée produisant les meilleures de toute l’Amérique du Sud. La horde qui m’accompagnait, véritable troupe cosmopolite, était composée d’hommes de toutes couleurs et de toutes nations. Je la traitais avec une bonté peut-être hors de saison avec de pareils hommes;—mais il y a une chose que je puis affirmer, c’est que je n’eus jamais à me repentir de cette bonté, chacun obéissant à mon premier ordre, ne me mettant jamais dans la nécessité de me fatiguer ni de punir.
XIX
L’ESTANCIA DELLA BARBA
Sur la Camacua, où nous avions notre petit arsenal et d’où était sortie la flottille républicaine, habitaient, s’étendant sur une immense superficie, toutes les familles des frères de Bento Gonzalès, ainsi que des parents plus éloignés; des troupeaux sans nombre pâturaient dans ces magnifiques plaines que la guerre avait respectées, attendu qu’elles se trouvaient hors de la portée de sa main destructive.
Les productions agricoles y étaient amassées avec une abondance dont on ne peut avoir idée en Europe. J’ai déjà dit ailleurs que, dans aucun pays de la terre, on ne saurait rencontrer une hospitalité plus franche et plus cordiale; or, cette hospitalité, nous la trouvions dans ces maisons où existait pour nous la plus complète sympathie.
Les estancias dont, à cause de leur proximité du fleuve et grâce au bon accueil que nous étions sûrs d’y rencontrer, nous nous faisions plus particulièrement les hôtes, étaient celles de doña Anna et de doña Antonia, sœurs du président. Elles étaient situées, la première sur les rives de la Camacua, l’autre sur celles de l’Arroyo-Grande. Je ne sais si c’était l’effet de mon imagination ou tout simplement un des priviléges de mes vingt-six ans, mais toute chose s’embellissait à mes yeux; et je puis affirmer qu’aucune époque de ma vie n’est plus présente à ma pensée et n’y est surtout présente avec plus de charme que cette période que je suis en train de raconter. La maison de doña Anna était tout particulièrement pour moi un véritable paradis; quoique n’étant plus jeune, cette charmante femme avait un caractère enjoué. Elle avait près d’elle toute une famille d’émigrés de Pelotas, ville de la province dont le chef était le docteur Paolo Ferreira; trois jeunes filles plus ravissantes les unes que les autres faisaient l’ornement de ce lieu de délices. L’une d’elles, Manoela, était la maîtresse absolue de mon âme; quoique sans espérance de la posséder jamais, je ne pouvais m’empêcher de l’aimer.
Elle était fiancée à un fils de Bento Gonzalès.
Cependant une occasion se présenta où, me trouvant en péril, j’eus lieu de reconnaître que je n’étais pas indifférent à la dame de mon cœur, et cette conscience que j’eus de sa sympathie suffit pour me consoler de ce qu’elle ne pouvait être à moi. En général, les femmes de Rio-Grande sont fort belles; nos hommes s’étaient faits galamment leurs esclaves, mais tous, il faut le dire, n’avaient pas pour leurs idoles un culte aussi divin et aussi désintéressé que le mien pour Manoela. Aussi, toutes les fois qu’un vent contraire, une bourrasque, une expédition nous poussait vers l’Arroyo-Grande ou vers Camacua, c’était fête parmi nous; le petit bois de Firiva, qui indiquait l’entrée de l’un, ou la forêt d’orangers qui masquait l’embouchure de l’autre, étaient toujours salués par une triple salve de joyeux hourras qui indiquaient notre amoureux enthousiasme.
Or, un jour qu’après avoir tiré à terre nos embarcations nous étions à l’estancia de la Barba, appartenant à doña Antonia, sœur du président, devant un hangar qui servait à saler et à boucaner la viande, et que l’on appelle pour cette raison dans le pays galpon da charqueada, on vint nous avertir que le colonel Juan-Pietro de Abrecu, surnommé Moringue, c’est-à-dire la fouine, à cause de sa finesse, était débarqué à deux ou trois lieues de nous avec soixante et dix hommes de cavalerie et quatre-vingts d’infanterie.
La chose était d’autant plus probable que depuis la prise de la felouque, que nous avions brûlée après nous être emparés de ce qu’elle portait de plus précieux, nous savions que Moringue avait fait serment de prendre une revanche.
Cette nouvelle me remplit de joie. Les hommes que commandait le colonel Moringue étaient des mercenaires allemands et autrichiens, auxquels je n’étais pas fâché de faire payer la dette que tout bon Italien a contractée avec leurs frères d’Europe.
Nous étions une soixantaine d’hommes en tout, mais je connaissais mes soixante hommes, et avec eux je me croyais capable de tenir tête non-seulement à cent cinquante mais à trois cents Autrichiens.
J’envoyai, en conséquence, des éclaireurs de tous côtés, en gardant avec moi une cinquantaine d’hommes.
Les dix ou douze hommes que j’avais envoyés en reconnaissance revinrent tous avec une réponse uniforme:
—Nous n’avons rien vu.
Il faisait un grand brouillard, et à l’aide de ce brouillard l’ennemi avait pu échapper à leurs recherches.
Je résolus de ne pas m’en rapporter absolument à l’intelligence de l’homme, mais d’interroger l’instinct des animaux.
Ordinairement, lorsque quelque expédition de ce genre s’accomplit, et que des hommes d’un autre pays viennent autour d’une estancia tendre quelque embuscade, les animaux, qui sentent l’étranger, donnent des signes d’inquiétude, auxquels ceux qui les interrogent ne se trompent jamais.
Les bestiaux, chassés par mes hommes, se répandirent tout autour de l’estancia, sans manifester qu’il se passât quelque chose d’inusité aux environs.
Dès lors, je crus n’avoir plus de surprise à craindre; j’ordonnai à mes hommes de déposer leurs fusils tout chargés, ainsi que leurs munitions, dans des râteliers que j’avais fait pratiquer dans le galpon, et je leur donnai l’exemple de la sécurité en me mettant à déjeuner et en les invitant à en faire de même.
C’était, d’habitude, une invitation qu’ils acceptaient sans se faire prier.
Dieu merci! les vivres ne manquaient pas.
Le déjeuner fini, j’envoyai chacun à sa besogne.
Mes hommes travaillaient comme ils mangeaient, c’est-à-dire de tout cœur; ils ne se firent donc pas prier: les uns allèrent aux lancions qui étaient tirés sur le rivage et qu’on était en train de réparer;—les autres à la forge;—ceux-ci au bois, pour faire du charbon;—ceux-là à la pêche.
Je restai seul avec le maître cook, qui avait établi sa cuisine en plein air devant la porte du galpon, et qui surveillait la marmite où écumait notre pot-au-feu.
Quant à moi, je savourais voluptueusement mon maté, sorte de thé du Paraguay, qui se prend dans une courge à l’aide d’un tuyau de verre ou de bois.
Je ne me doutais pas le moins du monde que le colonel la Fouine, qui était du pays, avait, par quelque ruse, dérouté la surveillance de mes hommes, donné confiance à nos animaux, et, avec ses cent cinquante Autrichiens, était couché à plat-ventre dans un bois, à cinq ou six cents pas de nous.
Tout à coup, à mon grand étonnement, j’entendis sonner la charge derrière moi.
Je me retournai. Infanterie et cavalerie chargeaient au galop, chaque cavalier ayant un homme derrière lui; ceux à qui les chevaux avaient manqué couraient à pied, accrochés aux crinières.
Je ne fis qu’un bond de mon banc dans le galpon; le cuisinier m’y suivit; mais l’ennemi était si près de nous, qu’au moment où je franchissais le seuil de la porte j’eus mon puncho percé d’un coup de lance.
J’ai dit que les fusils étaient disposés tout chargés au râtelier. Il y en avait soixante.
J’en saisis un, je le déchargeai; puis un second, puis un troisième, et cela avec tant de rapidité, qu’on ne put croire que j’étais seul, et avec tant de bonheur, qu’il tomba trois hommes.
Un quatrième, un cinquième, un sixième coup succédèrent aux trois premiers; comme je tirais dans la masse, chaque coup portait.
Si cette masse avait eu l’idée de faire irruption dans le galpon, le corsaire et la course, tout était fini d’un seul coup; mais le cuisinier s’étant joint à moi et ayant fait feu de son côté, le colonel la Fouine, si fin qu’il fût, s’y laissa prendre et crut que nous étions tous dans le galpon.
En conséquence, il se porta lui et ses hommes à une centaine de pas du hangar et se mit à tirailler.
Ce fut ce qui me sauva.
Comme le cuisinier n’était pas un tireur bien expert, et que dans notre situation tout coup perdu était une faute, je lui ordonnai de se contenter de recharger les fusils déchargés et de me les passer.
J’étais sûr d’une chose, c’est que mes hommes ayant déjà soupçon que l’ennemi était débarqué, en entendant notre fusillade comprendraient tout et accourraient à mon secours.
Je ne me trompais pas. Mon brave Louis Carniglia apparut le premier à travers le nuage de fumée qui s’étendait entre le galpon et la troupe ennemie, laquelle, de son côté, faisait un feu d’enfer.
Aussitôt après lui parurent Ignace Bilbao, brave Biscayen, et un non moins brave Italien, nommé Lorenzo. En un moment ils furent à mes côtés, et commencèrent à m’imiter de leur mieux; puis Édouard Mutru, Nacemento Raphaël et Procope;—ces deux derniers, l’un mulâtre, l’autre noir;—Francesco da Sylva,—je voudrais, au lieu de les écrire ici sur le papier, graver sur du bronze le nom de tous ces vaillants compagnons, qui, au nombre de treize, se réunirent à moi, et combattirent pendant cinq heures cent cinquante ennemis.
Ces ennemis s’étaient emparés de toutes les maisons, de toutes les baraques, de toutes les cassines qui nous environnaient, et de là faisaient sur nous un feu terrible. D’autres s’étaient hissés sur le toit, dont ils enlevaient la couverture, nous fusillant par les trous, et par les trous nous jetant des fascines allumées. Mais tandis que les uns éteignaient les fascines, les autres répondaient à la fusillade, et deux ou trois tombèrent morts au milieu de nous par les trous qu’eux-mêmes avaient faits.
De notre côté, avec nos baïonnettes nous avions pratiqué des meurtrières dans la muraille du galpon, et nous faisions, à peu près à couvert, feu par là.
Vers les trois heures, le nègre Procope fit un coup heureux; il cassa le bras du colonel Moringue.
Aussitôt le colonel fit sonner la retraite et partit; il emportait ses blessés, mais laissait quinze morts.
De mon côté, sur treize hommes, j’en avais cinq tués roides et cinq blessés. Trois moururent de leurs blessures, de sorte que ce fut huit hommes que me coûta cette affaire, une des plus chaudes auxquelles j’aie pris part.
Ces combats étaient d’autant plus meurtriers pour nous que nous n’avions ni médecin, ni chirurgien. Les blessures légères se pansaient avec de l’eau fraîche, renouvelée aussi souvent que possible.
Quant aux blessures graves, c’était autre chose. En général, le blessé sentait lui-même son état; s’il n’espérait pas en revenir, il appelait son meilleur ami, lui indiquait ses courtes dispositions testamentaires, et le priait de l’achever d’un coup de fusil. L’ami examinait le blessé, puis, s’il était de son avis, on s’embrassait, on se serrait la main, et un coup de fusil ou de pistolet faisait le dénoûment du drame.
C’était triste, c’était barbare peut-être, mais que voulez-vous? il n’y avait pas moyen de faire autrement.
Rossetti qui, par hasard, se trouvait à Camacua ainsi que le reste de nos compagnons, ne put, à son grand regret nous rejoindre. Les uns furent obligés, étant poursuivis et sans armes, de passer le fleuve à la nage; les autres s’enfoncèrent dans la forêt; un seul fut découvert et tué.
Ce combat si dangereux, et qui eut une si heureuse issue, donna une énorme confiance à nos hommes et aux habitants de cette côte, exposée depuis longtemps déjà aux excursions de cet ennemi aventureux et entreprenant.
Moringue fut, au reste, le meilleur chef d’expédition des impériaux. Il était particulièrement apte à ces sortes de surprises, et je dois dire qu’il avait conduit celle-là avec une finesse qui lui eût certes mérité le nom de fouine s’il ne l’eût pas déjà reçu. Né dans le pays, dont il avait, comme je l’ai dit, une connaissance parfaite, doué d’une astuce et d’une intrépidité à toute épreuve, il fit grand mal à la cause républicaine, et l’empire du Brésil lui doit, sans aucun doute, la meilleure part dans la soumission de cette courageuse province.
Nous, cependant, nous célébrâmes notre victoire. Doña Antonia nous donna une fête à son estancia, distante à peu près de douze milles du galpon où nous avions soutenu le combat.
Ce fut dans cette fête que je sus qu’une belle jeune fille, à l’annonce du danger que je courais, avait pâli et chaudement demandé des nouvelles de ma vie et de ma santé,—victoire plus douce à mon cœur que la victoire sanglante que j’avais remportée. O belle fille du continent américain! j’étais fier et heureux de t’appartenir, de quelque manière que ce fût, même en pensée. Tu étais destinée, et tu dus appartenir à un autre, et le sort me réservait à moi, cette autre fleur du Brésil que je pleure aujourd’hui, et que je pleurerai toute ma vie.—Douce mère de mes fils! je la connus, celle-là, non pas dans la victoire, mais dans l’adversité et dans le naufrage, et—bien plus que ma jeunesse, mon visage et mon mérite,—mes malheurs l’enchaînèrent à moi pour la vie.
Anita! chère Anita!
XX
EXPÉDITION A SAINTE-CATHERINE
Peu de chose, rien même d’important, n’arriva plus sur la lagune de los Patos après cet événement.
Nous mîmes en construction deux nouveaux lancions. Les éléments premiers s’en trouvèrent dans notre prise précédente; quant à leur confection, ce fut non-seulement notre affaire, mais aussi celle des habitants du voisinage, qui nous y aidèrent valeureusement.
Les deux nouveaux bâtiments terminés et armés, nous fûmes appelés à nous joindre à l’armée républicaine, qui assiégeait alors Porto-Allegre, la capitale de la province. L’armée ne fit rien et nous non plus ne pûmes rien faire pendant tout le temps que nous passâmes sur cette partie du lac.
Ce siége était pourtant dirigé par Bento Manoel, auquel tout le monde accordait à bon droit un grand mérite comme soldat, comme général et comme organisateur. Ce fut le même qui, depuis, trahit les républicains et passa aux impériaux.
On méditait l’expédition de Sainte-Catherine. Je fus appelé à en faire partie, et mis sous les ordres du général Canavarro.
Seulement il y avait une difficulté, c’est que nous ne pouvions pas sortir de la lagune, attendu que l’embouchure en était gardée par les impériaux.
En effet, sur la rive méridionale se trouvait la ville fortifiée de Rio-Grande du Sud, et sur la rive septentrionale San José du Nord, ville plus petite, mais fortifiée aussi. Or, ces deux places, ainsi que Porto-Allegre, se trouvaient encore au pouvoir des impériaux, et les faisaient maîtres de l’entrée et de la sortie du lac. Ils ne possédaient que ces trois points, il est vrai, mais c’était bien assez.
Cependant, avec des hommes comme ceux que je commandais, il n’y avait rien d’impossible.
Je proposai de laisser dans la lagune les deux plus petits lancions; leur chef serait un très-bon marin, nommé Zefferino d’Utra. Moi, avec les deux autres, ayant sous mes ordres Griggs et la partie la plus aventureuse de nos aventuriers, j’accompagnerais l’expédition, opérant par mer, tandis que le général Canavarro opérerait par terre.
C’était un fort beau plan, seulement il s’agissait de le mettre à exécution.
Je proposai de construire deux charrettes assez grandes et assez solides pour mettre sur chacune d’elles un lancion, et d’atteler à ces charrettes bœufs et chevaux, dans la quantité qu’il faudrait pour les traîner.
Ma proposition fut adoptée, et je fus chargé d’y donner suite.
Seulement, en y réfléchissant, j’y introduisis les modifications suivantes:
Je fis faire, par un habile charron nommé de Abreu, huit énormes roues d’une solidité à toute épreuve, avec des moyeux proportionnés au poids qu’elles devaient supporter.
A l’une des extrémités du lac,—celle qui est opposée à Rio-Grande du Sud, c’est-à-dire au nord-est,—il existe, au fond d’un ravin, un petit ruisseau qui coule de la lagune de los Patos dans le lac Tramandaï, sur lequel il s’agissait de transporter nos deux lancions.
Je fis descendre dans ce ravin, en l’immergeant le plus possible, un de nos chars; puis, de même que nous faisions pour les transporter par-dessus les bancs de sable, nous soulevâmes le lancion, jusqu’à ce que sa quille reposât sur le double essieu. Cent bœufs domestiques, attelés aux timons à l’aide de nos plus solides cordages, furent excités à la fois, et je vis, avec une satisfaction que je ne puis rendre, le plus grand de mes deux bâtiments se mettre en marche comme un colis ordinaire.
Le second char descendit à son tour, fut chargé comme le premier, et, comme le premier, s’ébranla heureusement.
Alors les habitants jouirent d’un spectacle curieux et inaccoutumé, celui de deux bâtiments traversant en charrette, et traînés par deux cents bœufs, un espace de cinquante-quatre milles, c’est-à-dire dix-huit lieues, et cela sans la moindre difficulté, sans le plus petit accident.
Arrivés sur le bord du lac Tramandaï, les lancions furent remis à l’eau de la même manière qu’ils avaient été embarqués; là, on leur fit les petites réparations que nécessitait le voyage, mais qui étaient si peu de chose, qu’au bout de trois jours ils étaient aptes à la navigation.
Le lac Tramandaï est formé par des eaux courantes, prenant leur source sur le versant oriental de la chaîne des monts do Espinasso; il s’ouvre sur l’Atlantique, mais à si peu de profondeur, que dans les grandes marées seulement cette profondeur atteint quatre ou cinq pieds.
Ajoutons à cela que sur cette côte, ouverte de toutes parts, presque jamais la mer n’est calme, mais qu’elle est, au contraire, la plupart du temps orageuse.
Le bruit des brisants qui bordent la côte, et que les marins appellent des chevaux, à cause de l’écume qu’ils font voler autour d’eux, s’entend à plusieurs milles à l’intérieur, et souvent est pris pour le mugissement du tonnerre.
XXI
DÉPART ET NAUFRAGE
Prêts à partir enfin, nous attendîmes l’heure de la marée haute, et nous nous aventurâmes à sortir vers quatre heures de l’après-midi.
Dans cette circonstance, nous eûmes fort à nous louer de la longue habitude que nous avions de naviguer au milieu des brisants; et malgré cette pratique, je ne saurais dire aujourd’hui par quelle audacieuse plutôt qu’habile manœuvre nous parvînmes à mettre nos deux bâtiments dehors, quoique nous eussions, comme je viens de le dire, choisi l’heure où la marée était pleine; la profondeur nous manquant partout, ce fut à la nuit tombante seulement que nos efforts aboutirent et que nous jetâmes l’ancre dans l’Océan, au-delà de ces brisants furieux, dont la rage semblait s’augmenter de voir que nous leur échappions.
Notons ici que jamais, avant les nôtres, aucun bâtiment n’était sorti du lac de Tramandaï.
Vers les huit heures du soir, nous levâmes l’ancre et nous nous mîmes en route.
Le lendemain, à trois heures du soir, nous étions naufragés à l’embouchure de l’Aseringua, fleuve qui prend sa source dans la Sierra do Espinasso, et qui se jette à la mer dans la province de Sainte-Catherine, entre les Tours et Santa Maura.
Sur trente hommes d’équipage, seize étaient noyés.
Disons comment cette terrible catastrophe s’accomplit.
Dès le soir, et dès le moment de notre départ, le vent du midi menaçait déjà, amassant les nuages et soufflant avec violence. Nous courûmes parallèlement à la côte; le Rio-Pardo ayant, comme je l’ai dit, une trentaine d’hommes à bord, une pièce de douze sur pivot, une quantité de coffres, une multitude d’objets de toute espèce, tout cela par précaution, ne sachant pas combien de temps nous garderions la mer, quel rivage nous toucherions et quelles seraient les conditions dans lesquelles nous toucherions ce rivage au moment où nous nous dirigions vers un pays ennemi.
Le navire se trouvait donc surchargé; aussi, souvent était-il entièrement couvert par les vagues, qui, de minute en minute, croissaient avec le vent et quelquefois menaçaient de l’engloutir. Je décidai donc de m’approcher de la côte, et si la chose était possible, de prendre terre sur la partie de la plage qui nous paraîtrait accessible; mais la mer, qui allait grossissant toujours, ne nous laissa pas choisir la position qui nous convenait; nous fûmes coiffés par une vague terrible, qui nous renversa complétement sur le côté.
Je me trouvais, en ce moment, au plus haut du mât de trinquette, d’où j’espérais découvrir un passage à travers les brisants; le lancion chavira sur tribord, et je fus lancé à une trentaine de pieds de distance.
Quoique je fusse dans une dangereuse position, la confiance que j’avais dans mes forces comme nageur fit que je ne pensai pas un instant à la mort; mais ayant avec moi quelques compagnons qui n’étaient point marins et que j’avais vus un instant auparavant couchés sur le pont et brisés par le mal de mer,—au lieu de nager vers la côte, je m’occupai à réunir une partie des objets qui, par leur légèreté, promettaient de demeurer à la surface de l’eau, et je les poussai vers le bâtiment, criant à mes hommes de se jeter d’eux-mêmes à la mer, de saisir quelque épave, et de tâcher de gagner la côte, qui était bien à un mille de nous. Le bâtiment avait été chaviré, mais la mâture le maintenait avec son flanc de bâbord hors de l’eau.
Le premier que je vis était resté accroché aux haubans; c’était Édouard Mutru, un de mes meilleurs amis; je poussai vers lui une portion d’écoutille, lui recommandant de ne pas l’abandonner.
Celui-là en voie de salut, je jetai les yeux sur le bâtiment.
La première chose que je vis, ou plutôt la seule chose que je vis, fut mon cher et courageux Louis Carniglia; il se trouvait au gouvernail au moment de la catastrophe, et il était resté accroché au bâtiment, à la partie de poupe vers le jardin du vent; par malheur, il était en ce moment vêtu d’une jaquette d’énorme drap, qu’il n’avait pas eu le temps d’ôter, et qui lui serrait tellement les bras qu’il lui était impossible de nager tant qu’il serait emprisonné par elle.—Il me le cria, voyant que je me dirigeais vers lui.
—Tâche de tenir bon, lui répondis-je, je vais à ton secours.
Et en effet, remontant sur le bâtiment comme eût pu faire un chat, j’arrivai jusqu’à lui; je m’accrochai alors d’une main à une saillie, et de l’autre prenant dans ma poche un petit couteau qui malheureusement coupait assez mal, je me mis à fendre le collet et le dos de la jaquette; encore un effort, et j’arrivais à délivrer le pauvre Carniglia de cet empêchement, lorsqu’un coup de mer terrible nous enveloppant, mit en pièces le bâtiment et jeta à la mer tout ce qui restait d’hommes à bord;—Carniglia fut précipité comme les autres, et ne reparut plus.
Quant à moi, lancé au fond de la mer comme un projectile, je remontai à la surface de l’eau tout étourdi, mais, au milieu de mon étourdissement, n’ayant qu’une idée:—porter secours à mon cher Luigi. Je nageai donc autour de la carcasse du bâtiment, l’appelant à grands cris, au milieu des sifflements de la tempête et du grondement de l’orage, mais il ne me répondit pas; il était englouti pour toujours, ce bon compagnon, qui m’avait sauvé la vie à la Plata, et à qui, malgré tous mes efforts, je n’avais pu rendre la pareille!
Au moment où j’abandonnais l’espoir de porter secours à Carniglia, je rejetai les yeux autour de moi. Ce fut une grâce de Dieu, sans doute, mais dans ce moment d’agonie pour tout le monde, je n’eus pas un instant de doute pour mon propre salut, de sorte que je pus m’occuper du salut des autres.
Alors, mes compagnons m’apparurent épars et nageant vers la plage, séparés les uns des autres, selon leur habileté ou selon leur force. Je les joignis en un instant, et leur jetant un cri d’encouragement, je les dépassai, et me trouvai un des premiers, sinon le premier à travers les brisants, coupant des vagues énormes, hautes comme des montagnes.
J’atteignis le bord. Ma douleur de la perte de mon pauvre Carniglia, en me laissant indifférent sur mon propre sort, me donnait une force invincible.
A peine eus-je pris pied, que je me retournai, mu par un dernier espoir.
Peut-être allais-je revoir Luigi.
J’interrogeai, les unes après les autres, ces figures effarées, recouvertes à tout moment par les vagues, mais Carniglia était bien englouti; les abîmes de l’Océan ne me l’avaient pas rendu.
Alors, je revis Édouard Mutru, celui qui, après Carniglia, m’était le plus cher, celui auquel j’avais poussé un fragment d’écoutille, en lui recommandant de s’y cramponner de toutes ses forces. Sans doute, la violence de la mer lui avait arraché l’épave des mains. Il nageait encore, mais épuisé, et indiquant par la convulsion de ses mouvements l’extrémité où il était réduit. J’ai dit combien je l’aimais; c’était le second frère de mon cœur, que j’allais perdre dans la journée. Je ne voulus pas devenir en un instant veuf de tout ce que j’aimais au monde. Je poussai à la mer le fragment de navire qui m’avait servi à moi-même pour m’aider à gagner le rivage, et je m’élançai au milieu des vagues, retournant avec une profonde indifférence chercher le péril auquel je venais d’échapper. Au bout d’une minute, je n’étais plus qu’à quelques brasses d’Édouard; je lui criai:
—Tiens ferme! courage... me voilà! Je t’apporte la vie.
Vaine espérance, efforts inutiles; au moment où je poussais vers lui l’épave protectrice, il s’enfonça et disparut.
Je jetai un cri, je lâchai mon soutien, je plongeai. Puis, ne le trouvant pas, je pensai qu’il était peut-être revenu à la surface de l’eau. J’y revins: rien! Je replongeai de nouveau, de nouveau je remontai. Je poussai les mêmes cris de désespoir que pour Carniglia; comme pour Carniglia tout fut inutile; il était englouti, lui aussi, dans les profondeurs de cet Océan, qu’il n’avait pas craint de traverser pour venir me rejoindre, et pour servir la cause des peuples.
Encore un martyr de la liberté italienne, qui n’aura pas sa tombe, qui n’aura pas sa croix!
Les cadavres des seize noyés que nous comptâmes dans ce désastre, fidèles compagnons jusque-là de mes aventures, engloutis dans la mer, furent roulés par les vagues, emportés par les courants, à plus de trente milles de distance vers le nord. Je cherchai alors, parmi les quatorze qui avaient survécu, et qui tous en ce moment avaient gagné le rivage, un visage ami, une figure italienne.
Pas une!
Les six Italiens qui m’accompagnaient étaient morts: Carniglia, Mutru, Staderini, Navone, Giovanni... Je ne me rappelle pas le nom du sixième.
Je demande pardon à la patrie de l’avoir oublié; je sais bien que j’écris ceci à douze ans de distance; je sais bien que, depuis ce temps-là, bien des événements autrement terribles que celui que je viens de raconter ont passé dans ma vie; je sais bien que j’ai vu tomber une nation, que j’ai essayé vainement de défendre une ville; je sais bien que, poursuivi, exilé, traqué comme une bête fauve, j’ai déposé dans la tombe la femme qui était devenue le cœur de mon cœur; je sais bien qu’à peine la fosse comblée, j’ai été obligé de la fuir comme ces damnés de Dante, qui marchent devant eux, mais dont la tête tordue regarde en arrière; je sais bien que je n’ai plus d’asile; que de la pointe extrême de l’Afrique, je regarde cette Europe qui me repousse comme un bandit, moi, qui n’ai jamais eu qu’une pensée, qu’un amour, qu’un désespoir: la patrie. Je sais bien tout cela, mais il n’en est pas moins vrai que je devrais me rappeler ce nom.
Hélas! je ne me le rappelle pas!
Tanger, mars-avril 1859.
G. G.
XXII
JEAN GRIGGS
Chose étrange, c’étaient, à part moi, les bons, les forts nageurs qui avaient disparu; sans doute, se confiant dans leur habileté, avait-ils négligé de s’emparer des débris flottants, et avaient-ils espéré se soutenir sur l’eau sans ce secours, tandis qu’au contraire, parmi ceux que je retrouvais sains et saufs autour de moi, étaient quelques jeunes Américains que j’avais vus embarrassés pour traverser un bras de rivière de dix pieds de large.
Cela me paraissait incroyable, et cependant c’était la vérité.
Le monde me semblait un désert.
Je m’assis sur la plage, je laissai tomber ma tête dans mes mains, et je crois que je pleurai.
Au milieu de mon atonie une plainte pénétra jusqu’à moi.
Je me rappelai alors que, quoique ces hommes me fussent inconnus, presque étrangers,—puisque j’étais leur chef dans le combat ou le naufrage,—je devais être leur père dans la détresse.
Je relevai la tête.
—Qu’y a-t-il, demandai-je, et qui se plaint?
Deux ou trois bouches grelottantes répondirent:
—J’ai froid.
Alors, moi qui n’y avais point pensé jusque-là, je sentis aussi que j’avais froid.
Je me levai, je me secouai, quelques-uns de mes compagnons étaient déjà engourdis et assis ou couchés pour ne plus se relever.
Je les tirai par le bras.
Trois ou quatre étaient dans cette période de torpeur qui fait préférer la langueur de la mort à la souffrance du mouvement.
J’appelai à mon aide les plus vigoureux, je forçai ceux qui étaient engourdis à se lever, j’en pris un par la main, je dis à ceux qui n’avaient pas encore perdu leurs forces d’en faire autant, et je leur criai:
—Courons!
En même temps, je donnai l’exemple.
Ce fut d’abord une difficulté, je dirai plus, une douleur très-grande que d’être obligés de faire jouer nos articulations roidies; mais peu à peu nos membres retrouvèrent leur élasticité.
Nous nous livrâmes pendant une heure à peu près à cet exercice; au bout d’une heure, notre sang réchauffé avait repris sa circulation dans nos veines.
Nous nous étions livrés à cette gymnastique près du fleuve l’Aserigua, qui court parallèlement à la mer pour s’y jeter à un demi-mille de distance de l’endroit où nous étions; nous remontâmes la rive droite du fleuve, et à quatre milles environ de notre point de départ, nous trouvâmes une estancia, et dans cette estancia l’hospitalité qui demeure éternellement assise à la porte d’une maison américaine.
Notre second bâtiment, commandé par Griggs, et nommé le Seival, quoique à peine plus grand que le Rio-Pardo, mais de construction différente, put lutter contre la tempête, la braver, et poursuivre victorieusement son chemin.
Il faut dire aussi que Griggs était un excellent marin.
J’écris au jour le jour, obligé de quitter demain peut-être l’asile où je me repose aujourd’hui,—je ne sais pas si j’aurai plus tard le temps de dire de cet excellent et valeureux jeune homme tout le bien que j’en pense; je vais donc, puisque son nom se trouve sous ma plume, payer le tribut que je dois à sa mémoire.
Pauvre Griggs! j’ai à peine dit un mot de lui, et cependant où ai-je rencontré jamais un homme d’un plus admirable courage et d’un plus charmant caractère?—Né d’une riche famille, il était venu offrir son or, son génie et son sang à la république naissante, et il lui a donné tout ce qu’il lui avait offert.—Un jour arriva une lettre de ses parents de l’Amérique du Nord l’invitant à venir recueillir un colossal héritage; mais il avait déjà recueilli le plus bel héritage qui soit réservé à l’homme de conviction et de foi,—la palme du martyre,—il était mort pour un peuple infortuné, mais généreux et vaillant. Et moi qui ai vu tant de glorieuses morts, j’avais vu le corps de mon pauvre ami séparé en deux comme le tronc d’un chêne par la hache du bûcheron; le buste était resté debout sur le pont de la Cassapara, avec son visage intrépide, encore empourpré de la flamme du combat, mais les membres fracassés et détachés du corps étaient épars autour de lui; un coup de canon chargé à mitraille l’avait frappé à vingt pas, et il se présenta à moi mutilé ainsi, le jour où moi et un compagnon, mettant le feu à la flottille, par ordre du général Canavarro, je montai sur le navire de Griggs, qui venait d’être littéralement foudroyé par l’escadre ennemie.
O liberté! liberté! quelle reine de la terre peut se vanter d’avoir à sa suite le cortége de héros que tu as au ciel!
XXIII
SAINTE CATHERINE
La partie de la province de Sainte-Catherine, où nous naufrageâmes, s’était heureusement soulevée contre l’empereur à la nouvelle de l’approche des forces républicaines; au lieu de trouver des ennemis, nous trouvâmes donc des alliés; au lieu d’être combattus, nous fûmes fêtés; nous eûmes donc à l’instant même à notre disposition tous les moyens de transport que pouvaient nous offrir les pauvres habitants à qui nous avions demandé l’hospitalité.
Le capitaine Baldonino me fit présenter son cheval, et nous nous mîmes immédiatement en marche pour rejoindre l’avant-garde du général Canavarro, commandée par le colonel Texeira, qui se portait aussi rapidement que possible sur la lagune de Sainte-Catherine, dans l’espérance de la surprendre[7].
[7] Cette province de Sainte-Catherine est celle qui fut donnée en dot par l’empereur du Brésil à sa sœur, lorsqu’elle épousa le prince de Joinville.
Je dois avouer que nous n’eûmes pas grand mal à nous emparer de la petite ville qui commande la lagune, et qui lui a emprunté son nom. La garnison battit précipitamment en retraite, et trois petits navires de guerre se rendirent après un faible combat; je passai avec mes naufragés à bord de la goëlette Itaparika, armée de sept pièces de canon.
Pendant les premiers jours de cette occupation, la fortune semblait avoir fait un pacte avec les républicains: ne croyant point à une invasion si subite, dont ils n’avaient que de vagues nouvelles, les impériaux avaient ordonné de fournir la lagune d’armes, de munitions et de soldats; or, armes, munitions, soldats, arrivèrent quand nous étions déjà maîtres de la ville, et, par conséquent, tombèrent dans nos mains, sans aucune peine de notre part; quant aux habitants, ils nous accueillirent comme des frères et comme des libérateurs, titre que nous ne sûmes point justifier pendant notre séjour au milieu de cette population amie.
Canavarro établit son quartier général dans la ville de la lagune, baptisée par les républicains Giuliana, parce qu’ils y étaient entrés pendant le mois de juillet. Il promit l’érection d’un gouvernement provincial, duquel fut premier président un prêtre vénérable et qui exerçait un grand prestige sur tout ce peuple; Rossetti, avec le titre de secrétaire du gouvernement, en fut véritablement l’âme; il est vrai que Rossetti était taillé pour tous les emplois.
Tout marchait donc à merveille: le colonel Texeira, avec sa brave colonne d’avant-garde, avait poursuivi les ennemis jusqu’à les forcer de s’enfermer dans la capitale de la province, et s’était emparé de la majeure partie du pays; de tous les côtés, nous étions reçus à bras ouverts, et nous recueillions bon nombre de déserteurs impériaux.
De magnifiques projets étaient faits par le général Canavarro, loyal soldat s’il en fut: rude en apparence, excellent au fond, il avait l’habitude de dire que de cette lagune de Sainte-Catherine, sortirait l’hydre qui dévorerait l’empire, et peut-être eût-il dit vrai, si l’on eût pourvu à cette expédition avec plus de jugement et de prévoyance; mais nos orgueilleuses façons vis-à-vis des habitants et l’insuffisance des moyens, firent perdre le fruit de cette brillante campagne.
XXIV
UNE FEMME
Je n’avais jamais songé au mariage, et je me regardais comme parfaitement incapable de faire un mari, vu ma trop grande indépendance de caractère et mon irrésistible vocation pour la vie d’aventures;—avoir une femme et des enfants me paraissait une chose souverainement impossible à l’homme qui a consacré sa vie à un principe dont le succès, si complet qu’il soit, ne doit jamais lui laisser la quiétude nécessaire à un père de famille. Le destin en avait décidé autrement: après la mort de Luigi, d’Édouard et de mes autres compagnons, je me trouvais dans un isolement complet, et il me semblait être seul au monde.
Il ne m’était pas resté un seul de ces amis, dont le cœur a besoin comme la vie d’aliment.—Ceux qui avaient survécu, je l’ai déjà dit, m’étaient étrangers; sans doute c’étaient des âmes vaillantes et de bons cœurs; mais je les connaissais depuis trop peu de temps pour être en intimité avec aucun d’eux. Dans ce vide immense qu’avait fait autour de moi la terrible catastrophe, je sentais le besoin d’une âme qui m’aimât; sans cette âme, l’existence m’était insupportable, presque impossible.—J’avais bien retrouvé Rossetti,—c’est-à-dire un frère; mais Rossetti, retenu par les devoirs de sa charge, ne pouvait vivre avec moi, et à peine le voyais-je une fois par semaine. J’avais donc besoin, comme je l’ai dit, de quelqu’un qui m’aimât, qui m’aimât sans retard. Or, l’amitié est le fruit du temps: il lui faut des années pour mûrir, tandis que l’amour, c’est l’éclair, fils de l’orage parfois. Mais qu’importe, je suis de ceux qui préfèrent les orages, quels qu’ils soient, aux calmes de la vie, aux bonaces du cœur.
C’était donc une femme qu’il me fallait; une femme seule pouvait me guérir; une femme, c’est-à-dire l’unique refuge, le seul ange consolateur, l’étoile de la tempête; une femme, c’est la divinité qu’on n’implore jamais en vain quand on l’implore avec le cœur et surtout quand on l’implore dans l’infortune.
C’était avec cette incessante pensée que de ma cabine de l’Itaparika je tournai mon regard vers la terre.—Le morne de la Barra était voisin, et de mon bord je découvrais de belles jeunes filles, occupées à divers ouvrages domestiques.—Une d’elles m’attirait préférablement aux autres.—On m’ordonna de débarquer, et aussitôt je me dirigeai vers la maison sur laquelle depuis si longtemps se fixait mon regard; mon cœur battait, mais il renfermait, si agité qu’il fût, une de ces résolutions qui ne faiblissent pas.—Un homme m’invita à entrer,—je fusse entré quand même il me l’eût défendu;—j’avais vu cet homme une fois. Je vis la jeune fille et lui dis: «Vierge, tu seras à moi!» J’avais par ces paroles créé un lien que la mort seule pouvait rompre.—J’avais rencontré un trésor défendu, mais un trésor d’un tel prix!... S’il y eut une faute commise, la faute fut à moi tout entière.—Ce fut une faute si, en se joignant, deux cœurs déchiraient l’âme d’un innocent.
Mais elle est morte, et lui est vengé.—Où ai-je connu la grandeur de la faute?—Là, aux bouches de l’Éridan, le jour où espérant la disputer à la mort, je serrais convulsivement son pouls pour en compter les derniers battements, j’absorbais son haleine fugitive, je recueillais avec mes lèvres son souffle haletant, je baisais, hélas! des lèvres mourantes, hélas! j’étreignais un cadavre, et je pleurais les larmes du désespoir[8].
[8] Cet endroit est à dessein couvert d’un voile d’obscurité, car, lorsque après l’avoir lu, je retournai vers Garibaldi en lui disant:
—Lisez cela, cher ami; la chose ne me paraît pas claire.
Il lut, en effet; puis, après un instant:
—Il faut que cela reste ainsi, me dit-il avec un soupir.—Deux jours après il m’envoya un cahier intitulé Anita Garibaldi.
XXV
LA COURSE
Le général avait décidé que je sortirais avec trois bâtiments armés pour attaquer les bannières impériales croisant sur la côte du Brésil. Je me préparai à cette rude mission, en réunissant tous les éléments nécessaires à mon armement.—Mes trois bâtiments étaient le Rio-Pardo, commandé par moi,—la Cassapara, commandée par Griggs,—toutes deux goëlettes,—et le Seival, commandé par l’Italien Lorenzo. L’embouchure de la lagune était bloquée par les bâtiments de guerre impériaux;—mais nous sortîmes de nuit et sans être inquiétés.—Anita, désormais la compagne de toute ma vie, et par conséquent de tous mes dangers, avait absolument voulu s’embarquer avec moi.
Arrivés à la hauteur de Santos, nous rencontrâmes une corvette impériale, qui nous donna inutilement la chasse pendant deux jours.—Dans le second jour, nous nous approchâmes de l’île do Abrigo, où nous prîmes deux sumaques chargées de riz.—Nous poursuivîmes la croisière et fîmes quelques autres prises. Huit jours après notre départ, je mis le cap sur la lagune.
Je ne sais pourquoi, j’avais un sinistre pressentiment de ce qui s’y passait,—attendu qu’avant notre départ déjà un certain mécontentement se manifestait contre nous. J’étais prévenu, en outre, de l’approche d’un corps considérable de troupes, commandé par le général Andréa, à qui la pacification del Para avait donné une grande réputation.
A la hauteur de l’île Sainte-Catherine, et comme nous revenions, nous rencontrâmes une patache de guerre brésilienne. Nous étions avec le Rio-Pardo et le Seival.—Depuis plusieurs jours, la Cassapara, pendant une nuit obscure, s’était séparée de nous. Nous la découvrîmes à notre proue, et il n’y avait pas moyen de l’éviter.—Nous marchâmes donc sur elle et l’attaquâmes résolûment.—Nous commençâmes le feu et l’ennemi répondit; mais le combat eut un médiocre résultat à cause de la grosse mer.—Son issue fut la perte de quelques-unes de nos prises,—leurs commandants, effrayés par la supériorité de l’ennemi, ayant amené leurs pavillons.
D’autres donnèrent à la côte voisine.
Une seule de nos prises fut sauvée; elle était commandée par Ignazio Bilbao, notre brave Biscayen, qui aborda avec elle dans le port d’Imbituba, alors en notre pouvoir. Le Seival, ayant eu son canon démonté et faisant eau, prit la même route; je fus donc obligé de faire comme eux à mon tour, trop faible que j’étais pour tenir seul la mer.
Nous entrâmes dans Imbituba, poussés par le vent du nord-est; avec un pareil vent, il nous était impossible de rentrer dans la lagune, et certainement, les bâtiments impériaux stationnés à Sainte-Catherine, informés par l’Andurinka, bâtiment de guerre auquel nous avions eu affaire, allaient venir nous attaquer; il fallut donc nous préparer à combattre. Le canon démonté du Seival fut hissé sur un promontoire qui formait la baie du côté du levant; et sur ce promontoire, nous construisîmes une batterie gabionnée.
En effet, à peine le jour du lendemain se leva-t-il, que nous aperçûmes trois bâtiments se dirigeant sur nous. Le Rio-Pardo fut embossé au fond de la baie, et commença un combat fort inégal, les Impériaux étant incomparablement plus forts que nous.
J’avais voulu descendre Anita à terre, mais elle s’y était refusée, et comme au fond du cœur j’admirais son courage et en étais fier, je ne fis rien dans cette circonstance, comme dans les autres, les premières prières repoussées, pour forcer sa volonté.
L’ennemi, favorisé dans sa manœuvre par le vent qui croissait, se maintenait à la voile, courant de petites bordées, et nous canonnant avec fureur. Il pouvait de cette façon, ouvrir à sa volonté tous les angles de diversion de son feu et le dirigeait tout entier sur notre goëlette. Cependant, nous combattions de notre côté avec la plus obstinée résolution; et, comme nous attaquions de si près que l’on pouvait se servir des carabines, le feu, de part et d’autre, était des plus meurtriers; en raison de notre faiblesse numérique, les pertes étaient plus grandes chez nous que chez les impériaux, et déjà notre pont était couvert de cadavres et de mutilés; mais, bien que le flanc de notre bâtiment fût criblé de boulets, bien que notre mâture eût subi de grandes avaries, nous étions résolus de ne pas céder, et de nous faire tuer jusqu’au dernier plutôt que de nous rendre. Il est vrai que nous étions maintenus dans cette généreuse résolution par la vue de l’amazone brésilienne que nous avions à bord. Non-seulement Anita, comme je l’ai dit, n’avait pas voulu débarquer, mais encore, la carabine à la main, elle prenait part au combat; nous étions, il faut l’avouer, vaillamment soutenus par le brave Manoel Rodriguez, commandant de notre batterie de terre, et tant que dura l’engagement, ses coups furent habilement et vigoureusement dirigés.
L’ennemi était très-acharné, surtout contre la goëlette. Plusieurs fois, pendant le combat, il la serra de si près, que je crus qu’il nous voulait aborder. Il eût été le bienvenu. Nous étions préparés à tout.
Enfin, après cinq heures d’une lutte opiniâtre, l’ennemi, à notre grand étonnement, se mit en retraite; nous sûmes depuis que c’était à cause de la mort du commandant de la Belle-Américaine, qui avait été tué roide,—mort qui avait mis fin au combat.
J’eus, pendant ce combat, une des plus vives et des plus cruelles émotions de ma vie. Pendant que Anita, sur le pont de la goëlette, encourageait nos hommes, le sabre à la main, un boulet de canon la renversa avec deux d’entre eux. Je bondis vers elle, croyant ne plus trouver qu’un cadavre; mais elle se releva saine et sauve; les deux hommes étaient tués. Je la suppliai alors de descendre dans l’entre-pont.
—Oui, j’y vais descendre, en effet, dit-elle, mais pour en faire sortir les poltrons qui s’y sont cachés.
Elle y descendit, en effet, et en ressortit bientôt, poussant devant elle deux ou trois matelots, tout honteux d’être moins braves qu’une femme.
Nous employâmes le reste du jour à ensevelir les morts et à réparer les dommages causés à notre goëlette par le feu ennemi, et ces dommages n’étaient pas minces. Le lendemain, les impériaux ne reparaissant pas, et se préparant sans doute à quelque nouvelle attaque contre nous, nous embarquâmes notre canon, nous levâmes l’ancre vers la nuit, et nous nous dirigeâmes de nouveau vers la lagune.
Lorsque l’ennemi s’aperçut de notre départ, nous étions déjà loin; il se mit néanmoins à notre poursuite, mais ce ne fut que dans la journée du lendemain qu’il put nous envoyer quelques coups de canon qui restèrent sans effet; de sorte que nous rentrâmes sans autre accident dans la lagune, où nous fûmes fêtés par les nôtres, qui s’émerveillaient que nous eussions pu échapper à un ennemi si supérieur en nombre.
XXVI
LAC D’IMIRUI
D’autres événements nous attendaient à la lagune.
Comme les ennemis continuaient de s’avancer contre nous par terre en nombre tellement supérieur qu’il n’y avait pas chance de leur résister, et que, d’un autre côté, nos maladresses et nos brutalités nous avaient aliéné les habitants de la province Sainte-Catherine, tout prêts à se révolter et à se réunir aux impériaux, et que déjà même s’était révoltée la population de la ville d’Imirui, située à l’extrémité du lac, je reçus du général Canavarro l’ordre de châtier ce malheureux pays par le fer et par le feu: force me fut d’obéir au commandement.
Les habitants et la garnison avaient fait des préparatifs de défense du côté de la mer; je débarquai donc à trois milles de distance, et les assaillis au moment où ils s’y attendaient le moins, du côté de la montagne; surprise et battue, la garnison fut mise en fuite, et nous nous trouvâmes maîtres d’Imirui.
Je désire pour moi, comme pour toute créature qui n’a pas cessé d’être homme, ne jamais recevoir un ordre pareil à celui que j’avais reçu, et qui était tellement positif, qu’il n’y avait pas pour moi moyen de m’en écarter. Quoiqu’il existe de longues et prolixes relations de faits pareils, je crois qu’il est impossible que la plus terrible relation approche de la réalité. Dieu me regarde en pitié et me pardonne, mais je n’ai jamais eu dans ma vie journée qui laissât en mon âme un aussi amer souvenir que celle-là: nul ne se fera une idée, en laissant le pillage libre, de la fatigue que j’eus à subir pour empêcher la violence contre les personnes, et pour circonscrire la destruction dans la limite des choses inanimées, et cependant j’y parvins, je crois, au delà de mes espérances; mais relativement aux biens, il me fut impossible d’éviter le désordre. Rien n’y put, ni l’autorité du commandement, ni les punitions, ni même les coups. J’en arrivai jusqu’à la menace du retour de l’ennemi. Je répandis le bruit qu’ayant reçu des renforts, il revenait contre nous, tout fut inutile; et si l’ennemi était revenu, en effet, nous trouvant ainsi débandés, il eût fait littéralement de nous une boucherie. Par malheur, la ville, quoique petite, renfermait quantité de magasins pleins de vins et de liqueurs alcooliques, de sorte qu’à part moi, qui ne bois jamais que de l’eau, et quelques officiers que je parvins à garder sous ma main, l’ivresse fut à peu près générale. Ajoutez à cela que mes hommes étaient pour la majeure partie des gens que je connaissais à peine, nouvelles recrues, indisciplinées par conséquent. Cinquante hommes bien déterminés, venant nous attaquer à l’improviste, eussent bien certainement eu raison de nous. Enfin, à force de menaces et d’efforts, je parvins à rembarquer ces bêtes sauvages déchaînées.
On porta à bord du bâtiment quelques vivres et quelques effets sauvés du pillage, et destinés à la division, et l’on revint à la lagune.
Pendant ce temps, l’avant-garde commandée par le colonel Texeira, se retirait devant l’ennemi, qui s’avançait rapide et nombreux.
Lorsque nous revînmes à la lagune, on commençait à faire passer les bagages sur la rive droite, et bientôt les troupes durent suivre les bagages.
XXVII
NOUVEAUX COMBATS
J’eus fort à faire pendant la journée où s’opéra le passage de la division sur la rive méridionale, car si l’armée était peu nombreuse, les bagages et les embarras de toute espèce n’avaient pas de fin.—Vers le point de l’embouchure le plus étroit, le courant redoublait de violence.—On travailla donc depuis le lever du soleil jusqu’à midi pour faire passer la division avec l’aide de tout ce que l’on put se procurer de barques.
Vers midi commença d’apparaître la flottille ennemie, composée de vingt-deux voiles; elle combinait ses mouvements avec les troupes de terre, et les vaisseaux eux-mêmes portaient, outre les équipages, un grand nombre de soldats. Je gravis la plus proche montagne pour observer l’ennemi, et je reconnus à l’instant que son plan était de réunir ses forces à l’entrée de la lagune; j’en donnai immédiatement avis au général Canavarro, et immédiatement les ordres furent donnés par lui en conséquence; mais, nonobstant ces ordres, nos hommes n’arrivèrent pas à temps pour défendre l’entrée de la lagune. Une batterie élevée par nous à la pointe du môle, et dirigée par le brave Capotto, ne put que faiblement résister, n’ayant que des pièces de petit calibre,—mal servies d’ailleurs par des artilleurs inhabiles.—Restaient nos trois petits bâtiments républicains, réduits à moitié d’équipage, le reste des hommes ayant été envoyés à terre pour aider au passage des troupes. Les uns par impossibilité, les autres parce qu’ils aimaient autant se tenir loin du terrible combat qui se préparait, malgré les ordres que j’envoyai, ne se joignirent pas à nous, et nous laissèrent tout le fardeau de la lutte.
Pendant ce temps, l’ennemi venait sur nous à toutes voiles, poussé par le vent et la marée. Je me hâtai donc, de mon côté, de me rendre à mon poste à bord du Rio-Pardo, où déjà ma courageuse Anita avait commencé la canonnade, pointant et mettant le feu elle-même à la pièce qu’elle s’était chargée de diriger, et animant de la voix nos hommes quelque peu intimidés.
Le combat fut terrible et plus meurtrier qu’on n’eût pu le croire. Nous ne perdîmes pas beaucoup de monde, parce que plus de la moitié des équipages était à terre, mais des six officiers répartis sur les trois bâtiments, seul je survécus.
Toutes nos pièces étaient démontées.
Mais nos pièces démontées, le combat continua à la carabine, et nous ne cessâmes point de tirer pendant tout le temps que passa devant nous l’ennemi. Pendant tout ce temps, Anita demeura près de moi, au poste le plus dangereux, ne voulant ni débarquer, ni profiter d’aucun abri, dédaignant même de s’incliner, comme fait l’homme le plus brave, quand il voit la mèche s’approcher du canon ennemi.
Enfin, je crus avoir trouvé un moyen de l’éloigner du danger.
Je lui ordonnai, et il fallut un ordre de moi pour qu’elle obéît, et surtout cette probabilité que l’homme que j’enverrais trouverait quelque prétexte pour ne pas revenir;—je lui ordonnai d’aller demander du renfort au général, promettant que s’il voulait m’envoyer ce renfort, je rentrerais dans la lagune à la poursuite des Impériaux et les occuperais de telle façon, qu’ils ne penseraient pas à débarquer, dussé-je, la torche à la main, mettre le feu à leur flotte. J’obtins d’ailleurs d’Anita qu’elle resterait à terre et m’enverrait la réponse par un homme sûr; mais, à mon grand regret, elle revint elle-même: le général n’avait pas d’hommes à m’envoyer; il m’ordonnait, non pas de brûler la flotte ennemie, ce qu’il regardait comme un effort désespéré et inutile, mais de revenir en sauvant les armes de main et les munitions.
J’obéis. Alors, sous un feu qui ne se ralentit pas un instant, nous arrivâmes à faire transporter à terre, par les survivants, les armes et les munitions, opération qu’à défaut d’officier, dirigeait Anita, tandis que, passant d’un bâtiment à l’autre, je déposais dans l’endroit le plus inflammable de chacun d’eux le feu qui devait le dévorer.
Ce fut une mission terrible, en ce qu’elle me fit passer une triple revue de morts et de blessés. C’était un véritable abattoir de chair humaine; on marchait sur les bustes séparés des corps; à chaque pas, on poussait du pied des membres épars. Le commandant de l’Itaparika, Juan Enriquez de la Raguna, était couché au milieu des deux tiers de son équipage, avec un boulet qui lui faisait, au milieu de la poitrine, un trou à passer le bras. Le pauvre John Griggs avait eu, comme je l’ai dit ailleurs, le corps coupé en deux par une mitraillade, presque reçue à bout portant. Je me tâtais, à la vue d’un pareil spectacle, et je me demandais comment, ne m’étant pas plus ménagé que les autres, j’avais pu rester entier.
En un instant, un nuage de fumée enveloppa nos bâtiments,—et nos braves morts eurent du moins, brûlés sur le pont de leurs bâtiments,—un bûcher digne d’eux.
Pendant que j’avais accompli mon œuvre de destruction, Anita avait accompli son œuvre de sauvetage.—Mais de quelle façon, bon Dieu! de manière à me faire trembler. Peut-être, pour le transport des armes à la côte et son retour au bâtiment, fit-elle vingt voyages, passant constamment sous le feu de l’ennemi. Elle était dans une petite barque avec deux rameurs, et les pauvres diables se courbaient le plus possible pour éviter balles et boulets.
Mais elle, debout à la poupe, au milieu de la mitraille, elle apparaissait droite, calme et fière comme une statue de Pallas, et Dieu, qui étendait une main sur moi, la couvrait en même temps de l’ombre de cette main.
Il était nuit presque close, lorsque ayant réuni les survivants, je rejoignis la queue de notre division, en retraite vers Rio-Grande, et suivant la même route que nous avions suivie quelques mois auparavant, le cœur plein d’espérance, et précédés par la victoire.
XXVIII
A CHEVAL
Au milieu des péripéties de mon aventureuse existence, j’ai toujours eu de douces heures, de bons moments, et quoique celui où je me trouvais ne paraisse pas au premier abord faire partie de ceux qui m’ont laissé un agréable souvenir, je le réclame cependant, sinon comme plein de bonheur, du moins comme plein d’émotions.
A la tête de quelques hommes restés de tant de combattants qui avaient, à juste titre, mérité le nom de braves, je marchais à cheval, fier des vivants, fier des morts, presque fier de moi-même. A mes côtés chevauchait la reine de mon âme, la femme digne de toute admiration. J’étais lancé dans une carrière plus attrayante que celle de la marine: que m’importait de n’avoir, comme le philosophe grec, que ce que je portais avec moi? de servir une pauvre république qui ne payait personne, et dont, fût-elle riche, je n’eusse pas voulu être payé? N’avais-je pas un sabre battant à mon côté, une carabine posée en travers de mes arçons? N’avais-je pas près de moi Anita, mon trésor, cœur aussi ardent que le mien pour la cause des peuples? N’envisageait-elle pas les combats comme un divertissement, comme une simple distraction de la vie des camps? L’avenir me souriait serein et fortuné; et plus se présentaient sauvages et désertes les solitudes américaines, plus délicieuses et plus belles elles m’apparaissaient.
Nous continuâmes donc notre marche de retraite jusqu’à Las Torres, limite des deux provinces, où nous établîmes notre camp. L’ennemi s’était contenté de reprendre la lagune, et avait cessé de nous poursuivre. Se combinant avec la division Andréa, la division Acunha, venant de la province de San Paolo se dirigeait vers Cima-da-Serra, département de la montagne appartenant à la province de Rio-Grande.
Les montagnards nos amis, attaqués par des forces supérieures, demandèrent secours au général Canavarro, et il disposa, pour leur venir en aide, une expédition aux ordres du colonel Texeira. Nous fîmes partie de cette expédition. Reçus par les Serramins, commandés par le colonel Aranha, nous battîmes complétement, à Santa Vittoria, la division ennemie. Acunha se noya dans le fleuve Pelatas, et la majeure partie de ses troupes resta prisonnière.
Cette victoire remit sous le commandement de la république les deux départements de Vaccaria et de Lages, et nous entrâmes triomphants dans le chef-lieu de ce dernier.
La nouvelle de l’invasion impériale avait relevé le parti brésilien, et Mello, chef ennemi, avait accru dans cette province son corps de cinq cents hommes environ de cavalerie.
Le général Bento-Manoel, chargé de le combattre, ne l’avait pu faire à cause de sa retraite, et il s’était contenté d’envoyer le colonel Portinko à la poursuite de Mello, qui se dirigeait sur Saint-Paul.
Notre position et nos forces nous mettaient à même, non-seulement de nous opposer au passage de Mello, mais encore de l’anéantir. La fortune ne le voulut pas: le colonel Texeira, incertain si l’ennemi venait par Vaccaria ou par Coritibani, divisa sa troupe en deux corps, envoyant le colonel Aranha à Vaccaria avec sa meilleure cavalerie, tandis que nous, avec l’infanterie et quelques hommes à cheval seulement, pris presque tous parmi les prisonniers, nous nous dirigeâmes vers Coritibani.
Ce fut cette route que prit l’ennemi.
Cette division de nos forces nous fut fatale: notre récente victoire, le caractère ardent de notre chef, et les nouvelles que nous avions de l’ennemi, nous le faisaient par trop mépriser. En trois jours de marche, nous fûmes à Coritibani, et nous campâmes à peu de distance du Maromba, où l’on supposait que les impériaux devaient passer. On plaça un poste sur le rivage, et des sentinelles dans les endroits où on le jugea nécessaire, et l’on s’endormit parfaitement tranquille.
Quant à moi, l’habitude que j’avais de ces sortes de guerres fit que je ne dormis que d’un œil.
Vers minuit, le poste du fleuve fut attaqué avec tant de furie, qu’à peine eut-il le temps de fuir en échangeant quelques coups de fusil avec l’ennemi.
Au premier coup de feu j’étais sur pied, criant: Aux armes! A ce cri, tout le monde s’éveilla et se tint prêt au combat. Quelque temps après la naissance du jour, l’ennemi parut, et, ayant passé le fleuve, s’arrêta à quelque distance de nous, se tenant en bataille. Tout autre que Texeira, en voyant la supériorité du nombre, aurait expédié des courriers pour appeler le second corps à son aide, et, jusqu’à la jonction d’Acunha, eût amusé l’ennemi; mais le vaillant républicain craignit qu’il ne se retirât, et que, par sa fuite, il ne perdît l’occasion de combattre. Il se lança donc au combat, s’inquiétant peu de la position avantageuse qu’occupait son adversaire.
L’ennemi, profitant des inégalités du terrain, avait établi sa ligne de bataille sur une colline assez élevée, devant laquelle se trouvait une vallée profonde, obstruée par beaucoup de broussailles; il avait, en outre, embusqué sur ses flancs quelques pelotons. Texeira ordonna l’attaque; l’ordre fut vigoureusement accompli. L’ennemi alors simula une retraite. Nos hommes se mirent à sa poursuite sans cesser la fusillade; mais tout à coup ils furent attaqués par les pelotons embusqués qu’ils n’avaient pas vus, et qui, les prenant en flanc, les obligèrent de repasser la vallée en désordre. Nous laissâmes dans cette échauffourée un de nos meilleurs officiers, Manoel N..., lequel était fort aimé de notre chef. Mais notre ligne, bientôt reformée, se reporta en avant avec une nouvelle impétuosité; l’ennemi recula et se mit en retraite.
Il n’y eut pas un grand nombre de tués ni de blessés de part ou d’autre, peu de troupes ayant été engagées.
Cependant, l’ennemi se retirait avec précipitation, et nous le poursuivions avec acharnement; mais ses deux lignes de cavalerie continuant de fuir pendant l’espace de neuf milles, nous ne pûmes le poursuivre avec notre infanterie. En approchant du Passa du Maromba, notre chef d’avant-garde, le major Giacinto, donna avis au colonel que l’ennemi faisait passer dans le plus grand désordre la rivière à ses bœufs et à ses chevaux; ce qui était, selon lui, la preuve qu’il voulait continuer sa retraite. Texeira n’hésita pas un instant: il ordonna à notre petit peloton de cavalerie de se mettre au galop, et me recommanda de le suivre d’aussi près que possible avec mon infanterie.
Mais cette retraite n’était qu’une feinte de notre astucieux ennemi; et, malheureusement, cette feinte ne lui réussit que trop.—Par l’effet des accidents de terrain et de la précipitation avec laquelle il l’avait franchi, il s’était trouvé hors de notre vue, et, arrivé au fleuve, il avait bien, comme nous l’avait fait dire le major Giacinto, poussé de l’autre côté du fleuve ses bœufs et ses chevaux, mais la troupe s’était cachée, elle, derrière des collines boisées qui la dérobaient entièrement à nos yeux.
Ces mesures prises, et ayant laissé un peloton pour soutenir leur ligne de tirailleurs, les impériaux, prévenus de l’imprudence que nous avions eue de laisser notre infanterie en arrière, firent une contre-marche,et bientôt les escadrons apparurent, gravissant la pente facile d’une vallée.
Notre peloton, qui poursuivait l’ennemi dans sa fuite simulée, fut le premier à s’apercevoir du piége, sans avoir le temps de l’éviter. Pris de flanc, il fut complétement culbuté; nos trois autres escadrons de cavalerie eurent le même sort, et cela malgré le courage et la résolution de Texeira et de quelques-uns de nos officiers de Rio-Grande; en quelques instants nos cavaliers furent rompus et éparpillés dans toutes les directions.
C’étaient, je l’ai dit, presque tous des prisonniers de Santa Vittoria, sur lesquels nous avions peut-être un peu légèrement compté;—en effet, ils ne pouvaient guère être bien affectionnés à notre cause;—puis, soldats nouveaux et venus de province, peu faits à l’exercice du cheval;—aussi se débandèrent-ils au premier choc, et, à part quelques morts, se laissèrent-ils faire en grande partie prisonniers.—Je ne perdis rien des incidents de la catastrophe.—Monté sur un bon cheval, après avoir excité mes fantassins à marcher le plus rapidement possible, je m’étais lancé en avant, et, arrivé au sommet d’une colline, je suivais des yeux le triste résultat du combat.
Mes fantassins firent tout au monde pour arriver à temps, mais ce fut en vain.—Du haut de mon éminence, je jugeai qu’il était trop tard pour qu’ils pussent ramener à nous la victoire, mais encore assez tôt pour empêcher que tout ne fût perdu.—J’appelai à moi une douzaine de mes anciens compagnons, les plus lestes et les plus braves: ils accoururent. Je laissai le major Peichotto chargé du reste, et avec cette poignée de vaillants je pris, au sommet d’une colline, une position fortifiée par des arbres.—De là nous fîmes tête à l’ennemi, qui s’aperçut qu’il n’était pas tout à fait vainqueur, et nous servîmes de point de ralliement à ceux des nôtres qui n’avaient pas complétement perdu courage.—Le colonel se replia sur nous avec quelques cavaliers, après avoir fait des miracles de courage; le reste de l’infanterie nous rejoignit sur ce point, et alors la défense devint terrible et meurtrière.
Cependant, forts de notre position et réunis au nombre de soixante et treize, nous combattîmes avec avantage; l’ennemi, manquant d’infanterie et peu habitué à combattre contre cette arme, nous chargeait inutilement: cinq cents hommes d’excellente cavalerie, toute bouillante et enorgueillie de la victoire, s’épuisèrent devant quelques hommes résolus, sans pouvoir un seul instant les entamer.—Cependant, malgré cet avantage momentané, il ne fallait pas donner le temps à l’ennemi de réunir ses forces, dont plus de la moitié était encore occupée à poursuivre nos fugitifs; et surtout il fallait chercher un refuge plus solide que celui qui nous avait protégés jusqu’alors.—Un îlot d’arbres s’offrit à notre vue, distant d’un mille environ.—Nous commençâmes notre retraite en nous dirigeant vers lui.—En vain l’ennemi cherchait-il à nous rompre, en vain nous chargeait-il chaque fois qu’il trouvait l’avantage du terrain, tout fut inutile.
Ce fut, au reste, dans cette circonstance un grand avantage pour nous que les officiers fussent armés de carabines; et comme nous étions tous des hommes aguerris, tous nous tenant serrés, faisant face à l’ennemi de quelque côté qu’il se présentât,—reculant toujours ainsi en bon ordre avec un feu terrible et bien dirigé, nous gagnâmes notre refuge, où n’osa pénétrer l’ennemi. Une fois à couvert dans notre bosquet, nous trouvâmes une clairière, et, toujours serrés, toujours le fusil au poing, nous attendîmes la nuit.
De tous côtés l’ennemi nous criait:—Rendez-vous!—mais nous ne lui répondions que par notre silence.
XXIX
LA RETRAITE
La nuit venue, nous nous préparâmes à partir; notre intention était de reprendre la route de Lages. La plus grande difficulté de ce départ était le transport des blessés. Le major Peichotto surtout ne pouvait aucunement s’aider, étant atteint d’une balle au pied.
Vers dix heures du soir, les blessés accommodés du mieux possible, nous commençâmes notre marche, abandonnant notre bouquet de bois, et tâchant de suivre la ligne de la forêt. Cette forêt, la plus grande peut-être qu’il y ait au monde, s’étend des alluvions de la Plata à celles des Amazones, ces deux reines des rivières, couronnant les crêtes de la Sierra de Espinasso, sur une étendue de trente-quatre degrés de latitude; je ne connais pas son extension en longitude, elle doit être immense.
Les trois départements de Cima da Serra, de Vaccaria et de Lages sont, je crois l’avoir déjà dit, situés dans des clairières de cette forêt. Coritibani, espèce de colonie établie par les habitants de la ville de Coritiba, située dans le district de Lages, province de Sainte-Catherine, était le théâtre de l’événement que je raconte; nous côtoyions donc notre bois isolé pour nous approcher le plus possible de la forêt, et tâcher de rejoindre dans la direction de Lages le corps d’Aranha, éloigné de nous si mal à propos.
A notre sortie du bois, il nous arriva un de ces événements qui prouvent combien l’homme est fils des circonstances, et ce que peut une terreur panique, même sur les plus courageux. Nous marchions en silence, comme il convenait à notre situation, disposés à combattre l’ennemi, s’il se fût opposé à notre retraite. Un cheval, qui se trouvait sur la lisière du bois, au peu de bruit que nous fîmes, prit peur et s’enfuit.
On entendit une voix qui criait:
—C’est l’ennemi!
A l’instant même, ces soixante et treize hommes qui avaient résisté à cinq cents, avec tant de courage qu’on pouvait dire qu’ils les avaient vaincus, s’épouvantèrent et prirent la fuite se dispersant de telle façon, que ce fut un miracle que quelqu’un des fugitifs n’allât point heurter l’ennemi et lui donner l’éveil.
Enfin je parvins à réunir un noyau auquel peu à peu se joignit le reste, de sorte qu’au lever du jour nous étions à la lisière de cette forêt, nous dirigeant sur Lages.
L’ennemi, que rien n’avait prévenu de notre fuite, nous chercha inutilement le jour suivant.
Le jour du combat, le danger avait été grand, la fatigue énorme, la faim impérieuse, la soif ardente; mais il fallait combattre, combattre pour la vie, et cette idée dominait toutes les autres. Une fois dans la forêt, il n’en fut pas de même; tout nous manqua, et la détresse, n’ayant plus la distraction du péril, se fit sentir terrible, cruelle, insupportable. L’absence des vivres, l’abattement de tous, les blessures de quelques-uns, l’absence de moyens de les panser, faillirent nous jeter dans le découragement.
Nous restâmes quatre jours sans trouver autre chose que des racines; et je renonce à peindre la fatigue que nous eûmes à nous tracer un chemin dans cette forêt, où il n’existait pas même un sentier, et où la nature, impitoyablement féconde, fait, sous des pins gigantesques, pousser et épaissir une seconde forêt de roseaux, dont les débris forment en certains endroits d’infranchissables remparts.
Quelques-uns de nos hommes désertèrent, désespérés; ce fut un travail de les rallier et de leur imposer à force d’énergie. Il n’y avait qu’une seule ressource peut-être à ce découragement, et ce fut moi qui la trouvai. Je les réunis et leur dis que je leur donnais toute liberté de se retirer, chacun de son côté, comme ils l’entendraient, ou de continuer à marcher unis et en corps, protégeant les blessés et se défendant les uns les autres. Le remède fut efficace: à partir de ce moment, chacun étant libre de son départ, nul ne songea plus à déserter, et la confiance du salut revint à tous.
Cinq jours après le combat, nous trouvâmes une picada, sentier de la largeur d’un homme, rarement de deux, tracé dans la forêt. Ce sentier nous conduisit à une maison, où nous nous rassasiâmes en tuant deux bœufs.
De là, nous continuâmes notre chemin vers Lages, où nous arrivâmes par un effroyable jour de pluie.
XXX
SÉJOUR A LAGES ET DANS LES ENVIRONS
Ce bon pays de Lages, qui nous avait si bien fêtés victorieux, avait, à la nouvelle de notre défaite, retourné sa bannière, et quelques-uns des plus résolus avaient rétabli le système impérial. Ceux-là, au reste, s’enfuirent à notre arrivée, et comme ils étaient marchands, la plupart d’entre eux avaient laissé leurs magasins approvisionnés de toutes choses. Ce fut une providence, car nous crûmes pouvoir, sans remords, nous approprier les marchandises de nos ennemis, et, grâce à la variété des commerces qu’ils exerçaient, améliorer singulièrement notre position.
Cependant, Teixeira écrivit à Aranha, en lui ordonnant de se joindre à nous, et il eut vers ce temps, la nouvelle de l’arrivée du colonel Portinko, qui avait été envoyé par Bento Manoel pour suivre ce même corps de Mello, si malheureusement rencontré par nous à Coritibani.
J’ai servi en Amérique la cause des peuples, et l’ai sincèrement servie; j’étais donc l’adversaire de l’absolutisme, là-bas comme en Europe; amant du système en harmonie avec mon opinion, et par conséquent ennemi du système contraire. J’ai quelquefois admiré les hommes, je les ai souvent plaints, je ne les ai jamais haïs. Lorsque je les ai trouvés égoïstes et méchants, j’ai mis leur méchanceté et leur égoïsme sur le compte de notre malheureuse nature. Depuis, je me suis éloigné du théâtre où se sont passés les événements que je raconte; j’en suis à deux mille lieues au moment où j’écris ces lignes, on peut, par conséquent, croire à mon impartialité. Eh bien, je le dis pour mes amis comme pour mes ennemis, c’étaient d’intrépides enfants du continent américain ceux que je combattais, mais non moins intrépides ceux dans les rangs desquels j’avais pris ma place.
Ce fut donc une audacieuse entreprise que celle que nous arrêtâmes de défendre Lages contre un ennemi dix fois supérieur à nous, et dont une récente victoire doublait la confiance. Séparés de lui par le fleuve Canoas, que nous ne pouvions garnir suffisamment pour le défendre, nous attendîmes pendant de longs jours la jonction d’Aranha et de Portinko; pendant toute cette période, l’ennemi fut maintenu par une poignée d’hommes. Et aussitôt les renforts arrivés, nous marchâmes résolûment à lui; mais ce fut lui alors qui n’accepta plus le combat, et qui se retira sur la province voisine de San Paolo, où il espérait trouver un puissant secours.
Ce fut dans cette circonstance que je constatai les défauts et les vices généralement reprochés aux armées républicaines: ces armées se composent d’ordinaire d’hommes pleins de patriotisme et de courage, mais qui n’entendent rester sous les drapeaux que tant que l’ennemi menace, s’en éloignent et les abandonnent quand celui-ci disparaît. Ce vice fut presque notre ruine, ce défaut faillit causer notre perte, dans cette circonstance, où un ennemi, mieux renseigné, eût pu nous anéantir en en profitant.
Les Serraniens donnèrent l’exemple d’abandonner leurs rangs. Les hommes de Portinko le suivirent. Notez bien que les déserteurs, non-seulement emmenaient leurs propres chevaux, mais ceux de la division, si bien, que nos forces se fondirent de jour en jour, avec une telle rapidité, que nous fûmes bientôt forcés d’abandonner Lages, et de nous retirer vers la province de Rio-Grande, craignant la présence de cet ennemi, qui avait été forcé de fuir devant nous, et dont la fuite nous avait vaincus.
Que cela serve d’exemple aux peuples qui veulent être libres; qu’ils sachent bien que ce n’est point avec des fleurs, des fêtes, des illuminations que l’on combat les soldats aguerris et disciplinés du despotisme, mais avec des soldats plus disciplinés et plus aguerris qu’eux; qu’ils ne se mettent donc pas à ce rude ouvrage, ceux qui ne sont pas capables d’aguerrir et de discipliner un peuple après l’avoir soulevé.
Il y a aussi des peuples qui ne valent pas la peine d’être soulevés, la gangrène ne se guérit pas.
Le reste de nos forces, ainsi diminuées, lorsque nous étions privés des choses les plus nécessaires, et particulièrement d’habits,—privation terrible à l’approche de l’hiver sombre et rude de ces régions élevées,—le reste de nos forces, disais-je, commença de se démoraliser, et de demander, à haute voix, de rejoindre ses foyers. Teixeira fut donc forcé de céder à cette exigence, et m’ordonna de descendre des montagnes et de me réunir à l’armée, se préparant de son côté à en faire autant. Cette retraite fut rude, et à cause de la difficulté des chemins, et à cause des hostilités cachées des habitants de la forêt, ennemis acharnés des républicains.
Au nombre de soixante-dix, à peu près, nous descendîmes donc la picada di Peloffo.—J’ai déjà dit ce que c’était qu’une picada, et nous eûmes à affronter des embuscades réitérées et imprévues, que nous traversâmes avec un bonheur inouï, grâce à la résolution des hommes que je conduisais, et un peu à la confiance sans bornes qu’en général j’inspire à ceux que je commande. Le sentier que nous suivions était étroit à laisser passer deux hommes à peine, et de tout côté enveloppé de maquis; l’ennemi, né dans le pays, au fait de toutes les localités, s’embusquait aux endroits les plus favorables, puis il nous entourait, se dressant tout à coup, avec des cris furieux, tandis qu’un cercle de flamme s’allumait en petillant autour de nous, sans que nous pussions voir les tireurs, heureusement plus bruyants qu’habiles. Au reste, la contenance admirable de mes hommes, leur union dans le danger furent telles, que quelques-uns seulement furent légèrement blessés, et que nous n’eûmes qu’un cheval tué.
Ces événements rappellent, en vérité, les forêts enchantées du Tasse, où chaque arbre vivait, et avait une voix et du sang.
Nous rejoignîmes le quartier général à Mala-Casa, où se trouvait alors Bento Gonzales, réunissant les fonctions de président et de général en chef.
XXXI
BATAILLE DE TAQUARI
L’armée républicaine se préparait à se mettre en marche. Quant à l’ennemi, depuis la bataille perdue de Rio-Pardo, il s’était refait à Porto-Allegre, en était sorti sous les ordres du vieux général Georgio, et avait établi son camp sur les rives du Cahé, attendant la jonction du général Calderon, qui, avec un corps imposant de cavalerie, était parti de Rio-Grande, et devait se réunir à lui en traversant la campagne.
Le grand inconvénient que j’ai signalé plus haut, c’est-à-dire la dispersion des troupes républicaines quand elles ne se trouvaient plus en face de l’ennemi, lui donnait facilité dans tout ce qu’il voulait entreprendre; de sorte qu’au moment où le général Netto, qui commandait les forces de la campagne, eut réuni un nombre d’hommes suffisant pour battre Calderon, celui-ci avait déjà rejoint sur le Cahé le gros de l’armée impériale.
Il était indispensable au président de s’adjoindre la division Netto, s’il voulait être en état de combattre l’ennemi: c’est pourquoi il leva le siége. Cette manœuvre et la jonction qui s’ensuivit eurent un heureux résultat, et firent grand honneur à la capacité militaire de Bento Gonzales. Nous partîmes avec l’armée de Mala-Casa, prenant la direction de San Leopoldo, et passant à deux milles de l’armée ennemie; et après deux jours et deux nuits de marche continuelle, pendant lesquelles nous demeurâmes sans manger et sans boire, ou à peu près, nous arrivâmes dans le voisinage de Taquari, où nous rencontrâmes le général Netto qui venait au-devant de nous.
J’ai dit sans manger, et j’ai dit la vérité. Dès que l’ennemi eut appris notre mouvement, il marcha résolûment à nous, et plusieurs fois nous joignit et nous attaqua pendant que nous nous reposions un instant, et étions occupés à faire rôtir la viande, qui faisait notre seule nourriture. Or, dix fois, notre viande cuite à point, les sentinelles crièrent aux armes, et il nous fallut combattre au lieu de déjeuner ou de dîner. Enfin, nous fîmes halte à Pinhurinho, à six milles de Taquari, et nous prîmes toute disposition pour combattre.
L’armée républicaine, forte de mille hommes d’infanterie et de cinq mille de cavalerie, occupait les hauteurs de Pinhurinho, montagne couverte de pins, comme l’indique son nom, peu élevée, mais cependant dominant les montagnes voisines. L’infanterie était au centre, commandée par le vieux colonel Crezunzio. L’aile droite obéissait au général Netto, et l’aile gauche à Canavarro. Les deux ailes étaient donc composées de pure cavalerie, et, sans contredit, de la meilleure du monde. L’infanterie, elle aussi, était excellente. Le désir d’en venir aux mains était donc général.
Le colonel S. Antonio formait la réserve avec un corps de cavalerie.
L’ennemi, de son côté, avait quatre mille fantassins, et, disait-on, trois mille hommes de cavalerie, et quelques pièces de canon; sa position était prise sur l’autre côté d’un petit torrent qui nous séparait de lui, et sa contenance était loin d’être méprisable. Son armée se composait des meilleures troupes de l’empire, commandées par un général très-vieux et très-capable.
Le général ennemi avait jusque-là marché ardemment à notre poursuite, et avait pris toutes les dispositions pour une attaque en règle. Deux pièces de canon, placées sur son côté du torrent, foudroyaient notre ligne de cavalerie. Déjà nos vaillants de la première brigade, aux ordres de Netto, avaient tiré les sabres du fourreau, et n’attendaient plus que le son de la trompette pour s’élancer sur les deux bataillons qui avaient traversé le torrent. Ces braves continentaux avaient la conscience de la victoire, eux et Netto n’ayant jamais été battus. L’infanterie, échelonnée en divisions au sommet de la colline, et couverte par un pli de terrain, frémissait du désir de combattre. Déjà les terribles lanciers de Canavarro avaient fait un mouvement en avant, enveloppant le flanc droit de l’ennemi, obligé par eux à changer de front, changement qui s’était fait en désordre.
C’était une véritable forêt de lances, que cet incomparable corps, composé dans sa presque totalité d’esclaves délivrés par la république, et choisis parmi les meilleurs dompteurs de chevaux de la province; tous noirs, excepté les officiers supérieurs. Jamais l’ennemi n’avait vu les épaules de ces enfants de la liberté. Leurs lances, dépassant la mesure ordinaire de cette arme; leurs visages basanés, leurs robustes membres, corroborés encore par leurs âpres et fatigants exercices; leur parfaite discipline, enfin, tout les rendait la terreur de l’ennemi.
Déjà la voix animatrice du chef avait frémi dans toutes les poitrines: «Que chacun combatte aujourd’hui comme s’il avait quatre corps pour défendre la patrie et quatre âmes pour l’aimer!» avait dit ce vaillant, qui avait toutes les qualités d’un grand capitaine, excepté le bonheur.
Quant à nous, notre âme, pour ainsi dire, sentait les palpitations de la bataille, et s’inondait de la confiance de la victoire. Jamais jour plus beau, jamais plus magnifique spectacle ne s’était offert à moi. Placé au centre de notre infanterie, à l’extrême sommet de la colline, je découvrais tout, champ de bataille et double armée. Les plaines sur lesquelles se jouait le jeu meurtrier de la guerre étaient semées de plantes basses et rares, ne faisant aucun obstacle ni aux mouvements stratégiques, ni au regard qui les suivait; et je pouvais me dire qu’à mes pieds, au-dessous de moi, dans quelques minutes, seraient résolues les destinées de la plus grande partie du continent américain, peut-être même du plus grand empire du monde.
Y aura-t-il un peuple ou non? Ces corps, si compacts, si bien soudés les uns aux autres, vont-ils être défaits et dispersés? Tout cela dans un instant ne va-t-il pas être cadavres et membres broyés détachés du corps, nageant dans le sang? Toute cette belle et vivante jeunesse va-t-elle engraisser de ses débris ces magnifiques campagnes? Allons donc! sonnez fanfares, tonnez canons, rugis bataille, et que tout soit décidé, comme à Zama, comme à Pharsale, comme à Actium!
Mais non, il n’en devait pas être ainsi: cette plaine ne devait pas être celle du carnage. Le général ennemi, intimidé par notre forte position et par notre ferme contenance, hésita, fit repasser le torrent à ses deux bataillons, et de l’offensive qu’il avait prise en revint à la défensive. Le général Calderon avait été tué dès le commencement de l’attaque, et de là était venue peut-être l’hésitation de Georgio. Du moment où il ne nous attaquait pas, ne devions-nous pas l’attaquer, nous? Telle était l’opinion de la majorité. Eussions-nous bien fait? Le combat s’engageant dans les conditions primitives, et malgré notre admirable position, toutes les chances étaient pour nous. Mais abandonnant cette position pour suivre un ennemi quatre fois plus fort que nous en infanterie, il fallait reporter le combat sur l’autre bord du torrent.
C’était scabreux, bien que tentant.
En somme, nous ne combattîmes point ou nous combattîmes à peine, et nous passâmes toute la journée en présence, nous contentant d’escarmoucher.
Dans notre armée la viande avait manqué, et l’infanterie était particulièrement affamée; plus insupportable encore peut-être que la faim était la soif; nulle part on ne trouvait d’eau que dans ce torrent, qui était au pouvoir de l’ennemi. Mais nos hommes étaient faits à toutes les privations, et une seule plainte sortit de la bouche de ces mourants de faim et de soif,—celle de ne pas combattre.—O Italiens! Italiens! le jour où vous serez unis et sobres, et patients à la fatigue et aux privations comme ces hommes du continent américain, l’étranger, soyez-en sûrs, ne foulera plus votre terre et ne souillera plus votre foyer. Ce jour-là, ô Italiens! l’Italie aura repris sa place, non-seulement au milieu, mais à la tête des nations de l’univers.
Pendant la nuit, le vieux général Georgio avait disparu, et, le jour venu, nous cherchâmes en vain l’ennemi; seulement, vers dix heures du matin, au moment où le brouillard se levait, on le revit dans les fortes positions de Taquari.
Peu de temps après, nous eûmes avis que sa cavalerie traversait le fleuve. Les impériaux étaient donc en pleine retraite; il fallait les attaquer et notre général n’hésita point.
La cavalerie ennemie avait passé le fleuve, assistée dans ce passage par quelques bâtiments ennemis; mais l’infanterie était tout entière restée sur la gauche, protégée par ces mêmes bâtiments et par la forêt: sa position était donc des plus avantageuses. Notre seconde brigade d’infanterie, composée du troisième et du vingtième bataillons, était destinée à commencer l’attaque. Elle l’effectua avec toute la bravoure dont elle était capable. Mais l’ennemi était numériquement si supérieur à ces braves, qu’après avoir fait des prodiges de valeur ils furent forcés de se retirer, soutenus par la première brigade et par le premier bataillon d’artillerie,—sans canon,—et de la marine. Le combat fut terrible, dans la forêt surtout, où le bruit des coups de fusil et des arbres brisés semblait, au milieu d’une épaisse fumée, celui d’une infernale tempête.
Nous ne comptions pas moins de cinq cents tués et blessés de chaque côté. Les cadavres de nos vaillants républicains furent trouvés jusque sur la berge du fleuve où ils avaient repoussé et presque précipité l’ennemi dans le courant. Par malheur, ces pertes furent sans résultat relativement à leur importance, puisque, la deuxième brigade en retraite, le combat fut suspendu.
Sur ces entrefaites, la nuit vint, et l’ennemi put librement achever de passer le fleuve.
Au milieu de ses brillantes qualités, dont je crois avoir fait la part, je signalerai quelques défauts du général Bento Gonzales: le plus déplorable d’entre eux était une certaine hésitation, cause probable des désastreuses issues de ses opérations. On eût désiré qu’au lieu de lancer ces cinq cents hommes, si inférieurs en nombre à ceux qu’ils attaquaient, on eût poussé contre l’ennemi, non-seulement tout ce que nous avions de fantassins, mais encore notre cavalerie mise à pied, puisque, à cause de la difficulté du terrain, elle ne pouvait combattre à sa manière accoutumée; une telle manœuvre nous eût certainement donné une splendide victoire, si, faisant perdre pied à l’ennemi, nous parvenions à le jeter dans le fleuve; mais, par malheur, le général craignit d’aventurer toute son infanterie, la seule qu’il eût, la seule qu’eût la République.
En tout cas, le résultat fut, de notre part, une irréparable perte, ne sachant comment remplacer nos braves fantassins, tandis qu’au contraire l’infanterie faisait la principale force de l’ennemi, et que de nombreuses recrues comblaient aussitôt le vide fait dans ses rangs.
L’ennemi, en somme, resta sur la rive droite du Taquari, maître par conséquent de toute la campagne. Quant à nous, nous reprîmes la route de Mala Casa.
Toutes ces fausses manœuvres empiraient la situation de la République. Nous revînmes à San Leopoldo et à la Settembrina; enfin à notre ancien camp de Mala Casa, abandonné au bout de quelques jours pour celui de Bella Vista.
Une opération imaginée vers ce temps par le général eût pu nous remettre en excellente position si la fortune avait, comme elle le devait, secondé les efforts de cet homme aussi malheureux que supérieur.
XXXII
ASSAUT DE SAN JOSÉ DU NORD
L’ennemi, pour être en état de faire ses excursions dans la campagne, avait été forcé de dégarnir d’infanterie ses places fortes;—San José du Nord était particulièrement affaibli.
Cette place, située sur la rive septentrionale de l’embouchure du lac de Los Patos, était une des clefs de la province, aussi bien sous le rapport commercial que sous le rapport politique;—sa possession eût pu changer la face des choses, si assombries pour les républicains en ce moment; sa prise devenait plus qu’utile,—elle était nécessaire.—En effet, la ville renfermait des objets de tout genre, indispensables à l’habillement du soldat, qui, de notre côté, était dans l’état le plus déplorable; or, non-seulement sur ce point, et sur celui de son importance dominatrice de l’unique port de la province, San José du Nord méritait que l’on fît tous les sacrifices pour s’en emparer, mais encore de ce côté seulement on trouvait l’atalaga, c’est-à-dire le mât des signaux des bâtiments, lequel leur indiquait la profondeur des eaux à l’embouchure.
Il arriva par malheur, dans cette expédition, la même chose qui était arrivée à Taquari.—Conduite avec une admirable sagesse et un profond secret, on en perdit tout le fruit pour avoir hésité à frapper le dernier coup.
Une marche obstinée de huit jours, à vingt-cinq milles par jour, nous conduisit sous les murs de la place.
C’était une de ces nuits d’hiver, pendant lesquelles un abri et du feu sont un bienfait de la Providence, et nos pauvres soldats de la liberté, affamés, vêtus de lambeaux, les membres roidis par le froid, le corps glacé par la pluie d’une effroyable tempête, notre compagne pendant la plus grande partie de la marche, s’avançaient silencieux contre les forts et les tranchées, garnis de sentinelles.
A peu de distance des murailles, on laissa les chevaux des chefs sous la garde d’un escadron de cavalerie, commandé par le colonel Amaral, et chacun rassemblant ses pauvres forces, se prépara au combat.
Le qui-vive de la sentinelle fut le signal de l’assaut; la résistance fut faible et de peu de durée sur les murailles, et à peine si les canons des forts firent feu. A une heure et demie du matin nous livrions l’assaut, à deux heures nous nous emparions des tranchées et des trois ou quatre forts qui les garnissaient, et qui furent pris à la baïonnette.
Maîtres de toute la tranchée, maîtres des forts, entrés dans la ville, il semblait impossible qu’elle nous échappât.—Eh bien! cette fois encore ce qui semblait devoir être impossible nous était réservé.—Une fois dans les murs, une fois dans les rues de San José, nos soldats crurent que tout était fini: la plus grande partie se dispersa, entraînée par l’appât du pillage.—Pendant ce temps, revenus de leur surprise, les impériaux se réunirent dans un quartier fortifié de la ville. Nous les y attaquâmes, mais ils nous repoussèrent; les chefs cherchaient de tous côtés des soldats pour renouveler les attaques,—la recherche était inutile,—ou si l’on rencontrait quelques-uns d’entre eux, on les trouvait ou chargés de butin, ou ivres, ou bien ayant cassé ou endommagé leurs fusils à force de briser ou d’enfoncer les portes des maisons.
L’ennemi, de son côté, ne perdait pas de temps: plusieurs bâtiments de guerre qui se trouvaient dans le port prirent position, enfilant de leurs batteries les rues où nous nous trouvions. On fit demander du secours à Rio-Grande du Sud, ville située sur la rive opposée de l’embouchure de Los Patos, tandis qu’un seul fort, que nous avions négligé d’occuper, servait de refuge à l’ennemi.—Le premier de tous ces forts, celui de l’Empereur, dont l’occupation nous avait coûté un glorieux et meurtrier assaut, fut rendu inutile par une explosion terrible de la poudrière, qui nous tua bon nombre de gens.—Enfin le plus glorieux des triomphes était changé, vers midi, en la plus honteuse retraite; les bons pleuraient de rage et de désespoir.—Comparativement à notre situation et aux efforts faits par nous, notre perte fut immense.
A partir de ce moment, notre infanterie ne fut plus qu’un squelette; quant au peu de cavalerie qui était venue à l’expédition, elle servit à protéger la retraite.
La division rentra dans ses logements de Bella Vista, et moi je restai à Saint-Simon avec la marine.
Toute ma troupe était réduite à une quarantaine d’hommes, officiers et soldats.
XXXIII
ANITA
Le motif de mon départ pour Saint-Simon eut pour but, sinon pour résultat, de faire exécuter quelques-uns de ces canots, faits d’un seul tronc d’arbre, à l’aide desquels je voulais ouvrir des communications avec une autre partie du lac. Mais pendant les quelques mois que j’y restai, les arbres promis ne parurent jamais, et rien de notre projet ne put, par conséquent, s’accomplir. Il en résulta que, comme j’ai l’oisiveté en horreur, au lieu de m’occuper de barques, je m’occupai de chevaux. Il y avait, en effet, à Saint-Simon des poulains en quantité, lesquels servirent à faire des cavaliers de mes marins.
Saint-Simon était une très-belle et très-spacieuse ferme, bien qu’alors abandonnée et détruite en partie; elle appartenait à un comte de Saint-Simon, autrefois exilé, à ce que je crois, et dont les héritiers étaient eux-mêmes exilés comme ennemis de la République. Je ne sais s’il était quelque chose au fameux comte de Saint-Simon, fondateur de cette religion dont les adeptes m’avaient initié au cosmopolitisme et à la fraternité universelles.
Mais, pour le moment, comme ces Saint-Simon-là étaient pour nous des ennemis, nous traitâmes leur ferme en bien conquis: c’est-à-dire que nous nous emparâmes des maisons pour en faire des logements, et des bestiaux pour en faire notre nourriture.
Quant à nos récréations, elles consistaient à dompter nos poulains, ou plutôt, les poulains de MM. de Saint-Simon.
Ce fut là que ma chère Anita me mit entre les bras notre premier-né. Au lieu de lui donner le nom d’un saint, je lui donnai celui d’un martyr.
Il s’appelle Menotti.
Il naquit le 16 septembre 1840, et avait, selon toute probabilité, été engendré le jour du combat de Santa Vittoria. Sa venue en ce monde sans accident était un vrai miracle, après les privations et les dangers soufferts par sa mère. Ces privations et ces souffrances, dont je n’ai point parlé afin de ne point interrompre mon récit, doivent trouver place au point où nous en sommes arrivés; et c’est pour moi une piété que de faire connaître, sinon au monde, du moins aux quelques amis qui liront ce journal[9], l’admirable créature que j’ai perdue.
[9] Inutile de répéter que ce journal n’avait été écrit que pour quelques amis, et qu’il fallut les influences les plus intimes pour que Garibaldi me le confiât.
Anita, comme toujours, avait voulu m’accompagner et m’avait accompagné dans la campagne que nous venions de faire et que je viens de raconter.
On se rappelle que, réunis aux Serraniens, commandés par le colonel Aranha, nous battîmes à Santa Vittoria le brigadier Acunha, de telle façon que la division ennemie fut complétement détruite. Pendant ce combat, Anita demeura à cheval au milieu du feu, spectatrice de notre victoire et de la défaite des impériaux. Elle fut, ce jour-là, la providence de nos blessés, qui, n’ayant ni chirurgien ni ambulance, étaient, tant bien que mal, pansés par nous-mêmes. Cette victoire remit, momentanément du moins, les trois départements de Lages, de Vaccaria et de Cima da Serra, sous l’autorité de la République, et j’ai déjà raconté comment, au bout de quelques jours, nous entrâmes triomphants dans Lages.
Mais il n’en fut pas de même du combat de Coritibani.
J’ai raconté comment, malgré le courage de Texeira, notre cavalerie fut rompue, et comment, avec mes soixante-trois fantassins, je restai enveloppé par plus de cinq cents hommes de cavalerie ennemie.
Anita devait, dans cette journée, assister aux plus sombres péripéties de la guerre.
Ne se soumettant qu’à regret au rôle de simple spectatrice du combat, elle pressait la marche des munitions, craignant que les cartouches ne manquassent aux combattants: le feu que nous étions obligés de faire donnait à supposer, en effet, que si nos munitions n’étaient pas renouvelées, elles seraient bientôt épuisées; elle s’approchait donc dans ce but du lieu principal du combat, quand une vingtaine de cavaliers ennemis, poursuivant quelques-uns de nos fugitifs, tombèrent sur nos soldats du train. Excellente cavalière, et montant un admirable cheval, Anita pouvait fuir et leur échapper; mais cette poitrine de femme renfermait un cœur de héros: au lieu de fuir, elle excita nos soldats à se défendre, et se trouva tout à coup entourée par les impériaux. Un homme se fût rendu: elle mit les éperons dans le ventre de son cheval, et, d’un vigoureux élan, passa au milieu de l’ennemi, n’ayant reçu qu’une seule balle au travers de son chapeau, laquelle lui avait enlevé les cheveux, mais sans même effleurer le crâne. Peut-être se sauvait-elle, si son cheval ne s’était abattu, frappé à mort par une autre balle; elle dut alors se rendre, et fut présentée au colonel ennemi.
Sublime de courage dans le danger, Anita grandissait encore, s’il est possible, dans l’adversité; de sorte qu’en présence de cet état-major, émerveillé de son courage, mais qui n’eut pas le bon goût de cacher devant une femme l’orgueil de la victoire, elle repoussa avec une rude et dédaigneuse fierté quelques mots qui lui parurent sentir le mépris pour les républicains vaincus, et combattit aussi vigoureusement de la parole qu’elle avait fait avec les armes.
Anita me croyait mort. Dans cette croyance, elle demanda et obtint la permission d’aller au milieu des cadavres chercher mon corps sur le champ de bataille. Longtemps elle erra seule et pareille à une ombre sur la plaine ensanglantée, cherchant celui qu’elle craignait de rencontrer, retournant ceux des morts qui étaient tombés le visage contre terre, et auxquels, par les vêtements ou par la taille, elle trouvait quelque ressemblance avec moi.
La recherche fut inutile; c’était à moi, au contraire, que le sort réservait cette douleur, de baigner de mes larmes ses joues glacées; et lorsque cette angoisse suprême m’étreignit, il me fut défendu de répandre une poignée de terre, de jeter une fleur sur la tombe de la mère de mes fils!
Dès qu’elle fut à peu près sûre que j’existais encore, Anita n’eut plus qu’une pensée, celle de fuir;—l’occasion ne tarda point à se présenter.—Profitant de l’ivresse de l’ennemi victorieux, elle passa dans une maison voisine de celle où on la gardait prisonnière, et où, sans la connaître, une femme la reçut et la protégea.—Mon manteau, que j’avais jeté loin de moi pour être plus libre de mes mouvements, était tombé au pouvoir d’un ennemi; elle le lui échangea contre le sien, plus beau et d’une plus grande valeur.—La nuit vint, Anita s’élança dans la forêt et y disparut; il fallait à la fois avoir le cœur de lion et de gazelle de cette sainte créature, pour se risquer ainsi. Celui-là seul qui a vu les immenses forêts qui couvrent les cimes de l’Espinano, avec leurs pins séculaires, qui semblent destinés à soutenir le ciel et qui sont les colonnes de ce splendide temple de la nature, les gigantesques roseaux qui en peuplent les intervalles, et qui fourmillent d’animaux féroces et de reptiles dont la piqûre est mortelle, pourra se faire une idée des dangers qu’elle avait à courir, des difficultés qu’elle avait à surmonter. Heureusement la fille des steppes américaines ignorait ce que c’était que la peur; c’était, de Coritibani à Lages, vingt lieues à faire dans des bois impénétrables, seule, sans aliments; comment y parvint-elle? Dieu le sait.
Le peu d’habitants de cette partie de la province qu’elle pouvait rencontrer, était hostile aux républicains, et aussitôt qu’ils connurent notre défaite, ils s’armèrent et dressèrent des embuscades sur plusieurs points, et particulièrement dans les picadas que devaient suivre les fugitifs dans la direction de Coritibani à Lages.
Dans les cabecaes, c’est-à-dire dans les parties presque impraticables de ces sentiers, il se fit un affreux carnage de nos malheureux compagnons. Anita traversa de nuit ces pas dangereux, et, soit sa bonne étoile, soit l’admirable résolution avec laquelle elle les franchit, son aspect fit toujours fuir les assassins, qui fuirent, disaient-ils, poursuivis par un être mystérieux!
En effet, c’était chose étrange à voir, que cette vaillante montée sur un ardent coursier demandé et obtenu dans une maison où elle avait reçu l’hospitalité, et cela, pendant une nuit de tempête, se ruant au galop à travers les rochers, à la lueur des éclairs et aux bruits de la foudre; car telle fut réellement cette nuit de malheur. Quatre cavaliers, placés au passage du fleuve Canoas, s’enfuirent à l’aspect de cette vision, se précipitant derrière les buissons de la rive; pendant ce temps, Anita arrivait elle-même sur le bord du torrent; le torrent, gonflé par les pluies, doublé par les ruisseaux descendus des montagnes, était devenu un fleuve; et cependant elle le traversait, ce fleuve furieux, non plus comme elle avait fait quelques jours auparavant dans une bonne barque, mais à la nage, mais cramponnée à la crinière de son cheval, que sa voix encourageait.
Le flot se précipitait en grondant, non pas dans un étroit espace, mais sur une étendue de cinq cents pas. Eh bien, saine et sauve elle atteignit l’autre rive.
Une tasse de café, avalé à la hâte à Lages, fut tout ce que prit l’intrépide voyageuse, pendant l’espace de quatre jours qu’elle mit à rejoindre à Vaccaria, le corps du colonel Aranha.
Là, nous nous retrouvâmes, Anita et moi, après une séparation de huit jours, et nous étant crus morts tous les deux.
On juge quelle joie fut la nôtre.
Eh bien, une plus grande joie encore m’attendait le jour où mon Anita, sur la péninsule qui ferme la lagune de Los Patos du côté de l’Atlantique, mit au jour, dans un rancho où elle avait reçu la plus généreuse hospitalité, notre bien-aimé Menotti.
L’enfant vint au monde avec une cicatrice à la tête; cette cicatrice lui venait de la chute de cheval qu’avait faite sa mère.
Et qu’ici, encore une fois, je renouvelle tous mes remercîments aux excellentes gens qui nous avaient donné l’hospitalité; je leur garde, qu’ils le croient bien, une éternelle reconnaissance. Dans le camp, où nous manquions des choses les plus nécessaires, et où je n’eusse certes pas trouvé un mouchoir à donner à la pauvre accouchée, elle n’eût pu triompher à ce moment suprême, où la femme a besoin de tant de forces et de tant soins.
Je me décidai néanmoins, pour aider mes pauvres chéris, car bien des choses manquaient, à faire un petit voyage à la Settembrina pour y acheter quelques vêtements. J’avais là de bons amis, et parmi eux un excellent nommé Blingini; je me mis donc en voyage à travers les campagnes inondées, et où j’avais de l’eau jusqu’au ventre de mon cheval; je passai au milieu d’un champ autrefois cultivé, nommé Rossa-Velha, où je rencontrai le capitaine de lanciers Massimo, lequel me reçut en bon compagnon; il était dans cet excellent hivernage préposé à la garde des chevaux.
J’arrivai là, le soir, avec une pluie torrentielle; et le second jour n’étant pas meilleur, le bon capitaine fit tout ce qu’il put pour me retenir.
Mais l’objet pour lequel j’étais parti me tenait trop au cœur, pour m’arrêter en chemin, et, malgré les observations de ce bon ami, je me remis en chemin, par ces plaines qui ressemblaient à un vaste lac. A la distance de quelques milles, j’entendis une vive fusillade du côté que je venais de quitter; il me vint quelques soupçons pleins d’angoisse, mais je ne pouvais revenir sur mes pas.
J’arrivai donc à la Settembrina, où j’achetai les quelques effets dont j’avais besoin; après quoi, toujours inquiet de cette fusillade, je me remis en route pour Saint-Simon; en repassant à la Rossa-Velha, je sus la cause du bruit que j’avais entendu, et le triste événement arrivé le jour même de mon départ.
Morinque,—le même qui m’avait surpris à Camacua, et que mes quatorze hommes et moi avions forcé de battre en retraite, avec un bras cassé,—Morinque avait surpris le capitaine Massimo, tous ses gens et tous ses quadrupèdes, la majeure partie des chevaux; les meilleurs avaient été embarqués, les autres tués. Morinque avait exécuté cette surprise avec des navires de guerre et de l’infanterie; après quoi, ayant rembarqué ses fantassins, il s’était, avec sa cavalerie, dirigé sur Rio-Grande du Nord, en épouvantant sur sa route tous les petits partis républicains qui, se croyant en sûreté, s’étaient éparpillés sur le territoire; parmi eux se trouvaient mes quelques marins, qui furent forcés de se réfugier dans la forêt.
Mon premier cri, on le comprend bien, fut: «Anita! Qu’est devenue Anita?»
Anita, le douzième jour après ses couches, par une effroyable tempête, était montée à cheval, à moitié nue, et son pauvre enfant en travers de sa selle, avait été obligée de se réfugier dans la forêt.
Je ne retrouvai donc au rancho, ni Anita, ni les bonnes gens qui lui avaient donné l’hospitalité; mais je les rejoignis à la lisière d’un bois où ils se tenaient, ne sachant pas exactement où en était l’ennemi, et s’ils avaient encore quelque chose à craindre.
Nous retournâmes à Saint-Simon, et nous y restâmes quelque temps encore; de là nous changeâmes notre camp, et l’établîmes sur la rive gauche du Capivari, c’est-à-dire sur le même fleuve où, une année auparavant, nous travaillions à transporter en chars nos bâtiments pour l’expédition de Sainte-Catherine, expédition qui nous avait si mal réussi.
Hélas! là, mon cœur avait battu, gonflé d’espérances qui s’étaient tristement évanouies.
Le Capivari se forme de différents ruisseaux échappés des lacs nombreux qui garnissent la partie septentrionale de la province de Rio-Grande, sur les côtes de la mer et sur le versant oriental de la chaîne de l’Espinano, il prend son nom de la capinara, espèce de roseaux très-communs dans l’Amérique méridionale, et qui dans les colonies se nomment capineios.
De Capivari et de Sangrador do Abreu, canal qui sert de communication entre un marais et un lac où nous avions réuni quelques canots avec des peines inouïes, nous fîmes quelques voyages à la côte occidentale du lac, établissant des communications entre les deux rives, et transportant della gente[10].