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Mémoires de Garibaldi, tome 2/2

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The Project Gutenberg eBook of Mémoires de Garibaldi, tome 2/2

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Title: Mémoires de Garibaldi, tome 2/2

Author: Alexandre Dumas

Release date: July 6, 2018 [eBook #57454]

Language: French

Credits: Produced by Claudine Corbasson, Hans Pieterse and the
online Project Gutenberg team at
http://www.pgdpcanada.net

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK MÉMOIRES DE GARIBALDI, TOME 2/2 ***

Au lecteur

Table

COLLECTION MICHEL LÉVY


ŒUVRES COMPLÈTES
D’ALEXANDRE DUMAS

ŒUVRES COMPLÈTES
D’ALEXANDRE DUMAS
PUBLIÉES DANS LA COLLECTION MICHEL LÉVY.

  Vol.
Acté 1
Amaury 1
Ange Pitou 2
Ascanio 2
Aventures de John Davys 2
Les Baleiniers 2
Le Bâtard de Mauléon 3
Black 1
La Bouillie de la Csse Berthe 1
La Boule de Neige 1
Bric-à-Brac 2
Un Cadet de famille 3
Le Capitaine Pamphile 1
Le Capitaine Paul 1
Le Capitaine Richard 1
Catherine Blum 1
Causeries 2
Cécile 1
Charles-le-Téméraire 2
Le Chasseur de sauvagine 1
Le Château d’Eppstein 2
Le Chevalier d’Harmental 2
Le Chevalier de Maison-Rouge 2
La Colombe, Adam le Calabrais 1
Le Collier de la reine 3
Le Comte de Monte-Cristo 6
La Comtesse de Charny 6
La Comtesse de Salisbury 2
Les Compagnons de Jéhu 3
Confessions de la marquise 2
Conscience l’Innocent 2
La Dame de Monsoreau 3
La Dame de Volupté 2
Les Deux Diane 3
Les Deux Reines 2
Dieu Dispose 2
Le Drame de 93 3
Les Drames de la mer 1
La Femme au collier de velours 1
Fernande 1
Une Fille du régent 1
Le Fils du forçat 1
Les Frères corses 1
Gabriel Lambert 1
Gaule et France 1
Georges 1
Un Gil Blas en Californie 1
Les Grands Hommes en robe de chambre: — César 2
— Henri IV Louis XIII et Rich. 2
La Guerre des femmes 2
Histoire d’un casse-noisette 1
L’Horoscope 1
Impressions de voyage: — en Suisse 3
— Une Année à Florence 1
— L’Arabie Heureuse 3
— Les Bords du Rhin 2
— Le Capitaine Arena 1
Impressions de voyage: — Le Caucase 3
  Vol.
— Le Corricolo 2
— De Paris à Cadix 2
— Le Midi de la France 2
— Quinze Jours au Sinaï 1
— Le Speronare 2
— Le Véloce 2
— La Villa Palmieri 1
Ingénue 2
Isabel de Bavière 2
Italiens et Flamands 2
Ivanhoe de W. Scott. (Trad.) 2
Jane 1
Jehanne la Pucelle 1
Louis XIV et son Siècle 4
Louis XV et sa Cour 2
Louis XVI et la Révolution 2
Les Louves de Machecoul 3
Madame de Chamblay 2
La Maison de glace 2
Le Maître d’armes 1
Les Mariages du père Olifus 1
Les Médicis 1
Mes Mémoires 10
Mémoires de Garibaldi 2
Mémoires d’une aveugle 2
Mém. d’un médecin (Balsamo) 5
Le Meneur de loups 1
Les Mille et un Fantômes 1
Les Mohicans de Paris 4
Les Morts vont vite 2
Napoléon 1
Une Nuit à Florence 1
Olympe de Clèves 5
Le Page du duc de Savoie 2
Le Pasteur d’Ashbourn 2
Pauline et Pascal Bruno 1
Un Pays inconnu 1
Le Père Gigogne 2
Le Père la Ruine 1
La Princesse Flora 1
La Princesse de Monaco 2
Les Quarante-Cinq 3
La Régence 1
La Reine Margot 2
La Route de Varennes 1
Le Salteador 1
Salvator 5
Souvenirs d’Antony 1
Les Stuarts 1
Sultanetta 1
Sylvandire 1
Le Testament de M. Chauvelin 1
Trois Maîtres 1
Les Trois Mousquetaires 2
Le Trou de l’enfer 1
Le Vicomte de Bragelonne 6
La Vie au désert 2
Une Vie d’artiste 1
Vingt ans après 3

Clichy.—Imprimerie de Maurice Loignon, rue du Bac-d’Asnières, 12

MÉMOIRES
DE
GARIBALDI

Traduits sur le manuscrit original
PAR
ALEXANDRE DUMAS


DEUXIÈME SÉRIE

TROISIÈME ÉDITION

PARIS

MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES ÉDITEURS
RUE VIVIENNE, 2 BIS, ET BOULEVARD DES ITALIENS, 15
A LA LIBRAIRIE NOUVELLE


1866

Tous droits réservés

MÉMOIRES
DE
JOSEPH GARIBALDI


I
TOUT PERDU, FORS L’HONNEUR

Le vrai motif de l’expédition n’était pas de porter des secours aux habitants de Corrientes et de les ravitailler, le vrai motif était de se débarrasser de moi.

Comment, étant encore si peu de chose, avais-je déjà de si puissants ennemis? C’est un secret que je n’ai jamais pu approfondir.

Lors de mon entrée dans le fleuve, l’armée orientale se trouvait à San-José dans l’Uruguay, et celle d’Oribe à la Boyada, capitale de la province d’Entre-Rios; toutes deux se préparaient à la lutte. L’armée de Corrientes, de son côté, se disposait à se réunir à l’armée orientale.

Je devais remonter le Parana jusqu’à Corrientes, c’est-à-dire jusqu’à une distance de six cents milles entre deux rives ennemies, et, de plus, poursuivi par une escadre quatre fois plus forte que la mienne.

Pendant tout ce trajet, je ne pouvais atterrir que dans des îles ou sur des côtes désertes.

Lorsque je quittai Montevideo, il y avait cent à parier contre un que je n’y rentrerais jamais.

En sortant de Montevideo, j’eus à soutenir un premier combat contre la batterie de Martin-Garcia, île située dans le voisinage du confluent des deux grands fleuves Uruguay et Parana, et près de laquelle il faut absolument passer, vu qu’un seul canal existe à demi-portée de canon de l’île pour les bâtiments d’un certain tonnage.

J’eus quelques morts, et, parmi eux, un brave officier italien, Pocarobba; il eut la tête emportée par un boulet de canon.

J’eus, en outre, huit ou dix blessés.

A trois milles de l’île de Martin-Garcia, la Constitution s’ensabla; malheureusement, l’accident arriva à la marée basse.

Il nous en coûta un immense travail pour la remettre à flot; mais, grâce au courage de nos hommes, notre petite flottille se tira encore d’affaire en cette occasion.

Tandis que nous étions occupés à transporter sur la goëlette tous les objets pesants, nous commençâmes à voir venir à nous l’escadre ennemie; elle apparaissait de l’autre côté de l’île et se dirigeait sur nous en belle ordonnance.

J’étais dans une mauvaise situation; pour alléger la Constitution, j’avais fait transporter tous les canons sur la goëlette Procida, où ils étaient amoncelés; en conséquence, ils nous étaient complétement inutiles; il ne nous restait donc que le brigantin Teresia, dont le courageux commandant se trouvait près de moi avec la majeure partie de son équipage, nous aidant dans notre travail.

En attendant, l’ennemi s’avançait vers nous; superbe à voir au milieu des acclamations des troupes de l’île, sûr de la victoire, avec sept navires de guerre.

Malgré le danger imminent où je me trouvais, je ne me laissai point aller au désespoir. Non, Dieu me fait la grâce, dans les occasions suprêmes, de garder toujours ma confiance en lui; mais je laisse à juger aux autres, et surtout aux marins, quelle était ma situation. Il s’agissait non-seulement de la vie,—j’y eusse volontiers renoncé en un pareil moment,—mais encore de l’honneur à sauver. Plus les gens qui m’avaient poussé où j’étais avaient pensé que j’y laisserais ma réputation, plus j’étais décidé à la tirer de ce mauvais pas, sanglante mais pure.

Il n’y avait point à éviter le combat, il fallait le recevoir dans la meilleure situation possible. En conséquence, comme mes bâtiments, plus légers que ceux de l’ennemi, tiraient aussi moins d’eau, je fis approcher le plus possible de la côte, qui m’offrait, quand tout serait perdu sur le fleuve, un dernier moyen de salut, le débarquement. Je fis, autant que possible, débarrasser le pont de la goëlette afin que quelques canons pussent servir, et, ces dispositions prises, j’attendis.

L’escadre qui allait m’attaquer était commandée par l’amiral Brown; je savais donc que j’avais affaire à l’un des plus braves marins du monde.

Le combat dura trois jours, sans que l’ennemi jugeât à propos d’en venir à l’abordage.

Le matin du troisième jour, il me restait encore de la poudre, mais je manquais de projectiles. Je fis briser les chaînes des bâtiments, je fis réunir les clous, les marteaux, tout ce qui, cuivre ou fer, pouvait remplacer les boulets et la mitraille, et je crachai le tout au visage de l’ennemi; cela nous aida à passer la journée.

Enfin, vers le déclin du troisième jour, n’ayant plus un projectile à bord, ayant perdu plus de la moitié de mes hommes, je fis mettre le feu aux trois bâtiments, tandis que, sous la canonnade ennemie, nous gagnions la terre, chaque homme emportant son mousquet et ayant sa part de ce qui nous restait de cartouches.

Tout ce qu’il y avait de blessés transportables fut emmené avec nous. Quant aux autres... j’ai dit comment cela se passait en pareille circonstance.

Mais nous étions à cent cinquante ou deux cents milles de Montevideo et sur une côte ennemie.

Ce fut d’abord la garnison de l’île de Martin-Garcia qui essaya de nous molester; mais, encore tout chauds de notre combat avec l’amiral Brown, nous la reçûmes de telle façon, qu’elle n’y revint pas.

Puis nous nous mîmes en route à travers le désert, vivant des quelques provisions que nous avions emportées et de ce que nous parvenions à nous procurer sur la route.

Les Orientaux venaient de perdre la bataille de l’Arroyo-Grande; nous nous réunîmes aux fugitifs, que je ralliai autour de moi, et, après cinq ou six jours de luttes, de combats, de privations, de souffrances dont rien ne saurait donner une idée, nous rentrâmes à Montevideo, rapportant intact ce que l’on avait si bien cru que je laisserais en route:

L’honneur!

Ce combat, et plusieurs autres que je soutins contre lui, laissèrent de moi un si bon souvenir à l’amiral Brown, que, ayant abandonné le service de Rosas, la guerre durant encore, il vint à Montevideo et, avant de voir sa famille, voulut d’abord me voir. Il accourut donc me trouver dans ma maison du Portone, m’embrassa et me rembrassa, comme si j’eusse été son propre fils; il ne pouvait, l’excellent homme, se lasser de me serrer contre sa poitrine et de me témoigner sa sympathie.

Puis, lorsqu’il en eut fini avec moi, se tournant vers Anita:

—Madame, lui dit-il, j’ai longtemps combattu contre votre mari, et cela sans succès; je m’acharnais à le vaincre et à le faire mon prisonnier, mais il réussit toujours à me résister et à m’échapper. Si j’avais eu la chance de le prendre, il eût vu, à la façon dont je l’aurais traité, l’estime que je faisais de lui.

Je raconte cette anecdote, parce qu’elle fait encore plus d’honneur à l’amiral Brown qu’à moi-même.

II
ON FORME LES LÉGIONS

Après la victoire d’Arroyo-Grande, Oribe marcha sur Montevideo, déclarant qu’il ne ferait grâce à personne, pas même aux étrangers.

En attendant, tout ce qu’il rencontrait sur sa route avait la tête tranchée ou était fusillé.

Alors, comme il y avait à Montevideo un grand nombre d’Italiens qui y étaient venus, les uns pour affaires de commerce, les autres parce qu’ils étaient proscrits, j’adressai une proclamation à mes compatriotes, en les invitant à prendre les armes, à former une légion et à combattre jusqu’à la mort pour ceux qui leur avaient donné l’hospitalité.

Rivera, pendant ce temps, réunissait les restes de son armée.

De leur côté, les Français composèrent une légion à laquelle se joignirent les Basques français, tandis que les Espagnols en formaient une à laquelle se réunissaient les Basques espagnols. Mais, trois ou quatre mois après sa formation, la légion espagnole, composée en grande partie de carlistes, passa à l’ennemi et devint le nerf de l’attaque, comme la légion italienne fut le nerf de la défense.

La légion italienne n’avait pas de paye, elle n’avait que des rations de pain, de vin, de sel, d’huile, etc.; cependant, après la guerre, on devait donner aux survivants, et aux veuves et aux orphelins, des terres et des bestiaux.

La légion se composa d’abord de quatre à cinq cents hommes; ensuite elle monta jusqu’à huit cents, attendu qu’au fur et à mesure que les bâtiments européens amenaient des Italiens proscrits ou venus pour chercher fortune, et dont l’espoir était déçu par le mauvais état des affaires, on les enrôlait.

La légion fut, dans le principe, divisée en trois bataillons, l’un commandé par Danuzio, l’autre par Ramella, et le troisième par Mancini.

Oribe savait tous ces préparatifs de défense; seulement, il n’y croyait pas. Il marcha sur Montevideo, comme je l’ai dit, mais campa au Cerrito. Peut-être, dans l’état de désordre où était la ville, eût-il pu y entrer du même coup; mais il croyait avoir des partisans nombreux, et il attendit une démonstration de leur part. La démonstration fut vainement attendue, et Oribe donna le temps à Montevideo d’organiser la défense.

Il resta donc à une heure de marche, à peu près, de Montevideo, avec douze ou quatorze mille hommes.

Montevideo pouvait, au bout d’un certain temps, lui opposer neuf mille hommes, dont cinq mille noirs, auxquels on avait rendu la liberté, et qui firent d’excellents soldats.

Lorsque Oribe eut perdu l’espérance d’entrer amicalement à Montevideo, il se fortifia au Cerrito, et les escarmouches commencèrent.

De leur côté, les Montévidéens se fortifièrent de leur mieux; notre ingénieur était le colonel Echevarria.

L’organisation générale des troupes appartenait au général Paz.

Joaquin Souarez était président, Pacheco y Obes ministre de la guerre.

Bientôt Paz quitta Montevideo pour faire soulever Corrientes et Entre-Rios.

La première fois que l’on sortit des lignes, je ne sais si ce fut la faute des chefs ou des soldats, mais la légion tout entière fut prise d’une panique, et rentra sans avoir tiré un coup de fusil.

J’obligeai l’un des trois commandants à donner sa démission. Je fis une vigoureuse allocution aux Italiens, et j’écrivis pour la seconde fois à Anzani, qui était dans une maison de commerce de l’Uruguay, de venir me rejoindre.

Cet excellent ami arriva vers le mois de juillet.

Avec lui, tout reprit force et vie; la légion était horriblement administrée: il y donna tous ses soins.

Pendant ce temps, on avait, tant bien que mal, réorganisé une petite flottille; on m’en confia le commandement.

Mancini reprit ma place à la tête de la légion.

La flottille communiquait par le fleuve avec le Cerro, forteresse restée au pouvoir des Montévidéens, quoiqu’elle fût à trois ou quatre lieues plus loin sur la rive de la Plata que le Cerrito, tombé au pouvoir d’Oribe.

Le Cerro nous était très-nécessaire. C’était à la fois un point d’appui pour nous ravitailler, pour envoyer des partis dans la plaine et pour recueillir les fugitifs.

Avant l’organisation de la défense, l’escadre de l’amiral Brown avait fait une tentative sur le Cerro et sur l’île de los Ratos. Pendant trois jours, je défendis l’île et la forteresse. L’île avait des canons de dix-huit et de trente-six, et je forçai l’amiral Brown à se retirer avec de grandes pertes.

J’ai dit qu’à l’arrivée d’Anzani les concussions avaient cessé; son honorabilité planait sur tous les marchés; ce n’était point l’affaire des concussionnaires. Alors se forma un complot qui avait pour but de nous assassiner tous deux et de vendre à l’ennemi la légion italienne.

Anzani en fut averti.

Les conjurés virent qu’il n’y avait rien à faire de ce côté-là, et, un matin que la légion était aux avant-postes, vingt officiers et cinquante soldats passèrent à l’ennemi.

Mais les soldats, rendons-leur cette justice, revinrent peu à peu et un à un.

La légion, purgée des traîtres, ne s’en porta que mieux; Anzani la réunit.

—Si j’avais voulu faire un choix entre les bons et les mauvais, dit-il, je n’eusse pas si bien réussi que les mauvais viennent de le faire.

De mon côté, je haranguai les troupes; le général Pacheco lui-même fit un discours.

Quelques jours après la première sortie où la légion italienne avait donné d’elle un si triste programme, je tins à la réhabiliter et je proposai une expédition qui fut acceptée. C’était d’aller attaquer les troupes d’Oribe, qui étaient devant le Cerro. J’embarquai la légion italienne sur notre petite escadre, et nous prîmes terre au Cerro. Là, nous nous mîmes à la tête de la légion, Pacheco et moi; l’ennemi fut attaqué à deux heures de l’après-midi, et mis en fuite à cinq.

La légion, composée de quatre cents hommes, chargea un bataillon de six cents. Pacheco combattait à cheval; moi, je le faisais à pied ou à cheval, selon le besoin. Nous tuâmes cent cinquante hommes à l’ennemi, et lui fîmes deux cents prisonniers. Nous eûmes cinq ou six tués, une dizaine de blessés, entre autres un officier nommé Ferrucci, auquel il fallut couper la jambe.

Nous revînmes en triomphe à Montevideo; le lendemain, Pacheco rassembla la légion, la remercia, la loua et donna un fusil d’honneur au sergent Loreto.

L’affaire avait eu lieu le 28 mars 1843.

Maintenant, j’étais tranquille; la légion avait reçu le baptême du feu.

Au mois de mai, on bénit le drapeau.

Il était d’étoffe noire, avec le Vésuve peint dessus. C’était l’emblème de l’Italie et des révolutions qu’elle renfermait dans son sein. Il fut donné en garde à Sacchi, jeune homme de vingt ans, qui s’était admirablement conduit dans le combat du Cerro.

C’est le même qui combattit avec moi plus tard à Rome, et qui est aujourd’hui colonel.

III
LE COLONEL NEGRA

Le 17 novembre de la même année, la légion italienne se trouvait de service aux avant-postes; je m’y trouvais avec elle.

Après le déjeuner, le colonel montévidéen Negra monta à cheval et parcourut la ligne avec quelques hommes.

On tira sur lui, et il tomba de cheval, blessé mortellement.

En le voyant tomber, l’ennemi chargea et s’empara de son corps.

A peine eus-je appris cette nouvelle, que, ne voulant pas laisser le corps d’un si brave officier exposé aux insultes de l’ennemi, je pris une centaine d’hommes qui me tombèrent sous la main et je chargeai avec eux.

Je repris le corps du colonel.

Mais alors ce furent les soldats d’Oribe qui s’acharnèrent, et il arriva à l’ennemi un tel renfort d’hommes, que je me trouvai enveloppé. Les nôtres, voyant cela, vinrent à mon secours, si bien que, peu à peu, toute la légion se trouva aux prises.

Exaltés par ma voix, mes hommes alors s’élancèrent en avant, culbutèrent tout, prirent une batterie et chassèrent l’ennemi de ses positions.

Mais bientôt il revint sur nous en masse.

Toutes les forces, ou à peu près toutes les forces de la garnison sortirent; le combat devint général et dura huit heures.

Nous avions été obligés d’abandonner les positions prises du premier élan; mais nous avions fait subir à Oribe une perte énorme, et nous rentrâmes à Montevideo, vainqueurs en réalité et convaincus désormais de notre supériorité sur l’ennemi.

Nous avions eu soixante hommes tués ou blessés.

Je m’étais laissé emporter à charger comme un simple soldat; je n’avais donc vu que ce qui se passait autour de moi.

Mais, au milieu de la mêlée, j’avais aperçu Anzani combattant avec son calme ordinaire, et je savais que, dominant la lutte, aucun détail ne lui avait échappé.

Le soir même, je lui demandai un rapport sur ceux qui s’étaient distingués.

Le lendemain, je réunis la légion, je la louai et la remerciai au nom de l’Italie, et je fis des promotions d’officiers et de sous-officiers.

Après ces deux combats, la légion italienne avait pris une telle influence sur l’ennemi, que, lorsqu’il la voyait marcher sur lui à la baïonnette, il ne l’attendait plus, ou, s’il l’attendait, il était culbuté.

Pendant ce temps, Rivera était parvenu à réunir un petit corps d’armée de cinq ou six mille hommes, avec lequel il tenait la campagne et combattait l’ennemi.

Il avait devant lui Urquiza, aujourd’hui président de la république Argentine. De temps en temps, il envoyait par le Cerro des approvisionnements à Montevideo.

Oribe se lassa de voir manœuvrer ainsi Rivera; il détacha un certain nombre d’hommes de son armée, leur ordonnant de joindre Urquiza et de lui transmettre l’ordre de combattre et de détruire Rivera à l’aide du renfort qu’il lui envoyait.

IV
PASSAGE DE LA BOYADA

Nous apprîmes à Montevideo la marche des hommes d’Oribe. Alors le général Paz résolut de profiter de cet affaiblissement de l’armée ennemie.

Au delà de Cerrito était un corps de dix-huit cents hommes, à peu près, observant le Cerro.

Nous partîmes le 23 avril 1844, à dix heures du soir.

Voici quel était le plan:

Attaquer le corps d’observation du Cerro; voyant cette attaque, Oribe enverrait au secours du Cerro et s’affaiblirait d’autant; pendant ce temps, la garnison sortirait et attaquerait le camp.

Nous suivîmes les bords de la mer, nous passâmes l’Arroyo-Seco, qui, malgré son nom, nous mit de l’eau jusque sous les épaules.

Au delà, nous prîmes la plaine et nous contournâmes le campement.

Nous marchions avec de telles précautions, que nous ne réveillâmes personne.

Enfin nous arrivâmes en vue du corps d’observation.

La garnison du Cerro devait sortir et seconder notre attaque. Une discussion s’éleva entre les deux officiers qui commandaient au Cerro, et qui tous deux voulaient prendre le commandement. Les dix-huit cents hommes en fuite, nous devions revenir sur Oribe et le prendre entre deux feux, le nôtre et celui de la garnison de la ville. Cette discussion fit tout manquer; la garnison sortit; mais, maître de toutes ses forces, Oribe la repoussa, et ce fut lui qui, à son tour, put marcher sur nous et exécuter le plan de bataille formé contre lui.

Nous fûmes donc attaqués à la fois par l’armée d’Oribe et par le corps d’observation; nous n’avions qu’une chose à faire: nous mettre en retraite sur le Cerro et faire, en reculant, le plus de mal possible à l’ennemi.

Je pris le commandement de l’arrière-garde, afin de soutenir cette retraite le plus vigoureusement que je pourrais.

Il y avait, entre nous et le Cerro, une espèce de rivière fangeuse qu’on appelait la Boyada. Il fallait la traverser avec de la boue jusqu’au ventre.

Pour tâcher de jeter du désordre dans le passage, l’ennemi avait établi sur un monticule une batterie de quatre pièces de canon qui se mirent à faire feu au moment où nous commencions à passer. Mais la légion italienne s’aguerrissait de plus en plus: elle ne fit pas plus attention à cette grêle de mitraille que si c’eût été une grêle ordinaire.

C’est alors que je vis quels braves gens c’étaient que nos nègres. Ils se firent tuer en attendant l’ennemi, un genou en terre. J’étais au milieu d’eux; je pus donc voir comment ils se comportaient. Le combat dura six heures.

Il y avait au service de Montevideo un Anglais.—Mon Anglais de la dernière campagne m’a plus d’une fois rappelé son compatriote.—Cet Anglais avait carte blanche de Pacheco, qui le connaissait, pour faire tout ce qu’il croirait utile à Montevideo. Il avait réuni une quarantaine ou une cinquantaine d’hommes. Nous l’appelions Samuel; je ne sais s’il avait un autre nom.

Je n’ai pas connu d’homme plus brave que lui.

Après le passage de la Boyada, je le vis arriver seul avec son ordonnance.

—Eh bien, Samuel, lui demandai-je, où est ton régiment?

—Régiment, cria-t-il, prenez garde à vous!

Personne ne parut, personne ne répondit; ses hommes avaient tous été tués, depuis le premier jusqu’au dernier.

Un ordre du jour du général Paz donna les plus grands éloges à la légion italienne: elle avait eu soixante et dix hommes mis hors de combat.

Nous rentrâmes à Montevideo par le Cerro.

Samuel s’occupa immédiatement de reformer son corps.

V
LA LÉGION ITALIENNE REFUSE LES TERRES QUI LUI SONT OFFERTES

Le 30 janvier 1845, le général Rivera, émerveillé de la conduite qu’avait tenue la légion italienne au combat du Cerro et au passage de la Boyada, m’écrivit la lettre suivante:

«Monsieur,

»Lorsque, l’an dernier, je fis don à l’honorable légion française, don qui fut accepté, comme vous l’auront appris les journaux, d’une certaine quantité de terres, j’espérais que le hasard conduirait à mon quartier général quelque officier de la légion italienne, qui m’eût ainsi donné l’occasion de satisfaire à un ardent désir de mon cœur, en montrant à la légion italienne l’estime que je professe pour les importants services rendus par vos compagnons à la République, dans la guerre que nous soutenons contre la force armée d’invasion de Buenos-Ayres.

»Pour ne pas différer plus longtemps ce que je regarde comme l’accomplissement d’un devoir sacré, je renferme dans la présente, et cela avec le plus grand plaisir, un acte de la donation que je fais à l’illustre et valeureuse légion italienne, comme un gage sincère de ma reconnaissance personnelle pour les éminents services rendus par ce corps à mon pays.

»Le don n’est, certes, égal ni aux services ni à mon désir; et cependant vous ne refuserez pas, je l’espère, de l’offrir en mon nom à vos camarades et de les informer de mon bon vouloir et de ma reconnaissance pour eux, de même que pour vous, monsieur, qui les commandez si dignement, et qui déjà, antérieurement à cette période, avez conquis, en aidant notre république, un droit si incontestable à notre reconnaissance.

»Je saisis cette occasion, colonel, pour vous prier d’agréer l’assurance de ma parfaite considération et de ma profonde estime.

»Fructuoso Rivera.»

Il y a cela de remarquable que cet excellent patriote prenait sur sa propre fortune pour nous faire ce don. Les terres qu’il nous offrait n’étaient point des terres de la République, c’était son propre patrimoine.

Aussi lui répondis-je, le 23 mai suivant, époque où sa lettre me fut communiquée:

«Eccellentissimo signore[1]!

»Le colonel Parrodi, en présence de tous les officiers de la légion italienne, m’a remis, selon votre désir, la lettre que vous avez eu la bonté de m’écrire en date du 30 janvier, et, avec cette lettre, un acte par lequel vous faites don spontané à la légion italienne d’une portion de terres prises dans vos propriétés et s’étendant entre l’Arroyo de las Avenas et l’Arroyo-Grande au nord du rio Negro; et, en outre, d’un troupeau de bestiaux, ainsi que des haciendas existant sur le terrain.

[1] Nous mettons en italien ces deux mots, difficiles à traduire en français, langue dans laquelle les mots excellent seigneur n’ont pas une signification équivalente.

»Vous dites que le don est fait par vous comme rémunération de nos services à la République.

»Les officiers italiens, après avoir pris connaissance de votre lettre et de ce qu’elle renferme, ont à l’unanimité déclaré, au nom de la légion, qu’ils n’avaient point entendu, en demandant des armes et en offrant leurs services à la République, recevoir autre chose que l’honneur de partager les périls que courent les enfants du pays qui leur a donné l’hospitalité. Ils obéissaient, en agissant ainsi, à la voix de leur conscience. Ayant satisfait à ce qu’ils regardent simplement comme l’accomplissement d’un devoir, ils continueront, tant que les nécessités du siége l’exigeront, à partager les peines et les périls des nobles Montévidéens; mais ils ne désirent pas d’autre prix et d’autre récompense de leurs travaux.

»J’ai donc l’honneur de vous communiquer, Excellence, la réponse de la légion, avec laquelle mes sentiments et mes principes concordent complétement.

»En conséquence, je vous renvoie l’original de la donation.

»Puisse Dieu vous donner de longs jours!

»Giuseppe Garibaldi.»

Les Italiens continuèrent de servir sans rétribution aucune; leur seule façon d’avoir un peu d’argent, lorsqu’ils avaient absolument besoin de renouveler telle ou telle pièce de leur habillement, était de faire le service de quelque négociant français ou basque, qui alors payait à son remplaçant à peu près deux francs de France.

Il va sans dire que, s’il y avait combat, le remplaçant combattait et se faisait tuer pour le titulaire.

VI
DISGRACE DE RIVERA

J’ai dit quel était le plan du général Paz lors de notre sortie nocturne de Montevideo.

Ce plan, s’il réussissait, changeait la face des choses et faisait, selon toute probabilité, lever le siége à Oribe; mais, ce plan une fois tombé dans l’eau, nous revînmes à notre garnison de tous les jours, c’est-à-dire aux postes avancés qui, de part et d’autre, allaient se fortifiant de plus en plus, jusqu’à ce que nous eussions, de notre côté, une ligne de batteries à peu près correspondante aux batteries ennemies.

Sur ces entrefaites, le général Paz nous quitta et partit pour diriger l’insurrection de la province de Corrientes, et aider ainsi la cause nationale en divisant les forces du général Urquiza, qui se trouvait en face du général Rivera.

Mais les choses furent loin de tourner comme on l’espérait, et cela par l’impatience du général Rivera, lequel, sans s’inquiéter des ordres du gouvernement qui lui défendaient d’accepter une bataille décisive, accepta cette bataille et la perdit complétement dans les champs d’India-Muerte.

Notre armée de campagne fut battue; deux mille prisonniers, davantage peut-être, furent étranglés, pendus, décapités, contre toutes les lois de l’humanité et de la guerre.

Beaucoup restèrent sur le champ de bataille, d’autres furent dispersés dans les steppes immenses. Le général Rivera, avec quelques-uns des siens, gagna la frontière du Brésil, et fut, comme cause de cet immense désastre, exilé par le gouvernement.

La bataille d’India-Muerte perdue, Montevideo resta livré à ses propres ressources. Le colonel Correa prit le commandement de la garnison. Cependant le soin supérieur de la défense demeura concentré entre Pacheco et moi. Quelques-uns de nos chefs, après cette déplorable bataille, parvinrent à réunir divers détachements de soldats dispersés et firent avec eux la guerre de partisans dans les lieux les plus propres à cette guerre.

Le général Llanos réunit deux cents hommes, à peu près, et, préférant se réunir aux défenseurs de Montevideo, se rua sur les ennemis qui observaient le Cerro, fit une trouée, parvint jusqu’au fort et nous rejoignit.

Pacheco, en recevant ce petit renfort, eut l’idée d’un coup de main.

Le 27 mai 1845, nous embarquâmes à Montevideo, pendant la nuit, la légion italienne et quelques autres forces prises au Cerro, et, avec ce petit corps, nous allâmes nous embusquer dans une vieille poudrière abandonnée.

Dans la matinée du 28, la cavalerie du général Llanos sortait, protégée par l’infanterie, et attirait l’ennemi du côté de la poudrière; lorsque celui-ci ne fut plus qu’à une petite distance, les nôtres sortirent, la légion italienne en tête, et, chargeant à la baïonnette, couvrirent le terrain de cadavres.

Alors toute la division en observation au Cerro se porta sur la ligne, et il s’engagea un combat meurtrier qui finit par se décider à notre avantage.

L’ennemi fut mis en pleine déroute, poursuivi la baïonnette dans les reins, et il fallut un de ces ouragans mêlés de tonnerre, de grêle et de pluie, comme seuls peuvent s’en faire une idée ceux qui les ont vus, pour mettre fin au combat.

Les pertes de l’ennemi furent considérables.

Il eut grand nombre de blessés et de morts, et, parmi ces derniers, le général Nunz, un des meilleurs et des plus braves généraux ennemis, qui fut tué par la balle d’un de nos légionnaires.

En outre, on recueillit un copieux butin en bestiaux; de sorte que nous rentrâmes à Montevideo avec la joie et l’espérance dans le cœur.

La réussite de ce coup de main fit que j’en proposai un autre au gouvernement: il s’agissait d’embarquer sur la flottille la légion italienne, de remonter le fleuve, en cachant mes hommes autant qu’il serait possible, jusqu’à Buenos-Ayres, et, arrivé là, de débarquer de nuit, de me diriger sur la maison de Rosas, de l’enlever et de le ramener à Montevideo.

Cette expédition, réussissant, terminait la guerre d’un seul coup; mais le gouvernement refusa.

Quoi qu’il en soit, dans les intervalles de repos que prenait notre armée de terre, je remontais sur notre petite flottille, et, malgré le blocus, dont je trompais la vigilance, je prenais le large, et j’allais jeter le grappin sur quelque bâtiment de commerce, qu’à la barbe de l’amiral Brown, je ramenais prisonnier dans le port.

D’autres fois, par des manœuvres bien combinées, attirant à moi toutes les forces du blocus, j’ouvrais le port à des barques marchandes qui apportaient toute sorte de provisions à la ville assiégée.

Souvent encore, m’embarquant la nuit avec une centaine de mes légionnaires les plus résolus, j’essayais de donner l’assaut aux bâtiments ennemis que je ne pouvais attaquer de jour, à cause de leur grosse artillerie; mais c’était presque toujours inutilement: l’ennemi, se doutant de mes surprises, ne restait point la nuit sur ses ancres et se transportait dans quelque endroit éloigné de celui où je croyais le trouver.

Enfin un jour, voulant en avoir le cœur net, je sortis avec trois petits bâtiments les moins mauvais de l’escadrille, et, en plein jour, je résolus d’aller attaquer l’ennemi sur son arrimage dans la rade de Montevideo.

L’escadre de Rosas se composait de trois navires: le 25 Mars, le Général Echague et le Maypu.

Ces trois navires portaient quarante-quatre pièces de canon.

J’en avais huit de petit calibre seulement; mais je connaissais mes hommes: si nous arrivions à aborder l’ennemi, il était perdu.

Je m’avançai contre l’escadre en ligne de bataille.

Nous étions déjà presque à portée de canon; un mille encore, et le combat était inévitable. Toutes les terrasses de Montevideo étaient couvertes de curieux; les mâts des navires de toutes les nations stationnant dans le port étaient, pour ainsi dire, pavoisés d’hommes.

Tous ces spectateurs attendaient avec anxiété l’issue d’un combat que chaque instant rendait de plus en plus inévitable.

Mais le commandant de la flotte argentine ne voulut pas courir les risques de cette lutte; il prit la mer, et nous rentrâmes dans le port, mal dédommagés par les applaudissements universels qui nous saluèrent.

VII
INTERVENTION ANGLO-FRANÇAISE

Cependant les affaires allaient au plus mal pour Montevideo, lorsque l’intervention anglo-française vint faire cesser le blocus; les deux puissances alliées s’emparèrent de la flotte ennemie, et se la partagèrent.

Alors on résolut une expédition sur l’Uruguay.

Le but de cette expédition était de s’emparer de l’île de Martin-Garcia, de la ville de Colonia et de quelques autres points, et principalement du Salto, par lequel on pouvait ouvrir des communications avec le Brésil, en même temps que l’on y formerait un noyau d’armée de campagne destinée à remplacer celle qui était détruite.

J’embarquai deux cents volontaires sur ma flottille, et je me dirigeai sur le fort de Martin-Garcia. Nous le trouvâmes abandonné par l’ennemi, et nous l’occupâmes.

La ville de Colonia était abandonnée de même, lorsque se présentèrent devant elle l’escadre anglo-française et notre petite flottille.

La légion italienne descendit, combattit et repoussa le général Montero, qui se trouvait, avec des forces supérieures, de l’autre côté de la ville.

Les escadres, pendant ce temps, je ne saurais dire dans quel but, ouvrirent un feu très-vif contre la ville abandonnée; elles mirent leurs troupes à terre et ces troupes formèrent notre réserve pour l’attaque contre le général Montero.

Vers les deux heures de l’après-midi, nous fîmes notre entrée dans la ville.

La légion italienne fut casernée dans une église; je donnai les ordres les plus sévères pour qu’on respectât les moindres choses appartenant aux habitants ennemis, forcés d’abandonner leurs maisons.

Inutile de dire que les légionnaires obéirent religieusement à mes ordres.

La ville fut gardée et fortifiée par les nôtres, qui y laissèrent garnison. Les flottilles anglaise et française entrèrent dans le Parana et détruisirent, dans un combat qui dura trois jours, les batteries commandant le cours du fleuve.

La résistance de l’ennemi fut héroïque.

Je continuai alors, avec ma petite flottille, composée d’un brick, d’une goëlette et de plusieurs petits bâtiments, à remonter le fleuve.

Pendant tout le temps que nous avions marché de conserve, l’amiral français et le commodore anglais m’avaient témoigné la plus vive sympathie, sympathie dont l’amiral Lainé particulièrement me continua les preuves.

Bien souvent l’un et l’autre vinrent s’asseoir à notre bivac et goûter de la chair boucanée qui faisait notre seule nourriture.

Anzani, qui nous accompagnait dans notre expédition, partageait cette honorable sympathie. C’était un de ces hommes qu’on n’avait besoin que de voir pour l’aimer et l’estimer.

Tandis que notre flotte remontait l’Uruguay, nous vîmes se réunir à nous quelques hommes de cavalerie commandés par le capitaine de la Cruz, véritable héros, c’est-à-dire homme du plus beau caractère et du plus grand courage.

Ces quelques hommes suivirent la flottille en côtoyant l’Uruguay, et nous servirent énormément, d’abord comme explorateurs, et ensuite comme fournisseurs de vivres.

Ils occupèrent différents pays, las Vacas, Mercedes, etc.

L’ennemi, partout où on le rencontrait, était battu.

Paysandu, forteresse de la plage de l’Uruguay, essaya de nous écraser sous son artillerie; mais, en somme, elle ne nous fit pas grand mal.

Au-dessus de Paysandu, nous prîmes position dans une estancia appelée l’Hervidero, où nous restâmes plusieurs jours.

Le général Lavalleja tenta sur nous une attaque de nuit avec infanterie, cavalerie et artillerie; mais il fut repoussé avec des pertes considérables par nos invincibles légionnaires.

De l’Hervidero, j’écrivis au gouvernement par l’intermédiaire du capitaine Montaldi, qui retournait à Montevideo sur une goëlette de commerce; la goëlette fut attaquée en passant devant Paysandu, enveloppée par les embarcations ennemies, et prise après une vigoureuse résistance du capitaine Montaldi, qui, abandonné seul sur le pont, fut fait prisonnier.

Une foule de barques, naviguant sous bannière ennemie, tombaient chaque jour en notre pouvoir. Je laissais la plus grande partie de ceux qui les montaient libres de retourner vers les leurs.

Gualeguaychu, ville située sur la rive droite de l’Uruguay et sur le Gualeguay, dans l’Entre-Rios, tomba par surprise entre nos mains.

Ce fut là que je repris ce même don Leonardo Millan qui, autrefois, me tenant prisonnier, m’avait fait donner l’estrapade.

Il va sans dire que je lui rendis la liberté sans lui faire aucun mal, lui laissant, pour toute punition, la peur qu’il avait eue en me reconnaissant.

Gualeguaychu fut abandonnée: ce n’était pas une position tenable; mais elle paya une bonne contribution en argent, en habits, en armes.

Enfin, après une foule de combats et d’aventures, nous arrivâmes, avec l’escadre, au lieu dit le Salto, parce que l’Uruguay forme en ce lieu une cataracte, et n’est plus navigable au-dessus de cette cataracte que pour les petites barques.

Le général Lavalleja, qui occupait le pays, l’abandonna dès notre arrivée, forçant tous les habitants à le suivre.

Le pays, au reste, était parfaitement approprié au but de l’expédition, ne se trouvant pas trop loin de la frontière.

Je résolus de nous y établir.

Ma première opération fut, en conséquence, de marcher contre Lavalleja, campé sur le Zapevi, affluent de l’Uruguay.

Je mis en route, pendant la nuit, notre infanterie et les quelques hommes de cavalerie commandés par de la Cruz.

Au point du jour, nous étions près du camp, que nous trouvâmes défendu, d’un côté, par les chariots, de l’autre, par l’Uruguay, et adossé au Zapevi.

Je formai mes hommes en deux petites colonnes, et, avec ma cavalerie sur mes ailes, je marchai à la charge.

Après un combat de quelques minutes, nous étions maîtres du camp; l’ennemi était en pleine fuite et passait le Zapevi.

Le résultat de cette opération fut d’abord le retour au Salto de toutes les familles qui avaient été entraînées violemment hors de chez elles.

Nous fîmes à peu près cent prisonniers à l’ennemi, et lui prîmes beaucoup de chevaux, de bœufs, de munitions et une pièce d’artillerie, la même qui avait tiré sur nous à l’attaque de l’Hervidero; elle était de fonderie italienne et portait sur le bronze le nom de son fondeur, Cosimo Cenni, et la date 1492.

Cette expédition fit le plus grand honneur à la légion et eut de grandes conséquences. Environ trois mille habitants rentrèrent dans leurs foyers.

Dirigés par Anzani, mes légionnaires s’occupèrent aussitôt d’élever une batterie sur la place de la ville, position qui dominait les alentours.

J’envoyai des courriers au Brésil pour me mettre en communication avec les réfugiés, et, grâce à eux, commença la réorganisation d’une armée de campagne.

En peu de temps, la batterie fut construite et armée de deux canons; si bien que, le soir du 5 décembre 1845, elle se trouva prête à répondre aux attaques du général Urquiza, qui se présenta, dans la matinée du 6, avec trois mille cinq cents hommes de cavalerie, huit cents d’infanterie, et une batterie de campagne.

Mes dispositions furent celles que l’on prend quand on veut centupler les forces matérielles par l’influence morale.

J’ordonnai à l’escadre de se retirer et de ne pas laisser une seule barque à notre portée. Je répandis mes hommes dans les ruelles, les leur faisant barricader et ne laissant ouvertes que les principales rues. Je publiai un ordre du jour énergique, et j’attendis Urquiza, qui, confiant dans sa force, avait déclaré à ses soldats que les hommes qu’ils avaient en face d’eux avaient des cœurs de poule.

Vers les neuf heures du matin, il nous attaqua sur tous les points; nous lui répondîmes par des feux de tirailleurs sortant de toutes les ruelles et par le feu de nos deux pièces de canon.

Le moment venu, et lorsque je le vis étonné de notre résistance, je le fis charger par deux compagnies de réserve, et il se retira honteusement, laissant bon nombre de morts et de blessés dans les maisons dont il avait commencé de s’emparer, et ne gagnant rien à son attaque que de nous emporter quelques bestiaux, et cela encore par la faute du piquet d’une embarcation de guerre anglaise qui, unie à un bâtiment français, nous avait suivis jusqu’au Salto.

Ces deux embarcations avaient offert de nous aider à défendre le pays; le piquet anglais changea en fort une maison qui défendait le Corral, où étaient enfermées environ six cents bêtes. L’ennemi envoya un détachement de son infanterie sur ce point; les soldats anglais furent pris d’une terreur panique, de sorte que, les uns s’enfuyant par les fenêtres, les autres par la porte, ils laissèrent toute facilité aux soldats d’Urquiza d’emmener les animaux.

Pendant vingt-trois jours, l’ennemi renouvela ses attaques sans obtenir aucun résultat.

La nuit venue, c’était notre tour; nous ne lui laissions pas un moment de repos. Nous manquions de viande; mais nous mangeâmes nos chevaux. Enfin, convaincu de l’inutilité de ses efforts, Urquiza prit le parti de se retirer, avouant qu’il avait, dans ses diverses attaques contre nous, perdu plus de monde qu’à la bataille d’India-Muerte.

L’ennemi, en se retirant, essaya de s’emparer de mes embarcations pour passer l’Uruguay; mais, grâce à ma surveillance, son projet ayant échoué, il fut obligé de traverser le fleuve douze lieues au-dessous; après quoi, il revint camper dans les champs de Camardia, en face du Salto.

Pendant qu’Urquiza tenait ce campement, je fis, en plein jour, passer le fleuve à quelques hommes de cavalerie, protégés par nos embarcations et par notre infanterie.

Cette petite troupe attaqua les hommes qui gardaient un immense troupeau de chevaux paissant dans les pampas, et, chassant une centaine de chevaux devant elle pour remplacer ceux que nous avions mangés, leur fit passer le fleuve et me les amena avant que l’ennemi fût revenu de sa surprise et tentât même de rien empêcher.

VIII
AFFAIRE DU SALTO SAN-ANTONIO

Cependant le colonel Baez, venant du Brésil, s’était réuni à nous, avec deux cents hommes environ de cavalerie.

Le général Medina rassemblait des forces, et nous l’attendions de jour en jour. En effet, le 7 février 1846, je reçus un message de lui qui m’avisait que, le jour suivant, il se trouverait sur les hauteurs du Zapevi avec cinq cents cavaliers.

Il demandait des nouvelles de l’ennemi, et un secours, en cas d’attaque.

Son messager remporta l’avis que, le 8, je serais, avec des forces suffisantes pour protéger son entrée dans le pays, sur les hauteurs du Zapevi.

En conséquence, vers neuf heures, je partis avec cent cinquante hommes de la légion et deux cents cavaliers, côtoyant l’Uruguay.

Nous nous portions à Las Laperas, à trois lieues à peu près du Salto, flanqués par quatre cents ennemis appartenant au corps du général Servando Gomez, seules forces qui, pour le moment, se trouvassent en observation au Salto.

Notre infanterie prit position sous un zapère,—un zapère est un toit de paille soutenu par quatre poteaux,—lequel ne nous offrait d’autre avantage que de nous garantir des rayons dévorants du soleil.

La cavalerie, commandée par le colonel Baez et le major Caraballo, s’étendait jusqu’au Zapevi.

Anzani était resté à la défense du Salto, souffrant qu’il était d’une jambe, et, avec lui, malades comme lui, étaient restés trente ou quarante soldats.

En outre, une dizaine d’hommes étaient de garde à la batterie.

Il était environ onze heures du matin; je vis s’avancer, des plaines du Zapevi vers les hauteurs où je me trouvais, un nombre considérable d’ennemis à cheval; presque en même temps, je m’aperçus que chaque cavalier portait un fantassin en croupe. Et, en effet, à peu de distance des hauteurs où je me trouvais, les cavaliers se dédoublèrent et mirent à terre leurs fantassins, qui aussitôt s’ordonnèrent pour marcher sur nous.

Notre cavalerie ouvrit le feu contre l’ennemi; mais, supérieur en nombre comme il était, il la chargea et la mit promptement en fuite.

Elle se dirigea, tout en fuyant, vers notre zapère, auquel arrivaient déjà les balles ennemies.

Alors, comprenant que la vraie résistance était avec mes braves légionnaires, et qu’où ils seraient serait le combat, je m’élançai dans leur direction; mais, comme j’arrivais aux premiers rangs, au milieu du feu ennemi, je sentis tout à coup mon cheval qui manquait sous moi et qui, en tombant, m’entraînait dans sa chute.

Ma première idée fut qu’en me voyant tomber, mes hommes allaient me croire mort et que cette croyance pouvait mettre le trouble parmi eux. En tombant, j’eus donc la présence d’esprit de prendre un pistolet dans mes fontes, et, me relevant aussitôt, de le tirer en l’air pour que l’on vît bien que j’étais sain et sauf.

On eut, en effet, à peine le temps de me voir à terre, que j’étais déjà relevé et au milieu des miens.

Cependant l’ennemi s’avançait toujours, fort de douze cents hommes de cavalerie et de trois cents d’infanterie.

Abandonnés par notre cavalerie, nous étions restés cent quatre-vingt-dix hommes en tout. Je n’avais pas le temps de faire un long discours; d’ailleurs, ce n’est point ma manière. J’élevai la voix et ne dis que ces mots:

—Les ennemis sont nombreux, nous sommes en petit nombre; tant mieux! moins nous sommes, plus le combat sera glorieux. Du calme! Ne faisons feu qu’à bout portant, et chargeons à la baïonnette.

Ces paroles étaient dites à des hommes sur lesquels chaque mot faisait l’effet d’une étincelle électrique.

D’ailleurs, toute autre détermination eût été funeste. A un mille environ, sur notre droite, nous avions l’Uruguay avec quelques massifs de bois; mais une retraite, dans un pareil moment, eût été le signal de notre perte à tous; je l’avais compris, aussi je n’y songeai même pas.

Arrivée à soixante pas de nous, à peu près, la colonne ennemie fit une décharge qui nous causa un grand dommage; mais les nôtres lui répondirent par une fusillade bien autrement meurtrière, d’autant plus que nos fusils étaient chargés, non-seulement à balles, mais encore à chevrotines.

Le commandant de l’infanterie tomba frappé à mort; les files se disjoignirent, et, à la tête de mes braves, un fusil à la main, je les entraînai dans une charge à fond.

Il était temps: la cavalerie était déjà sur nos flancs et sur nos épaules.

La mêlée fut terrible.

Quelques hommes de l’infanterie ennemie durent leur salut à une fuite rapide. Cela me donna le temps de faire face à la cavalerie.

Nos hommes pivotèrent comme si chacun avait reçu l’ordre d’exécuter cette manœuvre.

Tous combattirent, officiers et soldats, comme des géants.

Une vingtaine de cavaliers, alors, conduits par un brave officier nommé Vega, ayant honte de la fuite de Baez et de ses hommes, qui nous laissaient seuls, tournèrent bride, aimant mieux venir partager notre sort que de continuer leur honteuse retraite.

Nous les vîmes tout à coup repasser au milieu de l’ennemi et se placer à nos côtés.

Il y avait, je vous en réponds, du courage à faire ce qu’ils faisaient.

Au reste, la charge qu’ils accomplirent en nous rejoignant nous servit beaucoup dans ce moment critique: elle sépara et culbuta l’ennemi, dont une partie s’était mise à la poursuite des fuyards.

Aussi, à notre seconde décharge, la cavalerie, voyant son infanterie détruite et vingt-cinq ou trente hommes des siens tomber sous notre feu, la cavalerie, dis-je, fit un pas de retraite et mit à terre six cents hommes environ qui, s’armant de carabines, nous enveloppèrent de tous côtés.

Nous avions tout autour de nous un espace de terrain couvert de cadavres de chevaux et d’hommes, tant des ennemis que des nôtres.

Je pourrais raconter d’innombrables actes de bravoure particuliers.

Tous combattirent comme nos anciens preux du Tasse et de l’Arioste; beaucoup étaient couverts de blessures de toutes sortes, balles, tranchants de sabre, pointes de lance.

Un jeune trompette de quinze ans, que nous appelions le Rouge, et qui nous animait durant le combat avec son clairon, fut frappé d’un coup de lance. Jeter sa trompette, prendre son couteau, s’élancer sur le cavalier qui l’avait frappé, fut l’affaire d’un instant.

Seulement, en frappant, il expira.

Après le combat, les deux cadavres furent retrouvés cramponnés l’un à l’autre. Le jeune homme était couvert de blessures; le cavalier portait à la cuisse la marque profonde d’une morsure que lui avait faite son ennemi.

Du côté de nos adversaires, il y eut aussi des actes d’une prodigieuse témérité. L’un d’eux, voyant que cette espèce de hangar autour duquel nous étions groupés, s’il n’était point un rempart contre les balles, était du moins un abri contre le soleil, prit un tison enflammé, s’élança à grande course de cheval, passa au milieu de nous, et, en passant, lança, comme un éclair, le tison sur le toit de paille.

Le tison tomba à terre sans remplir le but du cavalier; mais celui-ci n’avait pas moins accompli une action téméraire.

Nos hommes allaient tirer sur lui; je les en empêchai.

—Il faut conserver les braves, leur criai-je; ils sont de notre race.

Et personne ne fit feu.

C’était miracle comme tous ces braves gens m’écoutaient.

Un mot de moi rendait la force aux blessés, le courage aux hésitants, et doublait l’ardeur des forts.

Lorsque je vis l’ennemi décimé par notre feu, lassé de notre résistance, alors seulement je parlai de retraite, en disant, non pas: Retirons-nous! mais:

—En nous retirant, nous ne laisserons pas, je l’espère, un seul blessé sur le champ de bataille.

—Non! non! crièrent toutes les voix.

Au reste, blessés, nous l’étions presque tous.

Lorsque je vis tout mon monde bien calme et bien assuré, je donnai tranquillement l’ordre de se retirer tout en combattant.

Par bonheur, je n’avais pas une égratignure, ce qui me permettait d’être partout, et, quand un ennemi s’approchait trop témérairement de nous, de le faire repentir de sa témérité.

Le peu d’hommes valides qu’il y eût parmi nous chantaient des hymnes patriotiques, auxquels les blessés répondaient en chœur.

L’ennemi n’y comprenait rien.

Ce dont nous souffrions le plus, c’était du manque d’eau.

Les uns arrachaient des racines et les mâchaient; les autres suçaient des balles de plomb; quelques−uns burent leur urine.

Enfin, la nuit vint et, avec elle, un peu de fraîcheur.

Je serrai mes hommes en colonne, et plaçai les blessés au milieu. Deux seulement, qu’il était impossible de transporter, furent laissés sur le champ de bataille. Je recommandai bien à ma petite troupe de ne pas se disperser, et de se retirer dans la direction d’un petit bois.

L’ennemi s’en était emparé avant nous; mais il en fut vigoureusement chassé.

J’envoyai alors des explorateurs, qui revinrent me disant que l’ennemi avait mis presque tous ses hommes à terre et faisait paître ses chevaux. Sans doute se persuadait-il que c’étaient la faim et le manque de munitions qui nous avaient fait faire halte; la faim, nous ne la sentions pas; quant aux munitions, nous en avions trouvé, sur nos adversaires morts, autant que nous en avions voulu.

Maintenant, le plus difficile nous restait à faire.

L’ennemi était campé entre nous et le Salto; après un repos d’une heure, qui fit croire à nos adversaires que nous resterions toute la nuit où nous étions, j’ordonnai à mes hommes de se reformer en colonne, et, au pas de course, la baïonnette en avant, nous nous lançâmes comme un torrent au milieu d’eux.

Les trompettes ennemies sonnèrent le boute-selle; mais, avant que chaque homme eût trouvé selle, rênes et cheval, nous étions déjà passés.

Nous nous dirigeâmes de nouveau vers une espèce de maquis. Une fois dans le fourré, je donnai l’ordre à tout le monde de se coucher ventre à terre. L’ennemi venait à nous sans nous voir, sonnant la charge.

Je le laissai approcher à cinquante pas du bois, et, alors seulement, je criai: «Feu!» en donnant l’exemple.

Vingt-cinq ou trente hommes et autant de chevaux tombèrent; l’ennemi tourna bride et rentra dans son camp. Je dis à mes hommes:

—Allons, mes enfants, je crois que le moment est venu d’aller boire.

Et, côtoyant toujours notre petit bois, portant nos blessés, tenant à distance les plus acharnés de nos adversaires, qui ne voulaient pas nous abandonner, nous gagnâmes le bord de la rivière. A l’entrée du village nous attendait une grande émotion: Anzani était là, pleurant de joie.

Il m’embrassa le premier, et voulut embrasser tous les autres après moi.

Anzani, lui aussi, avait eu son combat: il avait été, avec ses quelques hommes, attaqué par l’ennemi, qui, avant l’engagement, l’avait sommé de se rendre, lui disant que nous étions tous morts ou prisonniers.

Mais Anzani avait répondu:

—Les Italiens ne se rendent pas; décampez tous tant que vous êtes, ou je vous foudroie avec mes escadrons. Tant que j’aurai un de mes compagnons avec moi, nous combattrons ensemble, et, quand je serai seul, alors je mettrai le feu aux poudres, et me ferai sauter, et vous avec moi.

L’ennemi n’en demanda pas davantage, il se retira. Aussi, mes hommes, qui retrouvaient tout en abondance au Salto, disaient-ils en s’adressant à moi:

—Tu nous as sauvés une première fois; mais Anzani nous a sauvés une seconde!

Le lendemain, j’écrivis cette lettre à la commission de la légion italienne à Montevideo:

«Frères,

»Avant-hier, nous avons eu, dans les champs de San-Antonio, à une lieue et demie de la ville, le plus terrible et le plus glorieux de nos combats. Les quatre compagnies de notre légion et une vingtaine d’hommes de cavalerie, réfugiés sous notre protection, non-seulement se sont défendus contre douze cents hommes de Servando Gomez, mais ont entièrement détruit l’infanterie ennemie, qui les avait assaillis au nombre de trois cents hommes. Le feu, commencé à midi, a fini à minuit.

»Ni le nombre des ennemis, ni ses charges répétées, ni sa masse de cavalerie, ni les attaques de ses fusiliers à pied, n’ont rien pu sur nous; quoique nous n’eussions d’autre abri qu’un hangar en ruine soutenu par quatre piliers, les légionnaires ont constamment repoussé les assauts des ennemis acharnés; tous les officiers se sont faits soldats dans cette journée; Anzani, qui était resté au Salto et auquel l’ennemi intima l’ordre de se rendre, répondit la mèche à la main et le pied sur la sainte-barbe de la batterie, quoique l’ennemi l’eût assuré que nous étions tous morts ou prisonniers.

»Nous avons eu trente morts et cinquante blessés; tous les officiers ont été frappés, moins Scarone, Saccarello aîné et Traversi, tous légèrement.

»Je ne donnerais pas aujourd’hui mon nom de légionnaire italien pour un monde d’or.

»A minuit, nous nous sommes mis en retraite sur le Salto; nous restions un peu plus de cent légionnaires sains et saufs. Ceux qui n’étaient que légèrement atteints marchaient en tête, contenant l’ennemi quand il s’émancipait par trop.

»Ah! c’est une affaire qui mérite d’être coulée en bronze!

»Adieu! je vous écrirai plus longuement une autre fois.

»Votre Giuseppe Garibaldi.

»P. S. Les officiers blessés sont: Casana, Marochetti, Beruti, Remorini, Saccarello jeune, Sacchi, Grafigna et Rodi.»

Ce fut notre dernière grande affaire à Montevideo.

IX
J’ÉCRIS AU PAPE

Ce fut vers ce temps que j’appris, à Montevideo, l’exaltation au pontificat de Pie IX.

On sait quels furent les commencements de ce règne.

Comme beaucoup d’autres, je crus à une ère de liberté pour l’Italie.

Je résolus aussitôt, pour seconder le saint-père dans les généreuses résolutions dont il était animé, de lui offrir mon bras et celui de mes compagnons d’armes.

Ceux qui croient à une opposition systématique de ma part à la papauté verront, par la lettre qui va suivre, qu’il n’en était rien; mon dévouement était à la cause de la liberté en général, sur quelque point du globe que cette liberté se fît jour.

On comprendra cependant que je donnasse la préférence à mon pays, et que je fusse prêt à servir sous celui qui paraissait appelé à être le messie politique de l’Italie.

Nous crûmes, Anzani et moi, que ce sublime rôle était réservé à Pie IX, et nous écrivîmes au nonce du pape la lettre suivante, le priant de transmettre à Sa Sainteté nos vœux et ceux de nos légionnaires:

«Très-illustre et très-respectable seigneur,

»Du moment où nous sont arrivées les premières nouvelles de l’exaltation du souverain pontife Pie IX et de l’amnistie qu’il concédait aux pauvres proscrits, nous avons, avec une attention et un intérêt toujours croissants, compté les pas que le chef suprême de l’Église a faits sur la route de la gloire et de la liberté. Les louanges dont l’écho arrive jusqu’à nous de l’autre côté des mers, le frémissement avec lequel l’Italie accueille la convocation des députés et y applaudit, les sages concessions faites à l’imprimerie, l’institution de la garde civique, l’impulsion donnée à l’instruction populaire et à l’industrie, sans compter tant de soins, tous dirigés vers l’amélioration et le bien-être des classes pauvres et vers la formation d’une administration nouvelle, tout, enfin, nous a convaincus que venait enfin de sortir, du sein de notre patrie, l’homme qui, comprenant les besoins de son siècle, avait su, selon les préceptes de notre auguste religion, toujours nouveaux, toujours immortels, et sans déroger à leur autorité, se plier cependant à l’exigence des temps; et nous, quoique tous ces progrès fussent sans influence sur nous-mêmes, nous les avons néanmoins suivis de loin, en accompagnant de nos applaudissements et de nos vœux le concert universel de l’Italie et de toute la chrétienté; mais, quand, il y a quelques jours, nous avons appris l’attentat sacrilége au moyen duquel une faction fomentée et soutenue par l’étranger,—n’étant point encore fatiguée, après un si long temps, de déchirer notre pauvre patrie,—se proposait de renverser l’ordre de choses aujourd’hui existant, il nous a semblé que l’admiration et l’enthousiasme pour le souverain pontife étaient un trop faible tribut et qu’un plus grand devoir nous était imposé.

»Nous qui vous écrivons, très-illustre et très-respectable seigneur, nous sommes ceux qui, toujours animés de ce même esprit qui nous a fait affronter l’exil, avons pris les armes à Montevideo, pour une cause qui nous paraissait juste, et réuni quelques centaines d’hommes, nos compatriotes, qui étaient venus ici, espérant y trouver des jours moins tourmentés que ceux que nous subissions dans notre patrie.

»Or, voilà cinq années que, pendant le siége qui enveloppe les murailles de cette ville, chacun de nous a été mis à même de faire preuve de résignation et de courage; et, grâce à la Providence et à cet antique esprit qui enflamme encore notre sang italien, notre légion a eu occasion de se distinguer, et, chaque fois que s’est présentée cette occasion, elle ne l’a pas laissée échapper; si bien que—je crois qu’il est permis de le dire sans vanité—elle a, sur le chemin de l’honneur, dépassé tous les autres corps qui étaient ses rivaux et ses émules.

»Donc, si, aujourd’hui, les bras qui ont quelque usage des armes sont acceptés par Sa Sainteté, inutile de dire que, bien plus volontiers que jamais, nous les consacrerons au service de celui qui fait tant pour la patrie et pour l’Église.

»Nous nous tiendrons donc pour heureux, si nous pouvons venir en aide à l’œuvre rédemptrice de Pie IX, nous et nos compagnons, au nom desquels nous vous portons la parole, et nous ne croirons pas la payer trop cher de tout notre sang.

»Si Votre illustre et respectable Seigneurie pense que notre offre puisse être agréable au souverain pontife, qu’elle la dépose au pied de son trône.

»Ce n’est point la puérile prétention que notre bras soit nécessaire qui nous fait l’offrir; nous savons trop bien que le trône de saint Pierre repose sur des bases que ne peuvent ni ébranler ni raffermir les secours humains, et que, d’ailleurs, le nouvel ordre de choses compte de nombreux défenseurs qui sauront vigoureusement repousser les injustes agressions de ses ennemis; mais, comme l’œuvre doit être répartie parmi les bons, et le dur travail donné aux forts, faites-nous l’honneur de nous compter parmi ceux-là.

»En attendant, nous remercions la Providence d’avoir préservé Sa Sainteté des machinations dei tristi, et nous faisons des vœux ardents pour qu’elle lui accorde de nombreuses années pour le bonheur de la chrétienté et de l’Italie.

»Il ne nous reste plus maintenant qu’à prier Votre illustre et très-vénérable Seigneurie de nous pardonner le dérangement que nous lui causons, et de vouloir bien agréer les sentiments de notre parfaite estime et du profond respect avec lequel nous sommes de Sa très-illustre et très-respectable Seigneurie les bien dévoués serviteurs.

»G. Garibaldi,

»F. Anzani.

»Montevideo, 12 octobre 1847.»

Nous attendîmes vainement; aucune nouvelle ne nous arriva, ni du nonce ni de Sa Sainteté. Ce fut alors que nous prîmes la résolution d’aller en Italie avec une partie de notre légion.

Mon intention était d’y seconder la Révolution là où elle était déjà en armes, et de la susciter où elle était encore endormie, dans les Abruzzes, par exemple.

Seulement, aucun de nous n’avait le premier sou pour faire la traversée.

X
JE REVIENS EN EUROPE—MORT D’ANZANI

J’eus recours à un moyen qui réussit toujours près des cœurs généreux: j’ouvris une souscription parmi mes compatriotes.

La chose commençait à marcher, lorsque quelques mauvais esprits essayèrent de soulever parmi les légionnaires un parti contre moi, en intimidant ceux qui étaient disposés à me suivre. On insinuait à ces pauvres gens que je les conduisais à une mort certaine, que l’entreprise que je rêvais était impossible, et qu’un sort pareil à celui des frères Bandiera leur était réservé. Il en résulta que les plus timides se retirèrent, et que je restai avec quatre-vingt-cinq hommes, et encore, sur ces quatre-vingt-cinq, vingt-neuf nous abandonnèrent-ils, une fois embarqués.

Par bonheur, ceux qui demeuraient avec moi étaient les plus vaillants, survivants presque tous de notre combat de San-Antonio. En outre, j’avais quelques Orientaux confiants dans ma fortune et, parmi eux, mon pauvre nègre Aguyar, qui fut tué au siége de Rome.

J’ai dit que j’avais provoqué, parmi les Italiens, une souscription pour aider à notre départ. La plus forte partie de cette souscription avait été fournie par Étienne Antonini, Génois établi à Montevideo.

Le gouvernement, de son côté, offrit de nous aider de tout son pouvoir; mais je le savais si pauvre, que je ne voulus accepter de lui que deux canons et huit cents fusils, que je fis transporter sur notre brick.

Au moment du départ, il nous arriva, avec le commandant du Biponte-Gazolo, de Nervi, la même chose qui arriva aux Français, lors de la croisade de Baudouin avec les Vénitiens, ceux-ci ayant promis de les transporter en terre sainte: c’est que son exigence fut telle, qu’il fallut tout vendre, jusqu’à nos chemises, pour le satisfaire, si bien que, pendant la traversée, quelques-uns restèrent couchés faute d’habits pour se vêtir.

Nous étions déjà à trois cents lieues des côtes, à peu près à la hauteur des bouches de l’Orénoque, et je m’amusais avec Orrigoni à harponner des marsouins sur le beaupré, quand tout à coup j’entendis retentir le cri «Au feu!»

Sauter du beaupré sur la poulaine, de la poulaine sur le pont, et me laisser couler par le panneau, fut l’affaire d’une seconde.

En faisant une distribution de vivres, le distributeur avait eu l’imprudence de tirer de l’eau-de-vie d’un baril avec une chandelle à la main; l’eau-de-vie avait pris feu, celui qui la tirait avait perdu la tête, et, au lieu de refermer le baril, avait laissé l’eau-de-vie couler à flots; la soute aux vivres, séparée de la sainte-barbe par une planche épaisse d’un pouce à peine, était un véritable lac de feu.

C’est là que je vis combien les hommes les plus braves sont accessibles à la peur, quand le danger se présente à eux sous un aspect autre que celui dont ils ont l’habitude.

Tous ces hommes, qui étaient des héros sur le champ de bataille, se heurtaient, couraient, perdaient la tête, tremblants et effarés comme des enfants.

Au bout de dix minutes, aidé d’Anzani, qui avait quitté son lit au premier cri d’alarme, j’avais éteint le feu.

Le pauvre Anzani, en effet, gardait le lit, non pas qu’il fût tout à fait dénué de vêtements, mais parce qu’il était déjà violemment atteint de la maladie dont il devait mourir en arrivant à Gênes, c’est-à-dire d’une phthisie pulmonaire.

Cet homme admirable, auquel son plus mortel ennemi, s’il avait pu avoir un ennemi, n’aurait pas su trouver un seul défaut, après avoir consacré sa vie à la cause de la liberté, voulait que ses derniers moments fussent encore utiles à ses compagnons d’armes; tous les jours, on l’aidait à monter sur le pont; quand il ne put plus y monter, il s’y fit porter, et, là, couché sur un matelas, souvent s’appuyant sur moi, il donnait des leçons de stratégie aux légionnaires, rassemblés autour de lui à l’arrière du bâtiment.

C’était un véritable dictionnaire des sciences que le pauvre Anzani; il me serait aussi difficile d’énumérer les choses qu’il savait que de trouver une chose qu’il ne sût pas.

A Palo, à cinq milles environ d’Alicante, nous descendîmes à terre pour acheter une chèvre et des oranges à Anzani.

Ce fut là que nous sûmes, par le vice-consul sarde, une partie des événements qui se passaient en Italie.

Nous apprîmes que la constitution piémontaise avait été proclamée et que les cinq glorieuses journées de Milan avaient eu lieu,—toutes choses que nous ne pouvions pas savoir lors de notre départ de Montevideo, c’est-à-dire le 27 mars 1848.

Le vice-consul nous dit qu’il avait vu passer des bâtiments italiens avec le drapeau tricolore. Il ne m’en fallut pas davantage pour me décider à arborer l’étendard de l’indépendance. J’amenai le pavillon de Montevideo, sous lequel nous naviguions, et je hissai immédiatement, à la corne de notre bâtiment, le drapeau sarde, improvisé avec un demi-drap de lit, une casaque rouge et le reste des parements verts de notre uniforme de bord.

On se rappelle que notre uniforme était la blouse rouge à parements verts, lisérés de blanc.

Le 24 juin, jour de la Saint-Jean, nous arrivâmes en vue de Nice. Beaucoup étaient d’avis que nous ne devions pas débarquer sans plus amples renseignements.

Je risquais plus que personne, puisque j’étais encore sous le coup d’une condamnation à mort.

Je n’hésitai pas cependant,—ou, plutôt, je n’eusse pas hésité, car, reconnu par des hommes qui montaient une embarcation, mon nom se répandit aussitôt, et à peine mon nom fut-il répandu, que Nice tout entière se précipita vers le port, et qu’il fallut, au milieu des acclamations, accepter les fêtes qui nous étaient offertes de tous les côtés. Dès que l’on sut que j’étais à Nice, et que j’avais traversé l’Océan pour venir en aide à la liberté italienne, les volontaires accoururent de toutes parts.

Mais j’avais, pour le moment, des vues que je croyais meilleures.

De même que j’avais cru dans le pape Pie IX, je croyais dans le roi Charles-Albert; au lieu de me préoccuper de Medici, que j’avais expédié, comme je l’ai dit, à Via-Reggio, pour y organiser l’insurrection, trouvant l’insurrection organisée et le roi de Piémont à sa tête, je crus que ce que j’avais de mieux à faire était d’aller lui offrir mes services.

Je dis adieu à mon pauvre Anzani, adieu d’autant plus douloureux que nous savions tous deux que nous ne devions plus nous revoir, et je me rembarquai pour Gênes, d’où je gagnai le quartier général du roi Charles-Albert.

L’événement me prouva que j’avais eu tort. Nous nous quittâmes, le roi et moi, mécontents l’un de l’autre, et je revins à Turin, où j’appris la mort d’Anzani.

Je perdais la moitié de mon cœur.

L’Italie perdait un de ses enfants les plus distingués.

O Italie! Italie! mère infortunée! quel deuil pour toi le jour où ce brave parmi les braves, ce loyal parmi les loyaux, ferma les yeux pour toujours à la lumière de ton beau soleil!

A la mort d’un homme comme Anzani, je te le dis, ô Italie! la nation qui lui a donné naissance doit, du plus profond de ses entrailles, pousser un cri de douleur, et, si elle ne pleure pas, si elle ne se lamente pas comme Rachel dans Rama, cette nation n’est digne ni de sympathie ni de pitié, elle qui n’aura eu ni sympathie ni pitié pour ses plus généreux martyrs.

Oh! martyr, cent fois martyr fut notre bien-aimé Anzani, et la torture la plus cruelle soufferte par ce vaillant fut de toucher la terre natale, pauvre moribond, et de ne pas finir comme il avait vécu, en combattant pour elle, pour son honneur, pour sa régénération.

O Anzani! si un génie pareil au tien avait présidé aux combats de la Lombardie, à la bataille de Novare, au siége de Rome, l’étranger ne souillerait plus la terre natale et ne foulerait pas insolemment les ossements de nos preux!

La légion italienne, on l’a vu, avait peu fait avant l’arrivée d’Anzani; lui venu, sous ses auspices, elle parcourut une carrière de gloire à rendre jalouses les nations les plus vantées.

Parmi tous les militaires, les soldats, les combattants, parmi tous les hommes portant le mousquet ou l’épée enfin, que j’ai connus, je n’en sais pas un qui puisse égaler Anzani dans les dons de la nature, dans les inspirations du courage, dans les applications de la science. Il avait la valeur bouillante de Massena, le sang-froid de Daverio, la sérénité, la bravoure et le tempérament guerrier de Manara[2].

[2] Le lecteur ne connaît pas encore ces trois autres martyrs de la liberté italienne; mais bientôt il fera connaissance avec eux. Garibaldi, qui n’écrivait pas pour être imprimé, parle, en quelque sorte, à lui-même, et non aux lecteurs.

A. D.

Les connaissances militaires d’Anzani, sa science de toutes choses, n’étaient égalées par personne. Doué d’une mémoire sans pareille, il parlait avec une précision inouïe des choses passées, ces choses passées remontassent-elles à l’antiquité.

Dans les dernières années de sa vie, son caractère s’était sensiblement altéré; il était devenu âcre, irascible, intolérant, et, pauvre Anzani, ce n’était pas sans motif qu’il avait ainsi changé! Tourmenté presque constamment par des douleurs, suites de ses nombreuses blessures et de la vie orageuse qu’il avait menée pendant tant d’années, il traînait une intolérable existence, une existence de martyr.

Je laisse à une main plus habile que la mienne le soin de tracer la vie militaire d’Anzani, digne d’occuper les veilles d’un écrivain éminent. En Italie, en Grèce, en Portugal, en Espagne, en Amérique, on retrouvera, en suivant ses traces, les documents de la vie d’un héros.

Le journal de la légion italienne de Montevideo, tenu par Anzani, n’est qu’un épisode de sa vie. Il fut l’âme de cette légion, dressée, conduite, administrée par lui, et avec laquelle il s’était identifié.

O Italie! quand le Tout-Puissant aura marqué le terme de tes malheurs, il te donnera des Anzani pour guider tes fils à l’extermination de ceux qui te vilipendent et te tyrannisent!

G. G.

XI
ENCORE MONTEVIDEO

Avant de commencer le récit de la campagne de Lombardie, exécutée par Garibaldi en 1848, disons, à propos de Montevideo, tout ce que lui, dans sa modestie, n’a pas pu dire, racontons tout ce qu’il n’a pas pu raconter.

*
*  *

On se rappelle le combat du 24 avril 1844, le périlleux passage de la Boyada; on sait de quelle façon les légionnaires italiens s’y comportèrent.

L’officier qui faisait le rapport au général Paz se contenta, à propos des légionnaires, de lui dire:

—Ils se sont battus comme des tigres.

—Ce n’est pas étonnant, répondit le général Paz, ils sont commandés par un lion.

*
*  *

Après la bataille de San-Antonio, l’amiral Lainé, qui commandait la station de la Plata, frappé d’étonnement par ce merveilleux fait d’armes, écrivit à Garibaldi la lettre suivante, dont l’autographe est entre les mains de G.-B. Cuneo, ami de Garibaldi. L’amiral Lainé montait la frégate l’Africaine.

«Je vous félicite, mon cher général, d’avoir si puissamment contribué, par votre intelligente et intrépide conduite, à l’accomplissement du fait d’armes dont se seraient enorgueillis les soldats de la grande armée qui, pour un moment, domina l’Europe.

»Je vous félicite également pour la simplicité et la modestie qui rendent plus précieuse la lecture de la relation dans laquelle vous donnez les plus minutieux détails d’un fait d’armes duquel on peut, sans crainte, vous attribuer tout l’honneur.

»Au reste, cette modestie vous a captivé les sympathies des personnes aptes à apprécier convenablement ce que vous êtes arrivé à faire depuis six mois, personnes parmi lesquelles il faut compter, au premier rang, notre ministre plénipotentiaire, l’honorable baron Deffaudis, qui honore votre caractère et dans lequel vous avez un chaud défenseur, surtout lorsqu’il s’agit d’écrire à Paris dans le but d’y détruire les impressions défavorables que peuvent faire naître certains articles de journaux, rédigés par des personnes peu habituées à dire la vérité, même lorsqu’elles racontent des faits arrivés sous leurs propres yeux.

»Recevez, général, l’assurance de mon estime.

»Lainé.»

Ce ne fut pas tout que d’avoir écrit à Garibaldi, l’amiral Lainé voulut lui porter ses compliments en personne. Il se fit débarquer à Montevideo et se rendit dans la rue du Portone, où habitait Garibaldi. Ce logement, aussi pauvre que celui du dernier légionnaire, ne fermait point et était, jour et nuit, ouvert à tout le monde, particulièrement au vent et à la pluie, comme me le disait Garibaldi en me racontant cette anecdote.

Or, il était nuit; l’amiral Lainé poussa la porte et, comme la maison n’était pas éclairée, il se heurta contre une chaise.

—Holà! dit-il, faut-il absolument que l’on se casse le cou lorsqu’on vient voir Garibaldi?

—Hé! femme, cria Garibaldi à son tour, sans reconnaître la voix de l’amiral, n’entends-tu pas qu’il y a quelqu’un dans l’antichambre? Éclaire.

—Et avec quoi veux-tu que j’éclaire! répondit Anita, ne sais-tu pas qu’il n’y a pas deux sous à la maison pour acheter une chandelle?

—C’est vrai, répondit philosophiquement Garibaldi.

Et il se leva; et, allant ouvrir la porte de la pièce où il était:

—Par ici, dit-il, par ici!—afin que sa voix, à défaut de lumière, guidât le visiteur.

L’amiral Lainé entra; l’obscurité était telle, qu’il fut obligé de se nommer pour que Garibaldi sût à qui il avait affaire.

—Amiral, dit-il, vous m’excuserez, mais, quand j’ai fait mon traité avec la république de Montevideo, j’ai oublié, parmi les rations qui nous sont dues, de spécifier une ration de chandelles. Or, comme vous l’a dit Anita, la maison, n’ayant pas eu deux sous pour acheter une chandelle, reste dans l’obscurité. Par bonheur, je présume que vous venez pour causer avec moi et non pour me voir.

L’amiral, en effet, causa avec Garibaldi, mais ne le vit pas.

En sortant, il se rendit chez le général Pacheco y Obes, ministre de la guerre, et lui raconta ce qui venait de lui arriver.

Le ministre de la guerre, qui venait de rendre le décret qu’on va lire, prit aussitôt cent patagons (cinq cents francs) et les envoya à Garibaldi.

Garibaldi ne voulut pas blesser son ami Pacheco en les refusant; mais, le lendemain, au point du jour, prenant les cent patagons, il alla les distribuer aux veuves et aux enfants des soldats tués au Salto San-Antonio, ne conservant pour lui que ce qu’il en fallait pour acheter une livre de chandelles, qu’il invita sa femme à économiser, pour le cas où l’amiral Lainé viendrait lui faire une seconde visite.

Voici le décret que rédigeait Pacheco y Obes, lorsque l’amiral Lainé était venu faire un appel à sa munificence:

ORDRE GÉNÉRAL

«Pour donner à nos preux compagnons d’armes qui se sont immortalisés dans les champs de San-Antonio, une haute preuve de l’estime dans laquelle les tient l’armée qu’ils ont illustrée comme eux dans ce mémorable combat;

»Le ministre de la guerre décide:

»1º Le 15 courant, jour désigné par l’autorité pour remettre à la légion italienne copie du décret suivant, il y aura une grande parade de la garnison, qui se réunira dans la rue du Marché, appuyant sa droite à la petite place du même nom et dans l’ordre qu’indiquera l’état-major.

»2º La légion italienne se réunira sur la place de la Constitution, tournant le dos à la cathédrale, et, là, elle recevra la susdite copie, qui lui sera remise par une députation présidée par le colonel Francesco Tages, et composée d’un chef, d’un officier, d’un sergent et d’un soldat de chaque corps.

»3º La députation, rentrée dans ses corps respectifs, se dirigera avec eux vers la place indiquée en défilant en colonne d’honneur devant la légion italienne, et cela tandis que les chefs de corps salueront du cri de Vive la Patrie! vivent le général Garibaldi et ses braves compagnons!

»4º Les régiments devront être en ligne à dix heures du matin.

»5º Il sera donné copie authentique de cet ordre du jour à la légion italienne et au général Garibaldi.

»Pacheco y Obes.»

Le décret portait:

1º Que les mots suivants seraient inscrits en lettres d’or sur la bannière de la légion italienne:

Action du 8 février 1846 de la légion italienne aux ordres de Garibaldi.

2º Que la légion italienne aurait la préséance dans toutes les parades;

3º Que les noms des morts tombés dans cette rencontre seraient inscrits sur un tableau placé dans la salle du gouvernement;

4º Que tous les légionnaires porteraient pour marque distinctive, au bras gauche, un écu sur lequel une couronne entourerait l’inscription suivante:

Invincibili combatterono, 8 febraio 1846.

En outre, Garibaldi, voulant donner une suprême attestation de sa sympathie et de sa reconnaissance aux légionnaires qui étaient tombés en combattant à ses côtés, dans la journée du 8 février, fit élever sur le champ de bataille une grande croix qui portait sur une de ses faces cette inscription:

Aux XXXVI Italiens morts le 8 février MDCCCXLVI.

Et de l’autre côté:

CLXXXIV Italiens dans le champ San-Antonio.

*
*  *

Si pauvre que fût Garibaldi, il trouva cependant, un jour, un légionnaire plus pauvre que lui.

Ce légionnaire n’avait pas de chemise.

Garibaldi l’emmena dans un coin, ôta sa chemise et la lui donna.

En rentrant chez lui, il en demanda une autre à Anita.

Mais Anita, secouant la tête:

—Tu sais bien, dit-elle, que tu n’en avais qu’une; tu l’as donnée, tant pis pour toi!

Et ce fut Garibaldi qui resta à son tour sans chemise, jusqu’à ce qu’Anzani lui en eût donné une.

Mais c’est qu’aussi Garibaldi était incorrigible.

Un jour, ayant capturé un navire ennemi, il partagea le butin avec ses compagnons.

Les parts faites, il appela à lui ses hommes, les uns après les autres, et les interrogea sur l’état de leur famille.

Aux plus besoigneux il faisait une part sur la sienne, disant:

—Prenez ceci, c’est pour vos enfants.

Il y avait, en outre, une forte somme d’argent à bord; mais Garibaldi l’envoya au trésor de Montevideo, n’en voulant pas toucher un centime.

Quelque temps après, la part de prise était si bien partie, qu’il ne restait plus que trois sous à la maison.

Ces trois sous sont l’objet d’une anecdote que m’a racontée Garibaldi lui-même.

Un jour, il entendit sa petite fille Teresita pousser de grands cris.

Il adorait l’enfant; il courut voir ce dont il s’agissait.

L’enfant avait roulé du haut en bas de l’escalier; elle avait la figure en sang.

Garibaldi, ne sachant comment la consoler, avisa trois sous qui formaient toute la fortune de la maison et que l’on réservait pour les grandes circonstances.

Il prit ces trois sous, et sortit pour acheter quelque jouet qui pût consoler l’enfant.

A la porte, il rencontra un émissaire du président Joaquin Souarez, qui le cherchait de la part de son maître pour une communication importante.

Garibaldi se rendit aussitôt chez le président, oubliant le motif qui l’avait fait sortir et tenant machinalement les trois sous dans sa main.

La conférence dura deux heures; il s’agissait, en effet, de choses importantes.

Garibaldi, au bout de ces deux heures, rentra chez lui; l’enfant était calmée, mais Anita était fort inquiète.

—On a volé la bourse! lui dit-elle dès qu’elle le vit.

Garibaldi pensa alors aux trois sous qu’il avait toujours dans la main.

C’était lui le voleur.

XII
CAMPAGNE DE LOMBARDIE

Maintenant, nous allons, avec l’aide d’un ami de Garibaldi, du brave colonel Medici, que l’on jugera, d’ailleurs, par la simplicité de ses paroles, reprendre notre récit où Garibaldi l’a interrompu.

Son départ pour la Sicile nous forcerait d’arrêter ici ses Mémoires, si Medici ne se chargait de les continuer.

Et, nous l’avouons, cette manière de parler de Garibaldi nous plaît mieux que de le laisser parler lui-même de lui-même.

En effet, lorsque Garibaldi raconte, il oublie sans cesse la part qu’il a prise aux actions qu’il narre pour exalter celle qu’y ont prise ses compagnons. Or, puisque c’est spécialement de lui que nous nous occupons, mieux vaut, pour le voir dans son véritable jour, qu’il y soit placé par un autre que lui-même.

Nous allons donc laisser le colonel Medici raconter la campagne de Lombardie en 1848.

*
*  *

Je partis de Londres pour Montevideo vers la moitié de l’année 1846.

Aucun motif politique ni commercial ne m’appelait dans l’Amérique du Sud: j’y allais pour ma santé.

Les médecins me croyaient atteint de phthisie pulmonaire; mes opinions libérales m’avaient fait exiler de l’Italie; je me décidai à traverser la mer.

J’arrivai à Montevideo sept ou huit mois après l’affaire du Salto San-Antonio. La réputation de la légion italienne était dans toute son efflorescence. Garibaldi était alors le héros du moment. Je fis connaissance avec lui, je le priai de me recevoir dans sa légion: il y consentit.

Le lendemain, j’avais revêtu la blouse rouge aux parements verts, et je me disais avec orgueil:

—Je suis soldat de Garibaldi!

Bientôt je me liai plus intimement avec lui. Il me prit en amitié, puis en confiance, et, lorsque tout fut décidé pour son départ, un mois avant qu’il quittât Montevideo, je partis sur un paquebot faisant voile pour le Havre.

J’avais ses instructions, instructions claires et précises, comme toutes celles que donne Garibaldi.

J’étais chargé d’aller en Piémont et en Toscane et d’y voir plusieurs hommes éminents, et, entre autres, Fanti, Guerazzi et Beluomini, le fils du général.

J’avais l’adresse de Guerazzi, caché près de Pistoia.

Aidé de ces puissants auxiliaires, je devais organiser l’insurrection; Garibaldi, en débarquant à Via-Reggio, la trouverait prête; nous nous emparerions de Lucques et nous marcherions où serait l’espérance.

Je traversai Paris lors de l’émeute du 15 mai; je passai en Italie, et, au bout d’un mois, j’avais trois cents hommes prêts à marcher où je les conduirais, fût-ce en enfer.

Ce fut alors que j’appris que Garibaldi était débarqué à Nice.

Mon premier sentiment fut d’être vivement blessé qu’il eût ainsi oublié ce qui était convenu entre nous.

J’appris bientôt que Garibaldi avait quitté Nice et y avait laissé Anzani mourant.

J’aimais beaucoup Anzani; tout le monde l’aimait.

Je courus à Nice; Anzani était encore vivant.

Je le fis transporter à Gênes, où il reçut l’hospitalité de l’agonie au palais du marquis Gavotto, dans l’appartement qu’y occupait le peintre Gallino.

Je m’établis à son chevet et ne le quittai plus.

Il était préoccupé, plus que cela n’en valait la peine, de ma bouderie contre Garibaldi. Souvent il m’en parlait; un jour, il me prit la main et, avec un accent prophétique qui avait l’air d’avoir son inspiration dans un autre monde:

—Medici, me dit-il, ne sois pas sévère pour Garibaldi; c’est un homme qui a reçu du ciel une telle fortune, qu’il est bien de l’appuyer et de la suivre. L’avenir de l’Italie est en lui; c’est un prédestiné. Je me suis plus d’une fois brouillé avec lui; mais, convaincu de sa mission, je suis toujours revenu à lui le premier.

Ces mots me frappèrent comme nous frappent les dernières paroles d’un mourant, et bien souvent, depuis, je les ai entendus bruire à mon oreille.

Anzani était philosophe et pratiquait peu les devoirs matériels de la religion. Cependant, au moment de mourir, et comme on lui demandait s’il ne voulait pas voir un prêtre:

—Oui, répondit-il, faites-en venir un.

Et, comme je m’étonnais de cet acte, que j’appelais une faiblesse:

—Mon ami, me dit-il, l’Italie attend beaucoup en ce moment de deux hommes, de Pie IX et de Garibaldi. Eh bien, il ne faut pas que l’on accuse les hommes revenus avec Garibaldi d’être des hérétiques.

Sur quoi, il reçut les sacrements.

La même nuit, vers trois heures du matin, il mourut entre mes bras sans avoir perdu un instant sa connaissance, sans avoir eu une minute de délire.

Ses derniers mots furent:

—N’oublie pas ma recommandation à propos de Garibaldi.

Et il rendit le dernier soupir.

Le corps et les papiers d’Anzani furent remis à son frère, homme entièrement dévoué au parti autrichien.

Le corps fut ramené à Alzate, patrie d’Anzani, et le cadavre de cet homme qui, six mois auparavant, n’eût pas trouvé, dans toute l’Italie, une pierre où poser sa tête, eut une marche triomphale.

Lorsqu’on apprit sa mort à Montevideo, ce fut un deuil général dans la légion; on lui chanta un Requiem, et le docteur Bartolomeo Udicine, médecin et chirurgien de la légion, prononça une oraison funèbre.

Quant à Garibaldi, pour faire autant que possible revivre son souvenir lors de l’organisation des bataillons de volontaires lombards, il nomma le premier bataillon: bataillon Anzani.

Après la mort d’Anzani, j’étais parti pour Turin.

Un jour, le hasard fit qu’en me promenant sous les arcades, je me trouvai face à face avec Garibaldi.

A sa vue, la recommandation d’Anzani me revint à la mémoire; il est vrai qu’elle était secondée par la profonde et respectueuse tendresse que je portais à Garibaldi.

Nous nous jetâmes dans les bras l’un de l’autre.

Puis, après nous être tendrement embrassés, le souvenir de la patrie nous revint à tous deux en même temps.

—Eh bien, qu’allons-nous faire? nous demandâmes-nous.

—Mais, vous, lui demandai-je, ne venez-vous point de Roverbella? n’avez-vous point été offrir votre épée à Charles-Albert?

Sa lèvre se plissa dédaigneusement.

—Ces gens-là, me dit-il, ne sont pas dignes que des cœurs comme les nôtres leur fassent soumission. Pas d’hommes, mon cher Medici: la patrie toujours, rien que la patrie!

Comme il ne paraissait pas disposé à me donner les détails de son entrevue avec Charles-Albert, je cessai de l’interroger.

Plus tard, j’appris que le roi Charles-Albert l’avait reçu plus que froidement, le renvoyant à Turin pour qu’il y attendît les ordres de son ministre de la guerre, M. Ricci.

M. Ricci avait daigné se souvenir que Garibaldi attendait ses ordres, l’avait fait venir et lui avait dit:

—Je vous conseille fortement de partir pour Venise; là, vous prendrez le commandement de quelques petites barques, et vous pourrez, comme corsaire, être très-utile aux Vénitiens. Je crois que votre place est là et non ailleurs.

Garibaldi ne répondit point à M. Ricci; seulement, au lieu de s’en aller à Venise, il resta à Turin.

Voilà pourquoi je le rencontrai sous les arcades.

—-Eh bien, qu’allons-nous faire? nous demandâmes-nous derechef.

Avec les hommes de la trempe de Garibaldi, les résolutions sont bientôt prises.

Nous résolûmes d’aller à Milan, et nous partîmes le même soir.

Le moment était bon; on venait d’y recevoir la nouvelle des premiers revers de l’armée piémontaise.

Le gouvernement provisoire donna à Garibaldi le titre de général, et l’autorisa à organiser des bataillons de volontaires lombards.

Garibaldi et moi (sous ses ordres), nous nous mîmes à l’instant même à la besogne.

Nous fûmes tout d’abord rejoints par un bataillon de volontaires de Vicence, qui nous arrivait tout organisé de Pavie.

C’était un noyau.

Garibaldi créait le bataillon Anzani, qu’il eut bientôt porté au complet.

Moi, j’avais charge de discipliner toute cette jeunesse des barricades qui, pendant les cinq jours, avec trois cents fusils et quatre ou cinq cents hommes, avait chassé de Milan Radetzki et ses vingt mille soldats.

Mais nous éprouvions les mêmes difficultés que Garibaldi éprouva en 1859.

Ces corps de volontaires, qui représentent l’esprit de la Révolution, inquiètent toujours les gouvernements.

Un seul mot donnera une idée de l’esprit du nôtre.

C’était Mazzini qui en était le porte-drapeau, et une de ses compagnies s’appelait la compagnie Medici.

Aussi commença-t-on par nous refuser des armes: un homme à lunettes, occupant une place importante au ministère, dit tout haut que c’étaient des armes perdues et que Garibaldi était un sabreur, et pas autre chose.

Nous répondîmes que c’était bien; que, quant aux armes, nous nous en procurerions, mais qu’on voulût bien nous donner, au moins, des uniformes.

On nous répondit qu’il n’y avait pas d’uniformes; mais on nous ouvrit les magasins où se trouvaient des habits autrichiens, hongrois et croates.

C’était une assez bonne plaisanterie à l’endroit de gens qui demandaient à se faire tuer en allant combattre les Croates, les Hongrois et les Autrichiens.

Tous ces jeunes gens, qui appartenaient aux premières familles de Milan, dont quelques-unes étaient millionnaires, refusèrent avec indignation.

Cependant il fallut se décider; on ne pouvait pas combattre, les uns en frac, les autres en redingote; nous prîmes les habits de toile des soldats autrichiens, ceux qu’on appelle ritters, et nous en fîmes des espèces de blouses.

C’était à mourir de rire: nous avions l’air d’un régiment de cuisiniers. Il eût fallu avoir l’œil bien exercé pour reconnaître, sous cette toile grossière, la jeunesse dorée de Milan.

Pendant qu’on retaillait les habits à la mesure de chacun, on se procurait des fusils et des munitions par tous les moyens possibles.

Enfin, une fois armés et habillés, nous nous mîmes en marche sur Bergame, en chantant des hymnes patriotiques.

Quant à moi, j’avais sous mes ordres environ cent quatre-vingts jeunes gens, presque tous, je l’ai dit, des premières familles de Milan.

Nous arrivâmes à Bergame, où nous fûmes rejoints par Mazzini, qui venait prendre sa place dans nos rangs et qui y fut reçu avec acclamation.

Là, un régiment de Bergamasques, conscrits réguliers de l’armée piémontaise, se joignit à nous, traînant à sa suite deux canons appartenant à la garde nationale.

A peine étions-nous arrivés, qu’un ordre du comité de Milan nous rappela; le comité se composait de Fanti, de Maestri et de Restelli.

L’ordre portait que nous eussions à revenir à marche forcée.

Nous obéîmes, et commençâmes notre retour sur Milan.

Mais, arrivés à Monza, nous apprîmes, à la fois, que Milan avait capitulé et qu’un corps de cavaliers autrichiens était détaché à notre poursuite.

Garibaldi ordonna aussitôt la retraite sur Como; notre jeu était de nous rapprocher autant que possible des frontières suisses.

Garibaldi me plaça à l’arrière-garde pour soutenir la retraite.

Nous étions très-fatigués de la marche forcée que nous venions de faire. Nous n’avions pas eu le temps de manger à Monza, nous tombions de faim et de lassitude; nos hommes se retirèrent en désordre et complétement démoralisés.

Le résultat de cette démoralisation fut que, arrivés à Como, la désertion se mit parmi nous.

Sur cinq mille hommes qu’avait Garibaldi, quatre mille deux cents passèrent en Suisse; nous restâmes avec huit cents.

Garibaldi, comme s’il avait toujours ses cinq mille hommes, prit, avec son calme habituel, position à la Camerlata, point de jonction de plusieurs routes en avant de Como.

Là, il met en batterie ses deux pièces de canon et expédie des courriers à Manara, à Griffini, à Durando, à d’Apice, enfin à tous les chefs de corps volontaires de la haute Lombardie, les invitant à se mettre d’accord avec lui dans les fortes positions qu’ils occupaient, positions d’autant plus sûres, et tenables jusqu’au dernier moment, qu’elles étaient appuyées à la Suisse.

L’invitation demeura sans résultat.

Alors Garibaldi se retira de Camerlata sur ce même San-Fermo où, en 1859, nous battîmes si complétement les Autrichiens.

Mais, avant de prendre position sur la place de San-Fermo, il nous réunit et nous harangua.—Les harangues de Garibaldi, vives, pittoresques, entraînantes, ont la véritable éloquence du soldat. Il nous dit qu’il fallait continuer la guerre en partisans, par bandes, que cette guerre était la plus sûre et la moins dangereuse, qu’il s’agissait seulement d’avoir confiance dans le chef et de s’appuyer sur ses compagnons.

Malgré cette chaleureuse allocution, de nouvelles désertions eurent lieu pendant la nuit, et, le lendemain, notre troupe se trouvait réduite à quatre ou cinq cents hommes.

Garibaldi, à son grand regret, se décide à rentrer en Piémont; mais, au moment de traverser la frontière, une honte le prend. Cette retraite sans combat répugne à son courage; il s’arrête à Castelletto sur le Tessin, m’ordonne de parcourir les environs et de lui ramener le plus de déserteurs possible. Je vais jusqu’à Lugano, je ramène trois cents hommes; nous nous comptons, nous sommes sept cent cinquante. Garibaldi trouve le nombre suffisant pour marcher contre les Autrichiens.

Le 12 août, il fait sa fameuse proclamation, dans laquelle il déclare que Charles-Albert est un traître, que les Italiens ne peuvent plus et ne doivent plus se fier à lui, et que tout patriote doit regarder comme un devoir de faire la guerre pour son compte.

Cette proclamation faite, au moment où, de tous côtés, on bat en retraite, nous seuls marchons en avant, et Garibaldi, avec sept cent cinquante hommes, fait un mouvement offensif contre l’armée autrichienne.

Nous marchons sur Arona; nous nous emparons de deux bateaux à vapeur et de quelques petites embarcations.

Nous commençons l’embarquement; il dure jusqu’au soir, et, le lendemain, au point du jour, nous arrivons à Luino.

Garibaldi était malade; il avait une fièvre intermittente contre les accès de laquelle il essayait vainement de lutter.

Pris par un de ces accès, il entra à l’auberge de la Bécasse, maison isolée en avant de Luino, et séparée du village par une petite rivière sur laquelle est jeté un pont; puis il me fit appeler.

—Medici, me dit-il, j’ai absolument besoin de deux heures de repos; remplace-moi et veille sur nous.

L’auberge de la Bécasse était mal choisie pour un fiévreux qui voulait dormir tranquille. C’était la sentinelle avancée de Luino, la première maison qui dût être attaquée par l’ennemi, en supposant l’ennemi dans les environs.

Nous n’avions aucune nouvelle des mouvements des Autrichiens, nous ne savions pas si nous étions à dix lieues d’eux ou à un kilomètre. Je n’en dis pas moins à Garibaldi de dormir tranquille, l’assurant que j’allais prendre mes précautions pour que son sommeil ne fût pas troublé. Cette promesse faite, je sortis; les fusils étaient en faisceaux de l’autre côté du pont, nos hommes campés entre le pont et Luino.

Je plaçai des sentinelles en avant de l’auberge de la Bécasse, et j’envoyai des paysans explorer les environs.

Au bout d’une demi-heure, mes batteurs d’estrade revinrent tout effarés, en criant:

—Les Autrichiens! les Autrichiens!

Je me précipitai dans la chambre de Garibaldi en poussant le même cri:

—Les Autrichiens!

Garibaldi était en plein accès de fièvre; il sauta à bas de son lit, en m’ordonnant de faire battre le rappel et de réunir nos hommes; de sa fenêtre, il découvrait la campagne et nous rejoindrait quand il serait temps.

En effet, dix minutes après, il était au milieu de nous.

Il divisa notre petite troupe en deux colonnes; l’une, barrant la route, fut destinée à faire face aux Autrichiens; l’autre, prenant une position de flanc, empêchait que nous ne fussions tournés, et même pouvait attaquer.

Les Autrichiens parurent bientôt sur la grande route; nous évaluâmes qu’ils pouvaient être mille à douze cents; ils s’emparèrent immédiatement de la Bécasse.

Garibaldi donna aussitôt à la colonne qui fermait la grande route l’ordre de l’attaque; cette colonne, qui se composait de quatre cents hommes, en attaqua résolument douze cents.

C’est l’habitude de Garibaldi de ne jamais compter ni les ennemis ni ses propres hommes; on est en face de l’ennemi: donc, on doit attaquer l’ennemi.

Il faut avouer que, presque toujours, cette tactique lui réussit.

Cependant, les Autrichiens tenant bon, Garibaldi jugea qu’il devenait nécessaire d’engager toutes ses forces; il appela la colonne de flanc et renouvela l’attaque.

J’avais devant moi un mur, que j’escaladai avec ma compagnie; je me trouvai dans le jardin; les Autrichiens faisaient feu par toutes les ouvertures de l’auberge.

Mais nous nous ruâmes au milieu des balles, nous attaquâmes à la baïonnette, et, par toutes ces ouvertures, qui, un instant auparavant, vomissaient le feu, nous entrâmes.

Les Autrichiens se retirèrent en pleine déroute.

Garibaldi avait dirigé l’attaque à cheval, en avant du pont, à cinquante pas de l’auberge, au milieu du feu; c’était un miracle, qu’exposé comme une cible au feu de l’ennemi, aucune balle ne l’eût atteint.

Dès qu’il vit les Autrichiens en fuite, il me cria de les poursuivre avec ma compagnie.

La désertion l’avait réduite à une centaine d’hommes, à peu près, et, avec mes cent hommes, je me mis à la poursuite de onze cents.

Il n’y avait pas grand mérite: les Autrichiens semblaient pris d’une véritable panique; ils se sauvaient, jetant fusils, sacs et gibernes; ils coururent jusqu’à Varèse.

Ils laissaient dans la Bécasse une centaine de morts et de blessés, et dans nos mains quatre-vingts prisonniers.

J’entendis dire qu’ils s’étaient arrêtés à Germiniada; je revins sur Germiniada, ils en étaient déjà partis. Je me mis sur leurs traces; mais, si bien que je courusse, je ne pus les rejoindre.

Pendant la nuit, la nouvelle arriva qu’un second corps autrichien, plus considérable que le premier, marchait sur nous. Garibaldi m’ordonna de tenir à Germiniada; je fis, à l’instant même, faire des barricades et créneler les maisons.

Nous avions une telle habitude de ces sortes de fortifications, qu’il ne nous fallait guère qu’une heure pour mettre la dernière bicoque en état de soutenir un siége.

La nouvelle était fausse.

Garibaldi envoya deux ou trois compagnies dans différentes directions; puis, à leur retour, réunissant tout son monde, il donna l’ordre de marcher sur Guerla et, de là, sur Varèse, où il fut reçu en triomphe.

Nous avancions droit sur Radetzki.

A Varèse, nous occupâmes la hauteur de Buimo-di-Sopra, qui domine Varèse et qui assurait notre retraite.

Là, Garibaldi fit fusiller un espion des Autrichiens.

Cet espion devait donner des renseignements sur nos forces à trois grosses colonnes autrichiennes dirigées contre nous.

L’une marchait sur Como, l’autre sur Varèse; la troisième se séparait des deux autres et se dirigeait sur Luino.

Il était évident que le plan des Autrichiens était de se placer entre Garibaldi et Lugano, et de lui couper toute retraite, soit sur le Piémont, soit sur la Suisse.

Nous partîmes alors de Buimo pour Arcisate.

D’Arcisate, Garibaldi me détacha avec ma compagnie, qui faisait toujours le service d’avant-garde, sur Viggia.

Arrivé là avec mes cent hommes, je reçus l’ordre de me porter immédiatement contre les Autrichiens.

La première colonne dont j’eus connaissance était la division d’Aspre, forte de cinq mille hommes.

Ce fut ce même général d’Aspre qui fit depuis les massacres de Livourne.

En conséquence de l’ordre reçu, je me préparai au combat, et, pour le livrer dans la meilleure situation possible, je m’emparai de trois petits villages formant triangle: Catzone, Ligurno et Rodero.

Ces trois villages gardaient toutes les routes venant de Como.

Derrière ces villages se trouvait une forte position, San-Maffeo, rocher inexpugnable, duquel je n’avais, en quelque sorte, qu’à me laisser rouler pour descendre en Suisse, c’est-à-dire en pays neutre.

J’avais divisé mes cent hommes en trois détachements; chaque détachement occupait un village.

J’occupai Ligurno.

J’y étais arrivé pendant la nuit avec quarante hommes, et m’y étais fortifié du mieux que j’avais pu.

Au point du jour, les Autrichiens m’attaquèrent.

Ils s’étaient d’abord emparés de Rodero, qu’ils avaient trouvé abandonné; pendant la nuit, sa garnison s’était retirée en Suisse. Je restais avec soixante-huit hommes.

Je rappelai les trente hommes que j’avais à Catzone, et, au pas de course, je gagnai San-Maffeo; là, je pouvais tenir.

A peine y étais-je établi, que je fus attaqué; de Rodero, le canon autrichien nous envoyait des boulets et des fusées à la congrève.

Je jetai les yeux autour de nous: le pied de la montagne était complétement entouré par la cavalerie.

Nous ne résolûmes pas moins de nous défendre vigoureusement.

Les Autrichiens montèrent à l’assaut de la montagne; la fusillade commença. Par malheur, chacun de nous n’avait qu’une vingtaine de cartouches, et nos fusils étaient plus que médiocres.

Au bruit de notre fusillade, les montagnes de la Suisse voisines de San-Maffeo se couvrirent de curieux. Cinq ou six Tessinois, armés de leurs carabines, n’y purent pas tenir; ils vinrent nous rejoindre et firent avec nous le coup de feu en amateurs.

Je gardai ma position et soutins le combat jusqu’à ce que mes hommes eussent brûlé leurs dernières cartouches.

J’espérais toujours que Garibaldi entendrait le canon des Autrichiens et viendrait au feu; mais Garibaldi avait autre chose à faire que de nous secourir; il venait d’apprendre que les Autrichiens s’avançaient sur Luino, et il marchait à leur rencontre.

Toutes mes cartouches brûlées, je pensai qu’il était temps de songer à la retraite. Guidés par nos Tessinois, nous prîmes, à travers les rochers, un chemin connu des seuls habitants du pays.

Une heure après, nous étions en Suisse.

Je me retirai avec mes hommes dans un petit bois; les habitants nous prêtèrent des caisses où nous cachâmes nos fusils, afin de les y retrouver à la prochaine occasion.

Nous avions tenu plus de quatre heures, soixante-huit hommes contre cinq mille.

Le général d’Aspre fit mettre dans tous les journaux qu’il avait soutenu un combat acharné contre l’armée de Garibaldi, qu’il avait mise en complète déroute.

Il n’y a que les Autrichiens pour faire de ces sortes de plaisanteries!

XIII
SUITE DE LA CAMPAGNE DE LOMBARDIE

Garibaldi marchait, comme je l’ai dit, sur Luino; mais, avant d’y arriver, il reçut la nouvelle que Luino était déjà occupé par les Autrichiens, en même temps que la colonne d’Aspre, après sa grande victoire sur nous, s’emparait d’Arcisate.

La retraite de Garibaldi sur la Suisse devenait dès lors très-difficile. Il se décida donc à marcher droit à Morazzone, position très-forte et, par conséquent, très-avantageuse.

D’ailleurs, le bruit du canon qu’il avait entendu lui avait fait venir l’eau à la bouche.

A peine y fut-il campé, qu’il se vit complétement entouré par cinq mille Autrichiens.

Il avait cinq cents hommes avec lui.

Pendant toute une journée, avec ses cinq cents hommes, il soutint l’attaque des cinq mille Autrichiens. La nuit venue, il forma ses hommes en colonnes serrées, et s’élança sur l’ennemi à la baïonnette,

Favorisé par l’obscurité, il fit une sanglante trouée, et se retrouva en rase campagne.

A une lieue de Morazzone, il licencia ses hommes, leur donna rendez-vous à Lugano, et, à pied, avec un guide déguisé en paysan, il partit pour la Suisse.

Un matin, j’appris à Lugano que Garibaldi, que l’on disait tué, ou tout au moins pris à Morazzone, était arrivé dans un village voisin.

Alors les paroles prophétiques d’Anzani me revinrent à la mémoire.

Je courus à Garibaldi; je le trouvai dans son lit, brisé, moulu, parlant à peine. Il venait de faire une marche de seize heures, et n’avait échappé aux Autrichiens que par miracle.

Sa première question en me voyant fut:

—As-tu ta compagnie prête?

—Oui, lui répondis-je.

—Eh bien, laisse-moi dormir cette nuit; demain, nous rallierons nos hommes et nous recommencerons.

Je ne pus m’empêcher de rire; il était évident que, le lendemain, il serait courbaturé à ne pas remuer une jambe.

Le lendemain, à mon grand étonnement, Garibaldi était sur pied; l’âme et le corps sont de pair chez cet homme, tous deux sont de bronze.

Mais il n’y avait plus rien à faire; la campagne de Garibaldi en Lombardie était finie.

Alors Garibaldi rentra en Piémont, et revint à Gênes.

Là, il reçut les propositions que lui apportait une députation sicilienne.

Ces propositions étaient de s’embarquer pour la Sicile et d’y soutenir la cause de la Révolution.

Il les accepta d’abord et se rendit avec trois cents hommes à Livourne; mais, là, apprenant ce qui se passait à Rome, il abandonna l’idée de son expédition de Sicile, et partit pour Rome.

C’est là que nous le retrouverons bientôt.

Quant à moi, resté à Lugano avec ma compagnie, qui, ayant rallié quelques déserteurs, se trouvait être de quatre-vingts hommes, il me fut permis de me tenir avec eux dans un dépôt.

Nos armes étaient toujours cachées et à portée de notre main.

Pendant ce moment de repos, nous organisâmes, pour ne pas perdre notre temps, une insurrection en Lombardie.

Le gouvernement suisse en fut prévenu, et fit occuper le canton du Tessin par les contingents fédéraux.

On résolut alors de m’interner.

Je fus, avec deux cents hommes, la plupart ayant servi sous Garibaldi, les autres ayant servi avec moi, envoyé à Bellinzona, où l’on nous garda dans une caserne, comme dangereux et pouvant violer la frontière.

Le projet ne continua pas moins de marcher.

Les généraux Ascioni et d’Apice devaient partir de Lugano, et se diriger sur Como par la vallée d’Intelvi.

Quant à moi, je devais partir de Bellinzona, traverser le passage du Jorio, un des plus élevés et des plus difficiles de la frontière, descendre sur le lac de Como et appeler les habitants aux armes. Après quoi, avec ma troupe, je me réunirais aux deux généraux.

Comme nous étions gardés à vue, la chose était assez difficile à exécuter.

Sur une hauteur dominant Bellinzona sont les ruines d’un vieux château ayant, autrefois, appartenu aux Visconti.

C’est là que j’avais fait déposer nos armes et les munitions que j’avais pu me procurer depuis.

J’avais en tout deux cent cinquante hommes. Je les divisai en huit ou dix bandes qui devaient, par plusieurs routes, et en évitant la surveillance des troupes, se réunir au château.

Contre toute attente, la chose réussit complétement.

Chacun se trouva au rendez-vous sans avoir rencontré aucun empêchement; j’armai tout mon monde et me trouvai prêt à partir pour la montagne, c’est-à-dire à traverser la frontière.

Tout à coup, j’entendis battre la générale; les troupes se disposaient à marcher à ma poursuite.

Mais alors les habitants, qui m’avaient pris en grande amitié, se soulevèrent en ma faveur et menacèrent, si le tambour ne se taisait pas, de sonner le tocsin et de faire des barricades.

Délivré de ce souci, je donnai à mes hommes l’ordre de se mettre en marche; nous étions à la fin d’octobre, la bise soufflait et nous promettait une nuit de tempête.

Nous marchâmes toute la nuit contre le vent, le visage fouetté par la neige. Le jour vint, et nous marchâmes tout le jour; il fallait traverser la cime couverte de neige du Jorio; l’hiver avait rendu les passages impraticables; nous les franchîmes cependant, avec la neige presque toujours jusqu’au-dessus des genoux, souvent jusqu’aux aisselles.

Après des peines infinies, nous arrivâmes enfin au sommet; mais, là, un ennemi plus terrible que tous ceux que nous avions vaincus jusqu’alors nous attendait: la tourmente.

En un instant, nous fûmes complétement aveuglés et nous ne vîmes plus à dix pas autour de nous.

Je dis alors à mes hommes de se serrer les uns contre les autres, de marcher sur une seule file et de me suivre en avançant le plus vite possible. Trois restent en arrière, tombent pour ne plus se relever, sont ensevelis sous la neige et dorment, ou veillent peut-être, au sommet du Jorio.

Je marchais le premier, sans suivre aucune route tracée, sans savoir où j’allais, me fiant à notre bonne fortune, quand tout à coup je m’arrête; le rocher manquait sous mes pieds; un pas de plus, je tombais dans le précipice!

Je fis faire halte, ordonnant que chacun restât à sa place jusqu’au jour.

Seul alors, avec un guide, je cherchai un chemin toute la nuit; à chaque instant, la terre, ou plutôt la neige, manquait sous nous, ou bien le pied nous glissait. C’est par miracle que ni l’un ni l’autre de nous deux ne fut enseveli—ou tué dans sa chute.

Enfin, au point du jour, nous arrivâmes près de quelques cabanes abandonnées. Cependant, comme elles offraient un abri, je voulus retourner vers mes hommes.

Mais alors les forces me manquèrent, et je tombai brisé par la fatigue et roidi par le froid.

Mon guide me porta dans une des cabanes, parvint à allumer du feu et me fit revenir à moi.

Pendant ce temps, le bonheur voulut que mes hommes suivissent le même chemin que j’avais suivi, de sorte que, deux heures après, ils m’avaient rejoint.

Nous nous remîmes en route et descendîmes à Gravedona, sur le lac de Como.

Arrivé là, je me mis, après une halte d’une demi-journée, en marche pour rejoindre les deux généraux avec lesquels j’avais rendez-vous, et qui, pendant mon passage, avaient dû faire un soulèvement.

Mais les deux généraux, au lieu de battre les Autrichiens, avaient été battus, et j’allai donner de la tête contre la division Wohlgemuth, qui occupait déjà le val d’Intelvi, et contre des bateaux à vapeur pleins d’Autrichiens.

Alors, je pris un chemin de traverse, j’entrai dans le val Menaggio et j’occupai, à son extrémité, Portezzo, sur le lac de Lugano, me réservant, pour ma retraite, le val Cavarnia, qui aboutissait à la frontière suisse.

La position était magnifique; j’étais en communication avec Lugano, d’où je pouvais recevoir des hommes et des munitions; mais personne ne vint me rejoindre, et j’y restai huit jours inutilement.

Au bout de ce temps, les Autrichiens concentrèrent leurs forces et marchèrent sur Portezzo. Je me retirai dans le val Cavarnia, et fis halte dans la montagne de San-Lucio, qui sépare la Lombardie de la Suisse. Je comptais, si l’on m’attaquait, en faire autant qu’à San-Maffeo.

Mais il n’y eut que quelques coups de fusil échangés.

Deux de mes hommes moururent de leurs blessures.

Il n’y avait rien à faire; tous les passages étaient couverts de neige; l’hiver devenait de plus en plus rigoureux; je rentrai en Suisse; je cachai mes fusils, et me cachai ensuite moi-même.

Par malheur, j’étais plus difficile à cacher qu’un fusil, et, comme j’étais fort compromis, il s’agissait pour moi, non plus d’un simple internement, mais de la prison; trop heureux si, une fois arrêté, les autorités suisses ne me livraient pas aux Autrichiens.

Je résolus donc de faire tout ce que je pourrais pour rentrer en Piémont.

On me prêta une voiture pour sortir de Lugano. Une fois sorti, j’eusse gagné Magadino; de Magadino, je passais à Gênes, et, de Gênes, Dieu sait où.

Je traversais donc Lugano en voiture, lorsqu’un chariot chargé de bois, qui obstruait la rue, m’arrêta. Il fallait attendre qu’il fût déchargé. J’attendis en rongeant mon frein; mais, en ce moment, le commandant du bataillon fédéral passa. Il me reconnut, appela la garde, et me fit arrêter.

On me conduisit en prison; c’était le moins que je devais attendre.

Cependant il m’arriva mieux encore. Comme les principaux habitants de Lugano étaient tous mes amis, ils obtinrent que, au lieu de rester en prison, je serais conduit aux frontières sardes.

Je ne fis que traverser le Piémont. La Toscane était en république; je m’embarquai à Gênes, et je partis pour Florence. A Livourne, une dépêche télégraphique nous apprit que le grand-duc, trompant Montanelli par une maladie, venait de s’enfuir de Sienne et s’était réfugié à Porto-Ferrajo.

Aussitôt Guerazzi ordonna à la garde nationale de Livourne de s’embarquer, de poursuivre le duc et de l’arrêter.

Comme il signait cet ordre, on lui dit que j’étais arrivé à Livourne.

—Offrez-lui le commandement de l’expédition dit Guerazzi, et tâchez qu’il accepte.

Comme on le comprend bien, il ne fallut pas me prier fort ni longtemps; je me mis immédiatement aux ordres du gouvernement provisoire.

Nous nous embarquâmes à bord du Giglio et fîmes voile pour l’île d’Elbe.

A peine étions-nous en mer, qu’on signala une frégate à vapeur. Était-elle française, anglaise, autrichienne? Nous n’en savions rien; mais la prudence défendait d’en approcher de trop près.

Je fis donc faire un détour au Giglio, et, au lieu d’aborder directement à Livourne, j’abordai à Golfo-di-Campo; je traversai l’île d’une traite, et j’arrivai à Porto-Ferrajo.

On n’avait pas vu le grand-duc.

L’expédition était finie.

Alors je revins à Florence, et j’y réorganisai librement les débris de ma colonne, que je renforçai de nouveaux volontaires; car tout ce qui était réfugié à Florence voulait venir avec moi.

Pendant mon séjour à Florence, deux essais de réaction furent tentés, et je les comprimai.

Un matin, le bruit se répandit que les Autrichiens entraient par la frontière de Modène; j’y courus avec mes hommes.

Il n’y avait rien.

Une troisième tentative de réaction réussit; le gouvernement du grand-duc fut rétabli, et, moi qui avais été chargé de l’arrêter, je fus naturellement contraint de partir.

Outre ma légion, il y avait à Florence une légion polonaise parfaitement organisée; je lui fis appel, elle me suivit.

Je traversai les Apennins, et descendis à Bologne.

J’y fus assez mal reçu par le gouvernement républicain, qui me traita de déserteur.

Le général Mezzacapo formait, à Bologne, une division destinée à marcher au secours de Rome. Il nous passe en revue, reconnaît que nous ne sommes pas des déserteurs, et fait de nous son avant-garde.

Nous suivions la route de Foligno, de Narni et de Civita-Castellana. Arrivés là, nous appuyâmes sur la Sabine pour éviter les Français.

Nous entrâmes à Rome par la porte San-Giovanni.

Disons où en était Rome.

XIV
ROME

Dans la matinée du 24 avril, l’avant-garde de la division française était arrivée devant le port de Civita-Vecchia, et un aide de camp du général Oudinot était descendu à terre pour parlementer avec le préfet de la république romaine, Manucci. Il lui dit que le but de l’intervention française était de sauvegarder les intérêts matériels et moraux de la population romaine; que la France voulait, ennemie qu’elle était du despotisme et de l’anarchie, assurer à l’Italie une sage liberté; qu’elle espérait trouver dans le peuple romain l’antique sympathie qui l’avait uni au peuple français, mais qu’en attendant, comme la flotte ne pouvait tenir la mer sans danger, un prompt permis de débarquement était nécessaire; dans le cas où ce permis serait refusé, le général français, à son grand regret, serait contraint d’employer la force. En outre, il devait prévenir la ville de Civita-Vecchia que, dans le cas où un seul coup de fusil serait tiré, elle serait imposée à un million.

Et, ce disant, sans attendre de réponse du gouvernement de Rome, auquel Manucci voulait en référer, le général Oudinot désarmait le bataillon Metara, occupait le fort, fermait l’imprimerie de la ville, mettait une sentinelle à la porte, et s’opposait au débarquement d’un corps de cinq cents Lombards.

Ces cinq cents Lombards étaient le bataillon de bersaglieri commandé par Manara, lequel, chassé de sa patrie, repoussé du Piémont, venait demander un tombeau à Rome.

Ce bataillon se composait de l’aristocratie lombarde, et venait se joindre aux défenseurs de la République.

Dandolo l’avoue lui-même, dans son livre des Volontaires et des Bersaglieri: ce n’était point par sympathie pour la cause des Romains, mais parce qu’il ne savait plus à quel autre lieu du monde demander un asile.

Les bersaglieri étaient arrivés deux jours après le général Oudinot; c’était alors le général qui donnait les permis de débarquement dont il s’était passé.

Henri Dandolo, descendant du doge du même nom, portant comme l’historien, fils du célèbre vainqueur de Constantinople, le prénom de Henri, descendit deux fois à terre pour demander au général cette permission; non-seulement elle lui fut refusée, mais l’ordre positif lui fut donné de retourner en arrière.

Il vint rapporter cette réponse à Manara, qui descendit à son tour pour voir s’il serait plus heureux que son lieutenant.

Mais Manara ne fut pas plus heureux que Henri Dandolo.

—Vous êtes Lombard? lui demanda le général.

—Sans doute, répondit Manara.

—Eh bien, répliqua Oudinot, d’où vient que, étant Lombard, vous vous mêlez des affaires de Rome?

—Vous vous en mêlez bien, vous qui êtes Français, répondit Manara.

Puis, tournant le dos au général, il revint à bord.

Mais, lorsqu’on sut à bord que le général français s’opposait à la descente, l’exaspération fut à son comble.

On avait beaucoup souffert de la mer mauvaise et de l’entassement, depuis le départ de Gênes; bersaglieri et volontaires voulaient sauter à l’eau et gagner la côte à la nage, au risque de ce qui pourrait arriver.

Lorsque Manara vit que ses hommes étaient bien décidés à recourir à cette extrémité, il retourna une seconde fois près du général Oudinot, et, après une longue insistance, il obtint que le bataillon débarquerait à Porto-d’Anzio.

Le général français exigeait d’abord que Manara se tînt loin de Rome, et tout à fait neutre jusqu’au 4 mai, époque où, disait-il, tout serait fini.

Mais Manara refusa.

—Général, répondit-il, je ne suis qu’un major au service de la république romaine, subordonné moi-même au ministre et à mon général. Dépendant d’eux, je ne puis prendre un tel engagement.

M. Manucci crut alors, au nom du ministre de la guerre, devoir obtempérer aux conditions posées par le général Oudinot, et, moyennant cette promesse, les volontaires et les bersaglieri lombards purent le lendemain, 27 avril, au matin, débarquer à Porto-d’Anzio; ils partirent, le 28, pour Albano, et bivaquèrent dans la campagne de Rome.

Pendant la nuit, arriva un ordre du général Joseph Avezzana, ministre de la guerre, qui, soit qu’il ignorât l’engagement pris par M. Manucci au nom de Manara, soit qu’il n’en tînt pas compte, enjoignait aux bersaglieri de se mettre à l’instant même en marche pour Rome.

Pendant la matinée du 29, au milieu des applaudissements d’une foule innombrable, ils firent leur entrée à Rome.

A la nouvelle de l’arrivée des Français à Civita-Vecchia, l’assemblée romaine s’était déclarée en permanence.

Alors, cette grave question s’agita:

Ouvrira-t-on les portes aux Français, ou opposera-t-on la force à la force?

Le triumvir Armellini et beaucoup d’autres étaient d’avis que l’on reçût les Français en amis.

Mazzini, Cernuschi, Sterbini et la majorité voulaient qu’on se défendît énergiquement et jusqu’à la dernière extrémité.

Il fallait, avant tout, sauver l’honneur, disaient-ils.

L’Assemblée n’hésita point: le 26 avril, à deux heures de l’après-midi, le décret suivant fut voté aux applaudissements de Rome tout entière:

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