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Mémoires de Garibaldi, tome 2/2

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«Au nom de Dieu et du peuple,

»L’Assemblée, d’après la communication reçue par le triumvirat, lui remet entre les mains l’honneur de la République et le charge de repousser la force par la force.»

La résistance décrétée, Cernuschi, qui avait fait les barricades de Milan, fut nommé inspecteur des barricades de Rome: les points élevés furent garnis de canons, et le peuple s’agita, haletant, dans l’attente d’un grand événement.

C’est alors que l’homme providentiel apparut.

Tout à coup un grand cri retentit dans les rues de Rome:

—Garibaldi! Garibaldi!

Puis une foule immense, le précédant, criait en jetant les chapeaux en l’air et en faisant voler les mouchoirs:

—Le voilà! le voilà!

Il serait impossible de décrire l’enthousiasme qui s’empara de la population à sa vue; on eût dit que c’était le dieu sauveur de la République qui accourait à la défense de Rome; le courage du peuple grandit alors de sa confiance, et il sembla que l’Assemblée avait non-seulement décrété la défense, mais encore la victoire.

Quelques lignes de l’Histoire de la révolution romaine, par Biagio Miraglia, donneront une idée de cet enthousiasme:

«Ce vainqueur mystérieux, environné d’une si brillante auréole de gloire, qui, étranger aux discussions de l’Assemblée, et les ignorant, entrait à Rome la veille même du jour où la République allait être attaquée, était, dans l’esprit du peuple romain, le seul homme capable de soutenir le décret de résistance.

»Aussi, à l’instant même, les multitudes se réunirent-elles à l’homme qui personnifiait les besoins du moment et qui était l’espérance de tous.»

Ainsi le besoin public rendait à Garibaldi son titre de général, contesté dans la dernière guerre par ceux-là mêmes pour lesquels il se battait.

*
*  *

Voici quelques détails qui, dans la nécessité où il était de partir promptement pour la Sicile, n’ont pu nous être donnés par Garibaldi lui-même; mais ils nous sont donnés par son ami, M. Vecchi, l’historien de la guerre de 1848, le membre de l’assemblée constituante romaine, le soldat du 30 avril, des 3 et 30 juin; celui, enfin, chez qui Garibaldi passa son dernier mois de séjour à Gênes, et de la maison duquel il partit pour s’embarquer.

Nous laissons parler M. Vecchi, ou plutôt nous donnons ses notes originales.

M. Vecchi parle aussi purement le français que l’italien.

*
*  *

La mort de Rossi et la fuite du pape trouvèrent Garibaldi à Ravenne, où il avait enrôlé une forte légion de volontaires.

Il résolut de se rendre seul à Rome pour s’entendre avec le gouvernement provisoire, dont Sterbini était le factotum; mais on lui fit comprendre que sa présence à Rome était aussi dangereuse que les cantonnements de ses légionnaires dans les légations; on lui ordonna de se caserner à Macerata, ville calme et tranquille, où on le fit précéder par une réputation de brigand.

Aussi, à peine installé, reçut-il l’ordre de passer avec sa légion à Rieti. La troupe s’achemina par Tolentino, Foligno et Spolète.

Lui vint à Ascoli, parce qu’il avait su que la police bourbonienne et papiste, par l’argent, l’intimidation et l’anathème, commençait à soulever la population des Apennins contre le gouvernement provisoire de Rome.

J’étais alors capitaine au 23e de ligne dans l’armée piémontaise, et je jouissais de ma permission de deux mois à Ascoli, lorsque mes concitoyens me nommèrent député à la constituante romaine.

Le 20 janvier, je reçus la visite de Garibaldi; le lendemain, il voulut partir pour Rieti en traversant la montagne, foisonnant tout à la fois de neige et de brigands; les conseils de la prudence, l’opposition des patriotes, ne firent que surexciter son désir de touriste militaire; pendant plus d’une lieue, nous fûmes accompagnés par la foule, qui pleurait et se lamentait; beaucoup m’embrassèrent, croyant qu’ils ne me reverraient plus.

Le général était suivi de Nino Bixio, son officier d’ordonnance, du capitaine Sacchi, son compagnon de guerre dans le nouveau monde, et d’Aguyar, son nègre.

Le reste de sa suite se composait de moi et d’un petit chien, qui, blessé à la patte le jour du combat de San-Antonio, déserta le drapeau de Buenos-Ayres, sous lequel il avait marché jusque-là, pour s’enrôler sous la bannière de Garibaldi.

L’intelligente petite bête marchait toujours en clopinant entre les quatre jambes du cheval de Garibaldi.

Il s’appelait Guerillo.

La première nuit, nous logeâmes chez le gouverneur d’Arguata, Gaetano Rinaldi, chef de la réaction cléricale, qui surgissait derrière nous au fur et à mesure que nous avancions.

Nous restâmes dans une salle du rez-de-chaussée, non éclairée, jusqu’à dix heures du soir, avec des gens qui entraient, sortaient, chuchotaient. Je le fis remarquer au général, qui me répondit en français avec son calme habituel:

—Ils ordonnent le menu du dîner.

Il ne croyait pas si bien dire; nous sortîmes de table à minuit, et nous fûmes traités comme des cardinaux. En partant, nous reçûmes du gouverneur quatre livres de truffes pour notre voyage. A quatre heures du matin, nous montions à cheval, et le fils de M. Rinaldi nous accompagnait jusqu’au sommet de la montagne avec un drapeau tricolore en soie. A midi, nous dévorâmes un agneau que le général fit rôtir par quartiers devant des fagots allumés; le soir, nous logeâmes dans une auberge isolée, pleine de paysans armés. Peut-être avaient-ils reçu le mot d’ordre d’Arguata; les physionomies étaient sinistres; tout ce monde fut invité par nous à boire, et refusa.

Nous nous retirâmes pour dormir, et nous dormîmes le sabre au côté, le doigt sur la gâchette du pistolet.

Garibaldi se leva, le genou droit enflé et le coude gauche endolori par les rhumatismes attrapés en Amérique; il ne put chausser sa botte et mit son bras en écharpe.

Après une demi-heure de marche, nos chevaux refusèrent d’aller plus avant. Nous gravissions en effet une montée escarpée que la gelée de la nuit avait rendue glissante comme un miroir.

Pendant une lieue, nos bêtes marchèrent sur nos manteaux, que nous étendions devant elles; nous traversâmes ensuite une plaine couverte de neige, nous en avions jusqu’au poitrail de nos chevaux; pour me réchauffer, je mis pied à terre et j’allai m’informer de la santé du général, qui chevauchait devant moi, un pied chaussé seulement; l’autre n’était couvert que par un bas de coton.

—Eh bien, lui demandai-je, comment allons-nous, général?

Il me salua avec ce sourire caressant qui est habituel à sa nature forte et sereine, et me dit:

—Merci, je me porte à merveille.

Comme je marchais à ses côtés, sans doute pour se distraire des douleurs cuisantes qui mordaient sa chair, sans en atteindre la sensibilité, il me montra du geste l’aspect grandiose de cette nature sauvage. En effet, nous nous trouvions au milieu de montagnes bizarres dont les cimes rocheuses ressemblaient à des châteaux forts bâtis par des Titans.

Partout des blocs de rochers minés par les siècles et détachés des sommets, qui avaient roulé dans des vallées étroites et escarpées et dans le lit d’un torrent qui écumait, terrible, bruyant et limoneux; çà et là, quelques rares maisons cachées dans des massifs de chênes, de hêtres, de châtaigniers, de sapins, se révélant par les fumées blanchâtres qui sortaient de leurs cheminées.

Ce paysage à la Salvator Rosa, assombri par la tourmente et rendu plus menaçant encore par le sifflement du vent, exalta l’âme de Garibaldi.

—C’est ici, dit-il, que je voudrais rencontrer l’armée tout entière de Radetzki; nos braves légionnaires ne laisseraient pas retourner un de ses soldats à Vienne; ici, nous vengerions Varus et nos frères morts dans la forêt de Teutberg.

Vers cinq heures, nous étions près de Cascia, petite réunion de maisons groupées sur le sommet d’une colline verdoyante; le vent avait chassé les nuages, le soleil brillait sur les sommets neigeux et en faisait des montagnes d’argent se détachant sur un fond d’azur qui tournait au rose vif vers le couchant.

Nous nous reposions prés d’une hutte de paille, lorsque quatre jeunes gens vinrent nous demander qui nous étions. Au nom de Garibaldi, ils partirent en courant, et, un quart d’heure après, le gonfalonier, les notabilités, la garde nationale, la foule, musique en tête, accoururent à notre rencontre pour inviter le général à venir jusqu’au village.

On dressa, comme avec une baguette de fée, un arc de triomphe de feuillage; le théâtre fut illuminé; il y eut dîner et bal dans la maison du gouverneur, qui, cependant, était un fier clérical.

Je me rappelle que, là, on présenta à Garibaldi un paysan poëte qui avait dicté—il ne savait ni lire ni écrire—tout un poëme sur la vie pastorale.

Vers neuf heures, un voisin me souffla tout bas à l’oreille qu’un jeune garçon de quinze ans languissait dans la prison communale, abruti par les coups et les mauvais traitements de son père, qui, s’étant remarié, à l’âge de soixante ans, avec une jeune paysanne, avait, à l’instigation de celle-ci, accusé son fils de lui avoir manqué de respect.

Le gouverneur reçut une vingtaine d’écus et jeta l’enfant en prison.

Je constatai le fait et j’en parlai au général.

Le père fut mandé, ainsi que le malheureux enfant. Ce fut une scène comique et hideuse à la fois. Le père voulait bien que l’on fît sortir son fils de prison; mais il réclamait naïvement la somme qu’il avait donnée pour l’y faire entrer. L’enfant pleurait à chaudes larmes et embrassait Garibaldi; quant au gouverneur, il ne savait quelle contenance garder. A la fin, il harangua le peuple du haut du balcon, et l’enfant fut porté en triomphe par tous les gamins du village.

Le lendemain, à cinq heures du matin, un détachement de la garde nationale partit avec nous, par une pluie fine et pénétrante.

Il nous accompagna jusqu’à Rieti, et escorta un employé des finances, emprisonné dans l’endroit où nous déjeunâmes, lequel était un espion payé par le général bourbonnien Landi, commandant la colonne mobile à la frontière des États romains.

La légion italienne, casernée à Rieti, se composait de trois bataillons (total quinze cents hommes), auxquels étaient joints quatre-vingt-dix lanciers habillés et montés aux frais de leur commandant, le comte Angelo Masina, de Bologne.

Ce fut avec eux que le comte marcha au secours de Rome.

Lors du débarquement des Français à Civita-Vecchia, la légion se trouvait à Anagni, berceau et tombe de Boniface VIII.

Aug. Vecchi.

*
*  *

Mais à ce général, qui avait tout un peuple à sa suite, il fallait des soldats.

On lui improvisa une brigade d’éléments étrangers les uns aux autres, d’hommes qui ne se connaissaient pas entre eux, et qui devaient se réunir, se fondre, s’amalgamer par l’effet de l’enthousiasme qu’il inspirait.

Cette brigade se forma: de deux bataillons de sa propre légion, parmi lesquels une quarantaine d’hommes revenus avec lui de Montevideo, portant la blouse rouge à parements verts; de trois cents hommes de retour de Venise; de quatre cents jeunes gens de l’Université; de trois cents douaniers mobilisés; enfin, de trois cents émigrés; en tout, deux mille cinq cents hommes, qui furent chargés de la défense des murs depuis la porte Portese jusqu’aux portes San-Pancracio et Cavallegieri, et occupant tous les points élevés en dehors des murailles de la villa Corsini, connus sous le nom des Quatre-Vents, jusqu’à la villa Pamphili.

C’était, selon toute probabilité, sur ce point que se porterait l’effort des Français, qui voulaient conserver Civita-Vecchia pour base de leurs opérations.

Le 28 avril, l’avant-garde française était à Palo, où, dès la veille, était arrivé, éclairant le chemin, un bataillon de chasseurs.

Le 29, elle était à Castel-di-Guido, c’est-à-dire à cinq lieues de Rome.

Alors le général en chef envoya en reconnaissance son frère, le capitaine Oudinot, et un officier d’ordonnance, avec quinze chevau-légers.

Cette reconnaissance s’avança vers le point où se divisent les deux routes Auréliennes, ancienne et nouvelle, et, à une lieue de Rome, rencontra les avant-postes romains.

L’officier qui commandait les avant-postes s’avança alors, et, s’adressant aux Français:

—Que voulez-vous? leur demanda-t-il.

—Aller à Rome, répondirent les Français.

—Cela ne se peut pas, dit l’officier italien.

—Nous parlons au nom de la république française.

—Et nous, au nom de la république romaine; ainsi donc, en arrière, messieurs!

—Et si nous ne voulons pas retourner en arrière?

—Nous tâcherons de vous y faire aller malgré vous.

—Par quel moyen?

—Par la force.

—Alors, dit l’officier français se tournant vers les siens, s’il en est ainsi, faites feu.

Et, en même temps, lui-même déchargea un pistolet qu’il tira de ses fontes.

—Feu! répondit l’officier qui commandait les avant-postes romains.

La reconnaissance, trop faible pour résister, se retira au galop, laissant entre nos mains un chasseur français engagé sous son cheval mort.

Il fut pris et emmené à Rome.

Le bulletin français dit que ce fut nous qui prîmes la fuite et qui fûmes poursuivis; mais, si cela était vrai, comment eût-il été possible que nous eussions fait et ramené à Rome un prisonnier, nous qui étions à pied, tandis que les Français étaient à cheval?

Au reste, nous aurons à relever plus d’une erreur de ce genre.

La reconnaissance alla donc reporter au général la nouvelle que Rome était prête à se défendre, et qu’il ne fallait point compter qu’il y entrât, comme il s’y attendait, sans coup férir et au milieu des acclamations du peuple.

Le général en chef français n’en continua pas moins sa marche.

Le jour suivant, c’est-à-dire le 30 avril, laissant à la Maglianilla les sacs de ses soldats, il s’avança au pas de course.

Relevons une nouvelle erreur relative au 30 avril, comme nous avons relevé celle relative au 29.

Certains écrivains français ont dit que, victimes d’une basse intrigue, les soldats avaient été attirés dans la ville à la suite d’une simple reconnaissance et étaient tombés dans un piége.

L’affaire du 30 ne fut pas une reconnaissance, et les Français ne furent pas attirés dans un piége.

L’affaire du 30 fut un combat auquel s’attendait parfaitement le général français, et la preuve, c’est que voici le plan de la bataille trouvé sur un officier français mort, et transmis, par le colonel Masi, au général ministre de la guerre[3]:

[3] Je ne fais point ici un roman, je publie des Mémoires. Je suis donc forcé de traduire textuellement. Je ne démens ni n’affirme: j’instruis un procès devant ce grand et dernier juge qu’on appelle la Vérité.

A. D.

«On devra diriger une double attaque par les portes Angelica et Cavallegieri, afin de partager l’attention de l’ennemi.

»Par la première, on forcera les troupes ennemies qui campent sur le Monte-Mario, et ensuite on pourra occuper la porte Angelica.

»Lorsque nos troupes auront occupé ces deux points, nous pousserons l’ennemi avec toute la force possible, en tout sens, et le point général de ralliement sera la place Saint-Pierre.

»On recommande surtout d’épargner le sang français.»

L’idée du général français non-seulement était mauvaise, mais encore fut mal exécutée; nous allons essayer de le prouver.

La route qui mène de Civita-Vecchia à Rome se sépare en deux, à quinze cents mètres, à peu près, des murailles; à droite, elle mène à la porte San-Pancracio; à gauche, à la porte Cavallegieri, voisine de l’angle saillant du Vatican.

Voulant suivre le plan arrêté et prendre par derrière le Monte-Mario, puis assiéger la porte Angelica, l’armée française, arrivée à la bifurcation, devait tourner, avec une brigade, à gauche dans la direction de l’aqueduc Paolo, et, avec l’autre, prendre à droite, vers le casale de San-Pio, et tenter de s’emparer de la porte Cavallegieri.

Là fut l’erreur grave que commirent les Français. Ils lancèrent sur la droite les voltigeurs du 20e de ligne, qui trouvèrent un terrain âpre, coupé de bois et d’un accès difficile, et, sur les hauteurs de gauche, les chasseurs de Vincennes; à cent cinquante mètres environ des murs, ces braves enfants perdus de l’armée ennemie furent foudroyés par la grêle de mitraille que vomissait la batterie du bastion San-Mario.

Cependant le mal fut moins grand pour eux qu’il aurait pu l’être, à cause de cette habileté, conquise dans la guerre contre les Arabes, de se faire des remparts de tous les accidents de terrain.

De leur côté, leur feu, admirablement dirigé, nous causait de grandes pertes. C’est là que furent tués: le lieutenant Marducci, jeune homme de la plus grande espérance, dont la mère, depuis la rentrée du pape Pie IX, fut condamnée à huit jours de prison pour avoir déposé des fleurs sur la tombe de son fils; l’adjudant-major Enrico Pallini, le brigadier della Ridova, le capitaine Pifferi, le lieutenant Belli et quelques autres, obscurs pour le monde mais chers à nous, tels que de Stephanis, Ludovic et le capitaine Leduc, brave Belge qui avait combattu pour nous dans la guerre de l’indépendance.

Mais les vivants ne manquaient pas pour succéder aux morts.

Dès le matin, le roulement des tambours annonça aux Romains l’approche des Français, et, en un instant, les murs et les bastions furent couverts d’hommes.

Pendant que le feu des voltigeurs du 20e de ligne et celui des chasseurs de Vincennes répondaient au nôtre, le gros de la colonne française continuait de s’avancer.

Au moment où elle apparut, une batterie de quatre pièces, placée sur un bastion, commença de la mitrailler.

Le général français établit aussitôt sur les aqueducs une batterie, chargée de répondre à notre feu, et fit monter, sur une colline, deux autres pièces qui firent face aux jardins du Vatican, où se trouvaient peu de soldats, mais une immense quantité de peuple en armes.

Notre feu s’étant ralenti un instant à cause de la justesse de tir des chasseurs de Vincennes, le général français lança la brigade Molière, qui s’avança bravement jusqu’au pied des murailles; mais, comme je l’ai dit, les morts avaient été rapidement remplacés, et le feu se ranima plus ardent, écrasant les têtes des colonnes Marulaz et Bouat; force leur fut donc de battre en retraite et de chercher un abri dans les plis du terrain.

Garibaldi suivait tous ces mouvements des jardins de la villa Pamphili. Il jugea que le moment de donner à son tour était arrivé, et il glissa plusieurs petits détachements à travers les vignes; mais cette manœuvre fut découverte, et, du 20e de ligne, on envoya un renfort pour empêcher que les chasseurs de Vincennes ne fussent surpris, et pour les protéger.

Garibaldi fit dire alors que, si on lui envoyait un renfort de mille hommes, il répondait du succès de la journée.

On lui envoya aussitôt le bataillon du colonel Galleti et le premier bataillon de la légion romaine, commandé par le colonel Morelli. Il disposa plusieurs compagnies pour défendre les passages menacés; d’autres furent chargés de protéger les flancs et les derrières de la sortie, et, à la tête de tout ce qui lui restait d’hommes, il s’élança sur les Français.

Par malheur, du haut des remparts, les nôtres prirent les hommes de Garibaldi pour des soldats du général Oudinot, et firent feu sur eux. Garibaldi s’arrêta jusqu’à ce que l’erreur fût reconnue, et alors, à la baïonnette, il s’élança à ciel ouvert sur le centre de l’armée française.

Là s’engagea un combat terrible entre les tigres de Montevideo, comme on les appelait, et les lions d’Afrique. Français et Romains se battaient corps à corps, se poignardaient à la baïonnette, luttaient, se renversaient, se relevaient.

Garibaldi avait enfin trouvé des ennemis dignes de lui.

Là furent tués, parmi nous, le capitaine Montaldi, les lieutenants Rigli et Zamboni; là furent blessés le major Marochetti, le chirurgien Schienda, l’officier Ghiglioni, le chapelain Ugo Bassi, qui, sans armes, au milieu des combattants, affrontait les blessures et la mort, pour secourir les blessés et consoler les mourants; cœur pieux, âme miséricordieuse, dont les prêtres firent un martyr; enfin, les lieutenants d’All’Oro, Tressoldi, Rolla et le jeune Stadella, fils du général napolitain.

Après une lutte d’une heure, les Français furent obligés de céder; une partie se débanda dans la campagne, une autre partie se mit en retraite sur le corps principal.

Deux cent soixante restèrent nos prisonniers.

Ce fut en ce moment que le capitaine d’artillerie Faby, officier d’ordonnance du général en chef, voyant le mauvais succès de l’attaque si mal combinée du général, crut y apporter remède en proposant à son chef de guider une nouvelle attaque par un chemin qui lui était connu, disait-il, et qui le conduirait, inaperçu, jusque sous les murs de Rome, en face des jardins du Vatican.

Ce chemin était flanqué de quatre ou cinq maisons où l’on pourrait laisser des détachements, et qui étaient cachées au milieu des vignes.

Le général en chef accepta, lui donna une brigade du corps Levaillant, et le capitaine Faby partit.

L’entreprise fut facile à son début, et la marche de la colonne resta, en effet, ignorée des défenseurs de Rome jusqu’à la route consulaire de la porte Angelica; mais, là, au premier éclair que le soleil tira des armes françaises, un feu terrible, parti de toute l’enceinte des jardins pontificaux, accueillit la colonne, et une des premières balles frappa le capitaine Faby qui la conduisait.

Quoique privée de son guide, la colonne se défendit vaillamment et, pendant quelque temps, répondit au feu des murailles; mais, décimés, écrasés, foudroyés, ayant, sur leurs derrières, nos troupes du Monte-Mario, devant eux le feu du château Saint-Ange, qui leur fermait le chemin de la porte Angelica, exposés à découvert à la grêle de balles et de mitraille qui pleuvait des jardins du Vatican et qui ne leur permettait pas de reprendre leurs anciennes positions, les Français furent obligés de se réfugier dans les petites cassines éparses dans les vignes et disséminées le long de la route, où notre artillerie continua de les foudroyer.

Ainsi, une brigade entière, qui était l’aile gauche du corps d’armée français, se trouva séparée de son centre et en danger d’être faite prisonnière.

Par bonheur pour le général Levaillant, nos troupes du Monte-Mario ne descendirent point, et deux mille hommes, massés derrière la porte Angelica, ne bougèrent pas.

Le général en chef n’était pas plus heureux sur sa droite, c’est-à-dire sur le point où avait combattu Garibaldi; un instant le feu et la lutte avaient cessé par la retraite des Français; mais, en voyant ses hommes repoussés, le général Oudinot, craignant d’être coupé dans ses communications avec Civita-Vecchia, avait poussé en avant les restes de la brigade Molière, et le combat, refroidi un instant, avait repris une nouvelle ardeur. Mais la science de la guerre, la discipline, le courage, l’attaque impétueuse, tout échoua devant nos soldats, tout jeunes, tout inexpérimentés qu’ils étaient.

C’est que Garibaldi était là, debout à cheval, les cheveux au vent, pareil à la statue d’airain du dieu des batailles.

A la vue de l’invulnérable, chacun se rappela les exploits des immortels ancêtres et de ces conquérants du monde, dont il foulait les tombeaux; on eût dit que tous savaient que l’ombre des Camille, des Cincinnatus et des César les regardait du haut du Capitole. A la violence, à la furie française, ils opposèrent le calme romain, la suprême volonté du désespoir.

Après quatre heures d’un combat obstiné, le chef d’un bataillon du 20e de ligne, aujourd’hui le général Picard, grâce à des efforts inouïs, à un courage prodigieux, s’empara, avec trois cents hommes, d’une bonne position qu’il força les jeunes gens de l’Université de lui abandonner; mais, presque aussitôt, Garibaldi, ayant reçu un bataillon d’exilés commandé par Arcioni, un détachement de la légion romaine, avec deux compagnies de la même légion, se jeta en avant, tête basse, baïonnette croisée, reprit à son tour l’offensive, et, avec une fougue irrésistible, renversant tout obstacle, enveloppa, dans la maison dont il s’était fait une forteresse, le chef de bataillon Picard, qui, attaqué de tous côtés par nos hommes, et de face par Nino Bixio, qui lutta corps à corps avec lui, fut enfin forcé de se rendre avec ses trois cents hommes.

Cette lutte gigantesque décida de la journée, et changea complétement la face des choses. Il n’était plus question de savoir si Oudinot entrerait dans Rome, mais s’il pourrait retourner à Civita-Vecchia.

Garibaldi, en effet, maître de la villa Pamphili et de la position des aqueducs, dominait la voie Aurélienne, et, par un mouvement rapide, pouvait précéder les Français à Castel-di-Guido et leur fermer la route.

Le résultat de ce mouvement était certain; l’aile gauche des Français, écrasée sous les jardins du Vatican et abritée, comme nous l’avons dit, dans les cassines éparses, ne pouvait battre en retraite sans s’exposer au feu exterminateur de l’artillerie et de la fusillade des murs.

L’aile droite, battue et dispersée à ciel ouvert par Garibaldi, se trouvait dans ce moment de découragement fatal qui suit une défaite inattendue, et ne pouvait opposer qu’une faible résistance. De plus, les Français étaient exténués par un combat de dix heures, et sans cavalerie aucune pour protéger leur retraite.

Nous avions deux régiments de ligne en réserve, deux régiments de dragons à cheval, deux escadrons de carabiniers, le bataillon de Lombards, commandé par Manara, enchaîné, il est vrai, par la parole de Manucci, et, derrière eux, un peuple tout entier.

Garibaldi avait jugé la situation, car, du champ de bataille, il écrivait au ministre de la guerre Avezzana:

«Envoyez-moi des troupes fraîches, et, de même que je vous avais promis de battre les Français, parole que j’ai tenue, je vous promets d’empêcher que pas un ne rejoigne leurs vaisseaux.»

Mais alors, dit-on, le triumvir Mazzini opposa sa parole puissante à ce projet.

—Ne nous faisons pas, dit-il, un ennemi mortel de la France, par une défaite complète, et n’exposons pas nos jeunes soldats de réserve, en rase campagne, contre un ennemi battu, mais valeureux.

Cette grave erreur de Mazzini enleva à Garibaldi la gloire d’une journée à la Napoléon, et rendit infructueuse la victoire du 30; erreur fatale, et cependant excusable chez un homme qui avait mis toutes ses espérances dans le parti démocratique français dont Ledru-Rollin était le chef, erreur qui eut pour l’Italie d’incalculables conséquences.

Le plan de Garibaldi, s’il eût été adopté, pouvait changer les destins de l’Italie.

En effet, la position était des plus simples, et j’en appellerai, aujourd’hui que les haines sont éteintes et qu’un nouveau jour se lève pour l’Italie, à la loyauté de nos adversaires eux-mêmes.

Oudinot avait attaqué Rome avec deux brigades, une sous les ordres du général Levaillant, l’autre sous les ordres du général Molière; un bataillon de chasseurs à pied, douze canons de campagne et cinquante chevaux, complétaient la division; nous avons vu à quel fâcheux état était réduit, dans la soirée du 30 avril, ce corps d’armée, dont l’aile gauche avait été maladroitement allongée et l’aile droite rejetée sur son centre par Garibaldi, maître de la villa Pamphili, des aqueducs et de la vieille voie Aurélienne; il fallait, sans perdre un instant et avec toutes les troupes disponibles, se porter en avant, forcer les Français, ou à une fuite rapide, nécessaire s’ils voulaient regagner Civita-Vecchia, ou à un nouveau combat, qui se fût terminé par leur complète destruction dans la position défavorable où ils se trouvaient.

Ou l’armée française eût été anéantie, ou elle eût été forcée de déposer les armes.

Ce qu’il y a de curieux, c’est que, pendant toute cette journée, les musiques militaires romaines jouèrent la Marseillaise, en combattant ceux qui, animés par ce chant, avaient vaincu l’Europe.

Il est vrai qu’ils ne le chantaient plus.

Outre les morts et les blessés qu’ils nous firent, les balles et les boulets causèrent, dans cette journée, de grands dommages à nos monuments, et nous ne pûmes nous empêcher de sourire tristement, lorsque nous lûmes, dans les journaux français, que le siége traînerait probablement en longueur, par le soin qu’avaient les ingénieurs de sauvegarder les monuments artistiques.

Les balles et les boulets frappaient, en effet, et crépitaient comme grêle sur la coupole de Saint-Pierre et sur le Vatican.

Dans la chapelle Paulina, riche des fresques de Michel-Ange, de Zuccari et de Lorenzo Sabati, une des peintures fut atteinte diagonalement par un projectile.

Dans la Sixtine, un autre endommagea un caisson peint par Buonarotti.

En somme, les Français perdirent dans cette journée, blessés et prisonniers, treize cents hommes. De notre côté, nous eûmes une centaine d’hommes tués ou hors de combat, et un prisonnier.

Ce prisonnier était notre chapelain Ugo Bassi, qui, dans un de nos mouvements en arrière, ayant posé sur ses genoux la tête d’un mourant près duquel il s’était assis pour le consoler, ne voulut abandonner le blessé que lorsque celui-ci eut rendu le dernier soupir.

On devine facilement la joie qui s’empara de Rome dans la soirée et dans la nuit qui suivit ce premier combat. De quelque manière que tournassent désormais les choses, l’histoire, on le croyait ainsi du moins, ne nierait pas que, non-seulement nous n’eussions tenu tête tout un jour aux premiers soldats du monde, mais encore que nous ne les eussions forcés de reculer.

La ville tout entière fut illuminée et présenta l’aspect d’une fête nationale; de tous côtés, on entendait des chants et des orchestres. En sortant du quartier général, ces chants et cette musique serrèrent le cœur des soldats et des officiers prisonniers.

Le capitaine Faby se tourna vers un officier romain, c’était l’historien Vecchi, et lui demanda:

—Cette joie et ces chants sont-ils pour nous insulter?

—Non, lui répondit Vecchi, ne croyez pas cela; notre peuple est généreux et n’insulte pas au malheur; mais il fête son baptême de sang et de feu. Nous avons vaincu aujourd’hui les premiers soldats du monde; voulez-vous l’empêcher d’applaudir à la mémoire des morts et à la résurrection de notre vieille Rome?

Alors, le capitaine Faby se montra vivement touché de cette réponse, qui lui était faite en excellent français, si touché que, les larmes aux yeux, il s’écria:

—Eh bien, à ce point de vue, vive Rome! vive l’Italie!

Aucun soldat prisonnier ne fut envoyé au quartier qui lui était destiné, sans qu’il eût reçu des vivres et qu’il fût pourvu de tout ce dont il avait besoin.

Quant aux officiers qui avaient perdu leur épée, il leur en fut, à l’instant même, rendu une autre.

Le lendemain, 1er mai, au point du jour, l’infatigable Garibaldi, ayant reçu du ministre de la guerre l’autorisation d’attaquer les Français avec sa légion, c’est-à-dire avec douze cents hommes, divisa cette légion en deux colonnes, dont une partie sortit avec Masina par la porte Cavallegieri, l’autre, sous ses ordres, par la porte San-Pancracio. Le peu de cavalerie qu’il avait fut augmentée d’un escadron de dragons.

Le but de Garibaldi était de surprendre les Français dans leur camp et de leur livrer bataille, quoique six fois moins nombreux qu’eux; il espérait, au reste, qu’au bruit de la fusillade et du canon, le peuple tout entier accourrait à son secours.

Mais, arrivé au camp, il apprit que les Français étaient partis pendant la nuit, se retirant vers Castel-di-Guido, et que Masina, qui avait pris le plus court, avait rejoint leur arrière-garde et bataillait avec elle.

Garibaldi alors doubla sa marche, et rejoignit Masina près de l’hôtellerie de Malagrotta, où les Français se massaient et paraissaient s’apprêter à la bataille. Il prit aussitôt, en flanc de l’armée française, sur une hauteur, une avantageuse position; mais, au moment où les nôtres allaient charger, un officier se détacha du corps d’armée, s’avança sur la grande route et demanda à parlementer avec Garibaldi.

Garibaldi ordonna qu’il lui fût amené.

Le parlementaire dit qu’il était envoyé par le général en chef de l’armée française pour traiter d’un armistice et s’assurer si, bien réellement, le peuple de Rome acceptait le gouvernement républicain et voulait défendre ses droits. Comme preuve des loyales intentions du général, celui-ci proposait de nous rendre le père Ugo Bassi, fait, comme nous l’avons raconté, prisonnier la veille.

Pendant cet entretien, un ordre du ministre arrivait, enjoignant à Garibaldi de rentrer dans Rome.

La légion y rentra vers quatre heures après midi, conduisant avec elle le parlementaire.

L’armistice que demandait le général Oudinot lui fut accordé.

XV
EXPÉDITION CONTRE L’ARMÉE NAPOLITAINE

Tandis que s’accomplissaient les événements que nous venons de raconter, l’armée napolitaine, forte de près de vingt mille hommes, ayant le roi à sa tête, traînant après elle trente-six bouches à feu, flanquée d’une magnifique cavalerie, fière de ses récents triomphes en Calabre et en Sicile, s’avançait pour investir la ville par la rive gauche du Tibre. Elle avait occupé militairement Velletri, puis Albano et Frascati, protégée sur sa droite par les Apennins, sur sa gauche par la mer, et étendant ses avant-postes à quelques lieues de nos murs.

Voyant cela, Garibaldi, que l’armistice laissait inoccupé, demanda à employer ses loisirs à faire la guerre au roi de Naples.

La permission lui fut accordée.

Le soir de la nuit du 4 mai, Garibaldi sortit avec sa légion, forte de deux mille cinq cents hommes.

Parmi ces deux mille cinq cents hommes se trouvaient le bataillon de bersaglieri de Manara, rentré dans le plein exercice de ses droits (qui, du reste, n’avaient pas été aliénés à l’endroit du roi de Naples), les douaniers, la légion universitaire, deux compagnies de la garde nationale mobile et quelques autres corps de volontaires.

Le rendez-vous avait été donné sur la place du Peuple. A six heures, Garibaldi était arrivé.

Un jeune Suisse, de la Suisse allemande, qui a écrit une excellente histoire du siége de Rome, Gustave de Hoffstetter, exprime ainsi l’effet que lui produisit la vue de Garibaldi.

«Au moment où six heures sonnaient, le général parut avec son état-major et fut reçu par un tonnerre de vivats; je le voyais pour la première fois: c’est un homme de taille moyenne, au visage brûlé par le soleil, mais avec des lignes d’une pureté antique; il est assis sur son cheval, aussi calme et aussi ferme que s’il y était né; de dessous son chapeau, à larges bords, à ganse étroite, orné d’une plume noire d’autruche, se répand une forêt de cheveux; une barbe rousse lui couvre tout le bas du visage; sur sa chemise rouge était jeté un puncho américain blanc et doublé de rouge comme sa chemise. Son état-major portait la blouse rouge, et, plus tard, toute la légion italienne adopta cette couleur.

»Derrière lui galopait son palefrenier, nègre vigoureux qui l’avait suivi d’Amérique; il était vêtu d’un manteau noir et était armé d’une lance à flamme rouge.

»Tous ceux qui étaient venus avec lui d’Amérique portaient à la ceinture des pistolets et des poignards d’un beau travail; chacun avait à la main le fouet de peau de buffle.»

Continuons la description: cette fois, c’est Émile Dandolo qui parle; lui aussi,—pauvre jeune homme, blessé au siége de Rome, où son frère fut tué, mort depuis, à Milan, de la poitrine,—il a laissé un récit des événements auxquels il a pris part.

«Suivis de leurs ordonnances, tous ces officiers venus d’Amérique se débandent, se réunissent, courent en désordre, vont de çà et de là, actifs, surveillants, infatigables; quand la troupe s’arrête pour camper et prendre quelque repos, pendant que les soldats mettent leurs armes en faisceaux, c’est un curieux spectacle que de les voir sauter à bas de leurs chevaux, et pourvoir chacun en personne, le général compris, aux besoins de leurs montures.

»L’opération finie, les cavaliers songent à eux, et si, des localités voisines, ils ne peuvent avoir des vivres, trois ou quatre colonels ou majors sautent sur leurs chevaux, et, armés de lassos, s’aventurent par la campagne sur la trace des moutons ou des bœufs. Quand ils en ont réuni ce qu’ils en veulent, ils reviennent, poussant le troupeau devant eux; ils en distribuent un nombre donné par compagnie, et tous, tant qu’ils sont, soldats et officiers, se mettent à égorger, à couper par quartiers et à faire rôtir, devant d’immenses feux, d’énormes morceaux de mouton, de bœuf ou de porc, sans compter les menus animaux, comme dindons, poulets, canards, etc.

»Pendant ce temps, si le péril est éloigné, Garibaldi reste couché sous sa tente; si, au contraire, l’ennemi est voisin, il ne descend pas de cheval, donne ses ordres et visite les avant-postes; souvent, il jette bas son singulier uniforme, s’habille en paysan, et se livre lui-même aux plus dangereuses explorations; la plupart du temps, assis sur quelque cime élevée et qui domine les environs, il passe des heures à sonder les profondeurs de l’horizon avec sa lunette; lorsque la trompette du général donne le signal du départ, les mêmes lassos servent à prendre et à ramener les chevaux qui paissent épars dans la prairie; l’ordre de marche est arrêté comme la veille, et le corps se met en route sans que personne sache ou s’inquiète où l’on va.

»La légion personnelle de Garibaldi est forte de mille hommes, à peu près; elle se compose du plus désordonné assortiment d’hommes qui se puisse voir, gens de tout rang, de tout âge, enfants de douze à quatorze ans, appelés à cette vie d’indépendance soit par un noble enthousiasme, soit par une inquiétude naturelle, vieux soldats réunis par le nom et par la renommée de l’illustre condottiere du nouveau monde, et, au milieu de tout cela, beaucoup qui ne peuvent se vanter d’avoir que la moitié de la devise de Bayard, sans peur, et qui cherchent, dans la confusion de la guerre, la licence et l’impunité.

»Les officiers sont choisis parmi les plus courageux et élevés aux grades supérieurs, sans qu’il soit tenu compte de l’ancienneté ni des règles ordinaires de l’avancement. Aujourd’hui, l’on en voit un, le sabre au côté, c’est un capitaine; demain, par amour de la variété, il prendra le mousquet, se mettra dans les rangs, et le voilà redevenu soldat. La paye ne manque pas: elle est fournie par le papier des triumvirs, qui ne coûte que la peine de le faire imprimer: proportionnellement, le nombre des officiers est plus grand que celui des soldats.

»Le vaguemestre, c’est-à-dire l’homme chargé des bagages, était capitaine; le cuisinier du général était lieutenant; l’ordonnance avait le même grade; l’état-major est composé de majors et de colonels.

»D’une simplicité patriarcale, qui est si grande, qu’on la dirait feinte, Garibaldi ressemble plutôt au chef d’une tribu indienne qu’à un général; mais, quand le péril s’approche ou se déclare, alors il est véritablement admirable de courage et de coup d’œil; ce qui pourrait lui manquer de science stratégique, pour un général selon les règles de l’art militaire, est remplacé chez lui par une étourdissante activité.»

Vous le voyez, sur tous les esprits, sur tous les tempéraments, cet homme extraordinaire fait une égale impression.

Revenons à l’expédition contre les Napolitains.

La troupe se mit en marche à la chute du jour, vers les huit heures du soir. Où allait-on? Personne n’en savait rien. On appuya à droite jusqu’à ce que, après avoir décrit un immense cercle, on se trouvât sur la route de Palestrina.

La nuit était limpide et fraîche; on marchait en silence et au pas redoublé. L’état-major pourvoyait lui-même au service de sûreté. Les officiers, accompagnés de quelques hommes à cheval, faisaient de grands tours dans la campagne; quand le sol était trop accidenté, la colonne s’arrêtait et les adjudants, sondant le terrain qui s’étendait devant elle, revenaient donner des nouvelles qui rendaient le mouvement à l’expédition.

Ces haltes avaient, outre l’avantage de la sécurité, celui de faire reposer les troupes, dont la marche continua ainsi sans trop de fatigue jusqu’à huit heures du matin. A une lieue de Tivoli, on s’arrêta; depuis quelque temps, on avait quitté le chemin de Preneste qui conduit à celui de Palestrina, et l’on s’était dirigé vers Tivoli en suivant une vieille voie romaine.

Par cette marche nocturne, faite avec rapidité, le général avait gagné un triple avantage:

1º Il avait mis dans l’erreur les espions, qui, le voyant sortir par la porte du Peuple, durent croire que l’expédition était dirigée contre les Français lesquels, arrêtés alors à Palo, avaient entamé une espèce de congrès avec le triumvirat.

2º Garibaldi se trouvait, à Tivoli, sur le flanc droit de la ligne d’opérations des Napolitains, qui campaient à Velletri et qui envoyaient leurs éclaireurs dans la direction de Rome jusqu’aux hauteurs de Tivoli.

3º La marche nocturne par une lande déserte, privée d’ombre et d’eau, était, grâce à la fraîcheur des ténèbres, un vrai bienfait pour les troupes.

A cinq heures du soir, les hommes reprirent leurs rangs, et l’on marcha vers les ruines de la villa Adriana, distante d’une lieue, à peu près, de l’endroit où l’on avait fait halte, et qui gît au pied de la montagne où s’élève Tivoli.

Le général avait eu tout d’abord l’intention d’y camper; mais il changea d’avis, et fit faire, auparavant, une complète exploration des lieux. Il ne mit pas de troupes à Tivoli, parce que ce n’était qu’à la dernière extrémité qu’il voulait entrer dans les villes.

Au milieu des ruines de la villa Adriana, qui forment une forteresse, la brigade entière planta son camp, hommes et chevaux; les chambres souterraines de cet immense édifice étant assez bien conservées pour qu’on s’y logeât.

Cette villa fut élevée par Adrien lui-même; elle est longue de deux milles, large d’un mille. Une petite forêt d’orangers et de figuiers a poussé sur l’emplacement de l’ancien palais.

Le 6 mai, on partit à huit heures du matin, les bersaglieri en tête; pour joindre la grande route de Palestrina, on fut forcé de passer par la gorge de San-Veterino. On mit une heure à franchir ce défilé; à midi, on campa dans une autre vallée où l’on trouva de l’eau fraîche et de l’ombre. On n’apercevait pas une maison, mais on nageait dans la verdure.

A cinq heures et demie, l’on se remit en marche et l’on gravit la montagne. Les soldats avaient devant eux les bêtes de somme qui portaient les munitions de guerre.

Quant aux soldats eux-mêmes, chacun d’eux portait son pain; de la viande, on ne s’en inquiétait pas, on en trouvait à toutes les haltes; les seuls bersaglieri avaient des marmites.

Arrivée au sommet de la montagne, l’expédition trouva une ancienne voie romaine parfaitement conservée, laquelle conduisait à Palestrina, où l’on arriva à une heure du matin.

Ce fut une bénédiction que de rencontrer cette voie romaine, si bien conservée, que pas une bête de somme n’y fit un faux pas et que le vent n’en souleva point un grain de poussière.

Cependant de fréquentes haltes furent faites pour donner du repos au soldat. On avait besoin, vu la besogne qu’on lui réservait, qu’il n’arrivât point trop fatigué.

Le général envoya des patrouilles de tous côtés.

Une de ces patrouilles, forte de soixante hommes et commandée par le lieutenant Bronzelli, le même qui, dix ans plus tard, fut frappé à mort sur le champ de bataille de Treponti, obtint les plus heureux résultats; elle attaqua un village occupé par les Napolitains, les mit en fuite et leur fit quelques prisonniers.

Deux des nôtres, qui ne voulaient pas se rendre, furent tués et mis en morceaux.

Le 9, on eut avis qu’un corps considérable de Napolitains s’avançait vers Palestrina; et, en effet, vers deux heures de l’après-midi, du haut de la montagne Saint-Pierre, qui domine la ville et qui était occupée par notre seconde compagnie, on vit s’avancer en bon ordre, par les deux routes qui se réunissent à la porte del Sole, la colonne ennemie. C’étaient deux régiments de l’infanterie de la garde royale et une division de cavalerie.

Garibaldi envoya au-devant d’eux, en tirailleurs, deux compagnies de sa légion, une de la garde nationale mobile et la quatrième compagnie de bersaglieri.

Celle-ci occupait l’aile gauche de la longue chaîne de montagnes qui vient mourir dans la vallée.

Manara, de la plate-forme de la porte, dominait à cheval cette scène magnifique et, par l’entremise d’un trompette, indiquait les mouvements qu’il fallait exécuter.

On eût cru être à une revue, tant les choses se passaient tranquillement, et tant les mouvements répondaient aux signaux de la trompette.

Lorsque nous fûmes près des Napolitains, un feu très-vif commença, et les autres corps de l’expédition, serrés en colonne, se présentèrent hors de la porte.

Le chef ennemi voulut alors étendre en tirailleurs ses premiers pelotons; mais on voyait les soldats, effrayés, refuser de s’éloigner les uns des autres. Quant à nous, nous avancions toujours en continuant le feu. Alors notre extrême droite, commandée par le capitaine Rozat, tourna un mur qui l’empêchait d’avancer, et courut vivement s’éparpiller sur les flancs de l’ennemi.

Les Napolitains oscillèrent un instant; puis, rompant leurs rangs tout à coup, ils prirent la fuite sans presque décharger leurs fusils. Alors quelques hommes du bataillon de Manara pénétrèrent jusqu’au milieu de leurs rangs et en sortirent ramenant cinq ou six prisonniers.

A l’aile droite, quoique marchant plus lentement, les choses procédèrent de la même façon; la première compagnie de bersaglieri laissa approcher les Napolitains à portée de pistolet et, avec une charge vive et inattendue, avec un vigoureux choc à la baïonnette, elle les mit facilement en fuite, les chassant successivement de trois maisons qu’ils occupaient et soutenant, avec le plus grand calme, une charge de cavalerie qui coûta la vie à bon nombre de cavaliers napolitains.

C’était le moment qu’attendait Garibaldi; il envoya un bataillon de renfort à Manara, en ordonnant de charger sur toute la ligne à la baïonnette.

Foudroyés sur leur flanc par les Lombards, repoussés de front par les légions et par les exilés, les royaux prirent la fuite rapidement et complétement, laissant trois pièces de canon sur le champ de bataille.

Le combat dura trois heures, et fut conduit à bonne fin sans grand’peine. Les ennemis opposèrent une si faible résistance, que nous en fûmes émerveillés.

Si nous avions eu de la cavalerie pour la lancer à la poursuite des fuyards, leur perte eût été considérable.

Mais, quand Garibaldi vit l’ennemi se retirer si précipitamment et les nôtres le poursuivre en désordre, il craignit une embuscade et fit sonner la retraite.

Nous eûmes une douzaine de morts et vingt blessés, parmi lesquels le brave capitaine Ferrari, qui reçut un coup de baïonnette dans le pied.

La perte des Napolitains fut d’une centaine d’hommes.

Le résultat matériel, comme on le voit, était peu de chose, mais l’effet moral était grand.

Deux mille cinq cents soldats de Garibaldi avaient mis en complète déroute six mille Napolitains.

Environ vingt pauvres diables de prisonniers, presque tous de la réserve et, par conséquent, arrachés à leurs familles et forcés de combattre pour une cause qui n’était pas la leur, furent conduits devant Garibaldi. Tremblants et les mains jointes, ils lui demandèrent la vie. C’étaient de beaux hommes, bien vêtus, mais détestablement armés de pesants fusils à pierre, avec des sacs pleins d’images de saints et de madones, de reliques et d’amulettes.

Ils en avaient au cou, ils en avaient dans leurs poches, ils en avaient partout. Ils dirent que le roi était à Albano avec deux régiments suisses, trois de cavalerie et quatre batteries; on attendait d’autres renforts de Naples.

Eux, sous les ordres du général Zucchi, avaient été envoyés pour prendre Palestrina et s’emparer de Garibaldi, qui leur inspirait une terreur qu’on ne saurait imaginer.

Nous campâmes la nuit hors de Palestrina.

Le jour suivant, nous nous avançâmes, pour occuper des avant-postes, deux milles plus loin; nos patrouilles s’aventurèrent jusque dans les lignes ennemies, qui avaient leurs piquets à quatre milles de distance.

Pour ne pas rester à ne rien faire, nous faisions manœuvrer nos soldats, qui, depuis Solaro, n’avaient pas une seule fois fait l’exercice. C’était un beau et encourageant spectacle pour notre cause républicaine que de voir ces hommes qui, à un quart de lieue de l’ennemi, apprenaient le maniement des armes dont ils allaient se servir contre lui, et qui, au son de la trompette et du tambour, étudiaient l’école de peloton et le feu des tirailleurs.

Nous revînmes le soir à la ville; mais ce fut pour livrer un nouvel assaut.

Le 7 mai, nous étions arrivés à minuit, sous des torrents de pluie. Le bataillon Manara avait reçu pour logement un couvent d’augustins; mais les moines n’avaient pas voulu lui ouvrir; et, fatigués et ruisselants, les républicains frappèrent vainement à la porte, pendant une heure et par un vent glacial. Enfin, la patience des bersaglieri, si grande qu’elle fût, se lassa; on fit venir les sapeurs, et la porte du couvent fut enfoncée.

Quoique, ce soir-là, les soldats, horriblement las, fussent furieux d’un semblable accueil, quoique le général dît parfaitement et ne laissât point ignorer à ses hommes qu’il faisait aussi bien la guerre aux moines hostiles à la république qu’aux Napolitains, les exhortations de Manara et de ses officiers parvinrent à calmer nos soldats et à empêcher tous les désordres auxquels on pouvait s’attendre en pareille occasion. On se coucha tranquillement sur le pavé des corridors, et l’on chercha, dans un court repos, la force de supporter de nouvelles fatigues.

Par bonheur, la fatigue que nous donnèrent les Napolitains ne fut pas grande.

Or, le soir de la bataille, les bersaglieri regagnèrent leur couvent et le trouvèrent de nouveau fermé. Il fallut de nouveau recourir, pour entrer, à la hache des sapeurs.

Les frères s’étaient enfuis, cette fois. Ils n’avaient pas pu croire que des républicains fussent si peu rancuniers, et ils craignaient que la douceur dont nous avions fait montre ne fût un piége et ne cachât quelque sinistre retour.

Aussi, en fuyant, les frères avaient-ils emporté avec eux les clefs de leurs cellules. Pour avoir les couvertures et les objets nécessaires à un campement, si modeste qu’il fût, on dut enfoncer quelques portes. Par bonheur, les sapeurs n’étaient pas loin. Ces portes enfoncées, l’exemple fut contagieux; au lieu de se contenter, comme la première fois, du pavé des corridors, les soldats voulurent avoir, ceux-ci des matelas, ceux-là des couchettes; les chefs, lassés de faire de la morale, suivirent le mauvais exemple et prirent les cellules. En moins d’une demi-heure, le couvent fut sens dessus dessous; à peine eut-on le temps de poser des sentinelles à l’église, à la cave et à la bibliothèque.

Au reste, il n’y avait rien à prendre; les frères n’avaient laissé que les gros meubles, dont aucun ne pouvait se mettre dans un sac; mais bon nombre de paysans, qui avaient excité nos soldats à ce bouleversement, profitaient du désordre, et, comme les fourmis, se mettaient à trois ou quatre, afin d’emporter les morceaux trop gros pour un seul.

Beaucoup des nôtres, peu religieux, couraient par tout le couvent, heureux, une fois pour toutes, d’avoir affaire à des moines. L’un sortait d’une cellule avec un large chapeau de dominicain sur la tête, l’autre se promenait gravement dans les corridors avec une longue robe blanche sur son uniforme. Tous parurent à l’appel avec un énorme cierge allumé à la main, et, pendant toute la nuit du 9 au 10, en l’honneur de notre victoire sur les Napolitains, le couvent fut splendidement illuminé.

La correspondance des pauvres frères ne fut pas plus respectée que le reste, et plus d’une lettre fut apportée en triomphe et lue à haute voix par les soldats, qui eût fait rougir jusqu’aux oreilles les chastes fondateurs de l’ordre[4].

[4] Comme Medici n’assistait pas à l’expédition de Palestrina, la plupart de ces détails sont empruntés à Émile Dandolo.

Le 10, nous nous arrêtâmes à Palestrina, et nous campâmes dans les prés. Les Napolitains paraissaient avoir perdu le goût de nous attaquer, et couronnaient les collines d’Albano et de Frascati, se rapprochant peu à peu de Rome.

Garibaldi, qui craignait un assaut combiné des Napolitains et des Français, se mit le même soir en marche pour revenir sur Rome; nous passâmes en silence, et dans un ordre parfait, à deux milles du camp ennemi, par des sentiers presque impraticables, sans qu’aucun accident troublât la tranquillité d’une marche magnifique.

Enfin, dans la matinée du 12, nous arrivâmes à Rome, ayant fait pendant la nuit, vingt-huit milles sans nous arrêter un instant; nous avions le plus grand besoin de repos; beaucoup d’entre nous, croyant partir pour une campagne de quelques heures seulement, n’avaient pris, pour être plus légers, ni marmite, ni sac, ni linge.

Mais, la nuit venue, au lieu de nous reposer, nous fûmes forcés de reprendre nos fusils; une alarme fut donnée à la ville: le bruit courut que les Français attaquaient le Monte-Mario; nous sortîmes précipitamment par la porte Angelica, nous échangeâmes quelques coups de fusil avec les Français, et nous dormîmes au bord d’un fossé, la main sur nos armes.

G. Medici.

XVI
COMBAT DE VELLETRI

A partir de ce moment, les notes laissées pour nous par Garibaldi, au moment où il partait pour la Sicile, nous permettent de lui rendre la parole et de lui remettre la plume à la main.

*
*  *

Le 12 mai, l’Assemblée constituante romaine, à la nouvelle de l’héroïque défense de Bologne, rendait ce décret:

«Rome, 12 mai 1849.

»L’Assemblée constituante, au nom de Dieu et du peuple,

»Décrète:

»ARTICLE UNIQUE.

»L’héroïque peuple de Bologne est déclaré avoir bien mérité de la patrie, de la République, et être le digne émule de son frère, le peuple romain.»

Le même jour où tombait Bologne, l’ambassadeur extraordinaire de la république française, Ferdinand de Lesseps, entrait à Rome avec Michel Accursi, envoyé de la république romaine à Paris.

Grâce aux bons offices de l’ambassadeur français, l’armistice dont il était question depuis quinze jours, et contre lequel je m’étais si fort élevé dans la journée du 1er mai, était conclu.

Le gouvernement romain résolut de profiter de cette trêve pour se débarrasser de l’armée napolitaine; sans qu’elle fût positivement à craindre, il est toujours gênant d’avoir vingt mille hommes et trente-six pièces de canon sur ses épaules.

Je me trompe, elle n’en avait plus que trente-trois, puisque nous en avions ramené trois de Palestrina.

A cette occasion, le gouvernement jugea à propos de faire deux généraux de division, l’un, d’un colonel, l’autre, d’un général de brigade; le premier fut Roselli, le second, moi.

Il nomma Roselli général de l’expédition.

Quelques amis me poussaient à ne pas accepter cette position secondaire sous un homme qui, la veille encore, était mon inférieur.

Mais j’avoue que j’ai toujours été inaccessible à ces questions d’amour-propre; qu’on m’eût donné, fût-ce comme simple soldat, l’occasion de tirer l’épée contre l’ennemi de mon pays, j’eusse servi comme bersagliere. J’acceptai donc, avec reconnaissance, de servir comme général de division.

Le 16 mai, au soir, toute l’armée de la République, c’est-à-dire dix mille hommes et douze pièces de canon, sortit des murs de Rome par la porte San-Giovanni.

Parmi ces dix mille hommes, il y en avait mille de cavalerie.

En route, on s’aperçut que le corps de Manara, qui avait été désigné pour faire partie de l’expédition, manquait.

On envoya un officier d’état-major pour s’informer d’où venait que Manara, d’habitude le premier lorsqu’il s’agissait de marcher à l’ennemi, était cette fois le dernier.

On n’avait oublié qu’une chose: c’était de le prévenir. On le trouva furieux; il croyait avoir été seul écarté de l’expédition.

Nous passâmes le Teverone sur la route de Tivoli; là, nous appuyâmes à droite et arrivâmes, vers les onze heures du matin, à Zagarola, après une marche des plus fatigantes pour nos hommes. Quoique nous n’eussions pas fait beaucoup de chemin, nous avions marché seize heures. Cela tenait à la profondeur de la colonne. Nous avions une poussière intolérable. En outre, à certains endroits, la route était si étroite, que nous dûmes passer un à un.

En arrivant à Zagarola, nous ne trouvâmes ni pain ni viande; la division napolitaine avait mis bon ordre à la chose; elle avait tout mangé et, à peu près, tout bu.

L’état-major avait oublié de prévoir le cas.

Par bonheur, j’avais pris avec moi quelques têtes de bétail; mes hommes en prirent d’autres au lasso; on tua, on écartela, on fit rôtir et l’on mangea.

Il est vrai que, lorsque je me plaignis de ce manque de prévoyance qui avait failli faire mourir de faim l’expédition, il me fut répondu qu’on eût craint, en réunissant des vivres, de donner l’éveil à l’ennemi.

Très-bien!

Nous restâmes à peu près trente heures dans cette bourgade, d’où nous partîmes sans pain, comme nous y étions arrivés.

Le 18 mai, l’ordre de départ fut donné à une heure de l’après-midi; mais on ne se mit réellement en marche qu’à six heures du soir. Ces sortes de haltes sont plus fatigantes que des marches forcées.

Enfin, à six heures, je pus me remettre à la tête de la brigade d’avant-garde, et je partis pour Valmontone. Les autres brigades me suivaient. J’avais ordonné le plus grand silence dans les rangs, la plus grande surveillance en tête et sur les flancs. J’avais reçu l’avis que l’armée napolitaine était campée à Velletri avec dix-neuf à vingt mille hommes, dont deux régiments suisses et trente pièces de canon.

On disait que le roi de Naples en personne se trouvait dans la ville.

En effet, les royaux occupaient Velletri, Albano et Frascati; leurs avant-postes venaient jusqu’à Fratocchi. Ils avaient leur aile gauche protégée par la mer, leur aile droite appuyée aux Apennins; après que j’eus abandonné Palestrina, ils l’avaient occupée, et dominaient ainsi la vallée où se trouvait le seul chemin praticable à une armée venant de Rome pour les attaquer. Ils pouvaient donc nous opposer une résistance sérieuse; puis ils avaient sur nous l’avantage de la position, l’avantage du nombre, l’avantage des canons et celui de la cavalerie.

Mais l’heureux résultat de la première entreprise était une promesse du sort pour la seconde. Les troupes du roi de Naples, d’ailleurs, étaient complétement démoralisées, et, on le sait, en guerre, le moral est tout.

Pour contraindre l’ennemi à la retraite ou à une bataille, on avait pensé qu’il fallait s’emparer rapidement de la vallée, occuper une position de flanc qui menaçât les communications de l’armée napolitaine avec Naples; Monte-Fortino avait été choisi pour devenir ce point stratégique. Maîtres en effet de ce point, nous pouvions nous jeter sur Citerna et fermer aux royaux le chemin de leur frontière, nous emparer de Velletri, si, par hasard, ils l’abandonnaient pour nous tourner, ou, enfin, nous lancer avec toutes nos forces sur le corps le plus faible de l’ennemi, si l’ennemi commettait la faute de se diviser.

A la brune, nous atteignîmes un passage très-étroit qui débouche près de Valmontone; nous en eûmes pour deux heures. Le régiment Manara, aidé d’un escadron de dragons et de deux pièces de canon, fut chargé d’appuyer l’avant-garde.

Nous arrivâmes à dix heures; les ténèbres étaient épaisses, le lieu du campement mauvais; on fut obligé d’envoyer chercher de l’eau à un mille.

Le 18, nous continuâmes notre marche avec la même rapidité; de même que la veille, nous avions trouvé Palestrina et Valmontone abandonnées par l’ennemi, nous trouvâmes libre Monte-Fortino, qu’il était si facile de nous disputer.

Toute l’armée bourbonienne était en pleine retraite sur Velletri.

Le matin du 19, je quittai la position de Monte-Fortino pour marcher sur Velletri avec la légion italienne, le 3e bataillon du 3e régiment d’infanterie romaine, et quelques cavaliers commandés par le brave Marina; en tout, quinze cents hommes, à peu près.

J’avais à mes côtés Ugo Bassi, qui, toujours désarmé, mais cavalier excellent, me servant d’officier d’ordonnance, me répétait sans cesse au milieu du feu:

—Général! par grâce, envoyez-moi où il y a du danger, au lieu d’y envoyer quelqu’un plus utile que moi.

Arrivé en vue de Velletri, j’envoyai un détachement avec ordre de s’avancer jusque sous les murs de la ville, afin qu’il reconnût les lieux, et, attirant l’ennemi, lui fît, s’il était possible, prendre l’offensive.

Je n’espérais certes pas, avec mes quinze cents hommes, battre les vingt mille hommes du roi de Naples; mais j’espérais, le combat engagé, les attirer à moi, et donner alors, en les occupant, au gros de notre armée le temps d’arriver et de prendre part à la bataille.

Sur les hauteurs qui flanquent le chemin conduisant à Velletri, je plaçai la moitié de ma légion, deux ou trois cents hommes au centre, la moitié du bataillon à droite, et la poignée de cavaliers, commandés par Marina, sur la route même.

Je gardai le reste de mes hommes en seconde ligne comme réserve.

L’ennemi, voyant notre petit nombre, ne tarda point à nous attaquer; le premier, un régiment de chasseurs à pied sortit des murs, et, s’éparpillant, commença un feu de tirailleurs contre nos avant-postes.

Nos avant-postes, selon l’ordre qu’ils avaient reçu, battirent en retraite.

Les chasseurs napolitains furent alors suivis de quelques bataillons de ligne et d’un corps nombreux de cavalerie.

Leur choc fut violent, mais ne dura pas. Arrivés à demi-portée de fusil de nos hommes, le feu parfaitement calme et bien dirigé de ceux-ci les arrêta court.

Depuis une demi-heure déjà le feu était engagé.

A ce moment, l’ennemi lança sur la route deux escadrons de chasseurs à cheval; une charge désespérée de ceux-ci devait décider de la victoire.

Je me mis alors à la tête de mes cinquante ou soixante cavaliers, et nous chargeâmes cinq cents hommes.

Les Napolitains, emportés par leur élan, nous passèrent sur le corps. Je fus renversé, jeté à dix pas de mon cheval; je me relevai et restai au milieu de la mêlée, frappant de mon mieux pour ne pas être frappé.

Mon cheval avait fait comme moi: il s’était relevé. Je m’élançai sur son dos, et me fis reconnaître de nos hommes, qui pouvaient me croire mort, en mettant mon chapeau au bout de mon sabre et en l’agitant. D’ailleurs, j’étais bien reconnaissable, étant le seul vêtu d’un puncho blanc à doublure rouge.

De grands cris accueillirent ma résurrection.

Dans sa fougue, la charge de cavaliers napolitains avait pénétré jusqu’à notre réserve, tandis que les bataillons de ligne, serrés en colonne, les suivaient. Cette ardeur même les perdit; car, n’ayant plus leurs flancs protégés par le régiment de chasseurs à pied, trouvant les nôtres embusqués sur toutes les collines de droite et de gauche, notre réserve en tête, ils se présentèrent comme une cible aux coups de nos soldats.

Je fis en ce moment demander du renfort au général en chef, lui disant que je croyais la bataille bien engagée.

On me répondit qu’on ne pouvait pas m’en envoyer, les soldats n’ayant pas mangé la soupe.

Je résolus alors de faire ce que je pourrais avec mes propres forces, par malheur toujours insuffisantes dans les circonstances décisives.

Je fis sonner la charge sur toute la ligne; nous étions quinze cents contre cinq mille.

Au même instant, nos deux pièces de canon furent mises en batterie et tonnèrent; le feu des tirailleurs redoubla, et mes quarante ou cinquante lanciers, conduits par Marina, s’élancèrent sur trois ou quatre mille hommes d’infanterie.

Cependant Manara, qui était à deux milles de nous, à peu près, entendait notre feu et faisait demander au général en chef la permission de marcher au canon.

Au bout d’une heure, on la lui accorda.

Ces braves jeunes gens arrivèrent au pas de course par la grande route, sous le feu de l’artillerie ennemie. Quand ils atteignirent notre arrière-garde, celle-ci s’ouvrit pour les laisser passer. Ils défilérent au son des trompettes et au milieu d’un enthousiasme admirable. A la vue de ces jeunes gens, petits, bruns, vigoureux; à la vue de leurs noirs panaches flottant au vent, le cri de Vivent les bersaglieri! s’élança de toutes les bouches. Ils répondirent par le cri de Vive Garibaldi! et entrèrent en ligne.

Dans ce moment, l’ennemi était repoussé de position en position, et se retirait sous les canons de la place, dont la plus grande partie, placés à droite de la porte, étaient appuyés à un couvent; deux des pièces enfilaient la grande route, les autres tiraient sur le flanc gauche de notre colonne, où les tirailleurs étaient éparpillés; mais, vu la nature du terrain, qui offrait à mes hommes de nombreux bossellements derrière lesquels ils pouvaient se cacher, elles ne leur faisaient pas grand mal.

A peine arrivé sur le champ de bataille, Manara me chercha des yeux. Il m’eut bientôt reconnu à mon puncho blanc; il mit son cheval au galop pour arriver à moi; mais, en chemin, il fut arrêté par un incident que je rapporte ici, parce qu’il peint admirablement l’esprit de nos hommes.

En passant devant la musique, qui jouait un air gai, une vingtaine de ses hommes n’avaient pu résister à l’influence de cet air, et, sous les balles et la mitraille des Napolitains, ils s’étaient mis à danser.

Au moment où Manara lui-même, sous une grêle de balles, les regardait en riant, un boulet de canon emportait deux danseurs.

A cet accident, il se fit une légère pause.

Mais Manara s’écria:

—Eh bien, la musique?

La musique reprit, et la danse recommença avec plus d’ardeur qu’auparavant.

De mon côté, voyant arriver les bersaglieri, j’avais envoyé Ugo Bassi pour dire à Manara de venir me parler.

Son premier mot fut pour demander si je n’étais pas blessé.

—Je crois, répondit Ugo Bassi, que le général a reçu deux balles, l’une à la main et l’autre au pied; mais, comme il ne se plaint pas, probablement ses blessures ne sont pas dangereuses.

En effet, j’avais reçu deux égratignures, dont je ne m’occupai que le soir, quand je n’eus pas autre chose à faire.

Manara me raconta la scène à laquelle il venait d’assister.

—Est-ce qu’avec de pareils hommes, me demanda-t-il, nous ne pouvons pas essayer d’emporter Velletri d’assaut?

Je me mis à rire. Emporter, avec deux mille hommes et deux pièces de canon, une ville perchée, comme un nid d’aigle, au haut d’une montagne et défendue par vingt mille hommes et trente pièces de canon!

Mais tel était l’esprit de cette brave jeunesse, qu’elle ne voyait rien d’impossible.

J’envoyai de nouveaux messagers au quartier général. Si j’avais eu cinq mille hommes seulement, j’eusse tenté l’affaire, tant étaient grands l’enthousiasme de mes hommes et le découragement des Napolitains.

A droite de la porte, on voyait à l’œil nu une espèce de brèche dans la muraille; cette brèche était bouchée par des fascines, mais quelques boulets de canon l’eussent rendue praticable; des colonnes d’attaque, sous la protection d’arbres nombreux, semés aux flancs de la colline, pouvaient arriver jusqu’à cette brèche; les sapeurs de tous les corps, abattant les obstacles, eussent fait le reste.

Deux attaques simulées eussent protégé l’attaque principale.

Au lieu de cela, il fallut se contenter de laisser nos bersaglieri s’amuser à tirailler avec les hommes des remparts, tandis que, du couvent des capucins, deux régiments suisses faisaient sur eux un effroyable feu d’artillerie.

Enfin, le général en chef se décida à venir à mon secours avec toute l’armée; mais, lorsqu’il arriva, le moment favorable était passé. Comme je ne doutais pas que l’ennemi n’évacuât la ville pendant la nuit, ayant eu la nouvelle que le roi était déjà parti avec six mille hommes, je proposai d’envoyer un fort détachement du côté de la porte de Naples, et de peser sur le flanc de l’ennemi, au moment où il se retirerait en désordre; la crainte de nous affaiblir outre mesure empêcha ce plan d’être exécuté.

Vers minuit, voulant savoir à quoi m’en tenir, j’ordonnai à Manara d’envoyer un officier, avec quarante hommes dont il fût sûr, jusque sous les murailles de Velletri, jusque dans Velletri même, s’il était possible.

Manara transmit mon ordre au sous-lieutenant Émile Dandolo, qui prit quarante hommes, et qui s’avança, dans l’obscurité, du côté de la ville.

Deux paysans qu’il rencontra lui assurèrent que la ville avait été abandonnée.

Dandolo et ses hommes s’avancèrent alors jusqu’à la porte; aucune sentinelle ne la gardait.

Brisée par nos boulets, elle avait été barricadée. Les bersaglieri escaladèrent la barricade et se trouvèrent dans la ville.

Elle était bien réellement déserte. Dandolo fit quelques prisonniers qui s’étaient attardés, et, par eux et par les gens de la ville qu’il réveilla, il sut tout ce que j’avais besoin de savoir, c’est-à-dire qu’à peine la nuit venue, les Napolitains avaient commencé à se mettre en retraite, mais si précipitamment et avec un tel désordre, qu’ils avaient laissé la plus grande partie de leurs blessés.

Au point du jour, je me mis à leur poursuite; mais il me fut impossible de les rejoindre. D’ailleurs, pendant que j’étais sur la grande route de Terracine, je reçus l’ordre de me réunir à la colonne, dont moitié retournait à Rome, tandis que l’autre moitié était destinée à délivrer Frosinone des volontaires de Zucchi qui l’infestaient.

Ce fut ainsi que l’ennemi nous échappa, qu’une journée qui pouvait être décisive enregistra un simple avantage.

Il y eut, dans cette journée, quatre choses que l’on ne sut pas faire:

On ne sut pas m’envoyer des renforts quand j’en demandais.

On ne sut pas donner l’assaut quand on m’eut rejoint.

On ne sut pas empêcher la retraite des Napolitains.

On ne sut pas inquiéter les fuyards.

XVII
3 JUIN

Je rentrai à Rome le 24 mai, au milieu d’une foule immense, qui me saluait avec des cris de folle joie.

Pendant ce temps, les Autrichiens menaçaient Ancône; déjà un premier corps de quatre mille hommes était parti de Rome, pour aller à la défense des légations et des Marches.

Il était question d’en envoyer un second; mais, avant de lui faire quitter Rome, le général Roselli crut de son devoir, et pour la sûreté de Rome, d’écrire au duc de Reggio la lettre suivante:

«Citoyen général,

»Mon intime conviction est que l’armée de la république romaine combattra un jour aux côtés de celle de la république française pour soutenir les droits les plus sacrés des peuples. Cette conviction m’entraîne à vous faire des propositions que vous accepterez, je l’espère. Il est à ma connaissance qu’un traité a été signé entre le gouvernement et le ministre plénipotentiaire de France, traité qui n’a pas reçu votre approbation.

»Je n’entre pas dans les mystères de la politique, mais je m’adresse à vous en qualité de général en chef de l’armée romaine. Les Autrichiens sont en marche; ils tentent de concentrer leurs forces à Foligno; de là, appuyant leur aile droite au territoire de la Toscane, ils ont dessein de s’avancer par la vallée du Tibre et d’opérer, par les Abruzzes, leur jonction avec les Napolitains. Je ne crois pas que vous puissiez voir avec indifférence un pareil plan se réaliser.

»Je crois devoir vous communiquer mes suppositions sur les mouvements des Autrichiens, surtout au moment où votre attitude indécise paralyse nos forces et peut assurer un succès à l’ennemi. Ces raisons me paraissent assez puissantes pour que je vous demande un armistice illimité et la notification des hostilités quinze jours avant leur reprise.

»Général, cet armistice, je le crois nécessaire pour sauver ma patrie, et je le demande au nom de l’honneur de l’armée et de la république française.

»Dans le cas où les Autrichiens présenteraient leurs têtes de colonne à Civita-Castellana, c’est sur l’armée française que, devant l’histoire, retomberait cette responsabilité de nous avoir forcés de diviser nos forces, dans un moment où elles nous sont si précieuses, et d’avoir, ainsi faisant, assuré les progrès des ennemis de la France.

»J’ai l’honneur de vous demander, général, une prompte réponse, en vous priant de recevoir le salut de la fraternité.

»Roselli.»

Le général français répondit:

«Général,

»Les ordres de mon gouvernement sont positifs; ils me prescrivent d’entrer à Rome le plus tôt possible. J’ai dénoncé à l’autorité romaine l’armistice verbal que, sur les instances de M. de Lesseps, j’ai consenti à accorder momentanément. J’ai fait prévenir, par écrit, nos avant-postes, que les deux armées étaient en droit de recommencer les hostilités.

»Seulement, pour donner à vos nationaux qui voudraient quitter Rome, et sur la demande de M. le chancelier de l’ambassade de France, la possibilité de le faire avec facilité, je diffère l’attaque de la place jusqu’au lundi matin au moins.

»Recevez, général, l’assurance de ma haute considération.

»Le général en chef du corps d’armée de la Méditerranée,

»Oudinot, duc de Reggio

Selon cette assurance, l’attaque ne devait commencer que le 4 juin.

Il est vrai qu’un auteur français, Folard, a dit dans ses commentaires sur Polybe:

«Un général qui s’endort sur la foi d’un traité se réveille dupe.»

Le 3 juin, vers trois heures, je me réveillai au bruit du canon.

Je logeais via Carroze, no 59, avec deux amis à moi: Orrigoni, dont j’ai déjà dit un mot, je crois, et Daverio, dont j’ai eu aussi l’occasion de parler, le même qui, à Velletri, commandait la compagnie des enfants.

Tous deux, à ce bruit inattendu, bondirent de leur lit en même temps que moi.

Daverio était très-souffrant d’un abcès; je lui ordonnai de rester à la maison.

Quant à Orrigoni, je n’avais aucune raison de l’empêcher de venir avec moi.

Je sautai à cheval, lui laissant la liberté de me rejoindre où et quand il voudrait, et je m’élançai au galop vers la porte Saint-Pancrace.

Je trouvai tout en feu. Voici ce qui était arrivé:

Nos avant-postes de la villa Pamphili consistaient en deux compagnies de bersaglieri bolonais et en deux cents hommes du 6e régiment.

Au moment où minuit sonnait et où, par conséquent, on entrait dans la journée du 3 juin, une colonne française se glissa, au milieu de l’obscurité, vers la villa Pamphili.

—Qui vive? cria la sentinelle, avertie par des bruits de pas.

Viva l’Italia! répondit une voix.

La sentinelle crut avoir affaire à des compatriotes; elle se laissa approcher et fut désarmée.

La colonne s’élança dans la villa Pamphili.

Tout ce qu’elle rencontra fut frappé, tué ou fait prisonnier.

Quelques hommes sautèrent par les fenêtres dans le jardin, puis, une fois dans le jardin, du haut en bas des murs.

Les plus pressés se retirèrent derrière le couvent Saint-Pancrace, en criant: «Aux armes!»

Les autres coururent dans la direction des villas Valentini et Corsini.

Comme la villa Pamphili, elles furent enlevées par surprise, non cependant sans faire quelque résistance.

Les cris de ceux qui s’étaient réfugiés derrière Saint-Pancrace, les coups de fusil tirés par les défenseurs de la villa Corsini et de la villa Valentini avaient éveillé les canonniers.

Au moment où ils virent la villa Corsini et la villa Valentini occupées par les Français, ils dirigèrent leur feu sur ces deux maisons de campagne.

Le bruit du canon éveilla le tambour et les cloches.

Donnons une idée du champ de bataille où va se jouer le destin de cette terrible journée.

De la porte Saint-Pancrace part une route qui conduit directement au Vascello; cette route a deux cent cinquante pas de longueur, environ.

Puis le chemin se divise.

Le rameau principal descend à droite, longeant les jardins de la villa Corsini, environnés de murs, et va rejoindre la grande route de Civita-Vecchia.

Le rameau secondaire, cessant d’être un chemin public pour devenir une allée de jardin, conduit directement à la villa Corsini, distante de trois cents mètres. Cette allée est flanquée, de chaque côté, par de hautes et épaisses haies de myrtes.

Un troisième rameau tourne à gauche, et, comme le premier, côtoie, du côté opposé, la haute muraille du jardin Corsini.

La villa Vascello est une grande et massive fabrique à trois étages, environnée de jardins et de murs. A cinquante pas d’elle se trouve une petite maison, de laquelle on peut faire feu contre les fenêtres de la villa Corsini.

Sur le chemin à gauche, à cent pas de l’endroit où il se sépare de la route, il y a deux petites maisons, l’une derrière le jardin même de la villa Corsini, l’autre à vingt pas plus avant.

La villa Corsini, placée sur une éminence, domine tous les environs; la position en est très-forte, attendu que, si on l’attaque tout simplement et sans faire quelques ouvrages d’approche, on est forcé de passer par la grille qui se trouve à l’extrémité du jardin et de subir, avant d’arriver à la villa, le feu concentré que l’ennemi, abrité par les haies, par les vases, par les parapets, par les statues et par la maison même, fait sur le point où les murs du jardin viennent se rejoindre à angle aigu, ne laissant entre eux d’autre ouverture que celle de la porte.

Ce terrain est partout très-accidenté et, au delà de la villa Corsini, présente beaucoup de points favorables à l’ennemi, qui, couché dans ses plis ou abrité par des bouquets de bois, peut placer des réserves à l’abri du feu des assaillants, en supposant qu’il soit forcé de quitter la maison.

Quand j’arrivai à la porte Saint-Pancrace, la villa Pamphili, la villa Corsini et la villa Valentini étaient prises.

Le Vascello seul était resté en notre pouvoir.

Or, la villa Corsini prise, c’était pour nous une perte énorme; tant que nous étions maîtres de la villa Corsini, les Français ne pouvaient pas tirer leurs parallèles.

A tout prix, il fallait donc la reprendre; c’était pour Rome une question de vie et de mort.

Les feux se croisaient entre les canonniers des remparts, les hommes du Vascello et les Français de la villa Corsini et de la villa Valentini.

Mais ce n’était ni une fusillade, ni une canonnade qu’il fallait, c’était un assaut, un assaut terrible mais victorieux, qui nous rendît la villa Corsini.

Je m’élançai au milieu de la route, m’inquiétant peu si mon puncho blanc et mon chapeau à plumes allaient servir de cible aux tirailleurs français, et, de la voix et du geste, j’appelai tous les hommes disposés à me suivre.

Officiers et soldats semblèrent sortir de dessous terre.

En un instant, j’eus auprès de moi Nino Bixio, mon officier d’ordonnance; Daverio, que je croyais, d’après mon ordre, resté via Carroze; Marina, le commandant ordinaire de mes lanciers; enfin Sacchi et Marochetti, mes vieux compagnons de guerre de Montevideo. Ils rallièrent les débris des bersaglieri bolonais, se mirent à la tête de la légion italienne, et s’élancèrent les premiers, entraînant les autres après eux.

Rien ne put arrêter leur élan: la villa Corsini fut reprise; mais, avant d’y arriver, tant d’hommes étaient restés sur la route qu’il avait fallu parcourir, que ceux qui y étaient entrés ne purent résister aux nombreuses colonnes qui vinrent les assaillir.

Ils furent obligés de reculer.

Mais, pendant cette charge, d’autres étaient venus, d’autres se joignirent à eux; les chefs, furieux de leur échec, demandaient à marcher de nouveau. Marina, qui avait reçu une balle à travers le bras, levait ce bras ensanglanté, en criant: «En avant!» Je livrai, pour seconder ces vaillants soldats, tout ce que je pus d’hommes du Vascello; la charge sonna, et la villa Corsini fut reprise.

Un quart d’heure après, elle était reperdue et nous coûtait un sang précieux.

Marina, comme je l’ai dit, était blessé au bras; Nino Bixio avait reçu une balle dans le flanc; Daverio était tué.

Au moment où j’exigeais de Marina qu’il allât se faire panser, où je faisais emporter Bixio, Manara, qui était accouru du campo Vaccino, malgré les ordres contradictoires qu’il avait reçus, était déjà près de moi.

—Fais sortir tes hommes, lui dis-je; tu vois bien qu’il faut que nous reprenions cette bicoque.

Sa première compagnie, commandée par le capitaine Ferrari, ancien aide de camp du général Durando, était déjà déployée en tirailleurs hors de la porte Saint-Pancrace. Ferrari était un brave qui avait fait avec nous la double campagne de Palestrina et de Velletri; à Palestrina, il avait été blessé d’un coup de baïonnette à la jambe, mais il était guéri.

Manara fit sonner le rappel à son trompette; Ferrari rallia ses hommes et vint prendre les ordres de son colonel.

Il fit mettre la baïonnette au bout du fusil, fit sonner la charge et s’élança en avant.

Au moment où il arriva à la grille, c’est-à-dire à trois cents mètres du casino, une grêle de balles commença à pleuvoir sur lui et ses hommes.

Il n’en continua pas moins de s’avancer, tête baissée, sur la villa, qui grondait et jetait des flammes comme un volcan, lorsque son lieutenant Mangiagalli, le tirant par le bas de sa tunique, lui cria:

—Capitaine! mais, capitaine, vous ne voyez donc pas que nous ne sommes plus que nous deux?

Ferrari, pour la première fois, regarda en arrière: vingt-huit de ses hommes, sur quatre-vingts, étaient couchés autour de lui, tués ou blessés.

Les autres avaient battu en retraite.

Mangiagalli et lui en firent autant.

Manara était furieux que, sous mes yeux, le reste de sa compagnie eût abandonné ses deux officiers.

Il appela la seconde compagnie, commandée par le capitaine Henri Dandolo, noble et riche Milanais de race vénitienne, comme l’indique son nom ducal. Il y réunit les débris de la première, et cria:

—En avant, les Lombards! Il s’agit de se faire tuer ou de reprendre cette villa. Songez que Garibaldi vous regarde.

Ferrari fit signe qu’il avait un mot à dire.

—Allons, parle! fit Manara.

—Général, me dit Ferrari, ce que je vais vous dire n’est pas dans l’espérance de diminuer le danger, mais dans celle de réussir. Je connais les localités, j’en sors, et vous avez vu que j’ai plus hésité à en sortir qu’à y entrer.

Je lui fis de la tête un signe d’assentiment.

—Eh bien, voici ce que je propose: au lieu de suivre l’allée et d’attaquer de front, nous nous glisserons, la compagnie Dandolo à gauche, la mienne à droite, derrière les haies de myrtes. Une pierre, jetée par moi à la compagnie Dandolo, lui apprendra que mes hommes sont prêts; une pierre, lancée de son côté, sera sa réponse; alors nos huit trompettes sonneront à la fois, et nous nous élancerons à l’assaut, du pied même de la terrasse.

—Faites comme vous voudrez, répondis-je, mais reprenez-moi cette bicoque.

Ferrari partit à la tête de sa compagnie, et Dandolo à la tête de la sienne.

Je les fis suivre par le capitaine Hoffstetter et par une cinquantaine d’étudiants, chargés d’occuper la maison de gauche dont j’ai déjà parlé, et qui fut plus tard connue sous le nom de la maison brûlée.

Au bout de dix minutes, j’entendis les trompettes et, presque aussitôt, la fusillade.

Voici ce qui se passait:

Les deux compagnies, protégées par les haies et par les vignes, avaient, en effet, pénétré, comme l’espérait Ferrari, sans être vues ni entendues, jusqu’à une quarantaine de pas de la terrasse.

Là, les signaux avaient été échangés, les trompettes avaient retenti, et mes braves bersaglieri s’étaient élancés à l’assaut.

Mais, de la terrasse, du grand salon du premier étage, de l’escalier circulaire qui y conduisait, de toutes les fenêtres enfin, un feu effroyable était sorti.

Dandolo avait été renversé, le corps traversé d’une balle; le lieutenant Sylva était blessé près du capitaine Ferrari; le sous-lieutenant Mancini recevait, presque en même temps, deux balles, l’une à la cuisse, l’autre au bras.

Et cependant, conduits par leur capitaine Ferrari, Dandolo étant tué, les bersaglieri, par un suprême effort, continuaient de marcher en avant; ils avaient escaladé la terrasse et repoussé les Français jusqu’à l’escalier circulaire de la villa.

Là moururent leurs efforts; ils avaient les Français à la fois de front et sur les flancs; on tirait sur eux presque à bout portant, et chaque balle renversait son homme.

Je les voyais s’acharner et tomber inutilement; je compris qu’ils se feraient tuer jusqu’au dernier sans résultat.

Je fis sonner la retraite.

J’avais deux mille hommes, les Français en avaient vingt mille; je prenais le casino Corsini avec une compagnie, ils le reprenaient avec un régiment.

C’est que, comme moi, les Français comprenaient parfaitement l’importance de la position.

Mes bersaglieri revinrent à moi; ils avaient laissé quarante morts dans le jardin de la villa; presque tous étaient blessés.

Il fallait attendre de nouvelles troupes.

J’envoyai Orrigoni et Ugo Bassi parcourir la ville, avec charge de m’envoyer tout ce qu’ils rencontreraient; je voulais, pour l’acquit de ma conscience, tenter un dernier, un suprême effort.

Je fis mettre les hommes à l’abri derrière le Vascello.

Au bout d’une heure, à peu près, m’arrivèrent, pêle-mêle, des compagnies de la ligne, des étudiants, des douaniers, le reste des bersaglieri lombards, et des fragments de différents corps.

Au milieu d’eux était Marina à cheval, avec une vingtaine de lanciers qu’il me ramenait.

Il était allé se faire panser et revenait prendre part à l’action.

Alors, je sortis du Vascello avec un petit groupe de dragons; à ma vue, les cris de «Vive l’Italie! Vive la république romaine!» éclatèrent, le canon tonna des murailles, et les boulets, passant au-dessus de notre tête, annoncèrent aux Français une nouvelle attaque; et, tous ensemble, sans ordre, pêle-mêle, Marina à la tête de ses lanciers, Manara à la tête de ses bersaglieri, moi à la tête de tous, nous nous élançâmes sur, je ne dirai pas l’imprenable, mais l’intenable villa.

Arrivés à la porte, tous ne purent entrer; le torrent s’écoula à droite et à gauche; ceux qui furent écartés ainsi se répandirent en tirailleurs aux deux flancs du casino; d’autres escaladèrent les murs et sautèrent dans le jardin de la villa; d’autres, enfin, poussèrent jusqu’à la villa Valentini, la prirent et y firent des prisonniers.

Là, je vis se passer sous mes yeux une chose incroyable: Marina, suivi de ses lanciers, faisait tête de colonne; l’intrépide cavalier dévora le terrain, franchit la terrasse et, arrivé au pied de l’escalier, mettant ses éperons dans le ventre de son cheval, il lui fit sauter les degrés au galop, si bien qu’un instant il apparut, sur le palier qui conduisait au grand salon, pareil à une statue équestre.

Cette apothéose ne dura qu’une minute; une fusillade à bout portant renversa le cavalier; le cheval tomba sur lui, percé de neuf balles.

Manara venait par derrière, conduisant une charge à la baïonnette, à laquelle rien ne résista; un instant, la villa Corsini fut à nous.

L’instant fut court, mais sublime.

Les Français, réunissant toutes leurs réserves, donnèrent tous ensemble; avant même que j’eusse pu réparer le désordre inséparable de la victoire, le combat recommença plus acharné, plus sanglant, plus mortel: je vis repasser près de moi, repoussés par ces deux puissances irrésistibles de la guerre, le fer et le feu, ceux que j’avais vus passer un instant auparavant. On emportait les blessés, parmi eux le brave capitaine Rozat.

—J’ai mon compte, me dit-il en passant devant moi.

Il me montra sa poitrine ensanglantée.

J’ai vu de bien terribles combats, j’ai vu nos combats de Rio-Grande, j’ai vu la Boyada, j’ai vu le Salto San-Antonio, je n’ai rien vu de pareil à la boucherie de la villa Corsini.

Je sortis le dernier, mon puncho criblé de balles, mais sans une seule blessure.

Dix minutes après, nous étions rentrés dans le Vascello, dans la ligne de maisons qui nous appartenaient, et le feu recommençait de toutes les fenêtres sur la villa Corsini.

Il n’y avait plus rien à faire.

Cependant, le soir, une centaine d’hommes, conduits par Émile Dandolo, le frère du mort, et par Goffredo Mameli, jeune poëte génois de la plus grande espérance, vinrent me demander de faire une dernière tentative.

—Faites, leur dis-je, pauvres enfants; c’est peut-être Dieu qui vous inspire.

Ils partirent et revinrent, après avoir perdu la moitié des leurs.

Émile Dandolo avait la cuisse traversée; Mameli était blessé à la jambe.

Nous avions fait des pertes terribles.

La légion italienne avait, morts ou blessés, cinq cents hommes hors de combat.

Les bersaglieri, qui n’avaient eu que six cents hommes engagés, eurent cent cinquante morts.

Toutes les autres pertes furent dans la même proportion. La perte entière de ma division de quatre mille hommes fut de mille, parmi lesquels cent officiers.

Le soir, Bertani, dans son rapport, me compta cent quatre-vingts officiers blessés, tant à la villa Corsini qu’à la porte du Peuple; les bersaglieri seuls eurent deux officiers tués et onze blessés.

Les officiers tués furent: le colonel Daverio, le colonel Marina, le colonel Pollini, le major Ramorino, l’adjudant-major Peralta, le lieutenant Bonnet, le lieutenant Cavalleri, Emmanuel, le sous-lieutenant Grani, le capitaine Dandolo, le lieutenant Scarani, le capitaine Davio, le lieutenant Sarete, le lieutenant Cazzaniga.

Il y eut, dans cette journée, des traits de courage et de dévouement admirables.

Dans la dernière charge, Ferrari et Mangiagalli, qui n’avaient pas pu entrer avec nous, se jetèrent, avec quelques hommes qui les suivirent, sur la villa Valentini.

Là, ils eurent à surmonter la résistance la plus acharnée: ils combattirent d’escalier en escalier, de chambre en chambre, non plus avec les fusils,—les fusils étaient devenus inutiles, mais avec le sabre. Celui de Mangiagalli se brisa à la moitié de la lame; mais, avec le tronçon, il continua de frapper et frappa si bien, Ferrari frappant de son côté, qu’ils restèrent maîtres de la villa Valentini.

Le sergent-fourrier Monfrini, âgé de dix-huit ans, avait eu la main droite percée d’un coup de baïonnette; il alla se faire panser et, un instant après, revint prendre son rang.

—Que viens-tu faire ici? lui cria Manara. Blessé comme tu l’es, tu n’es bon à rien.

—Je vous demande pardon, mon colonel, répondit Monfrini, je fais nombre.

Ce brave jeune homme fut tué.

Le lieutenant Bronzelli, sachant que son soldat d’ordonnance, auquel il portait une grande affection, était tombé mort à la villa Corsini, prit quatre hommes résolus, rentra la nuit dans la villa et enleva le cadavre de son ami, qu’il enterra religieusement.

Un soldat milanais, d’Alla Longa, vit tomber le caporal Fiorani, blessé à mort; c’était au moment où nous étions repoussés. Il ne voulait pas laisser son corps aux mains des Français. Il le chargea mourant sur ses épaules. Au bout de vingt pas, une balle l’atteignit lui-même, et il tomba mort près du mourant.

La douleur du lieutenant Émile Dandolo attrista toute l’armée. J’ai dit qu’il était, avec Mameli, venu me demander de faire une dernière charge, et que je leur avais accordé leur demande.

Dandolo pénétra dans la villa Corsini, mais il ne s’occupa que d’une chose, de son frère; il le croyait blessé seulement ou prisonnier. Au milieu du feu, il cria à ses compagnons: «Voyez-vous mon frère?» et, ne s’inquiétant pas de lui-même, il s’approchait des blessés et des morts, interrogeant les blessés, examinant les morts.

Sur ces entrefaites, il reçut une balle à travers la cuisse et tomba.

Ses compagnons l’emportèrent.

Conduit à l’ambulance, il y fut pansé; une fois pansé, il prit un bâton pour se soutenir et, tout en boitant, se remit à la recherche de son frère. Il entra dans la maison où était Ferrari; là aussi était le cadavre d’Henri Dandolo. Ferrari, se sentant trop faible pour assister aux éclats d’une douleur comme celle qu’il pressentait, jeta un manteau sur le mort.

Émile entra, interrogea, insista; tous répondirent qu’Henri Dandolo avait été blessé; que, selon toute probabilité, il était prisonnier; mais nul ne voulut dire qu’il était mort.

Enfin, comme il fallait que, tôt ou tard, Émile Dandolo sût la fatale nouvelle, on décida, à force d’instances, Manara à la lui annoncer. Au moment où le jeune lieutenant passait devant une des petites cassines prises par les Français, Manara lui fit signe d’entrer.

Tous ceux qui étaient dans la chambre s’éloignèrent.

—Ne cherche pas ton frère plus longtemps, mon pauvre ami, lui dit Manara en lui prenant la main; c’est moi qui désormais serai ton frère.

Émile tomba immédiatement à terre, foudroyé plus encore par la terrible nouvelle qu’affaibli par le sang perdu et par la douleur de sa blessure.

Deux jeunes filles se trouvèrent tout à coup en face de leur père, que l’on rapportait mort; l’une d’elles tomba évanouie sur le cadavre et se releva folle.

Une mère, voyant son fils expirer, ne put verser une larme; seulement, trois jours après, elle était morte.

Tout au contraire, un père, dont je cacherai le nom pour ne pas le dénoncer à la haine des prêtres, ayant son premier fils frappé et près de mourir, m’amena le second, âgé de treize ans, en me disant:

—Apprends-lui à venger son frère.

Son aïeul, le vieil Horace, n’eût pas fait mieux.

XVIII
LE SIÉGE

Craignant un assaut pour le lendemain, je chargeai Giaccomo Medici de la défense de toute notre ligne avancée, qui se composait maintenant du Vascello et de trois ou quatre baraques reprises par nous sur les Français.

Puis je passai la nuit à organiser nos moyens de défense.

Il ne s’agissait plus de sauver Rome. Du moment où une armée de quarante mille hommes, traînant trente-six pièces de canon de siége, peut faire ses travaux d’approche, la prise d’une ville n’est plus qu’une question de temps.

Il faut un jour ou l’autre qu’elle tombe; le seul espoir qui lui reste est de tomber glorieusement.

J’établis, le même soir, mon quartier général dans le casino Savorelli, qui, s’élevant par-dessus les remparts, domine la porte Saint-Pancrace et permet de voir tout ce qui se passe dans le Vascello, dans la villa Corsini et dans la villa Valentini.

Il est vrai que j’étais à une demi-portée de carabine des tirailleurs français. Mais qui ne risque rien n’a rien.

Je chargeai un brave carettiere de me trouver des travailleurs et de s’occuper de toutes les petites douceurs dont mes hommes pouvaient avoir besoin pendant la fatigue, verre de vin et goutte d’eau-de-vie. C’était un brave patriote qui, plus tard, paya cher son patriotisme; il s’appelait Ciceravacchio de son surnom, et de son nom Angelo Brunetto.

Jamais il ne voulut recevoir un sou, ni pour ses travaux ni pour ses fournitures.

Il y a des hommes en ce monde dans l’âme desquels Dieu souffle une dose plus grande de perfectibilité. Dans les jours tranquilles, ils travaillent au soulagement ou à l’instruction de l’humanité, et ils s’efforcent à rendre facile la marche du progrès; alors ils s’appellent Gutenberg, Vincent de Paul, Galilée, Vico, Rousseau, Volta, Filangieri, Franklin.

En temps de calamité, on les voit tout à coup surgir, guider les masses et s’exposer avec fermeté au choc des fortunes contraires. Alors la reconnaissance du monde les désigne sous les noms d’Arnoldo de Mescia, de Savonarole, de Cola di Riezzo, de Masaniello, de Joseph de Lesi et de Ciceravacchio.

Ces hommes-là naissent toujours pauvres dans la classe populaire, de cette classe qui, dans les époques désastreuses, est toujours la privilégiée de la souffrance; mais, en gémissant, elle médite; en rêvant, elle espère; en souffrant, elle travaille.

Angelo Brunetto, je l’ai dit, était un de ces êtres; rien ne lui a manqué pour la consécration de la mission reçue, pas même le martyre.

Pendant tout le siége de Rome, il fut le drapeau vivant du peuple. Applaudi, recherché, accueilli par ses compagnons comme une autorité, il était le véritable primus inter pares; mais, malgré ses triomphes, il n’en resta pas moins modeste, vivant comme il avait toujours vécu; franc, loyal, honnête, il devait son aisance à son travail, l’affection de ses concitoyens à son affable probité, et l’estime du pape lui-même, auquel il rendit de grands services au jour des émeutes, à sa charité pour les puissants, une des vertus les plus rares chez les faibles, quand ils sont appelés à prendre la place des forts.

Il était né à Rome en 1802, dans le quartier de Rijutta. Comme il était gros, gras et rubicond dans son enfance, sa mère lui donna le sobriquet de Ciceravacchio, ce qui, dans le patois du peuple romain, veut dire florissant, plein de santé.

En grandissant, cette vigueur promise par l’enfant se développa chez l’homme. C’était le titre que Brunetto reproduisait le plus fréquemment. Il avait, lorsque je le connus en 1849, toute une barbe blonde qui commençait à grisonner, des cheveux longs et bouclés, le cou gros et court, la poitrine large, la taille haute, le port assuré. Jamais un malheureux, entrant chez lui la main étendue, n’en sortit la main vide; mais aussi, jamais ne vit-on son nom sur ces listes de souscription bien plus destinées à glorifier les souscripteurs qu’à soulager les malheureux.

Dans les inondations du Tibre, toujours si fréquentes à Rome, le premier toujours il se faisait batelier pour porter des vivres et des paroles de consolation à ses compatriotes emprisonnés par les flots. Le brave homme m’adorait. Quand j’avais besoin de travailleurs pour les officiers du génie, je n’avais qu’à lui faire un signe: il arrivait avec deux cents, trois cents, quatre cents hommes; je lui donnais, sur le ministère, des bons dont il ne toucha point un seul. A mon départ de Rome, il me suivit avec ses deux enfants, prit, avec Ugo Bassi, terre à la Messola, puis s’achemina avec ses deux fils dans une direction opposée à la mienne.

A sa date, je raconterai son double martyre comme père et comme citoyen.

J’ai nommé deux ou trois fois notre chapelain Ugo Bassi. Consacrons aussi quelques pages à celui-là. Elles sont à leur place le soir et la nuit d’une bataille qui avait donné une si rude besogne à sa douce piété.

Pour nos blessés, Ugo Bassi, jeune, beau, éloquent, était véritablement l’ange de la mort.

Il avait tout à la fois la naïveté d’un enfant, la foi d’un martyr, la science d’un érudit, le courage calme d’un héros.

Il était né à Cento, d’un père Bolonais, mais, comme André Chénier, d’une mère Grecque. Son prénom était Joseph; mais, en se faisant barnabite, il s’était imposé celui de Ugo, en souvenir, sans doute, de notre poëte patriote Ugo Foscolo.

Il était donc de race latine et hellénique à la fois, les deux races les plus belles et les plus intelligentes du monde. Il avait les cheveux bruns et roulés en anneaux naturels, les yeux brillants comme le soleil, tantôt calmes, tantôt fulgurants, la bouche souriante, le cou blanc et long, les membres agiles et robustes, le cœur de feu pour la gloire et le danger, les instincts doux et honnêtes, l’esprit élevé, chaud, rapide, fait à la fois pour les pieuses contemplations de l’anachorète et les ardeurs irrésistibles de l’apostolat.

Ses études furent, non point un labeur, mais une conquête. Il enleva au pas de course la littérature, la science des arts, et, comme le miroir de toute science, il savait par cœur le poëme entier de Dante. Six mois lui suffirent pour apprendre le grec; quant au latin, il le parlait comme sa langue maternelle et faisait des vers dans le genre de ceux d’Horace; il écrivait au courant de la plume l’anglais et le français, et, quand les événements le conduisaient au milieu de nos combats, il portait constamment sur lui Shakspeare et Byron. Le tragique anglais et le poëte qui mourut à Missolonghi écoutaient les patriotiques pulsations de son cœur.

Il était, en outre, peintre et musicien.

De même que j’avais cru au pape Pie IX, Ugo Bassi y crut de son côté.

Pie IX succédait à Grégoire XVI, Pie IX donnait l’amnistie, Pie IX promettait des réformes, Pie IX était porté au ciel par tous les Italiens, admiré par les étrangers, imité par les autres princes de l’Italie.

Le 25 mars 1848, la croisade partit de Rome; les augures paraissaient annoncer tous l’unification de l’Italie.

Sa route fut un triomphe perpétuel. Des champs les plus lointains accourait la dure race latine. Elle venait chercher et reportait l’heureuse nouvelle que l’Italie était arrivée au jour de la résurrection, et que son peuple, au front à la fois mouillé de sueur et de sang, allait enfin être libre.

Ugo Bassi était à Ancône, où il prêchait le carême. La première légion de volontaires y arriva; Ugo la harangua sur la place, et, prenant argument du malheureux état dans lequel il voyait leurs armes et leurs vêtements, il idéalisa de sa puissante parole leur misère, dont nos ennemis faisaient une raillerie.

Deux jours après, il se joignait à la croisade, et partait avec elle, comme deuxième chapelain des volontaires romains.

Bassi, comme Gavazzi, son ami, était la providence de l’armée. Non-seulement son éloquence poussait les Italiens à l’amour de l’Italie et au dévouement pour elle, mais encore elle tirait des coffres les plus rebelles de nombreuses et riches offrandes. A Bologne, il fit des miracles: les riches donnaient de l’argent par milliers; les femmes, leurs bijoux, leurs boucles d’oreilles, leurs bagues.

Une jeune fille, n’ayant rien à lui donner, coupa sa magnifique chevelure et la lui offrit.

Il avait assisté à tous nos combats et à tous nos dévouements, à Cornuda, à Trévise, à Venise.

Sœur de charité, apôtre, soldat intrépide, ce fut surtout au combat de Trévise, où mourut son ami et son compatriote, le général Guidotti, qu’il montra toutes les vertus de son cœur. Une balle lui mutila la main, le bras gauche, et lui ouvrit une large blessure dans la poitrine. Encore pâle et souffrant de cette cruelle blessure, on le vit, au combat de Mestre, un drapeau à la main, montant le premier et sans armes à l’assaut du palais Bianchini.

Bassi accompagna la légion italienne dans toutes ses pérégrinations. Sa parole puissante fascinait les masses, et, si Dieu avait marqué un terme aux malheurs de l’Italie, la voix de Bassi, comme celle de saint Bernard, eût entraîné les populations sur les champs de bataille. Si l’Italie jamais vient à l’union, que Dieu lui rende la parole d’un Ugo Bassi! Quand Rome fut tombée, quand il ne me resta plus que l’exil, la faim, la misère, Ugo n’hésita point un instant à m’accompagner. Je le reçus dans ma barque à Cesenatia, et il partagea avec moi le dernier sourire du destin, son sourire d’adieu!

Dans cette barque, que je guidai moi-même, étaient Anita, Ugo Bassi, Ciceravacchio et ses deux fils. Tous sont morts, et de quelle façon! O morts sacrés, je raconterai votre martyre!

Le nom d’Ugo Bassi sera le mot d’ordre des Italiens au jour de la délivrance.

Mais je me suis laissé entraîner bien loin de mon but.

Revenons au siége de Rome.

Dans la nuit du 4 juin, tandis que nos adversaires simulaient une attaque sur la porte Saint-Pancrace, la tranchée fut ouverte à trois cents mètres de la place, et deux batteries de siége furent dressées, l’une à cent mètres en arrière de la parallèle, pour éteindre le feu du bastion no 6, l’autre à la droite de la parallèle, pour faire face à la batterie romaine de Vestaccio et de Saint-Alexis. La parallèle s’appuyait à droite à des hauteurs inattaquables, à gauche à la villa Pamphili.

Dès le point du jour, j’avais fait appeler Manara, et je l’avais prié de résigner son titre de colonel des bersaglieri, pour accepter le grade de mon chef d’état-major. C’était lui demander un grand sacrifice, je le savais; mais Manara était plus apte que qui que ce fût à cette fonction. Il était d’une valeur exemplaire, d’une rare tranquillité d’âme au milieu du danger, d’un coup d’œil sûr dans le combat; il avait fait de ses bersaglieri les troupes les mieux disciplinées de l’armée. Il parlait quatre langues; enfin, son aspect avait cette dignité qui convient aux grades élevés. Il accepta.

Le reste de mon état-major se composait des majors Cenni et Bueno, des capitaines Caroni et Davio, de deux Français, excellents officiers, nommés Pilhes et Laviron; du capitaine Ceccadi, qui, pendant ses services en Espagne et en Afrique, avait mérité la croix d’Espagne et la croix de la Légion d’honneur; de Silco et de Stagnetti, qui, à Palestrina, conduisait les émigrés; du lieutenant de cavalerie Gili, du courrier Giannuzzi, et finalement d’un membre de l’Assemblée, le capitaine Cessi.

Manara organisa d’abord l’état-major dans l’intérieur: tout le monde voulait demeurer avec moi à la villa Savorelli; nous avions la vue de la campagne, et rien ne se passait qui ne fût sous nos yeux.

Il est vrai que la distraction n’était pas sans danger. Comme on savait que la villa Savorelli était mon quartier général, boulets, obus et balles, tout était pour moi. C’était surtout lorsque je montais, pour mieux voir, sur le petit belvédère qui dominait la maison, que la chose devenait curieuse. C’était une véritable grêle de balles, et je n’ai jamais entendu tempête avec pareils sifflements. La maison, secouée par les boulets, remuait comme dans un tremblement de terre. Souvent, pour donner du travail aux artilleurs et aux tirailleurs français, je me faisais servir à déjeuner sur ce belvédère, qui n’avait d’autre protection qu’un petit parapet en bois. Alors j’avais, je vous en réponds, une musique qui me dispensait de faire venir celle du régiment.

Ce fut bien pis quand je ne sais quel mauvais plaisant de l’état-major s’amusa à arborer au paratonnerre qui surmontait la petite terrasse une bannière, où étaient écrits en grosses lettres ces mots:

BONJOUR, CARDINAL OUDINOT!

Le quatrième ou cinquième jour que je donnais cette distraction aux tirailleurs et aux artilleurs français, le général Avezzana vint me voir, et, ne trouvant pas les fenêtres du salon à une hauteur suffisante, il me demanda si je n’avais pas quelque lieu plus élevé d’où il pût regarder dans la plaine.

Je le conduisis à mon belvédère.

Sans doute les Français voulurent lui faire honneur; car à peine y étions-nous, que la musique commença.

Le général regarda fort tranquillement les avant-postes ennemis, puis descendit sans rien dire.

Le lendemain, je trouvai mon belvédère blindé avec des sacs de terre. Je demandai qui avait donné cet ordre.

—Le ministre de la guerre, me répondit-on.

Il n’y avait pas moyen d’aller contre un ordre du ministre de la guerre.

Cette rage des artilleurs français de cribler mon pauvre quartier général de boulets, de balles et d’obus, amenait parfois des scènes amusantes.

Un jour, c’était le 6 ou 7 juin, je crois, mon ami Vecchi, qui était tout à la fois acteur et historien du drame que nous représentons, vint me voir à l’heure du dîner; comme j’avais du monde, je m’étais fait envoyer de Rome un dîner tout prêt, dans une caisse de fer-blanc. Je vis que l’aspect de notre menu tentait Vecchi. Je lui offris, en conséquence, de partager notre dîner. Le général Avezzana et Constantino Rita en étaient. Nous nous assîmes à terre dans le jardin. Les boulets secouaient tellement la maison, que, pour manger sur une table, il eût fallu un de ces appareils comme on en met sur les tables des navires, les jours de gros temps. Au beau milieu du dîner, une bombe tombe à un mètre de nous. Tout le monde décampe; Vecchi allait faire comme les autres, mais je le retins par le poignet; il était membre de l’Assemblée.

—Père conscrit, lui dis-je en riant, reste sur ta chaise curule!

La bombe éclata comme j’en étais sûr, c’est-à-dire du côté opposé à celui où nous étions; nous en fûmes quittes pour être couverts de poussière, nous et notre dîner.

Vecchi avait bien fait de profiter du repas que je lui avais offert; nous ne dînions pas tous les jours. Quelquefois les marmitons du restaurant, épouvantés par le bruit des mortiers français, par la fusillade des chasseurs de Vincennes, et surtout par les cadavres qu’ils rencontraient sur leur chemin, s’arrêtaient en route, n’osant aller plus loin; alors le premier venu s’emparait de notre festin et se l’adjugeait. Un jour, un de mes soldats, nommé Casanova, me fit à trois heures du matin un macaroni. Depuis quarante-huit heures, j’avais vécu d’une tasse de café au lait et de deux ou trois bouteilles de bière.

Au reste, c’était toujours à Vecchi qu’arrivaient les aventures dans le genre de celle que je viens de raconter. Un autre jour, comme il avait son rapport à me faire,—depuis deux jours, il était de garde avancée à la vigne Costabili, on nommait ainsi une des cassines que nous avions aux environs de la villa Corsini,—il me trouva dînant, à table. Cette fois, MM. les artilleurs avaient la bonté de me donner un peu de relâche. Devant moi était un risotto des plus appétissants. Je fis une place à Vecchi à côté de moi, et je l’invitai à partager mon dîner.

Mais, comme il allait s’asseoir, Manara l’arrêta.

—N’en fais rien, Vecchi, lui dit-il. Voilà trois jours de suite que les officiers invités par le général sont tués sans avoir le temps de faire leur digestion.

Et, en effet, Davio, Rozat et Panizzi venaient d’être tués dans les conditions signalées par Manara. Mais le fumet du risotto fut plus puissant que la menace de Manara.

—Bon! dit Vecchi, cela cadre à merveille avec une prédiction que l’on m’a faite.

—Laquelle? demanda Manara.

—Dans mon enfance, une bohémienne m’a tiré mon horoscope. Elle m’a prédit que je mourrais à Rome, à l’âge de trente-six ans et très-riche. En 1838, dans un voyage que je fis à pied de Naples à Salerne, près de Sarno, je poursuivis dans un champ de coton une gitana de dix-huit ans, dont je voulais absolument baiser les beaux yeux. Elle se défendit avec son couteau; j’opposai à l’arme offensive une arme défensive: c’était un bel écu tout neuf. En prenant l’écu, elle me prit la main, et m’annonça que je mourrais à Rome, à l’âge de trente-six ans et très-riche. Je suis dans ma trente-sixième année; sans être très-riche, je le suis trop pour un homme qui va mourir. Mais je suis fataliste comme un mahométan. Ce qui est écrit est écrit. Donnez-moi du risotto, général.

Nous rîmes de l’histoire de Vecchi. Mais Manara gardait son sérieux, en disant:

—C’est égal, Vecchi, je ne serai tranquille que quand la journée sera passée.

Puis, se retournant vers moi:

—Pour Dieu, général, dit-il, ne l’envoyez nulle part aujourd’hui!

Cela l’arrangeait ainsi; il était horriblement fatigué d’avoir veillé les deux nuits précédentes, et, après le dîner, il me demanda à se retirer pour prendre un peu de repos.

—Couche-toi sur mon lit, si tu veux, dit Manara, soit qu’il parlât sérieusement, soit qu’il poursuivît la plaisanterie. Au nom de Dieu, je ne veux pas que tu sortes!

Vecchi se jeta sur le lit de Manara.

Une heure après, je voyais des officiers français qui plaçaient des gabions dans la tranchée ouverte vis-à-vis de notre bastion. Je cherchai autour de moi un officier pour diriger contre eux le feu d’une douzaine de tirailleurs.

Je ne sais où j’avais envoyé tout mon monde, mais j’étais seul.

Je pensai au pauvre Vecchi, lequel dormait les poings fermés. J’avais conscience de le réveiller, mais les boulets faisaient un ravage horrible. Je le tirai par la jambe; il ouvrit les yeux.

—Allons, lui dis-je, voilà vingt-quatre heures que tu dors, la prédiction de Manara n’est plus à craindre. Prends-moi une douzaine des meilleurs tireurs et caresse-moi les côtes de ces gaillards-là.

Vecchi, qui est très-brave, ne se fit pas tirer l’oreille. Il prit douze bersaglieri amateurs, et alla s’embusquer avec eux derrière une barricade gabionnée qu’élevait, avec l’aide de sapeurs, un lieutenant d’ordonnance nommé Pozzio.

De là, il commença sur les Français un feu si meurtrier, qu’ils répondirent par des boulets de canon à ses balles ou plutôt à celles de ses bersaglieri.

Une demi-heure après, on vint me dire:

—Vous savez, général, le pauvre Vecchi est tué!

J’éprouvai un coup dans le cœur. J’étais cause de sa mort, et je me la reprochai. Mais, au bout d’une heure, à ma grande joie, je le vis revenir.

—Ah! pardieu! lui dis-je, laisse-moi t’embrasser, je te croyais mort!

—Je n’étais qu’enterré, me répondit-il.

—Comment?

Alors il me raconta qu’un boulet avait coupé un sac de terre, qui s’était répandu sur lui; qu’au même moment ce sac de terre, en se vidant, avait fait perdre leur aplomb aux autres, lesquels étaient tombés à dix ou douze sur sa tête et l’avaient littéralement enseveli.

Mais une chose était arrivée, plus pittoresque que ne l’eût été la mort même de Vecchi. Le même boulet qui l’avait enterré avait été frapper contre la muraille, et, en revenant, avait brisé les reins d’un jeune soldat. Le jeune soldat, placé sur une civière, avait croisé les mains sur sa poitrine, avait levé les yeux au ciel et avait rendu le dernier soupir.

On allait le porter à l’ambulance, lorsqu’un officier s’était précipité sur le cadavre et l’avait couvert de baisers.

Cet officier était Pozzio. Le jeune soldat était Colomba Antonietti, sa femme, qui l’avait suivi à Velletri et avait combattu à ses côtés le 3 juin.

Cela me rappela ma pauvre Anita, qui, elle aussi, était si calme au milieu du feu, et que, bon gré mal gré, j’avais laissée à Rieti.

Elle était enceinte et, au nom de l’enfant qu’elle portait, je l’avais décidée à se séparer de moi.

Le 7, il y eut trêve des deux côtés; c’était le jour de la Fête-Dieu.

Le 9, je commandai une grande sortie pour interrompre les travaux avancés des Français, travaux qui se prolongeaient vers le second bastion de gauche.

A cette fonction furent appelés les douaniers et un bataillon du 5e régiment.

Les bersaglieri, dans ce moment, faisaient le service des cassines, à gauche de la via Visellia, et étaient de garde aux bastions.

Le capitaine Rozat, le même que j’avais vu emporter de la villa Corsini, et qui, en passant près de moi, m’avait crié: «Général, j’ai mon compte!» le capitaine Rozat, dis-je, n’avait reçu qu’une balle morte qui s’était arrêtée sur une côte. Quoique, en bonne conscience, la contusion fût assez rude pour qu’il restât au lit, il s’était levé dès le surlendemain, et, ce jour-là, avait voulu absolument prendre le commandement de la 4e compagnie, destinée au second bastion.

Voyant que la garde de la tranchée malmenait les assaillants, Rozat prit une carabine, et, comme il était excellent tireur, il tira une quinzaine de coups dont plus de la moitié porta.

Ses hommes chargeaient, lui tirait.

Son adresse éveilla la rivalité de quelques chasseurs d’Afrique, qui commencèrent à lui rendre coup pour coup.

Une première balle lui enleva son chapeau; lui, alors, le ramassant, l’agita en l’air en criant:

—Vive l’Italie!

Mais, en ce moment même, une balle lui entra dans la bouche et, lui sortant par la nuque, éteignit ce cri.

Après deux jours d’agonie, il expira.

Dans la journée du 10 juin, je reçus avis du général Roselli que je devais prendre le commandement d’une grande sortie, se composant d’une moitié de l’armée romaine.

Elle devait avoir lieu par la porte Cavallegieri, et avait pour but de reprendre ou la villa Pamphili ou la villa Valentini.

En conséquence, le ministre de la guerre Avezzana me releva dans le commandement de la ligne San-Pancracio, et, avec la légion italienne et le régiment de bersaglieri, je me rendis à la place du Vatican, où devait se compléter, par les régiments Pasi et Mari et la légion polonaise, le corps destiné à cette importante opération.

Je passai à cheval devant le front de chaque corps, j’appelai les commandants au rapport, et leur communiquai le but de la tentative et la façon dont je comprenais l’attaque.

Je fis ensuite passer le mot d’ordre, distribuer les munitions, préparant tout pour l’heure désignée, tandis que les soldats, les yeux fixés sur la lune, la raillaient et l’injuriaient sur la lenteur avec laquelle elle faisait sa route.

Pour éviter une de ces erreurs nocturnes si communes dans ces sortes d’expéditions, où, confondant les amis avec les ennemis, on tire les uns sur les autres, j’ordonnai aux soldats de mettre leur chemise sur leur uniforme. Ce fut une manœuvre qui excita fort la joie du soldat, à cause de l’état dans lequel était, chez quelques-uns, le vêtement interne dont je faisais un vêtement extérieur.

A dix heures du soir, on ouvrit la porte, et la légion polonaise, commandée par Hoffstetter, qui a laissé un excellent journal du siége de Rome, sortit faisant l’avant-garde; venait ensuite la légion italienne, à la tête de laquelle était le colonel Manara. Elle était suivie des régiments de bersaglieri Passi et Masi.

Masi commandait l’arrière-garde.

A peine fus-je dans la campagne, que je reconnus avoir fait une fausse manœuvre en ordonnant de mettre les chemises sur les uniformes. Nos hommes étaient visibles comme en plein jour; ils n’eussent pas fait cent pas, que les Français auraient cru qu’ils allaient être attaqués par une armée de fantômes.

J’ordonnai d’enlever les chemises. Il va sans dire que pas un soldat ne prit la peine de remettre la sienne dans l’endroit d’où il l’avait tirée.

Je chevauchais sur le flanc de la légion italienne, lorsque quelques soldats qui portaient une échelle, passant près d’une villa, voulurent s’assurer qu’elle était bien réellement aussi abandonnée qu’elle en avait l’air. Ils dressèrent leur échelle contre une des fenêtres du premier étage. Le régiment s’arrêta pour voir le résultat de la perquisition, laissant l’avant-garde continuer le chemin.

Cinq ou six hommes montèrent à l’échelle.

Tout à coup, un échelon se brise sous les pieds de celui qui était le plus élevé; il tombe sur le second, le second tombe sur le troisième, et tous, avec un épouvantable fracas, tombent à terre.

Dans la chute, deux fusils partent.

L’avant-garde, commandée par Hoffstetter et par Sacchi, deux de mes plus braves officiers, se croit surprise par les Français qu’elle va pour surprendre. Elle est envahie par une terreur panique: elle se rompt derrière Hoffstetter et Sacchi, lesquels restent isolés avec une vingtaine d’hommes, et revient sur nous d’une course désespérée, renversant du choc tout ce qu’elle rencontre sur son chemin. Manara tente de les arrêter, mais inutilement. Je me jette au milieu d’eux, et frappe en jurant à droite, à gauche, avec mon fouet de gaucho. Rien n’y fait, et je crois que, de la même course, tous mes gaillards seraient rentrés dans Rome, si les bersaglieri, à la tête desquels étaient deux chefs de bataillon et le capitaine Ferrari, n’eussent croisé la baïonnette sur les fugitifs.

Après le bruit qu’avait fait toute cette échauffourée, on ne pouvait pas supposer que les Français ne fussent point sur leurs gardes. Il fallut donc renoncer à l’entreprise.

Quant à moi, j’étais las de frapper sur toute cette canaille, et je rentrai en disant à Manara:

—Cher ami, nous avons eu tort de ne pas mettre les braves bersaglieri à l’avant-garde.

En effet, c’étaient des hommes merveilleux que les bersaglieri, et dont Manara devait être et était fier à bon droit. Lorsque je lui faisais demander un détachement de ses soldats, Manara avait l’habitude de dire:

—Allons, quarante hommes de bonne volonté pour une expédition dans laquelle un quart sera tué et l’autre quart blessé.

Et, malgré le programme, tout le régiment se présentait, si bien que, pour ne pas faire de jaloux, il fallait les tirer au sort.

Le 12, à midi, un bataillon du régiment de l’Union travaillait à exécuter une contre-approche dans la vigne à gauche de la via Vitellia, quand les Français tentèrent de les troubler dans leur travail. Aussitôt les majors Lanzi et Panizzi firent prendre les armes aux travailleurs, au corps de garde, et, avec une témérité incroyable, se lancèrent sur le parapet de la parallèle française. Ils furent accueillis par un feu terrible. Panizzi tomba frappé mortellement. Pietro Lanzi se mit à la tête de ses Bolonais; mais en un instant il eut le même sort que son compagnon, et tomba frappé au bras et à la poitrine. Cependant les autres, conduits par l’officier Meloni, tenaient encore le terrain, impuissants à poursuivre l’attaque, mais criant de toutes leurs forces: «Vive l’Italie!» et donnant ainsi courage à leurs compagnons. Le régiment de l’Union combattit, ce jour-là, avec une admirable valeur: pour ne pas perdre leur temps à recharger leurs armes, ils frappaient tantôt avec la baïonnette, tantôt avec la crosse de leurs fusils. D’autres, comme les Ajax et les Diomède de l’Iliade, prenaient des pavés et les lançaient sur leurs adversaires.

L’exaspération était telle, que le capitaine polonais Vern, qui avait plusieurs croix sur la poitrine, et, parmi ces croix, celle de la Légion d’honneur, gagnée en Afrique, debout sur la barricade, frappant sa poitrine du plat de sa main, criait:

—Ici, ici, tirez ici, sur la croix de la Légion d’honneur!

Une balle le frappa à la tête.

—Plus bas, cria-t-il, plus bas, maladroits!

Une seconde balle l’atteignit; on l’emporta hors de la mêlée. Il en revint et, depuis, alla mourir en Grèce.

J’assistais de mon belvédère à cette affaire. Quoique peu prodigue d’éloges,—ceux qui me connaissent me rendront cette justice,—je crus devoir en faire un rapport au gouvernement.

Le 14 mai au matin, je le crois du moins,—j’écris sans aucun point de repère et je puis me tromper de date,—nous déjeunions à la villa Spada, dans une chambre du troisième étage, avec Sacchi, Bueno et Corcelli; nous étions tous en manches de chemise; moi, un peu soucieux, car je venais de condamner à mort un de nos officiers, un Napolitain qui, pris de terreur dans la nuit, avait abandonné son poste, lorsque nous entendons des pas pressés dans le corridor. La porte s’ouvre; je jette un cri: c’était Anita qui venait me rejoindre, conduite par Orrigoni.

Ces messieurs, reconnaissant ma femme, passent leurs habits et nous laissent.

—Savez-vous à quoi elle s’est amusée, en venant de la via della Corrizi, ici, général? me demanda Orrigoni.

—Non.

—A s’arrêter le long de Saint-Pierre in Montorio pour regarder la batterie française. Tenez, voyez la poussière qui nous couvre tous les deux: c’est celle qu’ont faite les boulets en frappant sur la muraille. Et, comme je lui disais: «Venez donc, mais venez donc! il est inutile de nous faire tuer ici,» elle a répondu: «Mon cher, pour des catholiques, comment trouvez-vous que les Français arrangent les églises?»

Chère Anita! je la serrais contre mon cœur. Il me semblait que tout allait maintenant marcher selon mes désirs.

Mon bon ange était revenu à mes côtés.

Je regrettai de ne pouvoir accorder à Anita la première demande qu’elle me fit, et qui était la grâce de l’officier napolitain; mais il fallait un exemple. Je ne pouvais pas donner de récompenses à Medici pour son admirable conduite au Vascello, je dus donner une punition au lâche pour sa lâcheté.

Il fut fusillé.

XIX
LA SURPRISE

Le 13 juin, les Français avaient commencé un terrible bombardement. Sept batteries, vomissant incessamment le feu, battaient en brèche la face droite du troisième bastion de gauche, la courtine et la face gauche du deuxième bastion. Les autres s’occupaient particulièrement de la villa Spada et de la villa Savorelli, qui menaçait à chaque instant de nous tomber sur la tête, si bien qu’à mon grand regret je me vis, le 20, forcé de transporter mon quartier général au palais Corsini.

Il était impossible que j’y restasse; j’étais trop éloigné des murailles.

Il est vrai que je croyais pouvoir être tranquille. Attaqué tous les jours, tous les jours Medici, que nous appelions l’infatigable, repoussait les attaques et conservait son Vascello et ses cassines.

Je ne saurais trop dire et redire à son éloge que je ne sais pas comment il y a réussi.

Le 20 juin, trois brèches étaient praticables, malgré tout ce que nous avions fait, Manara et moi, pour nous opposer à l’effet des projectiles.

Au reste, je me faisais une fête de l’assaut. C’étaient des adversaires dignes de nous que ceux que nous avions en face de nous. Nous leur avions déjà montré que les Italiens savaient se battre. J’espérais leur montrer là ce que c’était qu’une lutte au couteau et au poignard.

Dans la soirée du 21, le deuxième bataillon de l’Union était de garde au bastion de gauche et à la défense de la brèche, ainsi que deux compagnies du 1er régiment qui devaient être changées. Elles prolongèrent cependant leur service jusqu’au jour, pour meilleure défense du troisième bastion à gauche.

La première et la cinquième compagnie des bersaglieri étaient de service au Vascello; la sixième et la septième, de garde aux approches de gauche, hors de la porte San-Pancracio, d’où s’étendaient nos sentinelles, sur la droite, jusqu’aux murs du casino et à peu de pas de la parallèle française.

Ce service était horriblement dangereux. Il ne se faisait que de nuit, et, un peu avant le jour, tous les postes étaient retirés et la garde de nuit rentrait dans les murs.

Le major Calvandro avait la surveillance extérieure de cette ligne; le colonel Rossi, le service de ronde dans l’intérieur.

Après avoir disposé tous les avant-postes, le major était occupé à donner ses instructions aux capitaines Stambio et Morandoli quand, vers onze heures de la nuit, un certain bruit, pareil à celui de quelque chose qui se brise, se fit entendre vers les bastions nos 2 et 3.

Quelques coups de fusil suivirent ce bruit, et tout rentra dans la nuit et dans le silence.

Qu’était-il arrivé?

Que les Français s’étaient présentés tout à coup devant la brèche, non pas comme un ennemi qui monte à l’assaut, mais comme des soldats qui relèvent une garde.

D’où sortaient-ils? par où étaient-ils venus? quel chemin avaient-ils suivi? Voilà ce qu’il fut toujours impossible de savoir.

Beaucoup soupçonnèrent une trahison.

La sentinelle, interrogée, répondit que les Français étaient sortis de dessous terre et lui avaient ordonné de fuir.

Dans la même nuit, malgré une énergique résistance, le bastion no 7 et la courtine qui l’unit au bastion no 6 tomba, après un sanglant combat, aux mains des Français.

C’était justement le jour précédent que j’avais transporté mon quartier général de la villa Savorelli au palais Corsini. Presque aussitôt l’événement arrivé, je fus prévenu par l’adjudant-major Delai, appartenant au régiment de l’Union.

J’avoue que ma surprise fut grande, et que je ne fus pas des derniers à me ranger à l’avis de ceux qui croyaient à une trahison.

Suivi de Manara et du capitaine Hoffstetter, j’arrivai sur les lieux juste au moment où les bersaglieri, toujours éveillés et toujours prêts, se tenaient déjà réunis dans la rue qui conduit à San-Pancracio.

La légion italienne, prévenue, me suivait au pas de course; deux cohortes du colonel Sacchi venaient ensuite.

Sacchi envoya aussitôt une compagnie reconnaître les lieux; mais, arrivée au second bastion, elle fut contrainte, vu le nombre des Français, de se retirer dans la casa Gallicelli.

La terrible nouvelle était déjà répandue par la ville; le triumvirat, prévenu, fit sonner le tocsin. A ce bruit, chaque maison sembla rejeter ses habitants; en un instant, les rues se remplirent de monde.

Le général en chef Roselli, le ministre de la guerre, tout l’état-major et Marini lui-même accoururent au Janicule.

Le peuple en armes nous entourait et demandait à chasser les Français des murailles.

Le général Roselli et le ministre de la guerre étaient de cet avis; mais je me déclarai contre.

Je craignais la confusion que jetterait dans nos rangs toute cette multitude, l’irrégularité des mouvements, les paniques si communes de nuit chez les gens non habitués au feu, et même, comme nous l’avions vu dans, la nuit du 10, chez les gens qui y sont habitués.

Je demandai donc positivement que l’on attendît au matin.

Au matin, on verrait à quel ennemi l’on avait affaire, cet ennemi fût-il la trahison.

Le jour venu, toute ma division était prête, renforcée des régiments que le général Roselli mettait à ma disposition.

La compagnie des étudiants lombards, qui faisait partie de la légion Medici, était d’avant-garde.

La légion Medici elle-même avait reçu l’ordre de se joindre à nous.

Le canon de nos batteries, tourné sur les bastions occupés, tonnait à la fois de Saint-Pierre in Montorio, du bastion no 8 et de Saint-Alexis.

Les étudiants lombards marchèrent les premiers à l’assaut. Quoique foudroyés par le feu des Français, ils se précipitèrent à la baïonnette sur la grand’garde et sur les travailleurs, qu’ils forcèrent à se concentrer dans le casino Barberini.

Les braves jeunes gens étaient déjà sur le terre-plein du casino; mais je venais d’apprendre à quelles forces nous avions affaire. Je vis qu’un second 3 juin allait m’emporter une moitié de ces hommes que j’aimais comme mes enfants. Je n’avais aucun espoir de déloger les Français de leur position; j’allais commander une boucherie inutile.

Rome était perdue, mais elle était perdue après une merveilleuse, une splendide défense. La chute de Rome après un pareil siége était le triomphe de la démocratie dans toute l’Europe.

Puis il me restait cette idée, que je conservais quatre ou cinq mille défenseurs dévoués qui me connaissaient, que je connaissais, et qui répondraient à mon premier appel[5].

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