Mémoires de Joseph Fouché, Duc d'Otrante, Ministre de la Police Générale: Tome I
The Project Gutenberg eBook of Mémoires de Joseph Fouché, Duc d'Otrante, Ministre de la Police Générale
Title: Mémoires de Joseph Fouché, Duc d'Otrante, Ministre de la Police Générale
Author: duc d'Otrante Joseph Fouché
Release date: July 30, 2006 [eBook #18942]
Language: French
Credits: Produced by Mireille Harmelin, Chuck Greif and the Online
Distributed Proofreading Team at http://dp.rastko.net
(Produced from images of the Bibliothèque nationale de
France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)
[Note du transcripteur: l'orthographe originale de Fouché est conservée]
MÉMOIRES
DE
JOSEPH FOUCHÉ,
DUC D'OTRANTE,
MINISTRE DE LA POLICE GÉNÉRALE.
Réimpression de l'édition 1824
Osnabrück
Biblio-Verlag
1966
Gesamtherstellung Proff&Co. KG, Osnabrück
AVIS DU LIBRAIRE-ÉDITEUR.
AVERTISSEMENT DE L'AUTEUR.
MÉMOIRES
AVIS DU LIBRAIRE-ÉDITEUR.
On verra, par la lecture de l'avertissement de l'auteur, que je pourrais tirer quelque vanité de ce que ses intentions ont été remplies relativement à la publication de ses Mémoires. Le choix qui a été fait de moi pour éditeur, ne l'a point été dans des vues intéressées; et moi-même j'y ai apporté, j'ose dire, le même désintéressement. Tout autre aurait brigué une telle publication, et n'y aurait vu que la source d'un gain peut-être imaginaire. Pour moi, je n'y ai vu qu'un devoir, et je l'ai rempli, mais non pas sans hésitation. J'avoue même que dans ma détermination j'ai eu besoin d'être éclairé. Le titre du livre et les sujets qu'il traite, me paraissaient peu propres à me tranquilliser. J'ai voulu être sûr de ne blesser ni les lois, ni les convenances, ni le gouvernement de mon pays. N'osant m'en rapporter à moi-même, j'ai consulté un homme exercé, et il m'a rassuré complètement. Si je lui ai demandé quelques notes, c'était plutôt pour constater l'indépendance de mes opinions, que pour offrir un contraste entre le texte et les commentaires. Mais quoique les notes soient clair-semées, elles ont failli me ravir la publication de ces Mémoires posthumes. Enfin l'intermédiaire chargé de remplir les intentions de l'auteur, s'est rendu à mes raisons, et je crois pouvoir annoncer au public que je ne tarderai pas à faire paraître la seconde partie des Mémoires du duc d'Otrante. Quant à leur immense intérêt et à leur authenticité, je me bornerai à dire comme l'auteur: LISEZ.
AVERTISSEMENT DE L'AUTEUR.
Ce n'est ni par esprit de parti, ni par haine, ni par vengeance, que j'ai écrit ces Mémoires, et encore moins pour offrir un aliment à la malignité et au scandale. Tout ce qui doit être honoré dans l'opinion des hommes, je le respecte. Qu'on me lise, et l'on appréciera mes intentions, mes vues, mes sentimens, et par quelle politique j'ai été guidé dans l'exercice des plus hauts emplois; qu'on me lise, et l'on verra si, dans les conseils de la république et de Napoléon, je n'ai pas été constant dans le parti d'opposition aux mesures outrées du gouvernement; qu'on me lise, et on verra si je n'ai pas montré quelque courage dans mes avertissemens et dans mes remontrances; enfin, en me lisant, on se convaincra que tout ce que j'ai écrit je me le devais à moi-même. Le seul moyen de rendre ces Mémoires utiles à ma réputation et à l'histoire de cette grande époque, c'était de ne les appuyer que sur la vérité pure et simple; j'y étais porté par caractère et par conviction; ma position d'ailleurs m'en faisait une loi. N'était-il pas naturel que je trompasse ainsi l'ennui d'un pouvoir déchu?
Sous toutes ses formes, la révolution m'avait accoutumé d'ailleurs à une extrême activité d'esprit et de mémoire; irritée par la solitude, cette activité avait besoin de s'exhaler encore. Or, c'est avec une sorte d'abandon et de délices que j'ai écrit cette première partie de mes souvenirs; je l'ai retouchée, il est vrai, mais je n'y ai rien changé quant au fond, dans les angoisses même de ma dernière infortune. Quel plus grand malheur en effet que d'errer dans le bannissement hors de son pays! France qui me fus si chère, je ne te verrai plus! Hélas! que je paie cher le pouvoir et les grandeurs! Ceux à qui je tendis la main ne me la tendront pas. Je le vois, on voudrait me condamner même au silence de l'avenir. Vain espoir! je saurai tromper l'attente de ceux qui épient la dépouille de mes souvenirs et de mes révélations; de ceux qui se disposent à tendre des pièges à mes enfans. Si mes enfans sont trop jeunes pour se défier de tous les pièges, je les en préserverai en cherchant, hors de la foule de tant d'ingrats, un ami prudent et fidèle: l'espèce humaine n'est point encore assez dépravée pour que mes recherches soient vaines. Que dis-je? cet autre moi-même je l'ai trouvé; c'est à sa fidélité et à sa discrétion que je confie le dépôt de ces Mémoires; je le laisse seul juge, après ma mort, de l'opportunité de leur publication. Il sait ce que je pense à cet égard, et il ne les remettra, j'en suis sûr, qu'à un éditeur honnête homme, choisi hors des coteries de la capitale, hors des intrigues et des spéculations honteuses. Voilà sans aucun doute la seule et meilleure garantie qu'ils resteront à l'abri des interpolations et des suppressions des ennemis de toute vérité et de toute franchise.
C'est dans le même esprit de sincérité que j'en prépare la seconde partie; je ne me dissimule pas qu'il s'agit de traiter une période plus délicate et plus épateuse, à cause des temps, des personnages, et des calamités qu'elle embrasse. Mais la vérité dite sans passion et sans amertume ne perd aucun de ses droits.
MÉMOIRES
DE JOSEPH FOUCHÉ,
DUC D'OTRANTE
L'homme qui, dans des temps de troubles et de révolutions, n'a été redevable des honneurs et du pouvoir dont il a été investi, de sa haute fortune enfin, qu'à sa prudence et à sa capacité; qui, d'abord élu représentant de la nation, a été, au retour de l'ordre, ambassadeur, trois fois ministre, sénateur, duc et l'un des principaux régulateurs de l'État; cet homme se ravalerait si pour repousser des écrits calomnieux, il descendait à l'apologie ou à des réfutations captieuses: il lui faut d'autres armes.
Eh bien! cet homme, c'est moi. Élevé par la révolution, je ne suis tombé des grandeurs que par une révolution contraire que j'avais pressentie et que j'aurais pu conjurer, mais contre laquelle je me trouvai désarmé au moment de la crise.
La rechute m'a exposé sans défense aux clameurs des méchans et aux outrages des ingrats; moi qui long-temps revêtu d'un pouvoir occulte et terrible, ne m'en servis jamais que pour calmer les passions, dissoudre les partis et prévenir les complots; moi qui m'efforçai sans cesse de modérer, d'adoucir le pouvoir, de concilier ou de fondre ensemble les élémens contraires et les intérêts opposés qui divisaient la France.
Nul n'oserait nier que telle a été ma conduite tant que j'exerçai quelque influence dans l'administration et dans les conseils. Qu'ai-je à opposer, dans ma terre d'exil, à de forcenés antagonistes, à cette tourbe qui me déchire après avoir mendié à mes pieds? Leur opposerai-je de froides déclamations, des phrases académiques et alambiquées? Non, certes. Je veux les confondre par des faits et des preuves, par l'exposé véridique de mes travaux, de mes pensées, comme ministre et comme homme d'état; par le récit fidèle des événemens politiques, des incidens bizarres au milieu desquels j'ai tenu le gouvernail dans des temps de violence et de tempête. Voilà le but que je me propose.
Je ne crois pas que la vérité puisse en rien me nuire; et cela serait encore, que je la dirai, le temps de la produire est venu: je la dirai, coûte qui coûte, alors que la tombe recélant ma dépouille mortelle, mon nom sera légué au jugement de l'histoire. Mais il est juste que je puisse comparaître à son tribunal cet écrit à la main.
Et d'abord qu'on ne me rende personnellement responsable ni de la révolution, ni de ses écarts, ni même de sa dictature. Je n'étais rien; je n'avais aucune autorité quand ses premières secousses, bouleversant la France, firent trembler le sol de l'Europe. Qu'est-ce d'ailleurs que la révolution? Il est de fait qu'avant 1789 les présages de la destruction des Empires inquiétaient la monarchie. Les Empires ne sont point exempts de cette loi commune qui assujettit tout sur la terre aux changemens et à la décomposition. En fut-il jamais dont la durée historique ait dépassé un certain nombre de siècles? En fixant à douze ou treize cents ans l'âge des États, c'est aller à la dernière borne de leur longévité. Nous en conclurons qu'une monarchie qui avait vu treize siècles sans avoir reçu aucune atteinte mortelle, ne devait pas être loin d'une catastrophe. Que sera-ce si, renaissant de ses cendres et recomposée à neuf, elle a tenu l'Europe sous le joug et dans la terreur de ses armes? Mais alors si la puissance lui échappe, de nouveau on la verra languir et périr. Ne recherchons pas quelles seraient ses nouvelles destinées de transformation. La configuration géographique de la France lui assigne toujours un rôle dans les siècles à venir. La Gaule conquise par les maîtres du Monde ne fut assujettie que trois cents ans. D'autres envahisseurs aujourd'hui forgent dans le nord les fers de l'Europe. La révolution avait élevé la digue qui les eût arrêtés; on la démolit pièce à pièce; elle sera détruite, mais relevée, car le siècle est bien fort: il entraîne les hommes, les partis et les gouvernemens.
Vous qui vous déchaînez contre les prodiges de la révolution; vous qui l'avez tournée sans oser la regarder en face, vous l'avez subie et peut-être la subirez-vous encore.
Qui la provoqua, et d'où l'avons-nous vue surgir? du salon des grands, du cabinet des ministres: elle a été appelée, provoquée par les parlemens et les gens du roi, par de jeunes colonels, par les petites-maîtresses de la cour, par des gens de lettres pensionnés, dont les duchesses s'érigeaient en protectrices et se faisaient les échos.
J'ai vu la nation rougir de la dépravation des hautes classes, de la licence du clergé, des stupides aberrations des ministres, et de l'image de la dissolution révoltante de la nouvelle Babylone.
N'est-ce pas ceux qu'on regardait comme l'élite de la France, qui, pendant quarante ans, érigèrent le culte de Voltaire et de Rousseau? N'est-ce pas dans les hautes classes que prit faveur cette manie d'indépendance démocratique, transplantée des États-Unis sur le sol de la France? On rêvait la république, et la corruption était au comble dans la monarchie! L'exemple même d'un monarque rigide dans ses mœurs ne put arrêter le torrent.
Au milieu de cette décomposition des classes supérieures, la nation grandissait et mûrissait. A force de s'entendre dire qu'elle devait s'émanciper, elle finit par le croire. L'histoire est là pour attester que la nation fut étrangère aux manœuvres qui préparèrent le bouleversement. On eût pu la faire cheminer avec le siècle; le roi, les esprits sages le voulaient. Mais la corruption et l'avarice des grands, les fautes de la magistrature et de la cour, les bévues du ministère, creusèrent l'abîme. Il était d'ailleurs si facile aux métreurs de mettre en émoi une nation pétulante, inflammable, et qui sort des bornes à la moindre impulsion! Qui mit le feu à la mine? Étaient-ils du tiers-état l'archevêque de Sens, le genevois Necker, Mirabeau, Lafayette, d'Orléans, Adrien Duport, Chauderlos-Laclos, les Staël, les Larochefoucauld, les Beauveau, les Montmorency [1], les Noailles, les Lameth, les La Tour-du-Pin, les Lefranc de Pompignan, et tant d'autres moteurs des triomphes de 1789 sur l'autorité royale? Le club breton eût fait long feu sans les conciliabules du Palais-Royal et de Mont-Rouge. Il n'y aurait pas eu de 14 juillet, si, le 12, les généraux et les troupes du roi eussent fait leur devoir. Besenval était une créature de la reine, et Besenval, au moment décisif, en dépit des ordres formels du roi, battit en retraite, au lieu d'avancer sur les émeutes. Le maréchal de Broglie lui-même fut paralysé par son état-major. Ces faits ne sauraient être contredits.
On sait par quels prestiges fut soulevée la multitude. La souveraineté du peuple fut proclamée par la défection de l'armée et de la cour. Est-il surprenant que les factieux et les meneurs aient pu s'emparer de la révolution? L'entraînement des innovations, l'exaltation des idées firent le reste.
Un prince avait mis tout en feu; il pouvait tout maîtriser par un changement dynastique: sa lâcheté fit errer la révolution sans but. Au milieu de cette tourmente, des cœurs généreux, des âmes ardentes et quelques esprits forts crurent de bonne foi qu'on arriverait à une régénération sociale. Ils y travaillèrent, se fiant aux protestations et aux sermens.
Ce fut dans ces dispositions que nous, hommes obscurs du tiers, hommes de la province, fûmes entraînés et séduits par le rêve de la liberté, par l'enivrante fiction de la restauration; de l'État. Nous poursuivions une chimère avec la fièvre du bien public; nous n'avions alors aucune arrière-pensée, point d'ambition, aucunes vues d'intérêt sordide.
Mais bientôt les résistances allumant les passions, l'esprit de parti fit naître les animosités implacables. Tout fut poussé à l'extrême. Il n'y eut plus d'autre mobile que celui de la multitude. Par la même raison que Louis xiv avait dit: «l'État, c'est moi!», le peuple dit: «le souverain, c'est moi, la nation, c'est l'État!»; et la nation s'avança toute seule.
Et ici, remarquons d'abord un fait qui servira de clef aux événemens qui vont suivre; car ces événemens tiennent du prodige. Les dissidens royalistes, les contre-révolutionnaires, faute d'élémens disponibles de guerre civile, se voyant déboutés d'en avoir les honneurs, eurent recours à l'émigration, ressource des faibles. Ne trouvant aucun appui au dedans, ils coururent le chercher au dehors. A l'exemple de ce qu'avaient fait toutes les nations en pareil cas, la nation voulut que les propriétés des émigrés lui servissent de gage sur le motif qu'ils s'étaient armés contre elle, et voulaient armer l'Europe. Mais comment toucher au droit de propriété, fondement de la monarchie, sans saper ses propres bases? Du sequestre, on en vint à la spoliation: dès lors, tout s'écroula; car la mutation des propriétés est synonyme de la subversion de l'ordre établi. Ce n'est pas moi qui ai dit: «Il faut que les propriétés changent!». Ce mot était plus agraire que tout ce qu'avaient pu dire les Gracques, et il ne se trouva point un Scipion Nasica.
Dès lors, la révolution ne fut plus qu'un bouleversement. Il lui manquait la terrible sanction de la guerre; les cabinets de l'Europe lui ouvrirent eux-mêmes le temple de Janus. Dès le début de cette grande lutte, la révolution, toute jeune, toute vivace, triompha de la vieille politique, d'une coalition pitoyable, des opérations niaises de ses armées et de leur désaccord.
Autre fait qu'il faut aussi consigner, pour en tirer une conséquence grave. La première coalition fut repoussée, battue, humiliée. Supposons qu'elle eût triomphé de la confédération patriotique de la France; que la pointe des Prussiens en Champagne n'eût rencontré aucun obstacle sérieux jusqu'à la capitale, et que la révolution eût été désorganisée dans son propre foyer; admettons cette hypothèse, et la France sans aucun doute eût subi le sort de la Pologne, par une première mutilation, par l'abaissement de son monarque; car tel était alors le thême politique des cabinets et l'esprit de leur diplomatie copartageante. Le progrès des lumières n'avait point encore amené la découverte de la combinaison européenne, de l'occupation militaire avec subsides. En préservant la France, les patriotes de 1792 l'ont arrachée non seulement aux griffes de l'étranger, mais encore ils ont travaillé, quoique sans intention, pour l'avenir de la monarchie. Voilà qui est incontestable.
On se récrie contre les écarts de cette révolution arrosée de sang. Pouvait-elle, entourée d'ennemis, exposée à l'invasion, rester calme et modérée? Beaucoup se sont trompés, il y a peu de coupables. Ne cherchons, la cause du 10 août que dans la marche en avant des Autrichiens et des Prussiens. Qu'ils aient marché trop tard, peu importe. On ne touchait point encore au suicide de la France.
Oui, la révolution fut violente dans sa marche, cruelle même; tout cela est historiquement connu, je ne m'y arrêterai pas. Tel n'est pas d'ailleurs l'objet de cet écrit. C'est de moi que je veux parler, on plutôt des événemens auxquels j'ai participé comme ministre. Mais il me fallait entrer en matière et caractériser l'époque. Toutefois, que le vulgaire des lecteurs n'aille pas s'imaginer que je retracerai fastidieusement ma vie d'homme privé, de citoyen obscur. Qu'importent d'ailleurs mes premiers pas dans la carrière! Ces minuties peuvent intéresser de faméliques faiseurs de Biographies contemporaines et les badauds qui les lisent; elles ne font rien à l'histoire; c'est jusqu'à elle que je prétends m'élever.
Peu importe que je sois le fils d'un armateur, et qu'on m'ait d'abord destiné à la navigation: ma famille était honorable; peu importe que j'aie été élevé chez les oratoriens, que j'aie été oratorien moi-même, que je me sois voué à l'enseignement, que la révolution m'ait trouvé préfet du collège de Nantes; il en résulte au moins que je n'étais ni un ignorant ni un sot. Il est d'ailleurs de toute fausseté que j'aie jamais été prêtre ni engagé dans les ordres; j'en fais ici la remarque pour qu'on voie qu'il m'était bien permis d'être un esprit fort, un philosophe, sans renier ma profession première. Ce qu'il y a de certain, c'est que je quittai l'Oratoire avant d'exercer aucune fonction publique, et que, sous l'égide des lois, je me mariai à Nantes dans l'intention d'exercer la profession d'avocat, plus analogue à mes inclinations et à l'état de la société. J'étais d'ailleurs moralement ce qu'était le siècle, avec l'avantage de n'avoir été tel ni par imitation ni par engouement, mais par méditation et par caractère. Avec de pareils principes, comment ne m'honorerai-je pas d'avoir été nommé par mes concitoyens, sans captation et sans intrigue, représentant du peuple à la Convention nationale?
C'est dans ce défilé que m'attendent mes transfuges d'antichambre. Pas d'exagérations, pas d'excès, pas de crimes, soit en mission, soit à la tribune, dont ils n'affublent ma responsabilité historique, prenant les paroles pour des actions, les discours obligés pour des principes; ne songeant ni au temps, ni aux lieux, ni aux catastrophes; ne tenant compte ni du délire universel, ni de la fièvre républicaine dont vingt millions de Français éprouvaient le redoublement.
Je m'ensevelis d'abord dans le comité d'instruction publique, où je me liai avec Condorcet, et par lui avec Vergniaud. Ici je dois retracer une circonstance qui se rapporte à l'une des crises les plus sérieuses de ma vie. Par un hasard bizarre, j'avais connu Maximilien Robespierre à l'époque où je professais la philosophie dans la ville d'Arras. Je lui avais même prêté de l'argent pour venir s'établir à Paris lorsqu'il fut nommé député à l'Assemblée nationale. Quand nous nous retrouvâmes à la Convention, nous nous vîmes d'abord assez souvent; mais la diversité de nos opinions, et peut-être plus encore de nos caractères, ne tarda pas à nous diviser.
Un jour, à l'issue d'un dîner qui avait eu lieu chez moi, Robespierre se mit à déclamer avec violence contre les Girondins, apostrophant Vergniaud qui était présent. J'aimais Vergniaud, grand orateur et homme simple. Je m'approchai de lui; et m'avançant vers Robespierre: «Avec une pareille violence, lui dis-je, vous gagnerez sûrement les passions, mais vous n'aurez jamais ni estime ni confiance.» Robespierre piqué se retira, et l'on verra bientôt jusqu'où cet homme atrabilaire poussa contre moi l'animosité.
Pourtant je ne partageais point le système politique du parti de la Gironde, dont Vergniaud passait pour être le chef. Il me semblait que ce système tendait à disjoindre la France, en l'ameutant par zones et par provinces contre Paris. J'apercevais là un grand danger, ne voyant de salut pour l'État que dans l'unité et l'indivisibilité du corps politique. Voilà ce qui m'entraîna dans un parti dont je détestais au fond les excès, et dont les violences marquèrent les progrès de la révolution. Que d'horreurs dans l'ordre de la morale et de la justice! mais nous ne voguions pas dans des mers calmes.
Nous étions en pleine révolution, sans gouvernail, sans gouvernement, dominés par une assemblée unique, sorte de dictature monstrueuse, enfantée par la subversion, et qui offrait tour-à-tour l'image de l'anarchie d'Athènes et du despotisme ottoman.
C'est donc ici un procès purement politique entre la révolution et la contre-révolution. Voudrait-on le juger selon la jurisprudence qui règle les décisions des tribunaux criminels ou de police correctionnelle? La Convention, malgré ses déchiremens, ses excès, ses décrets forcenés, ou peut-être à cause même de ses décrets, a sauvé la patrie au-delà de ses limites intégrales. C'est un fait incontestable, et, sous ce rapport, je ne récuse point ma participation à ses travaux. Chacun de ses membres, accusés devant le tribunal de l'histoire, peut se renfermer dans les limites de la défense de Scipion, et répéter avec ce grand homme: «J'ai sauvé la république, montons au Capitole en rendre grâces aux Dieux!»
Il est pourtant un vote qui reste injustifiable, j'avouerai même, sans honte comme sans faiblesse, qu'il me fait connaître le remords. Mais j'en prends à témoin le Dieu de la vérité, c'était bien moins le monarque au fond que j'entendis frapper (il était bon et juste), que le diadème, alors incompatible avec le nouvel ordre de choses. Et puis, le dirai-je, car les révélations excluent les réticences, il me paraissait alors, comme à tant d'autres, que nous ne pourrions inspirer assez d'énergie à la représentation et à la masse du peuple, pour surmonter la crise, qu'en outrant toutes les mesures, qu'en dépassant toutes les bornes, qu'en compromettant toutes les sommités révolutionnaires. Telle fut la raison d'état qui nous parut exiger cet effrayant sacrifice. En politique, l'atrocité aurait-elle aussi parfois son point de vue salutaire?
L'univers aujourd'hui ne nous en demanderait pas compte, si l'arbre de la liberté, poussant des racines profondes, eût résisté à la hache de ceux mêmes qui l'avaient élevé de leurs mains. Que Brutus ait été plus heureux dans la construction du bel édifice qu'il arrosa du sang de ses fils, comme penseur je le conçois: il lui fut plus facile de faire passer les faisceaux de la monarchie dans les mains d'une aristocratie déjà constituée. Les représentans de 1793, en immolant le représentant de la royauté, le père de la monarchie, pour élever une république, n'eurent pas le choix dans les moyens de reconstruction. Le niveau de l'égalité était déjà si violemment établi dans la nation, qu'il fallut léguer l'autorité à une démocratie flottante: elle ne sut travailler que sur un sable mouvant.
A présent que je me suis condamné comme juge et partie, au moins qu'il me soit permis de faire valoir, dans l'exercice de mes fonctions conventionnelles, quelques circonstances atténuantes. Envoyé en mission dans les départemens, forcé de me rapprocher du langage de l'époque, et de payer un tribut à la fatalité des circonstances, je me vis contraint de mettre à exécution la loi contre les suspects. Elle ordonnait l'emprisonnement en masse des prêtres et des nobles. Voici ce que j'écrivis, voici ce que j'osai publier dans une proclamation émanée de moi le 25 août 1793.
«La loi veut que les hommes suspects soient éloignés du commerce social: cette loi est commandée par l'intérêt de l'État; mais prendre pour base de vos opinions des dénonciations vagues, provoquées par des passions viles, ce serait favoriser un arbitraire qui répugne autant à mon cœur qu'à l'équité. Il ne faut pas que le glaive se promène au hasard. La loi commande de sévères punitions, et non des proscriptions aussi immorales que barbares.»
Il y avait alors quelque courage à mitiger autant qu'il pouvait dépendre de soi la rigueur des décrets conventionnels. Je ne fus pas si heureux dans mes missions en commissariat collectif, par la raison que la décision des affaires ne pouvait plus appartenir à ma seule volonté. Mais on trouvera bien moins, dans le cours de mes missions, d'actions blâmables à relever, que de ces phrases banales dans le langage du temps, et qui, dans des temps plus calmes, inspirent encore une sorte d'effroi: ce langage d'ailleurs était, pour ainsi dire, officiel et consacré. Qu'on ne s'abuse pas non plus sur ma position à cette époque, j'étais le délégué d'une assemblée frénétique, et j'ai prouvé que j'avais éludé ou adouci plusieurs de ses mesures acerbes. Mais, du reste, ces prétendus proconsulats réduisaient le député missionnaire à n'être que l'homme machine, le commissaire ambulant des Comités de salut public et de sûreté générale. Jamais je n'ai été membre de ces Comités de gouvernement; or, je n'ai point tenu pendant la terreur le timon du pouvoir; au contraire, la terreur a réagi sur moi comme on le verra bientôt. Par là on peut juger combien ma responsabilité se trouve restreinte.
Mais dévidons le fil des événemens, il nous conduira, comme le fil d'Ariane, hors du labyrinthe, et nous pourrons alors atteindre le but de ces Mémoires, dont la sphère va s'agrandir.
Nous touchions au paroxisme de la révolution et de la terreur. On ne gouvernait plus qu'avec le fer qui tranchait les têtes. Le soupçon et la défiance rongeaient tous les cœurs; l'effroi planait sur tous. Ceux mêmes qui tenaient dans leurs mains l'arme de la terreur, en étaient menacés. Un seul homme, dans la Convention, semblait jouir d'une popularité inattaquable: c'était l'artésien Robespierre, plein d'astuce et d'orgueil; être envieux, haineux, vindicatif, ne pouvant se désaltérer du sang de ses collègues; et qui, par son aptitude, sa tenue, la suite de ses idées et l'opiniâtreté de son caractère, s'élevait souvent au niveau des circonstances les plus terribles. Usant de sa prépondérance au Comité de salut public, il aspirait ouvertement, non plus à la tyrannie décemvirale, mais au despotisme de la dictature des Marius et des Sylla. Il n'avait plus qu'un pas à faire pour rester le maître absolu de la révolution qu'il nourrissait l'ambitieuse audace de gouverner à son gré; mais il lui fallait encore trente têtes: il les avait marquées dans la Convention. Il savait que je l'avais deviné; aussi avais-je l'honneur d'être inscrit sur ses tablettes à la colonne des morts. J'étais encore en mission quand il m'accusa d'opprimer les patriotes et de transiger avec l'aristocratie. Rappelé à Paris, j'osai le sommer, du haut de la tribune, de motiver son accusation. Il me fit chasser des Jacobins dont il était le grand-prêtre, ce qui, pour moi, équivalait à un arrêt de proscription[2].
Je ne m'amusai point à disputer ma tête, ni à délibérer longuement dans des réunions clandestines avec ceux de mes collègues menacés comme moi. Il me suffit de leur dire, entr'autres à Legendre, à Tallien, à Dubois de Crancé, à Daunou, à Chénier: «Vous êtes sur la liste! vous êtes sur la liste ainsi que moi, j'en suis sûr!» Tallien, Barras, Bourdon de l'Oise et Dubois de Crancé montrèrent quelque énergie. Tallien luttait pour deux existences dont l'une lui était alors plus chère que la vie: aussi était-il décidé à frapper de son poignard le futur dictateur au sein même de la Convention. Mais quelle chance hasardeuse! La popularité de Robespierre lui eût survécu, et on nous aurait immolé sur sa tombe. Je détournai Tallien d'une entreprise isolée qui eût fait tomber l'homme et maintenir son système. Convaincu qu'il fallait d'autres ressorts, j'allai droit à ceux qui partageaient le gouvernement de la terreur avec Robespierre, et que je savais être envieux ou craintifs de son immense popularité. Je révélai à Collot-d'Herbois, à Carnot, à Billaud de Varennes les desseins du moderne Appius, et je leur fis séparément un tableau si énergique et si vrai du danger de leur position, je les stimulai avec tant d'adresse et de bonheur, que je fis passer dans leur âme plus que de la défiance, le courage de s'opposer désormais à ce que le tyran décimât davantage la Convention. «Comptez les voix, leur dis-je, dans votre comité, et vous verrez qu'il sera réduit, quand vous le voudrez fortement, à l'impuissante minorité d'un Couthon et d'un St.-Just. Refusez-lui le vote, et réduisez-le à l'isolement par votre force d'inertie.» Mais que de ménagemens, de biais à prendre pour ne pas effaroucher la Société des Jacobins, pour ne pas aigrir les séides, les fanatiques de Robespierre! Sûr d'avoir semé, j'eus le courage de le braver, le 20 prairial (8 juin 1794), jour où, animé de la ridicule prétention de reconnaître solennellement l'existence de l'Être suprême, il osa s'en proclamer à la fois l'arbitre et l'intermédiaire, en présence de tout un peuple assemblé aux Tuileries. Tandis qu'il montait les marches de sa tribune aérienne, d'où il devait lancer son manifeste en faveur de Dieu, je lui prédis tout haut (vingt de mes collègues l'entendirent) que sa chute était prochaine. Cinq jours après, en plein Comité, il demanda ma tête et celle de huit de mes amis, se réservant d'en faire abattre plus tard encore une vingtaine au moins.
Quel fut son étonnement et combien il s'irrita de trouver parmi les membres du Comité une opposition invincible à ses desseins sanguinaires contre la représentation nationale! Elle n'a déjà été que trop mutilée, lui dirent-ils, et il est temps d'arrêter une coupe réglée qui finirait par nous atteindre. Voyant la majorité du vote lui échapper, il se retira plein de dépit et de rage, jurant de ne plus mettre les pieds au Comité tant que sa volonté y serait méconnue. Il rappelle aussitôt à lui Saint-Just, qui était aux armées; il rallie Couthon sous sa bannière sanglante, et maîtrisant le tribunal révolutionnaire, il fait encore trembler la Convention et tous ceux, en grand nombre, qui sacrifient à la peur. Sûr à la fois de la société des Jacobins, du commandant de la garde nationale, Henriot, et de tous les comités révolutionnaires de la capitale, il se flatte qu'avec tant d'adhérens il finira par l'emporter. En se tenant ainsi éloigné de l'antre du pouvoir, il voulait rejeter sur ses adversaires l'exécration générale, les faire regarder comme les auteurs uniques de tant de meurtres, et les livrer à la vengeance d'un peuple qui commençait à murmurer de voir couler tant de sang. Mais, lâche, défiant et timide, il ne sut pas agir, laissant écouler cinq semaines entre cette dissidence clandestine et la crise qui se préparait en silence.
Je l'observais, et le voyant réduit à une faction, je pressai secrètement ses adversaires qui restaient cramponnés au Comité, d'éloigner au moins les compagnies de canonniers de Paris, toutes dévouées à Robespierre et à la Commune, et de révoquer ou de suspendre Henriot. J'obtins la première mesure, grâce à la fermeté de Carnot, qui allégua la nécessité de renforcer les artilleurs aux armées. Quant à la révocation d'Henriot, ce coup de parti parut trop fort; Henriot resta et faillit tout perdre, ou plutôt, l'avouerais-je, ce fut lui qui compromit, le 9 thermidor (27 juillet), la cause de Robespierre, dont il eut un moment le triomphe dans sa main. Qu'attendre aussi d'un ancien laquais ivre et stupide?
Le reste est trop connu pour que je m'y arrête. On sait comment périt Maximilien Ier, que certains écrivains voudraient comparer aux Gracques, dont il n'eut ni l'éloquence ni l'élévation. J'avoue que dans l'ivresse de la victoire, je dis à ceux qui lui prêtaient des desseins de dictature: «Vous lui faites bien de l'honneur; il n'avait ni plan ni vues; loin de disposer de l'avenir, il était entraîné, il obéissait à une impulsion qu'il ne pouvait ni suspendre ni diriger.» Mais j'étais alors trop près de l'événement pour être près de l'histoire.
L'écroulement subit du régime affreux qui tenait toute la nation entre la vie et la mort fut sans doute une grande époque d'affranchissement; mais le bien ici bas ne saurait se faire sans mélange. Qu'avons-nous vu après la chute de Robespierre? ce que nous avons vu depuis après une chute bien plus mémorable. Ceux qui s'étaient le plus avilis devant le décemvir ne trouvaient plus, après sa mort, d'expression assez violente pour peindre leur haine.
On eut bientôt à regretter qu'une si heureuse crise n'ait pu être régularisée au profit de la chose publique, au lieu de servir de prétexte pour assouvir la haine et la vengeance des victimes qu'avait froissé le char de la révolution dans sa course. On passa de la terreur à l'anarchie, de l'anarchie aux réactions et aux vengeances. La révolution fut flétrie dans ses principes et dans son but; les patriotes restèrent exposés long-temps à la rage des sicaires organisés en compagnies du Soleil et de Jésus. J'avais échappé aux proscriptions de Robespierre, je ne pus éviter celles des réacteurs. Ils me poursuivirent jusque dans la Convention, dont ils me firent expulser par un décret inique, à force de récriminations et d'accusations mensongères. Je passai presqu'une année en butte à toutes sortes d'avanies et de persécutions odieuses. C'est surtout alors que j'appris à méditer sur les hommes et sur le caractère des factions. Il fallut attendre (car tout parmi nous est toujours poussé à l'extrême); il fallut attendre que la mesure fût comblée, que les fureurs de la réaction missent en péril la révolution même et la Convention en masse. Alors et seulement alors elle vit l'abîme entr'ouvert sous ses pas. La crise était grave; il s'agissait d'être ou de ne pas être. La Convention arma; la persécution des patriotes eut un terme, et le canon d'une seule journée (13 vendémiaire), fit rentrer dans l'ordre la tourbe des contre-révolutionnaires qui s'étaient imprudemment soulevés sans chefs et sans aucun centre d'action et de mouvement.
Le canon de vendémiaire, dirigé par Bonaparte, m'ayant en quelque sorte rendu la liberté et l'honneur, j'avoue que je m'intéressai davantage à la destinée de ce jeune général, se frayant la route qui devait le conduire bientôt à la plus étonnante renommée des temps modernes.
J'eus pourtant à me débattre encore contre les rigueurs d'un destin qui ne semblait pas devoir fléchir de sitôt et m'être propice. L'établissement du régime directorial à la suite de cette dernière convulsion, ne fut autre chose que l'essai d'un gouvernement multiple, appelé comme régulateur d'une république démocratique de quarante millions d'individus; car le Rhin et les Alpes formaient déjà notre barrière naturelle. Certes, c'était là un essai d'une grande hardiesse, en présence des armées d'une coalition renaissante des gouvernemens ennemis ou perturbateurs. La guerre faisait notre force, il est vrai; mais elle était mêlée de revers, et l'on ne démêlait pas trop encore qui des deux systèmes, de l'ancien ou du nouveau, finirait par l'emporter. On semblait tout attendre plutôt de l'habileté des hommes chargés de la conduite des affaires que de la force des choses et de l'effervescence des passions nouvelles: trop de vices se faisaient apercevoir. Notre intérieur n'était pas d'ailleurs facile à mener. Ce n'était pas sans peine que le gouvernement directorial cherchait à se frayer une route sûre entre deux partis actifs et hostiles, celui des démagogues, qui ne voyait dans nos magistrats temporaires que des oligarques bons à remplacer, et celui des royalistes auxiliaires du dehors, qui, dans l'impuissance de frapper fort et juste, entretenait dans les provinces du midi et de l'ouest des fermens de guerre civile.
Toutefois le Directoire, comme tout gouvernement neuf, qui presque toujours a l'avantage d'être doué d'activité et d'énergie, se créa des ressources et réorganisa la victoire aux armées, en même temps qu'il parvint à étouffer la guerre intestine. Mais il s'inquiétait trop, peut-être, des menées des démagogues, et cela parce qu'ils avaient leur foyer dans Paris, sous ses propres yeux, et qu'ils associaient dans leur haine pour tout pouvoir coordonné tous les patriotes mécontens. Ce double écueil, entre lequel on eût pu naviguer pourtant, fit dévier la politique du Directoire. Il délaissa les hommes de la révolution, du rang desquels il était sorti lui-même, favorisant de préférence ces caméléons sans caractère, instrumens du pouvoir tant qu'il est en force, et ses ennemis dès qu'il chancèle. On vit cinq hommes, investis de l'autorité suprême, et qui dans la Convention s'étaient fait remarquer par l'énergie de leurs votes, repousser leurs anciens collègues, caresser les métis et les royalistes, et adopter un système tout-à-fait opposé à la condition de leur existence.
Ainsi, sous le gouvernement de la république dont j'étais un des fondateurs, je fus, si non proscrit, du moins en disgrâce complète, n'obtenant ni emploi, ni considération, ni crédit, et partageant cette inconcevable défaveur, pendant près de trois ans, avec un grand nombre de mes anciens collègues, d'une capacité et d'un patriotisme éprouvés.
Si je me fis jour enfin, ce fut à l'aide d'une circonstance particulière et d'un changement de système amené par la force des choses. Ceci mérite quelques détails.
De tous les membres du Directoire, Barras était le seul qui fut accessible pour ses anciens collègues délaissés; il avait et il méritait la réputation d'une sorte d'obligeance, de franchise et de loyauté méridionales. Il n'était pas fort en politique, mais il avait de la résolution et un certain tact. Le décri exagéré de ses mœurs et de ses principes moraux était précisément ce qui lui attirait une cour qui fourmillait d'intrigans, d'intrigantes et de vampires. Il était alors en rivalité avec Carnot, et ne se soutenait dans l'opinion publique que par l'idée qu'au besoin on le verrait à cheval, bravant, comme au 13 vendémiaire, toute tentative hostile; il tranchait d'ailleurs du prince de la république, allant à la chasse, ayant des meutes dressées, des courtisans et des maîtresses. Je l'avais connu avant et après la crise de Robespierre, et j'avais remarqué alors que mes réflexions et mes pressentimens l'avaient frappé par leur justesse. Je le vis en secret par l'intermédiaire de Lombard-Taradeau, comme lui méridional, l'un de ses commensaux et de ses confidens. C'était dans les premiers embarras du Directoire, alors aux prises avec la faction Babœuf. Je communiquai à Barras mes idées; il m'invita de lui-même à les consigner dans un Mémoire; je le lui remis. La position du Directoire y était considérée politiquement et ses dangers énumérés avec précision. Je caractérisai la faction Babœuf, qui s'était dévoilée à moi, et je fis voir que tout en rêvant la loi agraire, elle avait pour arrière-pensée de s'emparer d'assaut et par surprise du Directoire et du pouvoir, ce qui nous eût ramené à la démagogie par la terreur et le sang. Mon Mémoire fit impression, et on coupa le mal dans sa racine. Barras m'offrit alors une place secondaire que je refusai, ne voulant arriver aux emplois que par la grande route; il m'assura qu'il n'avait point assez de crédit pour m'élever, ses efforts pour vaincre les préventions de ses collègues contre moi ayant été infructueux. Le refroidissement s'en mêla, et tout fut ajourné.
Dans l'intervalle, une occasion se présenta de songer à me rendre indépendant sous le rapport de la fortune. J'avais sacrifié à la révolution mon état et mon existence, et, par l'effet des préventions les plus injustes, la carrière des emplois m'était fermée. Mes amis me pressèrent de suivre l'exemple de plusieurs de mes anciens collègues qui, se trouvant dans le même cas que moi, obtenaient, par la protection des Directeurs, des intérêts dans les fournitures.
Une compagnie se présenta, je m'y associai, et j'obtins, par le crédit de Barras, une partie des fournitures[3]. Je commençai ainsi ma fortune à l'exemple de Voltaire et je contribuai à celle de mes associés, qui se distinguèrent par leur exactitude à remplir les clauses de leur marché avec la république. J'y tenais la main moi-même, et dans cette sphère nouvelle je me trouvai dans le cas de rendre plus d'un service à des patriotes délaissés.
Cependant le mal s'aggravait dans l'intérieur. Le Directoire confondait la masse des hommes de la révolution avec les démagogues et les anarchistes; il ne portait pas de coups à ces derniers sans que les autres n'en ressentissent le contre-coup. On laissait à l'opinion publique la plus fausse direction. Les républicains tenaient les rênes de l'État, et ils avaient contre eux les passions et les préventions d'une nation impétueuse et légère qui s'obstinait à ne voir que des terroristes, des hommes de sang dans tous les zélateurs de la liberté. Le Directoire lui-même, entraîné par le torrent des préventions, ne pouvait suivre la marche prévoyante qui l'eût préservé et affermi. L'opinion publique était faussée et pervertie chaque jour davantage, par des écrivains serviles, par des folliculaires aux gages de l'émigration et de l'étranger, prêchant ouvertement la ruine des institutions nouvelles: leur tâche consistait surtout à avilir les républicains et les chefs de l'État. En se laissant flétrir et déconsidérer, le Directoire, dont les membres étaient divisés par un esprit de rivalité et d'ambition, perdit tous les avantages qu'offre le gouvernement représentatif à ceux qui ont assez d'habileté pour le maîtriser et le conduire. Qu'arriva-t-il? Au moment même où nos armées triomphaient de toutes parts, où, maîtres du cours du Rhin, nous faisions la conquête de l'Italie au nom de la révolution et de la république, l'esprit républicain périssait dans l'intérieur, et l'opération des élections tournait au profit des contre-révolutionnaires et des royalistes. Un grand déchirement devint inévitable dès que la majorité des deux conseils se fut déclarée contre la majorité du Directoire. Il s'était formé une espèce de triumvirat composé de Barras, Rewbel et Reveillère-Lepaux, trois hommes au-dessous de leurs fonctions dans une telle crise. Ils s'aperçurent enfin qu'il ne leur restait plus d'autre appui que celui du canon et des baïonnettes. Au risque de mettre en jeu l'ambition des généraux, il fallut faire intervenir les armées, autre danger grave, mais qui, plus éloigné, fut moins prévu.
Ce fut alors qu'on vit Bonaparte, conquérant de la Lombardie et vainqueur de l'Autriche, former dans chacune des divisions de son armée un club, faire délibérer ses soldats, leur signaler les deux Conseils comme des traîtres vendus aux ennemis de la France, et après avoir fait jurer à son armée sur l'autel de la patrie, d'exterminer les brigands modérés, envoyer des adresses menaçantes en profusion dans tous les départemens et dans la capitale. Au nord, l'armée ne se borna point à délibérer et à signer des adresses. Hoche, général en chef de l'armée de Sambre-et-Meuse, dirigea sur Paris des armes, des munitions, et fit marcher ses troupes sur les villes voisines. Par des ressorts secrets, ce mouvement fut tout-à-coup suspendu, soit qu'on ne pût encore s'entendre sur les coups à porter aux deux Conseils, soit, ce que j'ai plus de motifs de croire, qu'on voulût ménager au vainqueur de l'Italie une influence plus exclusive dans les affaires. Il est sûr que les intérêts de Bonaparte étaient représentés alors par Barras dans le triumvirat directorial, et que l'or de l'Italie coulait comme un nouveau Pactole au milieu du Luxembourg. Des femmes s'en mêlèrent; elles conduisaient alors toutes les intrigues.
Le 4 septembre (18 fructidor), un mouvement militaire assujettit la capitale, sous la direction d'Augereau, lieutenant de Bonaparte, envoyé tout exprès. De même que dans tous les déchiremens où interviennent les soldats, la toge fléchit devant les armes. On déporte sans forme judiciaire deux directeurs, cinquante-trois députés; un grand nombre d'auteurs et d'imprimeurs de feuilles périodiques qui avaient perverti l'opinion. Les élections de quarante-neuf départemens sont déclarées nulles; les autorités administratives sont suspendues pour être réorganisées dans le sens de la nouvelle révolution.
C'est ainsi que les royalistes furent vaincus et dispersés sans bataille par le seul effet de l'appareil militaire; que les sociétés populaires purent se recomposer; que la réaction contre les républicains eut un terme; que le titre de républicain et de patriote ne fut plus un motif d'exclusion pour arriver aux emplois et aux honneurs. Quant au Directoire, où Merlin de Douai et François de Neufchâteau vinrent remplacer Carnot et Barthélémy, tous deux compris dans la mesure de déportation, il acquit d'abord une certaine apparence d'énergie et de force; mais au fond ce n'était qu'une force factice incapable de résister aux orages ni aux revers.
Ainsi ce n'était que par la violence qu'on remédiait au mal, exemple d'autant plus dangereux qu'il compromettait l'avenir.
Pendant les préludes du 18 fructidor, journée qui semblait devoir décider du sort de la révolution, je n'étais pas resté oisif. Mes avertissemens au directeur Barras, mes aperçus, mes conversations prophétiques, n'avaient pas peu contribué à donner au triumvirat directorial l'éveil et le stimulant qu'avaient souvent réclamé ses tâtonnemens et ses incertitudes. N'était-il pas naturel qu'un dénouement si favorable aux intérêts de la révolution tournât aussi à l'avantage des hommes qui l'avaient fondée et soutenue par leurs lumières, leur énergie[4]? Les patriotes n'avaient marché jusqu'alors que sur des ronces, il était temps que l'arbre de la liberté portât des fruits plus doux pour qui devait les cueillir et les savourer; il était temps que les hauts emplois devinssent le dévolu des hommes forts.
Ne dissimulons rien ici: nous nous étions débarrassés des armes de la coalition, du fléau de la guerre civile, et des manœuvres plus dangereuses encore des caméléons de l'intérieur. Or, par notre énergie et la force des choses, nous étions les maîtres de l'État et de toutes les branches du pouvoir. Il ne s'agissait plus que d'une prise de possession entière dans l'échelle des capacités. Quand on a le pouvoir, toute l'habileté consiste à maintenir le régime conservateur. Toute autre théorie à l'issue d'une révolution n'est que niaiserie ou hypocrisie impudente; cette doctrine, on la trouve dans le fond du cœur de ceux mêmes qui n'osent l'avouer. J'énonçai, en homme capable, ces vérités triviales regardées jusqu'alors comme un secret d'état[5]. On sentit mes raisons; l'application seule embarrassait. L'intrigue fit beaucoup; le mouvement salutaire fit le reste.
Bientôt une douce rosée de secrétariats-généraux, de porte-feuilles, de commissariats, de légations, d'ambassades, d'agences secrètes, de commandemens divisionnaires, vint, comme la manne céleste, désaltérer l'élite de mes anciens collègues, soit dans le civil, soit dans le militaire. Les patriotes si long-temps délaissés furent pourvus. J'étais l'un des premiers en date, et l'on savait ce que je valais. Pourtant je m'obstinai à refuser les faveurs subalternes qui me furent offertes; j'étais décidé à n'accepter qu'une mission brillante qui me lançât tout-à-coup dans la carrière des grandes affaires politiques. J'eus la patience d'attendre; j'attendis même long-temps, mais je n'attendis pas en vain. Barras pour cette fois triompha des préventions de ses collègues, et je fus nommé, au mois de septembre 1798, non sans beaucoup de démarches et de conférences, ambassadeur de la république française près la république cisalpine. On le sait, nous étions redevables aux armes victorieuses de Bonaparte et à sa politique déliée de cette création nouvelle et sympathique. Il avait fallu faire un pont d'or à l'Autriche et lui sacrifier Venise.
Par le traité de paix de Campo-Formio (hameau du Frioul près d'Udine), l'Autriche avait signé la cession des Pays-Bas à la France; et de Milan, Mantoue, Modène, à la république cisalpine; elle s'était réservé la plus grande partie de l'état de Venise, hors les Iles Ioniennes, que la France retint. On voyait bien que ce n'était pour nous qu'une pierre d'attente, et on parlait déjà de révolutionner toute l'Italie pour ne pas s'arrêter en si beau chemin. En attendant, le traité de Campo-Formio servait à consolider la nouvelle république, dont l'étendue ne laissait pas que d'être respectable. Elle était formée de la Lombardie autrichienne, du Modenois, de Massa et Carrara, du Bolonais, du Ferrarais, de la Romagne, du Bergamasque, du Bressan, du Cremasque, et d'autres contrées de l'État de Venise en terre ferme.
Déjà nubile, elle réclamait son émancipation; c'est-à-dire qu'au lieu de gémir sous la dure tutelle du Directoire français, elle demandait à vivre sous la protection et sous l'influence de la grande nation. En effet, c'était moins des serfs qu'il nous fallait que des alliés forts et sincères. Telle était mon opinion; c'était aussi celle du directeur Barras, et du général Brune, alors commandant en chef l'armée d'Italie: de Berne il venait de porter son quartier-général à Milan. Mais un autre directeur, qui menait la politique et la diplomatie à coups de ruades, à la manière des chevaux rétifs d'Alsace, prétendait tout subjuguer, amis et ennemis, par la force et la rudesse: c'était Rewbel, de Colmar, homme dur et vain; il y voyait de la dignité. Il partageait la prépondérance des grandes affaires avec son collègue Merlin de Douai, jurisconsulte excellent, mais chétif homme d'état; tous deux menaient le Directoire, car Treilhard et Reveillère-Lepaux n'étaient que des acolytes. Si Barras, qui faisait bande à part, l'emportait parfois, c'était par dextérité et par l'idée qu'on en avait; on le croyait homme de cœur toujours prêt à faire un coup de main.
Mais nous n'étions déjà plus dans l'ivresse de la victoire. Mon initiation dans les affaires d'état tient à une époque si grave qu'il convient d'en marquer les traits saillans; c'est d'ailleurs un préliminaire indispensable pour mieux comprendre tout ce qui va suivre. En moins d'un an la paix de Campo-Formio, qui avait tant abusé de crédules, se trouvait déjà sapée dans sa base. Sans nous arrêter, nous avions horriblement usé du droit de la force en Helvétie, à Rome, en Orient. A défaut de rois, nous avions fait la guerre aux pâtres de la Suisse, et nous avions été relancer les mameloucks. Ce fut particulièrement l'expédition d'Égypte qui rouvrit toutes les plaies. Elle eut une singulière origine qu'il est bon de noter ici. Bonaparte avait horreur du gouvernement multiple, et il méprisait le Directoire qu'il appelait les cinq rois à terme. Enivré de gloire à son retour d'Italie, accueilli par l'ivresse française, il médita de s'emparer du gouvernement suprême; mais sa faction n'avait pas encore jeté d'assez profondes racines. Il s'aperçut, et je me sers de ses expressions, que la poire n'était pas mûre. De son côté, le Directoire qui le redoutait, trouvait que son généralat nominal de l'expédition d'Angleterre le tenait trop à portée de Paris; lui-même se souciait peu d'aller se briser sur la côte d'Albion. A vrai dire on ne savait trop qu'en faire. Une disgrâce ouverte eût révolté l'opinion publique et l'eût rendu lui-même plus fort.
On était à la recherche d'un expédient lorsque l'ancien évêque d'Autun, si délié, si insinuant, et que venait d'introduire aux affaires étrangères l'intrigante fille de Necker, imagina le brillant ostracisme en Égypte. Il en insinua d'abord l'idée à Rewbel, puis à Merlin, se chargeant de l'adhésion de Barras. Le fond de son plan n'était qu'une vieillerie trouvée dans la poussière des bureaux. On en fit une affaire d'état. L'expédient parut d'autant plus heureux qu'il éloignait tout d'abord l'âpre et audacieux général, en le livrant à des chances hasardeuses. Le conquérant de l'Italie donna d'abord à plein collier et avec ardeur dans l'idée d'une expédition qui, ne pouvant manquer d'ajouter à sa renommée, lui livrait des possessions lointaines; il se flattait déjà d'y gouverner en sultan ou en prophète. Mais bientôt se refroidissant, soit qu'il vît le piège, soit qu'il convoitât toujours le pouvoir suprême, il tergiversa; il eut beau se débattre, susciter obstacles sur obstacles, tous furent levés; et quand il se vit dans l'alternative d'une disgrâce ou de rester à la tête d'une armée qui pouvait révolutionner l'Orient, il ajourna ses desseins sur Paris, et mit à la voile avec l'élite de nos troupes.
L'expédition débuta par une sorte de prodige, l'enlèvement subit de Malte; puis par une catastrophe, la destruction de notre escadre dans les eaux du Nil. La face des affaires changea aussitôt. L'Angleterre à son tour fut dans le délire du triomphe. Conjointement avec la Russie elle devint l'instigatrice d'une nouvelle guerre générale dont le gouvernement des Deux-Siciles fut le promoteur apparent.
Elle fut attisée à Palerme et à Naples par la haine, à Constantinople par la violation du droit de paix, des nations et des gens. Le Turc seul était dans le bon droit.
Tant d'incidens graves coup sur coup firent dans Paris une impression profonde; il semblait que la terre tremblât de nouveau. On fit ouvertement des préparatifs de guerre, et tout prit un aspect hostile et sombre. On avait déjà frappé les riches d'un emprunt forcé et progressif de quatre-vingt millions; on pourvut à faire des levées. De cette époque date la combinaison et l'établissement de la conscription militaire, levier immense emprunté à l'Autriche, perfectionné, proposé aux Conseils par Jourdan, et adopté aussitôt par la mise en activité de deux cent mille conscrits. On renforça les armées d'Italie et d'Allemagne.
Tous les préludes de la guerre se révélèrent à la fois: insurrection dans l'Escaut et dans les Deux-Nèthes, aux portes de Malines et de Bruxelles; troubles dans le Mantouan et à Voghère; le Piémont à la veille d'une subversion; Gênes et Milan déchirés par la rivalité des partis et agités par la fièvre que leur avait inoculée notre révolution.
Ce fut entouré de ces présages sombres que je me mis en route pour ma légation de Milan. J'arrivai au moment même où le général Brune allait opérer, dans le gouvernement de la Cisalpine, sans en altérer l'essence, un changement de personnes dont j'avais la clef. Il était question de faire passer le pouvoir à des hommes plus énergiques et à des mains plus fermes; il s'agissait de commencer l'émancipation de la république cadette pour qu'elle donnât l'impulsion à toute l'Italie. Nous préméditâmes ce coup de main avec l'espoir de forcer à l'adhésion la majorité du Directoire qui siégeait au Luxembourg[6].
Je me concerte avec Brune; je stimule les patriotes lombards les plus chauds, et nous décidons que le mouvement sera régularisé, qu'il n'y aura ni proscriptions ni violences. Dans la matinée du 20 octobre se développe un appareil militaire; les portes de Milan sont fermées, les directeurs et les députés sont à leur poste. Là, par la seule impulsion de l'opinion, sous l'égide des forces de la France, et par l'effet des insinuations du général en chef, cinquante-deux représentans cisalpins donnent leur démission et sont remplacés par d'autres. En même temps les trois directeurs Adelasio, Luosi et Soprensi, choisis par l'ex-ambassadeur Trouvé et confirmés par le Directoire de France, sont également invités à se démettre, et nous les remplaçons par trois autres directeurs: Brunetti, Sabatti et Sinancini. Le citoyen Porro, patriote lombard plein de zèle et de lumières, est nommé ministre de la police. Cette répétition de notre 18 fructidor, faite à l'eau rose, est confirmée par les assemblées primaires; nous rendons ainsi hommage à la souveraineté du peuple en faisant sanctionner par lui ce qui était fait pour lui. Soprensi l'ex-directeur entraîna vingt-deux députés qui vinrent déposer leurs protestations dans mes mains; ce que je pus alléguer pour les faire fléchir resta sans effet. Il fallut donner l'ordre de faire sortir Soprensi de force de l'appartement qu'il occupait au palais directorial, et recevoir de lui une nouvelle protestation portant qu'il déniait au général en chef le droit qu'il s'arrogeait sur les autorités cisalpines. Là se borna l'opposition.
Toutes les difficultés nous les surmontâmes sans rumeur et nous évitâmes toute espèce de déchirement. On sent bien que les courriers ne restèrent pas immobiles; les déchus et les mécontens eurent recours au Directoire de Paris, auquel ils en appelèrent.
Je rendis compte, de mon côté, des changemens du 20 octobre, en m'étayant de la volonté réfléchie du général en chef, de la justesse de ses vues, de l'exemple de ce qui s'était passé en France au 18 fructidor, et de celui plus récent encore puisé dans la nécessité où s'était trouvé le Directoire de faire casser les élections de plusieurs départemens, afin d'écarter des députés brouillons, inquiets ou dangereux. Je m'élevai ensuite à des considérations plus hautes, invoquant les termes et l'esprit du traité d'alliance entre la république française et la république cisalpine, traité approuvé par le Conseil des anciens le 7 mars précédent. On y trouvait explicitement reconnue la nouvelle république, comme puissance libre et indépendante, aux seules conditions qu'elle prendrait part à toutes nos guerres; qu'elle mettrait sur pied toutes ses forces à la réquisition du Directoire français; qu'elle entretiendrait vingt-cinq mille hommes de nos troupes, en y employant annuellement dix millions, et enfin que tous ses armemens seraient sous le commandement de nos généraux. Je garantissais la stricte et fidèle exécution du traité, en protestant que le gouvernement et la chose nationale trouveraient un gage plus sûr et un appui plus véritable dans l'énergie et la bonne foi des hommes à qui le pouvoir venait d'être confié; enfin, je fis valoir mes instructions qui m'autorisaient à réformer, sans agitation, sans secousses, les vices du nouveau gouvernement cisalpin, la multiplicité excessive et dispendieuse des membres du corps législatif, des administrations départementales, et qui me recommandaient de veiller à ce que la forme du régime républicain ne fût pas onéreuse au peuple. Je partais de là pour garantir aussi l'existence d'immenses ressources, le Corps législatif de Milan ayant autorisé le Directoire à vendre trente millions de domaines nationaux, parmi lesquels se trouvaient les biens des évêques. La dépêche du général en chef, Brune, coïncidait parfaitement avec la mienne, mais tout fut inutile. L'orgueil et la vanité s'en mêlèrent, ainsi que les plus basses intrigues, et même les insinuations étrangères. Il s'agissait d'ailleurs de la solution d'une des plus hautes questions de politique immédiate, de l'adoption ou du rejet du système de l'unité de l'Italie divisée en républiques, par le prompt renversement des vieux gouvernemens pourris qui s'écroulaient et ne pouvaient plus tenir, système que nous tenions à honneur de faire triompher[7]. Cette politique tranchante et décisive ne pouvait convenir au ministre cauteleux qui exploitait alors nos affaires étrangères[8]; il employa des moyens détournés pour faire échouer notre plan, et il réussit. Rewbel et Merlin, dont la vanité fut mise en jeu, se déchaînèrent contre l'opération de Milan; nous n'eûmes pour nous que le vote isolé de Barras, qui fut bientôt neutralisé. Un arrêté pris ab irato le 25 octobre, désavoua formellement les changemens opérés par le général Brune. En même temps le Directoire m'écrivit pour me faire connaître sa désapprobation, en me témoignant qu'il verrait avec plaisir rentrer au Directoire et au sénat tous les citoyens que la dernière révolution en avait fait sortir.
J'aurais pu aisément me désintéresser dans cette affaire, à laquelle j'étais censé n'avoir pris aucune part directe, étant arrivé à mon poste à la naissance des préparatifs dont je pouvais, à la rigueur, ne bien connaître ni la source ni l'objet. Telle eût été la conduite d'un homme qui aurait voulu conserver sa légation aux dépens de ses opinions et de son honneur. Je suivis une marche plus franche et plus ferme. Je réclamai vivement contre la désapprobation du Directoire; je fis sentir le danger de rétrograder, le vœu du peuple s'étant d'ailleurs manifesté dans les assemblées primaires, de manière à ne pouvoir plus revenir sur ce qui était fait sans risquer de tomber dans une légèreté, dans une inconséquence blâmables. Je fis sentir aussi combien il serait impolitique de mécontenter les patriotes cisalpins, et de risquer de mettre leur république en feu au moment même où les hostilités, à la veille de commencer contre Naples, ne pouvaient manquer d'être le prélude d'une guerre générale. J'annonçai que trente mille Autrichiens allaient se rassembler sur l'Adige; mais je prêchai dans le désert. Brune, à la réception de l'arrêté du Directoire qui annulait les destitutions faites le 20 octobre, reçut l'injonction de quitter l'armée d'Italie pour aller commander en Hollande. Heureusement il fut remplacé par le brave, modeste et loyal Joubert, bien propre à tout calmer et à tout réparer.
Milan fermentait, et les deux partis rivaux se retrouvaient en présence; l'un plein d'espoir d'être rétabli, l'autre décidé à tenir ferme, quand un nouvel arrêté me parvint, émané du Directoire, le 7 novembre. Il refusait de reconnaître le vœu du peuple, et m'ordonnait de cesser toute relation avec le Directoire cisalpin jusqu'à ce que cette autorité eût été reconstituée telle qu'elle l'était avant le 20 octobre. Le Directoire ordonnait en outre une nouvelle convocation des assemblées primaires. Je fus révolté du mépris des principes républicains sur lesquels étaient basées nos propres institutions. Le système servile et vexatoire avec lequel on prétendait gouverner une république alliée, me parut le comble de l'ineptie. Au milieu des circonstances graves où allait se trouver la péninsule italique, c'était vouloir ravaler les hommes et les réduire à n'être que de pures machines; c'était tout-à-fait contraire d'ailleurs, aux stipulations et à l'esprit du traité d'alliance. Je m'expliquai; je fis plus, je vengeai en quelque sorte la majesté des deux nations, en adressant au Directoire cisalpin le message dont voici les principaux traits:
«C'est en vain, citoyens Directeurs, qu'on cherche à persuader que votre existence politique n'est que fugitive, parce qu'elle a été accompagnée d'un acte justement improuvé et fortement réprimé par mon gouvernement. (Ici il fallait bien un correctif.) Vos concitoyens, en la sanctionnant dans vos assemblées primaires, vous ont donné une puissance morale dont vous devenez responsables devant le peuple cisalpin.
»Prouvez donc avec fierté son indépendance et la vôtre; maintenez avec fermeté les rênes du gouvernement qui vous sont confiées, sans vous embarrasser des perfides sugestions de la calomnie; faites respecter votre autorité par une police vaste et judicieuse; résistez à la malignité des passions en développant un grand caractère, et comprimez toutes les combinaisons de vos ennemis par une inflexible justice.
...Nous voulons toujours donner la paix à la terre; mais si la vanité et la soif du sang font prendre les armes contre votre indépendance... malheur aux traîtres! Les hommes libres fouleront aux pieds leur poussière.
»Citoyens Directeurs! élevez vos âmes avec les événemens; soyez plus grands qu'eux si vous voulez les dominer; n'ayez point d'inquiétude sur l'avenir; la solidité des républiques est dans la nature des choses; la victoire et la liberté couvriront le Monde.
»Réglez l'activité brûlante de vos concitoyens, afin qu'elle soit féconde.... Qu'ils sachent bien que l'énergie n'est pas le délire, et qu'être libre ce n'est pas être indépendant pour faire le mal.»
Mais les âmes, en Italie, étaient peu à la hauteur de ces préceptes. Je cherchai partout une fermeté tempérée par la constance, et je ne trouvai que des cœurs incertains ou pusillanimes à peu d'exceptions près.
Furieux qu'on prît un tel langage devant le public cisalpin, nos souverains à terme siégeant au Luxembourg expédièrent en toute hâte à Milan le citoyen Rivaud, en qualité de commissaire extraordinaire; il était porteur d'un arrêté qui m'enjoignait de sortir de l'Italie. Je n'en tins aucun compte, persuadé que le Directoire n'avait pas le droit de m'empêcher de vivre en simple particulier à Milan. Une conformité sympatique d'opinions et d'idées avec Joubert, qui venait d'y prendre le commandement à la place de Brune, me portait à y rester pour attendre les événemens qui se préparaient. A peine fûmes-nous, Joubert et moi, en relations et en conférences, que nous nous entendîmes. C'était, sans contredit, le plus intrépide, le plus habile et le plus estimable des lieutenans de Bonaparte; il avait favorisé, depuis la paix de Campo-Formio, la cause populaire en Hollande; il venait en Italie, résolu, malgré la fausse politique du Directoire, de suivre son inclination et de satisfaire au vœu des peuples qui voulaient la liberté. Je l'engageai fortement à ne pas se compromettre pour ma cause et à louvoyer. Le commissaire Rivaud, n'osant rien entreprendre tant que je resterais à Milan, informa de sa position et de l'état des choses ses commettans du Luxembourg, qui, par le plus prochain courrier, envoyèrent des dépêches fulminantes.
Il fallut que l'autorité militaire agît bon gré mal gré. Dans la nuit du 7 au 8 décembre, la garde du Directoire et du Corps législatif cisalpin fut désarmée et remplacée par des troupes françaises. On interdit au peuple l'entrée du lieu d'assemblée du Directoire et des deux Conseils. Un comité secret fut tenu pendant la nuit, et à son issue on expulsa les nouveaux fonctionnaires et on rétablit les anciens. Les scellés furent apposés sur les portes du Cercle constitutionnel, et le commissaire Rivaud ordonna plusieurs arrestations. Moi-même j'eusse été arrêté, garotté, je crois, et ramené de brigade en brigade à Paris, si Joubert ne m'eût averti à temps. Je m'esquivai dans une campagne près de Monza, où je reçus aussitôt copie de la proclamation adressée par le citoyen Rivaud au peuple cisalpin. Dans ce honteux monument d'une politique absurde, on alléguait l'irrégularité et la violence des procédés du 20 novembre, qu'on anathématisait par la raison qu'ils avaient été favorisés par le pouvoir militaire; allégation dérisoire, puisqu'elle condamnait le 18 fructidor, et la dernière et humiliante scène de Milan, ordonnée de Paris sans connaissance de cause. Le perroquet commissaire nous taxait, Brune et moi, en termes énigmatiques, d'être des novateurs et des réformateurs sans caractère et sans mission; enfin il signalait l'exagération de notre patriotisme, qui, disait-il, faisait calomnier le gouvernement populaire.
Tout cela était pitoyable par sa déraison. Averti que j'avais disparu et me croyant caché dans Milan, le Directoire réexpédia un courrier extraordinaire, porteur de l'ordre itératif de me faire sortir d'Italie. «...Si vous aviez connaissance, écrivit immédiatement au Directoire cisalpin le plat Rivaud, que le citoyen Fouché fût sur votre territoire, je vous prie de m'en informer.» Je m'amusai de sa perplexité et des frayeurs des deux Directoires; puis sortant de ma retraite, je pris tranquillement la route des Alpes que je franchis. J'arrivai à Paris dans les premiers jours de janvier 1799. Déjà le crédit et la prépondérance de Rewbel et de Merlin avaient singulièrement déclinés. Dans les deux Conseils on formait des brigues contre eux, et ils commençaient à baisser de ton. Aussi, au lieu de m'appeler à leur barre et de me faire rendre compte de ma conduite, ils se contentèrent d'annoncer dans leur journal officiel que j'étais de retour de ma mission près la république cisalpine. Je me crus assez fort pour leur demander compte moi-même de leurs procédés sauvages à mon égard, exigeant pour mes déplacemens des indemnités que je reçus, mais avec l'instante prière de ne point faire d'esclandre.
J'ai pensé que ces détails sur mon premier naufrage dans ma navigation des hauts emplois feraient connaître et l'état des esprits à cette époque et le terrain sur lequel j'eus d'abord à opérer. J'avais d'ailleurs écrit déjà cet exposé, à la demande de Bonaparte, à la veille de partir pour Marengo; et j'avoue que j'y ai trouvé, en le relisant, des souvenirs dans lesquels je me suis complu.
Je voyais l'autorité directoriale ébranlée, moins par les préludes des revers publics, que par les menées sourdes des factions mécontentes: sans se montrer encore à visage découvert, elles préparaient leurs attaques dans l'ombre.
On se montrait fatigué généralement de l'esprit étroit et tracassier qui animait nos cinq rois à terme; on s'indignait surtout que leur autorité ne se fit connaître que par des exactions, des injustices et des inepties. En réveillant les passions assoupies, ils provoquèrent les résistances. Quelques conversations expansives avec des hommes influens ou attentifs, et mon propre coup-d'œil suffirent pour me faire juger sainement de l'état des choses.
Tout annonçait de grands événemens et une crise prochaine. Les Russes s'avançaient et allaient entrer en lice. On se lassa d'envoyer notes sur notes à l'Autriche pour essayer de les arrêter; et dès la fin de février on donna le signal des batailles sans qu'on fût prêt à faire la guerre. Le Directoire avait provoqué cette seconde coalition tout en se privant lui-même de ses meilleurs généraux. Non seulement Bonaparte était relégué dans les sables de l'Afrique; non seulement Hoche, échappé à l'expédition d'Irlande, avait fini par le poison, mais Pichegru était déporté à Sinnamary, mais Moreau était en disgrâce, mais Bernadotte, retiré de la diplomatie après l'éclat de sa légation de Vienne, venait de se démettre de son commandement de l'armée d'observation; mais encore la destitution de Championnet était prononcée, pour avoir voulu mettre un frein aux rapines des agens du Directoire. Enfin Joubert lui-même, l'intrépide et vertueux Joubert avait reçu sa démission, pour avoir voulu établir en Italie une liberté sage qui eût cimenté les liens qui unissaient deux nations dont les destinées semblaient devoir être communes.
Cette seconde guerre continentale dont la Suisse, l'Italie et l'Égypte n'avaient vu que les préludes, s'ouvrit le 1er de mars; et dès le 21, Jourdan perdit la bataille de Stockach, ce qui le força de repasser précipitamment le Rhin: douloureux présage qui fut bientôt suivi de la rupture du congrès de Rastadt, comédie politique, dont le dernier acte fut un drame horrible. Nous ne fûmes pas plus heureux en Italie qu'en Allemagne: Schoerer, le général de prédilection de Rewbel, perdit sur l'Adige trois batailles, qui nous ravirent en peu de jours, avec les libertés de l'Italie, des conquêtes qui nous avaient coûté trois campagnes laborieuses.
Nous avions jusqu'alors envahi ou tenu ferme: qu'on juge de l'effet que produisit la nouvelle que partout nous battions en retraite! Tout gouvernement qui, en révolution, ne sait faire que des mécontens et ne sait pas vaincre, perd nécessairement le pouvoir: au premier revers, toutes les ambitions reprennent de droit une attitude hostile.
J'assistai à différentes réunions de députés et de généraux mécontens, et je jugeai que les partis n'avaient pas au fond les mêmes intentions, mais qu'ils se réunissaient dans le but commun de renverser le Directoire, pour édifier ensuite chacun à sa manière. Je rectifiai à ce sujet les idées de Barras et je l'engageai à forcer à tout prix l'expulsion de Rewbel, bien sûr que nous aurions ensuite bon marché de Treilhard, de Merlin et de Reveillère. On était aigri surtout contre les deux derniers, comme ayant favorisé le système des scissions électorales, imaginées pour écarter des Conseils législatifs les plus ardens républicains. Je savais que Joseph et Lucien, frères de Bonaparte, chargés de soigner les intérêts de son ambition pendant son exil belliqueux, manœuvraient dans le même but. Lucien montrait un patriotisme exalté; il était à la tête d'un parti de mécontens avec Boulay de la Meurthe. De son côté, Joseph faisait beaucoup de dépense et tenait un grand état de maison. Là se réunissaient les députés les plus influens des Conseils, les plus hauts fonctionnaires, les généraux marquans et les femmes les plus fertiles en intrigues.
La coalition formée, Rewbel déconcerté, abandonné par Merlin à qui on le représenta comme un bouc émissaire qu'il fallait sacrifier, se crut trop heureux de marchander son élimination, couverte par le sort, à la condition principale qu'on respecterait sa retraite dans le Conseil des anciens. Mais qui allait le remplacer au Directoire? Merlin et les députés ventrus, ses acolytes, décidèrent qu'ils élèveraient à sa place Duval, de la Seine-Inférieure, homme médiocre et nul, brave homme d'ailleurs, qui occupait alors le ministère de la police, où sa vue était trop courte pour y rien voir. On les laissa faire, et toutes leurs batteries dressées, on, travailla efficacement pour Sieyes, ambassadeur à Berlin, dont on vantait depuis dix ans la capacité occulte. Je lui savais réellement quelques idées fortes et positives en révolution; mais je connaissais aussi son caractère défiant et artificieux; je lui croyais d'ailleurs des arrière-pensées peu compatibles avec les bases de nos libertés et de nos institutions. Je n'étais pas pour lui, mais je tenais à la coterie qui se forma tout-à-coup en sa faveur, sans pouvoir deviner par quelle impulsion. On alléguait qu'il importait de mettre à la tête des affaires, au début d'une coalition menaçante, l'homme qui mieux que tout autre connaissait les moyens de maintenir la Prusse dans sa neutralité si productive pour elle; on assurait aussi qu'il s'était montré fin politique, en donnant les premiers, éveils sur la coalition flagrante.
On en vint à l'élection: je ris encore du désappointement du subtil Merlin et du bon Duval, sa créature, qui, pendant que les Conseils procédaient, ayant établi une ligne télégraphique d'agens depuis l'hôtel de la police jusqu'à la salle législative, chargés de transmettre au bien-heureux candidat le premier avis de son exaltation directoriale, en apprirent qu'une partie du ventre avait fait défection. Ni Merlin, ni Duval ne pouvaient comprendre comment une majorité assurée peut se changer tout-à-coup eu minorité. Mais nous, qui savions par quel ressort on opère, nous en fîmes des gorges chaudes dans d'excellens dîners où se tamisait la politique.
Merlin vit dans Sieyes un compétiteur dangereux, et dès ce moment, il se renfrogna. Quant au bon homme Duval, bientôt remplacé par Bourguignon, il en devint misantrope. Ces deux médiocres citoyens n'étaient pas plus faits l'un que l'autre pour manier la police[9].
L'œuvre n'était encore qu'ébauchée. Pour l'accomplir, il se forma deux coalition législatives. Dans l'une figuraient Boulay de la Meurthe, Chénier, Français de Nantes, Chalmel, Texier-Olivier, Berlier, Baudin des Ardennes, Cabanis, Régnier, les frères Bonaparte; dans l'autre on voyait Bertrand du Calvados, Poulain-Grand-pré, Destrem, Garrau, Arena, Salicetti, et d'autres ardens athlètes. Dans toutes deux, qui avaient en dehors leurs auxiliaires, je ménageai à Barras des créatures, et il manœuvra lui-même assez bien. On n'agit d'abord que par des voies souterraines: le temps d'éclater n'était pas encore venu.
A cet égard, nos revers nous servirent merveilleusement; ils étaient inévitables. Cent soixante et dix mille hommes épuisés, fatigués, dégoûtés par vingt défaites, et commandés par des généraux toujours à la veille d'une disgrâce, pouvaient-ils tenir tête à plus de trois cent mille ennemis, secondés en Italie et en Allemagne par les peuples, et portés, soit par l'ardeur de la victoire, soit par le désir de la vengeance, sur les frontières mêmes de la république?
Bientôt le déchaînement fut général contre la majorité du Directoire. «Son autorité, disait-on, ne s'est fait connaître que par des exactions, des injustices et des inepties; au lieu de signaler sa dictature, il n'a fait, depuis le 18 fructidor, qu'abuser de son immense pouvoir; il a creusé le gouffre de nos finances et l'abîme qui menace aujourd'hui d'engloutir la république.»
Ce n'était que dans les Conseils où le Directoire trouvait encore des défenseurs, parmi ses créatures intéressées et ses apologistes maladroits. L'exaspération fut au comble quand Bailleul écrivit dans une brochure qu'il craignait plus les Russes au Corps législatif que les Russes s'approchant des frontières.
Un message concerté, adressé au Directoire pour avoir des renseignemens sur la situation extérieure et intérieure de la république, devint le signal de la bataille. C'était au moment où Sieyes, nouveau Directeur, vendit de s'installer. La réponse du Luxembourg ne venant pas, les Conseils, dans la journée du 18 juin (28 prairial), se déclarent en permanence. De son côté, le Directoire s'y met aussi par représailles; mais déjà hors d'état de parer les coups qu'on va lui porter.
On lui enlève d'abord le droit de restreindre la liberté de la presse. La manifestation de l'opinion n'étant plus comprimée, il n'est plus possible à des légistes de défendre le terrain. Aussi, à peine a-t-on contesté et révoqué la nomination de Treilhard, que Treilhard se retire sans dire mot.
Toutefois Merlin et Reveillère s'obstinaient et prétendaient tenir bon dans le fauteuil directorial. Boulay de la Meurthe et les députés de sa coterie vont au Luxembourg demander impérieusement la démission des deux Directeurs. En même temps Bertrand du Calvados, au nom d'une commission des onze dont Lucien faisait partie, monte à la tribune et trouve moyen d'effrayer les Directeurs par la préface de leur acte d'accusation.
«Je ne vous parlerai pas, s'écrie-t-il, de vos Rapinat, de vos Rivaud, de vos Trouvé, de vos Faypoult, qui, non contens d'exaspérer nos alliés par des concussions de toute nature, ont violé par vos ordres les droits des peuples, ont proscrit les républicains ou les ont despotiquement destitués pour les remplacer par des traîtres!...» Je n'étais pas étranger à cette sortie, où se trouvait une approbation indirecte de ma conduite, et un blâme tacite de celle qu'avait tenue le Directoire à mon égard.
Enfin, le 30 prairial (18 juin), Merlin et Reveillère, sur l'assurance formelle qu'ils ne seraient pas mis en cause, donnèrent leur démission, et Sieyes devint le maître du champ de bataille. A l'instant même, toute la force de la révolution vint se grouper autour de Sieyes et de Barras.
D'accord avec les meneurs des Conseils, ils firent jouer toutes leurs batteries, afin de n'admettre au Luxembourg, pour collègues, en remplacement des Directeurs expulsés, que des hommes tels que Roger-Ducos, Moulins et Gohier, incapables de leur causer d'ombrage par leur capacité, ou la force de leur caractère. Cette combinaison tendait à les rendre maîtres des affaires, Roger-Ducos s'étant associé de vote et d'intérêt avec Sieyes.
Le premier fruit du triomphe des Conseils sur le Directoire fut la nomination de Joubert au commandement de Paris, nomination que Barras obtint de Sieyes, et à laquelle je ne fus pas non plus étranger. Peu de jours après je fus nommé à l'ambassade de Hollande: c'était une sorte de réparation que me devait le nouveau Directoire. J'allai prendre congé de Sieyes; il me dit que jusque-là on avait gouverné au hasard, sans but comme sans principes, et qu'il n'en, serait plus de même à l'avenir; il témoigna de l'inquiétude sur le nouvel essor de l'esprit anarchique avec lequel, disait-il, on ne pourra jamais gouverner. Je répondis qu'il, était temps que cette démocratie sans but et sans règle fit place à l'aristocratie républicaine, ou gouvernement des sages, le seul qui pût s'établir et se consolider. Oui, sans doute, reprit-il, et si cela était possible vous en seriez; mais que nous sommes encore loin du but! Je lui parlai alors de Joubert comme d'un général pur et désintéressé, que j'avais été à portée de bien connaître en Italie, et auquel on pourrait, au besoin, donner sans danger une influence forte: il n'y avait à craindre ni son ambition, ni son épée, qu'il ne tournerait jamais contre la liberté de sa patrie. Sieyes m'ayant écouté, attentivement jusqu'au bout, ne me répondit que par un: C'est bien! Je ne pus lire autre chose dans son regard oblique.
On voit que je ne fus pas heureux dans mon intention de le sonder et de provoquer sa confiance. Je savais pourtant qu'il avait eu depuis peu, avec un ami de M. de Talleyrand, qui est devenu sénateur depuis, une conversation très-significative; qu'il lui avait avoué, que la révolution errait sans but en parcourant un cercle vicieux, et qu'on ne trouverait stabilité et sûreté qu'à la faveur d'une autre organisation sociale qui nous présenterait l'équivalent de la révolution de 1688, en Angleterre; ajoutant qu'on voyait là, depuis plus d'un siècle, la liberté et la couronne coucher ensemble sans satiété et sans divorce. On lui avait fait l'objection qu'il n'y avait plus de Guillaume. «Cela est vrai, avait-il répondu, mais il y a dans le nord de l'Allemagne des princes sages, guerriers, philosophes, et qui gouvernent leur petite principauté aussi paternellement que Léopold a gouverné la Toscane.» Voyant qu'il faisait allusion au duc de Brunswick, on lui avait opposé le manifeste de 1792. «Il n'est pas l'auteur de ce maudit manifeste, avait-il repris vivement, et il serait facile d'établir qu'il a conseillé lui-même la retraite de Champagne, se refusant de mettre la France à feu et à sang, et d'agir pour les émigrés. Du reste, nous ne devons pas songer au fils du lâche Égalité, continua Sieyes; non-seulement il n'y a point assez d'étoffe, mais il est certain qu'il s'est réconcilié avec le prétendant: il n'oserait pas faire un pas de lui-même. Parmi nos généraux je n'en vois pas un qui soit capable ou en mesure de se mettre à la tête d'une coalition d'hommes forts pour nous tirer du gâchis où nous sommes, car il ne faut pas se le dissimuler, notre puissance et notre constitution croulent de toutes parts.» Cette conversation n'avait pas besoin de commentaires; je savais aussi que Sieyes avait tenu, sur notre situation intérieure, à peu près le même langage à Barras. Ces lueurs suffirent pour m'éclairer sur son compte et pour fixer mon opinion sur ses arrière-pensées.
Nul doute qu'il n'eût déjà le projet de nous donner un pacte social de sa façon. L'orgueilleux prêtre était tourmenté depuis long-temps par cette ambition de s'ériger en législateur unique. Je partis avec la persuasion qu'il était parvenu à faire goûter ses vues à quelques hommes influens, tels que Daunou, Cabanis, Chénier, Garat, et à la plupart des membres du Conseil des anciens, qui, entraînés depuis, ont dépassé le but qu'on s'était proposé. Tel fut le germe de la révolution qui se prépara bientôt, et sans laquelle la France eût inévitablement succombé dans les convulsions de l'anarchie ou sous les coups répétés de la coalition européenne.
J'eus à peine le temps d'aller toucher barre à la Haye, où je remplaçai Lombard de Langres, sorte d'auteur maniéré, mais d'ailleurs bon homme. Je trouvai cette autre république cadette divisée dans ses autorités, en hommes forts et en hommes faibles, en aristocrates et en démagogues, comme partout ailleurs. Je m'assurai que le parti orangiste ou anglais n'aurait aucune influence sur les destinées du pays, tant que nos armées seraient en état de protéger la Hollande. Là je retrouvai Brune, qui maintenait nos troupes très-fermes, tout en fermant les yeux sur les opérations d'un commerce illicite, indispensable pour ne pas consommer la ruine du pays. Je le laissai faire; nous ne pouvions manquer d'être d'accord; comme moi il se trouvait assez vengé par le renversement des gouvernans mal habiles qui nous avaient froissés et dépaysés mal à propos.
Cependant rien ne prenait une assiette fixe à Paris; tout y était mobile, et il était à craindre que le triomphe des Conseils sur le pouvoir exécutif ne finît par l'énerver et amener la désorganisation du gouvernement; il était à craindre surtout que les anarchistes, outrant les conséquences de la dernière révolution, ne voulussent tout bouleverser, afin de se saisir d'un pouvoir qu'ils n'étaient pas en état de gérer. Ils comptaient sur Bernadotte, qu'ils avaient porté au ministère de la guerre, et dont l'ambition et le caractère n'étaient pas sympathiques avec les vues de Sieyes et de son parti.
Heureusement que les intérêts du parti de Bonaparte, dirigé par ses deux frères, ayant pour conseil Roederer, Boulay de la Meurthe et Régnier, se trouvaient d'accord sous le point de vue de la nécessite d'arrêter l'essor du mouvement législatif. Lucien se chargea des discours de tribune. En offrant quelques points d'arrêt pour l'avenir, il groupa autour de son parti les anciens Directeurs et leurs affidés, qui redoutaient d'être mis en cause. Le danger était pressant; le parti exagéré demandait l'acte d'accusation des ex-Directeurs, mesure qui pouvait atteindre ou dévoiler toutes les malversations. Aussi, vit-on naître aussitôt une forte opposition dans une partie des députés mêmes qui avaient concouru à renverser la majorité du Directoire, mais seulement pour changer le système de gouvernement et s'en emparer. Ils alléguèrent en faveur des accusés qu'on pouvait se tromper en politique, adopter de faux systèmes et ne pas obtenir de succès, se laisser même aller à l'ivresse d'un grand pouvoir, et en cela être plus malheureux que coupables; ils invoquaient surtout la promesse ou plutôt l'assurance morale donnée et reçue qu'il ne serait fait contre eux aucune poursuite s'ils en venaient à une démission volontaire; on rappelait enfin que plus d'une fois les Conseils avaient sanctionné par leurs applaudissemens l'expédition d'Égypte et la déclaration de guerre contre les Suisses, objets de tant de déclamations. Ce procès, d'ailleurs, eût entraîné trop de révélations, ce que Barras voulait éviter; d'un autre côté, il aurait eu des conséquences nuisibles au pouvoir en lui-même, ce que Sieyes jugea impolitique. On traîna les discussions en longueur afin de fatiguer l'attention publique jusqu'à ce que d'autres incidens et la marche des événemens fissent diversion[10].
Mais comment arrêter à la fois les écarts de la presse qui commençait à dégénérer en licence, et la contagion des sociétés populaires dont on avait rouvert partout les foyers malfaisans? Sieyes, à la tête de sa phalange, composée d'une quarantaine de philosophes, de métaphysiciens, de députés sans autre énergie que celle que donne l'appât des intérêts matériels, pouvait-il se flatter de terrasser l'anarchie et de régulariser un ordre social sans bases? Sa coalition avec Barras était précaire; il n'était sûr, au Directoire, que de Roger-Ducos; à l'égard de Moulins et de Gohier, il n'avait d'autre garantie que leur extrême bonne foi et leurs vues bornées en politique. Ces hommes nuls pouvaient en un jour de crise devenir les instrumens d'une faction entreprenante. L'ascendant que Sieyes exerçait au Directoire pouvait s'émousser ou tourner contre lui par la défiance.
Mais quand il vit qu'en effet il y avait moyen de s'appuyer sur Joubert, revêtu du commandement de Paris, circonvenu avec habileté, et dont on allait captiver les penchans par un mariage où il se laisserait doucement entraîner, Sieyes résolut d'en faire le pivot de sa coalition réformatrice. En conséquence, le commandement en chef de l'armée d'Italie lui fut dévolu dans l'espoir qu'il ramenerait la victoire sous nos drapeaux, et acquerrait ainsi le complément de renommée nécessaire pour la magie de son rôle.
Ceci posé, Sieyes s'aperçut que les ressorts d'une police ferme et habile lui manquaient. La police, telle qu'elle était organisée, penchait naturellement pour le parti populaire, qui avait introduit dans son sein quelques-uns de ses coryphées et de ses meneurs. L'honnête Bourguignon, alors ministre, devait son élévation à Gohier; il était tout-à-fait au-dessous d'un tel ministère, hérissé de difficultés. On le sentit; et au moment même où je venais de rédiger pour Barras un mémoire sur la situation de l'intérieur, et où je traitais en grand la question de la police générale, Barras s'unit à Sieyes pour révoquer Bourguignon; puis à Gohier et à Moulins pour écarter Alquier, candidat de Sieyes, et pour m'appeler au ministère. J'échangeai volontiers mon ambassade pour le ministère de la police, quoique le sol où j'allais camper me parût mouvant. Je me hâtai de me rendre à mon poste, et le 1er août je fus installé.
La couronne n'avait succombé en 1789, que par la nullité de la haute police, ceux qui en étaient dépositaires alors n'ayant pas su pénétrer les complots qui menaçaient la maison royale. Tout gouvernement a besoin pour premier garant de sa sûreté d'une police vigilante, dont les chefs soient fermes et éclairés. La tâche de la haute police est immense, soit qu'elle ait à opérer dans les combinaisons d'un gouvernement représentatif, incompatible avec l'arbitraire, et laissant aux factieux des armes légales pour conspirer, soit qu'elle agisse au profit d'un gouvernement plus concentré, aristocratique, directorial ou despotique. La tâche est alors encore plus difficile, car rien ne transpire au dehors: c'est dans l'obscurité et le mystère qu'il faut aller découvrir des traces qui ne se montrent qu'à des regards investigateurs et pénétrans. Je me trouvai dans le premier cas, avec la double mission d'éclairer et de dissoudre les coalitions et les oppositions légales contre le pouvoir établi, de même que les complots ténébreux des royalistes et des agens de l'étranger. Ici le danger était bien moins immédiat.
Je m'élevai par la pensée au-dessus de mes fonctions, et je ne m'en épouvantai pas. En deux heures, je fus au fait de mes attributions administratives; mais je n'eus garde de me fatiguer à considérer le ministère qui m'était confié sous le point de vue réglementaire. Dans la situation des choses, je sentis que tout le nerf, toute l'habileté d'un ministre, homme d'état, devait s'absorber dans la haute police, le reste pouvant être livré sans inconvénient à des chefs de bureau. Je ne m'étudiai donc qu'à saisir d'une main sûre tous les ressorts de la police secrète et tous les élémens qui la constituent. J'exigeai d'abord que, sous ces rapports essentiels, la police locale de Paris, appelée Bureau central (la préfecture n'existait pas encore), fût entièrement subordonnée à mon ministère. Ressorts, élémens, ressources, je trouvai tout dans un délabrement et une confusion déplorables. La caisse était vide; et sans argent, point de police. J'eus bientôt de l'argent dans ma caisse, en rendant le vice, inhérent à toute grande ville, tributaire de la sûreté de l'État. J'arrêtai d'abord autour de moi la tendance insubordonnée dans laquelle se complaisaient certains chefs de bureau appartenant aux factions actives; mais je jugeai qu'il ne fallait ni brusquer les réformes, ni hâter les améliorations de détail. Je me bornai seulement à concentrer la haute police dans mon cabinet, à l'aide d'un secrétaire intime et fidèle. Je sentis que seul je devais être juge de l'état politique intérieur, et qu'il ne fallait considérer les observateurs et agens secrets que comme des indicateurs et des instrumens souvent douteux; je sentis, en un mot, que ce n'était ni avec des écritures, ni avec des rapports qu'on faisait la haute police; qu'il y avait des moyens plus efficaces; par exemple, que le ministre lui-même devait se mette en contact avec les hommes marquans ou influens de toutes les opinions, de toutes les doctrines, de toutes les classes supérieures de la société. Ce système m'a toujours réussi, et j'ai mieux connu la France occulte par des communications orales et confidentielles, et par des conversations expansives, que par le fatras d'écriture qui m'est passé sous les yeux. Aussi, rien d'essentiel à la sûreté de l'État ne m'est jamais échappé: on en verra la preuve plus tard.
Ces préliminaires arrêtés, je me rendis compte de l'état politique de l'intérieur, sorte d'examen déjà tout préparé dans mon esprit. J'avais scruté tous les vices et sondé toutes les plaies du pacte social de l'an III qui nous régissait; et, de très-bonne foi, je le regardais comme inexécutable constitutionnellement. Les deux atteintes qui lui avaient été portées au 18 fructidor et au 30 prairial, dans un sens contraire, changeaient l'assertion en fait positif. Du régime purement constitutionnel, on était passé à la dictature de cinq hommes: elle n'avait pas réussi. Maintenant que le pouvoir exécutif venait d'être mutilé et affaibli dans son essence, tout indiquait que du despotisme multiple, nous passerions dans la tourmente populaire, si une forte digue ne s'élevait à propos.
Je savais d'ailleurs que l'homme devenu le plus influent, Sieyes, avait dès l'origine regardé comme absurde cet établissement politique, et qu'il avait même refusé d'en prendre le timon. S'il venait de surmonter sa répugnance, c'est que le temps d'y substituer une organisation plus raisonnable lui semblait arrivé: il lui avait bien fallu s'approcher du corps de la place pour en démolir les bastions. Je m'en ouvris à Barras, qui, tout autant que moi, se défiait de la marche tortueuse de Sieyes. Mais il avait avec lui des engagemens, et d'ailleurs il redoutait pour son compte les exagérations et les empiétemens du parti populaire. Ce parti le ménageait, mais seulement par des vues politiques et dans l'espoir de s'opposer à Sieyes qui se dévoilait. Barras passait, aux yeux des républicains ardens, pour un gouvernant usé et taré avec lequel il était impossible de préserver la chose publique. Il se trouvait pressé, d'un côté, par la société du Manége, qui, prenant le ton et l'allure des jacobins, déclamait contre les dilapidateurs et les voleurs; et de l'autre, par Sieyes, qui, usant d'un certain crédit, avait une arrière-pensée qu'il ne confiait pas toute entière à Barras.
Nul doute que Sieyes n'eût déjà une constitution toute prête et de sa façon, pour resserrer et centraliser le pouvoir selon que les événemens se développeraient; sa coalition était toute formée et il se croyait assuré de la coopération de Joubert. Une lettre de ce général me le laissait entrevoir; il nourrissait la noble espérance de revenir fort de l'ascendant de la victoire pour tout concilier. On avait entendu dire à Sieyes:»on ne peut rien fonder avec des brouillons et des bavards: il nous faut deux choses, une tête et une épée.» J'espérais bien que l'épée sur laquelle il comptait ne se mettrait pas tout-à-fait à sa discrétion.
Si sa position était délicate, louvoyant avec Barras, ne pouvant s'appuyer ni sur Gohier ni sur Moulins qui tenaient à l'ordre établi, toutefois il pouvait compter sur ses collègues dans l'adhésion des mesures nécessaires pour s'opposer à de nouveaux empiétemens législatifs et aux tentatives des anarchistes. Sieyes avait dans le Conseil des anciens une phalange organisée. Il fallut s'assurer de la majorité numérique du Conseil des jeunes ou des cinq cents, où le parti ardent et passionné avait son quartier-général. L'union des directoriaux et des politiques suffit pour le tenir en échec. Sûr de la majorité, le Directoire résolut d'essayer ses forces.
Dans cet état de choses, et comme ministre de la police, je n'eus plus qu'à manœuvrer avec dextérité et promptitude sur cette ligue d'opération. Il fallait d'abord rendre impossible toute coalition dangereuse contre la magistrature exécutive. Je pris sur moi d'arrêter la licence et le débordement des journaux, et la marche audacieuse des sociétés politiques qu'on voyait renaître de leurs cendres. Telle fut la première proposition que je fis au Directoire, en plein conseil, à la suite d'un rapport motivé pour lequel Barras s'était concerté avec Sieyes. J'eus carte blanche; je résolus de vaincre d'abord les clubs.
Je préludai par une espèce de proclamation ou de circulaire où je déclarai que je venais de prendre l'engagement de veiller pour tous et sur tous, afin de rétablir la tranquillité intérieure et mettre un terme aux massacres. Cette dernière assurance et le mot qui la terminait déplurent aux démagogues qui s'étaient flattés de me trouver complaisant. Ce fut bien pis quand, le 18 thermidor (5 août), quatre jours après mon installation, le Directoire transmit au Conseil des anciens, qui le renvoya au Conseil des cinq cents, mon rapport sur les sociétés politiques. C'était mon travail ostensible. Là, prenant certains ménagemens d'expressions pour ne pas trop effaroucher la susceptibilité républicaine, je commençai par établir la nécessité de protéger les discussions intérieures des clubs, en les contenant au dehors par toute la puissance de la république; puis, ajoutant que les premiers pas de ces sociétés avaient été des atteintes à la constitution, je conclus en sollicitant des mesures qui les fissent rentrer dans la ligne constitutionnelle.
La sensation que fit la communication de ce rapport fut très-marquée dans la salle. Deux députés (que je crois être Delbrel et Clemanceau), considérèrent ce mode de transmission de la part du Conseil des anciens comme une initiative qui blessait la constitution. Le député Grandmaison, après avoir donné à mon rapport les épithètes de faux et de calomnieux, dit que c'était le signal d'une réaction nouvelle contre les soutiens les plus ardens de la république. Il y eut ensuite une discussion très-animée sur la question de savoir si l'on ordonnerait l'impression du rapport, discussion qui amena une vive sortie de la part de Briot et de Garrau, qui demandèrent l'appel nominal: il n'eut pas lieu, et l'impression ne fut point ordonnée. Ainsi, à vrai dire, la victoire ne resta, dans cette première escarmouche, à aucun parti; mais j'éprouvai un désavantage; aucune voix ne s'était élevée en ma faveur, ce qui me fit voir combien, en révolution, il y a peu de fond à faire sur des esprits froids et calculateurs, quel que soit le stimulant dont on se serve pour les amorcer. Ils vous donnent ensuite de bonnes raisons pour justifier leur silence; mais la seule vraie c'est la peur de se compromettre. Le même jour on m'attaqua avec bien plus de violence encore à la société du Manége.
Je ne fus ni déconcerté ni effrayé par ce début peu encourageant. Faiblir, c'eût été me perdre et trahir la fortune dans la carrière qu'elle m'ouvrait. Je résolus de manœuvrer avec adresse au milieu même des passions qui s'allumaient et des intérêts qui se croisaient sans ménagemens. Sieyes voyant qu'on tergiversait au Directoire, que Barras n'allait pas encore assez vîte à son gré, fit fermer la salle du Manége par la commission des inspecteurs de la salle des anciens, qui siégeaient aux Tuileries. Ce coup d'autorité fit sensation. Je crus Sieyes bien sûr de son fait, et bien fort surtout quand, à la commémoration du 10 août qui eut lieu au Champ-de-Mars avec pompe, il fit dans son discours d'apparat, comme président, les plus violentes sorties contre les jacobins, déclarant que le Directoire connaissait tous les ennemis qui conspiraient contre la république, qu'il les combattrait tous sans faiblesse comme sans relâche, non pas en balançant les uns par les autres, mais en les comprimant tous également. Comme si à l'instant même on eût voulu le punir d'avoir lancé ses foudres oratoires, on entendit, ou l'on crut entendre, au moment où les salves terminaient la cérémonie, deux ou trois balles siffler autour de Sieyes et de Barras, et puis quelques vociférations. De retour au Directoire, où je les suivis de près, je les trouvai l'un et l'autre animés et courroucés au dernier point. Je dis que s'il y avait eu réellement complot, l'exécution ne pouvait en avoir été tramée que par des instigateurs militaires; et craignant d'être devenu moi-même suspect à Sieyes, qui n'aurait pas manqué d'exiger que je fusse sacrifié, je lui insinuai, dans un billet au crayon, qu'il fallait écarter le général Marbot, commandant de Paris. Il était notoire que ce général se montrait tout-à-fait dévoué au parti des républicains exaltés et opposés à la politique de Sieyes. Sur la proposition de ce dernier, on prit, dans la soirée même, sans l'avis de Bernadotte, alors ministre de la guerre, et sans lui en faire part, un arrêté portant que Marbot serait employé dans son grade à l'armée active. Le commandement de Paris fut déféré au général Lefèvre, illustre sergent, dont l'ambition se bornait à n'être que l'instrument de la majorité du Directoire.
La diatribe de Sieyes, au Champ-de-Mars, et les houra contre les jacobins, furent considérés, par une moitié du Conseil des cinq cents, comme un appel à la contre-révolution; les passions fermentèrent de plus en plus, et le Directoire lui-même se divisa et s'aigrit. Barras ne savait trop s'il devait se rapprocher de Gohier et de Moulins, ce qui eût isolé Sieyes. Ses incertitudes ne pouvaient m'échapper; je sentis qu'il n'était pas temps encore de s'arrêter, et je le lui dis franchement. Trois jours après la harangue de Sieyes, je pris sur moi de faire procéder à la fermeture de la salle des jacobins de la rue du Bac. J'avais mes vues[11]. Un message du Directoire annonça que la violation des formes constitutionnelles, par cette société réunie, l'avait déterminé à en ordonner la clôture.
Ce coup hardi acheva d'irriter une faction ardente qui n'éprouvait plus que des échecs, soit dans le gouvernement, soit dans les Conseils. Il fallut montrer aussi qu'on savait agir au besoin contre les royalistes, qui dans l'Ouest recommençaient à remuer, et qui venaient de faire une levée de boucliers intempestive dans la Haute-Garonne. Sur mon rapport, le Directoire demanda et obtint, par un message, l'autorisation de faire pendant un mois des visites domiciliaires pour découvrir les émigrés, les embaucheurs, les égorgeurs et les brigands[12]. Il suffit de quelques mesures militaires pour étouffer, dans la Haute-Garonne, cette insurrection mal conçue et mal menée.
Quant aux brigandages exercés de nouveau par les chouans, en Bretagne et dans la Vendée, comme c'était un mal invétéré provenant d'un vaste plan, le remède n'était pas si facile dans son application. La loi des otages, qui prescrivait des mesures contre les parens d'émigrés et les nobles, au lieu de calmer les troubles à leur naissance, ne faisait que les envenimer. Cette loi, qui ne rappelait que trop le régime de la terreur, me parut odieuse et très-propre à nous susciter encore plus d'ennemis. Je me contentai d'en paralyser l'exécution autant que cela pouvait dépendre de moi, et sans que ma répugnance effarouchât trop le Directoire et les autorités départementales. Je voyais bien que ces troubles tenaient à une des plaies de l'État que le cabinet de Londres s'efforçait d'élargir. J'envoyai dans les départemens de l'Ouest des émissaires intelligens pour me mettre au fait de l'état des choses; puis je m'assurai d'un certain nombre d'agens royalistes qui, tombés en notre pouvoir dans les différens départemens agités, avaient à craindre ou la condamnation à mort, ou la déportation, ou un emprisonnement indéfini. La plupart avaient fait offre de servir le gouvernement; je leur fis ménager des moyens d'évasion pour qu'ils ne fussent pas suspects à leur propre parti, dont ils allèrent grossir les bandes. Ils rendirent presque tous des services utiles, et je puis dire même que par eux et par les données qu'ils me fournirent, j'arrivai plus tard à en finir avec la guerre civile[13].
Les plus grands obstacles sortaient de notre sein; ils étaient suscités par la dissidence des hommes de la révolution, qui se divisaient en exploiteurs du pouvoir et en aspirans aux places. Ceux-ci, impatiens, irrités, devenaient de plus en plus exigeans et hostiles. Comment se flatter de gouverner et de réformer l'État avec la licence de la presse? Elle était au comble. «Le Directoire, à la royauté près, disait le Journal des hommes libres, a sanctionné ostensiblement le massacre des républicains par le discours de son président sur le 10 août, et par son message sur la clôture des sociétés politiques.»
A mon arrivée au Luxembourg, je trouvai, comme je m'y attendais, Sieyes et ses collègues exaspérés contre les journaux; je provoquai aussitôt un message pour demander aux Conseils des mesures répressives applicables aux journalistes contre-révolutionnaires et aux libellistes. On dressait le message, quand arriva la première nouvelle de la perte de la bataille de Novi et de la mort de Joubert. Le Directoire en fut altéré et découragé. Navré moi-même, je fis sentir pourtant qu'il ne fallait pas laisser flotter les rênes, mais il n'y eut pas moyen de rien décider ce jour-là. Dans les circonstances où nous nous trouvions, la perte de la bataille était un désastre, la mort de Joubert une calamité. Il était parti avec l'ordre formel de livrer bataille aux Russes. Malheureusement, le retard d'un mois, occasionné par son mariage avec Mlle de Montholon, avait donné à l'ennemi le temps de se renforcer et d'opposer à notre armée des masses plus formidables. La mort de Joubert, renversé par les premiers coups de fusil, et qui avec raison a été appelée suspecte, n'a jamais été clairement expliquée. J'ai questionné des témoins oculaires de l'événement, qui semblaient persuadés que la balle meurtrière était partie d'une mince cassine (maisonnette de campagne), par quelqu'un d'aposté, la mousqueterie de l'ennemi n'étant point à portée du groupe d'état-major au milieu duquel était Joubert, quand il vint encourager l'avant-garde qui pliait. On a été jusqu'à dire que le coup était parti d'un chasseur corse de nos troupes légères. Mais n'essayons pas de percer un mystère affreux, par des conjectures ou par des faits trop peu éclaircis. Je vous laisse Joubert! avait dit, en partant pour l'Égypte, Bonaparte. Ajoutons que sa valeur était relevée par la simplicité de ses mœurs, par son désintéressement, et qu'on trouvait chez lui la justesse du coup-d'œil unie à la rapidité de l'exécution, une tête froide avec une âme ardente» Et ce guerrier venait de nous être enlevé peut-être par la combinaison d'un crime profond, au moment où il aurait pu relever et sauver la patrie!...
La marche de la politique du gouvernement en fut suspendue pendant près de quinze jours; il fallait pourtant ne pas périr. Je stimulai Barras; et bien sûr que Sieyes méditait un coup d'état, dont il fallait s'emparer, sur mes excitations, tous deux, réunis à Roger-Ducos, ils résolurent de reprendre leurs plans en sous-œuvre: enfin, je pus agir. Décidé à refréner la licence de la presse, j'en vins à un acte décisif; je supprimai d'un seul coup onze journaux des plus accrédités parmi les jacobins et les royalistes; je fis saisir leurs presses et arrêter même les auteurs, que j'accusai de semer la division parmi les citoyens, de l'établir à force de la supposer, de déchirer toutes les réputations, de calomnier toutes les intentions, de ranimer toutes les factions, de réchauffer toutes les haines....[14]
Par son message, le Directoire se bornait à prévenir les Conseils que la licence de plusieurs journalistes l'avait déterminé à les faire traduire devant les tribunaux et à mettre les scellés sur leurs presses. A la lecture de mon rapport, des murmures se firent entendre; l'agitation régna dans la salle. Le député Briot déclara qu'il se préparait un coup d'état; et après m'avoir personnellement attaqué, il demanda la suppression du ministère de la police. Le lendemain, le Directoire fit insérer dans le Rédacteur et dans le Moniteur l'éloge de mon administration.
Nous avions repris nos plans: on s'était assuré de Moreau, républicain au fond de l'âme, mais détestant l'anarchie. A la vérité, il était faible en politique, et nous ne trouvions pas un grand fonds de sécurité dans sa coopération. Insouciant et facile à effaroucher, il fallait d'ailleurs le stimuler sans cesse. Mais le choix n'était plus à notre disposition; car, parmi les généraux alors en crédit, il n'y en avait pas un seul sur qui l'on pût compter.
Chaque jour l'horizon politique devenait plus sombre. Nous venions de perdre l'Italie, et nous étions menacés de perdre la Hollande et la Belgique: une expédition anglo-russe avait débarqué le 27 août dans la Nord-Hollande. C'est dans les revers que le parti exagéré puisait de nouvelles forces. Ses conciliabules devinrent plus fréquens et plus actifs; il se donna pour chefs Jourdain et Augereau, qui siégeaient aux Cinq-cents, et dans le conseil, Bernadotte, qui tenait le porte-feuille de la guerre. Près de deux cents députés étaient recrutés dans le même parti; c'était la minorité, mais une minorité effrayante; elle avait d'ailleurs pour racines au Directoire les Directeurs Moulins et Gohier, au moment où Barras, affectant de tenir une sorte de balance, se croyait, par là même, l'arbitre des affaires. S'il ne se détachait pas de Sieyes, c'était uniquement dans la crainte qu'un mouvement trop violent ne l'entraînât hors du pouvoir. J'avais soin de l'entretenir dans ces dispositions, bien moins pour me maintenir, que par amour pour mon pays[15]: un déchirement en faveur du parti populaire nous eût perdus alors.
La proposition de déclarer la patrie en danger, émanée de Jourdan, fut le signal d'un grand effort de la part de nos adversaires. J'en avais été averti la veille. Aussi toute notre majorité, recrutée, non sans peine, à la suite d'une réunion chez le député Frégeville, vint à son poste, décidée à tenir ferme. On déroula d'abord le tableau des dangers dont nous étions environnés, «L'Italie sous le joug, les barbares du Nord aux portes de la France, la Hollande envahie, les flottes livrées par trahison, l'Helvétie ravagée, des bandes de royalistes se livrant à tous les excès dans un grand nombre de départemens, les républicains proscrits sous le nom de terroristes et de jacobins.» Tels furent les principaux traits du tableau rembruni que fît Jourdan de notre situation politique. «Encore un revers sur nos frontières, s'écria-t-il, et le toscin de la royauté sonnera sur toute la surface du sol français, comme celui de la liberté sonna le 14 juillet!...»
Après avoir conjuré le Directoire, du haut de la tribune législative, d'éloigner les amis tièdes de la république, dans une crise où l'énergie seule pouvait sauver la France, il termina par un projet tendant à déclarer la patrie en danger. L'adoption de cette proposition eût précipité le mouvement que nous voulions arrêter ou du moins régulariser. Elle excita les plus violens débats. Le parti avait le projet de l'enlever de haute lutte; mais, soit pudeur, soit faiblesse, il consentit à renvoyer la discussion au lendemain; ce qui nous donna de la marge.
J'étais informé que les patriotes les plus chauds sollicitaient vivement Bernadotte de monter à cheval et de se déclarer pour eux à la faveur d'un tumulte à la fois civil et militaire. Déjà, malgré les entraves et les empêchemens de la police, l'appel était fait aux anciens et aux nouveaux jacobins, aux anciens et aux nouveaux terroristes. Barras et moi nous nous chargeâmes de détourner Bernadotte d'un coup de main qui l'eût amené à être le Marius de la France; ce rôle n'était ni dans son caractère ni dans ses mœurs. Sans doute l'ambition le dévorait; mais c'était une ambition utile et noble; et il aimait réellement la liberté. Nous touchâmes séparément ses cordes sensibles, et nous l'amollîmes. Mais il n'ignorait pas les projets formés sous l'égide de Joubert, et depuis, les propositions fuites à Moreau pour changer la nature du gouvernement. Nous l'assurâmes que c'étaient des idées sans consistance, des projets éventuels mis en avant par les faiseurs de plans dont les gouvernemens sont toujours assaillis dans les temps de crise; qu'il n'y avait à cet égard rien d'arrêté; qu'on respecterait la constitution tant que nos adversaires ne voudraient pas la démolir eux-mêmes. Barras lui insinua qu'il serait convenable qu'il optât pour le commandement en chef d'une armée, attendu qu'avec son porte-feuille de la guerre, il devenait la pierre d'attente d'un parti actif opposé au gouvernement. Il évita de s'expliquer sur cette insinuation, et nous quitta.
Sieyes et Roger-Ducos rédoutaient un égarement, d'autant plus que j'avais la certitude qu'il y aurait des groupes et des rassemblemens autour de la salle législative, et que le parti se flattait de l'emporter par un coup de main, à l'aide des trois généraux ses coryphées. Sieyes, en sa qualité de président, ayant mandé Bernadotte, le cajola et l'amena très-adroitement à dire qu'il regarderait le commandement en chef d'une armée comme une récompense honorable de ses travaux comme ministre. Là-dessus, Sieyes se proposa d'agir à l'instant même. Déjà le général Lefèvre avait reçu l'ordre de se concerter avec moi, de prendre les mesures militaires convenables; et au besoin, de disperser les rassemblemens par la force, après toutefois s'être assuré de l'esprit des soldats. Je le vis plein de sécurité, et je crus pouvoir répondre de son inflexibilité soldatesque. Mes informations secrètes coïncidant avec d'autres communications confidentielles, Sieyes et Barras, réunis à Roger-Ducos, révoquèrent Bernadotte, sans en rien dire à Moulins ni à Gohier. Pour les calmer, il fallut leur donner l'assurance qu'ils seraient consultés sur le choix d'un nouveau ministre, choix que Gohier, soutenu par Barras, fit porter quelques jours après sur Dubois de Crancié.
La discussion s'ouvrit d'une manière assez imposante sur la proposition de Jourdan. Deux opinions se manifestèrent: les uns voulaient que le gouvernement conservât le caractère ministériel et secret; d'autres qu'il reçût un caractère national et public. C'étaient autant de masques pour cacher le véritable secret des partis. La motion de Jourdan fut combattue avec beaucoup de talent et d'adresse par Chénier, par Lucien Bonaparte, et moins bien par Boulay de la Meurthe. Lucien déclara que l'unique moyen de surmonter la crise était dans une grande latitude de pouvoir laissée à l'autorité exécutive. Il crut devoir cependant combattre l'idée d'une dictature. «Est-il aucun de nous, s'écria-t-il, (et ceci est remarquable) qui ne s'armât du poignard de Brutus et qui ne punit le lâche et l'ambitieux ennemi de leur patrie!...» C'était faire à l'avance le procès au 18 brumaire, journée dont Lucien assura lui-même le triomphe deux mois après. On voit qu'il songeait moins alors à se préserver d'une contradiction qu'à écarter toute espèce de dictature; elle eût renversé l'espoir que nourrissait son frère en Égypte, auquel on avait expédié aviso sur aviso pour presser son retour. Il importait à Lucien qu'il trouvât le champ libre, bien sûr qu'on ne verrait en lui ni hésitation ni tâtonnemens; en cela supérieur à nos généraux timorés qui, redoutant la responsabilité d'un pouvoir précaire, ne voyaient aucun autre mode de réforme que dans une nouvelle organisation consentie par des hommes qui n'en voulaient aucune.
La discussion fut très-orageuse au Conseil des des cinq cents. Le bruit de la révocation de Bernadotte l'envenima. Jourdan y vit l'indice certain d'un coup d'état, et il demanda la permanence des Conseils. Toutes ses propositions furent rejetées par 245 voix contre 171. Cent deux députés, les plus ardens, protestèrent. Les rassemblemens et les groupes autour de la salle furent hideux et les vociférations menaçantes. La masse de la population parisienne s'en montrait effrayée. Mais, soit impuissance ou lassitude, soit efficacité dans les mesures militaires et dans les manœuvres de mes agens, tous les élémens de troubles et d'agitation se dissipèrent et le calme parut renaître.
La victoire remportée par la magistrature exécutive fut complète: le Conseil des anciens rejeta la résolution qui ôtait au Directoire la faculté d'introduire des troupes dans le rayon constitutionnel.
Mais ce n'était là que des moyens évasifs. La patrie était réellement en danger; des factions aigries déchiraient l'État. La destitution de Bernadotte, déguisée sous l'apparence d'une démission sollicitée de sa part, fut un acte de rigueur sans doute, mais qu'on pouvait interprêter défavorablement pour le Directoire. Dans une lettre rendue publique, Bernadotte répondit en ces termes à l'annonce officielle de sa retraite: «Je n'ai pas donné ma démission que l'on accepte, et je rétablis ce fait pour l'honneur de la vérité qui appartient aux contemporains et à l'histoire....» Puis, annonçant qu'il avait besoin de repos, il sollicita son traitement de réforme «que je crois avoir mérité, ajouta-t-il, par vingt années de services non interrompus.»
Ainsi nous nous replongions dans le chaos par l'effet de cette grande division d'opinion qui régnait et dans le Corps législatif et au Directoire. «Le vaisseau de l'État, me disais-je souvent, flottera sans direction jusqu'à ce qu'il se présente un pilote qui le fasse surgir au port.»[16]
Deux événemens subits amenèrent notre salut. D'abord la bataille de Zurich, gagnée par Masséna, le 25 septembre, qui, en refoulant les Russes et en préservant notre frontière, nous permit de nous traîner sans crise intérieure jusqu'au 16 octobre, jour où Bonaparte, débarqué à Fréjus le 9, fit sa rentrée dans Paris, après avoir violé les lois de la quarantaine, préservatrices de la santé publique.
Ici arrêtons-nous un moment. Le cours des événemens humains, sans nul doute, est soumis à une impulsion qui dérive de certaines causes dont les effets sont inévitables. Inaperçues par le vulgaire, ces causes frappent plus ou moins l'homme d'état; il les découvre soit dans certains indices, soit dans des incidens fortuits dont les inspirations l'éclairent et le guident. Voici ce qui m'était arrivé cinq ou six semaines avant le débarquement de Bonaparte. On vint me rapporter que deux employés de mes bureaux avaient dit, en discutant l'état des affaires, qu'on reverrait bientôt Bonaparte en France. Je fis remonter à la source, et je sus que cette espèce de prophétie n'avait d'autre fondement qu'un de ces éclairs de l'esprit qui rentrent dans la prévision involontaire. Cette idée me frappa.
Je sus bientôt par les alentours de Lucien et de Joseph, ce qu'ils en pensaient. Ils étaient persuadés que si leurs lettres et leurs paquets parvenaient en Égypte, en dépit des croisières anglaises, Bonaparte ferait tout pour revenir; mais les chances leur paraissaient si incertaines et si hasardeuses, qu'ils n'osaient s'y confier. Réal, l'un des correspondans secrets de Bonaparte, alla plus loin; il m'avoua ses espérances. J'en fis part à Barras, et je le trouvai, sans avoir là-dessus aucune idée fixe. Tout en dissimulant ce que j'avais pénétré, je fis, de mon côté, quelques démarches, soit auprès des deux frères, soit auprès de Joséphine, dans la vue de me rendre les deux familles favorables: elles étaient divisées. Je trouvai Joséphine bien plus accessible. On sait par quelle profusion irréfléchie elle perpétuait le désordre et la détresse de sa maison: jamais elle n'avait un écu. Les 40,000 fr. de revenu que lui avait assurés Bonaparte avant son départ ne lui suffisaient pas; et pourtant deux envois extraordinaires d'argent, qu'on élevait à pareille somme, lui avaient été faits d'Égypte, en moins d'une année. De plus. Barras me l'ayant recommandée, je l'avais comprise dans les distributions clandestines provenant du produit des jeux. Je lui remis, de la main à la main, mille louis, galanterie ministérielle qui acheva de me la rendre favorable[17]. Je savais par elle beaucoup de choses, car elle voyait tout Paris, mais Barras avec réserve; fréquentant plutôt Gohier, alors président du Directoire, et recevant chez elle sa femme; se plaignant beaucoup de ses beaux-frères, Joseph et Lucien, avec qui elle était fort mal. Ce que j'apprenais de différens côtés finit par me persuader que Bonaparte nous tomberait des nues. Aussi étais-je comme préparé à cet événement, au moment même où tout le monde en fut frappé de surprise.
Il n'y aurait pas eu grand mérite à venir s'emparer d'un pouvoir immense, offert au plus entreprenant, et à recueillir les fruits d'une entreprise où il ne fallait que montrer de l'audace pour réussir: mais abandonner son armée victorieuse, traverser les flottes ennemies, survenir tout-à-coup en temps opportun, tenir tous les partis en suspens, se décider pour le plus sûr, tout peser, tout balancer, tout maîtriser au milieu de tant d'intérêts et de passions contraires, et tout cela en vingt-cinq jours, suppose une grande habileté, un caractère tenace, une décision prompte. Ce court intervalle qui sépara l'arrivée de Bonaparte de la journée du 18 brumaire, il faudrait un volume pour en décrire les particularités, ou plutôt il faudrait la plume de Tacite.
Par un adroit calcul, Bonaparte s'était fait précéder du bulletin de sa victoire d'Aboukir. Il ne m'avait pas échappé que dans certaines coteries on le propageait avec complaisance et qu'on y ajoutait l'enflure et l'hyperbole. Depuis les dernières dépêches venues d'Égypte, on remarquait chez Joséphine et chez ses beaux-frères plus de mouvement et d'hilarité. «Ah! s'il allait nous arriver! me dit Joséphine; cela ne serait pas impossible; s'il avait reçu à temps la nouvelle de nos revers, il brûlerait de venir tout réparer, tout sauver!» Il n'y avait pas quinze jours que j'avais entendu ces paroles, et tout-à-coup Bonaparte débarque. Il excite le plus vif enthousiasme à son passage à Aix, Avignon, Valence, Vienne, et à Lyon surtout: on aurait dit que partout on sentait qu'il nous manquait un chef, et que ce chef arrivait sous les auspices de la fortune. Annoncée à Paris sur tous les théâtres, cette nouvelle produisit une sensation extraordinaire, une ivresse générale. Il y eut bien quelque chose de factice, une impulsion occulte; mais toute l'opinion ne se commande pas, et certes elle fut très-favorable à ce retour inopiné d'un grand homme. Dès-lors, il parut se regarder comme un souverain qui était reçu dans ses états. D'abord le Directoire en éprouva un secret dépit, et les républicains par instinct, beaucoup d'alarmes. Transfuge de l'armée d'Orient et violateur des lois sanitaires, Bonaparte eût été brisé devant un gouvernement fort. Mais le Directoire, témoin de l'ivresse générale, n'osa pas sévir; il était d'ailleurs divisé. Comment eût-il pu s'entendre sur une affaire aussi grave, sans unanimité d'intention et de vues? Dès le lendemain, Bonaparte vint au Luxembourg rendre compte, en séance particulière, de l'état dans lequel il avait laissé l'Égypte. Là, s'efforçant de justifier son retour subit par le dessein de partager et de conjurer les dangers de la patrie, il jura au Directoire, en mettant la main sur le pommeau de son épée, qu'elle ne serait jamais tirée que pour la défense de la république et celle de son gouvernement. Le Directoire en parut convaincu; tant il était disposé à s'abuser.
Se voyant accueilli et recherché par les gouvernans eux-mêmes, Bonaparte, bien résolu de s'emparer de l'autorité, se crut sûr de son fait. Tout allait dépendre de l'habileté de ses manœuvres. Il considéra d'abord l'état des partis. Le parti populaire, ou celui du Manége, dont Jourdan était un des chefs, roulait, comme nous l'avons vu, dans le vague d'une révolution interminable. Venaient le parti des spéculateurs de révolution, que Bonaparte appelait les pourris, et qui avaient Barras à leur tête; puis les modérés ou les politiques conduits par Sieyes, s'efforçant de fixer les destinées de la révolution, pour en être les régulateurs et les arbitres. Bonaparte pouvait-il s'allier aux jacobins, quand même ils lui eussent déféré la dictature? Mais après avoir vaincu avec eux, il aurait fallu presqu'aussitôt vaincre sans eux. Que pouvait lui offrir réellement Barras, autre chose qu'une planche pourrie, selon l'expression même de Bonaparte? Restait le parti de Sieyes, qu'il fallait aussi abuser, l'illustre transfuge ne voulant se servir que comme instrument de celui qui prétendait rester maître des affaires. Ainsi, au fond, Bonaparte n'avait pour lui aucun parti qui eût l'intention de fonder sa fortune sur une usurpation manifeste; et pourtant il a réussi, mais en abusant tout le monde, en abusant les Directeurs Barras et Sieyes, surtout Moulins et Gohier, qui étaient les seuls de bonne foi.
Il se forma d'abord une espèce de conseil privé composé de ses frères, de Berthier, Regnault de Saint-Jean d'Angely, Roederer, Réal, Bruix, et d'un autre personnage qui bientôt l'emporta sur les autres par sa dextérité; je veux parler de M. de Talleyrand, qui, harcelé par le parti du manège, et forcé d'abandonner le ministère, s'en faisait alors un titre dans les nouvelles intrigues. D'abord il craignit de ne pas être accueilli de Bonaparte à cause de l'expédition d'Égypte, ou plutôt pour l'avoir conseillée. Toutefois il sonde adroitement le terrain, se présente et emploie toutes les ressources de son esprit insinuant et souple pour captiver l'homme qui, d'un coup-d'œil, voit tout le parti qu'il peut en tirer. C'est lui qui lui montre à nu les plaies du gouvernement, qui le met au fait de l'état des partis et de la portée de chaque caractère. Il sait par lui que Sieyes, traînant à sa suite Rogers-Ducos, médite un coup d'état; qu'il n'est occupé que du projet de substituer à ce qui existe un gouvernement de sa façon; que si d'un côté il a contre lui les républicains les plus énergiques, qui se repentent de l'avoir élu, de l'autre il a un parti tout formé dont le foyer est au Conseil des anciens, avantage que n'offre aucun autre directeur, pas même Barras, qui flotte entre Sieyes d'une part, Moulins et Gohier de l'autre; que ces deux derniers, attachés aveuglément à l'ordre actuel des choses, penchent pour les républicains ardens et même pour les jacobins, et qu'avec plus de talent et de caractère ils disposeraient à leur gré du Conseil des cinq cents, et même d'une bonne partie de l'autre Conseil. Tout ce que lui apprend Talleyrand, ses autres conseillers le lui confirment. Quant à lui, rien ne perce encore de ses véritables desseins. Il montre en apparance un grand éloignement pour Sieyes, peu de confiance en Barras, beaucoup d'épanchement et d'intimité pour Gohier et Moulins; il va jusqu'à leur proposer de se défaire de Sieyes, à la condition d'être élu à sa place. Mais n'ayant pas l'âge voulu pour entrer au Directoire, et les deux Directeurs redoutant peut-être son ambition, restent inflexibles sur l'âge. C'est alors sans doute que ses entremetteurs le rapprochent de Sieyes. Talleyrand y emploie Chénier, et Chénier y emploie Daunou. Dans une première conférence entre lui, Daunou, Sieyes et Chénier, il leur donne l'assurance de leur laisser la direction du gouvernement, promettant de se contenter d'être le premier officier de l'autorité exécutive: je tiens ceci de Chénier lui-même.
Ce fut immédiatement après cette conférence que se formèrent les premiers conciliabules de députés, tantôt chez Lemercier, tantôt chez Frégeville. Qui le croirait? Bonaparte eut d'abord contre lui son propre frère Lucien. «Vous ne le connaissez pas; disait-il à ceux qui voulaient lui confier toute la direction du mouvement qui se préparait; vous ne le connaissez pas; une fois là, il se croira dans son camp; il commandera tout, voudra être tout.»
Mais huit jours plus tard la coopération de Lucien fut ardente, énergique. Comme chez tant d'autres la défiance républicaine fut assoupie par l'appât des honneurs et des richesses.
On a prétendu que je n'avais été pour rien dans ces trames salutaires; que j'avais louvoyé, mais que j'en avais recueilli les fruits avec une grande souplesse. Certes, le moment où j'écris n'est pas favorable pour revendiquer l'honneur d'avoir contribué à élever Bonaparte; mais j'ai promis la vérité, et j'éprouve à la dire une satisfaction qui l'emporte sur les calculs de l'amour-propre et sur tous les désappointemens de l'espoir trompé.
La révolution de Saint-Cloud aurait échoué si je lui avais été contraire; je pouvais égarer Sieyes, donner l'éveil à Barras, éclairer Gohier et Moulins; je n'avais qu'à seconder Dubois de Crancé, le seul ministre opposant, et tout croulait. Mais il y aurait eu stupidité de ma part à ne pas préférer un avenir à rien du tout. Mes idées étaient fixées. J'avais jugé Bonaparte seul capable d'effectuer les réformes politiques impérieusement commandées par nos mœurs, nos vices, nos écarts, nos excès, nos revers et nos funestes divisions.
Certes, Bonaparte était trop rusé pour me dévoiler tous ses moyens d'exécution et se mettre à la merci d'un seul homme. Mais il m'en dit assez, pour amorcer ma confiance, pour me persuader, et je l'étais déjà que les destinées de la France étaient dans ses mains.
Dans deux conférences chez Réal, je ne lui dissimulai pas les obstacles qu'il avait à vaincre. Ce qui le préoccupait, je le savais: c'était d'avoir à combattre l'exaltation républicaine à laquelle il ne pouvait opposer que des modérés ou des baïonnettes. Lui-même me parut alors, politiquement parlant, au-dessous de Cromwell; il avait d'ailleurs à craindre le sort de César, sans en avoir ni le brillant ni le génie.
Mais, d'un autre côté, quelle différence entre lui, Lafayette et Dumouriez! Tout ce qui avait manqué à ces deux hommes d'épée de la révolution, il le possédait pour la maîtriser ou s'en emparer.
Déjà tous les partis semblaient immobiles et dans l'attente devant lui. Son retour, sa présence, sa renommée, la foule de ses adhérens, son immense crédit dans l'opinion publique, inspiraient des inquiétudes aux amans ombrageux de la liberté et de la république. Les deux Directeurs, Gohier et Moulins, devenus leur espoir, s'efforçaient de le captiver à force d'égards et de témoignages de confiance. Ils proposèrent à leurs collègues de lui déférer le commandement de l'armée d'Italie. Sieyes s'y opposa; Barras dit qu'il y avait assez bien fait ses affaires pour n'avoir pas besoin d'y retourner. Ce propos, qui lui fut rendu, lui donna sujet de venir au Directoire provoquer une explication. Là, son ton ferme et élevé fit voir qu'il était au-dessus de la crainte. Gohier, président du Directoire, lui laissant le choix d'une armée, il répondit froidement à ses instances. Je vis bien qu'il balançait s'il ferait sa révolution avec Barras ou avec Sieyes.
Ce fut alors que je lui fis sentir la nécessité d'agir au plus vite, en le portant à se défier de Sieyes et à se rapprocher de Barras, tant j'aurais voulu qu'il l'associât à sa politique. «Ayez Barras, lui dis-je; soignez le parti militaire, paralysez Bernadotte, Jourdan, Augereau, et entraînez Sieyes.» Je crus un moment que mes insinuations et celles de Réal triompheraient de son éloignement pour Barras; il fut même jusqu'à nous promettre de lui faire des ouvertures ou d'en recevoir. Nous avertîmes Barras, qui lui envoya une invitation à dîner pour le lendemain: c'était le 8 brumaire. Le soir, Réal et moi nous allâmes attendre Bonaparte chez lui, pour savoir le résultat de sa conférence avec Barras. Nous y trouvâmes Talleyrand et Roederer. Sa voiture ne tarde pas à se faire entendre: il paraît. «Eh bien! nous dit-il, savez-vous ce que veut votre Barras? Il avoue bien qu'il est impossible de marcher dans le chaos actuel: il veut bien un président de la république; mais c'est lui qui veut l'être. Quelle ridicule prétention! Et il masque son désir hypocrite en proposant d'investir de la magistrature suprême, devinez qui? Hédouville, vraie mâchoire. Cette seule indication ne vous prouve-t-elle pas que c'est sur lui-même qu'il veut appeler l'attention? Quelle folie! Il n'y a rien à faire avec un tel homme.»
Je convins qu'il n'y avait là rien de faisable; mais je dis que je ne désespérais pourtant pas de faire sentir à Barras qu'il y aurait moyen de s'entendre pour sauver la chose publique; que nous irions, Réal et moi, lui reprocher sa dissimulation et son peu de confiance; que nous l'amenerions vraisemblablement à des dispositions plus raisonnables, en lui démontrant qu'ici la ruse était hors de saison, et qu'il ne pourrait rien faire de mieux que d'associer ses destinées à celles d'un grand homme. «Nous nous faisions fort, ajoutâmes-nous, de l'amener à notre suite.» Eh bien! faites, dit-il. En effet; nous courûmes chez Barras. Il nous dit d'abord qu'il était tout simple qu'il cherchât et voulût des garanties que Bonaparte éludait sans cesse; nous l'effrayâmes, en lui faisant le tableau véridique de l'état des choses et de l'ascendant qu'exerçait déjà le général sur tout le gouvernement. Il en convint et nous promit d'aller dès le lendemain, de bonne heure, se mettre à sa disposition. Il tint parole, et parut persuadé, à son retour, qu'on ne pourrait rien entreprendre sans lui.
Mais déjà Bonaparte s'était décidé pour Sieyes; il avait pris avec lui des engagemens; d'ailleurs, nouant des fils de tous côtés, il était le maître de choisir l'intrigue la plus utile à sa politique et à son ambition. D'un côté, il circonvenait Gohier et Moulins; de l'autre, il tenait Barras en suspens, Sieyes et Roger-Ducos enchaînés. Moi-même, je ne fus plus guères instruit de ses intentions et de ses opérations que par Réal, qui servait, pour ainsi dire, entre Bonaparte et moi, de garantie mutuelle.
A compter du 9 brumaire, la conjuration se développa rapidement: chacun fit des recrues. Talleyrand donna Sémonville, et, parmi les généraux marquant, Beurnonville et Macdonald. Parmi les banquiers, on eut Collot; il prêta deux millions, ce qui fit voguer l'entreprise. On commença sourdement à pratiquer la garnison de Paris, entre autres deux régimens de cavalerie qui avaient servi en Italie, sous Bonaparte. Lannes, Murat et Leclerc furent employés à gagner les chefs des corps, à séduire les principaux officiers. Indépendamment de ces trois généraux, de Berthier et de Marmont, on put compter bientôt sur Serrurier et sur Lefèvre; on s'assura de Moreau et de Moncey. Moreau, avec une abnégation dont il eut ensuite à se repentir, avoua que Bonaparte était l'homme qu'il fallait pour réformer l'État; il le désigna, de son propre mouvement, pour jouer le premier rôle qu'on lui avait destiné, et pour lequel il n'avait lui-même ni vocation ni assez d'énergie politique.
De son côté, le plus actif et le plus adroit des conjurés, Lucien, secondé par Boulay de la Meurthe et par Régnier, se concertait avec les députés les plus influens dévoués à Sieyes. Dans ces conciliabules figuraient Chazal, Frégeville, Daunou, Lemercier, Cabanis, Lebrun, Courtois, Cornet, Fargues, Baraillon, Villetard, Goupil-Préfeln, Vimar, Bouteville, Cornudet, Herwyn, Delcloy, Rousseau, Le Jarry.
Les conjurés des deux Conseils délibéraient sur le mode le plus convenable et le plus sûr d'exécution, quand Dubois de Crancé alla dénoncer la conjuration aux Directeurs Gohier et Moulins, demandant qu'on fit arrêter sur-le-champ Bonaparte, et se chargeant de présider lui-même à l'accomplissement de tout ordre du Directoire à cet effet. Mais les deux Directeurs se croyaient tellement sûrs de Bonaparte, qu'ils se refusèrent d'ajouter foi aux informations du ministre de la guerre. Ils exigèrent de lui des preuves, avant de s'ouvrir à Barras et de prendre aucune mesure. Ils voulaient des preuves, et l'on conspirait tout haut, ainsi que cela se pratique en France. On conspirait chez Sieyes, chez Bonaparte, chez Murat, chez Lannes, chez Berthier; on conspirait dans les sallons des inspecteurs du Conseil des anciens, et chez les principaux membres des commissions. Ne pouvant persuader ni Gohier, ni Moulins, Dubois de Crancé leur dépécha au Luxembourg un agent de police au fait de la trame, et qui la leur révéla toute entière. Gohier et Moulins, après l'avoir entendu, le mettent en charte privée, pour conférer sur ses révélations. Cet homme, inquiet d'un procédé dont il ne conçoit pas le motif, troublé, assiégé de terreur, s'évade par une fenêtre et vient me tout divulguer. Son évasion et mes contre-mines effacent bientôt auprès des deux Directeurs l'impression qu'avait faite la démarche de Dubois de Crancé, dont j'avertis Bonaparte.
Aussitôt l'impulsion est donnée. Lucien réunit Boulay, Chazal, Cabanis, Émile Gaudin, et assigne à chacun son rôle. C'est dans la maison de campagne de Mme Récamier, près Bagatelle, que Lucien va combiner les mesures législatives qui doivent coïncider avec l'explosion militaire. La présidence du Conseil des cinq cents, dont il est investi, est un des principaux leviers sur lesquels s'appuie la conjuration. Deux fortes passions agitaient alors Lucien: l'ambition et l'amour. Eperdûment épris de Mme Récamier, femme pleine de douceur et de charmes, il se croyait d'autant plus malheureux, qu'ayant touché son cœur, il ne pouvait soupçonner la cause de ses rigueurs désolantes. Dans le tumulte de ses sens et dans son délire, il ne perdit rien de son activité et de son énergie politique. Celle qui possédait son cœur put y tout lire et fut discrète.
On avait aussi arrêté que pour mieux couvrir et masquer la trame, on donnerait à Bonaparte, par souscription, un banquet solennel où seraient appelés l'élite des autorités premières et des députés pris dans les deux partis. Le banquet eut lieu; mais dépourvu de gaîté et sans enthousiasme; il y régna un froid morne, un air de contrainte; les partis s'observaient. Bonaparte, embarrassé de son rôle, s'éclipsa de bonne heure, laissant les convives en proie à leurs réflexions. D'accord avec Lucien, Bonaparte eut, dès le 15 brumaire, avec Sieyes, une entrevue dans laquelle furent discutées les dispositions pour la journée du 18. Il s'agissait de faire disparaître le Directoire et de disperser le Corps législatif, mais sans violences, par des voies en apparence légales; bien entendu, avec l'emploi de toutes les ressources de la supercherie et de l'audace. On arrêta d'ouvrir le drame par un décret du Conseil des anciens, ordonnant la translation du Corps législatif à Saint-Cloud. Le choix de Saint-Cloud pour la réunion des deux Conseils avait surtout pour objet d'écarter toute possibilité de mouvement populaire, et de donner la faculté de pouvoir faire agir les troupes d'une manière plus sûre, hors du contact de Paris. En conséquence de ce qui fut arrêté entre Sieyes et Bonaparte, le conseil intime des principaux conjurés, tenu à l'hôtel de Breteuil, donna, le 16, au président du Conseil des anciens, Lemercier, ses dernières instructions. Elles avaient pour objet d'ordonner une convocation extraordinaire dans la salle des Anciens, aux Tuileries, pour le 18, à dix heures du matin. Le signal fut donné aussitôt à la commission des inspecteurs du même Conseil, présidée par le député Cornet.
L'article 3 de la constitution donnait le pouvoir au Conseil des anciens de transférer les deux Conseils hors de Paris. C'était un coup d'état déjà proposé à Sieyes par Baudin des Ardennes avant même l'arrivée de Bonaparte. Baudin était alors président de la commission des inspecteurs des Anciens et membre influent du Conseil; il avait eu, en 1795, une grande part à la rédaction de la constitution; mais, dégoûté de son ouvrage, il entrait dans les vues de Sieyes. Il s'était aperçu toutefois qu'il fallait un bras pour agir, c'est-à-dire un général capable de diriger la partie militaire d'un événement qui pouvait prendre un caractère grave. On en avait ajourné l'exécution. A la nouvelle du débarquement du Bonaparte, Baudin, frappé de l'idée que la Providence envoyait l'homme que lui et son parti cherchaient en vain, mourut dans la nuit même abîmé dans la joie. Le député Cornet venait de lui succéder dans la présidence de la commission des inspecteurs des Anciens devenue le principal foyer de la conjuration: il n'avait ni le talent ni l'influence de Baudin des Ardennes; mais il y suppléa par un grand zèle et beaucoup d'activité.
Ce qu'il importait, c'était de neutraliser Gohier, président du Directoire. Or, pour le mieux abuser, Bonaparte l'engage à dîner chez lui le 18, avec sa femme et ses frères. D'un autre côté, il fait inviter à déjeuner, pour le même jour, à huit heures du matin, les généraux et les chefs des corps; annonçant aussi qu'il recevra la visite et les hommages des officiers de la garnison et des adjudans de la garde nationale qui sollicitaient en vain d'être admis en sa présence depuis son retour.
Un seul obstacle inquiétait, c'était l'intégrité du président Gohier, qui, désabusé à temps, pouvait réunir autour de lui tout le parti populaire et les généraux opposés à la conjuration. A la vérité, j'avais les yeux ouverts. Toutefois, pour plus de sûreté, on imagina d'attirer le président du Directoire dans un piège. A minuit, Mme Bonaparte lui fait remettre par son fils, Eugène Beauharnais, l'invitation amicale de venir déjeuner chez elle avec sa femme, à huit heures du matin. «Elle a, lui écrit-elle, des choses» essentielles à lui communiquer. «Mais l'heure parait suspecte à Gohier, et, après le départ d'Eugène, il décide que sa femme se rendra seule à l'invitation.
Déjà Cornet, qui préside à la commission des Anciens, fait procéder mystérieusement dans ses bureaux à la convocation clandestine, pour cinq heures du matin, des membres qui sont dans le secret de la conjuration, ou sur lesquels, on peut compter. Les deux commissions de l'un et de l'autre Conseil étaient en permanence. La convocation ostensible des députés des Anciens fut faite pour dix heures du matin, et la convocation des députés des Cinq cents pour midi. Ce dernier Conseil allait se trouver dans l'obligation de lever la séance après la simple lecture du décret de translation dont le vote était assuré aux Anciens. J'avais tout disposé pour être averti à temps de ce qui se passerait, soit aux commissions, soit chez Bonaparte, soit au Directoire. A huit heures du matin, j'apprends que le président de la commission des Anciens, après avoir formé, par sa convocation extraordinaire, une majorité factice, vient, à la suite d'une harangue boursoufflée où il a représenté la république dans le plus grand péril, de faire la motion de transférer à Saint-Cloud le Corps législatif, et de déférer à Bonaparte le commandement en chef des troupes. On m'annonce en même temps que le décret va passer. Je monte aussitôt dans ma voiture; je vais d'abord aux Tuileries; là j'apprends que le décret est rendu, et vers les neuf heures j'arrive à l'hôtel du général Bonaparte, dont la cour était déjà occupée militairement. Toutes les avenues étaient remplies d'officiers et de généraux, et l'hôtel n'était point assez vaste pour contenir la foule des amis et des adhérens. Tous les corps de la garnison de Paris et de la division avaient envoyé des officiers prendre ses ordres. J'entrai dans le cabinet ovale où se tenait Bonaparte; il attendait impatiemment avec Berthier et le général Lefèvre, la résolution du Conseil des anciens. Je lui annonçai que le décret de translation qui lui déférait le commandement en chef venait d'être rendu et qu'il allait lui être apporté à l'instant même. Je lui réitérai mes protestations de dévouement et de zèle, en le prévenant que je venais de faire fermer les barrières, d'arrêter le départ des courriers et des diligences. «Tout cela est inutile, me dit-il, en présence de plusieurs généraux qui entraient; vous le voyez, l'affluence des citoyens et des braves accourant autour de moi vous dit assez que c'est avec et pour la nation que j'agis; je saurai faire respecter le décret du Conseil et maintenir la tranquillité publique.» A l'instant même, Joséphine survient et lui annonce d'un air contrarié que le président Gohier envoie sa femme, mais qu'il ne viendra pas lui-même. «Qu'on lui fasse écrire, par Mme Gohier, de venir au plus vîte,» s'écrie Bonaparte. Peu de minutes après, arrive le député Cornet, tout fier de remplir auprès du général les fonctions de messager d'état. Il lui apportait le décret qui remettait dans ses mains le sort de la république.
Bonaparte, sortant aussitôt de son cabinet, fait connaître à ses adhérens le décret qui l'investit du commandement en chef; puis, se mettant à la tête des généraux, des officiers supérieurs et de 1,500 chevaux de la garnison de Paris, que vient de lui amener Murat, il se met en marche vers les Champs-Élysées, après m'avoir recommandé d'aller savoir le parti que prendrait le Directoire, en recevant le décret de translation.
J'allai d'abord à mon hôtel, où je donnai l'ordre de placarder une proclamation, signée de moi, dans le sens de la révolution qui venait de commencer; puis je me dirigeai vers le Luxembourg.
Il était un peu plus de neuf heures, et je trouvai Barras, Moulins et Gohier, formant la majorité du Directoire, dans une ignorance complète de ce qui se passait dans Paris. Mme Tallien, forçant la consigne du palais, entra chez Barras, qu'elle surprit dans le bain, lui apprit la première que Bonaparte venait d'agir sans lui. «Que voulez-vous, s'écria l'indolent épicurien, cet homme-là (désignant Bonaparte par une épithète grossière) nous a tous mis dedans.» Toutefois, dans l'espoir de négocier, il lui envoie son secrétaire intime, Botot, pour lui demander modestement ce qu'il peut attendre de lui. Botot trouve Bonaparte à la tête des troupes, et, s'acquittant de sa mission, en reçoit cette réponse dure: «Dites à cet homme que je ne veux plus le voir!» On venait de lui détacher Talleyrand et Bruix, pour lui arracher sa démission.
Entré dans les appartemens du Luxembourg, j'annonçai au président le décret qui transférait les séances du Corps législatif au château de Saint-Cloud. «—Je suis fort étonné, me dit» Gohier avec humeur, qu'un ministre du Directoire se transforme ainsi en un messager du Conseil des anciens.—J'ai pensé, répondis-je, qu'il était de mon devoir de vous donner connaissance d'une résolution si importante, et en même temps j'ai cru convenable de venir prendre les ordres du Directoire.—Il était bien plus de votre devoir, reprit Gohier d'une voix émue, de ne pas nous laisser ignorer les intrigues criminelles qui ont amené une semblable résolution: elle n'est sans doute que le prélude de tout ce qu'on s'est proposé d'attenter contre le gouvernement dans des conciliabules qu'en votre qualité de ministre de la police vous auriez dû pénétrer et nous faire connaître.—Mais les rapports n'ont pas manqué au Directoire, lui dis-je; je me suis même servi de voies détournées, voyant que je n'avais pas toute sa confiance; le Directoire n'a jamais voulu croire aux avertissemens; d'ailleurs n'est-ce pas de son sein mènie qu'est parti le coup? Les Directeurs Sieyes et Roger-Ducos sont déjà réunis à la commission des inspecteurs des Anciens.—La majorité est au Luxembourg, reprit vivement Gohier; et si le Directoire a des ordres à donner, il en confiera l'exécution à des hommes dignes de de sa confiance.» Je me retirai alors, et Gohier s'empressa de convoquer ses deux collègues Barras et Moulins. J'étais à peine dans ma voiture, que je vis arriver le messager des Anciens apportant au président la communication du décret de translation à Saint-Cloud. Gohier monte aussitôt chez Barras, et lui fait promettre de se joindre à lui et à Moulins dans la salle des délibérations, pour aviser à un parti quelconque.
Mais telle était la perplexité de Barras, qu'il était incapable d'adopter une résolution énergique. En effet, il ne tarda pas de mettre en oubli sa promesse à Gohier quand il vit entrer chez lui les deux envoyés de Bonaparte, Bruix et Talleyrand, chargés de négocier sa retraite du Directoire. Ils lui déclarent d'abord que Bonaparte est déterminé à employer contre lui tous les moyens de force qui sont en son pouvoir, s'il essaie de faire la moindre résistance pour entraver ses projets. Après l'avoir ainsi effrayé, les deux habiles négociateurs lui font les plus belles promesses s'il consent à donner sa démission. Barras se récrie, mais il cède enfin aux argumens de deux hommes adroits et souples; ils lui réitèrent l'assurance que rien ne lui manquera pour mener une vie joyeuse et tranquille, hors des embarras d'un pouvoir qu'il ne saurait retenir. Talleyrand avait une lettre toute rédigée, que Barras était censé adresser à la législature pour lui notifier sa résolution de descendre à la vie privée. Placé ainsi entre la crainte et l'espérance, il finit par signer tout ce qu'on voulut; et s'étant mis ainsi à la discrétion de Bonaparte, il quitta le Luxembourg, et partit pour sa terre de Gros-bois, escorté et surveillé par un détachement de dragons.
Ainsi, à neuf heures du matin, il n'y avait déjà plus de majorité au Directoire. Arrive Dubois de Crancé, qui, persistant dans son opposition, sollicite de Gohier et de Moulins l'ordre de faire arrêter avec Bonaparte, Talleyrand, Barras et les principaux conjurés, se chargeant, comme ministre de la guerre, d'arrêter Bonaparte et Murat sur la route même de Saint-Cloud. Peut-être Moulins et Gohier, désabusés enfin, eussent-ils cédé aux vives instances de Dubois de Crancé, si Lagarde, secrétaire général du Directoire, qui était gagné, n'eût déclaré qu'il se refuserait à contresigner tout arrêté qui ne réunirait pas la majorité du Directoire. «Au surplus, dit Gohier refroidi par cette observation, comment voulez-vous qu'il y ait une révolution à Saint-Cloud? je tiens ici, en ma qualité de président, les sceaux de la république.» Moulins ajouta que Bonaparte devait dîner avec lui chez Gohier et qu'il verrait bien ce qu'il avait dans le cœur.
J'avais jugé depuis long-temps la portée de ces hommes si peu faits pour gouverner l'État; rien n'était comparable à leur aveuglement et à leur ineptie; on put dire qu'ils se sont trahis eux-mêmes.
Déjà les événemens se développaient. Bonaparte à cheval, suivi d'un nombreux état-major, s'était dirigé d'abord aux Champs-Élysées, où plusieurs corps étaient en bataille. Après s'être fait reconnaître pour leur général, il s'était porté au Tuileries. Le temps était magnifique, et l'on put déployer tout l'appareil militaire soit aux Champs-Élysées, soit sur les quais, soit dans le jardin national, qui en un instant fut transformé en parc d'artillerie, et où l'affluence devint excessive. Bonaparte fut salué aux Tuileries par les acclamations des citoyens et des soldats. S'étant présenté avec une suite militaire à la barre du Conseil des anciens, il éluda de prêter le serment constitutionnel; puis, descendant du château, il vint haranguer les troupes disposées à lui obéir. Là, il apprend que le Directoire est désorganisé; que Sieyes et Roger-Ducos sont venus déposer leur démission à la commission des inspecteurs des Anciens, et que Barras, circonvenu et rompant la majorité, est à la veille de souscrire aux conditions de sa retraite. Passant aux commissions des inspecteurs réunies, le général y trouve Sieyes, Roger-Ducos et plusieurs députés de leur parti. Survient Gohier, président du Directoire, avec son collègue Moulins, et qui tous deux refusent leur adhésion à ce qui se passe. Une explication s'engage entre Gohier et Bonaparte. «Mes projets, lui dit ce dernier, ne sont point hostiles; la république est en péril... il faut la sauver... je le veux!...» Au même instant, on vint dire que le faubourg Saint-Antoine remuait excité par Santerre. C'était le parent de Moulins; Bonaparte se tournant vers lui, et l'interpellant sur ce fait, lui dit: «qu'il enverrait tuer Santerre par un détachement de cavalerie, s'il osait bouger.» Moulins rassura Bonaparte, en déclarant que Santerre ne pourrait plus rassembler autour de lui quatre hommes. En effet, ce n'était plus là le chef d'insurrection de 1792. Je répétai moi-même qu'il n'y aurait pas l'ombre d'un mouvement populaire et que je répondais de la tranquillité de Paris. Gohier et Moulins, voyant que l'impulsion est donnée, que le mouvement est irrésistible, rentrent au Luxembourg pour être témoins de la défection de leurs gardes. Tous deux y sont bientôt assiégés par Moreau, car déjà Bonaparte a prescrit des dispositions militaires qui mettent en son pouvoir toutes les autorités et tous les établissemens publics. Il a fait marcher Moreau avec une colonne pour investir le Luxembourg; il a donné au général Lannes le commandement des troupes chargées de la garde du Corps législatif; il a envoyé Murat en toute hâte pour occuper Saint-Cloud, tandis que Serrurier reste en réserve au Point-du-Jour. Tout chemine sans obstacles, ou du moins aucune opposition n'éclate dans la capitale où la révolution semble avoir l'assentiment universel.
Le soir on tint conseil à la commission des inspecteurs, soit afin de préparer les esprits aux événemens qui le lendemain devaient éclore, soit pour régler ce qui devait se passer à Saint-Cloud. J'étais présent, et là je vis pour la première fois à découvert et en présence les deux partis unis dans le même but, mais dont l'un semblait déjà s'effrayer de l'ascendant du parti militaire. On discuta beaucoup d'abord sans trop s'entendre et sans rien conclure. Tout ce que proposait Bonaparte ou tout ce qu'il faisait proposer par ses frères sentait la dictature du sabre. Les hommes de la législature qui s'étaient jetés dans son parti, venaient me prendre à part et m'en faire la remarque. «Mais, c'est fait, leur dis-je, le pouvoir militaire est dans les mains du général Bonaparte, c'est vous-mêmes qui le lui avez déféré, et vous ne pourriez faire un pas sans sa dictature.» Je vis bientôt que la plupart aurait voulu rétrograder, mais il n'y avait plus moyen. Les plus timorés se mirent à l'écart, et quand on fut débarrassé des incertains et des peureux, on convint de l'établissement de trois consuls provisoires, savoir: Bonaparte, Sieyes et Roger-Ducos. Sieyes fit ensuite la proposition de faire arrêter une quarantaine de meneurs opposans ou supposés tels. Je fis dire à Bonaparte par Réal de n'y point consentir, et, dans ses premiers pas dans la carrière du pouvoir suprême, de ne pas se rendre l'instrument des fureurs d'un prêtre haineux. Il me comprit, et allégua que l'expédient était trop prématuré; qu'il n'y aurait ni opposition, ni résistance. «Vous verrez demain à Saint-Cloud, lui dit Sieyes, d'un air piqué.»
J'avoue que je n'étais pas moi-même très-rassuré sur l'issue de la journée du lendemain. Tout ce que je venais d'entendre et toutes les informations qui me parvenaient s'accordaient sur ce point que les moteurs du mouvement ne pouvaient plus compter sur la majorité parmi les membres des deux Conseils, presque tous étant frappés de l'idée qu'on voulait détruire la constitution pour établir le pouvoir militaire. Même une grande partie des affiliés repoussaient la dictature et se flattaient de la conjurer. Mais déjà Bonaparte exerçait une influence immense hors et dans la sphère de ces autorités chancelantes; Versailles, Paris, Saint-Cloud et Saint-Germain adhéraient à sa révolution, et son nom parmi les soldats était un vrai talisman.
Son conseil privé donna pour meneurs aux députés des Anciens, Regnier, Cornudet, Lemercier et Fargues; et pour guides aux députés du Conseil des cinq cents, dévoués au parti, Lucien Bonaparte, Boulay de la Meurthe, Émile Gaudin, Chazal et Cabanis. De leur côté, les membres opposans des deux Conseils, réunis aux coryphées du Manége, passèrent la nuit en conciliabules.
Le lendemain de bonne heure, la route de Paris à Saint-Cloud fut couverte de troupes, d'officiers à cheval, de curieux, de voitures remplies de députés, de fonctionnaires et de journalistes. Les salles pour les deux Conseils venaient d'être préparées à la hâte. On s'aperçut bientôt que le parti militaire dans les deux Conseils était réduit à un petit nombre de députés plus ou moins ardens pour le nouvel ordre de choses.
J'étais resté à Paris, siégeant dans mon cabinet, avec toute ma police en permanence, ayant l'œil à tout, recevant et examinant moi-même les rapports. J'avais détaché à Saint-Cloud un certain nombre d'émissaires adroits et intelligens pour se mettre en contact avec les personnages qui leur étaient désignés, et d'autres agens qui, se relevant de demi-heure en demi-heure, venaient m'informer de l'état des choses. Je fus tenu ainsi au courant du moindre incident, de la plus petite circonstance qui pouvait influer sur le dénouement prévu; j'étais fixé dans l'idée que l'épée seule trancherait le nœud.
La séance s'ouvrit aux Cinq cents que présidait Lucien Bonaparte, par un discours insidieux d'Émile Gaudin, tendant à faire nommer une commission chargée de présenter de suite un rapport sur la situation de la république. Émile Gaudin, dans sa motion concertée, demandait en outre qu'on ne prît aucune détermination quelconque avant d'avoir entendu le rapport de la commission proposée. Boulay de la Meurthe tenait déjà le rapport tout prêt.
Mais à peine Émile Gaudin eut-il fait entendre sa proposition, qu'une effroyable tempête agita toute la salle. Les cris de vive la constitution!... point de dictature!... à bas le dictateur! se firent entendre de tous côtés. Sur la motion de Delbrel, appuyée et développée par Grandmaison, l'assemblée se levant toute entière aux cris de vive la république! décida qu'elle renouvellerait individuellement le serment de fidélité à la constitution. Ceux mêmes qui étaient venus avec le projet formé de la détruire, prêtèrent le serment.
La salle des Anciens était presque aussi agitée; mais là le parti Sieyes et Bonaparte, qui voulait se hâter d'ériger un gouvernement provisoire, établit en fait par une fausse déclaration du sieur Lagarde, secrétaire général du Directoire, que tous les Directeurs avaient donné leur démission. Aussitôt les opposans demandent qu'on s'occupe du remplacement des démissionnaires dans les formes prescrites.
Bonaparte, averti de ce double orage, juge qu'il est temps de se mettre en scène. Il traverse le salon de Mars, et entre au Conseil des anciens. Là, dans une harangue verbeuse et entrecoupée, il déclare qu'il n'y a plus de gouvernement, et que la constitution ne peut plus sauver la république. Conjurant le Conseil de se presser d'adopter un nouvel ordre de choses, il proteste qu'il ne veut être, à l'égard de la magistrature qu'on va nommer, que le bras chargé de la soutenir et de faire exécuter les ordres du Conseil.
Cette harangue, dont je ne rapporte que la substance, fut débitée sans ordre et sans suite; elle attestait le trouble qui agitait le général, qui tantôt s'adressait aux députés, tantôt se tournait vers les militaires restés à l'entrée de la salle. Des cris de vive Bonaparte! et l'assentiment de la majorité des Anciens l'ayant rassuré, il sortit dans l'espoir de faire la même impression sur l'autre Conseil. Il n'était pas sans appréhension, sachant ce qui s'y était passé et avec quel enthousiasme on y avait juré fidélité à la constitution républicaine. Un message au Directoire venait d'y être décrété. On faisait la motion de demander aux Anciens la communication des motifs de la translation à Saint-Cloud, lorsqu'on reçut la démission du directeur Barras transmise par l'autre Conseil. Cette démission, ignorée jusqu'alors, causa un grand étonnement dans l'assemblée. On la regarda comme le résultat d'une profonde intrigue. Au moment même où l'on agitait la question de savoir si la démission était légale et formelle, arrive Bonaparte suivi d'un peloton de grenadiers. Avec quatre d'entre eux, il s'avance et laisse le reste à l'entrée de la salle. Enhardi par la réception des Anciens, il se flattait d'assoupir la fièvre républicaine qui agitait les Cinq cents. Mais à peine a-t-il pénétré dans la salle, que le plus grand trouble s'empare de l'assemblée. Tous les membres debout, font éclater par des cris la profonde impression que leur cause l'apparition des baïonnettes et du général qui vient militairement dans le temple de la législature: «Vous violez le sanctuaire des lois, retirez-vous!... lui disent plusieurs députés.»—«Que faites-vous, téméraire? lui crie Bigonnet.—«C'est donc pour cela que tu as vaincu? lui dit Destrem.» En vain Bonaparte arrivé à la tribune, veut balbutier quelques phrases. De toutes parts il entend répéter les cris de «vive la constitution!... vive la république! De tous côtés on l'apostrophe. A bas le Cromwell! à bas le dictateur! à bas le tyran! hors la loi le dictateur!» s'écrient les députés les plus furieux; quelques-uns s'élancent sur lui et le repoussent. «Tu feras donc la guerre à ta patrie! lui crie Arena, en lui montrant la pointe de son poignard.» Les grenadiers, voyant pâlir et chanceler leur général, traversent la salle pour lui faire un rempart; Bonaparte se jette dans leurs bras et on l'emporte. Ainsi dégagé, la tête perdue, il remonte à cheval, prend le galop, et se dirigeant vers le pont de Saint-Cloud, crie à ses soldats: «Ils m'ont voulu tuer! ils m'ont voulu mettre hors la loi! ils ne savent donc pas que je suis invulnérable, que je suis le dieu de la foudre!»
Murat l'ayant joint sur le pont: «Il n'est pas raisonnable, lui dit-il, que celui qui a triomphé de tant d'ennemis puissans redoute des bavards.... Allons, général, du courage et la victoire est à nous!» Bonaparte alors tourne bride, et se présente de nouveau à ses soldats, cherchant à exciter les généraux à en finir par un coup de main. Mais Lannes, Serrurier, Murat lui-même, se montrent peu disposés d'abord à diriger les baïonnettes contre la législature.
Cependant le plus effroyable tumulte régnait dans la salle. Ferme au fauteuil de la présidence, Lucien faisait de vains efforts pour rétablir le calme, demandant avec instance à ses collègues que son frère fût rappelé, entendu; et n'obtenant d'autre réponse que des cris: hors la loi! aux voix la mise hors la loi contre le général Bonaparte! On alla jusqu'à le sommer de mettre aux voix la mise hors la loi contre son frère. Lucien indigné quitte le fauteuil, abdique la présidence et en dépose les marques. Il descendait à peine de la tribune, que des grenadiers arrivent, l'enlèvent et l'emmènent au dehors. Lucien interdit apprend que c'est par ordre de son frère, qui l'appelle à son secours, décidé à employer la force pour dissoudre la législature. Tel était l'avis de Sieyes; relégué dans une chaise attelée de six chevaux de poste, il attendait l'issue de l'événement à la grille de Saint-Cloud. Il n'y avait plus à balancer. Pâles et tremblans, les plus zélés partisans de Bonaparte étaient pétrifiés, tandis que les plus timides se déclaraient déjà contre son entreprise. On remarquait Jourdan et Augereau se tenant à l'écart, épiant l'instant favorable d'entraîner les grenadiers dans le parti populaire. Mais Sieyes, Bonaparte et Talleyrand, venus à Saint-Cloud avec Roederer, avaient jugé, ainsi que moi que, le parti n'avait ni bras ni tête. Lucien, inspirant à Bonaparte toute son énergie, monte à cheval, et, en sa qualité de président, requiert le concours de la force pour dissoudre l'assemblée. Il entraîne les grenadiers, qui se portent en colonnes serrées, conduits par Murat, dans la salle des Cinq cents, tandis que le colonel Moulins fait battre la charge. La salle envahie au bruit des tambours et aux cris des soldats, les députés sautent par les fenêtres, jettent leur toge et se dispersent.
Tel fut le dénouement de la journée de Saint-Cloud (19 brumaire, 10 novembre). Bonaparte en fut particulièrement redevable à l'énergie de son frère Lucien, à la décision de Murat, et peut-être à la faiblesse des généraux qui, lui étant opposés, n'osèrent se montrer à visage découvert.
Mais il fallait rendre nationale une journée anti-populaire, où la force avait triomphé d'une cohue de représentation qui n'avait montré ni véritable orateur ni chef. Il fallait sanctionner ce que l'histoire appellera le triomphe de l'usurpation militaire.
Sieyes, Talleyrand, Bonaparte, Roederer, Lucien et Boulay de la Meurthe, qui étaient l'âme de l'entreprise, décident qu'il faut se hâter de rassembler les députés de leur parti errans dans les appartemens et dans les corridors de Saint-Cloud. Boulay et Lucien se mettent à leur recherche, en rassemblent vingt-cinq ou trente et les constituent en Conseil des cinq cents. De ce conciliabule, sort bientôt un décret d'urgence portant que le général Bonaparte, les officiers généraux et les troupes qui l'ont secondé ont bien mérité de la patrie. Les meneurs arrêtent ensuite qu'on établira en faits, dans les journaux du lendemain, que plusieurs députés ont voulu assassiner Bonaparte et que la majorité du Conseil a été dominée par une minorité d'assassins.
Vint ensuite la promulgation de l'acte du 19 brumaire, concerté aussi entre les meneurs pour servir de fondement légal à la révolution nouvelle. Cet acte abolissait le Directoire; instituait une commission consulaire exécutive composée de Sieyes, de Roger-Ducos et de Bonaparte; ajournait les deux Conseils et en excluait soixante-deux membres du parti populaire, parmi lesquels figurait le général Jourdan; il établissait en outre une commission législative de cinquante membres pris également dans l'un et l'autre Conseil, à l'effet de préparer un nouveau travail sur la constitution de l'État. Apporté du conciliabule des Cinq cents au Conseil des anciens, pour être transformé en loi, cet acte n'y fut voté que par la minorité, la majorité étant restée morne et silencieuse. Ainsi l'établissement intermédiaire du nouvel ordre de choses fut converti en loi par une soixantaine de membres de la législature, qui d'eux-mêmes se déclarèrent aptes aux emplois de ministres, d'agens diplomatiques et de délégués de la commission consulaire.
Bonaparte, avec ses deux collègues, vint prêter serment dans le sein du Conseil des anciens, et le 11 novembre, vers les cinq heures du matin, le nouveau gouvernement quittant Saint-Cloud, alla s'installer au palais du Luxembourg.
J'avais pressenti que toute l'autorité de ce triumvirat exécutif tomberait dans les mains de celui qui était déjà investi du pouvoir militaire. Il n'y eut plus aucun doute, après la première séance que tinrent dans la nuit même, les trois consuls. Là, Bonaparte se saisit en maître du fauteuil du président que Roger-Ducos ni Sieyes n'osèrent lui disputer. Roger, déjà gagné, déclara que Bonaparte seul pouvait sauver la chose publique, et qu'il serait désormais de son avis en toute chose. Sieyes se tut en se mordant les lèvres. Bonaparte le sachant avide, lui abandonna le trésor privé du Directoire: il contenait 800,000 francs dont Sieyes se saisit; et faisant le partage du lion, il ne laissa qu'une centaine de mille francs à son collègue Roger-Ducos. Cette petite douceur calma un peu son ambition, car il s'attendait que Bonaparte s'occuperait de la guerre et lui abandonnerait les affaires civiles. Mais voyant, dès la première séance, Bonaparte disserter sur les finances, sur l'administration, sur les lois, sur l'armée, sur la politique, et disserter en homme capable, il dit en rentrant chez lui, en présence de Talleyrand, de Boulay, de Cabanis, de Roederer et de Chazal: «Messieurs vous avez un maître!»
Il était facile de voir qu'un prêtre défiant, avide, gorgé d'or, n'oserait pas lutter long-temps avec un général actif, jeune, d'une renommée immense et déjà maître du pouvoir par le fait. Sieyes n'avait d'ailleurs aucune des qualités qui auraient pu lui assurer une haute influence sur une nation fière et belliqueuse. Son seul titre de prêtre eût éloigné de lui l'armée; ici la ruse ne pouvait plus balancer la force. En voulant en faire l'essai à mon égard, Sieyes échoua.
On mit en délibération, dès la seconde séance que tinrent les consuls, le changement de ministère. On nomma d'abord le secrétaire général de la commission exécutive, et le choix tomba sur Maret. Berthier fut le premier appelé comme ministre de la guerre; il remplaça Dubois de Crancé à qui Bonaparte ne pardonna jamais son opposition contre lui; Robert Lindet céda les finances à Gaudin, ancien premier commis dévoué à Bonaparte; Cambacérès fut laissé à la justice. Au ministère de la marine on remplaça Bourdon par Forfait; et à l'intérieur Quinette par le géomètre Laplace; on réserva in petto les affaires étrangères à Talleyrand; et par interim le westphalien Reinhard lui servit de manteau. Quand on en vint à la police, Sieyes, alléguant des motifs insidieux, proposa de me remplacer par Alquier: c'était son homme. Bonaparte objecta que je m'étais bien conduit au 18 brumaire, et que j'avais donné assez de gages. En effet, non-seulement j'avais favorisé le développement de ses dispositions préliminaires, mais encore, au moment de la crise, j'étais parvenu à paralyser l'action de plusieurs députés et de quelques généraux qui auraient pu nuire au succès de la journée. A peine m'avait-il été connu, que j'avais fais placarder, la nuit même dans tout Paris, une affiche d'entière adhésion et d'obéissance pour le sauveur de la chose publique. Je fus maintenu au ministère le plus important sans doute, malgré Sieyes, et en dépit des intrigues qu'on avait fait jouer contre moi.
Bonaparte jugea mieux l'état des choses; il sentit qu'il lui fallait encore surmonter beaucoup d'obstacles; qu'il ne suffisait pas de vaincre, mais qu'il fallait dompter; que ce n'était pas trop que d'avoir sous la main un ministre aguerri contre les anarchistes. Il sentit également que son intérêt lui commandait de s'appuyer sur l'homme qu'il croyait le plus capable de le tenir en garde contre un fourbe devenu son collègue. Le rapport confidentiel que je lui avais remis dans la soirée même de son installation au Luxembourg l'avait convaincu que la police voyait bien et voyait juste.
Cependant Sieyes, qui voulait des proscriptions, ne cessait de se déchaîner contre ce qu'il appelait les opposans et les anarchistes: il disait à Bonaparte que l'opinion, empoisonnée par les jacobins, devenait détestable; que les bulletins de police en faisaient foi et qu'il fallait sévir. «Voyez, disait-il, sous quelle couleur on s'efforce de représenter la salutaire journée de Saint-Cloud! A les en croire elle n'a eu pour ressorts et pour levier que la supercherie, le mensonge et l'audace. La commission consulaire n'est qu'un triumvirat investi d'une effrayante dictature, et qui corrompt pour asservir; l'acte du 19 brumaire est l'œuvre de quelques transfuges abandonnés de leurs collègues, et qui, dépourvus de majorité, n'en consacrent pas moins l'usurpation. Il faut les entendre s'expliquer sur vous, sur moi! Il ne faut pas qu'on nous traîne ainsi dans la boue, car si nous étions avilis nous serions perdus. Dans le faubourg Saint-Germain les uns disent que c'est le parti militaire qui vient d'arracher aux avocats les rênes du gouvernement; d'autres assurent que le général Bonaparte va jouer le rôle de Monck. Ainsi les uns nous placent entre les Bourbons, les autres entre les fureurs des adeptes de Robespierre. Il faut sévir pour que l'opinion publique ne soit pas laissée à la merci des royalistes et des anarchistes. Les derniers sont évidemment les plus dangereux, les plus acharnés contre le gouvernement. C'est eux qu'il faut frapper d'abord. C'est surtout dans le début qu'un nouveau pouvoir doit montrer de la force.» A la suite de ce discours artificieux, Sieyes insinua qu'il fallait exiger du chef de la police une grande mesure de salut public et de sûreté générale; il entraîna Bonaparte. On avait déclaré, le 19 brumaire, qu'il n'y aurait plus d'actes oppressifs, plus de listes de proscription, et le 26 on exigea de moi des nomenclatures pour former une liste de proscrits. Ce même jour les consuls prirent un arrêté qui condamnait cinquante-neuf des principaux opposans à la déportation sans jugement préalable, trente-sept à la Guiane française et vingt-deux à l'île d'Oléron. Sur ces listes se trouvaient accolés à des noms décriés et odieux, des noms de citoyens estimés et recommandables. Ce que j'avais annoncé aux consuls arriva; l'opinion publique désapprouva hautement, et de la manière la plus forte, cette proscription impolitique et inutile.
Il fallut céder; on commença par des exceptions. Je sollicitai et j'obtins la liberté de plusieurs députés proscrits. Je fis sentir combien la France et l'armée seraient choquées de voir persécuter, à cause de ses opinions, Jourdan, par exemple, qui avait gagné la bataille de Fleurus et dont la probité était intacte. Le proscripteur Sieyes voyant Bonaparte ébranlé, n'osa plus poursuivre l'exécution d'une mesure odieuse qu'il avait eu soin de m'imputer. Elle fut rapportée, et l'on se borna, sur ma proposition, à placer les opposans sous la surveillance de la haute police.
Les trois consuls sentirent alors combien il leur était nécessaire de ménager et de captiver l'opinion; plusieurs de leurs actes furent de nature à leur mériter la confiance publique. Ils s'empressèrent de révoquer la loi des otages et l'emprunt forcé si criant.
Peu de jours suffirent pour ne plus laisser aucun doute que la journée du 18 brumaire obtenait l'assentiment de la nation. C'est maintenant une vérité historique; ce fut alors un fait qui décida le procès entre le gouvernement de plusieurs et le gouvernement d'un seul.
Les républicains rigides, les amans ombrageux de la liberté virent seuls avec chagrin l'avénement de Bonaparte à la magistrature suprême. Ils en tirèrent tout d'abord les conséquences et les présages les plus sinistres; ils ont fini par avoir raison: nous verrons pourquoi et nous en assignerons les causes.
Je m'étais déclaré contre les proscriptions et contre toute mesure générale; j'avais dit aux consuls toute la vérité. Sûr désormais de mon crédit, et me voyant affermi dans le ministère, je m'attachais à donner à la police générale un caractère de dignité, de justice et de modération, qu'il n'a pas dépendu de moi de rendre plus durable. Sous le Directoire, les filles publiques étaient employées au vil métier de l'espionnage; je défendis de se servir de ces honteux instrumens, ne voulant donner à l'œil scrutateur de la police que la direction de l'observation et non celle de la délation.
Je fis respecter aussi le malheur en obtenant l'adoucissement du sort des émigrés naufragés sur nos côtes du nord, parmi lesquels figuraient des noms appartenant à la fleur de l'ancienne noblesse. Je ne me contentai pas de ce premier essai d'un retour à l'humanité nationale; je fis aux consuls un rapport où je sollicitai la libération de tous les émigrés que la tempête avaient jetés sur le sol de la patrie. J'arrachai ce grand acte de clémence, qui dès-lors me valut la confiance des royalistes disposés à se soumettre au gouvernement.
Mes deux instructions aux évêques et aux préfets publiées à cette époque, firent aussi quelque sensation dans le public. On les remarqua d'autant plus, que j'y parlais un langage tombé en dessuétude: celui de la raison et de la tolérance que j'ai toujours cru très-compatible avec la politique d'un gouvernement assez fort pour être juste. Toutefois ces deux instructions furent diversement interprêtées. Selon les uns, elles portaient le cachet de la prévoyance et de cet art profond de remuer le cœur humain qui est le propre de l'homme d'état; selon d'autres, elles tendaient à substituer la morale à la religion, et la police à la justice. Mais ceux qui soutenaient cette dernière opinion ne réfléchissaient pas à l'époque où nous nous trouvions. Mes deux circulaires existent; elles sont imprimées; qu'on les relise, et on verra qu'il fallait quelque courage et des idées positives pour faire passer alors soit les sentimens, soit les doctrines qui y sont exprimées.
Ainsi de salutaires modifications et une tranquillité moins incertaine furent les premiers gages qu'offrit le nouveau gouvernement à l'attente des Français. Ils applaudirent à la soudaine élévation de l'illustre général qui, dans l'administration de l'état, montrait autant de vigueur que de prudence. Abstraction faite des démagogues, chaque parti se persuada que cette nouvelle révolution tournerait à son avantage. Tel fut surtout le rêve des royalistes; ils virent dans Bonaparte le Monck de la république expirante, et ce rêve favorisa singulièrement les vues du jeune consul. Fatigué, dégoûté de révolution, le parti modéré lui-même, confondant ses vœux avec ceux des contre-révolutionnaires, souhaita ouvertement la modification du régime républicain et sa fusion avec une monarchie mixte. Mais le temps n'était pas encore venu de transformer la démocratie en monarchie républicaine; on ne pouvait y parvenir que par la fusion de tous les partis, et l'on en était loin encore. La nouvelle administration favorisait au contraire une sorte de réaction morale contre la révolution et la dureté de ses lois. Les écrits en vogue avaient une tendance au royalisme; on y marchait à grands pas selon les clameurs des républicains. Ces clameurs étaient accréditées par des royalistes imprudens, par des ouvrages qui rappelaient le souvenir et les malheurs des Bourbons: Irma, par exemple, qui faisait alors fureur dans Paris, parce qu'on croyait y trouver le récit des touchantes infortunes de Madame royale[18].
Dans tout autre tems, la police aurait fait saisir une semblable production; mais il me fallut sacrifier l'opinion publique à la raison d'état, et la raison d'état voulait qu'on amorçât le royalisme. Toutefois les maximes et les intérêts de la révolution étaient encore trop vivaces pour qu'on pût les heurter sans compensation. Je crus de mon devoir de refroidir les espérances des contre-révolutionnaires, et de relever le courage des républicains. Je fis observer au consul qu'il y avait encore bien des ménagemens à garder; qu'ayant manœuvré avec des hommes sincèrement attachés aux formes républicaines, aux libertés publiques, et l'armée elle-même en étant imbue, il ne pouvait s'isoler sans danger ni de son propre parti ni de l'armée; qu'il lui fallait d'ailleurs sortir du provisoire et se créer un établissement fixe.
A cette époque l'attention du gouvernement vint s'absorber dans les travaux préparatoires des deux commissions législatives intermédiaires. Celle des Cinq cents était conduite par Lucien, Boulay, Jacqueminot et Daunou; celle des Anciens l'était par Lemercier, Lebrun et Régnier. L'homme le plus fort était sans contredit Lebrun; ses avis, Bonaparte les réclamait et les recevait avec déférence. Il s'agissait de discuter en grande conférence le nouveau projet d'organisation sociale que Sieyes désirait présenter pour remplacer la constitution de l'an III, dont il ambitionnait de faire les funérailles. Sieyes, dont l'arrière-pensée était connue de Bonaparte, affectait un grand mystère; il disait qu'il n'avait rien de prêt; qu'il n'avait pas le temps de mettre ses papiers en ordre. Il jouait le silence, en cela semblable à ces auteurs à la mode, qui, dévorés du désir de lire leurs écrits, se font d'abord prier par coquetterie et par ton, avant de céder aux instances d'un public curieux et souvent moqueur. Je fus chargé de pénétrer ses mystères. J'employai Réal, qui, usant de beaucoup d'adresse avec une apparence de bonhomie, découvrit les bases du projet de Sieyes en faisant jaser Chénier, l'un de ses confidens, au sortir d'un dîner où les vins et d'autres enivrans n'avaient pas été épargnés.
Sur ces données, il y eut un conseil secret où je fus appelé. Bonaparte, Cambacérès, Lebrun, Lucien, Joseph, Berthier, Réal, Regnault et Roederer étaient présens. Là nous discutâmes un contre-projet et la conduite que devait tenir Bonaparte dans les conférences générales qu'on attendait avec impatience.
Enfin, vers la mi-décembre, les trois consuls et les deux commissions législatives se réunirent dans l'appartement de Bonaparte. Les conférences s'ouvraient à neuf heures du soir et se prolongeaient jusque bien avant dans la nuit. Daunou était chargé de la rédaction. Sieyes à la première séance ne dit mot; pressé et à force d'instances, il donna ensuite pièces à pièces ses théories renfermées dans des cahiers différens. Avec un ton d'oracle, il déroula successivement les bases de sa constitution chérie. Elle créait un Tribunal composé de cent membres appelés à discuter les lois; un Corps législatif plus nombreux appelé à les admettre ou à les rejeter par le vote sans discussion orale; et enfin un Sénat composé de membres élus à vie, avec la mission plus importante de veiller à la conservation des lois et des constitutions de l'État. Toutes ces bases, contre lesquelles Bonaparte ne fit aucune objection sérieuse, furent successivement adoptées. Quant au gouvernement, Sieyes lui donnait l'initiative des lois, et créait, à cet effet, un Conseil d'état chargé de mûrir, de rédiger les projets et les réglemens de l'administration publique. On savait que le gouvernement de Sieyes devait se terminer en pointe, en une espèce de sommité monarchique plantée sur des bases républicaines, idée dont il était entiché depuis long-temps; on attendait avec une curiosité attentive et même impatiente qu'il découvrît enfin le chapiteau de son édifice constitutionnel. Que proposa Sieyes? un grand électeur à vie choisi par le Sénat conservateur, siégeant à Versailles, représentant la majorité de la nation, avec six millions de revenus, trois mille hommes pour sa garde, et n'ayant d'autres fonctions que de nommer deux consuls, celui de la paix et celui de la guerre, tous deux indépendans l'un de l'autre dans l'exercice de leurs fonctions.
Et ce grand électeur, en cas de mauvais choix, pouvait être absorbé par le Sénat qui était investi du droit d'appeler dans son sein, sans en donner les motifs, tout dépositaire de l'autorité publique, les deux consuls et le grand électeur lui-même; devenu membre du Sénat, ce dernier n'aurait plus eu aucune part directe à l'action du gouvernement.
Ici Bonaparte ne put y tenir; se levant et poussant un éclat de rire, il prit le cahier des mains de Sieyes et sabra d'un trait de plume ce qu'il appela tout haut des niaiseries métaphysiques. Sieyes, qui d'ordinaire boudait au lieu de résister aux objections, défendit pourtant son grand électeur, et dit qu'après tout un roi ne devait pas être autre chose. Bonaparte répliqua avec vivacité qu'il prenait l'ombre pour le corps, l'abus pour le principe; qu'il ne pouvait y avoir dans le gouvernement aucun pouvoir d'action sans une indépendance puisée et définie dans la prérogative; il fit encore plusieurs objections concertées et préparées, auxquelles Sieyes répondit mal; et s'échauffant de plus en plus, il finit par cette apostrophe: «Comment avez-vous pu croire, citoyen Sieyes, qu'un homme d'honneur, qu'un homme de talent et de quelque capacité dans les affaires voulût jamais consentir à n'être qu'un cochon à l'engrais de quelques millions dans le château royal de Versailles?» Égayés par cette sortie, les membres de la conférence s'étant pris à rire, Sieyes, qui avait déjà montré de l'indécision, resta confondu et son grand électeur fut coulé à fond.
Il est certain que Sieyes cachait des vues profondes dans cette forme ridicule de gouvernement, et que s'il l'eût fait adopter il en serait resté l'arbitre. C'est lui vraisemblablement que le Sénat eût nommé grand électeur, et c'est lui qui eût nommé Bonaparte, consul de la guerre, sauf à l'absorber en temps opportun. Par là tout serait resté dans ses mains, et il lui eût été facile, en se faisant absorber lui-même, de faire appeler tel autre personnage à la tête du gouvernement, et de transformer, par une transition adroitement préparée, un pouvoir exécutif électif en royauté héréditaire, pour telle dynastie qu'il lui eût convenu d'établir dans l'intérêt d'une révolution dont il était le hyérophante.
Mais sa marche tortueuse et suspecte amena la vive résistance du consul, à laquelle il aurait dû s'attendre; et de là le renversement de ses projets. Toutefois il n'avait pas négligé de se ménager, comme on le verra bientôt, une retraite sûre à l'abri des coups de la fortune.
Il ne suffisait pas d'écarter le projet de Sieyes; il fallait encore que les adhérens, les conseillers intimes du général-consul fissent passer un mode quelconque de gouvernement pour rester les maîtres du pouvoir. Tout était prêt. Néanmoins, malgré la retraite personnelle de Sieyes, on vit revenir à la charge le parti qui, attaché à ses conceptions en désespoir de cause, proposa l'adoption des formes purement républicaines. On mit alors en avant et on leur opposa la création d'un président à l'instar des États-Unis, pour dix ans, libre dans le choix de ses ministres, de son Conseil d'état et de tous les agens de l'administration. D'autres, aussi appostés, furent d'avis de déguiser la magistrature unique de président; et, à cet effet, ils offrirent de concilier les opinions diverses, en composant un gouvernement de trois consuls, dont deux, ne seraient que des conseillers nécessaires.
Mais quand on voulut faire décider qu'il y aurait un premier consul investi du pouvoir suprême, ayant le droit de nomination et de révocation à tous les emplois, et que les deux autres consuls auraient voix consultative seulement, les objections s'élevèrent. Chazal, Daunou, Courtois, Chénier, et d'autres encore y invoquèrent des limites constitutionnelles; ils représentèrent que si le général Bonaparte s'emparait de la dignité de magistrat suprême sans élection préalable, il dénoterait l'ambition d'un usurpateur, et justifierait l'opinion de ceux qui prétendaient qu'il n'avait fait la journée du 18 brumaire qu'à son profit. Faisant pour l'écarter un dernier effort, ils lui offrirent la dignité de généralissime avec le pouvoir de faire la guerre ou la paix, et de traiter avec les puissances étrangères. «Je veux rester à Paris, reprit Bonaparte avec vivacité et en se rongeant les ongles; je veux rester à Paris, je suis consul.» Alors Chénier rompant le silence, parla de liberté, de république, de la nécessité de mettre un frein au pouvoir, insistant avec force et courage pour l'adoption de la mesure de l'absorption au Sénat. «Cela ne sera pas! s'écria Bonaparte en colère et frappant du pied; il y aura plutôt du sang jusqu'aux genoux!...» A ces mots qui changeaient en drame une délibération jusqu'alors mesurée, chacun resta interdit, et la majorité enlevée remit le pouvoir, non à trois consuls, le deuxième et troisième n'ayant que voix consultative, mais à un seul nommé pour dix ans, rééligible, promulguant les lois, nommant et révoquant à volonté tous les agens de la puissance exécutive, faisant la paix ou la guerre, et enfin, se nommant lui-même. En effet, Bonaparte, évitant de faire du Sénat une institution préalable, ne voulut pas même être premier consul par le fait des sénateurs.
Soit dépit, soit orgueil, Sieyes refusa d'être l'un des consuls accessoires; on s'y attendait, et le choix qui déjà était fait, in petto, par Bonaparte, tomba sur Cambacérès et sur Lebrun, de nuance politique différente. L'un conventionnel, ayant voté la mort, avait embrassé la révolution dans ses principes ainsi que dans ses conséquences, mais en froid égoïste; l'autre, nourri dans les maximes du despotisme ministériel, sous le chancelier Maupeou dont il fut le secrétaire intime, tenant peu aux théories, ne s'attachait guères qu'à l'action du pouvoir; l'un, impuissant défenseur des principes de la révolution et de ses intérêts, penchait pour le retour des distinctions, des honneurs et des abus; l'autre était un avocat plus chaud, plus intègre, de l'ordre social, des mœurs et de la foi publique. Tous deux étaient éclairés, et probes quoique avides.
Quant à Sieyes, nommé sénateur, il concourut avec Cambacérès et Lebrun à organiser le Sénat, dont il fut le premier président. En récompense de sa docilité à laisser tomber le timon des affaires dans les mains du général-consul, on lui décerna la terre de Crosne, don magnifique d'un million, outre vingt-cinq mille livres de rentes comme sénateur, et indépendamment de son pot-de-vin directorial de six cent mille francs, qu'il appelait sa poire pour la soif. Déconsidéré dès-lors et anéanti dans de mystérieuses sensualités, il fut annullé politiquement.
Un décret du 20 novembre portait que les deux précédens Conseils législatifs se rassembleraient de plein droit en février 1820. Pour mieux éluder ce décret dont l'exécution eût compromis le consulat, on soumit la nouvelle constitution à l'acceptation du peuple français. Il ne s'agissait plus de le réunir en assemblées primaires, en consacrant de nouveau le principe de la démocratie, mais d'ouvrir dans toutes les administrations et chez les officiers publics des registres sur lesquels les citoyens devaient inscrire leurs votes. Ces votes s'élevèrent à trois millions et plus, et je puis affirmer qu'il n'y eut dans le recensement aucune fraude, tant la révolution de brumaire était reçue favorablement par la grande majorité des Français.
Neuf fois en moins de sept ans, depuis la chute de l'autorité royale, la nation avait vu le gouvernail changer de main et le vaisseau de l'État se jeter sur de nouveaux écueils. Cette fois le pilote inspira généralement plus de confiance. On le jugeait ferme et habile, et son gouvernement se rapprochait d'ailleurs des formes de la stabilité.
Du jour où Bonaparte se déclara premier consul et fut reconnu comme tel, il jugea que son règne datait réellement de cette époque et il ne le dissimula point dans l'action intérieure de son gouvernement. On vit le républicanisme perdre chaque jour de sa sombre austérité, et les conversions se multiplier en faveur de l'unité du pouvoir.
Le consul nous persuadait et nous nous persuadions volontiers que cette unité nécessaire dans le gouvernement ne porterait aucune atteinte à l'œuvre républicaine; et, en effet, jusqu'à la bataille de Marengo les formes de la république subsistèrent; on n'osa pas s'écarter du langage et de l'esprit de ce gouvernement. Bonaparte, premier consul, s'astreignit à ne paraître en effet que le magistrat du peuple et le chef des soldats.
Il prit les rênes du gouvernement le 25 décembre, et son nom fut désormais à la tête des actes publics, innovation inconnue depuis la naissance de la république. Jusqu'alors les chefs de l'État avaient habité le palais du Luxembourg; nul n'avait encore osé envahir le domicile des rois. Bonaparte, plus hardi, quitte le Luxembourg et vient avec pompe et en grand appareil militaire occuper le château des Tuileries, désormais le séjour du premier consul. Le Sénat siége au Luxembourg et le Tribunat au Palais-Royal.
Cette magnificence plut à la nation, qui s'applaudit d'être représentée d'une manière plus digne d'elle. La splendeur et l'étiquette reprirent une partie de leur empire. Paris vit renaître les cercles, les bals, les fêtes somptueuses. Observateur des convenances, rigide même en fait de décence publique, Bonaparte, rompant les anciennes liaisons de Joséphine et les siennes mêmes, bannit de son palais les femmes de mœurs décriées, ou même suspectes, qui avaient figuré dans les cercles les plus brillans et dans les intrigues du Luxembourg, sous le règne du Directoire.
Les commencemens d'un nouveau règne sont presque toujours heureux; il en fut de même du consulat, signalé par la réforme d'un grand nombre d'abus, par des actes de sagesse et d'humanité, par le système de justice et de modération qu'adoptèrent les consuls. Le rappel d'une partie des députés frappés par les décrets du 19 fructidor, fut un grand acte de sagesse, de fermeté et d'équité. Il en fut de même de la clôture de la liste des émigrés. Les consuls accordèrent la radiation d'un grand nombre de membres distingués de l'Assemblée constituante. J'eus la satisfaction de faire rentrer et rayer de la liste fatale, le célèbre Cazalès, de même que son ancien collègue Malouet, homme d'un vrai talent et d'une probité intacte. Ainsi que moi, l'ex-constituant Malouet avait professé jadis à l'Oratoire, et je lui portais une affection extrême. On verra qu'il me paya d'un retour constant et sincère.
La réorganisation de l'ordre judiciaire et l'institution des préfectures marquèrent également les commencemens heureux du consulat, dont se ressentit la composition des nouvelles autorités. Mais, il faut le dire, ce tableau consolant fut bientôt rembruni. «Je ne veux pas gouverner en chef débonnaire, me dit un soir Bonaparte; la pacification de l'Ouest ne va pas; il y a trop de licence et de jactance dans les écrits!» Le réveil fut terrible.
L'exécution du jeune Toustain, celle du comte de Frotté et de ses compagnons d'armes, la suppression d'une partie des journaux, le style menaçant des dernières proclamations, en glaçant d'effroi les républicains et les royalistes, firent évanouir, dans presque toute la France, les espérances si douces d'un gouvernement équitable et humain. Je fis sentir au premier consul la nécessité de dissiper ces nuages. Il s'adoucit, gagna les émigrés par des faveurs et des emplois; il rendit les églises au culte catholique; tint les républicains en minorité ou à l'écart, mais sans les persécuter; il se déclara le fléau des traitans.
Toutes les sources du crédit étaient ou taries ou anéanties à l'avénement du consul, par l'effet du désordre, des dilapidations et du gaspillage qui s'étaient glissés dans toutes les branches de l'administration et des revenus publics. Il fallut créer des ressources pour faire face à la guerre et à toutes les parties du service. On emprunta douze millions au commerce de Paris; on s'assura vingt-quatre millions de la vente des domaines de la maison d'Orange, et enfin on mit en circulation cent cinquante millions de bons de rescriptions de rachat de rentes. En décrétant ces opérations, le premier consul vit combien il lui serait difficile de sortir de la tutelle ruineuse des traitans: il les avait en horreur. La note suivante dont il me remit une copie plus tard, le prévint et l'aigrit singulièrement contre nos principaux banquiers et fournisseurs. Voici cette note:
«Les individus ci-après dénommés sont maîtres de la fortune publique: ils donnent l'impulsion au cours des effets publics, et possèdent à eux tous cent millions de capitaux environ; ils disposent en outre de quatre-vingt millions de crédit, savoir: Armand Séguin, Vanderberg, Launoy, Collot, Hinguerlot, Ouvrard, les frères Michel, Bastide, Marion et Récamier. Les partisans du suisse Haller ont triomphé, parce que ce Suisse, dont le premier consul ne veut pas adopter les plans de finances, a prédit la baisse qui a lieu dans ce moment.»
Bonaparte ne pouvait soutenir l'idée de ces fortunes subites et si colossales; on eût dit qu'il craignait d'y rester asservi. Il les regardait généralement comme les fruits honteux des dilapidations et de l'usure publique. Il n'avait accompli le 18 brumaire qu'avec l'argent que lui avait prêté Collot, et il en était humilié. Joseph Bonaparte lui-même ne fit l'acquisition de Morfontaine qu'avec les deux millions que lui prêta Collot. «Oui, disait-il à son frère, vous voulez faire le seigneur avec les écus d'autrui; mais c'est sur moi que tombera tout le poids de l'usure.»
J'eus beaucoup de peine, ainsi que le consul Lebrun, à calmer ses emportemens contre les banquiers et les fournisseurs, et à détourner les mesures acerbes dont il aurait voulu dès-lors les frapper. Il comprenait peu la théorie du crédit public, et l'on voyait qu'il avait un secret penchant à traiter parmi nous la partie des finances dans le système d'avanies adopté en Égypte, en Turquie et dans tout l'Orient. Il lui fallut pourtant recourir à Vanderberg pour ouvrir la campagne; il lui confia les fournitures. Ses ombrages s'étendaient sur toutes les parties occultes du gouvernement. C'était toujours moi qu'il chargeait de vérifier ou de contrôler les notes secrètes que les intrigans et les postulans de places ne manquaient pas de lui faire parvenir. Par là on voit combien mes fonctions étaient délicates; j'étais le seul qui pût corriger ses préventions ou en triompher, en mettant chaque jour sous ses yeux, par mes bulletins de police, l'expression de toutes les opinions, de toutes les pensées, et le relevé des circonstances secrètes dont la connaissance intéressait la sûreté ou la tranquillité de l'État. J'eus soin, pour ne pas l'effaroucher, de rédiger à part tout ce qui aurait pu le choquer dans ses conférences ou ses communications avec les deux autres consuls. Mes rapports avec lui étaient trop fréquens pour ne pas être scabreux. Mais je soutins le ton de la vérité et de la franchise tempéré par le dévouement, et ce dévouement était sincère. Je trouvai dans cet homme unique, précisément ce qu'il fallait pour régler et maintenir cette unité de pouvoir dans la puissance exécutive, sans laquelle tout serait retombé dans le désordre et le chaos. Mais je le trouvai avec des passions violentes, et une disposition naturelle au despotisme qui prenait sa source dans son caractère et dans l'habitude des camps. Je me flattais de lui opposer avec succès la digue de la prudence et de la raison, et assez souvent je réussis au-delà de mes espérances.
A cette époque, Bonaparte n'avait plus à redouter dans l'intérieur aucune opposition matérielle, que celle de quelques bandes royalistes qui, dans les départemens de l'Ouest et principalement dans le Morbihan, avaient encore les armes à la main. En Europe, son pouvoir n'était ni aussi affermi ni aussi incontesté. Il sentit parfaitement et à l'avance qu'il ne pourrait jeter de profondes racines que par de nouvelles victoires. Il en était avide.
Mais la France sortait d'une crise; ses finances étaient épuisées; si l'anarchie était vaincue, le royalisme ne l'était point encore, et l'esprit républicain fermentait sourdement en dehors de la sphère du pouvoir. Quant aux armées françaises, malgré leurs avantages récens en Hollande et en Suisse, elles étaient encore hors d'état de reprendre l'offensive. L'Italie était perdue toute entière; les Apennins n'arrêtaient même plus les soldats de l'Autriche.
Que fit Bonaparte? Bien conseillé par son ministre des affaires étrangères, il mit à profit avec sagacité les passions de l'empereur Paul Ier pour le détacher tout-à-fait de la coalition; puis il apparut dans la politique ostensible de l'Europe, en mettant au jour sa fameuse lettre au roi d'Angleterre; elle contenait des ouvertures dans une forme insolite. Le premier consul y vit le double avantage de faire croire à des vues pacifiques de sa part, et de persuader à la France, après un refus auquel il s'attendait, qu'il fallait pour conquérir la paix, objet de tous ses vœux, de l'argent, du fer et des soldats.
Quand un jour, au sortir de son conseil privé, il me dit d'un ton d'inspiré qu'il était sûr de reconquérir l'Italie avant trois mois, je vis d'abord un peu de jactance dans ce propos, et pourtant je fus persuadé. Carnot, appelé depuis peu au ministère de la guerre, s'aperçut comme moi qu'il était une chose que Bonaparte savait par-dessus tout, et cette chose, c'était la science pratique de la guerre. Mais quand Bonaparte m'eut dit positivement qu'il entendait qu'avant son départ pour l'armée, tous les départemens de l'Ouest fussent tranquilles, et qu'il en eut indiqué les moyens qui coïncidaient avec mes propres vues, je vis que ce n'était pas seulement un guerrier, mais un rusé politique. Je le secondai avec un bonheur dont il me sut gré.
Toutefois nous ne pûmes amener la dissolution de la ligue royaliste qu'à la faveur d'un grand mobile: la séduction. A cet égard, le curé Bernier et deux vicomtesses nous servirent à souhait en accréditant l'opinion que Bonaparte travaillait pour replacer les Bourbons sur le trône. L'amorce fut telle, que le roi lui-même, alors à Mittau, abusé par ses correspondans de Paris, croyant l'instant favorable de réclamer sa couronne, fit remettre au consul Lebrun, par l'abbé de Montesquiou, son agent secret, une lettre adressée à Bonaparte, où, dans les termes les plus nobles, il s'efforçait de lui persuader combien il s'honorerait en le replaçant sur le trône de ses aïeux. «Je ne puis rien sur la France sans vous, disait ce prince, et vous-même vous ne pouvez faire le bonheur de la France sans moi; hâtez-vous donc....
En même temps Mgr. le comte d'Artois envoyait de Londres la duchesse de Guiche, femme pétrie de grâces et d'esprit, pour ouvrir de son côté une négociation parallèle par la voie de Joséphine, réputée l'ange tutélaire des royalistes et des émigrés. Elle obtint des entrevues, et j'en fus instruit par Joséphine elle-même, qui, d'après nos conventions, cimentées par mille francs par jour, me tenait au courant de ce qui se passait dans l'intérieur du château.
J'avoue que je fus piqué de n'avoir reçu de Bonaparte aucune direction sur des circonstances aussi essentielles. Je me mis en œuvre, j'employai les grands moyens, et je sus d'une manière positive la démarche que l'abbé de Montesquiou avait faite auprès du consul Lebrun. J'en fis l'objet d'un rapport que j'adressai au premier consul, et où je parlai également de la mission et des démarches de la duchesse de Guiche; je lui représentai qu'en tolérant de pareilles négociations, il faisait soupçonner qu'il cherchait à se ménager, dans les revers, un moyen brillant de fortune et de sécurité; mais qu'il se méprenait par de faux calculs, si toutefois un cœur aussi magnanime que le sien pouvait s'arrêter à une politique si erronée; qu'il était essentiellement l'homme de la révolution, et ne pouvait être que cela, et que, dans aucune chance les Bourbons ne pourraient remonter sur le trône qu'en marchant sur son propre cadavre.
Ce rapport, que j'eus soin de rédiger et d'écrire moi-même, lui prouva que rien sur les secrets et la sûreté de l'État ne pouvait m'échapper; il fit l'effet que j'en attendais, c'est-à-dire, une vive impression sur l'esprit de Bonaparte. La duchesse de Guiche fut congédiée avec ordre de repartir sans délai pour Londres, et le consul Lebrun fut tancé pour s'être chargé, par une voie détournée, d'une lettre du roi. Mon crédit prit dès-lors l'assiette qui convenait à la hauteur et à l'importance de mes fonctions.
D'autres scènes allaient s'ouvrir, mais des scènes de sang et de carnage, sur de nouveaux champs de bataille. Moreau, qui avait passé le Rhin le 25 avril, avait déjà défait les Autrichiens dans trois rencontres avant le 10 mai, quand Bonaparte, du 16 au 20, dans une entreprise digne d'Annibal, passa le grand Saint-Bernard à la tête du gros de l'armée de réserve. Surprenant l'ennemi inattentif ou abusé, qui s'obstinait, sur le Var et vers Gênes à envahir la frontière de France, il se dirige sur Milan par le val d'Aoste et le Piémont, et vient couper les communications à l'armée autrichienne commandée par Melas. L'autrichien déconcerte se concentre pourtant sous le canon d'Alexandrie, au confluent du Tanaro et de la Bormida, et marche, à la suite de quelques défaites partielles, courageusement au-devant du premier consul, qui, de son côté, arrivait sur lui dans la même direction.
L'événement décisif se préparait et laissait tous les esprits en suspens. Les sentimens et les opinions fermentaient dans Paris, particulièrement dans les deux partis extrêmes, le populaire et le royaliste. Les républicains modérés n'étaient pas moins émus; ils voyaient, avec une sorte de défiance à la tête du gouvernement, un général, plus enclin à se servir du canon et du sabre, que du bonnet de la liberté et de la balance de la justice. Les mécontens nourrissaient l'espoir que celui qu'ils appelaient déjà le Cromwell de la France serait arrêté dans sa course, et qu'élevé par la guerre il périrait par la guerre.
On était dans ces dispositions, quand, dans la soirée du 20 juin, arrivent deux couriers du commerce avec des nouvelles de l'armée annonçant que le 14, à cinq heures du soir, la bataille livrée près d'Alexandrie avait tourné au désavantage de l'armée consulaire qui était en retraite; mais qu'on se battait encore. Cette nouvelle, répandue avec la rapidité de l'éclair dans toutes les classes intéressées, produisit sur les esprits l'effet de l'étincelle électrique sur le corps humain. On se cherche, on se rassemble; on va chez Chénier, chez Courtois, à la coterie Staël; on va chez Sieyes; on va chez Carnot. Chacun prétend qu'il faut tirer de la griffe du corse la république qu'il met en péril; qu'il faut la reconquérir plus libre et plus sage; qu'il faut un premier magistrat, mais qui ne soit ni dictateur arrogant, ni empereur des soldats. Tous les regards, toutes les pensées se tournent vers Carnot, ministre de la guerre. J'apprends à la fois la nouvelle et la fermentation qu'elle occasionne; je cours à l'instant chez les deux consuls et je les trouve consternés. Je m'attache à remonter leur moral; mais en rentrant chez moi, je l'avoue, ma tête eut besoin de toute sa force. Mon salon était plein; je n'eus garde de me montrer; on vint assiéger mon cabinet. En vain je ne veux voir que des intimes; les chefs de file percent jusqu'à moi. Je me tue de dire à tout le monde qu'il y a de l'exagération dans les nouvelles; que c'est peut-être même une combinaison d'agiotage; que sur le champ de bataille d'ailleurs Bonaparte a toujours fait des miracles.»Attendez surtout, point de légèreté, point d'imprudence, ajoutai-je, point de propos envenimés, et rien d'ostensible ni d'hostile.»
Le lendemain, le courrier du premier consul arrive chargé des lauriers de la victoire; le désenchantement des uns ne peut étouffer l'ivresse générale. La bataille de Marengo, telle que la bataille d'Actium, faisait triompher notre jeune triumvir, et l'élevait au faîte du pouvoir, aussi heureux, mais moins sage que l'Octave de Rome. Il était parti le premier magistrat d'un peuple encore libre, et il allait reparaître en conquérant. On eût dit, en effet, qu'à Marengo il avait moins conquis l'Italie que la France. De cette époque date le premier essor de cette flatterie dégoûtante et servile dont tous les magistrats, toutes les autorités l'enivrèrent pendant les quinze années de sa puissance. On vit un de ses Conseillers d'état, nomme Roederer, faisant déjà de son nouveau maître une divinité, lui appliquer dans un journal le vers si connu de Virgile: